N° 4809

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 15 décembre 2021.

RAPPORT D’INFORMATION

DÉPOSÉ

PAR LA COMMISSION DES AFFAIRES EUROPÉENNES (1)

relatif au devoir de vigilance des multinationales,

ET PRÉSENTÉ

par Mme Mireille CLAPOT et M. Dominique POTIER,

Députés

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(1)    La composition de la commission figure au verso de la présente page.


 

La Commission des affaires européennes est composée de : Mme Sabine THILLAYE, présidente ; MM. Pieyre-Alexandre ANGLADE, Jean-Louis BOURLANGES, Bernard DEFLESSELLES, Mme Liliana TANGUY, viceprésidents ; M. André CHASSAIGNE, Mme Marietta KARAMANLI, M. Christophe NAEGELEN, Mme Danièle OBONO, secrétaires ; MM. Patrice ANATO, Philippe BENASSAYA, Mme Aude BONO-VANDORME, MM. Éric BOTHOREL, Vincent BRU, Mmes Mireille CLAPOT, Yolaine de COURSON, Typhanie DEGOIS, Marguerite DEPREZAUDEBERT, M. Julien DIVE, Mmes Coralie DUBOST, Frédérique DUMAS, MM. Pierre-Henri DUMONT, Jean-Marie FIEVET, Alexandre FRESCHI, Mmes Maud GATEL, Valérie GOMEZBASSAC, Carole GRANDJEAN, Christine HENNION, MM. Michel HERBILLON, Alexandre HOLROYD, Mme Caroline JANVIER, MM. Christophe JERRETIE, Jérôme LAMBERT, Jean-Claude LECLABART, Mmes Constance Le GRIP, Martine LEGUILLE-BALOY, Nicole Le PEIH, MM. Thierry MICHELS, Jean-Baptiste MOREAU, Xavier PALUSZKIEWICZ, Damien PICHEREAU, JeanPierre PONT, Dominique POTIER, Didier QUENTIN, Mme Maina SAGE, MM. Raphael SCHELLENBERGER, Benoit SIMIAN, Mme Michèle TABAROT.

 


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SOMMAIRE

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 Pages

Introduction

PREMIÈRE PARTIE : Dans le sillage de l’adoption de mesures législatives nationales, le devoir de vigilance fait l’objet d’un débat et d’une future initiative législative au niveau européen

I. Des actions législatives ont été engagées au sein de plusieurs états membres

A. la France s’est dotée d’une législation pionnière en matière de devoir de vigilance des sociétés mères

1. Novatrice en 2017, la notion de devoir de vigilance fait aujourd’hui partie de l’environnement juridique français

2. En dépit du caractère pionnier de la loi du 27 mars 2017, le devoir de vigilance n’est pas pleinement effectif en France

3. Les débats sur la mise en œuvre du devoir de vigilance se sont principalement articulés autour de la question de la juridiction compétente

B. Plusieurs états membres se sont également dotés d’une législation consacrant un devoir de vigilance des entreprises ou examinent des textes relatifs à cet enjeu

1. Les Pays-Bas et l’Allemagne ont déjà consacré dans leurs droits internes un devoir de vigilance pour les entreprises

a. Les Pays-Bas ont développé un devoir de vigilance concernant principalement le travail des enfants

b. L’Allemagne a adopté une législation instituant un devoir de vigilance aux modalités différentes de l’approche française

2. Dans d’autres États européens, le devoir de vigilance fait l’objet de débats et d’initiatives législatives parlementaires

II. Le sujet du devoir de vigilance constitue désormais un enjeu politique au niveau européen, qui apparaît comme l’échelle pertinente pour en assurer une mise en œuvre effective

A. La notion de vigilance constitue un objet de débat politique relativement ancien au niveau européen

1. Plusieurs textes consacrent un encadrement juridique pour certains secteurs économiques

a. Secteur du bois

b. Secteur minier

2. Des obligations générales de reporting existent au niveau européen

3. Plusieurs parlements nationaux ont soutenu un « carton vert » en faveur d’un devoir de vigilance en matière de droits de l’homme

B. Le devoir de vigilance connaît une actualité renouvelée au niveau européen

1. Une tribune de nombreuses associations en décembre 2019 a lancé un mouvement en faveur d’un texte législatif européen contraignant

2. Le Parlement européen a appelé la Commission à proposer une initiative législative par sa résolution du 10 mars 2021

3. Les engagements pris par la présidente de la Commission européenne dans son discours sur l’état de l’Union témoignent d’une préoccupation pour un devoir de vigilance en matière de travail forcé

C. La commission européenne s’est engagée à présenter un projet de texte qui a toutefois connu de nombreux ajournements

1. L’élaboration d’un texte a été annoncée au printemps 2020

2. En dépit d’engagements importants et d’un soutien du Parlement européen, la présentation d’un projet d’acte législatif par la Commission européenne a subi de nombreux ajournements

a. De multiples reports

b. La stratégie de la Commission européenne semble également avoir évolué depuis l’annonce d’un projet de directive

III. La présidence française du Conseil de l’Union européenne en 2022 constitue une opportunité de franchir des étapes décisives vers un devoir de vigilance européen

Seconde partie : Pour un devoir de vigilance ambitieux  au niveau européen

I. un devoir de vigilance européen se doit d’avoir un champ suffisamment ambitieux pour prévenir effectivement les atteintes aux droits humains et à l’environnement

A. Les risques couverts par le devoir de vigilance doivent être clairement définis

1. Certains risques suscitent le consensus

2. La prise en compte des risques environnementaux est indispensable

3. L’inclusion de risques supplémentaires peut être envisagée, mais doit être clairement définie afin de garantir l’intelligibilité du devoir de vigilance et la sécurité juridique

B. Le périmètre des entreprises concernées par le devoir de vigilance doit concilier ambition et réalisme quant aux capacités de toutes les entreprises dans l’ensemble des Etats membres

C. Quelle profondeur atteindre dans les chaînes de valeur ?

II. L’existence de recours effectifs est une condition fondamentale de l’existence d’un devoir de vigilance et suppose L’EXISTENCE D’UNE voie de recours judiciaire

III. La mise en place d’une autorité administrative s’inscrivant dans une véritable politique publique de prévention est souhaitable

A. Une autorité administrative ne peut constituer qu’une voie complémentaire de mise en œuvre du devoir de vigilance par rapport à une voie judiciaire

B. La création d’un réseau euroPÉen d’autorités administratives peut permettre l’émergence d’une politique publique de soutien au devoir de vigilance

Conclusion

travaux de la commission

proposition de rÉsolution initiale

amendemement examinÉ par la commission

proposition de rÉsolution europÉenne

ANNEXE 1 : SynthÈse des propositions

Annexe 2: Liste des personnes auditionnÉes


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   Introduction

 

Mesdames, Messieurs,

 

Dans son discours du 9 décembre dernier présentant la présidence française du Conseil de l’Union européenne (PFUE), le Président de la République soulignait l’importance du devoir de vigilance au sein des projets français pour l’Union européenne de demain :

« Nous souhaitons également faire avancer le devoir de vigilance à l’échelle européenne. Voilà nos priorités sur ce deuxième pilier qu’est le modèle européen de croissance, qui est en quelque sorte notre capacité collective à réinventer ce qui nous a faits, à l’aune du XXIe siècle. »

À quelques semaines du début de la PFUE, l’inscription du devoir de vigilance au sein des priorités françaises par le Président de la République marque une étape supplémentaire vers l’adoption d’un acte législatif européen sur le sujet. En effet, plusieurs États membres, la France en tête depuis 2017, ont consacré dans leurs droits internes un devoir de vigilance et la société civile au niveau européen est prête pour une initiative législative comme en témoignent les tribunes et rapports publiés à ce sujet. La PFUE qui commencera au 1er janvier sera ainsi une opportunité précieuse d’avancer vers l’adoption d’un texte et de sensibiliser nos partenaires européens à la cause du devoir de vigilance, à défaut d’obtenir l’adoption d’un acte législatif dans un délai aussi court.

En adoptant la loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, ([1]) la France est devenue un État pionnier en Europe. Par ce fait, elle a en effet consacré une obligation d’un genre nouveau pour les entreprises. Cette loi découle d’un constat réaliste du Parlement que l’encadrement juridique de la responsabilité des entreprises n’était plus adapté au contexte de la mondialisation économique. En effet, il n’est plus possible aujourd’hui que seule la personnalité juridique de l’entreprise définisse les frontières de sa responsabilité alors qu’elle exerce un pouvoir économique via ses sous-traitants et fournisseurs tout au long de chaînes de valeur désormais mondiales.

Les dérives de ce système d’externalisation des atteintes aux droits humains et à l’environnement sont connues et tragiquement illustrées par des drames extra-européens dont l’effondrement de l’immeuble du Rana Plaza le 24 avril 2013 dans la capitale bangladaise n’est que l’exemple le plus tristement célèbre parmi d’autres catastrophes. Partant de ce constat et du fait que la mondialisation économique et les nouvelles dépendances économiques qu’elle génère appelaient la création d’un régime de responsabilité adapté, le législateur français a ainsi été le premier en Europe à instituer un devoir de vigilance rendant les entreprises responsables et imposant l’identification, la connaissance et la prévention des risques sur l’ensemble de la chaîne de valeur, ainsi que l’accès des victimes à la justice en cas de défaillance.

Le moment est aujourd’hui venu de consacrer un tel devoir au niveau européen. En effet, le contexte politique au sein de l’Union paraît favorable à la consécration d’un devoir de vigilance au niveau de notre espace économique continental. Plusieurs États membres, dont les Pays-Bas en 2019 et l’Allemagne en 2021, ont déjà rejoint la France en consacrant dans leur droit interne un devoir de vigilance des entreprises tandis que d’autres parlements nationaux se sont saisis de cette problématique et débattent, les uns de résolutions, les autres de propositions de lois afin d’enrichir leur législation d’instruments comparables. De même, la société civile européenne a manifesté ses importantes attentes en matière de devoir de vigilance au niveau européen par le biais d’une tribune de plus de 100 ONG et syndicats en décembre 2019.

Le Parlement européen a pour sa part adopté une résolution en faveur d’un devoir de vigilance européen à une large majorité le 10 mars dernier, appelant la Commission européenne à proposer un texte ambitieux couvrant l’ensemble des chaînes de valeur et proposant un projet de directive complet. Enfin, le commissaire européen chargé de la Justice a annoncé en avril 2020 qu’un projet de directive faisait partie des travaux en cours de la Commission européenne. Le débat politique au niveau européen appelle ainsi un texte consacrant un devoir de vigilance au niveau de l’Union, que vos rapporteurs souhaitent ambitieux et effectif. À ce titre, vos rapporteurs ne peuvent que regretter les ajournements successifs de l’approbation d’un texte par la Commission européenne. Dans l’hypothèse fortement souhaitée où la Commission présenterait rapidement une proposition consacrant le devoir de vigilance, la Présidence française du Conseil de l’Union européenne (PFUE) aurait un rôle important à jouer dans les premières étapes de la procédure législative pour faciliter les travaux sur ce texte.

Consacrer le devoir de vigilance des entreprises au niveau de l’Union européenne apparaît comme une évidence à plusieurs titres. Des raisons d’ordre moral et éthique imposent à l’Union européenne d’agir en la matière en tant que communauté de droit dont le respect des droits fondamentaux et la protection de l’environnement font partie des principes fondateurs. À cet égard et compte tenu du poids économique de ses entreprises dans l’économie mondiale, l’Union européenne ne peut demeurer indifférente aux possibilités d’atteintes graves aux droits humains et à l’environnement et se doit de porter un nouveau modèle économique dans la mondialisation, que le devoir de vigilance permettrait de rendre effectif. Sur un plan économique, de nombreux arguments plaident également en faveur de la consécration au niveau européen d’un devoir de vigilance des entreprises. Ainsi, un encadrement juridique européen en la matière permettrait la réduction des distorsions normatives sur le marché intérieur liées à la disparité des réglementations nationales en créant un environnement juridique homogène bénéficiant aux acteurs économiques. De plus, en imposant aux entreprises la traçabilité de leurs approvisionnements, une connaissance fine de leur chaîne de valeur et des risques qui y sont associés dans le contexte du changement climatique ou des pandémies, le devoir de vigilance est appelé à constituer un instrument au service de la résilience des entreprises au niveau européen vis-à-vis d’exigences croissantes des consommateurs et de crises.

Un devoir de vigilance européen doit être ambitieux et effectivement mis en œuvre. Il ne saurait ainsi, comme peuvent le demander certains acteurs économiques, se résumer à des obligations de publication d’information (reporting) mais implique des sanctions et une responsabilité. Le devoir de vigilance doit se fonder sur plusieurs critères permettant de cibler les grandes entreprises, européennes ou domiciliées dans des pays tiers et commercialisant des biens et des services dans le marché intérieur. De même, le devoir de vigilance ne peut se limiter au(x) premier(s) rang(s) des fournisseurs et sous-traitants, ce qui inciterait à repousser les risques en amont de la chaîne de valeur plutôt que de les traiter directement. La couverture de l’ensemble de la chaîne de valeur est ainsi au nombre des conditions de l’effectivité du devoir de vigilance.

Enfin, un devoir de vigilance européen doit se doubler de modalités de mise en œuvre permettant qu’il soit respecté in concreto. La voie judiciaire, au cœur du devoir de vigilance dans son acception française, est à cet égard un acquis fondamental devant être présent dans un futur texte européen et auquel ne sauraient se substituer des procédures alternatives de médiation et de transaction. Ceci étant dit, l’opportunité d’instituer un contrôle administratif ne doit pas être écartée, à condition de constituer une voie complémentaire et non concurrente de l’encadrement judiciaire, intervenant en amont pour prévenir les atteintes et accompagner la constitution des plans de vigilance des entreprises tandis que la justice intervient en aval en cas d’atteinte et pour la réparation de préjudices. L’institution d’autorités administratives nationales fonctionnant en réseau européen paraît souhaitable afin de permettre l’intervention publique en complément du rôle déjà bien ancré en France des acteurs économiques et des ONG et d’améliorer la qualité des plans de vigilance et la prévention des atteintes. Aussi, vos rapporteurs formulent plusieurs propositions pour un devoir de vigilance ambitieux au niveau européen, tout en prenant acte du fait qu’il reviendra à la procédure législative européenne et aux parlements nationaux dans le cadre de leurs travaux de transposition de définir plus finement ses modalités d’application dans le cadre d’une directive.

Face aux limites des engagements spontanés et volontaires, il est aujourd’hui temps de consacrer dans le droit européen un devoir de vigilance ambitieux, effectif et consacrant l’accès à justice pour les victimes. L’Union européenne apparaît comme le niveau pertinent du fait du poids économique de ses entreprises, de l’importance de l’homogénéité des normes au sein du marché intérieur et de son ambition politique en faveur d’une nouvelle voie plus responsable et durable dans la mondialisation.


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   PREMIÈRE PARTIE :
Dans le sillage de l’adoption de mesures législatives nationales, le devoir de vigilance fait l’objet d’un débat et d’une future initiative législative au niveau européen

I.   Des actions législatives ont été engagées au sein de plusieurs états membres

La notion de devoir de vigilance est apparue au cours des années 1970 dans le cadre de normes non contraignantes de droit international à destination des entreprises telles que les principes directeurs de l’Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE) en 1976, révisés en 2000 puis en 2011, et la déclaration de principes tripartite sur les entreprises multinationales et la politique sociale de l’Organisation internationale du travail (OIT) en 1977 et amendée en 2000 puis le Pacte mondial des Nations Unies lancé en 2000 par le secrétaire général Kofi Annan à destination des entreprises. Cette notion connaît une actualité nouvelle depuis le tournant des années 2010.

Le devoir de vigilance est alors d’abord le fruit de plusieurs textes internationaux dépourvus de portée contraignante, mais manifestant, malgré leur caractère déclaratif et de droit souple, la préoccupation d’inscrire la responsabilité des entreprises dans la réalité de leur chaîne de production à l’échelle mondiale. Le devoir de vigilance des entreprises est ainsi au nombre des principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme adoptés par les Nations Unies en 2011([2]) en application du cadre de référence de 2008 pour les entreprises et les droits de l’homme intitulé « protéger, respecter et réparer ». ([3]) Ces lignes directrices, dites « principes Ruggie », adoptées d’après les travaux du représentant du Secrétaire général de l’ONU chargé de la question des droits de l’homme et des sociétés transnationales et autres entreprises John Ruggie, consacrent le principe d’accès au juge (principe n° 13) ainsi que les notions « d’incidence négative » et « d’influence » des entreprises sur les droits de l’homme (principe n° 19). Ces notions principes représentent un développement important vers une approche des responsabilités des entreprises fondées sur leur pouvoir économique réel plutôt que les bornes étroites de la personnalité juridique.

L’OCDE a également contribué à l’émergence d’un devoir de vigilance des entreprises de droit souple par la publication en 2011 des principes directeurs à l’intention des entreprises multinationales([4]) qui, sans instituer d’obligations contraignantes, ont contribué à poser les bases d’une responsabilité des entreprises pour les atteintes aux droits de l’homme sur leur chaîne de valeur.

En dépit des avancées importantes permises par les principes de droit souple et les engagements volontaristes de certaines entreprises, le constat dressé par de nombreuses parties prenantes et partagé par le rapporteur de la loi du 27 mars 2017 ([5]) témoigne des limites atteintes par les engagements spontanés et de la nécessité de créer une nouvelle forme d’obligation contraignante afin de rendre impérative la prise en compte par les entreprises des risques au niveau de leurs sous-traitants et fournisseurs.

Ainsi, la consécration dans la loi d’un devoir de vigilance avait pour ambition de répondre aux limites inhérentes aux incitations facultatives de droit souple qui, lorsqu’elles existaient, se limitaient souvent aux frontières des entreprises concernées, malgré des modes d’organisation économique mondialisés. Ce recours massif à la sous-traitance à une échelle mondiale posait ainsi directement la question de la responsabilité des entreprises pour les dommages causés du fait de leur chaîne d’approvisionnement. La situation, et les tragiques accidents tels que l’effondrement du Rana Plaza, ont ainsi démontré les limites d’une responsabilité attachée à la seule personne juridique de l’entreprise, ignorant les rapports de force nouveaux induits par une organisation mondiale des chaînes de valeurs.

La création d’un mécanisme de responsabilité juridique contraignant pour ces entreprises, dont les décisions ont des répercussions sur l’ensemble de la chaîne de valeur mondiale, s’inscrit donc dans cette logique d’adaptation de la responsabilité juridique à la réalité du pouvoir de décision résultant de l’influence économique.

A.   la France s’est dotée d’une législation pionnière en matière de devoir de vigilance des sociétés mères

1.   Novatrice en 2017, la notion de devoir de vigilance fait aujourd’hui partie de l’environnement juridique français

Par l’adoption de la loi du 27 mars 2017, la France est devenue le premier État européen à se doter d’un encadrement législatif créant un devoir de vigilance pour les entreprises sur l’ensemble de leur chaîne de valeur. Cette loi a constitué une étape importante dans un combat porté de longue date par les ONG, plusieurs organisations syndicales et une part croissante de l’opinion publique qui exigeaient depuis plusieurs années la consécration d’un régime contraignant pour les entreprises et dont les efforts ont alimenté la fabrique de la loi.

Le devoir de vigilance institué par la loi du 27 mars 2017 concerne ainsi les entreprises comptant plus de 5 000 salariés directs ou indirects et ayant leur siège social en France, ainsi que toutes entreprises de plus de 10 000 employés directs ou indirects, sans considération de la situation géographique de son siège.

La loi française prévoit l’établissement par les entreprises concernées, d’une stratégie de vigilance identifiant les risques liés à l’activité de l’entreprise elle-même, mais aussi de ses filiales et « des activités des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie » (article 1er alinéa 4). Ce plan comporte une cartographie des risques permettant d’identifier les risques d’« atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement » tout en y associant des mesures de « vigilance raisonnable » constituant une obligation de moyen visant à prévenir de telles atteintes.

Si la loi adoptée par le Parlement prévoyait un dispositif d’amende d’un montant maximum de 10 millions d’euros en complément de la possibilité de mise en demeure et d’assignation afin de faire respecter le devoir de vigilance des entreprises, ce dispositif a toutefois été censuré par le Conseil constitutionnel du fait du manque de précision des obligations pouvant donner lieu à sanction au regard du principe clarté et d’intelligibilité de la loi pénale découlant de l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. ([6])

Les deux autres dispositifs prévus par la loi du 27 mars 2017 pour assurer le respect du devoir de vigilance par les entreprises que sont la mise en demeure et l’assignation en justice par l’auteur de la mise en demeure sont toutefois effectifs et utilisés, en particulier par des ONG et plusieurs collectivités territoriales. Les ONG Sherpa et CCFD ont ainsi été à l’initiative de sept procédures contentieuses dont deux mises en demeure et 5 assignations après mise en demeure. ([7])  

2.   En dépit du caractère pionnier de la loi du 27 mars 2017, le devoir de vigilance n’est pas pleinement effectif en France

Si l’article 1er alinéa 5 de la loi du 27 mars 2017 dispose que les plans de vigilance des entreprises « [ont] vocation à être élaboré[s] en association avec les parties prenantes de la société, le cas échéant dans le cadre d’initiatives pluripartites au sein de filières ou à l’échelle territoriale », force est de constater que l’association de la société civile, du personnel et des ONG à laquelle appelle la loi de manière non contraignante n’est pas intervenue au niveau qui aurait pu être souhaité. Certains efforts de dialogue louables ont eu lieu grâce au volontarisme d’entreprises investies, d’ONG et d’organisations syndicales afin de mettre des expertises en commun dans le cadre du devoir de vigilance et de la RSE, d’améliorer la connaissance par les entreprises de leur chaîne de valeur et de progresser vers un nouveau modèle de gestion. Néanmoins, plusieurs procédures judiciaires, au stade de la mise en demeure voire d’assignations en justice, démontrent que des conceptions divergentes de ce que doit être le devoir de vigilance continuent d’exister entre certaines ONG et certaines entreprises. ([8])

Force est de constater que l’intervention de la puissance publique dans l’application en France du devoir de vigilance intervient principalement par le truchement de l’autorité judiciaire dans le cadre de recours contentieux.

3.   Les débats sur la mise en œuvre du devoir de vigilance se sont principalement articulés autour de la question de la juridiction compétente

Depuis l’entrée en vigueur de la loi du 27 mars 2017, les débats au sujet de son application ont été cristallisés autour de la question de la juridiction compétente pour faire appliquer le devoir de vigilance des entreprises donneuses d’ordre dans le cadre de procédures contentieuses initiées par certaines ONG et collectivités territoriales. En effet, la loi du 27 mars 2017 et l’article L. 225-102-4 du code de commerce ne se réfèrent qu’à la notion de « juridiction compétente ». Sur cette base, et sur le fondement de l’article L. 721-3 du code de commerce ("les tribunaux de commerce connaissent [des contestations] relatives aux sociétés commerciales […] de celles relatives aux actes de commerce entre toutes personnes"), la cour d’appel de Versailles a ainsi tranché en faveur de la compétence des tribunaux de commerce. Cette décision a suscité un fort mécontentement des ONG requérantes.

Ainsi, dans l’affaire initiée par le recours de plusieurs ONG contre l’entreprise Total du fait des activités de certaines de ses filiales en Ouganda, le président du TJ de Nanterre a rendu le 30 janvier 2020 la première décision relative à l’application de la loi (ordonnance n° 20/00915). Cette ordonnance attribue au tribunal de commerce la compétence pour cette procédure d’injonction, le tribunal judiciaire s’étant déclaré incompétent. La cour d’appel de Versailles a confirmé les ordonnances dans deux arrêts du 10 décembre 2020 (n° 20/01692 et 20/01693).

Les débats et les arguments des partisans du devoir de vigilance des entreprises se sont dès lors focalisés sur la désignation au niveau législatif de la juridiction civile de droit commun comme juridiction compétente. Cette question a toutefois été récemment tranchée par le législateur en faveur des tribunaux judiciaire et en consacrant spécifiquement la compétence nationale du tribunal judiciaire de Paris dans le cadre de la discussion du projet de loi pour la confiance dans l’institution judiciaire ([9]) à l’issue de la commission mixte paritaire (article 56 du projet de loi).

B.   Plusieurs états membres se sont également dotés d’une législation consacrant un devoir de vigilance des entreprises ou examinent des textes relatifs à cet enjeu

Si la France a été un précurseur au niveau européen en instituant un devoir de vigilance pour les entreprises donneuses d’ordre, cette voie a également été suivie par les Pays-Bas et l’Allemagne pour leurs entreprises. Dans d’autres États membres de l’Union européenne, le devoir de vigilance a également suscité initiatives législatives et débats parlementaires, témoignant du caractère européen et partagé du sujet et de l’importance d’une initiative législative européenne.

1.   Les Pays-Bas et l’Allemagne ont déjà consacré dans leurs droits internes un devoir de vigilance pour les entreprises

a.   Les Pays-Bas ont développé un devoir de vigilance concernant principalement le travail des enfants

Après plusieurs années de débats commencés en 2014, le Parlement des Pays-Bas a adopté la loi du 13 novembre 2019 relative au devoir de vigilance lié au travail des enfants, qui doit entrer en vigueur en 2022. Cette loi institue un devoir de vigilance portant sur les sous-traitants connus de la société mère et auxquels elle a directement accès.

En cas de doute raisonnable sur la présence de travail d’enfants – au sens de la convention n° 182 de 1999 de l’OIT sur les pires formes de travail des enfants – dans la production de biens ou de services, l’entreprise donneuse d’ordre est tenue de réaliser un plan de vigilance. Une autorité administrative est chargée de recevoir les stratégies de vigilance des entreprises et de veiller à leur conformité à la loi et à leur application.

Des sanctions sous la forme d’amendes d’un montant de 870 000 euros ou jusqu’à 10 % du chiffre d’affaires mondial si le montant maximal n’est pas jugé suffisamment dissuasif sont prévues. La loi ne crée toutefois pas de voie de recours judiciaire permettant aux parties lésées par une atteinte résultant du non-respect du devoir de vigilance par les entreprises concernées de mettre en œuvre la responsabilité civile de l’entreprise.

Plusieurs membres du Parlement néerlandais ont également proposé d’élargir le champ du devoir de vigilance en droit néerlandais. Une proposition de loi a été déposée en ce sens par les députés Voordewind, Alkaya, Van den Hul et Van den Nieuwenhuijzen imposant un devoir de vigilance aux entreprises répondant à au moins deux des critères suivants sur un exercice :

-         bénéfice net de plus de 20 millions d’euros ;

-         chiffre d’affaires de plus de 40 millions d’euros ;

-         plus de 250 employés en moyenne sur l’année de l’exercice.

Le devoir de vigilance ainsi consacré serait de caractère général et couvrirait les risques d’atteintes aux droits fondamentaux (interdiction du travail forcé, de l’esclavage et d’autres formes d’exploitation), aux droits sociaux (liberté syndicale, interdiction des discriminations, sécurité des lieux de travail…), et à l’environnement et compléterait ainsi la loi de 2019 relative au seul travail, des enfants.

La proposition des parlementaires néerlandais repose, à l’instar de son équivalent français, sur l’établissement par les entreprises concernées d’une stratégie de vigilance se fondant sur une analyse des risques et concerne l’ensemble de la chaîne de valeur de chaque entreprise à l’échelle mondiale. Il diffère toutefois de l’approche française en ce que le projet de loi prévoit une supervision administrative de la mise en œuvre du devoir de vigilance par les entreprises assorties de sanctions administratives tandis que la loi française ne consacre que la possibilité de peines prononcées à l’issue d’une procédure judiciaire contentieuse.

b.   L’Allemagne a adopté une législation instituant un devoir de vigilance aux modalités différentes de l’approche française

Le Parlement allemand a adopté le 11 juin 2021 la loi sur le devoir de diligence des entreprises pour éviter les violations des droits de l'homme dans les chaînes d'approvisionnement (en allemand : Lieferkettensorgfaltspflichtengesetz). Elle entrera en vigueur le 1er janvier 2023.

La loi oblige les entreprises à respecter des obligations de vigilance en matière de droits de l'homme et d'environnement dans leurs chaînes d'approvisionnement. L'accent est mis à la fois sur l'activité de l'entreprise elle-même et sur sa relation avec ses fournisseurs directs et indirects.

La loi s’applique à toutes les entreprises, quelle que soit leur forme juridique, qui ont leur administration centrale, établissement principal ou leur siège social en Allemagne, à condition qu’elles y emploient plus de 3 000 salariés (ce seuil passera à 1 000 salariés en 2024). Les travailleurs détachés à l’étranger et les salariés intérimaires sont inclus dans le calcul.

Les entreprises étrangères peuvent également entrer dans le champ d’application de la loi si elles sont présentes en Allemagne grâce à au moins un établissement secondaire et y emploient au moins 3 000 salariés. Cet élargissement crée les mêmes conditions de concurrence pour les entreprises allemandes et étrangères implantées outre-Rhin, d’où aussi l’importance de cette loi pour certaines entreprises françaises opérant en Allemagne.

Le nombre de sociétés soumises à l’obligation de diligence prévue par le droit allemand est donc plus important que le nombre de sociétés entrant dans le champ d’application de la loi française sur le devoir de vigilance.

Ce devoir de diligence s'inspire de la notion de « diligence raisonnable » en matière de droits de l’homme (figurant dans les principes directeurs des Nations unies de 2011) ainsi que du Plan d'action national pour les entreprises et les droits de l'homme de 2016. La loi énumère en annexe une série d'accords internationaux sur la protection des droits de l'homme. Les risques auxquels l'entreprise doit s'attaquer dépendent entre autres du type et de l'étendue de son activité commerciale, de sa capacité d'influence sur les auteurs directs de la violation de positions juridiques protégées.

La loi contient des « devoirs d’effort » pour les entreprises, c'est-à-dire ni une obligation de résultat ni de garantie. Toutes les obligations de vigilance requises font l’objet d’une « réserve d’opportunité », qui laisse aux entreprises une certaine marge d’appréciation et d’action. Ainsi, s’il était - légalement ou de facto - impossible de retracer l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement ou de prendre des mesures préventives ou correctrices, il ne pourrait être reproché à l’entreprise de manquer à son devoir de vigilance. Par conséquent, les entreprises ne sont pas soumises à une obligation de résultat en matière d’atteinte aux droits de l'homme ou à l’environnement dans leurs chaînes d'approvisionnement. Cependant, elles doivent démontrer qu'elles ont mis en œuvre les mesures de vigilance raisonnables prescrites par la loi pour leur propre secteur d'activité mais aussi celui de leurs fournisseurs et sous-traitants directs et indirects.

Les mesures à prendre à chaque niveau sont précisées dans la loi. Les entreprises sont ainsi tenues de procéder régulièrement à une analyse des risques liés aux droits de l'homme et à l'environnement dans leur propre domaine d'activité et chez leurs fournisseurs. Si elles constatent une violation dans un secteur d’activité ou chez un fournisseur, elles doivent immédiatement prendre des mesures correctives appropriées pour minimiser la violation après avoir effectué une analyse de risques.

2.   Dans d’autres États européens, le devoir de vigilance fait l’objet de débats et d’initiatives législatives parlementaires

Plusieurs parlements nationaux se sont également saisis de la thématique du devoir de vigilance via des propositions de lois ou des résolutions.

En juin 2021, le Parlement norvégien a adopté la loi relative à la transparence et au travail des entreprises sur les droits fondamentaux de l'homme et les conditions de travail décentes. Cette loi entrera en vigueur en juillet 2022. Elle doit « promouvoir le respect par les entreprises des droits fondamentaux de l'homme et des conditions de travail décentes dans le cadre de la production de biens et de la prestation de services » et doit « garantir au grand public l'accès aux informations concernant la manière dont les entreprises traitent les effets négatifs sur les droits fondamentaux et les conditions de travail ». D’après les travaux préparatoires, ce dernier objectif est avant tout un moyen d'atteindre l'objectif principal, à savoir le respect des droits humains fondamentaux et des conditions de travail décentes. Le champ d'application de la loi est décrit à son article 2, qui précise que la loi s'applique aux entreprises norvégiennes qui « fournissent des biens et des services en Norvège ou à l'étranger » ainsi qu’aux « grandes entreprises étrangères » qui « fournissent des biens et des services en Norvège, et qui sont assujetties à l'impôt en Norvège ».

En Suisse, en 2016, une initiative populaire nommée « Entreprises responsables – pour protéger l’être humain et l’environnement » a été portée par une coalition de près de 80 organisations de la société civile. Soumis à référendum en novembre 2020, le projet a recueilli 51 % des suffrages, mais a été rejeté par la majorité des cantons, entraînant son rejet. Ce projet proposait l’instauration d’un cadre légal imposant aux entreprises des mesures de vigilance raisonnable afin que les droits de l'homme internationalement reconnus et les normes environnementales internationales soient respectés. Cette obligation se serait également appliquée aux entreprises implantées à l'étranger mais contrôlées par des entreprises suisses. Dans ce projet, les entreprises qui n'apportaient pas la preuve d'une telle stratégie de vigilance étaient tenues pour responsables des dommages causés par les entreprises à l'étranger qu'elles contrôlaient. Ainsi, ce texte proposait de rendre juridiquement contraignants en Suisse certains éléments des principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l'homme de 2011.

Le Parlement espagnol débat actuellement d’une proposition de résolution, en cours d’examen par la commission de la coopération internationale et du développement, visant à enjoindre au Gouvernement de proposer avant une loi instituant un devoir de vigilance des entreprises avant la fin de la législature. La proposition de résolution demande que cette loi permette de sanctionner les entreprises qui commettent tout type d'action contraire aux droits de l'homme, au respect des populations locales, de leur culture et de leur mode de vie, ou contre le patrimoine écologique et naturel du pays dans lequel elles opèrent, et garantisse l'accès à la justice des victimes affectées par ces actions.

De même, au sein du Parlement danois, une proposition de résolution sur le devoir de diligence obligatoire des entreprises en matière de droits de l'homme et sur l'introduction de recours effectifs a été déposée en 2019 par plusieurs députés. La proposition a ensuite été transmise à la commission des entreprises, mais n'a pas été présentée en deuxième lecture. Le gouvernement a déclaré qu'il attendait le projet de proposition de la Commission européenne sur le sujet. La question a également été discutée en 2021 au sein de la commission des affaires européennes, mais sans qu'aucun travail supplémentaire spécifique n'ait été entrepris.

Au sein du Parlement autrichien, des débats ont eu lieu au sujet du devoir de vigilance dans le cadre de propositions de loi en 2018 et 2020 sur le secteur du textile. Cette année, le sujet a de nouveau fait l’objet d’interventions au sein de la sous-commission permanente sur les questions européennes, en particulier lors de sa réunion du 2 novembre 2021 durant laquelle la ministre fédérale de la Justice Mme Alma Zadic a pris position en faveur d’un devoir de vigilance contraignant au niveau européen dépassant le seul cadre d’engagements de droit souple. La ministre a exprimé son soutien à la rapide adoption d’un projet de texte par la Commission européenne et l’engagement d’une procédure législative européenne, à défaut de quoi elle serait susceptible de déposer un projet de loi au nom du Gouvernement autrichien. Une proposition de résolution ayant pour objectif de confier un mandat strict à la ministre pour les négociations au niveau européen présentée par la députée Petra Bayr lors de cette même réunion a toutefois été rejetée par la sous-commission.

II.   Le sujet du devoir de vigilance constitue désormais un enjeu politique au niveau européen, qui apparaît comme l’échelle pertinente pour en assurer une mise en œuvre effective

A.   La notion de vigilance constitue un objet de débat politique relativement ancien au niveau européen

1.   Plusieurs textes consacrent un encadrement juridique pour certains secteurs économiques

Bien que l’Union européenne manque d’un régime unifié instituant un devoir de vigilance des entreprises donneuses d’ordre à caractère général, plusieurs actes législatifs européens ont institué des dispositifs juridiques contraignants pouvant s’y apparenter dans certains secteurs particulièrement vulnérables.

Le devoir de vigilance des entreprises n’est ainsi pas un concept entièrement étranger au droit européen, mais demeure circonscrit à un nombre réduit de secteurs précisément énumérés, n’incluant pas notamment le secteur textile. Il importe néanmoins de souligner que la Commission européenne s’est engagée à développer une « stratégie globale de l’Union pour les textiles » dans sa communication « un nouveau plan d’action pour une économie circulaire » ([10]) sans toutefois l’aborder sous l’angle du devoir de vigilance.

a.   Secteur du bois

Le secteur du bois et des produits dérivés du bois est réglementé, depuis 2010, par un règlement ([11]) actualisé en 2019 ([12]) instituant des mesures de « diligence raisonnée » ([13]) proches d’un « devoir de vigilance raisonnable ». Ces mesures reposent sur une identification de l’ensemble des sous-traitants par une connaissance de l’intégralité de la chaîne d’approvisionnement ([14]) et une évaluation des risques contrôlée par des autorités nationales afin de prévenir la récolte illégale et de prendre en compte le contexte politique du pays d’origine, notamment en cas de conflit armé et de sanctions.

b.   Secteur minier

Le secteur minier présente des risques particuliers liés aux chaînes d’approvisionnement et aux atteintes aux droits de l’homme et en matière environnementale. À ce titre, il a été l’un des premiers champs au sein desquels un « devoir de diligence » a été évoqué, via des premiers jalons posés au niveau international.([15]) Par sa résolution 1896 du 30 novembre 2009([16]), le Conseil de sécurité des Nations Unies a mandaté le groupe d’experts des Nations Unies sur la République démocratique du Congo ([17]) pour proposer des recommandations sur le devoir de diligence des entreprises impliquées en aval de l’extraction de minerais dans le pays afin de limiter le soutien indirect au conflit. Les « lignes directrices sur le devoir de diligence » déterminées par le rapport final du groupe d’experts ([18]) ont notamment inspiré le guide de l’OCDE sur le devoir de diligence pour des chaînes d’approvisionnement responsables en minerais provenant de zones de conflit ou à haut risque ([19]), offrant un cadre plus général – mais toujours non contraignant – au devoir de vigilance des entreprises utilisant des ressources issues du secteur minier.

À ces premières formes internationales d’encadrement peu contraignantes pour les entreprises ayant un lien avec l’extraction de minerai s’est ajouté un encadrement européen contraignant dans le cadre du marché intérieur. Depuis 2017 et l’adoption du règlement dit « minerais de sang », l’Union européenne rend ainsi obligatoire l’exercice d’un devoir de diligence en ce qui concerne les importations d’or, d’étain, de tantale et de tungstène en provenance de zones dites à haut risque ou de conflit. ([20]) Ce règlement impose ainsi aux entreprises importatrices de minerais et de métaux une exigence de traçabilité de l’ensemble de leurs fournisseurs, ainsi qu’un système de gestion des risques basée sur une stratégie d’identification des risques, des audits de contrôle et la publication de rapports annuels.

2.   Des obligations générales de reporting existent au niveau européen

Sans pour autant consacrer un devoir de vigilance selon l’acception de la loi française du 27 mars 2017, le droit de l’Union européenne institue d’ores et déjà plusieurs obligations de reporting (publication d’informations) des entreprises en matière de gouvernance et d’approvisionnement.

Principalement orientées vers les risques environnementaux et prévues par la directive de 2014 sur la publication d’informations non-financières ([21]) qui concerne les entreprises de plus de 500 salariés , les lignes directrices de la Commission européenne sur l’information non financière ([22]) prévoient depuis 2017 ([23]) la communication par les entreprises, outre une information sur l’identification des marchés sur lesquelles elles opèrent et les sites de production, des procédures de diligence raisonnable mises en œuvre par celles-ci afin de « définir, prévenir et atténuer les incidences négatives réelles et potentielles de leur activité » sur la base des documents d’orientation sectoriels de l’OCDE et des principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme. Les obligations de reporting ont ainsi permis au niveau européen une importante promotion de la transparence afin d’améliorer la reddition de comptes par les entreprises.

De même, en matière de services financiers, le règlement dit « disclosure » ([24]) rend obligatoires plusieurs procédures de diligence en matière de risque financier, mais également en matière de durabilité. Le règlement sur la taxonomie de la durabilité ([25]) permet la distinction des investissements « verts » durables des autres investissements afin de préciser le cadre de la publication d’information en matière de durabilité prévu par le règlement « disclosure ».

L’importance d’améliorer la transparence des informations communiquées par les entreprises en matière de durabilité et de poursuivre le travail législatif européen en faveur d’une transparence toujours plus grande est également au cœur de la procédure législative européenne en cours sur la directive dite CSRD (Corporate Sustainabbility Reporting Directive). Dans un mouvement auquel le Parlement européen a contribué par sa résolution du 29 mai 2018 sur la finance durable, la Commission a ainsi annoncé la révision de la directive de 2014 afin d’incorporer des critères sociaux, environnementaux et de bonne gouvernance aux obligations de transparence des entreprises. Les positions exigeantes portées par le rapporteur du texte au Parlement européen M. Pascal Durand témoignent d’une vive préoccupation au niveau européen afin de parvenir à un encadrement législatif consacrant une transparence exigeante, fondée sur des objectifs, et couvrant un large champ des engagements internationaux de l’Union européenne. ([26])

3.   Plusieurs parlements nationaux ont soutenu un « carton vert » en faveur d’un devoir de vigilance en matière de droits de l’homme

En mai 2016, à la suite d’une rencontre interparlementaire dédiée à la responsabilité sociétale des entreprises à l’initiative de la commission des affaires européennes ([27]) et de sa présidente Mme Danielle Auroi, auteure d’un rapport d’information soutenant une telle procédure ([28]), huit parlements nationaux ([29]) – dont l’Assemblée nationale – lançaient une initiative de « carton vert » sur la responsabilité sociale des entreprises. Non prévue par les traités européens et, partant, dépourvue d’effets juridiques, cette procédure informelle revêtait par conséquent un caractère essentiellement politique et symbolique témoignant d’une exigence commune en matière de devoir de vigilance des entreprises.

La première évocation d’un « carton vert » permettant aux parlements nationaux, sinon de contraindre juridiquement la Commission européenne à proposer un texte sur un sujet, du moins de l’inciter à se saisir d’un sujet d’actualité, précède cette initiative liée au devoir de vigilance : elle émane du parlement néerlandais et a donné lieu à une initiative de la Chambre des Lords en 2015 au sujet du gaspillage alimentaire, à laquelle la commission des affaires européennes de l’Assemblée nationale s’est jointe avec enthousiasme. ([30])

Bien que le « carton vert » des parlements nationaux n’ait pas conduit la Commission européenne à proposer un projet de texte législatif sous la Commission Juncker ([31]), cette coopération interparlementaire a indéniablement connu un certain écho au niveau européen et a nourri les débats nationaux au sein des parlements partis à cette déclaration : la France en 2017, les Pays-Bas en 2019 et l’Allemagne cette année.

B.   Le devoir de vigilance connaît une actualité renouvelée au niveau européen

Malgré l’absence de suite donnée par la Commission européenne au « carton vert » de huit parlements nationaux en 2016, les débats politiques et juridiques autour du devoir de vigilance se sont poursuivis dans l’Union européenne. Outre les débats et les lois adoptées au sein de plusieurs États membres, les institutions européennes se sont saisies du sujet du devoir de vigilance en 2021, mues par un volontarisme particulier du Parlement européen et des déclarations de la présidente de la Commission européenne.

1.   Une tribune de nombreuses associations en décembre 2019 a lancé un mouvement en faveur d’un texte législatif européen contraignant

Au niveau européen comme au niveau français avant l’adoption de la loi de 2017, le sujet du devoir de vigilance des entreprises a d’abord été porté par de nombreuses parties issues de la société civile, ONG, syndicats et coalitions. Le 2 décembre 2019 était publié un appel signé par plus de 100 organisations issues de la société civile, sous l’égide de la European Coalition for Corporate Justice (ECCJ), appelant la Commission européenne et les co-législateurs européens à adopter un texte consacrant un devoir de vigilance contraignant pour les entreprises. ([32])

L’engagement fort des organisations syndicales au niveau européen via une prise de position volontariste de la confédération européenne des syndicats (CES) en faveur d’un devoir de vigilance couvrant l’ensemble des relations commerciales des entreprises, de leurs fournisseurs dans le cadre de plans de vigilance construits avec les salariés et incluant les droits sociaux est également à souligner. ([33])

2.   Le Parlement européen a appelé la Commission à proposer une initiative législative par sa résolution du 10 mars 2021

Le devoir de vigilance a fait l’objet d’une résolution adoptée par le Parlement européen le 10 mars 2021 ([34]) appelant la Commission européenne à proposer un texte relatif au devoir de vigilance aux co-législateurs européens.

Si le Parlement européen ne dispose pas d’un droit d’initiative législative, il peut, en application de l’article 225 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) demander à la Commission de lui soumettre une proposition d’acte législatif. Dans le cas d’espèce, faisant application de cette disposition du traité, le Parlement européen est allé jusqu’à annexer à la résolution qu’il a adopté une proposition de directive à l’intention de la Commission.

En plus de la possibilité d’engager la responsabilité civile des entreprises en réparation des préjudices causés par des manquements avérés, comme prévu par la législation française, le texte proposé par le Parlement européen appelle la constitution d’autorités nationales chargées de l’application de cette directive et détenant un pouvoir de sanction administrative. 

Principaux éléments de la résolution du Parlement européen du 10 mars 2021

La proposition de directive annexée à la résolution du Parlement européen du 10 mars 2021 s’inspire de la loi française du 27 mars 2017 en ce qu’elle propose la consécration d’obligations contraignantes pour les entreprises, l’institution d’une stratégie de vigilance comprenant une identification des risques sur l’ensemble de la chaîne de valeur des entreprises, mais aussi l’instauration au niveau européen d’une responsabilité civile des entreprises pour les préjudices liés à leurs manquements en matière de devoir de vigilance. À l’instar de la loi française, la proposition du Parlement européen cible particulièrement les risques liés aux droits humains et aux atteintes à l’environnement.

La résolution s’écarte néanmoins de la législation française en ce qu’elle prévoit l’intervention directe de la puissance publique afin de guider les entreprises dans le respect de leur devoir de vigilance via la création ou la désignation d’autorités administratives nationales chargées de surveiller la mise en œuvre du devoir de vigilance des sociétés et bénéficiant de prérogatives d’enquête et de sanction administrative. La loi française du 27 mars 2017 ne prévoit quant à elle qu’un recours juridique en cas de manquement des entreprises au devoir de vigilance. Concernant la responsabilité civile des entreprises au titre du devoir de vigilance, le Parlement européen appelle également une forme « d’inversion de la charge de la preuve » par l’institution d’une présomption de responsabilité des entreprises soumises au devoir de vigilance, qui devraient, en cas de préjudice, prouver l’existence de moyens et de procédures de mise en conformité afin de prouver l’absence de lien entre leurs mesures de vigilance et le préjudice avéré. Ce dispositif souhaité par le Parlement européen constituerait une innovation importante par rapport au droit civil français, sur lequel repose l’engagement de la responsabilité des entreprises au titre du devoir de vigilance prévu par la loi du 27 mars 2017. Enfin, la proposition du Parlement européen prévoit une obligation contraignante d’association des parties prenantes de la société civile, qui ne l’est pas dans la loi française, qui ne se réfère qu’à une « vocation » des stratégies de vigilance à être le fruit d’une concertation.

Si la résolution a été adoptée à une large majorité des membres du Parlement européen (504 voix pour contre 79 contre et 112 abstentions), il faut observer que les votes sur les résolutions européennes sont souvent plus consensuels que les votes sur les actes législatifs. Aussi, il serait erroné de voir dans ce large vote en faveur du devoir de vigilance l’expression d’un consensus politique au niveau européen sur ses modalités d’application.

Dans la perspective d’un débat sur une future initiative législative de la Commission européenne, de vifs débats devraient émerger, tant au sein du Conseil que du Parlement européen, au sujet des risques couverts par le devoir de vigilance, les seuils pertinents pour identifier les entreprises concernées (tant au niveau des critères que des seuils et l’éventualité d’en dispenser les PME), ainsi que l’existence d’une responsabilité civile pouvant être engagée devant une juridiction.

3.   Les engagements pris par la présidente de la Commission européenne dans son discours sur l’état de l’Union témoignent d’une préoccupation pour un devoir de vigilance en matière de travail forcé

Dans son discours sur l’état de l’Union européenne en date du 15 septembre 2021, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a annoncé l’interdiction à venir des produits issus du travail forcé sur le marché intérieur : « Nous proposerons donc d'interdire sur notre marché les produits qui ont été fabriqués au moyen du travail forcé. »

Si le dispositif juridique devant traduire les annonces de la présidente de la Commission européenne n’a pas été dévoilé au jour de l’écriture de ce rapport, le futur texte ne sera vraisemblablement pas dénué de lien avec le devoir de vigilance, avec lequel il partage une ambition commune de créer une obligation en amont de la chaîne de valeur. Néanmoins, compte tenu du périmètre et du calendrier de chaque texte (l’annonce d’un texte sur le travail forcé est intervenue alors que les travaux sur le devoir de vigilance étaient engagés depuis plus d’un an), l’interdiction du travail forcé pourrait vraisemblablement faire l’objet d’un texte séparé.

C.   La commission européenne s’est engagée à présenter un projet de texte qui a toutefois connu de nombreux ajournements

Si la Commission européenne s’est engagée à plusieurs reprises en faveur d’un acte législatif européen relatif au devoir de vigilance des entreprises, ses annonces tardent toutefois à se concrétiser et son projet a subi plusieurs reports successifs retardant d’autant l’entrée en vigueur d’un devoir de vigilance européen. 

1.   L’élaboration d’un texte a été annoncée au printemps 2020

À la suite du vote de la résolution 2020/2129(INL) du Parlement européen, la Commission européenne, qui estime dans l’une de ses études ([35]) que seules 37 % des entreprises européennes procèdent à une vigilance suffisante, tandis que seules 16 % couvrent l’ensemble de leur chaîne de production, a annoncé travailler à l’élaboration d’un acte législatif. Lors de la réunion du groupe du Parlement européen pour la conduite responsable des entreprises du 29 avril 2020, le commissaire européen chargé de la Justice Didier Reynders a annoncé que la Commission européenne s’engageait à créer un devoir de vigilance des entreprises en matière de droits humains et d’environnement.

Selon les propos du commissaire européen, ce projet a pour vocation de compléter le projet de texte sur la gouvernance des entreprises porté par la présidence allemande du Conseil de l’Union européenne et de consacrer des obligations remplaçant des engagements spontanés qui auraient aujourd’hui montré leurs limites. Une consultation publique a été lancée par la Commission européenne à l’automne 2020 et a permis de réunir les contributions de près de 500 000 personnes et environ 700 organisations associatives, universitaires et syndicales. Les ministères économiques et financiers de plusieurs États membres, dont la France, y ont ainsi contribué par voie de non-papier.

2.   En dépit d’engagements importants et d’un soutien du Parlement européen, la présentation d’un projet d’acte législatif par la Commission européenne a subi de nombreux ajournements

a.   De multiples reports

La Commission européenne a toutefois reporté successivement l’adoption de son projet d’acte législatif – initialement prévue à l’été 2021 – au mois d’octobre 2021 lors d’annonces en mai 2021, puis au 8 décembre 2021. Un nouvel ajournement regrettable a eu lieu par rapport à cette date sans qu’une nouvelle échéance ne soit officiellement fixée. Une date au printemps 2022 est toutefois évoquée en tant qu’hypothèse.

b.   La stratégie de la Commission européenne semble également avoir évolué depuis l’annonce d’un projet de directive

Le commissaire en charge de la Justice, chargé seul de la directive relative au devoir de vigilance, s’est vu adjoindre le concours du commissaire en charge du marché intérieur en qualité de co-responsable du texte. De plus, la Commission paraît avoir multiplié les rencontres et les concertations avec les parties prenantes, entreprises, syndicats et ONG, sans qu’il soit possible de distinguer actuellement la teneur de son projet d’acte législatif.

Plusieurs parties prenantes, notamment associatives et syndicales, ont exprimé leur crainte que ces multiples ajournements et l’association des services de la Commission les plus en lien avec les acteurs économiques n’aboutissent à amoindrir la portée d’un devoir de vigilance européen et les garanties de son respect par les entreprises, voire à rendre impossible l’adoption d’un texte par la Commission.

À cet égard, vos rapporteurs affirment leur position en faveur de l’adoption d’un texte par la Commission dans les meilleurs délais afin de permettre au plus vite une entrée en vigueur d’un devoir de vigilance au niveau européen.

 

III.   La présidence française du Conseil de l’Union européenne en 2022 constitue une opportunité de franchir des étapes décisives vers un devoir de vigilance européen

La procédure législative ordinaire, à laquelle serait soumis un projet de directive en matière de devoir de vigilance, a une durée moyenne d’environ 18 mois entre l’adoption d’un projet de texte par la Commission et la signature de l’acte adopté par les deux co-législateurs. ([36]) S’agissant d’un texte sur le devoir de vigilance sur les modalités duquel un consensus semble politiquement complexe à atteindre, il est probable que la procédure législative sera particulièrement longue. Aussi, même en cas d’adoption d’un projet de texte par la Commission européenne à la date annoncée du 8 décembre, une adoption du texte au cours de la présidence française du Conseil de l’Union européenne n’apparaît pas comme une perspective réaliste tandis qu’une adoption à l’horizon de la fin de l’année 2022 représente un scénario optimiste.

La PFUE dispose toutefois de leviers significatifs, notamment en matière d’organisation des groupes de travail afin d’accélérer l’adoption d’un texte et de peser sur le déroulement des négociations. Ainsi, une avancée rapide des débats sous la présidence française (PFUE) permettrait d’acter les accords sur plusieurs modalités du texte, qui, sous réserve d’un vote du Parlement européen, ne seraient dès lors plus en débat, et de commencer à aborder certains points plus contentieux dans le cadre des négociations interinstitutionnelles (« trilogues »).

Par conséquent, les rapporteurs saluent le fait que la France s’engage pleinement à permettre des avancées rapides et significatives en matière de devoir de vigilance afin de pouvoir jouer pleinement son rôle de facilitateur dans l’adoption d’une directive ambitieuse dans le cadre du « nouveau modèle d’investissement et de croissance » avancé comme objectif de la PFUE par le Président de la République dans son allocution du 9 novembre dernier. ([37]) Le devoir de vigilance constitue l’un des piliers de ce modèle européen renouvelé, visant à faire de l’Union européenne une puissance diffusant un modèle de croissance et de développement au sein duquel les droits fondamentaux et le respect de l’environnement occupent une place centrale, ainsi que l’a rappelé le Président de la République en établissant un lien direct entre devoir de vigilance et renouvellement du modèle économique européen dans son discours de lancement de la PFUE du 9 décembre. ([38])


   Seconde partie :
Pour un devoir de vigilance ambitieux
au niveau européen

L’annonce par la Commission européenne d’un projet de directive sur le devoir de vigilance, dans un contexte de forte mobilisation de la société civile européenne et d’une volonté sans équivoque exprimée par le Parlement européen paraît constituer un contexte favorable à l’adoption d’un texte ambitieux permettant de créer des obligations et prenant acte des limites inhérentes aux engagements volontaires.

Il est de l’avis de vos rapporteurs qu’un texte européen dans ce domaine doit être résolument ambitieux, tout en prenant en compte de manière réaliste les difficultés pouvant entraîner des blocages lors de la procédure législative et risquer de conduire à une impasse et in fine à une absence d’adoption d’un texte. C’est pourquoi vos rapporteurs souhaitent formuler plusieurs recommandations pour une directive européenne consacrant un devoir de vigilance effectivement mis en œuvre par les entreprises et assorti de voies de recours effectif permettant aux pouvoirs publics de veiller à son respect et aux victimes d’atteintes à leurs droits d’obtenir réparation de leur préjudice.

La consécration au niveau européen d’un devoir de vigilance semble en principe concilier les attentes de nombreux acteurs de la société civile et institutionnels comme des entreprises, pour lesquelles un level playing field est important et permet de minimiser les distorsions sur le marché intérieur pouvant naître d’une multitude de législations nationales disparates. Si la nécessité d’un encadrement juridique européen paraît partagée, ses modalités doivent toutefois permettre de concilier les objectifs d’adoption réaliste d’un texte par une majorité au sein du Conseil et du Parlement européen et l’effectivité d’un devoir de vigilance.

I.   un devoir de vigilance européen se doit d’avoir un champ suffisamment ambitieux pour prévenir effectivement les atteintes aux droits humains et à l’environnement

S’agissant du champ devant être couvert par un devoir de vigilance effectif, trois critères importants sont à distinguer :

-         le type de risques sur lesquels s’exerce le devoir de vigilance, dont la définition doit être exigeante mais également précise afin que les entreprises puissent utilement s’acquitter de leurs obligations ;

-         la taille des entreprises concernées, ce qui soulève la question des indicateurs utilisés pour identifier ces entreprises et du seuil utilisé pour chaque indicateur afin de ne pas faire peser d’obligations trop lourdes sur les plus petites entreprises tout en minimisant les risques de contournement ;

-         la profondeur de la chaîne de valeur concernée par le devoir de vigilance. S’opposent ainsi deux visions, l’une basée sur les premiers rangs des fournisseurs et sous-traitants, l’autre, qui est selon vos rapporteurs la condition sine qua non d’un devoir de vigilance effectif, l’ensemble de la chaîne de valeur et des relations commerciales.

A.   Les risques couverts par le devoir de vigilance doivent être clairement définis

1.   Certains risques suscitent le consensus

Certains risques constituent en effet un socle fondamental suscitant l’adhésion de l’ensemble des acteurs et qui ne sera pas amené à constituer le cœur des débats politiques sur le devoir de vigilance. Les droits humains et les libertés fondamentales font ainsi partie de ces valeurs communes suscitant une adhésion unanime au sein des acteurs entendus par vos rapporteurs. Il convient de distinguer parmi les droits humains le travail des enfants, auquel certains secteurs sont particulièrement vulnérables, mais aussi le travail forcé et les autres formes d’exploitation et les droits sociaux tels que la liberté syndicale et des lieux et conditions de travail décents.

L’opinion publique européenne est de manière écrasante en faveur de la prise en compte de ces risques. Les Pays-Bas se sont déjà dotés d’une loi créant un devoir de vigilance spécifique au travail des enfants tandis que la présidente de la Commission européenne a annoncé la préparation d’un texte spécifique au travail forcé. Ce contexte et le caractère hautement fondamental des droits humains, dont le respect fait partie des valeurs et des fondements mêmes de l’Union européenne aux termes de l’article 6 du Traité sur l’Union européenne (TUE) ([39]), justifient à l’évidence leur prise en compte.

2.   La prise en compte des risques environnementaux est indispensable

L’inclusion des atteintes à l’environnement dans le devoir de vigilance apparaît aux yeux de vos rapporteurs comme une évidence compte tenu de l’urgence écologique et des risques d’externalisation des comportements polluants. La responsabilité des entreprises donneuses d’ordre pour les pratiques de leurs fournisseurs et sous-traitants directs et indirects est consubstantielle aux objectifs de l’Union européenne énumérés à l’article 3 du TUE. ([40]) Les risques environnementaux font ainsi déjà partie du devoir de vigilance existant dans le droit français, ([41])  mais aussi de la loi allemande du 11 juin 2021 et des propositions de loi en discussion au sein des Parlements néerlandais et de résolution en discussion au Parlement espagnol.

Toutefois, ainsi que cela est apparu au cours des travaux d’élaboration du présent rapport, l’inclusion des atteintes à l’environnement dans le champ du devoir de vigilance n’est pas souhaitée par plusieurs membres de fédérations représentant les entreprises au niveau européen, qui préféreraient que le devoir de vigilance ne concerne dans un premier temps que les droits humains, sans que ce point ne relève d’une position officielle.

La prise en compte des risques environnementaux apparaît toutefois indispensable en ce que la protection de l’environnement représente une urgence, faisant partie des priorités de l’Union européenne dans le cadre du Pacte vert pour l’Europe. De plus, les risques de contournement des normes européennes et d’atteintes majeures en amont de la chaîne de valeur sont clairement identifiés et connus. En conséquence, l’inclusion des risques environnementaux conditionne le caractère complet du devoir de vigilance et doit constituer un niveau minimal d’exigence pour l’Union européenne.

Proposition n° 1 : Une future directive relative au devoir de vigilance au niveau européen doit inclure les risques environnementaux à côté des droits humains.

Si la prise en compte des risques d’atteintes à l’environnement du fait des activités de production ou d’extraction apparaît fondamentale, la question de l’inclusion du risque climatique sera amenée à constituer un sujet de débat. Une distinction est en effet à établir entre le changement climatique avec ses conséquences, traditionnellement traitées par des négociations internationales et par les États, et les risques environnementaux pouvant clairement et directement être attribués à une filiale ou un sous-traitant permettant de remonter à une entreprise ayant manqué à son devoir de vigilance. Le devoir de vigilance, dans son acception française, a davantage été articulé autour de la notion de risque environnemental que de celle de risque climatique. Sa prise en compte soulève en effet des questions majeures. Les entreprises ont ainsi exprimé leurs craintes d’être rendues responsables d’un phénomène mondial aux faits générateurs multiples. En tout état de cause, l’inclusion du risque climatique constitue mérite un approfondissement et un débat dépassant le cadre de ce rapport.

3.   L’inclusion de risques supplémentaires peut être envisagée, mais doit être clairement définie afin de garantir l’intelligibilité du devoir de vigilance et la sécurité juridique

L’inclusion d’autres risques émergents de la mondialisation économique et dépassant le cadre communément admis des droits fondamentaux et de l’environnement a pu être évoquée lors des travaux de vos rapporteurs. Il est toutefois à souligner que cette prise en compte ne fait pas partie des hypothèses de travail de la Commission européenne telles qu’exprimées en avril 2020.

Les représentants des entreprises entendus au cours des travaux des rapporteurs ont marqué un intérêt particulier pour l’inclusion de la corruption dans le cadre du devoir de vigilance, afin de permettre l’établissement de conditions de concurrence équitables avec certaines entreprises étrangères. La corruption ne figure en effet pas dans la loi française du 27 mars 2017 du fait de son traitement par la loi dite « Sapin II » du 9 décembre 2016, ([42]) dont l’équivalent n’existe pas au niveau européen. Si l’inclusion de la corruption, ou d’autres risques émergents pourrait être louable, il convient toutefois de veiller à la cohérence de devoir de vigilance autour d’objectifs limités et clairement identifiables, au risque de créer des obligations si larges qu’elles perdraient leur caractère concret et risqueraient d’être redondantes avec d’autres instruments législatifs.

Ainsi, vos rapporteurs ne sont pas opposés par principe à l’inclusion d’autres risques que les droits humains et l’environnement mais souhaitent que celle-ci s’effectue avec un souci de lisibilité pour l’ensemble des parties prenantes.

B.   Le périmètre des entreprises concernées par le devoir de vigilance doit concilier ambition et réalisme quant aux capacités de toutes les entreprises dans l’ensemble des Etats membres

La question de l’identification des entreprises concernées par le devoir de vigilance est particulièrement importante en ce qu’elle est la condition de son application. Toutefois, les différentes législations nationales consacrant un devoir de vigilance ne s’accordent ni sur les critères permettant de soumettre une entreprise au devoir de vigilance ni sur les seuils.

1.   Le type de critères permettant d’assujettir une entreprise au devoir de vigilance

Si la loi française du 27 mars 2017 a retenu le critère de l’emploi direct ou indirect de 5 000 salariés pour les entreprises établies en France et de 10 000 salariés pour les entreprises ayant une activité en France, les Pays-Bas ont quant à eux opté pour une approche multicritère incluant les bénéfices et le chiffre d’affaires.

Les différents critères utilisés présentent chacun des risques et opportunités différents. En effet, l’approche française permet de cibler les entreprises multinationales en prenant en compte les effectifs au niveau du groupe, mais ne permet pas d’identifier clairement les entreprises assujetties au devoir de vigilance. Comme le rappelle le Conseil général de l’économie (CGE) dans son rapport d’évaluation de la loi française([43]), les effectifs des entreprises ne constituent pas une donnée publique, ce qui ne permet pas d’identifier clairement les entreprises soumises au devoir de vigilance. De plus, les effectifs sont complexes à estimer au niveau d’une entreprise, où ils ne sont pas toujours précisément connus, et d’autant plus complexes à évaluer à l’échelle d’un groupe. En l’absence d’organisme public chargé de publier une liste des entreprises soumises au devoir de vigilance, leur identification n’est pas possible aisément, ce que reprochent certaines ONG. Un rassemblement d’associations a ainsi cherché à établir une telle liste en consolidant des données publiques afin d’établir un rapport « Radar du devoir de vigilance » ([44]) énumérant 263 entreprises et groupes. Toutefois, le CGE estime quant à lui à 170 ([45]) le nombre d’entreprises soumises au devoir de vigilance.

Plusieurs personnes auditionnées dans le cadre de ces travaux ont évoqué une approche par des critères liés au droit de la concurrence, tels que le chiffre d’affaires réalisé en Europe ou le pouvoir de marché des entreprises. Ces critères permettraient de ne pas tenir compte du siège de l’entreprise et ainsi de cibler de manière équitable les entreprises européennes et celles domiciliées dans des pays tiers. Ils auraient également l’avantage de prendre en compte des entreprises de secteurs peu intensifs en main-d’œuvre, tels que le numérique, mais pouvant néanmoins avoir un impact sur leur chaîne de valeur. D’autres critères objectifs tels que le chiffre d’affaires, déjà pris en compte dans la législation néerlandaise sur le travail des enfants, pourraient également être retenus au niveau européen : ils présentent l’avantage d’être publics et aisément accessibles et seraient donc utiles à l’établissement d’une liste d’entreprises concernées.

Une approche basée sur plusieurs facteurs alternatifs au nombre d’employés apparaît ainsi particulièrement pertinente pour consacrer un devoir de vigilance effectif au niveau européen.

Les critères liés à la forme sociale et aux pays d’origine des entreprises, tels qu’ils existent dans la loi française, ne seront probablement pas présents dans un texte européen, ce qui devrait permettre une meilleure homogénéité du devoir de vigilance au niveau européen. De même, l’usage de critères inspirés du droit de la concurrence présente également l’avantage de cibler les entreprises extra‑européennes réalisant une partie de leur chiffre d’affaires sur le marché intérieur et de les soumettre aux mêmes obligations que les entreprises européennes.

Proposition n° 2 : Développer des critères multiples qui ne soient pas limités aux seuls effectifs des groupes pour une application plus pertinente du devoir de vigilance. Ces critères alternatifs pourraient s’inspirer du droit européen de la concurrence et permettraient d’inclure des entreprises extra-européennes opérant sur le marché intérieur.

2.   Quels seuils utiliser ?

Les seuils retenus pour l’application de la loi française du 27 mars 2017 sont particulièrement élevés et ne concernent qu’un nombre réduit de grandes entreprises dont le nombre ne dépasserait pas 250. L’Allemagne a en revanche fait le choix de seuils plus bas de 3 000 employés dès l’entrée en vigueur de la loi en 2023 puis de 1 000 salariés en 2024.

Les seuils français, particulièrement élevés et fruit de compromis lors des travaux ayant précédé l’adoption de la loi du 27 mars 2017, semblent représenter un niveau qu’un futur texte européen ne pourra qu’abaisser. Il paraît ainsi souhaitable de s’inspirer de la démarche allemande, qui repose sur des critères plus exigeants dont le durcissement dans le temps permet aux plus petites entreprises de s’adapter à leurs nouvelles obligations.

L’ensemble des entreprises ne peut toutefois pas être concerné par le devoir de vigilance compte tenu des obligations importantes qu’il fait peser sur elles. Cette notion essentielle de proportionnalité, qui se trouve au cœur du droit de l’Union européenne, a ainsi été évoquée à plusieurs reprises par les représentants de la Commission européenne et du Parlement européen entendus durant les travaux des rapporteurs.

S’agissant de seuils inférieurs au seuil français, le commissaire européen chargé de la Justice Didier Reynders a affirmé à vos rapporteurs que les seuils allemands de 3 000, puis de 1 000 employés, constituaient des hypothèses de travail pour la Commission européenne. La Commission européenne a toutefois également manifesté son souci de ne pas faire peser sur les PME des contraintes administratives excessives. Il reviendra ainsi aux co-législateurs de trouver un équilibre entre un haut degré d’ambition et un objectif de proportionnalité de la norme pour les entreprises de taille plus réduite.

Proposition n° 3 : S’agissant des seuils d’application du devoir de vigilance, le niveau retenu devra s’inspirer de la loi allemande ainsi que d’une progressivité permettant une appropriation des nouvelles normes par les entreprises concernées.

Les différents secteurs économiques ne sont toutefois pas égaux face aux risques en matière de droits humains et d’atteintes à l’environnement. En effet, certains secteurs intensifs en main-d’œuvre et aux chaînes de valeurs longues et trop souvent peu transparentes, tels que la production textile, les secteurs extractifs ou encore le secteur des matières premières agricoles, font l’objet de préoccupations anciennes et clairement identifiées par des régulations sectorielles européennes.

En complément d’un devoir de vigilance dit « généraliste » et applicable à toutes les entreprises dépassant certains seuils, un devoir de vigilance plus strict pourrait être envisagé pour les entreprises opérant dans certains secteurs identifiés comme présentant des risques particulièrement élevés. Imposer des seuils plus stricts ou appliquer un devoir de vigilance en l’absence de seuils à l’ensemble des entreprises opérant dans ces secteurs aurait ainsi pour avantage de réduire au maximum les atteintes, au motif que la taille de l’entreprise ou le nombre de personnes affectées par une éventuelle atteinte importe peu et qu’il ne saurait y avoir de « petite atteinte » aux droits humains et à l’environnement.

Si l’adoption de modalités d’application plus strictes du devoir de vigilance aux secteurs les plus risqués serait bien entendu bénéfique, elle pourrait également se heurter aux différences de maturité entre les États membres en matière de responsabilité sociale des entreprises (RSE), représenter un point d’achoppement dans les négociations européennes et nuire à l’entrée en vigueur d’un devoir de vigilance européen.

Un débat en termes de priorités devra ainsi voir le jour entre l’adoption d’un devoir de vigilance général avec des seuils exigeants dans les meilleurs délais ou une prolongation des négociations face à l’opposition de certains acteurs afin d’imposer des seuils spéciaux pour les secteurs à risque. Dans le cadre de la première hypothèse, un devoir de vigilance pourrait être adopté et entrer en vigueur au plus vite avant qu’il ne soit complété à moyen terme par des conditions d’application spécifiques à différents secteurs. À ce titre, une adoption de critères plus stricts par secteur d’activité pourrait être envisagée à une date ultérieure ou dans un premier texte avec une date d’entrée en vigueur plus tardive afin de donner aux entreprises d’États membres ayant une moindre maturité en termes de devoir de vigilance le temps de s’approprier ce nouveau principe juridique.

Proposition n° 4 : Un débat doit être engagé sur l’opportunité d’une déclinaison du devoir de vigilance avec des seuils abaissés ou d’une application sans seuil dans les secteurs identifiés comme présentant le plus de risques. 

C.   Quelle profondeur atteindre dans les chaînes de valeur ?

Les relations commerciales concernées par le devoir de vigilance constituent un autre aspect fondamental pour les entreprises concernées. En effet, l’exhaustivité des plans de vigilance et, partant, l’effectivité du devoir de vigilance, dépendent principalement de ce critère. Deux approches distinctes s’opposent en la matière, la première ne faisant peser sur l’entreprise qu’un devoir de vigilance pour le ou les premier(s) rang(s) de sous-traitants et de fournisseurs, sur lesquels elle peut exercer un contrôle effectif et direct. Cette approche, qui a la faveur de plusieurs acteurs du monde économique, montre toutefois d’importantes limites. Elle est justifiée par la difficulté de contrôler de nombreux fournisseurs de premier rang et l’impossibilité d’exercer un contrôle sur l’ensemble de leurs partenaires économiques. Toutefois, une limitation du devoir de vigilance aux premiers rangs de chaînes de valeur aujourd’hui particulièrement longues reviendrait à ne pas faire entrer dans le champ du devoir de vigilance des sous-traitants indirects tels que ceux impliqués dans la tragédie de l’effondrement du Rana Plaza en 2013.

Vos rapporteurs sont à cet égard partisans d’un devoir de vigilance le plus étendu possible et concernant l’ensemble de la chaîne de valeur des entreprises donneuses d’ordre dès qu’une relation commerciale établie peut être constatée. Ce critère est en effet une condition élémentaire de l’effectivité de ce devoir et permettrait d’éviter les phénomènes de contournement, consistant à repousser toujours plus loin dans des chaînes de valeur d’une complexité croissante les pires pratiques pouvant causer les atteintes les plus graves.

Il est souvent allégué que les sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre ne sont pas dans une relation de contrôle étroit de l’ensemble de leurs fournisseurs indirects dans le cadre de systèmes de sous-traitances souvent complexes. Aussi, un devoir de vigilance européen impliquera d’importants investissements et efforts de la part des entreprises afin d’atteindre un niveau de connaissance de leur chaîne de valeur et d’élaborer des stratégies de vigilance efficaces.

Proposition n° 5 : Instituer une obligation de vigilance raisonnable consistant à identifier et traiter les risques sur l’ensemble de la chaîne de valeur lorsqu’une relation commerciale est établie, sans se limiter aux premiers rangs des fournisseurs et sous-traitants.

II.   L’existence de recours effectifs est une condition fondamentale de l’existence d’un devoir de vigilance et suppose L’EXISTENCE D’UNE voie de recours judiciaire

Le devoir de vigilance doit se doubler de voies de recours afin d’être véritablement effectif et de ne pas se résumer à de nouvelles obligations de reporting. Cette conception rigoureuse du devoir de vigilance anime la loi du 27 mars 2017, ainsi que le refus de recourir à des procédures transactionnelles pour la réparation d’atteintes aux droits fondamentaux et à l’environnement. La loi française repose en effet sur un mécanisme de mise en demeure, pouvant donner lieu à une assignation en justice. De même, les entreprises demeurent responsables pour les préjudices causés par des situations liées à une carence en matière de devoir de vigilance.

D’autres pays ont fait des choix différents en instituant des autorités administratives, pouvant imposer des sanctions et résolvant les problèmes d’indemnisation de manière transactionnelle. Si vos rapporteurs voient un intérêt certain à la création d’une autorité administrative afin d’accompagner les entreprises dans la gestion de leur devoir de vigilance, l’existence d’une voie de recours judiciaire paraît fondamentale et essentielle. En effet, les conditions de publicité de la procédure et d’égalité des armes entre les parties permettent une véritable transparence au bénéfice des victimes. De plus, les solutions fondées sur la médiation et la transaction, qui ont l’avantage de la rapidité de la procédure par rapport aux délais judiciaires, présentent un caractère opaque pouvant être, parfois à tort, interprété comme un contournement de la justice et susciter la suspicion du public.

Il apparaît ainsi indispensable qu’en cas d’atteinte résultant de la carence d’une entreprise en matière de devoir de vigilance du fait de l’absence de mesures de vigilance raisonnable, le préjudice subi par les victimes soit réparé par l’engagement de la responsabilité civile de l’entreprise donneuse d’ordre devant une juridiction, de manière transparente. L’existence d’un recours judiciaire effectif pour les victimes et les parties prenantes pouvant les représenter, telles que les ONG, paraît ainsi essentiel et doit figurer dans un futur acte législatif européen en tant que voie de mise en œuvre du devoir de vigilance et garantie de son application. Si d’autres mécanismes pour assurer le respect du devoir de vigilance devaient être institués, ceux-ci devraient être complémentaires et non concurrents de la voie judiciaire.

Proposition n° 6 : Un futur devoir de vigilance européen doit privilégier la voie du recours judiciaire afin de permettre aux victimes d’obtenir réparation des préjudices causés par les manquements d’une entreprise à son devoir de vigilance via la responsabilité civile de ladite entreprise.

Certaines ONG auditionnées ont manifesté leur souhait de voir consacré dans le droit européen une présomption de responsabilité des entreprises en cas de préjudice. Les entreprises auraient dès lors l’obligation de produire les preuves de mesures de vigilance raisonnable afin que leur responsabilité ne soit pas engagée. Si cette forme « d’inversion de la charge de la preuve », rejetée lors des débats au sujet de la loi du 27 mars 2017, constitue un sujet de débat légitime, force est de constater qu’elle a peu de chance de faire l’objet d’un accord politique en l’état.

III.   La mise en place d’une autorité administrative s’inscrivant dans une véritable politique publique de prévention est souhaitable

A.   Une autorité administrative ne peut constituer qu’une voie complémentaire de mise en œuvre du devoir de vigilance par rapport à une voie judiciaire

La présence d’une autorité administrative afin de veiller au respect du devoir de vigilance présente en effet plusieurs avantages. Elle rendrait possible la réalisation de contrôles en amont afin de vérifier le caractère satisfaisant des stratégies de vigilance des entreprises ou l’effectivité de leurs mécanismes d’alerte. En effet, la voie judiciaire suppose l’existence d’un manquement afin de pouvoir déclencher une procédure à l’encontre d’une entreprise.

La mise en place d’un contrôle administratif apparaît ainsi utile afin de veiller au respect par les entreprises de leurs obligations. Une autorité administrative pourrait remplir la fonction d’accompagner, de guider les entreprises et de mettre à disposition des ressources de manière à ce que leurs stratégies de vigilance soient les plus performantes possible.

Les avantages d’une action de prévention peuvent également être partagés par des entreprises soucieuses de leur image dans un contexte de forte mobilisation de l’opinion publique européenne autour de sujets liés aux droits fondamentaux et aux atteintes à l’environnement dans les processus de production.

L’hypothèse de doter une autorité administrative d’un pouvoir de sanction administrative pour les plans de vigilance non conformes doit faire l’objet d’une attention particulière. Elle pourrait en effet permettre d’assurer une application du devoir de vigilance sans qu’une atteinte ait été constatée et en dehors de la procédure judiciaire. Cependant, dans une telle hypothèse, ces prérogatives devraient cependant être soigneusement délimitées afin de ne pas constituer une alternative au recours judiciaire.

Vos rapporteurs estiment en effet que le contrôle administratif ne saurait se substituer à la voie judiciaire – pièce centrale du devoir de vigilance – qui est nécessaire afin de reconnaître la responsabilité des entreprises et faire valoir les droits des victimes.

Proposition n° 7 : La création d’autorités administratives compétentes en matière de devoir de vigilance au niveau européen doit être complémentaire d’une voie de recours judiciaire et ne peut s’y substituer.

B.   La création d’un réseau euroPÉen d’autorités administratives peut permettre l’émergence d’une politique publique de soutien au devoir de vigilance

La création d’autorités administratives permettant d’assurer une forme d’expertise, serait souhaitable au niveau européen. S’agissant de la forme que pourraient prendre de telles autorités, les personnes entendues dans le cadre des travaux des rapporteurs ont unanimement suggéré la création d’un réseau d’autorités nationales laissant à chaque État membre le soin de désigner ou de créer sa propre autorité lors de la transposition d’une future directive. Il est toutefois attendu que de futures autorités nationales coopèrent et échangent au niveau européen, sur le modèle des offices européens rassemblant les autorités nationales dans le domaine de la régulation (ORECE pour les communications électroniques ou ENRRB pour le secteur ferroviaire par exemple).

Une autorité administrative pourrait ainsi préciser les contours des obligations issues d’une directive et de la loi tout en veillant dans un réseau européen à assurer une convergence entre l’ensemble des systèmes juridiques qui composent le marché intérieur.

Une telle solution comporterait ainsi de nombreux avantages pour les acteurs économiques, pour lesquels elle rendrait possible un accompagnement dans des démarches préventives. La société civile pourrait utilement être directement associée aux travaux de cette autorité via des collèges d’experts. Pour les pouvoirs publics, l’institution d’une autorité administrative en charge d’accompagner les entreprises dans la mise en œuvre du devoir de vigilance signifierait un changement de paradigme en les rendant acteurs d’une démarche de prévention qui ne fait pas partie de leurs prérogatives actuelles.

Vos rapporteurs souhaitent ainsi qu’une véritable politique publique d’accompagnement se mette en place afin de renforcer le devoir de vigilance. S’agissant de la forme précise que pourrait prendre une telle autorité, les différentes parties prenantes auditionnées n’ont souvent pas pris position entre la création d’une autorité administrative ad hoc, indépendante ou non, et le rattachement d’une prérogative supplémentaire à une structure existante. Ces débats relèveront en tout état de cause de chaque État membre lors de la transposition d’une future directive européenne.

Proposition n° 8 : Instituer un réseau européen d’autorités administratives nationales portant une véritable politique publique de prévention fondée sur une expertise publique indépendante, le dialogue avec la société civile et l’accompagnement des acteurs économiques.


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   Conclusion

 

« Les droits de l'homme ne sont pas à vendre à aucun prix. » déclarait la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen dans son discours sur l’état de l’Union européenne en septembre dernier, témoignant ainsi de l’indispensable prise en compte des valeurs portées par l’Union européenne dans les relations économiques.

Après que plusieurs États membres ont adopté des lois inscrivant dans leur droit interne un devoir de vigilance, que des associations, des syndicats et l’opinion publique au niveau européen ont exprimé clairement leur position en faveur d’un texte à ce sujet, il est d’urgent d’engager la procédure législative en vue de l’adoption d’une directive relative au devoir de vigilance. Si les justifications éthiques d’un tel instrument juridique apparaissent évidentes au regard des valeurs portées par l’Union européenne, les raisons économiques telles que la réduction des distorsions de concurrence, la traçabilité des chaînes d’achat et la réponse aux attentes fortes des consommateurs européens sont également connues.

La mobilisation en faveur du devoir de vigilance a déjà gagné une dizaine de parlements nationaux et a fait l’objet d’un vote très largement favorable au sein du Parlement européen. Après de trop nombreux ajournements, vos rapporteurs espèrent l’adoption rapide d’un texte par la Commission européenne, afin que la France, dans le cadre de la PFUE, puisse prendre toute sa part aux premières étapes d’une procédure législative conformément aux engagements présidentiels.

Un devoir de vigilance européen doit non seulement être adopté dans les meilleurs délais, mais également être ambitieux et à la hauteur des attentes des organisations de la société civile et plus largement des citoyens européens. Cette exigence doit d’abord porter sur les critères et les seuils retenus afin de minimiser les risques de contournement et, à plus long terme, de prendre en compte les particularités de certains secteurs exposés à des risques élevés.

Des risques clairement définis doivent également être ciblés par le devoir de vigilance et inclure notamment les risques d’atteinte à l’environnement. Pour que le devoir de vigilance soit efficace, les stratégies de vigilance qui seront mises en œuvre par les entreprises donneuses d’ordre devront ainsi porter sur l’ensemble de la chaîne de valeur sans se limiter au premier rang des fournisseurs, ce qui aurait pour effet de considérablement réduire, voire d’annuler, sa portée.


Au-delà de la question du périmètre du devoir de vigilance se pose la question de sa mise en œuvre. Bien utilisées, des autorités administratives nationales fonctionnant en réseau au niveau européen peuvent avoir toute leur utilité afin de développer une politique de prévention des risques et d’accompagnement exigeant aux côtés des entreprises. L’autorité judiciaire doit bien sûr demeurer le cœur du devoir de vigilance et est à cet égard incontournable.

Ce qui est en jeu dans l’institution d’un devoir de vigilance européen est la question de l’esprit européen au XXIe siècle. Les citoyens européens sont extrêmement sensibles, aux violations des droits humains et à la protection de notre maison commune. L’enjeu pour l’Union européenne est d’affirmer un nouveau modèle économique européen qui lui soit propre, conciliant croissance, durabilité, protection de l’environnement, des droits fondamentaux et justice sociale. Le Pacte vert (Green Deal) de la Commission européenne marque une importante étape dans la construction de cet édifice auquel participerait pleinement le devoir de vigilance. Rapidement adopté au niveau européen, il enverrait ainsi au monde le message d’une puissance européenne fondée sur l’éthique.

 


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   travaux de la commission

La Commission s’est réunie le mardi 14 décembre 2021, sous la présidence de Mme Marguerite Deprez-Audebert, doyenne d’âge, pour examiner le présent rapport d’information.

 

Mme Mireille Clapot, rapporteure. Nous avons l’honneur de vous présenter, Dominique Potier et moi, le fruit de nos travaux sur le devoir de vigilance des multinationales, qui complètent et préfacent en quelque sorte la proposition de résolution européenne que nous avons déposée le 7 juillet dernier avec 122 collègues.

Ce devoir de vigilance est une responsabilité particulière des entreprises. La France a été le premier État en Europe et l’un des premiers au monde à consacrer un tel devoir dans son droit interne. Depuis la loi du 27 mars 2017, adoptée à l’initiative de Dominique Potier et avec le soutien de nombreuses associations, les entreprises ont l’obligation de prévenir les atteintes aux droits humains et à l’environnement dans le cadre de leurs propres processus de production, mais aussi au niveau de leurs fournisseurs et de leurs sous-traitants dans le monde.

Cette obligation d’un genre nouveau a comblé une faille ouverte par l’organisation mondiale des chaînes de valeur. La structuration de l’économie à l’échelle mondiale et le développement de parcours de sous-traitance complexes ont eu pour effet de rendre les entreprises donneuses d’ordre irresponsables des dommages causés lors de la production de leurs biens ou services et de ne pas permettre aux victimes d’obtenir réparation.

Le devoir de vigilance est fondé sur une cartographie des risques tout au long de la chaîne de production, sur leur maîtrise par les entreprises grâce à des mesures raisonnables et sur le contrôle du juge judiciaire par la voie du recours contentieux. Le législateur français a cherché avant tout à adapter le droit à la réalité des relations économiques.

Le devoir de vigilance est rapidement devenu un enjeu européen. Au niveau des États, les parlementaires nationaux ont suivi la voie française. Le Parlement néerlandais a ainsi adopté en 2019 une loi consacrant un devoir de vigilance dans le domaine spécifique du travail des enfants, avant d’être rejoint, en juin dernier, par le Parlement allemand. D’autres parlements ont fait du devoir de vigilance un sujet de débat, au moyen de propositions de loi ou de résolutions, dans des États membres de l’Union européenne (UE), comme l’Espagne, le Danemark ou l’Autriche, ou n’appartenant pas à l’UE, tels que la Norvège et la Suisse.

L’idée que la responsabilité des entreprises ne s’arrête plus, dans le cadre de chaînes de valeur mondiales, à leur personnalité juridique est largement soutenue par la société civile et les citoyens à l’échelle européenne. Fin 2019, plus d’une centaine d’organisations non gouvernementales (ONG) ont signé une tribune demandant à la Commission d’agir à ce sujet, et les organisations syndicales, au premier rang desquelles la Confédération européenne des syndicats, a également joué un rôle moteur. Les entreprises françaises et allemandes, d’une manière plus inattendue, promeuvent aussi un devoir de vigilance européen : elles souhaitent que les obligations qui s’appliquent déjà à elles concernent aussi leurs concurrents au sein du marché intérieur et les entreprises domiciliées dans des pays tiers qui y opèrent.

Nos collègues du Parlement européen ont également joué un rôle clef dans les efforts visant à faire du devoir de vigilance une réalité juridique à l’échelle européenne. Dans le sillage de grands textes sur la responsabilité sociale des entreprises (RSE), tels que la proposition de directive sur la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises, dite CSRD, à laquelle a contribué Pascal Durand, le Parlement européen a adopté en mars dernier une résolution demandant à la Commission d’adopter un texte ambitieux et présentant sa propre proposition de directive.

La Commission s’est engagée en avril 2020 à adopter une proposition de directive relative au devoir de vigilance pour lancer la procédure législative européenne, mais force est de constater d’importants retards par rapport au calendrier annoncé, et nous soulignons dans le rapport que nous le regrettons. Après un premier report à l’automne dernier, il a été question du 8 décembre et on évoque maintenant le printemps prochain… Surtout, la stratégie de la Commission concernant ce texte semble toujours imprécise.

La présidence française du Conseil de l’Union européenne (PFUE) devrait, à notre avis, faire du devoir de vigilance l’une de ses priorités. Nous sommes heureux de constater que le Président de la République est allé dans ce sens lors de sa conférence de présentation de la PFUE, le 9 décembre dernier. La négociation d’une directive a malheureusement peu de chances d’aboutir sous la présidence française, mais nous croyons que celle-ci peut contribuer à faire avancer les travaux d’une manière significative.

Il s’agit, au fond, de défendre une certaine vision de l’Europe, qui porterait une voix singulière dans l’économie mondiale, celle d’une puissance fondée sur l’éthique, dont les valeurs reposant sur les droits humains et la protection de l’environnement ne seraient « pas à vendre, à aucun prix », selon les termes forts qui ont été employés par Ursula von der Leyen dans son discours sur l’état de l’Union européenne en septembre dernier. Le contexte permet d’espérer qu’une directive européenne pourrait prolonger la loi française.

M. Dominique Potier, rapporteur. Je tiens également à saluer la présidente Thillaye, qui m’a permis, d’une façon un peu exceptionnelle, d’être corapporteur, ainsi que Jean-Paul Lecoq, qui fait partie du trio à la manœuvre au sein du cercle qui travaille sur ce sujet depuis le début de la législature.

La proposition de résolution européenne, déposée au mois de juillet, a recueilli 123 signatures, de collègues venant de quasiment tous les bords politiques. Ce texte a fait l’objet, en septembre, d’un colloque que j’ai co-animé avec Mireille Clapot et Jean-Paul Lecoq. Réunissant 120 personnes, notamment issues du monde syndical, d’ONG et du Parlement européen, ce colloque a conforté l’idée que la présidence française doit contribuer à l’adoption d’une directive européenne.

Nos auditions ont permis d’identifier plusieurs points sensibles, notamment le rythme des travaux, comme l’a très bien dit Mireille Clapot. Nous nous inquiétons du report au printemps prochain de la présentation d’une proposition de directive alors que le Parlement européen s’est exprimé et que le commissaire à la justice a produit des rapports très encourageants il y a déjà un an et demi.

S’agissant du contenu, la première grande question qui se pose est celle des seuils. En 2017, lors d’une négociation au finish – la loi a été adoptée l’avant-dernier jour de séance de la législature –, il a fallu faire des compromis. Celui portant sur la taille des entreprises concernées ne nous était pas apparu honteux. Nous savions qu’une directive européenne prendrait le relais et que la structure des entreprises de nos voisins européens conduirait à réduire le seuil.

En 2023, si le calendrier de la Commission est respecté, soit moins de six ans après l’adoption de la loi française, nous pourrions en effet aboutir à une directive s’inspirant de la loi allemande, qui a prévu deux seuils que nous proposons de reprendre, car nous pensons que c’est une solution intelligente. La loi française fixe, pour sa part, un seuil de 5 000 salariés pour les entreprises françaises et de 10 000 salariés pour les entreprises ayant une activité en France et dont le siège est établi dans un pays tiers. L’idée allemande d’un seuil de 3 000 salariés, porté au bout de quelques années à 1 000, nous paraît heureuse. On peut l’adapter mais il faut s’inspirer de la loi allemande pour inclure plus d’entreprises. Le Parlement européen a également repris l’idée d’un seuil égal à zéro pour des entreprises donneuses d’ordre extrêmement puissantes qui n’ont pas de salariés dans le pays hôte mais qui, s’agissant des matériaux critiques, des nanotechnologies ou d’autres secteurs extrêmement sensibles, peuvent avoir un très fort pouvoir d’influence. C’est une voie à explorer.

Il ne s’agit pas d’embêter les petites et moyennes entreprises (PME) et les très petites entreprises (TPE) qui ne font pas de l’import-export et relèvent des directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) et des inspections du travail, parfaitement efficaces en France, comme leurs homologues dans la plupart de nos voisins, mais d’identifier des entreprises et des donneurs d’ordre concernés par des risques relatifs aux droits humains et à l’environnement. L’idée de s’inspirer des seuils adoptés en Allemagne semble acquise, ce dont nous nous réjouissons. C’est un point important qui fait relativement consensus parmi les personnes que nous avons auditionnées.

Une deuxième question, plus sensible, est celle de la profondeur de la chaîne des sous-traitants et des filiales. La loi française comporte une innovation qui fera probablement l’objet d’un combat au niveau européen, les Allemands ayant adopté une mesure plus prudente en la matière : ils ont arrêté, selon les secteurs d’activité, les plans de vigilance au premier, deuxième ou troisième niveau de sous-traitance. Les effets de bord paraissent évidents : il suffit de reporter un cran plus loin les risques afin de produire moins cher au prix d’atteintes aux droits humains – en matière de sécurité du travail ou de travail des enfants – et d’atteintes à l’environnement.

Nous proposons de reprendre, en la matière, la disposition prévue par la loi française, qui s’inspire du code de commerce et fait l’objet d’une jurisprudence fournie, relative à la notion de relation commerciale établie. Au-delà du niveau de sous-traitance, ce qui compte en droit français, c’est le fait d’avoir une relation récurrente et significative du point de vue des volumes. On ne prend pas en compte un acte de sous-traitance isolé, éphémère, mais le fait d’avoir contractualisé, quel que soit le niveau de sous-traitance. Les sous-traitants sont parfois tout simplement des traders, des opérateurs financiers ou des plaques commerciales. Peu importe, en cas d’accident du travail, le nombre de plateformes par lesquelles on passe ou le nombre de sous-traitants dans le textile, par exemple : dès lors qu’il existe une relation commerciale établie, le donneur d’ordre, celui qui possède les capitaux et le pouvoir économique, doit être tenu pour responsable. Si nous devons nous inspirer de la loi allemande pour les seuils, la loi française est exemplaire dans cette matière.

Il reste la question des champs concernés. La France a innové en créant une vigie à 360 degrés sur les questions de droits de l’homme et d’environnement. La situation est moins claire à l’échelle européenne. Le monde de l’entreprise accepte l’idée de travailler sur les droits mais il est plus réservé sur les questions environnementales, notamment parce que certains champs sont moins documentés. Nous plaidons pour que l’on suive l’esprit français, qui va dans le sens de la modernité. Les droits de l’environnement sont des droits humains, et on ne peut pas dissocier les questions sociales et les questions environnementales. Ces dernières ont des implications sociales et les dégradations des conditions sociales, les inégalités, provoquent des dégradations de l’environnement. Le lien est désormais assez établi.

Il faut aussi traiter une question que nous avons laissée en suspens parce qu’elle est vertigineuse : pourra-t-on ester en justice au nom du dérèglement climatique ? Il nous a semblé qu’il fallait en débattre. Pourra-t-on traduire devant un juge, uniquement parce qu’elle est productrice de CO2, une entreprise dont la mission est de fournir de l’énergie ? Il faudrait établir des dispositions nationales et internationales solides en la matière. Nous versons cette question au débat, sans prendre position dans ce rapport que nous voulons consensuel.

À l’époque où nous avons adopté la loi relative au devoir de vigilance, la loi Sapin 2 a traité la question de la corruption et nous a dotés d’instruments publics pour lutter contre ce phénomène. Nous avons donc convenu avec M. Sapin qu’il était inutile de prévoir des dispositions en la matière dans le cadre du devoir de vigilance, ce que le ministre de l’économie précédent, Emmanuel Macron, avait conseillé de faire. Des représentants du Mouvement des entreprises de France (MEDEF) et de l’Association française des entreprises privées (AFEP) nous ont néanmoins signalé que tous les autres pays européens ne disposent pas de l’équivalent de la loi Sapin 2. Celle-ci est passée sous les radars médiatiques mais elle a remis la France au plus haut niveau en ce qui concerne la lutte contre la corruption et la mauvaise économie. Il convient de faire de même au niveau européen grâce à la future directive, en associant la corruption aux maux que nous entendons combattre dans ce cadre.

Mme Mireille Clapot, rapporteure. Vous l’avez compris, l’alignement des astres nous paraît propice à la promotion du sujet au niveau européen, mais, sur plusieurs aspects, il s’agit – c’est une question de réglage – de déterminer comment aller le plus loin possible dans la chaîne de valeur pour que le respect des droits humains et environnementaux soit réellement sous contrôle, tout en permettant un consensus des différents États membres, qui ne sont pas tous au même niveau de maturité dans la société civile comme au sein des entreprises. Dominique Potier vous a énuméré quelques-uns de ces champs à propos desquels il subsiste un débat.

Une autre question qui a occupé une place importante dans nos travaux est la manière d’assurer l’application effective du devoir de vigilance. Deux écoles existent en la matière. L’une repose sur la responsabilité civile des entreprises pour les atteintes commises au long de leur chaîne de valeur du fait de manquements à leur devoir de vigilance ou de défaillances prouvées dans leur stratégie de vigilance. Cette approche est celle de la loi française, pour laquelle seule la voie judiciaire permet aux victimes de faire valoir leurs droits, contraint les entreprises à ce que leur responsabilité soit engagée et rend possible l’indemnisation des préjudices causés.

L’autre approche consiste à instituer une autorité administrative chargée de recevoir les plans de vigilance des entreprises, voire, comme dans certains pays, d’imposer aux entreprises des sanctions. Cette option, retenue par exemple par les Pays-Bas et l’Allemagne, a été critiquée par certaines ONG qui sont à l’initiative de nombreux contentieux judiciaires en France. Elles craignent un contournement du rôle central de l’autorité judiciaire et redoutent que l’absence de sanction au terme d’une procédure ne revienne à donner un blanc-seing aux entreprises en cas d’atteinte aux droits fondamentaux ou à l’environnement.

Pour notre part, nous ne sommes pas opposés à la création d’une autorité administrative, qui peut au contraire aider à renforcer le devoir de vigilance dans le cadre d’une directive européenne, en permettant d’agir en amont. Mais cette création ne doit se faire qu’à certaines conditions. La voie judiciaire doit demeurer, nous en sommes convaincus, le cœur de l’application du devoir de vigilance et la première façon d’assurer le respect des obligations des entreprises.

Une future directive européenne pourrait prévoir une supervision administrative, à condition d’être complémentaire et non concurrente de la voie judiciaire, afin d’assurer dans chaque État membre l’accompagnement des entreprises, la mise à disposition de ressources et la prévention des atteintes. Sans nous prononcer sur l’opportunité d’un pouvoir de sanction, nous pensons qu’il serait positif que les pouvoirs publics, associés à des ONG au sein de collèges d’experts, créent une véritable politique publique de prévention – nous insistons sur ce terme de politique publique, qui n’a pas été suffisamment employé – et accompagnent de manière exigeante les entreprises. L’accompagnement préventif pourrait ainsi renforcer le devoir de vigilance et faire des pouvoirs publics des acteurs de celui-ci, qui concerne aujourd’hui essentiellement les entreprises, les ONG et syndicats impliqués dans des contentieux. Ces autorités administratives nationales, dont la forme reste à définir, devraient à notre avis être organisées en un réseau européen pour aboutir à l’application la plus homogène possible du devoir de vigilance sur le marché intérieur, malgré les spécificités juridiques de chaque État membre.

L’Union européenne se trouve à une étape décisive pour affirmer sa volonté de suivre une politique ambitieuse, respectueuse de l’environnement – dans le sillage du Green Deal (Pacte vert) – et des droits fondamentaux, de façon à promouvoir ses valeurs au niveau mondial. Les citoyens européens, la société civile et de nombreux acteurs économiques sont prêts à franchir cette étape cruciale pour instituer au niveau européen un devoir de vigilance. Nous pensons que celui-ci doit être exigeant et ambitieux pour être à la hauteur des attentes de nos concitoyens ; nos propositions s’inscrivent dans cette optique, relèvent de cette éthique.

 

L’exposé des rapporteurs a été suivi d’un débat.

 

Mme Aude Bono-Vandorme. Merci et bravo pour ce travail remarquable.

La question du devoir de vigilance des entreprises fait l’objet d’un regain d’intérêt depuis un peu plus de dix ans ; nous ne pouvons que nous en réjouir. En effet, dans un monde globalisé et interconnecté tel que le nôtre, où les lignes de production se sont étirées, le droit national semble parfois à la peine quand il s’agit de contrôler efficacement les comportements les plus répréhensibles. Or nous ne saurions nous contenter du laisser-faire lorsqu’il s’agit de nos valeurs. Les entreprises font partie intégrante de nos sociétés ; il paraît donc normal qu’elles respectent les valeurs qui sont au cœur de celles-ci, notamment les droits de l’homme. De même, le défi climatique, grande cause de notre siècle, doit appeler la mobilisation de tous afin de réussir la transition écologique la plus rapide et la plus efficace possible.

En responsabilisant davantage les entreprises, non seulement dans leur gestion interne, mais à tous les stades de leur chaîne de production, du sous-traitant au fournisseur, l’instauration d’un devoir de vigilance entraînera un cercle vertueux dont on peut espérer, si ce devoir s’impose à l’échelle de l’Europe, qu’il donnera une impulsion au niveau mondial grâce au poids économique significatif de l’Union européenne. C’est précisément dans cette perspective que la présidence française de l’Union européenne entend s’inscrire, comme l’a confirmé le Président de la République lors de sa conférence de presse de jeudi dernier. Il est d’autant plus utile que la France prenne position à ce sujet que, comme vous l’avez souligné, notre pays a été à l’avant-garde en la matière par la loi du 27 mars 2017.

Les modalités de contrôle et de sanction – sanction administrative ou recours judiciaire ? – seront sans doute l’un des sujets les plus débattus au niveau européen. Sur ce point, si l’on ne peut présumer des négociations entre les instances européennes, il faudra néanmoins qu’un consensus émerge. Cela dit, il est indéniable que l’instauration d’un devoir de vigilance représentera une avancée salutaire pour que notre secteur économique soit responsabilisé à l’égard de nos valeurs environnementales et de dignité humaine.

Le groupe La République en marche appuiera très fermement votre proposition de résolution européenne visant à encourager l’adoption d’une telle législation au niveau européen.

Mme Yolaine de Courson. Je remercie Mireille Clapot et Dominique Potier de leur excellent travail. Le groupe Démocrates votera avec enthousiasme pour leur proposition de résolution européenne.

Contrairement à celle que nous avons précédemment examinée, elle est tout à fait conforme à ce que doit être une proposition de résolution européenne : il ne s’agit pas d’un débat national maquillé en débat européen, mais bien d’un débat que la France doit porter au niveau européen.

Ne nous trompons pas : à marché européen, il faut des règles européennes ; ce qui vaut pour le droit contraignant doit aussi valoir pour les règles de droit souple, notamment l’ensemble de celles relatives au devoir de vigilance. L’Europe est un espace qui vise à la prospérité, mais cette prospérité ne peut être que commune, et cette idée est en elle-même porteuse d’un ensemble de valeurs inhérentes à notre fonds culturel commun, en particulier la dignité de l’être humain et la protection de la biosphère. L’affirmation d’un devoir de vigilance dans l’espace économique peut en être l’un des vecteurs.

Le moment est venu de consacrer un tel devoir au niveau européen : le contexte politique au sein de l’Union y paraît favorable. Le Parlement européen a adopté une résolution en faveur d’un devoir de vigilance européen à une large majorité le 10 mars dernier, appelant la Commission à proposer un texte ambitieux. Je regrette à ce propos les retards que vous avez signalés, mais il semble que nous soyons sur la bonne voie, alors allons-y !

M. André Chassaigne. Je suis particulièrement heureux d’intervenir au sujet du devoir de vigilance des entreprises, sur lequel Dominique Potier travaille d’arrache-pied depuis très longtemps. Il y a quelques années, j’ai eu l’occasion de m’intéresser à cette cause dans son sillage ; j’ai pu alors mesurer combien les enjeux en sont colossaux.

En 2017, je m’étais réjoui, avec d’autres, du vote de la proposition de loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre. Elle a fait de la France un État pionnier en Europe, voire dans le monde, en consacrant une obligation d’un genre nouveau pour les entreprises. L’urgence était réelle et il convenait de mettre fin à l’hypocrisie qui régnait dans certains lieux de la sphère économique, où certaines entreprises se dédouanaient de toute responsabilité en s’abritant derrière un droit souple peu incitatif ou en recourant à la sous-traitance partout dans le monde.

Mais le vote de ce texte, si vertueux soit-il, n’était qu’une première étape dans l’établissement d’une politique plus ambitieuse, comme pour beaucoup de lois adoptées dans cette enceinte. Pour que le devoir de vigilance soit opérant dans une économie mondialisée et de plus en plus financiarisée, nous devons changer d’échelle. C’est pourquoi, en appui à l’action de la société civile, vous avez constitué un cercle informel de parlementaires dans lequel a siégé, vous l’avez dit, mon collègue du groupe GDR Jean-Paul Lecoq, passionné par le sujet, ainsi que Mireille Clapot, que je salue pour l’implication dont elle fait preuve pour que le devoir de vigilance devienne un sujet de préoccupation aux niveaux européen et international.

La proposition de résolution européenne que vous nous présentez est le résultat de cet inlassable travail sur un sujet éthique – l’éthique, cette « esthétique du dedans » qui vous définit si bien l’un et l’autre, chers collègues rapporteurs. Nous vous soutenons pleinement et nous espérons que le Président de la République fera de ce thème un vrai cheval de bataille durant la présidence française de l’Union européenne.

Il est en effet impératif que cessent, partout sur la planète, les atteintes aux droits de l’homme et à l’environnement au nom d’une course au profit incompatible avec nos valeurs humanistes et écologiques. On les a encore constatées récemment dans certains territoires indigènes d’Amérique du Sud, où les populations ont été touchées par les pratiques infâmes de certaines multinationales sans qu’aucune compensation ni réparation ne leur soient attribuées.

La tâche s’annonce donc rude. Vous n’ignorez pas l’immobilisme notoire de la Commission européenne en la matière. Mais croyez bien que nous serons à vos côtés pour vous soutenir dans ce combat essentiel, au cœur de la résolution de la crise sociale et écologique qui est devant nous. Comme vous l’avez dit, il s’agit d’aller le plus loin possible dans une politique publique de prévention de ces agissements, mais aussi, bien évidemment, de concrétisation du devoir de vigilance.

M. Thierry Michels. Je félicite les rapporteurs pour leur travail et je salue l’engagement de Dominique Potier, qui a rappelé à juste titre les avancées apportées par la loi de 2017.

Concernant votre proposition numéro 8 sur le réseau européen d’autorités administratives, quels sont les pays dans lesquels le travail de vigilance vous semble le plus abouti et dont nous devrions nous inspirer au niveau européen – puisque c’est à ce niveau qu’il faut mener le combat ? Qui sont nos alliés et quelles sont les bonnes pratiques sur lesquelles nous pourrions nous appuyer pour concrétiser vos propositions ?

Mme Liliana Tanguy. Je félicite à mon tour mes collègues pour leur proposition de résolution européenne.

Leur proposition numéro 1 tend à inclure dans le champ du devoir de vigilance européen, outre les droits humains, les risques environnementaux. Or les droits humains incluent le droit à un environnement sain et durable, et ce sujet est abordé en tant que tel au Conseil de l’Europe. Son Assemblée parlementaire, l’APCE, dont je suis membre comme d’autres collègues ici présents, en a fait l’objet principal de ses travaux lors de sa dernière partie de session et des résolutions seront prochainement proposées pour inciter les États membres, qui ne sont pas tous européens – l’aire géographique du Conseil de l’Europe est plus large que celle de l’Union européenne –, à inscrire dans leur droit interne des dispositions permettant de respecter ce droit à un environnement sain. Celui-ci est également mis en avant par les Nations unies.

Votre démarche, mes chers collègues, va ainsi dans le sens de l’histoire. L’inscription du sujet à l’ordre du jour de la présidence française de l’Union européenne nous place sur la bonne voie. Je suis tout à fait favorable à vos recommandations et disposée – comme tout le monde ici, je crois – à adopter la proposition de résolution européenne.

Mme Mireille Clapot, rapporteure. Dominique Potier connaissant le sujet sur le bout des doigts, il faut que je sois à la hauteur pour répondre aux orateurs ; mais ceux qui ne sont pas les premiers à défendre une excellente idée peuvent en être les plus zélés promoteurs ! Je salue donc à nouveau la loi de 2017, un texte historique.

Je réponds à Thierry Michels : nous avons interrogé dans le cadre de nos travaux l’ensemble des parlements, dont une grande majorité nous a répondu. Comme je l’ai dit dans ma présentation, l’Allemagne et les Pays-Bas sont très avancés, ainsi que la Belgique. L’Espagne, le Danemark, l’Autriche, le Portugal et deux pays non communautaires, la Norvège et la Suisse, ont une opinion publique et une société civile moteur et ont fait travailler leur parlement sur des avancées qui ne recouvrent pas l’ensemble de celles que nous proposons, mais qui vont dans le même sens.

À l’autre extrémité de la chaîne, la Hongrie, la Pologne, la Roumanie, la Bulgarie, la Lituanie, la Croatie n’ont pas ouvert le débat et seront sans doute réticents. Sans doute ces pays ont-ils déjà suffisamment de mal à développer leur économie pour ne pas vouloir s’imposer en plus ce qu’ils voient comme des contraintes. Ils relèguent donc à l’arrière-plan de leurs préoccupations, qui sont plus immédiates, les problèmes de violation des droits fondamentaux dans les chaînes de valeur.

Quant au Royaume-Uni, il avait un peu progressé à ce sujet avant de quitter l’Union, mais cela ne nous avance pas beaucoup en ce qui concerne celle-ci.

M. Dominique Potier, rapporteur. Vous n’imaginez pas, mes chers collègues, combien vos encouragements nous touchent après des années d’épreuves à combattre les adversaires de la loi de 2017 et, parfois, l’exécutif lui-même. Je le dis aux députés de la majorité : il y a des combats nécessaires sur des sujets qui, avant de susciter le consensus, rencontrent des résistances. Si je suis ému en vous écoutant, c’est que l’ambiance n’a pas toujours été celle-là : j’ai connu le mépris et l’adversité. Mais nous avons bien fait de tenir, et je me réjouis beaucoup que des collègues comme Mireille Clapot se soient investis à nos côtés.

Au-delà des pays, dont il vient d’être question, il faut saluer les organisations internationales qui s’appuient sur le devoir de vigilance. Ainsi, pour l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), qui m’a beaucoup sollicité, il s’agit d’un instrument très précieux pour lutter contre la traite des êtres humains. De même, la France s’est engagée, par la voix du Président de la République et des ministres Franck Riester, Élisabeth Borne et Adrien Taquet, à rejoindre les pays pionniers concernant l’ODD 8.7, qui porte sur le travail des enfants et la traite des êtres humains ; or les ONG de terrain nous disent que le devoir de vigilance est un important levier pour y parvenir.

D’une manière générale, nous avons beaucoup à apprendre des autres. L’approche pragmatique de l’Allemagne, fruit des coalitions, est instructive pour nous ; elle est parfois en retrait, parfois en avance. Voilà pourquoi je souhaite que le dialogue européen soit démocratique. Ce qui m’inquiète n’est pas que Thierry Breton demande six mois de plus, c’est qu’il ne dise pas pourquoi : la Commission européenne gère son calendrier comme une boîte noire, alors que le Parlement européen s’est prononcé. Cela agace beaucoup les syndicats, les ONG et de nombreux pays membres qui font valoir qu’il y a un contrat à honorer et qu’il ne faut pas manquer de ce point de vue l’occasion que représente la présidence française.

Je ne veux pas oublier de saluer le travail d’Éric Dupond-Moretti, qui s’est battu lors de l’arbitrage interministériel pour faire reconnaître la compétence de la juridiction civile et la spécialisation du tribunal de Paris. C’était une carence de la loi française que nous n’avions pas vue : les tribunaux de commerce pouvaient être sollicités comme les juridictions civiles, sans spécialisation, de sorte que les tribunaux de Nantes ou de Nancy pouvaient être saisis d’affaires relevant du commerce international ou des questions de concurrence ; cela posait un problème de compétence. Le courage du garde des Sceaux a permis de clarifier ce point.

Je salue enfin notre collègue Cendra Motin, qui a rédigé un amendement dont nous n’avions fait qu’émettre l’idée et qui permet d’exclure d’un marché public français une entreprise qui n’a pas établi son plan de vigilance – sans qu’il soit question de juger de la qualité de celui-ci, sinon on ne s’en sortirait pas.

Le sujet a ainsi prospéré pendant la présente législature, entraînant des avancées, et le dialogue n’est pas terminé.

Ainsi, nous avons enfin obtenu que la loi de 2017 fasse l’objet d’une évaluation, qui va durer deux mois – ce qui est très court. Coralie Dubost et moi-même engageons dès demain une première série d’auditions qui devraient déboucher en février sur la remise d’un rapport. Celui-ci servira à la fois à nourrir le débat européen et à préparer la mise en œuvre de la directive européenne de 2023 dans la loi française au cours de la prochaine législature. J’espère que nous serons témoins non de régressions, mais bien d’une évolution à la lumière de cette évaluation. Nous la centrerons sur le travail des enfants, en écho à l’initiative du Président de la République, et sur l’état de l’art des multiples productions intellectuelles dont l’innovation législative de 2017 a fait l’objet.

Quant à notre proposition de résolution, elle semble plutôt bien partie : si vous l’adoptez, elle devrait être reprise par le groupe Socialistes lors de sa niche parlementaire du 20 janvier 2022, ce qui nous donnera l’occasion de faire à nouveau chorus – une bonne manière de commencer l’année ensemble. En outre, dans le cadre de la fondation Jean-Jaurès, nous préparons avec nos collègues allemands, pour janvier ou début février, un travail d’approfondissement sur les lois allemande et française. Bref, nous n’avons pas fini de parler du sujet.

Enfin, le texte que nous présentons s’inscrit dans une architecture plus vaste. Le Président de la République et la présidente de la Commission européenne ont évoqué la lutte contre la déforestation par le biais des produits, à l’image du travail de notre collègue belge au Parlement européen sur les minerais de sang : l’idée est que les produits importés ne sauraient être issus de l’esclavage moderne ou d’écocides. Une autre approche consiste à actionner le levier juridique – c’est celle que nous proposons ici. Ce sont ces deux approches combinées qui finiront par faire de l’Europe l’acteur d’une mondialisation plus humaine. Il s’agit d’un processus global, non d’une démarche isolée : nous vivons un moment inédit de prise de conscience culturelle et politique ; c’est l’une des bonnes nouvelles de la sortie de crise. Il faut maintenant accélérer. De ce point de vue, votre unanimité et votre enthousiasme sont un très beau signe.

Article unique

Amendement oral des rapporteurs.

M. Dominique Potier. Nous proposons de modifier le titre de la proposition de résolution européenne pour intituler celle-ci « proposition de résolution visant à inscrire parmi les priorités de la présidence française du Conseil de l’Union européenne l’adoption d’une législation ambitieuse sur le devoir de vigilance des multinationales ». Malgré les quelques découvertes que nous avons faites, nous nous sommes interdit de toucher au texte lui-même pour qu’il reste fidèle à celui de la proposition initiale. En revanche, notre rapport a permis d’enrichir les débats, par exemple au sujet de l’autorité administrative.

La commission adopte l’amendement.

Elle adopte l’article unique modifié.

L’ensemble de la proposition de résolution européenne est ainsi adopté.

La commission autorise ainsi le dépôt du rapport d’information en vue de sa publication.

La proposition de résolution sera transmise pour examen à la commission des Lois.

Mme Mireille Clapot, rapporteure. Merci à tous de votre confiance. Nous avons une pensée pour les victimes de l’effondrement de l’immeuble du Rana Plaza, au Bangladesh, le 24 avril 2013 : c’est ce jour-là qu’a débuté la prise de conscience qui a motivé notre travail.

 

 

 


1

   proposition de rÉsolution initiale

PROPOSITION
DE RÉSOLUTIONEUROPÉENNE

relative au devoir de vigilance des multinationales

Article unique

L’Assemblée nationale,

Vu l’article 88‑4 de la Constitution,

Vu l’article 151‑5 du Règlement de l’Assemblée nationale,

Vu la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne,

Vu le règlement (UE) 995/2010 du Parlement européen et du Conseil du 20 octobre 2010 établissant les obligations des opérateurs qui mettent du bois et des produits dérivés sur le marché,

Vu le règlement (UE) 2017/821 du Parlement européen et du Conseil du 17 mai 2017 fixant des obligations liées au devoir de diligence à l’égard de la chaîne d’approvisionnement pour les importateurs de l’Union qui importent de l’étain, du tantale et du tungstène, leurs minerais et de l’or provenant de zones de conflit ou à haut risque,

Vu la communication de la Commission du 11 décembre 2019, « Le pacte vert pour l’Europe », COM (2019) 640 final,

Vu les résolutions du Parlement européen du 25 octobre 2016 sur la responsabilité des entreprises dans les violations graves des droits de l’homme dans les pays tiers,

Vu le programme de développement durable à l’horizon 2030 de l’Organisation des Nations unies, adopté en 2015, notamment les dix‑sept objectifs de développement durable,

Vu le cadre de référence des Nations unies de 2008 pour les entreprises et les droits de l’homme intitulé « Protéger, respecter et réparer »,

Vu les principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme des Nations unies de 2011,

Vu la résolution 26/9 adoptée lors de la vingt‑sixième session le 26 juin 2014 par le Conseil des droits de l’homme,

Vu la déclaration de l’Organisation internationale du travail relative aux principes et droits fondamentaux au travail de 1998 et son suivi,

Vu la déclaration de principes tripartite de l’Organisation internationale du travail sur les entreprises multinationales et la politique sociale de 2017,

Vu la loi n° 2017‑399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés‑mères et des entreprises donneuses d’ordre,

Vu la résolution du Parlement européen du 10 mars 2021 contenant des recommandations à la Commission sur le devoir de vigilance et la responsabilité des entreprises 2020/2129 INL et son annexe,

Vu l’étude de janvier 2020 réalisée pour la Direction générale de la justice et des consommateurs de la Commission européenne, intitulée « Exigences liées au devoir de vigilance dans la chaîne d’approvisionnement »,

Considérant que la France a ouvert la voie à une nouvelle forme de régulation des activités des entreprises multinationales, de leurs filiales, ainsi que de leurs sous‑traitants et fournisseurs, en promulguant la loi n° 2017‑399 le 27 mars 2017 ;

Considérant que cette loi « passe‑muraille » a enclenché un processus générateur de droit à l’échelle planétaire, permettant d’identifier les atteintes graves à la dignité humaine et à l’environnement sur l’ensemble de la chaîne de valeur, et d’esquisser des solutions structurelles dans les régions et les filières concernées ;

Considérant que la législation française fait école en Europe, en inspirant notamment des initiatives similaires dans les États membres, dont l’Allemagne, les Pays‑Bas, l’Autriche, la Finlande, la Belgique et le Luxembourg, et qu’il convient de prévenir un risque de fragmentation juridique au sein de l’Union ;

Considérant que les travaux conjoints du Parlement européen et de la Commission européenne plaident pour l’adoption d’une directive ambitieuse sur le devoir de vigilance et la responsabilité des entreprises ;

Considérant que la mise en œuvre d’un devoir de vigilance par l’Union européenne contribuerait à renforcer son action extérieure, notamment en faveur de la solidarité entre les peuples, du maintien de la paix, de l’élimination de toutes les formes de pauvreté, de la protection des droits de l’homme, du développement durable, du commerce libre et équitable, conformément aux articles 3 et 21 du Traité sur l’Union européenne ;

Considérant que l’Union européenne doit jouer un rôle moteur dans les négociations en cours au sein du groupe de travail intergouvernemental des Nations unies visant à élaborer un instrument international juridiquement contraignant sur les sociétés transnationales et autres entreprises concernant les droits de l’homme ;

Considérant que l’existence d’un voile juridique séparant les sociétés‑mères et donneuses d’ordre de leurs filiales, fournisseurs et sous‑traitants constitue, pour les victimes d’atteintes aux droits de l’homme et à l’environnement commises par des sociétés, une entrave au droit à un recours effectif, garanti par l’article 8 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ;

Considérant que l’année 2021 a été déclarée année internationale pour l’élimination du travail des enfants par les Nations unies, tandis que l’Organisation internationale du travail recensait encore 152 millions d’entre eux au travail en 2019 ;

Considérant que la future législation de l’Union s’inscrirait dans la construction d’un nouveau modèle d’entreprise européen, héritier d’un humanisme qui sera une force dans la mondialisation et un facteur de prospérité au sein de l’Union ;

Invite le Gouvernement à inscrire parmi les priorités de la présidence française de l’Union européenne en 2022 l’avancée des négociations autour d’une directive qui, comme le prévoit la loi française, impose aux entreprises de mettre en œuvre de manière effective des mesures adaptées d’identification et d’atténuation des risques et de prévention des atteintes aux droits de l’homme et à l’environnement sur leur chaîne de valeur ;

Estime, que l’évaluation de la loi n° 2017‑399 du 27 mars 2017, de ses forces et de ses voies de progrès, constituerait une ressource précieuse pour la Commission afin d’élaborer un projet de directive, et pour le Gouvernement dans la perspective des négociations au Conseil ;

Encourage la Commission, comme l’a précédemment fait le Parlement européen dans sa résolution du 10 mars 2021 en faveur d’une législation contraignante sur les multinationales, à présenter dans les meilleurs délais une telle législation ;

Demande en conséquence à la Commission de proposer une législation qui :

1. Garantisse et facilite l’accès à la justice et à des réparations pour celles et ceux dont les droits ont été affectés par l’activité des entreprises et de leur chaîne d’approvisionnement ;

2. Prévoie systématiquement la consultation des parties prenantes et la participation des salariés, en tant que parties constituantes, au processus d’élaboration, de mise en œuvre et d’évaluation des mesures de vigilance des entreprises ;

3. Permette à toute personne justifiant d’un intérêt à agir d’engager la responsabilité civile des entreprises quand elles manquent à leurs obligations de vigilance.


1

   amendemement examinÉ par la commission

 

COMMISSION DES AFFAIRES EUROPÉENNES

14 Décembre 2021


Proposition de résolution européenne
devoir de vigilance des multinationales

 

AMENDEMENT

No 1

 

présenté par

M. Dominique POTIER, rapporteur

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TITRE

Rédiger ainsi l’intitulé de la proposition de résolution européenne :

« visant à inscrire parmi les priorités de la présidence française du Conseil de l’Union européenne l’adoption d’une législation ambitieuse sur le devoir de vigilance des multinationales »

EXPOSÉ SOMMAIRE

Cet amendement rédactionnel est justifié par le lien existant entre la présente proposition de résolution européenne et celle (n° 4328) déposée le 7 juillet 2021 par M. Dominique POTIER et plusieurs de ses collègues.

Vos rapporteurs ont souhaité conclure leur rapport d’information par une proposition de résolution reprenant le texte de celle que leurs collègues avaient déposée l’été dernier. Si le texte de la proposition est demeuré identique, il convient par le présent amendement de modifier son titre afin de rendre hommage au travail accompli avec nos collègues. Nous souhaitons également par ce changement de titre rappeler le caractère essentiel de la présidence française du Conseil de l’Union européenne dans l’adoption d’un texte relatif au devoir de vigilance et marquer notre soutien à un texte ambitieux répondant aux attentes des parlementaires, des citoyens et de la société civile au niveau européen.

 

 

 

Cet amendement est adopté.

 


1

   proposition de rÉsolution europÉenne

 

 

PROPOSITION
DE RÉSOLUTION EUROPÉENNE

visant à inscrire parmi les priorités de la présidence française
du Conseil de l’Union européenne l’adoption d’une législation ambitieuse sur le devoir de vigilance des multinationales,

Article unique

L’Assemblée nationale,

Vu l’article 88‑4 de la Constitution,

Vu l’article 151‑5 du Règlement de l’Assemblée nationale,

Vu la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne,

Vu le règlement (UE) 995/2010 du Parlement européen et du Conseil du 20 octobre 2010 établissant les obligations des opérateurs qui mettent du bois et des produits dérivés sur le marché,

Vu le règlement (UE) 2017/821 du Parlement européen et du Conseil du 17 mai 2017 fixant des obligations liées au devoir de diligence à l’égard de la chaîne d’approvisionnement pour les importateurs de l’Union qui importent de l’étain, du tantale et du tungstène, leurs minerais et de l’or provenant de zones de conflit ou à haut risque,

Vu la communication de la Commission du 11 décembre 2019, « Le pacte vert pour l’Europe », COM (2019) 640 final,

Vu les résolutions du Parlement européen du 25 octobre 2016 sur la responsabilité des entreprises dans les violations graves des droits de l’homme dans les pays tiers,

Vu le programme de développement durable à l’horizon 2030 de l’Organisation des Nations unies, adopté en 2015, notamment les dix‑sept objectifs de développement durable,

Vu le cadre de référence des Nations unies de 2008 pour les entreprises et les droits de l’homme intitulé « Protéger, respecter et réparer »,

Vu les principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme des Nations unies de 2011,

Vu la résolution 26/9 adoptée lors de la vingt‑sixième session le 26 juin 2014 par le Conseil des droits de l’homme,

Vu la déclaration de l’Organisation internationale du travail relative aux principes et droits fondamentaux au travail de 1998 et son suivi,

Vu la déclaration de principes tripartite de l’Organisation internationale du travail sur les entreprises multinationales et la politique sociale de 2017,

Vu la loi n° 2017‑399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés‑mères et des entreprises donneuses d’ordre,

Vu la résolution du Parlement européen du 10 mars 2021 contenant des recommandations à la Commission sur le devoir de vigilance et la responsabilité des entreprises 2020/2129 INL et son annexe,

Vu l’étude de janvier 2020 réalisée pour la Direction générale de la justice et des consommateurs de la Commission européenne, intitulée « Exigences liées au devoir de vigilance dans la chaîne d’approvisionnement »,

Considérant que la France a ouvert la voie à une nouvelle forme de régulation des activités des entreprises multinationales, de leurs filiales, ainsi que de leurs sous‑traitants et fournisseurs, en promulguant la loi n° 2017‑399 le 27 mars 2017 ;

Considérant que cette loi « passe‑muraille » a enclenché un processus générateur de droit à l’échelle planétaire, permettant d’identifier les atteintes graves à la dignité humaine et à l’environnement sur l’ensemble de la chaîne de valeur, et d’esquisser des solutions structurelles dans les régions et les filières concernées ;

Considérant que la législation française fait école en Europe, en inspirant notamment des initiatives similaires dans les États membres, dont l’Allemagne, les Pays‑Bas, l’Autriche, la Finlande, la Belgique et le Luxembourg, et qu’il convient de prévenir un risque de fragmentation juridique au sein de l’Union ;

Considérant que les travaux conjoints du Parlement européen et de la Commission européenne plaident pour l’adoption d’une directive ambitieuse sur le devoir de vigilance et la responsabilité des entreprises ;

Considérant que la mise en œuvre d’un devoir de vigilance par l’Union européenne contribuerait à renforcer son action extérieure, notamment en faveur de la solidarité entre les peuples, du maintien de la paix, de l’élimination de toutes les formes de pauvreté, de la protection des droits de l’homme, du développement durable, du commerce libre et équitable, conformément aux articles 3 et 21 du Traité sur l’Union européenne ;

Considérant que l’Union européenne doit jouer un rôle moteur dans les négociations en cours au sein du groupe de travail intergouvernemental des Nations unies visant à élaborer un instrument international juridiquement contraignant sur les sociétés transnationales et autres entreprises concernant les droits de l’homme ;

Considérant que l’existence d’un voile juridique séparant les sociétés‑mères et donneuses d’ordre de leurs filiales, fournisseurs et sous‑traitants constitue, pour les victimes d’atteintes aux droits de l’homme et à l’environnement commises par des sociétés, une entrave au droit à un recours effectif, garanti par l’article 8 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ;

Considérant que l’année 2021 a été déclarée année internationale pour l’élimination du travail des enfants par les Nations unies, tandis que l’Organisation internationale du travail recensait encore 152 millions d’entre eux au travail en 2019 ;

Considérant que la future législation de l’Union s’inscrirait dans la construction d’un nouveau modèle d’entreprise européen, héritier d’un humanisme qui sera une force dans la mondialisation et un facteur de prospérité au sein de l’Union ;

Invite le Gouvernement à inscrire parmi les priorités de la présidence française de l’Union européenne en 2022 l’avancée des négociations autour d’une directive qui, comme le prévoit la loi française, impose aux entreprises de mettre en œuvre de manière effective des mesures adaptées d’identification et d’atténuation des risques et de prévention des atteintes aux droits de l’homme et à l’environnement sur leur chaîne de valeur ;

Estime, que l’évaluation de la loi n° 2017‑399 du 27 mars 2017, de ses forces et de ses voies de progrès, constituerait une ressource précieuse pour la Commission afin d’élaborer un projet de directive, et pour le Gouvernement dans la perspective des négociations au Conseil ;

Encourage la Commission, comme l’a précédemment fait le Parlement européen dans sa résolution du 10 mars 2021 en faveur d’une législation contraignante sur les multinationales, à présenter dans les meilleurs délais une telle législation ;

Demande en conséquence à la Commission de proposer une législation qui :

1. Garantisse et facilite l’accès à la justice et à des réparations pour celles et ceux dont les droits ont été affectés par l’activité des entreprises et de leur chaîne d’approvisionnement ;


2. Prévoie systématiquement la consultation des parties prenantes et la participation des salariés, en tant que parties constituantes, au processus d’élaboration, de mise en œuvre et d’évaluation des mesures de vigilance des entreprises ;

3. Permette à toute personne justifiant d’un intérêt à agir d’engager la responsabilité civile des entreprises quand elles manquent à leurs obligations de vigilance.

 

 

 


1

   ANNEXE 1 :
SynthÈse des propositions

Proposition n° 1

Une future directive relative au devoir de vigilance au niveau européen doit inclure les risques environnementaux à côté des droits humains.

 

Proposition n° 2

Développer des critères multiples qui ne soient pas limités aux seuls effectifs des groupes pour une application plus pertinente du devoir de vigilance. Ces critères alternatifs pourraient s’inspirer du droit européen de la concurrence et permettraient d’inclure des entreprises extra-européennes opérant sur le marché intérieur.

 

Proposition n° 3

S’agissant des seuils d’application du devoir de vigilance, s’inspirer du niveau retenu par la loi allemande ainsi que d’une progressivité permettant une appropriation des nouvelles normes par les entreprises concernées.

 

Proposition n° 4

Un débat doit être engagé sur l’opportunité d’une déclinaison du devoir de vigilance avec des seuils abaissés ou d’une application sans seuil dans les secteurs identifiés comme présentant le plus de risques. 

 

Proposition n° 5

Instituer une obligation de vigilance raisonnable consistant à identifier et traiter les risques sur l’ensemble de la chaîne de valeur lorsqu’une relation commerciale est établie, sans se limiter aux premiers rangs des fournisseurs et sous-traitants.

 

Proposition n° 6

Un futur devoir de vigilance européen doit privilégier la voie du recours judiciaire afin de permettre aux victimes d’obtenir réparation des préjudices causés par les manquements d’une entreprise à son devoir de vigilance via la responsabilité civile de ladite entreprise.

 

Proposition n° 7

La création d’autorités administratives compétentes en matière de devoir de vigilance au niveau européen doit être complémentaire d’une voie de recours judiciaire et ne peut s’y substituer.

 

Proposition n° 8

Instituer un réseau européen d’autorités administratives nationales portant une véritable politique publique de prévention fondée sur une expertise publique indépendante, le dialogue avec la société civile et l’accompagnement des acteurs économiques.

 


1

   Annexe 2:
Liste des personnes auditionnÉes

Institutions françaises

Ministère de l’Économie, des Finances et de la Relance – secrétariat d’État chargé de l'Économie sociale, solidaire et responsable

Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères – secrétariat d’État chargé des affaires européennes

Institutions européennes

Parlement européen

Commission européenne

Organisations syndicales

Confédération européenne des syndicats (CSE)

Confédération française de l’encadrement – confédération générale des cadres (CFECGC)

Confédération française démocratique du travail (CFDT)

Associations

Les Amis de la Terre

CCFD-Terre Solidaire

Forum citoyen pour la RSE (FCRSE)

Sherpa

Acteurs économiques

AFEP

Entreprises pour les droits de l’homme (EDH)

Fonds pour l’investissement responsable (FIR)

MEDEF


Autres personnalités

Contribution écrite


([1]) Loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre.

([2])  John Ruggie, Rapport du Représentant spécial du Secrétaire général chargé de la question des droits de l’homme et des sociétés transnationales et autres entreprises, Nations Unies, Assemblée générale, A/HRC/17/31, 21 mars 2011.

([3])  Nations Unies, Conseil des droits de l’homme, résolution 8/7 du 18 juin 2008, A/HRC/RES/8/7.

([4])  OCDE, Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales, édition 2011.

([5]) Dominique Potier, rapport n° 2628 fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République sur la proposition de loi (n° 2578)relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre.

([6]) CC, décision n° 2017-750 DC du 23 mars 2017, loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, cons. 8 à 13.

([7]) Sherpa et CCFD-Terre solidaire, Le radar du devoir de vigilance, suivi des affaires en cours, juillet 2021.

([8]) Pour une liste des procédures contentieuses engagées par un groupe d’associations : Sherpa, CCFD-Terre solidaire, Le radar du devoir de vigilance, suivre les affaires en cours, juillet 2021.

([9]) Texte définitif adopté et en cours d’examen par le Conseil constitutionnel au jour de l’écriture du présent rapport.

([10]) Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions, COM(2020) 98 final, 11 mars 2020.

([11])  Règlement (UE) n° 995/2010 du Parlement européen et du Conseil du 20 octobre 2010 établissant les obligations des opérateurs qui mettent du bois et des produits dérivés sur le marché Texte présentant de l'intérêt pour l'EEE.

([12])  Règlement (UE) n° 2019/1010 du Parlement européen et du Conseil du 5 juin 2019.

([13]) Règlement (UE) n° 995/2010, article 6.

([14]) Ibid., article 5.

([15]) Résolution 1952 du Conseil de Sécurité des Nations Unies du 29 novembre 2010, S/RES/1952 (2010)

([16]) S/RES/1896 (2009).

([17]) Institué par la résolution 1771 du 10 août 2007, S/RES/1771 (2007).

([18]) Groupe d’experts des Nations Unies sur la République démocratique du Congo, S/2010/596, 2010, § 356 à 369.

([19])  OCDE, Guide OCDE sur le devoir de diligence pour des chaînes d’approvisionnement responsables en minerais provenant de zones de conflit ou à haut risque, troisième édition, 2016 https://www.oecd.org/fr/daf/inv/mne/Guide-OCDE-Devoir-Diligence-Minerais-%20Edition3.pdf.

([20]) Règlement (UE) 2017/821 du Parlement européen et du Conseil du 17 mai 2017 fixant des obligations liées au devoir de diligence à l’égard de la chaine d’approvisionnement pour les importateurs de l’Union qui importent de l’étain, du tantale et du tungstène, leurs minerais et de l’or provenant de zones de conflit ou à haut risque.

([21]) Directive 2014/95/UE relative à la publication d’informations non financières et d'informations relatives à la diversité par certaines grandes entreprises et certains groupes.

([22]) Communication de la Commission européenne, « lignes directrices sur l’information non financière (méthodologie pour la communication d’informations non financières) », 2017/C 215/01, JOUE C 215 du 5 juillet 2017.

([23]) Avec une actualisation en 2019 par la Communication de la Commission européenne, « Lignes directrices sur l’information non financière: Supplément relatif aux informations en rapport
avec le climat », 2019/C 209/01, JOUE 209 du 20 juin 2019.

([24]) Règlement (UE) 2019/2088 du Parlement européen et du Conseil du 27 novembre 2018 sur la publication d’informations en matière de durabilité dans le secteur des services financiers.

([25]) Règlement (UE) 2020/852 du Parlement européen et du Conseil du 18 juin 2020 sur l’établissement d’un cadre visant à favoriser les investissements durables et modifiant le règlement (UE) 2019/2088.

([26]) Pascal Durand, Rapport sur la gouvernance d’entreprise durable, Parlement européen, 2 décembre 2020.

([27]) Assemblée nationale, commission des affaires européennes, mercredi 18 mai 2016, compte rendu n° 282, p.2.

([28]) Danielle Auroi, rapport d’information n° 2761 au nom de la commission des affaires européennes de l’Assemblée nationale sur la responsabilité sociétale des entreprises au sein de l’Union européenne, 13 mai 2015, p. 16.

([29]) Parlements estonien,  lituanien, slovaque, portugais, Chambre des Lords britannique, Chambre des représentants des Pays-Bas, Sénat italien et Assemblée nationale française.

([30]) Assemblée nationale, commission des affaires européennes, Communication de la Présidente Danielle Auroi sur la proposition d’initiative législative (« carton vert ») de la Chambre des Lords relative à la lutte contre le gaspillage alimentaire, mardi 7 juillet 2015.

([31]) Claire Avignon, « La Commission européenne refuse de légiférer sur le devoir de vigilance », AEF info, dépêche n° 560243, 10 avril 2017.

([32]) European Coalition for Corporate Justice, « Over 100 NGOs demand human rights and environmental due diligence legislation”, 2 décembre 2019. https://corporatejustice.org/news/over-100-ngos-demand-human-rights-and-environmental-due-diligence-legislation/ .

([33]) CES, position de la CES pour une directive européenne sur le devoir de vigilance en matière de droits de l’homme et de conduite responsable des entreprises, 17 décembre 2019. https://www.etuc.org/fr/document/position-de-la-ces-pour-une-directive-europeenne-sur-le-devoir-de-vigilance-en-matiere-de.

([34]) Résolution du Parlement européen du 10 mars 2021 contenant des recommandations à la Commission sur le devoir de vigilance et la responsabilité des entreprises, 2020/2129(INL).

([35]) Study on due diligence requirements through the supply chain, Final Report, Commission européenne, janvier 2020.

([36]) Cécilia Wilkström et al., Rapport d’activité évolutions et tendances de la procédure législative ordinaire, période du 1er juillet 2014 au 1er juillet 2019 (huitième législature), PE 639.611, 2019, p. 8.

([37]) Emmanuel Macron, adresse aux Français, 9 novembre 2021.

([38]) Emmanuel Macron, Présentation de la présidence française du Conseil de l’Union européenne, 9 décembre 2021.

([39]) « L'Union reconnaît les droits, les libertés et les principes énoncés dans la Charte des droits
fondamentaux de l'Union européenne du 7 décembre 2000, telle qu'adaptée le 12 décembre 2007 à
Strasbourg, laquelle a la même valeur juridique que les traités. Les droits fondamentaux, tels qu'ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales et tels qu'ils résultent des traditions constitu­tionnelles communes aux États membres, font partie du droit de l'Union en tant que principes généraux. ».

([40]) « Elle œuvre pour le développement durable de l’Europe fondé sur […] un niveau élevé de protection et d’amélioration de la qualité de l’environnement ».

([41]) Loi n° 2017-399 du 27 mars 2017, article 1er alinéa 4.

([42]) Loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation économique.

([43]) CGE, Évaluation de la mise en œuvre de la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, janvier 2020.

([44])  Sherpa et CCFD-Terre solidaire, Le radar du devoir de vigilance, juillet 2021.

([45]) CGE, Évaluation de la mise en œuvre de la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, janvier 2020, p. 19.