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N° 4283

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 28 juin 2021.

RAPPORT D’INFORMATION

DÉPOSÉ

en application de l’article 145 du Règlement

PAR LA MISSION d’information commune ([1])

relative à la réglementation et à l’impact des différents usages du cannabis

Président
M. Robin REDA
 

Rapporteur général
M. Jean-Baptiste MOREAU
 

Rapporteurs thématiques
Mme Caroline JANVIER et M. Ludovic MENDES

Députés

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La mission d’information sur la réglementation et l’impact des différents usages du cannabis est composée de : M. Robin Reda, président ; M. Jean-Baptiste Moreau, rapporteur général ; Mme Agnès Firmin Le Bodo, M. Philippe Latombe, M. Éric Poulliat et Mme Michèle Victory, vice-présidents, Mme  Caroline Janvier et M. Ludovic Mendes, rapporteurs thématiques, MM. Ugo Bernalicis, Moetai Brotherson, François-Michel Lambert et Éric Pauget, secrétaires, Mme Bérangère Abba, M. Saïd Ahamada, Mmes Valérie Bazin-Malgras et Sylvie Charrière, MM. Rémi Delatte, Loïc Dombreval, Jean-Pierre Door, Mme Nicole Dubré-Chirat, MM. Roland Lescure, Gérard Menuel, Pierre Morel-À-L’Huissier, Xavier Paluszkiewicz, Mme George Pau-Langevin, MM. Jean-Pierre Pont et Benoit Potterie, Mmes Cathy Racon-Bouzon, Huguette Tiegna et Michèle de Vaucouleurs.


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SOMMAIRE GLOBAL

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Page

AVANT-PROPOS Robin reda, président............................5

Avant-propos de Jean-Baptiste Moreau, rapporteur général......7

Avant-propos de Ludovic Mendes, rapporteur thématique.......11

Avant-propos de Caroline Janvier, rapporteure thématique......15

RAPPORT sur l’usage thérapeutique du cannabis................17

RAPPORT sur le « chanvre bien-être »...........................87

RAPPORT sur le cannabis récréatif.............................185

EXAMEN EN COMMISSION......................................459

LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES PAR LA MISSION D’INFORMATION              461

 

 

 

 


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   AVANT-PROPOS de Robin Reda, PRÉSIDENT

Un débat inédit s’est invité à l’Assemblée nationale avec la création de la mission d’information commune sur la réglementation et l’impact des différents usages du cannabis. Derrière un intitulé pouvant être jugé provocateur se trouve un débat de société qui aborde tous les pans de notre vie commune : la sécurité, la santé, l’alimentation et l’avenir de nos territoires. Car le cannabis n’est pas que de la drogue, c’est avant tout une plante dont les usages millénaires ont permis aux civilisations antiques et modernes de naviguer (cordages en chanvre), de diffuser leur savoir (manuscrits en chanvre au Moyen-Âge) ou encore d’alimenter des traités de médecine.

C’est la prise en considération de l’état d’ivresse cannabique et des dérives de l’usage de la plante, principalement par la voie fumée, qui ont dans l’Histoire contemporaine renvoyé le chanvre à une image négative et diabolisée. Sur le plan agricole et industriel, la concurrence montante du bois et des matières premières synthétiques a anesthésié peu à peu l’économie chanvrière. Cette dernière subsiste néanmoins et tend à trouver une nouvelle voie de développement à l’heure des préoccupations écologiques

Pendant près d’un an, la mission d’information commune a entendu 226 personnes au cours de 75 auditions. Elle a abordé méthodiquement les différentes thématiques liées au cannabis : thérapeutique, « bien-être » et stupéfiant. Chaque rapport d’étape a donné lieu à une validation interne des membres de la mission et à une présentation publique. Ces points d’étape furent autant de moments utiles pour expliquer avec pédagogie le travail de la mission d’information et prendre des positions affirmées sur des sujets d’actualité, comme le lancement de l’expérimentation du cannabis à usage médical ou la condamnation de la France par la CJUE pour sa rigidité face à la vente de produits non-stupéfiants à base de cannabidiol.

Un débat doit maintenant s’ouvrir hors les murs de l’Assemblée Nationale. Il touche à notre vie collective et interroge notre rapport à une substance majoritairement appréhendée sous son usage psychotrope. Le débat sur la réglementation du cannabis stupéfiant a occupé la fin de nos travaux et capté l’attention médiatique. Dans ce débat, on ne peut que regretter les incompréhensions et les raccourcis souvent liés à des abus de langage : les rapporteurs ont tenté d’y parer, et nous ne pouvons que reconnaître leur travail de pédagogie.

Au regard de nos travaux et des évolutions à l’œuvre dans d’autres pays, notre connaissance « des » cannabis et leurs différentes réglementations sont appelées à évoluer en France. C’est donc désormais à la fois une question de calendrier et de volonté politique. Ou bien nous courrons le risque de continuer de subir toutes les conséquences négatives de notre refus des réalités.

 


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   AVANT-PROPOS DE Jean-Baptiste-Moreau,
RAPPORTEUR GÉNÉRAL

Après plus de 18 mois d’auditions et de travaux, la mission d’information relative à la réglementation et à l’impact des différents usages du cannabis présente aujourd’hui son rapport définitif.

Collectivement et de tout bord politique, les membres de la mission ont travaillé afin d’appréhender le cannabis de la manière la plus pragmatique et dépassionnée possible, loin des postures idéologiques et dogmatiques, pour réfléchir à une évolution réglementaire qui puisse à la fois répondre à des enjeux de santé publique, sociaux, économiques et agricoles.

Le constat global sur la question du cannabis sous tous ces usages est que notre pays est à la traîne.

Si l’expérimentation du cannabis thérapeutique a enfin pu être lancée pendant que la mission poursuivait ses travaux, la question de sa pérennisation doit être largement et collectivement soutenue. Combien de patients nous ont contactés ces derniers mois, pour nous demander de pouvoir bénéficier de l’expérimentation car leurs douleurs n’étaient plus supportables ? Combien de patients souffrent encore et ne peuvent pas avoir accès à ces produits qui soulageaient un peu leurs douleurs ? Nous devons pérenniser cette expérimentation. Nous devons le faire pour eux.

Pendant de nombreux mois, nous avons également tenté d’appréhender de façon pragmatique, scientifique et médicale grâce aux multiples auditions menées, la question du cannabidiol (CBD). Ce sujet, dont les derniers rebondissements jurisprudentiels nous obligent à avancer sur le volet de la réglementation est particulièrement ardu tant le CBD est perçu par une grande partie de notre classe politique et dirigeante comme une drogue. Cette posture, à défaut d’être politique, est en réalité erronée et infondée. Grâce à l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne en novembre dernier, la jurisprudence européenne a dénué le CBD de caractère psychotrope. Le CBD ne présente aucun risque pour la santé publique.

Alors, combien de temps allons-nous continuer à en faire la victime collatérale du cannabis récréatif, du joint, du splif ? Nombreux sont les consommateurs qui en vantent les bienfaits, sur leur stress, leur anxiété, leurs douleurs articulaires.

Alors encore une fois, jusqu’à quand allons-nous rester dans cette posture politique qui freine aujourd’hui l’émergence d’une filière française – que tant d’agriculteurs attendent – tout en continuant de vendre des produits à base de CBD dont la teneur en THC est supérieure à celle que nous voulons instaurer et qui est pourtant légale chez nos voisins ?

Jusqu’à quand sacrifier le potentiel de NOS producteurs au détriment de nos voisins européens ? Nos producteurs sont prêts, enthousiastes, engagés.

Enfin, la question du cannabis récréatif divise et oppose les tenants d’une répression-pour-tous aux défenseurs d’une politique de santé publique. Si le débat est loin d’être tranché et que les camps s’opposent, tout laisse à penser que le sujet fera définitivement partie d’arguments politiques défendus aux prochaines échéances électorales.

J’ai eu la chance d’être nommé rapporteur général de la mission d’information pendant 18 mois et j’ai également cumulé cette fonction avec celle de rapporteur thématique sur le volet du cannabis thérapeutique.

Ainsi, concernant plus précisément le cannabis thérapeutique, le décret, prévu par l’article 43 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2020, devant définir les conditions de mise en œuvre de l’expérimentation du cannabis thérapeutique, a finalement été publié le 7 octobre 2020 ([2]), soit peu de temps après la publication du rapport d’étape de la mission.

Ce décret suit les lignes directrices strictes qui avaient été tracées par le CST de l’ANSM au début de l’année 2020. Il prévoit notamment que l’usage médical du cannabis sera autorisé « pour certaines indications thérapeutiques ou situations cliniques réfractaires aux traitements indiqués et accessibles ». 3 000 patients seront traités et suivis dans le cadre de cette expérimentation qui aura une durée de deux ans à compter de la première prescription, au plus tard le 31 mars 2021. Le décret précise que, afin de garantir leur qualité, leur sécurité et leur usage thérapeutique, les produits seront soumis aux référentiels pharmaceutiques et seront soumis au régime des médicaments stupéfiants, justifiant notamment l’encadrement strict des conditions de détention et de transport par les intéressés ou, en cas d’impossibilité, par leurs proches ou soignants.

Le décret prévoit que le directeur général de l’ANSM arrête la liste des entreprises retenues pour participer à l’expérimentation et fournir, à titre gratuit, les médicaments dont les conditions de prescription et de délivrance sont précisées.

Les conditions de l’expérimentation ainsi définies, l’ANSM a ouvert un appel à candidatures le 19 octobre 2020 à l’issue duquel, sur la base d’un cahier des charges exigeant – respect des bonnes pratiques de culture et de fabrication, de qualité des médicaments et de sécurisation du circuit de distribution – elle a sélectionné, le 25 janvier 2021, six binômes fournisseurs-exploitants chargés de la fabrication et la distribution des médicaments qui seront disponibles sous forme d’huile, pour une administration par voie orale, ou de fleurs séchées, permettant une inhalation après vaporisation ([3]).

On ne peut que regretter la surreprésentation des entreprises étrangères faute de développement d’une filière française de production du cannabis thérapeutique.

Les patients ont par ailleurs été répartis par pathologies en cinq groupes : 750 patients dans les douleurs neuropathiques réfractaires aux thérapies (médicamenteuses ou non) accessibles ; 500 patients dans certaines formes d’épilepsie pharmaco-résistantes ; 500 patients dans certains symptômes rebelles en oncologie, liés au cancer ou au traitement anticancéreux ; 500 patients dans les situations palliatives ; enfin, 750 patients dans la spasticité douloureuse de la sclérose en plaques ou des autres pathologies du système nerveux central.

Le démarrage de la formation des professionnels de santé, la mise à disposition du registre national de suivi des patients ou encore l’approvisionnement des pharmacies, entre autres étapes importantes, ont été effectués au mois de mars. L’expérimentation a finalement débuté le 26 mars 2021 avec l’inclusion d’un premier patient au CHU de Clermont-Ferrand. Elle se poursuivra progressivement dans l’ensemble des 215 structures de référence, à savoir les services de centres hospitaliers spécialisés dans le traitement des pathologies visées par l’expérimentation, qui ont été sélectionnées par l’ANSM en lien avec les sociétés savantes concernées et se sont engagées sur la base du volontariat.

La mobilisation sur l’épidémie de la Covid-19 puis sur la vaccination a retardé la dynamique des inclusions par les services hospitaliers et les médecins généralistes, selon ce que les professionnels de santé ont indiqué à l’ANSM, mais au 21 juin 2021, 402 patients ont d’ores et déjà été inclus dans l’expérimentation (soit 144 de plus qu’en mai) : 173 patients pour des douleurs neuropathiques, 86 pour l’épilepsie, 82 souffrant de sclérose en plaques, 30 pour certains symptômes rebelles en oncologie, 24 dans les situations palliatives et 7 dans la spasticité douloureuse hors sclérose en plaques.

226 structures de référence sont à ce jour engagées dans l’expérimentation, soit plus que ce qui était initialement prévu, avec une grande majorité de médecins formés dans les services hospitaliers (188) et de pharmaciens formés (121). 89 services hospitaliers ont inclus au moins un patient, 137 n’en ont pas encore inclus. La dynamique de participation des médecins libéraux est également intéressante : 52 généralistes formés ainsi que des pharmaciens d’officine qui prennent le relais des pharmacies hospitalières : 28 % des patients ont maintenant désigné un pharmacien de ville pour délivrer les médicaments.

L’approvisionnement des médicaments par les producteurs étrangers, associés à des laboratoires pharmaceutiques français, se passe bien. Quelques problèmes d’ordre logistique constatés dans les premiers jours, mais sans conséquences cliniques sur les patients – problèmes de fuite sur certains bouchons de flacons d’huile ou d’écoulement d’huile après utilisation – ont été résolus, notamment par des mesures d’éducation pour un meilleur prélèvement de l’huile dans les flacons. Pour le moment, les médicaments dispensés sont uniquement des huiles (à base de CBD et THC), et mi-juillet seront mis à disposition des patients des fleurs, associées à un dispositif de vaporisation, sélectionné par l’ANSM suite à un appel d’offres.

Un comité de suivi de l’expérimentation, chargé de suivre le déroulé de l’expérimentation et de proposer le cas échéant des mesures d’adaptation pour améliorer le fonctionnement du projet, a été créé le 8 juin et pour 2 ans par la Directrice générale de l’ANSM. Présidé par le professeur Nicolas Authier, il compte 4 patients, 4 médecins en charge des indications de l’expérimentation, d’un médecin généraliste, d’un pharmacien d’officine et hospitalier, de 2 représentants des réseaux de vigilance de l’ANSM (Pharmaco et addictovigilance) et d’un représentant de la DGS. Il se réunira chaque mois, pendant toute la durée de l’expérimentation.

Moins de trois mois après le lancement de l’expérimentation, l’ANSM indique que les retours sont bons concernant les patients traités avec parfois une efficacité qualifiée de « magique » par certains médecins.

On ne peut que se féliciter du lancement réussi de cette expérimentation. Deux points d’attention néanmoins. Le nombre de patients concernés est d’abord encore extrêmement bas alors que les attentes sont très grandes : il faudra rapidement en augmenter le nombre et préparer la généralisation. On rappellera que l’expérimentation n’a pas pour vocation de vérifier l’efficacité du traitement mais simplement d’en sécuriser les modalités de production, de distribution et de suivi des patients.

Par ailleurs, on ne peut que regretter que ne soit toujours pas autorisée la mise en place d’une filière française du cannabis thérapeutique alors que nous disposons de toutes les compétences nécessaires que ce soit pour la production, la transformation ou la distribution.

 

 


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   AVANT-PROPOS De Ludovic Mendes, RAPPORTEUR THÉMATIQUE

Au regard de ses multiples facettes, le chanvre est une plante étonnamment peu connue. En dépit d’une histoire multiséculaire, son image reste attachée à celle, controversée, de son principe stupéfiant, le delta‑9-tetrahydrocannabinol (THC), ce qui focalise le débat public autour de son utilisation à des fins thérapeutiques ou « récréatives ». Dès lors, il n’est guère surprenant que l’usage des composantes non stupéfiantes du chanvre, parmi lesquelles on dénombre une bonne centaine de cannabinoïdes, soit difficile à appréhender de manière sereine et objective.

Présenté parfois du « cannabis légal » ou « light », le cannabidiol (CBD) est victime de son succès foudroyant auprès de consommateurs à la recherche de produits de bien-être naturels ([4]). Tout aussi soutenue avec enthousiasme que décriée par ceux qui y voient qu’un marché lucratif incontrôlé, cette molécule fait l’objet de commentaires approximatifs et souvent erronés quant à ses effets ou au régime juridique applicable.

Pour cette raison, la mission d’information a souhaité, au travers du rapport d’étape publié en février dernier sur le « chanvre bien-être », faire œuvre de pédagogie. Ses travaux ont permis de rappeler que, s’il est impossible d’extraire du CBD de manière naturelle sans conserver des traces de THC, les principes actifs de la molécule, essentiellement relaxants, n’ont aucun effet stupéfiant. S’agissant du cadre réglementaire, les parlementaires ont mis en avant l’extrême fragilité qui s’attache aux interdictions posées par l’arrêté ministériel du 22 août 1990, toujours applicable à l’heure actuelle. Ils ont appelé le Gouvernement à faire preuve d’audace en allant au-delà de ce qu’impose la Cour de justice de l’Union européenne dans son arrêt dit « Kanavape » du 19 novembre 2020.

Plus précisément, la mission d’information a estimé qu’il était temps d’impulser la mise en place d’une filière française de production du « chanvre bien-être » en autorisant la culture et l’exploitation de la fleur de chanvre en deçà de teneurs en THC situées entre 0,6 % et 1 %, en fixant pour chaque catégorie de produits finis un seuil de THC intégrant le niveau de toxicité lié à son ingestion et en renforçant parallèlement les garanties offertes aux consommateurs en termes de contrôle des produits et de transparence des informations délivrées.

Au regard de ces préconisations, les annonces effectuées par le cabinet du Premier ministre le 25 mai dernier ([5]) sont décevantes.

 

La France serait, ainsi, disposée à autoriser la culture et l’exploitation de la fleur de chanvre et à autoriser la commercialisation de produits finis contenant du CBD. Toutefois, aucun relèvement du taux de THC autorisé en culture, actuellement de 0,2 %, ne serait envisagé. Par ailleurs, selon les informations disponibles, une teneur unique en THC de 0,2 % serait appliquée aux produits finis sans qu’une distinction soit opérée selon le mode d’ingestion du produit ([6]). Enfin, la vente de fleurs resterait interdite.

Ces orientations, si elles étaient confirmées, refléteraient à la fois un manque d’ambition de la part du Gouvernement et, surtout, une absence de considération des travaux effectués par les parlementaires de manière transpartisane. On rappellera, à cet égard :

˗ qu’en maintenant un taux très bas, notre pays donne indirectement un avantage concurrentiel à ses concurrents, qui pourront désormais introduire sur le marché français des produits finis contenant du CBD issu de variétés de chanvre plus riches en THC et qu’un taux de THC en culture supérieur à 0,6 % permettrait, au contraire, à la France de se positionner parmi les plus avancés au niveau européen en termes de diversité variétale ([7]) ; 

˗ que le taux de 0,2 % retenu constitue un handicap pour les outre-mer, les contraintes climatiques de ces territoires s’accommodant peu de teneurs aussi basses ;

˗ qu’un tel seuil de THC rendra d’autant plus difficile la mise en œuvre de contrôles performants pour les fleurs en circulation, les tests de détection instantanée actuellement disponibles étant peu fiables en présence de faibles teneurs, ce qui est paradoxal au regard de l’objectif de sécurité publique affiché par le Gouvernement ;

˗ que le choix d’une teneur maximale unique dans les produits finis sans tenir compte du degré de risque toxicologique spécifique à chaque catégorie expose la France à de nouveaux risques contentieux au niveau de l’Union européenne dans la mesure où la CJUE impose aux États membres, dans son arrêt « Kanavape », de légitimer par des seules considérations de « santé publique » les éventuelles restrictions à l’importation de produits finis contenant du CBD ;

˗ que la réglementation française comporte de multiples facilités, en particulier celles liées au statut de « produit à fumer à base de plantes autres que le tabac », permettant de rassurer le consommateur quant à l’innocuité des produits au CBD, fleur comprise, auxquels il serait confronté ;

˗ que le choix opéré ne règle pas en tant que tel certaines questions connexes, mais essentielles, notamment celle de la sécurité routière, dès lors qu’il sera possible pour un consommateur de CBD d’être sanctionné au même titre qu’un fumeur de cannabis récréatif.

Le récent arrêt, en date du 23 juin dernier, de la chambre criminelle de la Cour de cassation ([8]), confirme l’extrême fragilité juridique de la position du Gouvernement sur la fleur au regard des principes posés par la jurisprudence européenne : en appliquant aux sommités florales le raisonnement tenu par la CJUE sur les produits transformés, le juge national invite les autorités françaises à prendre en considération les législations en vigueur dans les autres États membres de l’Union européenne et exclut désormais toute restriction de commercialisation qui ne serait pas fondée sur un risque de santé publique préalablement documenté.

D’un point de vue plus général, la mission d’information appelle le Gouvernement à profiter des opportunités offertes par le droit de l’Union européenne pour progresser dans la voie d’une harmonisation des réglementations applicables au CBD et essayer d’obtenir, au travers de la procédure dite des « Nouveaux aliments », un avantage comparatif pour les produits français sur le marché européen.

 

 


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   AVANT-PROPOS De Caroline Janvier,
RAPPORTEURe THÉMATIQUE

Près de six semaines après la publication du rapport d’étape consacré au cannabis récréatif, la publication du rapport final de la mission d’information commune sur la réglementation et l’impact des différents usages du cannabis est l’occasion de revenir sur la méthode qui a été celle de la mission sur l’ensemble des thèmes traités, et en particulier sur celui du cannabis récréatif.

Loin de toutes considérations morale ou idéologique, souhaitant avoir une approche dépassionnée du dossier, l’approche a été avant tout pragmatique, avec deux questions simples : les objectifs poursuivis par la politique publique relative au cannabis sont-ils atteints ? Et n’existe-t-il pas d’autres méthodes permettant d’atteindre plus efficacement ces objectifs ?

Pour répondre à ces questions, le rapport a d’abord dressé un bilan de la politique de répression menée depuis 50 ans, bilan sécuritaire, économique et évidemment sanitaire. Le bilan est incontestablement mauvais : la lutte contre le trafic et la consommation de cannabis mobilisent énormément de ressources publiques pour un résultat au mieux incertain ; la France reste l’un des premiers pays consommateurs, en particulier chez les jeunes, et la violence liée aux trafics entrave les promesses de la République dans certains quartiers.

Partant de ce constat, le rapport s’est intéressé aux exemples étrangers : alors que la prohibition a longtemps été la règle de par le monde, les États-Unis étant porteurs de cette inefficace « guerre contre la drogue », le paysage international a profondément changé ces quinze dernières années, certains pays, et non des moindres, franchissant le pas de la légalisation. Ce détour, indispensable, par l’international a aussi permis de constater qu’il existait des modèles très différents de légalisation selon la place qui était laissée au marché (tout-puissant dans certains États américains) et à l’État (dominant au Paraguay), le Canada faisant office de dispositif intermédiaire.

Dès lors, le rapport tente d’esquisser ce que pourrait être un modèle français de légalisation du cannabis en dressant la liste des questions auxquelles devrait répondre un législateur éclairé. Il ne s’agit évidemment pas de permettre la vente de cannabis sans aucun contrôle ni d’en encourager la consommation mais bien de donner la priorité à la santé publique et de développer les actions de prévention, aujourd’hui rendues impossibles par la priorité donnée au répressif.

Loin de tout laxisme, il s’agit au contraire de proposer une légalisation encadrée pour reprendre le contrôle d’un trafic qui est aujourd’hui aux mains des réseaux mafieux. L’objectif est bien de contrôler la production (en encadrant par exemple le taux maximum de THC), la distribution (en octroyant des licences à des boutiques spécialisées) mais aussi la consommation (en interdisant strictement la vente aux mineurs et en instaurant une « loi Evin » du cannabis).

Au final, ce que propose le rapport est ni plus ni moins d’appliquer au cannabis la seule politique de santé publique qui ait fait ses preuves dans le domaine des stupéfiants, à savoir la réduction des risques.

Ce dispositif de légalisation encadrée peut bien sûr être discuté et contesté et le rapport pose plus de questions qu’il n’apporte de réponses : c’est maintenant aux citoyens de se saisir de ce problème et le succès de la consultation citoyenne a montré qu’ils y étaient prêts.

 

 

 


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SOMMAIRE DU RAPPORT
SUR L’USAGE THÉRAPEUTIQUE DU CANNABIS

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AVANT-PROPOS de Robin Reda, PRÉSIDENT

AVANT-PROPOS DE Jean-Baptiste-Moreau,  RAPPORTEUR GÉNÉRAL

AVANT-PROPOS De Ludovic Mendes, RAPPORTEUR THÉMATIQUE

AVANT-PROPOS De Caroline Janvier, RAPPORTEURe THÉMATIQUE

AVANT-PROPOS DU PRÉSIDENT

SYNTHÈSE DU RAPPORT

LISTE DES PROPOSITIONS

INTRODUCTION

I. L’usage du cannabis À des fins thÉrapeutiques se dÉveloppe dans de nombreux pays

A. le retour en grÂce du cannabis dans la pharmacopÉe internationale

1. Le déclin au cours du XXe siècle

2. Un regain certain au tournant du XXIe siècle

B. quelques éléments de comparaison internationale

1. Un pays pionnier : Israël

2. L’usage thérapeutique du cannabis sur le continent américain

a. Au Canada, un droit constitutionnel

b. État fédéral et États fédérés aux États-Unis : une situation contrastée

3. Le cannabis thérapeutique en Europe

a. Les Pays-Bas, à l’avant-garde

b. L’Allemagne

c. Le Royaume-Uni

d. Problématiques de la prohibition : l’exemple de la Belgique

e. Quelques caractéristiques et différences entre pays européens

C. La situation du cannabis thÉrapeutique en france

a. Un bref historique

b. Un usage illégal mais fréquemment pratiqué

II. Une expérimentation très attendue, qui a pris un retard fort regrettable

A. Le cadre de l’expérimentation

1. Les jalons posés par le comité

a. Le principe de l’expérimentation

b. Les éléments de cadrage

c. Des propositions entérinées par l’ANSM

2. Les modalités de l’expérimentation

a. Les médicaments

b. Les conditions de prescription et de délivrance

c. Les contre-indications et précautions d’emploi

d. Le suivi des patients et l’évaluation des effets indésirables

e. Le calendrier et l’évaluation de la phase expérimentale

f. La communication

3. Un cadre rigoureux à la hauteur de l’ambition

a. Les raisons d’un cadre strict

b. L’assentiment général quant au cadre détaillé qui a été posé

4. Des exigences qui ne divergent pas fondamentalement de ce qui se pratique à l’étranger

a. Des conditions qui se retrouvent également dans d’autres pays

b. Des garanties de succès

B. PLus aucun retard ne doit être dÉsormais pris

1. Si la mobilisation de l’ANSM est remarquable…

a. Des travaux à marche forcée

b. Les moyens de l’ANSM renforcés malgré la crise sanitaire

2. Le lancement de l’expérimentation a pris un retard préoccupant

a. Le report annoncé en juin et ses conséquences

b. Où en est l’élaboration du décret ? Ou les lenteurs de l’interministériel

c. L’inquiétude de certaines associations de patients

C. Sécuriser les patients français dans l’hypothÈse d’une pÉrennisation de l’expÉrimentation

1. Définir clairement le statut du cannabis thérapeutique pour en assurer le remboursement effectif

a. Le cas des spécialités pharmaceutiques à base de cannabis disposant d’une autorisation de mise sur le marché (AMM)

b. En cas de statut particulier défini pour certains produits du cannabis thérapeutique

c. En cas d’inscription de ces produits du cannabis dans la catégorie des dispositifs médicaux

2. Approfondir la question des tests afin de permettre la conduite automobile lorsque les effets du cannabis ont cessé

3. Étendre la formation à l’ensemble des professionnels

4. Envisager l’élargissement de l’usage du cannabis thérapeutique à d’autres indications

D. Créer les conditions de développement d’une filiÈre française

1. Le cannabis thérapeutique représente un important marché qu’il importe d’ouvrir aux acteurs français

a. La culture du chanvre à visée thérapeutique représente un important marché abandonné aux entreprises et aux producteurs étrangers

b. De nombreux acteurs français sont aujourd’hui prêts à produire

2. Lever dès à présent les freins politiques, juridiques et administratifs qui empêchent, pour l’heure, la constitution d’une filière française

a. La mission regrette l’absence d’un véritable dialogue interministériel, préalable nécessaire au développement d’une filière française

b. Une modification du droit est aujourd’hui urgente pour permettre le développement rapide d’une filière française

c. Organiser et réguler la production de cannabis et de médicaments à base de cannabis

AVANT-PROPOS DU PRÉSIDENT

AVANT-PROPOS DU RAPPORTEUR GÉNÉRAL

SYNTHÈSE DU RAPPORT

LISTE DES PROPOSITIONS

INTRODUCTION

I. LE CANNABIDIOL (CBD) EST AU CŒUR DU DÉVELOPPEMENT EN FRANCE ET EN EUROPE D’UN MARCHÉ DES PRODUITS DU « CHANVRE BIEN-ÊTRE »

A. Le CBD est une molÉcule issue du chanvre dont les effets sur l’organisme n’ont rien À voir avec le delta-9 tétrahydrocannabinol (THC), cannabinoïde stupÉfiant.

1. Le CBD n’est qu’un cannabinoïde parmi des dizaines d’autres générés par la plante de chanvre.

2. Les effets du CBD sur l’organisme ne peuvent être assimilés à ceux du THC, dont ils diffèrent radicalement.

3. Le CBD ne peut, toutefois, être obtenu à partir de la fleur de chanvre sans contenir des traces, même infimes, de THC.

B. De nouveaux marchÉs Émergent en Europe autour de produits de chanvre dit « de bien-Être » contenant du CBD.

1. L’économie du « chanvre bien-être » correspond à une demande sociétale croissante en produits apaisants d’origine naturelle.

2. Le marché du « chanvre bien-être » offre des perspectives de croissance en France et en Europe plus ou moins prometteuses selon le type de produit.

II. LES ATOUTS DONT DISPOSE LA FRANCE POUR DÉVELOPPER UNE FILIÈRE COMPÉTITIVE DU CHANVRE BIEN-ÊTRE SONT GÂCHÉS PAR UN ENVIRONNEMENT JURIDIQUE TROP RESTRICTIF, DIFFICILEMENT APPLICABLE ET AUJOURD’HUI REMIS EN CAUSE

A. La France dispose d’un avantage comparatif par rapport À ses concurrents dans le secteur du chanvre et devrait pouvoir structurer facilement une filiÈre nationale du « chanvre bien-Être ».

1. La France a su conserver au fil des années une filière du chanvre dotée d’importantes capacités de production et de compétences reconnues en recherche variétale.

2. De nombreux acteurs paraissent prêts à investir massivement dans la structuration d’une filière française du « chanvre bien-être ».

B. La rÉglementation nationale actuelle, tout aussi restrictive que difficilement applicable, pÉnalise la filiÈre française au dÉtriment de ses concurrents Étrangers.

1. Les critères posés par la réglementation nationale rendent de facto le CBD d’origine naturelle quasiment impossible à produire ou à importer en France.

2. Le CBD disponible actuellement sur le marché français est presque exclusivement importé, parfois dans des conditions non conformes à la réglementation nationale.

3. La réglementation française devra probablement évoluer sous la pression du droit de l’Union européenne.

C. Compte tenu du flou qui entoure le statut international du CBD, la commission europÉenne a bloquÉ le dÉveloppement du marchÉ par une approche excessivement restrictive, aujourd’hui remise en cause par l’arrÊt « kanavape ».

1. L’exclusion expresse du CBD de la convention unique de 1961 relative aux produits stupéfiants tarde à être officialisée au niveau international en dépit de la demande formulée sur ce point par l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

2. Par son interprétation restrictive de la Convention de 1961, aujourd’hui remise en cause par la CJUE au travers de son arrêt « Kanavape », la Commission européenne a porté un coup d’arrêt brutal à l’économie du chanvre bien-être sur le continent.

III. LA FRANCE DOIT PROFITER DE L’OPPORTUNITÉ OFFERTE PAR L’ARRÊT « KANAVAPE » POUR GARANTIR AU MARCHÉ DU CHANVRE « BIEN-ÊTRE » UN ENVIRONNEMENT RÉGLEMENTAIRE FAVORABLE À SON DÉVELOPPEMENT DANS LE RESPECT DE LA SANTÉ DU CONSOMMATEUR

A. Faire Évoluer la rÉglementation nationale, et en prioritÉ l’arrÊtÉ du 22 août 1990, pour donner un statut clair au cbd naturel et permettre le dÉveloppement d’une filiÈre française du CBD

1. L’arrêt « Kanavape » rend inévitable la reconnaissance aux niveaux national et européen de l’exploitation de toutes les parties de la plante de chanvre à des fins industrielles.

a. La suppression de la restriction française portant sur l’exploitation des seules fibres et graines de chanvre

b. L’abandon définitif de l’exclusion européenne du CBD d’origine naturelle

2. La commercialisation des fleurs de CBD peut désormais être envisagée sous conditions.

3. La fixation de seuils en THC dans les produits finis, idéalement harmonisés au niveau européen, devrait permettre de débloquer le marché français.

a. Le relèvement inévitable des seuils de THC dans les produits finis au CBD

b. La nécessité de fixer des seuils de THC par catégorie de produits

c. Les voies d’une harmonisation au niveau européen

4. La refonte de l’arrêté du 22 août 1990 doit être également l’occasion de faciliter la diversification des cultures et la recherche variétale.

a. L’éventuel élargissement du catalogue français des variétés de chanvre aux variétés du catalogue européen

b. La question de l’élévation du taux de THC autorisé en culture

c. Le déblocage des expérimentations variétales

B. Appliquer une rÉglementation stricte pour garantir au consommateur un usage sÉcurisÉ des produits au CBD

1. Le dispositif national destiné à prévenir tout mésusage du CBD par les consommateurs doit être conforté.

2. Le code de la route devrait être réformé afin de mieux sensibiliser le consommateur sur les impératifs de sécurité routière

3. Toutes les facilités offertes par la réglementation française doivent être utilisées, voire renforcées, afin de rassurer le consommateur sur l’innocuité des produits et l’informer des effets indésirables potentiels

a. La fixation de doses journalières recommandées pour les produits au CBD destinés à être ingérés

b. La pertinence des dispositifs de vigilance sanitaire permettant d’organiser la remontée rapide d’éventuels effets indésirables liés à la consommation de compléments alimentaires et de cosmétiques au CBD

c. Le renforcement de la réglementation des produits à fumer contenant du CBD dans une optique de protection des consommateurs, notamment des plus jeunes

i. Le cas particulier des fleurs des CBD

ii. L’application aux e-liquides de CBD de la réglementation relative aux produits du vapotage

iii. Les avantages d’une implication des buralistes dans la distribution des produits à fumer contenant du CBD

4.

5. En matière de produits alimentaires, la procédure d’évaluation dite des « Nouveaux aliments » (novel food) peut constituer une opportunité d’innovation pour la filière française et de réassurance du consommateur européen

ANNEXE 1 : DROIT APPLICABLE AU CBD DANS LA PLUPART DES PAYS EUROPÉENS ET AU CANADA

I. TABLEAU I : RÉGIMES D’AUTORISATION

II. TABLEAU II : SEUILS EN DELTA-9 TETRAHYDROCANNABINOL (THC)

ANNEXE 2 : COPIE DU COURRIER ADRESSÉ AU GOUVERNEMENT PAR LA MISSION D’INFORMATION LE 27 JUILLET 2020

ANNEXE 3 : CONTRIBUTION DE M. LAMBERT

SOMMAIRE DU RAPPORT sur le cannabis récréatif

AVANT-PROPOS DU PRÉSIDENT

AVANT-PROPOS DU RAPPORTEUR GÉNÉRAL

SYNTHÈSE DU RAPPORT CANNABIS : LÉGALISER, ENCADRER, PROTÉGER

introduction

première partie : une politique rÉpressive en Échec, au détriment de la santé publique

I. une politique pÉnale répressive qui mobilise À l’excÈs les forces de l’ordre et contribue à l’encombrement des tribunaux

A. DES forces de l’ordre mobilisÉes À l’excÈs

1. Une implication toujours plus forte des services de contrôle dans la répression des infractions à la législation sur les stupéfiants (ILS)

2. Des interpellations en grande majorité pour usage de stupéfiants

3. Des saisies importantes qui témoignent de l’ampleur des trafics

4. Un poids croissant pour les finances publiques

B. DeS tribunaux encombrÉs et un dispositif pÉnal peu sÉvÈre aU-DELÀ DE SES APPARENCES RÉPRESSIVES

1. Une réponse pénale quasi-systématique

2. Des sanctions pénales qui sont de facto peu sévères

II. Consommation record de cannabis en France, sentiment d’impunitÉ des trafiquants, Économie souterraine : un bilan trÈs insatisfaisant au regard des moyens dÉployÉs

A. Une consommation record de cannabis en France et une consommation juvÉnile particuliÈrement problÉmatique

1. Une consommation française record en Europe

a. Une consommation en hausse constante depuis trente ans

b. Un accroissement des consommations problématiques

c. La consommation de cannabis des Français : un record en Europe

2. Une consommation juvénile, qui a connu un infléchissement, mais qui demeure extrêmement élevée et se caractérise par une forte prévalence des consommations problématiques

a. Une consommation parmi les plus importantes d’Europe

b. Pas de rajeunissement de l’âge de la première expérimentation

c. La France, championne des usages problématiques des jeunes

3. Un usage banalisé, répandu au sein de toutes les classes sociales, à rebours d’un imaginaire social qui cantonne le cannabis aux milieux défavorisés

B. Une politique inapte à juguler les trafics de cannabis

1. Une réponse policière et judiciaire qui n’appréhende qu’une faible partie de la consommation et des trafics

2. Une politique de la sanction qui n’a que peu d’effet dissuasif sur des trafics et une consommation qui se banalisent

C. Des trafics qui engendrent des violences, notamment dans des quartiers dÉFAVORISÉs, et une politique rÉpressive qui nourrit Des inÉGALITÉs sociales et territoriales

1. L’insécurité créée par les trafics dans certains quartiers

2. Une répression à géométrie variable

III. L’impÉratif d’une politique sanitaire rendue difficile par la prioritÉ donnÉe au rÉpressif

A. le cannabis et les jeunes : attention danger !

1. De quoi parle-t-on ?

a. THC et système nerveux central

b. Les différentes formes de produit

c. La composition problématique des produits

i. Des produits aujourd’hui très fortement dosés en THC

ii. Des produits souvent frelatés

iii. L’urgence du cannabis de synthèse ou néocannabinoïdes

2. Le risque avéré de troubles psychiatriques chez les plus jeunes

a. Des données statistiques préoccupantes

b. Au-delà des statistiques, une réalité médicale très concrète quant aux effets psychiatriques

3. D’autres aspects sanitaires ou sociaux non négligeables

a. Des effets certains sur la santé

i. Des risques cardiovasculaires accrus

ii. Des risques notamment associés aux modes de consommation

b. Des conséquences sociales durables et non négligeables

B. L’aporie d’une Politique de santÉ publique dans un cadre rÉpressif

1. Un corset législatif et réglementaire qui institue une politique pénale inadéquate

a. Les dispositions en vigueur dans l’esprit de la loi du 31 décembre 1970

i. La dimension pénale

ii. Articulation avec le volet sanitaire

b. Un cadre qui n’aide ni à la prévention ni à la prise en charge des plus vulnérables

i. Une comparaison éclairante avec les dispositions relatives à l’alcoolisme et au tabagisme

ii. La perception unanime du corps médical

iii. Le constat des acteurs de terrain

2. Un cadre politique et institutionnel qui ne facilite pas non plus la politique de santé publique et notamment la prévention

a. Une architecture institutionnelle évolutive

b. Les plans gouvernementaux de lutte contre la drogue et les conduites addictives

i. Les difficultés récurrentes d’une action de santé publique cohérente, notamment en matière de prévention

ii. Qu’en est-il aujourd’hui ?

3. L’heure du bilan

a. Une évolution problématique

i. Les effets pervers du glissement progressif vers le répressif

ii. L’injonction thérapeutique, un dispositif en voie de disparition ?

b. Focus sur la prévention en milieu scolaire

i. La politique mise en œuvre

ii. Les moyens de la prévention

iii. La perception des acteurs

Deuxième partie : Succès et écueils  des expériences étrangères

I. Face À l’Échec de la « guerre contre la drogue », Une situation internationale en pleine Évolution

A. La lente construction d’un droit international prohibitionniste tout au long du vingtième siècle

1. L’opium au cœur des efforts de structuration d’un dispositif de contrôle international des produits stupéfiants (1909-1936)

2. L’option résolument prohibitionniste de la Convention de Vienne de 1961

3. L’approfondissement de la logique répressive internationale dans le cadre de la « guerre contre la drogue » lancée par les États-Unis (19721988)

B. Un Édifice juridique international aujourd’hui en pleine recomposition

1. Face à ses échecs de plus en plus visibles, le « consensus global » autour du régime prohibitionniste se fissure

2. Les expériences nationales de dépénalisation et de légalisation des drogues conduisent inévitablement le dispositif international de contrôle à évoluer de manière progressive

II. L’Uruguay : un modèle de légalisation fondée sur un fort contrôle de l’État de la production à la distribution

A. Le contexte de la légalisation

1. Le contexte politique et sanitaire

2. Le processus politique

B. Un modèle reposant sur un fort contrôle de l’État, de la production à la distribution

C. Bilan de la légalisation

1. Une mise en œuvre retardée et difficile

2. Une production insuffisante pour assécher le marché noir

3. Une augmentation des violences dont le lien avec la réforme est difficile à établir

4. Une augmentation de la consommation à relativiser

III. Les États-Unis d’amÉrique

A. Un regard d’ensemble sur l’état de la question aux États-Unis

B. Les objectifs poursuivis par la légalisation

1. La production et la distribution

2. Un accès restreint aux produits

3. Des recettes fiscales importantes

4. Les mesures d’accompagnement

C. Un premier bilan du mouvement de légalisation aux États-Unis

1. Enjeux de santé publique et conséquences sanitaires

2. Impacts de la légalisation sur la criminalité et le marché noir

IV. Le Canada : une politique de légalisation et de réglementation qui se veut une « troisième voie » entre les modèleS uruguayen et américains

A. Le contexte de la légalisation

1. Le contexte sanitaire

2. Des réseaux criminels puissants

3. Le contexte politique

4. Le processus politique de légalisation

B. Les objectifs de la légalisation

C. Une loi fédérale et des déclinaisons locales

1. Le socle de règles fixé par la loi fédérale

2. Des déclinaisons territoriales

3. Prévention et protection des plus jeunes

D. Bilan de la légalisation

1. Évolution de la consommation de cannabis depuis la légalisation

a. Une consommation générale en légère augmentation mais une consommation quotidienne stable

b. Une légère diminution de la consommation des jeunes ainsi qu’un recul de l’âge de la première consommation

2. Évolution du marché noir du cannabis depuis la légalisation

3. Des effets sur la réorganisation des forces de police et sur le fonctionnement de la justice encore difficile à estimer

4. Des effets sur la sécurité routière qu’il est trop tôt pour mesurer

5. Recettes fiscales

6. Contribution du cannabis non-médical à la croissance

V. L’Europe À la croisÉE des chemins : un relÂchement progressif de lA PROHIBITIOn sans vÉritable lÉgalisation

A. La diversitÉ des lÉgislations applicables au cannabis en Europe

1. Le « socle minimal » de coordination des politiques pénales antistupéfiants au sein de l’Union européenne

2. Panorama des législations applicables au cannabis sur le continent : une évolution progressive effectuée en ordre dispersé

3. Les incertitudes entourant le projet de légalisation luxembourgeois

B. Le contre-exemple hollandais

1. Le choix d’une dépénalisation plus ou moins assumée et organisée autour de la distinction entre « drogues douces » et « drogues dures »

2. Les « coffee shops » au cœur du système de distribution néerlandais

3. La remise en cause actuelle d’un modèle incapable de réguler l’offre de cannabis sur le marché

C. Le Portugal : Une dÉpÉnalisation de l’usage des drogues dans un objectif de santÉ publique

1. Le contexte de la dépénalisation

2. Le processus politique de dépénalisation

3. Une approche avant tout sanitaire

a. Dépénalisation de l’usage personnel et répression pénale en cas de trafic

b. Une politique de développement des soins, de la prévention, de l’éducation et de réinsertion

4. Bilan de la dépénalisation

a. La situation géographique du Portugal en fait un pays de transit pour les trafics de stupéfiants

b. Une diminution de la consommation d’héroïne et une hausse de la consommation de cannabis

c. Un désengorgement des tribunaux

d. Des commissions de dissuasion de la toxicomanie dont les financements sont aujourd’hui menacés

e. Un refus de légaliser le cannabis

troisième partie : Quel modÈle de rÉgulation du cannabis en France ?

I. Prendre en compte l’Évolution de la sensibilitÉ des français

A. Les constats partagÉs par les citoyens

1. La perception de la dangerosité du cannabis

2. Un dispositif réglementaire jugé inefficace

3. Des politiques de prévention insuffisantes

B. la rÉvision de la rÉglementation : une demande dÉsormais fortement exprimÉe

II. reprendre le contrÔle : mÉthode et objectifs d’une sortie rÉussie de la prohibition

A. « Cannabis : ouvrons le dÉbat ! » ()

1. De plus en plus d’élus s’expriment pour lancer le débat

2. Acteurs de terrain et observateurs en faveur d’un large débat…

3. … que les citoyens plébiscitent massivement

a. Des sondages d’opinion très révélateurs

b. Sur le terrain aussi, l’exemple des habitants de Villeurbanne

B. tracer Une feuille de route

1. Le choix de la méthode

a. Un grand débat national

b. La voie référendaire

c. Un débat parlementaire

2. Les objectifs à poursuivre

a. Réduire la délinquance dans un souci de justice sociale

b. Assécher le marché noir

c. Protéger notre jeunesse, objectif premier de santé publique

d. Développer les actions de prévention, notamment en direction des plus jeunes, et l’éducation à l’usage

e. Éviter l’apparition d’un « Big cannabusiness »

f. Développer une nouvelle filière économique

3. Dépénalisation ou légalisation ?

a. La dépénalisation

b. La légalisation régulée

III. Comment lÉgaliser ? un modÈle français À inventer

A. Comment produire en france ?

1. Quel cadre fixer à la production ?

a. Un monopole étatique ?

b. Confier la production au secteur privé ?

c. Autoriser l’autoproduction ?

2. Quelques questions à privilégier en matière de production

a. Contrôler la production : une exigence de santé publique

b. Prendre en compte la dimension patrimoniale et commerciale

c. Les problématiques environnementales

d. Faut-il prévoir un taux maximum de THC ?

B. Quel circuit de distribution organiser ?

1. Le modèle étatique

2. Quelle structure de distribution privée pour lutter contre le marché noir ?

a. Un modèle propre à réduire la consommation

b. Des conditions d’accès à la qualité de distributeur à déterminer

c. Prévoir un encadrement spécifique et rigoureux de la distribution

d. Quels produits distribuer ?

3. Un modèle additionnel crédible : les cannabis social clubs

C. RÉdUIRE LE marchÉ noir : La question cruciale des prix et de la fiscalitÉ

1. Comment et pourquoi ajuster prix et fiscalité ?

a. Les prix comme instruments de la régulation dans une optique sanitaire

b. Pertinence d’une fiscalité évolutive et autres questions

c. Le contre-exemple américain ()

2. Le jeu de l’offre et de la demande

D. Les prioritÉs de santÉ publique

1. Faut-il une « loi Évin » du cannabis ?

2. Comment renforcer les politiques d’éducation à l’usage et de prévention chez les jeunes ?

a. Comment développer les compétences psychosociales des plus jeunes ?

b. Le repérage précoce

3. Comment favoriser une politique de réduction des risques ?

a. La réduction des risques

b. Sensibiliser les parents et les adultes

c. Mieux lutter contre les consommations à risque

4. Faut-il autoriser la consommation dans la rue ?

5. Comment agir en matière de prévention routière ?

E. Repenser la question rÉpressive

1. Comment favoriser la réinsertion des petites mains du trafic ?

a. Comment valider les compétences ?

b. Faut-il amnistier et réinsérer les anciens trafiquants ?

2. Comment éviter le report des trafics sur d’autres produits ?

F. Quel dispositif institutionnel pour gÉrer la politique du cannabis ?

1. Faut-il prévoir une agence du cannabis ?

2. Quelle affectation pour les recettes fiscales issues du cannabis ?

ANNEXE 1 : BILAN DE LA CONSULTATION citoyenne

I. Qui sont les participants à la consultation ?

A. les Citoyens ayant participé à la consultation

B. la Participation des personnes morales

C. Les participants et leur rapport à la consommation de cannabis

II. Perception et opinion sur la consommation de cannabis et sur le dispositif actuel de répression qui lui est associé

A. Efficacité du dispositif actuel de lutte contre le trafic et la consommation de cannabis

1. Réponse à la question : « Pensez-vous que le dispositif de répression de la consommation de cannabis permet d’en limiter l’ampleur ? »

2. Réponse à la question : « Pensez-vous que le dispositif actuel permet de lutter efficacement contre les trafics ? »

B. Perception du risque lié à la consommation de cannabis

1. Réponse à la question : « Par rapport à la consommation d’alcool, selon vous, les risques liés à la consommation de cannabis sont équivalents, plus graves ou moins graves ? »

2. Réponse à la question : « Par rapport à la consommation de tabac, selon vous, les risques liés à la consommation de cannabis sont équivalents, plus graves ou moins graves ? »

C. Opinion sur les évolutions à donner en matière de consommation de cannabis

1. Réponse à la question : « Parmi les propositions suivantes, à quelle évolution seriez-vous le plus favorable en matière de consommation de cannabis… »

III. Vers une dépénalisation ou une légalisation du cannabis : quelles perspectives ?

A. Les raisons d’une politique de dépénalisation ou de légalisation du cannabis

B. En cas de légalisation : quelles modalités ?

1. Réponse à la question : « En cas de légalisation, comment imaginez-vous le commerce du cannabis ? »

2. Réponse à la question : « En cas de légalisation, quelles seraient selon vous les priorités budgétaires qui pourraient être financées par les ressources fiscales susceptibles d’être générées par la vente encadrée de cannabis ? » (Les participants ont été invités à classer les réponses selon leurs préférences.)

3. Réponse à la question : « En cas de légalisation ou de dépénalisation, seriez-vous favorable à la possibilité pour les particuliers de cultiver à des fins personnelles un nombre de pieds de cannabis fixé par la loi, comme c’est le cas au Canada depuis 2018 ? »

V. Opinions en faveur du maintien ou du durcissement de la législation en vigueur

ANNEXE 2 : CONTRIBUTION DE M. LAMBERT

EXAMEN EN COMMISSION

LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES PAR LA MISSION D’INFORMATION


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   AVANT-PROPOS DU PRÉSIDENT

L’Assemblée nationale a, au début de l’année 2020, constitué en son sein une mission d’information sur la réglementation et l’impact des différents usages du cannabis. Signe de l’importance du sujet, cette mission d’information est commune à six commissions permanentes : la commission des affaires économiques, la commission des affaires sociales, la commission des lois, la commission des finances, la commission des affaires culturelles et éducatives et la commission du développement durable.

L’objectif de la mission d’information, composée d’une trentaine de parlementaires de la majorité et des différents groupes d’opposition, est de proposer un état des lieux et d’explorer les enjeux liés aux différents usages du cannabis (thérapeutique, bien-être et récréatif) et à la filière du chanvre.

Après avoir consacré ses premières auditions à un panorama général sur la situation du cannabis en France, la mission s’est concentrée sur la question du cannabis thérapeutique, sous la houlette de la rapporteure thématique Mme Emmanuelle Fontaine-Domeizel, dont le mandat s’est malheureusement interrompu avant la publication du rapport, mais à qui je souhaite rendre hommage pour son investissement sur le sujet et sa détermination. Sans rien enlever au talent du rapporteur général, Jean-Baptiste Moreau, le présent rapport est en grande partie le sien.

Au cours de ses auditions, la mission a entendu l’ensemble des acteurs du dossier du cannabis thérapeutique : médecins, chercheurs, patients… Et, bien sûr, toutes les administrations concernées. Elle n’a néanmoins pas souhaité doublonner les travaux conduits au sein du comité spécialisé de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), ni trancher des débats scientifiques qui ne relèvent pas de sa compétence.

Son objectif était double : d’une part, s’assurer que l’expérimentation, décidée à l’unanimité par le législateur, soit effectivement lancée, et dans les meilleures conditions possible, et on ne peut que regretter le retard pris, en grande partie à cause de la crise sanitaire ; d’autre part, réfléchir à la sortie de l’expérimentation et à la pérennisation du dispositif, pour sécuriser les patients et permettre le développement d’une filière française du cannabis thérapeutique.

Le rapport formule donc dix propositions que je soutiens pleinement. L’attente est immense chez les patients, tout est maintenant prêt, il est temps d’agir.

À l’issue de ce rapport d’étape, la mission d’information va poursuivre ses travaux en se concentrant, dans un premier temps, sur la filière du chanvre et le cannabis « bien-être », puis, à compter du mois novembre, sur la question du cannabis récréatif.

Ces sujets, complexes et malheureusement trop souvent polémiques, méritent que le Parlement s’en saisisse pleinement, de manière approfondie et apaisée.

Robin Reda


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   SYNTHÈSE DU RAPPORT

L’Assemblée nationale a, au début de l’année 2020, constitué en son sein une mission d’information sur la réglementation et l’impact des différents usages du cannabis. Signe de l’importance du sujet, cette mission d’information est commune à six commissions permanentes : la commission des affaires économiques, la commission des affaires sociales, la commission des lois, la commission des finances, la commission des affaires culturelles et éducatives et la commission du développement durable.

L’objectif de la mission d’information, composée d’une trentaine de parlementaires de la majorité et des différents groupes d’opposition, est de proposer un état des lieux et d’explorer les enjeux liés aux différents usages du cannabis (thérapeutique, bien-être et récréatif) et à la filière du chanvre.

La mission s’est d’abord concentrée sur la question du cannabis thérapeutique et le présent rapport d’étape est consacré à cet important dossier. En effet, après deux ans de travaux menés au sein de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), le Parlement a, l’an dernier, donné son feu vert au lancement d’une expérimentation sur deux ans du cannabis thérapeutique.

Ce lancement est une réponse attendue par de nombreux patients, professionnels de santé et acteurs agricoles qui y voient aussi une perspective de développement d’une filière d’avenir. Comme le montre le rapport, la France est, face à ses voisins européens, à la traîne sur la question du cannabis thérapeutique et l’ambition portée par tous et unanimement est de pouvoir accélérer la mise en place de cette expérimentation pour, à terme, la pérenniser de manière encadrée et définie.

Au cours de ses auditions, la mission a entendu l’ensemble des acteurs du dossier du cannabis thérapeutique : médecins, chercheurs, patients, agriculteurs… Et, bien sûr, toutes les administrations concernées. Elle n’a néanmoins pas souhaité doublonner les travaux conduits au sein du comité spécialisé de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), ni trancher des débats scientifiques qui ne relèvent pas de sa compétence.

Son objectif était double : d’une part, s’assurer que l’expérimentation, décidée à l’unanimité par le législateur, soit effectivement lancée, dans les meilleures conditions possibles, et la mission regrette le retard pris, en grande partie à cause de la crise sanitaire ; d’autre part, réfléchir à la sortie de l’expérimentation et à la pérennisation du dispositif, pour sécuriser les patients et permettre le développement d’une filière française du cannabis thérapeutique.

 


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LISTE DES PROPOSITIONS

– Publier le décret permettant le lancement de l’expérimentation et éviter tout nouveau report ;

– Afin d’en garantir le déroulement impartial, renoncer à la gratuité et définir le budget nécessaire à la réalisation de l’expérimentation ;

– Stimuler le dialogue interministériel afin de permettre le développement d’une filière entièrement française du cannabis thérapeutique ;

– Inscrire dans le code de la santé publique la possibilité de produire, transporter, fabriquer, importer, exporter, détenir, offrir, céder, acquérir et employer l’ensemble de la plante de cannabis ainsi que de variétés contenant plus de 0,2 % de THC afin de permettre, dans un cadre fixé par décret, de fournir des traitements à base de cannabis aux patients souffrant d’une liste de pathologie également fixée par décret ;

– Respecter strictement les critères de l’expérimentation initialement définis par le CSST ;

– Initier dès à présent une réflexion sur le statut des différents produits du cannabis thérapeutique afin de garantir que ces traitements puissent s’inscrire dans le cadre d’un parcours permettant leur remboursement ;

– Entamer une réflexion sur l’élargissement de la possibilité de prescrire du cannabis thérapeutique dans le cadre d’autres pathologies que celles retenues pour l’expérimentation ;

– Inclure dans les orientations pluriannuelles prioritaires de développement professionnel continu la prescription du cannabis et l’accompagnement des patients et étendre à l’ensemble des personnels soignants les efforts de formation destinés actuellement aux seuls médecins ;

– Confier à un organe public la régulation du cannabis thérapeutique, chargé du contrôle de la culture, de la qualité, de la transformation et du stockage des produits ;

– Renforcer la recherche sur les effets du THC sur les facultés des consommateurs afin de développer des tests adaptés et de fixer un seuil au-dessous duquel, pour les patients consommant du cannabis dans un cadre thérapeutique légal, la conduite automobile peut être autorisée.

 


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   INTRODUCTION

Après deux ans de travaux menés au sein de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), le Parlement a donné son feu vert au lancement d’une expérimentation sur deux ans du cannabis thérapeutique.

Ce lancement est une réponse attendue par de nombreux patients, professionnels de santé et acteurs agricoles qui y voient aussi une perspective de développement d’une filière d’avenir. Face à ses voisins européens, La France est à la traîne sur la question du cannabis thérapeutique et l’ambition portée par tous et unanimement est de pouvoir accélérer la mise en place de cette expérimentation pour, à terme, la pérenniser de manière encadrée et définie.

L’objectif de l’expérimentation du cannabis thérapeutique est de pouvoir disposer d’une photographie complète des données scientifiques disponibles afin de définir les modalités strictes de prescription et de distribution de produits médicaux avec une exigence de qualité particulière.

Le rapport présente ainsi l’expérimentation telle qu’envisagée par l’ANSM avec un cadre strict et défini : liste des pathologies concernées par l’expérimentation, nombre de patients bénéficiant de cette expérimentation, modalités de distribution des produits.

L’objectif affiché de ce rapport est de sécuriser le dispositif afin de pouvoir avancer rapidement sur cette question, d’autant que des produits à base de cannabis ont déjà fait l’objet d’autorisations de mise sur le marché en France, mais qui, faute de consensus, ne sont pas distribués, mettant ainsi les patients qui pourraient en bénéficier, dans l’obligation de devoir se fournir sur des marchés étrangers, ou devant renoncer à l’accès à ces produits.

De plus, si ce rapport évoque les avancées que l’expérimentation permettra pour les patients qui en bénéficieront, il est également question d’avancer, accompagner et structurer le développement d’une filière nationale avec un programme ambitieux, offrant de nombreux débouchés pour nos agriculteurs et pour nos territoires.

La France est aujourd’hui sur la deuxième marche du podium des producteurs mondiaux de chanvre et l’expérimentation s’inscrit ainsi dans un objectif de souveraineté nationale sur un marché en plein essor.

La volonté affichée de ce rapport est de pouvoir aller vite : le premier levier à débloquer est ainsi de procéder à la publication du décret afin que l’expérimentation puisse commencer effectivement dès le 1er janvier 2021.

Le présent rapport, et les dix propositions qu’il formule, a été adopté à l’unanimité par la mission d’information.


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I.   L’usage du cannabis À des fins thÉrapeutiques se dÉveloppe dans de nombreux pays

L’usage thérapeutique du cannabis a connu un lent déclin au long du XXe siècle. Politiques prohibitionnistes et évolution de la médecine l’ont fait progressivement disparaître de la pharmacopée de nombreux pays. Ses propriétés médicinales sont désormais reconsidérées et se développent de manière parfois très importante.

A.   le retour en grÂce du cannabis dans la pharmacopÉe internationale

Utilisé pendant des milliers d’années à des fins thérapeutiques pour ses propriétés antiémétiques, antiépileptiques, antispastiques, antalgiques, anxiolytiques ou antihypertensives ([9]), le cannabis – ruderalids, sativa ou indica est l’une des plantes les plus anciennes de la pharmacopée, dont la première preuve d’utilisation date de 2 800 avant JC dans un traité de médecine traditionnelle chinoise.

1.   Le déclin au cours du XXe siècle

L’âge d’or de l’utilisation thérapeutique du cannabis a été le XIXe siècle, où il était alors largement prescrit aux patients atteints de diverses pathologies – rage, rhumatisme, épilepsie, tétanos – ainsi que dans la prise en charge de la douleur. Cela étant, les innovations apportées par l’industrie pharmaceutique au début du XXe siècle, concomitantes des politiques menées en France et dans le monde pour lutter contre l’usage des drogues, ont amorcé le déclin des prescriptions.

En effet, la difficulté des chercheurs à isoler les principes actifs du cannabis rendait leur dosage impossible et entraînait, consécutivement, une instabilité des préparations et un rôle thérapeutique incertain. Les médecins privilégièrent dès cette époque les nouvelles modalités – la voie injectable, qui ne pouvait être envisagée du fait de la non-solubilité des extraits de cannabis – et les nouveaux médicaments à leur disposition, à base de molécules stables aux effets cliniquement prouvés – aspirine, barbituriques, dérivés opiacés – tout en écartant les produits d’origine naturelle.

Par ailleurs, l’influence croissante de la politique prohibitionniste américaine, dont l’objectif d’interdiction du commerce et de la consommation des drogues s’est imposé au niveau international, a également contribué à ce déclin. Si, à la différence de l’opium, le cannabis n’est pas, au début du XXe siècle, au centre des préoccupations car peu consommé, il n’en subit pas moins les effets des positions adoptées lors de la Conférence de Shanghai en 1909, qui pose le principe d’un meilleur contrôle international de l’économie de l’opium, et de celle de La Haye (1912), qui encadre la production, la vente et la consommation des opiacés.

Aujourd’hui encore, la réglementation internationale actuelle repose sur trois conventions : la convention unique sur les stupéfiants de 1961, qui a interdit tout usage du cannabis à des fins autres que médicales et scientifiques ([10]), la convention sur les substances psychotropes de 1971 et la convention des Nations Unies contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes de 1988. Ces textes constituent toujours les fondements des politiques prohibitionnistes en vigueur dans la plupart des pays.

2.   Un regain certain au tournant du XXIe siècle

Cela étant, dans de nombreux pays, depuis les années 1990, un profond mouvement de réintroduction de l’usage thérapeutique du cannabis est à l’œuvre : aujourd’hui, les investissements et recherches de l’industrie pharmaceutique se développent considérablement, des essais cliniques sont menés, des évolutions réglementaires sont introduites et des autorisations sont données de la part des autorités sanitaires permettant aux médecins de prescrire du cannabis pour diverses pathologies, malgré les incertitudes scientifiques non encore levées. En 2015, à la demande de la Croatie et de la République tchèque, le cannabis a été intégré dans le programme de travail de la pharmacopée européenne. Des dizaines de milliers de patients sont aujourd’hui traités par cannabis dans le monde.

Force est de rappeler que la littérature internationale montre encore aujourd’hui une réelle perplexité quant aux effets thérapeutiques du cannabis, comme le met en évidence le tableau reproduit ci-dessous. Pour autant, des médicaments sont de nouveau fabriqués depuis les années 1980 avec des extraits cannabinoïdes ([11]). À ce jour, quatre médicaments à base de dérivés phyto-cannabinoïdes bénéficient d’une autorisation de mise sur le marché (AMM) dans le monde :

– le Cesamet® (nabilone) depuis 1982, prescrit en cas de nausée, vomissement, cachexie sous chimiothérapie ou trithérapie ;

– le Marinol® (dronabinol) depuis 1985, prescrit en cas de nausée, vomissement, cachexie sous chimiothérapie ou trithérapie et douleurs réfractaires ;

– le Sativex® (nabiximols) depuis 2010, contre la douleur et la spasticité dans la sclérose en plaques, SEP ;

– l’Epidiolex® (cannabidiol) depuis 2018, en cas d’épilepsie réfractaire chez l’enfant ([12]).

RÉsumÉ des donnÉes scientifiques sur l’usage mÉdical

du cannabis et des cannabinoïdes ([13])

Maladie/symptômes

Produits testés

Validité des données

Limites

Nausées et vomissements associés à une chimiothérapie anticancéreuse

Cannabinoïdes

Faible

Peu d’études évaluent des antiémétiques plus récents et plus efficaces.

Les nouveaux protocoles de chimiothérapie causent moins de nausées.

Stimulant de l’appétit chez les patients atteints de cachexie liée au sida

Dronabinol/
THC

Faible

Le nombre de cas liés au sida est désormais plus limité.

Il existe peu de preuves de leur utilisation pour stimuler l’appétit chez les personnes atteintes d’autres affections.

Spasme musculaire chez les patients atteints de sclérose en plaques

Nabiximols

Modérée

Les patients font état de réduction, mais l’influence est plus limitée sur les évaluations des cliniciens.

DCNC, y compris douleurs neuropathiques

Cannabis et cannabinoïdes

Modérée

Effet faible (mais statistiquement significatif) par rapport au placebo.

Soins palliatifs en cas de cancer

Cannabinoïdes

Insuffisante

Des essais plus vastes et mieux conçus sont nécessaires

Épilepsie infantile réfractaire

CBD

Modérée

Données montrant l’utilisation dans un traitement d’appoint chez les personnes atteintes du syndrome de Dravet ou du syndrome de Lennox-Gastaut.

D’autres études sont nécessaires pour évaluer la posologie, les interactions et l’utilisation chez les personnes atteintes d’autres formes d’épilepsie.

Autres usages médicaux, comme les troubles du sommeil, les troubles de l’anxiété, la dépression, les troubles neurodégénératifs et les maladies inflammatoires de l’intestin

Cannabis ou cannabinoïdes

Insuffisante

Données montrant des effets à court terme pour certaines pathologies (p. ex. troubles du sommeil), mais des essais plus vastes et mieux conçus sont nécessaires avec un suivi plus long.

Récemment, l’Organisation mondiale de la santé, OMS, a en outre affirmé de nouvelles positions. La réunion de juin 2018 de son comité d’experts de la pharmacodépendance a conclu qu’il y avait suffisamment de données disponibles pour procéder à un examen critique des plantes et résines de cannabis, des extraits et teintures de cannabis ainsi que du delta-9-THC, ce qui n’avait jamais été fait. Elle a notamment recommandé que les préparations considérées comme étant du cannabidiol (CBD) ne soient pas inscrites aux tableaux des conventions internationales relatives au contrôle des drogues et jugé prometteuses certaines indications thérapeutiques.

EXTRAITS DU 40E RAPPORT DU COMITÉ OMS D’EXPERTS DE LA PHARMACODÉPENDANCE ([14])

Cannabidiol (CBD)

Aucun cas d’abus ou de dépendance n’a été rapporté en relation avec l’utilisation de CBD pur et aucun problème de santé publique n’y a été associé.

Les applications thérapeutiques du CBD font l’objet de recherches pour diverses utilisations cliniques. Dans ce domaine, la recherche est la plus avancée dans le traitement de l’épilepsie. Lors d’essais cliniques, un produit à base de CBD pur a démontré son efficacité pour le traitement de certaines formes d’épilepsie, comme le syndrome de Lennox-Gastaut et le syndrome de Dravet, qui résistent souvent à d’autres formes de médication. Depuis la réunion du comité, un produit à base de CBD pur a reçu de la Food and Drug Administration (FDA) des États-Unis une autorisation de mise sur le marché.

Le cannabidiol (CBD) n’est pas spécifiquement inscrit dans les tableaux des conventions internationales des Nations Unies relatives au contrôle des drogues de 1961, 1971 ou 1988. Toutefois, s’il est préparé sous forme d’extrait ou de teinture de cannabis, il est inscrit au tableau I de la convention unique sur les stupéfiants de 1961.

Rien n’indique que le CBD en tant que substance soit susceptible de donner lieu à des abus ou des effets nocifs similaires à ceux des substances inscrites dans les conventions de 1961 ou de 1971, comme le cannabis ou le THC, respectivement.

Le comité a recommandé que les préparations considérées comme étant du CBD pur ne soient pas inscrites à un tableau.

Plante et résine de cannabis

Le comité a étudié les informations concernant les indications thérapeutiques du cannabis et les recherches en cours sur ses applications médicales possibles. Plusieurs pays autorisent l’utilisation du cannabis pour le traitement d’affections médicales comme les douleurs dorsales, les troubles du sommeil, la dépression, les douleurs post-traumatiques et la sclérose multiple en plaques. Les recherches sur les applications médicales potentielles du cannabis se poursuivent.

Extraits et teintures de cannabis

(…) Parmi les substances qui ne sont pas psychoactives, dans les préparations dérivées des extraits ou teintures de cannabis, certaines, à l’instar du cannabidiol, ont des indications thérapeutiques prometteuses.

Cette évolution générale se produit parallèlement aux pratiques individuelles qui, malgré les interdictions et les risques de poursuites pénales toujours en vigueur, se développent également et fortement, portées par d’innombrables associations de patients exigeant qu’on entende leur demande, lorsque la médecine conventionnelle est impuissante à soulager leur souffrance, depuis parfois de nombreuses années.

B.   quelques éléments de comparaison internationale

Une cinquantaine de pays, ayant des approches très diverses, notamment en termes de réglementation, d’indications thérapeutiques ou de modalités d’accès, ont aujourd’hui autorisé l’usage médical du cannabis.

1.   Un pays pionnier : Israël

Parmi les pays qui ont franchi le pas et se sont intéressés au cannabis thérapeutique, Israël fait partie des pionniers. Il y a maintenant près de soixante ans que les travaux du professeur Raphaël Mechoulam lui ont notamment permis, en 1964, d’isoler les principes actifs du THC et d’ouvrir la voie des recherches sur l’usage médical du cannabis, qu’il continue d’explorer aujourd’hui encore. Si cela ne s’est pas fait sans heurts ([15]), dès 1995, cependant, des enfants sous chimiothérapie pouvaient être accompagnés pour soulager les effets secondaires de leurs traitements ([16]).

Un regard rétrospectif permet de constater qu’une approche globale a été mise en œuvre par Israël qui lui a sans doute permis peu à peu d’occuper aujourd’hui une position remarquable.

C’est notamment le cas en ce qui concerne les patients, qui sont aujourd’hui plus de 45 000 à utiliser le cannabis dont l’usage thérapeutique est autorisé depuis maintenant plus de dix ans dans le cadre de nombreuses pathologies : oncologie –  le cannabis est aujourd’hui le médicament le plus répandu chez les cancéreux (plus de 10 000 patients atteints de cancer s’en voient prescrire chaque année par les oncologues ([17])) – gastroentérologie, douleurs, maladies infectieuses, neurologie (sclérose en plaques), soins palliatifs et psychiatrie (troubles de stress post-traumatique), notamment.

Depuis les premières recherches et autorisations données au début des années 2000, la politique du ministère de la santé israélien a continûment été de faciliter l’accès aux médicaments à base de cannabis, en ce qui concerne les prescriptions – autorisées depuis quelques années aux généralistes ([18]) – la distribution – désormais permise à toute pharmacie ([19]) – ou encore l’accessibilité ([20]) : une réforme intervenue en 2019 a par exemple plafonné le tarif des consultations des médecins autorisés à le prescrire et forfaitisé le coût mensuel, quels que soient les besoins, pour les usages pédiatrique et oncologique.

C’est aussi le cas en ce qui concerne la gouvernance du dispositif institutionnel, une agence israélienne du cannabis médical étant chargée depuis 2008 de l’approvisionnement des produits sur la base de critères de qualité standardisés par le ministère de la santé ([21]), lequel pilote par ailleurs des recherches publiques spécifiques : ainsi, en 2017, les ministères de l’agriculture et de la santé ont-ils annoncé un budget de 2,1 millions de dollars de recherches réalisées par des hôpitaux, des universités, des instituts de recherches et des entreprises pharmaceutiques ([22]).

Des essais cliniques sont menés sur diverses pathologies, par exemple sur l’autisme depuis la fin de 2019 ([23]). Par ailleurs, l’agence a également édité en 2016, dans le cadre de la réforme de la médicalisation, un guide à l’attention des médecins prescrivant du cannabis et que des formations universitaires commencent à apparaître, destinées notamment à former les diplômés à de nouvelles professions dans le domaine du cannabis médical ([24]).

En effet, la dimension économique et industrielle est le troisième volet de la politique d’Israël en matière de cannabis thérapeutique, qui illustre son ambition claire de se positionner comme l’un des leaders mondiaux du secteur : plusieurs centaines d’agriculteurs, plusieurs dizaines de firmes – 68 recensées en 2018 ([25]) – sont d’ores et déjà actifs, sans oublier les manifestations professionnelles internationales telles que Cannatech, qui attire des centaines de participants du monde entier chaque année. Les perspectives du marché mondial du cannabis thérapeutique sont telles – estimées selon certaines sources à quelque 50 milliards de dollars annuels à l’horizon 2025 ([26]) – que le pays entend profiter de son positionnement actuel. En ce sens, les financements publics de la recherche visent entre autres à attirer des investissements privés qui pour soutenir les futures exportations, qui devraient démarrer incessamment ([27]), cependant qu’Israël est devenu au premier trimestre de cette année le premier pays importateur de cannabis à usage médical, devant l’Allemagne ([28]), témoignant ainsi de l’importance d’ores et déjà acquise.

2.   L’usage thérapeutique du cannabis sur le continent américain

Les pratiques en matière de cannabis thérapeutique sont diverses en Amérique du Nord. Si elles sont impulsées sous l’égide de la jurisprudence de la Cour fédérale au Canada, elles relèvent plus des États fédérés aux États-Unis.

a.   Au Canada, un droit constitutionnel

Au Canada, la justice a reconnu un droit constitutionnel aux patients et imposé de lever les obstacles à l’usage médical du cannabis.

i.   L’origine jurisprudentielle de l’évolution du cadre légal

Ce sont avant tout des décisions de justice qui ont permis de lever les obstacles à l’utilisation thérapeutique du cannabis au Canada. À partir de la fin des années 1990, des patients ont en effet formé des recours contre l’interdiction générale alors en vigueur s’appliquant à l’accès au cannabis : « les patients prétendaient que les interdictions prévues par la Loi réglementant certaines drogues et autres substances (LRCDAS) les contraignaient à choisir entre leur liberté et l’accès à des médicaments nécessaires, souvent fournis par des clubs compassion et des dispensaires médicaux qui ont vu le jour pour soutenir la consommation du cannabis à des fins thérapeutiques » ([29]).

Plusieurs décisions de la Cour fédérale du Canada ayant confirmé que l’accès au cannabis à des fins médicales était un droit constitutionnel ([30]), le gouvernement canadien a été contraint de réviser la législation. Les modifications sont entrées en vigueur à partir de 2001 avec un « Règlement sur l’accès à la marihuana à des fins médicales », révisé à plusieurs reprises depuis lors, pour passer d’un modèle d’exemption individuelle qui autorisait les patients à posséder du cannabis pour leur usage personnel à un système de production autorisée.

Le 17 octobre 2018, est entré en vigueur une nouvelle loi qui légalise et réglemente la production, la distribution, la vente et la possession, y compris pour des usages récréatifs. Désormais, sous réserve d’éventuelles restrictions provinciales et territoriales, les personnes majeures peuvent légalement cultiver à des fins personnelles jusqu’à quatre plants de cannabis par résidence à partir de graines ou de semis de source autorisée et à fabriquer chez eux des produits de cannabis, comme des aliments ou des boissons, dans la mesure où aucun solvant organique n’est utilisé pour créer des produits concentrés.

ii.   Une utilisation encadrée

Initialement, l’utilisation thérapeutique du cannabis était conditionnée à l’obtention d’une prescription par un professionnel de santé, précisant la posologie autorisée ainsi que la durée d’autorisation, limitée à un an : la décision de prescription était laissée à la discrétion du praticien, Santé Canada n’ayant pas défini d’indication thérapeutique en la matière.

Le cannabis étant désormais légalisé, la détention d’une ordonnance médicale n’est plus obligatoire. La relation entre le médecin et son patient prime, et si tous deux estiment que l’usage du cannabis à des fins médicales est la meilleure option, un document médical est remis par le médecin au patient, qui l’autorise à se fournir directement auprès d’un vendeur autorisé par le gouvernement fédéral. ([31]) Les patients peuvent aussi s’inscrire auprès de Santé Canada afin de pouvoir en produire une quantité limitée pour leurs propres besoins médicaux ou désigner une personne qu’ils chargent d’en produire pour leur compte. ([32]) En fonction de l’âge légal dans leur province ou territoire, ils sont également en mesure d’acheter du cannabis dans les points de vente au détail ou sur les sites de vente en ligne provinciaux ou territoriaux autorisés.

Santé Canada a posé diverses règles d’utilisation, notamment quant à la quantité que les patients peuvent produire, définie dans leur prescription. Des recommandations sont également fournies en matière de sécurité et de réduction du risque d’accès par des personnes non autorisées. Les personnes mineures doivent obtenir le cannabis thérapeutique correspondant à leur prescription médicale via un producteur autorisé ou un adulte qu’ils ont chargé de leur production personnelle.

b.   État fédéral et États fédérés aux États-Unis : une situation contrastée

Le cadre juridique est complexe aux États-Unis. Si le cannabis reste une drogue interdite au niveau fédéral depuis la fin des années 1930 ([33]), un processus de légalisation s’est néanmoins engagé depuis près d’un quart de siècle au niveau fédéré, après que la Californie, qui représente le marché le plus important, a initié le mouvement en 1996.

 

Quelque 33 États ont à ce jour légalisé l’usage thérapeutique du cannabis ([34]) inhalé ou certains cannabinoïdes extraits ou de synthèse : 15 d’entre eux – Alaska, Arizona, Arkansas, Californie, Colorado, Dakota du Nord, Floride, Massachusetts, Michigan, Missouri, Montana, Nevada, Oklahoma, Oregon et Washington – l’ont légalisé par référendum, et 18 par voie législative : Connecticut, Delaware, Hawaii, Illinois, Louisiane, Maine, Maryland, Minnesota, New Hampshire, New Jersey, New York, Nouveau Mexique, Ohio, Pennsylvanie, Rhode Island, Vermont, Virginie Occidentale et Utah ([35]). La possession de tels médicaments est conditionnée dans ces États à une prescription médicale. Elle est illégale dans les autres.

Parallèlement, les échelons administratifs locaux – villes et comtés – ont la possibilité de légiférer dans leur ressort. La capitale de la Californie, Sacramento, a ainsi régulé la vente du cannabis thérapeutique en 2010 et sa culture et sa fabrication en 2014, avant qu’un référendum en 2016 fixe le cadre général au niveau de l’État.

Dans le même temps, au niveau fédéral, la Food and Drug Administration (FDA), a autorisé la mise sur le marché de plusieurs médicaments contenant du cannabis : l’Épidyolex contenant du CBD pour le traitement de l’épilepsie infantile, le Marinol et le Syndros contenant du THC pour le traitement de l’anorexie des patients atteints du sida ([36]).

Carte des États ayant lÉgalisÉ le cannabis ([37])

 

Il appartient aux législations des États fédérés de déterminer les pathologies pour lesquelles l’usage du cannabis est admissible. Ainsi, la Californie reconnaît-elle aujourd’hui le sida, l’anorexie, l’arthrite, la cachexie, le cancer, les douleurs chroniques, le glaucome, la migraine, les nausées sévères, les spasmes musculaires persistants – y compris associés à la sclérose en plaques – , les convulsions – y compris associées à l’épilepsie – , et tout autre symptôme médical chronique ou persistant qui limite considérablement la capacité à mener une ou plusieurs activités majeures de la vie ou qui peut nuire gravement à la sécurité ou à la santé physique ou mentale ([38]). D’autres États ont des pratiques proches de celles en vigueur au Canada et autorisent l’usage médical pour toute raison approuvée par un médecin. Des différences existent également quant au type de cannabis autorisé, aux modes d’obtention, etc. ([39]).

Cela étant, de nombreuses recherches ont lieu, tant au niveau fédéral que fédéré, quant à l’efficacité thérapeutique du cannabis compte tenu des incertitudes scientifiques. À cet égard, les académies américaines de médecine, de science et d’ingénierie ont formulé en janvier 2017 des recommandations sur l’intérêt de l’utilisation du cannabis thérapeutique par pathologies. Après analyse de la littérature scientifique disponible – plus de 10 000 articles revus – elles ont notamment conclu que des preuves décisives ou importantes de l’efficacité du cannabis existaient pour les traitements des douleurs chroniques de l’adulte, des nausées et vomissements induits par la chimiothérapie et l’amélioration des symptômes de spasticité due à la sclérose en plaques.

Un point sur l’expérience menée par l’Uruguay

En décembre 2013, l’Uruguay a été le premier pays au monde à légaliser la culture et la vente de marijuana pour tous les usages, récréatifs, médicinaux, cosmétiques ou à des fins de recherche du cannabis. La loi avait pour objectif de « contrer les conséquences sanitaires, sociales et économiques dévastatrices de l’utilisation problématique de substances psychoactives, et réduire l’incidence du narcotrafic et du crime organisé. » ([40]). Elle a été suivie de la mise en place d’un dispositif officiel de distribution sous le contrôle de l’Institut de régulation et de contrôle du cannabis, Ircca, articulé sur l’enregistrement des consommateurs et l’habilitation des pharmacies comme points de vente ([41]), mécanisme destiné à assécher les réseaux de dealers.

Jusqu’à récemment, la dimension thérapeutique avait relativement peu progressé, dans la mesure où un seul médicament, très onéreux et non remboursé par la sécurité sociale, avait été autorisé, alors même que le cadre légal permettait depuis 2015 aux médecins de prescrire des produits contenant du cannabis.

Dernièrement toutefois, une nouvelle loi ([42]) a été adoptée, qui déclare « d’intérêt public les actions tendant à protéger, promouvoir et améliorer la santé publique moyennant des produits de qualité contrôlée et accessibles, à base de cannabis ou cannabinoïdes, ainsi que le conseil médical et l’information sur les bénéfices et risques de son utilisation. ». Délivrés exclusivement sur prescription médicale, les produits dispensés pourront être de toute nature ([43]), et leur qualité sera contrôlée. Un « Programme national d’accès au cannabis médicinal et thérapeutique » est créé à cette fin et le remboursement des médicaments à base de cannabis est désormais prévu. Aucune disposition de la loi ne restreint l’usage du cannabis thérapeutique à des pathologies déterminées.


3.   Le cannabis thérapeutique en Europe

Les pratiques des pays européens en matière de cannabis thérapeutique sont extrêmement variées, que ce soit en termes de modalités de prescription, de pathologies concernées, ou de types de produits autorisés ([44]). Comme le souligne une étude de l’Observatoire européen des drogues et toxicomanies ([45]), « il est clair qu’aucun cadre réglementaire standard applicable aux préparations et produits à base de cannabis et de cannabinoïdes n’a été élaboré et que les approches adoptées varient considérablement d’un pays à l’autre, en fonction de divers facteurs historiques et culturels. Dans la plupart des pays, l’approvisionnement en produits et en préparations à base de cannabis et de cannabinoïdes à des fins médicales a évolué au fil du temps, souvent en réponse à la demande des patients ou selon le développement des produits et la situation continue de se modifier rapidement ».

L’Usage thÉrapeutique du cannabis en Europe

Source : La lettre du Respadd, Réseau de prévention des addictions, n° 35, avril 2019.

En témoignent les exemples suivants.

a.   Les Pays-Bas, à l’avant-garde

Depuis septembre 2003, tous les médecins hollandais sont autorisés à prescrire du cannabis à usage médical à leurs patients, qui se fournissent en pharmacie. À cet effet, une agence gouvernementale, l’Office du cannabis médicinal, OMC, dépendant du ministère de la santé, est responsable depuis le 1er janvier 2001 de superviser la production de cannabis à des fins thérapeutiques ou scientifiques. L’OMC détient notamment les monopoles de l’import-export du cannabis thérapeutique et de la fourniture aux pharmacies. Il est également chargé de veiller au respect d’exigences strictes de qualité des produits standardisés et assure une mission d’information et de conseil aux professionnels de santé et aux patients sur le sujet.

À cet effet, des brochures à destination des professionnels et des patients sont en ligne sur le site de l’OMC. Elles formulent des recommandations et détaillent les indications thérapeutiques ([46]) et contre-indications ([47]) précisant que « des données scientifiques disponibles suggèrent que le cannabis médicinal peut être efficace » dans un certain nombre de pathologies. Comme on le verra plus loin, la liste de ces indications est plus large que celles retenues dans d’autres pays ou dans le cadre de l’expérimentation française. Outre la spasticité due à la sclérose en plaques, les effets secondaires des chimiothérapies ou certaines formes d’épilepsie, sont aussi mentionnées, entre autres : les douleurs chroniques, le glaucome, le syndrome Gilles de la Tourette, les troubles du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité, la maladie de Crohn et la colite ulcéreuse, la migraine ou l’insomnie, étant entendu qu’il est aussi précisé que les médecins ne doivent pas se limiter à cette liste indicative. Il leur appartient en effet de déterminer dans quelles situations et conditions le cannabis thérapeutique peut être une option pour leurs patients, et quel type de produit, posologie et durée du traitement, sont pertinents.

L’OMC précise toutefois que le cannabis thérapeutique n’est pas un médicament autorisé ([48]) et que sa prescription doit être envisagée lorsque les traitements habituels n’ont pas été suffisamment efficaces ou ont causé des effets secondaires insupportables, en d’autres termes, en dernière instance. Il est en outre spécifié que, en l’état actuel des connaissances, le cannabis n’a pas de rôle dans la guérison des différentes pathologies et qu’il ne peut que soulager leurs symptômes ou aider à diminuer les effets secondaires des médicaments conventionnels.

Les produits se présentent sous forme de fleurs séchées et de granules, pour un usage aisé, par vaporisateur ou en infusion, et sont disponibles à cinq dosages différents de THC et de CBD ([49]).

La limite légale pour les conducteurs étant de 3 microgrammes de THC par litre de sang, sans dérogation pour usage médical, l’OMC recommande aux patients de ne pas conduire sous traitement, dès lors que les traces de THC restent longtemps dans le corps et que les limites peuvent être aisément dépassées.

b.   L’Allemagne

À l’instar de ce qu’il s’est passé au Canada, l’évolution de la réglementation, adoptée contre l’avis de l’Association médicale allemande, réticente du fait du manque de preuves scientifiques, a pour origine la jurisprudence. Le tribunal administratif fédéral, en 2005, avait notamment jugé que pour des maladies graves sans perspective de guérison l’intégrité physique des patients devait être respectée, avant que d’autres décisions, judiciaires, autorisent ultérieurement les patients souffrant de douleurs chroniques à cultiver eux-mêmes du cannabis ([50]).

En Allemagne, le Bundestag a adopté une loi en janvier 2017 autorisant les patients à se fournir en cannabis thérapeutique auprès des pharmacies sur prescription médicale. Comme aux Pays-Bas, une agence du cannabis a été instituée sous l’égide de l’Institut fédéral des médicaments et qui est chargée de contrôler les divers aspects de la question, jusqu’à la distribution aux pharmacies.

Deux cas sont à distinguer. En premier lieu, dans le cadre des mêmes pathologies que celles reconnues par exemple au Royaume-Uni – spasticité due à la sclérose en plaques, effets secondaires d’une chimiothérapie – et en cas d’échec thérapeutique ou d’absence d’alternative, l’assurance maladie décide si le coût du traitement peut être pris en charge. Son refus éventuel, exceptionnel, doit être opposé dans un délai de trois à cinq semaines, et être expressément justifié ([51]). La tendance est aujourd’hui à une prise en charge croissante et désormais importante des produits thérapeutiques à base de cannabis. L’assurance maladie a ainsi remboursé près de 30 millions d’euros à ce titre au deuxième trimestre 2019, en hausse de 20 % par rapport au trimestre précédent, soit + 74 % en un an ([52]).

Ces chiffres considérables sont à mettre en regard du fait que, jusqu’à il y a peu, l’Allemagne était, avant d’être détrônée par Israël ([53]), le premier importateur mondial ([54]) de cannabis thérapeutique. Dès la fin de l’année 2018, on estimait à quelque 40 000 personnes le nombre de consommateurs pour des raisons médicales, contre environ un millier avant la légalisation ([55]). 43 % des remboursements ont concerné des produits à bases de fleurs séchées, 23 % du dronabinol (THC synthétique), 17 % des fleurs utilisées dans des préparations pharmaceutiques (huiles), 3 % pour des extraits « full-spectrum » ([56]) et 14 % pour des produits pharmaceutiques (Sativex).

En deuxième lieu, une prescription de fleurs ou d’extraits de cannabis peut par ailleurs être donnée à tout moment par tout médecin et pour toute indication, indépendamment de l’approbation de l’assurance maladie ([57]).

Concrètement, les médicaments que les patients allemands ont aujourd’hui à leur disposition sont du THC extrait du chanvre, disponible en gouttes, comprimés et solutions pour inhalation, le THC/CBD extrait du chanvre, sous forme de spray buccal, c’est-à-dire le Sativex, ou enfin le THC synthétique en comprimés. En outre, quatorze variétés de fleurs de cannabis ([58]), sous forme de préparations pour inhalation et infusions, et des extraits de cannabis avec un taux de THC de 10 % (gouttes), sont également disponibles.

c.   Le Royaume-Uni

Le cas britannique semble illustrer les risques d’une l’évolution législative menée dans l’urgence.

i.   Une évolution récente sous la pression des circonstances

Au Royaume-Uni, en vertu d’une loi de 1971 ([59]), il est interdit de posséder, fournir, produire ou importer et exporter des drogues. En fonction de leur nocivité, les drogues sont classées en trois classes, A, B et C. La possession de cannabis, drogue de la classe B, est passible de 5 ans de prison, éventuellement assortie d’une amende.

Néanmoins, des amendements ont été introduits en novembre 2018 qui permettent, en certaines circonstances, la prescription de produits médicinaux à base de cannabis. Jusqu’alors, depuis 2013, seuls le Sativex, utilisé pour traiter la spasticité due à la sclérose en plaques, et le Nabilone, prescrit pour les effets secondaires de la chimiothérapie, bénéficiaient d’une licence officielle ([60]).

Ce changement législatif est intervenu après un large débat, lancé autour du cas d’un enfant souffrant d’une forme rare et sévère d’épilepsie : en juin 2018, le ministère de l’intérieur avait notamment signifié à la mère de cet enfant traité à l’huile de cannabis que les prescriptions devraient cesser, et menacé le médecin prescripteur d’interdiction d’exercice. Les produits qu’elle était partie acheter au Canada avaient été saisis par la douane à son retour. L’hospitalisation consécutive de l’enfant dans les jours suivants avait conduit le ministère de l’intérieur à autoriser en urgence l’équipe médicale à avoir accès à du cannabis thérapeutique pour le sauver ([61]).

Désormais, dans la mesure où ils ne bénéficient pas d’une licence, les produits à base de cannabis médicinal peuvent être prescrits par un spécialiste hospitalier, ou être utilisés dans le cadre d’essais cliniques. Ceux bénéficiant d’une AMM peuvent en revanche être prescrits par tout médecin.

ii.   Un dispositif néanmoins très critiqué

Cela étant, les possibilités de prescriptions restent limitées aux formes rares et graves d’épilepsie des enfants, à la spasticité due à la sclérose en plaques et aux effets secondaires – vomissements, nausées – de la chimiothérapie sur lesquels les traitements conventionnels ne sont pas efficaces.

Cet éventail très restreint a suscité de vives critiques, notamment de la part des associations de patients, alarmées du fait que, dans ces conditions, très peu de patients pourraient en bénéficier et qu’une occasion importante avait été perdue.

De fait, les statistiques du NHS confirment un nombre très faible de prescriptions : à la date du 1er juillet 2020, un peu plus de 300 prescriptions privées seulement, un an et demi après l’entrée en vigueur de la loi en novembre 2018, et aucune de la part des médecins du service public ([62]).

 

Sont en cause pour expliquer cette situation, et faire qualifier par les associations la réforme de désastreuse, les difficultés d’accès aux produits ([63]), leur coût parfois très élevé et non pris en charge, le rendant inaccessible à l’immense majorité des patients potentiels – le traitement mensuel d’un enfant épileptique revient à environ 2 000 livres sterling, voire le double ([64]) – et enfin la réticence des médecins manquant de formation et d’information sur les produits, les professionnels de santé ayant par ailleurs des directives restrictives de la part des collèges professionnels et du ministère, arguant du manque de données scientifiques pour élargir le champ des pathologies concernées. Afin de lever ces obstacles, le NHS a dernièrement indiqué ([65]) envisager lui-même la production d’huile de cannabis en prévision du lancement d’un essai clinique pour le traitement des enfants sévèrement épileptiques. 

d.   Problématiques de la prohibition : l’exemple de la Belgique

Selon l’Agence fédérale des médicaments et des produits de santé, AFMPS, « des médicaments autorisés à base de cannabis peuvent être délivrés par le pharmacien sur prescription médicale. La délivrance sous forme de "plante" n’est pas autorisée. L’arrêté royal du 11 juin 2015 réglementant les produits contenant un ou plusieurs tétrahydrocannabinols (THC) interdit formellement la délivrance de cannabis à des fins médicales en Belgique » ([66]).

Alors même qu’une loi de 2001 a autorisé la prescription de médicaments à base de cannabis par des médecins hospitaliers dans le cadre d’essais cliniques, il est dans les faits quasiment impossible pour les patients de se fournir, le gouvernement ayant mis fin en 2017 à la tolérance relative à la détention pour consommation personnelle.

À ce jour, seuls deux médicaments contenant du cannabis ont été autorisés en Belgique, le Sativex et l’Epidyolex, ce dernier n’étant pas commercialisé. Soumis au régime de la « prescription médicale limitée », la prescription de Sativex doit en outre répondre à des conditions très strictes ([67]). Pour être remboursé, il doit en effet être : 1) obligatoirement prescrit par un neurologue, 2) uniquement pour traiter la spasticité due à la sclérose en plaques et 3) délivré par une pharmacie hospitalière.

Jouissant de la liberté thérapeutique, les médecins traitants peuvent cependant en prescrire sous leur responsabilité personnelle, s’ils l’estiment justifié pour un patient déterminé et consentant à ce traitement, et après l’avoir pleinement et correctement informé des risques possibles, mais aucun remboursement n’est alors possible, alors même que le médicament est particulièrement onéreux ([68]).

Certes, l’AFMPS indique que « les patients qui disposent d’une ordonnance médicale peuvent acheter légalement du cannabis médical dans une pharmacie étrangère », et précise que « ce cannabis médical peut être importé en Belgique uniquement avec une déclaration Schengen nominative. Ce document est délivré par les pouvoirs publics du pays où est inscrit le patient. Ledit document lui permet de passer la frontière avec des stupéfiants. », mais c’est pour conclure que « comme il est interdit de délivrer du cannabis en Belgique, l’AFMPS ne valide aucune déclaration Schengen afin d’importer du cannabis. »… ([69]).

Associations de patients et professionnels de santé plaident en conséquence pour une l’évolution de la situation dans un contexte où la répression des patients consommateurs semble par ailleurs s’accroître ([70]).

e.   Quelques caractéristiques et différences entre pays européens

Au-delà de ces quatre exemples, comme on l’a évoqué plus haut, les législations et pratiques des pays européens qui ont d’ores et déjà mis en œuvre l’usage thérapeutique du cannabis sont des plus variées.

i.   Un large éventail d’approches

Ainsi en est-il tout d’abord des préconisations. À cet effet, la réglementation des Pays-Bas peut paraître très souple en regard des cadres en vigueur ailleurs. La plupart des pays ont par exemple listé les pathologies pour lesquelles le cannabis thérapeutique peut être une alternative. Certains pays l’interdisent encore, tels la Lettonie, la Lituanie ou la Slovaquie.

D’autres, comme l’Espagne ou la Finlande, n’autorisent le cannabis thérapeutique que pour soulager la spasticité de la sclérose en plaques. Parfois, comme en Irlande, en Roumanie ou en Italie, les possibilités de prescriptions sont un peu plus larges. Les plus fréquentes concernent les effets secondaires des chimiothérapies, certaines formes d’épilepsie pharmacorésistantes, et d’une manière générale, la douleur, notamment due à la spasticité de la sclérose en plaques. Certains pays autorisent également les prescriptions pour atténuer les effets secondaires de divers traitements, tels que la perte d’appétit induite par les thérapies contre le VIH, en gastroentérologie, ou encore en soins palliatifs.

Quelques-uns, comme le Danemark ou l’Irlande, ont lancé des programmes pilote destinés à évaluer la question sur le moyen terme, quand d’autres ont immédiatement mis en place une législation spécifique.

Quoi qu’il en soit, la dispensation de cannabis thérapeutique relève essentiellement des pharmacies qui fournissent les patients sur présentation d’une prescription médicale, le cas échéant soumise à autorisation spéciale, parfois temporaire, remise par une instance telle que le ministère de la santé, l’agence nationale du médicament ou une unité antidouleur. C’est par exemple le cas en Suède, en Finlande, en Irlande ou en Espagne.

Dans certains pays, cela étant, l’automédication est possible, comme en Slovénie où l’on estime à quelque 30 000 le nombre de personnes qui y recourent, alors que seuls 160 patients environ sont légalement traités avec du cannabis et ses extraits. Certains pays réservent aux médecins spécialistes la possibilité de prescrire quand d’autres donnent cette faculté à tous les médecins. Un système mixte existe parfois, comme en Suisse, où seul l’Épidyolex est aujourd’hui autorisé sur prescription médicale, obligatoire, devant être émise par un spécialiste pour les indications de syndrome de Lennox-Gastaut, de Dravet ou d’autres formes d’épilepsie résistantes au traitement, et par tout médecin et à titre exceptionnel pour d’autres indications dans des cas justifiés. Les préparations magistrales contenant du CBD sont possibles depuis 2018 dans le respect des bonnes pratiques de fabrication en vigueur ([71]).

Il y a en conséquence une large diversité quant aux solutions et cadre juridiques adoptés par les États européens pour autoriser l’usage thérapeutique du cannabis. La question de l’efficacité scientifiquement prouvée ([72]) du cannabis apparaît fréquemment et explique que, dans la plupart du temps, ce n’est qu’en cas d’échec thérapeutique avéré que l’utilisation du cannabis peut être envisagée.

ii.   Deux questions importantes

En termes de bilan provisoire, deux aspects importants semblent dominer : en premier lieu, la relative frilosité du corps médical à prescrire le cannabis à usage thérapeutique. Les sources disponibles tendent en effet à montrer que, dans nombre de pays, les médecins sont relativement réticents à en proposer à leurs patients.

Cette donnée se retrouve aux États-Unis, au Canada ou en Allemagne, où de nombreux médecins semblent réticents, pour des raisons tenant à la fois de la bureaucratie importante et au risque de recours ([73]). Jouent en ce sens le manque de formation ou d’information, le manque de directives précises de la part des autorités sanitaires cadrant les indications thérapeutiques, ainsi que la faiblesse des preuves scientifiques sur l’efficacité des produits.

Le second aspect porte sur la question du coût des traitements, pour l’essentiel non pris en charge. Outre l’exemple britannique évoqué plus haut, les informations disponibles mettent en évidence que cette question conduit par exemple la moitié des patients suisses à interrompre leur traitement ([74]), d’un coût estimé, en 2015, entre 200 et 500 francs par mois, selon les doses prescrites ([75]). Il en est de même en Allemagne où les cannabis et les cannabinoïdes sont nettement plus chers qu’aux Pays-Bas, par exemple, ce qui n’est pas sans poser de problème aux patients non pris en charge.

C.   La situation du cannabis thÉrapeutique en france

Par divers aspects, la situation du cannabis thérapeutique en France n’est pas sans analogie avec la manière dont la question est aujourd’hui traitée en Belgique.

a.   Un bref historique

Par comparaison avec nombre d’autres pays, la France apparaît toujours aujourd’hui comme singulièrement réfractaire à l’usage thérapeutique du cannabis.

i.   Un arsenal répressif qui pèse encore de tout son poids

La vague prohibitionniste internationale du début du XXe siècle n’a pas épargné notre pays. Elle s’est concrétisée par le vote le 12 juillet 1916 de la première loi réglementant le commerce non médical et l’usage en société des stupéfiants, qui mentionnait le « haschich et ses préparations ». Le dispositif s’inscrivait parfaitement dans ce mouvement répressif « tous azimuts » contre les principaux stupéfiants alors disponibles, conduisant à assimiler des substances fort différentes – opium et dérivés, cocaïne et cannabis – alors même que la consommation de cannabis était encore confidentielle, comme elle le sera jusqu’à la fin des années 1960 ([76]).

 

Le cannabis restera cependant encore quelques décennies dans la pharmacopée française. Cela étant, après que la commission interministérielle des stupéfiants et l’académie de médecine, sollicitées en 1952 sur la question de la prohibition du chanvre indien à des fins médicales, ont conclu à l’unanimité que « l’usage du chanvre indien est à l’heure actuelle presque nul en thérapeutique » et que « la commission ne voit aucun inconvénient à la suppression de ce médicament », l’article 2 du décret n° 53-241 du 27 mars 1953 interdira « l’importation, l’exportation, la production, le commerce et l’utilisation du chanvre indien et des préparations en contenant ou fabriquées à partir du chanvre indien », lequel était entendu comme « les sommités florifères et fructifères de la plante femelle du Cannabis Sativa L (Urticacées, cannabinées) de la variété dite indienne » ([77]).

Dix-sept ans plus tard, le législateur durcissait la politique en matière de drogue en adoptant la loi n° 70-1320 du 31 décembre 1970 relative aux mesures de lutte contre la toxicomanie et à la répression du trafic et de l’usage illicite des substances vénéneuses ([78]), qui fermait toute possibilité d’accès à quelque usage que ce soit, y compris thérapeutique, du cannabis. Comme le fait remarquer la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (MIILDECA) sur son site, « la loi de 1970 est une loi qui, en rupture avec les lois antérieures, vise les personnes plus que les produits. Elle confirme un principe de prohibition (elle interdit tout usage de stupéfiant, même privé) et d’abstinence, à laquelle les toxicomanes doivent être contraints, au besoin, par le biais de l’injonction thérapeutique. Son principe contribue à renforcer les attitudes discriminatoires entre des usagers dépendants de produits illicites et des usagers dépendants de drogues licites (alcool notamment). Surtout, la loi exige des médecins qu’ils agissent contre la volonté d’individus qui ne nuisent pourtant qu’à eux-mêmes. De fait, la loi de 1970 est appliquée à des usagers de drogues, et, dans la majorité des cas, à des usagers de cannabis. (…) » ([79]).

En d’autres termes, l’usager est désormais à la fois un délinquant et un malade qu’il convient de traiter.

 

 

ii.   Et aujourd’hui ?

Cinquante ans plus tard, les choses ont peu évolué.

Le cannabis reste classé aujourd’hui encore comme stupéfiant par l’article R. 5132-86 du code de la santé publique, aux termes duquel « I. - Sont interdits la production, la fabrication, le transport, l’importation, l’exportation, la détention, l’offre, la cession, l’acquisition ou l’emploi : 1° Du cannabis, de sa plante et de sa résine, des produits qui en contiennent ou de ceux qui sont obtenus à partir du cannabis, de sa plante ou de sa résine ; 2° Des tétrahydrocannabinols, à l’exception du delta 9-tétrahydrocannabinol, de leurs esters, éthers, sels ainsi que des sels des dérivés précités et de produits qui en contiennent. »

Toutefois, le II du même article prévoit que des dérogations sont possibles, aux fins de recherche et de contrôle ainsi que de fabrication de dérivés autorisés. Elles sont accordées par le directeur général de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM). De même, peuvent être autorisées « la culture, l’importation, l’exportation et l’utilisation industrielle et commerciale de variétés de cannabis dépourvues de propriétés stupéfiantes ou de produits contenant de telles variétés ».

Enfin, un décret de 2013 ([80]) est venu apporter une dernière modification à ce dispositif réglementaire en ajoutant un III qui stipule que « ne sont pas interdites les opérations de fabrication, de transport, d’importation, d’exportation, de détention, d’offre, de cession, d’acquisition ou d’emploi, lorsqu’elles portent sur des spécialités pharmaceutiques contenant l’une des substances mentionnées aux 1° et 2° du présent article et faisant l’objet d’une autorisation de mise sur le marché délivrée en France (…) ».

Cette nouvelle disposition a permis à l’ANSM de délivrer au Sativex une autorisation de mise sur le marché en 2014, et plus récemment, en septembre 2019, à l’Épidyolex, après que ce médicament a bénéficié depuis décembre 2018 d’autorisations temporaires et nominatives (ATU) pour de très jeunes patients – à partir de l’âge de 2 ans – souffrant d’épilepsie sévère, pour le traitement des convulsions résistantes aux traitements conventionnels disponibles. Par ailleurs, depuis 2006, le Marinol peut également être prescrit sur ATU pour des douleurs réfractaires neuropathiques d’origine centrale par les algologues des centres de la douleur ou des neurologues et uniquement en pharmacie hospitalière.

Ce cadre global permet en conséquence désormais aux médecins de prescrire, dans des conditions néanmoins strictement encadrées, des médicaments à base de cannabis dans notre pays.

iii.   Une évolution timide, aux effets encore très limités

Objectivement, il convient de remarquer que l’ouverture est des plus étroite : en premier lieu, on peut rappeler que l’AMM donnée au Sativex n’a été suivie d’aucun effet puisqu’il n’est pas commercialisé en France, aucun accord n’ayant pu être trouvé avec le fabricant quant au prix de vente ([81]).

Dans le même temps, les ATU ne permettent pas une utilisation aisée, et encore moins répandue, des médicaments soumis à ce régime. Lors de leur audition commune, les représentants des sociétés savantes ([82]) ont ainsi unanimement souligné la contrainte forte que constitue pour les médecins le fait d’avoir à solliciter des autorisations temporaires et ont plaidé pour que ces obstacles administratifs, qui sont de véritables freins à la prescription, tombent s’agissant du cannabis utilisé à des fins thérapeutiques.

Il s’agit pour eux d’une difficulté majeure qui place des centaines de patients de notre pays en échec thérapeutique dans une position douloureuse, parfois obligés, alors même qu’ils peuvent être en situation de handicap du fait de leur pathologie, à se déplacer à l’étranger pour se fournir en produits prescrits par leurs médecins mais inaccessibles, très coûteux, et non remboursés. Pour les professionnels, et notamment les neurologues qui relaient l’attente de leurs patients, cette situation est assez peu compréhensible et les choses sont à leurs yeux bien plus agiles en Allemagne où l’accès aux médicaments est beaucoup plus rapide, sans que l’on y constate plus d’accidents thérapeutiques. En outre, selon l’un des professeurs entendus lors de la table ronde, la France met trop de temps à faire évoluer son dispositif, elle a toujours « deux ans de retard » sur ces questions et ce sont les patients qui en pâtissent. D’une certaine manière, le temps administratif entre en conflit avec celui des patients et des professionnels à leur écoute.

De fait, selon l’ANSM, sur la période 2006-2013, 508 ATU nominatives ont été octroyées et à 70 % pour des douleurs neuropathiques, 167 patients étant traités par du dronabinol ([83]), commercialisé sous le nom de Marinol. Les éléments donnés par le Respadd l’an dernier confirment la faiblesse de l’utilisation, puisque, au total depuis 2006, seuls 377 patients ont été traités, dont 90 l’étaient encore en 2017, répartis dans douze régions métropolitaines ([84]).

Par comparaison, le régime en vigueur aux Pays-Bas, qui laisse toute liberté aux médecins, qui dispense toute l’information nécessaire aux patients et aux professionnels de santé ([85]), ne peut qu’apparaître incomparablement plus libéral.

Mis à part ces médicaments, l’utilisation thérapeutique du cannabis plante ou de préparations magistrales reste prohibée dans notre pays.

b.   Un usage illégal mais fréquemment pratiqué

Si la dimension de l’usager comme malade qui figure dans la loi de 1970 s’est peut-être aujourd’hui atténuée, la seconde, celle de l’usager comme délinquant, est loin d’avoir disparu. Alors que beaucoup de pays l’ont d’ores et déjà dépénalisé, l’approche répressive encore en vigueur dans notre pays affecte fortement la situation des patients.

i.   Entendre la parole des patients épuisés

C’est peu dire que les patients sont aujourd’hui à bout de forces.

Les pathologies pour lesquelles les espoirs qu’offre le cannabis sont de celles qui sont les plus lourdes et les plus handicapantes : épilepsie sévère, douleurs neuropathiques chroniques ou sclérose en plaques, pour ne citer que celles-ci, les principales. De celles pour lesquelles l’impasse thérapeutique rend la vie quotidienne insupportable. De celles, par conséquent, pour lesquelles tout doit être tenté.

Ainsi, à la question de savoir si le cannabis n’était pas parfois faussement présenté comme la panacée, le médicament ultime, la représentante d’une association de patients lors de la table ronde organisée par la mission d’information répondait clairement ([86]) : « il ne s’agit pas de mettre "trop d’espoir" dans le cannabis : il n’y a déjà plus d’espoir. ».

Ce sont en effet le plus souvent des patients pour lesquelles les thérapeutiques conventionnelles ne sont pas efficaces qui se tournent en désespoir de cause vers cette alternative. Selon les estimations des associations, ils sont des dizaines de milliers dans ce cas : entre le tiers et la moitié des 150 000 personnes souffrant de douleurs neuropathiques sévères pourraient ainsi être soulagées par un apport de cannabis thérapeutique, de même que 10 % des 6 000 malades, hors cause traumatique, de syringomyélie. Il en est de même de quelque 40 000 à 50 000 patients souffrant de sclérose en plaques. Dans le même temps, 30 % environ des épileptiques montrent une intolérance aux médicaments qui leur sont prescrits.

L’incompréhension de ces patients auxquels sont opposés des arguments qu’ils jugent erronés, voire fallacieux, contre le cannabis, au regard de leur propre expérience, doit être entendue comme il se doit : les médicaments, antidouleurs ou psychotropes, qui leur sont prescrits sont lourds et s’ajoutent à la médication qu’ils doivent supporter pour leur maladie, entraînent de fortes addictions et des effets secondaires parfois importants pour une efficacité thérapeutique insuffisante, si ce n’est minimale. Pour ne pas parler de la situation de certains enfants, peut-être moins concernés, mais pour lesquels, pour quelques pathologies comme l’épilepsie, l’offre de médicaments, formatée pour les adultes, n’est pas sans risques.

C’est la raison pour laquelle tous plaident aujourd’hui et parfois depuis longtemps pour que la possibilité d’user le cannabis leur soit enfin offerte.

En attendant, nombre d’entre eux pratiquent déjà l’automédication, avec les risques subséquents, et se fournissent comme ils le peuvent, en utilisant des produits non standardisés, d’une qualité parfois incertaine, ce qui les expose aux dangers du recours au marché noir. De très nombreux malades témoignent faire usage de cannabis pour soulager leurs maux, parfois depuis de très longues années, comme par exemple Bertrand Rambaud, membre fondateur de l’UFCM-I Care, et responsable du pôle patients, auditionné par la mission d’information ([87]). Dans le meilleur des cas, leurs médecins, compréhensifs, leur prescrivent comme on l’a vu des produits qu’ils acquièrent à l’étranger.

ii.   Une réelle insécurité juridique

Outre les risques liés aux modalités d’approvisionnement, l’illégalité dans laquelle se trouvent ces malades leur fait courir de réels risques juridiques.

Les dispositions législatives en vigueur au titre de l’usage des stupéfiants – l’article L. 3421-1 du code de la santé publique, selon lequel « l’usage illicite de l’une des substances ou plantes classées comme stupéfiants est puni d’un an d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende » sont toujours d’actualité : Maître Ingrid Metton, avocate, a confirmé devant la mission d’information lors de son audition ([88]) la réalité des risques encourus par les personnes prenant le risque de se fournir ou de cultiver eux-mêmes leur cannabis pour se soigner.

Il a également été rapporté à la mission d’information par une association de patients que de nombreuses personnes sont condamnées pour l’usage, la détention et/ou l’autoproduction de cannabis, sans que ne soit faite une distinction entre usage récréatif et thérapeutique, alors même qu’un dossier médical ou une attestation de leur médecin sont produits. Certains patients se voient condamnés à une amende, variant de 500 à 3 000 euros, éventuellement avec sursis, assortie d’une mise à l’épreuve et d’une injonction thérapeutique dans un centre d’addictologie – rendez-vous avec éducateur spécialisé, analyses d’urine.

Une adhérente de cette association, mère de famille au foyer en Ardèche, sans casier judiciaire, a été condamnée à 1 an de prison ferme pour 10 plants de cannabis en intérieur, alors qu’elle avait pu produire les documents médicaux prouvant que le cannabis était nécessaire pour soulager les multiples douleurs dont elle souffrait, et que son état ne pouvait supporter une incarcération. Après expertise, la peine a été suspendue pour raisons médicales.

Quand bien même les poursuites sont classées sans suite, ou se limitent à un simple rappel à la loi, n’entraînant pas condamnation, il n’en reste pas moins que les procédures, qui se traduisent par des phases de garde à vue, parfois prolongée, des perquisitions domiciliaires, de la part d’officiers de police judiciaire et de magistrats peu sensibles à ces questions, sont d’autant plus problématiques qu’elles touchent en l’espèce des personnes souffrant de pathologies souvent lourdes. C’est aussi le cas parfois d’accompagnants, par exemple de parents d’enfants épileptiques.

À tout le moins, cette situation induit pour les usagers une réelle insécurité juridique que nul ne peut trouver satisfaisante, d’autant plus que les pratiques des tribunaux ne sont pas homogènes, en regard de leur droit à la santé.


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II.   Une expérimentation très attendue, qui a pris un retard fort regrettable

Lorsque le législateur donne le feu vert au lancement d’une expérimentation relative au cannabis thérapeutique en votant, à l’automne 2019, un amendement au projet de loi de financement de la sécurité sociale défendu par le rapporteur général de la commission des affaires sociales, il y a déjà plus d’un an que l’ANSM travaille sur le sujet : le comité scientifique spécialisé temporaire (CSST), dont le directeur général de l’agence a décidé la constitution en septembre 2018, en concertation avec le ministère de la santé et les services du Premier ministre, s’est effet réuni pour la première fois le 10 octobre 2018 pour évaluer « la pertinence et de la faisabilité de la mise à disposition du cannabis thérapeutique en France ».

Article 43 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2020 ([89])

I. - À titre expérimental, pour une durée de deux ans, l’État peut autoriser l’usage médical du cannabis sous la forme de produits répondant aux standards pharmaceutiques, dans certaines indications ou situations cliniques réfractaires aux traitements indiqués et accessibles.

II. - Les conditions de mise en œuvre de l’expérimentation sont définies par voie réglementaire. Elles précisent notamment les conditions de prise en charge, le nombre de patients concernés, les modalités d’importation, de production, d’approvisionnement, de prescription et de délivrance par les pharmacies hospitalières et d’officine ainsi que les conditions d’information et de suivi des patients et de formation des professionnels de santé.

III. - Dans un délai de six mois avant le terme de l’expérimentation, le Gouvernement adresse au Parlement un rapport portant notamment sur l’usage médical du cannabis pour les malades, leur suivi, l’organisation du circuit de prescription et de dispensation ainsi que sur les dépenses engagées. Ce rapport étudie, en particulier, la pertinence d’un élargissement du recours à l’usage médical du cannabis au terme de l’expérimentation et, le cas échéant, les modalités de sa prise en charge par l’assurance maladie.

À la date de présentation de ce rapport, deux ans après le début des travaux de l’ANSM, les patients et les professionnels de santé en attendent toujours la mise en œuvre. Si la crise sanitaire qui a frappé notre pays explique pour partie les retards et les reports, une certaine perplexité touche aujourd’hui les intéressés et l’ensemble des membres de la mission d’information.

 

 

A.   Le cadre de l’expérimentation

Le dispositif adopté par le législateur est l’aboutissement d’un travail approfondi mené par l’ANSM et entamé à l’automne 2018.

1.   Les jalons posés par le comité

Dans un premier temps, le CSST de l’ANSM a tout d’abord proposé de définir le cadre général de l’expérimentation.

a.   Le principe de l’expérimentation

En quelques semaines, le CSST a notamment entendu les professionnels de santé ([90]) et les représentants des associations de patients ([91]). Il a également étudié la littérature scientifique disponible et les législations en vigueur à l’étranger. Très vite, il a pu conclure à la pertinence de l’expérimentation lors de sa réunion du 12 décembre 2018.

Dans l’avis n° 2018-01 qu’il adopte en effet ce jour-là, le CSST, « après en avoir délibéré, estime, par 12 voix pour et 1 abstention, qu’il est pertinent d’autoriser l’usage du cannabis à visée thérapeutique pour les patients dans les situations cliniques listées ci-dessous et en cas de soulagement insuffisant ou d’une mauvaise tolérance (effets indésirables) des thérapeutiques, médicamenteuses ou non, accessibles (et notamment des spécialités à base de cannabis ou de cannabinoïdes disponibles) :

● dans les douleurs réfractaires aux thérapies (médicamenteuses ou non) accessibles ;

●dans certaines formes d’épilepsie sévères et pharmacorésistantes ;

● dans le cadre des soins de support en oncologie ;

● dans les situations palliatives ;

● dans la spasticité douloureuse de la sclérose en plaques ;

Cet usage à visée thérapeutique du cannabis peut être envisagé en complément ou en remplacement de certaines thérapeutiques. ».

Pour prendre cette décision, les membres du CSST se fondent sur un certain nombre d’éléments : l’état des connaissances scientifiques, le niveau de preuve quant à l’efficacité du cannabis sur certaines pathologies, l’expérience des pays étrangers, la nécessaire compassion, à savoir le devoir de prendre en compte la souffrance et les conditions de vie des malades en situation d’impasse thérapeutique, ainsi que les besoins que les professionnels de santé, comme les patients, expriment.

b.   Les éléments de cadrage

Dans la foulée, le CSST a adopté lors de sa réunion du 12 décembre 2018 un certain nombre d’avis complémentaires, destinés à encadrer l’expérimentation.

Dans une logique de réduction des risques, avant une éventuelle modification de la législation, il s’est tout d’abord prononcé à l’unanimité pour « que tous les patients ayant un usage de cannabis à visée thérapeutique, bénéficient d’un accompagnement médical dans une démarche bénéfice/risque. ». En d’autres termes, compte tenu de risques d’addictions et dans un souci de vigilance vis-à-vis des possibles effets secondaires, le dialogue entre le médecin et son patient est jugé crucial et doit faire l’objet d’une particulière attention.

Dans le même ordre d’idées, le comité s’est prononcé pour exclure le mode d’administration « fumée » pour le cannabis thérapeutique ([92]).

Par ailleurs, se projetant immédiatement dans le futur, le CSST invite à la mise en œuvre d’une évolution de la législation pour permettre l’usage thérapeutique du cannabis au-delà de l’expérimentation. Pour appuyer cette perspective, le comité souhaite, à l’unanimité, la mise en place d’un suivi des patients sous forme d’un registre national afin de pouvoir assurer une évaluation bénéfice/risque, sur la base d’une évaluation régulière des effets indésirables et de l’expertise des réseaux de pharmacovigilance et d’addictovigilance. Il souhaite enfin que des études académiques et industrielles soient réalisées et que des appels à projets spécifiques soient lancés pour favoriser la recherche.

c.   Des propositions entérinées par l’ANSM

À l’issue de la première phase des travaux, qui avait pour mission d’évaluer l’intérêt thérapeutique du cannabis dans le traitement de certaines pathologies ou de certains symptômes, l’ANSM a souscrit aux propositions émises par le CSST en vue de l’expérimentation, et a indiqué être favorable à l’utilisation du cannabis à visée thérapeutique dans certaines indications.

L’agence a en conséquence proposé « que l’accès à l’usage du cannabis à visée thérapeutique fasse l’objet dans un premier temps d’une expérimentation dont l’objectif principal serait d’évaluer, en situation réelle, le circuit de prescription et délivrance ainsi que l’adhésion des professionnels de santé et des patients à ces conditions. Son objectif secondaire serait de recueillir des premières données françaises d’efficacité et de sécurité. » ([93])

2.   Les modalités de l’expérimentation

La deuxième phase des travaux du CSST s’est tenue dans le courant du premier semestre de l’année 2019. Elle a permis aux membres du comité de définir les modalités concrètes de l’expérimentation qu’ils ont présentées dans un « projet d’expérimentation » en juin 2019, formulant des recommandations sur les différents aspects que l’expérimentation devra prendre en compte.

Comme à l’issue de la première étape, l’ANSM a entériné les propositions suivantes, formulées par le CSST, qui visent à sécuriser au mieux la prescription et le suivi des patients.

a.   Les médicaments

En premier lieu, s’agissant des médicaments qui seront mis à disposition des patients, des modes d’administration, des ratios et des posologies, le CSST pose les recommandations suivantes :

● préparations de cannabis ou d’extraits à spectre complet ;

● formes à effet immédiat – sublinguales et inhalées (huile et fleurs séchées pour vaporisation) et à effet prolongé – orales (solutions buvables et capsules d’huile) ;

● cinq ratios de THC/CBD : 1/1 ; 1/20 ; 1/50 ; 5/20 et 20/1 ;

● adaptation posologique par le médecin jusqu’à obtention de la dose minimale efficace et d’effets indésirables tolérables.

b.   Les conditions de prescription et de délivrance

Le CSST recommande également qu’un cadre strict en matière de prescription et de délivrance soit défini, se traduisant ainsi :

● prescription initiale réservée à des médecins volontaires, obligatoirement et préalablement formés, et spécialistes des cinq pathologies retenues, exerçant dans des centres ou structures de référence pluridisciplinaires et volontaires, répartis sur l’ensemble du territoire ;

● relais possible par le médecin traitant une fois le patient stabilisé ;

● renseignement obligatoire du registre national par les médecins prescripteurs ;

● dispensation par les pharmacies à usage intérieur ([94]) puis, dans un second temps, après stabilisation du patient, relais par les pharmacies d’officine ;

● maintien de l’accès aux médicaments utilisés durant toute la phase expérimentale pour les patients ayant un bénéfice/risque favorable.

c.   Les contre-indications et précautions d’emploi

Prudent, le CSST prévoit certaines dispositions vis-à-vis de plusieurs types de patients ou de situations à risques :

● contre-indication chez la femme enceinte et contraception efficace chez les femmes en âge de procréer ;

● mise en garde sur l’aptitude à conduire et l’utilisation de machines ;

● prescription possible quel que soit l’âge du patient si le bénéfice supposé est favorable compte tenu de la gravité de la pathologie.

d.   Le suivi des patients et l’évaluation des effets indésirables

Afin de pouvoir tirer tous les bénéfices possibles de l’expérimentation, le CSST recommande la mise en place d’un registre national obligatoire de suivi des patients, dont les données seront recueillies et analysées.

e.   Le calendrier et l’évaluation de la phase expérimentale

Le CSST propose notamment un séquençage de l’expérimentation en quatre phases et la création d’un comité scientifique de suivi :

● six mois de mise en place ; six mois d’inclusion des patients ; six mois de suivi des patients avec remise d’un rapport intermédiaire et six mois d’analyse des données ;

● création d’un comité scientifique pluridisciplinaire chargé de la mise en place et de l’évaluation de l’expérimentation :

– élaboration d’un cahier des charges pour les fournisseurs de médicaments utilisés dans l’expérimentation ;

– élaboration des formations et du contenu du registre ;

– rédaction d’un guide de recommandations pour les prescripteurs ;

– analyse des données du registre ;

– suivi régulier des données de sécurité ;

– rédaction des rapports d’étude.

f.    La communication

Le CSST recommande enfin que des actions de communication et d’information en direction des professionnels de santé et du public soient menées.

3.   Un cadre rigoureux à la hauteur de l’ambition

Le cadre précis qui est ainsi fixé doit donner toutes ses chances à l’expérimentation et ouvrir la voie à la pérennisation de l’usage thérapeutique du cannabis.

a.   Les raisons d’un cadre strict

Comme le professeur Nicolas Authier, président du CSST, a eu l’occasion de le souligner lors de son audition ([95]), l’enjeu de cette expérimentation est l’accès aux patients de produits à base de cannabis médical qui, même sans suivre les procédures d’obtention d’AMM, peuvent et doivent néanmoins être qualifiés de médicaments « par fonction et par présentation ». Cette approche est d’ailleurs celle de l’ANSM ([96]) comme du législateur qui a posé dans la loi de financement de la sécurité sociale une exigence de qualité élevée en imposant que les produits qui seront utilisés dans le cadre de l’expérimentation répondent aux « standards pharmaceutiques ».

Pour le professeur Authier, dès lors qu’il s’agit de soulager des patients, notamment ceux en souffrance chronique, pour lesquels les médications conventionnelles autorisées sont peu voire pas du tout efficaces, la médecine a le devoir d’essayer de trouver des solutions alternatives, compte tenu des conséquences importantes, parfois graves, sur la vie quotidienne, personnelle et professionnelle, de ces malades du fait de l’impasse thérapeutique dans laquelle ils se trouvent.

C’est la position qu’ont prise les parties prenantes au débat scientifique qui s’est tenu pendant un an et demi, auquel ont participé les patients, les médecins, les chercheurs, et qui ont conclu, malgré certaines incertitudes quant à l’efficacité du cannabis faute de données scientifiques robustes, qu’il était pertinent de le proposer à des personnes souffrant de pathologies précises, dans des conditions et selon des modalités précises de nature à garantir la rigueur indispensable à l’exercice qui, seule, permettra de rendre un service de qualité aux patients, en termes de sécurité, de reproductibilité et de perspectives, ainsi que l’ambitionne l’ANSM ([97]).

Dans cet ordre d’idées, le professeur Authier insistait aussi sur certains des aspects qui peuvent conditionner la réussite de l’expérimentation. C’est notamment le cas de la formation des professionnels de santé qui vont devoir s’approprier un nouveau produit, potentiellement porteur d’effets indésirables importants, entre autres, des risques de dépendance.

Dans un contexte encore pour partie passionné, compte tenu de la qualité de stupéfiant du produit, l’information du grand public est aussi une des conditions du succès, et au-delà, de la pérennisation de l’usage médical du cannabis.

Accessoirement, il est nécessaire de réfléchir d’ores et déjà aux futures implications de l’expérimentation, à savoir le développement d’un nouveau domaine de recherche et de soins ambitieux qui devra définir les contours d’une médecine plus personnalisée, participative et préventive, dans laquelle le patient aura un rôle à jouer quant à l’évaluation de sa thérapeutique.

b.   L’assentiment général quant au cadre détaillé qui a été posé

Les positions que la mission d’information a pu recueillir sur l’architecture de l’expérimentation ainsi définie mettent en évidence que cette approche est partagée par l’ensemble des parties prenantes.

En premier lieu parce qu’une expérimentation reposant sur des produits de standard pharmaceutique suppose une rigueur intransigeante sur la qualité de ce qui sera proposé, afin d’en garantir la fiabilité et la reproductibilité, et de sortir, de ce fait, les patients de l’incertitude dans laquelle ils se trouvent aujourd’hui.

Si certaines frustrations ont pu être exprimées çà et là, notamment, de la part des associations quant au nombre limité de bénéficiaires ([98]), dont les raisons sont cependant parfaitement comprises, l’unanimité est totale pour saluer la manière dont les travaux du CSST et les débats ont été conduits et le fait qu’une nouvelle politique publique était en construction de manière participative.

Les associations ([99]) sont de même tout à fait conscientes de la nécessité d’un accompagnement médical qu’elles demandent pour les patients qui, à l’heure actuelle, sont souvent dans l’ignorance quant à la nature exacte de ce qu’ils consomment, compte tenu de leurs modes d’approvisionnement, et quant aux possibles effets indésirables. Ils sont ainsi au premier rang pour demander un suivi des produits, exprimer une exigence quant à leur qualité, souhaiter recevoir des informations sur les dosages. En ce sens, la formation des patients, comme celles des professionnels de santé, est jugée d’une importance cruciale. Inversement, dans les pays dans lesquels cet aspect n’a pas été prévu, on s’est rendu compte que les médecins ne prescrivaient pas (c’est ce qui s’est passé au Canada ou au Royaume-Uni ([100])).

Ce sont des propos identiques que tiennent les représentants des sociétés savantes ([101]), qui soutiennent sans réserve l’expérimentation et saluent en premier lieu le fait qu’il s’agit d’une première mondiale ([102]). Pour nombre d’entre eux, auditionnés par la mission d’information, la France n’a que trop attendu par rapport à ses voisins, et les preuves suffisantes abondent pour plusieurs pathologies, notamment l’épilepsie et la SEP. Le professeur Éric Thouvenot ([103]), président de la société française de la sclérose en plaques, souligne ainsi que certains des médicaments prescrits communément pour la SEP bénéficient souvent d’un niveau de preuve d’efficacité inférieur, d’une tolérance faible et induisent des effets secondaires importants ([104]) ; la plupart des neurologues sont depuis très longtemps dans l’attente de la mise à disposition du cannabis et n’ont aucune inquiétude sur d’éventuels risques.

L’expérience qu’ils ont par exemple du Marinol, qu’ils peuvent prescrire moyennant ATU après validation des centres antidouleurs et au prix d’un parcours administratif semé d’embûches et exagérément lourd, est néanmoins positive. Pour ces médecins, l’intérêt de l’expérimentation réside dans le fait qu’elle repose notamment sur un large choix de produits standardisés et sécurisés, et des modes de délivrance également standardisés. Les preuves scientifiques de l’intérêt de cet usage du cannabis sont d’ores et déjà bien établies et l’expérimentation aura en outre une durée supérieure à celle de la plupart des études qui ont pu être menées au niveau international. La formation de l’ensemble des acteurs, le grand nombre de patients, l’organisation des modes de délivrance et la surveillance des patients via le registre, l’analyse des effets secondaires, sont autant d’éléments additionnels prévus par le CSST qui donnent à cette expérimentation tout son intérêt, qui permettra au final de sécuriser les circuits de distribution, et de disposer de données de tolérance améliorées.

En d’autres termes, les nombreux patients qui utilisent aujourd’hui le cannabis pourront enfin sortir de l’illégalité et avoir accès à des produits sécurisés. Il y a même urgence pour qu’il en soit ainsi, concluent les représentants des sociétés savantes que la mission d’information a auditionnés.

Enfin, les pharmaciens se félicitent également de la mise en œuvre de l’expérimentation, notamment en ce qui concerne le traitement de la douleur compte tenu du peu d’offres en matière d’antalgiques efficaces ([105]). Ils sont témoins de la demande des patients et de leurs pratiques, et saluent la véritable solution alternative que représente enfin l’expérimentation.

Conscients de la difficulté que cette dispensation nouvelle va représenter pour les officines, en termes de logistique sécurisée, mais aussi de formation à la connaissance des produits, de réappropriation de pratiques perdues de vue ([106]), l’articulation qui est prévue dans le cadre de l’expérimentation entre patient, médecin et pharmacien, est une opportunité qui va permettre de mettre en place les éléments de sécurisation du dispositif pour l’avenir.

4.   Des exigences qui ne divergent pas fondamentalement de ce qui se pratique à l’étranger

Pour rigoureuses qu’elles soient, les conditions d’encadrement de l’expérimentation ne s’écartent pas particulièrement des mesures en vigueur dans la plupart des pays qui ont d’ores et déjà légalisé l’usage thérapeutique du cannabis.

a.   Des conditions qui se retrouvent également dans d’autres pays

C’est notamment le cas en ce qui concerne la liste des pathologies pour lesquelles la prescription de cannabis est envisageable. Fréquemment, ce sont les douleurs dues à la spasticité de la SEP, certaines formes graves d’épilepsie, ou les douleurs chroniques qui sont concernées. Les possibilités de prescription sont parfois plus restrictives et rares sont en revanche les pays, qui à l’instar des Pays-Bas ou d’Israël, proposent un éventail plus large, jusqu’à laisser la liberté quasi-totale aux praticiens, dans la cadre du dialogue qu’ils entretiennent avec leurs patients.

De même retrouve-t-on souvent la condition de l’impasse thérapeutique comme préalable indispensable. Ici aussi, les Pays-Bas se distinguent par leur libéralisme et l’on remarque inversement que le plus souvent ce n’est en effet qu’en cas d’échec des médications conventionnelles autorisées que le prescripteur se voit offrir la possibilité de proposer du cannabis à ses patients. Raison pour laquelle ce sont souvent les spécialistes qui sont seuls en droit de prescrire, comme ce sera aussi le cas, dans un premier temps, dans le cadre de l’expérimentation.

Dans le même ordre d’idées enfin, les modalités de dispensation des produits sont le plus souvent très proches de ce qui sera pratiqué dans notre pays. La fumée est par exemple assez largement proscrite compte tenu de ses effets néfastes.

b.   Des garanties de succès

Cela étant, au regard des expériences étrangères, certaines des recommandations qui ont été formulées par le CSST sont perçues comme posant des garanties de succès pour l’expérimentation. C’est notamment le cas de la formation des professionnels.

En effet, dans plusieurs pays, des réserves fortes ont été constatées de la part des professionnels de santé qui se montrent de fait réticents à prescrire du cannabis à leurs patients alors même qu’ils y sont autorisés. Nombre d’entre eux allèguent des raisons tenant à leur méconnaissance du produit, à leur incertitude quant à l’efficacité, aux effets secondaires ou au flou de la réglementation qui touche à la question de leur responsabilité. Cette situation peut entraîner de fait l’échec de la politique du cannabis thérapeutique et conduit à n’améliorer en rien la situation des patients qui restent démunis.

En ce sens, le fait que les médecins et les pharmaciens qui interviendront dans le cadre de l’expérimentation devront être à la fois volontaires et avoir reçu une formation obligatoire, est unanimement considéré comme un facteur crucial.

B.   PLus aucun retard ne doit être dÉsormais pris

La loi de financement de la sécurité sociale pour 2020 a autorisé l’État à engager l’expérimentation pour une durée de deux ans à dater de son entrée en vigueur. En d’autres termes, l’autorisation donnée par le législateur court jusqu’au 31 décembre 2021.

1.   Si la mobilisation de l’ANSM est remarquable…

Les retards s’accumulent qui ont conduit l’ANSM et la DGS à différer de six mois le lancement de l’expérimentation.

Un certain nombre de questions préalables et indispensables au lancement de l’expérimentation devaient être traitées par l’ANSM.

a.   Des travaux à marche forcée

Comme on l’a vu, les conditions du succès de l’expérimentation, telles qu’elles ont été définies par le CSST, impliquent que les services de l’ANSM et les experts préparent divers documents afin que la mise à disposition des produits qui seront prescrits aux patients répondent notamment aux critères de qualité et de sécurité requis. Compte tenu de la législation en vigueur dans notre pays, il est en effet exclu que des entrepreneurs français puissent fournir les produits dispensés. Afin de pouvoir commencer l’expérimentation dans des délais raisonnables, l’ANSM doit faire appel à des fournisseurs étrangers, présents sur le marché depuis parfois des années, et proposant des produits de qualité, vérifiés. Cela suppose en conséquence le respect d’un calendrier serré dont la presse s’était fait l’écho. ([107]) Les premières informations qui avaient été fournies à cet égard à la mission d’information en janvier laissaient entendre que les choses avançaient même à marche forcée.

Malgré les nombreuses étapes à franchir, lors de l’audition de l’ANSM, le 22 janvier, Christelle Ratignier-Carbonneil, directrice générale adjointe, avait par exemple indiqué que l’inclusion des patients avait un temps été envisagée pour le mois de juin 2020 avant d’être plus raisonnablement fixée au mois de septembre. Nathalie Richard, directrice-adjointe, avait en outre précisé que le cahier des charges permettant de s’assurer de la qualité des produits avait été validé au début du mois de janvier, quinze jours plus tôt, par le comité d’experts de l’agence, associé pour cela à des professeurs de la faculté de pharmacologie de Chatenay-Malabry. Ces indications étaient en cohérence avec les informations – d’ailleurs toujours disponibles – figurant sur le site de l’agence selon lesquelles : « Les cahiers des charges décrivant les besoins en matière de produits utilisés, de formation dispensée ou de registre de suivi des patients notamment permettant les mises en concurrence des acteurs économiques seront publiés en février 2020. » ([108]).

Dès le début de l’année, l’ANSM indiquait travailler également sur les questions permettant d’assurer la sécurisation de la prescription et de la distribution des médicaments et être en train de valider la liste des centres de dispensation. Aux yeux des membres de la mission d’information, tous ces aspects étaient évidemment positifs et d’autant plus remarquables que, comme les responsables de l’ANSM le faisaient observer, du retard avait été pris en fin d’année 2019 compte tenu des grèves.

b.   Les moyens de l’ANSM renforcés malgré la crise sanitaire

Il convient de saluer le fait que la mobilisation de la direction générale de l’ANSM ne s’est pas démentie pendant la crise sanitaire et Nathalie Richard, de nouveau auditionnée par la mission d’information ([109]), a notamment indiqué que, l’expérimentation restant une priorité de l’agence, les chantiers en cours n’avaient pas été suspendus pendant la période de confinement. Ainsi, plusieurs réunions du CSST ont été organisées, avec les patients, les sociétés savantes, les experts. De même, le directeur général de l’agence a renforcé les moyens humains internes consacrés à l’expérimentation en désignant une équipe dédiée, missionnée avec un cabinet de consultants externe pour en assurer le pilotage et optimiser les travaux de préparation ([110]).

Six chantiers ont ainsi été lancés à cette fin qui n’ont aucunement souffert de la crise du Covid-19, comme cela a été précisé par Évelyne Duplessis. Selon les indications fournies, ils ont notamment permis d’avancer sur la conception du registre des patients qui devront être inclus par les prescripteurs dès le début de l’expérimentation, sur la finalisation des cahiers des charges, d’engager une réflexion sur le modèle d’évaluation économique de l’expérimentation et de travailler sur les divers aspects juridiques, en liaison avec la direction générale de la santé.

2.   Le lancement de l’expérimentation a pris un retard préoccupant

Pour autant, ces moyens importants et ce travail continu n’ont pas empêché que le report de l’expérimentation soit annoncé début juin.

a.   Le report annoncé en juin et ses conséquences

L’article 43 de la loi de financement de la sécurité sociale a prévu qu’un décret définirait les conditions de mise en œuvre de l’expérimentation, lesquelles devront notamment préciser « les conditions de prise en charge, le nombre de patients concernés, les modalités d’importation, de production, d’approvisionnement, de prescription et de délivrance par les pharmacies hospitalières et d’officine ainsi que les conditions d’information et de suivi des patients et de formation des professionnels de santé. ».

C’est sur la base de ce décret que le directeur général de l’ANSM sera habilité à prendre les décisions administratives nécessaires, par exemple pour le lancement des appels d’offres. Or, selon ce que Nathalie Richard a indiqué à la mission d’information ([111]), la forte mobilisation de la DGS durant la crise sanitaire, a entraîné un retard dans la rédaction du décret et consécutivement, le report du lancement de l’expérimentation.

« EXPÉRIMENTATION DE L’USAGE MÉDICAL DU CANNABIS :
POURSUITE DES TRAVAUX »

Dans la continuité des travaux menés depuis 2018, la Direction générale de la santé (DGS) et l’ANSM restent pleinement engagés dans la mise en place de l’expérimentation de l’usage médical du cannabis en France. Cependant, en raison de la nécessaire mobilisation des autorités de santé sur la gestion de l’épidémie de COVID-19, le début de l’expérimentation, initialement prévu en septembre 2020 est reporté au plus tard en janvier 2021.

Conduits en concertation avec les membres du Comité scientifique de l’ANSM et les sociétés savantes concernées, les travaux pour la prochaine mise en place de l’expérimentation ont récemment permis de consolider différentes actions :

– les critères d’inclusion et de non-inclusion des patients ;

– la conception du registre national électronique de suivi des patients inclus dans l’expérimentation ;

– le cahier des charges permettant la sélection des futurs fournisseurs et distributeurs des médicaments à base de cannabis utilisés pour l’expérimentation ;

– l’élaboration de la plateforme de formation des professionnels de santé. Opérationnelle en décembre 2020, elle permettra aux médecins formés de prescrire le cannabis à usage médical et aux pharmaciens de le délivrer ;

– la liste des centres experts volontaires qui incluront les patients dans l’expérimentation.

Ces éléments pourront être rendus disponibles à partir de la publication d’un décret attendu d’ici l’été.

Source : Communiqué de presse ANSM-DGS, 3 juin 2020.

Concrètement, le retard dans la publication du décret impacte directement plusieurs étapes essentielles : la saisine de la CNIL qui doit autoriser le registre électronique en premier lieu. De même, si les modules de formation des professionnels de santé ont pu d’ores et déjà être préparés, ils ne pourront être disponibles qu’après la publication du décret. Le retard affecte de même la sélection des fournisseurs et des distributeurs, le cahier des charges qui leur permettra de soumissionner ne pouvant être communiqué avant.

Selon les informations qui ont été recueillies au début du mois de juillet par la mission d’information, les associations de patients constatent avec fatalisme ces retards s’accumuler. Parfois avec une certaine amertume cependant, au point qu’une impatience se fait jour, de même que s’insinuent parfois des doutes quant à la perspective de voir le cannabis régularisé pour son usage thérapeutique.

b.   Où en est l’élaboration du décret ? Ou les lenteurs de l’interministériel

Lors de son audition le 10 juin dernier, Hélène Monasse, sous-directrice de la politique des produits de santé et de la qualité des pratiques et des soins à la direction générale de la santé, a indiqué que les travaux communs lancés par l’ANSM et la DGS pour les différents aspects juridiques avaient débuté dès la promulgation de la loi. Ils auraient dû être finalisés dans le courant du mois de mars, au moment où la sous-direction était déjà fortement mobilisée par la crise du
Covid-19. Comme on l’a vu, le retard induit a de fait conduit les deux instances à proposer un nouveau calendrier de lancement de l’expérimentation et il avait été indiqué à la mission par la DGS que le décret devrait être publié « dans les toutes prochaines semaines ».

Malheureusement, le travail interministériel sur ce décret a pris du retard puisque selon les informations qui seront données ultérieurement à la mission d’information ([112]), la première réunion interministérielle sur le décret n’était programmée que le 10 juillet.

S’il est tout à fait compréhensible que la crise sanitaire ait malencontreusement contribué au bouleversement du calendrier – et il convient de rendre ici l’hommage qui leur est dû aux personnels du ministère des solidarités et de la santé pour le travail qu’ils ont accompli dans des conditions extrêmement difficiles – il n’en reste pas moins, aux yeux des membres de la mission, que la circulation interministérielle s’avère assez lente. Ainsi, Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces au ministère de la justice, a eu l’occasion d’indiquer lors de son audition le 1er juillet, que sa direction n’avait été sollicitée sur le projet de décret que quelques semaines plus tôt.

 

Le travail interministériel est aujourd’hui achevé et un projet de décret a été transmis à la CNIL (qui intervient donc deux fois, en amont sur le décret, et en aval sur le registre de patients) qui s’est prononcée lors de sa séance plénière du 3 septembre. Le décret devrait donc maintenant être très rapidement transmis au Conseil d’État, « dans les meilleurs délais » selon la DGS interrogée de nouveau début septembre par le rapporteur.

Proposition : Publier le décret permettant le lancement de l’expérimentation et éviter tout nouveau report.

Une fois le décret publié, la CNIL devra, comme cela a été indiqué, de nouveau se prononcer, cette fois sur le registre des patients. Elle dispose pour ce faire de deux mois, renouvelable une fois. L’on peut donc espérer que la décision se prenne rapidement d’autant que selon les informations que la mission d’information a pu recueillir, beaucoup d’échanges ont eu lieu ces derniers mois sur le registre des patients, entre l’ANSM, la DGS et la CNIL.

c.   L’inquiétude de certaines associations de patients

Indépendamment du retard pris par le lancement de l’expérimentation, les associations de patients s’interrogent sur certaines orientations qui semblent se dessiner.

i.   Des critères qui évoluent ?

Une certaine déception est aujourd’hui évoquée quant à la manière dont le CSST fonctionne. Tout semble se passer comme si, aux dires des associations, des évolutions étaient en train de se dessiner notamment sur les critères d’inclusion des patients au sein de l’expérimentation, sous la pression de certaines sociétés savantes.

Plusieurs des associations de patients interrogées voient par exemple les sociétés savantes prendre une place exagérée dans les derniers débats et revenir sur les questions tranchées au tout début des travaux, en termes de bénéfices/risques et proposer de ce fait de restreindre l’éventail des usages. Or, argumentent les associations, l’objet de l’expérimentation a toujours été de mettre en place une formation des professionnels de santé, un circuit de prescription, de transport et distribution par des entreprises qualifiées, afin d’acheminer des produits stupéfiants jusque dans les pharmacies, et adapter ce circuit aux éventuelles spécificités du cannabis.

La question de l’efficacité du cannabis était résolue, comme d’ailleurs le rappelait le professeur Authier dans son audition, et il ne s’agissait pas d’exclure des malades. À entendre certains, c’est précisément ce qu’il se passe aujourd’hui au sein du CSST et l’inquiétude de plusieurs interlocuteurs est telle qu’ils y voient un changement de paradigme non-dit, et de ce fait une possibilité d’échec, les fondements mêmes de l’expérimentation étant remis en cause.

Proposition : Respecter strictement les critères de l’expérimentation initialement définis par le CSST

ii.   La question de la gratuité

Le principe de gratuité des produits qui seront fournis par les entreprises sélectionnées aux patients inclus dans l’expérimentation n’est pas sans susciter quelques inquiétudes chez les associations concernées.

En effet, il est des modes d’administration des produits cannabinoïdes extrêmement chers, les dispositifs de vaporisation de fleurs séchées coûtant environ 300 euros. Certains patients doivent impérativement être traités ainsi, cette modalité permettant un effet rapide, quand d’autres pourront aisément se contenter de gélules offertes, à effet plus lent. Quoi qu’il en soit, la crainte est exprimée selon laquelle les entreprises seront peut-être peu disposées à fournir également le dispositif à de nombreux patients de l’expérimentation.

Au-delà de ce premier aspect, la question budgétaire attire l’attention des associations dans la mesure où aucune estimation n’est donnée quant au coût global de l’expérimentation. En ce sens, les responsables de l’ANSM ont indiqué ([113]) que l’agence assumait sur son budget propre les coûts actuels de préparation de l’expérimentation : conception du registre, des formations, etc. Cela étant, aucune précision n’a encore été donnée quant aux prix des produits ([114]) – estimé à quelque 3 millions d’euros par les entreprises étrangères auditionnées – et au coût des autres postes, multiples, qui permettront la réalisation de l’expérimentation sur sa durée, dans la mesure où la définition du modèle économique pour cela n’a pas encore été finalisée. La crainte est exprimée par certaines associations d’une forme de contrepartie qui pourrait être exigée par les entreprises en échange de la gratuité des produits mis à disposition, que ce soit sous forme d’accès au marché qui sera ouvert ultérieurement ou autre. Quoi qu’il en soit, il y a là, et le rapporteur partage ce sentiment, un risque potentiel, et une interrogation des plus légitime.

Proposition : Afin d’en garantir le déroulement impartial, renoncer à la gratuité et définir le budget nécessaire à la réalisation de l’expérimentation.

Le professeur Nicolas Authier concluait le propos liminaire de son audition en indiquant que l’on entrait dans une nouvelle forme de médecine, ambitieuse, et que le temps était venu d’une décision politique forte pour concrétiser les propositions qui ont été faites au long des derniers mois pour l’utilisation de ces médications et offrir aux patients qui en ont besoin les moyens de les soulager enfin. C’est ce à quoi invite également le rapporteur.

Au sortir de l’expérimentation : sÉcuriser les patients et les professionnels et crÉer les conditions de dÉveloppement d’une filiÈre française

La pérennisation de l’expérimentation exige une sécurisation des patients au travers, notamment, d’une définition claire du statut du cannabis thérapeutique, de la garantie du remboursement de ces produits, de la formation de l’ensemble des personnels médicaux et d’une réflexion sur l’élargissement éventuel du dispositif à d’autres indications.

Cette généralisation potentielle invite également à lever dès à présent les freins qui rendent impossibles le développement d’une filière française du cannabis thérapeutique, alors même que de nombreux acteurs se disent prêts à produire. La constitution d’une filière française du cannabis thérapeutique répond à un impératif de souveraineté sanitaire dont la crise du Covid-19 a souligné le caractère stratégique et constitue un levier important de développement économique et de diversification de l’activité agricole.

C.   Sécuriser les patients français dans l’hypothÈse d’une pÉrennisation de l’expÉrimentation

La pérennisation probable de l’expérimentation exige que soit anticipée, pour la sécurité des patients, la question du statut du cannabis thérapeutique, indispensable préalable à la possibilité d’un remboursement de ces traitements. Elle invite également, afin que ne soit pas trop gravement affectée la vie sociale des patients, à une réflexion sur la possibilité, sous conditions, de continuer à conduire. La formation de l’ensemble des professionnels de santé, ainsi que celle des acteurs de la chaîne pénale, sera également indispensable. Enfin, la question d’un éventuel élargissement du nombre de pathologies pouvant permettre le recours au cannabis thérapeutique devra être étudiée.

1.   Définir clairement le statut du cannabis thérapeutique pour en assurer le remboursement effectif

Le caractère raisonnable du prix payé par les patients pour obtenir les traitements à base de cannabis thérapeutique est particulièrement important dans la mesure où, dans le cadre de l’expérimentation, les patients retenus pourront bénéficier de ces produits gratuitement. Une rupture brutale de l’approvisionnement à la fin de l’expérimentation ne serait pas justifiable. De plus, ainsi que le soulignait le directeur général de l’entreprise Elican Biotech, M. Henry Hennion, les pathologies retenues dans le cadre de l’expérimentation destineront le cannabis thérapeutique à une population nombreuse, plus âgées que la moyenne et à plus faibles revenus ([115]). Cette accessibilité est également la condition pour éviter un recours massif au marché noir ou à l’autoculture (voir encadré).

L’autoculture du cannabis à visée thérapeutique

L’autoculture, qui consiste en la culture par l’usager de cannabis d’une production destinée à sa consommation personnelle ou pour un cercle restreint sans contrepartie financière, est un phénomène croissant en France, sans qu’il soit possible d’évaluer les quantités de cannabis destinées à un usage qui pourrait être qualifié de thérapeutique des plantes destinées à un usage dit « récréatif ».

L’enquête de 2010 du Baromètre santé fait apparaître qu’environ 5,6 % des usagers de cannabis dans l’année âgés de 15 à 64 ans, soit autour de 210 000 personnes, ont recours, plus ou moins occasionnellement, à l’autoculture (Beck et al., 2011) ([116]).

Certains pays ont autorisé l’autoculture, exclusivement à des fins thérapeutiques – c’est le cas notamment en Allemagne, en Grèce, en Colombie, dans certains États américains, du Mexique, en Afrique du Sud – ou, plus largement, pour une consommation personnelle – Autriche, Espagne, Pays-Bas (cinq pieds maximum par maison et un seul appareil de culture), République tchèque (5 plants par personne maximum), Russie (20 plants par maison), Équateur, Uruguay, s’il s’agit d’une variété avec un taux de moins de 0,3 % de THC en Bulgarie, en Croatie, en Chypre, au Danemark, en Hongrie, en Irlande, en Italie, en Lituanie, au Luxembourg, en Pologne, au Portugal, en Roumanie, en Slovaquie, en Suède et, pour les variétés avec un taux de THC inférieur à 1 % en Suisse.

L’objectif de l’expérimentation en France est de vérifier la solidité d’un dispositif de distribution légale de cannabis thérapeutique permettant ainsi aux personnes malades de sortir de l’approvisionnement via le marché noir ou l’autoculture.

Les associations de patients s’inquiètent donc de la prise en charge des médicaments à base de cannabis dans le cadre de la pérennisation de l’expérimentation.

L’audition, le 24 juin, par la mission de représentants de la Haute autorité de santé (HAS) a été l’occasion de rappeler que, pour l’heure, cette autorité n’était nullement associée à l’expérimentation. La question d’un éventuel remboursement des produits à base de cannabis en cas de pérennisation de l’expérimentation n’est donc, à ce stade, pas abordée.

Le parcours qui permet actuellement le remboursement de médicaments en France suscite des inquiétudes car il semble peu adapté aux spécificités du cannabis thérapeutique, si le statut de celui-ci n’est pas plus clairement défini.

La question du statut du cannabis thérapeutique revêt donc, dans cette perspective, une importance capitale.

 

Il est important de souligner que les différents produits issus du cannabis ne s’inscriront pas dans une seule et même catégorie :

– certains produits entreront dans la catégorie des spécialités pharmaceutiques disposant d’une autorisation de mise sur le marché (AMM), comme c’est le cas du Sativex (a) ;

– en revanche, tel ne sera pas le cas des traitements se présentant sous des formes non-galéniques, dans le cas, par exemple, des fleurs séchées de cannabis pour inhalation par vaporisation. Il est, en outre, douteux que ces traitements puissent entrer dans la catégorie des préparations magistrales, hospitalières ou officinales ([117]) dans la mesure où les premières doivent être préparées pour un « malade déterminé », les deuxièmes correspondre à une « rupture de stock d’un médicament » et les dernières être préparées en pharmacie pour être « dispensées directement aux patients approvisionnés par cette pharmacie ». Dès lors, deux options sont envisageables :

● la création d’un statut ad hoc pour ces produits (b) ;

● leur inscription au sein des « dispositifs médicaux » définis par le droit européen et français (c).

À chacun de ces statuts correspond un parcours de remboursement différent.

a.   Le cas des spécialités pharmaceutiques à base de cannabis disposant d’une autorisation de mise sur le marché (AMM)

Certains produits constitueront des spécialités pharmaceutiques et pourront, une fois obtenue une autorisation de mise sur le marché, s’inscrire dans un parcours classique de remboursement (voir encadré). L’exemple du Sativex, premier médicament à base de cannabis ayant obtenu une AMM en France, constitue néanmoins un précédent peu encourageant (voir deuxième encadré).

Rappel du parcours permettant le remboursement d’un médicament en France

1)     Pour pouvoir être commercialisé, un médicament doit bénéficier d’une autorisation de mise sur le marché (AMM) française ou européenne ;

2)     Un dossier de remboursement peut alors être déposé par l’industriel afin que la Haute autorité de santé se prononce en vue du remboursement et de la fixation du prix ;

3)     La commission de la transparence (CT) de la HAS rend alors un avis fondé sur des données cliniques. Les experts de la CT fondent leur avis sur deux critères : le service médical rendu par le médicament (SMR) et l’évaluation du progrès par rapport aux traitements disponibles, c’est-à-dire l’amélioration du service médical rendu (ASMR) ;

4)     L’Union nationale des caisses d’Assurance maladie (Uncam) fixe alors le taux de remboursement, en se fondant notamment sur l’évaluation du service médical rendu et de la gravité de l’affection concernée. Ainsi par exemple, un service médical rendu important dans une pathologie grave assure un remboursement de 65 % tandis qu’un SMR insuffisant entrainera une décision de non-remboursement ;

5)     Enfin, le Comité économique des produits de santé (CEPS) négocie le prix du médicament avec l’industriel sur la base des avis de la HAS. Une décision de prise en charge du remboursement est ensuite prise par les ministères.

L’expérience du Sativex®, premier médicament à base de cannabis ayant obtenu une autorisation de mise sur le marché (AMM) en France et destiné au traitement de certains symptômes de patients souffrant de sclérose en plaques, suscite des inquiétudes que partagent les membres de la mission (voir encadré).

Plus récemment, un deuxième médicament, l’Epidyolex® a fait l’objet d’une autorisation de mise sur le marché par l’Agence européenne des médicaments en septembre 2019 ainsi que d’un avis de la commission de la transparence de la Haute autorité de santé (HAS) rendu le 13 mai 2020. Ce traitement, indiqué en association au clobazam dans le traitement des crises d’épilepsie associées au syndrome de Lennox-Gastaut (SLG) ou au syndrome de Dravet (SD), chez les patients de 2 ans et plus, a été considéré par la HAS comme rendant un service médical « important » et apportant une amélioration « mineure » du service médical rendu, avec un taux de remboursement proposé de 65 %. La mission suivra avec intérêt les négociations du prix et la procédure permettant d’envisager le remboursement de ce médicament qui suscite également des espoirs importants dans les rangs des patients.

Le Sativex® : une AMM mais pas d’accord sur le prix

Le Sativex®, un spray bucal, peut être prescrit en deuxième intention pour pallier les troubles de spasticité modérée à sévère chez les patients atteints de sclérose en plaques.

Le 8 janvier 2014, l’Agence nationale de la sécurité des médicaments (ANSM) a délivré une autorisation de mise sur le marché (AMM) en France du Sativex.

Le laboratoire espagnol Almirall souhaitant commercialiser SATIVEX® a alors déposé une demande d’inscription sur la liste des médicaments remboursables aux assurés sociaux et sur la liste des spécialités agréées aux collectivités.

La commission de la transparence de la Haute autorité de santé (HAS) a publié un avis sur le Sativex le 22 octobre 2014, estimant « faible » le service médical rendu (SMR), tandis que l’amélioration du service médical rendu (ASMR) était considérée comme « inexistante », entraînant une proposition de taux de remboursement de 15 %.

Les négociations du prix entre ce laboratoire et le Comité économique des produits de santé (CEPS) n’ont cependant pas abouti. Le médicament n’est donc ni prescrit, ni distribué en France.

Il est aujourd’hui commercialisé dans 18 pays européens pour un prix moyen estimé entre 400 et 440 euros. D’après les informations transmises par la HAS et la direction de la sécurité sociale (DSS), le remboursement de ce médicament est très variable selon les pays : le médicament est dispensé et remboursé dans un cadre hospitalier en Espagne et en Italie, fait l’objet d’un remboursement au Royaume-Uni, en Espagne, en Allemagne, au Danemark, en Autriche, en Norvège, en Suisse, au Liechtenstein, en Italie mais a fait l’objet d’un refus de remboursement en République tchèque, Pays-Bas, Finlande et Australie ([118]).

b.   En cas de statut particulier défini pour certains produits du cannabis thérapeutique

Dans le cas où les produits ne peuvent disposer d’une AMM, la création d’un statut spécifique du cannabis thérapeutique pourrait être envisagée, comme au Danemark.

Dans cette hypothèse, un circuit ad hoc de remboursement devrait être mis en place. Mme Floriane Pelon, qui représentait la direction de la sécurité sociale (DSS) du ministère des solidarités et de la santé le 24 juin devant la mission d’information, a indiqué que l’homéopathie constituait un précédent de produits ne jouissant pas d’une AMM mais qui avaient pu faire l’objet d’un avis de la HAS.

La constitution d’un circuit ad hoc afin de permettre le remboursement de certains produits du cannabis qui ne constitueraient pas à proprement parler des médicaments est donc envisageable. Néanmoins, relevant de l’exception, elle nécessiterait une particulière volonté de la part des pouvoirs publics, qui n’est en rien garantie.

c.   En cas d’inscription de ces produits du cannabis dans la catégorie des dispositifs médicaux

L’option la plus satisfaisante constituerait peut-être à inscrire ces produits dans la catégorie définie en droit européen de « dispositif médical » ([119]), retranscrite en droit français au sein du livre II de la cinquième partie du code de la santé publique. L’article L. 5211-1 du code de la santé publique définit ainsi les dispositifs médicaux : « tout instrument, appareil, équipement, matière, produit, à l’exception des produits d’origine humaine, ou autre article utilisé seul ou en association, y compris les accessoires et logiciels nécessaires au bon fonctionnement de celui-ci, destiné par le fabricant à être utilisé chez l’homme à des fins médicales et dont l’action principale voulue n’est pas obtenue par des moyens pharmacologiques ou immunologiques ni par métabolisme, mais dont la fonction peut être assistée par de tels moyens. ».

L’introduction de certains produits du cannabis thérapeutique au sein de cette catégorie présenterait de nombreux avantages, permettant notamment l’émergence d’une filière économique française pour les produits du cannabis à visée thérapeutique tout en maintenant un contrôle médical sur les biens mis sur le marché et favorisant une harmonisation européenne des législations relatives au cannabis thérapeutique ([120]).

Dans cette hypothèse, il reviendrait à la commission nationale d’évaluation des dispositifs médicaux et des technologies de santé (CNEDiMTS) de la HAS de procéder à leur évaluation, en vue de leur remboursement par l’Assurance maladie, dans le cadre d’une procédure classique pour ce type de produits.

Proposition : Initier dès à présent une réflexion sur le statut des différents produits du cannabis thérapeutique afin de garantir que ces traitements puissent s’inscrire dans le cadre d’un parcours permettant leur remboursement.

2.   Approfondir la question des tests afin de permettre la conduite automobile lorsque les effets du cannabis ont cessé

Si la prohibition de la conduite sous l’emprise de stupéfiants ne saurait être remise en cause, le cas particulier des patients faisant l’objet d’un traitement à base de cannabis thérapeutique doit inciter les pouvoirs publics à mener une réflexion approfondie sur cette question.

 

Pour l’heure, ainsi que l’ont rappelé les représentants du ministère de l’intérieur, l’infraction est constituée que l’usage du cannabis soit licite ou illicite. L’infraction est également constituée que cet usage soit certain ou douteux du fait de la faiblesse des traces retrouvées à l’analyse, y compris si ces traces sont trop faibles pour laisser raisonnablement supposer une altération des facultés du patient et de sa capacité à conduire.

L’impossibilité de conduire constitue néanmoins un grave obstacle au maintien d’une vie sociale et professionnelle normale des patients. Un travail approfondi doit donc être mené pour déterminer des seuils de THC présents dans la salive et le sang au-dessous desquels les facultés des patients ne sont pas affectées, rendant la conduite automobile possible.

Les spécificités du THC rendent la détermination d’un tel seuil peu aisée :

 La durée au cours de laquelle les cannabinoïdes peuvent être détectés dans le sang des consommateurs quotidiens est très longue et sans corrélation avec les effets ressentis. Un graphique, présenté par le professeur Nicolas Simon à la mission (voir ci-dessous) souligne la faible corrélation entre la concentration de THC dans le sang et les effets ressentis. Les effets et concentrations sont variables en fonction de la voie d’administration choisie. De manière générale, les concentrations augmentent très vite, l’effet est ensuite ressenti mais chute rapidement tandis que la variation des concentrations est faible. Il importe d’adapter à ces caractéristiques la définition de l’infraction et de développer des tests adaptés.

 Source : graphique issu de la présentation par le Pr Nicolas Simon à la mission d’information commune lors de son audition le 8 juillet 2020.

 

– À cette absence de rapport linéaire entre emprise et dosage sanguin du THC s’ajoute une très forte variation des concentrations sanguines dans le sang d’un individu à l’autre. Une étude récente, menée sur 15 consommateurs chroniques et 15 consommateurs occasionnels a démontré que le cannabis inhalé conduisait à des concentrations sanguines de THC deux fois supérieures chez les consommateurs occasionnels que les consommateurs chroniques ([121]). Il importe également de tenir compte de ces particularités.

Il est ainsi indispensable qu’un effort de recherche soit initié, afin d’adapter les tests et l’interdiction de conduire à la situation des patients.

Proposition : Renforcer la recherche sur les effets du THC sur les facultés des consommateurs afin de développer des tests adaptés et de fixer un seuil au-dessous duquel, pour les patients consommant du cannabis dans un cadre thérapeutique légal, la conduite automobile peut être autorisée.

3.   Étendre la formation à l’ensemble des professionnels

La généralisation de l’expérimentation devra également s’accompagner d’un élargissement de la formation des personnels soignants. Cette formation, conçue pour les seuls médecins dans le cadre de l’expérimentation, pourrait être étendue avec profit à l’ensemble des personnels soignants, en particulier aux infirmiers.

Par ailleurs, Yann Bisiou, maître de conférences à l’université de Montpellier, est de ceux qui considèrent que la formation est effectivement au cœur du dispositif, et souligne qu’elle doit concerner non seulement les professionnels de santé mais aussi les patients, voire au-delà, les travailleurs sociaux ainsi que les acteurs de la chaîne répressive. S’agissant des seuls professionnels de santé, il plaide ainsi pour que la formation initiale qui sera dispensée au début soit approfondie, pour ceux qui le souhaiteraient, par des modules intégrés dans le dispositif de développement professionnel continu, DPC ([122]). Le rapporteur partage cette recommandation.

Proposition : Inclure dans les orientations pluriannuelles prioritaires de développement professionnel continu la prescription du cannabis et l’accompagnement des patients et étendre à l’ensemble des personnels soignants les efforts de formation destinés actuellement aux seuls médecins.

 

De manière plus générale, c’est la formation et la sensibilisation de l’ensemble de la chaîne pénale, en particulier celle des magistrats, des policiers et des gendarmes, qui doit être envisagée. Il est important d’anticiper la manière dont seront effectués les contrôles des patients et, en particulier, les pièces qui leur permettront de justifier l’usage de cannabis. La production d’une ordonnance devrait permettre d’éviter les poursuites. En la matière, néanmoins, des questions techniques demeurent non résolues, comme l’a souligné Mme Catherine Pignon, directrice des affaires criminelles et des grâces (DACG) au ministère de la justice, indiquant lors de son audition que le caractère non falsifiable des ordonnances devrait être garanti, ce qui n’était pas chose aisée.

Maître Ingrid Metton, entendue par la mission le 26 février 2020, soulignait également un risque de multiplication des interpellations de patients souffrant d’autres pathologies graves que celles pour lesquelles des traitements à base de cannabis seront autorisés. Ces interpellations, qui aboutissent généralement à des dispenses de peine, entraînent une inscription au casier judiciaire et des conditions de poursuite parfois incompatibles avec l’état de santé des patients. Elles doivent faire l’objet d’une réflexion au cours de l’expérimentation et dans l’hypothèse de son prolongement. Elles rendent particulièrement nécessaires la formation et la sensibilisation des personnels médicaux qui interviennent dans le cadre de ces procédures.

4.   Envisager l’élargissement de l’usage du cannabis thérapeutique à d’autres indications

Les cinq indications ([123]) auxquelles se limite l’expérimentation du cannabis thérapeutique représentent un champ relativement restreint comparé aux indications retenues dans d’autres pays (voir supra) et aux effets bénéfiques dont témoignent certaines associations de patients.

Entendues par la mission d’information, plusieurs associations de patients ont souligné la nécessité d’envisager un élargissement à d’autres indications de la possibilité de recourir au cannabis thérapeutique, une fois validé par l’expérimentation le circuit de prescription et de distribution de ces traitements. Ainsi, M. Philippe Andrieux, représentant de l’association Principes actifs, soulignait lors de son audition le mercredi 19 février 2020, disposer de très nombreux témoignages de patients souffrant notamment de « maladies de Crohn, glaucome à l’œil, migraines céphalées, migraines chroniques, troubles anxieux généralisés, syndromes de stress post-traumatiques » dont l’état connaissait une nette amélioration du fait d’un recours au cannabis.

De même, M. Bertrand Rambaud, président de l’association UFCM-I Care a rappelé que « 41 pathologies avaient été recensées par l’Association Internationale du Cannabis Médical qui regroupe des professionnels de santé en Europe ».

Une réflexion sur l’élargissement des prescriptions à d’autres indications doit donc être menée, d’autant plus que, ainsi que le soulignait Maître Ingrid Metton lors de son audition, la mise à disposition de médicaments à base de cannabis en France est susceptible de susciter un engouement de la part de patients atteints de maladies graves mais ne correspondant pas aux indications retenues, ce qui pourrait entraîner une augmentation du nombre de personnes gravement malades poursuivies.

Proposition : Entamer une réflexion sur l’élargissement de la possibilité de prescrire du cannabis thérapeutique dans le cadre d’autres pathologies que celles retenues pour l’expérimentation.

D.   Créer les conditions de développement d’une filiÈre française

Alors que certains acteurs estiment que près de 700 000 patients pourraient à terme recourir à des traitements médicaux à base de cannabis, la mission d’information regrette que les ministères n’aient pas engagé une démarche volontariste pour déterminer et créer les conditions de développement d’une filière française du cannabis thérapeutique. Celle-ci contribuerait à la souveraineté sanitaire du pays et constituerait un important marché pour l’ensemble de la chaîne de production agricole et de transformation. Cette absence d’anticipation est d’autant plus regrettable que de nombreux acteurs se disent prêts, dans un délai relativement bref, à produire les traitements nécessaires aux patients, sans que cela remette évidemment en cause la production industrielle de chanvre dont notre pays est un des champions.

1.   Le cannabis thérapeutique représente un important marché qu’il importe d’ouvrir aux acteurs français

Les conditions prévues pour l’expérimentation conduiront à une domination totale du marché par des acteurs économiques étrangers, alors même que les acteurs français disposent de compétences permettant à court terme la mise en place d’une filière française.

a.   La culture du chanvre à visée thérapeutique représente un important marché abandonné aux entreprises et aux producteurs étrangers

Les caractéristiques de l’expérimentation créent les conditions, en cas de pérennisation de celle-ci, d’une domination totale du marché par des entreprises et des producteurs étrangers. Alors même que la France est aujourd’hui le premier producteur de chanvre européen (75 % de la production européenne), l’autorisation de l’usage du cannabis à visée thérapeutique sera sans conséquence pour les entreprises et les agriculteurs français.

Si le développement d’une filière nationale est, avant tout, un enjeu de souveraineté sanitaire dont la crise du Covid-19 a rappelé le caractère stratégique, il constitue également un levier important de développement économique pour certains territoires, en particulier ruraux, pour les producteurs agricoles tout comme les laboratoires pharmaceutiques. Le Syndicat professionnel du chanvre (SPC), dans son livre blanc intitulé « Le Cannabis à visée thérapeutique en France. Quelle régulation pour quels patients » (août 2019) souligne ainsi que « de nombreux territoires ruraux métropolitains (Creuse, Morbihan, Ardèche, Finistère, Vendée, Landes…) pourraient bénéficier de ces nouvelles opportunités. C’est également le cas de nombreux territoires d’outre‑mer tels que les Antilles, la Guyane, la Réunion ou les îles du Pacifique, qui possèdent un climat particulièrement favorable à cette culture, permettant ainsi une production écologiquement responsable pour les besoins locaux ainsi que pour les exportations »

Le syndicat professionnel du chanvre estime ainsi que la culture du chanvre, en cas de valorisation de la fleur, est trois fois plus rémunératrice qu’une culture céréalière (voir tableau) ([124]). Ces estimations doivent néanmoins être interprétées avec prudence car elles ne correspondent pas à la seule utilisation thérapeutique de ces fleurs, mais aussi aux usages dits « bien-être ». En outre, elles contredisent les estimations d’autres organisations, notamment celles de l’interprofession du chanvre. Mme Fichaux, directrice d’InterChanvre, lors de son audition du 3 juin 2020, a ainsi présenté à la mission différents systèmes de « chaînes de valeur » soulignant que le chanvre industriel permettait actuellement aux agriculteurs de capter la valeur ajoutée, leurs marges s’élevant, en moyenne sur l’ensemble des chanvrières et au cours des cinq dernières années, à 501 € l’hectare, tandis que le cannabis médical, cultivé in door, n’offrirait pas de gain de rendement ou de revenu aux agriculteurs mais bénéficierait aux laboratoires.

Source : Syndicat professionnel du chanvre, Manifeste pour un renouveau de la culture du chanvre, juin 2020.

L’entreprise française Elican Biotech, dont les représentants ont été entendus par la mission d’information le 17 juin 2020, indique, en soulignant les incertitudes qui pèsent sur ces projections, qu’en cas de pérennisation de l’expérimentation, le marché français du cannabis thérapeutique pourrait représenter 500 M€ à un horizon de quatre ou cinq ans et, en conservant les seules indications définies dans le cadre de l’expérimentation, concerner 4 millions de Français. M. Antonio Constanzo, président de l’entreprise britannique EMMAC, a indiqué lors de son audition le 24 juin, qu’il estimait que 600 000 à 700 000 patients pourraient recourir, en France, au cannabis thérapeutique, en fonction des indications retenues.

b.   De nombreux acteurs français sont aujourd’hui prêts à produire

L’impossibilité de développement d’une filière française du cannabis thérapeutique constitue une aberration économique et sanitaire, d’autant plus que de nombreux acteurs français sont aujourd’hui en mesure de produire rapidement des fleurs et des médicaments. Ces compétences concernent l’ensemble de la chaîne de production, de la génétique à la fabrication de médicaments.

La question du calendrier est fondamentale : s’il paraît impossible pour des entreprises françaises de prendre part à l’expérimentation, il est essentiel qu’elles puissent dès à présent développer une recherche et une production afin d’être en mesure, en cas de pérennisation de l’expérimentation, de prendre le relais des produits importés.

La mission d’information, sans prétendre à l’exhaustivité, a pu rencontrer des acteurs portant des projets relativement aboutis qui pourraient constituer les premiers jalons du développement d’une filière française « de la graine au médicament ».

Quelques exemples méritent ainsi d’être évoqués :

 en Creuse, un projet associant des agriculteurs et le laboratoire Centre Lab de Guéret présente un degré de finalisation intéressant. Auditionnés le 19 février 2020, M. Éric Correia, président de l’agglomération du Grand Guéret et M. Jouanny Chatoux, agriculteur, ont précisé que ces cultures pourraient être développées dans un ancien site militaire sécurisé, garantissant la sécurité de la production. Ils ont estimé être en mesure de fournir les premières fleurs au laboratoire dans un délai de dix mois environ ;

 l’entreprise lilloise Elican Biotech, estime être en mesure de fournir des médicaments à une échéance d’1,5 an environ, une fois les autorisations obtenues. Elican prend appui sur une filière française de la graine au médicament comprenant notamment HEMP IT ([125]) et l’ITEIPMAI ([126]) en ce qui concerne les semences et la recherche variétale ; les chanvrières et la filière plantes à parfum, aromatiques et médicinales ; la faculté de pharmacie de Lille, sous la supervision du professeur Thierry Hennebelle, pour la recherche et le développement ainsi que le groupe DELPHARM pour le développement galénique et la production ;

 Stanipharm, société de recherche et développement (R&D) et de production sous contrat pour l’industrie pharmaceutique, dispose aujourd’hui d’une expertise en matière d’extraction supercritique au CO2 et de production d’huile et de capsule. Frantz Deschamps, président de l’entreprise, a insisté auprès de la mission sur le fait que l’ensemble des acteurs de la chaîne française étaient prêts. Il a estimé que les travaux de son entreprise pourraient commencer deux ans après la délivrance de l’autorisation, temps qu’il estime nécessaire à la production de fleurs standardisées ;

 le groupe coopératif agricole InVivo avait déposé, dès 2019 et l’annonce de l’expérimentation, une demande de dérogation auprès de l’ANSM afin de pouvoir cultiver du cannabis à des fins thérapeutiques et mener des travaux agronomiques. La coopérative estimait, une fois l’autorisation de l’ANSM obtenue, être en mesure de proposer une production standardisée en dix-huit mois environ. Les représentants du ministère de l’agriculture ont néanmoins indiqué aux membres de la mission que la coopérative avait renoncé à son projet en raison des conséquences de la crise du Covid-19 ([127]) mais également des retards pris dans le lancement de l’expérimentation.

Ces quelques exemples témoignent de l’expertise française – de la sélection variétale à la transformation galénique – et de la nécessité d’organiser rapidement une filière nationale afin que celle-ci puisse, au terme de l’expérimentation, prendre le relais des produits importés et concurrencer les entreprises étrangères.

2.   Lever dès à présent les freins politiques, juridiques et administratifs qui empêchent, pour l’heure, la constitution d’une filière française

a.   La mission regrette l’absence d’un véritable dialogue interministériel, préalable nécessaire au développement d’une filière française

La mission d’information commune a, dès le début de ses travaux, jugé préoccupante l’impossibilité de développer une filière française de production et de transformation du chanvre à visée thérapeutique.

Comme cela a déjà été indiqué, cette impossibilité résulte du droit actuellement en vigueur :

– l’article R. 5132-86 du code de la santé publique interdit « la production, la fabrication, le transport, l’importation, l’exportation, la détention, l’offre, la cession, l’acquisition ou l’emploi (…) du cannabis, de sa plante et de sa résine, des produits qui en contiennent ou de ceux qui sont obtenus à partir du cannabis, de sa plante ou de sa résine » ainsi que des « tétrahydrocannabinols » ;

– tandis que l’arrêté du 22 août 1990 portant application de l’article R. 5132-86 du code de la santé publique pour le cannabis précise que « sont autorisées la culture, l’importation, l’exportation et l’utilisation industrielle et commerciale (fibres et graines) des variétés de Cannabis sativa L. répondant aux critères suivants : 1) la teneur en delta-9-tétrahydrocannabinol de ces variétés n’est pas supérieure à 0,20 % ; 2) la détermination de la teneur en delta-9-tétrahydrocannabinol et la prise d’échantillons en vue de cette détermination sont effectuées selon la méthode communautaire prévue en annexe ».

La culture de variétés de cannabis plus dosées en THC que celles autorisées par l’arrêté du 22 août 1990, ainsi que, généralement, l’interdiction d’exploiter la fleur de ces plantes rendent aujourd’hui impossible la participation d’agriculteurs et de laboratoires français à l’expérimentation.

Une évolution du droit est donc un préalable nécessaire au développement de cette filière et exige un dialogue interministériel volontariste et dynamique. La mission d’information qui a entendu successivement le ministère des solidarités et de la santé (DGS), le ministère de l’intérieur (délégation à la sécurité routière), le ministère de la justice et le ministère de l’agriculture a constaté, ainsi que cela a été précédemment souligné, une inertie de l’administration concernant la publication du décret dont dépend le lancement de l’expérimentation.

En outre, la mission a pu constater qu’aucune réflexion n’avait été engagée sur le développement d’une filière française du cannabis thérapeutique. Les membres de la mission appellent donc de leurs vœux un dialogue interministériel accéléré et plus volontariste sur ce point.

Proposition : Stimuler le dialogue interministériel afin de permettre le développement d’une filière entièrement française du cannabis thérapeutique.

b.   Une modification du droit est aujourd’hui urgente pour permettre le développement rapide d’une filière française

Afin de permettre, aussi rapidement que possible, le développement d’une filière française de production du cannabis thérapeutique, une modification du droit est indispensable.

Provisoirement, il pourrait être envisagé de favoriser la délivrance de dérogations à l’interdiction générale de produire par le directeur général de l’ANSM aux fins de recherche et de contrôle en application du II de l’article R. 5132-86 du code de la santé publique. Ces dérogations pourraient permettre aux entreprises et producteurs ainsi habilités de mettre en place une chaîne de production qui, si elle répond aux exigences de qualité qui pèsent sur ces médicaments, pourrait ensuite être pérennisée. Cette solution, qui constitue un pis-aller, semble néanmoins insuffisamment ambitieuse.

La mission d’information préconise donc l’adoption rapide d’une disposition législative autorisant la production, la fabrication, le transport, l’importation, l’exportation, la détention, l’offre, la cession, l’acquisition ou l’emploi de l’ensemble de la plante de cannabis lorsque ces opérations ont pour objectif, dans des conditions définies par décret, de permettre la fourniture de traitements à base de cannabis à des patients souffrant d’une liste de pathologies également fixée par décret. Dans ce contexte, la liste des variétés autorisées, fixée actuellement par décret, devra être élargie pour permettre, dans ce cas précis, la culture de variétés davantage dosées en THC.

Proposition : Inscrire dans le code de la santé publique la possibilité de produire, transporter, fabriquer, importer, exporter, détenir, offrir, céder, acquérir et employer l’ensemble de la plante de cannabis ainsi que de variétés contenant plus de 0,2 % de THC afin de permettre, dans un cadre fixé par décret, de fournir des traitements à base de cannabis aux patients souffrant d’une liste de pathologie également fixée par décret.

Si cette seconde option est mise en œuvre, la production et la fabrication de médicaments à base de cannabis devra être encadrée et régulée.

c.   Organiser et réguler la production de cannabis et de médicaments à base de cannabis

L’expérimentation devrait permettre de garantir un circuit de prescription et de distribution sécurisé des médicaments à base de cannabis. En revanche, la constitution d’une filière française de la graine au médicament implique de penser la régulation de l’amont de la filière.

De nombreux modèles d’encadrement de la production de cannabis thérapeutique existent aujourd’hui. Il importe de parvenir à un équilibre entre initiative privée et régulation publique qui permette le développement d’une industrie française du cannabis thérapeutique d’excellence offrant des produits suffisamment variés pour répondre à l’ensemble des besoins des patients et les dissuader de recourir au marché noir. Le modèle italien, proche du monopole étatique, dans lequel la production de cannabis thérapeutique est confiée à l’armée a montré les limites d’un tel système, qui tend à conduire à une production de qualité médiocre et insuffisamment variée. L’Allemagne, tout comme le Canada, a choisi des modèles de production fondés sur des producteurs privés disposant d’une licence délivrée par l’Agence du cannabis en Allemagne et Santé Canada au Canada.

 

 

L’Agence du cannabis allemande ([128]), placée sous l’égide de l’Institut fédéral des médicaments et des appareils médicaux, constitue un modèle intéressant qui pourrait éventuellement être transposé en France afin de garantir le contrôle tant de la culture, que de la qualité, de la transformation et du stockage du cannabis thérapeutique.

Proposition : Confier à un organe public la régulation du cannabis thérapeutique, chargé du contrôle de la culture, de la qualité, de la transformation et du stockage des produits.

 

 


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SOMMAIRE DU RAPPORT
SUR LE « CHANVRE BIEN-ÊTRE »

 

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AVANT-PROPOS DU PRÉSIDENT

AVANT-PROPOS DU RAPPORTEUR GÉNÉRAL

SYNTHÈSE DU RAPPORT

LISTE DES PROPOSITIONS

INTRODUCTION

I. LE CANNABIDIOL (CBD) EST AU CŒUR DU DÉVELOPPEMENT EN FRANCE ET EN EUROPE D’UN MARCHÉ DES PRODUITS DU « CHANVRE BIEN-ÊTRE »             

A. Le CBD est une molÉcule issue du chanvre dont les effets sur l’organisme n’ont rien À voir avec le delta-9 tétrahydrocannabinol (THC), cannabinoïde stupÉfiant.             

1. Le CBD n’est qu’un cannabinoïde parmi des dizaines d’autres générés par la plante de chanvre.             

2. Les effets du CBD sur l’organisme ne peuvent être assimilés à ceux du THC, dont ils diffèrent radicalement.             

3. Le CBD ne peut, toutefois, être obtenu à partir de la fleur de chanvre sans contenir des traces, même infimes, de THC.             

B. De nouveaux marchÉs Émergent en Europe autour de produits de chanvre dit « de bien-Être » contenant du CBD.             

1. L’économie du « chanvre bien-être » correspond à une demande sociétale croissante en produits apaisants d’origine naturelle.             

2. Le marché du « chanvre bien-être » offre des perspectives de croissance en France et en Europe plus ou moins prometteuses selon le type de produit.             

 

II. LES ATOUTS DONT DISPOSE LA FRANCE POUR DÉVELOPPER UNE FILIÈRE COMPÉTITIVE DU CHANVRE BIEN-ÊTRE SONT GÂCHÉS PAR UN ENVIRONNEMENT JURIDIQUE TROP RESTRICTIF, DIFFICILEMENT APPLICABLE ET AUJOURD’HUI REMIS EN CAUSE             

A. La France dispose d’un avantage comparatif par rapport À ses concurrents dans le secteur du chanvre et devrait pouvoir structurer facilement une filiÈre nationale du « chanvre bien-Être ».             

1. La France a su conserver au fil des années une filière du chanvre dotée d’importantes capacités de production et de compétences reconnues en recherche variétale.             

2. De nombreux acteurs paraissent prêts à investir massivement dans la structuration d’une filière française du « chanvre bien-être ».             

B. La rÉglementation nationale actuelle, tout aussi restrictive que difficilement applicable, pÉnalise la filiÈre française au dÉtriment de ses concurrents Étrangers.             

1. Les critères posés par la réglementation nationale rendent de facto le CBD d’origine naturelle quasiment impossible à produire ou à importer en France.             

2. Le CBD disponible actuellement sur le marché français est presque exclusivement importé, parfois dans des conditions non conformes à la réglementation nationale.             

3. La réglementation française devra probablement évoluer sous la pression du droit de l’Union européenne.             

C. Compte tenu du flou qui entoure le statut international du CBD, la commission europÉenne a bloquÉ le dÉveloppement du marchÉ par une approche excessivement restrictive, aujourd’hui remise en cause par l’arrÊt « kanavape ».             

1. L’exclusion expresse du CBD de la convention unique de 1961 relative aux produits stupéfiants tarde à être officialisée au niveau international en dépit de la demande formulée sur ce point par l’Organisation mondiale de la santé (OMS).             

2. Par son interprétation restrictive de la Convention de 1961, aujourd’hui remise en cause par la CJUE au travers de son arrêt « Kanavape », la Commission européenne a porté un coup d’arrêt brutal à l’économie du chanvre bien-être sur le continent.             

III. LA FRANCE DOIT PROFITER DE L’OPPORTUNITÉ OFFERTE PAR L’ARRÊT « KANAVAPE » POUR GARANTIR AU MARCHÉ DU CHANVRE « BIEN-ÊTRE » UN ENVIRONNEMENT RÉGLEMENTAIRE FAVORABLE À SON DÉVELOPPEMENT DANS LE RESPECT DE LA SANTÉ DU CONSOMMATEUR             

A. Faire Évoluer la rÉglementation nationale, et en prioritÉ l’arrÊtÉ du 22 août 1990, pour donner un statut clair au cbd naturel et permettre le dÉveloppement d’une filiÈre française du CBD             

1. L’arrêt « Kanavape » rend inévitable la reconnaissance aux niveaux national et européen de l’exploitation de toutes les parties de la plante de chanvre à des fins industrielles.             

a. La suppression de la restriction française portant sur l’exploitation des seules fibres et graines de chanvre             

b. L’abandon définitif de l’exclusion européenne du CBD d’origine naturelle

2. La commercialisation des fleurs de CBD peut désormais être envisagée sous conditions.             

3. La fixation de seuils en THC dans les produits finis, idéalement harmonisés au niveau européen, devrait permettre de débloquer le marché français.             

a. Le relèvement inévitable des seuils de THC dans les produits finis au CBD

b. La nécessité de fixer des seuils de THC par catégorie de produits

c. Les voies d’une harmonisation au niveau européen

4. La refonte de l’arrêté du 22 août 1990 doit être également l’occasion de faciliter la diversification des cultures et la recherche variétale.             

a. L’éventuel élargissement du catalogue français des variétés de chanvre aux variétés du catalogue européen             

b. La question de l’élévation du taux de THC autorisé en culture

c. Le déblocage des expérimentations variétales

B. Appliquer une rÉglementation stricte pour garantir au consommateur un usage sÉcurisÉ des produits au CBD             

1. Le dispositif national destiné à prévenir tout mésusage du CBD par les consommateurs doit être conforté.             

2. Le code de la route devrait être réformé afin de mieux sensibiliser le consommateur sur les impératifs de sécurité routière             

3. Toutes les facilités offertes par la réglementation française doivent être utilisées, voire renforcées, afin de rassurer le consommateur sur l’innocuité des produits et l’informer des effets indésirables potentiels             

a. La fixation de doses journalières recommandées pour les produits au CBD destinés à être ingérés             

b. La pertinence des dispositifs de vigilance sanitaire permettant d’organiser la remontée rapide d’éventuels effets indésirables liés à la consommation de compléments alimentaires et de cosmétiques au CBD             

c. Le renforcement de la réglementation des produits à fumer contenant du CBD dans une optique de protection des consommateurs, notamment des plus jeunes             

i. Le cas particulier des fleurs des CBD

ii. L’application aux e-liquides de CBD de la réglementation relative aux produits du vapotage 

iii. Les avantages d’une implication des buralistes dans la distribution des produits à fumer contenant du CBD             

4. En matière de produits alimentaires, la procédure d’évaluation dite des « Nouveaux aliments » (novel food) peut constituer une opportunité d’innovation pour la filière française et de réassurance du consommateur européen             

ANNEXE 1 : DROIT APPLICABLE AU CBD DANS LA PLUPART DES PAYS EUROPÉENS ET AU CANADA             

I. TABLEAU I : RÉGIMES D’AUTORISATION

II. TABLEAU II : SEUILS EN DELTA-9 TETRAHYDROCANNABINOL (THC)

ANNEXE 2 : COPIE DU COURRIER ADRESSÉ AU GOUVERNEMENT PAR LA MISSION D’INFORMATION LE 27 JUILLET 2020             

ANNEXE 3 : CONTRIBUTION DE M. LAMBERT


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   AVANT-PROPOS DU PRÉSIDENT

L’Assemblée nationale a, il y a maintenant un an, constitué en son sein une mission d’information sur la réglementation et l’impact des différents usages du cannabis. Signe de l’importance du sujet, cette mission d’information est commune à six commissions permanentes ([129]).

L’objectif de la mission d’information, composée d’une trentaine de parlementaires de la majorité et des différents groupes d’opposition, est de proposer un état des lieux et d’explorer les enjeux liés aux différents usages du cannabis (thérapeutique, bien-être et récréatif) et à la filière du chanvre.

Après avoir consacré ses premières auditions à un panorama général sur la situation du cannabis en France, la mission s’est concentrée sur la question du cannabis thérapeutique, et a publié en septembre dernier un premier rapport d’étape ([130]) formulant dix propositions afin de lancer enfin l’expérimentation tant attendue par les patients et les professionnels de santé.

Le présent rapport est quant à lui consacré à la question du chanvre « bien‑être », ou CBD. Il s’agit d’un des cannabinoïdes présents dans le chanvre, sans effet stupéfiant mais dont l’utilisation se développe avec l’ouverture de boutiques spécialisées ainsi que dans différents secteurs comme les compléments alimentaires ou la cosmétique. Aujourd’hui, le développement de ces activités est malheureusement freiné par des incertitudes juridiques fortes et une grande frilosité des pouvoirs publics.

Entre juillet et octobre, la mission d’information a auditionné l’ensemble des acteurs du dossier : directions d’administration centrale, fédérations des secteurs concernés, scientifiques, représentants de la commission européenne, avocats et universitaires, entreprises spécialisées mais aussi des représentants de territoire qui souhaitent développer cette activité.

Par ailleurs, à la mi-novembre, la Cour de justice a rendu un arrêt très attendu sur la question, arrêt qui oblige à une profonde remise en cause de la réglementation jusque-là excessivement restrictive appliquée en France. Un travail interministériel est en cours pour modifier cette réglementation et le présent rapport a vocation à contribuer à ce travail.

 

Depuis novembre, la mission continue ses travaux sur la question du cannabis récréatif, ou « stupéfiant », et présentera un rapport au printemps. Sur ce sujet, comme sur celui du CBD, il convient d’avoir une approche rationnelle, qui recherche les conditions d’une meilleure efficacité dans la lutte contre les drogues et la prévention des addictions ainsi que la préservation de la sécurité des Français. C’est la ligne suivie par la mission d’information depuis le début de ses travaux.

Robin Reda


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   AVANT-PROPOS DU RAPPORTEUR GÉNÉRAL

Après avoir travaillé sur le cannabis thérapeutique, la mission d’information dont j’ai l’honneur d’être rapporteur général, s’est penchée sur la question du chanvre dit bien-être ou plus communément appelé CBD.

À bien des égards, le CBD est aujourd’hui la victime collatérale de l’approche essentiellement sécuritaire du cannabis dans notre pays : alors qu’il est pourtant dénué d’effets psychotropes contrairement au THC, le CBD voit son développement freiné par une réglementation totalement inadaptée et par une volonté des pouvoirs publics de ne pas banaliser l’usage du cannabis.

Cette situation est d’autant plus regrettable et incompréhensible, qu’elle empêche totalement le développement d’une filière française alors même que nous disposons de capacités de production qui n’ont rien à envier à nos voisins européens et que de très nombreux acteurs manifestent d’ores et déjà leur enthousiasme et leur envie de développer le secteur pour répondre à une demande que nous sentons forte, de plus en plus présente et de plus en plus impatiente.

La mise en place d’une filière française est un souhait du président de la République lui-même et il est regrettable que la rigidité de la législation encourage et favorise les stratégies de contournement avec pour conséquence que les consommateurs choisissent de se tourner vers l’étranger ou sur internet pour obtenir ces produits.

Si pendant un temps, les pouvoirs publics ont pu justifier leur approche restrictive par un flou juridique international et européen sur la législation applicable au CBD, celle-ci apparaît aujourd’hui caduque depuis l’arrêt Kanavape du 19 novembre 2020 de la Cour de Justice de l’Union européenne. Cet arrêt précise que la réglementation actuelle concernant le CBD doit évoluer. Cette décision est capitale pour la réglementation française, qui sera donc contrainte de s’adapter pour s’aligner à la législation européenne et offre ainsi une voix et un espoir pour la filière française.

Le présent rapport émet de nombreuses propositions, avec comme priorité immédiate la refonte de l’arrêté du 22 août 1990 sur la réglementation du cannabis en France et de nombreuses propositions afin de :

– lever les freins entravant le développement de ce secteur à toutes les étapes (recherche, production agricole, transformation, distribution…) ;

– garantir au consommateur une sécurité totale sur le produit quel que soit le vecteur (cosmétiques, compléments alimentaires…) ;

– clairement distinguer ce secteur de celui du cannabis récréatif.

J’espère que ces propositions permettront d’avancer vers une évolution de la législation en vigueur et pourront enfin permettre de lancer une nouvelle filière d’excellence française.

Jean-Baptiste Moreau


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   SYNTHÈSE DU RAPPORT

Conformément à sa vocation, qui consiste à effectuer un état des lieux des enjeux liés aux différents usages du cannabis, la mission d’information parlementaire constituée au début de l’année 2020 au sein de six commissions permanentes (commission des affaires économiques, commission des affaires sociales, commission des lois, commission des finances, commission des affaires culturelles et éducatives et commission du développement durable) s’est penchée à partir de l’été dernier sur le cannabidiol, ou « CBD », qui est une composante du chanvre particulièrement en vogue et, en même temps, souvent méconnue ou mal appréhendée.

Cette molécule, qui peut être facilement extraite de la plante selon des procédés éprouvés, procure des effets relaxants distincts de ceux du THC, cannabinoïde euphorisant et addictif. Elle peut être intégrée dans divers produits de consommation courante (aliments, cosmétiques, huiles, e-liquides, etc.) et son utilisation industrielle aux États-Unis générerait déjà un chiffre d’affaires de plusieurs milliards de dollars.

Son exploitation préfigure une voie nouvelle des utilisations industrielles du chanvre, au-delà de l’isolation des bâtiments, du jardinage et du commerce des graines. Éminemment différente de l’usage dit « récréatif » du chanvre, cette « troisième voie » doit également être traitée de manière distincte de son utilisation thérapeutique dans la mesure où les produits au CBD n’ont pas une vocation à guérir ou à prévenir des pathologies médicales, mais à apporter un « bien-être » analogue à ce que l’on trouve déjà dans des compléments alimentaires ou des infusions.

Entre juillet et octobre 2020, la mission d’information a auditionné la plupart des acteurs concernés : directions d’administration centrale, scientifiques, fédérations professionnelles, représentants de la Commission européenne, avocats et universitaires, entreprises spécialisées mais aussi des représentants de territoires qui souhaitent se développer sur ce nouveau marché. Dans le souci d’avoir la vision la plus large possible des options réglementaires disponibles, les parlementaires français ont adressé un questionnaire à leurs homologues européens via le Centre européen de recherche et de documentation parlementaires (CERDP) et, ainsi, pu recueillir des données sur les législations en vigueur dans 27 pays.

Ces travaux ont permis de constater que le développement de cette filière en France est freiné par des incertitudes juridiques fortes et une certaine frilosité des pouvoirs publics, tant nationaux qu’européens. La mission d’information estime que ces réticences, qui résident essentiellement dans la crainte démesurée du mésusage d’une molécule extraite de la fleur de chanvre, freinent inutilement la croissance d’un marché où la France est en mesure d’acquérir une position dominante en Europe.

Par un arrêt au fort retentissement médiatique rendu le 19 novembre 2020 dans l’affaire dite « Kanavape », la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a fait prévaloir la logique du marché intérieur sur toute autre considération et, ainsi, obligé les autorités à s’engager dans la voie d’un déblocage de la situation. Dans la mesure où le Gouvernement a indiqué, par l’intermédiaire de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictive (MILDECA), qu’il étudiait les modalités de prise en compte du jugement de la CJUE, la mission d’information a souhaité faire œuvre utile en apportant son expertise issue des travaux précités.

Dans la réforme de la réglementation nationale qu’il est en train de mener, le Gouvernement ne saurait se contenter d’une modification a minima de l’arrêté du 22 août 1990 fixant les dérogations à l’interdiction générale de l’usage des produits issus du cannabis. La mission d’information appelle à la prise en compte la plus large possible de tous les aspects juridiques susceptibles de s’appliquer aux produits, transformés ou non, qui contiennent du CBD tout en recommandant le déploiement d’un dispositif d’information, d’évaluation et de contrôle destiné à rassurer le consommateur sur l’innocuité des nouveaux produits qui lui seront proposés. À cette fin, vingt propositions ont été formulées.

Au titre de la refonte de l’arrêté de 1990, la mission d’information appelle, notamment, le Gouvernement à renoncer définitivement au maintien du seuil de 0 % de THC dans les produits finis et d’intégrer au plus vite dans la réglementation nationale des seuils de THC spécifiques à chaque catégorie de produit fini susceptible de contenir du CBD (denrées alimentaires, e liquides, cosmétiques). Un seuil pertinent, situé entre 0,6 % et 1 %, de THC autorisé pour les cultures de chanvre en France, accompagné d’un taux dérogatoire de 1 % pour les territoires ultramarins situés dans des latitudes chaudes, pourrait également être fixé au niveau national.

S’agissant de la protection du consommateur, il est proposé de s’appuyer assez largement sur la réglementation existante en matière de prévention du mésusage des produits ou de « vigilance » sanitaire. Toutefois, le cadre existant devrait être renforcé afin de protéger les publics à risque (mineurs, femmes enceintes). Une réforme du code de la route pourrait également être engagée afin d’aligner le droit applicable à la conduite sous l’emprise de produits stupéfiants sur celui relatif à la conduite sous l’emprise de l’alcool et, ainsi, de mieux éduquer les conducteurs à la consommation de produits contenant des traces de THC.

D’un point de vue général, la mission d’information appelle les autorités nationales et européennes à dépasser les craintes qu’elles éprouvent visàvis des cannabinoïdes et souhaite qu’un appui décisif soit donné à la filière française en cours de structuration.

 


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   LISTE DES PROPOSITIONS

Propositions principales :

N° 1 : faire aboutir le plus rapidement possible les travaux de refonte de l’arrêté du 22 août 1990 afin de sécuriser la filière naissante du « chanvre bien-être », notamment au travers des trois axes ci-après :

- N° 1-1 : supprimer la mention « fibres et graines » figurant à l’article 1er de l’arrêté du 22 août 1990 et inscrire expressément l’autorisation de la culture, de l’importation, de l’exportation et de l’utilisation de toutes les parties de la plante de chanvre à des fins industrielles et commerciales, y compris la fleur ;

- N° 1-2 : renoncer définitivement au maintien du seuil de 0 % de THC dans les produits finis et intégrer au plus vite dans la réglementation nationale des seuils de THC spécifiques à chaque catégorie de produit fini susceptible de contenir du CBD (denrées alimentaires, e liquides, cosmétiques), ces seuils ayant vocation à être définis à partir de doses de toxicité estimées par l’ANSES ;

- N° 1-3 : définir un seuil pertinent, situé entre 0,6 % et 1 %, de THC autorisé dans les cultures de chanvre en France, accompagné d’un taux dérogatoire de 1 % pour les territoires ultramarins situés dans des latitudes chaudes.

N° 2 : supprimer l’article 2 de l’arrêté du 22 août 1990 et regrouper les autorisations de variétés de chanvre au sein des seuls arrêtés ministériels pris sur le fondement du décret n° 81-605 du 18 mai 1981 de façon à accélérer la procédure d’enregistrement des nouvelles variétés

N° 3 : à terme, élargir le catalogue national aux variétés de chanvre les plus pertinentes du catalogue européen.

N° 4 : autoriser rapidement les organisations nationales et locales de producteurs de chanvre à effectuer les expérimentations variétales permettant de mieux définir les besoins d’approvisionnement de la future filière nationale de chanvre bien-être et, à cette fin, modifier le premier alinéa du II de l’article R. 5132-86 du code de la santé publique dans le sens d’une reconnaissance des projets de recherche portant sur l’exploitation de nouvelles variétés à des fins industrielles.

N° 5 : placer les fleurs de CBD sous le statut de « produit à fumer à base de plantes autres que le tabac » et, à cette fin, mettre à la disposition des services de contrôle des outils de détection performants permettant de distinguer précisément les teneurs respectives en CBD et en THC des fleurs de chanvre.

Propositions relatives à la prévention du mésusage des produits au CBD :

N° 6 : continuer à sanctionner les activités promotionnelles susceptibles de constituer une incitation, même non suivie d’effets à l’usage de produits stupéfiants.

N° 7 : intensifier les actions contre les producteurs et distributeurs qui font état d’allégations thérapeutiques sur les produits au CBD.

N° 8 : modifier le code de la route de façon à aligner le droit applicable à la conduite sous l’emprise de produits stupéfiants sur celui relatif à la conduite sous l’emprise de l’alcool et prévoir une norme de consommation de CBD fumé au-delà de laquelle la conduite est fortement déconseillée.

 

 

 

Propositions relatives à la facilitation du marché du CBD au niveau européen :

N° 9 : veiller à ce que la Commission européenne tire intégralement les conséquences de l’arrêt « Kanavape » en modifiant le catalogue CosIng et en reprenant l’examen des dossiers d’autorisation déposés pour le CBD au titre de la procédure des Nouveaux aliments.

N° 10 : engager une réflexion avec les autres États membres de l’Union européenne afin de parvenir à des teneurs limites de THC harmonisées et, s’agissant des produits alimentaires, faire aboutir les travaux engagés dans le cadre du comité permanent (SCOPAFF).

N° 11 : obtenir de la Commission européenne l’autorisation d’utiliser des allégations de santé spécifiques au CBD dans les produits alimentaires et les compléments alimentaires.

Propositions relatives à la réglementation sanitaire des produits aux CBD :

N° 12 : définir des doses journalières recommandées (DJR), non contraignantes, de consommation de CBD et les mentionner sur les emballages des produits aux côtés d’avertissements sur les risques actuellement connus pour la santé humaine (atteintes hépatiques et interactions médicamenteuses).

N° 13 : exclure les publics à risque (enfants et femmes enceintes) des produits contenant du CBD.

N° 14 : sensibiliser les acteurs de la cosmétovigilance et de la nutrivigilance (industriels et professionnels de santé) sur l’importance qui s’attache à la remontée des éventuels effets indésirables des produits cosmétiques et des compléments alimentaires au CBD.

N° 15 : s’assurer que les produits à fumer contenant du CBD (vapotage et, le cas échéant, les fleurs) sont soumis à une réglementation au contenu similaire imposant des avertissements sanitaires spécifiques et interdisant toute publicité ainsi que la vente aux mineurs de moins de dix-huit ans.

Propositions relatives à la réglementation des Nouveaux aliments :

N° 16 : inciter les grandes entreprises françaises de l’industrie alimentaire et des compléments alimentaires à déposer dès que possible des dossiers auprès de la Commission européenne afin d’obtenir, avec exclusivité des données, le droit de commercialiser des produits au CBD comme Nouveaux aliments dans l’Union européenne.

N° 17 : mettre en place un dispositif d’accompagnement des petites et moyennes entreprises dans les démarches d’autorisation de Nouveaux aliments qu’elles souhaiteraient entreprendre pour des produits au CBD.

Propositions diverses :

N° 18 : inciter à la structuration d’une filière du « chanvre bien-être » autour, notamment, du Syndicat professionnel du chanvre et d’InterChanvre afin de renforcer la défense des intérêts des professionnels aux niveaux national et européen.

N° 19 : veiller à impliquer largement le réseau des buralistes dans la distribution des produits à fumer contenant du CBD.

N° 20 : inviter les établissements publics français de recherche, notamment l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), à engager des travaux visant à améliorer la connaissance des apports du CBD dans la réduction de la dépendance au THC et des effets nocifs de ce dernier sur l’organisme.

 


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   INTRODUCTION

Les mots utilisés par une société donnée pour nommer une chose sont souvent révélateurs du rapport que les membres de cette société entretiennent avec cet objet. Pendant des siècles, le chanvre, qui permettait d’habiller les paysans français et d’alimenter les corderies nécessaires au développement de la marine royale, a été désigné sous son seul nom botanique. L’usage, en cette fin du vingtième siècle, de sa dénomination latine (cannabis) permet d’insinuer qu’il s’agit d’autre chose, et en particulier d’un produit stupéfiant, alors qu’il s’agit bien de la même plante.

Les inquiétudes légitimes qui s’attachent à l’usage d’un produit stupéfiant empêchent l’opinion publique et, au-delà, les autorités de l’État d’appréhender de manière sereine les usages non stupéfiants de cette plante. Or, ceux-ci se sont considérablement développés au cours des dernières décennies, notamment avec la découverte des dizaines de cannabinoïdes qui irriguent la fleur et les feuilles de chanvre. Ces molécules, qui ne peuvent être réduites à celle produisant les effets stupéfiants de la plante (delta‑9-tetrahydrocannabinol ou THC), disposent d’un potentiel important en termes de bien-être humain et animal, voire en termes d’amélioration de la santé. C’est ce potentiel de « chaînes de valeur innovantes » qui, associé aux vertus intrinsèques de la culture de la plante, permet à l’Association européenne du chanvre industriel ([131]) d’affirmer que le chanvre est au cœur de la « relance verte » dans laquelle l’Union européenne doit s’engager dès à présent ([132]).

Découvert chimiquement en 1940, mais resté longtemps sans recherche appliquée, le cannabidiol (CBD) incarne parfaitement les atouts économiques des cannabinoïdes issus du chanvre. Cette molécule, qui peut être facilement extraite de la plante selon des procédés éprouvés, procure des effets relaxants distincts de ceux du THC, cannabinoïde euphorisant et addictif. Elle peut être intégrée dans divers produits de consommation courante (aliments, cosmétiques, huiles, e-liquides, etc.) et son utilisation industrielle aux États-Unis générerait déjà un chiffre d’affaires de plusieurs milliards de dollars.

Bien que le CBD soit le principe actif d’un médicament contre l’épilepsie actuellement sur le marché (Epidiolex), cet usage du « cannabis » ne saurait être réduit à sa composante médicale. Son exploitation préfigure une voie nouvelle des utilisations industrielles du chanvre, au-delà de l’isolation des bâtiments, du jardinage et du commerce des graines.

Cette « troisième voie », différente de la voie thérapeutique ou récréative, doit être traitée de manière distincte par les pouvoirs publics si ceux-ci souhaitent développer une filière nationale.

Malheureusement, la France n’a, jusqu’à présent, pas su accompagner les initiatives individuelles qui se sont développées sur son territoire, qu’il s’agisse de la métropole ou des outre-mer. Dans une circulaire du 23 juillet 2018, la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) du ministère de la justice reconnaissait que « les conditions de [l’] utilisation industrielle ou commerciale [du CBD] sont particulièrement restrictives » en ce qu’elles se fondent, en grande partie, sur un arrêté ministériel du 22 août 1990 fixant de manière limitative les « dérogations » à l’interdiction générale de l’usage des produits stupéfiants issus du « cannabis ». L’histoire de la société Kanavape, qui proposait des dispositifs de vaporisation contenant du CBD et a été poursuivie pénalement après sa création en 2014 pour commerce illicite de préparations « vénéneuses » et incitation à l’usage de stupéfiants, illustre le caractère répressif de la réglementation française et, au-delà même des aspects juridiques, la crainte des autorités de laisser prospérer des produits issus de la fleur de chanvre. Comme l’indiquait lui‑même le fondateur de la société Kanavape, M. Sébastien Béguerie, dans un entretien au journal « Libération » le 23 octobre 2019, « c’est le mot cannabis qui a fait peur ([133]) ».

Cette crainte quelque peu irrationnelle empêche la France de tirer profit de sa capacité de production de chanvre, éminente sur le continent européen, pour développer de nouveaux produits dans des secteurs économiques où elle dispose des champions internationaux, en particulier l’industrie des compléments alimentaires et la filière des cosmétiques. La situation en devient quasiment ubuesque : tandis que des producteurs, situés dans des territoires aussi divers que la Bretagne, la Creuse ou l’île de La Réunion, annoncent qu’ils sont prêts à se lancer dans une production à usage industriel, la société Kanavape a été contrainte de s’approvisionner auprès de la République tchèque pour obtenir du CBD d’origine naturelle !

Comme c’est souvent le cas lorsqu’une impasse surgit au niveau national, l’espoir d’un déblocage est venu de l’Union européenne et, plus précisément, de son juge. En affirmant, dans un arrêt du 19 novembre 2020 rendu précisément dans l’affaire « Kanavape », que la réglementation française du CBD devait se conformer aux impératifs de la libre circulation des marchandises inscrits dans les traités fondateurs, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a laissé s’entrouvrir une porte dans laquelle dans laquelle notre pays doit désormais s’engouffrer.

Dans la mesure où le Gouvernement a indiqué, par la voie de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictive (MILDECA), qu’il étudiait les modalités de prise en compte du jugement de la CJUE, la mission d’information a souhaité être utile en apportant son expertise issue des multiples auditions menées depuis le mois de juillet dernier.

Jusqu’au 7 octobre 2020, les parlementaires ont mené treize auditions et trois tables rondes réunissant des avocats, des experts en addictologie et en pharmacologie, des producteurs de chanvre, des représentants des filières économiques concernées (buralistes, compléments alimentaires, cosmétiques) ainsi que les administrations susceptibles d’apporter un éclairage sur les réglementations applicables à certains produits (direction générale de la santé, agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé). L’Association européenne du chanvre industriel (AECI/EIHA) et les services de la Commission européenne spécialisés dans le domaine de la sécurité alimentaire ont été consultés afin, notamment, d’obtenir des éclaircissements sur la procédure d’autorisation des « Nouveaux aliments » (novel food). Dans le souci d’avoir la vision la plus large possible des options réglementaires disponibles, les parlementaires français ont adressé un questionnaire à leurs homologues européens via le Centre européen de recherche et de documentation parlementaires (CERDP) et, ainsi, pu recueillir des données sur les législations en vigueur dans 27 pays.

Ces différents travaux ont permis de confirmer les propriétés relaxantes et non stupéfiantes du cannabidiol sur l’organisme humain, le principal enjeu réglementaire résidant dans la présence de traces de THC dans le CBD d’origine naturelle. Bien qu’il soit encore difficile d’appréhender précisément le potentiel de développement des différents marchés, cette molécule a incontestablement vocation à être l’aiguillon d’une « nouvelle économie du chanvre bien-être » en France et en Europe (partie I).

Avant que la CJUE ne fasse prévaloir la logique du marché unique européen dans son arrêt « Kanavape », les obstacles au développement de ce marché étaient multiples : ils résidaient en priorité dans les dispositions de l’arrêté précité du 22 août 1990, qui, telles qu’interprétées de manière restrictive par la MILDECA en 2018, aboutissaient à n’autoriser en France que le CBD d’origine synthétique. Des verrous étaient également apparus au niveau européen en raison de l’application au CBD, effectuée par les services de la Commission européenne, des dispositions des conventions internationales relatives aux stupéfiants sous le prisme des « extraits de cannabis ». Dans ses conclusions sur l’affaire « Kanavape », le juge européen a expressément remis en cause ces deux approches (partie II).

Dans la réforme de la réglementation nationale qu’il est en train de mener, le Gouvernement ne saurait se contenter d’une modification a minima de l’arrêté du 22 août 1990. La mission d’information appelle à la prise en compte la plus large possible de tous les aspects juridiques susceptibles de s’appliquer aux produits, transformés ou non, qui contiennent du CBD. Ainsi, la commercialisation des fleurs devrait être explicitement autorisée sous conditions. Des seuils de THC devraient être fixés par catégorie de produits à l’instar de ce qui est mis en œuvre dans certains pays (le Canada, par exemple) et une harmonisation européenne paraît, sur ce point, souhaitable. Enfin, le droit applicable à la culture du chanvre devrait pouvoir évoluer de façon à faciliter la diversification des variétés de plante utilisées (partie III-A).

Tout naturellement, le développement du marché ne saurait s’effectuer sereinement sans l’appui d’un dispositif destiné à rassurer le consommateur sur l’innocuité des nouveaux produits qui lui seront proposés. C’est précisément ce qui a été réclamé à la fin de l’année dernière par l’Institut national de la consommation (INC) ([134]). À cette fin, il conviendrait d’appliquer au CBD les dispositifs de surveillance déjà en vigueur pour certains marchés (nutrivigilance et cosmétovigilance), de renforcer la réglementation des produits à fumer, notamment à destination des publics les plus fragiles, et de modifier le code de la route afin de mieux éduquer les conducteurs à la consommation de produits contenant des traces de THC. S’agissant des produits alimentaires, la prééminence du droit de l’Union européenne applicable aux « Nouveaux aliments » doit amener la France à tirer profit de cette réglementation spécifique pour acquérir une position privilégiée sur le marché européen (partie III-B).

*

*   *

À la faveur d’une demande croissante des consommateurs en produits relaxants d’origine naturelle, le CBD est devenu progressivement le symbole d’un marché en développement bloqué par la crainte du « cannabis » perçu de manière globale. La mission d’information appelle la France à dépasser cette peur et à distinguer dans une terminologie usuelle le THC, qui est une molécule du chanvre aux effets stupéfiants susceptible d’être utilisée à des fins médicales ou récréatives, et le « chanvre bienêtre », qui regroupe le CBD et, probablement, d’autres cannabinoïdes non stupéfiants destinés à améliorer les bienfaits sur l’organisme de certains produits de consommation courante.

Aidé par une réglementation pertinente garantissant innovation et protection, le chanvre français peut renouer le fil de son histoire ancienne et prestigieuse.


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I.   LE CANNABIDIOL (CBD) EST AU CŒUR DU DÉVELOPPEMENT EN FRANCE ET EN EUROPE D’UN MARCHÉ DES PRODUITS DU « CHANVRE BIEN-ÊTRE »

« Cannabis légal » pour les uns, « extrait de cannabis » pour d’autres, le cannabidiol, connu également sous son acronyme CBD, voit son image accolée irrémédiablement à celle du produit stupéfiant dont il se distingue pourtant radicalement. Ses effets sédatifs en font une figure de proue de l’économie du « chanvre bien-être » appelée de leurs vœux par certains industriels et distincte des usages « thérapeutiques » ou « récréatifs » du chanvre.

A.   Le CBD est une molÉcule issue du chanvre dont les effets sur l’organisme n’ont rien À voir avec le delta-9 tétrahydrocannabinol (THC), cannabinoïde stupÉfiant.

L’imaginaire populaire voit parfois le « cannabis » comme un tout. Cette conception est fausse : le chanvre est une plante extrêmement complexe dont les composants sont multiples et dont les effets sur l’organisme humain diffèrent d’une molécule à une autre. Il ressort de la littérature scientifique que le CBD et le principe stupéfiant du cannabis (THC) n’ont rien de comparable à l’exception de leur qualité de cannabinoïde.

1.   Le CBD n’est qu’un cannabinoïde parmi des dizaines d’autres générés par la plante de chanvre.

Bien avant que le professeur israélien Raphaël Mechoulam, alors chercheur à l’Institut Weizmann des Sciences, n’identifie le principal principe psychoactif de la plante de cannabis, le delta-9-tetrahydrocannabinol (THC) ([135]), un chimiste américain de l’Université de l’Illinois, le professeur Roger Adams, isolait en 1940 à partir d’un « extrait de chanvre sauvage du Minnesota » un composant répondant à la formule C21H30O2 qui ne présentait « aucune des activités physiologiques caractéristiques de la marijuana » et auquel il a donné le nom de « cannabidiol » ([136]). Le cannabidiol, désigné sous l’acronyme CBD, est un « cannabinoïde », c’est-à-dire une substance chimique susceptible de provoquer via des « récepteurs endocannabinoïdes » (cf. infra) une réponse cellulaire à l’intérieur de certaines parties du corps humain. Lors de son audition par la mission d’information le 8 juillet dernier, M. Alexandre Maciuk a rappelé que le CBD n’est que l’un des nombreux cannabinoïdes présents dans la plante de chanvre et que les cannabinoïdes ne constituent eux-mêmes qu’une part des quelque 600 constituants présents.

Constituants de la plante de chanvre

Type de constituant

Principales caractéristiques chimiques

Exemples

Cannabinoïdes

Structure moléculaire C21HnOn - capacité à se fixer sur un récepteur endocannabinoïde (cf. infra).

Delta-9-tetrahydrocannabinol (THC)

Cannabidiol (CBD)

Cannabinol (CBN)

Cannabichromène (CBC)

Cannabielsoin (CBE)

Cannabigerol (CBG).

Terpènes

Structure moléculaire (C5H8n - propriétés odoriférantes chez les végétaux.

Certains terpènes interagissent avec les cannabinoïdes, renforçant leurs propriétés.

Limonène (odeur d’agrume)

Myrcène (odeur de clou de girofle)

Linalol (odeur proche de la lavande)

Flavonoïdes

Structure moléculaire C15HnOn - pigments responsables de la coloration des feuilles et fleurs.

Apigénine (présent aussi dans le persil)

Lutéoline (présent aussi dans le céleri)

Kaempférol (présent aussi dans les fraises)

Autres

Stilbènes (hydrocarbures), phytostérols (lipides naturels), composés azotés, etc.

 

Les travaux du professeur Mechoulam ont permis de découvrir que la plante de chanvre comportait de nombreux composants chimiques structurés autour de la clef moléculaire C21, auxquels le nom de « cannabinoïdes » a été attribué. Le nombre précis de cannabinoïdes présents dans la plante fait encore l’objet d’études scientifiques : en 2005, deux chercheurs de l’École de Pharmacie de l’Université américaine du Mississipi en dénombraient précisément 70 ([137]) et, lors de son audition par la mission d’information, M. Maciuk les estimait à environ une centaine.

Il a fallu attendre la fin des années 1980 et le début des années 1990 ([138]) pour découvrir que ces molécules pouvaient se fixer sur des récepteurs situés dans le corps humain, l’un au niveau du système nerveux (CB1) et l’autre du système immunitaire (CB2). Il fut également découvert que ces récepteurs pouvaient être activés par des ligands endogènes, c’est-à-dire générés par le corps lui-même, dénommés « endocannabinoïdes » par opposition aux cannabinoïdes issus de la plante de chanvre (« phytocannabinoïdes »).

L’ensemble des endocannabinoïdes et de ses récepteurs font partie d’un « système endocannabinoïde » qui contribue au fonctionnement normal du corps et que l’on retrouve chez la plupart des espèces animales, des vertébrés aux invertébrés à l’exception notable des insectes ([139]).

À l’instar des autres plantes, le chanvre dispose de petits appendices au niveau de sa fleur, dénommés « trichomes », qui sont capables de produire et de diffuser des agents chimiques de défense contre les menaces extérieures, notamment le froid ou les rayons ultraviolets. Logiquement, ces agents chimiques, parmi lesquels figurent précisément le THC et le CBD, sont concentrés au niveau de la sommité florale, bien qu’ils puissent également se retrouver en plus petites quantités dans les autres parties de la plante.

    Source : site Internet Newsweed.

Les concentrations en cannabinoïdes dans la plante diffèrent donc selon l’environnement auquel celle-ci est confrontée, mais dépendent aussi de la variété concernée. À cet égard, on peut rappeler que les botanistes ([140]) distinguent trois grandes espèces de chanvre : Sativa (espèce la plus répandue aujourd’hui), Indica (espèce identifiée par le Français Jean-Baptiste Lamarck à l’occasion d’un voyage en Inde en 1785) et Ruderalis (chanvre sauvage originaire de Russie). Chacune de ces espèces possède des propriétés différentes en termes de production de cannabinoïdes : Sativa serait relativement plus concentrée en THC qu’en CBD, Indica afficherait des concentrations moyennes pour les deux cannabinoïdes et Ruderalis serait, au contraire des deux autres, faiblement dotée à la fois en THC et en CBD.

2.   Les effets du CBD sur l’organisme ne peuvent être assimilés à ceux du THC, dont ils diffèrent radicalement.

En dépit de leur origine commune, le THC et le CBD ont des effets sensiblement différents sur l’organisme humain. Dès la fin des années 1980, il a été établi que le THC se caractérisait par une forte affinité pour le récepteur CB1, la fixation du cannabinoïde engendrant les effets euphorisants du produit ([141]).

Les recherches ultérieures ont confirmé que, si le THC était un agoniste partiel des récepteurs CB1 et CB2, le CBD « affiche un potentiel élevé d’antagonisme » vis-à-vis de ces deux récepteurs ([142]).

Cela ne signifie pas pour autant que le CBD n’aurait pas d’effets psychoactifs au sens que leur donne l’Organisation mondiale de la santé (OMS), à savoir une modification des « processus mentaux » lorsque la substance concernée est « ingérée » ou « administrée ». Des travaux suggèrent, par exemple, que le CBD serait un agoniste du récepteur sérotoninergique 5 HT1A ([143]), ce qui lui donnerait des propriétés sédatives proches de certains anxiolytiques. Comme l’a résumé M. Maciuk lors de son audition du 8 juillet précitée, « le CBD n’est certes pas […] stimulant, euphorisant, désinhibiteur comme le THC, mais il est clairement psychotrope ».

À ces propriétés décontractantes et relaxantes s’ajoutent des effets antiépileptiformes et anticonvulsivants avérés ([144]). On peut rappeler que ce sont ces propriétés qui ont amené le laboratoire britannique GW-Pharmaceuticals à développer à partir du CBD un médicament destiné au traitement contre l’épilepsie (Epidiolex).

Au titre des aspects négatifs, on ne retrouve chez un consommateur de CBD aucun des effets indésirables du THC (confusion, anxiété, délire, hallucinations, altération de la mémoire et de la concentration). En l’état des connaissances disponibles, les contre-indications du CBD se limiteraient, à fortes doses, aux atteintes hépatiques et aux interactions médicamenteuses (médicaments anti-épileptiques, anti-coagulants et immunosuppresseurs ([145])).

Par ses propriétés relaxantes, et en l’absence de toxicité avérée, le CBD peut représenter un atout pour les structures médico-sociales en charge de l’accompagnement des personnes souffrant d’addictions à un ou plusieurs produits stupéfiants ([146]) : lors de son audition par la mission d’information le 30 septembre dernier, le docteur Jean-Pierre Couteron a souligné que les patients pris en charge manifestaient actuellement une véritable « appétence » pour ce produit « moins complexe » qui peut les aider à réduire leur addiction par un « jeu de substitution ». Le CBD apparaît ici comme un moyen de lutter contre la consommation de produits stupéfiants.

Lors de son audition du 8 juillet dernier, le professeur Nicolas Simon, spécialisé en addictologie et en pharmacologie, a également fait état d’une étude publiée par l’Association américaine de psychiatrie le 21 mai 2019 sur le potentiel du CBD dans la lutte contre les addictions. Cette étude ([147]), randomisée en double aveugle chez quarante-deux patients abstinents avec une addiction à l’héroïne, a démontré que, plus le patient ingérait du CBD, plus les effets de « besoin irrésistible » (craving) et d’anxiété disparaissaient.

 

CBD ET SEVRAGE DU TABAGISME

Les propriétés anxiolytiques du CBD confèrent à cette molécule un véritable potentiel en matière de sevrage tabagique.

En 2013, une expérience réalisée par l’unité de psychopharmacologie clinique de l’University College de Londres auprès de deux groupes de fumeurs aboutissait à une réduction de 40 % de la consommation de cigarettes au sein du groupe ayant inhalé du CBD par rapport au groupe « placebo » ([148]).

En 2018, une seconde étude réalisée par la même unité en collaboration avec le King’s College et les universités de Bristol et d’Exeter[149] confirmait l’effet de sevrage du CBD ingéré, cette fois, de manière orale : le groupe de fumeurs ayant ingéré par voie orale 800 milligrammes de CBD synthétique s’est caractérisé par une diminution sensible des biais cognitifs et des effets de « besoin irrésistible » liés à l’addiction à la nicotine.

Il pourrait être opportun de poursuivre les efforts de recherche au travers d’une ou de plusieurs études, réalisées en France, portant spécifiquement sur le potentiel du CBD en matière de réduction de la dépendance au THC et des effets nocifs de ce dernier sur l’organisme ([150]).

Proposition n° 20 : inviter les établissements publics de recherche, notamment l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), à engager des travaux visant à améliorer la connaissance des apports du CBD dans la réduction de la dépendance au THC et des effets nocifs de ce dernier sur l’organisme.

 

 

3.   Le CBD ne peut, toutefois, être obtenu à partir de la fleur de chanvre sans contenir des traces, même infimes, de THC.

Le chanvre est une plante dynamique : la concentration en cannabinoïdes dépend de facteurs génétiques, liés à la variété de la plante, et environnementaux (lumière, température, humidité, oxygène, etc.). En ce sens, la quantité de THC et de CBD présents dans la plante évolue dans le temps, comme le montre cette étude réalisée en 2003 sur une variété de chanvre pauvre en cannabinoïdes (Fedora 17).

    Source : Annales de toxicologie analytique, volume XV, n° 4 ([151]).

L’étude montre que la plante a tendance à produire des cannabinoïdes dans des proportions similaires en fonction de son stade de croissance : ainsi, le pic de production constaté dans l’inflorescence aux alentours du 55e jour aboutit à accroître les teneurs en THC et en CBD de manière presque parallèle. Le phénomène est le même lorsque la plante est confrontée à une agression extérieure, comme l’a souligné M. Élie Doppelt, président du laboratoire LEAF lors de son audition du 7 octobre dernier : les proportions en THC et en CBD d’une récolte de chanvre dans le Minnesota ont ainsi pu passer respectivement de 0,3 % à 0,65 % et de 10 % à 14 % en moins de vingt-quatre heures en raison d’un coup de blizzard glacé pendant la nuit.

Compte tenu de la proximité de ces deux cannabinoïdes, l’extraction du CBD de la plante requiert la mise en œuvre de techniques permettant de l’isoler du THC également présent.

TECHNIQUES D’EXTRACTION DU CANNABIDIOL

1/ Techniques traditionnelles :

Le pressage à froid est un procédé utilisé dans l’industrie alimentaire pour extraire de l’huile. Le tamisage à l’eau glacée provoque le décrochage des trichomes et permet de confectionner de la résine par séchage. Il est également possible d’utiliser des matières grasses (huile alimentaire, beurre) pour extraire les cannabinoïdes.

2/ Extraction par solvant liquide :

Conformément à l’annexe I de la directive n° 2009/32/CE du Parlement européen et du Conseil du 23 avril 2009 relative au rapprochement des législations des États membres concernant les solvants d’extraction utilisés dans la fabrication des denrées alimentaires et de leurs ingrédients, il est possible d’utiliser l’éthanol, le propane, le butane ainsi que l’anhydride carbonique (CO2) sous forme liquide pour extraire les cannabinoïdes.

3/ Extraction par fluide supercritique :

Un fluide est dit « supercritique » lorsqu’il est placé dans des conditions de température et de pression au-delà de son point critique. Il acquiert alors une viscosité proche de celle des gaz, une densité proche de celle des liquides et une diffusivité élevée. Le dioxyde de carbone (CO2) atteint son état supercritique très facilement, à partir d’une température de 31 °C et d’une pression de 74 bars, ce qui en fait un fluide très utilisé dans l’industrie, notamment pour extraire la caféine des grains de café. Il a l’avantage, par ailleurs, d’être inodore, chimiquement inerte, non-inflammable et réutilisable.

Source : Portail des fluides supercritiques.

4/ Élimination de principaux résidus de THC :

Dans tous les cas, l’huile extraite contient toujours des traces significatives de THC (environ 1 %, après solvant liquide ou fluide supercritique, plus encore pour les méthodes traditionnelles). Il convient alors de « remédier » aux principaux résidus de THC par des procédés de distillation ou de chromatographie de partage ([152]).

Les techniques d’extraction par solvants liquides apparaissent plus efficaces que les méthodes traditionnelles. Elles comportent des risques dès lors qu’il s’agit de manipuler des matières inflammables. Il y a également le risque que le CBD ainsi extrait comporte des résidus du solvant si le processus d’évaporation n’est pas complètement maîtrisé, ce qui pourrait mettre en danger la santé du consommateur. L’extraction par fluide (CO2) supercritique est indéniablement la technique la plus efficace et sécurisée pour extraire du CBD. Elle nécessite, toutefois, un important matériel (compresseur, extracteur, séparateur et condensateur), ce qui en fait un procédé coûteux.

Pour autant, il ressort des auditions menées par la mission d’information qu’aucune technique, même celle au CO2 supercritique, ne peut garantir une pureté à 100 % sur une extraction de CBD à partir de la plante. Lors de son audition précitée, M. Élie Doppelt a signalé que son laboratoire avait travaillé avec un importateur qui cherchait à obtenir du CBD d’origine naturelle entièrement dénué de THC. Les analyses menées ont montré que, même dans les cas les plus purifiés, le taux de THC restait supérieur à 0 % : « le THC est présent dans tous les produits du chanvre ». Seul le CBD produit de manière synthétique peut, en principe ([153]), afficher une pureté parfaite.

Les produits au CBD d’origine naturelle accessibles dans le commerce affichent des taux de THC très faibles (souvent inférieurs à 0,05 %) qui constituent de simples traces mais dont la teneur ne peut être nulle.

  Extrait d’un site Internet français de vente d’huile de CBD.

B.   De nouveaux marchÉs Émergent en Europe autour de produits de chanvre dit « de bien-Être » contenant du CBD.

Dans une société où de plus en plus de consommateurs sont à la recherche de produits naturels aux vertus apaisantes, le CBD peut constituer l’élément central d’une gamme de produits de consommation courante. Ces nouveaux marchés, plus ou moins prometteurs selon le segment, ne répondent pas à une logique thérapeutique et ne peuvent être assimilés à une quelconque forme de légalisation de produits stupéfiants. Pour cette raison, ils relèvent d’une économie dite du « chanvre bien-être ».

1.    L’économie du « chanvre bien-être » correspond à une demande sociétale croissante en produits apaisants d’origine naturelle.

Dans son Livre blanc sur le « chanvre bien-être » publié le 20 avril 2020, le syndicat professionnel du chanvre (SPC) distingue plusieurs manières de consommer du CBD : soit par voie orale ou sublinguale (produits alimentaires, huiles, etc.), soit par voie cutanée (lotions, pommades, etc.), soit par inhalation (e‑liquides, sommités florales, etc.).

Les produits alimentaires constituent l’une des gammes les plus variées. On y trouve des graines, des infusions, des huiles, des protéines en poudre, des gâteaux, des thés, des bières, des bonbons, du chocolat, des chewing-gums, etc.

Source : Livre blanc du SPC sur le chanvre bien-être (page 77).

Beaucoup de ces usages correspondent à des produits de consommation courante pour lesquels les consommateurs français sont de plus en plus demandeurs d’ingrédients d’origine naturelle. Les études de marché réalisées chaque année par l’interprofession (InterChanvre) montrent un dynamisme croissant des produits alimentaires et cosmétiques issus du chanvre traditionnel.

Source : InterChanvre (audition du 3 juin 2020).

Selon InterChanvre, le chiffre d’affaires issu de la vente en magasin « bio » des produits alimentaires issus du chanvre en France s’est, à lui seul, élevé en 2017 à 3,76 millions d’euros, ce qui représente une hausse de plus de 8 % par rapport à 2016 (3,48 millions d’euros). À cette appétence pour les produits naturels s’ajoute la recherche par le consommateur de solutions non médicamenteuses à des problèmes de bien-être (stress, sommeil, douleur). Lors de son audition par la mission d’information le 16 septembre dernier, la société Arkopharma a rappelé que la France était le deuxième pays européen consommateur de benzodiazépines (anxiolytiques et somnifères) ([154]) en 2017 et que, selon une enquête d’opinion menée en 2016 ([155]), un Français sur deux souffrirait d’inconfort articulaire.

Les consommateurs ne cherchent pas nécessairement à résoudre ces problèmes par des solutions médicales et peuvent se tourner vers des produits aux effets secondaires moins lourds que ceux liés à l’usage de médicaments.

Selon le Syndicat national des compléments alimentaires (SYNADIET), également auditionné le 16 septembre 2020, les réticences de plus en plus de Français à recourir à des produits perçus comme « chimiques » expliqueraient en grande partie la forte croissance du marché des compléments alimentaires, qui représentait 2 milliards d’euros en 2019, soit le double du montant constaté en 2010. Dans cet ensemble, les compléments à la mélatonine, molécule aux vertus sédatives qualifiée « d’hormone du sommeil », représenteraient, après quelques années d’exploitation ([156]), un marché de 70 millions d’euros.

En ce sens, s’il est produit de manière naturelle et présenté sous la forme d’un complément alimentaire, le CBD, molécule aux propriétés apaisantes, est à même de répondre parfaitement aux attentes d’un nombre croissant de consommateurs. Les compléments alimentaires au CBD ont, dès lors, vocation à devenir la « tête de proue » d’une future économie du « chanvre bien-être ».

 

Au sens de l’article 2 de la directive 2002/46/CE du Parlement européen et du Conseil du 10 juin 2002, les compléments alimentaires sont des « denrées alimentaires dont le but est de compléter le régime alimentaire normal et qui constituent une source concentrée de nutriments ou d’autres substances ayant un effet nutritionnel ou physiologique seuls ou combinés, commercialisés sous forme de doses ». On trouve parmi les compléments alimentaires des vitamines, des minéraux, des substances à but nutritionnel ou physiologique ainsi que des plantes ou des préparations à base de plantes.

La présence d’effets physiologiques dans certains compléments alimentaires peut les rendre assimilables à des « médicaments par fonction ([157]) » au sens de l’article L. 5111­‑1 du code de la santé publique, ce qui les soumet alors à la réglementation spécifique à ces produits (autorisation de mise sur le marché, notamment).

S’agissant du CBD, les représentants du SYNADIET ont réaffirmé leur volonté de voir émerger un marché du « bien-être » distinct du « thérapeutique ». Dans la mesure où un médicament au CBD existe déjà (Epidiolex), il conviendrait alors aux autorités réglementaires nationales de réfléchir à l’opportunité de déterminer des normes de production permettant de garantir aux fabricants que son produit ne sera plus considéré comme un médicament (cf. partie III infra).

 

2.   Le marché du « chanvre bien-être » offre des perspectives de croissance en France et en Europe plus ou moins prometteuses selon le type de produit.

L’apparition d’un nouveau marché suscite, tout naturellement, un engouement propice à la diffusion d’hypothèses de développement optimistes. À cet égard, les auditions menées par la mission d’information ont permis d’établir que les perspectives de croissance d’un marché français du « chanvre bienêtre » sont réelles en dépit des difficultés qui s’attachent à l’évaluation chiffrée de ce potentiel.

Les comparaisons internationales montrent, tout d’abord, une dynamique indéniable des ventes de produits contenant du CBD : selon le cabinet Deloitte ([158]), le marché des États-Unis, tous produits confondus, pourrait s’établir à 16 milliards de dollars en 2025, ce qui représente une croissance considérable par rapport au chiffre d’affaires réalisé actuellement (environ 1,9 milliard d’euros ([159])).

S’agissant de l’Europe, l’Association européenne du chanvre industriel (AECI/EIHA ([160])) estime que le marché du CBD pourrait représenter de 3 milliards à 3,5 milliards d’euros sur l’ensemble du continent d’ici 2023‑2025 ([161]) dans un scénario établi à partir d’une hypothèse de levée des contraintes réglementaires (cfinfra). La progression serait, là encore, spectaculaire par rapport à la période actuelle : selon une enquête menée par l’Association, le chiffre d’affaires réalisé sur les ventes de produits au CBD par 53 entreprises réparties dans 24 pays européens (dont 2 en France) s’était élevé à 130 millions d’euros en 2019, contre 90 millions d’euros en 2018 (pour 45 entreprises sondées).

Selon les éléments communiqués par le SYNADIET lors de son audition précitée, le secteur des compléments alimentaires devrait bien être le principal bénéficiaire de la croissance du marché, avec une estimation de 1 milliard d’euros de chiffre d’affaires à l’horizon 2030 pour les produits au CBD dans un marché global des compléments alimentaires estimé à au minimum 18,5 milliards d’euros (conte 12,6 milliards d’euros en 2019 ([162])).

Pour ce qui est, plus spécifiquement, de la situation française, aucune évaluation chiffrée globale n’a été fournie à la mission d’information. S’agissant des compléments alimentaires, toutefois, le Syndicat professionnel du chanvre (SPC) estime que le CBD pourrait, dès la première année, générer un chiffre d’affaires de 30 millions d’euros, cette performance étant amenée à croître de plus de 10 % par an ([163]) les années suivantes.

Si l’on prend en considération la part que le marché français des compléments alimentaires devrait occuper en Europe à l’horizon 2030 (soit environ 20 % ([164])), la partie « CBD » pourrait bien représenter 200 millions d’euros à cette échéance.

Bien évidemment, il n’est pas certain que cette croissance soit linéaire. Selon InterChanvre, les projections ne tiennent pas compte des soubresauts que le marché devrait connaître au cours de son développement et qui ont déjà été constatés sur les marchés plus mûrs (États-Unis et Canada). Globalement, toutefois, la pente haussière ne devrait pas être remise en cause (cf. graphique infra) :

Source : InterChanvre (audition du 3 juin 2020).

À cet égard, l’exemple du marché français de l’e-cigarette a montré que les phases de croissance n’étaient pas toujours exemptes de contrecoups liés à des paliers de « maturité » :

Source : cabinet XERFI ([165]).

 

Là encore, le CBD pourrait constituer un des facteurs de dynamisation du marché : selon le SPC ([166]), les e‑liquides au CBD représenteraient déjà un chiffre d’affaires de 100 millions d’euros en 2018 et la France pourrait, d’ores et déjà, s’appuyer sur un réseau de plusieurs centaines de distributeurs (entre 400 et 600 sur l’ensemble du territoire).

Parmi les hypothèses envisagées pour la poursuite du développement du marché de l’e‑cigarette figure en bonne place l’implication des buralistes, qui peuvent s’appuyer sur un réseau traditionnel de près de 25 000 points de vente. Sur ce dernier point, la Confédération des buralistes, auditionnée par la mission d’information le 22 juillet dernier, a confirmé tout l’intérêt qu’elle portait au CBD et sa volonté de développer son implantation sur le marché de la cigarette électronique, qui reste limitée encore aujourd’hui (autour de 20 %).

S’agissant, enfin, des cosmétiques, il semble que le marché européen du CBD soit encore embryonnaire à ce jour. Certes, le SPC a indiqué que certaines marques d’envergure internationale ([167]) commençaient à intégrer le CBD dans leurs gammes de produits. Pour autant, lors de son audition par la mission d’information le 7 octobre dernier, la Fédération française des entreprises de la beauté (FEBEA) a indiqué avoir lancé une enquête au début de l’année 2020 auprès de ses adhérents ([168]) sur l’utilisation du chanvre et que, sur les 24 entreprises ayant répondu, les deux tiers (16) ont déclaré ne pas en utiliser et ne pas avoir de projets en ce sens. Les contraintes réglementaires, essentiellement d’origine européenne (cfinfra), pesant sur le recours aux « extraits de cannabis » dans les cosmétiques jouent probablement un rôle dans les réticences des entreprises concernées.


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II.   LES ATOUTS DONT DISPOSE LA FRANCE POUR DÉVELOPPER UNE FILIÈRE COMPÉTITIVE DU CHANVRE BIEN-ÊTRE SONT GÂCHÉS PAR UN ENVIRONNEMENT JURIDIQUE TROP RESTRICTIF, DIFFICILEMENT APPLICABLE ET AUJOURD’HUI REMIS EN CAUSE

L’Europe, avec en son sein la France, devrait être aujourd’hui un acteur central du marché mondial du « chanvre bien-être » : or, il n’en est rien. Les craintes qui s’attachent au développement d’un produit issu du « cannabis » expliquent, en grande partie, la persistance d’un environnement réglementaire aussi restrictif que complexe. L’arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) dans l’affaire dite « Kanavape » le 19 novembre dernier est heureusement venu remettre en cause certains des blocages apposés par le droit français et celui de l’Union.

A.   La France dispose d’un avantage comparatif par rapport À ses concurrents dans le secteur du chanvre et devrait pouvoir structurer facilement une filiÈre nationale du « chanvre bien-Être ».

Sur un plan structurel, notre pays bénéficie indéniablement des capacités de production et de recherche qui lui permettraient d’obtenir une position privilégiée sur le marché européen du « chanvre bien-être ». Les acteurs auditionnés par la mission d’information ont, par ailleurs, confirmé leur volonté de s’investir pleinement dans la consolidation de cette filière émergente.

1.   La France a su conserver au fil des années une filière du chanvre dotée d’importantes capacités de production et de compétences reconnues en recherche variétale.

La culture du chanvre en France s’inscrit dans le fil de la longue histoire de notre pays. Dès la fin du VIIIe siècle (ou le début IXe siècle), le capitulaire dit « de villis » par lequel l’empereur Charlemagne aurait communiqué ses instructions à ses intendants mentionne le chanvre (canava) parmi les cultures faisant l’objet d’une attention particulière au capitule (article) 62.

Capitule 62 (extrait) : « Que nos intendants nous adressent tous les ans, sur des états séparés, des comptes clairs et méthodiques de tous nos revenus, afin que nous puissions connaître ce que nous avons et combien nous avons de chaque chose, à savoir : le compte des porcs, […], celui de la laine, du lin, du chanvre (canava) […] ; ».

L’exploitation industrielle du chanvre se développe en France au XVIIe siècle avec, notamment, le développement de corderies destinées à la production de cordages, de câbles, de haubans et de voiles pour les navires ([169]).

Au XIXe siècle et au début du siècle suivant, le développement de la marine à vapeur, du coton ainsi que des textiles synthétiques (notamment du nylon) a provoqué le déclin progressif de la culture du chanvre en France. Après un pic à 176 148 hectares en 1841, la superficie des surfaces cultivées redescend aux alentours des 100 000 hectares sous le Second Empire, puis s’établit aux alentours des 15 000 hectares avant 1914 ([170]).

La culture du chanvre, qui avait quasiment disparu à la fin des années 1950 (quelques centaines d’hectares) est ensuite repartie à la hausse, portée par de nouvelles utilisations industrielles (isolation des bâtiments, jardinage, alimentation animale et humaine, etc.). Depuis les années 1990, les surfaces cultivées ont été multipliées par trois et la France est, depuis lors, le premier pays producteur européen avec près de 17 000 hectares sur 42 500 hectares cultivés en Europe en 2017.

Source : InterChanvre et AECI/EIHA.

Cette position éminente n’est, toutefois, pas intangible compte tenu des récents développements du marché du chanvre « bien-être ». Ainsi notre pays at-il perdu en 2018 sa place de troisième producteur mondial, qu’elle occupait en 2016 ([171]) derrière la Chine (45 000 hectares) et le Canada (31 000 hectares), au profit des États-Unis, qui ont porté leurs surfaces cultivées à près de 32 000 hectares ([172]), soit environ sept fois plus que l’année précédente.

Face à la concurrence internationale, la France peut, toutefois, compter sur une filière historiquement structurée. Dès 1932, à une époque où la production déclinait, les producteurs français ont commencé à se regrouper au sein d’une organisation unique, la Fédération nationale des producteurs de chanvre (FNPC). En 2002, dans un contexte de relance de la production, les industriels se sont, à leur tour, donné une représentation nationale au travers de l’Union des transformateurs de chanvre (UTC).

L’année suivante, la FNPC et l’UTC se sont rapprochés au sein d’une nouvelle instance (InterChanvre), qui a été officiellement reconnue en 2011 ([173]) comme une organisation interprofessionnelle au sens de l’article L. 632‑1 du code rural et de la pêche maritime. Dotée d’une forte légitimité, liée au nombre de ses adhérents (plus de 1 400 producteurs et 6 chanvrières), InterChanvre bénéficie d’un poids important au sein de l’AECI/EIHA, qui est la seule organisation à même de représenter les intérêts de l’ensemble de la filière au niveau européen (cf. supra).

En matière de recherche variétale, notre pays dispose en outre d’un savoir‑faire de haut niveau au travers d’une société coopérative agricole de production (SCAP) dotée, depuis les années 1960, de la gestion exclusive de la seule zone protégée de production de semences de chanvre ([174]) existante en France, à savoir celle de 5 00 kilomètres carrés située à Beaufort-en-Anjou (Maine-et-Loire).

Cette coopérative (Hemp It), qui regroupe aujourd’hui 135 producteurs, a acquis une position prépondérante au niveau national, et même international, dans le domaine de la production de semences (1 800 tonnes par an, dont 70 % sont exportées). Par ailleurs, lors de leur audition par la mission d’information, le 7 octobre dernier, les dirigeants de la SCAP ont confirmé la création, en décembre 2019, d’un laboratoire destiné à l’innovation variétale (Hemp It ADN) et réaffirmé l’existence d’un « savoir-faire » français pour créer, si besoin, « de nouvelles variétés avec moins de THC et plus de CBD ».

2.   De nombreux acteurs paraissent prêts à investir massivement dans la structuration d’une filière française du « chanvre bien-être ».

Pour l’instant, le dynamisme retrouvé de l’économie du chanvre a profité à certains territoires. Selon les données fournies par InterChanvre, les principales zones de production, en 2017, se situaient dans les départements suivants : Aube, Seine‑et‑Marne, Marne, Maine-et-Loire, Vendée, Yonne et Haute-Saône. Il suffit de comparer cette répartition avec celle du XIXe siècle pour se rendre compte du potentiel de développement existant dans d’autres territoires, que ce soit à l’ouest (Bretagne), au centre (Creuse, Puy-de-Dôme), à l’est et même au sud‑ouest (cf. cartes infra) :

Source : InterChanvre pour la carte de gauche, Statistique de la France agricole pour celle de droite.

Les perspectives offertes par les nouvelles utilisations du chanvre autour de l’économie du « bien-être » suscitent l’intérêt de nouveaux acteurs situés précisément dans des territoires où la production est encore peu développée, tels que la Creuse et la Bretagne. Un agriculteur creusois, M. Jouany Chatoux, auditionné par la mission d’information le 23 septembre dernier a confirmé qu’il était prêt à se lancer dès à présent dans la production de fleurs de chanvre destinées à l’extraction de CBD. Comme l’indiquait M. Éric Correia, président de la communauté d’agglomération du Grand Guéret, lors de cette audition, le secteur privé est disposé à investir massivement sur ce nouveau créneau : il n’a « besoin que d’autorisations, pas d’argent public ». M. Pierre-Yves Normand, président d’une association bretonne spécialisée dans la promotion des usages du chanvre (Bretagne Chanvre Développement) fait le même constat et a appelé à « libérer les énergies ».

Le cas des outre-mer est également intéressant : à La Réunion, terre historique du chanvre indien Zamal ([175]), une association (Chanvre Réunion) s’est créée en septembre 2018 avec une cinquantaine d’agriculteurs afin d’organiser le développement d’une filière du chanvre autour des nouveaux usages de la plante (CBD compris). L’association a entrepris non seulement d’explorer la voie d’une reconnaissance des variétés locales, mais aussi de tester des variétés autorisées ([176]) de la catégorie Sativa L (Dioïca 88 et Carmagnola).

Tous ces nouveaux acteurs estiment que le territoire français dispose des capacités de production suffisantes pour faire face à l’augmentation significative de la demande qui résulterait de la mise en place du marché du « chanvre bien‑être ». Toutefois, ils insistent tous sur la nécessité qui s’attache à ce que les producteurs puissent avoir facilement accès à des capacités d’extraction à grande échelle en raison du coût, nettement prohibitif ([177]), des matériels permettant la mise en œuvre des procédés les plus efficaces et les plus propres, en particulier l’extraction aux fluides supercritiques.

Sur ce dernier point, la France est loin d’être sous-dotée : les territoires producteurs de plantes à parfums, en particulier dans le sud-est (Provence), développent depuis longtemps des infrastructures d’extraction au dioxyde de carbone supercritique pour l’extraction d’arômes (lavande, thym, menthe, etc.) ou d’antioxydants (romarin, tocophérols, tocotrienols ([178]), etc.).

Installation d’extraction aux fluides supercritiques située dans le Vaucluse.

M. Michel Krausz, directeur de la Société coopérative agricole des Plantes à parfum de Provence, située à Simiane-la-Rotonde dans les Alpes de Haute‑Provence, a indiqué, lors de son audition par la mission d’information le 23 septembre dernier, que les techniques d’extraction dont il disposait pouvaient être mises au service du chanvre. On observera, à cet égard, que l’association Chanvre Réunion s’est également rapprochée de la filière des plantes à parfum, aromatiques et médicinales (PAPAM) de l’île dans le cadre de son projet précité.

S’agissant, enfin, des industriels et des distributeurs, plusieurs dizaines d’acteurs désireux d’investir dans la vente de produits du chanvre thérapeutique et du chanvre bien-être se sont regroupés en juin 2018 dans une organisation nationale représentative dénommée « Syndicat professionnel du chanvre ». Parmi ses membres figurent, notamment, des jeunes entreprises spécialisées dans les produits alimentaires et les cosmétiques au chanvre ([179]).

 Ce syndicat, qui a publié en 2019 et en 2020, deux Livres blancs sur le « chanvre thérapeutique » et le « chanvre bien-être » (cf. supra), a choisi une dénomination qui ne permet pas de le distinguer véritablement de l’organisation interprofessionnelle officielle (InterChanvre). Lors de son audition du 7 octobre dernier, l’interprofession a souligné tout l’intérêt que représentaient, pour elle, les produits contenant du CBD, les acteurs correspondants ayant vocation à constituer, à plus ou moins long terme, une « sous-filière » du chanvre au même titre que celle spécialisée sur les usages du textile ou du bâtiment.

Le rapporteur estime qu’un rapprochement entre les deux organisations pourrait avoir un intérêt en termes de synergie économique et de défense des intérêts de la filière aux niveaux national et européen.

Proposition n° 18 : inciter à la structuration d’une filière du « chanvre bien-être » autour, notamment, du Syndicat professionnel du chanvre et d’InterChanvre afin de renforcer la défense des intérêts des professionnels aux niveaux national et européen.

B.   La rÉglementation nationale actuelle, tout aussi restrictive que difficilement applicable, pÉnalise la filiÈre française au dÉtriment de ses concurrents Étrangers.

Les travaux de la mission d’information ont permis de clarifier la réglementation nationale applicable au CBD, pas toujours comprise par les acteurs eux-mêmes. Le dispositif actuellement en vigueur, formalisé dans un avis de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (MILDECA) ([180]) et une circulaire du ministère de la justice ([181]), est l’un des plus restrictifs d’Europe. Cela a conduit à la multiplication des poursuites et de contentieux parfois difficilement compréhensibles. Paradoxalement, il est difficilement applicable sur un plan pratique, ce qui met les acteurs français de la filière dans une situation d’insécurité juridique. Pour autant, les récents développements de la jurisprudence européenne devraient aboutir à le remettre en cause sur certains de ses aspects les plus essentiels.

1.   Les critères posés par la réglementation nationale rendent de facto le CBD d’origine naturelle quasiment impossible à produire ou à importer en France.

La prolifération des espaces de ventes, généralistes ou spécialisés, de produits contenant du CBD en France laisse à penser que leur distribution serait entièrement légale. Certains distributeurs n’hésitent pas à faire de cette supposée « légalité » du CBD un argument commercial face au THC.

Extrait d’un résultat d’une recherche sur un moteur de recherche pour des produits au CBD.

Pour autant, la situation du CBD au regard du droit français est loin d’être simple et, en réalité, il est très difficile d’en produire ou d’en importer en parfaite légalité. Aucun texte n’évoque spécifiquement le cannabidiol (CBD), et encore moins ses usages industriels, au niveau français. Dans la mesure où le CBD est une molécule extraite, pour l’essentiel, de la fleur de chanvre, les règles qui lui sont applicables sont celles régissant la culture et l’exploitation du cannabis à titre général.

Le régime juridique du CBD découle donc des dispositions du code de la santé publique relatives aux « préparations et substances vénéneuses ([182]) » et, plus particulièrement, de son article R. 5132-86. Après avoir rappelé au I le principe de l’interdiction de la production, de la fabrication, du transport, de l’importation, de l’exportation, de la détention, de l’offre, de la cession, de l’acquisition ou de l’emploi du cannabis (plante et produits), le II de cet article permet de déroger à cette interdiction « à des fins industrielles et commerciales » à condition de s’appuyer sur des variétés de cannabis « dépourvues de propriétés stupéfiantes » et de bénéficier d’une autorisation délivrée par arrêté ministériel ([183]).

Un arrêté a été pris sur ce fondement le 22 août 1990 ([184]). Cet arrêté pose trois conditions cumulatives à l’exploitation régulière du chanvre dans un cadre industriel et commercial :

1. La plante doit être issue d’une des variétés de cannabis Sativa L ([185]) listées à l’article 2 de l’arrêté ;

2. Seules les fibres et les graines de la plante peuvent être utilisées, ce qui exclut dont l’utilisation de la fleur et même, comme l’a précisé la MILDECA dans un avis publié le 11 juin 2018, de la feuille ;

3. La plante doit contenir elle-même moins de 0,2 % de THC.

Le deuxième critère rend de facto irrégulière l’extraction de CBD de manière naturelle. Dans une circulaire du 23 juillet 2018 ([186]) consacrée précisément au régime juridique applicable aux établissements proposant à la vente au public des produits issus du cannabis, la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) du ministère de la justice indique que « le cannabidiol se trouve principalement dans les feuilles et dans les fleurs de la plante, et non dans les fibres et graines. Par conséquent, en l’état de la législation applicable, l’extraction du cannabidiol dans des conditions conformes au code de la santé publique ne paraît pas possible. »

Dans sa circulaire, la DACG a également précisé, reprenant ainsi l’avis de la MILDECA du 11 juin 2018 précité, que la teneur de 0,2 % en THC autorisée s’applique à la seule plante et non au produit fini qui en serait issu. Il n’est donc pas possible d’élaborer ou même d’importer un produit contenant du CBD si ce produit contient la moindre trace de THC. Lors de son audition par la mission d’information, le 1er juillet dernier, M. Arnaud Fougère, chef du bureau de la lutte contre la criminalité organisée, le terrorisme et le blanchiment (BULCO) au ministère de la justice, a rappelé toutes les conséquences juridiques qui s’attachent à cette interdiction : quand bien même un produit au CBD contenant des traces de THC serait autorisé à la vente dans un État membre de l’Union européenne, toute personne qui l’introduirait sur le territoire français « se mettrait dans l’illégalité » au regard de la réglementation nationale.

Seul le CBD synthétique, c’est-à-dire non produit à partir de la plante de chanvre ([187]) et insusceptible en théorie de contenir du THC, est donc véritablement « légal » au sens du droit français.

On peut signaler que, pour être légaux, les produits contenant du CBD doivent également respecter des dispositions législatives destinées à prévenir tout mésusage des consommateurs : aucune indication promotionnelle ne peut renvoyer à l’univers du cannabis stupéfiant (infraction de provocation à l’usage de produits stupéfiants) ou comporter des allégations thérapeutiques (infraction de médicament par présentation). Le détail de ces prescriptions figure à la partie III infra.

2.   Le CBD disponible actuellement sur le marché français est presque exclusivement importé, parfois dans des conditions non conformes à la réglementation nationale.

Compte tenu de l’impossibilité de pouvoir acquérir du CBD extrait en France de la plante de chanvre, les distributeurs ont donc été tentés d’obtenir cette molécule à l’étranger. S’agissant du CBD synthétique, l’importation est parfaitement régulière et s’explique d’autant plus que les entreprises qui se lancent sur ce créneau sont, pour l’instant, étrangères ([188]). Le recours à ce type de CBD n’a, toutefois, pas la préférence des importateurs en raison des risques qui s’attachent à la présence de composants chimiques autres que le CBD lui-même et, par ailleurs, de l’image « naturelle » des produits qu’ils veulent véhiculer auprès des consommateurs.

Dès lors, l’importation de CBD extrait de manière naturelle dans un autre pays européen apparaît comme une solution de compromis. Il suffit d’observer les pays frontaliers de la France pour s’apercevoir que la plupart ont adopté sur le CBD des réglementations moins restrictives que la nôtre, notamment au niveau de l’exploitation de la fleur de chanvre.

Selon les éléments fournis par le SPC dans son Livre blanc précité et complétés par les pays eux-mêmes dans le cadre d’une enquête menée à l’été 2020 par la mission d’information dans le cadre du Centre européen de recherche et de documentation parlementaires (CERDP) ([189]) :

1/ l’Espagne n’interdit pas expressément l’exploitation de la fleur de chanvre (seuil de THC à 0,2 %). La vente de produits alimentaires contenant du CBD est, en revanche, prohibée ;

2/ l’Italie n’interdit pas la production de CBD à partir de la plante de chanvre, fleur comprise, tant que celle-ci respecte les seuils en THC fixées par la loi au niveau national (0,6 % depuis la loi n° 242 du 2 décembre 2016). Des teneurs maximales en THC dans les produits alimentaires ont été fixées par un décret du 4 novembre 2019 ;

3/ la Suisse autorise une teneur en THC à 1 % dans la plante de chanvre depuis 2011 et dans les produits contenant du CBD depuis 2016 ;

4/ l’Allemagne n’interdit pas expressément l’exploitation de la fleur de chanvre (seuil de THC à 0,2 %). Des teneurs maximales en THC dans les produits alimentaires ont été fixées en 2018 par l’Institut fédéral d’évaluation des risques ([190]) ;

5/ le Luxembourg autorise les produits à fumer (fleurs et cigarettes) contenant du CBD extrait de la fleur de chanvre à la condition qu’ils ne contiennent pas de tabac et que la plante utilisée affiche une teneur en THC inférieure à 0,3 % ([191]). Ils sont considérés comme des « produits à fumer à base de plantes autres que le tabac » (cf. partie III infra) ;

6/ la Belgique n’interdit pas expressément l’exploitation de la fleur de chanvre (seuil de THC à 0,2 %). Des teneurs maximales en THC dans les produits alimentaires d’origine végétale ont été fixées dans un arrêté royal du 29 août 1997. Comme le Luxembourg, la fleur de CBD est autorisée sous le statut de « produit à fumer à base de plantes autres que le tabac ».

Par ailleurs, avant que la MILDECA ne publie son avis précité du 11 juin 2018, la réglementation française était tellement peu claire que les importateurs pouvaient estimer de bonne foi que le seuil de 0,2 % de THC fixé par l’arrêté du 22 août 1990 s’appliquait également aux produits finis. Quand l’interdiction fut explicitement prononcée au niveau national, les distributeurs se sont logiquement tournés vers les dispositions du droit de l’Union européenne relatives au chanvre.

Sur ce point, les règlements du Parlement européen et du Conseil n° 1307/2013 et 1308/2013 du 17 décembre 2013 qui régissent le marché commun agricole autorisent la culture ([192]) et l’importation ([193]) dans l’Union européenne de chanvre dont la teneur en THC est inférieure à 0,20 %.

Dans la mesure où ces textes s’appliquent tout autant à des matières premières agricoles qu’à des produits de première transformation ([194]) tels que les produits laitiers ou le sucre issu de betteraves, ils ont pu parfois être interprétés comme fixant un seuil « européen » de 0,2 % de THC aux produits finis. Cet argument est explicitement repris par le SPC dans son Livre blanc ([195]) et parfois mentionné sur les notices commerciales des produits vendus en France.

Extrait d’une notice figurant sur le site Internet d’un magasin français
de vente de produits au CBD :

 

« Le décret européen n° 639-2014

« Le règlement européen n° 1307/2013

« Les fleurs de CBD, et l’ensemble des produits, proposés sur notre site disposent d’un taux de THC inférieur à 0,2 % (certifié par des analyses de laboratoires conformément à la législation européenne).

Cette interprétation a été rejetée par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) dans l’arrêt dit « Kanavape » rendu le 19 novembre dernier (cf. infra). Le juge considère, en effet, que les règlements agricoles précités ne s’appliquent qu’aux matières premières et produits limitativement énumérés à l’annexe I du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), laquelle ne cite en son entrée 5302 que le « chanvre brut », c’est-à-dire provenant de l’arrachage, le chanvre « roui ou teillé » ou la « filasse », constituée des fibres extraites du reste de la plante. Il conclut donc que « les règlements nos 1307/2013 et 1308/2013 doivent être interprétés en ce sens qu’ils ne s’appliquent pas au CBD ([196]). »

Dès lors, tant que d’autres dispositions issues du droit de l’Union ne s’opposent pas à la réglementation française (cf. infra), celle-ci a vocation à s’appliquer. D’un point de vue pratique, il ressort néanmoins des auditions menées par la mission d’information que cette réglementation est difficile à mettre en œuvre. Lors de son audition du 8 juillet dernier, M. Gil Lorenzo, sous-directeur des affaires juridiques et de la lutte contre la fraude à la direction générale des douanes et droits indirects (DGDDI), a indiqué que, lors de leurs contrôles ([197]), les services douaniers se concentraient principalement sur l’application du critère relatif aux taux de THC : il est de facto impossible pour les agents de s’assurer que le produit au CBD qu’ils pouvaient avoir entre leurs mains n’a pas été produit à partir de la fleur ou de la feuille d’une plante de chanvre.

Même le critère du taux de THC est, en lui-même, difficile à faire respecter compte tenu des traces extrêmement faibles de la molécule stupéfiante qui peuvent subsister dans les produits au CBD.

Lorsque les services de douane ou de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) sont confrontés à des produits qu’ils soupçonnent de contenir des traces de THC, ils ont la possibilité de prélever des échantillons aux fins d’analyse ([198]) par un « service commun des laboratoires » (SCL) issu du regroupement des laboratoires des deux administrations. À cet égard, M. Élie Doppelt, président du laboratoire LEAF, a rappelé lors de son audition du 7 octobre dernier, que les techniques de dosage des cannabinoïdes utilisées par les différents laboratoires, publics comme privés, comportaient de multiples aléas rendant l’exercice extrêmement périlleux pour l’analyse de très petites quantités.

Les techniques de dosage les plus courantes s’appuient sur la technique de la chromatographie (cf. page 16 supra), méthode physico-chimique qui sert à séparer les différentes substances présentes dans un mélange de façon à les faire apparaître sur un diagramme. L’analyse des cannabinoïdes peut s’effectuer :

-          soit par une chromatographie en phase gazeuse, assez fiable en théorie mais comportant une phase de chauffe susceptible de dégrader l’échantillon ;

-          soit par une chromatographie en phase liquide, plus stable mais un peu moins précise.

Image d’un spectre de THC dans un échantillon de CBD

M. Doppelt a estimé à 2 % le risque d’erreur pour un dosage de THC sur de la poudre par chromatographie en phase liquide.

Ces difficultés permettent de comprendre pourquoi certaines saisies de produits au CBD ont parfois abouti à des résultats différents d’un laboratoire à l’autre, voire se sont avérées infructueuses.

 

On rappellera, sur ce point, que le gérant d’un bar-tabac de Reims qui vendait des e-liquides au CBD a été relaxé en appel ([199]) « en l’absence de caractérisation de l’élément matériel des infractions » poursuivies, car « le laboratoire scientifique n’a pas été en mesure de préciser le taux de THC » dans les produits saisis.

La situation de notre pays apparaît donc doublement paradoxale : la réglementation française du CBD, qui est l’une des plus sévères d’Europe, est peu appliquée tandis que certains distributeurs multiplient les importations de CBD extrait de manière naturelle au risque de se faire sanctionner sur le seul fondement d’un test positif de dosage du THC, lui-même sujet à des marges d’erreur non négligeables.

3.   La réglementation française devra probablement évoluer sous la pression du droit de l’Union européenne.

Par son jugement rendu le 19 novembre dernier dans l’affaire dite « Kanavape » ([200]), la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) devrait, toutefois, amener les autorités françaises à faire évoluer la réglementation applicable au CBD.

RÉSUMÉ DE L’AFFAIRE « KANAVAPE »

En décembre 2014, la société CATLAB, établie à Marseille et dirigée par deux jeunes entrepreneurs (MM. Sébastien Béguerie et Antonin Cohen), a mené une campagne de communication pour le lancement d’une cigarette électronique (Kanavape), dont le liquide contient du CBD. À la suite d’une enquête menée par le procureur de la République près le tribunal de grande instance de Marseille, il a été établi que le Kanavape était alimentée par de l’huile de CBD extraite en République tchèque à partir de l’intégralité de la plante, y compris de la fleur (extraction par éthanol).

Bien que, d’une part, le laboratoire de police scientifique de Marseille (LIPS) n’ait pas été en mesure « d’exprimer un résultat quantitatif » et que, d’autre part, une analyse menée par le laboratoire de contrôle de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) ait conclu à la présence de traces de THC inférieures au taux de 0,2 %, le tribunal correctionnel de Marseille a condamné le 8 janvier 2018 les deux intéressés à des peines d’amende et de prison avec sursis sur le fondement du 1° du I de l’article L. 5432-1 du code de la santé publique, c’est-à-dire pour commerce illégal de « préparations vénéneuses ». Le tribunal s’est fondé sur les dispositions de l’arrêté du 22 août 1990 interdisant l’exploitation de la fleur de chanvre pour extraire du CBD. La cour d’appel d’Aix-en-Provence, saisie de l’affaire, a estimé le 23 octobre 2018 que cette interdiction était susceptible d’entrer en contradiction avec les dispositions des règlements agricoles européens n° 1307/2013 et 1308/2013 précités ainsi qu’avec le principe de libre circulation des marchandises mentionné à l’article 34 du TFUE. Elle a donc sollicité l’avis de la CJUE via un renvoi préjudiciel (art. 267 TFUE).

Comme indiqué supra, l’arrêt de la CJUE met un terme à l’interprétation selon laquelle les règlements agricoles et, à travers eux, le seuil limite de 0,2 % de THC, s’appliqueraient au CBD. Il soumet, en revanche, l’interdiction du CBD extrait de parties de la plante de chanvre extérieures aux fibres et aux graines à l’obligation de libre circulation des marchandises, des restrictions ne pouvant être apportées par un État membre que s’il existe un risque avéré pour la santé humaine ([201]) et si les mesures prises sont proportionnées au but recherché ([202]). Plus concrètement, le juge européen charge la Cour d’appel d’AixenProvence d’effectuer cette évaluation de l’adéquation de la réglementation française avec le principe de libre circulation des marchandises, tout en précisant que :

 sans éléments nouveaux, les risques réels allégués pour la santé publique invoqués par les autorités françaises pourraient apparaître comme fondés sur des « considérations purement hypothétiques » ;

 la seule circonstance que le CBD synthétique serait autorisé, et non le CBD d’origine naturelle, constituerait une atteinte infondée au principe de libre circulation.

À ce stade de la procédure, il y a désormais de très fortes probabilités pour que la limitation aux fibres et graines inscrite à l’arrêté du 22 août 1990 pour l’importation de produits issus de la plante de chanvre soit jugée non conforme au droit de l’Union européenne par la juridiction nationale. Ce serait, ainsi, le cœur même du dispositif réglementaire français qui se trouverait remis en cause.

Dans ses conclusions, publiées le 14 mai dernier, l’avocat général près la CJUE rappelle que la question préjudicielle ne porte pas sur le second critère appliqué aux produits contenant du CBD, à savoir l’interdiction de toute teneur en THC dans le produit fini.

Compte tenu de l’impossibilité pratique d’afficher 0 % de THC dans un produit au CBD extrait de manière naturelle et de l’obligation faite à chaque pays de reconnaître les normes de production du CBD des autres États membres, il est très probable que cette interdiction soit également inconventionnelle.

 

 

 

 


C.   Compte tenu du flou qui entoure le statut international du CBD, la commission europÉenne a bloquÉ le dÉveloppement du marchÉ par une approche excessivement restrictive, aujourd’hui remise en cause par l’arrÊt « kanavape ».

L’arrêt rendu par la CJUE dans l’affaire « Kanavape » le 19 novembre dernier a également remis en cause la manière dont la Commission européenne appréhendait le CBD au niveau international : l’impact de cette jurisprudence est d’autant plus appréciable que l’interprétation adoptée par la Commission risquait de déstabiliser l’ensemble de la filière naissante.

1.   L’exclusion expresse du CBD de la convention unique de 1961 relative aux produits stupéfiants tarde à être officialisée au niveau international en dépit de la demande formulée sur ce point par l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

Les incohérences de la réglementation française du CBD sont liées à l’inadéquation d’un cadre juridique mis en place initialement pour lutter contre le trafic d’un produit stupéfiant que l’on désignait alors sous la dénomination globale de « cannabis ». Les mêmes questions agitent les instances internationales dans la mesure où les textes relatifs aux stupéfiants ont été rédigés à une époque antérieure à l’identification du système endocannabinoïde.

Le droit international des produits stupéfiants se limite, actuellement, à la « Convention unique des Nations unies sur les stupéfiants [du 30 mars 1961] » telle que modifiée par le « protocole de 1972 » et la « Convention des Nations unies sur les substances de 1971 », textes adoptés dans le cadre du Conseil économique et social des Nations unies (ECOSOC) afin de combattre la toxicomanie par une action coordonnée des pays membres. Cette convention « unique » est mise en œuvre par les États parties avec le soutien technique de l’Office des Nations unies sur la drogue et le crime (ONUDC), basé à Vienne (Autriche).

Aucune stipulation de la Convention unique n’évoque spécifiquement le CBD : là encore, c’est le cannabis envisagé globalement comme un produit stupéfiant qui est cité : le « cannabis », la « résine de cannabis » et les « extraits et teintures de cannabis » sont inscrits au tableau I, tandis que le « cannabis et la résine de cannabis » sont mentionnés au tableau IV.

 

La Convention unique de 1961 établit une classification des produits en quatre catégories, chacune d’entre elle reprise dans un tableau joint en annexe :

1/ Le tableau I liste les produits stupéfiants soumis à des obligations de contrôle visant à réserver aux seules fins « médicales et scientifiques » la production, la fabrication, l’exportation, l’importation, la distribution, le commerce, l’emploi et la détention de ces produits (article 4, paragraphe c).

2/ Le tableau II liste des substances pour lesquelles les obligations de contrôle sont allégées en raison, notamment, de leur usage médical.

3/ Le tableau III s’applique aux « préparations » qui ne sont pas considérées comme susceptibles de « donner lieu à des abus » ou « produire des effets nocifs » et dont le stupéfiant qu’elle contient n’est « pas facilement récupérable » (article 3, paragraphe 4).

4/ Le tableau IV reprend les substances du tableau I qui, en raison de leurs « propriétés particulièrement dangereuses », doivent faire l’objet d’interdictions très strictes, seule la « recherche médicale et scientifique » étant autorisée (article 2, paragraphe 5).

Le classement (ou le déclassement) d’un produit relève de la compétence de la Commission des stupéfiants, organe émanant du Conseil ECOSOC, sur proposition, notamment, de l’Organisation mondiale de la santé (articles 3 et 8, paragraphe a). La Commission des stupéfiants se réunit traditionnellement chaque année à Vienne ([203]) pour discuter, notamment, du contenu des quatre tableaux annexés à la Convention unique de 1961.

Le développement des usages du CBD à partir des années 2010 a amené l’Organisation mondiale de la santé (OMS) à se pencher sur la question du cannabidiol. Dans sa trente-neuvième réunion, qui s’est tenue du 6 au 10 novembre 2017, le comité d’experts de l’OMS sur la pharmacodépendance conclut qu’il « n’y a […] aucun problème de santé publique lié à la consommation de CBD pur » et qu’au contraire, le CBD peut constituer « un traitement utile ([204]) » contre certaines pathologies. S’agissant du régime de contrôle international du CBD, le comité d’experts de l’OMS :

– constate que « le CBD n’est pas spécifiquement inscrit dans les tableaux des conventions internationales des Nations unies relatives au contrôle des drogues de 1961, 1971 ou 1988 ([205]) » ;

 interprète, toutefois, la notion « d’extrait de cannabis » figurant au tableau I de la Convention unique comme englobant le CBD : « […] s’il est préparé sous forme d’extrait ou de teinture de cannabis, il est inscrit au tableau I de la convention unique sur les stupéfiants de 1961 ([206]). »

Cette interprétation a logiquement amené le comité d’experts à envisager, lors de sa quarantième réunion ([207]), la suppression des « préparations considérées comme étant du CBD pur » des tableaux des Conventions internationales relatives aux contrôles des stupéfiants.

Dans la perspective de la 63e session de la Commission des stupéfiants, qui devait se réunir à Vienne les 2-6 mars 2020, l’OMS a adressé, dès le 24 janvier 2019, au Secrétaire général des Nations unies six propositions relatives au classement du cannabis et de ses produits dérivés. Parmi ces suggestions figurent :

1. La suppression du cannabis et de la résine de cannabis du tableau IV compte tenu, d’une part, de leur nocivité supposée moindre au regard des effets des autres produits du tableau (héroïne, opioïdes de synthèse, etc.) et, par ailleurs, de l’intérêt thérapeutique du cannabis pour le traitement de la douleur et d’autres pathologies, telles que l’épilepsie ou la spasticité liée à la sclérose en plaques (proposition n° 1) ;

2. La suppression des « extraits et teintures » de résine de cannabis du tableau I en raison des demandes de certains pays visant à favoriser le développement de « préparations » issues du cannabis aux « applications thérapeutiques prometteuses », dépourvues de propriétés stupéfiantes, notamment celles contenant du CBD (proposition n° 4) ;

3. L’adjonction au tableau I d’une note de bas de page relative au CBD, qui, pour des raisons similaires (faible nocivité, effets positifs dans le traitement de certaines pathologies médicales), serait expressément exclu des dispositifs de contrôle international prévus par la Convention (proposition n° 5).

L’OMS a conçu cette note de bas de page de façon à prendre en compte la présence inévitable de traces de THC dans les extraits de CBD effectués à partir de la plante de chanvre. La note serait donc rédigée de façon à exclure des contrôles les préparations contenant « au maximum 0,2 % » de THC.

À cet égard, on peut noter que, bien que l’OMS ait traité la question sous un angle médical ([208]), la notion de « préparation » au sens de la Convention unique de 1961 va bien au-delà du seul médicament dans la mesure où elle est définie comme « un mélange, liquide ou solide, contenant un stupéfiant ([209]) ».

Pour M. Yann Bisiou, un spécialiste du droit de la drogue interrogé par la mission d’information, « les trois principaux acteurs du contrôle international des drogues [OMS, Commission des stupéfiants, Organe international de contrôle des stupéfiants] ont en effet pris soin de préciser que la nouvelle définition des « préparations » de cannabis couvrait à la fois les usagers médicaux et non médicaux ([210]). »

À ce jour, les clarifications demandées par l’OMS n’ont toujours pas été effectuées. Le 6 mars 2020, la Commission des stupéfiants a finalement décidé de ne pas statuer sur le sujet et a reporté sa 63e session à une réunion qui s’est finalement tenue les 2, 3 et 4 décembre derniers. Au cours de cette réunion, à laquelle la France et l’Union européenne ont participé (cf. infra), la proposition n° 1 a été adoptée, mais les propositions susceptibles d’intéresser le CBD ont été rejetées.

Le flou initial entourant la rédaction de la Convention de 1961 est donc maintenu. Selon les interprétations que les pays signataires sont susceptibles de donner à la notion « d’extrait de cannabis », le CBD peut donc être théoriquement considéré comme un produit stupéfiant dont les utilisations se limitent aux seuls fins « médicales et scientifiques » au sens de l’article 4, paragraphe c) précité.

2.   Par son interprétation restrictive de la Convention de 1961, aujourd’hui remise en cause par la CJUE au travers de son arrêt « Kanavape », la Commission européenne a porté un coup d’arrêt brutal à l’économie du chanvre bien-être sur le continent. 

Loin d’adhérer pleinement aux préconisations de l’OMS précitées, l’Union européenne s’est avérée extrêmement prudente sur la question du CBD. Lors de la préparation de la 63e session de la Commission des stupéfiants, le Comité des représentants permanents (COREPER) a adopté le 12 février dernier la position commune présentée le 17 décembre 2019 par la Commission européenne au Conseil. Si l’Union donnait une suite favorable à la suppression du cannabis et de la résine de cannabis du tableau IV, elle émettait des réserves quant au retrait des « extraits et teintures » du cannabis du tableau I et à la mise en place d’une exception expresse pour le CBD, une « évaluation approfondie » devant être réclamée à l’OMS.

Les justifications apportées aux réserves sur le CBD tiennent, d’abord, à l’abaissement du niveau de contrôle qui découlerait de cette exception et, surtout, sur le fait que le seuil de 0,2 % de THC proposé ne serait pas « étayé par des preuves scientifiques » et pourrait faire l’objet « d’interprétations divergentes » concernant son mode de calcul.

L’Union européenne n’est pas membre de la Commission des stupéfiants ([211]), mais 13 États membres y bénéficient d’un droit de vote (notamment la France, la Belgique, l’Allemagne, l’Espagne, les Pays-Bas et l’Italie).

À ce titre, le Conseil de l’Union européenne est habilité à adopter des « positions » communes dans « une instance créée par un accord, lorsque cette instance est appelée à adopter des actes ayant des effets juridiques » (article 218, paragraphe 9, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne).

Cette frilosité montre que la Commission a repris à son compte l’interprétation selon laquelle le CBD issu de la plante de chanvre serait un « extrait de cannabis » au sens de la Convention unique de 1961.

Les éléments transmis par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) à l’issue de son audition du 8 juillet dernier ([212]) permettent de comprendre que, dans le cadre d’échanges avec les États membres de l’Union européenne en mars 2019, la Commission s’est fondée sur cette interprétation pour justifier la prohibition du CBD d’origine naturelle dans les produits cosmétiques.

Les mêmes arguments ont été invoqués en juillet 2020 à l’encontre des entreprises européennes qui avaient déposé un dossier d’autorisation de l’huile de CBD au titre de la réglementation dite des « Nouveaux aliments » (cf. infra). Selon les informations communiquées par l’AECI/EIHA à l’issue de son audition du 22 juillet dernier, la Commission, se fondant sur une analyse de son service juridique, aurait répondu à chaque entreprise que « le cannabidiol, dès lors qu’il est extrait de [la plante] de cannabis, doit être considéré comme une substance entrant dans le champ d’application des dispositifs de contrôle de la Convention [unique de 1961] et doit en conséquence être qualifié de produit stupéfiant. »

 

Le régime juridique des produits cosmétiques résulte, au niveau européen, du règlement n° 1223/2009 du Parlement européen et du Conseil du 30 novembre 2009 (cf. infra). Ce texte interdit explicitement en son article 14 les substances énumérées en annexe II : l’entrée 306 de cette annexe évoque les « stupéfiants » définis comme « toute substance énumérée aux tableaux I et II de la convention unique sur les stupéfiants ».

Dans sa communication du 1er mars 2019 relative aux critères de classement des ingrédients dans le catalogue européen des ingrédients autorisés dans les produits cosmétiques (CosIng ([213])), la Commission précise :

« Le cannabidiol n’est pas inclus en tant que tel dans les tableaux de la Convention unique de 1961. […]. Toutefois, s’il est préparé à partir de substances interdites, notamment d’extraits, de teintures ou de résine de cannabis, le cannabidiol tombe alors dans le champ d’application de la Convention et la prohibition issue de l’entrée 306 de l’annexe II s’appliquera. »

Lors de son audition par la Mission d’information du 30 septembre dernier, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) a confirmé que, si le catalogue CosIng n’avait en tant que tel aucune valeur juridique, l’interprétation donnée par la Commission avait pour effet de bloquer l’autorisation de produits cosmétiques contenant du CBD extrait de la fleur, à l’exception du CBD produit de manière synthétique et, probablement, du CBD issu de la feuille de chanvre.

Cette position stricte peut s’expliquer, selon Mme Lorenza Romanese, directrice générale de l’AECI/EIHA, par la crainte de la Commission de ne pas pouvoir maîtriser un marché en croissance rapide. Pour autant, l’autorisation donnée au seul CBD synthétique est d’autant plus paradoxale qu’elle aurait pour effet de favoriser indirectement les grandes entreprises de l’industrie chimique, dont la plupart sont d’origine américaine ou asiatique, au détriment de l’agriculture européenne.

À la suite de l’audition de l’AECI/EIHA, le président et les rapporteurs de la mission d’information ont souhaité alerter le Gouvernement au travers d’un courrier adressé le 27 juillet 2020 (copie jointe en annexe).

Un tel durcissement aurait pu, selon les termes employés par l’association dans un communiqué de presse publié dès le 27 juillet dernier, « sonner le glas du secteur [européen] du chanvre » si la Cour de justice de l’Union européenne n’était pas venue contredire frontalement l’interprétation de la Commission.

Dans ses conclusions dans l’arrêt « Kanavape » précité du 19 novembre dernier, la CJUE évoque de manière incidente le statut international du CBD et parvient à la conclusion que « le CBD en cause au principal [donc extrait de la fleur de chanvre] ne constitue pas un stupéfiant au sens de la Convention unique ([214]). »

Le raisonnement tenu par la CJUE se fonde sur le Préambule de la Convention unique, où les parties « se déclarent, notamment, soucieuses de la santé physique et morale de l’humanité ainsi que conscientes du devoir qui leur incombe de prévenir et de combattre la toxicomanie. » ainsi que sur les commentaires sur la Convention publiés par l’Organisation des Nations unies (ONU), qui montrent que la définition d’un produit dérivé est liée à l’état de la connaissance scientifique quant à la nocivité de ce produit sur la santé humaine.

Le CBD ne comportant aucun principe « psychoactif » susceptible de nuire à la santé humaine en l’état actuel des connaissances scientifiques, « il serait contraire au but et à l’esprit général de la Convention unique d’inclure celui-ci dans la définition des stupéfiants, au sens de cette convention, en tant qu’extrait de cannabis. »

C’est donc le juge européen qui, en l’absence de clarification internationale, a interprété la Convention unique de 1961 comme excluant le CBD de son champ d’application, mettant ainsi un terme au mouvement de fermeture entamé par la Commission européenne à l’encontre du marché naissant du « chanvre bien‑être ».


—  1  —

III.   LA FRANCE DOIT PROFITER DE L’OPPORTUNITÉ OFFERTE PAR L’ARRÊT « KANAVAPE » POUR GARANTIR AU MARCHÉ DU CHANVRE « BIEN-ÊTRE » UN ENVIRONNEMENT RÉGLEMENTAIRE FAVORABLE À SON DÉVELOPPEMENT DANS LE RESPECT DE LA SANTÉ DU CONSOMMATEUR

Loin d’être la simple remise en cause d’une réglementation contestable, la jurisprudence « Kanavape » doit constituer pour la France une opportunité pour procéder à une réforme de grande ampleur du droit applicable au CBD. La filière française du « chanvre bien-être » peut trouver dans cette évolution une occasion de se développer véritablement à condition, naturellement, de s’inscrire dans une démarche de réassurance du consommateur quant à l’innocuité des produits. La modification de la réglementation doit désormais intervenir rapidement afin de sécuriser les acteurs économiques et permettre le développement de ce marché prometteur et d’une filière française du CBD.

Une telle réforme devra, tout naturellement, être articulée avec la réflexion menée actuellement sur la culture et l’exploitation du cannabis en France à usage thérapeutique : quand, en réponse à un des amendements déposés en séance publique sur le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2021 ([215]) par plusieurs membres de la mission d’information, le ministre de la santé évoque, le 23 octobre dernier, la rédaction « en cours » d’un texte réglementaire « au sein des trois ministères concernés, la santé, l’agriculture […] et Bercy », c’est bien de l’arrêté du 22 août 1990 qu’il s’agit.

Proposition  1 : faire aboutir le plus rapidement possible les travaux de refonte de l’arrêté du 22 août 1990 afin de sécuriser la filière naissante du « chanvre bien-être ».

A.   Faire Évoluer la rÉglementation nationale, et en prioritÉ l’arrÊtÉ du 22 août 1990, pour donner un statut clair au cbd naturel et permettre le dÉveloppement d’une filiÈre française du CBD

Au-delà des conséquences immédiates de l’arrêt « Kanavape » à intégrer dans l’arrêté du 22 août 1990, les autorités françaises devront réfléchir à la mise en place d’un droit du CBD renouvelé, affichant les seuils de THC à respecter dans les produits finis et s’appuyant sur un catalogue élargi de variétés de chanvre.

1.   L’arrêt « Kanavape » rend inévitable la reconnaissance aux niveaux national et européen de l’exploitation de toutes les parties de la plante de chanvre à des fins industrielles.

L’arrêt « Kanavape » opère un déblocage direct des limitations apportées au niveau national par l’arrêté du 22 août 1990 et au niveau européen par les interprétations données à la Convention unique de 1961 à la possibilité d’extraire du CBD à partir de toutes les parties de la plante de chanvre, y compris la fleur.

a.   La suppression de la restriction française portant sur l’exploitation des seules fibres et graines de chanvre

Bien que la CJUE laisse formellement le soin à la juridiction nationale d’établir in fine la conformité de la réglementation française au droit de l’Union européenne, le cadrage apporté ([216]) laisse peu de doute quant à la décision qui sera prise. Dans le communiqué qu’elle a publié le 24 novembre dernier, la MILDECA effectue le même constat et annonce étudier « les voies et moyens pour prendre en compte [les] conclusions » de la Cour. Lors de son audition par la Mission d’information dès le lendemain (le 25 novembre 2020), le docteur Nicolas Prisse, président de la MILDECA, a précisé que la refonte de l’arrêté du 22 août 1990 était au cœur des discussions engagées au niveau interministériel pour intégrer les conséquences de l’arrêt « Kanavape ».

À moins de pénaliser inutilement les acteurs français, la modification à apporter ne peut se limiter aux seules opérations d’importation et d’exportation et devra englober également la culture et l’utilisation industrielle et commerciale de toutes les parties de la plante. Comme le suggérait déjà le SPC dans son Livre blanc précité ([217]), la première réforme consistera, comme le font déjà plusieurs de nos partenaires européens, à ne plus apporter de limitation de principe à l’exploitation de la fleur ou de la feuille de chanvre.

À cette fin, la mention « fibres et graines » inscrite à l’article 1er de l’arrêté devrait donc être supprimée.

La levée de cette restriction ne signifie pas pour autant qu’il n’existerait désormais plus aucune limite à l’exploitation du chanvre à des fins non médicales. Les autres critères fixés par l’arrêté du 22 août 1990, à savoir le recours à une variété autorisée en France ([218]) et le respect d’un taux de THC de 0,2 % dans la plante cultivée ([219]), subsistent.

REFONTE DE L’ARRÊTÉ DU 22 AOÛT 1990 (I)

Le premier alinéa de l’article 1er de l’arrêté du 22 août 1990 pourrait être ainsi rédigé :

« Au sens du II de l’article R. 5132-86 du code de la santé publique, sont autorisées la culture, l’importation, l’exportation et l’utilisation industrielle et commerciale, dans toutes leurs composantes, des variétés de cannabis ([220]) répondant aux critères suivants : »

Par ailleurs, dès lors qu’il deviendra possible de cultiver et d’exploiter une fleur de chanvre, soit en tant que telle, soit pour en extraire du CBD, des normes complémentaires devront inévitablement être définies afin de réguler la teneur en THC dans ces différents produits et, le cas échéant, d’appeler l’attention du consommateur sur les éventuels effets indésirables de leur absorption, à l’image de ce qu’ont défini les pays les plus avancés dans l’économie du « chanvre bien‑être », notamment la Suisse et le Canada ([221]). Ces différents points seront traités ultérieurement ([222]).

Proposition n° 1-1 : supprimer la mention « fibres et graines » figurant à l’article 1er de l’arrêté du 22 août 1990 et inscrire expressément l’autorisation de la culture, de l’importation, de l’exportation et de l’utilisation de toutes les parties de la plante de chanvre à des fins industrielles et commerciales, y compris la fleur.

b.   L’abandon définitif de l’exclusion européenne du CBD d’origine naturelle

Les limitations apportées par l’Union européenne sur le CBD d’origine naturelle n’ont également plus lieu d’être compte tenu des précisions apportées par la CJUE sur le statut international du CBD, qui ne peut désormais plus être considéré comme un extrait de cannabis au sens de la Convention unique de 1961 (cf. supra). Cela implique, tout d’abord, que le catalogue CosIng soit modifié de façon à ne plus laisser subsister de différences entre les deux entrées du cannabidiol (n° CAS ([223]) 13956-29-1) : la première entrée indique, en effet, que le CBD issu d’un extrait ou d’une teinture de cannabis constitue un produit stupéfiant prohibé au sens de l’annexe II du règlement n° 1223/2009 précité contrairement à la seconde entrée, consacrée au CBD synthétique.

La Commission européenne est ensuite invitée à reprendre l’instruction des dossiers d’autorisation au titre de la réglementation des « Nouveaux aliments » (cf. sous‑partie B, paragraphe 4 infra) qu’elle avait bloqués pour les mêmes raisons. Interrogé sur ce point par la mission d’information le 1er décembre dernier, M. Bruno Gautrais, chef de l’unité Technologies de fabrication alimentaire et Nouveaux aliments (E2) au sein de la direction générale Santé et Sécurité alimentaire de la Commission, a confirmé que ses services allaient relancer les procédures.

La mission d’information appelle le Gouvernement à s’assurer que la Commission procède effectivement à l’ajustement de sa position dans les deux domaines précités.

Proposition n° 9 : veiller à ce que la Commission européenne tire intégralement les conséquences de l’arrêt « Kanavape » en modifiant le catalogue CosIng et en reprenant l’examen des dossiers d’autorisation déposés pour le CBD au titre de la procédure des Nouveaux aliments.

2.   La commercialisation des fleurs de CBD peut désormais être envisagée sous conditions.

La plupart des pays qui se sont engagés dans la reconnaissance d’une exploitation commerciale des fleurs de chanvre ont été amenés à trancher la question du droit applicable aux sommités florales qui, même si elles sont riches en CBD, ont une apparence similaire aux fleurs utilisées pour fumer du THC dans une optique récréative.

Source : site Internet Newsweed.

Même avec l’arrêt « Kanavape », le statut de la fleur de CBD en tant que telle reste encore imprécis. L’inconventionnalité soulevée par la CJUE ne s’applique, pour le moment, qu’aux produits finis contenant du CBD, et non aux parties de la plante de chanvre, qui restent soumises au régime juridique antérieur. Celui-ci est constitué, au niveau européen, des règlements n° 1307/2013 et 1308/2013 précités, qui permettent l’application des règles de la politique agricole commune aux plantes contenant au plus 0,2 % de THC ([224]), et, au niveau national, de l’arrêté du 22 août 1990 qui, à la date de la rédaction du présent rapport, interdit toujours l’exploitation industrielle et commerciale de la fleur.

Si l’on supprime, comme évoqué supra, toute restriction portant sur l’utilisation commerciale de la fleur de chanvre, celle-ci en tant que telle deviendra donc exploitable commercialement à condition que la teneur limite en THC posée au niveau national ([225]) dans les cultures soit respectée. Bien entendu, rien n’interdit que la France édicte des contraintes spécifiques. Comme le souligne le SPC dans son Livre blanc ([226]), il existe déjà en droit français des catégories réglementaires susceptibles de caractériser la fleur de CBD, notamment celle des « produits à fumer à base de plantes autres que le tabac » qui est issue de la directive n° 2014/40/UE du Parlement européen et du Conseil du 3 avril 2014.

Le SPC observe que certains pays de l’Union européenne frontaliers de la France, tels que le Luxembourg ([227]) et la Belgique ([228]), ont expressément appliqué ce statut à la fleur de CBD.

DROIT APPLICABLE EN FRANCE AUX PRODUITS À FUMER

Dans le cadre fixé par la directive n° 2014/40/UE précitée, le droit national distingue trois catégories de produits à fumer :

1/ les produits du tabac stricto sensu : les cigarettes, le tabac à rouler, le tabac à pipe, etc. (art. L. 3512-1 du code de la santé publique) ;

2/ les produits du vapotage, c’est-à-dire les dispositifs électroniques permettant la consommation de vapeur contenant ou non de la nicotine, ainsi que les flacons de recharge (art. L. 3513-1) ;

3/ les produits à fumer à base de plantes autres que le tabac, c’est-à-dire les « produits à base de végétaux, de plantes aromatiques ou de fruits, ne contenant pas de tabac et pouvant être consommés au moyen d’un processus de combustion » (art. L. 3514‑1).

Les plantes les plus fréquemment utilisées pour des produits à fumer relevant de cette troisième catégorie sont la menthe poivrée, la menthe verte, l’eucalyptus, la sauge, le thym, la lavande, les clous de girofle, les racines de réglisse et les pétales de rose.

 

Sauge à fumer

Les produits du tabac, par exemple, sont en vente dans des « débits de tabac » qui bénéficient d’un monopole en application du décret n° 2010-720 du 28 juin 2010. Leur publicité est interdite (art. L. 3512-4). Les unités de conditionnement sont neutres et uniformisées (art. L. 3512-20). Les produits du vapotage sont en vente libre, mais leur publicité est interdite (art. L. 3513-4). S’ils contiennent de la nicotine, les dispositifs de vapotage sont soumis à des règles de présentation similaires à celles applicables aux produits du tabac : interdiction d’apposer un symbole ou un signe figuratif de marque, apposition obligatoire d’un avertissement sanitaire, etc. (art. L. 3513-18).

Les produits à fumer à base de plantes autres que le tabac sont soumis à des règles de conditionnement analogues à celles des produits du vapotage contenant de la nicotine (art. L. 3514-3), mais leur publicité est autorisée. Leur mise sur le marché est conditionnée à la déclaration préalable des ingrédients correspondants (art. L. 3514‑5). Cette déclaration est effectuée auprès de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) ([229]).

L’octroi de ce statut aux fleurs de CBD pourrait certes susciter un certain nombre de difficultés, d’abord en termes de santé publique. Sollicitée sur ce point par écrit au début de l’automne dernier, la direction générale de la santé (DGS) a appelé l’attention de la mission d’information sur la « grande prudence » à adopter face aux risques de « confusion » entre les fleurs au CBD et celles au THC, les premières étant susceptibles d’être perçues comme des « ersatz de joint ([230]) » par les jeunes. Elle a également rappelé que, dans la mesure où les fleurs se consomment par un processus de combustion, elles généreront inévitablement des toxines pathogènes et des substances cancérigènes ([231]).

Pour légitimes que soient ces préoccupations, la mission d’information estime qu’elles ne sont pas suffisantes pour maintenir une interdiction totale de toute commercialisation des fleurs. Le statut des « produits à fumer à base de plantes autres que le tabac » permet d’imposer aux fabricants et aux distributeurs un certain nombre d’obligations, notamment l’autorisation préalable des ingrédients (cfsupra) et l’apposition d’un avertissement sanitaire, qui pourront être renforcées dans une optique de protection du consommateur ([232]).  

Une préoccupation demeure, toutefois, dès lors que rien ne distingue visuellement les fleurs entre elles et qu’il incomberait donc aux services de police et de douane, dans l’hypothèse d’une légalisation de la fleur, de vérifier que les teneurs en THC sont bien respectées.

 

À cette fin, des solutions techniques sont actuellement à l’étude à l’étranger, notamment sous la forme d’appareils de détection instantanée des teneurs respectives en CBD et en THC, notamment en Israël ([233]) et en Suisse ([234]). Interrogé sur ce sujet par la mission d’information le 7 octobre dernier, M. Élie Doppelt, président du laboratoire d’analyse LEAF, a estimé que ce type d’appareil pouvait constituer une aide précieuse pour détecter des taux élevés de THC, mais que seule une analyse en laboratoire pouvait permettre de déterminer avec précision des teneurs faibles (inférieures à 0,5 %).

À ce stade, il paraît donc indispensable de doter au plus vite les services de contrôle d’outils d’analyse performants de façon à pouvoir accompagner l’autorisation de la vente en France des fleurs de CBD.

Proposition n° 5 : placer les fleurs de CBD sous le statut de « produit à fumer à base de plantes autres que le tabac » et, à cette fin, mettre à la disposition des services de contrôle des outils de détection performants permettant de distinguer précisément les teneurs respectives en CBD et en THC des fleurs de chanvre.

3.   La fixation de seuils en THC dans les produits finis, idéalement harmonisés au niveau européen, devrait permettre de débloquer le marché français.

a.   Le relèvement inévitable des seuils de THC dans les produits finis au CBD

Comme indiqué supra, l’arrêt « Kanavape » ne met pas directement en cause l’interdiction française de toute trace de THC dans les produits finis contenant du CBD et le Gouvernement français pourrait être tenté de maintenir cette proscription dans le cadre de la réforme en cours de l’arrêté du 22 août 1990. La mission d’information estime qu’une telle option serait tout aussi risquée qu’inopportune.

En effet, une telle interdiction apparaît indirectement menacée d’inconventionnalité au regard du droit de l’Union européenne tel qu’il a été interprété par la CJUE à l’occasion de l’affaire « Kanavape ». Elle est le pendant de l’interdiction d’exploitation de la fleur, puisqu’il est matériellement impossible d’extraire du CBD de cette partie de la plante sans conserver des traces des THC (cf. partie I). L’inconventionnalité de la disposition relative au THC découle donc logiquement de l’autre.

 

On rappellera, par ailleurs, que de nombreux États européens autorisent des teneurs en THC supérieures à zéro ([235]) et, comme la CJUE indique que la France ne peut bloquer l’importation de CBD « légalement produit dans un autre État membre » sauf à ce que ce blocage soit justifié par des motifs de protection de la santé publique « et n’aille pas au-delà de ce qui est nécessaire » ([236]), il faudrait établir que seul un taux de THC de 0 % serait de nature à garantir cet objectif.

Sur ce point, bien qu’il soit difficile de déterminer précisément la concentration de THC dans le sang affectant la santé humaine, cette teneur est indéniablement supérieure à zéro. Une étude citée par les Annales de toxicologie analytique en 2008 ([237]) observe une dégradation des performances cognitives chez une partie des personnes affichant un taux compris entre 2 et 5 nanogrammes de THC par millilitre de sang, cette proportion s’accroissant rapidement au-delà des 5 nanogrammes de concentration plasmatique ([238]). Dans son audition précitée du 8 juillet dernier, M. Alexandre Maciuk estime, pour sa part, à 1 nanogramme par millilitre de sang le seuil au-delà duquel des effets apparaîtraient sur les fonctions cognitives humaines.

Le maintien d’une telle interdiction à l’importation, qui aboutit à prolonger la prohibition du CBD d’origine naturelle, apparaît donc difficilement justifiable et risquerait d’inaugurer une nouvelle période d’incertitude juridique préjudiciable tant aux acteurs économiques qu’aux autorités de contrôle. La France ne peut se permettre de perdre un nouveau contentieux devant le juge européen. Il serait, par ailleurs, tout aussi absurde de lever l’interdiction à l’importation sans en faire autant à la production sur le territoire national.

La mission d’information appelle le Gouvernement à ne pas s’enfermer dans une posture d’extrême prudence et à lever cet obstacle réglementaire afin de ne pas pénaliser les industries françaises.

Tout naturellement, une telle suppression amène à s’interroger sur le niveau des teneurs limites de THC à fixer dans les produits finis. La question de ces seuils se pose avec d’autant plus d’acuité que, dans l’arrêt « Kanavape », la CJUE a définitivement exclu l’hypothèse de l’applicabilité aux produits finis du taux de 0,2 % de THC inscrit à l’article 32 du règlement n° 1307/2013 (cf. supra), ce qui a pour effet de renvoyer aux États membres la responsabilité de définir la limite entre un produit stupéfiant et un produit de consommation courante.

Au-delà des effets sur la santé du consommateur d’une ingestion indirecte de THC, l’intérêt pour un État de fixer une limite réside dans les enjeux de sécurité routière.

Dans une notice publiée en 2015, l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) mentionne des études scientifiques établissant que, pour des consommateurs occasionnels de cannabis, des concentrations de THC assez faibles, de l’ordre de 2 à 5 nanogrammes par millilitre de sang ([239]), seraient suffisantes pour causer une altération significative de la performance lors de tests de conduite.

Par extrapolation des données fournies par M. Maciuk en audition, le seuil de 2 nanogrammes par millilitre de sang pourrait être atteint par ingestion de 4 milligrammes de THC contenu dans un produit alimentaire ou par absorption de 0,4 milligramme de THC fumé.

Source : Alexandre Maciuk (audition du 8 juillet 2020).

Ces niveaux peuvent être facilement atteints : ils correspondent à la consommation d’une cigarette au chanvre de 1 gramme contenant 0,04 % de THC selon les calculs effectués par M. Maciuk ou de 140 grammes d’une huile essentielle au CBD avec du THC dosé à 1 ppm ([240]). Dès lors, il y a d’autant plus d’intérêt à réglementer que les effets du THC chez les consommateurs occasionnels auraient tendance à se prolonger sur une durée comprise entre 4 et 8 heures avant de diminuer d’intensité ([241]).

b.   La nécessité de fixer des seuils de THC par catégorie de produits

Si le principe des seuils réglementaires paraît acquis, les travaux de la mission d’information ont montré que la manière de procéder était loin de faire l’unanimité. Dans un mémoire technique communiqué à l’occasion de son audition du 10 juin 2020, le SPC préconise la fixation d’un « seuil limite de THC dans les produits finis à 2 % des cannabinoïdes totaux présents dans le produit » inspiré d’une proposition de loi australienne ([242]).

Cette option ne paraît pas la plus opportune : outre le fait qu’un tel seuil serait difficile à contrôler, le professeur Nicolas Simon a souligné lors de son audition du 8 juillet dernier que « les effets du THC ne sont pas tous inhibés ou régulés de la même manière par le CBD » et qu’il ne suffit pas d’un rapport de concentration en faveur du CBD pour supprimer tous les effets du THC ([243]). Selon lui, il est donc plus précis de raisonner en fixant un seuil maximal de quantité de THC pour une masse totale.

Par ailleurs, compte tenu des effets différenciés du THC selon le mode d’ingestion, il ne paraît pas pertinent de fixer une teneur unique de THC dans les produits au CBD.

Les produits n’ayant pas vocation à être ingérés, en particulier les cosmétiques, pourraient bénéficier d’un plafond relativement élevé. S’agissant des produits alimentaires ou des produits à fumer, les limites ont vocation à être plus faibles. Des propositions de taux figurent dans les propositions adressées à la mission d’information par le SPC et le cabinet Augur, mais elles sont parfois contradictoires et peu documentées d’un point de vue scientifique. Dans son Livre blanc, le SPC propose, par exemple, un seuil de THC à 1 % pour les cosmétiques ([244]) puis, dans son mémoire technique précité, envisage un taux de 0,2 % ([245]). Le cabinet Augur évoque, pour les « produits infusés et les huiles », une limite de 0,2 % qui paraît s’inspirer du seuil de 0,2 % inscrit dans les règlements agricoles de l’Union européenne et considéré, avant l’arrêt « Kanavape », comme un « maximum légal » au niveau européen.

En tout état de cause, la mission d’information estime nécessaire de fixer les seuils de THC au plus proche de niveaux de risques sanitaires expertisés par les autorités scientifiques compétentes, notamment l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES).

L’exemple de la Belgique est, sur ce point, intéressant. Depuis un arrêté royal du 29 août 1997, des teneurs en THC peuvent être autorisées, par dérogation et au cas par cas, dans les denrées alimentaires d’origine végétale ([246]). En 2017, l’Agence fédérale pour la sécurité de la chaîne alimentaire (AFSCA) a proposé des « seuils d’action » pour les produits alimentaires d’origine animale en appliquant un niveau de toxicité théorique à la consommation de denrées telle que constatée dans le pays pour chaque catégorie d’habitant (enfants en bas âge, enfants, adolescents, adultes, personnes âgées). Les seuils d’action proposés correspondent au niveau le plus bas calculé pour la catégorie la plus à risque et sont ventilés par type de denrée.

Source : AFSCA - Belgique (avis n° 25-2017 du 17 novembre 2017).

Les résultats de ces travaux pourraient être intégrés dans l’arrêté du 22 août 1990 sous la forme d’un article additionnel après l’article 1er consacré aux « produits contenant [des] variétés » de cannabis au sens du II de l’article R. 5132‑86 du code de la santé publique.

REFONTE DE L’ARRÊTÉ DU 22 AOÛT 1990 (II)

Un article additionnel après l’article 1er pourrait être ainsi rédigé :

« Au sens du II de l’article R. 5182-86 du code de la santé publique, sont autorisées la production, l’importation, l’exportation et l’exploitation industrielle et commerciale des produits transformés contenant les variétés de cannabis mentionnées à l’article 1er du présent arrêté sous réserve que ces produits respectent les teneurs maximales en delta‑9‑tétrahydrocannabinol suivantes, établies par catégorie :

[pour les produits cosmétiques : à établir]

[pour les denrées alimentaires : à établir]

[pour les produits à fumer : à établir]

[etc.]. »

Proposition n° 1-2 : renoncer définitivement au maintien du seuil de 0 % de THC dans les produits finis et intégrer au plus vite dans la réglementation nationale des seuils de THC spécifiques à chaque catégorie de produit fini susceptible de contenir du CBD (denrées alimentaires, e‑liquides, cosmétiques), ces seuils ayant vocation à être définis à partir de doses de toxicité estimées par l’ANSES.

c.   Les voies d’une harmonisation au niveau européen

Tout en renvoyant aux États membres le soin de fixer les seuils de THC autorisés dans les produits finis, la CJUE fait prévaloir la logique du marché unique européen au travers de l’arrêt « Kanavape » en imposant à chaque pays la reconnaissance des teneurs « légalement » fixées chez ses partenaires. La multiplication de normes différentes d’un pays à l’autre dans un espace de libre circulation des marchandises et des personnes risque, toutefois, d’accroître les difficultés des services de contrôle (douane et DGCCRF) dans leurs activités de surveillance des flux et du marché. Lors de son audition du 8 juillet dernier, M. Gil Lorenzo, sous-directeur des affaires juridiques et de la lutte contre la fraude à la DGDDI, a insisté sur la « faisabilité » pratique des contrôles, celle-ci découlant de la nature des critères applicables aux produits susceptibles d’être appréhendés à l’entrée du territoire douanier ou à la circulation.

La mission d’information estime indispensable que la France et ses partenaires de l’Union européenne puissent adopter des seuils de THC par produit aussi harmonisés que possible. Dans son communiqué précité du 24 novembre dernier, la MILDECA elle-même reconnaît l’importance qui s’attache à « l’élaboration d’une approche commune européenne des produits à base de CBD ».

Les auditions menées ont permis de constater que des discussions avaient été engagées dans le domaine des produits alimentaires à la suite de l’avis donné en 2015 par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (AESA - EFSA) sur « la présence de THC dans le lait et dans d’autres denrées alimentaires d’origine animale ([247]) ». M. Frans Verstraete, chef d’unité adjoint au sein de la direction générale Santé et Sécurité alimentaire de la Commission européenne, a confirmé en audition le 23 septembre dernier qu’une réflexion était bien menée au niveau du comité permanent des végétaux, des animaux, des denrées alimentaires et de l’alimentation animale ([248]) afin d’étudier les possibilités d’édiction d’un règlement européen portant fixation de teneurs maximales en THC dans les produits alimentaires dérivés du chanvre.

Les travaux de ce comité se limitent, pour le moment, à des produits issus des parties non « problématiques » du chanvre comme, par exemple, les huiles issues des graines, mais, compte tenu du déblocage opéré par l’arrêt « Kanavape », pourraient être élargis à l’ensemble des produits alimentaires contenant du CBD issu des feuilles et des fleurs.

 

 

À cette occasion, on peut souligner que les hypothèses retenues par l’AESA en 2015 pour établir un seuil de toxicité du THC dans les produits alimentaires ne font pas l’unanimité armi les professionnels du secteur.

L’Agence européenne fixe à 2,5 milligrammes le seuil de THC à ne pas dépasser dans un corps humain, soit environ 36 nanogrammes par kilogramme de masse corporelle (pour un poids moyen humain de 70 kilogrammes). En appliquant à ce seuil un facteur d’incertitude de 3 et une variabilité interdindividuelle de 10, la « dose aiguë de référence » en THC applicable dans l’Union européenne est de 1 nanogramme par kilogramme de poids corporel.

Lors de son audition du 22 juillet dernier, l’AECI/EIHA a indiqué qu’elle considérait cette approche trop restrictive, notamment s’agissant du facteur d’incertitude de 3 et du seuil initial de 2,5 milligrammes de THC. L’Association affiche sa préférence pour une dose de référence à 7 nanogrammes par kilogramme de poids corporel calculés à partir d’un seuil initial de 5 milligrammes de THC et de la non-prise en compte du facteur d’incertitude de 3. Il s’agit de la norme appliquée en Suisse.

Selon la dose de référence retenue, les « seuils de THC » peuvent évoluer sensiblement : à partir de la norme suisse, les teneurs recommandées par l’AFSCA en Belgique (cfsupra) seraient ainsi multipliées par sept.

Une réflexion analogue devrait également pouvoir être lancée sur les autres produits susceptibles de contenir du CBD, en particulier les cosmétiques et les eliquides ([249]).

Proposition n° 10 : engager une réflexion avec les autres États membres de l’Union européenne afin de parvenir à des teneurs limites de THC harmonisées et, s’agissant des produits alimentaires, faire aboutir les travaux engagés dans le cadre du comité permanent (SCOPAFF).

4.   La refonte de l’arrêté du 22 août 1990 doit être également l’occasion de faciliter la diversification des cultures et la recherche variétale.

Comme indiqué à la partie II supra, la France dispose d’atouts qui lui permettront de répondre à la demande de produits du « chanvre bien-être » à condition, toutefois, de diversifier son catalogue variétal. Cet élargissement peut passer par un recours au catalogue européen ainsi que par une élévation du taux de THC autorisé en culture, mais l’avantage concurrentiel de notre pays réside avant tout dans ses capacités de recherche variétale, qu’il convient de soutenir.

 

a.   L’éventuel élargissement du catalogue français des variétés de chanvre aux variétés du catalogue européen

Comme indiqué supra, la décision « Kanavape » ne s’applique qu’aux produits finis issus du chanvre, et non au chanvre lui-même, qui reste régi par les dispositions des règlements agricoles n° 1307/2013 et 1308/2013 précités. À ce jour, il n’est donc possible de cultiver sur le territoire national que des variétés de chanvre répertoriées à l’article 2 de l’arrêté du 22 août 1990 et contenant au maximum 0,2 % de THC. Les variétés listées sont au nombre de vingtcinq (Carmagnola, Félina, Fibranova, Finola, etc.).

Un « catalogue officiel français des semences et variétés » a été mis en place en 1932 et progressivement rendu obligatoire pour toute culture « en vue d’une exploitation commerciale » (article 1er du décret n° 81-605 du 18 mai 1981). Il est géré par le Comité technique permanent de la sélection des plantes cultivées (CTPS), organe à caractère consultatif placé sous la tutelle des ministres chargés de l’agriculture et des finances et regroupant les principaux acteurs des filières ([250]).

On peut observer que la liste française est plus restrictive que celle relevant du « catalogue commun des variétés des espèces de plantes agricoles » qui, en application de la directive 2002/53/CE du Conseil du 13 juin 2002, rassemble toutes les variétés autorisées dans les États membres de l’Union européenne. En décembre 2020, soixante-quinze variétés de chanvre y étaient référencées, dont trois en cours de suppression (CS, Carmagnola, Fibranova).

Dans son Livre blanc sur le chanvre bien-être, le SPC estime nécessaire de dynamiser la production de chanvre sur le territoire français en permettant « l’accès des agriculteurs à de nouvelles variétés », ce qui suppose « au minimum », selon lui, l’intégration des « variétés pertinentes du catalogue européen » dans le catalogue français ([251]). Interrogée sur ce sujet par la mission d’information, l’interprofession (InterChanvre) a émis de sérieuses réserves quant à l’importation de variétés européennes sans mise en œuvre d’un « protocole d’évaluation sérieux, crédible et sans biais d’évaluation ([252]) ».

Pour autant, l’arrêt « Kanavape » oblige indirectement la France à envisager une meilleure prise en compte des variétés autorisées par ses partenaires européens : en effet, comme notre pays ne peut désormais plus bloquer l’importation de CBD légalement produit dans un autre État membre, il devient donc théoriquement possible d’importer du CBD issu d’une variété de chanvre non reconnue en France.

À cet égard, l’interprofession a insisté sur la lourdeur qui caractérise, selon elle, la procédure d’inscription au catalogue français.

PROCÉDURE D’ENREGISTREMENT D’UNE NOUVELLE VARIÉTÉ VÉGÉTALE AUTORISÉE À LA CULTURE

Tout enregistrement d’une nouvelle variété est subordonné à la réalisation de deux types d’évaluation :

  1. Un test de distinction, homogénéité et stabilité (DHS), qui vise à s’assurer que la variété se distingue des variétés notoirement connues (D), est constituée de plantes suffisamment semblables sur un certain nombre de caractéristiques (H) et conserve ses caractéristiques dans les générations suivantes (S) ;
  2. Une vérification de la valeur agronomique, technologique et environnementale (VATE) de la variété.

Ces vérifications sont effectuées par le Groupe d’étude et de contrôle des variétés et des semences (GEVES), groupement d’intérêt public réunissant, outre des représentants du ministère chargé de l’agriculture, l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAe) et le Groupement national interprofessionnel des semences et plants (GNIS).

Lors de leur audition du 7 octobre dernier, la coopérative Hemp It et InterChanvre ont indiqué que la procédure d’évaluation en elle-même pouvait durer deux ans et qu’il y avait parfois de longs délais (deux années supplémentaires) avant que l’inscription de la variété ne soit publiée au Journal officiel, soit quatre ans au total. Si les délais des vérifications techniques, qui garantissent le caractère sérieux de la procédure sont compréhensibles, il serait, en revanche, opportun d’accélérer la phase administrative.

Celle-ci est d’autant moins compréhensible qu’elle s’appuie sur deux types de textes :

– un arrêté pris par le ministre chargé de l’agriculture dans le cadre du décret n° 81-605 précité ;

– l’arrêté précité du 22 août 1990 pris sur le fondement de l’article R. 5132‑86 du code de la santé publique par les ministres chargés de l’agriculture, des douanes, de l’industrie et de la santé.

Ces déphasages peuvent être à l’origine d’incertitudes juridiques ponctuelles : ainsi, une variété de chanvre (Muka 76) a été inscrite au catalogue national par un arrêté du ministre chargé de l’agriculture du 14 février 2020 ([253]), mais n’est apparue à l’article 2 de l’arrêté de 1990 qu’à la fin du mois de novembre dernier ([254]). La procédure pourrait donc être améliorée en supprimant l’étape de l’arrêté du 22 août 1990, le code de la santé publique se contentant de renvoyer à la liste fixée lors de la première étape.

REFONTE DE L’ARRÊTÉ DU 22 AOÛT 1990 (III)

L’article 2 de l’arrêté pourrait ainsi être rédigé : « Les variétés autorisées sont celles inscrites au Catalogue officiel des espèces et variétés de plantes cultivées en France en application du décret n° 81-605 du 18 mai 1981 pris pour l’application de la loi du 1er août 1905 sur la répression des fraudes en ce qui concerne le commerce des semences et plants. »

Proposition  2 : supprimer l’article 2 de l’arrêté du 22 août 1990 et regrouper les autorisations de variétés de chanvre au sein des seuls arrêtés ministériels pris sur le fondement du décret n° 81-605 du 18 mai 1981 de façon à accélérer la procédure d’enregistrement des nouvelles variétés.

Proposition  3 : à terme, élargir le catalogue national aux variétés les plus pertinentes du catalogue européen.

b.   La question de l’élévation du taux de THC autorisé en culture

Dans un même souci d’élargissement des capacités productives de notre pays, le SPC préconise dans son Livre blanc une élévation de la teneur en THC autorisée en culture au-delà du seuil de 0,2 % inscrit à l’arrêté de 1990 et dans le règlement européen n° 1307/2013. Il rappelle, tout d’abord, qu’un taux de 0,3 % avait été autorisé entre 1976 et 1999, puis indique que le Parlement européen s’est exprimé en faveur en faveur d’un retour à 0,3 % dans le cadre de la politique agricole commune sur la période 2021-2027 ([255]). Le SPC précise qu’avec ce nouveau seuil, le catalogue pourrait « évoluer de six douzaines à entre 300 et 500 souches ([256]) ».

Les arguments invoqués auprès de la mission d’information pour qu’un relèvement du taux français soit effectué à l’occasion d’une révision de l’arrêté du 22 août 1990 sont loin d’être négligeables :

– le SPC met en avant dans le Livre blanc l’impact du changement climatique, qui pourrait aboutir à relever la teneur tendancielle en THC des espèces les plus proches du seuil de 0,2 % ([257]) ;

– l’arrêt « Kanavape » obligera de facto la France à accepter des produits finis contenant du CBD issu d’une plante disposant d’une teneur en THC supérieure à 0,2 % si ces produits viennent de pays membres de l’Union européenne, notamment de la République tchèque ou de l’Italie ;

 

– le cabinet Augur Associates souligne qu’il n’est pas nécessaire d’attendre que le règlement européen n° 1307/2013 soit modifié au préalable, car le taux de 0,2 % qui y figure ne constitue qu’un critère de versement des aides au titre de la politique agricole commune et ne s’impose en rien aux États membres, qui restent libres de leur politique de santé publique ([258]).

Le rapporteur estime que la France aurait tout intérêt à être plus ambitieuse que ses partenaires et à fixer sa propre norme à un niveau proche des standards les plus élevés en Europe (soit au minimum 0,6 % de THC ([259]), le seuil pouvant être porté jusqu’à 1 % ([260])).

S’agissant de l’outre-mer, le SPC estime que les territoires concernés sont pénalisés par le seuil de 0,2 %, peu adapté aux latitudes chaudes ([261]). Lors de la table ronde du 23 septembre dernier, M. Benjamin Coudriet, président de l’association Chanvre Réunion, a confirmé que la réussite de son projet d’implantation d’une filière locale du « chanvre bien-être » était conditionnée à la capacité des agriculteurs de l’île à cultiver des variétés plus riches en THC (jusqu’à 1 %). Dès lors, il pourrait être envisagé de mettre en place une teneur dérogatoire dans les outre‑mer situées dans des régions chaudes.

La teneur en THC en vigueur au niveau national et celle applicable aux outre-mer par dérogation seraient officialisées dans l’arrêté du 22 août 1990 dès son article 1er.

REFONTE DE L’ARRÊTÉ DU 22 AOÛT 1990 (IV)

I. – Après le premier alinéa de l’article 1er, le deuxième alinéa serait ainsi rédigé :

« - la teneur en delta-9-tétrahydrocannabinol de ces variétés n’est pas supérieure à [par exemple 0,6 %] »

II. – Après le troisième alinéa, il serait inséré un alinéa ainsi rédigé :

« Par dérogation aux dispositions du premier alinéa, la teneur en delta‑9‑tétrahydrocannabinol des variétés cultivées dans [liste des collectivités d’outremer à établir] ne peut être supérieure à [par exemple 1 %].

Proposition n° 1-3 : définir un seuil pertinent, situé entre 0,6 % et 1 %, de THC autorisé dans les cultures de chanvre en France, accompagné d’un taux dérogatoire de 1 % pour les territoires ultramarins situés dans des latitudes chaudes.

 

 

c.   Le déblocage des expérimentations variétales

Plus encore que le relèvement général du taux de THC, les représentants d’Hemp It et d’InterChanvre ont, lors de leur audition du 7 octobre 2020, insisté sur l’urgence des expérimentations variétales. Selon eux, « il est essentiel que l’apport de nouvelles variétés soit bien réel […] le tout en corrélation avec des terroirs différents (influence du sol et du climat) et des conduites agricoles propres à chaque pays ([262]) ». M. Benjamin Coudriet, président de l’association Chanvre Réunion, a tenu en audition des propos similaires, qu’il a confirmés dans un courrier adressé à la mission d’information le 23 septembre dernier : « une période d’expérimentation d’un ou deux ans [en matière de sélection variétale] prévoyant à terme une évaluation pourrait ensuite permettre de préciser le cadre […] dérogatoire et d’affiner les projections économiques. »

La coopérative Hemp It a indiqué avoir sollicité l’ANSM en 2019 d’une demande de « dérogation » à l’interdiction de cultiver des variétés de chanvre non autorisées aux fins de « recherche » conformément aux dispositif prévu par le II de l’article R. 5132‑86 du code de la santé publique ([263]). Au début du mois de décembre 2020, elle n’avait toujours pas reçu de réponse de la part de l’ANSM.

L’association Chanvre Réunion, pour sa part, avait accompagné son dossier de caractérisation des variétés locales de chanvre d’une demande de dérogation, également adressée à l’ANSM en 2019, portant sur la manipulation des taux de THC dans des variétés du catalogue français. Selon les éléments fournis par M. Coudriet à la mission d’information au début du mois de décembre dernier, le second volet du projet, portant sur les variétés du catalogue français, devrait être officialisé très prochainement. La mission d’information observe, toutefois, qu’il s’est écoulé plus d’un an depuis la demande initiale.

Selon l’interprofession, l’Agence serait réticente à autoriser des projets de recherche sans lien avec le cannabis thérapeutique et visant à structurer une filière en tant que telle ([264]). Sur ce point, l’interprofession a, certes, pu bénéficier d’une autorisation en août dernier pour une étude portant sur le potentiel de valorisation de la fleur de chanvre ([265]), mais ce projet consistait à évaluer dans des variétés autorisées les teneurs des fleurs en cannabinoïdes, notamment en THC, sans aller jusqu’à rechercher un optimum de production de CBD au travers de nouvelles variétés.

Les résultats de l’étude menée sous la direction d’InterChanvre ont été communiqués à la mission d’information le 15 décembre dernier. Ils montrent qu’il est possible de parvenir, sur des variétés pauvres en THC (Félina 32 et Futura 75), à une accumulation de CBD non négligeable dans la sommité florale (1,2 %) à une phase postérieuse à la floraison elle-même tout en conservant un taux de THC très faible (0,04 %).

Qu’il s’agisse de La Réunion ou de la métropole, les projets portant sur l’utilisation ou la reconnaissance de nouvelles variétés potentiellement plus riches en THC étaient toujours bloqués à la fin de l’année 2020.

La mission d’information estime indispensable que les expérimentations variétales demandées par les professionnels du secteur soient autorisées le plus rapidement possible de façon à mieux définir les variétés de chanvre qui produiront le meilleur rendement sur le sol national.

Ces expérimentations devront permettre de fixer les contours de la future filière de production du chanvre bien-être appelée à émerger sur le territoire national : la rédaction du premier alinéa du II de l’article R. 513286 du code de la santé publique paraît donc devoir être modifiée afin de permettre expressément les recherches portant sur l’expérimentation de nouvelles variétés à des fins industrielles.

Proposition n° 4 : autoriser rapidement les organisations nationales et locales de producteurs de chanvre à effectuer les expérimentations variétales permettant de mieux définir les besoins d’approvisionnement de la future filière nationale de chanvre bien‑être et, à cette fin, modifier le premier alinéa du II de l’article R 5132-86 du code de la santé publique dans le sens d’une reconnaissance des projets de recherche portant sur l’exploitation de nouvelles variétés à des fins industrielles.

B.   Appliquer une rÉglementation stricte pour garantir au consommateur un usage sÉcurisÉ des produits au CBD

Comme l’indiquait M. Alexandre Maciuk lors de son audition du 8 juillet dernier, le CBD est une molécule dont « l’usage chronique n’a pas été suffisamment évalué ». Les produits du « chanvre bien-être » sur le marché ne pourront séduire une vaste clientèle que si le consommateur peut l’ingérer sans crainte. À l’exception du droit de la sécurité routière, de nombreux dispositifs réglementaires utiles à la sécurité du consommateur existent déjà en droit français. S’agissant des denrées alimentaires, l’application de la procédure européenne dite des « Nouveaux aliments » fait l’objet de débats mais peut apparaître également comme une opportunité pour les entreprises françaises.

1.   Le dispositif national destiné à prévenir tout mésusage du CBD par les consommateurs doit être conforté.

Comme le rappelle la MILDECA dans son communiqué précité du 24 novembre dernier, l’arrêt « Kanavape » ne remet nullement en cause les dispositions législatives et réglementaires nationales destinées à prévenir tout mésusage des consommateurs, à savoir l’interdiction de toute promotion indirecte du cannabis récréatif et de toute allégation thérapeutique.

1. S’agissant de la première interdiction, elle renvoie aux pratiques de certains magasins et sites de revente de produits au CBD, qui ont parfois tendance à multiplier dans leurs activités promotionnelles le recours à des termes renvoyant explicitement à l’univers du cannabis récréatif (space cake, coffee-shop, etc.).

À cet égard, la MILDECA rappelle à juste titre que les publicités « ne doivent pas entretenir de confusion entre le cannabis et le CBD et faire ainsi la promotion du cannabis » sous peine de constituer une infraction de provocation, même non suivie d’effets, à l’usage de produits stupéfiants au sens de l’article L. 3421-4 du code de la santé publique ([266]).

Proposition n° 6 : continuer à sanctionner les activités promotionnelles constitutives d’une incitation, même non suivie d’effets, à l’usage de produits stupéfiants.

2. Au titre de la seconde prescription, toute allégation thérapeutique est strictement interdite, sauf si le produit concerné est un médicament ayant obtenu une autorisation de mise sur le marché. Il s’agit là d’une réglementation essentielle, car de nombreux distributeurs sont tentés de mettre en avant les effets bénéfiques de la molécule sur la santé pour promouvoir leurs produits.

Certains d’entre eux n’hésitent pas à lister les pathologies contre lesquelles l’absorption de CBD serait indiquée ([267]) tandis que d’autres, plus prudents, se contentent de mentionner des effets « thérapeutiques » globaux ([268]). Au vu de ces pratiques commerciales, il n’est pas exclu que certains produits au CBD soient qualifiés de « médicaments par présentation » non autorisés et sanctionnés comme tels.

MÉDICAMENTS PAR FONCTION ET MÉDICAMENTS PAR PRÉSENTATION

La notion de « médicament » est très réglementée en France et dans l’Union européenne : l’article L. 5111-1 du code de la santé publique, lui-même dérivé de la directive 2001/83/CE du Parlement européen et du Conseil du 6 novembre 2001 instaurant un code communautaire relatif aux médicaments à usage humain, distingue les « médicaments par fonction » et les « médicaments par présentation ».

Un médicament par fonction est une substance ou une composition « pouvant être utilisée chez l’homme ou chez l’animal ou pouvant leur être administrée, en vue d’établir un diagnostic médical ou de restaurer, corriger ou modifier leurs fonctions physiologiques en exerçant une action pharmacologique, immunologique ou métabolique ». Un médicament par présentation est une substance ou une composition « présentée comme possédant des propriétés curatives ou préventives à l’égard des maladies humaines ou animales ».

La commercialisation d’un médicament non pourvu d’une autorisation de mise sur le marché (AMM) au sens de l’article L. 5121-8 du même code ainsi que leur publicité à des fins commerciales sont passibles des sanctions pénales prévues à l’article L. 5421‑2 ([269]). Des sanctions financières peuvent également être prononcées par l’ANSM, notamment pour la publicité de médicaments sans AMM (article L. 5422-18).

La mission d’information rappelle l’importance qui s’attache à ce que les usages du « chanvre bien-être » puissent se développer de manière distincte sans qu’ils soient confondus avec les usages thérapeutiques ou récréatifs de la plante. Elle appelle donc le Gouvernement à mobiliser les services de contrôle, et au premier chef la DGCCRF, autour d’un objectif de résorption des allégations thérapeutiques inscrites à titre promotionnel sur les produits au CBD par les opérateurs économiques concernés (producteurs et distributeurs).

Comme l’a indiqué le Syndicat national des compléments alimentaires (SYNADIET) lors de son audition du 16 septembre dernier, cela suppose que les opérateurs puissent « expliquer [aux consommateurs] les effets du CBD sur la santé » au travers d’allégations spécifiques qui, elles, sont légales. En matière de denrées alimentaires, ou de compléments alimentaires, la promotion des principaux bienfaits du CBD, notamment ses effets apaisants, pourrait prendre la forme de simples allégations de santé au sens du règlement (CE) n° 924/2006 du Parlement européen et du Conseil du 20 décembre 2006 ([270])

Proposition n° 7 : intensifier les actions contre les producteurs et distributeurs qui font état d’allégations thérapeutiques sur les produits au CBD.

Comme aucune allégation de santé n’est actuellement reconnue pour le CBD, la mission d’information invite les industriels concernés à se mettre en relation avec la DGCCRF afin d’élaborer, d’un commun accord, un dossier de demande d’autorisation à la Commission européenne, seule autorité compétente pour élargir la liste des allégations après avis de l’Agence européenne de sécurité des aliments (AESA) ([271]).

Proposition  11 : obtenir de la Commission européenne l’autorisation d’utiliser des allégations de santé spécifiques au CBD dans les produits alimentaires et les compléments alimentaires.

Afin d’éloigner les risques qu’un produit au CBD ayant vocation à être ingéré (liquide et solide) soit qualifié de « médicament par fonction », il serait également souhaitable que les proportions de CBD soient inférieures à celles figurant dans les médicaments de même consistance comportant le même cannabinoïde. Sur ce point, on peut préciser que seul l’Epidiolex (cfsupra) dispose d’une AMM et que la teneur en CBD du produit, vendu en solution buvable, est de 100 milligrammes par millilitre.

2.   Le code de la route devrait être réformé afin de mieux sensibiliser le consommateur sur les impératifs de sécurité routière

Dès lors qu’il devient possible d’ingérer de manière régulière des produits contenant des traces de THC, la question des contrôles de sécurité routière se pose. Dans son Livre blanc précité, le SPC exprime ses inquiétudes sur ce sujet et estime que des conducteurs de bonne foi « peuvent se retrouver positifs au THC sans avoir réellement consommé et sans être sous son effet ([272]) ». En conséquence, il réclame un assouplissement des contrôles salivaires effectués par les services de police et de gendarmerie, qui peuvent théoriquement réagir à partir d’une teneur de 1 nanogramme par millilitre de salive ([273]), en contrepartie de la fixation d’un seuil de concentration plasmatique (5 nanogrammes par millilitre de sang) à partir duquel le conducteur pourrait être sanctionné.

 

 

 

Le dispositif français des infractions à la sécurité routière distingue, d’une part, la conduite sous l’emprise de l’alcool (articles L. 234-1 à L. 234-18 du code de la route) et la conduite sous l’emprise de stupéfiants (articles L. 235-1 à L. 235-5 du même code).

Dans le cas d’une conduite sous l’emprise de l’alcool, les sanctions pénales sont graduées : contravention (135 euros d’amende, 6 points de permis, possibilité de suspendre le permis de conduire) entre 0,5 g et 0,8 g par litre de sang, délit (amende jusqu’à 4 500 euros, peine de 2 ans de prison maximum, confiscation du véhicule).

Dans le cas d’une conduite sous l’emprise de stupéfiants, un test salivaire est systématiquement effectué en cas d’accident ou d’infraction routière présumée. Dans les autres situations, il peut être mis en œuvre à l’initiative des services de contrôles ou du procureur de la République. Un test sanguin est effectué si le test salivaire est positif. La présence de produits stupéfiants dans le sang suffit pour caractériser l’infraction, qui est un délit punissable de 4 500 euros d’amende et de 2 ans de prison maximum, en sus de la confiscation du véhicule et du retrait de 6 points de permis.

La mise en place de niveaux de consommation autorisés de THC aboutira nécessairement à une adaptation des règles applicables à la conduite sous l’emprise de stupéfiants. Les dispositions correspondantes du code de la route pourraient être modifiées en s’inspirant de la gradation mise en place en matière d’alcoolémie. On peut observer que le Canada a fait ce choix lors de la légalisation du cannabis en 2018 : la loi dite « C-46 » entrée en vigueur le 17 octobre 2018, définit un premier seuil de 2 nanogrammes par millilitre de sang au-delà duquel une simple amende peut être appliquée aux conducteurs, des sanctions plus graves (prison) n’étant envisagées qu’à partir de 5 nanogrammes par millilitre de sang ([274]).

S’agissant des tests salivaires, M. Alexandre Maciuk a estimé, à la suite de son audition du 8 juillet dernier, qu’il était peu probable que l’ingestion de produits alimentaires contenant des traces de THC puisse être détectée. Selon lui, le risque de « contamination » de la bouche par du THC ingéré est très faible et, pour une teneur de 1 nanogramme de THC par millilitre de sang, la teneur buccale serait bien moindre que le seuil de détection réglementaire de 1 nanogramme par millilitre de salive ([275]). Les tests réagiraient, dans cette hypothèse, à partir d’une ingestion de plusieurs dizaines de milligrammes de THC, ce qui est bien au-delà des teneurs limites traditionnellement retenues dans les produits alimentaires en Europe.

Certes, la question de la positivité des tests se pose avec plus d’acuité pour des produits à fumer, les seuils de toxicité étant plus bas que pour l’ingestion par estomac.

Néanmoins, le risque d’altération de l’aptitude à la conduite doit amener le Gouvernement à fixer une « norme » de consommation de CBD à fumer au-delà de laquelle il est fortement déconseillé de prendre le volant ([276]).

Proposition  8 : modifier le code de la route de façon à aligner le droit applicable à la conduite sous l’emprise de produits stupéfiants sur celui relatif à la conduite sous l’emprise de l’alcool et prévoir une norme de consommation de CBD fumé au‑delà de laquelle la conduite est fortement déconseillée.

3.   Toutes les facilités offertes par la réglementation française doivent être utilisées, voire renforcées, afin de rassurer le consommateur sur l’innocuité des produits et l’informer des effets indésirables potentiels

a.   La fixation de doses journalières recommandées pour les produits au CBD destinés à être ingérés

À ce jour, les seuls effets négatifs connus du CBD sur l’organisme humain se limitent aux atteintes hépatiques et aux interactions médicamenteuses, le tout en cas d’ingestion. Une étude menée en 2018 a montré chez 14 patients (sur 149 au total) qui avaient pris du CBD pendant un mois une élévation de la concentration en transaminases ([277]). Des interactions ont été également mises en évidence avec des médicaments anti-épileptiques, des médicaments anti-coagulants ainsi que des immunodépresseurs ([278]). Dans tous les cas, les doses administrées étaient très importantes, entre 10 et 20 milligrammes par kilogramme de poids corporel et par jour pour la seule étude de 2018. À titre de comparaison, la dose prescrite pour l’utilisation de l’Epidiolex (cf. supra) est de 5 milligrammes par kilogramme de poids corporel et par jour.

Pour cette raison, le SPC effectue, dans ses préconisations, une distinction très nette entre les produits non ingérés (cosmétiques), pour lesquels aucune limite réglementaire ne devrait être fixée, et les produits destinés à être ingérés (en particulier les denrées et les compléments alimentaires), pour lesquels des doses journalières recommandées peuvent, le cas échéant, être définies ([279]). Même dans ce dernier cas, le SPC insiste pour que ces seuils ne soient qu’indicatifs et ne relèvent pas de la catégorie des « doses journalières maximales » (DJM) à l’instar de ce qui existe pour les minéraux dans les compléments alimentaires ([280]). Lors de son audition, M. Maciuk a exprimé un avis similaire en défaveur d’une « dose maximale française pour le CBD », même ingéré.

Au titre des précautions d’usage, le SPC suggère de s’en tenir à de simples exclusions pour les publics les plus fragiles (enfants, femmes enceintes), à l’image des réglementations mises en place en Grande-Bretagne et en Australie ([281]). Tout au plus faudrait-il ajouter sur les emballages des produits des avertissements portant sur les atteintes hépatiques à haute dose et les interactions médicamenteuses.

Proposition n° 12 : définir des doses journalières recommandées (DJR), non contraignantes, de consommation de CBD et les mentionner sur les emballages des produits aux côtés d’avertissements sur les risques actuellement connus pour la santé humaine (atteintes hépatiques et interactions médicamenteuses) ?

Proposition n° 13 : exclure les publics à risque (enfants et femmes enceintes) de l’accès aux produits contenant du CBD.

b.   La pertinence des dispositifs de vigilance sanitaire permettant d’organiser la remontée rapide d’éventuels effets indésirables liés à la consommation de compléments alimentaires et de cosmétiques au CBD

Face aux effets encore inconnus du CBD, on peut rappeler que le cadre réglementaire applicable à certains des produits concernés est déjà très protecteur pour les consommateurs, dès lors qu’il organise une remontée d’informations vers les autorités de régulation au travers de mécanismes de « vigilance ».

1)              S’agissant, tout d’abord, des produits cosmétiques, le règlement n° 1223/2009 du Parlement européen et du Conseil du 30 novembre 2009 oblige, en son article 13, chaque fabricant à « notifier » ses produits à la Commission européenne ([282]) préalablement à toute mise sur le marché.

Selon la définition donnée par le code de la santé publique en son article L. 5131-1, qui reproduit ainsi textuellement celle donnée par le règlement européen, un produit cosmétique est « toute substance ou mélange destiné à être mis en contact avec les diverses parties superficielles du corps humain, notamment l’épiderme, les systèmes pileux et capillaire, les ongles, les lèvres et les organes génitaux externes, ou avec les dents et les muqueuses buccales, en vue, exclusivement ou principalement, de les nettoyer, de les parfumer, d’en modifier l’aspect, de les protéger, de les maintenir en bon état ou de corriger les odeurs corporelles. »

Ensuite, le code de la santé publique a instauré un « système national de cosmétovigilance ([283]) » destiné à surveiller l’ensemble des effets indésirables et des mésusages résultant de l’utilisation des produits cosmétiques après leur mise sur le marché.

Dans ce cadre, les entreprises et les professionnels de santé doivent signaler à l’ANSM tout « effet indésirable grave » lié à l’usage d’un produit cosmétique ([284]). Les autres effets indésirables et les effets susceptibles de résulter d’un « mésusage » du produit peuvent également être déclarés par les professionnels et les consommateurs. Enfin, l’ANSM doit, à titre général, être informée par le producteur ou le distributeur de tout risque pour la santé humaine présenté par un produit cosmétique ([285]). Le non-respect de ces obligations expose le fabricant à des sanctions pénales ([286]). Par ailleurs, on peut préciser que l’ANSM dispose d’un pouvoir général de suspension temporaire (un an maximum) des activités de production et de distribution « en cas de danger ou de suspicion de danger » et peut même aller jusqu’à l’interdiction totale de ces activités en cas de « danger grave ou de suspicion de danger grave pour la santé humaine ([287]) ».

2)            S’agissant des compléments alimentaires, le décret n° 2006‑352 du 20 mars 2006 a mis en place en ses articles 15 et 16 une procédure de déclaration préalable à toute première mise sur le marché auprès de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF).

Les compléments alimentaires font partie intégrante du dispositif national de « nutrivigilance » qui fonctionne de manière similaire à la cosmétovigilance : dans ce cadre, les industriels et les professionnels de santé peuvent faire remonter à l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) tout effet indésirable (avéré ou potentiel) lié à l’absorption d’un complément alimentaire ou d’une denrée alimentaire spécifique ([288]).

Lors de leur audition du 30 septembre dernier, les représentants de l’ANSM ont indiqué que les systèmes de « vigilance » avaient été mis en place afin de pallier l’impossibilité pour les services de régulation de contrôler des marchés vastes et complexes. Ils donnent, en tout cas, des résultats : l’Agence annonce avoir traité 231 signalements au titre de la cosmétovigilance en 2018 ([289]), dont près de la moitié pour des effets indésirables graves. Quant à la nutrivigilance, en dépit de l’absence d’obligation déclarative, l’ANSES a reçu 1 025 signalements en 2018, dont 352 ont été jugés analysables et traités selon leur degré de sévérité des effets indésirables constatés ([290]).

La mission d’information estime que ces dispositifs devraient permettre une remontée rapide d’informations sur les éventuels effets indésirables, non connus à ce jour, de l’usage de cosmétiques et de compléments alimentaires au CBD. Comme l’indiquait M. Maciuk lors de son audition précitée du 8 juillet dernier, « le cadre administratif est suffisant en France ».

Proposition n° 14 : sensibiliser les acteurs de la cosmétovigilance et de la nutrivigilance (industriels et professionnels de santé) sur l’importance qui s’attache à la remontée des éventuels effets indésirables des produits cosmétiques et des compléments alimentaires au CBD.

c.   Le renforcement de la réglementation des produits à fumer contenant du CBD dans une optique de protection des consommateurs, notamment des plus jeunes

Malgré les perspectives prometteuses de développement de nouveaux marchés, les produits à fumer sont, aujourd’hui, ceux qui portent le plus la dynamique du secteur du « chanvre bien-être ». Lors de leur audition précitée du 8 juillet dernier, les services douaniers ont indiqué que « la quasi-totalité » des produits saisis au CBD étaient des extraits de plante ou des e-liquides, le reste des saisies se concentrant sur des produits alimentaires (chocolat, dosettes de café, etc.).

i.   Le cas particulier des fleurs des CBD

Comme évoqué supra, les fleurs de CBD devraient être autorisées à la vente sous le statut de « produit à fumer à base de plantes autres que le tabac ». Il pourrait être opportun de renforcer les obligations réglementaires découlant de ce statut ([291]) dans une optique de protection des consommateurs. Des emballages standards, facilement reconnaissables, devront être imposés : ils devront comporter l’avertissement sanitaire prévu par le code de la santé publique en son article L. 3514-4, qui pourra être adapté aux fleurs de CBD afin de sensibiliser le consommateur sur les risques liés à une ingestion de CBD à fortes doses, notamment pour les publics fragiles, aux interactions médicamenteuses et à la conduite automobile.

Afin de préserver les mineurs, le code de la santé publique pourra également être modifié afin d’appliquer aux fleurs de CBD ([292]) l’interdiction de « vente ou d’offre gratuite » à des mineurs de moins de dix-huit ans figurant, pour les produits contenant de la nicotine, aux articles L. 3512-12 (tabac) et L. 3513-5 (dispositifs de vapotage). Enfin, dans un souci analogue de lutte contre la consommation de produits à fumer, il pourrait être envisagé d’interdire la publicité des fleurs de CBD, à l’instar de ce qui existe déjà pour le tabac et le vapotage.

 

 

ii.   L’application aux e-liquides de CBD de la réglementation relative aux produits du vapotage

La question de la réglementation des e-liquides au CBD est plus simple à traiter dans la mesure où de nombreuses dispositions existent déjà à titre général pour protéger le consommateur, notamment l’interdiction de toute publicité et de toute vente aux mineurs de dix-huit ans ([293]). Tout au plus sera-t-il nécessaire d’apposer sur les emballages le taux de THC du produit, qui devra respecter les seuils définis préalablement (cf. supra), ainsi qu’un avertissement sanitaire analogue à ceux susceptibles d’être appliqués aux fleurs.

iii.   Les avantages d’une implication des buralistes dans la distribution des produits à fumer contenant du CBD

Qu’il s’agisse des fleurs de CBD ou des dispositifs de vapotage, la mission d’information appelle le réseau des buralistes, dont les représentants ont été auditionnés le 22 juillet dernier (cf. supra), à s’impliquer pleinement dans la distribution des produits. Même si le nombre de débits n’a cessé de diminuer depuis une quinzaine d’années ([294]), la profession dispose toujours d’un maillage considérable sur l’ensemble du territoire national.

La relation privilégiée qu’elle entretient avec l’État au travers de la tutelle exercée par l’administration des douanes ([295]) fait des buralistes un acteur essentiel dans la mise en œuvre des réglementations sanitaires applicables aux produits à fumer.

Proposition n° 15 : s’assurer que les produits à fumer contenant du CBD (vapotage et, le cas échéant, les fleurs) sont soumis à une réglementation au contenu similaire imposant des avertissements sanitaires spécifiques et interdisant toute publicité ainsi que la vente aux mineurs de moins de dix-huit ans.

Proposition n° 19 : veiller à impliquer largement le réseau des buralistes dans la distribution des produits à fumer contenant du CBD.

4.    

 

 

 

5.   En matière de produits alimentaires, la procédure d’évaluation dite des « Nouveaux aliments » (novel food) peut constituer une opportunité d’innovation pour la filière française et de réassurance du consommateur européen

Au-delà des seuls compléments alimentaires, dont le statut hybride entre produit de santé et apport nutritionnel fait l’objet d’une surveillance particulière, l’adjonction dans un produit alimentaire ordinaire (gâteau, boisson, etc.) d’une substance qui n’y figurait pas auparavant peut susciter des interrogations légitimes de la part du consommateur. Afin de concilier les impératifs de sécurité alimentaire et les besoins de l’innovation, l’Union européenne a mis en place un dispositif spécifique de réglementation des « Nouveaux aliments ([296]) ».

DÉFINITION JURIDIQUE DES NOUVEAUX ALIMENTS

Le régime des Nouveaux aliments est fixé par le règlement (UE) n° 2015/2283 du Parlement européen et du Conseil du 25 novembre 2015. Aux termes de l’article 3 du règlement (paragraphe 2, point a), le caractère « nouveau » d’un aliment se fonde sur plusieurs critères :

1/ une consommation négligeable dans l’Union européenne avant 1997 ([297]) ;

2/ une série de neuf critères, parmi lesquels figurent, entre autres, une composition à partir de micro-organismes, de champignons, d’algues ou de végétaux (les molécules pouvant être isolées ou extraites) ainsi que l’utilisation d’un procédé de production qui n’était pas couramment utilisé avant 1997.

Il suffit que le premier de ces critères et l’un des neuf autres soient remplis pour qu’une denrée alimentaire soit considérée comme un Nouvel aliment. On peut préciser, à cette occasion, qu’un complément alimentaire peut également être considéré comme un Nouvel aliment.

Toute mise sur le marché d’un Nouvel aliment est soumise à un régime d’autorisation préalable, articulé autour d’un examen effectué par la Commission européenne sur son initiative ou à la demande du fabricant. Cet examen s’appuie sur un avis de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (AESA/EFSA) et, à titre secondaire, des autorités sanitaires des États membres ([298]). Avant que la Commission ne détermine si une denrée répond aux critères de définition des Nouveaux aliments (article 5 du règlement n° 2015/2283 précité), de nombreuses substances font l’objet de discussions au sein d’un groupe de travail « Nouveaux aliments » issu du SCOPAFF (cf. page X supra). Les résultats des discussions menées dans ce groupe de travail sont repris dans un catalogue géré par la Commission, purement informatif.

Avant 2019, la présence de CBD dans les denrées alimentaires n’avait pas donné lieu à des procédures d’enregistrement ou d’autorisation comme « Nouvel aliment ». Le catalogue informatif géré par la Commission européenne indiquait simplement que « seuls les extraits de cannabis Sativa L dans lesquels les teneurs de cannabidiol sont plus importantes que dans la plante d’origine » pouvaient être qualifiés de Nouveaux aliments.

Le 15 janvier 2019, à la suite d’une réunion du groupe de travail « Nouveaux aliments » du 16 octobre 2018, la Commission a modifié les entrées du catalogue relatives au CBD. Le descriptif sur le CBD a été supprimé et une entrée relative aux cannabinoïdes a été rajoutée, indiquant que « les produits dérivés [du cannabis Sativa L] contenant des cannabinoïdes sont considérés comme des Nouveaux aliments dans la mesure où aucun historique de consommation n’a été démontré ». Bien que le catalogue n’ait pas de valeur juridique, il peut constituer une base à partir de laquelle la liste officielle des Nouveaux aliments autorisés ([299]) peut évoluer. Cette inscription a été fortement critiquée par les acteurs industriels français et l’AECI/EIHA qui estiment, tout d’abord, que le CBD ne remplit pas les critères de définition d’un Nouvel aliment :

1. Dans un communiqué de presse publié le 3 mai 2019, l’Association détaille l’argumentation qu’elle a présentée auparavant devant le SCOPAFF : selon elle, le chanvre et ses extraits naturels sont utilisés dans l’alimentation depuis des siècles en Europe ([300]). Lors de son audition devant la mission d’information le 22 juillet dernier, Mme Lorenza Romanese, directrice générale de l’Association, a précisé que le principal mode d’extraction du CBD utilisé aujourd’hui, à savoir l’extraction au dioxyde de carbone supercritique, a été breveté pour produire du décaféiné dans les années 1970, soit bien avant l’échéance de 1997.

2. Le SPC a repris l’argumentation de l’Association dans son Livre blanc sur le chanvre bien-être ([301]). Le syndicat préconise un retour à la qualification antérieure et recommande que la France s’affranchisse de ce classement pour autoriser directement les produits alimentaires et les compléments alimentaires au CBD ([302]). Interrogés sur ce sujet par la mission d’information le 22 juillet dernier, les représentants du cabinet Augur Associates ont insisté sur la lourdeur des délais requis pour obtenir une autorisation au titre des Nouveaux aliments (de dix-huit à vingt-quatre mois ([303])) et sur les coûts de procédure, estimés à 300 000 euros environ ([304]), qui peuvent s’avérer prohibitifs pour les petites et moyennes entreprises du secteur.

L’audition, le 23 septembre dernier, des membres de l’unité Technologies de fabrication alimentaire et Nouveaux aliments (E2) au sein de la direction générale Santé et Sécurité alimentaire de la Commission européenne a permis d’apporter des éclaircissements sur le raisonnement tenu par les instances de l’Union européenne et leurs conséquences juridiques pour la France.

Selon M. Bruno Gautrais, chef de l’unité, la Commission cherche avant tout à « garantir in fine une application uniforme du droit de l’Union ([305]) » dans tous les États membres conformément au rôle que lui assignent les traités et à éviter que le fonctionnement du marché intérieur ne soit perturbé par des interprétations diverses dans les différents pays de l’Union confrontés à l’essor des produits alimentaires au CBD. Elle estime qu’il est logique que le CBD soit classé comme Nouvel aliment, car :

1. l’utilisation d’une méthode traditionnelle, en l’espèce l’extraction par fluide supercritique, « n’implique pas que le produit résultant de ce procédé de production l’est aussi ([306]) » ;

2. le critère clef reste l’historique de la consommation avant 1997, et non la nature du procédé d’extraction ;

3. les éléments apportés par les industriels sur ce point ne montrent qu’une consommation de « certaines parties » du chanvre antérieure à 1997 : le CBD, en l’état des connaissances historiques, n’a pas été consommé en tant que tel avant cette date, ce qui le différencie bien des aliments traditionnels.

La Commission prend l’exemple d’une algue marine Fucus vesiculosus qui, en tant que telle, a été consommée avant 1997 et est donc considérée comme un aliment traditionnel. Le Fuciodian, issu de l’algue par une technique traditionnelle d’extraction aqueuse, a été classé comme Nouvel aliment (cf. liste mentionnée dans le règlement d’exécution du 20 décembre 2017 précité).

Bien que l’on puisse regretter le caractère inopiné du changement de position de l’Union européenne, la mission d’information prend acte de l’argumentation développée par la Commission.

Compte tenu des précisions apportées, il paraîtrait hasardeux pour la France de s’affranchir du classement qui est en train d’être opéré au niveau européen. En effet, il suffirait que la Commission autorise un produit alimentaire au CBD au titre de la procédure des Nouveaux aliments en réponse à une demande déposée par une entreprise située dans un autre État membre pour que l’interprétation française soit remise en cause. On rappellera, que des dossiers ont été déposés cette année et, bien qu’ils aient été bloqués en juillet dernier, ont été relancés à l’issue de l’arrêt « Kanavape » (cf. page 54 supra).

La procédure d’autorisation est elle-même concentrée entre les mains de la Commission et de l’AESA/EFSA, les États membres disposant de peu de marges de manœuvre ([307]).

Il ressort également du droit des « Nouveaux aliments » que, si la procédure est effectivement lourde, elle peut offrir au demandeur un véritable avantage concurrentiel sur le marché : l’autorisation donne ainsi le droit au fabricant de commercialiser son produit dans l’ensemble de l’Union sans que les États puissent s’y opposer ([308]).

Par ailleurs, les dispositions du règlement n° 2015/2283 précité en son article 26 permettent à l’entreprise de solliciter une exclusivité sur les données scientifiques essentielles à l’évaluation de son produit pendant cinq ans à compter de l’autorisation accordée comme Nouvel aliment ([309]). Si une demande de ce type devait aboutir au profit d’une entreprise établie dans un autre État membre, les entreprises françaises n’auraient donc plus le droit, pendant cette période de cinq ans, d’utiliser les mêmes données pour produire et commercialiser ce produit.

Enfin, sur le sens même de la procédure des Nouveaux aliments, M. Alexandre Maciuk a rappelé lors de son audition du 8 juillet 2020 qu’elle impliquait l’AESA/EFSA dans un processus très rigoureux d’évaluation de l’innocuité des produits et qu’elle contribuait ainsi à « assurer la sécurité sanitaire de 500 millions de consommateurs européens ».

La mission d’information appelle donc les entreprises françaises concernées, en particulier celles spécialisées dans les compléments alimentaires, à tirer profit de la procédure des Nouveaux aliments pour développer des gammes de produits au CBD dans les autres pays membres de l’Union et acquérir une position privilégiée sur le marché européen.

Proposition n° 16 : inciter les grandes entreprises françaises de l’industrie alimentaire et des compléments alimentaires à déposer dès que possible des dossiers auprès de la Commission européenne afin d’obtenir, avec exclusivité des données, le droit de commercialiser des produits au CBD comme Nouveaux aliments dans l’Union européenne.

Dans la mesure où les petites et moyennes entreprises du secteur ne disposent pas des mêmes capacités d’expertise que les grands groupes, il pourrait être envisagé de mettre en place au niveau des services déconcentrés de l’État ([310]) un dispositif spécifique d’aide à la constitution du dossier d’autorisation des Nouveaux aliments.

Cet accompagnement pourrait associer l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) pour les aspects les plus techniques.

Proposition  17 : mettre en place un dispositif d’accompagnement des petites et moyennes entreprises dans les démarches d’autorisation de Nouveaux aliments qu’elles souhaiteraient entreprendre pour des produits au CBD.


—  1  —

   ANNEXE 1 : DROIT APPLICABLE AU CBD DANS LA PLUPART DES PAYS EUROPÉENS ET AU CANADA

Les tableaux ci-dessous ont été établis à partir des résultats d’une enquête menée à l’été 2020 par le Centre européen de recherche et de documentation parlementaires (CERDP). Ils présentent successivement les régimes d’autorisations applicables dans chaque pays aux produits contenant du CBD (I) et les seuils de THC fixés, y compris pour la plante de chanvre (II).

I.   TABLEAU I : RÉGIMES D’AUTORISATION

Le tableau I ci-après récapitule, pays par pays, les régimes d’autorisations applicables à l’été 2020 à l’exploitation de la fleur de chanvre ainsi qu’aux différentes catégories de produits finis contenant du CBD.

 

Pays

Exploitation de la fleur autorisée
(oui/non)

Produits au CBD autorisés (oui/non)

Aliments

e-liquides

Fleurs

Cosmétiques

Allemagne

Oui

Oui

Oui

Non pour la vente au détail

Oui
(probablement pour le seul CBD synthétique)

Autriche

Oui

Oui

Statut de Nouvel aliment

Non précisé

Oui (tant que le taux de THC respecte le taux légal applicable à la plante)

Statut « produits à fumer à base de plantes autres que le tabac »

Non précisé

Belgique

Oui

Oui

Non précisé

Oui (tant que le taux de THC respecte le taux légal applicable à la plante)

Statut « produits à fumer à base de plantes autres que le tabac ». À noter : un droit d’accise s’applique sur la fleur.

Non précisé

Bulgarie

Non

(sauf recherche et médical)

Non

Non

Non

Non

 

Pays

Exploitation de la fleur autorisée
(oui/non)

Produits au CBD autorisés (oui/non)

Aliments

e-liquides

Fleurs

Cosmétiques

Canada

Oui

Oui

Oui

Oui (tant que le taux de THC respecte le taux légal applicable à la plante)

Oui

Chypre

Non

(sauf médical)

Non

Non

Non

Non

Croatie

Non

(sauf médical)

Non

Non

Non

Non

Danemark

Oui

Oui

Oui

Non précisé

Oui
(probablement pour le seul CBD synthétique)

Espagne

Oui

Non

Non précisé

Non précisé

Oui
(probablement pour le seul CBD synthétique)

Estonie

Oui

Oui

Statut de Nouvel aliment

Oui

Oui (tant que le taux de THC respecte le taux légal applicable à la plante)

Statut « produits à fumer à base de plantes autres que le tabac »

Oui

(CBD synthétique)

Finlande

Non

(sauf médical)

Non

Non

Non

Non

France

Non

(sauf recherche et médical ([311]))

Oui

(CBD synthétique)

Oui

(CBD synthétique)

Non

Oui

(CBD synthétique)

Grèce

Oui

Oui

Statut de Nouvel aliment

A priori oui

Non

Oui
(probablement pour le seul CBD synthétique)

 

Pays

Exploitation de la fleur autorisée
(oui/non)

Produits au CBD autorisés (oui/non)

Aliments

e-liquides

Fleurs

Cosmétiques

Hongrie

Oui

Oui

Non précisé

Non précisé

Oui

Italie

Oui

Oui

Non précisé

Non précisé

Oui
(probablement pour le seul CBD synthétique)

Lettonie

Non

Non

Non précisé

Non précisé

Oui
(probablement pour le seul CBD synthétique)

Lituanie

Non

Non

Non

Non

Non

Luxembourg

Oui

Oui

Statut de Nouvel aliment

Oui (CBD synthétique)

Oui (tant que le taux de THC respecte le taux légal)

Statut « produits à fumer à base de plantes autres que le tabac ». À noter : un droit d’accise s’applique sur la fleur

Non

Pays-Bas

Non

(sauf médical)

Oui

Oui

Non

Non précisé

Pologne

A priori oui

Oui

Statut de Nouvel aliment

Non précisé

Non précisé

Oui

Portugal

Oui

Oui

Non précisé

Oui (tant que le taux de THC respecte le taux légal)

Statut « produits à fumer à base de plantes autres que le tabac ».

Oui pour le seul CBD synthétique

République tchèque

Oui

(à des fins médicales ou industrielles ([312]))

Oui
(usage industriel)

Non précisé

Oui (tant que le taux de THC respecte le taux légal)

En principe, usage industriel.

Oui pour le seul CBD synthétique

Roumanie

Oui

Oui

Oui

Oui

Oui

 

Pays

Exploitation de la fleur autorisée
(oui/non)

Produits au CBD autorisés (oui/non)

Aliments

e-liquides

Fleurs

Cosmétiques

Slovaquie

Non

(sauf médical)

Non

Non

Non

Non

Slovénie

Non

Non

Non

Non

Non

Suède

Non

(sauf médical)

Non

Non

Non

Non

Suisse

Oui

Oui

Oui

Oui (tant que le taux de THC respecte le taux légal)

Pas de droit d’accise appliqué.

Oui


—  1  —

II.   TABLEAU II : SEUILS EN DELTA-9 TETRAHYDROCANNABINOL (THC)

Le tableau II ci-après présente, pays par pays, les teneurs limites en THC adoptés pour la plante de chanvre et chacune des trois catégories de produits finis (denrées alimentaires, e-liquides, cosmétiques).

 

Pays

Taux de THC autorisé dans la culture du chanvre

Teneurs de THC autorisées dans les produits finis (CBD ou non)

Aliments

e-liquides

Cosmétiques

Allemagne

0,2 %

0,005 mg / kg (boissons)
5 mg / kg (huiles)
0,15 mg / kg (autres)
Seuils fixés en 2018

Non précisé

Non précisé

Autriche

0,3 %

Non précisé

Non précisé

Non précisé

Belgique

0,2 %

Seuils fixés en 1997 par arrêté pour les produits alimentaires d’origine végétale (0,2 mg / kg pour la plupart des produits, 0,04 mg / kg pour les boissons non alcoolisées).
Seuils proposés par catégorie en 2017 pour les produits alimentaires d’origine animale

Non précisé

Non précisé

Bulgarie

0,2 %

Non précisé
(probablement 0 %)

Non précisé
(probablement 0 %)

Non précisé
(probablement 0 %)

Canada

0,3 %

10 mg de THC par emballage (compléments alimentaires) ou par unité (autre denrée alimentaire)
Règlement cannabis de 2018

1 000 mg de THC par emballage
Règlement cannabis de 2018

1 000 mg de THC par emballage
Règlement cannabis de 2018

Chypre

Non précisé
(probablement 0,2 %)

Non précisé
(probablement 0 %)

Non précisé
(probablement 0 %)

Non précisé
(probablement 0 %)

Croatie

Non précisé
(probablement 0,2 %)

Non précisé
(probablement 0 %)

Non précisé
(probablement 0 %)

Non précisé
(probablement 0 %)

Danemark

0,2 %

0,2 %

0,2 %

0,2 %

Espagne

0,2 %

Non précisé
(probablement 0 %)

Non précisé

Non précisé

 

Pays

Taux de THC autorisé dans la culture du chanvre

Teneurs de THC autorisées dans les produits finis (CBD ou non)

Aliments

e-liquides

Cosmétiques

Estonie

0,2 %

0,2 %

0,2 %

0,2 %

Finlande

Non précisé
(probablement 0,2 %)

Non précisé
(probablement 0 %)

Non précisé
(probablement 0 %)

Non précisé
(probablement 0 %)

France

0,2 %

0 %

0 %

0 %

Grèce

0,2 %

0,2 %

0,2 %

0,2 %

Hongrie

0,2 %

10 mg / kg (compléments alimentaires)
25 mg / kg (autres denrées alimentaires)

Non précisé

Entre 5 et 10 mg / kg

Italie

0,6 %

2 mg / kg (compléments alimentaires)
5 mg / kg (huile issue de graines de chanvre)

Non précisé

Non précisé
(probablement 0 %)

Lettonie

Non précisé
(probablement 0,2 %)

Non précisé
(probablement 0 %)

Non précisé
(probablement 0 %)

Non précisé
(probablement 0 %)

Lituanie

0,2 %

Non précisé
(probablement 0 %)

Non précisé
(probablement 0 %)

Non précisé
(probablement 0 %)

Luxembourg

0,3 %

Non précisé

Non précisé
(probablement 0 %)

Non précisé
(probablement 0 %)

Pays-Bas

Non précisé
(probablement 0,2 %)

0,05 %

0,05 %

Non précisé

Pologne

0,2 %

0,2 %

Non précisé

Non précisé

Portugal

0,2 %

Non précisé

Non précisé

Non précisé

République tchèque

0,3 %

0,3 %
(usage industriel)

Non précisé

Non précisé
(probablement 0 %)

Roumanie

0,2 %

0,2 %

0,2 %

0,2 %

Slovaquie

0,2 %

Non précisé
(probablement 0 %)

Non précisé
(probablement 0 %)

Non précisé
(probablement 0 %)

 

 

Pays

Taux de THC autorisé dans la culture du chanvre

Teneurs de THC autorisées dans les produits finis (CBD ou non)

Aliments

e-liquides

Cosmétiques

Slovénie

0,2 %

0,2 %

Non précisé
(probablement 0 %)

Non précisé
(probablement 0 %)

Suède

Non précisé
(probablement 0,2 %)

Non précisé
(probablement 0 %)

Non précisé
(probablement 0 %)

Non précisé
(probablement 0 %)

Suisse

1 %

1 %

1 %

1 %

 

 

 

 

 

 

 


—  1  —

   ANNEXE 2 : COPIE DU COURRIER ADRESSÉ AU GOUVERNEMENT PAR LA MISSION D’INFORMATION LE 27 JUILLET 2020

 


—  1  —

   ANNEXE 3 : CONTRIBUTION DE M. LAMBERT

Contribution de François-Michel Lambert (Libertés et Territoires)

Je me félicite à la lecture de ce rapport qui devrait permettre de sécuriser la filière française du « cannabis bien être » et d’offrir aux producteurs de chanvre des perspectives pour développer la filière du chanvre bien être qui reste aujourd’hui le domaine réservé d’entreprises étrangères.

Le 20 novembre 2020, la cour de justice de l’union européenne mettait fin à un flou juridique autour de la plante et reconnaissant la licéité de la commercialisation des fleurs de chanvre. C’est l’affaire « Kanavape » qui permet désormais de juger illégal l’interdiction du CBD en France.

Sur « Kanavape », j’ai posé une question écrite à Madame le Garde des sceaux le 1er octobre 2019, https://questions.assemblee-nationale.fr/q15/15-23202QE.htm Par cette question je regrette « le zèle des autorités françaises à poursuivre et à réprimer la vente de fleurs de chanvre et de produit dérivés du CBD, estimant que la justice française « sur transpose » la réglementation européenne. »

Cette question écrite a pour objectif d’ouvrir les yeux des autorités et de contribuer à mettre un frein à la fermeté voire au zèle revendiqués par les autorités françaises pour poursuivre les responsables des boutiques vendant des produits dérivés du cannabis. Un seul exemple de ce zèle avec le témoignage d’une entrepreneuse en boutique CBD qui le 27 janvier 2021, en dépit de la nouvelle réglementation européenne, a fait l’objet d’une perquisition, d’une garde à vue, d’une saisine de ses produits et de 750 € d’amende, pour 60 gr de fleur de CBD. Comment a-t-on en pu arriver à briser des projets professionnels d’implantations de boutiques alors que tout l’environnement juridique penche pour un abandon des politiques prohibitionnistes, ou tout du moins est maintenant clairement déterminé sur le cadre du CBD, tout du moins au niveau européen ?

En réalité, comme en matière de cannabis thérapeutique ou de cannabis récréatif notre pays est trop longtemps resté figé dans des postures idéologiques incompatibles avec les réalités du « cannabis bien être » et de l’évolution de l’usage et de la commercialisation de produits dérivés du CBD partout en Europe et dans le monde.

Le rapport permet une évolution et apporte bien la preuve que le chanvre est un produit plein d’avenir qui présente de réelles opportunités économiques. Le CBD n’est ni un dopant, ni un psychotrope, il répond aux attentes des consommateurs et ne présente aucun risque pour la santé. La filière ne demande qu’à être réglementée et sortir du flou.

Il est nécessaire à présent de suivre les recommandations du rapport et en particulier de mettre en place le cadre réglementaire. Le législateur doit désormais agir pour favoriser la production, l’utilisation, la transformation et la vente des fleurs du chanvre en conformité avec le droit européen en modifiant rapidement l’arrêté du 22 août 1990 portant application de l’article R.5132-86 du code de la santé publique pour le cannabis.

Enfin il est important de favoriser la création d’une filière ouverte qui évite la mise en place de monopoles et favorise les commerces de proximité.


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  SOMMAIRE DU RAPPORT
sur le cannabis récréatif

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Page

avant-propos du président

avant-propos du rapporteur général

synthèse du rapport

la légalisation (en questions)

introduction

première partie : une politique rÉpressive en Échec, au détriment de la santé publique             

I. une politique pÉnale répressive qui mobilise À l’excÈs les forces de l’ordre et contribue à l’encombrement des tribunaux             

A. DES forces de l’ordre mobilisÉes À l’excÈs

1. Une implication toujours plus forte des services de contrôle dans la répression des infractions à la législation sur les stupéfiants (ILS)             

2. Des interpellations en grande majorité pour usage de stupéfiants

3. Des saisies importantes qui témoignent de l’ampleur des trafics

4. Un poids croissant pour les finances publiques

B. DeS tribunaux encombrÉs et un dispositif pÉnal peu sÉvÈre aU-DELÀ DE SES APPARENCES RÉPRESSIVES             

1. Une réponse pénale quasi-systématique

2. Des sanctions pénales qui sont de facto peu sévères

II. Consommation record de cannabis en France, sentiment d’impunitÉ des trafiquants, Économie souterraine : un bilan trÈs insatisfaisant au regard des moyens dÉployÉs             

A. Une consommation record de cannabis en France et une consommation juvÉnile particuliÈrement problÉmatique             

1. Une consommation française record en Europe

a. Une consommation en hausse constante depuis trente ans

b. Un accroissement des consommations problématiques

c. La consommation de cannabis des Français : un record en Europe

2. Une consommation juvénile, qui a connu un infléchissement, mais qui demeure extrêmement élevée et se caractérise par une forte prévalence des consommations problématiques             

a. Une consommation parmi les plus importantes d’Europe

b. Pas de rajeunissement de l’âge de la première expérimentation

c. La France, championne des usages problématiques des jeunes

3. Un usage banalisé, répandu au sein de toutes les classes sociales, à rebours d’un imaginaire social qui cantonne le cannabis aux milieux défavorisés             

B. Une politique inapte à juguler les trafics de cannabis

1. Une réponse policière et judiciaire qui n’appréhende qu’une faible partie de la consommation et des trafics             

2. Une politique de la sanction qui n’a que peu d’effet dissuasif sur des trafics et une consommation qui se banalisent             

C. Des trafics qui engendrent des violences, notamment dans des quartiers dÉFAVORISÉs, et une politique rÉpressive qui nourrit Des inÉGALITÉs sociales et territoriales             

1. L’insécurité créée par les trafics dans certains quartiers

2. Une répression à géométrie variable

III. L’impÉratif d’une politique sanitaire rendue difficile par la prioritÉ donnÉe au rÉpressif             

A. le cannabis et les jeunes : attention danger !

1. De quoi parle-t-on ?

a. THC et système nerveux central

b. Les différentes formes de produit

c. La composition problématique des produits

i. Des produits aujourd’hui très fortement dosés en THC

ii. Des produits souvent frelatés

iii. L’urgence du cannabis de synthèse ou néocannabinoïdes

2. Le risque avéré de troubles psychiatriques chez les plus jeunes

a. Des données statistiques préoccupantes

b. Au-delà des statistiques, une réalité médicale très concrète quant aux effets psychiatriques             

3. D’autres aspects sanitaires ou sociaux non négligeables

a. Des effets certains sur la santé

i. Des risques cardiovasculaires accrus

ii. Des risques notamment associés aux modes de consommation

b. Des conséquences sociales durables et non négligeables

B. L’aporie d’une Politique de santÉ publique dans un cadre rÉpressif

1. Un corset législatif et réglementaire qui institue une politique pénale inadéquate 

a. Les dispositions en vigueur dans l’esprit de la loi du 31 décembre 1970

i. La dimension pénale

ii. Articulation avec le volet sanitaire

b. Un cadre qui n’aide ni à la prévention ni à la prise en charge des plus vulnérables 

i. Une comparaison éclairante avec les dispositions relatives à l’alcoolisme et au tabagisme 

ii. La perception unanime du corps médical

iii. Le constat des acteurs de terrain

2. Un cadre politique et institutionnel qui ne facilite pas non plus la politique de santé publique et notamment la prévention             

a. Une architecture institutionnelle évolutive

b. Les plans gouvernementaux de lutte contre la drogue et les conduites addictives 

i. Les difficultés récurrentes d’une action de santé publique cohérente, notamment en matière de prévention             

ii. Qu’en est-il aujourd’hui ?

3. L’heure du bilan

a. Une évolution problématique

i. Les effets pervers du glissement progressif vers le répressif

ii. L’injonction thérapeutique, un dispositif en voie de disparition ?

b. Focus sur la prévention en milieu scolaire

i. La politique mise en œuvre

ii. Les moyens de la prévention

iii. La perception des acteurs

Deuxième partie : Succès et écueils  des expériences étrangères.

I. Face À l’Échec de la « guerre contre la drogue », Une situation internationale en pleine Évolution             

A. La lente construction d’un droit international prohibitionniste tout au long du vingtième siècle             

1. L’opium au cœur des efforts de structuration d’un dispositif de contrôle international des produits stupéfiants (1909-1936)             

2. L’option résolument prohibitionniste de la Convention de Vienne de 1961

3. L’approfondissement de la logique répressive internationale dans le cadre de la « guerre contre la drogue » lancée par les États-Unis (1972‑1988)             

B. Un Édifice juridique international aujourd’hui en pleine recomposition

1. Face à ses échecs de plus en plus visibles, le « consensus global » autour du régime prohibitionniste se fissure             

2. Les expériences nationales de dépénalisation et de légalisation des drogues conduisent inévitablement le dispositif international de contrôle à évoluer de manière progressive             

II. L’Uruguay : un modèle de légalisation fondée sur un fort contrôle de l’État de la production à la distribution             

A. Le contexte de la légalisation

1. Le contexte politique et sanitaire

2. Le processus politique

B. Un modèle reposant sur un fort contrôle de l’État, de la production à la distribution             

C. Bilan de la légalisation

1. Une mise en œuvre retardée et difficile

2. Une production insuffisante pour assécher le marché noir

3. Une augmentation des violences dont le lien avec la réforme est difficile à établir 

4. Une augmentation de la consommation à relativiser

III. Les États-Unis d’amÉrique

A. Un regard d’ensemble sur l’état de la question aux États-Unis

B. Les objectifs poursuivis par la légalisation

1. La production et la distribution

2. Un accès restreint aux produits

3. Des recettes fiscales importantes

4. Les mesures d’accompagnement

C. Un premier bilan du mouvement de légalisation aux États-Unis

1. Enjeux de santé publique et conséquences sanitaires

2. Impacts de la légalisation sur la criminalité et le marché noir

IV. Le Canada : une politique de légalisation et de réglementation qui se veut une « troisième voie » entre les modèleS uruguayen et américains             

A. Le contexte de la légalisation

1. Le contexte sanitaire

2. Des réseaux criminels puissants

3. Le contexte politique

4. Le processus politique de légalisation

B. Les objectifs de la légalisation

C. Une loi fédérale et des déclinaisons locales

1. Le socle de règles fixé par la loi fédérale

2. Des déclinaisons territoriales

3. Prévention et protection des plus jeunes

D. Bilan de la légalisation

1. Évolution de la consommation de cannabis depuis la légalisation

a. Une consommation générale en légère augmentation mais une consommation quotidienne stable             

b. Une légère diminution de la consommation des jeunes ainsi qu’un recul de l’âge de la première consommation             

2. Évolution du marché noir du cannabis depuis la légalisation

3. Des effets sur la réorganisation des forces de police et sur le fonctionnement de la justice encore difficile à estimer             

4. Des effets sur la sécurité routière qu’il est trop tôt pour mesurer

5. Recettes fiscales

6. Contribution du cannabis non-médical à la croissance

V. L’Europe À la croisÉE des chemins : un relÂchement progressif de lA PROHIBITIOn sans vÉritable lÉgalisation             

A. La diversitÉ des lÉgislations applicables au cannabis en Europe

1. Le « socle minimal » de coordination des politiques pénales anti‑stupéfiants au sein de l’Union européenne             

2. Panorama des législations applicables au cannabis sur le continent : une évolution progressive effectuée en ordre dispersé             

3. Les incertitudes entourant le projet de légalisation luxembourgeois

B. Le contre-exemple hollandais

1. Le choix d’une dépénalisation plus ou moins assumée et organisée autour de la distinction entre « drogues douces » et « drogues dures »             

2. Les « coffee shops » au cœur du système de distribution néerlandais

3. La remise en cause actuelle d’un modèle incapable de réguler l’offre de cannabis sur le marché             

C. Le Portugal : Une dÉpÉnalisation de l’usage des drogues dans un objectif de santÉ publique             

1. Le contexte de la dépénalisation

2. Le processus politique de dépénalisation

3. Une approche avant tout sanitaire

a. Dépénalisation de l’usage personnel et répression pénale en cas de trafic

b. Une politique de développement des soins, de la prévention, de l’éducation et de réinsertion             

4. Bilan de la dépénalisation

a. La situation géographique du Portugal en fait un pays de transit pour les trafics de stupéfiants             

b. Une diminution de la consommation d’héroïne et une hausse de la consommation de cannabis             

c. Un désengorgement des tribunaux

d. Des commissions de dissuasion de la toxicomanie dont les financements sont aujourd’hui menacés             

e. Un refus de légaliser le cannabis

troisième partie : Quel modÈle de rÉgulation du cannabis en France ? 

I. Prendre en compte l’Évolution de la sensibilitÉ des français

A. Les constats partagÉs par les citoyens

1. La perception de la dangerosité du cannabis

2. Un dispositif réglementaire jugé inefficace

3. Des politiques de prévention insuffisantes

B. la rÉvision de la rÉglementation : une demande dÉsormais fortement exprimÉe 

II. reprendre le contrÔle : mÉthode et objectifs d’une sortie rÉussie de la prohibition             

A. « Cannabis : ouvrons le dÉbat ! » ()

1. De plus en plus d’élus s’expriment pour lancer le débat

2. Acteurs de terrain et observateurs en faveur d’un large débat…

3. … que les citoyens plébiscitent massivement

a. Des sondages d’opinion très révélateurs

b. Sur le terrain aussi, l’exemple des habitants de Villeurbanne

B. tracer Une feuille de route

1. Le choix de la méthode

a. Un grand débat national

b. La voie référendaire

c. Un débat parlementaire

2. Les objectifs à poursuivre

a. Réduire la délinquance dans un souci de justice sociale

b. Assécher le marché noir

c. Protéger notre jeunesse, objectif premier de santé publique

d. Développer les actions de prévention, notamment en direction des plus jeunes, et l’éducation à l’usage             

e. Éviter l’apparition d’un « Big cannabusiness »

f. Développer une nouvelle filière économique

3. Dépénalisation ou légalisation ?

a. La dépénalisation

b. La légalisation régulée

III. Comment lÉgaliser ? un modÈle français À inventer

A. Comment produire en france ?

1. Quel cadre fixer à la production ?

a. Un monopole étatique ?

b. Confier la production au secteur privé ?

c. Autoriser l’autoproduction ?

2. Quelques questions à privilégier en matière de production

a. Contrôler la production : une exigence de santé publique

b. Prendre en compte la dimension patrimoniale et commerciale

c. Les problématiques environnementales

d. Faut-il prévoir un taux maximum de THC ?

B. Quel circuit de distribution organiser ?

1. Le modèle étatique

2. Quelle structure de distribution privée pour lutter contre le marché noir ?

a. Un modèle propre à réduire la consommation

b. Des conditions d’accès à la qualité de distributeur à déterminer

c. Prévoir un encadrement spécifique et rigoureux de la distribution

d. Quels produits distribuer ?

3. Un modèle additionnel crédible : les cannabis social clubs

C. RÉdUIRE LE marchÉ noir : La question cruciale des prix et de la fiscalitÉ.

1. Comment et pourquoi ajuster prix et fiscalité ?

a. Les prix comme instruments de la régulation dans une optique sanitaire

b. Pertinence d’une fiscalité évolutive et autres questions

c. Le contre-exemple américain ()

2. Le jeu de l’offre et de la demande

D. Les prioritÉs de santÉ publique

1. Faut-il une « loi Évin » du cannabis ?

2. Comment renforcer les politiques d’éducation à l’usage et de prévention chez les jeunes ?             

a. Comment développer les compétences psychosociales des plus jeunes ?

b. Le repérage précoce

3. Comment favoriser une politique de réduction des risques ?

a. La réduction des risques

b. Sensibiliser les parents et les adultes

c. Mieux lutter contre les consommations à risque

4. Faut-il autoriser la consommation dans la rue ?

5. Comment agir en matière de prévention routière ?

E. Repenser la question rÉpressive

1. Comment favoriser la réinsertion des petites mains du trafic ?

a. Comment valider les compétences ?

b. Faut-il amnistier et réinsérer les anciens trafiquants ?

2. Comment éviter le report des trafics sur d’autres produits ?

F. Quel dispositif institutionnel pour gÉrer la politique du cannabis ?

1. Faut-il prévoir une agence du cannabis ?

2. Quelle affectation pour les recettes fiscales issues du cannabis ?

Annexe 1 : bilan de la consultation citoyenne

ANNEXE 2 : CONTRIBUTION DE M. LAMBERT

 

 

 


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   AVANT-PROPOS DU PRÉSIDENT

Ce dernier rapport d’étape vient compléter un travail de fond de plus d’un an réalisé par la Mission d’information sur la réglementation et l’impact des différents usages du cannabis. Conformément au souhait des six commissions permanentes qui l’ont constituée, elle aura abordé tous les aspects de ce sujet sensible y compris dans ses dimensions les plus polémiques.

Malgré l’ouverture de l’expérimentation du cannabis thérapeutique pour les patients atteints de maladies entraînant de graves douleurs, et la mise en vente légale de produits non-stupéfiants à base de Cannabidiol (CBD), le cannabis est plus souvent renvoyé à son usage stupéfiant lié à la molécule de THC et aux lourdes conséquences sanitaires et sécuritaires qui en découlent.

Les préoccupations quant à la dangerosité du cannabis ont été au cœur des échanges de la mission d’information. Jamais les rapporteurs ou ses membres n’ont émis le souhait d’une quelconque promotion de l’usage de cannabis. Ils ont malheureusement fait l’amer constat que la consommation de cette drogue était déjà banale aux yeux de millions de Français, notamment les plus jeunes d’entre eux. Il est clair que l’État assiste impuissant à la montée d’une acceptabilité sociale de l’usage du cannabis comme cela est déjà le cas pour l’alcool, anormalement associé à des images positives de convivialité et d’art de vivre.

Qu’il soit bien clair ici que le cannabis est une drogue dont il convient d’appréhender les effets délétères pour la santé avec rigueur et responsabilité. La prévention des risques demeure pourtant le parent pauvre de notre politique de lutte contre les substances psychotropes, notamment auprès des jeunes publics. Quand l’interdit ne dissuade plus, comment convaincre de la dangerosité de ces produits ?

L’instauration d’une amende forfaitaire délictuelle pour usage de stupéfiant, dont j’avais préconisé la mise en œuvre dans un précédent rapport, permet désormais de réguler les usages dans l’espace public. Toutefois, la France ne s’est pas dotée d’un arsenal sanitaire complémentaire pour faire diminuer le nombre de consommateurs, qui continuent d’être la cible principale de la répression au profit des trafiquants qui les fournissent. Il faut saluer ici le dévouement et le professionnalisme de nos forces de l’ordre qui, partout sur le territoire national, se mobilisent avec les moyens dont ils disposent pour tenir les Français à l’abri des méfaits des trafics de drogue.

Je veux saluer le travail de la mission d’information qui a tenté d’objectiver les ressorts d’un mal français. Notre pays est en effet le plus touché par la consommation de cannabis en dépit de sa législation actuelle.

Sans partager tous les points de vue des rapporteurs sur les réponses à apporter pour mieux lutter contre la drogue et loin d’une démarche militante en faveur de tel ou tel modèle de réglementation, je ne peux que témoigner de la qualité de la méthode employée pour une approche rationnelle du sujet.

La diversité des acteurs entendus lors des multiples auditions et les nombreuses comparaisons étrangères, malgré l’impossibilité des déplacements en raison de la crise sanitaire, permettent bien de situer la politique française de lutte contre l’usage des stupéfiants parmi les moins efficaces au monde. Le manque de recul sur l’efficacité réelle de ces législations internationales volontaristes est néanmoins à prendre en compte.

Enfin, le Gouvernement a récemment rappelé son opposition à toute forme de légalisation du cannabis et les Français restent durablement divisés sur cette question. À ce jour, envisager une évolution législative encadrant le cannabis stupéfiant demeure donc prématuré car conditionné à la tenue d’un débat national éclairé et serein.

 

Robin Reda


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   AVANT-PROPOS DU RAPPORTEUR GÉNÉRAL

En septembre dernier, la mission d’information parlementaire dont j’ai l’honneur d’être le rapporteur général, rendait son rapport sur le cannabis thérapeutique. En février dernier, la mission rendait ses conclusions et préconisations sur la question du chanvre bien-être (CBD).

Le cannabis récréatif est le troisième volet du travail de la mission d’information, lancée il y a un an et demi à l’Assemblée nationale.

Pour aborder le sujet, de la manière la plus pragmatique et complète possibles, la mission d’information a entendu – au cours de 34 table rondes ou auditions – 103 personnalités issues du monde politique, associatif, journalistique, médical et psychiatrique, syndical mais aussi des magistrats, des élus locaux et des membres du système éducatif (parents d’élèves, établissements publics etc).

La mission d’information a souhaité, dès ses premières auditions, mener son travail de façon dépassionnée en choisissant trois grands axes :

– l’analyse des politiques publiques concernant le cannabis récréatif ;

– l’analyse de la réglementation dans d’autres pays ;

– et l’élaboration d’un modèle de réglementation « à la française ».

Après six mois d’auditions, le constat que nous dressons dans ce rapport est sans appel ; les politiques publiques menées depuis des dizaines d’années ne portent pas leurs fruits et ne parviennent ni à enrayer les trafics, ni à diminuer la consommation de cannabis en France.

Avec plus d’un million de consommateurs quotidiens en France, notre pays est l’un des plus gros consommateurs de cannabis et parallèlement, celui dont les politiques publiques répressives sont les plus dures. C’est pourquoi nous arrivons à la conclusion que notre système est inadapté.

Cependant, si l’exécutif semble d’ores et déjà avoir fermé la porte de la légalisation (une position réaffirmée à la suite de l’émoi suscité par l’irresponsabilité pénale de l’assassin de Sarah Halimi), la mission d’information insiste sur le fait que la convocation de ce débat – et de la manière la plus large possible – s’avère aujourd’hui pourtant indispensable.

 

Jean-Baptiste Moreau


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   SYNTHÈSE DU RAPPORT
CANNABIS : LÉGALISER, ENCADRER, PROTÉGER

Qu’on le désigne par ses acronymes familiers (« joint », « beuh », « ganja » ([313]), etc.) ou historiques (« marijuana », « haschich », « kiff », etc.), le cannabis utilisé à des fins récréatives ne laisse personne indifférent. La multitude des discours militants, qu’il s’agisse de maintenir la prohibition ou, au contraire, de la lever, rend d’autant plus délicate la recherche d’un point de vue équilibré sur la question.

Dans un souci d’exhaustivité et d’objectivité, la rapporteure a décidé d’aborder la politique française de répression du trafic et de l’usage du cannabis sous un angle méthodologique proche du contrôle de gestion, c’est‑à‑dire en effectuant un rapprochement entre les moyens engagés et les résultats obtenus compte tenu des orientations fixées dans le cadre d’une démarche stratégique préalable ([314]).

S’agissant des produits stupéfiants, les objectifs ont peu varié au fil du temps et s’articulent autour de la résorption de la consommation, notamment dans une optique de santé publique, et de la lutte contre les trafics, perçue comme un moyen d’améliorer la sécurité dans les quartiers les plus affectés ([315]).

Dans son analyse, la rapporteure s’est donc attachée à évaluer la réalité de l’effort entrepris par les administrations concernées, c’est-à-dire les services de contrôle (police, gendarmerie et douane) et les juridictions pénales. Au-delà du seul nombre de personnes interpellées pour infraction à la législation sur les stupéfiants (ILS), les parlementaires se sont efforcés d’obtenir une estimation du coût que représentent ces contrôles pour les finances de l’État et ont souhaité avoir des précisions sur la manière dont les sanctions prévues par la loi étaient mises en œuvre.

À cette fin, les représentants de la direction générale de la police nationale (DGPN) et de direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN) ainsi que de la Conférence nationale des procureurs généraux (CNPG) ont été auditionnés. Diverses données statistiques, collectées au plus près du terrain sur une longue période par les chercheurs de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), ont pu également être exploitées.

L’estimation de la consommation de cannabis, tant au titre de son évolution générale que du profil des principaux usagers, s’est appuyée, pour une large part, sur les travaux réalisés sur ce sujet par l’OFDT et son pendant européen, l’Office européen des drogues et des toxicomanies (OEDT). L’enquête réalisée par l’OFDT sur les Français de dix-sept ans dans le cadre de la journée d’appel de préparation à la défense ([316]) offre un éclairage précieux sur ce que représente aujourd’hui le cannabis récréatif parmi les jeunes générations. Le point de vue de certains sociologues a, par ailleurs, été sollicité afin de compléter utilement cet état des lieux chiffré.

Afin d’évaluer l’impact de cette consommation d’un point de vue sanitaire et sécuritaire, la mission a fait appel à une large palette de spécialistes : des médecins et chercheurs couvrant les domaines de santé concernés (addictologie, psychiatrie, pédopsychiatrie, toxicologie et pharmacologie), des sociologues ayant travaillé sur les populations touchées par les phénomènes de drogues, des experts en criminologie ([317]) ainsi qu’une journaliste d’investigation et un ancien policier britannique infiltré dans les milieux de la drogue ([318]). Il est apparu également nécessaire de consulter les principaux acteurs de terrain au contact des usagers, à savoir des maires de communes urbaines, des associations spécialisées dans les addictions et des représentants des personnels de l’éducation nationale.

Les conclusions qui découlent de ces travaux sont sans appel : la politique répressive française coûte cher et mobilise à l’excès les forces de l’ordre sans pour autant contribuer, même de manière marginale, à la résorption de l’usage et du trafic de cannabis.

Les services de contrôle redoublent aujourd’hui d’efforts, notamment en direction des usagers, et une réponse pénale est désormais presque systématiquement apportée à chaque infraction détectée. L’administration est, ici, exemplaire dans la mise en œuvre des instructions gouvernementales appelant sans relâche à l’intensification des sanctions.

En dépit de cette mobilisation, l’État assiste de manière impuissante à la banalisation du cannabis chez les jeunes et à la détérioration de la sécurité dans certains quartiers urbains depuis de nombreuses années. Outre la lassitude, bien compréhensible, de certains fonctionnaires à l’idée de « vider l’océan à la petite cuillère ([319]) », la mission d’information constate avec inquiétude qu’un abîme s’est créé entre le discours politique, à tonalité volontariste, et la réalité sociale des zones urbaines affectées, où dominent violence et désespoir.

La rapporteure s’inquiète d’autant plus que la communauté scientifique a, de manière unanime, rappelé les effets néfastes du delta-9-tétrahydrocannabinol (THC), le principe actif du cannabis, sur le cerveau des jeunes consommateurs. Les risques de troubles psychiatriques sont avérés lorsque l’usage est précoce et s’accroissent aujourd’hui en raison des fortes concentrations disponibles sur les marchés clandestins. Par ailleurs, les moyens alloués à la prise en charge sanitaire des usagers et à la prévention en milieu scolaire ne sont définitivement pas à la hauteur des enjeux.

Alors que l’État semble s’engager, une fois de plus, dans une nouvelle « guerre contre les drogues » à la faveur d’un plan national anti-stupéfiants et du déploiement d’un dispositif d’amende forfaitaire, la rapporteure estime que cette politique est « condamnée à échouer comme les précédentes ([320]) » et appelle à un véritable changement de cap.

La France est loin d’être isolée dans ses tentatives de résorber les problèmes de société liés aux drogues et, plus particulièrement, à la consommation et au trafic de cannabis. Quelle que soit la région du monde où ils se situent, les États sont confrontés à la délicate question des méthodes les plus pertinentes pour faire face à ces questions.

Compte tenu de l’échec, tout aussi indéniable qu’inquiétant, de la politique répressive menée par la France depuis 1970, la mission d’information a décidé de passer au crible un certain nombre d’expériences étrangères, notamment celles qui ont consisté à rompre avec l’option d’une prohibition absolue (production, distribution et usage) en Europe (Pays-Bas, Portugal et Luxembourg) et sur le continent américain (Uruguay, Canada et États‑Unis). Une fois encore, les parlementaires se sont efforcés de ne pas porter un quelconque jugement « moral », positif ou négatif, sur les orientations mises en œuvre par ces pays, mais de jauger l’efficacité des mesures prises au regard des objectifs affichés, tant en termes de sécurité que de santé publique.

À chaque fois, la rapporteure ne s’est pas contentée d’effectuer une description du contenu des dispositifs mis en œuvre : elle s’est également attachée à présenter les conditions d’émergence, tant politiques que sociales, de ces réformes. Au‑delà des aspects techniques des textes votés et des structures mises en place, les politiques de résorption ou de régulation des drogues ne font souvent que refléter une trajectoire historique propre au pays concerné. En effet, il importe d’avoir conscience de ces spécificités nationales afin d’éviter l’écueil méthodologique d’une application sans discernement de mesures étrangères à un pays comme la France, dont les traditions sociologiques et politiques sont parfois bien différentes de celles de ses partenaires.

Bien évidemment, il n’a pas été possible d’effectuer les déplacements envisagés ni d’auditionner l’ensemble des pays concernés : seuls les représentants de l’État du Colorado et du service portugais anti-drogues ([321]) ont par ailleurs pu être entendus par la mission d’information. Toutefois, la documentation disponible, qu’il s’agisse des données rendues publiques par les autorités nationales elles-mêmes ou des présentations effectuées dans des revues spécialisées, est suffisamment vaste pour permettre une revue de chacune des législations ciblées. Par ailleurs, la mission a appuyé ses analyses à partir des éléments figurant dans les synthèses européennes et internationales publiées par l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT).

Pour chacun des pays concernés, la rapporteure a rappelé le cadre juridique international dans lequel ces réformes ont été menées. Celui-ci constitue une donnée centrale du problème. Depuis la première conférence sur l’opium, qui s’est tenue à Shanghai en 1909, un volet important du droit international public s’est constitué en matière de contrôle des produits stupéfiants.

Tout en élargissant son périmètre géographique, ce corpus juridique s’est durci au fur et à mesure des années jusqu’à constituer l’expression quasi-parfaite d’un consensus international autour de la prohibition à la fin du siècle dernier ([322]). Face à l’échec mondial des politiques répressives et à la multiplication des initiatives nationales destinées à sortir du cercle vicieux de l’échec, ce consensus est aujourd’hui fragilisé et pourrait être sérieusement remis en cause dans les prochaines années.

Parmi ces expériences étrangères, celles engagée par l’Uruguay en 2013 ont indubitablement été perçues comme la rupture la plus nette du consensus international. La réforme, initiée au plus haut niveau du pouvoir politique, s’est logiquement traduite par la mise en place d’un modèle de légalisation du cannabis appuyé sur un fort contrôle de l’État, depuis la production jusqu’à la distribution. Sans doute les retards dans la mise en œuvre des infrastructures de production et de distribution ont-ils joué un rôle majeur dans le bilan de cette légalisation, pour l’instant en demi-teinte.

À l’inverse de l’Uruguay, les États-Unis ont rapidement évolué sous l’influence de certains États « précurseurs » tels que le Colorado, Washington, l’Oregon et l’Alaska qui se sont engagés au début des années 2010 dans la voie d’une légalisation du cannabis sur le modèle de l’économie de marché. La production et la distribution s’articulent autour d’un système de licences professionnelles confiées à des opérateurs privés. Le Canada a, pour sa part, opté en 2018 pour une voie médiane associant, selon la province ou le territoire considéré, des monopoles publics et des opérateurs privés sous licence. Dans les deux pays, des règles strictes ont, par ailleurs, été édictées pour protéger les mineurs et une fiscalité spécifique a été mise en place.

Les expériences américaines et canadiennes sont encore trop récentes pour que l’on puisse en tirer un bilan définitif. Toutefois, il ressort des premières données disponibles que la consommation des plus jeunes n’a pas été stimulée par le changement de législation et, dans le cas du Canada, il semble même qu’elle ait légèrement diminué. Par ailleurs, la part du marché noir dans la consommation, même si elle n’a pas totalement disparu, apparaît de plus en plus clairement en perte de vitesse par rapport aux circuits légaux de distribution.

Face aux réformes de grande ampleur menées outre-Atlantique, la situation européenne paraît encore relativement figée. À l’exception du Portugal, qui se distingue par une législation audacieuse consistant, depuis 2000, à dépénaliser l’usage de tout produit stupéfiant en deçà d’un certain seuil et à traiter le consommateur comme un « patient » nécessitant un traitement médical, aucun pays ne s’est engagé, pour le moment, sur la voie d’une véritable rupture du consensus international. Même le Luxembourg, qui avait annoncé une réforme en ce sens en 2018, semble aujourd’hui hésiter à avancer. Quant aux Pays-Bas, sa réputation de « paradis des fumeurs de joints » cache, en réalité, un simple modèle de dépénalisation non entièrement assumée.

Plus de cinquante ans après l’entrée en vigueur de la loi n° 70-1320 du 31 décembre 1970, la France est comme on l’a vu toujours prisonnière d’une ornière idéologique qui l’empêche de se dégager d’une impasse sécuritaire et sanitaire qu’elle a elle-même créée. Notre pays, qui a pu côtoyer pendant des siècles la plante de chanvre jusqu’à en être le principal producteur européen, reste aujourd’hui à l’écart des innovations réglementaires qui, comme en témoignent les analyses effectuées en deuxième partie, essaiment de plus en plus à travers le monde.

Alors qu’elle entamait le troisième cycle de ses auditions, qui faisaient apparaître crûment l’échec de la litanie répressive, la mission d’information entendait résonner dans l’actualité récente les discours politiques campant sur l’idée simple que « le cannabis, c’est de la merde ([323]) » ou qu’il « n’y a pas de drogue douce » mais un « fléau que nous devons combattre ([324]) ». Plus encore que le manque de résultats de la prohibition, c’est la persistance de tels discours réducteurs qui étonne à une époque où l’évidence d’un changement s’impose.

Comme l’écrivait, il y a dix ans, Mme Ruth Dreifuss, ancienne présidente de la Confédération suisse et membre fondatrice de la Commission globale sur les politiques en matière de drogues ([325]), il importe de « briser le tabou qui pèse sur le débat et la réforme. C’est maintenant qu’il faut agir ! ([326]) ».

L’ouverture d’un tel débat, qui était impensable il y a encore dix ou vingt ans, apparaît aujourd’hui envisageable, car l’état d’esprit de l’opinion publique a évolué, à contre-courant des rhétoriques martiales. La mission d’information a longuement examiné les résultats de plusieurs consultations, notamment celles effectuées par des instituts de sondage (IFOP, CSA) ainsi que celle engagée en 2019 par la municipalité de Villeurbanne : toutes montrent chez les Français la prise de conscience de l’inanité du statu quo. En ce sens, il n’est guère surprenant que la consultation citoyenne initiée par l’Assemblée nationale au début de cette année ait rencontré un tel succès et abouti à des constatations similaires.

Une fois posé le principe même d’un débat, encore faut-il en prévoir les modalités. Sur ce point, la rapporteure estime nécessaire d’élargir le champ de la discussion au-delà des alcôves occupées par les experts ou les militants.

Les autorités politiques ne sauraient se priver sur un sujet aussi sensible de tous les outils de mobilisation nationale qui sont à leur disposition, y compris la voie référendaire.

Le débat devra, par ailleurs, aborder de front la question des objectifs de la réforme. La rapporteure en a identifié six : réduire la délinquance dans un souci de justice sociale, assécher le marché noir, protéger notre jeunesse, développer les actions de prévention, notamment en direction des plus jeunes, et l’éducation à l’usage, éviter l’apparition d’un « Big cannabusiness » et, enfin, permettre le développement d’une filière économique nouvelle.

Par ailleurs, la multiplicité des expériences étrangères a convaincu la rapporteure qu’il n’existait pas un seul modèle de régulation des produits stupéfiants et que le seul fait de se positionner en faveur de la légalisation du cannabis ne faisait qu’ouvrir d’autres questions, toutes aussi complexes et sensibles. Selon les réponses que l’on apporte à chacune de ces questions, les effets sur chacun des objectifs identifiés ne seront pas le même.

L’objectif est bien de définir un modèle français de légalisation réglementée qui tienne à la fois compte des succès et des échecs des expériences étrangères et des spécificités politiques, historiques et culturelles de notre pays.

Il convient, tout d’abord, de définir un circuit de production et de distribution, c’est-à-dire de déterminer qui sera autorisé à produire et à vendre du cannabis à usage récréatif. L’option d’un monopole public est possible, mais d’autres solutions, plus proches du modèle de l’économie de marché, peuvent être mises en œuvre. La question du statut à donner à l’autoproduction devra également être tranchée.

L’existence d’un marché du cannabis avec une offre et une demande, que celui-ci soit réglementé ou non, amène inévitablement à s’interroger sur les modalités de fixation du prix. Celui-ci devra être en mesure d’assurer une rémunération aux producteurs et aux distributeurs tout en étant suffisamment bas pour « assécher » le marché noir. Dans une optique similaire, la mission d’information appelle les pouvoirs publics à ne pas s’engager, surtout dans un premier temps, sur la voie d’un mécanisme de taxation trop lourd.

Dans une approche prohibitionniste, les autorités pouvaient fermer les yeux sur les questions sanitaires liées à la consommation de cannabis. Avec la légalisation, il ne sera désormais plus possible d’esquiver le sujet : le débat devra déterminer, par exemple, l’étendue des formes de publicité à donner aux produits, définir les lieux publics où l’usage restera éventuellement interdit et maintenir des restrictions d’accès pour les mineurs. En ce sens, une « loi Évin » du cannabis est certainement indispensable.

L’impact de la légalisation sur les réseaux criminels ne peut, à ce stade, être connu à l’avance. Si l’on peut s’attendre à une déstabilisation des circuits actuels, la rapporteure appelle à la réinsertion des anciens trafiquants et au renforcement des sanctions contre ceux qui poursuivront leurs activités illégales. La régulation du cannabis doit être envisagée dans le sens d’une amélioration de la sécurité des zones urbaines.

La rapporteure a souhaité laisser au débat toute sa place pour répondre à chacune des questions posées par la légalisation. Elle insiste, en tout cas, sur la nécessité de tourner la page des polémiques stériles et, pour notre pays, de « reprendre le contrôle ([327]) » d’un secteur en déshérence depuis bien trop longtemps.

 


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   la légalisation (en questions)

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   introduction

Cinquante ans d’échec : voici le jugement porté par l’ensemble des acteurs sur les politiques publiques menées en France en matière de cannabis. Le constat fait l’unanimité : la politique fondée sur le « tout-répressif » mobilise à l’excès les forces de l’ordre, contribue à l’encombrement des tribunaux et génère des inégalités sociales et territoriales graves. Elle rend pratiquement impossible la mise en œuvre de politiques de prévention et de soin pourtant nécessaires, en cantonnant les consommateurs dans un statut de délinquant. Elle n’a permis d’empêcher ni la montée en puissance des trafics, ni la France de détenir un triste record de consommation – et plus grave, de consommations problématiques et de consommation juvénile. Elle n’a donc atteint, au cours des cinquante dernières années, aucun des objectifs qui lui étaient assignés.

Le statu quo n’est donc pas tenable.

Le débat sur la régulation du cannabis en France ne doit être ni moral, ni dogmatique, ni symbolique. Rationnel et pragmatique, il doit nous amener collectivement à nous interroger sur les raisons de cet échec et, surtout, les moyens de le surmonter.

Ce débat, en outre, ne doit pas opposer les « anti-cannabis » aux supposés « pro-cannabis ». C’est précisément parce que le cannabis n’est pas un produit anodin, parce qu’il revêt une dangerosité particulière pour les plus jeunes, que l’on ne saurait se contenter de la politique actuellement menée. Empêcher effectivement l’accès des jeunes au cannabis, mener une véritable politique de prévention dans les établissements scolaires et auprès des familles, prendre en charge rapidement et réellement les consommations problématiques : tout cela exige aujourd’hui de changer de modèle.

Y voir une forme de laxisme est hypocrite : il s’agit, au contraire, de créer les conditions d’une réelle efficacité des politiques publiques.  

Changer de cadre apparaît ainsi comme une nécessité, mais ces évolutions doivent faire l’objet d’une réflexion et d’un débat de société. La méthode est, en la matière, essentielle. C’est précisément pour cette raison que la mission d’information commune, elle-même transpartisane, a tenu, dès le début de ses travaux sur la question du cannabis dit « récréatif », à lancer une consultation citoyenne sur ce thème. Le succès de celle-ci témoigne de l’intérêt des Français pour cet enjeu, la consultation ayant recueilli plus de 253 000 réponses. Les travaux de la mission, ainsi que les résultats de la consultation citoyenne, constituent la première étape d’une plus large réflexion, qui doit être menée dans les prochains mois et les prochaines années.

Cette réflexion devra, comme le fait ce rapport, s’appuyer sur les expériences étrangères de légalisation et de dépénalisation qui se sont multipliées au cours de la dernière décennie – la rapporteure pense, en particulier, aux modèles portugais, uruguayen, canadiens et américains. Aucun de ces modèles n’apparaît totalement satisfaisant : tous comportent des failles et des faiblesses, aussi bien que des avantages.

La rapporteure a acquis, au cours de ces mois de travaux, la conviction profonde que la France pouvait – et devait – inventer sa propre voie et mettre au point un modèle original de régulation du cannabis, susceptible d’inspirer d’autres pays. Pour cela, il faut tenir compte de ses caractéristiques propres et de sa vocation sociale. La détermination des objectifs prioritaires d’un changement de modèle est la première étape de la réflexion à mener. Plusieurs objectifs semblent correspondre à la situation et à la sensibilité françaises : protéger les plus jeunes et les publics fragiles, dans une démarche de santé publique ; mettre fin aux trafics qui génèrent d’insupportables violences, dans une logique de sécurité publique ; promouvoir une véritable justice sociale en garantissant la réinsertion des trafiquants ne s’étant livrés à aucune violence.

Ce rapport se veut une « boîte à outils » au service de cette réflexion démocratique. La première partie rappelle le bilan, désormais bien connu, des politiques répressives menées au cours des cinquante dernières années. Elle répond ainsi à la question, qui paraît désormais dépassée, « faut-il légaliser le cannabis et pourquoi ? ». Les deuxième et troisième parties proposent d’aborder, très concrètement, la question : « quel modèle de légalisation envisager ? » en proposant, d’une part, un bilan des expériences étrangères et en dressant, d’autre part, la liste des questions devant être abordées pour déterminer un modèle français de régulation efficace, de la production à la distribution.

Puisse ce rapport, désormais entre les mains du public, permettre de sortir d’un « tabou » qui n’a plus lieu d’être pour envisager sereinement et rationnellement un modèle français de régulation du cannabis, enfin efficace et protecteur pour notre jeunesse.

 

 

 

 


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   première partie : une politique rÉpressive en Échec,
au détriment de la santé publique

Qu’on le désigne par ses acronymes familiers (« joint », « beuh », « ganja » ([328]), etc.) ou historiques (« marijuana », « haschich », « kiff », etc.), le cannabis utilisé à des fins récréatives ne laisse personne indifférent. La multitude des discours militants, qu’il s’agisse de maintenir la prohibition ou, au contraire, de la lever, rend d’autant plus délicate la recherche d’un point de vue équilibré sur la question.

Dans un souci d’exhaustivité et d’objectivité, la rapporteure a décidé d’aborder la politique française de répression du trafic et de l’usage du cannabis sous un angle méthodologique proche du contrôle de gestion, c’est‑à‑dire en effectuant un rapprochement entre les moyens engagés et les résultats obtenus compte tenu des orientations fixées dans le cadre d’une démarche stratégique préalable ([329]).

S’agissant des produits stupéfiants, les objectifs ont peu varié au fil du temps et s’articulent autour de la résorption de la consommation, notamment dans une optique de santé publique, et de la lutte contre les trafics, perçue comme un moyen d’améliorer la sécurité dans les quartiers les plus affectés ([330]).

Dans son analyse, la rapporteure s’est donc attachée à évaluer la réalité de l’effort entrepris par les administrations concernées, c’est-à-dire les services de contrôle (police, gendarmerie et douane) et les juridictions pénales. Au-delà du seul nombre de personnes interpellées pour infraction à la législation sur les stupéfiants (ILS), les parlementaires se sont efforcés d’obtenir une estimation du coût que représentent ces contrôles pour les finances de l’État et ont souhaité avoir des précisions sur la manière dont les sanctions prévues par la loi étaient mises en œuvre.

À cette fin, les représentants de la direction générale de la police nationale (IGPN) et de direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN) ainsi que de la Conférence nationale des procureurs généraux (CNPG) ont été auditionnés. Diverses données statistiques, collectées au plus près du terrain sur une longue période par les chercheurs de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), ont pu également être exploitées.

L’estimation de la consommation de cannabis, tant au titre de son évolution générale que du profil des principaux usagers, s’est appuyée, pour une large part, sur les travaux réalisés sur ce sujet par l’OFDT et son pendant européen, l’Office européen des drogues et des toxicomanies (OEDT). L’enquête réalisée par l’OFDT sur les Français de dix-sept ans dans le cadre de la journée d’appel de préparation à la défense ([331]) offre un éclairage précieux sur ce que représente aujourd’hui le cannabis récréatif parmi les jeunes générations. Le point de vue de certains sociologues a, par ailleurs, été sollicité afin de compléter utilement cet état des lieux chiffré.

Afin d’évaluer l’impact de cette consommation d’un point de vue sanitaire et sécuritaire, la mission a fait appel à une large palette de spécialistes : des médecins et chercheurs couvrant les domaines de santé concernés (addictologie, psychiatrie, pédopsychiatrie, toxicologie et pharmacologie), des sociologues ayant travaillé sur les populations touchées par les phénomènes de drogues, des experts en criminologie ([332]) ainsi qu’une journaliste d’investigation et un ancien policier britannique infiltré dans les milieux de la drogue ([333]). Il est apparu également nécessaire de consulter les principaux acteurs de terrain au contact des usagers, à savoir des maires de communes urbaines, des associations spécialisées dans les addictions et des représentants des personnels de l’éducation nationale.

Les conclusions qui découlent de ces travaux sont sans appel : la politique répressive française coûte cher et mobilise à l’excès les forces de l’ordre sans pour autant contribuer, même de manière marginale, à la résorption de l’usage et du trafic de cannabis.

Les services de contrôle redoublent aujourd’hui d’efforts, notamment en direction des usagers, et une réponse pénale est désormais presque systématiquement apportée à chaque infraction détectée. L’administration est, ici, exemplaire dans la mise en œuvre des instructions gouvernementales appelant sans relâche à l’intensification des sanctions.

En dépit de cette mobilisation, l’État assiste de manière impuissante à la banalisation du cannabis chez les jeunes et à la détérioration de la sécurité dans certains quartiers urbains depuis de nombreuses années. Outre la lassitude, bien compréhensible, de certains fonctionnaires à l’idée de « vider l’océan à la petite cuillère ([334]) », la mission d’information constate avec inquiétude qu’un abîme s’est créé entre le discours politique, à tonalité volontariste, et la réalité sociale des zones urbaines affectées, où dominent violence et désespoir.

La rapporteure s’inquiète d’autant plus que la communauté scientifique a, de manière unanime, rappelé les effets néfastes du delta-9-tétrahydrocannabinol (THC), le principe actif du cannabis, sur le cerveau des jeunes consommateurs. Les risques de troubles psychiatriques sont avérés lorsque l’usage est précoce et s’accroissent aujourd’hui en raison des fortes concentrations disponibles sur les marchés clandestins. Par ailleurs, les moyens alloués à la prise en charge sanitaire des usagers et à la prévention en milieu scolaire ne sont définitivement pas à la hauteur des enjeux.

Alors que l’État semble s’engager, une fois de plus, dans une nouvelle « guerre contre les drogues » à la faveur d’un plan national anti-stupéfiants et du déploiement d’un dispositif d’amende forfaitaire, la rapporteure estime que cette politique est « condamnée à échouer comme les précédentes ([335]) » et appelle à un véritable changement de cap.

I.   une politique pÉnale répressive qui mobilise À l’excÈs les forces de l’ordre et contribue à l’encombrement des tribunaux

Historiquement, la pénalisation de l’usage de produits stupéfiants date de la loi du 12 juillet 1916 concernant l’importation, le commerce, la détention et l’usage des substances vénéneuses notamment l’opium, la morphine et la cocaïne votée en plein conflit mondial afin, surtout, de lutter contre les fumeries d’opium et la cocaïne, présentée à l’époque comme un « poison boche ([336]) ».

Selon le professeur Didier Jayle, président de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et la toxicomanie (MILDT) entre 2002 et 2007, c’est l’affaire dite de « Bandol » du 25 août 1969, où une jeune fille de 17 ans meurt d’une overdose d’héroïne dans les toilettes d’un casino, qui marque le début d’une campagne médiatique où s’exprime la crainte de voir les produits stupéfiants, et notamment le cannabis, « dévaster » la jeunesse ([337]).

Au terme d’une série de travaux pilotés par le Gouvernement et les parlementaires, le choix est fait d’incriminer l’usage personnel de tous les produits stupéfiants au nom du principe selon lequel « la Société [doit pouvoir imposer à l’individu] certaines limites à l’utilisation que chacun peut faire de son propre corps, surtout lorsqu’il s’agit d’interdire l’usage de substances dont les spécialistes dénoncent unanimement la nocivité ([338]) ».

La loi n° 70-1320 du 31 décembre 1970 relative aux mesures sanitaires de lutte contre la toxicomanie et à la répression du trafic et de l’usage illicite de substances vénéneuses inscrit à l’article L. 628 du code de la santé publique ([339]) une peine d’emprisonnement « de deux mois à un an » et « une amende de 500 F à 5 000 F » pour ceux qui « auront, de manière illicite, fait usage de l’une des substances ou plantes classées comme stupéfiants. ».

A.   DES forces de l’ordre mobilisÉes À l’excÈs

Conformément aux orientations gouvernementales, les services de contrôle (police, gendarmerie, douane) n’ont cessé de renforcer leurs actions visant à résorber l’offre et la demande de produits stupéfiants. Au-delà des seuls trafics, la répression des usages de cannabis est aujourd’hui au cœur des interventions des forces de l’ordre, engendrant un coût non négligeable pour les finances publiques.

1.   Une implication toujours plus forte des services de contrôle dans la répression des infractions à la législation sur les stupéfiants (ILS)

Depuis la loi du 31 décembre 1970, la lutte contre le « trafic » et « l’usage » de cette substance n’a cessé d’être l’une des principales préoccupations des services français de sécurité et de justice. Dès les années 1970, le ministère de la justice évoque dans une circulaire la « constatation, très préoccupante » d’une évolution « non enrayée » de la « toxicomanie » dans notre pays en dépit des « efforts accrus » des services de police, de gendarmerie et des douanes ([340]).

Loin de disparaître, la question de la lutte contre les stupéfiants et, au premier chef, contre le trafic et la consommation de cannabis, ressurgit de manière lancinante dans les orientations données aux services répressifs, avec une accélération à partir de la fin des années 1990. Tout en appelant au développement de mesures alternatives aux poursuites en cas d’usage, le ministère de la justice réaffirme en 1999 la « priorité que revêt la lutte contre le trafic de stupéfiants ([341]) ». Dans le sillage d’une volonté gouvernementale de réaffirmation du principe selon lequel « il n’y a que des drogues interdites et des usagers qui transgressent la loi ([342]) », le ministère de la justice préconise en 2005 ([343]) une « réponse pénale systématique » face aux usages.

En toute logique, les interpellations de personnes et les saisies de produits stupéfiants font partie des données centrales de l’évaluation de la performance des services de contrôle concernés. Le « nombre de personnes mises en cause pour trafic ou revente de produits stupéfiants » est, ainsi, une composante de l’indicateur n° 2.2 ([344]) de performance de la police et de la gendarmerie nationale. S’agissant de la douane, les saisies de produits stupéfiants, et notamment de cannabis, sont présentées chaque année par cette administration comme un élément central d’évaluation de son activité de lutte contre la fraude ([345]).

Lors de son audition du 16 décembre 2020, M. Denis Jacob, secrétaire général du syndicat Alternative Police CFDT, a par ailleurs mentionné qu’il résultait de la centralité de ces données une culture du résultat, débouchant sur une « concurrence malsaine » entre les différents services de lutte contre le trafic de stupéfiants, ne permettant pas « un échange d’informations et une coopération effective sur le terrain » et nuisant de fait à « beaucoup d’enquêtes ».

PRÉSENTATION DU DISPOSITIF FRANÇAIS
DE CONTRÔLE ANTI‑STUPÉFIANTS

Le dispositif de contrôle français s’appuie à la fois sur la sanction des usages, le démantèlement des réseaux de production et de distribution ainsi que sur la surveillance des flux.

1/ Sur le premier point, il appartient aux services de police et de gendarmerie de constater les usages, qui sont des infractions passibles d’un an d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende (article L. 3421-1 du code de la santé publique([346]). Les provocations et l’aide à l’usage sont, pour leur part, sanctionnées par l’article L. 3421‑4 du code de la santé publique.

2/ S’agissant des trafics, les services de police judiciaire, de gendarmerie et, à titre plus marginal, les officiers de douane judiciaire ([347]) sont compétents pour effectuer les investigations permettant d’aboutir à la constatation des infractions prévues par le Code pénal en ses articles 222-34 à 222-40 (activités illicites de production, d’importation, d’exportation, de transport, de détention, d’offre, de cession, d’acquisition ou d’emploi de stupéfiants).

3/ Quant aux flux, les services douaniers interviennent dans le cadre de leur mission de « police de la marchandise » sur le seul fondement du code des douanes : l’acheminement de produits stupéfiants sans justificatif, soit à un passage frontalier, soit à l’intérieur du territoire national, est considéré comme de la « contrebande de marchandises prohibées » au sens des articles 417 et 419 du code des douanes et passible de sanctions spécifiques mentionnées à l’article 414 du même code (emprisonnement, amende, confiscation des véhicules, etc.).

Dans le cadre du décret n° 2019-1457 du 26 décembre 2019, l’action de ces différents services est aujourd’hui coordonnée par un « Office anti-stupéfiants » (OFAST) rattaché à la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ). L’office s’appuie sur un réseau de 103 cellules de renseignement opérationnel sur les stupéfiants (CROSS) départementales, entièrement déployé depuis le 30 septembre 2020.

La mobilisation des services de contrôle a été effective : selon les résultats des travaux effectués par Mme Ivana Obradovic, chercheuse et directrice adjointe de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), le nombre de personnes interpellées par les services de police et de gendarmerie pour infraction à la législation sur les stupéfiants (ILS) a été porté à plus de 200 000 en 2014, soit une multiplication par cinquante depuis 1972 et un triplement depuis le milieu des années 1990 ([348]).

Source : Ivana Obradovic - Cinquante ans de réponse pénale à l’usage des stupéfiants (avril 2021).

Au cours des années 2010, les résultats obtenus par les différents services restent importants, mais semblent marquer le pas. Selon les données les plus récentes ([349]), un peu plus de 160 000 personnes auraient été interpellées pour ILS en 2020. Le nombre d’ILS (usage et trafic) traitées par les services judiciaires en 2018 (168 674) est, par ailleurs, légèrement inférieur à celui enregistré en 2014 (171 094([350]). Quant aux saisies douanières de cannabis sur le territoire national, les résultats obtenus ces dernières années (2018 : 63,9 tonnes ; 2019 : 52,3 tonnes ; 2020 : 60,3 tonnes ([351])) se situent dans la moyenne observée au début de la décennie (65 tonnes en moyenne sur la période 2010-2014).

Lors de son audition du 18 novembre 2020, M. Christophe Barret, procureur général près la cour d’appel de Besançon et représentant de la Conférence nationale des procureurs généraux (CNPG), a mis en avant les « difficultés » croissantes des services pour appréhender les trafics, liées selon lui au manque de moyens et à la complexification des enquêtes. Selon lui, ces difficultés expliquent en partie la diminution sensible des infractions de trafic constatée au cours des dernières années (2015 : 52 245 ; 2018 : 43 384, soit – 16,8 %) ([352]).

En ce sens, l’annonce par le Gouvernement, le 17 septembre 2019, d’un « Plan national de lutte contre les stupéfiants » ([353]) destiné à « attaquer les trafics à tous les niveaux et sous tous les angles » apparaît comme une étape de plus dans l’intensification de la politique pénale engagée depuis près de trente ans.

2.   Des interpellations en grande majorité pour usage de stupéfiants

Au-delà d’un discours politique axé sur la lutte contre les « trafics », la réalité de l’activité des services de police et de gendarmerie traduit une focalisation croissante des contrôles sur les infractions d’usage. Ainsi, au sein des interpellations pour ILS, la part des usages simples est passée de 75 % en 1990 à plus de 86 % en 2009 ([354]). Si l’on considère la répartition des infractions d’usage et de trafic traitées par les services judiciaires sur la période 2012-2018, on observe que la tendance est loin de s’être interrompue au cours des années 2010 :


Source : exploitation des données fournies par la CNPG le 20 novembre 2020.

L’année 2020 confirme, une fois de plus, l’importance des interpellations pour usage simple (131 385 personnes), qui représentaient 81 % du total des interpellations pour ILS ([355]).

La progression des interpellations pour usage ne signifie pas pour autant que l’ensemble des usages serait affecté de la même façon : au cours des années 1990 et 2000, période où les statistiques distinguent les infractions selon les catégories de produits ([356]), c’est le cannabis qui concentre les efforts de sanction. Alors qu’en 1986, la part de ce produit dans les procès-verbaux d’interpellation pour usage était de 63 %, celle-ci s’est rapidement accrue au cours des années suivantes pour atteindre 80 % à la fin des années 1990 puis environ 90 % dans les années 2000 (91 % en 2009).

tableau im2

Source : Ivana Obradovic - article précité paru dans Déviance et société n° 36 (2012).

Selon Mme Ivana Obradovic, la croissance des interpellations d’usagers de cannabis reflète non seulement la diffusion des consommations de ce produit dans la population générale mais témoigne aussi d’une focalisation de l’activité policière sur cette catégorie particulière d’infraction ([357]).

Au vu des données les plus récentes, il semblerait même que, confrontés à des difficultés nouvelles dans leur lutte contre les trafics, les services de contrôle redoublent d’efforts dans la répression des usages. Sur la période 2015-2018, tandis que le nombre d’infractions pour trafic diminuait de 16,8 % (cf. supra), les constatations d’usage ont poursuivi leur progression en valeur absolue (2015 : 113 214 ; 2018 : 125 190, soit + 10,6 %). Selon l’OFDT, l’inversion de courbe observée au cours des deux dernières années ne serait que le reflet de « ruptures de séries statistiques ([358]) » imputables aux différences de traitement opérées entre les ministères de l’intérieur et de la justice (cf. infra).

Des difficultés statistiques persistantes

La question de la comptabilisation des infractions à la législation sur les stupéfiants (ILS) en France est un point délicat et complexe.

Si l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) s’emploie depuis 2010 à reconstituer les séries statistiques relatives aux infractions à la législation sur les stupéfiants, cette analyse se trouve quelque peu freinée par l’inaccessibilité de certaines sources, ainsi que par les importantes évolutions des dix dernières années des systèmes d’information des ministères de l’intérieur et de la justice. Ces évolutions ont généré des ruptures statistiques, liées aux changements de logiciel de chaque ministère. La réorganisation des services n’a guère aidé, pas plus que le changement des pratiques d’enregistrement des procédures policières.

Outre les problèmes liés à des catégories de comptage différentes, le rapprochement de données issues de bases d’enregistrement distinctes reste confronté à trois difficultés. Dans un premier temps, l’infraction étant requalifiée à chaque stade de la procédure pénale, les unités de compte sont différenciées entre ces stades. Ensuite, les données annuellement collectées ne permettent pas un suivi efficient d’une cohorte d’usagers dans la filière pénale : ce ne sont que des données de stocks, non comparables entre elles.

Par ailleurs, l’usage étant souvent associé à d’autres infractions, son traitement pénal spécifique reste ardu à observer : une seule condamnation est prononcée pour plusieurs infractions traitées, mais sur l’ensemble des usages sanctionnés, plus de 40 % sont des infractions de rang 2, 3 ou 4.

Les chiffrages entre les deux ministères sont aussi différents, et cette différence, entre personnes interpellées pour « consommation » de stupéfiants et personnes « orientées » vers l’autorité judiciaire, est logique. Trois facteurs l’appuient : les personnes interpellées ne sont pas forcément remises à la justice dans l’année en cours, et celles qui le sont ne le sont que lorsque leur affaire peut être poursuivie, ce qui constitue un nombre moins élevé que celui des personnes interpellées. Des « déperditions » existent également entre l’interpellation et l’orientation pénale, des personnes interpellées n’étant pas toujours, là encore, orientées vers la justice ainsi qu’il se devrait.

Par ailleurs, depuis 2010, la part de chaque produit stupéfiant n’est plus prise en compte dans les interpellations. Cela rend l’exploitation des statistiques d’autant plus ardue quant à l’examen de la consommation de cannabis et du nombre d’interpellations qu’elle entraîne, malgré la prise en compte explicite de chaque produit dans les statistiques issues des amendes forfaitaires adressées au titre des ILS.

La répression de l’usage du cannabis, fruit de la mobilisation constante de la chaîne pénale depuis trente ans, semble avoir acquis une place prépondérante, sinon excessive. Pour reprendre les termes des sociologues Claude Faugeron et Michel Kokoreff, spécialistes des politiques anti-drogues, la « police du cannabis » ([359]) est devenue la dimension première des services spécialisés dans la lutte contre les stupéfiants.

3.   Des saisies importantes qui témoignent de l’ampleur des trafics

Les quantités de cannabis saisies en France ne cessent d’augmenter. 115 tonnes de cannabis ont ainsi été saisies en 2018 dont 85,4 tonnes de résine et 29,8 tonnes d’herbe. Croisée avec les tendances à la hausse observées en matière de consommation, cette évolution suggère un dynamisme croissant du marché intérieur.

Si l’ensemble des quantités interceptées n’est pas destiné à la France, qui est également un pays de transit, 55 % de l’herbe saisie en 2016 ciblait le marché hexagonal, soit la part la plus élevée jamais constatée ([360]). De manière générale, la part relative d’herbe de cannabis par rapport à la résine de cannabis dans les saisies effectuées en France est en forte augmentation (voir graphique).

 

Graphique présenté à la mission d’information par la DGPN.

4.   Un poids croissant pour les finances publiques

L’implication grandissante des forces de l’ordre dans la lutte contre les trafics et les usages de produits stupéfiants s’est traduite par un accroissement du coût que représente cette politique pour les finances publiques.

Si l’on se réfère au « document de politique transversale » (DPT) consacré à la lutte contre les drogues et les conduites addictives qui accompagne chaque projet de loi de finances initiale, le coût combiné des moyens alloués aux trois services de contrôle (police, gendarmerie, douane) s’est élevé à 1,08 milliard d’euros ([361]) en 2018, soit un quasi‑doublement (+ 91,4 %) par rapport à 2012 (565,3 millions d’euros).

Source : DPT « lutte contre les drogues » des PLF 2014, 2016, 2018 et 2020.

Si l’on fait abstraction des réserves qui entourent la méthodologie d’élaboration du document de politique transversale (cf. infra), les sommes en jeu illustrent parfaitement l’augmentation continue des moyens consacrés à la lutte antistupéfiants au cours de la décennie 2010. L’effort est, par ailleurs, considérable : en 2018, il représentait à peu près le montant des crédits consommés par les services de police et de gendarmerie pour la sécurité routière (1,14 milliard d’euros ([362])).

MÉTHODOLOGIE D’ÉLABORATION DU DPT « LUTTE CONTRE LES DROGUES ET LES CONDUITES ADDICTIVES »

Les documents de politique transversale (DPT), aussi appelés « oranges budgétaires », sont des documents annexés chaque année au projet de lois de finances. Ils portent sur des politiques publiques déterminées associant plusieurs programmes, et relevant de plusieurs missions budgétaires, conduites par différents ministères.

Le DPT « drogues » a été institué par la loi n° 2005-1720 du 30 décembre 2005 de finances rectificative pour 2005 en son article 128 (14°). Il regroupe actuellement 24 programmes, dont certains à finalité préventive et éducative et d’autres à finalité sécuritaire et répressive. Les dépenses sont imputées sur le DPT selon une méthodologie spécifique à chaque programme : la police (programme 176) recense les effectifs consacrés par chacune de ses grandes directions ([363]) à l’action anti-stupéfiants alors que la gendarmerie (programme 152) évalue le nombre de ses enquêteurs au prorata des infractions relatives à la législation sur les stupéfiants dans la délinquance générale. Quant à la douane (programme 302), elle reprend la méthodologie de la gendarmerie pour ses unités de surveillance et ajoute le coût complet des effectifs de la direction des opérations douanières (DOD).

Dans un rapport consacré à l’évaluation de la lutte contre l’usage de substances illicites ([364]), le Comité d’évaluation et de contrôle de l’Assemblée nationale met en lumière le caractère lacunaire de ces méthodologies de valorisation, qui ne peuvent relever « exactement l’investissement réellement consacré à la lutte contre les ILS ».

Dans cet ensemble, il n’est pas possible de déterminer avec précision les montants alloués à la détection et à la répression des infractions pour usage de stupéfiants, et encore moins d’isoler la part que représente le seul usage de cannabis. Celle-ci est, selon toute vraisemblance, significative compte tenu du poids que représentent les usages de produits stupéfiants dans les ILS (cf. supra). Dans son rapport du 25 janvier 2018, la mission d’information parlementaire relative à l’application d’une procédure d’amende forfaitaire au délit d’usage illicite de stupéfiants ([365]) a estimé à 600 emplois équivalents temps plein (ETP) le temps consacré par les services de police et de gendarmerie au seul traitement des procédures d’infraction pour usage, soit plus d’un million d’heures.

La rapporteure salue l’action déterminée des services de contrôle pour faire respecter la loi mais estime que ces efforts ciblent de manière excessive la répression des usages au détriment de la nécessaire lutte contre les trafics.

B.   DeS tribunaux encombrÉs et un dispositif pÉnal peu sÉvÈre aU-DELÀ DE SES APPARENCES RÉPRESSIVES

L’encombrement des tribunaux est régulièrement évoqué dans l’opinion publique. Le poids croissant des procédures anti-stupéfiants dans la charge de travail des juridictions est, toutefois, plus rarement évoqué : en 2018, elles représentaient plus de 12 % des condamnations, contre moins de 8 % en 2010 ([366]). Derrière la façade du discours martial de la « réponse pénale systématique » se cache un dispositif en réalité peu intransigeant.

1.    Une réponse pénale quasi-systématique

Lors de son audition par la mission d’information, M. Christophe Barret, procureur général près la cour d’appel de Besançon, a estimé que, depuis la loi dite « Perben II » ([367]), le dispositif pénal était « sur le plan procédural parfaitement adapté ». Dans les faits, les juges disposent d’une large palette d’outils leur permettant d’apporter une « réponse pénale systématique » conformément aux orientations données par le ministère de la justice dans sa circulaire n° 05-1 G4 du 8 avril 2005 précitée.

Les données fournies par la Conférence nationale des procureurs généraux ([368]) illustrent la forte réactivité de l’institution judiciaire, qui n’hésite pas à recourir à tous les moyens disponibles pour ne pas laisser une affaire de stupéfiants sans suite. Sur la période 2012-2018, les classements sans suite représentaient en moyenne 3 300 personnes chaque année sur un total de plus 156 000 affaires pouvant valablement donner lieu à des poursuites, toutes ILS confondues ([369]). Le taux de réponse pénale en matière de stupéfiants est donc supérieur à 97 % : il s’élève même à 98,2 % concernant les infractions d’usage.

Certes, comme l’a précisé M. Christophe Barret lors de son audition, cette performance est atteinte par un recours massif aux alternatives aux poursuites et aux ordonnances pénales. En 2018, les 121 310 affaires d’usage poursuivables ont donné lieu à 119 118 réponses pénales, parmi lesquelles on dénombrait 42 596 rappels à la loi (35,1 %) et 28 421 ordonnances pénales (23,4 %). Même en matière de trafic, 9 543 rappels à la loi ont été prononcés cette année-là, ce qui représentait 26 % des affaires poursuivables.

DISPOSITIF PÉNAL FRANÇAIS DE LUTTE ANTI-STUPÉFIANTS

Nonobstant le dispositif d’amende forfaitaire en cours de déploiement (cf. infra), les dispositions de l’article 40-1 du code de procédure pénale issu de la loi « Perben II » permet au procureur de la République d’engager des poursuites, de mettre en œuvre une « procédure alternative aux poursuites » ou, lors les circonstances particulières liées à la commission des faits le justifient, de « classer sans suite ».

Parmi les alternatives aux poursuites figurent, notamment, le rappel à la loi prévu par l’article 41-1 du code de procédure pénale et l’injonction thérapeutique qui « consiste en une mesure de soins ou de surveillance médicale » pour les usagers de stupéfiants (article L. 3423-1 du code de la santé publique). Même en cas de poursuites, le procureur de la République peut, pour les infractions d’usage, recourir à la « procédure simplifiée » de l’ordonnance pénale prévue aux articles 495 à 495-6 du code de procédure pénale. Dans ce cas, il transmet sa proposition et ses réquisitions au juge, qui statue directement par la relaxe ou l’application de sanctions alternatives à la prison, notamment des amendes. Une comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (ou « plaider-coupable ») peut être également mise en œuvre sur le fondement des articles 495‑7 à 495‑16 du même code.

En cas de jugement, le prévenu encourt des peines allant jusqu’à un an d’emprisonnement et 3 750 euros d’amende en cas d’usage (cf. supra) et des sanctions plus graves en cas de trafic ou d’infraction assimilée : cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende en cas de cession ou d’offre illicite de stupéfiants à une personne pour sa consommation personnelle (article 222‑39 du code pénal) ; dix ans d’emprisonnement et 7 500 000 euros d’amende en cas d’importation, d’exportation, de transport, de détention, d’offre, de cession, d’acquisition ou d’emploi illicite de stupéfiants (articles 222‑36 et 222‑37 du code pénal) ; vingt ans de réclusion criminelle et 7 500 000 euros d’amende en cas de production ou de fabrication illicite de stupéfiants (article 222-35) ; réclusion criminelle à perpétuité et 7 500 000 euros d’amende en cas de direction ou d’organisation d’un trafic de stupéfiants (article 222-34).

Nonobstant ces facilités de procédures, le nombre de condamnations a plus que doublé entre 2004 et 2018 (2004 : environ 34 000 ; 2018 : 76 804, soit + 125,9 %) et la part occupée par les infractions pour usage dans le total des condamnations ne cesse de progresser depuis 2006 au détriment des infractions de trafic.

Source : exploitation des données fournies par la CNPG le 20 novembre 2020.

2.   Des sanctions pénales qui sont de facto peu sévères

L’activité intensive des tribunaux français ne signifie pas pour autant que la réponse pénale serait aussi sévère que ce que la législation le prévoit. Au cours de son audition du 3 février 2021, Mme Claire Andrieux, journaliste indépendante spécialisée dans les questions de police de justice, estime que « la sévérité des sanctions françaises […] n’est qu’un mythe » et s’appuie, à cette fin, sur une étude de l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT) positionnant la France comme le 3ème pays européen le moins répressif pour la sanction de la détention de 10 kilogrammes de cannabis ([370]).

Les éléments communiqués par la CNPG le 20 novembre 2020 confirment cette évaluation. En matière de trafic, si 85 % des condamnations étaient assorties d’une peine d’emprisonnement en 2018, le quantum ferme moyen est de 14,8 mois, soit près de dix fois moins que la peine inscrite aux articles 222-36 et 222-37 du Code pénal (10 ans). En matière d’usage, la réponse pénale s’avère encore plus douce compte tenu du recours massif aux alternatives aux poursuites et aux procédures simplifiées : les peines d’emprisonnement ne représentent que 10 % des cas et, lorsqu’on considère les seules peines d’emprisonnement fermes, le taux descend à 4 % avec un quantum moyen de 2,3 mois.

En ce sens, la mise en œuvre d’un dispositif « d’amende forfaitaire » pour les usages illicites de cannabis ne constitue pas une rupture dans la réponse pénale française.

DISPOSITIF D’AMENDE FORFAITAIRE

Évoqué dès le 25 janvier 2018 par la mission d’information relative à l’application d’une procédure d’amende forfaitaire au délit d’usage illicite de stupéfiants ([371]), le dispositif est instauré par la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice en son article 58.

L’article L. 3421-1 du code de la santé publique a été complété par un alinéa ainsi rédigé : « Pour le délit prévu au premier alinéa du présent article, y compris en cas de récidive, l’action publique peut être éteinte, dans les conditions prévues aux articles 495‑17 à 495‑25 du code de procédure pénale, par le versement d’une amende forfaitaire d’un montant de 200 €. Le montant de l’amende forfaitaire minorée est de 150 € et le montant de l’amende forfaitaire majorée est de 450 € ». Le dispositif est déclenché en deçà de seuils fixés localement par les parquets.

Les rapporteurs de la mission d’information précitée avaient mis en avant les « bénéfices » liés au renforcement de la « certitude de la sanction », à la simplification des procédures et au gain de temps attendu pour les services répressifs (police, gendarmerie, justice).

Après un premier déploiement le 16 juin 2020 dans quelques villes « pilotes » (Rennes, Reims, Créteil, Lille et Marseille), le dispositif a été généralisé sur l’ensemble du territoire national le 1er septembre dernier.

Au-delà des résultats chiffrés, qui sont loin d’être négligeables (647 verbalisations pendant la phase d’expérimentation, près de 27 300 entre le 1er septembre et le 31 décembre 2020, soit plus de 220 verbalisations par jour ([372])), le bilan réel de la mesure apparaît, d’ores et déjà, en demi-teinte.

Lors de son audition du 18 novembre 2020, M. Christophe Barret a rappelé que l’amende est difficile à recouvrer lorsque l’auteur de l’infraction n’a pas les moyens de payer ou que l’on ne peut établir sa domiciliation. Dans sa contribution écrite du 20 novembre dernier, il a également mis en avant le coût élevé du recouvrement de l’amende pour l’État au regard du gain attendu. Enfin, la simplification procédurale pour les tribunaux du nouveau dispositif lui paraît limitée au regard des procédures simplifiées et des alternatives aux poursuites déjà disponibles. Un effet pervers pourrait même, selon lui, émerger de la contestation des amendes qui viendraient alors « alimenter des audiences ».

Lors de son audition du 25 novembre 2020, M. Vincent Le Beguec, contrôleur général et chef du pôle judiciaire de la direction générale de la police nationale, indique néanmoins que l’arrivée de l’amende forfaitaire délictuelle avait été « vue d’un bon œil » par les forces de l’ordre, permettant « une sanction d’interdit rapide » dégageant « du potentiel opérationnel » mobilisable sur d’autres missions.

Au final, le dispositif d’amende forfaitaire délictuelle se situe dans la droite ligne de la procédure d’ordonnance pénale tout en privant le juge de la possibilité d’ajuster la sanction aux circonstances de l’infraction et à la solvabilité de son auteur. Ces limites avaient d’ailleurs été identifiées par le rapport de la mission d’information parlementaire (n° 595 précité) constituée sur le sujet ([373]).

La rapporteure insiste sur l’hypocrisie des discours de fermeté régulièrement tenus vis‑à‑vis des usages de cannabis au regard de la réalité des sanctions pénales prononcées. Au-delà de l’inefficacité d’une telle politique, c’est la crédibilité de la parole publique qui est, ici, remise en question.

II.   Consommation record de cannabis en France, sentiment d’impunitÉ des trafiquants, Économie souterraine : un bilan trÈs insatisfaisant au regard des moyens dÉployÉs

Malgré une réglementation française caractérisée par son caractère prohibitif et la sévérité des sanctions pénales attachées à la détention et la consommation de cannabis, l’échec des politiques publiques en la matière fait aujourd’hui l’objet d’un constat unanime. La France est aujourd’hui le plus gros consommateur de cannabis au sein de l’Union européenne avec une prévalence de la consommation des jeunes très préoccupante, bien qu’en diminution.

La forte mobilisation des forces de l’ordre n’empêche pas un développement très important des trafics et les sanctions auxquelles s’exposent les consommateurs de cannabis ne sont, dans les faits, que très peu dissuasives.

Contrairement à une idée reçue, l’économie souterraine générée par le trafic de cannabis ne fait pas « tenir » les quartiers défavorisés mais contribue très fortement à la hausse des violences en leur sein ainsi qu’à une certaine déstructuration du lien social. La mise en œuvre de la politique publique répressive accentue les inégalités sociales et entre territoires, créant de véritables ruptures d’égalité devant la loi.

A.   Une consommation record de cannabis en France et une consommation juvÉnile particuliÈrement problÉmatique

1.   Une consommation française record en Europe

a.   Une consommation en hausse constante depuis trente ans

Le cannabis est aujourd’hui de loin la substance illicite la plus consommée en France. Selon les chiffres présentés par M. Julien Morel d’Arleux, directeur de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) lors de son audition le 22 janvier 2020, 18 millions de Français ont déjà expérimenté le cannabis au cours de leur vie, 5 millions l’ont fait dans l’année, 1,5 million sont des consommateurs réguliers et 900 000 des consommateurs quotidiens.

Ainsi, en 2017, près de la moitié des adultes âgés de 18 à 64 ans déclaraient avoir déjà consommé du cannabis au cours de leur vie (44,8 %, contre 42 % en 2014) ([374]). Cette proportion a pratiquement quadruplé en trois décennies, passant de 12,7 % en 1992, à 23,6 % en 2000, 32,9 % en 2010 et 44,8 % en 2017 (voir graphique).

 

Si l’usage dans l’année ([375]) demeure stable entre 2014 et 2017, il concerne 11 % des 18-64 ans (15,1 % des hommes et 7,1 % des femmes) et a triplé depuis 1992, passant de 4,4 % à 11 %. Cette augmentation du niveau d’usage, qui concerne toutes les générations, touche plus particulièrement les adultes de 35 à 44 ans, ce qui témoigne d’un changement de profil des consommateurs (voir graphique).

L’usage quotidien est également en hausse entre 2014 et 2017, passant de 1,7 % à 2,2 % avec des progressions plus nettes parmi les générations plus âgées (1,4 % à 2 % chez les 35-44 ans et 0,6 % à 1,2 % chez les 45-54 ans).

La majorité des consommations régulières de cannabis concerne les jeunes : environ 5 % des 15‐25 ans contre 1 % des plus de 25 ans. Ainsi, à 17 ans, 5 % de l’ensemble des adolescents présentent un risque élevé d’usage problématique de cannabis, voire de dépendance selon les critères du CAST. Parmi les adolescents qui ont consommé du cannabis dans l’année, un sur cinq présente un risque élevé d’usage problématique au sens du CAST (soit 22,8 % des garçons et 12,8 % des filles). Les usages problématiques sont plus souvent masculins (23 % des usagers de l’année, vs 13 % chez les filles) ([376]).

La précocité du premier usage est un facteur prédictif important de l’intensité de l’usage à l’adolescence : alors que, parmi les adolescents de 17-18 ans déclarant avoir fumé leur premier joint à 16 ans, 4 % sont usagers quotidiens de cannabis et 11 % usagers réguliers non quotidiens, ces proportions atteignent 18 % et 22 % parmi ceux ayant expérimenté à 14 ans et 39 % et 25 % parmi ceux ayant expérimenté à 12 ans ([377]).

La demande de traitement liée au cannabis s’accroît, mais elle concerne peu les plus jeunes usagers qui sollicitent rarement une aide et ne ressentent aucun problème à consommer. Ce sont principalement les jeunes adultes, orientés par la justice ou en situation de comorbidité, qui s’adressent aux médecins de premier recours parce qu’ils se sentent dépendants ([378]).

b.   Un accroissement des consommations problématiques

Les consommations problématiques, témoignant notamment d’une addiction, n’ont cessé d’augmenter au cours des dernières années. Selon le Cannabis abuse screening test (CAST) ([379]), outil permettant de repérer les usages problématiques de cannabis, 25 % des usagers actuels âgés de 18 à 64 ans présentaient en 2017 un risque élevé d’usage problématique ou de dépendance. Cette proportion a progressé de 4 % depuis 2014 (21 %).

Qu’est-ce qu’une consommation problématique de cannabis ?

La consommation de cannabis peut être considérée comme problématique lorsqu’elle se traduit par des conséquences négatives au plan sanitaire ou social, pour l’individu lui-même ou pour la société (Beck et al, 2008). Devenue régulière, la consommation problématique ne se limite pas aux périodes de loisirs et intervient le plus souvent en solitaire et non plus en groupe. Elle peut susciter des signes avant-coureurs non spécifiques (douleurs abdominales et maux de tête, troubles du sommeil, dépression, anxiété), qui, à leur tour, affectent négativement la vie sociale de l’individu.

L’OFDT situe l’usage problématique à un niveau intermédiaire entre l’usage à risque et l’abus. Le seuil à partir duquel l’individu est considéré comme usager problématique dépend de ses déclarations positives au CAST, le test étant composé de six questions portant sur les habitudes de consommation de cannabis et la fréquence d’apparition de problèmes.

Les questions sont les suivantes :

-         Avez-vous déjà fumé du cannabis avant midi ?

-         Avez-vous déjà fumé du cannabis lorsque vous étiez seul(e) ?

-         Avez-vous déjà eu des problèmes de mémoire quand vous fumez du cannabis ?

-         Des amis ou des membres de votre famille vous ont-ils déjà dit que vous devriez réduire votre consommation de cannabis ?

-         Avez-vous déjà essayé de réduire ou d’arrêter votre consommation de cannabis sans y parvenir ?

-         Avez-vous déjà eu des problèmes à cause de votre consommation de cannabis (dispute, bagarre, accident, mauvais résultat à l’école, etc.) ?

Au total, 3 % des 18-64 ans, (4 % des hommes et 1 % des femmes) sont concernés, soit un peu plus de 1 million de personnes. Le niveau de ce risque varie en fonction de l’âge : entre 45 et 64 ans, plus d’un consommateur sur cinq présente un risque élevé d’usage problématique ([380])

c.   La consommation de cannabis des Français : un record en Europe

Lors de son audition le mercredi 22 janvier 2020, M. Julien Morel d’Arleux, directeur de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) rappelait que « selon l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT), la France est, depuis le début des années 2000 le pays avec la prévalence de consommation de cannabis la plus élevée de l’Union européenne ».

Les niveaux d’usage de cannabis opposent schématiquement l’Europe du Nord, peu consommatrice, à l’Europe de l’Ouest et du Sud au sein de laquelle la prévalence de la consommation de cannabis est beaucoup plus forte.

La France devance les autres membres de l’Union européenne avec une prévalence d’usage dans l’année de 11 %, nettement supérieure à celles observées en moyenne dans les autres pays européens (7 %) (voir graphique). L’Italie, la République tchèque et l’Espagne sont, après la France, les pays où les usagers sont les plus nombreux ([381]).

Prévalence de la consommation de cannabis au cours de l’année écoulée
chez les jeunes adultes (15-34 ans)

Source : OEDT, Rapport européen sur les drogues, 2019.

Les consommations européennes moyennes rappelées par M. Alexis Goosdeel, directeur de l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT) lors de son audition le 27 janvier 2021 soulignent le niveau élevé des consommations françaises de cannabis : 27,2 % des Européens ont expérimenté le cannabis au cours de leur vie (contre 45 % des Français) tandis que 7,6 % ont consommé cette substance au cours de l’année écoulée (contre 11 % des Français).

2.   Une consommation juvénile, qui a connu un infléchissement, mais qui demeure extrêmement élevée et se caractérise par une forte prévalence des consommations problématiques

a.   Une consommation parmi les plus importantes d’Europe

L’expérimentation des jeunes Français (16 ans) a fortement diminué, passant de 35 % en 1999 à 23 % en 2019, tandis qu’au cours de la même période, les niveaux d’usage au cours du dernier mois ont suivi une évolution similaire, passant de 21 % à 13 %.

Les derniers résultats de l’enquête ESPAD ([382]) indiquent que, malgré cette tendance positive, les niveaux de consommation observés en France demeurent très supérieurs à ceux mesurés dans le reste de l’Europe. La France fait partie, avec l’Espagne, l’Italie, Monaco, les Pays-Bas et la Tchéquie, des pays dans lesquels le niveau d’usage des jeunes de 16 ans dans le mois est près de deux fois supérieur à la moyenne européenne (12 % contre 7 %). La France se situe en quatrième position (avec des niveaux similaires à la Slovénie, la Slovaquie et l’Espagne) en matière d’expérimentation du cannabis par les élèves de seize ans et en deuxième position concernant les usages dans le mois (l’Italie occupant la première position) (voir graphiques).

 

 

 

 

 

 

 


L’expérimentation du cannabis en Europe parmi les élèves de seize ans (2019)

Source : Enquête Espad (2019).

Entre la sixième et la terminale, 42,4 % des jeunes Français ont expérimenté le cannabis et 7,8 % des jeunes sont devenus des consommateurs réguliers (voir graphique).

b.   Pas de rajeunissement de l’âge de la première expérimentation

On ne constate, en revanche, pas de rajeunissement de l’âge de la première expérimentation, située aux alentours de quinze ans et demi (voir graphique).

 

 

 

Source : enquête ESCAPAD, OFDT.

 

 

 

c.   La France, championne des usages problématiques des jeunes

Alors même qu’il n’existe pas de corrélation systématique entre niveau de consommation et niveau d’usages problématiques ([383]), la France cumule des niveaux de consommation et d’usages problématiques très élevés chez les plus jeunes. Si, à seize ans, 4 % des jeunes européens seraient susceptibles de présenter un risque élevé d’usage problématique, cette proportion – la plus importante d’Europe) est presque deux fois plus élevée chez les jeunes Français (7,3 %) (voir graphique).

Prévalence de l’usage problématique de cannabis en Europe à 16 ans

Source : Enquête Espad (2019).

3.   Un usage banalisé, répandu au sein de toutes les classes sociales, à rebours d’un imaginaire social qui cantonne le cannabis aux milieux défavorisés

La consommation de cannabis n’est pas limitée à certaines catégories de la population, ni à certaines classes d’âge. Elle constitue, au contraire, un phénomène social massif, une pratique banalisée dans l’ensemble de la société.

Lors de son audition le 4 novembre 2020, la sociologue Mme Marie Jauffret‑Roustide a battu en brèche le cliché selon lequel la consommation de cannabis était essentiellement le fait de jeunes issus de milieux défavorisés, soulignant que les jeunes issus de milieux aisés expérimentaient davantage cette substance et que les inégalités sociales avaient davantage une influence sur la manière, éventuellement problématique, de consommer : « dans l’imaginaire social on a tendance à associer l’usage de cannabis aux jeunes issus des banlieues populaires mais ce qu’on voit, c’est que les choses sont beaucoup plus diversifiées : à l’inverse de ce qu’on pourrait penser ou, en tout cas, de ce qui est souvent présent dans les discours sur les drogues, ce sont plutôt les jeunes de milieux sociaux favorisés qui vont expérimenter les drogues plus souvent que les jeunes de milieux sociaux modestes (…) En revanche quand on s’intéresse de plus près au rapport à l’usage, en particulier problématique, les inégalités sociales jouent fortement. Ce sont les jeunes issus de milieux sociaux modestes, dont les parents ont des niveaux de revenus faibles ou des professions peu qualifiées qui vont s’inscrire plus fréquemment dans des conduites d’usage marquées par l’abus ou la dépendance » ([384]).

Dans ses réponses écrites adressées à la mission d’information, le sociologue Dominique Duprez ([385]) a également rappelé les grandes étapes de la diffusion sociale du cannabis à l’ensemble de la société, soulignant que sa consommation relevait davantage des classes moyennes que populaires : « On est passé d’un usage élitiste du cannabis avec sa dimension contre‑culturelle, qui était un usage mondain dans les classes aisées pour la génération post‑68 et celle de leurs enfants qui ont associé le cannabis à la fête. Ces trente dernières années, sa consommation s’est prolétarisée et s’est transformée en problème social dans les politiques publiques, même si son usage reste majoritairement celui des classes moyennes, les usages populaires restant majoritairement centrés sur l’alcool et le tabac, sauf dans le monde des cités où il est très présent en raison du commerce qui en est fait. »

Si la consommation de cannabis tend à diminuer avec l’âge, on note une diversification des profils des consommateurs, parmi lesquels on compte davantage de trentenaires et d’actifs en emploi ([386]). On observe ainsi une consommation de plus en plus fréquente au-delà de 25 ans, soulignée par M. Julien Morel d’Arleux, directeur de l’OFDT, lors de son audition. Les niveaux d’usage des actifs occupés et des chômeurs ont triplé entre 1992 et 2017, passant respectivement de 3,5 à 9,6 % et de 5 % à 15,8 %.

B.   Une politique inapte à juguler les trafics de cannabis

1.   Une réponse policière et judiciaire qui n’appréhende qu’une faible partie de la consommation et des trafics

Il est aujourd’hui difficile d’estimer l’importance du marché du cannabis en France, du fait de son caractère illégal.

Dans une étude parue en 2017, MM. Christian Ben Lakhdar, Nacer Lalam et David Weinberger soulignent les limites de l’évaluation de la taille des marchés des drogues illicites par les pouvoirs publics qui « se sont longtemps appuyés sur un mode de calcul sommaire qui consistait à agréger les saisies effectuées sur le territoire national, à leur affecter un coefficient multiplicateur et à valoriser au prix moyen de détail » ([387]). Les auteurs estiment, en se fondant sur les données de l’année 2010, que le marché des drogues illicite en France serait de l’ordre de 1,5 à 3,2 milliards d’euros, avec une estimation préférentielle à 2,3 milliards d’euros. Le cannabis représenterait la moitié de ce chiffre d’affaires (48 %). L’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) a actualisé ces données en 2018 pour estimer que ce chiffre d’affaires s’élevait, en 2014, à 2,7 milliards d’euros ([388]).

La répression des trafics et de la consommation par les forces de l’ordre et la Justice ne s’exerce donc que sur une part infime d’un marché souterrain dont l’importance ne peut être que sous-estimée.

Par ailleurs, on constate bien souvent que lorsqu’un réseau est démantelé, un autre vient très rapidement prendre sa place : c’est ce qu’a raconté à la mission M. Neil Woods ([389]), ancien policier britannique, infiltré pendant 14 ans dans les milieux de la drogue.

Ce marché est, en outre, en perpétuelle évolution, obligeant les forces de l’ordre à des adaptations rapides : « (…) les technologies mobiles et le cryptage sont de plus en plus exploités par les réseaux de trafic de drogues. Les plateformes de vente en ligne de drogues illicites constituent encore une composante relativement mineure du marché global, mais ont pris de l’ampleur au cours de ces dernières années. Les marchés en ligne se trouvent soit sur le web de surface (la partie indexée ou accessible par les moteurs de recherche), notamment via des boutiques en ligne ou des plateformes de médias sociaux, soit sur le « darknet » (réseau crypté, nécessitant des outils spéciaux pour y accéder), où vendeurs et acheteurs peuvent dissimuler leur identité. » ([390]).

En outre, lorsqu’un réseau de trafic est démantelé, il est rapidement remplacé par un autre réseau qui récupère sa clientèle. Ainsi, un agent de police ([391]) ayant infiltré un réseau de trafiquants au nord de l’Angleterre, explique que les quatre-vingt-seize arrestations réalisées au terme de sept mois de travail n’auront permis d’interrompre l’approvisionnement de la ville en drogues seulement pendant deux heures avant qu’un groupe rival ne prenne le relais. Le démantèlement d’un réseau par la police semble constituer en réalité une « opportunité pour un groupe rival présent sur le même marché ».

On comprend, dès lors, le sentiment des forces de l’ordre d’avoir pour mission de « vider l’océan avec une petite cuillère » qui nourrit une lassitude dans les rangs de la police et de la gendarmerie ([392]). Le trafic est dans les faits simplement retardé ou déplacé. Les dealers interpellés quand une affaire est menée à son terme étant rapidement remplacés et le trafic reprenant de ce fait très rapidement, étant entendu que les quantités de produit saisies ne sont qu’une goutte d’eau dans ce marché très lucratif. L’approche est très court termiste et ne conduit que rarement à l’effet escompté, à savoir celui d’une amélioration tangible de la vie des habitants et d’une action de santé publique ([393]). Les représentants des syndicats représentatifs de la Police nationale entendus par la mission d’information ont ainsi déploré les moyens insuffisants, humains et matériels, dont ils disposaient pour mener cette mission de répression ([394]).

2.   Une politique de la sanction qui n’a que peu d’effet dissuasif sur des trafics et une consommation qui se banalisent

Les personnes auditionnées par la mission d’information ont unanimement fait état d’une banalisation tant de la vente que de la consommation de cannabis.

Ainsi, MM. Arnaud Robinet, maire (LR) de Reims, Éric Piolle, maire (EELV) de Grenoble, et Ludovic Toro (UDI), maire de Coubron, entendus par la mission le 4 novembre 2020, ont souligné le caractère « institutionnel » des trafics, se déroulant dans des « points de deal » connus de tous, dont certains sont implantés en centre-ville et à proximité de commissariats. MM. Gil Averous, maire (LR) de Châteauroux, Boris Ravignon maire de Charleville-Mézières et Jean-Paul Bret, ancien maire (Soc.) de Villeurbanne, entendus par la mission le 9 décembre partageaient le même constat.

Comme on l’a vu, l’encadrement pénal français se caractérise par des sanctions très élevées prévues pour la détention, l’offre, la cession, l’acquisition et l’emploi de stupéfiants. Les sanctions effectivement prononcées pour la détention et la consommation de cannabis sont, néanmoins, sans commune mesure avec les peines prévues, ce qui affaiblit le caractère répressif de ces dernières (voir les graphiques ci-dessous).

Lecture : les droites verticales noires indiquent, en années, les peines encourues dans le cadre des différentes législations ; les rectangles roses indiquent, en années, le champ des peines qui sont effectivement prononcées ; le rectangle rouge horizontal indique la sanction médiale qui peut être anticipée et le rectangle horizontal vert le temps d’incarcération pouvant être anticipé (ces deux derniers éléments n’ont pas pu être évalués pour la France).

Source : EMCDDA, january 2017, technical report Drug trafficking penalties across the European Uniona survey of expert opinion.

 

La banalisation de la consommation est telle qu’elle aboutit, selon les termes de M. Mathieu Zagrodzki, à une dépénalisation de fait dans certains grands centres urbains : « De l’aveu général, les policiers ne ramènent pas au poste une personne contrôlée avec une faible quantité de cannabis, à moins évidemment qu’elle n’ait commis une autre infraction (auquel cas c’est ce dernier motif qui sera utilisé pour une présentation devant l’OPJ) ou que son attitude lors dudit contrôle n’ait été irrespectueuse (…) Cette mansuétude peut parfois découler d’une tolérance morale de la part de policiers jeunes qui voient le cannabis comme un produit relativement banal, mais surtout des faibles suites judiciaires généralement données à ces affaires, à savoir le plus souvent un rappel à la loi. » ([395]).

La dépénalisation de fait s’illustre également par le fait que de très nombreux consommateurs n’ont plus à se déplacer pour acheter ou consommer dans un cadre privé du fait du développement de la livraison à domicile.

C.   Des trafics qui engendrent des violences, notamment dans des quartiers dÉFAVORISÉs, et une politique rÉpressive qui nourrit Des inÉGALITÉs sociales et territoriales

À rebours des idées reçues, les trafics de stupéfiants déstructurent socialement les quartiers défavorisés dans lesquels ils se déroulent, bien davantage qu’ils les « font vivre ». En outre, la politique française répressive, inégalement appliquée selon les territoires et le profil social des personnes concernées, est susceptible de créer une rupture d’égalité devant la loi.

1.   L’insécurité créée par les trafics dans certains quartiers

Lors des auditions menées par la mission d’information, il a été fréquemment affirmé que les trafics de cannabis avaient fait l’objet d’une certaine tolérance des pouvoirs publics car, lucratifs, ils permettaient d’acheter une certaine « paix sociale » dans les quartiers les plus défavorisés dont ils finançaient en grande partie l’existence des habitants. Cet argument est fréquemment avancé pour justifier le maintien du statu quo lors des débats relatifs à une éventuelle légalisation ou dépénalisation du cannabis.

La question de l’accompagnement et de la réinsertion de l’ensemble des personnes impliquées dans le trafic de cannabis et, plus particulièrement, de ceux qui y assument des fonctions subalternes ne peut être occultée en cas de révision du cadre réglementaire relatif au cannabis. Elle constitue un enjeu de justice sociale. Elle ne doit cependant pas faire oublier que les bénéfices du cannabis sont, en réalité, très concentrés entre les mains des dirigeants des réseaux, et sont très loin de faire « vivre » des quartiers entiers.

M. Christian Ben Lakhdar, dans une étude parue en 2007, soulignait en commentant les études ethno‑économiques menées en France que « la conclusion majeure à laquelle aboutissent ces travaux est que l’économie de la drogue dans ces quartiers ne constitue qu’une économie de subsistance où l’enrichissement important individuel et l’enrichissement collectif (au niveau du quartier) ne sont en fait que des idées préconçues » ([396]).

Des travaux postérieurs confirment cette analyse : les auteurs de l’étude L’argent de la drogue en France soulignent que « la différence de rémunération est très importante entre un dirigeant pouvant gagner 20 000 euros par jour de bénéfices (dont certains coûts nous échappent) et un coupeur rémunéré 600 euros par mois. Ainsi, les coupeurs, nourrices, guetteurs et petits vendeurs ont des rémunérations plutôt faibles alors que les chefs de vente, lieutenant et dirigeants bénéficient de revenus très conséquents. » ([397])

INHESJ, L’argent de la drogue en France, d’après l’analyse des carnets de comptes saisis des trafiquants, 2016.

En revanche, les trafics de cannabis sont source d’une indéniable insécurité dans les quartiers au sein desquels ils se déroulent et contribuent au sentiment prégnant dans ces quartiers d’une « impossibilité de s’en sortir ». Dans sa thèse de sociologie Trafics et trafiquants de drogue. Une ethnographie des réseaux dans les quartiers pauvres de Marseille soutenue en décembre 2019, Mme Khadidja Sahraoui met en évidence d’une part l’impuissance des habitants qui subissent des nuisances résultant des trafics de drogues mais aussi les implications sociales de la participation à ces trafics de jeunes qui contribuent à stigmatiser leurs familles.

Elle écrit ainsi : « ces organisations délinquantes s’inscrivent notamment dans un contexte qui est celui de la pauvreté. En effet, même illégaux, ces réseaux sont des économies de la débrouille dans des territoires socialement relégués. Visible dans les espaces communs et publics, le trafic de drogues s’ancre dans le paysage comme le ferait un commerce de proximité lambda. Avec toutefois une présence ostensible qui alimente le sentiment d’insécurité ainsi que des nuisances – sonores, environnementales…–. Mais tout cela n’est pas la seule problématique affectant les habitants des grands ensembles qui accueillent – involontairement – ces trafics. Ces derniers sont en effet soucieux que leurs enfants ne cèdent à la tentation déviante, tant les perceptives d’avenir notamment en matière d’emploi, s’amenuisent au fur et à mesure du temps ». La participation aux trafics fait auprès de ces jeunes, « office de chants des sirènes » en représentant la possibilité « de percevoir de l’argent mais aussi un statut ». Elle insiste sur les tensions que la participation à des trafics fait naître au sein des familles, qui voit leur capital social entamé comme le souligne ce dialogue entre la sociologue et Saliha dont le fils a été condamné pour trafic de drogue :

« Saliha : « Non, c’est la honte pour nous, les gens, même mes amis, parlent de moi »

« KS : « Ils disent quoi ? »

« Saliha : « Que je mange l’argent de la drogue, que ça m’arrange que mon fils vende de la drogue […] Je suis en colère contre mon fils aussi à cause de ça, il a mis la honte sur la famille, on n’est pas une famille à problèmes, mais à cause de lui les gens parlent de nous en mal […] » ([398])

Le sociologue Michel Kokoreff met en lumière le même phénomène de déstructuration du tissu social et des familles dans les quartiers les plus défavorisés du fait du développement de trafic de drogues : « L’émergence dans les cités dégradées d’une micro-économie de la drogue a profondément modifié le rapport des plus jeunes à l’école et au travail salarié, faisant du deal l’équivalent d’un travail. Cette économie a profondément remodelé la hiérarchie et le sens des conduites délinquantes, les modes de socialisation déviante, les codes et les territoires des « voyous ». Si ce que les jeunes des cités appellent le bizness a pris le relais de formes d’économies de la débrouillardise antérieures (petits commerces, récupération de métaux, travail au noir, etc.), il a impliqué un changement d’échelle en irriguant certains territoires de flux financiers considérables et en rendant possible des trajectoires fulgurantes qui ont suscité bien des convoitises et des violences » ([399]).

 

La violence et les morts violentes qui résultent des rivalités entre trafiquants marquent profondément ces quartiers, créant une insécurité qui contribue à accentuer leur isolement. M. Philippe Pujol dans Quartiers Shit. La violence sociale au rayon X, chroniques parues dans La Marseillaise et récompensées par le Prix Albert-Londres en 2014 ([400]) rend compte de cette violence devenue ordinaire : « Les intimidations sont quotidiennes, bousculades, insultes, menaces. « Tu payes salope ou on fume ton minot ». Plusieurs journaux en feu mis devant la porte d’entrée. Au cœur de la nuit (…) Elle a fait une demande de relogement d’urgence. On a fini par lui proposer une cité des quartiers Nord. Justement celle où règne en maître le frère des caïds qui la harcèlent actuellement. Elle a refusé. On lui a reproché son manque de coopération ».

Il apparaît donc essentiel à la mission d’information de lever le mythe d’un trafic offrant à certains quartiers défavorisés une manne sur laquelle repose la paix sociale. L’argent de la drogue n’enrichit, dans les faits, que quelques chefs de réseau et permet tout juste la subsistance de la plupart des « petites mains » qui y contribuent. L’accompagnement social et la reconversion de ces derniers doivent donc être intégrés à une réflexion portant sur l’assouplissement de la législation actuelle relative au cannabis, sans surestimation des revenus que représentent pour eux ces trafics. En revanche, il n’est pas douteux que les trafics de drogue entretiennent un climat de violence au sein de ces quartiers et contribuent à y déstructurer le lien social. Leur bénéfice supposé au fonctionnement de ces quartiers est donc sans comparaison avec les nuisances réelles qu’ils y font naître.

2.   Une répression à géométrie variable

Les sanctions prononcées en cas de consommation de cannabis sont aujourd’hui profondément inégales en fonction des territoires et des caractéristiques sociales de la personne interpellée, créant une inégalité de fait devant la loi.

Les inégalités territoriales sont très fortes en matière de réponse pénale. Les taux de poursuites par les parquets pour des faits d’usage de stupéfiants peuvent ainsi varier pratiquement du simple au quadruple, si l’on compare la Seine‑Saint‑Denis et la Manche (voir tableau ci-après).

Tableau issu de la note de M. Mathieu Zagrodzki, "Cannabis pour une autre stratégie policière et pénale" précitée.

Ces inégalités territoriales dans l’application de la loi pénale se doublent d’inégalités sociales, mais aussi ethniques que Mme Margane Tanvé et M. Christian Ben Lakhdar ont mis en évidence dans une étude publiée en 2013 ([401]) : « Ce faisceau d’évidences empiriques (population concernée par les infractions à la législation sur les stupéfiants (ILS) en Grande-Bretagne, contrôles d’identité parisiens et travail qualitatif sur les ILS en France) pourrait nous amener à conclure que l’implémentation de la loi de 1970 est loin de déboucher sur une distribution statistique conforme aux prévalences de l’usage de cannabis retrouvées en population générale non seulement entre CSP mais peut-être aussi en fonction de caractéristiques ethniques. Alors que la loi de 1970 s’applique à tous les Français, seules certaines catégories d’individus seraient concernées par son implémentation. Son application pourrait se révéler être inéquitable, injuste, en quelque sorte régressive. »

Menant un raisonnement similaire, la Commission nationale consultative des droits de l’homme a publié un avis le 8 novembre 2016 consacré à « l’usage des drogues et droits de l’homme » qui, en l’absence de statistiques ethniques en France, s’appuie sur des données anglaises et américaines ([402])  et souligne également les discriminations ethno-raciales qui ont cours à la fois dans le cadre des contrôles de police et dans la sévérité des sanctions pénales prononcées : « Généralement, une décriminalisation de fait (déclin des poursuites ou des condamnations) précède la décriminalisation en droit (abrogation de l’incrimination légale). Un tel processus de décriminalisation de fait est actuellement remarquable en matière d’usage de cannabis pour une masse d’usagers, mais pas tous. Il en résulte une inégalité devant la loi pénale que la CNCDH ne peut accepter. »

Ces biais liés aux caractéristiques sociales des personnes contrôlées sont confirmés par une enquête menée en 2016 par le Défenseur des droits. Celle-ci trouve que, si 84 % de personnes interrogées déclarent ne jamais avoir subi de contrôle d’identité au cours des cinq dernières années (90 % des femmes et 77 % des hommes), près de 40 % des jeunes (18-24 ans) indiquent avoir été contrôlés sur la même période. Parmi cette population, ce sont 80 % des jeunes hommes perçus comme noirs ou arabes/maghrébins qui rapportent avoir été contrôlés au moins une fois au cours des cinq dernières années, soit un taux cinq fois supérieur à celui de la population générale ([403]) .

III.   L’impÉratif d’une politique sanitaire rendue difficile par la prioritÉ donnÉe au rÉpressif

Il ne saurait être question d’avoir vis-à-vis du cannabis une attitude permissive et de faire preuve de laxisme : le cannabis est une drogue qu’il convient d’appréhender avec la même rigueur que les autres produits psychoactifs, addictifs et légaux, que sont le tabac et l’alcool.

La question de la prévention, d’éducation à l’usage et du suivi des consommations chez les plus jeunes est tout à fait essentielle et la mission d’information a consacré de très nombreuses auditions à cette question en entendant des médecins addictologues, des acteurs de la prévention mais aussi les acteurs de terrain que sont les parents d’élèves et les directeurs d’établissement scolaire.

Le constat est clair : il est aujourd’hui nécessaire de changer de paradigme afin de considérer un jeune à la consommation problématique non pas comme un délinquant mais comme quelqu’un à accompagner. Malheureusement, la politique très répressive conduite actuellement empêche le développement d’une politique de prévention crédible et aboutie.

A.   le cannabis et les jeunes : attention danger !

La communauté scientifique est unanime à souligner la particulière dangerosité du cannabis pour les jeunes et la nécessité d’une vigilance rigoureuse, visant en premier lieu au retardement maximal dans l’entrée dans la consommation. De diverses natures, les risques sont aujourd’hui clairement documentés.

1.   De quoi parle-t-on ?

Avant de présenter les risques que les substances cannabinoïdes font porter sur la santé des populations jeunes, il importe de faire un bref rappel sur les produits en cause et leurs effets.

a.   THC et système nerveux central

Il faut en premier lieu rappeler que :

– les cannabinoïdes endogènes sont des neuromédiateurs naturels, découverts dans les années 1990, qui agissent sur le système endocannabinoïde intervenant dans les processus cognitifs de l’être humain, tels les apprentissages, la régulation de l’homéostasie, la mémoire ou la coordination des mouvements complexes ;

– le cannabis est une substance composée de plusieurs principes actifs, dont le principal est le tétrahydrocannabinol, THC, avec le cannabidiol, CBD. Aux côtés de ces phytocannabinoïdes majeurs, la plante intègre des cannabinoïdes mineurs, ainsi que deux autres groupes notables de principes actifs : les terpènes et les flavonoïdes ;

– agissant sur les récepteurs cannabinoïdes spécifiques au niveau du système nerveux central, le THC et le CBD peuvent de ce fait influer sur les processus cognitifs : « en ce qui concerne les fonctions cognitives, il a été montré cliniquement que l’usage du cannabis sur le court et le long terme peut modifier, de manière plus ou moins transitoire, la régulation des synapses qui régulent les processus d’apprentissage et de mémoire. L’usage du cannabis est ainsi associé à une moindre capacité attentionnelle et des modifications de la coordination motrice. » ([404]).

Au cours des dernières décennies a en effet été constaté un déséquilibre croissant entre les taux de THC et de CBD, en faveur de teneurs en THC de plus en plus élevées. La principale différence entre ces deux principes actifs est que le cannabidiol (CBD) ne produit pas d’effet stupéfiant, et, lorsqu’il est présent en quantité suffisante, permet de contrebalancer les effets psychoactifs du THC.

Ainsi, un ratio déséquilibré entre les taux de THC et de CBD a pour conséquence de produire des effets stupéfiants plus puissants pour une quantité consommée constante de cannabis. Il en résulte, comme on le verra dans les développements ci-dessous, une élévation des risques potentiels, notamment chez les gros consommateurs.

b.   Les différentes formes de produit

Même si cette question est connue, rappelons que le cannabis à usage « récréatif » se consomme sous diverses formes :

 l’herbe, en premier lieu, à savoir essentiellement les sommités fleuries et les feuilles séchées, qui sont ensuite fumées, vaporisées ou infusées, voire ingérées ;

 la résine, extraite du végétal et compactée, pour être le plus souvent mélangée à du tabac ;

– les concentrés, parfois très fortement dosés en THC, obtenues par extraction de cannabinoïdes de la plante selon diverses modalités et consommables notamment par vaporisation en cigarette électronique.

Facteurs de dangerosité des drogues

Les travaux du Professeur Bernard Roques en 1998 avaient mis en évidence dans un rapport au ministre de la santé que, parmi les différentes drogues disponibles – héroïne, cocaïne, MDMA, psychostimulants, alcool, benzodiazépines, cannabinoïdes et tabac – l’alcool et le tabac présentaient des taux de dangerosité parmi les plus élevés ([405]).

S’agissant du cannabis, le professeur Roques indiquait notamment : « le cannabis ne possède aucune neurotoxicité telle qu’elle a été définie au chapitre III. De ce point de vue, le cannabis se différencie complètement de l’alcool, de la cocaïne, de l’ecstasy et des psychostimulants, ainsi que de certains médicaments utilisés à des fins toxicomaniaques. Outre leur neurotoxicité, ces substances induisent des altérations comportementales très sévères et une dangerosité sociale dans le cas de l’alcool et de la cocaïne qui ne sont pratiquement jamais retrouvées avec le cannabis. »

Une étude britannique réalisée par un comité scientifique indépendant sur les drogues, a permis de classer vingt drogues différentes selon seize critères de dangerosité : neuf critères relatifs aux dommages individuels, sept portant sur les dommages sociaux. Les résultats de cette étude, publiée dans The Lancet en 2010 ([406]), confirment la forte dangerosité de l’alcool et du tabac, cependant que le cannabis n’arrive qu’au huitième rang, comme le met en lumière le diagramme ci-dessous. En bleu, l’importance des dommages individuels ; en rouge, celle des dommages aux autres

 

 

 

c.   La composition problématique des produits

i.   Des produits aujourd’hui très fortement dosés en THC

En premier lieu, et même si les chiffres cités par les experts consultés par la mission d’information varient sensiblement, les produits aujourd’hui disponibles sur le marché présentent des taux de THC incomparablement supérieurs à ce qu’il en était autrefois.

Au cours des dernières décennies a en effet été constaté un déséquilibre croissant en faveur de teneurs en THC de plus en plus élevées, dont les effets problématiques ne peuvent plus être contrebalancés par ceux du CBD. Il en résulte, comme on le verra dans les développements ci-dessous, une élévation des risques potentiels, notamment chez les gros consommateurs.

M. Alexis Goosdeel, directeur de l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT), indiquait ainsi ([407]) que les produits saisis dans l’Union européenne, qui contenaient auparavant en moyenne environ 4 % de THC, présentent aujourd’hui des taux de concentration d’environ 18 %, voire jusqu’à 24 %, que ce soit pour la résine ou l’herbe. Le docteur Nicolas Prisse, président de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (MILDECA), indiquait ([408]) qu’en 1995, le taux de THC n’était encore que de 6 %. Selon l’ensemble des experts auditionnés par la mission d’information, il n’est pas rare de trouver aujourd’hui des concentrations de THC dépassant les 30 %. Le professeur Jean-Claude Alvarez, chef du service pharmacologie‑toxicologie au CHU Raymond Poincaré ([409]) évoque ainsi des sommités fleuries concentrées en THC à 29 %, la concentration des résines ne cessant également d’augmenter.

En d’autres termes, la puissance de la drogue proposée est aujourd’hui considérablement plus forte que dans les années 1970-1980, et elle a été multipliée par trois au cours des quinze dernières années, comme le met aussi en lumière le tableau ci-dessous ([410]). Elle se caractérise par un déséquilibre entre le ratio entre les taux de THC et de CBD.

Données présentées à la mission d’information par la direction générale de la police nationale (DGPN).

Même si les consommateurs peuvent adapter leur consommation en réduisant la quantité de produit consommé, ce sujet reste majeur dès lors que l’association entre concentration en THC et précocité de la consommation détermine notamment l’addiction, comme le rappelait le professeur Amine Benyamina, président de la Fédération française d’addictologie ([411]), indépendamment d’autres effets plus immédiats que l’on présentera plus loin.

La « théorie de l’escalade », une théorie démentie par les faits

Aucun des spécialistes que la mission d’information a auditionnés n’a argumenté sur le fait que la consommation de cannabis entraînerait celle de drogues dures. En d’autres termes, la « théorie de l’escalade » – qui a conduit les promoteurs de la prohibition et de la répression à mettre sur le même plan le cannabis et l’héroïne, sans avoir jamais été démontrée scientifiquement –  est aujourd’hui totalement abandonnée.

La « théorie de l’escalade » (« stepping-stone theory ») suppose en effet que la consommation de cannabis mène inexorablement vers la consommation de drogues dites « dures », l’usager s’habituant aux effets du cannabis et cherchant à obtenir un état d’ivresse toujours plus fort. La théorie se fonde sur le fait qu’une grande partie des consommateurs de drogues dures (héroïne, cocaïne, métamphétamines, etc.) commence par le cannabis, or, dans les faits, cette corrélation n’entraîne pas un lien de causalité dans la mesure où, si la consommation de cannabis a effectivement augmenté de façon importante dans la population générale, la consommation de drogues « dures » n’a pas suivi.

Un récent rapport de l’Association Addictions France ([412]) rappelle à ce sujet que les experts en addictologie raisonnant désormais autour de la « théorie de la porte ouverte », selon laquelle « la première expérimentation peut être le ‟marchepied” vers l’usage d’autres types de drogues, même si la proportion d’expérimentateurs devenant dépendants reste – fort heureusement – faible. »

Dans le cadre de cette théorie, c’est l’environnement du consommateur de cannabis qui favorise l’accès à d’autres types de drogues plutôt que le cannabis lui-même. En effet, c’est au contact des dealers, conséquence du système de prohibition, que la porte est ouverte vers la consommation d’autres substances.

ii.   Des produits souvent frelatés

Le deuxième aspect tient à la présence dans les produits disponibles de substances de coupage, à savoir des produits chimiques de toutes natures et dangereux pour la santé. Les fabricants les insèrent pour augmenter le poids, le volume ou améliorer l’aspect de la marchandise qu’ils proposent. Face à cette réalité, les consommateurs se fournissant sur le marché noir n’ont évidemment aucune possibilité de connaître la composition exacte et de contrôler la qualité de ce qu’ils acquièrent auprès de revendeurs intervenant dans l’illégalité du fait de la prohibition en vigueur.

Cet aspect n’est pas sans conséquence pour la santé des consommateurs compte tenu de la nature des produits utilisés par les trafiquants. Parmi les substances les plus fréquentes se retrouvent en effet des colles, des détergents, de la cire, de la terre, du sable, du talc, des laques, du verre, du cirage, mais aussi des hydrocarbures, tel que du kérosène, ou des huiles de vidange.

Des échantillons analysés en Allemagne en 2012 ont par exemple montré que 10 % du poids de la résine proposée étaient en fait des résidus de plomb. Les ajouts de telles substances sont évidemment de nature à aggraver les risques, notamment d’intoxication, dus à la consommation, et plusieurs cas d’hospitalisation ont ainsi été répertoriés en Allemagne. De même, en France, des agences régionales de santé ont eu également l’occasion d’alerter sur des risques de troubles divers répertoriés – malaises, sueurs, sensations de fatigue, douleurs musculaires, acouphènes, tachycardies, hallucinations, pertes de mémoire ou même évanouissements – dus à du cannabis frelaté ([413]), dont on constate la présence de plus en plus fréquente sur le marché.

iii.   L’urgence du cannabis de synthèse ou néocannabinoïdes

Il faut enfin signaler l’arrivée sur le marché depuis quelques années de nouveaux produits, les cannabinoïdes de synthèse ou communément appelé « Spice », dont les effets sont notoirement plus dangereux pour la santé que les phytocannabinoïdes et représentent de ce fait une problématique d’une particulière acuité.

Selon les informations que donne le professeur Alvarez, l’industrie pharmaceutique a arrêté il y a quelques années le développement des cannabinoïdes de synthèse qu’elle commençait à utiliser pour la fabrication d’un certain nombre de médicaments, par exemple contre l’obésité masculine ou l’anxiété, à cause d’effets secondaires indésirables graves, tel le doublement du taux de suicide chez les patients traités avec ces nouvelles molécules, résultats de leur action sur le système endocannabinoïde. Ce sont précisément ces molécules qui sont aujourd’hui utilisées par les trafiquants de drogue.

Pour le docteur Patrick Pelloux ([414]), président de l’Association des médecins urgentistes de France, on a quitté l’époque des drogues « naturelles » pour entrer dans celle des drogues synthétiques – Ecstasy, MDMA, etc. – qui sont des mélanges « explosifs », dont les effets sur les récepteurs sont démultipliés, tant au niveau des effets recherchés que des effets indésirables. Selon le professeur JeanClaude Alvarez, on en constate aujourd’hui les ravages, la concentration de ces nouvelles molécules étant jusqu’à cent fois supérieure aux normales antérieures, avec des effets induits beaucoup plus violents sur les récepteurs. Les signaux d’alerte au niveau mondial sur leur dangerosité se multiplient.

Pour ces raisons, les produits consommés sont aujourd’hui plus destructeurs que ceux qui étaient disponibles dans les années 1970 ou 1980, et l’association entre des taux de THC excessifs et une composition fréquemment frelatée pose un important problème de santé publique, directement dû à la prohibition.

Cet aspect est en outre à examiner sous un angle social : bien que l’exposition au cannabis touche toutes les classes sociales, une inégalité existe, comme cela a été vu, dans la consommation des jeunes, par exemple plus fréquente dans les lycées professionnels que dans les lycées généraux, et les consommateurs des milieux et quartiers défavorisés sont évidemment ceux n’ayant d’autre possibilité que d’acquérir les produits les plus dangereux.

2.   Le risque avéré de troubles psychiatriques chez les plus jeunes

Le premier risque, probablement le plus important compte tenu de ses effets délétères à très long terme, est celui de dommages d’ordre cérébral chez les jeunes consommateurs, et par conséquent, de développement de troubles psychiatriques, lesquels inscrivent ensuite les victimes dans une spirale durablement négative.

Il n’est pas inutile de rappeler, en premier lieu, comme l’indiquait à la mission d’information la professeure MarieOdile Krebs, cheffe du pôle hospitalo-universitaire de l’hôpital Saint-Anne ([415]), qui a notamment travaillé sur les aspects de neurobiologie du cannabis et sur l’émergence des pathologies, que les maladies psychiatriques débutent, à 75 %, avant l’âge de vingt-cinq ans, et surtout, que la schizophrénie, qui touche quelque 400 000 personnes dans notre pays, ou les troubles bipolaires, diminuent l’espérance de vie des patients de dix à quinze ans, indépendamment des conséquences en termes de trajectoires de vie ou de désocialisation.

a.   Des données statistiques préoccupantes

Une publication récente de la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) du ministère de la santé sur la santé mentale des élèves de troisième, a ainsi démontré que ceux dont la santé mentale est la plus dégradée – classes 5 et 6 du tableau ci-dessous – sont aussi ceux ayant les plus fortes consommations de substances psychoactives (alcool, cannabis et tabac) : « Les consommations de substances psychoactives (alcool, cannabis et tabac) sont toutes associées à une moins bonne santé mentale. La différence entre les six classes se retrouve aussi bien concernant les comportements rares en troisième, comme l’expérimentation du cannabis et le tabagisme régulier, que ceux un peu plus fréquents de consommation d’alcool et d’usage de la cigarette électronique. » ([416]).

Indicateurs de santÉ mentale des ÉlÈves de troisiÈme ([417])

Cette étude, réalisée sur la base d’un auto-questionnaire proposé aux collégiens auquel ont répondu près de 7 000 élèves, montre également que le mal-être se manifeste plus particulièrement au niveau du risque suicidaire. Selon le tableau ci-dessous, si dans l’ensemble, 7,4 % des adolescents ont eu des pensées suicidaires au cours des douze derniers mois, ceux de la classe 5 sont nettement surreprésentés, plus des trois-quarts – 78,5 % – étant dans ce cas. De même, les tentatives de suicide touchent 60 % des adolescents de la classe 6, et ont, dans un quart des cas, entraîné une hospitalisation. La détresse psychique et les actes auto‑agressifs, ainsi que l’envie de se faire vomir, sont également nettement plus présents dans ces populations des classes 5 et 6, qui représentent 13 % des collégiens de troisième.

Pour la professeure Marie-Odile Krebs ([418]), la consommation de cannabinoïdes augmente sérieusement le risque de troubles psychiatriques, et l’évolution des consommateurs vers la schizophrénie, les troubles anxieux ou dépressifs, est désormais bien démontrée et relativement significative : le risque est en effet doublé pour les jeunes de moins de dix-huit ans et plus grand encore pour ceux débutant leur consommation de cannabis avant l’âge de quinze ans. Le cannabis semble ainsi agir comme un catalyseur, voire un accélérateur, de troubles psychiques affectant sérieusement la santé mentale des consommateurs.

 

 

Typologie selon les indicateurs de santÉ mentale :
caractÉristiques des classes ([419])

b.   Au-delà des statistiques, une réalité médicale très concrète quant aux effets psychiatriques

Les recherches scientifiques ont désormais prouvé que le cannabis avait un effet sur la maturation cérébrale, encore inachevée à l’adolescence. Pour cette raison, le risque cognitif est important et sans doute bien au-delà de l’âge de dix-huit ans. Raisons pour lesquelles la question de l’âge du consommateur est centrale, les effets du cannabis sur les récepteurs n’étant absolument pas les mêmes sur un cerveau mature que sur un cerveau en développement, rappelait aussi le professeur William Lowenstein ([420]).

Pour le président de SOS addictions, autant le cannabis est une substance psychoactive peu ou pas problématique chez l’adulte, autant elle l’est chez un adolescent et doit pour cette raison être au cœur de la réflexion politique : plus la consommation est précoce, plus les risques de dépendance et les méfaits sont élevés. Pour reprendre les termes du professeur Amine Benyamina, cette probabilité de développer des symptômes psychotiques, voire une schizophrénie, est une question extrêmement importante et la consommation précoce avant l’âge de quinze ans doit de ce fait être considérée comme un facteur de très mauvais pronostic.

Concrètement, les cannabinoïdes, agissant sur un très grand nombre de récepteurs du cerveau, entraînent des troubles du sommeil, de la mémoire, notamment chez les jeunes, des troubles anxiogènes, des troubles dépressifs, des troubles psychotiques pouvant aller jusqu’à la schizophrénie. Les cas sont actuellement en augmentation, probablement dus à l’augmentation des teneurs en THC ([421]). Le professeur Amine Benyamina insiste notamment sur le fait que le cannabis est un produit pouvant entraîner addiction et dépendance, à savoir une pathologie chronique et récurrente pouvant induire des émotions négatives et autres dommages le plus souvent mineurs mais, dans certains cas heureusement plus rares, majeurs, jusqu’à la psychose ([422]) . La file active de jeunes consommateurs psychotiques qu’il suit à l’hôpital Paul Brousse où il a ouvert la première consultation cannabis dès 2005 et où il exerce comme chef du service de psychiatrie et d’addictologie, est « extrêmement importante ».

Pour la professeure Marie-Odile Krebs ([423]),la consommation de cannabinoïdes augmente sérieusement le risque de troubles psychiatriques, et l’évolution des consommateurs vers la schizophrénie, les troubles anxieux ou dépressifs, est désormais bien démontrée et relativement significative : le risque est en effet doublé pour les jeunes de moins de dix-huit ans et plus grand encore pour ceux débutant leur consommation de cannabis avant l’âge de quinze ans.

Le cannabis est de ce fait l’un des plus importants facteurs de risques d’apparition de troubles ou maladies psychiatriques, notamment supérieur à l’alcool, comme l’indiquait aussi le professeur Amine Benyamina. C’est aussi l’un des plus facilement évitables. Il s’agit en outre d’un facteur très dépendant de la personne, tous les individus ne réagissant pas de manière identique aux mêmes substances, et cette caractéristique invite fortement à explorer la question de la prévention ciblée en direction des personnes identifiées comme étant à risque et, plus généralement, de l’éducation à l’usage pour l’ensemble des publics jeunes.

 

Alors même que le caractère addictogène du cannabis est bien moindre que celui d’autres drogues, comme l’héroïne ou le tabac, le risque de dépendance n’est cependant pas anodin : les dernières données scientifiques montrent en effet qu’environ un cinquième des consommateurs de cannabis présentent des signes de dépendance ([424]). Encore une fois, c’est dans les tranches d’âge les plus jeunes, ou parmi les catégories de populations présentant des troubles préexistants, que les risques sont les plus élevés.

Cet aspect doit d’autant plus attirer l’attention qu’un certain nombre de consommateurs actuels de cannabis, notamment jeunes, sont en fait des pluriconsommateurs qui ne se limitent pas au seul cannabis, l’alcool, l’ecstasy, les benzodiazépines, etc., étant également des drogues utilisées en complément du cannabis. Il y a de ce fait un effet cumulatif indéniable et très problématique des consommations que pratiquent les adolescents, chez qui les risques s’additionnent pour ces raisons. Le professeur Christophe Lançon, psychiatre et addictologue à la faculté de médecine de Marseille ([425]), attire notamment l’attention sur l’importance, dans cette situation, du risque suicidaire.

D’autres facteurs ont également leur importance, notamment la nature des produits consommés, ou les antécédents familiaux. La question a d’autant plus d’acuité que le cannabis consommé aujourd’hui est, comme on l’a souligné, à la fois de mauvaise qualité et très fortement dosé en THC. Or, comme le rappelait le professeur Amine Benyamina ([426]), les recherches scientifiques montrent que les facteurs de décompensation psychotique, aigus ou chroniques, sont fortement corrélés à la teneur en THC.

En d’autres termes, la précocité de la consommation, la teneur en THC, les prédispositions familiales, et l’environnement global entourant l’usager, peuvent constituer les facteurs cumulatifs d’un cocktail préoccupant en termes de santé mentale dont les effets connexes et durables sont graves, au-delà des seuls aspects médicaux, les troubles dépressifs des adolescents entraînant par exemple un risque suicidaire supérieur à l’âge adulte.

3.   D’autres aspects sanitaires ou sociaux non négligeables

Les conséquences de la consommation de cannabis dépassent le simple champ de la santé mentale et l’on note d’autres effets importants. En outre, certaines incidences psychosociales d’une consommation soutenue de cannabis ne sont pas à négliger.

a.   Des effets certains sur la santé

i.   Des risques cardiovasculaires accrus

Le cerveau n’est pas le seul organe touché par le cannabis qui semble notamment avoir des effets cardiovasculaires importants.

La consommation de cannabis a un effet direct sur l’augmentation de la fréquence cardiaque, due à l’effet psychoactif du THC. Une augmentation immédiate du risque d’infarctus est désormais avérée, dans l’heure suivant la consommation ([427]).

Le professeur Jean-Claude Alvarez précisait à cet égard que, depuis les années 2010 sont apparus avec une certaine fréquence des types de décès autrefois inconnus sur des individus relativement jeunes et sans antécédents cardiaques chez lesquels ont seulement été trouvées des concentrations très élevées de THC. Sont notamment en cause ici les cannabinoïdes de synthèse, beaucoup plus dosés en THC que le cannabis naturel, et de ce fait susceptibles d’effets indésirables beaucoup plus violents et très rapides.

ii.   Des risques notamment associés aux modes de consommation

Si l’on ne meurt jamais d’overdose de cannabis, l’évolution des produits, notamment disponibles sur internet, dont la consommation augmente, n’est pas sans effets collatéraux. Des signaux d’alerte sont apparus qui incitent aujourd’hui à une certaine vigilance.

En premier lieu, le professeur William Lowenstein insistait sur la problématique de la voie d’administration du produit et sur la nocivité de la combustion, bien mise en évidence dans le cadre des politiques de lutte contre le tabagisme. Aux effets néfastes du cannabis sur le cerveau des jeunes consommateurs, ou à la possibilité de dépendance, s’ajoutent de ce fait ceux induits par les modes de consommation. La consommation de cannabis fumé peut ainsi entraîner des bronchopneumopathies chroniques obstructives, voire des cancers, dans la mesure où elle est associée au tabac, dont le caractère cancérigène n’est plus à démontrer ([428]).

 

Dans le même ordre d’idées, le professeur Christophe Lançon attire surtout l’attention sur les problèmes dus à la consommation chronique de cannabis, qui est facteur de risques et de complications sérieuses à l’âge adulte sur un plan médical, tant au niveau pulmonaire – cf. les risques de cancers –  que somatique d’une manière générale. Même si les dangers sont moindres que ceux provoqués par le tabac, divers autres effets sont visibles, par exemple sur le système immunitaire, la fertilité ou le foie ([429]).

À cet effet, une note récente de notre collègue Mme Huguette Tiegna, députée, vice-présidente de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPESCT), apportait un certain nombre de précisions quant aux effets sur les risques de cancers, sur les risques cardio‑métaboliques et respiratoires, sur le système immunitaire, les risques d’accidents, etc ([430]).

D’autre part, il n’est pas nécessaire d’insister longuement sur les effets nocifs spécifiques, que soulignait par exemple le professeur William Lowenstein ([431]), sur les femmes enceintes et leur fœtus : les risques de fausses couches, de naissances prématurées, de faibles poids des enfants sont par exemple plus fréquents. Les experts mentionnent également des incidences sur le fonctionnement cérébral des bébés – sachant que, selon une étude récente, le THC resterait présent six semaines dans le lait maternel ([432]) – et à terme, de prédisposition des adolescents à la consommation, qui sont notamment avérés.

Les travaux coordonnés par le professeur Jean-Claude Alvarez ont par ailleurs mis en lumière que, au-delà des risques présentés plus haut, l’action du THC sur les récepteurs endocannabinoïdes avait un effet certain sur la baisse de vigilance des consommateurs se traduisant notamment par des temps de réaction aux sollicitations supérieurs.

L’Étude Vigicann ([433]), dont les résultats ont été publiés en mars 2019, a ainsi permis d’évaluer la relation entre la concentration sanguine en THC et les effets du cannabis fumé sur l’organisme. Il est tout d’abord apparu que les consommateurs chroniques – fumant un à deux joints par jour – présentaient une concentration de THC dans le sang deux fois supérieure à celle des fumeurs occasionnels – fumeurs d’un à deux joints par semaine – pour une même dose. Cette concentration du THC est à son acmé cinq minutes seulement après consommation. Elle décroît ensuite rapidement et, après vingt-quatre heures, n’est plus décelable que dans la salive des consommateurs chroniques.

Les effets mesurés se traduisent par des temps de réaction considérablement accrus chez les consommateurs occasionnels, de 19 % pour des doses de 10 milligrammes à 27 % pour des doses de 30 milligrammes. En revanche, l’augmentation du temps de réaction n’est que de 11 % et de 19 % respectivement, chez les fumeurs chroniques, malgré une concentration supérieure. Des effets non négligeables sont observés sur simulateurs de conduite automobile. Ils sont à leur maximum cinq heures après la consommation et d’une durée variable, de huit heures pour les consommateurs chroniques, mais de treize heures chez les occasionnels, l’association fréquente à l’alcool ayant par ailleurs des effets aggravants. En d’autres termes, est mis en lumière un effet d’accoutumance chez les consommateurs chroniques.

On ne saurait en conséquence nier le caractère nocif et l’impact sanitaire du cannabis que confirme le graphique ci-dessous, extrait du dernier rapport de l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT) ([434]) qui montre la part des différentes drogues disponibles dans les hospitalisations d’urgence pour usages. On constate l’importance du cannabis, qui occupe la première place, devant nombre de drogues beaucoup plus dangereuses, étant toutefois soulignée la question de l’augmentation des cannabinoïdes de synthèse dans cette situation.

Admissions en urgence hospitaliÈre - Classement
des vingt-cinq drogues les plus prÉsentes ([435])

 

b.   Des conséquences sociales durables et non négligeables

L’adolescence est une période de vulnérabilité cérébrale mais aussi sur les plans psychologique et social. Ce qui se joue alors a des incidences à long terme, en termes de possible survenue de pathologies psychiatriques comme on l’a vu, mais aussi sur les apprentissages, dans la mesure où tout ce qui affecte la scolarité durant cette période peut avoir des effets durables en termes d’échecs et, consécutivement, d’insertion sociale et d’emploi.

On estime que le cerveau atteint sa maturité à vingt-cinq ans environ, selon Maria Melchior, directrice de recherche à l’Inserm, épidémiologiste, spécialiste des déterminants sociaux et familiaux de la santé mentale et des conduites addictives ([436]). Les études de suivi de cohortes menées sur une longue durée par l’Inserm montrent une probabilité de suivre des études supérieures inférieure à 60 % pour les jeunes ayant commencé à fumer avant l’âge de seize ans.

Dans le même ordre d’idées, la probabilité d’être au chômage ou d’occuper des emplois précaires est aussi supérieure. On peut y voir un effet cumulatif d’engrenage, dû aux effets de la consommation de cannabis sur la mémoire, sur les capacités de concentration et la motivation. Cet effet démotivant est le principal problème pour le professeur Bruno Falissard, directeur du centre de recherche en épidémiologie et santé des populations de l’Inserm (1)

Pour la docteure Marie Choquet, directrice de recherche honoraire à l’Inserm, les aspects les plus importants constatés par les enquêtes de terrain dans l’enseignement secondaire, sur des élèves de 11 à 19 ans, sont le lien fort entre consommation de cannabis et absentéisme scolaire, ainsi qu’avec la violence, les deux étant souvent motifs d’exclusion ou prémices de sortie du système scolaire.

Le troisième effet notable chez les consommateurs de cannabis est la relation avec les tentatives de suicide, que l’on a évoquée en présentant les conclusions de l’enquête sur la santé mentale des élèves de troisième, plus importantes chez les gros consommateurs, les idées suicidaires étant aussi présentes chez les petits consommateurs. De sorte qu’il y a un continuum entre consommation et pratiques problématiques.

On mesure d’autant plus l’importance de cette question que les personnels de direction des collèges et de lycées soulignent la banalisation aujourd’hui du sujet chez les intéressés pour lesquels le cannabis n’est plus frappé d’interdit ni porteur de l’idée de danger.

 

Le changement intervenu en ce sens en quelques années est net ([437]), au point que l’absence d’interdit porte dans certains cas, et semble-t-il plus en province qu’en banlieue parisienne, tant sur la consommation que sur la vente, et peut même entraîner une forme d’incompréhension devant la sanction, tant la consommation est devenue normale ([438]). Les responsables d’établissements constatent ainsi des pratiques de consommation fréquente, parfois lourdes, accompagnées de comportements traduisant des addictions – pluri-consommations parfois pathologiques, consommation très matinale importante, somnolence en cours – aux effets incontestables sur les décrochages scolaires et l’absentéisme.

L’ensemble de ces éléments illustrent l’impératif absolu d’une politique de prévention solide, notamment en direction des plus jeunes, que ce soit pour des considérations strictement sanitaires, notamment relatives à la santé mentale des intéressés, que pour des raisons sociales et culturelles. Au regard de ses résultats et de la réalité, cette conclusion amène à s’interroger l’efficacité du dispositif tel qu’il a été institué il y a maintenant près de quarante ans.

B.   L’aporie d’une Politique de santÉ publique dans un cadre rÉpressif

L’échec de la politique menée depuis un demi-siècle est difficilement contestable : malgré les moyens considérables qui lui sont consacrés, l’intransigeance de la politique pénale n’a, comme on l’a vu, en rien réduit les trafics. Elle n’a pas non plus contribué à réduire la consommation dans notre pays – qui reste l’une des plus élevées d’Europe – notamment de la part des jeunes, pour qui le cannabis est désormais totalement banalisé, alors même qu’il n’a jamais été aussi dangereux.

Le bilan mérite d’autant plus d’être tiré que les experts sont unanimes à souligner la contradiction majeure dans laquelle se trouve la politique de santé publique en matière de drogue. L’État n’est certes pas inactif, on l’a montré, mais la prévention qui devrait être priorisée, notamment pour détourner les jeunes de la consommation, est objectivement contrariée par le cadre légal et institutionnel en vigueur.

La question de l’efficacité du dispositif est en conséquence clairement posée.

1.   Un corset législatif et réglementaire qui institue une politique pénale inadéquate

Les dispositions en vigueur posent question, notamment en les comparant à celles en vigueur pour le tabac et l’alcool, qui, pour être des drogues licites, n’en sont pas moins également très problématiques en termes de coûts sanitaires et sociaux.

a.   Les dispositions en vigueur dans l’esprit de la loi du 31 décembre 1970

i.   La dimension pénale

Les dispositions législatives en matière de stupéfiants, qui ont remplacé en 2000 la loi du 31 décembre 1970, ont gardé la même philosophie punitive, dont il n’est pas inutile de rappeler qu’elle a été fortement privilégiée, la dimension sanitaire tardant à être mise en œuvre. Comme le rappelle en effet le plan 1999‑2003, « le bilan de l’application de cette loi [de 1970] est contrasté. Si le volet répressif a été immédiatement appliqué, il a fallu attendre 1987 pour que le volet sanitaire, et notamment l’injonction thérapeutique, soit effectivement mis en œuvre. La collaboration entre la justice et la santé a par ailleurs été longtemps marquée par une indifférence, voire une défiance réciproque qui a conduit les magistrats et les policiers d’un côté, les médecins et les intervenants en toxicomanie de l’autre, à évoluer parallèlement, sans échange véritable. » ([439]).

À l’article L. 3411-1 du code de la santé publique qui prévoit qu’« une personne usant de façon illicite de substances ou plantes classées comme stupéfiants bénéficie d’une prise en charge sanitaire organisée par l’agence régionale de santé », s’ajoute l’article L. 3421-1, aux termes duquel « l’usage illicite de l’une des substances ou plantes classées comme stupéfiants est puni d’un an d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende », peines éventuellement assorties, à titre de peine complémentaire, de l’obligation d’accomplir un stage de sensibilisation aux dangers de l’usage de produits stupéfiants.

En d’autres termes, il résulte de l’articulation de ces deux dispositions que les usagers de stupéfiants sont à la fois considérés comme des délinquants et des malades que l’on contraint à se soigner ([440]). Ce dispositif semble plus formaté pour des usagers problématiques que pour de simples consommateurs comme le sont dans leur grande majorité les consommateurs de cannabis.

S’ajoutent à ces premières sanctions de nombreuses autres infractions ou circonstances aggravantes, qui amènent à penser que « le droit a évolué d’une approche sanitaire où la contrainte pénale n’était qu’une éventualité, à une approche strictement répressive où l’usage est considéré comme une nuisance publique. » ([441]). De fait, plus de 3 000 peines de prison sont prononcées chaque année pour usage simple qui, même si elles sont fréquemment aménagées, conduisent néanmoins à l’incarcération d’environ 140 personnes. Selon les données communiquées à la mission d’information par la Conférence nationale des procureurs généraux, l’emprisonnement en matière d’usage représente environ 10 % des cas, et l’emprisonnement ferme est prononcé dans 4 % des cas ([442]), tous types de drogue confondus.

ii.   Articulation avec le volet sanitaire

À ces interdits et sanctions s’ajoutent des mesures coercitives qui associent, selon les cas, les acteurs de la chaîne sanitaire et/ou pénale.

En premier lieu, la prise en charge sanitaire des personnes faisant un usage illicite de stupéfiants se fait prioritairement par voie d’injonction thérapeutique émise :

– soit par le directeur de l’agence régionale de santé dans le cas d’un signalement effectué par un médecin ou par une assistante sociale, selon les dispositions de l’article L. 3412-1 du code, qui précise que l’ARS procède alors à une enquête sur la vie familiale, professionnelle et sociale de l’intéressé. En cas d’intoxication avérée après examen médical, l’intéressé a l’obligation de se présenter dans un établissement agréé, qu’il choisit ou, à défaut, qui lui est signifié, pour suivre une cure de désintoxication et en apporter la preuve (L. 3412-2). Si l’examen médical ne conclut pas à la nécessité d’une cure, l’injonction thérapeutique consiste en une surveillance médicale pour la durée nécessaire (L. 3412-3) ;

– soit par l’autorité judiciaire (article L. 3413-1) ; dans ce cas, l’injonction thérapeutique consiste en une mesure de soins ou de surveillance médicale, dont est informé le directeur de l’ARS qui diligente un examen médical ou, le cas échéant, une évaluation socio-psychologique par tout professionnel habilité, assortie, s’il y a lieu, d’une enquête, comme dans le cas précédent. L’autorité judiciaire est ensuite informée de l’opportunité d’une mesure d’injonction thérapeutique laquelle, si elle est confirmée, conduit le médecin à inviter l’intéressé à se présenter dans un Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA) ou à se rapprocher d’un médecin pour suivre un traitement médical ou bénéficier d’une prise en charge socio‑psychologique (L. 3413-2). La durée de la mesure est de six mois, renouvelable trois fois, lorsqu’elle est prise par le procureur (article L. 3423-1). Lorsqu’elle est prise par le juge d’instruction envers une personne mise en examen, elle est au plus de vingt-quatre mois (L. 3424-1), de même que quand elle est décidée à titre de mesure complémentaire par une juridiction de jugement (L. 3425-1).

b.   Un cadre qui n’aide ni à la prévention ni à la prise en charge des plus vulnérables

Dans ces conditions, les rapporteurs ne peuvent que suivre les experts qu’ils ont entendus, selon lesquels ce cadre légal, s’agissant en tout cas du cannabis, n’est pas le plus propice à une politique de santé publique, et tout particulièrement de prévention de l’usage.

i.   Une comparaison éclairante avec les dispositions relatives à l’alcoolisme et au tabagisme

Il faut tout d’abord remarquer que l’interdit indiscriminé sur les stupéfiants prive les pouvoir publics de certains des outils dont il s’est doté pour agir vis-à-vis d’autres produits, notamment dans une optique de prévention.

En matière de lutte contre l’alcoolisme, le code de la santé publique prévoit par exemple la possibilité pour l’État de mener des campagnes d’information, l’article L. 3311-3 indiquant que celles-ci comportent des messages de prévention et d’éducation, qui doivent également porter sur la prévention du syndrome d’alcoolisation fœtale et inciter en particulier les femmes enceintes à ne pas consommer d’alcool, et porter sur la prévention de l’alcoolisme des jeunes afin de lutter contre leur consommation excessive.

S’agissant du tabagisme, l’attention est spécialement portée aux établissements scolaires et à l’armée dans lesquels « une information de nature sanitaire prophylactique et psychologique est dispensée », aux termes de l’article L. 35112. De même, une manifestation annuelle intitulée « Jour sans tabac » est organisée par le gouvernement. (L. 3511-1).

Rien de tel n’est prévu dans le cadre légal régissant les stupéfiants, catégorie dont relève le cannabis, pourtant infiniment moins addictogène que le tabac et l’alcool ([443]). Selon le professeur Amine Benyamina, qui prend soin de rappeler que l’addiction est une pathologie personnelle, qui se manifeste différemment selon les individus, « le cannabis affiche une probabilité de transition vers des troubles addictifs inférieure au tabac, à l’alcool et à la cocaïne : 67,5 % pour le tabac ; 22,7 % pour l’alcool ; 20,9 % pour la cocaïne et 8,9 % pour le cannabis. Des études ont démontré que l’addiction au tabac, à l’alcool ou à la cocaïne se manifeste plus rapidement chez les personnes et est bien plus forte que pour le cannabis. Le cannabis est donc globalement moins addictif. » ([444])

Certes, l’article L. 3411-8 du code indique que la politique de réduction des risques et des dommages en direction des usagers de drogue « comprend et permet les actions visant à : 1° Délivrer des informations sur les risques et les dommages associés à la consommation de substances psychoactives ou classées comme stupéfiants (…) » mais cet axe n’est à l’évidence pas le principal.

En outre, en aucune manière, la personne alcoolique – a fortiori le fumeur – n’est considérée avec une sévérité comparable à celle avec laquelle l’usager de cannabis est traité, seule l’ivresse publique étant passible d’une amende. Certes, l’article L. 3413-1 du code de la santé publique prévoit qu’une personne ayant « une consommation habituelle et excessive d’alcool » peut aussi être soumis à une mesure d’injonction thérapeutique par l’autorité judiciaire, mais, d’une part, on n’imagine mal que cette disposition puisse être appliquée autrement que comme accessoire d’une poursuite pénale contre l’intéressé et, d’autre part, elle ne concerne que ceux dont la consommation est « habituelle et excessive », précision absente concernant les usagers de stupéfiants qui peuvent en conséquence n’être qu’occasionnels.

Dans le même esprit, il est utile de remarquer qu’il résulte aussi des articles L. 3424-1 et L. 3425-1 précités que les décisions des juges d’instruction et des juridictions de jugement en matière d’injonctions thérapeutiques ne concernent que les seuls usagers de stupéfiants.

ii.   La perception unanime du corps médical

Il n’est pas surprenant dans ce contexte que les acteurs de terrain, professionnels de santé ou associations, que la mission d’information a rencontrés, expriment de manière unanime leur grande réserve vis-à-vis de cet appareil juridique, qui, en pénalisant fortement l’usage stigmatise et éloigne de la prévention et du soin les populations intéressées », comme le disait le docteur Jean-Michel Delile, président de la Fédération Addiction ([445]).

Pour les professeurs Marie-Odile Krebs, Amine Benyamina, William Lowenstein ou Christophe Lançon, les caractéristiques de la consommation de cannabis, notamment chez les jeunes, rendent impérative une politique de prévention, qui devrait être débutée le plus tôt possible. Or, interdire n’est pas prévenir et les dispositions en vigueur reviennent en premier lieu à faire la guerre aux usagers dont une minorité est constituée de personnes fondamentalement en situation de vulnérabilité auxquelles il conviendrait de dispenser les soins dont elles ont besoin. Il y a en la matière une injustice que les médecins invitent à mesurer.

 

 

Pour ces professionnels de santé, la loi devrait tout au contraire être un outil de prévention ciblée destinée à protéger les populations les plus vulnérables ([446]), dont on sait qu’elles sont en outre dans les faits, en situation d’exclusion, et souvent dans l’ignorance des dispositifs existants et hors des systèmes de soins et administratifs, et par conséquent, difficiles d’accès pour les acteurs de la prévention. Inversement, persister dans la prohibition en vigueur depuis cinquante ans ne peut que nuire à la protection de la jeunesse, faute, entre autres, de pouvoir correctement informer sur la réalité des produits en cause. Cela est d’autant plus important que le cannabis bénéficie aujourd’hui, comme on l’a vu, d’un statut particulier dans l’imaginaire des jeunes, par rapport à autres drogues plus addictives et dangereuses légales – l’alcool et le tabac – ou illégales – les benzodiazépines, l’héroïne – et participe de leur construction sociale par rapport au monde des adultes.

Le bilan de cette politique fondée sur la prohibition est négatif. Pour le professeur William Lowenstein, par exemple, elle a fait prendre beaucoup de retard à notre pays et elle n’a permis de protéger ni la société démocratique ni les individus, non plus de faire baisser la consommation et ses conséquences. Cette situation n’est tout simplement plus tenable, et il faut désormais s’orienter vers des politiques cohérentes vis-à-vis des risques évitables. En ce sens, il serait essentiel de développer une politique de santé des addictions, transversale et pluridisciplinaire, qui permette par exemple de travailler la question centrale du retard de l’âge d’entrée dans la consommation.

iii.   Le constat des acteurs de terrain

Les principales associations intervenant dans le champ de la prévention partagent entièrement l’avis des experts du corps médical.

Ainsi, avec Nicolas Baujard, représentant l’APLEAT-ACEP, Alexis Grandjean, pour la Fédération Addiction, soulignait ([447]) la nécessité d’une approche globale, associant notamment acteurs éducatifs, sociaux et sanitaires, et constatait l’échec patent de la prohibition qui invitait à une réflexion générale, en particulier en ce qui concerne les jeunes consommateurs et leur accès aux soins. Le modèle de réglementation actuel pose problème, en ce qui concerne les produits légaux et les autres.

Nombre d’élus territoriaux partagent aujourd’hui ces préoccupations. Gil Averous, maire (LR) de Châteauroux, dénonçait à son tour l’échec de la politique nationale de prohibition, non seulement sur le plan de la sécurité publique, mais aussi de la consommation de cannabis qui ne cesse d’augmenter à la différence de celles de l’alcool et du tabac. Il constatait que, quels que soient les moyens engagés et les actions entreprises au niveau de la municipalité avec ses partenaires locaux, notamment l’ANPA, en matière de prévention et d’accompagnement des consommateurs – prévention en milieu scolaire, professionnel, en marge des événements festifs ou auprès des personnes précaires, notamment  les efforts ne sont pas à la hauteur des besoins, compte tenu du nombre de personnes concernées, et le suivi sanitaire, le conseil ne sont pas assez performants.

Boris Ravignon, maire (LR) de Charleville-Mézières, tout en insistant sur la dimension sécuritaire de l’échec de la politique de prohibition, partageait totalement cette appréciation en ce qui concerne les aspects de santé publique, notamment compte tenu de la dangerosité actuelle des produits aujourd’hui disponibles que le dispositif en vigueur ne permet absolument pas de traiter, et de la progression de la consommation que rien n’arrive à juguler.

2.   Un cadre politique et institutionnel qui ne facilite pas non plus la politique de santé publique et notamment la prévention

À la question du cadre juridique – qui ne facilite pas la prise en charge sanitaire des usagers et lui donne un caractère punitif fortement problématique – s’ajoute celle des structures interministérielles et des plans gouvernementaux de lutte contre la drogue qui se sont succédé.

a.   Une architecture institutionnelle évolutive

L’historique de la coordination interministérielle en matière de lutte contre la drogue, disponible ([448]) sur le site de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives, MILDECA, montre une succession rapide d’instances aux tutelles variées que la Cour des comptes n’a pas manqué de critiquer. Dans un rapport publié en 1998, la Cour estimait en effet que « ce dispositif a été fluctuant et peu opérationnel : les incertitudes résultant des réorganisations successives du comité interministériel chargé de la lutte contre la toxicomanie ont été amplifiées par les insuffisances fonctionnelles de l’organe administratif qui devait mettre en œuvre ses orientations », d’autant que « la structure interministérielle de coordination a pâti depuis sa mise en place, en 1982, d’une instabilité chronique résultant de remaniements successifs, de rattachements fluctuants et de la succession rapide des responsables. » ([449]).

De fait, un premier décret ([450]) a institué le premier Comité interministériel de lutte contre la toxicomanie, chargé de définir, animer et coordonner la politique du gouvernement en la matière, et « notamment les actions de prévention et de réinsertion sociale relatives aux toxicomanes ». Il était assisté de la Mission permanente de lutte contre la toxicomanie créée simultanément, chargée d’en préparer les délibérations et de veiller à leur exécution, ainsi que d’orienter et de coordonner les actions d’information et d’éducation sanitaire du public ainsi que la formation des personnes appelées à intervenir dans la lutte contre la toxicomanie et de définir les mesures tendant à la réinsertion sociale des toxicomanes et de veiller à leur mise en œuvre.

La Mission interministérielle de lutte contre la toxicomanie, MILT, a ensuite été créée en 1985 ([451]), avec pour tâche l’animation et la coordination des actions des ministères compétents dans les domaines de la prévention de la toxicomanie : information et éducation sanitaire de la jeunesse, des familles et du public, assistance aux initiatives privées dans les domaines de la prévention et de l’information ; de la lutte contre la toxicomanie ; de l’accueil, des soins et de la réinsertion des toxicomanes ; de la formation des personnes intervenant dans la lutte contre la toxicomanie ; de la recherche en toxicomanie. Une Délégation générale à la lutte contre la drogue a ultérieurement été créée ([452]), avec autorité sur la MILT, avant que les deux instances fusionnent l’année suivante pour former la Délégation générale à la lutte contre la drogue et la toxicomanie (DGLDT).

Le 24 avril 1996, un nouveau décret ([453]) modifiait le dispositif en renforçant la dimension relative aux trafics : « le comité interministériel de lutte contre la drogue et la toxicomanie a pour mission de préparer les décisions du Gouvernement, tant au plan national qu’international, en ce qui concerne la lutte contre, d’une part, la production, la transformation, le transport, la revente des produits stupéfiants ainsi que les transactions financières qui s’y rapportent et, d’autre part, la consommation de ces produits et la toxicomanie. À cette fin, il favorise la prévention, les soins, l’insertion sociale, l’information, la recherche et la formation des personnes intervenant dans la lutte contre la drogue et la toxicomanie ». Parallèlement, la MILT devenait Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie, MILDT, notamment chargée d’animer et coordonner « les actions des ministères compétents en matière de lutte contre la drogue et la toxicomanie, en particulier dans les domaines de l’observation et de la prévention de la toxicomanie, de l’accueil, des soins et de la réinsertion des toxicomanes, de la formation des personnes intervenant dans la lutte contre la drogue et la toxicomanie, de la recherche. ».

Suivront le décret n° 99-808 du 15 septembre 1999, « relatif au comité interministériel de lutte contre la drogue et la toxicomanie et de prévention des dépendances et à la mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie » et celui du 11 mars 2014 ([454]) modifiant la MILDT en MILDECA dont les attributions sont ainsi définies : « (…) anime et coordonne les actions de l’État en matière de lutte contre l’usage nocif des substances psychoactives et les conduites addictives, tant dans le champ de la réduction de l’offre que dans celui de la réduction de la demande. À ce titre, elle intervient en particulier dans les domaines de l’observation, de l’information et de la prévention, de la prise en charge et de la réduction des risques sanitaires et des dommages sociaux, de la lutte contre les trafics, de la recherche et de la formation. En lien avec le secrétariat général des affaires européennes et le ministère des affaires étrangères, elle contribue à l’élaboration de la position française en matière de lutte contre les drogues et les conduites addictives dans les instances européennes et internationales. ».

b.   Les plans gouvernementaux de lutte contre la drogue et les conduites addictives

L’action de pouvoirs publics s’est déclinée depuis le début des années 1980 par l’adoption et la mise en œuvre de « plans » (initialement triennaux, désormais quadriennaux), de « programmes d’action » et autres « mesures de lutte contre la toxicomanie ». Ces dispositifs ont souvent, selon la Cour des comptes, comporté des propositions identiques restées lettre morte ou insuffisamment suivies d’effets, par exemple en matière de formation des médecins ou de réinsertion sociale des toxicomanes incarcérés. C’est notamment le cas du champ de la prévention qui intéresse particulièrement les rapporteurs.

i.   Les difficultés récurrentes d’une action de santé publique cohérente, notamment en matière de prévention

La Cour des comptes relevait tout d’abord le manque de réflexion interministérielle en matière de prévention, qui aurait pu être menée par la DGLDT et la MILDT. De sorte que les axes des plans successifs adoptés depuis 1985 énuméraient les mesures proposées par les différents départements ministériels impliqués, chacun travaillant isolément, sans cohérence, et avec son approche particulière ([455]) : « prévention des conduites à risque pour les services de l’éducation nationale et de la jeunesse et des sports, rappel de la loi et du danger des produits pour les services répressifs, prévention de la délinquance pour les services chargés de la politique de la ville, points écoute spécialisés ou non dans les problèmes de toxicomanie pour la direction de l’action sociale du ministère chargé de l’action sociale. Les actions propres de prévention de la structure interministérielle se caractérisent par une grande hétérogénéité, comme dans la campagne ‟Combat pour la vieˮ engagée en 1990 à son initiative et poursuivie jusqu’en 1995. Les plans d’action tendent ainsi à se réduire à des catalogues d’effets d’annonce dont l’efficacité est, par force, limitée. » ([456]).

La Cour des comptes soulignait néanmoins les efforts entrepris à partir de 1996 par la MILDT, notamment pour une meilleure coordination des actions de prévention. Cela étant, à la date de rédaction de son rapport, la MILDT n’avait toutefois pas encore réussi « à animer une véritable politique interministérielle sur des thèmes tels que la prévention, la communication, la formation ou la recherche. Dans ces domaines, les ministères concernés conduisent leurs propres actions sans concertation aucune avec les autres administrations. » ([457]).

Quelques années plus tard, le plan d’action 2004-2008 ne dira cependant rien d’autre en ouvrant le chantier de la prévention ainsi présenté : « Jusqu’à présent inorganisée et hétérogène, la prévention sera orientée par des objectifs prioritaires, elle sera structurée dans des programmes régionaux, assise sur des dispositifs pérennes et professionnalisés » ([458]).

ii.   Qu’en est-il aujourd’hui ?

Depuis le rapport de la Cour des comptes de 1998, cinq autres plans gouvernementaux ont été adoptés : le « Plan triennal de lutte contre la drogue et de prévention des dépendances 1999-2000-2001 » ; le « Plan gouvernemental de lutte contre les drogues illicites, le tabac et l’alcool 2004-2008 » ; le « Plan gouvernemental de lutte contre les drogues et les toxicomanies 2008-2011 » ; le « Plan gouvernemental de lutte contre les drogues et les conduites addictives 2013-2017 » ; enfin, le « Plan national de mobilisation contre les addictions 2018-2022 », actuellement en cours d’exécution.

Au-delà de la présentation des axes et des actions, qui évolue au fil des documents, un triptyque de thématiques se retrouve systématiquement dans les plans gouvernementaux : la prévention et le soin ; l’application de la loi et la lutte contre les trafics ; l’information et la formation. D’autres sujets sont également présents, telles l’action internationale ou la coordination institutionnelle.

Pour s’en tenir à la période actuelle, et aux préoccupations centrales de la mission d’information, le plan qui court jusqu’en 2022 est articulé en six axes, dont le premier – « Une prévention pour tous et tout au long de la vie » – est décliné en cinq priorités :

 éclairer pour responsabiliser, dont les objectifs visent à changer de regard sur les consommations, donner les moyens à la prévention des addictions, renforcer la pertinence et la visibilité des avertissements sanitaires, rendre les connaissances scientifiques sur les addictions accessibles aux jeunes ;

– protéger l’enfant à naître de l’exposition aux substances psychoactives pendant la grossesse et améliorer les prises en charge en développant l’information et la prise en charge des femmes et en améliorant le repérage et la prise en charge des enfants exposés ;

– faire grandir nos enfants dans un environnement protecteur, grâce à la mise en œuvre de six objectifs : aider les parents dans leur rôle éducatif ; donner à l’école les moyens d’une prévention efficace ; savoir réagir dès les premiers usages problématiques de produits ou d’écrans/jeux ; accorder une attention particulière aux enfants relevant de l’aide sociale à l’enfance et de la protection judiciaire de la jeunesse ; assurer le respect des interdits protecteurs ; réduire l’exposition des jeunes au marketing des producteurs ;

– promouvoir le bien-être et la réussite des jeunes, en soutenant l’investissement de l’enseignement supérieur dans la prévention, en mobilisant les jeunes, en encadrant mieux la vente des boissons alcooliques et en préservant l’esprit de fête dans un espace public tranquillisé ;

– faire de la lutte contre les conduites addictives une priorité de la santé au travail. Cinq objectifs sont prévus pour cette priorité : Améliorer les connaissances et les compétences des acteurs du monde du travail dans le domaine des addictions ; Sensibiliser les acteurs de la formation professionnelle des jeunes ; Mettre en place des mesures ciblées pour des secteurs ou des catégories professionnelles particulièrement exposés à des conduites addictives ; Réduire les accidents du travail en lien avec la consommation de substances psychoactives ; Encourager les expériences permettant de lutter contre la désinsertion professionnelle en lien avec les conduites addictives.

Le plan fait également le constat de l’inefficacité de la réponse pénale, alors même, est-il rappelé, que l’activité des services répressifs a été multipliée par cinquante entre 1970 et 2013, et doublée depuis 2000.

Pour autant, pour pallier ce manque de visibilité et de crédibilité, ainsi que la lourdeur et le caractère chronophage de la procédure relative au traitement des infractions, qui mobilise quelque 1,2 million d’heures par an des forces de l’ordre, les pistes choisies s’articulent essentiellement autour de la réduction de l’usage de stupéfiants en la réaffirmation de l’interdiction de consommation, de la restauration de la crédibilité de la loi par une sanction perçue comme effective et du recentrage significatif de l’activité des forces de l’ordre sur les trafics et autres formes de délinquance ([459]).

3.   L’heure du bilan

Envers et contre tout, l’architecture du dispositif conserve l’orientation qui lui a été donnée il y a maintenant cinquante ans, indifférente aux changements introduits dans nombre de pays voisins.

On assiste même à une évolution qui n’est pas sans effet dommageable d’un point de vue sanitaire, cependant que des manques assez criants sont constatés dans des secteurs qui devraient être considérés comme prioritaires entre tous, tel le milieu scolaire.

a.   Une évolution problématique

i.   Les effets pervers du glissement progressif vers le répressif

De l’opinion de certains magistrats, l’évolution intervenue ces dernières années dans la politique pénale de la drogue n’est pas sans effet pervers dans une perspective de prise en charge sanitaire des usagers les plus visibles.

En effet, il ne faut pas oublier, plaide Katia Dubreuil, présidente du syndicat de la magistrature ([460]), que le code de la santé publique met sur un plan équivalent prise en charge sanitaire des usagers et réponse pénale de l’usage, sans que l’articulation de ces deux aspects soit très nette.

Or, le développement des procédures simplifiées tend à mettre de facto des intervenants – policiers, gendarmes et magistrats – en première ligne en lieu et place des acteurs du champ sanitaire, alors même qu’ils ne sont absolument pas compétents ni formés pour évaluer les problématiques personnelles de santé des usagers. De sorte que la politique pénale apparaît comme un obstacle à une prise en charge efficace des consommateurs, notamment ceux en situation d’addiction, pour lesquels on sait que la gestion de leur consommation doit être faite au long cours avec leur médecin addictologue, et peut passer par des phases de rechute. Dans ces conditions, faire intervenir la sanction en première instance ne peut qu’être contre-productif d’un strict point de vue de santé publique.

Raison pour laquelle d’autres observateurs ([461]) jugent également sévèrement les dernières évolutions législatives. Certes, l’acquittement par l’usager de l’amende forfaitaire de 200 euros introduite par la loi du 23 mars 2019 éteint l’action publique, même en cas de récidive. Cela étant, ce dispositif revient à renforcer la logique de pénalisation en sanctionnant les usagers de manière standardisée et sans intervention d’acteurs médico-sociaux et ni effet sur la qualité des produits.

Cette situation ne peut qu’induire un hiatus entre les acteurs judiciaires et sanitaires et des difficultés à travailler ensemble. Le plan triennal 1999-2001 indiquait que la collaboration entre la justice et la santé avait longtemps été « marquée par une indifférence, voire une défiance réciproque qui a conduit les magistrats et les policiers d’un côté, les médecins et les intervenants en toxicomanie de l’autre, à évoluer parallèlement, sans échange véritable. » ([462]) Les choses ont-elles fondamentalement changé en près de vingt ans ? Les nombreuses auditions que la mission d’information a menées tendraient à montrer qu’il n’en est rien : les logiques d’action et d’intervention des uns et des autres, acteurs de la chaîne sanitaire et acteurs de la chaîne répressive, restent les mêmes dans un cadre globalement inchangé, alors que la prévention devrait être mise en exergue. C’est exactement pour les mêmes raisons que celles avancées par les professionnels de santé et de l’addiction, que les services de police et de gendarmerie refusent, pour l’essentiel, toute idée de légalisation : risques sanitaires notamment pour les personnes vulnérables, liés à l’évolution des produits ; risques liés à la conduite sous l’emprise du cannabis ; risque pour les jeunes devant une offre plus abondante ; protection des mineurs. ([463])

ii.   L’injonction thérapeutique, un dispositif en voie de disparition ?

Dès la fin des années 1990, la Cour des comptes faisait le constat dans son étude de la relative inadaptation de ce dispositif, dont l’application restait alors limitée. Pourtant, alors qu’une recommandation avait été formulée en 1987 pour qu’il y soit recouru plus fréquemment, le garde des Sceaux et le ministre de la santé avaient de nouveau constaté en 1993 un faible taux de mise en œuvre, au demeurant très variable selon les territoires : dans dix-neuf départements aucune n’avait été prononcée, et dans quatorze autres, le nombre d’injonctions restait inférieur à cinq ([464]). Mieux, dans les départements les plus touchés par la toxicomanie comme les Alpes-Maritimes, les Bouches-du-Rhône, le Var, le Nord et le Val-de-Marne, le constat était identique.

Si la Cour soulignait que les circulaires ministérielles invitaient à l’harmonisation des pratiques et qu’il était demandé expressément que « ne fassent l’objet d’injonctions thérapeutiques que les usagers de stupéfiants tels que l’héroïne ou la cocaïne, ou ceux qui s’adonnant au cannabis en font une consommation massive, répétée ou associée à d’autres produits (médicaments, alcool) » ([465]) et « qu’il n’y aurait que des avantages à ce que l’autorité sanitaire soit associée aux réunions organisées à cet effet », c’est la tendance inverse qui a été constatée, au point que le Plan triennal 1999-2003 relevait qu’elle s’appliquait « aujourd’hui majoritairement à des usagers de cannabis. En 1997, seules 36 % des mesures concernaient les héroïnomanes, contrairement aux orientations interministérielles » ([466]).

Pour la Conférence nationale des procureurs généraux, depuis plusieurs décennies maintenant, l’usager de stupéfiants n’est pas seulement considéré comme un délinquant mais comme un toxicomane qui relève de soins médicaux, raison pour laquelle l’injonction thérapeutique est présentée dans le code comme une mesure alternative aux poursuites pénales, selon l’article L. 3423‑1, au même titre que d’autres : rappel à la loi, classement sous condition, etc. Au-delà de considérations procédurales qui ont pu jouer dans cette évolution, la réduction importante et continue ces dernières années de l’injonction thérapeutique – qui a diminué des deux-tiers en six ans ([467]) – peut amener à se demander si l’option punitive n’a pas pris le pas sur la dimension sanitaire lorsqu’on remarque en parallèle que l’augmentation des poursuites pénales pour usage a été de 25 % entre 2012 et 2018, selon les indications du procureur général Christophe Barret ([468]) et même multiplié par trois en vingt ans, comme les rapporteurs l’ont rappelé plus haut, le recours à la réponse étant facilité par les procédures simplifiées.

b.   Focus sur la prévention en milieu scolaire

Compte tenu de l’importance de prévenir la consommation de cannabis chez les plus jeunes, les collèges et lycées devraient être des instances particulièrement actives. Selon les informations recueillies par la mission d’information, la réponse apportée n’est pas à la hauteur des enjeux.

i.   La politique mise en œuvre

Selon les indications qui ont été données à la mission d’information par Mme Françoise Pétreault, sous-directrice de l’action éducative et M. Benoît Rogeon, chef du bureau « santé-social » de la direction générale de l’enseignement scolaire, DGESCO ([469]), la prévention des conduites addictives en milieu scolaire s’inscrit dans une démarche globale de promotion de la santé et d’éducation à la citoyenneté, inscrite au code de l’éducation, dont l’article L. 312-18 prévoit qu’« une information soit délivrée sur les conséquences de la consommation de drogues sur la santé, notamment concernant les effets neuropsychiques et comportementaux du cannabis, dans les collèges et les lycées, à raison d’au moins une séance annuelle, par groupes d’âge homogène. Ces séances pourront associer les personnels contribuant à la mission de santé scolaire ainsi que d’autres intervenants extérieurs. ».

En 2010, un guide d’intervention en milieu scolaire, « Prévention des conduites addictives », a été publié sous l’égide de la DGESCO, afin d’outiller les équipes éducatives dans cette démarche, dans la ligne des orientations définies par le plan de lutte contre les drogues et les toxicomanies de la période 2008-2011, tout en s’inscrivant dans les exigences du décret n° 2006-830 du 11 juillet 2006 relatif au socle commun de connaissances et de compétences.

Indépendamment des informations mises à disposition des acteurs de la communauté éducative sur les modes et prévalence de consommation des jeunes, sur le cadre légal ou encore sur les pistes de réflexions pédagogiques et éducatives à mettre en œuvre dans le cadre de la prévention des conduites addictives, ce guide propose une approche de la prévention par les compétences psychosociales dans une continuité éducative et une démarche projet mobilisant l’ensemble de la communauté éducative. Au-delà de l’apprentissage des connaissances nécessaires sur les risques sanitaires, sociaux et au plan légal, il s’agit de développer les capacités des élèves à comprendre, à respecter les règles et à évaluer les conséquences de leurs actes. Il valorise aussi des comités d’éducative à la santé et la citoyenneté (CESC) au niveau de chaque établissement du second degré.

Divers éléments législatifs ou réglementaires ont ultérieurement complété ce cadre initial afin de définir des orientations sur le rôle de l’école en matière de promotion de la santé : loi n° 2019-791 du 26 juillet 2019 pour une école de la confiance, orientations de la Stratégie nationale de santé (SNS) et du Plan national de santé public (PNSP) 2018-2022, conventions de partenariats entre les rectorats et les agences régionales de santé.

Selon les éléments statistiques fournis, les actions de prévention et de lutte contre les conduites addictives représentaient en 2017-2018 la troisième thématique impulsée à l’échelle académique après l’éducation à la sexualité et l’amélioration du climat scolaire. Vingt-deux académies, soit près des trois-quarts, étaient actives dans ce champ. Au niveau départemental, quatre-vingt-trois directions départementales (74 %) développaient également cette thématique dans le cadre du comité départemental d’éducation à la santé et à la citoyenneté. Cela représentait la première des thématiques mises en œuvre à cet échelon. Enfin, 81 % des établissements mettent en place des actions et des projets sur cette thématique, soit la deuxième thématique la plus développée dans le cadre des CESC, comme le montre le graphique ci-dessous.

actions en faveur de la santÉ ([470])

ii.   Les moyens de la prévention

Le document de politique transversale, DTP, « Politique de lutte contre les drogues et les conduites addictives », publié à l’automne 2020 indiquait que vingt-huit programmes différents, relevant de vingt ministères, étaient mobilisés dans le cadre de la « Politique de lutte contre les drogues et les conduites addictives ». Trois programmes gérés par le ministère de l’éducation nationale comportent de crédits destinés à ces problématiques.

 

Le budget inscrit au programme 140 Enseignement public scolaire du premier degré, représentait 5,6 millions d’euros en 2019 et 5,3 millions en 2021. Les crédits du programme 141 Enseignement public scolaire du second degré, étaient de 138,7 millions en 2019 ; ils se montent à 125,5 millions d’euros en 2021. Enfin, les crédits inscrits au programme 230 Vie de l’élève d’un montant de 170,9 millions d’euros en 2019, augmentent légèrement en 2021 et sont fixés à 171,1 millions d’euros.

En outre, un certain nombre d’opérations de prévention sont mises en œuvre par des établissements – CSAPA, CAARUD et CJC – relevant de l’ONDAM et financées en loi de financement de la sécurité sociale. Leur financement s’est élevé en 2018 à 452 millions d’euros et ont été accrus en 2019 et 2020, à hauteur de 6 millions d’euros, notamment consacrés à la poursuite du déploiement de la réduction des risques à distance et des CSAPA référents en milieu pénitentiaire ; à la mise en place de consultations avancées de CSAPA vers les structures d’hébergement social (CHRS, etc.) et à l’amélioration de l’offre en matière de prise en charge et de réduction des risques et des dommages pour les usagers de drogues illicites.

Selon les informations complémentaires communiquées par la MILDECA à la mission d’information, la transformation, en décembre 2018, du Fonds de lutte contre le tabac en Fonds de lutte contre les addictions a en outre permis de déployer des actions de prévention portant sur les autres addictions aux produits, notamment l’alcool et le cannabis. Ont notamment été privilégiées les actions ciblant le public des jeunes et de leurs familles. En milieu scolaire, plusieurs programmes de prévention sont soutenus :

 programme GBG  Good Behavior Game ») 374 enseignants formés chaque année pour l’appliquer dans leurs classes, au bénéfice de 7 500 élèves désormais, contre seulement 450 il y a encore trois ans ; accompagnement de 480 enseignants chaque année pour encadrer 9 600 élèves ;

 programme Unplugged, développé en 2020 dans cinq régions ; soixante collèges et 3 900 élèves de 6e et 5e ont été sensibilisés en 2019-2020 ;

– d’autres programmes sont également soutenus, par exemple le Programme de soutien aux familles et aux parents (PSFP) ou Primavera.

Le Fonds, doté d’environ 115 millions d’euros par an depuis 2020, permet également d’outiller et de soutenir les pratiques des professionnels de santé et du secteur socio-éducatif en matière de prévention des consommations à risque de substances psychoactives ou de réduction des risques et des dommages liés à ces consommations.

 

iii.   La perception des acteurs

Pour autant, aux dires des personnes concernées, il semble y avoir un réel hiatus entre le cadre global, les intentions et la réalité.

Selon les personnels de direction d’établissements que la mission d’information a entendus, il y a ainsi de grandes différences d’approches et de travail concret fait au niveau des collèges et lycées, compte tenu de la disparité des moyens des uns et des autres. La qualité des ressources disponibles, la densité du tissu associatif susceptible d’intervenir dans les établissements, la question de la formation des enseignants à ces problématiques, jouent une grande importance dans la manière dont les orientations politiques se voient traduites sur le terrain. C’est la raison pour laquelle il n’est pas rare qu’en milieu rural, ce soit des gendarmes qui interviennent, ce qui n’est pas sans poser de problème en termes de perception de la part des adolescents ([471]), raison pour laquelle les maires de plus grandes villes évitent autant que faire se peut d’y recourir.

Il apparaît en outre que, s’il leur est relativement facile de détecter des addictions, en revanche les enseignants peuvent être relativement mal à l’aise avec des problématiques qui s’écartent du champ de leurs compétences, malgré les actions de formation qui sont proposées dans le cadre des plans académiques de formation, dont le tableau ci-dessous montre que la thématique de la prévention des conduites addictives est la deuxième en importance parmi les séminaires organisés au niveau académique ou départemental en faveur de la santé.

Source : Enquête CESC, DGESCO, ibid.

 

Surtout, les responsables d’établissements confient que, au final, relativement peu de choses sont mises en œuvre de manière concrète, les moyens humains et matériels manquent, d’autant que les programmes scolaires sont denses et les charges de travail lourdes. Le travail de prévention repose en conséquence sur des volontaires, enseignants ou infirmiers, et se traduit par conséquent par des disparités importantes, en fonction du degré d’engagement et du niveau de disponibilité des uns et des autres ([472])

De leur côté, les associations de parents d’élèves partagent ce sentiment, en soulignant aussi de grandes différences de pratiques selon les types d’établissements, général ou professionnel, notamment, et insistent sur la nécessité qu’il y aurait d’être dans une approche globale des problématiques de drogue et d’addiction, qui ne soit pas uniquement tournée vers le seul milieu scolaire. Ils soulignent en outre l’insuffisance des dispositions du code de l’éducation : la séance annuelle prévue ne permet qu’une information minimale, sans impact réel, ni suivi et aucun approfondissement du travail engagé n’est de ce fait possible ([473]). Il ne permet pas non plus une approche qui faciliterait une meilleure perception des enjeux par les élèves. Cela étant, l’enquête CESC 2017-2018 montre aussi que, dans le cadre des « espaces parents », la mobilisation est faible sur les thématiques en lien avec les projets des CESC, moins de 20 % des établissements déclarant que les parents s’impliquent ([474]).

Tout se passe comme si un certain nombre de dispositifs coexistaient, empilés sans avoir la cohérence systémique qui leur donnerait de l’efficacité. Dans ces conditions, rien ne peut être solutionné, et il n’est pas surprenant que les établissements scolaires soient aujourd’hui dans certains quartiers contaminés par les trafics, celui du cannabis en premier lieu.

Les acteurs de la prévention mènent cependant pour certains des actions de grande envergure. Le docteur Bernard Basset, indiquait ([475]) ainsi que l’Association Addiction France, ex-ANPAA, qu’il préside, avait effectué des interventions dans quelque 2 500 établissements en 2020, ayant permis de toucher 130 000 élèves et de former 3 600 enseignants.

Pour mémoire, on rappellera que 7 230 collèges et 4 150 lycées accueillent actuellement en France plus de 3,4 millions de collégiens, près de 2,3 millions de lycéens, dont 645 000 en lycées professionnels.

 


— 1 —

 

   Deuxième partie : Succès et écueils
des expériences étrangères

La France est loin d’être isolée dans ses tentatives de résorber les problèmes de société liés aux drogues et, plus particulièrement, à la consommation et au trafic de cannabis. Quelle que soit la région du monde où ils se situent, les États sont confrontés à la délicate question des méthodes les plus pertinentes pour faire face à ces questions.

Compte tenu de l’échec, tout aussi indéniable qu’inquiétant, de la politique répressive menée par la France depuis 1970, la mission d’information a décidé de passer au crible un certain nombre d’expériences étrangères, notamment celles qui ont consisté à rompre avec l’option d’une prohibition absolue (production, distribution et usage) en Europe (Pays-Bas, Portugal et Luxembourg) et sur le continent américain (Uruguay, Canada et États‑Unis). Une fois encore, les parlementaires se sont efforcés de ne pas porter un quelconque jugement « moral », positif ou négatif, sur les orientations mises en œuvre par ces pays, mais de jauger l’efficacité des mesures prises au regard des objectifs affichés, tant en termes de sécurité que de santé publique.

À chaque fois, la rapporteure ne s’est pas contentée d’effectuer une description du contenu des dispositifs mis en œuvre : elle s’est également attachée à présenter les conditions d’émergence, tant politiques que sociales, de ces réformes. Au‑delà des aspects techniques des textes votés et des structures mises en place, les politiques de résorption ou de régulation des drogues ne font souvent que refléter une trajectoire historique propre au pays concerné. En effet, il importe d’avoir conscience de ces spécificités nationales afin d’éviter l’écueil méthodologique d’une application sans discernement de mesures étrangères à un pays comme la France, dont les traditions sociologiques et politiques sont parfois bien différentes de celles de ses partenaires.

Bien évidemment, il n’a pas été possible d’effectuer les déplacements envisagés ni d’auditionner l’ensemble des pays concernés : seuls les représentants de l’État du Colorado et du service portugais anti-drogues ([476]) ont par ailleurs pu être entendus par la mission d’information. Toutefois, la documentation disponible, qu’il s’agisse des données rendues publiques par les autorités nationales elles-mêmes ou des présentations effectuées dans des revues spécialisées, est suffisamment vaste pour permettre une revue de chacune des législations ciblées. Par ailleurs, la mission a appuyé ses analyses à partir des éléments figurant dans les synthèses européennes et internationales publiées par l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT).

Pour chacun des pays concernés, la rapporteure a rappelé le cadre juridique international dans lequel ces réformes ont été menées. Celui-ci constitue une donnée centrale du problème. Depuis la première conférence sur l’opium, qui s’est tenue à Shanghai en 1909, un volet important du droit international public s’est constitué en matière de contrôle des produits stupéfiants.

Tout en élargissant son périmètre géographique, ce corpus juridique s’est durci au fur et à mesure des années jusqu’à constituer l’expression quasi parfaite d’un consensus international autour de la prohibition à la fin du siècle dernier ([477]). Face à l’échec mondial des politiques répressives et à la multiplication des initiatives nationales destinées à sortir du cercle vicieux de l’échec, ce consensus est aujourd’hui fragilisé et pourrait être sérieusement remis en cause dans les prochaines années.

Parmi ces expériences étrangères, celles engagée par l’Uruguay en 2013 ont indubitablement été perçues comme la rupture la plus nette du consensus international. La réforme, initiée au plus haut niveau du pouvoir politique, s’est logiquement traduite par la mise en place d’un modèle de légalisation du cannabis appuyé sur un fort contrôle de l’État, depuis la production jusqu’à la distribution. Sans doute les retards dans la mise en œuvre des infrastructures de production et de distribution ont-ils joué un rôle majeur dans le bilan de cette légalisation, pour l’instant en demi-teinte.

À l’inverse de l’Uruguay, les États-Unis ont rapidement évolué sous l’influence de certains États « précurseurs » tels que le Colorado, Washington, l’Oregon et l’Alaska qui se sont engagés au début des années 2010 dans la voie d’une légalisation du cannabis sur le modèle de l’économie de marché. La production et la distribution s’articulent autour d’un système de licences professionnelles confiées à des opérateurs privés. Le Canada a, pour sa part, opté en 2018 pour une voie médiane associant, selon la province ou le territoire considéré, des monopoles publics et des opérateurs privés sous licence. Dans les deux pays, des règles strictes ont, par ailleurs, été édictées pour protéger les mineurs et une fiscalité spécifique a été mise en place.

Les expériences américaines et canadiennes sont encore trop récentes pour que l’on puisse en tirer un bilan définitif. Toutefois, il ressort des premières données disponibles que la consommation des plus jeunes n’a pas été stimulée par le changement de législation et, dans le cas du Canada, il semble même qu’elle ait légèrement diminué. Par ailleurs, la part du marché noir dans la consommation, même si elle n’a pas totalement disparu, apparaît de plus en plus clairement en perte de vitesse par rapport aux circuits légaux de distribution.

 

Face aux réformes de grande ampleur menées outre-Atlantique, la situation européenne paraît encore relativement figée. À l’exception du Portugal, qui se distingue par une législation audacieuse consistant, depuis 2000, à dépénaliser l’usage de tout produit stupéfiant en deçà d’un certain seuil et à traiter le consommateur comme un « patient » nécessitant un traitement médical, aucun pays ne s’est engagé, pour le moment, sur la voie d’une véritable rupture du consensus international. Même le Luxembourg, qui avait annoncé une réforme en ce sens en 2018, semble aujourd’hui hésiter à avancer. Quant aux Pays-Bas, sa réputation de « paradis des fumeurs de joints » cache, en réalité, un simple modèle de dépénalisation non entièrement assumée.

I.   Face À l’Échec de la « guerre contre la drogue », Une situation internationale en pleine Évolution

L’édifice juridique prohibitionniste construit tout au long du vingtième siècle au niveau international n’échappe pas aux débats agitant actuellement les États autour des questions de dépénalisation et de légalisation des drogues.

A.   La lente construction d’un droit international prohibitionniste tout au long du vingtième siècle

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la construction d’un droit international consacré au contrôle et à la répression des produits stupéfiants est le fruit d’un long processus historique qui s’est étalé tout au long du vingtième siècle, depuis la conférence de Shanghai sur l’opium en 1909 jusqu’à la Convention des Nations unies sur le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes du 20 décembre 1988.

1.   L’opium au cœur des efforts de structuration d’un dispositif de contrôle international des produits stupéfiants (1909-1936)

Historiquement, ce sont les problèmes de consommation d’opium en Chine, notamment quand celui-ci était importé de l’Inde britannique, qui ont conduit les États concernés à mettre en place un premier dispositif de contrôle international sous la forme d’un accord de réduction de la production chinoise et des exportations indiennes vers l’Empire du Milieu en 1907 puis d’une conférence internationale à Shanghai en 1909.

LES ORIGINES DE LA CONFÉRENCE DE SHANGHAI SUR L’OPIUM

La guerre hispano-américaine en 1898 amène les États-Unis à contrôler les Philippines, où l’État disposait d’un monopole dans l’approvisionnement en opium. Pour le nouvel évêque épiscopal des Philippes, Charles Henry Brent, l’opium est le « plus grand fléau de la société philippine ». Il convainc le président américain Theodore Roosevelt d’organiser à Shanghai une conférence internationale sur l’opium. Celle-ci se tient du 5 au 26 février 1909 entre 13 pays : États-Unis, Chine, France, Japon, Royaume-Uni, Allemagne, Autriche‑Hongrie, Pays-Bas, Portugal, Russie, Perse et Siam.

La conférence de Shanghai n’aboutit pas immédiatement à la mise en place d’un cadre contraignant : les efforts diplomatiques des États-Unis aboutissent à la conclusion d’une convention à La Haye le 23 janvier 1912, qui impose la mise en place dans chaque pays signataire d’un dispositif de contrôle de la production et de la distribution de l’opium brut et officialise le principe d’une restriction des usages (fabrication, vente et emploi) de l’opium aux seules fins « médicales et légitimes » (article 9).

Une convention signée à Genève le 19 février 1925 sous l’égide de la Société des Nations (SDN) élargit le champ d’application du dispositif instauré en 1912 à d’autres produits stupéfiants listés à l’article 1er : cocaïne, morphine et « chanvre indien ». C’est la première fois que les exportations de cannabis, en particulier de sa « résine », font l’objet d’un mécanisme de contrôle international (chapitre IV de la convention).

LES REPRÉSENTATIONS NÉGATIVES DU CANNABIS EN FRANCE
ET AUX ÉTATS-UNIS

L’émergence du cannabis dans les négociations internationales à visée prohibitionniste s’est faite progressivement à partir de 1925. Elle n’en demeure pas moins liée aux représentations négatives des usagers du produit dans les sociétés concernées.

Dans la France du XIXème siècle, le cannabis est dénommé « haschich », qui signifie « herbe » en arabe, et est considéré comme une plante responsable de divers troubles mentaux chez les « indigènes ». Dès les années 1850, le docteur Alphonse Bertherand, directeur de l’école préparatoire de médecine et de pharmacie d’Alger écrit que « l’habitude et même la consommation accidentelle du kiff ([478])  pouvant […] entraîner l’homme à des actes dangereux pour la sécurité publique, on s’est demandé s’il n’y aurait pas lieu de prohiber la vente des différentes préparations du cannabis Indica ([479]) ».

 Aux États‑Unis, le mot est désigné sous son acronyme d’origine espagnole « marijuana » (Marie-Jeanne en français) et renvoie à un produit consommé par la main‑d’œuvre mexicaine des États du Sud qui, d’ailleurs, sont les premiers à s’engager dans la voie de la prohibition (Utah en 1914, Texas en 1916, Nevada en 1923, etc.).

Dans l’entre-deux-guerres, le dispositif international de contrôle des produits stupéfiants se perfectionne : un « comité central permanent », ancêtre de l’actuel Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS) des Nations unies, est mis en place par la Convention de Genève de 1925 afin de permettre la collecte de données sur les consommations de produits stupéfiants auprès des pays signataires. Le droit évolue également dans un sens de plus en plus répressif : une convention signée également à Genève le 26 juin 1936 invite les États à « punir sévèrement, et notamment de prison ou d’autres peines privatives de liberté » les trafics illicites de produits stupéfiants ([480]).

Avec la mise en place de l’Organisation des Nations unies (ONU) en 1945, le suivi des conventions internationales sur les stupéfiants incombe à la « Commission des stupéfiants » (CDS), comité technique issu du Conseil économique et social (ECOSOC). Des négociations sont engagées à la fin des années 1940 afin de réunir tous les textes existants dans une « convention unique ». La plupart des États du bloc occidental, en particulier les États‑Unis et le Canada, souhaitent que le processus de centralisation soit l’occasion de mettre en place un système prohibitionniste global des stupéfiants.

On peut observer que la France était l’un des membres les plus actifs en faveur de l’interdiction la plus large possible, y compris sur les drogues de synthèse. Le Français Charles Vaille, pharmacologue et président de la CDS en 1954 et en 1955, publie à cette période un ouvrage où il définit les stupéfiants comme un « fléau social » ([481]).

2.   L’option résolument prohibitionniste de la Convention de Vienne de 1961

La Convention signée à Vienne le 30 mars 1961 par 61 États ([482])  instaure un dispositif de contrôle unifié sur une palette très large de stupéfiants incluant à la fois des matières brutes et des produits transformés. Les parties sont ainsi invitées à « limiter exclusivement aux fins médicales et scientifiques la production, la fabrication, l’exportation, l’importation, la distribution, le commerce, l’emploi et la détention des stupéfiants » (article 4 paragraphe c).

Les États s’engagent, sous réserve de leurs règles constitutionnelles, à sanctionner pénalement « la culture et la production, la fabrication, l’extraction, la préparation, la détention, l’offre, la mise en vente, la distribution, l’achat, la vente, la livraison, à quelque titre que ce soit, le courtage, l’envoi, l’expédition en transit, le transport, l’importation et l’exportation de stupéfiants non conformes [aux dispositions de la Convention] » (article 36). Les importations et exportations de produits stupéfiants doivent, comme c’était le cas depuis 1925, être soumises à autorisation (article 31). La coopération des États dans la lutte contre le « trafic illicite » est encouragée (article 35). Le dispositif de remontée d’informations, en particulier statistique, à destination de l’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS) est confirmé (articles 19 et 20).

Afin de permettre d’opérer un traitement différencié au profit de certaines drogues de synthèse, notamment celles à base de codéine, la Convention de 1961 répartit les produits stupéfiants en quatre tableaux (I, II, III et IV). Le classement d’un produit dans l’un ou l’autre de ces tableaux entraîne l’application d’un régime de contrôle plus ou moins strict (cf. infra). Les décisions relatives à ce classement deviennent donc éminemment stratégiques : elles relèvent de la compétence de la Commission des stupéfiants sur proposition, notamment, de l’Organisation mondiale de la santé (articles 3 et 8, paragraphe a).

LES QUATRE TABLEAUX DE LA CONVENTION UNIQUE DE 1961

Le tableau I liste les produits stupéfiants soumis à des obligations de contrôle visant à réserver aux seules fins « médicales et scientifiques » la production, la fabrication, l’exportation, l’importation, la distribution, le commerce, l’emploi et la détention de ces produits (article 4, paragraphe c). Le cannabis, la résine de cannabis et les extraits et teintures de cannabis sont inscrits au tableau I.

Le tableau II liste des substances pour lesquelles les obligations de contrôle sont allégées en raison, notamment, de leur usage médical. Le tableau III s’applique aux « préparations » qui ne sont pas considérées comme susceptibles de « donner lieu à des abus » ou « produire des effets nocifs » et dont le stupéfiant qu’elle contient n’est « pas facilement récupérable » (article 3, paragraphe 4). La codéïne et les préparations à base de codéïne sont inscrites respectivement aux tableaux II et III.

Le tableau IV reprend les substances du tableau I qui, en raison de leurs « propriétés particulièrement dangereuses », doivent faire l’objet d’interdictions très strictes, seule la « recherche médicale et scientifique » étant autorisée (article 2, paragraphe 5). Jusqu’à la décision de la CDS du 2 décembre 2020 (cf. infra), le cannabis et la résine de cannabis étaient inscrits au tableau IV.

L’entrée en vigueur, le 13 décembre 1964, de la Convention de 1961 n’a pas figé de manière définitive le dispositif international de contrôle des produits stupéfiants. En effet, celui‑ci n’avait pas inclus dans son périmètre les nouvelles drogues de synthèse dont la consommation s’est développée dans les pays occidentaux au cours des années 1960 (amphétamines, barbituriques, LSD, etc.). Au lieu de se risquer au remodelage du texte de 1961, les États décident d’engager des négociations en vue d’aboutir à la formalisation d’une nouvelle convention applicable aux seuls produits de synthèse. La « Convention sur les substances psychotropes » est finalement signée à Vienne le 21 février 1971.

Le dispositif de la Convention de 1971 est similaire à celui de 1961 : classification des produits en quatre tableaux, remontée d’informations auprès de l’OICS, engagement des États à la mise en œuvre de sanctions pénales, coopération dans la lutte contre le trafic illicite, mécanismes d’autorisation en matière d’importation et d’exportation, etc. La philosophie du texte apparaît, toutefois, légèrement moins stricte : les politiques visant à « prévenir l’abus de substances psychotropes » sont, pour la première fois, expressément encouragées (article 20), des mesures alternatives aux peines privatives de liberté (« traitement », « éducation », « réadaptation », « réintégration sociale ») peuvent être appliquées aux usagers (article 22) et les critères permettant l’inscription dans un des tableaux sont plus restrictifs ([483]).

3.   L’approfondissement de la logique répressive internationale dans le cadre de la « guerre contre la drogue » lancée par les États-Unis (1972‑1988)

Le 17 juin 1971, soit quelques mois après la conclusion de la Convention sur les substances psychotropes, le président des États-Unis, Richard Nixon, fait de l’abus de produits stupéfiants « l’ennemi public numéro un » du pays ([484]). C’est le lancement de la « guerre contre la drogue ». L’actualité internationale des années 1970 et 1980 se fait l’écho des violences croissantes liées au trafic de stupéfiants, notamment en Amérique du Sud : en Colombie, le « cartel de Medellin » est fondé en 1976 et les règlements de comptes entre trafiquants colombiens émergent en plein cœur des États-Unis quelques années plus tard ([485]) .

Le droit international applicable au contrôle des produits stupéfiants évolue logiquement dans un sens plus répressif. Dès le 25 mars 1972, les pays signataires de la Convention de Vienne de 1961 concluent un protocole modificatif qui renforce les pouvoirs de l’OICS et facilite la mise en œuvre des procédures d’extradition en matière de trafic de stupéfiants : en l’absence de convention ad hoc, un État est autorisé à considérer la Convention de 1961 comme « la base juridique de l’extradition » des trafiquants (article 36 rectifié).

Dans les années 1980, les préoccupations pénales dominent les discussions menées dans le cadre de la CDS. Dans une déclaration signée à Quito le 14 août 1984, sept États sud-américains ([486]) appellent à une « intervention juridique internationale » susceptible d’aboutir à la réalisation d’une campagne « efficace » contre les trafics de stupéfiants transfrontaliers et à la mise en œuvre de sanctions contre les contrevenants, « où que ceux-ci se trouvent ».

Une troisième Convention internationale, consacrée au « trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes », est signée à Vienne le 20 décembre 1988 afin d’harmoniser les sanctions appliquées par les pays signataires des deux Conventions précédentes. L’article 3 du texte liste ainsi les activités illicites devant obligatoirement être qualifiées d’infractions pénales en droit interne, à savoir :

˗ la production, la fabrication, l’importation, l’exportation, la distribution ou la vente de produits stupéfiants ou de substances psychotropes, mais aussi la culture du « pavot à opium », du « cocaïer » et du « chanvre » ;

˗ la possession ou l’achat de ces produits aux fins de trafic illicite ainsi que la fabrication, le transport ou la distribution de matériaux, d’équipements et de substances destinés à la production ou à la fabrication de stupéfiants ;

˗ l’organisation, la gestion ou le financement des infractions ci‑dessus.

Parmi les innovations de la Convention de 1988 figure la pénalisation du simple usager de produits stupéfiants : en effet, l’article 3 encourage la sanction de la détention et de l’achat de produits stupéfiants « destinés à la consommation personnelle » sous réserve des « principes constitutionnels » et des « concepts fondamentaux » propres à chacune des parties. L’extension du dispositif répressif au consommateur reflète la vision des pays signataires à cette époque, exprimée clairement au niveau du préambule de la Convention : la « demande illicite » de produits stupéfiants fait partie des « causes profondes de l’abus » de drogues en ce qu’elle génère des « gains énormes » pour les trafiquants ([487]).

La Convention de 1988 vient, dès lors, couronner l’édifice juridique prohibitionniste érigé de manière progressive tout au long du siècle au niveau international.

B.   Un Édifice juridique international aujourd’hui en pleine recomposition

Les rédacteurs des trois Conventions internationales avaient cru figer pour longtemps leur vision d’une large prohibition des drogues. Quelque trente ans après l’entrée en vigueur de la Convention de 1988, il ressort qu’il n’en est rien : l’échec global de la prohibition et le coût humain, considérable, qui en a résulté amènent progressivement à une prise de conscience de la nécessité de réformer. Au-delà de la dépénalisation, déjà reconnue juridiquement, la légalisation est aujourd’hui au cœur des débats internationaux.

1.   Face à ses échecs de plus en plus visibles, le « consensus global » autour du régime prohibitionniste se fissure

Lors de son audition par la mission d’information, le 27 janvier dernier, Mme Ruth Dreifuss, ancienne présidente de la Confédération suisse et membre fondatrice de la Commission globale sur les politiques en matière de drogues ([488]) qu’elle a présidée entre 2016 et 2020, a rappelé que la transposition des conventions internationales anti-drogues dans les droits nationaux avait « créé une espèce de consensus global » sur l’idée que seule une politique de « répression » était susceptible de résorber partiellement, voire intégralement, la consommation de produits stupéfiants dans le monde.

La Convention unique de 1961 fixe même en son article 49, paragraphe 2 f, un objectif de cessation de l’usage du cannabis à des fins autres que médicales et scientifiques « dans un délai de vingt-cinq ans à compter de l’entrée en vigueur » du texte. L’usage récréatif du cannabis aurait donc dû disparaître de la quasi-totalité des pays du monde à la fin de l’année 1989…

Le maintien d’un niveau de consommation élevé de produits stupéfiants dans le monde ([489]) n’a pas, dans un premier temps, rompu ce consensus international. Dans les années 1990 et 2000, plusieurs sessions spéciales de l’Assemblée générale des Nations unies se réunissent sur le « problème mondial de la drogue » et réaffirment la nécessité d’appliquer de la manière la plus large possible les Conventions de 1961, 1971 et 1988.

RÉITÉRATION DU CADRE TRADITIONNEL À L’ONU EN 1998 ET EN 2008

1/ Dans sa résolution n° 51/64 du 28 janvier 1997, l’Assemblée générale des Nations unies constate « avec une vive préoccupation que, en dépit des efforts redoublés des États et des organismes internationaux compétents, on voit augmenter mondialement la demande, la production et le trafic illicites de stupéfiants et de substances psychotropes […] » et conclut qu’il faut « redoubler d’efforts pour appliquer le cadre général qu’offrent les conventions existantes sur le contrôle des drogues ». En 1998, lors de sa 20ème session extraordinaire, elle réaffirme la volonté des États à atteindre les objectifs fixés par les Conventions internationales, notamment ceux liés à la réduction de la demande, en deux étapes, avec un premier palier en 2003 puis un second en 2008 : « Ensemble, nous pouvons relever le défi » (résolution n° 20/2 du 10 juin 1998).

2/ Dix ans plus tard, le 18 décembre 2008, l’Assemblée générale « exhorte tous les États à redoubler d’efforts pour atteindre les objectifs qu’elle avait fixés pour 2003 et 2008 » et « demande instamment » aux pays qui n’ont pas adhéré aux Conventions internationales, ou qui ne les ont pas ratifiées, de le faire (résolution n° 63/197).

En définitive, cette succession d’annonces similaires d’une décennie à une autre est un aveu d’échec. Les données disponibles au niveau international sur la drogue font état d’une hausse continue de la consommation des trois principaux produits stupéfiants (cannabis, opiacés, cocaïne) entre 1998 et 2018. Pour le seul cannabis, la progression s’établit à + 30 % sur la période.

usagers (15-64 ans) de produits stupéfiants dans le monde (en millions)

Produit stupéfiant

1998

2008

2018

Progression (1998-2018)

Cannabis

147,4

160

192

+ 30 %

opiacés

12,9

17,35

30

+ 133 %

cocaïne

13,4

17

19

+ 42 %

Sources : rapport de la Commission globale sur les politiques en matière de drogues (2011) et rapport de l’ONUDC sur la drogue (2020).

Au cours de son audition précitée, Mme Ruth Dreifuss a rappelé que les effets négatifs des politiques répressives menées sous l’égide des Conventions internationales ne se limitaient pas à la « grandeur de l’échec » dans la réalisation des objectifs de consommation, mais qu’ils apparaissaient également au travers du « coût humain et financier » de ces politiques sur les sociétés concernées.

Lors de sa 52ème session en 2008, la CDS reconnaît que le dispositif de contrôle international des drogues avait favorisé le développement « d’un marché criminel dans des proportions préoccupantes », ce qu’elle qualifie de « effet indésirable alarmant » ([490]). Ce marché était estimé à environ 400 milliards de dollars par l’ONUDC à la fin des années 1990 ([491]) et, selon Mme Ruth Dreifuss, le chiffrage s’établirait aujourd’hui autour des 500 milliards de dollars.

La concurrence féroce que se livrent les organisations criminelles sur ce marché favorise naturellement les phénomènes de violence : dans son rapport précité de 2008, la CDS évoque les « guerres de rue » engendrées par les trafiquants dans « de nombreuses villes du monde » ([492]). Avec le recul, il semble que les politiques répressives de lutte anti-drogues contribuent parfois elles-mêmes à l’explosion des violences : selon les résultats d’une étude universitaire américaine menée en 2015 sur la politique mexicaine ([493]), les mesures de « ciblage des barons de la drogue » menées par les autorités dans le cadre de la « guerre des cartels » ([494]) n’aurait abouti qu’à la reconstitution d’organisations moins contrôlées et seraient ainsi responsables d’une hausse de 150 % du taux d’homicide dans le pays entre 2006 et 2010. Il n’est, d’ailleurs, pas exclu qu’un tel climat de violence ait joué un rôle majeur dans le recul de l’espérance de vie constaté au niveau national à partir de la fin des années 2000 (2005 : 75,3 ans ; 2015 : 74,9 ans ([495])).

LE BILAN NÉGATIF DE LA « GUERRE CONTRE LA DROGUE »

« Dans un rapport de 2014 intitulé « Ending the Drug Wars », cinq prix Nobel et des personnalités politiques de tout premier plan dressent un réquisitoire sans appel contre cette politique. Elle a produit des effets négatifs incommensurables à l’échelle de la planète : incarcération de masse aux États-Unis, politiques ultra-répressives et violation des droits de l’Homme en Asie, vaste système de corruption et de déstabilisation en Afghanistan et en Afrique de l’Ouest, vagues de violence sans précédent en Amérique latine, épidémie de sida en Russie. Et malgré un coût humain et fiscal exorbitant, elle a été incapable d’éradiquer la toxicomanie. Le rapport mondial sur les drogues 2018 des Nations unies estime que 275 millions de personnes, soit 5,6 % de la population mondiale âgée de 15 à 64 ans, avaient consommé une drogue illicite en 2016. […]

Comme ces millions de consommateurs ne peuvent se procurer leurs drogues légalement, une des conséquences extrêmement dommageables de la prohibition a été de favoriser l’émergence du crime organisé. Le trafic de drogue en est sa première source de revenus. Les volumes financiers, estimés en 2005 à 360 milliards de dollars par an, dont 142 milliards pour le seul cannabis, sont tels qu’ils permettent de corrompre des centaines de milliers de fonctionnaires et d’élus. Ils corrompent également le réseau de la finance mondiale à travers des opérations de blanchiment de grande envergure. Finalement, ils alimentent la violence, la guérilla et le terrorisme. » ([496]) 

Par ailleurs, le bilan sanitaire de ces politiques apparaît tout aussi peu reluisant. Indépendamment des effets sur la santé humaine d’un niveau élevé de consommation de produits stupéfiants, le dispositif de contrôle international des drogues de synthèse réduit de facto l’accessibilité des populations civiles à des traitements médicaux adaptés, notamment ceux à base d’opiacés (codéine et morphine). Régulièrement, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) évalue à plusieurs dizaines de millions le nombre de personnes qui souffrent, voire décèdent, faute d’accès à ces traitements ([497]).

Sans aller jusqu’à remettre en cause frontalement la logique des Conventions internationales dont il est issu, l’OICS a identifié très tôt les problèmes que le dispositif de contrôle pouvait poser en termes d’accessibilité des patients aux traitements à base de produits stupéfiants. Dans un supplément à son rapport annuel de 1994, l’Organe rappelle que l’offre de quantités adéquates de drogues à des fins médicales et scientifiques est une obligation énoncée dans les Conventions et précise que « les mesures nationales de lutte contre les détournements ne devraient jamais empêcher que des drogues soient disponibles à des fins médicales légitimes » ([498]).

Vingt ans plus tard, l’OICS constate que le problème d’accessibilité n’a pas été fondamentalement résolu et admet à demi-mot que le dispositif de contrôle international pourrait avoir joué un rôle tout en renvoyant la responsabilité aux États qui auraient adopté une interprétation « biaisée ou asymétrique » des Conventions.

EXTRAITS DU SUPPLÉMENT AU RAPPORT DE L’OICS DE 2015

« La plupart des études et des analyses indiquent que, lorsqu’ils ont conçu leurs législation et réglementation en la matière, certains pays cherchaient avant tout à éviter le détournement et l’abus, plutôt qu’à assurer la disponibilité [des produits]. […] Cette interprétation biaisée ou asymétrique des conventions a donné naissance, dans un certain nombre de pays, à des systèmes réglementaires tels qu’il est très difficile, voire presque impossible, pour les personnes qui en ont besoin de se procurer des analgésiques opioïdes ([499]) »

Le « consensus global » évoqué par Mme Ruth Dreifuss se fissure : la création, en 2011, de la Commission globale sur les politiques en matière de drogues (cf. supra) illustre parfaitement l’évolution des mentalités. À la différence de beaucoup d’associations militantes, où les représentants du monde médical ou médico-social figurent en bonne place, l’ONG est composée d’anciens responsables politiques de haut niveau qui peuvent se prévaloir d’une expérience dans la mise en œuvre du dispositif de contrôle international des drogues.

On notera que cinq des commissaires sont des anciens chefs d’État sud-américains ([500]), c’est-à-dire issus d’une région du monde où les « effets indésirables » des politiques traditionnelles se sont fait particulièrement sentir. Le fait qu’une ONG de cette envergure puisse affirmer, dès sa première publication, que « la guerre contre la drogue est un échec ([501]) » montre que, désormais, le débat est ouvert au niveau international pour une remise en cause du cadre juridique mis en place au siècle dernier.

2.   Les expériences nationales de dépénalisation et de légalisation des drogues conduisent inévitablement le dispositif international de contrôle à évoluer de manière progressive

Enserrés dans un cadre international peu évolutif, ce sont les États qui, en première ligne face aux échecs et aux ravages des politiques prohibitionnistes, ont initié à leur niveau un premier mouvement de réforme. Tout aussi restrictives qu’elles soient en matière de trafic, les stipulations des Conventions internationales envisagent l’usage de manière plus flexible : on rappellera, notamment, que la détention de produits stupéfiants aux fins de « consommation personnelle » est proscrite sous réserve des « principes constitutionnels » et des « concepts fondamentaux » propres à chacune des parties (article 3 de la Convention de 1988).

Historiquement, le Portugal est le premier État d’envergure à s’être engouffré dans la brèche. Selon João Augusto Goulão, président du Service portugais d’intervention pour les comportements d’addiction et de dépendance (SICAD) auditionné par la mission d’information le 3 février dernier (cf. infra), c’est la situation sanitaire catastrophique du pays ([502]) qui convainc les autorités d’adopter une réforme radicale consistant à dépénaliser la détention de tous les produits stupéfiants en deçà d’une certaine quantité ([503]). Le contrevenant reste passible d’une sanction administrative (et donc non pénale) et est pris en charge par une « commission de dissuasion » à forte dominante médico-sociale.

La réaction des instances internationales concernées est très instructive en ce qu’elle témoigne d’une évolution des mentalités en faveur d’un desserrement de la prohibition : dans son rapport de 2004, l’OICS reconnaît que le dispositif portugais consistant à « exempter de poursuites pénales les auteurs d’infractions liées à de petites quantités de drogues est compatible avec les traités internationaux relatifs au contrôle des drogues » ([504]). En 2010, le Rapporteur spécial du Conseil des droits de l’homme des Nations unies prend position en faveur de la « décriminalisation » qui peut réduire les risques associés à l’usage des drogues et contribue ainsi au « droit à la santé » ([505]). De nombreux États ont suivi l’exemple portugais dans les années 2000 et 2010 (le Brésil en 2006, le Mexique en 2009, la République tchèque en 2010, l’Argentine en 2012, la Jamaïque en 2015 pour le seul cannabis, etc.).

On remarquera que cette interprétation souple des Conventions s’applique à la dépénalisation, et non à la légalisation, que le Rapporteur spécial du Conseil des droits de l’homme refuse dans son rapport précité de 2010 de considérer comme étant un moyen d’assurer le respect des droits fondamentaux.

En ce sens, le choix opéré par l’Uruguay de s’engager dans la voie d’une légalisation totale du cannabis par la loi n° 19.172 promulguée le 23 décembre 2013 (cf. infra) constitue une véritable rupture du consensus juridique international. Dès le 19 novembre 2013, l’OICS a réagi aux perspectives de réforme en Uruguay en affirmant par un communiqué de presse que la future loi entrait en contradiction avec la Convention unique de 1961 ([506]). Le pays a réagi en mettant en avant le respect des droits fondamentaux, en particulier le droit à la santé et au bien-être, qui, selon lui, prévalent sur les dispositifs de contrôle.

Actuellement, le débat juridique n’est toujours pas clos. On observe, toutefois, que d’autres régions du monde, et non des moindres (Colorado aux États‑Unis en 2012, Canada en 2018 avec la loi dite « C-45 »), se sont, à leur tour, engagées dans la voie de la légalisation du cannabis. Pour l’instant, l’OICS s’en tient à la réaffirmation de sa position : dans son rapport annuel de 2017, il rappelle que « toute mesure qui permet ou permettrait l’usage du cannabis à des fins non médicales est clairement contraire » aux Conventions de 1961 et 1988 et précise que « la limitation aux seules fins médicales et scientifiques de l’usage des substances placées sous contrôle est un principe fondamental auquel la Convention de 1961 n’admet aucune dérogation ([507]). »

Toutefois, ces déclarations de principe ne sauraient masquer l’évolution progressive des représentations du « problème des drogues » au niveau de la communauté internationale. À l’issue de sa 30ème session extraordinaire, qui s’est tenue du 19 au 21 avril 2016, l’Assemblée générale des Nations unies a publié un communiqué dans lequel les États affirment « promouvoir activement une société exempte de tout abus de drogues » ([508]). Lors de son audition par la Mission d’information avec Mme Ruth Dreifuss, le 27 janvier dernier, M. Khalid Tinasti, directeur de la Commission globale précitée sur les politiques en matière de drogues, a souligné qu’il s’agissait là d’un changement sémantique significatif indiquant que la communauté avait admis le caractère irréaliste des objectifs de « cessation » des drogues figurant dans les Conventions.

Selon une logique analogue, ce sont les initiatives menées au niveau national dans diverses régions du monde qui ont abouti à la fin de l’année 2020 au relâchement d’une des contraintes juridiques les plus fortes qui pesaient sur le développement de l’usage médical du cannabis. Dans son rapport de 2017 précité, l’OICS indiquait que seize pays signataires des Conventions avaient adopté des législations ou des réglementations favorables au cannabis thérapeutique ([509]) et rappelait que ce produit était soumis aux obligations les plus strictes du dispositif de contrôle international du fait de son classement aux tableaux I et IV de la Convention unique de 1961 (cf. supra).

Un pas important vers la normalisation du cannabis à usage médical a été opéré le 2 décembre dernier : la CDS, réunie à Vienne pour sa 63ème session a décidé de retirer le cannabis du tableau IV de la Convention unique, tirant ainsi les conséquences du potentiel du produit en matière de traitement de certaines maladies douloureuses.

LA RECONNAISSANCE DU CANNABIS MÉDICAL PAR LA COMMISSION DES STUPÉFIANTS (2 DÉCEMBRE 2020)

Le 24 janvier 2019, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a présenté au Secrétaire général des Nations unies six propositions relatives au classement du cannabis et de ses produits dérivés. Parmi ces suggestions figurait la suppression du cannabis et de la résine de cannabis du tableau IV compte tenu, d’une part, de leur nocivité supposée moindre au regard des effets des autres produits du tableau (héroïne, opioïdes de synthèse, etc.) et, par ailleurs, de l’intérêt thérapeutique du cannabis pour le traitement de la douleur et d’autres pathologies, telles que l’épilepsie ou la spasticité liée à la sclérose en plaques.

L’examen de ces propositions a été inscrit à l’ordre du jour de la 63ème session de la Commission des stupéfiants, qui s’est tenue à Vienne du 2 au 6 mars 2020, puis a été reconvoquée le 2 décembre dernier. La suppression du tableau IV a été adoptée au terme d’un scrutin serré (27 voix pour, 25 contre, 1 abstention).

L’édifice juridique patiemment construit tout au long du siècle dernier au niveau international est donc sur la voie d’une recomposition majeure. Nul doute que la reconnaissance au niveau des Conventions des régimes de légalisation qui émergent dans plusieurs régions du monde sera au cœur des discussions de la décennie actuelle.

LE CANNABIS RÉCRÉATIF DANS LE MONDE (2019)

Source : France Bleu ([510])

 

LE DROIT INTERNATIONAL : UN OBSTACLE DE PLUS EN PLUS FRAGILE À L’ÉVOLUTION DE LA LÉGISLATION

Comme cela a été indiqué, le cadre juridique international en vigueur (Conventions de 1961, 1971 et 1988) n’est pas de nature à faciliter une évolution unilatérale du droit interne. Ainsi, en 2011, l’OFDT considérait que « la légalisation du cannabis en tant que produit est, à ce jour, juridiquement impossible à mettre en œuvre dans les pays signataires des conventions internationales, qui se sont engagés à incriminer et sanctionner la culture, la distribution et la production de tout type de stupéfiants. » ([511])

Pour autant, Renaud Colson et Henri Bergeron estiment que, si, aux termes de cette contrainte multilatérale, les États-parties aux conventions sont « tenus juridiquement d’interdire la production, le commerce et l’usage de cannabis, à l’exception des opérations dont les finalités sont scientifiques, médicales ou industrielles », des marges de manœuvre existent néanmoins et que, en la matière, « traditions juridiques nationales et spécificités culturelles locales déterminent fortement le traitement réservé aux producteurs, trafiquants et amateurs de cannabis. La prohibition mondiale se pense ainsi au singulier mais se décline au pluriel, à travers une variété de modèles nationaux inscrits sur un continuum qui s’étend de la répression la plus rigoureuse à une tolérance bienveillante. » ([512])

Ainsi, au cours de la décennie 2010, la situation s’est complexifiée quant à l’interprétation de la marge de manœuvre laissée par les conventions internationales de l’ONU en matière de stupéfiants. Alors que ces conventions étaient considérées jusqu’alors comme inviolables et alors qu’il existait jusqu’alors un consensus international sur l’interdit de production, la lecture du droit international, c’est-à-dire la compréhension de ce que les conventions permettent ou ne permettent pas, a évolué.

Dans le contexte d’une contestation grandissante de l’efficacité de la "guerre à la drogue", plusieurs États ont légalisé l’ensemble des actes préparatoires à l’usage de cannabis et ouvert un marché légal du cannabis à usage "récréatif". Le premier qui a opéré ce type de réforme à l’initiative du gouvernement, l’Uruguay, a été immédiatement rappelé à l’ordre par l’OICS, gardien des conventions, qui n’a cependant fait jouer aucun pouvoir de sanction. Surtout, la réprobation de l’OICS a été moins catégorique lorsque certains États fédérés des États-Unis, puis le Canada, ont mis en place le même type de réforme : tout se passe comme si la légalisation de la production de cannabis par certains États avait fait l’objet d’une "normalisation" par la pratique. En pratique, l’essaimage des initiatives de légalisation en Amérique du Nord a modifié les frontières de ce qui était admis, considéré comme acceptable et, à l’inverse, condamné dans les instances onusiennes.

Le débat juridique est loin d’être clos au niveau international, comme l’a montré la réaction de l’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS) dans son rapport annuel de 2017 ([513]) et les marges de manœuvre offertes par les Conventions internationales semblent plus fortes pour la légalisation de l’usage que pour celle de la production et de la distribution.

Il est ainsi vraisemblable que la multiplication des initiatives de légalisation au niveau national, et notamment celle engagée par les États-Unis, aura un impact à plus ou moins long terme sur la façon d’interpréter, voire d’appliquer, les obligations inscrites dans les Conventions internationales anti-drogues.

 


II.   L’Uruguay : un modèle de légalisation fondée sur un fort contrôle de l’État de la production à la distribution

L’Uruguay est le premier pays au monde à avoir légalisé la production, la consommation et la vente du cannabis. Cette régulation est toutefois très encadrée par l’État. Outre l’autorisation de l’autoproduction individuelle et collective via les clubs associatifs, l’État s’est engagé à permettre la commercialisation en pharmacie du cannabis pour une consommation récréative, ce dernier étant issu d’une production sous la forme d’un oligopole contrôlé par lui. C’est ce dernier aspect qui fait de ce pays un cas unique, mais qui explique aussi les retards et les difficultés auxquels la politique de régulation est confrontée.

A.   Le contexte de la légalisation

1.   Le contexte politique et sanitaire

En 1974, durant la dictature militaire uruguayenne (1973-1984), l’usage du cannabis « en quantités minimes, destinées exclusivement à la consommation personnelle », est décriminalisé en Uruguay. La production et la vente sont, en revanche, strictement réprimées, les peines prévues allant de trois à quinze ans d’emprisonnement.

En 1986, aux lendemains de la chute de la dictature militaire, une première association est créée pour lutter contre les abus de la police envers les consommateurs de drogues, qui sera au fondement du mouvement procannabis qui se développera au cours des années 2000.

Le cadre légal est assoupli dès 1998, du fait de l’essor de l’usage du cannabis dans la population et du développement du militantisme pro-cannabis. Les peines encourues pour production et vente de cannabis sont réduites à vingt mois d’emprisonnement et des peines alternatives à l’incarcération sont prévues pour les petits revendeurs. La notion de « quantités minimes » est, en outre, remplacée par celle de « quantités raisonnables » laissée à l’appréciation du juge.

Ce sont cependant l’arrivée au pouvoir, en 2004, du Fronte Amplio, qui rassemble différents mouvements et partis situés à l’extrême gauche, à gauche et au centre gauche de l’échiquier politique ([514]), et le volontarisme du Président de la République, José Mujica, élu en 2009, qui contribuent de manière décisive à l’évolution des politiques publiques en matière de drogue.

La situation est alors très dégradée du fait d’une consommation croissante de cocaïne et de « pasta-base » ([515]) ainsi que d’une hausse de la délinquance urbaine associées dans la presse et l’opinion publique à ces consommations. La consommation de « prensado », un cannabis coupé importé du Paraguay et de très mauvaise qualité posait également des difficultés sanitaires.

2.   Le processus politique

Une commission parlementaire est chargée, dès 2010, de la rédaction d’un rapport sur la situation uruguayenne en matière de drogue. Le rapport est publié en octobre 2011 et prône le « réalisme », invitant l’État à concentrer les moyens « sur la réduction des risques des usages problématiques ».

La commission mandate à son tour la Junta Nacional de drogas (JND), autorité en charge des problématiques de drogue placée sous l’égide du Président de la République, pour travailler à la redéfinition des quantités admises pour les consommations personnelles et envisager une « actualisation des législations ».

En mai 2011, un projet de réforme de la loi de 1998 est présenté par les membres de la commission parlementaire et le secrétaire général de la JND, M. Milton Romani. Le projet prévoit :

– la dépénalisation de la possession de quantités de cannabis inférieures à 25 grammes et destinées à un usage personnel ;

– la dépénalisation de la culture de cannabis (jusqu’à huit plants) ;

– la possibilité d’ouvrir des clubs de producteurs/consommateurs de cannabis.

L’exécutif s’empare alors de cette question, sans attendre l’aboutissement du processus parlementaire. La question des drogues est inscrite dans le cadre plus large d’une « Stratégie pour la vie et le vivre-ensemble », élaborée à la demande du Président Mujica par un Comité de sécurité, composé de représentants des ministères de l’intérieur, de la défense et des affaires étrangères. Le Comité définit, en juin 2012, 15 « stratégies » parmi lesquelles « la légalisation régulée et contrôlée du cannabis avec un rôle fort de l’État dans la production » qui doit permettre de lutter contre la consommation et le trafic de drogue.

Parallèlement, une certaine implication de la société civile dans ce processus de légalisation doit être relevée. Dès 2011, un « débat national sur les drogues » est lancé, fruit d’une initiative citoyenne, reprise ensuite par les autorités gouvernementales pour tenter de convaincre une classe politique divisée et une population réticente. Les auteurs de l’enquête CannaLex soulignent ainsi, dans leur rapport synthétique publié en octobre 2017 que « les associations nationales ont toutefois davantage soutenu le processus de réforme uruguayen plutôt qu’elles ne l’ont lancé comme cela a été le cas aux États-Unis » ([516]).

Un premier projet de loi est présenté au Parlement le 8 août 2012, prévoyant que l’État assume le contrôle direct de toute la chaîne de production du cannabis. Plusieurs mois de négociations s’écoulent avant que la loi 19.172 ne soit adoptée le 13 juillet 2013 par le Parlement, à une courte majorité (50 voix contre 46) ce qui souligne l’absence de consensus au sein de la classe politique uruguayenne et de la population, dont 60 % est opposée à cette légalisation ([517]). La loi est promulguée par le Président le 23 décembre 2013.

Uruguay : une légalisation « par le haut » (« top down »)

La légalisation du cannabis en Uruguay résulte, avant tout, d’un engagement déterminé de l’exécutif et, plus particulièrement, du président José Mujica. Elle s’inscrit dans le cadre d’un programme politique progressiste plus vaste, qui se traduit, au cours de la même période (2012-2013), par l’adoption de la loi 18.987 légalisant l’interruption volontaire de grossesse (IVG) et celle de la loi 19.075 instituant le mariage pour les personnes homosexuelles. La dynamique alliant travaux parlementaires, consultations externes et soutien citoyen semble avoir joué un rôle plus secondaire.

Le processus de légalisation uruguayen est souvent qualifié de « légalisation par le haut » (approche top down), par opposition à une « légalisation par le bas » (approche bottom up), résultant de la mobilisation de la société civile, observée, par exemple, au Colorado ([518]).

B.   Un modèle reposant sur un fort contrôle de l’État, de la production à la distribution

Les objectifs prioritaires fixés à la légalisation sont :

1. la préservation de la santé publique, en contenant, voire en contribuant à faire diminuer la consommation et les niveaux d’usage de cannabis dans la population ;

2. l’assèchement des trafics, en privant les dealers de cocaïne et de « pasta base » du marché du cannabis qui était considéré comme un « produit d’appel » pour ces réseaux ([519]).

La loi autorise les adultes de plus de 18 ans à détenir jusqu’à 40 grammes d’herbe de cannabis par mois, soit jusqu’à 10 grammes par semaine. Ils ne peuvent en faire une consommation publique.

Trois voies d’approvisionnement sont envisageables :

– l’auto-culture dans une limite de six plantes femelles en fleur maximum par foyer ;

– le recours à une association de consommateurs qui produit et distribue le cannabis dans une limite de 99 plantes pour 45 membres maximum ;

– l’acquisition dans une pharmacie dotée d’une licence l’autorisant à vendre du cannabis (17 en 2020) dans une limite de 10 grammes par consommateur par semaine. Dans ce cadre, le cannabis délivré est produit par des entreprises habilitées par l’État dans la limite de deux tonnes par entreprise. Seules quatre variétés peuvent être ainsi produites, contenant des taux de THC compris entre 2 % et 4 %. L’herbe est vendue à un prix fixé par l’État (1,30 dollar le gramme).

Il est strictement interdit aux auto-producteurs et aux membres d’associations coopératives de vendre leur production, sous peine de sanctions pouvant aller jusqu’à dix ans d’emprisonnement.

Les consommateurs sont tenus de s’enregistrer auprès d’une structure ex nihilo, chargée de la mise en œuvre et de la régulation de ce marché, l’Instituto de regulacion y control del cannabis (IRCCA) qui délivre également les licences de production et assume une mission d’éducation et de sensibilisation des populations aux risques liés à la consommation de cannabis. L’enregistrement des consommateurs est destiné à permettre la limitation des consommations et à faciliter le repérage des consommations problématiques.

La vente de cannabis aux touristes étrangers ainsi que la publicité pour le cannabis récréatif sont prohibées.

Concernant la conduite après consommation de cannabis, toute trace de THC détectée est susceptible d’entraîner des sanctions.

C.   Bilan de la légalisation

Le bilan du processus uruguayen est aujourd’hui mitigé : la mise en œuvre a été difficile et les résultats sont incertains.

1.   Une mise en œuvre retardée et difficile

La mise en œuvre de la légalisation a été retardée et difficile, tant au stade de la production que de la distribution.

Concernant la production, de nombreuses questions demeuraient en suspens – la délimitation et la sécurisation d’une zone de production, notamment – et le processus de sélection des entreprises habilitées à produire se révéla complexe et exigeant, du fait du faible nombre de candidats, découragés par les incertitudes qui demeuraient et par le caractère strict de l’encadrement public. Un délai de quatorze mois s’écoula donc entre le lancement de l’appel d’offre par le Gouvernement et l’habilitation de deux entreprises privées à produire du cannabis destiné à la vente en pharmacie – International cannabis Corp et SIMByosis.

En outre, le corps médical, ainsi que l’ordre des pharmaciens témoignèrent une forte hostilité à l’encontre de la réforme. Une partie des pharmaciens estimaient incohérent de délivrer au sein de leurs officines des produits récréatifs susceptibles de faire peser un risque sanitaire sur le consommateur et craignaient d’attirer une clientèle violente. Le « protocole d’entente sur les conditions de fonctionnement de la vente de cannabis en pharmacie » ne fut ainsi signé qu’en mai 2017, avec une mise en place des premières ventes en pharmacie en juillet 2017 – seules une dizaine de pharmacies, sur les 1 200 que compte le pays, ayant accepté de proposer du cannabis.

Les pharmacies ayant accepté de vendre du cannabis se trouvèrent ensuite confrontées à des difficultés bancaires : le Patriot Act entraîna la fermeture de leur compte bancaire, considérant que cette activité constituait une participation à des trafics de drogues, alors même que l’économie uruguayenne est fortement « dollarisée » du fait de la faible confiance placée dans le peso. Plusieurs pharmacies ont alors renoncé à vendre du cannabis, tandis que d’autres ont mené leurs transactions en liquide, rendant nécessaire le développement de la sécurité privée.

Par ailleurs, l’arrivée à la présidence de la République de M. Tabaré Vazquez, qui a remplacé José Mujica en 2015, a contribué à ralentir encore la mise en œuvre de la réforme. Oncologue de profession, bien que faisant partie également du Fronte Amplio, M. Tabaré Vazquez était personnellement opposé à la vente en pharmacie du cannabis.

Enfin, l’enregistrement des consommateurs désireux d’acheter du cannabis en pharmacie fit l’objet d’une assez forte contestation au sein d’une société marquée par la dictature. Le registre ne fut officiellement ouvert qu’en mai 2017. L’enregistrement des clubs fut plus rapide et effectif dès octobre 2015.

2.   Une production insuffisante pour assécher le marché noir

Le marché urugayen du cannabis représentait entre 25 et 35 tonnes en 2017. Au 19 janvier 2020, 51 555 consommateurs étaient enregistrés auprès de l’IRCCA, 39 423 clients de pharmacie, 7 834 cultivateurs et 4 298 membres appartenant à 145 clubs.

Les deux entreprises habilitées ne sont jamais parvenues à produire les 2 tonnes qu’elles étaient autorisées à mettre sur le marché ([520]) . Ainsi, seul un tiers des consommateurs de cannabis se sont fournis en cannabis en recourant au marché légal en 2018 ([521]).

Trois nouvelles entreprises ont été, en conséquence, habilitées à produire du cannabis par l’IRCCA en 2018 – Uruguay Biopharmaceutical Research Co. ; Jabelor S.A. ; Legiral S.A. La production de cannabis légale pourrait ainsi atteindre 10 tonnes.

3.   Une augmentation des violences dont le lien avec la réforme est difficile à établir

La légalisation du cannabis constituait une réponse aux violences liées aux trafics et à la consommation de drogue. Sur ce point, il faut noter une forte augmentation des homicides, dans le cadre notamment de règlement de comptes entre trafiquants de cocaïnes (+ 45,8 % d’augmentation entre 2017 et 2018).

Les auteurs de l’enquête Cannalex précitée (2017) soulignent, par ailleurs, le développement d’une criminalité transnationale en Uruguay, avec l’implantation de groupes criminels latino-américains spécialisés dans l’exportation mondiale de cocaïne et l’exportation régionale de cannabis.

4.   Une augmentation de la consommation à relativiser

Au moment de la légalisation, la crainte d’assister à une augmentation exponentielle des consommations était un argument majeur avancé par les opposants à la réforme. Selon l’Observatoire uruguayen des drogues, la prévalence annuelle de l’usage du cannabis serait passée de 9,3 % en 2014 à 14,6 % en 2018, ce qui correspond à l’accroissement de la consommation de cannabis dans les pays occidentaux où elle est interdite, selon M. Diego Olivera, secrétaire général du JND ([522]).

À l’inverse, d’autres études, plus récentes, n’ont pas démontré l’existence d’un impact significatif de la légalisation sur la prévalence de la consommation de cannabis chez les lycéens du pays ([523]).

III.   Les États-Unis d’amÉrique

Aux États-Unis, le cannabis est à ce jour encore illégal au niveau fédéral, qui n’en reconnaît ni l’usage thérapeutique ni l’usage « récréatif ». Un grand nombre d’États ont toutefois introduit progressivement des changements, comme le montre la carte ci-dessous, et seuls l’Idaho et le Nebraska n’ont encore autorisé aucune forme d’usage du cannabis.

L’exemple américain est important d’une part par la taille de son marché et, d’autre part, par le rôle de leadership que les États-Unis jouent encore aujourd’hui dans la définition de la politique internationale relative aux stupéfiants. À ce titre, la nouvelle majorité parlementaire semble vouloir faire évoluer la législation au niveau fédéral ce qui constituerait un changement de grande ampleur : selon un récent sondage ([524]) , 68 % des Américains se disaient favorables à une marijuana légale aux États-Unis.

État des lÉgislations sur la vente de cannabis À usage mÉdical et non‑ mÉdical (À jour en janvier 2021) ([525])

A.   Un regard d’ensemble sur l’état de la question aux États-Unis

Après un premier mouvement de dépénalisation de la possession de petites quantités de cannabis pour usage personnel, initié parfois dès les années 1970 comme en Oregon (1973) ou au Nebraska (1978), un certain nombre d’États précurseurs ont ensuite ouvert la voie à une évolution réglementaire plus ambitieuse. La Californie en 1996 a ainsi été le premier État à légaliser l’usage thérapeutique du cannabis, suivie par une quinzaine d’autres, jusqu’au début des années 2010. À ce jour, comme le montre la figure ci-dessous, soixante-dix pour cent des États de la fédération, trente-cinq sur cinquante, ont légalisé cet usage qui concerne au total une cinquantaine d’indications thérapeutiques, dont les principales sont la sclérose en plaques, le cancer et le sida.

nombre d’États ayant lÉgalisÉ l’usage mÉdical et non-mÉdical (1996-2020) ([526])

Le Colorado, l’un des pionniers en la matière, a légiféré dès 1998 et a progressivement élargi le spectre des maladies pour lesquelles les médecins sont habilités à prescrire du cannabis : glaucome, cachexie, épilepsie, nausées sévères et douleurs réfractaires en premier lieu, auxquelles se sont ajoutés à partir de 2017 les troubles dus au stress post-traumatique et à l’autisme et, depuis 2019, toutes les situations pour lesquelles un médecin pourrait prescrire un opioïde. ([527])

Depuis 2012, près de la moitié de ces mêmes États ont en outre entrepris de légaliser l’usage « récréatif » du cannabis.

Ce mouvement a été initié par le Colorado et l’État de Washington en 2012, suivis par l’Oregon, l’Alaska et le District fédéral de Washington DC en 2014. Au total, ce sont désormais quinze États qui ont légiféré, pour l’essentiel à la suite de l’adoption de referendums, et souvent après qu’une première votation populaire négative. Seuls le Vermont, l’Illinois et le Dakota du sud ont suivi une voie législative, à partir de 2018 ([528]).

B.   Les objectifs poursuivis par la légalisation

Plusieurs caractéristiques ressortent des processus de légalisation.

En premier lieu, sur un plan politique et sauf exceptions – le Dakota du sud, l’Alaska et le Michigan – ce sont souvent des États traditionnellement démocrates ou plus favorables au Parti démocrate lors des dernières élections, ou encore marqués par un certain libéralisme politique, social et culturel, par exemple en matière de libertés civiques, de mariage homosexuel ou d’appartenance religieuse, qui figurent parmi les pionniers de la réforme.

Ils ont aussi tiré profit du fait que l’administration Obama avait « appelé en 2009 à ‟déprioriserˮ la lutte contre le marché du cannabis médical dans les États l’ayant légalisé, à condition que ceux-ci développent un système de régulation protégeant la santé publique » ([529]), ce que l’administration suivante n’a pas fondamentalement remis en cause, les procureurs fédéraux n’engageant par exemple plus de poursuites contre les États contrevenant aux dispositions fédérales depuis 2018. Cette évolution de la position fédérale a coïncidé avec l’émergence du débat sur l’efficacité et le coût de la « guerre à la drogue », qui en a commencé à en remettre en cause la pertinence.

De même relève-t-on que les États ayant légalisé le cannabis sont tous marqués par des « prévalences d’usage supérieures à la moyenne fédérale, pour tous les indicateurs et dans toutes les classes d’âge » ([530]), notamment chez les jeunes.

Les États qui ont entrepris de légaliser l’usage « récréatif » du cannabis ont poursuivi trois types d’objectifs : la sécurisation des conditions de production et de distribution ; l’instauration de règles strictes visant à restreindre les possibilités d’accès aux produits, notamment en ce qui concerne les mineurs ; l’obtention de recettes fiscales par l’État.

1.   La production et la distribution

Si les modes de régulation définis aux États-Unis reposent assez logiquement sur une production et une distribution confiées au secteur privé, des règles précises ont néanmoins été édictées par les différents États.

En matière de production, l’auto-culture est tout d’abord généralement autorisée pour l’usage médical comme pour l’usage récréatif, en dehors de tout processus de contrôle, sous réserve, dans la plupart des cas, de respecter un nombre de plants maximal – souvent entre 5 et 8 mais parfois plus élevé, par exemple jusqu’à 24 en Oregon.

Pour le reste, au-delà des divergences, tous les États ont développé des modes de régulation fondés sur l’attribution de licences professionnelles à des opérateurs privés ([531]) pour tous les types d’activité – culture, production, transport, distribution, etc. – leur permettant d’opérer sur les différents segments du marché : culture et production ; conditionnement et distribution ; vente. Si le type, le nombre et le coût de ces licences varie grandement selon les États, elles permettent toujours aux autorités en charge du suivi du secteur – instance ad hoc, autorité fiscale ou de régulation du marché de l’alcool – d’exercer un contrôle renforcé des opérateurs et d’assurer une traçabilité des produits et de leur qualité, depuis la semence jusqu’au consommateur. Ce système de licences, tel qu’il a été conçu, a pour principal inconvénient de favoriser les opérateurs les plus importants en sécurisant juridiquement leur développement. Le marché du cannabis peut ainsi être faussé au profit des acteurs les mieux dotés.

Des mesures anti-monopolistiques ont par ailleurs été instaurées pour éviter la répétition de campagnes intenses de lobbying telles que les États-Unis en ont connu de la part de l’industrie du tabac ces dernières décennies. Elles permettent aussi la protection des opérateurs de petite taille et facilitent le contrôle du marché par les autorités de régulation.

L’approvisionnement des consommateurs se fait généralement en boutique spécialisée, et les réglementations en la matière sont nombreuses et strictes, portant sur l’emplacement des lieux de vente – notamment éloignés des établissements scolaires et des stations-service – les modalités de vérification de l’identité des acheteurs, les catégories et gammes de produits proposés, les règles de conditionnement – taille, poids, résistance des emballages afin d’assurer une protection des enfants –, la publicité et le marketing – avertissements divers, apposition de logos spécifiques – et l’interdiction de vente en ligne. ([532])

nombre de boutiques spÉcialisÉes titulaires de licences de distribution de cannabis À usage « rÉcrÉatif »

Source : Transform Drug Policy Foundation, « Altered States : Cannabis regulation in the US »

2.   Un accès restreint aux produits

À l’identique de la législation relative à la consommation d’alcool, la protection des mineurs est au cœur de la réglementation du cannabis. Elle se traduit essentiellement par l’interdiction de la vente aux personnes de moins de 21 ans.

En outre, les conditions de détention par les adultes autorisés sont strictes et les différents États ont défini des quantités maximales précises, le plus souvent d’une once de produit ([533]). La détention de quantités supérieures est passible de peines parfois sévères, comme au Colorado : jusqu’à un an de prison et mille dollars d’amende pour la détention de 2 à 6 onces. Dans le même esprit, la vente interpersonnelle est interdite, afin de lutter contre les petits trafics et de faciliter la professionnalisation des petits opérateurs, encadrés par l’État.

Toujours par comparaison avec la réglementation en matière d’alcool, et même si certains États ont pu récemment introduire des assouplissements, la consommation de cannabis est le plus souvent interdite dans les lieux publics et passible d’amende.

3.   Des recettes fiscales importantes

La légalisation du cannabis permet aux États d’instituer une fiscalité sur les revenus du marché et la question du niveau précis de taxation à fixer s’avère cruciale. Elle doit en effet permettre à la fois la génération de recettes importantes sans pour autant obérer le développement des entrepreneurs légaux. Elle doit cependant ne pas être excessive afin que les prix des produits autorisés incitent les consommateurs à se tourner vers l’approvisionnement légal et contribuent ainsi à lutter contre le marché noir.

Les taux de taxation en vigueur aux États-Unis sont pour autant très variables. Ils varient de 10 %, dans le Maine, à 37 % dans l’État de Washington. L’État du Colorado applique un taux global de 30 %, comme le montre la figure ci‑dessous ainsi répartis : 15 % de droits d’accise (« excise tax »), « dont le montant porte sur une quantité de produit : il s’agit d’une taxe associée aux politiques de dissuasion de la consommation excessive » ([534]), 15 % sur les ventes. S’y ajoutent des taxes locales additionnelles qui peuvent être fixées par les municipalités et comtés ([535]). Le cannabis thérapeutique est en revanche grevé d’une taxe de 2,9 %, auxquels s’ajoutent également des taxes locales.

Structure de la fiscalitÉ du cannabis au Colorado ([536])

Ces taxes en croissance constante, parfois forte, comme en Californie, comme le montre le diagramme ci-dessous, ont permis à l’État du Colorado de retirer sur les derniers exercices budgétaires des revenus considérables : quelque 302,5 millions de dollars en 2019, et même de 387,5 millions au 31 décembre 2020.

Évolution des recettes fiscales gÉnÉrÉes par le marchÉ du cannabis À usage « rÉcrÉatif » (incluant taxes et licences) ([537])

Les recettes importantes ainsi dégagées sont dues à des ventes en constante progression, comme le montre la figure suivante.

Le montant cumulé de 1,4 milliard de dollars de ventes pour le seul cannabis à usage « récréatif » au Colorado qui apparaît sur le diagramme a même dépassé 1,6 milliard en janvier 2021. Même si elle tend à s’atténuer, cette progression est en conséquence toujours très forte d’une année sur l’autre, +16 % en 2019 par rapport à 2018 et +32 % en 2020 par rapport à 2019 dans cet État. Depuis 2014, le cumul des ventes dépasse désormais 10 milliards de dollars ([538]).

Évolution des ventes dans les huit premiers États qui ont crÉÉ un marchÉ lÉgal du cannabis À usage « rÉcrÉatif » ([539])

Il n’est pas indifférent de relever que la structure des ventes évolue très nettement et que la part du cannabis thérapeutique tend progressivement à s’effacer au profit des ventes de cannabis à usage « récréatif ». Les ventes de cannabis thérapeutique représentent aujourd’hui un chiffre d’affaires de moins de 340 millions de dollars, relativement stable en valeur sur la durée, mais proportionnellement en diminution.

Évolution de la structure des ventes de cannabis au Colorado (2014-2019) ([540])

 

Ces recettes fiscales contribuent dans une grande mesure au financement de diverses politiques publiques, essentiellement tournées en direction du système scolaire public, notamment pour le financement de constructions ou la rénovation de bâtiments. On peut rappeler, à cette occasion, que l’État de New York, qui vient de légaliser la détention, l’usage, la production, la culture et la vente de cannabis, a annoncé qu’il envisageait de consacrer une partie des recettes perçues sur la vente des produits, soit 350 millions de dollars par an, à des programmes d’éducation publique, de prévention de la toxicomanie et d’aide aux communautés les plus affectées par le trafic et la consommation de cannabis ([541]).

RÉpartition des recettes fiscales issues du cannabis au Colorado ([542])

Ce fléchage vers des politiques publiques spécifiques se retrouve dans de nombreux États où la fiscalité du cannabis permet ainsi de financer foyers d’hébergement, programmes prévention et de santé mentale (Illinois), prise en charge des alcoolo-dépendants et toxicodépendants (Oregon), services d’accompagnement des vétérans, services de police, prévention de la récidive, etc., voire remboursement de la dette publique de l’État ([543]).

4.   Les mesures d’accompagnement

La politique de légalisation du cannabis s’est accompagnée de campagnes d’information sur les produits alimentaires, ou à destination des jeunes appelant à la responsabilité des usagers et rappelant les interdits principaux. Elles sont aussi destinées à des publics spécifiques, notamment les femmes enceintes ou les parents, pour rappeler les règles de stockage destinées à protéger les jeunes enfants. Des campagnes à destination des touristes ont également été diffusées.

exemple de message d’information ([544])

Au-delà de cet aspect, les interlocuteurs américains de la mission considèrent qu’il est essentiel que les autorités mettent en place une communication à destination des consommateurs : la régulation doit aussi permettre leur meilleure information, et une collaboration entre autorités publiques et média est opportune en ce sens, sur les risques comme sur la qualité des produits pour éviter une réorientation vers les marchés illégaux ([545]).

C.   Un premier bilan du mouvement de légalisation aux États-Unis

Bien que les législations soient relativement récentes et que les bilans doivent pour cette raison être tirés avec prudence, faute de recul suffisant, quelques tendances peuvent néanmoins être dégagées, qui incitent à conclure en termes de cohérence avec les objectifs assignés à la réglementation, notamment vis-à-vis de la protection de la jeunesse.

1.   Enjeux de santé publique et conséquences sanitaires

S’agissant des aspects sanitaires, plusieurs aspects sont à considérer.

En premier lieu, les premières études sur les accidents de la route du fait d’une conduite sous l’emprise du cannabis, montrent une stagnation ou des augmentations non significatives statistiquement. Certaines études tendraient à montrer un impact nul sur la mortalité routière, voire une baisse du nombre d’accidents de la route, quand d’autres concluraient à une augmentation des accidents, sans qu’il soit possible de déterminer le rôle exact du cannabis, le tableau global restant dominé par la question de l’alcool. Selon la note précitée de l’OFDT ([546]), « à l’échelle du Colorado, de l’État de Washington et du Nevada, les résultats convergent pour montrer que la proportion de décès liés à des cas de conduite sous influence (Driving Under the Influence) a baissé de manière significative (jusqu’à un tiers dans certains comtés et 45 % en moyenne dans l’État du Nevada). »

En second lieu, il apparaît que les politiques de légalisation du cannabis n’ont nulle part entraîné de hausse de la consommation des mineurs. Toutes les études aujourd’hui disponibles le confirment ([547]) : non seulement la légalisation du cannabis à usage thérapeutique n’a pas encouragé la consommation chez les jeunes, alors même que l’on a suspecté la production et la distribution de cannabis thérapeutique d’être en partie détournées au bénéfice d’usagers récréatifs ([548]) notamment dans les États de l’ouest américain – Colorado, Californie, Washington – mais aucune augmentation de la consommation n’a été constatée chez les jeunes après la légalisation de l’usage « récréatif » dans ces mêmes États ([549]). Le graphique ci-dessous tend à montrer une stagnation, voire un recul, de la consommation de cannabis parmi les mineurs dans la plupart des États qui en ont légalisé l’usage « récréatif », à la différence notable de l’État de Washington et, dans une moindre mesure, du Nevada ([550]).

En d’autres termes, la crainte des opposants à la légalisation qui prédisaient une forte augmentation ne s’est pas confirmée.

Évolution de l’usage du cannabis dans le mois, par classe d’Âge, (en %) ([551])

En revanche, l’augmentation de la consommation est nette chez les majeurs. Elle est constatée dans tous les États ayant légalisé l’usage « récréatif », dès l’âge de 18 ans, parfois de manière importante, et encore plus nettement pour les adultes de plus de 25 ans. La proportion de jeunes majeurs ayant consommé du cannabis augmente beaucoup plus vite que la moyenne fédérale dans tous les États ayant légalisé, comme le montre le graphique suivant. C’est notamment le cas dans le Nevada, l’Oregon, l’État de Washington ou en Alaska.

Cela étant, il n’est pas indifférent de relever que le graphique montre aussi nettement que la tendance générale à la hausse de la consommation chez les adultes se dessine avant même les premières légalisations ou les premiers referendums sur le sujet. C’est également le cas au niveau fédéral, où la proportion de consommateurs a quasiment doublé en dix ans, de 4,4 % des adultes de 25 ans et plus en 2008-2009 à 8,3 % en 2017-2018. Les facteurs explicatifs des niveaux de consommation sont probablement à rechercher ailleurs que dans l’adoption de législations plus « permissives ».

Évolution de l’usage du cannabis dans le mois, par classe d’Âge, (en %) ([552])

Enfin, même si cela reste marginal par rapport à l’alcool, dans un rapport de un à dix, une augmentation certaine des recours aux services d’urgence du fait de l’usage de cannabis a été constatée ([553]), due à des cas d’ingestion accidentelle ou excessive, provoquant des intoxications. Cet aspect met en relief la nécessité d’une information claire sur les dosages et effets des produits contenant du cannabis, dans la mesure où, notamment, la tranche d’âge la plus concernée est celle des adolescents de 12 à 17 ans.

2.   Impacts de la légalisation sur la criminalité et le marché noir

S’agissant de la lutte contre la délinquance, le bilan semble également intéressant. Ainsi, au Colorado, selon les données qui ont été fournies à la mission, entre 2012 et 2018, le nombre total d’interpellations a chuté de 13 200 à 5 800 par an. Cela étant, les conclusions des analyses de l’OFDT montrent qu’une certaine criminalité perdure due au cannabis.

Elle se traduit notamment par le fait que le nombre de saisies de plants est en forte hausse, de + 37 % entre 2016 et 2018. Ce fait traduit une délinquance directement générée par la légalisation et la disparité de législations entre États de la fédération, et met en évidence le développement d’un trafic en direction des États voisins dans lesquels la prohibition est toujours en vigueur. Les autorités du Colorado encouragent celles des autres États à légaliser à leur tour pour y faire face et considèrent que les divergences tendent à s’aplanir ([554]).

En outre, des groupes criminels développent également des trafics sur d’autres produits, afin de contrebalancer les pertes qu’ils subissent du fait de la légalisation du marché du cannabis.

Pour autant, si un marché noir perdure aujourd’hui – qui représente entre 30 % et 40 % du marché selon les estimations dans les différents États concernés – à terme, selon certains interlocuteurs américains de la mission ([555]), il ne peut que diminuer inexorablement : en effet, dès lors que les prix sont justes, la fiscalité adaptée, les produits de qualité et les agriculteurs incités à produire pour le marché légal, le marché noir ne peut rester concurrentiel. C’est ainsi que la réglementation peut porter ses fruits.

IV.   Le Canada : une politique de légalisation et de réglementation qui se veut une « troisième voie » entre les modèleS uruguayen et américains

Pays pionnier de la légalisation du cannabis à usage médical (dès 2001), le Canada est le deuxième pays, après l’Uruguay, à avoir légalisé la production, la distribution et la détention de cannabis à usage récréatif avec l’adoption d’un projet de loi du gouvernement libéral de Justin Trudeau le 19 juin 2018, entré en vigueur le 17 octobre 2018.

Le Canada est ainsi le premier État fédéral à décliner un modèle décentralisé de régulation du cannabis. La loi fédérale adopte une approche qui met l’accent sur la santé publique et la sécurité des jeunes : elle crée un cadre juridique destiné à permettre le contrôle de la production, de la distribution, de la vente et de la possession de cannabis partout au Canada.

Réglementation et légalisation vont ainsi de pair, dans le cadre d’un modèle pensé comme une « troisième voie » entre le modèle uruguayen très strictement encadré par l’État et le modèle ultra-libéral de certains États américains.

La mission a organisé une table ronde rassemblant les différents acteurs du dossier au Canada : régulateurs, entreprises et politiques. La présentation de Mme Anne McLellan, ancienne vice–première ministre du Canada, présidente de la Task Force légalisation du Cannabis fut particulièrement éclairante.

A.   Le contexte de la légalisation

1.   Le contexte sanitaire

La légalisation du cannabis non-médical s’est inscrite dans le cadre plus large d’une série de réforme en matière de drogues : autorisation du cannabis à usage médical en 2001, politique pionnière de réduction des risques avec l’ouverture, en 2003, d’une première salle de consommation à moindre risque… L’éventuelle légalisation du cannabis récréatif faisait l’objet, depuis près d’un demi-siècle, de débats publics et de travaux parlementaires récurrents.

Elle intervient alors que le cannabis est la substance illicite la plus consommée au Canada, avec une consommation particulièrement massive des jeunes : en 2017, 41 % des 16-19 ans et 45 % des 20-24 ans déclaraient avoir consommé du cannabis au cours de l’année (contre 18 % pour les plus de 25 ans) ([556])

Il apparaissait, en outre, que le marché du cannabis médical avait, en partie, bénéficié aux usagers récréatifs. En septembre 2017, près de 1 % de la population – et 3 % dans certains États – était inscrit comme patients autorisés à détenir du cannabis à usage médical ([557]). Statistique Canada estimait en 2018 que 90 % des achats de produits à base de cannabinoïdes étaient le fait d’usagers récréatifs. En outre, depuis le début des années 1990, les centres de distribution communautaire de cannabis à « titre compassionnel » (« Compassion Clubs ») s’étaient développés, parallèlement au système légal de production et d’autoproduction.

2.   Des réseaux criminels puissants

Le marché noir canadien était estimé, avant la légalisation, à environ 5,9 milliards de dollars annuels ([558]), qui finançaient en grande partie le crime organisé. Le prix du cannabis n’ayant cessé de baisser, passant de 12 dollars (7,68 euros) le gramme en 1989 à 7,50 dollars (4,80 euros) en 2017, la demande en avait été stimulée et avait encouragé le développement des réseaux ([559]).

Les ministères canadiens interrogés par la mission ([560]) ont souligné que la présence de groupes criminels organisés transnationaux était demeurée stable au cours des cinq années ayant précédé la légalisation du cannabis. 44 % de ces groupes étaient alors actifs sur le marché du cannabis, la plupart en produisant et en distribuant cette substance tandis qu’une dizaine de groupes avaient une activité d’exportation. Au total, le Canada comptait plus de 350 réseaux de trafic de cannabis, répartis sur l’ensemble du territoire et plus particulièrement concentrés en Ontario, en Colombie-Britannique et au Québec.

3.   Le contexte politique

Dans un contexte de reconquête des électeurs par le Parti libéral, qui connaît une forte érosion électorale et se trouve dans l’opposition depuis 2006, le candidat aux élections générales de 2015, Justin Trudeau fonde sa campagne sur le thème du changement – avec le slogan : « It’s time for a real change » – et propose de légaliser le cannabis afin de l’empêcher de « tomber entre les mains des enfants et les profits entre celles des criminels ».

Cette promesse électorale s’inscrit dans le cadre d’une opinion publique de plus en plus acquise à cette réforme, qui se déclare à 65 % en faveur de la légalisation. La victoire du Parti libéral en 2015 (184 députés sur 308) permet d’envisager une légalisation rapide.

4.   Le processus politique de légalisation

De juin 2016 à décembre 2016, les ministères de la justice, de la sécurité publique et de la santé mettent en place un groupe de travail sur la légalisation et la réglementation du cannabis composé de neuf personnalités, chargé « de consulter et de fournir des conseils au gouvernement du Canada sur la conception d’un nouveau cadre législatif et réglementaire pour l’accès légal au cannabis, conformément à l’engagement du gouvernement de « légaliser, régulariser et restreindre l’accès » tel qu’il est décrit dans son Discours du Trône de décembre 2015 ([561]) ».

Comme l’a rappelé Mme Anne McLellan, la légalisation constituait une promesse de campagne et le groupe de travail était chargé d’étudier les modalités concrètes de la mise en œuvre de cette réforme et non son bienfondé : « J’étais présidente d’un groupe de travail qui devait déterminer comment légaliser le cannabis au Canada. C’est une distinction importante : on ne parlait pas de la question de savoir « si » on devait le légaliser car, en 2015, le programme électoral, c’était de légaliser le cannabis donc la question était de savoir « comment » nous allions le faire. » ([562])

Le groupe de travail procède à la consultation de 30 000 personnes et organisations, dans le cadre d’auditions ou en ligne. Il organise également des déplacements dans les États du Colorado et de Washington. Il recueille, enfin, des informations auprès de l’administration uruguayenne. Le groupe de travail publie, au terme de ses travaux, un rapport comportant 85 recommandations, fondées sur une approche de santé publique.

Le 1er novembre 2016, le directeur parlementaire du Budget remet un rapport intitulé « Légalisation du cannabis : considérations financières ». Il estime le volume à produire à 655 tonnes de cannabis par an et évalue les recettes fiscales à hauteur de 418 à 618 millions de dollars en 2018.

Le 13 avril 2017, le gouvernement dépose une première version du projet de loi C‑45 concernant le cannabis. Ce premier projet de loi était accompagné du projet de loi C‑46 modifiant le Code criminel (infractions relatives aux moyens de transport) et apportant des modifications corrélatives à d’autres lois.

D’avril à novembre 2017, sont constitués des groupes d’experts et menées des consultations publiques à l’échelle des provinces.

Le 21 novembre 2017 est lancée une consultation publique nationale de deux mois sur la réglementation fédérale du cannabis.

Le 27 novembre 2017, la Chambre des Communes adopte le projet de loi en troisième lecture par 200 voix contre 82. Néanmoins, en février 2018, devant l’insistance des sénateurs conservateurs, qui craignent que l’âge minimum d’accès à la consommation soit insuffisamment élevé, que la légalisation ne conduise à une augmentation de la consommation de tabac et ne complexifie le travail des forces de l’ordre, la ministre fédérale de la santé, Ginette Petitpas Taylor, accepte de repousser l’entrée en vigueur de la loi.

Santé Canada publie un rapport de synthèse de la consultation publique sur le modèle de régulation à laquelle 3 200 citoyens ont pris part ainsi que 420 acteurs concernés, dont les provinces et les territoires.

Le Sénat adopte le texte le 19 juin 2018 par 56 voix contre 30 ([563]). L’entrée en vigueur est reportée au 17 octobre afin de laisser aux provinces, aux forces de l’ordre et à l’industrie un délai suffisant pour organiser la production et la distribution du cannabis dans de bonnes conditions.

Le texte reçoit la « sanction royale » qui lui donne force de loi le 21 juin 2018.

La légalisation est effective à compter du 17 octobre 2018.

B.   Les objectifs de la légalisation

Cette légalisation poursuivait plusieurs objectifs, exprimés en ces termes dans l’exposé des motifs de la loi C-45 : « restreindre l’accès des jeunes au cannabis, protéger la santé et la sécurité publiques par l’établissement d’exigences strictes en ce qui a trait à la sécurité et à la qualité des produits et décourager les activités criminelles par l’imposition d’importantes sanctions pénales aux personnes agissant en dehors du cadre juridique. Elle vise également à alléger le fardeau du système de justice pénale relativement au cannabis ».

Bien que cela ne figure pas parmi les objectifs officiellement affichés, la réforme est également conçue comme un levier de croissance économique, cohérente avec les ambitions de Justin Trudeau de développer et diversifier l’économie : il est alors estimé que l’ouverture d’un marché légal du cannabis représente un potentiel d’au moins 4,2 milliards d’euros par an. La légalisation permettrait, en outre, une réduction du déficit public avec la levée de recettes fiscales estimées à 400 millions de dollars américains par an (260 millions d’euros).

La légalisation du cannabis au Canada poursuivait donc de multiples objectifs, pour certains concurrents entre eux.

C.   Une loi fédérale et des déclinaisons locales

Contrairement aux États‑Unis, la légalisation procède donc d’une décision fédérale. Cependant, chaque province ou territoire est chargé d’organiser la mise en œuvre de la réforme en ce qui concerne, notamment, la distribution et la vente de cannabis et de ses dérivés, la fixation de l’âge minimum légal, les quantités qui peuvent être acquises, etc.

1.   Le socle de règles fixé par la loi fédérale

 

La loi fédérale permet aux adultes de posséder et partager avec d’autres adultes jusqu’à 30 grammes de cannabis légal, d’acheter du cannabis sous forme d’herbe (séchée ou fraîche) ou d’huile, soit auprès d’un détaillant agréé par la province, soit en ligne selon les modalités définies par les provinces et les territoires.

Elle permet également de cultiver à des fins personnelles jusqu’à 4 plants à domicile (à partir de semences acquises dans un cadre légal). Elle autorise, enfin, la fabrication à domicile de produits contenant du cannabis légal (aliments ou boissons, par exemple), à condition de n’utiliser aucun solvant organique dangereux.

La vente de produits alimentaires contenant du cannabis ou des dérivés du cannabis n’a été autorisée qu’un an après la légalisation, pour éviter les dérives constatées dans certains États américains.

Afin de garantir la protection des plus jeunes, la loi fédérale interdit de vendre ou de fournir du cannabis à une personne de moins de 18 ans. En outre, sont créées deux nouvelles infractions criminelles passibles de peines allant jusqu’à 14 ans d’emprisonnement (donner ou vendre du cannabis à un jeune et se servir d’un jeune pour commettre une infraction liée au cannabis).

Il est également interdit de commercialiser, d’emballer et d’étiqueter le cannabis sous une forme attrayante, de vendre du cannabis en libre-service ou dans des distributeurs automatiques et de faire la promotion du cannabis. Tout contrevenant risque une forte amende (jusqu’à 5 millions de dollars) et une peine de d’emprisonnement de trois ans.

La réglementation fédérale encadre, dans un souci de proposer des produits de qualité, la production commerciale – en particulier les exigences applicables aux producteurs de cannabis – et les normes de santé et de sécurité s’appliquant à l’industrie – règles destinées à éviter un marketing offensif, interdiction d’utiliser certains ingrédients, traçabilité des semences à la vente, taux de THC autorisés.

Les sanctions pénales sont renforcées en cas de contravention à la loi sur le cannabis (voir tableau ci-dessous).

Un suivi exigeant de la loi est prévu avec l’obligation pour le ministère de la santé de remettre au Gouvernement un rapport trois ans après l’entrée en vigueur de la loi.

 

Sanctions applicables en cas de violation de la loi sur le cannabis

Source : ministères canadiens, réponses écrites à la mission d’information commune

2.   Des déclinaisons territoriales

La mise en œuvre de la loi relève de la responsabilité des gouvernements locaux (provinces et territoires). Ainsi, les provinces et territoires ont la charge de garantir le respect de la réglementation fédérale, de réglementer et superviser la distribution et la vente de cannabis, d’attribuer les licences de vente, d’assurer la surveillance de la distribution et de la vente, de garantir la prévention, la promotion de la santé, la sécurité publique, y compris routière, et l’encadrement des usages en milieu professionnel.

Les provinces et les territoires ont adopté différentes démarches concernant l’octroi des licences et l’exploitation des systèmes de distribution et de vente au détail de cannabis. Certaines provinces ont établi des monopoles d’État tant au niveau de la distribution que de la vente au détail (notamment le Québec, la Nouvelle-Écosse, le Nouveau-Brunswick, l’Île‑du-Prince‑Édouard, les Territoires du Nord-Ouest et le Nunavut).

 

D’autres ont un modèle hybride avec un mélange de détaillants et/ou de distributeurs privés et publics (notamment au Manitoba, en Alberta, en Ontario, en Colombie-Britannique, au Yukon et à Terre-Neuve). D’autres encore, comme la Saskatchewan, ont à la fois des distributeurs et des détaillants privés. Les critères d’obtention d’une licence de vente au détail varient selon les administrations.

Les provinces et les territoires peuvent également durcir la réglementation prévue au niveau fédéral, par exemple en augmentant l’âge minimal, en réduisant la quantité maximale pouvant être détenue pour usage privé, en diminuant le nombre de plants autorisé par foyer ou en restreignant les lieux où les adultes peuvent consommer (en public ou dans des véhicules).

3.   Prévention et protection des plus jeunes

Des investissements supérieurs à 100 millions de dollars pour une période de six ans (2017-2018 à 2023-2024) ont été prévus pour l’information, la sensibilisation et la surveillance du public en matière de cannabis. Un montant de 46 millions de dollars est ainsi destiné au soutien des activités d’information, de sensibilisation et de surveillance du public et un montant de 62,5 millions de dollars à la participation des organisations communautaires et autochtones qui informent leurs collectivités sur les risques associés à la consommation de cannabis.

Les efforts se sont concentrés sur l’établissement d’une base de données probantes visant à documenter les initiatives d’information et de sensibilisation du public sur le cannabis, notamment en réunissant des organisations actives dans la prestation d’activités d’information et de sensibilisation du public par le biais d’un colloque national annuel, dont le troisième s’est tenu en mars 2020.

D.   Bilan de la légalisation

Le caractère récent de la légalisation du cannabis récréatif au Canada ne permet pas de disposer des données suffisantes pour établir un bilan complet de celle-ci. De manière plus générale, il est difficile d’isoler les effets de la seule légalisation du cannabis sur la situation sanitaire et sécuritaire, sur laquelle influent de nombreux facteurs.

Les éléments proposés dans le cadre de ce rapport sont issus des auditions menées par la mission d’information, des études publiées par l’OFDT et des réponses écrites transmises par les ministères canadiens. Ce bilan, lacunaire par nature, est évidemment provisoire. La loi relative à la légalisation doit faire l’objet, trois ans après son entrée en vigueur, d’un rapport d’évaluation transmis au Gouvernement par le ministère de la santé (octobre 2021). Plusieurs études et rapports doivent, en outre, être publiés dans les prochains mois par les différents ministères.

1.   Évolution de la consommation de cannabis depuis la légalisation

a.   Une consommation générale en légère augmentation mais une consommation quotidienne stable

La consommation générale de cannabis a augmenté depuis 2018, passant, pour l’ensemble du pays, de 22 % de consommation au cours des douze derniers mois en 2018, à 25 % en 2019 et 27 % en 2020 (voir graphique).

 

Évolution de la consommation dans l’année de cannabis par les + de 16 ans au Canada (2018-2020)

Source : Gouvernement du Canada, Consommation de cannabis à des fins non médicales chez les Canadiens (16 ans et plus) (2018, 2019, 2020).

En revanche, la consommation quotidienne ou quasi quotidienne est demeurée stable sur la même période. Elle concerne 25 % des Canadiens ayant déclaré avoir consommé du cannabis au cours des douze derniers mois.

b.   Une légère diminution de la consommation des jeunes ainsi qu’un recul de l’âge de la première consommation

Les données les plus récentes issues de l’Enquête canadienne sur le cannabis indiquent que la consommation de cannabis a augmenté surtout chez les personnes âgées de 25 ans et plus (de 13,1 % à 15,5 %) et chez les hommes (de 17,5 % à 20,3 %) entre 2018 et 2019. Les taux correspondants chez les jeunes de 15 à 24 ans (de 27,6 % à 26,4 %) et chez les femmes (de 12,3 % à 13,4 %) sont demeurés constants alors que ceux chez les jeunes de 15 à 17 ans ont diminué (19,8 % à 10,4 %) ([564]).

Il faut, en outre, noter que l’âge de première utilisation a augmenté au fil du temps, passant de 18,9 ans en 2018 à 20,0 ans en 2020, ce qui semble témoigner de l’efficacité de la réforme en matière de protection des plus jeunes.

2.   Évolution du marché noir du cannabis depuis la légalisation

La Gendarmerie royale du Canada (GRC), force de police nationale du Canada, souligne qu’il est « difficile de confirmer les répercussions de la légalisation et la réglementation du cannabis sur les organisations criminelles (crime organisé), alors que la collecte de données pertinentes se poursuit ». Dans leurs réponses écrites à la mission, les ministères canadiens indiquent cependant que « le crime organisé continue de jouer un rôle important dans l’industrie du cannabis illicite en organisant ce trafic à la frontière entre le Canada et les États‑Unis, en offrant d’autres produits illicites, en établissant des dispensaires illégaux en ligne, en tentant d’infiltrer le marché légal et en tirant parti du Web profond (dark web) pour poursuivre ces activités illégales. Il est peu probable que les activités de ces groupes soient sérieusement perturbées par la légalisation et la réglementation, étant donné la diversité de leurs sources de revenus de rechange ».

Il faut cependant noter qu’une part croissante de la population tend à recourir au marché légal. Selon Statistique Canada, les résultats de l’Enquête canadienne sur le cannabis (2020) indiquent que le pourcentage de consommateurs ayant légalement accès au cannabis (au moins pour une partie de leur consommation) a augmenté à près de 80 % en 2020, contre 52 % en 2019 et 23 % en 2018 avant la légalisation et la réglementation.

De plus, Statistique Canada indique que la part des dépenses de consommation des ménages sur le cannabis provenant des marchés légaux du cannabis (médical et non médical) a augmenté de 56 % entre juillet et septembre 2020, contre 50 % au trimestre précédent (avril à juin 2020) et 9 % au dernier trimestre précédant l’entrée en vigueur de la loi sur le cannabis (juillet à septembre 2018).

Un cap important aurait, par ailleurs, été franchi au troisième trimestre de l’année dernière, le total des ventes de cannabis à usage non médical issu du marché légal (821 millions de dollars canadiens) ayant, pour la première fois, dépassé celles issues du marché non réglementé (762 millions de dollars canadiens([565]).

3.   Des effets sur la réorganisation des forces de police et sur le fonctionnement de la justice encore difficile à estimer

L’administration canadienne ne dispose encore d’aucun élément permettant de mesurer les réductions et les réaffectations de ressources policières découlant de la réglementation et de la légalisation du cannabis. Sécurité Publique Canada prévoit qu’une étude sera menée en 2021-2022 pour mesurer les gains et les coûts associés à la réforme.

Au cours des quatorze premiers mois suivant l’entrée en vigueur de la légalisation, la police a signalé un total de 18 097 incidents contrevenant à la loi relative au cannabis. Quatorze mois après l’entrée en vigueur de la loi, les types d’infractions les plus courants étaient liés à l’importation ou à l’exportation (64 % de toutes les infractions), à la possession (13 %) et à la vente (7 %) tandis qu’avant la légalisation, la possession de cannabis représentait 75 % des infractions liées au cannabis.

Concernant le fonctionnement de la justice, il apparaît difficile d’isoler les coûts pour le système pénal des seules infractions liées au cannabis alors que d’autres enjeux liés aux drogues – crise des opioïdes – sont concomitants.

4.   Des effets sur la sécurité routière qu’il est trop tôt pour mesurer

Il existe peu d’outils permettant de mesurer systématiquement le rôle du cannabis sur la conduite avec facultés affaiblies. La légalisation et la réglementation apparaissent trop récentes pour faire l’objet d’un bilan pertinent.

En première analyse, les données disponibles (enquêtes sur la population, enquêtes routières, incidents déclarés par la police, ainsi que les analyses toxicologiques des coroners) indiquent que le phénomène de hausse tendancielle des cas de conduite avec facultés affaiblies par la drogue serait préexistant à la légalisation du cannabis et notable depuis plus d’une dizaine d’années. Par ailleurs les données issues de l’Enquête canadienne sur le cannabis montrent qu’un nombre croissant de répondants estiment que la consommation de cannabis nuit aux capacités de conduite.

Par ailleurs, le gouvernement fédéral a adopté de nouvelles dispositions en 2018 pour renforcer les outils à la disposition des policiers et en soutenir la mise en œuvre. Cette initiative a permis de former un plus grand nombre de policiers à l’utilisation de l’épreuve de coordination de mouvements (ECM) et de l’évaluation en reconnaissance des drogues (ERD), ainsi qu’à l’acquisition du matériel de détection des drogues approuvé (MDDA) et à la formation à son utilisation.             

D’après les éléments transmis par les ministères canadiens, les incidents de conduite avec faculté affaiblie par la drogue signalés par la police ont augmenté de 43 % entre 2018 et 2019. Cette augmentation doit néanmoins être interprétée avec précaution : elle s’explique probablement en partie par la formation accrue des policiers notamment sur l’utilisation de l’ECM, par la plus grande disponibilité d’outils de détection dont en particulier le MDDA, ainsi que par l’ensemble des initiatives qui ont permis de renforcer le contrôle des policiers.

5.   Recettes fiscales

Des droits d’accise pour les produits du cannabis sont prélevés au stade de la fabrication à hauteur d’un dollar canadien par gramme de cannabis séché et frais vendu 10 dollars canadiens ou moins et de 10 % du gramme lorsque le prix est supérieur à 10 dollars. Les recettes sont réparties entre le Gouvernement fédéral (25 %) et les gouvernements provinciaux (75 %). Un taux de taxation supplémentaire est appliqué par certaines provinces pour parvenir à des prix de détail relativement égaux des produits finaux dans l’ensemble du pays. D’autres produits du cannabis, notamment des extraits (huiles, par exemple), des produits topiques ou comestibles (boissons y compris), sont soumis à un taux uniforme de taxe d’accise de 0,01 dollar par milligramme de THC.

D’après les comptes publics du gouvernement du Canada pour 2020, le composant fédéral des droits d’accise sur les produits du cannabis a totalisé 52 millions de dollars canadiens pour le dernier exercice (du 1er avril 2019 au 31 mars 2020), contre 18,3 millions de dollars canadiens pour la même période en 2018-2019 (qui ne compte que la période courant d’octobre 2018 à mars 2019, ce qui explique la très forte variation entre les deux périodes).

Plus généralement, d’après les informations transmises par les ministères canadiens à la mission d’information, les recettes de taxe d’accise pour les produits du cannabis ont été inférieures aux prévisions établies en vue de la légalisation.

6.   Contribution du cannabis non-médical à la croissance

Statistique Canada estime, en novembre 2020, que l’industrie légale du cannabis représente environ 0,4 % du produit intérieur brut (PIB). Il est estimé, en outre, que le secteur représente 25 000 emplois directs, y compris dans la production, la distribution et la vente au détail.

La mission d’information a entendu plusieurs acteurs économiques canadiens intervenant sur le marché du cannabis légal ([566]), permettant de mettre en évidence les différents effets économiques de la réforme. Mme Karine Cousineau, membre du Conseil d’administration au Conseil canadien du cannabis (C3) a notamment insisté sur la croissance économique et la création d’emplois dans des zones rurales permises par le développement d’un marché du cannabis légal : « le Canada est un grand pays qui compte de nombreuses régions rurales et éloignées et l’on constate que la culture du cannabis a permis d’investir des milliards de dollars dont une grande partie consacrée à la croissance de l’emploi dans les régions rurales et non urbaines où la création de nouveaux emplois est parfois plus ardue. Les emplois dans la construction nécessaire à établir l’industrie et les emplois dans la production de cannabis sont souvent bien adaptés aux personnes dont les compétences sont plus générales ».

V.   L’Europe À la croisÉE des chemins : un relÂchement progressif de lA PROHIBITIOn sans vÉritable lÉgalisation

Le continent européen est loin d’échapper aux débats qui agitent la communauté internationale sur le statut juridique des produits stupéfiants, en particulier celui applicable au cannabis. En dépit du cadre international fixé par les trois Conventions de Vienne et d’un dispositif de coordination spécifique à l’Union européenne, les législations nationales se caractérisent par leur extrême diversité. Une évolution se fait jour, toutefois, dans certains pays sans qu’une rupture majeure ait été, pour le moment, engagée.

A.   La diversitÉ des lÉgislations applicables au cannabis en Europe

Au sein de l’Union européenne, la mise en œuvre d’un « socle minimal » de coordination des politiques pénales anti-stupéfiants et l’existence de procédures favorisant l’émergence d’une position européenne commune au niveau international ne peut dissimuler l’extrême diversité des législations nationales. Celles-ci ont récemment évolué vers une reconnaissance massive des usages thérapeutiques du cannabis et, parallèlement, plusieurs pays ont dépénalisé de manière plus ou moins assumée la détention de cannabis aux fins d’usage personnel sans pour autant « sauter le pas », à ce stade, en direction d’une véritable légalisation.

1.   Le « socle minimal » de coordination des politiques pénales anti‑stupéfiants au sein de l’Union européenne

Au nom de la « souveraineté pénale » des États, qui est au fondement de la souveraineté nationale, la façon dont le dispositif de contrôle international des drogues s’intègre au sein des différents droits nationaux en Europe relève de la responsabilité de chaque État. Ce principe s’applique également au sein de l’Union européenne, comme l’a rappelé la Cour de justice des Communautés européenne dans un arrêt « Casati » du 11 novembre 1981 ([567]). Cela ne signifie pas pour autant que l’Union européenne (UE) n’aurait aucun rôle à jouer dans la mise en œuvre des Conventions internationales sur les stupéfiants.

Avec les traités de Maastricht (1992) et d’Amsterdam (1997), l’UE se dote d’un « espace de liberté, de sécurité et de justice » au sein duquel les États sont invités à « adopter progressivement des mesures instaurant des règles minimales relatives aux éléments constitutifs des infractions pénales et aux sanctions applicables dans les domaines de la criminalité organisée, du terrorisme et du trafic de drogue » ([568]).

À l’époque, le Conseil de l’Union disposait du pouvoir d’adopter des « décisions-cadres » aux fins du rapprochement des dispositions législatives et réglementaires, qui « lient les États membres quant au résultat à atteindre, tout en laissant aux instances nationales la compétence quant à la forme et aux moyens ([569]) ».

Dès la réunion du Conseil « Justice et affaires intérieures » qui s’est tenue à Vienne le 3 décembre 1998, il est envisagé d’élaborer, « en tenant compte des nouvelles possibilités qu’ouvre le traité d’Amsterdam », une stratégie intégrée en matière de drogues. À la suite de nombreuses discussions, une décision-cadre est adoptée le 25 octobre 2004 afin de constituer un socle minimal à partir duquel les États membres doivent sanctionner le trafic de « drogues » et de « précurseurs ». Si l’on excepte une modification du champ d’application intervenue en 2017 ([570]), ce texte est toujours celui qui régit le socle pénal applicable aux infractions de trafics de stupéfiants dans chacun des États membres.

La normativité du dispositif, consubstantielle au droit de l’Union européenne, est plus forte que celle découlant du droit international public. Il serait donc difficile pour un État membre de s’affranchir des planchers de peines fixés par la décision-cadre pour des trafics illicites, par exemple, de cocaïne. On observera, toutefois, que :

1/ Les critères permettant de déterminer si un trafic de stupéfiants est « légitimé » ou non ne sont pas définis par la décision-cadre, ce qui renvoie donc implicitement aux restrictions posées par la Convention unique de 1961 en son article 4, paragraphe c supra (limitation exclusive aux fins médicales et scientifiques « sous réserve des dispositions de la […] Convention ») ;

2/ La détention de produits stupéfiants à des fins de consommation personnelle peut être exemptée de toute sanction pénale, ce qui laisse une marge de manœuvre non négligeable aux États membres en matière de dépénalisation de l’usage (cf. infra).

S’agissant des opérations de production, de distribution et de vente d’un produit stupéfiant, il est donc tout à fait possible pour un État membre de prévoir en droit interne un dispositif de « légalisation » dès lors qu’il en est fait un usage thérapeutique. Une légalisation à des fins récréatives pourrait, toutefois, poser plus de problèmes dans la mesure où la conformité d’une telle réforme aux Conventions internationales est, pour le moment, contestée (cf. supra).

CONTENU DE LA DÉCISION-CADRE 2004/757/JAI
DU CONSEIL DU 25 OCTOBRE 2004

L’article 1er de la décision-cadre, consacré au champ d’application du texte, fait explicitement référence aux définitions données par la Convention unique de 1961, la Convention de 1971 sur les substances psychotropes ainsi que celle de 1988 sur le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes (cf. partie I supra).

Au titre de l’article 2, les États membres doivent, dans leur droit interne, considérer comme des infractions passibles de sanctions pénales les actes intentionnels suivants lorsqu’ils ne peuvent pas être « légitimés » :

-    la production, la fabrication, la distribution, la vente, l’importation ou l’exportation de drogues, ainsi que la culture du pavot, du cocaïer ou de la plante de cannabis ;

-    la détention ou l’achat de ces produits aux fins du trafic illicite ainsi que la fabrication, le transport ou la distribution de produits précurseurs.

Les termes utilisés pour décrire les activités illicites sont quasiment les mêmes que ceux utilisés à l’article 3 de la Convention de 1988 (cf. supra).

Plusieurs durées minimales de peine applicable sont imposées à l’article 4 de la décision-cadre : en principe, maximum de un à trois ans d’emprisonnement (au moins) ; maximum porté à au moins une durée de cinq à dix ans pour les infractions portant sur « de grandes quantités de drogues » ou sur des « drogues parmi les plus dommageables pour la santé » (dix ans en cas de criminalité organisée) ; maximum porté pour les précurseurs à au moins une durée de cinq à dix ans d’emprisonnement pour les infractions portant sur les précurseurs commises dans le cadre de la criminalité organisée.

Tout en s’inspirant fortement des dispositions de la Convention de 1988, le texte de l’UE s’en écarte sur deux points majeurs :

-   la possibilité pour un État membre de réduire la peine lorsque l’auteur de l’infraction « renonce à des activités délictueuses » ou « fournit des informations » utiles aux services répressifs (article 5) ;

-   la non-application de la décision-cadre aux activités illicites commises « à des fins de consommation personnelle » (article 2, paragraphe 2).

Au sein de l’Union européenne, les enjeux juridiques du contrôle des drogues se situent donc, comme dans les autres régions du monde, au niveau des conventions internationales précitées. Comme tous les États membres adhèrent à la Convention unique de 1961, il importe que l’UE puisse parler d’une seule voix dans les instances internationales de gestion du dispositif de contrôle, notamment la Commission des stupéfiants (CDS). En tant que telle, l’Union ne peut être membre de la Commission des stupéfiants ([571]), mais treize États membres y bénéficient d’un droit de vote au sein des quatorze sièges réservés aux États de l’Europe occidentale, notamment la France, la Belgique, l’Allemagne, l’Espagne, les Pays-Bas et l’Italie. À ce titre, le Conseil de l’Union européenne est habilité à adopter des « positions » communes dans « une instance créée par un accord, lorsque cette instance est appelée à adopter des actes ayant des effets juridiques ([572]) ».

C’est sur ce fondement que les États membres qui ont participé aux dernières sessions de la CDS, en mars et en décembre 2020 (cf. supra) ont exprimé leur volonté commune de faire évoluer la Convention unique de 1961 sur le cannabis thérapeutique et donné un avis favorable à la suppression des « extraits et teintures de cannabis » du tableau I de cette Convention ([573]).

Si la France devait s’engager dans la voie d’une légalisation de la production, de la distribution et de la vente du cannabis, il serait opportun d’obtenir en parallèle l’appui de nos partenaires au sein du Conseil afin que l’Union européenne puisse porter auprès d’une prochaine session de la CDS une position commune favorable à une interprétation souple de la Convention unique de 1961 et, en particulier, de son article 4, paragraphe c, précité.

2.   Panorama des législations applicables au cannabis sur le continent : une évolution progressive effectuée en ordre dispersé

Il serait faux d’affirmer que l’état des législations européennes sur le cannabis n’évolue pas. Toutefois, compte tenu de la marge de manœuvre toute relative laissée par les conventions internationales, les États membres soucieux de réformer leur droit interne ont privilégié les deux « angles morts » du dispositif de contrôle international, à savoir le cannabis thérapeutique et la détention pour usage personnel.

Le domaine médical est le secteur où l’évolution des législations a été la plus spectaculaire. En 2011 ([574]), Mme Ivana Obradovic estimait à onze le nombre de pays européens autorisant l’usage de cannabis, ou de ses dérivés, à des fins médicales, dont six États membres de l’Union européenne (Pays-Bas, Belgique, Allemagne, Espagne, Royaume-Uni et République tchèque). Cinq ans plus tard, le nombre de pays européens cités est de trente-deux, dont vingt pour la seule Union européenne ([575]). Aujourd’hui, à l’exception de la Hongrie, de la Bulgarie et de la Lettonie, tous les pays membres de l’UE autorisent, à des degrés divers, l’usage thérapeutique du cannabis ou, tout au moins, de produits qui en contiennent.

S’agissant de la consommation personnelle, l’environnement juridique au sein de l’UE reste globalement plus restrictif, mais il a évolué sous l’influence, notamment, du Portugal qui, en 2000, a fait le choix audacieux de mettre en place un régime de sanction administrative (et donc non pénale) pour la détention de « petites quantités » de produits stupéfiants à usage personnel (cf. infra).

En 2011 ([576]), sept pays de l’Union européenne (Portugal, Italie ([577]), Espagne ([578]), République tchèque, Slovénie, Estonie ([579]) et Lettonie ([580])) avaient abandonné toute incrimination pénale au profit d’une sanction administrative ([581]) pour la détention de « petites quantités » de cannabis à usage personnel. En 2016 ([582]), le nombre d’États membres concernés est passé à neuf, avec la Croatie (2013) et Malte (2015). Parmi les États membres de l’UE qui considèrent toujours la détention de cannabis pour usage personnel comme une infraction pénale, même pour des « petites quantités », cinq d’entre eux (Allemagne, Belgique, Pays‑Bas, Danemark et Pologne) prévoient des mécanismes juridiques qui permettent de ne pas appliquer les sanctions pénales théoriquement prévues. C’est également le cas au Royaume-Uni.

« DÉPÉNALISATION DE FAIT » DE LA DÉTENTION DE PETITES QUANTITÉS DE CANNABIS POUR USAGE PERSONNEL EN EUROPE

1/ Allemagne : possibilité pour les Länder d’abandonner les poursuites en deçà d’un certain seuil.

2/ Belgique : mécanisme transactionnel instauré par une loi du 16 mai 2003 qui permet de ne pas incriminer le contrevenant s’il accepte de payer une amende ou d’amorcer une démarche de soins.

3/ Pays-Bas : poursuites non effectuées en fonction des parquets en application du principe d’opportunité.

4/ Danemark : idem.

5/ Pologne : suspension possible de toute poursuite pénale pour des consommateurs interpellés en possession d’une petite quantité de cannabis, ou pour la première fois, ou bien en situation de dépendance (loi du 26 mai 2011).

Au Royaume-Uni, les directives policières recommandent de ne pas interpeller les détenteurs de « petites quantités » de cannabis mais de leur donner un avertissement lorsqu’il s’agit d’une première infraction.

Parmi ces différents pays, une distinction est parfois opérée entre la détention et l’usage proprement dit : ce dernier cas n’est parfois pas interdit en tant que tel par la loi (Allemagne, Belgique, Pays-Bas, Pologne et Royaume-Uni).

Source : Ivana Obradovic, Psychotropes, 2016/2 (op.cit.).

 

 

En 2001, le Luxembourg s’est engagé dans une voie intermédiaire en appliquant une simple amende pénale aux infractions de détention de « petites quantités » de cannabis pour usage personnel ([583]). Comme cela a été indiqué, la France a, l’an dernier, suivi un chemin similaire avec la mise en place, en 2020, du dispositif de l’amende forfaitaire ([584]).

ACCEPTIONS DIVERSES DE LA NOTION DE « PETITES QUANTITÉS »

Dans les pays qui ont mis en place un régime de sanction allégé, les seuils déterminant les « petites quantités » de cannabis ([585]) sont extrêmement divers : ainsi, pour la résine de cannabis, les seuils sont de 3 grammes en Belgique, 3,5 grammes à Malte, 5 grammes en République tchèque ou au Portugal, de 6 à 15 grammes en Allemagne (selon les Länder), 25 grammes en Espagne, etc.

S’agissant de la production, de la distribution et de la vente de cannabis, aucun État membre de l’UE ne s’est, pour le moment, décidé à légaliser intégralement à l’instar de l’Uruguay et du Canada. Un projet de légalisation a été annoncé au Luxembourg (cf. infra) mais ses contours ne paraissent pas encore intégralement définis. À l’extérieur de l’UE, la Suisse a su développer un système original sans modification majeure de sa législation (cf. infra).

LA SPÉCIFICITÉ SUISSE

En Suisse, si la culture, la fabrication, la détention, le transport et le commerce de tous les produits stupéfiants restent interdits et passibles de sanctions pénales ([586]), les modalités de classification du chanvre et de ses produits dérivés comme des « stupéfiants » ont été modifiées en 2011 : en deçà d’une teneur en delta-9-tétrahydrocannabinol (THC) fixée à 1 % ([587]), le « cannabis » est considéré comme un produit ordinaire et, à ce titre, exempté du dispositif de contrôle.

Depuis une loi fédérale du 28 septembre 2012, un seuil de 10 grammes de « stupéfiants ayant des effets cannabiniques » permet de définir la « quantité minime » en deçà de laquelle la détention aux fins de consommation personnelle n’est pas punissable ([588]). En mars 2018, le Tribunal fédéral a précisé qu’aucune amende n’était applicable dans ce cas précis, sauf flagrant délit de consommation.

Dans son ensemble, l’Europe évolue donc progressivement dans sa manière d’appréhender le cannabis sans, pour le moment, se lancer dans une rupture majeure.

3.   Les incertitudes entourant le projet de légalisation luxembourgeois

En dépit de la dépénalisation partielle intervenue en 2001 pour les « petites quantités » (cf. supra), le Luxembourg est loin d’avoir connu une aggravation de la consommation de cannabis chez les jeunes adultes. Selon les données collectées par l’Office européen des drogues et des toxicomanies (OEDT) auprès du Luxembourg lui-même, le taux de prévalence du cannabis au cours du dernier mois auprès des personnes âgées de 15 à 34 ans a même diminué, passant de 5,6 % en 1998 à 4 % en 2014 ([589]).

Pour cette raison, l’annonce par le Premier ministre luxembourgeois, M. Xavier Bettel, d’un projet de légalisation du cannabis à l’issue des élections législatives du 14 octobre 2018 a constitué une suprise. Il est possible que le poids croissant des Verts (déi gréng) au sein de la coalition gouvernementale ([590]), qui exclut les conservateurs du parti CSV depuis 2013, ait joué un rôle dans l’émergence de cette question dans l’agenda politique.

Selon les termes mêmes de l’accord de coalition, qui couvre la législature 2018-2023, il est prévu de « dépénaliser, voire légaliser sous des conditions à définir, la production sur le territoire national de même que l’achat, la possession et la consommation de cannabis récréatif pour les besoins personnels des résidents majeurs ».

Selon les premiers éléments qui ont été présentés dans les médias à la fin de l’année 2019 et surtout de l’avant-projet de loi dévoilé au début de l’année 2020 ([591]), le pays envisagerait de s’acheminer vers une légalisation de l’usage de cannabis pour les seuls résidents luxembourgeois (majeurs) avec une limite d’achat de 30 grammes par personne et par mois. Le nombre de points de vente serait limitativement défini dans un premier temps (quatorze). La consommation serait interdite dans les lieux publics ainsi que dans tous les lieux où s’applique actuellement une interdiction de fumer.

À la différence des Pays-Bas, le Luxembourg envisage de permettre la mise en place d’une production nationale sous contrôle. Dans un entretien du 11 octobre 2019, le ministre de la santé, M. Etienne Schneider, a précisé que les recettes provenant de la vente du cannabis seraient « investies prioritairement dans la prévention, la sensibilisation et la prise en charge dans le vaste domaine de la dépendance. » ([592])

Le dossier semble actuellement freiné : à la fin de l’année 2020, la nouvelle ministre de la santé, Mme Paulette Lenert, a simplement déclaré aux médias que le dossier n’était « pas oublié » ([593]). Il est possible que le pays ait été confronté aux réticences de ses voisins européens qui ne se sont pas engagés dans un tel processus de légalisation. En décembre 2019, M. Etienne Schneider évoquait également le problème de la conformité du projet aux Conventions internationales anti-drogues ([594]).

Il est en tout cas certain que si un pays membre de l’Union européenne s’engageait dans la voie de la légalisation, cela constituerait un changement considérable, en particulier pour les pays frontaliers. Rappelons que la frontière commune franco-luxembourgeoise est longue de 73 kilomètres.

B.   Le contre-exemple hollandais

Paradis des fumeurs de joint pour les amateurs, plaque tournante du trafic pour les services répressifs, les Pays-Bas n’ont laissé personne indifférent dans leur façon d’aborder la question du cannabis. Le pays est le premier État européen à s’être engouffré, en 1976, dans une voie originale, à mi-chemin entre répression et dépénalisation. En dépit d’indéniables succès, le « modèle de tolérance » néerlandais apparaît aujourd’hui de plus en plus contesté, à tel point que l’on peut parler de « contre-exemple ».

1.   Le choix d’une dépénalisation plus ou moins assumée et organisée autour de la distinction entre « drogues douces » et « drogues dures »

Contrairement aux États-Unis ou à la France, les Pays-Bas n’avaient pas, jusqu’à une époque récente, un intérêt particulier pour le cannabis. Les enjeux du contrôle des drogues se situaient plutôt du côté de l’opium, qui était produit dans les Indes néerlandaises et faisait l’objet d’un monopole d’État. Sous l’impulsion de la Convention de La Haye de 1912 (cf. supra), le pays met en place un dispositif restrictif centré sur le contrôle de l’opium par une loi du 4 octobre 1919, dénommée « loi sur l’opium ».

En dépit d’une réforme intervenue le 12 mai 1928, qui inclut le cannabis parmi les produits soumis à restrictions en application de la Convention de Genève de 1925 (cf. supra), la législation évolue peu pendant plusieurs décennies. La question des drogues est même reléguée au second plan après la Seconde Guerre Mondiale en raison de la perte des Indes néerlandaises, conquises par le Japon à partir de 1942 puis constituées en pays indépendant en 1949.

Le développement spectaculaire de la consommation de produits stupéfiants, et notamment de cannabis, chez les jeunes dans les années 1960 ([595]) finit par inquiéter les autorités, qui décident d’engager une réflexion sur une éventuelle modification du dispositif législatif en vigueur, à la tonalité répressive. Ces travaux font l’objet de deux commissions pluridisciplinaires (Hulsman entre 1968 et 1971, puis Baan entre 1968 et 1972) puis aboutissent à une réforme d’envergure de la loi sur l’opium le 23 juin 1976. L’État effectue ainsi une distinction innovante entre les « drogues douces », dont le risque est jugé « acceptable » sous réserve de renforcer la protection du consommateur, et les « drogues dures », qui représentent un véritable danger et nécessitent le maintien, voire le renforcement, du cadre prohibitionniste.

La réforme de 1976 reprend surtout les travaux de la Commission Baan. Aux côtés de la cocaïne, de l’héroïne et des drogues de synthèse (LSD, codéine, etc.) rassemblées dans une « liste I » de drogues « dures », une « liste II » distingue les « drogues douces » parmi lesquelles figurent le cannabis et sa résine. Dans ce cadre, la culture de cinq plants de cannabis et la possession de 30 grammes de cette substance au maximum n’étaient plus passibles de poursuites, mais de simples amendes.

En théorie, la sanction pénale existe donc toujours dans le droit néerlandais, qu’il s’agisse de l’usager ou, bien entendu, du vendeur. Le pays respecte donc parfaitement ses engagements internationaux, notamment ceux issus de la Convention unique de 1961, que les Pays-Bas ont signée en 1961 puis ratifiée en 1965.

Dans les faits, le principe d’opportunité des poursuites permet aux autorités, dès la fin des années 1970, de dépénaliser la culture, la possession, l’usage et même la vente de cannabis en petites quantités : en deçà des seuils légaux, l’amende est rarement prononcée et, s’agissant de la vente, une « tolérance » est admise en deçà de 5 grammes afin de permettre aux « house dealers ([596]) » de poursuivre leurs activités dans des lieux fermés et contrôlés.

Le choix opéré par les Pays-Bas est, à l’époque, unique au regard des autres pays européens, ou même occidentaux, qui renforcent leur arsenal répressif dans le cadre de la « guerre contre la drogue ». Sa particularité réside également dans la relative discrétion dans laquelle s’est opérée la dépénalisation, loin des tribunes parlementaires et médiatiques.

 

 

AUX ORIGINES DU « MODÈLE » HOLLANDAIS :
LES COMMISSIONS HULSMAN ET BAAN

1/ La Commission présidée par M. Louk Hulsman, professeur de droit criminel, a été mise en place par la Fédération nationale des organismes de santé mentale. Composée de représentants de diverses professions (policiers, juristes, spécialistes du traitement des alcooliques, psychiatres, sociologues, etc.), elle avait pour mandat de « clarifier les facteurs associés à l’usage de drogues et à présenter des propositions pour une politique rationnelle ».

Dans son rapport, publié en 1971, la Commission insiste sur la nécessité d’améliorer l’accès des consommateurs de produits stupéfiants à des centres de traitement adaptés. Elle suggère surtout de procédér à une « décriminalisation » progressive de l’usage et de la possession de toutes les drogues, en commençant par le cannabis en petites quantités. Les effets pervers de la prohibition sont mis en avant : « À maintes reprises, le droit criminel a prouvé que les moyens ne correspondent plus aux fins, et les tenants de la répression demanderont une augmentation des mesures de répression, jusqu’à ce qu’elles soient amplifiées de cent fois par rapport à la situation actuelle [...] Cela accentuera la polarisation entre les différentes parties de la société et peut engendrer une violence accrue. » ([597])

2/ La commission présidée par M. Pieter Baan, médecin psychiatre, a été constituée par le sous-secrétaire d’État chargé de la santé. Elle était composée de membres de la commission Hulsman, de représentants du ministère de la justice, du chef de la police d’Amsterdam ainsi que de psychiatres et de sociologues.

Dans son rapport, publié en 1972, elle préconise de distinguer les produits stupéfiants selon le risque, « acceptable » ou « inacceptable » qu’ils représentent pour la société. Ses membres estiment que la consommation de cannabis ne mènera pas à la consommation d’autres drogues (rejet de la « théorie de l’escalade ») mais que la criminalisation de l’usager du cannabis favorisera son contact avec les usagers de drogues dites « dures ».

2.   Les « coffee shops » au cœur du système de distribution néerlandais

Plus de quarante ans après l’adoption de la réforme de 1976, le « système hollandais » se caractérise par une remarquable longévité. La seule modification importante de la loi sur l’opium intervenue depuis lors fut celle qui, le 17 mars 2003, a autorisé la production, la distribution et l’usage du cannabis à des fins thérapeutiques, domaine où le pays s’est avéré pionnier en Europe.

S’agissant des usages « récréatifs », les seuils de dépénalisation sont restés inchangés et les principales évolutions ont porté sur les modalités de régulation de l’offre. En effet, la vente de petites quantités de cannabis est rapidement sortie du cercle restreint des « centres de jeunesse » pour s’étendre à des établissements spécialisés, dénommés « coffee shops ([598]) ». Leur développement spectaculaire, de quelques dizaines à la fin des années 1970 à près de 1 500 au début des années 1990, a amené les autorités à explorer la voie d’une régulation du secteur.

Sur ce point, il est intéressant de constater que les initiatives sont souvent locales, tout en bénéficiant de temps à autre d’un encadrement national. Ainsi, en 1991, c’est la ville d’Amsterdam qui a mis en place un mécanisme de licence pour les coffee shops, ceux-ci étant invités à respecter les critères « AHOJG » suivants :

– A : pas de publicité ou de signe explicite à l’extérieur de l’établissement ;

– H : pas de drogues « dures » ;

– O : pas de nuisances publiques ;

– J : pas d’admission de mineurs ou de vente à des mineurs ;

– G : pas plus de 5 grammes par transaction.

Ces critères ont été généralisés au niveau national en 1994, mais les municipalités ont l’entière liberté de ne pas octroyer de licence, si elles le souhaitent ([599]).

Le gouvernement est intervenu à un niveau législatif en 2003 afin de permettre explicitement aux municipalités de refuser l’octroi d’une licence de coffee shop si le demandeur a un casier judiciaire ou s’il est attesté qu’il a des liens avec une organisation criminelle ([600]). Un nouveau « tour de vis » est intervenu en 2011 avec la possibilité de fermer les établissements situés à moins de 250 mètres d’un établissement scolaire. Enfin, depuis janvier 2013, afin de limiter les nuisances liées au « narcotourisme », chaque municipalité peut décider de réserver l’accès des coffee shops aux seuls résidents néerlandais ([601])

Le nombre d’établissements a logiquement chuté, passant de 846 en 1999 à 614 en 2013 ([602]). Le ministre chargé de la sécurité et de la justice dénombrait officiellement 573 coffee shops dans le pays à la fin de l’année 2016 ([603]).

LA CONDUITE SOUS L’EMPRISE DE CANNABIS AUX PAYS-BAS

La législation néerlandaise autorise jusqu’à 3 nanogrammes par millilitre de sang. Des tests salivaires sont effectués auprès des conducteurs qui présentent des signes de comportement altéré et, en cas de positivité, des tests sanguins sont pratiqués. En 2015, sur 621 accidents mortels enregistrés sur la route, au moins 17 % étaient liés à l’absoption de produits stupéfiants (dont à peine 3 % pour le seul cannabis).

Cannabis and driving : regulations, drug testing, and (future) science. The Dutch case

(Office européen des drogues et toxicomanies - 2017)

3.   La remise en cause actuelle d’un modèle incapable de réguler l’offre de cannabis sur le marché

La réforme de 1976 poursuivait deux objectifs principaux, à savoir la protection du « petit » consommateur et la mise en place d’une séparation stricte entre le marché des drogues « douces » et « dures ». Sur ces deux points, le « modèle » hollandais semble avoir produit les effets attendus au cours des premières décennies.

Ainsi, selon les statistiques établies par l’Office européen des drogues et des toxicomanies (OEDT), l’usage du cannabis déclaré chez les jeunes adultes est resté longtemps relativement faible aux Pays-Bas en comparaison de ses voisins à la législation plus répressive : le taux de prévalence du cannabis au cours de l’année précédente ([604]) chez les 15-34 ans était estimé à 11,8 % en 2000 dans le pays, contre 17 % à la même époque en France ([605]). Quant à la séparation des marchés, des études effectuées dans les années 1990 ont montré que la multiplication des coffee shops avait eu pour effet d’éliminer quasiment tous les points de vente illégaux de cannabis, qui étaient alors proches de ceux consacrés à l’héroïne ([606]).

Le bilan reste, toutefois, en demi-teinte, car le taux de prévalence du cannabis au cours de l’année précédente chez les 15-34 ans s’est mis à progresser sensiblement dans les années 2000, et surtout 2010, pour s’établir à 17,5 % en 2017 (2010 : 13,7 %), soit un taux supérieur à la moyenne de l’Union européenne (14,4 %) ([607]). Par ailleurs, les produits consommés se sont avérés de plus en plus riches en THC au fur et à mesure des années (teneur estimée à 15 % en 2016, contre environ 8 % au début des années 1990 et entre 5 % et 7 % dans les années 1970 ([608])).

La difficulté des autorités à réguler la consommation tient précisément au fait qu’il n’y a pas de « réglementation » officielle mais une dépénalisation plus ou moins assumée. Il en résulte logiquement une difficulté à connaître précisément l’état du marché : selon un rapport de police publié en 2011, la production nationale de cannabis ne pouvait être estimée qu’assez globalement, à un niveau compris « entre 187 et 1 196 tonnes par année », une part importante (au moins 48 %) étant destinée à l’exportation ([609]).

Les modalités d’approvisionnement des coffee shops sont également mal connues : autrefois alimentés par des auto‑producteurs locaux, les circuits de distribution auraient été progressivement accaparés par des réseaux criminels structurés important la marchandise de Belgique, d’Espagne ou d’Albanie ([610]).

C’est le paradoxe hollandais de la « porte de derrière » (« back door »). selon Dieter Tops, professeur à l’Académie de police néerlandaise, le pays vit depuis quarante ans dans une situation « schizophrénique » où le cannabis est importé illégalement pour être revendu légalement, ce qui a mis les trafiquants « hors de contrôle » et pourrait donner à penser que le choix de la tolérance opéré en 1976 a pu être une « erreur fondamentale » ([611]).

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les Pays-Bas n’échappent donc pas aux débats qui agitent de nombreux pays autour de la légalisation du cannabis. Certains représentants d’intérêts ([612]) voient dans une telle réforme une occasion « d’assécher » les réseaux criminels. Le gouvernement, pour sa part, pourrait être tenté de faire émerger une production nationale qui, dans un marché estimé à au moins 1 milliard d’euros par an ([613]), lui permettrait d’engranger de confortables recettes fiscales.

L’EXPÉRIMENTATION DE CULTURE NATIONALE INITIÉE FIN 2019 AUX PAYS-BAS : UN PREMIER PAS VERS LA LÉGALISATION ?

À la fin de l’année 2019, les Pays-Bas ont décidé de s’engager dans la voie d’une expérimentation en matière de culture nationale du cannabis (Controlled cannabis supply chain experiment Act du 13 novembre 2019). Une dizaine de producteurs néerlandais tirés au sort en décembre 2020 devraient être chargés d’approvisionner les coffee-shops des municipalités participantes, toutes choisies sur la base du volontariat.

L’objectif affiché est, pour l’instant, de permettre aux établissements de se libérer du marché noir et de « mesurer [les] effets [d’un tel dispositif] sur la criminalité, la sécurité, les troubles à l’ordre public et la santé » selon les termes employés par le gouvernement à l’annonce de son projet ([614]).

C.   Le Portugal : Une dÉpÉnalisation de l’usage des drogues dans un objectif de santÉ publique

Le modèle portugais se distingue très nettement des autres modèles étudiés dans le cadre de la mission d’information commune. Il s’agit, tout d’abord, d’un modèle de dépénalisation et non de légalisation – sous certaines conditions, les consommateurs de drogue ne sont pas sanctionnés, sans que cette consommation et cette détention soit néanmoins considérée comme légale. La dépénalisation concerne, par ailleurs, toutes les drogues et non le seul cannabis. Elle a été mise en place dans le cadre d’une grave augmentation de la consommation d’héroïne dans les années 1980 et n’avait donc pas pour objectif principal de réduire la consommation de cannabis – celle-ci a d’ailleurs augmenté au cours de la période.

Le Portugal a ainsi fait le choix, au début des années 2000, d’une stratégie de lutte contre la drogue fondée sur des motifs de santé publique : le consommateur est d’abord considéré comme un patient et non un délinquant.

L’ensemble des drogues a, dans ce cadre, fait l’objet d’une dépénalisation, sans distinguo entre les substances. Les sanctions qui peuvent être prononcées sont désormais, en cas de première interpellation pour usage et détention de quantité de drogue limitées, de nature administrative et non plus pénale. Après vingt ans de mise en œuvre, les observateurs saluent la réussite et le maintien de cette politique audacieuse, mais dont les coûts financiers importants pourraient entraîner la fragilisation du dispositif, dans le cadre de la crise sanitaire et économique actuelle.

1.   Le contexte de la dépénalisation

Le contexte de la dépénalisation des drogues s’inscrit dans le cadre très particulier de l’histoire portugaise, marquée par la dictature d’António de Oliveira Salazar (1926-1974) et les guerres coloniales en Angola, en Guinée-Bissau et au Mozambique (1961-1974).

Ainsi que le rappelait le professeur João Goulão, président du service d’intervention pour les comportements d’addiction et de dépendance (SICAD), lors de son audition par la mission d’information le 3 février 2021, le Portugal a longtemps été exempt de difficultés liées à la consommation et au trafic de drogues, du fait de la dictature salazariste. Les mouvements de jeunesse – mouvement hippies, mouvement étudiant en mai 1968 en France – qui ont contribué à faire émerger la question des drogues, et singulièrement celle du cannabis, en Europe, n’ont connu aucun écho au Portugal.

En revanche, dans les colonies et dans le contexte des guerres coloniales, la consommation de drogues était tolérée, voire encouragée pour maintenir le moral des troupes et des populations – selon une dynamique comparable à celle qui avait cours pendant la guerre du Viêt-Nam.

La révolution démocratique dite « des Œillets », en 1974 a entraîné un double mouvement d’attraction des populations vers des substances qui incarnaient une forme de liberté retrouvée et de retour des soldats et colons aux habitudes de consommation très ancrées, en particulier de cannabis.

Entre le milieu des années 1970 et la fin des années 1990, l’ensemble des substances psychotropes ont été rendues disponibles au Portugal par des organisations désireuses de tirer parti de ce marché nouveau. Des populations peu familières de ces substances se sont trouvées confrontées non seulement au cannabis, mais aussi à la cocaïne, à l’héroïne et à l’ensemble des drogues illicites, entraînant de très graves problèmes de santé publique et une prévalence des consommations problématiques extrêmement forte dans l’ensemble des catégories sociales.

Le professeur João Goulão a ainsi souligné lors de son audition que « l’explosion de l’expérimentation [avait] été transversale à toute la société : elle ne s’était pas seulement limitée aux marges ou aux groupes défavorisés mais [avait] très largement touché les classes moyennes, la classe politique… ».

À la fin des années 1990, la consommation de drogue constituait la principale problématique de sécurité et de santé publique pour la population portugaise, avec une explosion de la consommation d’héroïne. Environ 1 % de la population consommait de la drogue, soit le taux le plus élevé au niveau européen. Visible dans de nombreux quartiers de la capitale portugaise, cette consommation entraînait une augmentation de la délinquance générale et de la criminalité de rue.

2.   Le processus politique de dépénalisation

En 1998, le Gouvernement portugais décida de nommer une commission d’experts composée de neuf membres appartenant à diverses disciplines (juge, psychiatre, psychologue…) pour rédiger un rapport sur la situation nationale, et des propositions stratégiques en matière de réglementation des drogues.

La commission proposa, au terme de ses travaux, de dépénaliser l’usage personnel des drogues illicites et d’introduire la première stratégie nationale antidrogue du Portugal (Comissão para a Estratégia Nacional de Combate à Droga, 1998).

La commission organisa ensuite une session publique relative à ses propositions à laquelle prirent part des centaines de citoyens. Lors de son audition, le professeur João Goulão a insisté sur le fait qu’une majorité de citoyens était favorable à cette évolution, soulignant que la plupart des familles comptait alors en leur sein des individus souffrant de consommation problématique et que l’amélioration des soins et de la prévention apparaissait à tous comme une priorité.

La loi n° 30/2000 du 29 novembre 2000 et la nouvelle stratégie nationale antidrogue sont directement issues des propositions de la commission ([615]). Dans un entretien paru en 2016, le professeur João Goulão commente en ces termes les débats au Parlement, plus « polarisés » que les échanges avec les citoyens : « Oui, le débat au Parlement a été un peu plus compliqué… Nous avons fait face à la dualité habituelle : les partis de gauche soutenaient l’idée, les partis de droite votaient contre. Le principal commentaire de la droite était que nous allions encourir des sanctions de la part des Nations Unies, car on allait violer la convention internationale sur les drogues. Mais il y a eu aussi d’autres arguments : le Portugal allait devenir un paradis pour les consommateurs de drogues, on allait voir une explosion du narcotourisme, les avions allaient déverser des touristes par centaines qui viendraient consommer de la drogue gratuitement, les enfants allaient se mettre à consommer très tôt… Bien sûr, nous qui étions en faveur de la stratégie n’avions aucune expérience, donc nous avions un peu peur des conséquences. Mais heureusement aujourd’hui, plus de quatorze ans après, on peut dire que rien de tout cela n’est arrivé. »

3.   Une approche avant tout sanitaire

a.   Dépénalisation de l’usage personnel et répression pénale en cas de trafic

La loi n° 30/2000 du 29 novembre 2000, a ainsi dépénalisé la consommation de substances stupéfiantes et psychotropes. La consommation ([616])  de tout produit stupéfiant reste néanmoins interdite, passible d’une contravention en dessous d’une certaine quantité. La procédure pour usage devient ainsi administrative : la personne interpellée est conduite au commissariat et, si la quantité trouvée en sa possession n’excède pas les seuils établis, elle doit se présenter devant une des 18 commissions pour la dissuasion de la toxicomanie (CDT), placées sous la tutelle du ministère de la santé. Ces commissions sont composées de trois professionnels : un juriste (qui la préside), un psychologue, et un travailleur social. À l’exception des mineurs ([617]), qu’il s’agisse d’un consommateur occasionnel ou d’un toxicomane, le degré de dépendance est évalué et une réponse adaptée est proposée.

AU CŒUR DE LA STRATÉGIE PORTUGAISE EN MATIÈRE DE DROGUE : LES COMMISSIONS POUR LA DISSUASION DE LA TOXICOMANIE

Les CDT sont des commissions régionales pluridisciplinaires composées d’un avocat, d’un travailleur social et d’un professionnel de santé.

Ces commissions établissent avec la personne qui leur est présentée les motivations et les circonstances de son infraction. Elles sont mandatées pour appliquer toute une gamme de sanctions administratives : travail d’intérêt général, amende (25 à 150 euros), suspension de licence professionnelle ou interdiction de fréquenter certains lieux.

La principale mission des commissions est cependant de décourager la consommation de drogues et d’encourager les usagers dépendants à entrer dans un processus de soin ou de traitement. Dans cette perspective, elles doivent évaluer si les personnes concernées sont dépendantes ou non. Pour les usagers dépendants, elles peuvent préconiser la participation à un programme de soin ou d’éducation plutôt qu’une sanction. Pour les utilisateurs non-dépendants, elles peuvent prononcer un certain nombre de sanctions (peine avec sursis, obligation de pointer au poste de police, suivi psychologique ou éducatif, ou amende).

Les CDT jouent également un rôle social important en diagnostiquant les difficultés sociales et sanitaires éventuelles rencontrées par la personne en infraction, que celles-ci relèvent de la santé mentale, du parcours scolaire, de l’accès à l’emploi ou au logement. Elles peuvent alors l’orienter vers les services sociaux appropriés.

Ce dispositif s’applique en cas de première interpellation pour utilisation ou possession de drogues illicites dans les limites d’une réserve de dix jours de consommation (soit un gramme d’héroïne, de MDMA ou d’amphétamines, deux grammes de cocaïne et 25 grammes de cannabis) ([618]).

Ce seuil constitue d’ailleurs une référence dans le cadre des réflexions menées sur la politique de réglementation des drogues dans les différents pays et il a, par exemple, été repris dans le modèle de légalisation du cannabis mis en œuvre par l’Uruguay ([619]).

Des CDT qui orientent majoritairement les personnes qui leur sont présentées vers des dispositifs ou des structures de soins

Sur la période 2002-2006 : 100 % des personnes présentées aux CDT ont été orientées vers des dispositifs ou des structures de santé ;

Sur la période 2006-2013 : 80 % des personnes présentées aux CDT ont été orientées vers des dispositifs ou des structures de santé ;

Sur la période 2013-2020 : 88 % des personnes présentées aux CDT ont été orientées vers des dispositifs ou des structures de santé.

Source : données transmises par le Pr. João Goulão

En revanche, lorsque les individus interpelés sont en possession d’une quantité de drogue supérieure à ces plafonds ou convaincus d’être directement impliqués dans des trafics, ils sont inculpés et peuvent être poursuivis devant les tribunaux, soit pour trafic, soit pour délit de consommation lorsqu’on estime qu’elle s’est procurée ces quantités importantes uniquement pour son usage personnel.

Le trafic de drogues est défini par l’article 21 de la loi 15/93. La législation portugaise différencie les poursuites pour trafic de drogues selon plusieurs critères, dont la nature de la substance. Le trafic de drogues peut entraîner des peines allant de quatre et douze ans d’emprisonnement ou, pour les substances considérées comme moins nocives d’un à cinq ans d’emprisonnement. L’état de dépendance du trafiquant est aussi pris en compte. Si l’utilisateur ne vend des drogues que pour financer sa propre consommation, la pénalité sera réduite. Des peines allant de dix à vingt-cinq ans d’emprisonnement sont prévues en cas d’association criminelle.

b.   Une politique de développement des soins, de la prévention, de l’éducation et de réinsertion

Cette politique de dépénalisation s’accompagne d’un fort investissement public dans le développement des soins, la prévention, l’éducation et de la réinsertion et s’inscrit dans le cadre plus large de réformes sociales menées au Portugal depuis la fin de la dictature, qui ont conduit à revaloriser le niveau des prestations sociales et à améliorer les conditions de logement des plus défavorisés. Ce volet social et sanitaire constitue le socle du Plan national pour la réduction des pratiques addictives et narco-dépendantes pour 2013‑2020. Le Plan tient compte de la nécessité d’une prévention adaptée à l’âge du public visé et diffusée dans le cadre scolaire, mais aussi familial ou de loisirs.

Au niveau national, la prévention revient à la division de la prévention et de l’intervention communautaire du Service d’intervention pour les comportements d’addiction et de dépendance (SICAD), tandis que les administrations de la direction régionale de la santé ont pour mission de mettre en œuvre au niveau local ces politiques publiques.

Dans le cadre du plan national, le plan opérationnel pour des réponses intégrées (PORT) est un cadre d’intervention destiné à favoriser la réduction de la demande de drogue et est organisé au niveau local ou régional. Dans chacune des 163 zones géographiques identifiées pour l’élaboration de réponses d’intervention intégrées, une intervention peut répondre à des besoins locaux spécifiques et rassembler les partenaires publics ou privés concernés. En 2017, 20 projets de prévention intégrée ont été mis en œuvre dans ce cadre.

Les interventions de prévention recouvrent un large éventail d’approches complémentaires. Les stratégies globales ciblent des populations entières, la prévention sélective s’adresse aux groupes vulnérables qui peuvent être plus exposés et la prévention spécifique se concentre sur les personnes à risque.

La prévention globale de la toxicomanie fait partie des programmes scolaires portugais. Plusieurs actions et projets de prévention ont été développés au niveau national en milieu scolaire, à la fois dans une perspective plus large de promotion de la santé et avec un accent particulier sur les aspects des comportements addictifs et des dépendances.

Les stratégies de prévention globale, telles que le programme « Moi et les autres », ont été préférées à des approches plus spécifiques. Le programme « Moi et les autres » a été mis en œuvre dans divers cadres éducatifs et se concentre sur la promotion du développement des compétences psycho-sociales des élèves. La prévention en milieu scolaire est mise en œuvre par le ministère de l’éducation, responsable de l’inclusion de la promotion de la santé et de la prévention de la consommation de substances psychoactives, et le ministère de la santé (par l’intermédiaire du SICAD et des administrations régionales de la santé), responsable du volet prévention du PORI.

D’autres programmes de prévention en milieu scolaire sont disponibles aux niveaux régional et local. Certains programmes de prévention sur le lieu de travail sont mis en œuvre dans certaines municipalités, dans les secteurs privé et public. Différents types d’interventions de prévention ciblée ont été menés, notamment des interventions communautaires pour les groupes vulnérables, des interventions familiales pour les familles vulnérables et des interventions dans les quartiers vulnérables. Des consultations de prévention ciblée sont menées dans des centres d’intervention intégrée par des équipes multidisciplinaires. Plus de 20 000 consultations de prévention ont été réalisées dans le cadre du PORI, ciblant près de 3 000 jeunes consommant des substances psychoactives, y compris sur le plan psychosocial et de l’orientation.

Des interventions de prévention dans les écoles portugaises nettement plus nombreuses que la moyenne européenne (données 2015)

Source : OEDT, Portugal Country Drug Report 2019

4.   Bilan de la dépénalisation

a.   La situation géographique du Portugal en fait un pays de transit pour les trafics de stupéfiants

Le nombre de saisies et de quantités de drogues réalisées ces dernières années sur le territoire portugais et son archipel confirme que ce pays constitue toujours une porte d’entrée des produits stupéfiants en Europe. Sa position géographique le place naturellement comme un pays de transit pour la cocaïne en provenance d’Amérique latine, pour le cannabis issu principalement du Maroc et de l’héroïne depuis l’Espagne, le Mozambique, le Pakistan, le Ghana et la Chine. En 2020, les services de police portugais ont intercepté 27 tonnes de haschisch dans la région de l’Algarve (sud du Portugal), soit une saisine totale huit fois supérieure à la quantité appréhendée en 2019 (3,2 tonnes).

Les effets de la dépénalisation sur les trafics apparaissent ainsi quasinuls ([620]).

b.   Une diminution de la consommation d’héroïne et une hausse de la consommation de cannabis

Il convient de rappeler, comme cela a été précisé en introduction, que la dépénalisation était motivée par la nécessité de contenir la consommation d’héroïne devenue très problématique et non celle de cannabis. En 2017, 43 000 usagers se sont fait soigner au moins une fois. Le coût estimé pour l’État est évalué à 21 millions d’euros, soit en moyenne 488 euros/personne.

La dernière décennie se caractérise par une augmentation du nombre de consommateurs souhaitant se faire soigner, principalement les usagers de cannabis et, dans une moindre mesure, des consommateurs de cocaïne. Une nette évolution des consommations est à l’œuvre : en 2010, 65 % des consommateurs consommaient de l’héroïne, 13 % de la cocaïne, 13 % du cannabis, 9 % d’autres drogues ; en 2016, 25 % consommaient de l’héroïne, 16 % de la cocaïne, 54 % du cannabis, 5 % d’autres drogues ([621]).

 

Usage problématique d’opioïdes (taux pour mille)

Source : OEDT 2019, présenté par l’OFDT dans la note précitée.

 

S’agissant du cannabis, pour la septième année consécutive, la demande de soins représentait la majorité des cas avec 60 % des patients recensés. Cette hausse s’explique par les taux de plus en plus élevés de concentration de THC. L’expérimentation du cannabis, y compris chez les plus jeunes, a nettement augmenté, passant, entre 2001 et 2016, de 7,6 % à 16,2 % pour les 15-64 ans et, entre 1999 et 2019, de 9 % à 13 % (voir graphiques ci-dessous).

 

Une augmentation de la consommation de cannabis au cours des trente dernières années au Portugal

ODFT (note précitée).

c.   Un désengorgement des tribunaux

Les commissions de dissuasion de la toxicomanie ont permis, en revanche, un véritable désengorgement des tribunaux et du système pénitentiaire, l’activité de ceux-ci étant désormais concentrée sur les cas de récidive et de trafic. L’OFDT indique ainsi que le nombre de personnes incarcérées pour une infraction à la législation sur les stupéfiants (ILS) est passé de 3 863 à 1 140.

d.   Des commissions de dissuasion de la toxicomanie dont les financements sont aujourd’hui menacés

Les commissions de dissuasion de la toxicomanie représentent néanmoins un coût financier important pour l’État. Avec la crise économique engendrée par la pandémie de la covid‑19, les autorités sont susceptibles de réduire les fonds publics consacrés à de nombreux programmes d’accompagnement des personnes en cours de traitement, voire de supprimer des services d’appui social pour les usagers en cours de réinsertion. Si les financements devaient être davantage réduits, le dispositif général de lutte contre la drogue s’en trouverait sérieusement fragilisé.

e.   Un refus de légaliser le cannabis

Enfin, il importe de noter qu’en dépit de la dépénalisation des drogues, la légalisation du cannabis n’est pas à l’ordre du jour au Portugal. Constatant un contexte de plus en plus favorable, au niveau international et européen, à la libéralisation de la consommation de cannabis à des fins récréatives, deux partis politiques (le Parti des animaux et de la nature (PAN) et le Bloc de gauche) proposent depuis trois ans une réforme en ce sens. Pour l’heure, le Parlement portugais a écarté cette possibilité, traduisant l’opposition d’une majorité de la population.

La production et l’utilisation de cannabis à des fins médicales sont, quant à elles, réglementées par la loi du 18 juillet 2018.


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   troisième partie : Quel modÈle de rÉgulation
du cannabis en France ?

Plus de cinquante ans après l’entrée en vigueur de la loi n° 70‑1320 du 31 décembre 1970, la France est comme on l’a vu toujours prisonnière d’une ornière idéologique qui l’empêche de se dégager d’une impasse sécuritaire et sanitaire qu’elle a elle-même créée. Notre pays, qui a pu côtoyer pendant des siècles la plante de chanvre jusqu’à en être le principal producteur européen, reste aujourd’hui à l’écart des innovations réglementaires qui, comme en témoignent les analyses effectuées en deuxième partie, essaiment de plus en plus à travers le monde.

Alors qu’elle entamait le troisième cycle de ses auditions, qui faisaient apparaître crûment l’échec de la litanie répressive, la mission d’information entendait résonner dans l’actualité récente les discours politiques campant sur l’idée simple que « le cannabis, c’est de la merde ([622])  » ou qu’il « n’y a pas de drogue douce » mais un « fléau que nous devons combattre ([623]) ». Plus encore que le manque de résultats de la prohibition, c’est la persistance de tels discours réducteurs qui étonne à une époque où l’évidence d’un changement s’impose.

Comme l’écrivait, il y a dix ans, Mme Ruth Dreifuss, ancienne présidente de la Confédération suisse et membre fondatrice de la Commission globale sur les politiques en matière de drogues ([624]), il importe de « briser le tabou qui pèse sur le débat et la réforme. C’est maintenant qu’il faut agir ! ([625]) ».

L’ouverture d’un tel débat, qui était impensable il y a encore dix ou vingt ans, apparaît aujourd’hui envisageable, car l’état d’esprit de l’opinion publique a évolué, à contre-courant des rhétoriques martiales. La mission d’information a longuement examiné les résultats de plusieurs consultations, notamment celles effectuées par des instituts de sondage (IFOP, CSA) ainsi que celle engagée en 2019 par la municipalité de Villeurbanne : toutes montrent chez les Français la prise de conscience de l’inanité du statu quo. En ce sens, il n’est guère surprenant que la consultation citoyenne initiée par l’Assemblée nationale au début de cette année ait rencontré un tel succès et abouti à des constatations similaires.

 

Une fois posé le principe même d’un débat, encore faut-il en prévoir les modalités. Sur ce point, la rapporteure estime nécessaire d’élargir le champ de la discussion au-delà des alcôves occupées par les experts ou les militants.

Les autorités politiques ne sauraient se priver sur un sujet aussi sensible de tous les outils de mobilisation nationale qui sont à leur disposition, y compris la voie référendaire.

Le débat devra, par ailleurs, aborder de front la question des objectifs de la réforme. La rapporteure en a identifié six : réduire la délinquance dans un souci de justice sociale, assécher le marché noir, protéger notre jeunesse, développer les actions de prévention, notamment en direction des plus jeunes, et l’éducation à l’usage, éviter l’apparition d’un « Big cannabusiness » et, enfin, permettre le développement d’une filière économique nouvelle.

Par ailleurs, la multiplicité des expériences étrangères a convaincu la rapporteure qu’il n’existait pas un seul modèle de régulation des produits stupéfiants et que le seul fait de se positionner en faveur de la légalisation du cannabis ne faisait qu’ouvrir d’autres questions, toutes aussi complexes et sensibles. Selon les réponses que l’on apporte à chacune de ces questions, les effets sur chacun des objectifs identifiés ne seront pas le même.

L’objectif est bien de définir un modèle français de légalisation réglementée qui tienne à la fois compte des succès et des échecs des expériences étrangères et des spécificités politiques, historiques et culturelles de notre pays.

Il convient, tout d’abord, de définir un circuit de production et de distribution, c’est-à-dire de déterminer qui sera autorisé à produire et à vendre du cannabis à usage récréatif. L’option d’un monopole public est possible, mais d’autres solutions, plus proches du modèle de l’économie de marché, peuvent être mises en œuvre. La question du statut à donner à l’autoproduction devra également être tranchée.

L’existence d’un marché du cannabis avec une offre et une demande, que celui-ci soit réglementé ou non, amène inévitablement à s’interroger sur les modalités de fixation du prix. Celui-ci devra être en mesure d’assurer une rémunération aux producteurs et aux distributeurs tout en étant suffisamment bas pour « assécher » le marché noir. Dans une optique similaire, la mission d’information appelle les pouvoirs publics à ne pas s’engager, surtout dans un premier temps, sur la voie d’un mécanisme de taxation trop lourd.

Dans une approche prohibitionniste, les autorités pouvaient fermer les yeux sur les questions sanitaires liées à la consommation de cannabis. Avec la légalisation, il ne sera désormais plus possible d’esquiver le sujet : le débat devra déterminer, par exemple, l’étendue des formes de publicité à donner aux produits, définir les lieux publics où l’usage restera éventuellement interdit et maintenir des restrictions d’accès pour les mineurs. En ce sens, une « loi Évin » du cannabis est certainement indispensable.

L’impact de la légalisation sur les réseaux criminels ne peut, à ce stade, être connu à l’avance. Si l’on peut s’attendre à une déstabilisation des circuits actuels, la rapporteure appelle à la réinsertion des anciens trafiquants et au renforcement des sanctions contre ceux qui poursuivront leurs activités illégales. La régulation du cannabis doit être envisagée dans le sens d’une amélioration de la sécurité des zones urbaines.

La rapporteure a souhaité laisser au débat toute sa place pour répondre à chacune des questions posées par la légalisation. Elle insiste, en tout cas, sur la nécessité de tourner la page des polémiques stériles et, pour notre pays, de « reprendre le contrôle ([626]) » d’un secteur en déshérence depuis bien trop longtemps.

I.   Prendre en compte l’Évolution de la sensibilitÉ des français

La consultation en ligne organisée par l’Assemblée nationale en début d’année a confirmé à son tour l’intérêt des Français pour un débat sur la question du cannabis, et leur volonté de s’exprimer. Parallèlement à ces prises de position de plus en plus fréquentes et pour l’essentiel concordantes, l’évolution des perceptions de citoyens est tout aussi notable.

Non seulement, les Français souhaitent massivement pouvoir débattre de la pertinence de la réglementation en vigueur, mais ils prennent des positions claires et le plus souvent concordantes sur un certain nombre de constats, de sujets et d’orientations pour le futur. C’est ce que révèlent en effet la consultation réalisée par l’Assemblée nationale, celle de Villeurbanne comme les travaux menés depuis plusieurs années par l’OFDT, ou encore les sondages précités.

A.   Les constats partagÉs par les citoyens

Ces derniers mois, un certain nombre d’initiatives – le sondage commandé au CSA par Terra Nova en juin 2018, celui de l’IFOP pour le Collectif pour une nouvelle politique des drogues (CNPD) en décembre 2020, la concertation lancée par la municipalité de Villeurbanne au début de l’année 2019 ou encore la consultation citoyenne de l’Assemblée nationale de cette année – ont permis de recueillir le sentiment des Français sur le cannabis et de mettre en évidence une évolution qu’on ne peut ignorer.

1.   La perception de la dangerosité du cannabis

C’est tout d’abord au niveau de la perception de la dangerosité du cannabis que les constats, enquête après enquête, se répètent. Il convient de préciser ici que la question de la perception de la dangerosité du cannabis par les Français est évidemment très différente de celle de sa dangerosité réelle, comme la rapporteure l’a indiqué plus haut de manière détaillée, en présentant les travaux des professeurs Bernard Roques ou David Nutt ([627]).

Ainsi, pour les répondants de la consultation de l’Assemblée nationale, les risques dus au cannabis sont jugés moins graves que ceux liés à l’alcool par près des deux-tiers des personnes (62 % des réponses). Le tiers (33,1 %) d’entre elles jugent que les risques sont équivalents, 4,8 % estimant qu’ils sont supérieurs. S’agissant de la comparaison avec le tabac, les chiffres sont respectivement les suivants : 47,7 % des répondants jugent que les risques du cannabis sont inférieurs ; 38,1 %, qu’ils sont équivalents et 14,2 %, qu’ils sont plus graves.

De son côté, l’Observatoire français des drogues et toxicomanies (OFDT) mène depuis maintenant plus de vingt ans des travaux d’analyse des perceptions et opinions des Français sur les drogues, les usagers et les politiques publiques. Cinq « Enquête sur les représentations, opinions et perceptions sur les psychotropes » (EROPP) ont à ce jour été réalisées depuis 1999. La dernière date de 2018 et ses résultats ont été publiés en 2019 ([628]).

Sur divers aspects, il apparaît que la perception des Français évolue sur la longue durée. Ainsi en matière de dangerosité pour la santé des différentes drogues, quel que soit leur statut, licite ou illicite, le cannabis occupait une place médiane en 2008, entre l’héroïne et la cocaïne, d’une part, et l’alcool et le tabac, d’autre part. La perception de la dangerosité du tabac avait par exemple plus que doublé en une dizaine d’années, entre 1999 et 2008, celle du cannabis augmentait lentement, cependant que la part de personnes estimant que la consommation quotidienne créait la dangerosité diminuait d’un tiers des Français à un quart.

Comme le montre la figure ci-dessous, moins de 50 % des personnes interrogées considèrent désormais que le cannabis est dangereux dès l’expérimentation, plus du tiers estimant la consommation quotidienne comme seuil de dangerosité. Il y a un déplacement de la perception du seuil de dangerosité de l’expérimentation vers une consommation plus régulière.

Seuil de dangerositÉ perçu de diffÉrentes drogues en 1999 et en 2018 (en %)

Source : EROPP 2018, OFDT, page 2.

2.   Un dispositif réglementaire jugé inefficace

S’agissant de l’efficacité de la loi, et plus largement, de la politique répressive en vigueur, les Français, à l’instar de la communauté des experts, jugent en grande partie que, en cinquante ans, la prohibition a largement apporté la preuve de son inefficacité, comme l’admettait de son côté Bruno Le Maire, ministre de l’économie, dans un entretien en janvier 2018, en soulignant qu’il fallait « prendre la mesure de notre échec », sans toutefois se prononcer en faveur de la dépénalisation ([629]).

La consultation citoyenne de l’Assemblée nationale ([630])

Après avoir publié ses deux premiers rapports d’étape, sur le cannabis thérapeutique et le chanvre dit de « bien-être » (CBD), les membres de la mission ont considéré qu’il ne pouvait être question d’engager leur réflexion sur le dernier volet de leurs travaux sans une écoute attentive des citoyens. À l’heure de formuler des pistes de réflexion et des propositions sur le cannabis à usage adulte, il était en effet important de mieux comprendre le regard que les Français portent aujourd’hui sur cette question, et de connaître leur vision et leurs attentes sur l’avenir des politiques publiques en la matière.

Entre le 13 janvier et le 18 février 2021, une consultation citoyenne a donc été proposée sur le site Internet de l’Assemblée nationale, dont les questions étaient articulées selon plusieurs axes :

Deux grands axes thématiques ont été proposés à la consultation, portant d’une part, sur la perception des citoyens sur le dispositif en vigueur et son efficacité, et d’autre part, sur la justification de leur position en faveur d’une évolution de la réglementation ou de son maintien.

Ainsi, les cinq premières questions demandaient aux personnes de donner leur avis sur : l’efficacité du dispositif actuel de répression sur la limitation de l’ampleur de la consommation de cannabis et sur la lutte contre les trafics ; la dangerosité du cannabis par rapport à la consommation d’alcool et de tabac ; le régime de régulation et d’indiquer vers quelle l’évolution ils seraient le plus favorables : dépénalisation ; légalisation ; maintien de la législation en vigueur ; renforcement des sanctions existantes.

En fonction de ces premières réponses, les personnes étaient invitées à expliciter les raisons pour lesquelles elles étaient : soit en faveur de la dépénalisation ou de la légalisation du cannabis, et à préciser en ce cas les avantages perçus d’un assouplissement et de quelle manière elles verraient la commercialisation du cannabis, la destination des recettes fiscales générées par la vente du cannabis et la possibilité d’autoproduction ; soit en faveur du maintien ou du renforcement de la légalisation en vigueur.

Si elles le souhaitaient, les personnes avaient également la possibilité de déposer une contribution écrite et de compléter leurs réponses aux propositions qui leur étaient soumises.

Ayant recueilli 253 194 réponses, cette consultation est, de très loin, la deuxième en termes d’importance de participation au cours de cette législature, après celle relative au changement d’heure qui avait intéressé plus de 2,1 millions de personnes en 2018. En effet, seules deux autres consultations ont recueilli plus de 5 000 réponses : 13 700 personnes ont répondu aux questionnaires sur les moyens des forces de sécurité en 2019 et 6 900 sur l’avenir des terres agricoles en 2019.

 

 

 

C’est notamment le cas des habitants de Villeurbanne : « la législation de 1970 est décrédibilisée parce que jugée impuissante à faire baisser le trafic et la consommation de cannabis. Elle rend passibles de prison les consommateurs alors que l’alcool est en vente libre et jugé tout aussi dangereux, voire plus. L’interdiction entraîne par ailleurs la vente de produits non contrôlés, coupés avec diverses substances, plus fortement dosés en THC (principal composant psychoactif du cannabis) et donc plus dangereux pour la santé des consommateurs. » ([631])

Ils constatent que, malgré la réglementation, la consommation augmente, que les trafics se banalisent et s’étendent inexorablement : des quartiers au centre-ville, de l’espace public aux espaces fermés : établissements d’enseignement secondaire, centres sociaux, halls d’immeubles, hôpitaux psychiatriques ou prisons. Ils constatent aussi les impacts sur leur cadre de vie que la réglementation ne peut juguler : nuisances et incivilités incessantes face à des forces de l’ordre dépassées et à une impunité de fait des dealers.

Dans leur écrasante majorité, les personnes qui ont participé à la consultation de l’Assemblée nationale, partagent le sentiment de l’inefficacité de la réglementation actuelle : le dispositif répressif n’est en effet jugé pertinent dans une optique de limitation de la consommation que par 4,4 % des personnes interrogées, 92,1 % considérant en revanche qu’il n’est pas efficace. Dans le même ordre d’idées, seuls 2,6 % des personnes interrogées jugent le dispositif efficace dans la lutte contre les trafics, 92,1 % estimant qu’il est inefficace.

Cette opinion était aussi celle qui ressort régulièrement des sondages. Dans celui effectué pour Terra Nova et Echo citoyen ([632]), les deux-tiers des sondés jugent le dispositif inefficace dans une optique de prévention, les trois-quarts le considèrent inefficace pour limiter la consommation et près de 80 % sont du même avis s’agissant de la répression des trafics.

selon vous, en France, les politiques actuelles de lutte et de rÉpression contre le cannabis sont-elles efficaces pour ?...

On verra ci-dessous que le sondage CSA ([633]) réalisé pour le compte du Collectif pour une nouvelle politique des drogues (CNPD) à la fin de l’année dernière, ne contredit pas ces perceptions :

3.   Des politiques de prévention insuffisantes

Enfin, le regard des Français sur les politiques de prévention mises en œuvre est également partagé.

Pour les habitants de Villeurbanne, la prévention, notamment des plus jeunes, est un enjeu majeur, insuffisamment traité, de l’avis de près de trois-quarts des habitants. Elle doit surtout être renforcée en milieu scolaire, compte tenu de la fragilité des publics et s’articuler sur les problématiques de risques psychosociaux et de modalités de consommations. Pour être efficace, la prévention doit enfin impérativement faire intervenir de manière coordonnée les professionnels de santé, de la justice, de la jeunesse, du maintien de l’ordre, etc.

Ces dernières perceptions mentionnées, par nature non représentatives, sont identiques à celles que montrent les résultats du sondage de CSA pour le CNPD reproduits ci-après :

Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que les Français souhaitent aussi majoritairement que la réglementation évolue sensiblement.

B.   la rÉvision de la rÉglementation : une demande dÉsormais fortement exprimÉe

Au-delà des différences de méthodologie entre les trois études, qui ont chacun des approches et des objets propres, on peut néanmoins relever que, dans leur majorité, les Français considèrent tout d’abord que le cadre légal doit évoluer.

Il s’agit de l’adapter pour répondre aux enjeux de santé et de tranquillité publique. La concertation menée à Villeurbanne s’est en ce sens traduite par une demande de légalisation et de dépénalisation qui « ressort majoritairement à l’issue de la concertation, que ce soit par conviction ou par pragmatisme, face au constat d’échec de la répression. Les tenants du maintien de la prohibition, demandent, quant à eux, que la loi soit appliquée et donc que les moyens pour ce faire soient alloués. » Comme le montre le diagramme ci-dessous, ce sont près des trois-quarts des habitants de Villeurbanne – vivant dans les quartiers, et non des usagers ou militants – qui jugent que la légalisation ou la dépénalisation seraient les plus adaptées pour lutter contre les trafics.

Plus précisément, les partisans de la légalisation s’accordent sur deux points concernant l’encadrement de la vente et de la consommation de cannabis : la place incontournable de l’État, considéré comme seul à même d’organiser un marché légal encadré et de garantir la qualité des produits dans un processus de légalisation contrôlée afin que les dealers d’aujourd’hui ne soient pas remplacés par des multinationales guidées par les profits massifs ; l’interdiction du cannabis aux mineurs et au volant, avec des points de vente interdits aux moins de 18 ans et un système de contrôle plus juste que les tests salivaires pratiqués actuellement pour ce qui est de la conduite sous l’emprise de cannabis.

pour l’affirmation suivante que l’on peut entendre sur le cannabis,

Êtes-vous ?...