N° 4327

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 7 juillet 2021.

RAPPORT D’INFORMATION

DÉPOSÉ

PAR LA COMMISSION DES AFFAIRES EUROPÉENNES (1)

relatif à la coordination par l’Union européenne des mesures nationales
de gestion de la crise sanitaire,

 

 

ET PRÉSENTÉ

par Mme Marietta KARAMANLI et M. Thierry MICHELS

Députés

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(1)    La composition de la commission figure au verso de la présente page.


 

La Commission des affaires européennes est composée de : Mme Sabine THILLAYE, présidente ; MM. Pieyre-Alexandre ANGLADE, Jean-Louis BOURLANGES, Bernard DEFLESSELLES, Mme Liliana TANGUY, vice‑présidents ; M. André CHASSAIGNE, Mme Marietta KARAMANLI, M. Christophe NAEGELEN, Mme Danièle OBONO, secrétaires ; MM. Patrice ANATO, Philippe BENASSAYA, Mme Aude BONO‑VANDORME, MM. Éric BOTHOREL, Vincent BRU, Mmes Fannette CHARVIER, Yolaine de COURSON, Typhanie DEGOIS, Marguerite DEPREZ-AUDEBERT, M. Julien DIVE, MM. Coralie DUBOST, Frédérique DUMAS, MM. Pierre-Henri DUMONT, Jean‑Marie FIEVET, Alexandre FRESCHI, Mmes Valérie GOMEZ-BASSAC, Carole GRANDJEAN, Christine HENNION, MM. Michel HERBILLON, Alexandre HOLROYD, Mme Caroline JANVIER, M. Christophe JERRETIE, Mme Chantal JOURDAN, M. Jérôme LAMBERT, Mme Constance Le GRIP, M. Jean-Claude LECLABART, Mme Nicole Le PEIH, MM. Patrick LOISEAU, David LORION, Ludovic MENDES, Thierry MICHELS, Jean-Baptiste MOREAU, Xavier PALUSZKIEWICZ, Damien PICHEREAU, Jean Pierre PONT, Didier QUENTIN, Mme Maina SAGE, M. Benoit SIMIAN, Mme Michèle TABAROT.

 


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SOMMAIRE

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 Pages

Introduction

PREMIÈRE PARTIE : Mal préparée à l’éventualité d’une crise sanitaire, l’Union européenne a dû innover et progressivement ajuster son action pour faire face à l’épidémie de covid-19

I. LES COMPÉTENCES LIMITÉES DE L’UNION EUROPÉENNE EN MATIÈRE DE SANTÉ ONT restreint son champ d’ACTION FACE À LA CRISE SANITAIRE DE LA COVID-19

A. Envisagé comme un volet pÉRIPHÉrique de la construction europÉenne, le domaine sanitaire constitue, pour l’essentiel, une compÉtence d’appui de l’union

1. L’histoire de la construction européenne explique la place périphérique accordée à la santé, bien que les crises sanitaires récentes aient amené un renforcement constant des compétences de l’Union

2. Les compétences actuelles de l’Union en matière sanitaire, y compris en période de crise, sont dites d’appui, limitant ainsi sa possibilité de réaction

3. Cette conception périphérique de la santé se retrouve dans les moyens d’action donnés aux acteurs de la santé au niveau européen

B. un bilan mitigé de l’apprentissage des crises passÉes a contribuÉ À une prÉparation inadÉquate aux nouvelles crises

1. Si des leçons ont été tirées des crises sanitaires passées, certaines des failles mises en avant n’ont pas été réparées

2. Une préparation moyenne à l’éventualité de crise sanitaire au moment de l’irruption de la covid-19

II. L’UNION europÉenne a l’Épreuve de la crise de la covid-19 ()

A. Les premiÈres rÉactions face À la crise ont surtout mis en lumiÈre les failles de la coopÉration europÉenne

1. Si les institutions européennes ont effectivement perçu le risque sanitaire, une tendance au repli national au printemps 2020 a mis à mal l’idéal européen…

2. …contrebalancée par des initiatives solidaires mises en place principalement en bilatéral et de manière spontanée

B. Une amÉlioration de la coopÉration europÉenne progressive à la faveur d’une meilleure comprÉhension du phÉNOMÈne et de la pertinence d’une action commune

C. LA STRATÉGIE VACCINALE, illustration d’une nÉcessaire mais perfectible coopÉration renforcÉe entre les États membres en matiÈre sanitaire

1. Une nécessaire stratégie vaccinale européenne, a priori moins performante que les stratégies anglo-saxonnes

2. Un bilan mitigé des priorités choisies par l’Union dans les négociations

3. Le déploiement de la campagne vaccinale s’est heurté à des problèmes logistiques et de coopération, qui témoignent du besoin de renforcer la coopération européenne

DEUXIÈME PARTIE : la gestion europÉenne de la crise sanitaire rÉVÈle des failles importantes qui doivent être prises en compte pour construire l’europe de la santÉ

I. L’ampleur de la crise sanitaire a crÉÉ le besoin d’une coopÉration europÉenne renforcÉe, son bilan doit nourrir l’europe de la santÉ

A. Considérée comme un volet périphérique de l’intégration européenne, la politique de santé n’intègre pas la dimension pourtant fondamentale de la souveraineté stratégique

B. Les insuffisances structurelles sur le plan opérationnel sont devenues problématiques en temps de crise

II. LA CONSTRUCTION D’UNE EUROPE rÉsiliente, mieux prÉPARÉe aux crises dotÉe d’une coopÉration sanitaire renforcÉe

A. une europe rÉsiliente face aux crises suppose le dÉveloppement d’une autonomie stratÉgique, mobilisant le secteur industriel et la recherche europÉenne

1. Une nécessaire amélioration collective de la préparation aux crises

2. Le développement d’une autonomie stratégique suppose de repenser nos priorités industrielles

3. La place de la recherche dans la construction européenne doit être revalorisée et pensée de manière stratégique

B. En matière sanitaire, la commission europÉenne a fait des propositions ambitieuses qui gagneraient À Être approfondies

1. Les propositions de la Commission portant sur la construction d’une Europe de la santé doivent être soutenues parce qu’elles contribuent à la résilience européenne face aux crises

2. Un approfondissement des propositions de la Commission est nécessaire pour consolider l’Europe de la santé

Conclusion

TRAVAUX DE LA COMMISSION

Proposition de résolution européenne INITIALE

AMENDEMENTS EXAMINÉS PAR LA COMMISSION

PROPOSITION DE RÉSOLUTION EUROPÉENNE

annexes

annexe  1 : Liste des personnes auditionnées par les rapporteurs

AnnexeS  2 et 3 : SCHÉMAS de l’activitÉ des institutions europÉennes peNdant la crise et CHRONOLOGIE DU DÉROULÉ DE LA CRISE SANITAIRE


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   Introduction

 

 

Mesdames, Messieurs,

La crise sanitaire, avec laquelle nous cohabitons depuis plus d’un an et demi maintenant, a mis à l’épreuve l’idéal européen.

S’il est souvent rappelé que l’Union avance avec les crises et qu’elle a dû faire face à des crises de différents ordres ces dernières années (économique, financière, migratoire…), elle n’avait jamais été confrontée à un ébranlement d’une telle ampleur. À ce jour, plus de 32 942 528 cas de covid-19 et 733 806 décès ont été répertoriés en Europe ([1]).

« En vérité, comme presque toutes les régions et pays du monde, ni l’Union européenne, ni les États membres n’étaient préparés à cette pandémie. La préparation et la planification étaient à l’évidence sous-financées et sous-développées » ([2]). Dans ce contexte de surprise et de torpeur face à l’irruption d’une maladie inconnue, la tentation du repli national s’est fait sentir. Cependant, dans un monde aussi interconnecté par l’économie, l’échelon européen demeure essentiel. Pour la France et ses voisins, une réponse efficace à la crise sanitaire ne saurait être exclusivement nationale.

Pour autant, les citoyens européens sont en droit d’attendre une action efficiente de l’Union européenne. Or, environ 57 % des Français estiment que l’Union n’a pas été à la hauteur durant cette crise ([3]) et seuls 16 % des Italiens jugent que les mesures décidées par l’Union ont été suffisantes ([4]). Dans le même temps, 69 % des Européens interrogés souhaitent une implication accrue de l’Union dans la résolution de la crise ([5]). Nos concitoyens portent donc un regard exigeant sur l’action de l’Union parce que leurs attentes sont élevées.

Si une amélioration du contexte sanitaire semble se confirmer en Europe, la crise sanitaire reste omniprésente, il semble donc prématuré d’entreprendre un bilan exhaustif de la gestion européenne de la crise sanitaire. Néanmoins, nous devons dès à présent réfléchir aux premiers enseignements de cette crise. En effet, les négociations autour des propositions que la Commission européenne a présentées le 11 novembre dernier sont en cours. De plus, alors que la santé est une compétence essentiellement d’appui pour l’Union, la Conférence pour l’avenir de l’Europe pourrait décider d’engager des réformes. En outre, la France s’apprêtant à assurer la présidence de l’Union au premier semestre 2022, lancer une réflexion européenne sur l’avenir de la coopération sanitaire au niveau européen serait bienvenu.

Dans ce cadre, faisant suite à la communication sur « La réponse sanitaire européenne a-t-elle été à la hauteur des enjeux de la crise de la covid ? » présentée en juillet 2020 par les députés Mme Marietta Karamanli et M. Jean-Pierre Pont ([6]), ce rapport constitue un point d’étape pour évaluer l’efficacité de la coordination par l’Union des mesures nationales de gestion de la crise sanitaire.

Si les rapporteurs se sont principalement intéressés à la coopération sanitaire au niveau européen, les leçons à tirer de la crise ne peuvent se réduire à ce seul aspect. En effet, « à la crise du covid-19, l’Europe a dû apporter au moins trois types de réponses : sanitaire, économique et géopolitique. L’efficacité, la maturité et la cohérence de ces réponses varient largement, notamment en fonction des compétences de l’Union. Ce patchwork laisse à voir une Europe qui tente non sans mal d’articuler une réponse globale et cohérente à la crise du Covid-19 » ([7]).

De plus, il semble évident que l’Union pourrait – et même sera – confrontée à l’avenir à des crises de grande ampleur. Se préparer dès à présent aux nouveaux stades de la présente crise ou aux prochaines crises nous impose de prendre de la hauteur sur la coopération européenne et donc de l’envisager selon une acception plus large. Au fil des auditions, les rapporteurs ont relevé que la coopération sanitaire, surtout en période de crise, est intrinsèquement liée à au moins deux autres politiques de l’Union : la politique européenne en matière de recherche qui conditionne notre compréhension du futur et la politique industrielle, qui soulève l’épineuse question de l’autonomie stratégique de l’Europe dans un contexte de mondialisation.

Avant de se lancer dans un exercice d’évaluation, rappelons que les compétences de l’Union en matière sanitaire sont bien délimitées, ce qui explique une certaine restriction de son champ d’action pendant la crise. Dans l’ensemble, l’Union a assuré une coordination efficiente au vu de ses compétences (I). Néanmoins, la crise révèle des failles dans la gestion qui peuvent et doivent être palliées à l’heure de construire une Europe de la santé. La Commission européenne a en ce sens fait des propositions dans l’ensemble soutenues par les rapporteurs, qui entendent ici apporter leur propre contribution à la réflexion commune sur l’Europe de la santé (II).

 

 

« L’Europe se fera dans les crises et elle sera la somme des solutions apportées à ces crises ».

Jean Monnet, Mémoires, 1976.

 


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   PREMIÈRE PARTIE : Mal préparée à l’éventualité d’une crise sanitaire, l’Union européenne a dû innover et progressivement ajuster son action pour faire face à l’épidémie de covid-19

Souvent envisagée comme un volet périphérique de la construction européenne, la santé est pour l’essentiel une compétence d’appui de l’Union (I). Ce n’est qu’à l’aune de ses compétences sanitaires que nous pouvons juger la gestion européenne de l’épidémie (II).

I.   LES COMPÉTENCES LIMITÉES DE L’UNION EUROPÉENNE EN MATIÈRE DE SANTÉ ONT restreint son champ d’ACTION FACE À LA CRISE SANITAIRE DE LA COVID-19

Envisagée comme un domaine périphérique voire marginal de la construction européenne, la santé occupe une place subsidiaire dans l’intégration européenne, conçue comme un moyen de protéger les citoyens face à des produits dangereux circulant librement (A). Si leur ampleur a été moindre, les crises sanitaires qu’a déjà connues l’Union ont révélé des failles dans la coopération européenne, qui n’ont pas fait l’objet des modifications substantielles nécessaires (B).

A.   Envisagé comme un volet pÉRIPHÉrique de la construction europÉenne, le domaine sanitaire constitue, pour l’essentiel, une compÉtence d’appui de l’union

1.   L’histoire de la construction européenne explique la place périphérique accordée à la santé, bien que les crises sanitaires récentes aient amené un renforcement constant des compétences de l’Union

Aujourd’hui, la santé est pour l’essentiel, sauf quelques compétences partagées, une compétence d’appui pour l’Union européenne, ce qui explique l’apparente inertie de l’Union au début de la crise. Ce cadre juridique contraint se justifie, en partie, par l’histoire de la construction européenne.

Dès 1952, le gouvernement français propose aux pays membres de l’Organisation européenne de coopération économique (OECE) la création d’une communauté européenne de la Santé (CES), qui aurait pour objectif principal d’améliorer la coopération entre les États membres. Pensé sur le modèle de la communauté économique de charbon et d’acier (CECA), ce projet dit pool blanc prévoyait la création d’une autorité de santé de portée supranationale, qui incarnerait la communauté et serait chargée d’exécuter le traité.

Trop précoce et sans doute trop ambitieux, ce projet a suscité des réticences du fait de sa dimension transnationale et a finalement été abandonné.

L’échec concomitant du projet de Communauté européenne de la défense (CED) et de la CES ayant laissé des séquelles, le traité de Maastricht précise que la Communauté appuie l’action des États membres en matière de protection de la santé seulement « si nécessaire » ([8]). Il prévoit qu’en matière de prévention des maladies et des grands fléaux, la Commission européenne doit simplement favoriser la recherche et l’information.

Ce n’est qu’en 1997 avec le traité d’Amsterdam que la santé réapparaît dans les débats sur la construction européenne mais elle demeure un sujet mineur. L’article 152 du traité instituant la Communauté européenne (TCE) tel que modifié par le traité d’Amsterdam relève « qu’un niveau élevé de protection de la santé humaine est assuré dans la définition et la mise en œuvre de toutes les politiques et actions de la Communauté » ([9]). Partant de ce constat, des compétences sont prévues pour la Communauté européenne puisque son action « qui complète les politiques nationales, porte sur l’amélioration de la santé publique et la prévention des maladies et des affections humaines et des causes de danger pour la santé humaine ».

La dimension sanitaire de l’Union européenne s’est ainsi principalement développée en soutien aux volets clés de la construction européenne, à savoir : le marché intérieur et la monnaie unique. C’est en effet, grâce au principe de libre circulation dans l’Union qu’ont pu être édictés des premiers textes européens en matière sanitaire, dont par exemple la procédure de mise sur le marché des médicaments. De la même manière, la liberté de prestation de services et d’installation a donné plus de libertés aux praticiens.

Pourtant, comme le soulignent Marc Blanquet et Nathalie De Grove‑Valdeyron ([10]), dès 2003, le Groupe de travail XI (Europe sociale) de la Convention européenne a perçu l’importance d’octroyer des compétences à l’Union dans « les domaines qui ont une incidence considérable à l’échelle transfrontière » ([11]) dont la santé publique fait partie. Le groupe de travail invoquant déjà le risque d’une situation grave ou d’un risque transfrontière grave, plaidait pour un élargissement du champ de l’article 152 du TCE, une position qui n’a pas été reprise par le Traité de Lisbonne en 2008.

Ainsi, la santé n’est pas un impensé à l’échelle européenne ; doter l’Union d’une compétence d’appui dans ce domaine résulte bien d’un choix. Les dispositions fondamentales actuellement en vigueur ainsi que le mandat actuel des agences sanitaires que sont le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC) et l’Agence européenne des médicaments (EMA) assoient cette conception de la santé européenne.

2.   Les compétences actuelles de l’Union en matière sanitaire, y compris en période de crise, sont dites d’appui, limitant ainsi sa possibilité de réaction

L’article 6 du Traité de Fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) mentionne explicitement « la protection et l’amélioration de la santé humaine » dans la liste des domaines où « l’Union dispose d’une compétence pour appuyer, coordonner ou compléter l’action des États membres ».

Reprenant l’article 152 du TCE, l’article 168 du TFUE entré en vigueur en 2009 présente l’essentiel des compétences de l’Union en matière de santé. Outre l’objectif d’assurer un niveau élevé de protection de la santé au sein de l’Union, il élargit son champ en incluant les produits pharmaceutiques et les dispositifs à usage médical. Il prévoit également la mise en œuvre d’une coopération sanitaire en particulier dans les régions transfrontalières, en liaison avec la Commission européenne à travers son comité de sécurité sanitaire.

Au terme du paragraphe 5 de l’article 168 du TFUE, au moyen de la procédure législative ordinaire, le Parlement et le Conseil peuvent adopter des mesures d’encouragement pour protéger et améliorer la santé humaine, ce qui inclut la lutte contre les grands fléaux transfrontières, la surveillance des menaces transfrontières graves sur la santé et l’alerte le cas échéant. Or, cet encadrement des compétences de l’Union « est apparu comme la marque de l’impuissance de l’Union face à la crise liée à la Covid-19 » ([12]).

En effet, les domaines où l’Union dispose de compétences partagées en matière sanitaire sont bien délimités par le TFUE. Elles sont admises pour les « enjeux communs de sécurité en matière de santé publique » ([13]), ce qui correspond concrètement à trois domaines :

-         les normes portant sur la qualité et la sécurité des organes et substances d’origine humaine ;

-         le domaine vétérinaire et phytosanitaire dès lors que les mesures décidées ont pour objet direct de protéger la santé publique ;

-         des mesures portant sur les médicaments et les dispositifs à usage médical.

En d’autres termes, l’Europe de la santé s’est construit de façon indirecte en soutien aux politiques du marché intérieur et de la monnaie unique, nécessitant des composantes sanitaires. Ainsi, l’article 114 du TFUE prévoit un rapprochement des normes en vigueur dans les États membres dans différents domaines, dont la santé, dans l’objectif de garantir le bon fonctionnement du marché intérieur. Dans ce contexte, comme le relève Sarah Cassella, nous considérons que les compétences en matière de santé de l’Union sont « disséminées » dans les traités et non inexistantes. Cela engendre une fragmentation juridique de l’Europe de la santé. Les acteurs du secteur sanitaire au niveau européen s’en trouvent affectés : l’action de la Direction générale de la Santé de la Commission européenne (DG Santé) est strictement encadrée par les traités, ce qui explique la faiblesse de ses moyens humains. Surtout, elle n’a que progressivement élargi son champ de compétences, d’abord aux médicaments en 2016 puis aux dispositifs médicaux en 2019.

Ce contexte pourrait expliquer d’une part, l’apparente inertie au moment de mobiliser les compétences de l’Union et d’autre part, la domination de la logique intergouvernementale dans la gestion européenne de la crise.

À l’échelle internationale, le règlement sanitaire international de 2005 a pour objectif de limiter la propagation des maladies tout en limitant les entraves au trafic et au commerce international. Il contraint les États signataires à prévenir l’OMS de toute menace d’ordre sanitaire susceptible d’avoir un impact transfrontalier ainsi qu’à fournir une auto-évaluation annuelle de leur capacité de prévention et de préparation aux menaces sanitaires graves.

Il trouve son pendant européen dans la décision du Parlement européen et du Conseil 1082/2013 du 22 octobre 2013 relative aux menaces transfrontières graves pour la santé adoptée en réponse à l’épidémie de grippe H1N1. À l’occasion de la crise sanitaire que nous traversons, celle-ci a été le principal support de l’intervention de l’Union.

Au terme de cette décision, une menace est considérée comme grave lorsqu’elle présente « un danger mortel ou tout autre danger grave pour la santé, d’origine biologique, chimique, environnementale ou inconnue, qui se propage ou présente un risque important de propagation par-delà les frontières nationales des États membres et qui peut nécessiter une coordination au niveau de l’Union européenne afin d’assurer un niveau élevé de protection de la santé humaine » ([14]).

Une fois la menace établie, l’action de l’Union s’organise en trois temps : d’abord la préparation et la planification puis la surveillance épidémiologique et l’alerte ; enfin l’évaluation des risques et la coordination des réactions. Il incombe à la Commission européenne de coordonner en lien avec les États membres trois outils clés que sont :

-         le mécanisme d’alerte précoce et de réaction (EWRS) ;

Placé sous la responsabilité de l’ECDC, ce dispositif peut être utilisé par les États membres pour envoyer des alertes à leurs partenaires concernant des évènements susceptibles d’avoir des répercussions transnationales de niveau européen.

-         le comité de sécurité sanitaire (CSS) ;

Créé en 2001 de manière informelle, ce comité consultatif composé d’un représentant par État membre, des représentants de la Commission et de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) a été pérennisé par la décision de 2013. Il doit soutenir et faciliter l’échange d’informations entre les États membres et la Commission européenne afin de coordonner au mieux les réponses nationales. À l’occasion de cette crise, la Commission l’a réuni régulièrement ([15]) pour discuter de l’évolution de la situation et des mesures à entreprendre. Le comité a également pris connaissance des mesures décidées par les États membres ;

-         le groupe de travail du CSS.

De plus, la décision de 2013 prévoit la possibilité d’une passation conjointe de marché pour acquérir du matériel médical (y compris des vaccins) au moyen d’un mécanisme volontaire pour les États membres avec le concours de la Commission européenne. Comme le relevait en 2016 ([16]), la Cour des comptes européenne, ce mécanisme n’a pas suscité l’engouement des États membres. Pourtant, il s’est révélé être un outil précieux pendant la crise du covid-19 : il a servi à la fois à acquérir du matériel médical et des vaccins.

3.   Cette conception périphérique de la santé se retrouve dans les moyens d’action donnés aux acteurs de la santé au niveau européen

Pour matérialiser les compétences sanitaires de l’Union, il faut relever l’action de trois acteurs clés, particulièrement mobilisés pendant la crise sanitaire actuelle.

En premier lieu, la DG Santé qui a la charge de coordonner au premier chef l’action des États membres dans les domaines de santé publique et de sécurité alimentaire. Son organisation et son fonctionnement reflètent la place périphérique accordée à la santé avant la crise. Elle est une création récente qui n’existe que depuis 1992. La DG Santé représente seulement 2,2 % des effectifs de la Commission européenne, soit 722 fonctionnaires. Par ailleurs, « il n’est pas anecdotique de rappeler qu’en 2019, à l’occasion du passage de 28 à 27 commissaires pour cause de Brexit, la suppression de ce poste de commissaire a sérieusement été envisagée » ([17]).

C’est pourquoi, outre la DG Santé, l’action de l’Union européenne s’est appuyée sur d’autres directions au premier rang desquelles la direction du marché intérieur incarnée par le Commissaire Thierry Breton ainsi qu’une task force présidée par la Présidente de la Commission Ursula von der Leyen.

En parallèle, les deux agences sanitaires de l’Union, l’ECDC et l’Agence européenne des médicaments (EMA) ont activement contribué à la coordination européenne pendant la crise dans la limite de leurs mandats.

L’ECDC, créé en 2004 à la suite de l’épidémie du SRAS, a pour mission de contrôler les réponses aux menaces sanitaires transfrontalières. Il centralise et partage les informations qui lui sont transmises par les États membres sur l’évolution des situations nationales. Son action se divise en deux axes : d’un côté les États notifient au Centre les maladies observées dans leur pays ; de l’autre, le Centre assure une fonction de veille épidémiologique, y compris à travers les médias et les réseaux sociaux, pour déterminer les mesures à prendre.

Fonctionnant sur un budget avant crise de 60 millions d’euros avec environ 10 000 salariés, le Centre est tributaire des informations qu’il reçoit des États membres pour ses analyses, ce qui complexifie sa tâche comme en a témoigné la directrice de l’ECDC Andrea Ammon ([18]). Par ailleurs, les États membres peuvent solliciter l’assistance d’experts de l’ECDC, y compris en mission conjointe avec l’OMS, en cas d’épidémie – comme l’ont fait l’Italie et la Grèce au début de la crise sanitaire.

De son côté, l’EMA, dont la création remonte à 1995, a pour rôle principal d’assurer l’évaluation scientifique, le contrôle et le suivi de la sécurité des médicaments à usage humain et vétérinaire dans l’Union européenne. Elle est particulièrement mobilisée sur les médicaments innovants, dont les fabricants doivent se soumettre à un processus d’évaluation et d’autorisation.

Dotée d’un budget bien supérieur à celui de l’ECDC, 358,1 millions d’euros provenant principalement des redevances et des frais, l’EMA est également restée cantonnée à un rôle de second plan pendant la crise, ce qui ne veut pas dire qu’elle n’a pas été pleinement mobilisée.

Dans les deux cas, la dépendance aux informations fournies par les États membres a grandement compliqué la coopération sous l’égide des agences sanitaires européennes. Par exemple, les différentes méthodes de collecte des données sur les cas de contamination reçues par l’ECDC, rendues anonymes et agrégées, compliquent son action et la fiabilité de ses analyses. Or, plus les données sont exactes et aisées à comparer, plus l’analyse sera fine.

En somme, le budget total des deux agences sanitaires de l’Union s’élève à 400 millions d’euros, ce qui équivaut à 0,0003 % du PIB des 27 États membres ([19]). À titre de comparaison, l’action sanitaire des États-Unis pendant la crise a reposé sur deux agences clés : le Center for Disease Control and prevention (CDC) et pour le volet vaccinal, la Biomedical Advanced Research and Development Authority (BARDA), dont les budgets s’élèvent à 8 milliards de dollars pour le CDC ([20]) et 1,6 milliard de dollars pour la BARDA ([21]).

La BARDA

 

     Fonctionnement général de l’institution

Elle a été créée en 2006 dans le cadre de la Loi sur la préparation à tous les dangers (PAHPA) adoptée par le Congrès et le Président. Il s’agit d’une agence fédérale rattachée au Ministère de la Santé américain, placée sous la responsabilité du Secrétaire d’État à la gestion des catastrophes (ASPR), qui est en charge de la préparation et la réponse aux menaces chimiques, biologiques, nucléaires ainsi que pandémiques.

 

Elle fonctionne comme point de contact officiel entre le gouvernement fédéral américain et l’industrie biomédicale. La BARDA s’appuie sur le développement de partenariats publicprivé avec l’industrie afin de fournir des subventions et une assistance technique pour soutenir la recherche avancée, l’innovation et le développement de dispositifs médicaux, de tests, et de vaccins. Son objectif est d’octroyer des fonds aux chercheurs travaillant pour des universités ou des laboratoires privés à la conception de médicaments qui ne présentent pas une garantie de rentabilité suffisante pour certaines entreprises pharmaceutiques. En outre, elle fournit et veille à la disponibilité des stocks stratégiques de médicaments, d’équipements de protection individuelle (EPI) et de vaccins.

 

La BARDA fonctionne sur la base d’un budget de 1,6 milliard de dollars et d’un effectif inférieur à 200 employés. En cas d’urgences de santé publique, son budget peut être augmenté par des crédits supplémentaires votés par le Congrès.

 

      Réponse à la crise sanitaire

La BARDA finance la recherche mais également la production « à risque », en subvenant aux besoins des industriels pour débuter la production de vaccins alors même que les essais cliniques sont en cours. L’objectif est de constituer de stocks de doses prêts à être distribués dès que l’autorisation de mise sur le marché leur est accordée.

 

Dès janvier 2020, la BARDA a contacté le groupe Sanofi pour collaborer sur un vaccin contre le coronavirus. En mai 2020, le directeur général de Sanofi, Paul Hudson a affirmé qu’il accorderait la priorité aux États-Unis pour la fourniture d’un vaccin contre le Covid-19, puisqu’ils ont été les premiers à financer les recherches du laboratoire.

 

Le gouvernement américain a également commandé 100 millions de doses à l’entreprise Moderna, payées même en cas d’échec des essais, ainsi que 300 millions à AstraZeneca. En septembre 2020, la BARDA avait investi plus de 2 milliards de dollars dans les vaccins COVID-19 et financé plus de 30 projets, y compris pour les diagnostics et les traitements.

 

En janvier 2021, l’agence a toutefois fait l’objet d’un rapport publié par le bureau d’enquêtes du Ministère de la santé l’accusant détournement de fonds publics, ce qui souligne les limites d’un tel dispositif.

B.   un bilan mitigé de l’apprentissage des crises passÉes a contribuÉ À une prÉparation inadÉquate aux nouvelles crises

1.   Si des leçons ont été tirées des crises sanitaires passées, certaines des failles mises en avant n’ont pas été réparées

Contrairement aux prévisions de l’époque, l’Union européenne a été relativement épargnée par les crises sanitaires récentes. Néanmoins, elle n’a que partiellement tiré les leçons des crises qu’elle a connues.

Depuis les années 1990, différentes crises sanitaires ont émergé, telles que la crise de la vache folle, l’épidémie de VIH, le SARS en 2003. La crise de la vache folle survenue en 1986 a par exemple permis d’asseoir la base juridique pour les compétences sanitaires au travers du traité d’Amsterdam. En termes pratiques, la crise portant surtout sur la sécurité sanitaire a impulsé des évolutions concrètes importantes comme la traçabilité des produits et la mise en place de standards élevés pour la qualité des produits alimentaires.

De la même manière le SARS de 2003 ainsi que la grippe H1N1 de 2005 ont permis d’approfondir les compétences sanitaires de l’Union. Le SARS a en effet motivé l’élargissement du mandat de l’ECDC et la grippe H1N1 a amené l’adoption du RSI, qui a lui-même inspiré le règlement de 2013. L’Europe a donc su avancer avec les crises.

Néanmoins, la crise sanitaire liée au virus Ebola qui a durement frappé l’Afrique de l’Ouest entre 2013 et 2016 et fait craindre une extension à l’Europe, a montré des fragilités dans la coordination européenne sur différents points :

-          le faible niveau de coopération pour le contrôle sanitaire aux frontières, qui ont été décidées État par État sans aucune concertation préalable ;

-          la concurrence entre les États membres pour acheter de l’équipement médical ;

-          l’impossibilité de trouver un accord au niveau européen sur le rapatriement de soignants atteints de la maladie ;

-          l’absence d’exercices communs pour se préparer aux crises ;

Pourtant, les leçons de cette mauvaise coopération n’ont pas été suivies d’effet puisque des problématiques similaires se sont posées au début de l’année 2020 avec une acuité plus forte.

Dès lors, si l’Europe peut avancer avec les crises, cela suppose l’existence d’une volonté politique ambitieuse de tirer les bonnes leçons.

2.   Une préparation moyenne à l’éventualité de crise sanitaire au moment de l’irruption de la covid-19

En premier lieu, la solidité des systèmes de santé des États membres n’avait jusqu’à présent jamais été remise en cause par une crise d’une ampleur similaire. Au contraire, ils étaient jugés performants au regard des trois critères utilisés par l’Observatoire européen des systèmes et des politiques de santé : l’efficacité, l’accessibilité et la résilience. Ainsi, la France occupait la 11e position dans le classement évaluant le degré de préparation à une éventuelle pandémie publié par l’Université John Hopkins en 2019 et le seul pays mieux classé était le Royaume‑Uni ([22]).

De plus, si les crises sanitaires, en particulier H1N1, ont forcé la mise en place de plans nationaux et des plans institutionnels en cas d’épidémie, ces plans n’ont pas été déclenchés systématiquement devant l’ampleur de la situation en mars 2020. Le faible nombre d’exercices d’entraînement ([23]) dits stress tests de ces plans a sur ce point nourri des doutes sur leur robustesse.

En regardant l’organisation du système français, l’idée d’un risque scélérat a été évoquée ([24]), c’est-à-dire un risque qui semble familier et bien compris mais est dans les faits mal estimé, qui pourrait être étendu aux autres États membres de l’Union.

En effet, la proximité des symptômes avec la grippe a pu induire en erreur lors des premiers instants de la crise, que ce soit au niveau français ou européen. Ainsi, lors des premières réunions européennes tenues en janvier et février 2020 ([25]), les États membres se sont déclarés bien préparés en invoquant leurs plans en cas d’épidémie de grippe. De même, sur le plan scientifique, recommander l’utilisation du masque par la population supposait d’avoir des indices probants de la contagiosité avant l’apparition des premiers symptômes et a donc retardé la prise de telles mesures.

Avant l’irruption de la pandémie, l’Union disposait de compétences limitées en matière sanitaire bien que les crises sanitaires récentes aient contribué à consolider ses compétences d’appui. Par ailleurs, sa préparation à la crise était variable puisque des plans pandémies existaient mais n’ont pas su montrer leur efficacité dans les premiers instants de la crise de la covid-19.

II.   L’UNION europÉenne a l’Épreuve de la crise de la covid-19 ([26])

Si la crise sanitaire a semblé mettre à mal l’idéal européen dans un premier temps (A), une amélioration progressive de la coopération européenne est à saluer (B). La stratégie vaccinale choisie par l’Union reflète la qualité variable de la coopération en période de crise sanitaire (C).

A.   Les premiÈres rÉactions face À la crise ont surtout mis en lumiÈre les failles de la coopÉration europÉenne

1.   Si les institutions européennes ont effectivement perçu le risque sanitaire, une tendance au repli national au printemps 2020 a mis à mal l’idéal européen…

L’irruption de l’épidémie de covid-19 a dans un premier temps semblé prendre par surprise l’Union européenne, l’aggravation soudaine de la situation en Italie a été perçue par l’ensemble des acteurs comme « le point de bascule » dans une crise d’une ampleur inédite. Cet effet de surprise a donné une impression d’inertie aux citoyens européens, une image dont l’Union a encore du mal à se défaire puisque « le sentiment qui domine est que l’Union n’a pas été à la hauteur de ses responsabilités durant cette crise (63 % en Italie, 61 % en France, 52 % en Espagne). Près de la moitié des personnes interrogées (47 %) estiment même que l’Union a été inutile pendant cette crise » ([27]).

Pourtant, les agences sanitaires européennes - l’ECDC et l’EMA - ont compris très tôt le caractère sérieux de la menace pandémique, puisque dès le 9 janvier 2020, l’ECDC a activé la phase alerte de son plan de crises interne, puis le niveau d’urgence de santé publique 1 le 21 janvier (lorsque la transmission humaine est confirmée) avant de l’élever au niveau 2 dès le 31 janvier. L’EMA a de son côté, mis sur pied une task force d’urgence (ETF) dès que la pandémie a été déclarée, bien que ses moyens aient été limités.


En parallèle, dès l’apparition des premiers cas en Europe, l’ECDC a mis en place le protocole de surveillance et fourni des recommandations aux États membres sur les tests, la recherche de cas contact par exemple.

De la même manière, dès le 28 janvier, alors que les premiers cas de covid‑19 se déclarent en Europe, la présidence croate de l’Union active le Integrated Political Crises Response (IPCR), c’est-à-dire le mécanisme de réaction européen, qui en cas de crise permet de coordonner la réaction politique des États membres.

En face, les premières réactions des États membres se sont faites en ordre dispersé d’autant que les pays ne sont pas touchés de la même manière et que la résilience de leur système de santé varie, la santé étant parfois une compétence régionale, comme en Italie ou en Allemagne. Dans l’ensemble, les États membres ont semblé céder à la tentation d’un repli national en mars 2020 en décidant par exemple de limiter les exportations de matériel médical. La France et l’Allemagne y ont eu recours, y compris contre l’Italie, premier foyer grave de contamination en Europe.

Ces décisions unilatérales en cascade ont renforcé la pénurie généralisée de matériel médical due à une augmentation exponentielle de la demande au niveau mondial. En effet, le choix d’une production à flux tendus, consistant à limiter les stocks et privilégier un approvisionnement régulier ainsi que la fragmentation des chaînes de valeur, est le résultat d’une économie de plus en plus intégrée au niveau mondial, difficile à maintenir en temps de crise.

Comme le signale Josep Borrell, « lampleur de notre dépendance vis-à-vis de la Chine pour l’importation d’un certain nombre de produits est énorme, particulièrement pour les masques et les tenues de protection (50 %). Par ailleurs, 40 % des antibiotiques importés par l’Allemagne, la France ou l’Italie le sont de Chine, qui assure la production de 90 % de la pénicilline consommée dans le monde » ([28]).

Ainsi, les autorités françaises ont, par exemple, constaté que l’ensemble des moyens de production pour produire des gants à usage médical étaient disponibles sur le territoire national ; cependant, la France ([29]) dépendant de la Malaisie pour un des composants, n’était pas en mesure d’assurer une production de crise. Les États membres se sont retrouvés en concurrence sur les marchés, de même que les États fédérés des États-Unis ont surenchéri les uns contre les autres pour s’approvisionner rapidement en matériel médical.

Dans d’autres domaines, cette tentation du repli national s’est fait sentir. En témoignent par exemple les décisions unilatérales de fermeture des frontières intérieures à l’espace Schengen également décidées en ordre dispersé. En effet, tous les pays n’ont pas perçu la menace de la même manière : ceux qui hébergent d’importants hubs aériens (Italie, Allemagne, France) étaient très sensibles au risque tandis que les pays moins touristiques, peu liés à la Chine, ont eu tendance à le sous-estimer.

De ce fait, en l’absence d’une stratégie commune, les États membres ont chacun choisi leur stratégie. L’Union s’est fracturée en deux groupes : d’un côté, les partisans de la stratégie de l’immunité collective comme la Suède et les Pays-Bas ([30]) et de l’autre, ceux qui tentaient d’arrêter la circulation du virus, dont la France et l’Allemagne faisaient partie. Ces choix ont eu des conséquences importantes :

-          dans l’opinion publique un choc et un certain traumatisme de voir des frontières ouvertes depuis Schengen se refermer brusquement, avec des conséquences néfastes sur les bassins de vie transfrontaliers ;

-          des restrictions de circulation des biens et services abruptes, qui ont au départ concerné des produits stratégiques ([31]).

Ces premières réactions ont mis à mal la cohésion européenne et la solidarité européenne, pourtant considérée comme une valeur primordiale de l’Union. Elles ont également montré qu’en cas de crise, l’Union peut se retrouver impuissante face aux décisions unilatérales des États membres.

Si cette tentation du repli national a été rapidement dépassée, lors des moments de doute les États membres ont bien souvent tendance à se tourner vers des réponses nationales, là où une solution européenne serait plus efficace.

Cela s’est révélé vrai au début de l’année 2021 en matière d’approvisionnements en vaccins puisque l’Allemagne, qui défend et promeut une politique coordonnée au niveau européen, a néanmoins signé des contrats bilatéraux avec Pfizer-BioNTech, Moderna et Curevac.

Il en a aussi été ainsi bien après les premiers moments de la crise. Dans l’ensemble, les moments d’incertitude suivent le même schéma : inquiets des effets secondaires sur la circulation du sang des vaccins à adénovirus ([32]) révélés par l’augmentation des cas de thromboses après injection, les États membres ont décidé, encore une fois chacun de leur côté, de suspendre le recours à ces vaccins au printemps 2021, soit un an après le début de la crise.

Alors que l’agence européenne des médicaments a renouvelé sa confiance rappelant que le bilan bénéfices/risques des vaccins à adénovirus reste positif, certains États membres, comme le Danemark, ont choisi d’exclure ces vaccins de leur stratégie vaccinale là où d’autres États membres continuent de les utiliser. Les recommandations nationales sur la tranche d’âge pouvant recevoir ces vaccins, différentes selon les États membres, renforcent l’idée qu’il existe des distensions trop importantes en matière sanitaire dans l’Union européenne.

2.   …contrebalancée par des initiatives solidaires mises en place principalement en bilatéral et de manière spontanée

Toutefois, des initiatives solidaires ont également eu lieu au début de la crise sanitaire.

Ainsi, alors que les renforts proposés par la Chine, la Russie et Cuba à l’Italie au printemps 2020 ont été fortement médiatisés, peu de commentateurs ont relevé qu’à travers son mécanisme de sécurité civile, l’Union a porté assistance à la Chine dans les premiers moments de la crise sanitaire : fin février, les États membres, dont la France, ont envoyé trente millions de tonnes de matériel médical à la Chine. La Commission européenne aurait également cofinancé la livraison de vingt-cinq tonnes de matériel médical ([33]). La solidarité européenne, y compris envers les États tiers, a donc existé même si elle a pu sembler anecdotique au vu de l’ampleur de la crise.

Les rapporteurs relèvent néanmoins que la solidarité européenne a souvent pris la forme d’une solidarité organisée de manière bilatérale et que plus souvent encore elle s’est faite de manière spontanée.

Ainsi, le transfert des patients, d’abord organisé entre régions à l’échelle nationale, s’est mis en place progressivement entre pays voisins, y compris au plus fort de la crise. Outre la France qui a transféré plus de deux cents patients vers plusieurs États membres (l’Allemagne au premier chef, le Luxembourg mais aussi l’Autriche), l’Italie et l’Espagne y ont également eu recours ([34]).

De la même manière, une coopération spontanée s’est organisée chez les praticiens ce qui a par exemple facilité le transfert de patients, dans les zones transfrontalières. De même, la mise en commun des connaissances a été centrale dans la gestion de la crise. Par exemple, les enseignements tirés par les praticiens et scientifiques italiens, qui ont été les premiers confrontés à la maladie, ont été partagés avec leurs homologues pour leur permettre de mieux faire face à la situation.

Si les premiers moments de la crise et les craintes engendrées par l’ampleur de l’épidémie ont donné lieu à des réactions unilatérales en cascade, ce constat doit être relativisé. Une solidarité européenne s’est effectivement mise en place, l’enjeu est de la pérenniser et la consolider pour limiter la tentation du repli national, compréhensible mais nuisible.

B.   Une amÉlioration de la coopÉration europÉenne progressive à la faveur d’une meilleure comprÉhension du phÉNOMÈne et de la pertinence d’une action commune

En effet, une fois les premiers moments de torpeur devant l’épidémie passés, nous relevons un véritable effort de l’Union ([35]) et des États membres pour travailler en bonne intelligence et apporter des réponses efficaces à la crise sanitaire.

Le Conseil européen du 17 mars 2020, faisant suite aux conclusions du 10 mars, a abouti à la définition de priorités pour l’Union et les États membres :

  1. Limiter la propagation du virus ;
  2. Mettre à disposition du matériel médical ;
  3. Promouvoir la recherche ;
  4. Faire face aux conséquences socio-économiques ;

Celles-ci ont guidé l’action des États membres pour l’année 2020 et encore aujourd’hui. Les objectifs 1 et 2 se sont concrétisés par la mise en place de « corridors verts » pour assurer la libre circulation des biens stratégiques et donc l’approvisionnement des États membres en matériel médical.

De plus, des mécanismes ad hoc y contribuent aussi comme par exemple la création de stocks d’équipements médicaux dans le mécanisme de sécurité civile RescUE, dotée d’une enveloppe de 380 millions d’euros et hébergé par plusieurs États membres (dont l’Allemagne et la Roumanie) qui sont responsables de l’acquisition du matériel et de son stockage.

L’objectif 3 s’est quant à lui traduit par le soutien aux programmes de recherche sur les traitements contre la covid-19 et la vaccination. Dans le cadre du programme Horizon 2020, la Commission a débloqué 48,5 millions d’euros qui ont servi à financer 18 projets de recherche portant sur le test, diagnostic et traitement de la maladie, l’amélioration du système de surveillance et le développement de vaccins. Parallèlement, des partenariats publics-privés ambitieux ont été renforcés, comme l’illustre l’Initiative relative aux médicaments innovants (IMI), un partenariat entre la Commission européenne et les industriels du secteur pharmaceutique. Au total, au moins 140 millions d’euros ont été débloqués pour financer la recherche.

Surtout, conformément à l’objectif 4, l’Union a su faire face aux conséquences socio-économiques en bonne intelligence. L’Union a apporté une vraie plus-value dans les domaines où elle était compétente. Ayant tiré les leçons des douloureuses crises économiques de 2008 et 2011, elle a rapidement décidé de suspendre les règles budgétaires pour donner les moyens aux États membres de soutenir (massivement) leur économie et limiter les conséquences socio-économiques néfastes de la crise sanitaire. De la même manière, l’Union contribue au soutien des économies à travers le plan de relance historique de 750 milliards d’euros ainsi que des mécanismes plus spécifiques comme l’instrument financier SURE pour aider les États membres à financer les dispositifs de chômage partiel.

L’Union a su apprendre de ses erreurs initiales, comme en témoignent les efforts déployés pour garantir la libre circulation des personnes. Alors que des fermetures de frontières ont été unilatéralement décidées pendant le premier confinement, dans l’ensemble, les frontières internes de l’Union sont restées ouvertes à partir de l’été 2020, y compris pendant les 2e et 3e confinements en France ([36]). Plus récemment, la décision de mettre en place un passeport sanitaire à l’échelle européenne traduit l’ambition de l’Union de mieux gérer la crise sanitaire, sous l’impulsion des pays nordiques (comme le Danemark) mais aussi du Sud (Italie, Espagne, Portugal). Ce passeport est sous-tendu par l’idée de garantir aux citoyens européens la liberté de mouvement et permettre une reprise économique en assurant le bon déroulement de la saison touristique. Une expérimentation du passeport s’est déroulée dans 6 États membres avant une généralisation intervenue au 1er juillet. Toutefois, la mise en place de ce passeport suppose de surmonter deux enjeux importants ; le premier étant d’assurer un contrôle effectif et le deuxième d’assurer la protection des données en santé.

 La prise de conscience que la crise sanitaire actuelle requiert une coopération européenne renforcée a permis d’améliorer la gestion européenne de cette période difficile. Elle s’est traduite par une plus grande concertation en assurant que les grands piliers de l’Union s’appliquent en temps de crise, en particulier la liberté de circulation. Surtout, elle a permis de trouver des solutions ambitieuses comme en témoigne l’historique plan de relance décidé en 2020, sous l’impulsion de la France et l’Allemagne.

C.   LA STRATÉGIE VACCINALE, illustration d’une nÉcessaire mais perfectible coopÉration renforcÉe entre les États membres en matiÈre sanitaire

La stratégie vaccinale de l’Union européenne fournit un exemple de la solidarité de fait entre les États membres. Si elle a pu susciter de nombreuses critiques, les auditions que nous avons réalisées nous ont démontré que le bilan (partiel à ce stade) est en réalité positif – même si des failles ont été signalées et devront être corrigées.

1.   Une nécessaire stratégie vaccinale européenne, a priori moins performante que les stratégies anglo-saxonnes

Rappelons que la nécessité de proposer une stratégie vaccinale commune s’est fait rapidement sentir. En premier lieu, un accès différencié au vaccin au sein de l’Union européenne aurait été intolérable et aurait gravement porté atteinte à l’idéal de solidarité européenne comme n’a pas manqué de le relever la Présidente de la Commission européenne : « Je ne peux même pas imaginer ce que cela aurait signifié pour l’Europe, en termes d’unité, si un ou plusieurs États membres avaient eu accès aux vaccins et pas les autres… » ([37]). Une approche commune était par ailleurs fondamentale pour limiter la propagation du virus dans la région et maintenir la liberté de circulation.

De plus, la concurrence entre les États membres pour obtenir du matériel médical au printemps 2020 a démontré qu’il était plus efficient d’avoir une approche européenne. Comme dans les négociations commerciales, la force du nombre de l’Union était ici aussi un facteur clé. En outre, l’interdépendance des économies et en particulier des chaînes de production au niveau européen justifie également l’intervention européenne.

Dans ce contexte, la Commission a présenté dès le 17 juin 2020, la stratégie européenne pour faciliter la mise au point, la production et la distribution de vaccins contre la covid-19, dont la mesure phare a été l’achat groupé de vaccins. Initiés par quatre pays ([38]) dont la France, pour signer un contrat avec AstraZeneca ([39]), les achats ont été par la suite étendus à tous les États membres sous l’égide de la Commission européenne.

Au départ cette stratégie a été saluée parce que l’Union a sécurisé la précommande 2,6 milliards de doses de vaccins, principalement grâce à l’instrument d’aide d’urgence (ESI) qui a fourni 2,1 milliards d’euros, complété par une contribution des États membres de 750 millions d’euros à l’automne. Néanmoins, elle a été rapidement critiquée lorsqu’il est apparu que les États-Unis, le Royaume-Uni et Israël ([40]) ont conclu leurs négociations au printemps ou été 2020 là où l’Union a fini de négocier en novembre.

L’opération « Warp Speed » et la stratégie vaccinale américaine

« Warp Speed » est une opération exceptionnelle lancée par l’administration Trump en avril 2020 afin d’articuler les compétences organisationnelles publiques et privées. L’objectif principal étant d’accélérer tous les processus de décision conduisant à la mise au point d’un vaccin sûr et efficace. Elle a bénéficié d’un budget de près de dix milliards de dollars.

L’opération a facilité la production de masse de plusieurs vaccins sur la base de preuves préliminaires, afin de garantir une distribution plus rapide si les essais cliniques confirmaient l’efficacité d’un des vaccins. Ce programme est plus coûteux que le développement d’un vaccin classique car il finance « à risque » la production de plusieurs vaccins.

Il s’agit d’un programme interinstitutionnel qui a réuni des composantes du département de la santé et des services sociaux, notamment le Center for Disease Control and Prevention (CDC), la Food and Drug Administration (FDA), les National Institutes of Health et la BARDA, le département de la Défense, des entreprises privées et d’autres agences fédérales.

 

     La phase de préparation

L’opération s’est focalisée dès le printemps 2020 sur six projets, deux par technologie, pour diversifier les risques : Pfizer et Moderna (technologie nouvelle de l’ARN messager), Johnson & Johnson et AstraZeneca (vecteur viral), Novavax et Sanofi/GSK (à base de protéines). L’appui américain a permis de financer les essais cliniques à grande échelle, ainsi que la mise au niveau ou la construction d’usines.

Cette opération n’aurait pas pu être menée à bien sans la solide palette de compétences et de ressources (R&D, technologiques, industrielles, budgétaires) disponibles aux États-Unis. Mais surtout, la capacité des États-Unis à entremêler l’action des agences publiques avec le secteur privé a fait la différence.

Trois axes structurants permettent de caractériser la spécificité de la réponse américaine :

1. Le choix d’un portefeuille diversifié y compris des start-up nouvelles dans ce domaine comme BioNTech. Cette stratégie accepte de financer très en amont des échecs potentiels pourvu qu’un ou deux vaccins se révèlent sûrs et efficaces. Les États-Unis ont investi un total de 20 milliards de dollars (16, 7 milliards d’euros) dans la production de vaccins, contre 3 milliards d’euros en Europe.

2. La volonté de repenser la chaîne de développement d’un vaccin avec par exemple la réduction de la phase de développement de la technologie de l’ARN Messager où l’administration américaine a accepté de contourner les procédures réglementaires pour accélérer le processus : les régulateurs ont été envoyés sur le terrain (sociétés pharmaceutiques et hôpitaux) pour collecter en temps réel les informations requises, ce qui a permis un gain de temps a été considérable.

3. L’industrialisation a été concomitante aux études cliniques.

 

     Le déploiement de la campagne

Les États-Unis ont développé une vaste campagne de communication, au niveau fédéral et fédéré, pour lutter contre l’hésitation vaccinale pour contrer une réticence initialement forte contre la vaccination, 50 % des Américains étant par exemple hostiles aux vaccins contre la covid à l’été 2020, proportion accrue au sein des minorités ethniques.

 

La stratégie vaccinale britannique

Les autorités britanniques ont mené une campagne d’administration du vaccin de vaste ampleur. Dès le printemps 2020, le Royaume-Uni a investi l’équivalent de 8.4 milliards d’euros dans la production vaccinale pour soutenir la recherche et le développement. Tout comme les États-Unis, le Royaume-Uni a signé des contrats trois mois avant l’Union auprès de différents fournisseurs.

À la suite de procédures d’examen accélérées de l’agence britannique du médicament, le MHRA, le Royaume-Uni a été le premier à lancer sa campagne vaccinale avec Pfizer-BioNtech le 8 décembre.

Le décalage avec le rythme européen de vaccination s’explique également par l’ampleur de la logistique déployée : la mobilisation des cabinets médicaux, hôpitaux, pharmacies a permis d’ouvrir 1 200 centres de vaccination entre le début de la campagne et la fin janvier 2021, avec le soutien logistique de l’armée. Mi-janvier, sept sites de “super vaccination géants” ont notamment été mis en place dans des salles de conférences, des stades de sport ; des drives accueillant plusieurs centaines de personnes par jour, ont également été ouverts. À noter que les patients ont été directement contactés par les autorités sanitaires pour la vaccination.

La rapidité britannique tient également à la décision d’administrer en priorité une première dose en attendant jusqu’à trois mois pour la seconde. Si elle a permis d’accélérer la vaccination, cette technique reste toutefois risquée puisque des doutes existent sur l’efficacité réelle de la première dose.

Nous en tirons trois principaux enseignements :

1. L’atout que constitue l’organisation centralisée du NHS pour mettre en œuvre une campagne vaccinale ;

2. L’appui sur des relais (autorités religieuses, associations, autorités locales) pour augmenter la couverture vaccinale de communautés ethniques dont le taux de vaccination reste inférieur à la moyenne ;

3. La mise en place de campagnes de porte-à-porte pour proposer la vaccination dans les zones les plus touchées par le variant delta.

Au niveau de l’Union, la stratégie vaccinale s’est organisée différemment. En premier lieu, a été mis en place un comité de pilotage, où sont représentés les 27 États membres, co-présidé par Sandra Gallina et Clemens Martin Auer ([41]) pour gérer l’achat de vaccins. Si au moins quatre États font part de leur intérêt pour un candidat vaccin, des négociations à huis clos s’ouvrent sous l’égide de sept États qui participent activement aux négociations.


Parmi ceux-là, on retrouve les quatre pays moteurs de l’alliance pour le vaccin ainsi que la Suède, l’Espagne et la Pologne, qui ont chacun nommé un ou plusieurs négociateurs ([42]).

Lors des négociations, deux négociateurs sont désignés pour mener les discussions avec les représentants du candidat vaccin. La répartition se fait « en fonction des intérêts ou de la curiosité de chacun des États membres » ([43]). La France aurait pris part à au moins trois de ces discussions.

2.   Un bilan mitigé des priorités choisies par l’Union dans les négociations

Si peu d’éléments ont été rendus publics sur les négociations, les informations disponibles ont pu sembler accabler l’action de l’Union européenne. Il a ainsi été relaté que l’Union, trop préoccupée par le prix, aurait obtenu de payer des prix bien inférieurs à ceux consentis par les autres États mais moyennant d’importants retards dans les négociations.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Source : Anne Bucher et Fabio Colosanti, « L’Europe sortira-t-elle renforcée politiquement de la pandémie ? Un premier bilan de la stratégie de vaccination », Terra Nova, Notes, juin 2021.

De ce fait, l’Union a semblé négliger d’autres facteurs essentiels, à savoir la disponibilité et la capacité de production, qui ont constitué les critères de négociations des autres États. Il y aurait donc un problème d’attitude dans la négociation de la part de l’Union.

Un autre point d’achoppement des négociations aurait été le régime de responsabilité des entreprises, qui diffère largement entre l’Union et les États‑Unis. Comme l’expliquent Anne Bucher et Fabio Colosanti, « aux États-Unis, une autorisation d’urgence pour des vaccins ou des médicaments protège les industriels des poursuites judiciaires » ([44]). A contrario, en Europe, de telles autorisations n’existent pas et les industriels demeurent responsables des processus de production et de distribution. Or, les États-Unis ayant négocié en premier, les entreprises attendaient un traitement similaire en Europe, ce qui a donné lieu à des négociations ([45]) et donc allongé le délai sur la signature des contrats.

En outre, il a été souligné que la chronologie de signature des contrats est discutable : les candidats vaccins les plus avancés, comme Moderna, ont signé en dernier alors que d’autres moins avancés, avaient déjà signé, faisant craindre une marque de favoritisme national voire européen. Ainsi, les critiques pointent le cas de Sanofi, deuxième contrat signé au niveau européen alors que le candidat vaccin ne remplissait pas :

-          les critères pour être entendu par le comité scientifique français, à savoir démontrer la preuve d’essais prometteurs chez le singe ;

-          les critères pour négocier au niveau européen, à savoir avoir commencé la phase d’essais cliniques.

Plus critique encore, l’économiste Paul Krugman a jugé que l’Union a été trop averse au risque et a donc choisi de « réduire le plus possible la prise de risque en retardant la procédure d’achats, en marchandant sur les prix et en refusant d’accorder des exemptions de responsabilité » ([46]). Les décideurs européens auraient ce faisant été averses au mauvais risque puisqu’« ils avaient l’air beaucoup moins inquiets par le risque que de nombreux Européens tombent malades ou décèdent parce que la campagne vaccinale était trop lente » ([47]).

Dans les faits, la disponibilité des vaccins et la capacité de production auraient dû être davantage prises en compte. Néanmoins, une évaluation objective amènerait à conclure que le bilan de cette stratégie demeure positif. Les lignes directrices suivies par les négociateurs répondent à une logique rationnelle visible aujourd’hui.

En premier lieu, l’Union a fait le choix de diversifier son portefeuille de vaccins en misant sur des technologies différentes (adénovirus, ARN Messager…) : sur les plus de deux cents candidats vaccins, l’Union européenne a signé avec 6 laboratoires, qui pour certains commercialisent déjà leur vaccin et d’autres sont en stade de production. Des discussions sont en cours avec deux autres laboratoires : Novavax pour acheter jusqu’à 200 millions de doses et Valneva pour un achat qui pourrait atteindre les 60 millions de doses ([48]).

Aujourd’hui cette stratégie a évolué ; d’abord partisane d’un choix large, illustré par la signature de contrats avec six laboratoires, elle se concentre désormais sur les vaccins à ARN Messager (Pfizer-BioNTech et Moderna) du fait des risques limités et rares, mais plus fréquents sur les vaccins à adénovirus.

Source : Anne Bucher et Fabio Colosanti, « L’Europe sortira-t-elle renforcée politiquement de la pandémie ? Un premier bilan de la stratégie de vaccination », Terra Nova, Notes, juin 2021.

D’autres États à l’instar du Royaume-Uni ou encore de l’Afrique du Sud, ont donné dès le départ la priorité à une seule technologie, ce qui a eu une incidence néfaste en Afrique du Sud, puisque le vaccin choisi étant moins efficace face au variant sud-africain. Les autorités ont dû repenser la campagne de vaccination en cours de route.

Ensuite, instruite par les difficultés d’approvisionnement en matériel médical dues aux restrictions à l’exportation survenues au début de la crise, l’Union a fait le choix de sécuriser le plus possible l’approvisionnement. En d’autres termes, dans les critères pris en compte lors des négociations, elle a valorisé les candidats vaccins dont au moins une partie de la production était réalisée dans l’Union européenne. Considérant que le Royaume-Uni et les États-Unis par exemple ont mis en place des clauses de restriction de l’exportation des vaccins fabriqués sur leur territorial national, privilégier une production dans l’Union avait du sens. L’Union reste à ce stade, la seule région démocratique à exporter à grande échelle des vaccins produits sur le sol européen ([49]).

Néanmoins, comme le relève l’OFCE, les nombreuses critiques contre cette procédure font une analyse peu objective de la situation : « il a été reproché à l’Union des précommandes insuffisantes et des prix insuffisamment attractifs pour les laboratoires pharmaceutiques mais il a été insuffisamment souligné que ce dispositif a permis à l’ensemble des pays de l’Union de disposer de vaccins à un prix qu’ils n’auraient pu négocier séparément pour la plupart. L’achat groupé au niveau de l’Union est un puissant levier dans les négociations avec les laboratoires pharmaceutiques » ([50]).

En somme, la stratégie de négociation européenne a été plus performante que les critiques le laissent apparaître et les critères de négociation utilisés par l’Union apparaissent de plus en plus adéquats avec le temps.

3.   Le déploiement de la campagne vaccinale s’est heurté à des problèmes logistiques et de coopération, qui témoignent du besoin de renforcer la coopération européenne

Cependant, sans doute davantage que d’autres États, l’Union a rencontré des difficultés dans le déploiement de sa campagne vaccinale.

En premier lieu, elle a fait face à une insuffisance de vaccins disponibles, comme l’ont signalé 26 États membres à l’ECDC, ainsi qu’à une instabilité du calendrier de livraison qui a un impact direct sur le déploiement de la campagne vaccinale. De plus, l’Union a rencontré des difficultés logistiques sur des détails a priori minimes mais aux conséquences importantes, comme la nécessaire acquisition de réfrigérateurs spécifiques pour conserver les vaccins qui avait été mal anticipée. Cet exemple démontre une des difficultés majeures de la campagne : alors que l’Union a mené les négociations, le caractère opérationnel du déploiement de la campagne incombe aux États membres. Un dialogue en amont entre les acteurs de terrain aurait donc été nécessaire pour garantir l’efficacité du déploiement.

Il apparaît clairement que l’Union a sous-estimé la dimension industrielle de la campagne vaccinale, il s’agit d’un manquement récurrent dans sa gestion de la crise sanitaire.

L’insuffisance de vaccins a conduit les États membres à privilégier un séquençage des publics prioritaires, qui avec le recul a pu sembler excessif. Plus grave encore, l’insuffisance de vaccins et le long processus d’autorisation de mise sur le marché au niveau européen, ont nourri la tentation du repli national chez certains États membres. Contrairement au Royaume-Uni, l’Union ne dispose pas d’une procédure d’urgence, l’EMA a dû avoir recours à une procédure d’autorisation de mise sur le marché conditionnelle et un système dit de « rolling reviews » pour évaluer les demandes d’autorisation.

Or, mettant en cause ce retard, la Hongrie et la République Tchèque ainsi que l’Autriche, ont manifesté leur volonté de se passer partiellement de l’échelon européen. La Hongrie l’a fait pour autoriser la mise en circulation du vaccin Spoutnik V russe dont le processus d’évaluation par l’EMA n’est pas encore terminé. L’Autriche pour sa part a entrepris de former une alliance dissidente pour procéder à l’achat de vaccins, auprès d’autres États comme Israël par exemple.

Néanmoins, l’Union a subi des problèmes de livraison des différents laboratoires pharmaceutiques, indépendants de gestion de la crise. Il s’agit en particulier du vaccin d’AstraZeneca, qui l’ont conduit à entreprendre des poursuites judiciaires puisque l’entreprise aurait livré moins d’un quart des doses prévues. Anne Bucher et Fabio Colosanti, tous deux anciens directeurs de la DG Santé, en tirent les conclusions suivantes :

« Les retards des vaccins J & J, CureVac, Novavax et Sanofi-GSK sont le résultat de la matérialisation de risques prévus dans les conditions exceptionnelles de production de ces solutions. En revanche, pour AstraZeneca, avec une révision à la baisse des objectifs de livraison de presque 80 %, on peut réellement parler de fiasco industriel. Fin mai 2021, cette firme avait livré à l’Union européenne environ 23 % des doses qu’elle s’était engagée à livrer » ([51]). Les deux auteurs estiment que sans les retards d’AstraZeneca, le rythme de vaccination de l’Union aurait été égal à celui du Royaume-Uni ou des États-Unis.


Le schéma ci-dessus récapitule les décisions de l’EMA dans le cadre de la campagne vaccinale européenne.

Plus récemment, la question de la sécurité des vaccins s’est posée avec une acuité particulière sur le vaccin d’AstraZeneca. En effet, la détection de cas de thromboses, identifiés par l’EMA avant même le régulateur britannique, a entraîné des suspicions sur la sécurité des vaccins utilisant la technologie par adénovirus. Après l’annonce de l’Allemagne de suspendre temporairement le recours au vaccin d’AstraZeneca tout en demandant une nouvelle évaluation de l’EMA, les autres États membres, dont la France, ont réagi en cascade en annonçant des suspensions nationales du vaccin. Outre les quelques jours de retard accumulés le temps de procéder à une nouvelle évaluation, cet épisode a une nouvelle fois donné le sentiment de dissonances au niveau européen, là où une décision commune aurait été souhaitable pour rassurer la population.

Ainsi, la stratégie vaccinale de l’Union a démontré des failles. Comme l’a résumé la Présidente de la Commission européenne lors d’un débat au Parlement européen sur l’efficacité de la stratégie vaccinale européenne : « Nous avons été trop optimistes en ce qui concerne la production de masse. Et peut-être avons-nous été trop confiants dans le fait que les vaccins commandés seraient effectivement livrés en temps et en heure » ([52]).

Néanmoins, l’objectif principal reste de préserver durablement la santé publique. Les premiers éléments disponibles semblent montrer que l’Union s’est effectivement inscrite dans cette voie. La diversité du portefeuille européen rassure sur l’efficacité face aux différents variants. Mais surtout, la couverture vaccinale à ce jour a considérablement progressé : 57 % de la population adulte de l’Union a reçu au moins une dose ([53]), permettant de garantir la tenue de la saison touristique estivale, particulièrement importante pour l’économie européenne.

Taux de vaccination d’au moins une dose chez les adultes (18 ans et plus) dans l’UE

 

1ère semaine de janvier

1ère semaine de février

1ère semaine de
mars

1ère semaine d’avril
 

1ère semaine de
mai

1ère semaine de
juin

29 juin 2021

France

0 %

4 %

8 %

18 %

34 %

53 %

61 %

Allemagne

1 %

3 %

7 %

15 %

39 %

55 %

61 %

Italie

1 %

3 %