N° 823

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

SEIZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 8 février 2023.

RAPPORT D’INFORMATION

DÉPOSÉ

en application de l’article 145 du Règlement

PAR LA COMMISSION DE LA DÉFENSE NATIONALE ET DES FORCES ARMÉES

en conclusion des travaux d’une mission d’information flash, créée le 18 octobre 2022,

sur les fonds marins

ET PRÉSENTÉ PAR

Mme Lysiane METAYER et M. Aurélien SAINTOUL,

Députés.

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SOMMAIRE

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Introduction

I. Les fonds marins : un espace commun objet d’une compétition nouvelle entre les grandes puissances

A. Les fonds marins : un espace aux multiples ressources mais propice aux stratégies hybrides

1. Un statut juridique internationalement défini

2. Une importance économique considérable

3. Les caractéristiques physiques des fonds marins les rendent propices aux stratégies hybrides

B. Les fonds marins : espace aux multiples menaces, encore accrues par la guerre en Ukraine

1. Des menaces nombreuses, auxquelles notre pays est directement exposé

a. Une limitation de la liberté d’action des forces navales

b. La mise en danger des infrastructures critiques

c. La remise en cause des souverainetés et du droit international

2. Des menaces plus visibles depuis la guerre en Ukraine

C. Les grandes puissances cherchent toutes à maîtriser les fonds marins

1. Maîtriser les fonds marins exige des technologies avancées largement issues du secteur civil

a. Des technologies duales, avec une forte intrication des activités civiles et militaires

b. Des technologies avancées pour chacune des « briques » composant les équipements

c. Des technologies qui se développent et fonctionnent dans un écosystème

2. Les stratégies des grandes puissances

a. Les États-Unis

b. La Russie

c. La Chine

II. La stratégie ministérielle du 16 février 2022 fixe l’ambition de la France pour la maîtrise militaire des fonds marins

A. La prise de conscience des enjeux des fonds marins, de nos faiblesses et de nos atouts

1. La protection de nos intérêts stratégiques dans les fonds marins

2. Des faiblesses capacitaires en matière de maîtrise des fonds marins

3. Une BITD française innovante mais fragmentée

B. L’ambition de la France : être capable de maîtriser les fonds marins en toute autonomie

1. Connaître, surveiller et agir

2. Une démarche de construction capacitaire souveraine pour satisfaire aux besoins de la Marine

a. Les besoins de la Marine rejoignent en partie ceux des autres acteurs des fonds marins

b. La nécessité d’une capacité exploratoire pour préciser ces besoins

3. Un financement adossé au programme France 2030

III. Les propositions de la mission d’information

1. Proposition n° 1 : Clarifier l’ambition de la France dans les fonds marins, à la fois sur le plan opérationnel et industriel

2. Proposition n° 2 : Renforcer autant que possible la mutualisation entre les différents programmes et les différents acteurs

3. Proposition n° 3 : Intégrer dans la LPM les crédits nécessaires à la maîtrise des fonds marins et en simplifier l’utilisation

4. Proposition n° 4 : Explorer la possibilité d’un système fixe de senseurs protégeant nos approches maritimes

5. Proposition n° 5 : Créer des pôles d’excellence sur les fonds marins

6. Proposition n° 6 : Relocaliser nos données en Europe pour limiter notre dépendance aux câbles sous-marins

7. Proposition n° 7 de M. Aurélien Saintoul : Nationaliser Alcatel Submarine Networks

EXAMEN EN COMMISSION

Annexe :  Auditions et déplacements  des rapporteurs d’information

 


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   Introduction

 

Le 26 septembre 2022, plusieurs fuites de gaz ont été détectées sur le gazoduc Nord Stream reliant la Russie à l’Allemagne, dans les eaux internationales de la Mer Baltique, au large du Danemark. Les investigations ont montré que cette infrastructure avait fait l’objet d’un sabotage sans toutefois que son auteur puisse être ou ne soit clairement désigné.

Dans le contexte de la guerre en Ukraine, où l’attention est toute entière focalisée sur les opérations terrestres et aériennes, cet incident a mis en évidence trois faits majeurs :

– d’une part, la France et, plus largement, l’Union européenne, sont étroitement dépendantes des fonds marins dans des domaines aussi stratégiques que l’énergie mais également les télécommunications ;

– d’autre part, des infrastructures stratégiques comme les gazoducs, les oléoducs mais également les lignes électriques et les câbles sous-marins peuvent être prises pour cibles par un ennemi disposant des capacités technologiques de les saboter, avec des conséquences potentiellement catastrophiques ;

– enfin, compte tenu de l’opacité quasi-totale du milieu sous-marin, il n’est généralement pas possible d’identifier les responsables d’une attaque, quelle qu’en soit la forme, faisant de celui-ci l’espace idéal pour des actions offensives hybrides.

Dans ces conditions, il n’est guère étonnant que les fonds marins soient devenus, depuis plusieurs années, un nouvel espace de conflictualité identifié comme tel par les principales puissances de la planète qui, à des degrés divers, ont mis en place des stratégies de maîtrise des fonds marins (MFM) – selon le terme français – s’appuyant sur le développement de technologies permettant d’intervenir dans ce milieu hostile et largement inconnu. Ce faisant, c’est toute la guerre sous la surface de l’eau qui est en train de se transformer, au-delà de la lutte anti-sous-marine et de la guerre des mines, et au-delà des cibles strictement militaires. Les fonds marins, en effet, recèlent de nombreuses ressources naturelles qui, devenant accessibles et non protégées, sont susceptibles d’appropriation, par la force si nécessaire.

Disposant de la deuxième plus grande zone économique exclusive (ZEE) du monde, déployant sa Marine sur l’ensemble des mers pour défendre ses intérêts et ses valeurs, la France ne peut plus ignorer les enjeux de la maîtrise des fonds marins. Notre pays dispose depuis longtemps d’un haut niveau opérationnel dans la lutte sous-marine. Pour autant, la maîtrise des fonds marins constitue une extension de celle-ci avec laquelle elle doit s’articuler et exige des technologies nouvelles qu’il lui faudra maîtriser si elle veut protéger ses ressources, garantir la liberté d’action de ses forces navales et tenir son rang face aux logiques de puissance de ses compétiteurs stratégiques.

Tels sont les objectifs de la stratégie de maîtrise des fonds marins, rendue publique par la ministre des Armées le 16 février 2022. Prenant acte de l’importance stratégique des enjeux des fonds marins, elle fixe pour notre pays une double ambition, à la fois opérationnelle et capacitaire, les deux étant étroitement liées. En effet, il n’est pas possible de connaître, de surveiller et d’agir dans les fonds marins sans la maîtrise d’un ensemble de technologies indispensables que notre pays développe actuellement sur l’ensemble du spectre.

Toutefois, la France abrite sur son territoire de nombreuses entreprises capables de développer de telles technologies. Avec le programme France 2030, la France s’est donnée des moyens de les fédérer autour de l’ambition de maîtrise des fonds marins qui, pour être militaire, n’en repose pas moins sur des technologies qui sont avant tout civiles.

C’est l’analyse de cette double ambition de notre pays dans les fonds marins, opérationnelle et capacitaire, qui a guidé les travaux de vos rapporteurs dont les propositions ont vocation à nourrir le débat sur la future loi de programmation militaire (LPM). Par la place qu’elle fera à la maîtrise des fonds marins, la LPM permettra d’orienter l’ambition et les efforts de notre pays dans ce nouvel espace et confirmera l’ambition de notre pays dans ce nouvel espace. L’enjeu n’est pas mince car, nous le savons désormais, la surprise viendra d’en bas.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I.   Les fonds marins : un espace commun objet d’une compétition nouvelle entre les grandes puissances

A.   Les fonds marins : un espace aux multiples ressources mais propice aux stratégies hybrides

1.   Un statut juridique internationalement défini

La convention des Nations-unies sur le droit de la mer (CNUDM) segmente les espaces maritimes en fonction de l’éloignement des côtes et de la morphologie des fonds marins :

– la mer territoriale, jusqu’à 12 milles marins des côtes ;

– la zone économique exclusive (ZEE), jusqu’à 200 milles, étendu, le cas échéant et jusqu’à 350 milles, au plateau continental dans certaines conditions géophysiques ;

– la zone internationale des fonds marins (appelée « la Zone » par la CNUDM), patrimoine commun de l’humanité, recouverte par la haute mer.

Le pouvoir des États sur les fonds marins diminue à mesure que l’on s’éloigne des côtes. Dans la mer territoriale, l’État côtier a tout pouvoir de réglementer l’utilisation des fonds marins. Toute activité menée sur le sol ou dans le sous-sol de la mer territoriale telle que la pose de câbles sous-marins, les opérations de recherche scientifique marine (RSM) ou les levés hydrographiques, doit faire l’objet d’une autorisation préalable. Dans la ZEE, en revanche, si la CNUDM reconnaît des droits souverains à l’État côtier pour l’exploration et l’exploitation du sol et du sous-sol à des fins économiques ou scientifique, ou encore la conservation et la gestion des ressources naturelles, les autres États jouissent des libertés de navigation, de survol, de pose de câbles, gazoducs et pipelines ainsi que la « liberté d’utiliser la mer à d’autres fins internationalement licites ». Enfin, la « Zone » dispose d’un statut particulier destiné à la protection de ce patrimoine commun de l’humanité. À ce titre, les activités menées dans cet espace doivent être conduites dans « l’intérêt de l’humanité ». Son exploration et son éventuelle exploitation restent conditionnées à l’autorisation de l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM).

2.   Une importance économique considérable

L’économie des océans devrait selon l’OCDE passer de 1 500 milliards de dollars en 2010 à 3 000 milliards de dollars à l’horizon 2030. Elle concernera plusieurs activités en rapport avec les fonds marins, qu’il s’agisse de l’exploration et de l’exploitation pétrolière et gazière, de l’utilisation des câbles sous-marins de communication à fibres optiques ou distribuant l’électricité produite en mer, et enfin de l’exploitation des ressources minières.

Sans rentrer dans les détails de faits bien connus, vos rapporteurs rappellent que les fonds marins sont riches en nodules polymétalliques renfermant des minerais aussi essentiels à l’économie et à la transition énergétique que le cobalt, le nickel ou les terres rares. Ils abritent également des micro-organismes aux propriétés recherchées dans les domaines de la médecine, de la science, de l’alimentation et des cosmétiques. Enfin, c’est au fond des mers que sont posés les réseaux de câbles à fibre optique par lesquels transitent la quasi-totalité des données numériques intercontinentales, les oléoducs et les gazoducs ainsi que les lignes électriques à haute tension, autant de réseaux essentiels au fonctionnement de l’économie mondiale. Demain, c’est encore dans les fonds marins que pourraient être situés les serveurs informatiques ou implantés la base des éoliennes offshore, voire des hydroliennes.

3.   Les caractéristiques physiques des fonds marins les rendent propices aux stratégies hybrides

D’une surface de 361 millions de kilomètres carrés, pour 75 % d’entre eux d’une profondeur supérieure à 3 000 mètres (pour une profondeur moyenne de 3 800 mètres), les fonds marins se répartissent en deux catégories : les marges continentales, qui comprennent le talus et le plateau, et les bassins océaniques, où sont atteintes les grandes profondeurs. Ils sont extrêmement divers, à la fois sur les plans bathymétrique, biologique, physique (salinité de l’eau) et géophysique, avec des discontinuités importantes : plaines abyssales, dorsales (chaînes de montagne), volcanisme, vallées étroites et/ou profondes.

Il est habituel de dire que la surface de Mars est mieux connue que celle des fonds marins. En effet, seuls 20 % de la topographie des fonds marins a fait l’objet d’une mesure précise par sondeur acoustique et seuls 2 % sont connus avec une précision métrique. Si les satellites ou des avions peuvent être utilisés, seule une collecte de données réalisées in situ, à plusieurs reprises, par des bâtiments spécialisés ou des drones équipés de sondeurs multifaisceaux est efficace.

Environnement complexe, peu connu, hostile pour l’homme avec des pressions énormes et une parfaite obscurité, opaque aux ondes électromagnétiques, au sein duquel la propagation acoustique – principal moyen de détection – répond à des règles de physiques complexes (dépendantes de la pression, de la température ou encore de la salinité de l’eau), difficilement accessible, c’est aussi un espace compliqué de surveiller. En effet, à ses caractéristiques intrinsèques s’ajoute son immensité qui favorise la dissimulation et complique l’attribution d’un acte et, par conséquent, la maîtrise d’une éventuelle escalade. L’ensemble de ces caractéristiques est enfin propice aux stratégies de « fait accompli », d’autant plus que le risque de pertes humaines, dans un tel espace – inhabité par essence et domaine quasi-exclusif des machines – est nul ou presque.

En d’autres termes, les fonds marins constituent le lieu d’expression d’une nouvelle grammaire stratégique qu’on pourrait qualifier « d’hybridité sous-marine ».

B.   Les fonds marins : espace aux multiples menaces, encore accrues par la guerre en Ukraine

1.   Des menaces nombreuses, auxquelles notre pays est directement exposé

a.   Une limitation de la liberté d’action des forces navales

La liberté d’action de nos forces navales pourrait être remise en cause, à la fois par les mines navales mais également par des moyens de surveillance mis en œuvre depuis les fonds marins.

En effet, le déploiement de systèmes fixes ou semi-fixes de surveillance, non loin de nos côtes, est susceptible d’entraver la liberté d’action de nos forces navales dans nos approches maritimes. En haute mer également, il ferait peser sur ces dernières une menace croissante de nature à engager la crédibilité de la fonction stratégique « intervention », voire de la dissuasion. À titre d’exemple, le projet chinois de « grande muraille sous-marine » en mer de Chine méridionale, qui combine systèmes de surveillance sous-marine et armements sophistiqués est susceptible de permettre un véritable déni d’accès.

Outre des capteurs fixes ou semi-fixes déposés au fond des mers, les câbles numériques sous-marins pourraient également être utilisés comme instrument de surveillance et de détection grâce à la technologie DAS (« distributed acoustic sensing »). Or, les principaux propriétaires de câbles sous-marins sont aujourd’hui des entreprises américaines, notamment Google et Facebook, tandis que l’entreprise chinoise Hengtong est le troisième fabricant mondial de fibre optique. Toutes ces entreprises sont étroitement liées à leur gouvernement respectif.

b.   La mise en danger des infrastructures critiques

Inhabité, le fond de la mer n’en est pas moins le lieu de déploiement de nombreux réseaux internationaux transportant de l’énergie (gaz, pétrole et électricité) et des données (câbles à fibres optiques). S’agissant de notre pays, cinquante-et-un de ces câbles internationaux en service atterrissent sur le territoire national, dont vingt-sept en métropole et vingt-quatre dans les outre-mer (sur plus de quatre cents câbles en service). La connectivité des territoires ultramarins représente à cet égard un enjeu stratégique pour la France.

Les risques pesant sur les câbles sous-marins sont de deux ordres :

Le premier est une coupure, souvent accidentelle (notamment à cause
des chaluts raclant le fond des océans), ou naturelles (séismes) et parfois volontaire. Il y a de nombreux exemples de tels sabotages, aussi anciens que les câbles eux-mêmes. Ainsi, en 1898, lors de la guerre hispano-américaine, les câbles télégraphiques reliant les États-Unis à Cuba ont été détruits. De même, en 1914, à peine la guerre déclarée, les cinq câbles allemands passant sous la Manche sont immédiatement coupés par les Britanniques.

Or, couper des câbles sous-marins ne requiert pas une technologie très avancée. On peut imaginer une flottille de navires équipés de systèmes déployés sur les grands fonds pour couper les câbles, dérivés des navires de pêche disposant de chaluts de fond. La position des câbles étant connue du grand public, une organisation terroriste, ou un État, voire un organisme privé, pourraient envisager cette stratégie, qui viserait une désorganisation massive pour plusieurs mois de l’économie mondiale, en raison des ralentissements importants de l’Internet.

Les conséquences d’une coupure simultanée des câbles sous-marins seraient particulièrement lourdes pour l’Europe et, notamment, pour notre pays. En effet, l’Internet mondial est essentiellement centré sur les États-Unis et le réseau de câbles reflète cette topologie d’échanges intercontinentaux. Ainsi, 70 à 80 % des flux générés par les internautes français sont acheminés vers des serveurs et des data centers situés aux États-Unis, si bien que notre pays – et toute l’Europe – est particulièrement exposé à des risques d’interruption des liaisons sous-marines. À l’inverse, d’autres économies, comme celle de la Chine, où la quasi-totalité des données est stockée sur son territoire, ou de la Russie, ainsi que, bien sûr, les États-Unis, seraient bien moins affectées par une coupure de câble sous-marin.

Le deuxième risque est celui des écoutes. L’affaire Snowden a révélé que la National Security Agency (NSA) avait introduit un virus informatique au cœur du site d’administration et de gestion du câble qui achemine les télécommunications de Marseille vers l’Asie du Sud-Est, le Proche-Orient et l’Afrique du Nord. Il n’est donc nul besoin d’aller au fond des océans pour intercepter les flux de données transitant par les câbles sous-marins mais la pratique d’opérations de « repiquage » sur l’épissure finale d’un câble sous-marin ne peut être totalement exclue.

Ce qui vaut pour les câbles sous-marins vaut également pour les autres tuyaux, les lignes électriques (infrastructures situées par faibles fonds et ensouillées), les installations de transport d’énergies fossiles ou les infrastructures sous-marines situées dans les parcs éoliens en mer, voire demain, les captages de sources d’eau douce sous-marines.

c.   La remise en cause des souverainetés et du droit international

Alors que l’année 2022 marque les quarante ans de la Convention des Nations-unies sur le droit de la mer (CNUDM), adoptée afin que cet espace, lui aussi, obéisse à des règles de droit international, les mers et océans sont aujourd’hui les théâtres d’une remise en cause de ces dernières, avec un recours de plus en plus important aux politiques de fait accompli.

Ainsi, dans le cadre de sa doctrine de « patrie bleue » (Mavi Vatan), la Turquie revendique le plateau continental en Méditerranée orientale et, bien plus, a signé en 2019 un accord bilatéral avec le Gouvernement d’union nationale libyen afin de redéfinir respectivement leurs zones maritimes au détriment des souverainetés chypriote et grecque.

La souveraineté française sur un certain nombre de territoires (et leur ZEE) est également contestée : revendications de Madagascar sur les îles éparses, de l’Île Maurice sur Tromelin, du Mexique sur Clipperton, du Vanuatu sur les îlots de Matthew et Hunter, des Comores sur Mayotte. Enfin, la stratégie chinoise en Mer de Chine vise à faire de celle-ci une quasi mer intérieure par des moyens aussi différents que des violations répétées de la ZEE de ses voisins, l’appropriation par fait accompli de certains îlots ou la création d’îles artificielles permettant de revendiquer la ZEE qui leur est associée.

Cette contestation de la souveraineté des États n’est pas exclusive de la tentation, par des acteurs privés comme étatiques, de s’approprier les ressources que comporte leur ZEE, ressources halieutiques aujourd’hui mais potentiellement minières demain, si leur exploitation devient un jour rentable.

La souveraineté d’un pays peut enfin être remise en cause par la récupération d’objets et d’équipement militaires sensibles lui appartenant. Ce peut être le cas d’un avion, d’un missile ou même d’un sous-marin abîmés dans la mer, autant de matériels technologiquement avancés pouvant susciter la convoitise des grands compétiteurs étatiques mais également privés, afin d’en comprendre les technologies qu’ils contiennent et, le cas échéant, de les reproduire par rétro-ingénierie. La performance accrue des capteurs autonomes de recherche, notamment en termes d’endurance et de performance de senseurs, combinée à une capacité d’intervention précise, permet désormais la recherche puis la remontée d’objets depuis les grands fonds marins.

En d’autres termes, entre compétition effrénée et contestation affirmée, les fonds marins pourraient ainsi devenir une sorte d’ « Undersea Far West » sans plus de règles que celle du plus fort – ou du plus technologiquement avancé.

2.   Des menaces plus visibles depuis la guerre en Ukraine

La Russie s’est, ces dernières années, fait une spécialité des attaques hybrides, étendant la conflictualité à de nouveaux espaces tels que le cyberespace.

Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine le 24 février 2022, la menace semble se renforcer dans le sillage du navire russe Yantar. Ce navire océanographique est exploité par la Direction principale de la recherche sous-marine (GUGI) de la marine russe depuis 2015. Rattaché à ce bâtiment, le mini sous-marin de type AS-37 est capable de plonger jusqu'à 6 000 mètres de profondeur. Or, en août 2021, ce navire a été repéré au large de l’Irlande, suivant le tracé des câbles sous-marins qui relient l'Irlande aux États-Unis. Le 13 septembre dernier, ce bateau a aussi été repéré dans les eaux de la Manche, au large du Cotentin, sous surveillance étroite d’un patrouilleur de la Marine nationale.

Outre les câbles sous-marins, d’autres infrastructures critiques sont susceptibles d’être prises pour cibles. Il est désormais avéré que les explosions ayant endommagé le gazoduc Nord Stream 1 ne sont pas accidentelles.

Cette impossibilité d’attribuer de manière certaine le sabotage de ce gazoduc illustre ce qui a été dit précédemment. Les caractéristiques des fonds marins en font le théâtre privilégié des actions hybrides, indépendamment ou en complément d’actions malveillantes conduites sur le segment terrestre (stations d’atterrage ou points d’interconnexion de l’Internet), avec un spectre d’emploi s’étendant de l’« accident » opportun en zone côtière, à l’action militaire délibérée.

Enfin, cette guerre est aussi une guerre des mines, Ukrainiens et Russes s’accusant mutuellement d’avoir miné la mer Noire, avec pour conséquence l’impossibilité des exportations de céréales dont l’Ukraine est l’un des premiers producteurs mondiaux. L’interdiction maritime par les mines, en s’attaquant ainsi aux flux commerciaux, a donné une ampleur mondiale à cette guerre, avec des répercussions sur les prix de l’alimentation dans de nombreux pays, au risque d’accroître l’instabilité politique et économique.

C.   Les grandes puissances cherchent toutes à maîtriser les fonds marins

1.   Maîtriser les fonds marins exige des technologies avancées largement issues du secteur civil

Atteindre les grandes profondeurs exige des technologies très avancées, pour l’essentiel issues du secteur civil, qui ne donnent cependant leur pleine efficacité que dans un écosystème propre.

a.   Des technologies duales, avec une forte intrication des activités civiles et militaires

Si les fonds marins intéressent aujourd’hui l’ensemble des grandes puissances maritimes et qu’il se trouve, dans l’Histoire, plusieurs exemples d’actions militaires au fond des océans, telles que celles rappelées supra, les Marines ne se sont longtemps pas intéressés aux fonds marins en tant que tels. Elles ont privilégié l’espace situé entre la surface et les premières centaines de mètres de fond, espace dans lequel évoluaient les sous-marins et où se déroulait la lutte anti sous-marine. Elles se sont également pleinement investies dans la guerre des mines.

Au-delà, les fonds marins et en particulier les grands fonds, étaient la chasse gardée presque exclusive des scientifiques, d’une part, et des entreprises de deux secteurs : les hydrocarbures et les télécommunications, d’autre part.

Les institutions scientifiques travaillent en effet depuis des décennies sur le fond des océans, analysant les sols, les sédiments ou la colonne d’eau et recensant, pour mieux la comprendre, la faune et la flore évoluant dans ces espaces a priori hostiles à la vie. Ainsi en est-il, en France, de l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (IFREMER) qui, depuis sa création en 1918, explore les océans et les fonds marins avec ses moyens propres tels que le Nautile, sous-marin à vocation scientifique et capable de descendre à 6 000 mètres.

S’agissant des entreprises des hydrocarbures et des télécommunications, l’objet de leur intérêt n’est pas scientifique mais économique. C’est en effet dans les fonds marins, à plusieurs milliers de mètres de profondeur, qu’étaient recherchés et qu’ont été découverts d’importants gisements de gaz et de pétrole et dans ces mêmes fonds marins que devaient être posés les câbles indispensables à la croissance phénoménale des échanges de données accompagnant le développement d’Internet après celui des communications télégraphiques et téléphoniques internationales.

Toutefois, scientifiques et entreprises travaillent ensemble depuis longtemps. Les premiers aident ces dernières à mieux comprendre les fonds marins et, le cas échéant, l’impact de leurs activités sur le milieu aquatique, tout en développant les technologies nécessaires à l’exploration et l’exploitation des fonds marins, que les entreprises ont pu par ailleurs financer ou acquérir auprès d’eux : robots, drones sous-marins et l’ensemble des moyens de détections (sonar multifaisceaux, ondes sismiques, levés bathymétriques ou géophysiques, mesures des strates sédimentaires, détections d’anomalies métallique, etc.).

Enfin, ces technologies ont depuis longtemps intéressé les Marines, avec lesquels les scientifiques et les entreprises concernées par les fonds marins ont des liens étroits. En effet, bien qu’actives plus haut dans la colonne d’eau, les Marines ne pouvaient ignorer ce qui se passait au fonds, ne serait-ce que parce que la connaissance des fonds marins est utile à la navigation des sous-marins comme à la lutte anti-sous-marine.

La coopération militaro-scientifique sur les fonds marins s’organise, dans notre pays, via une institution duale : le Service hydrographique et océanographique de la Marine (SHOM), désormais un établissement public administratif. Celui-ci a en effet à la fois des missions civiles (soutien aux politiques publiques de la mer et du littoral et connaissance et description de l’environnement physique marin dans ses relations avec l’atmosphère, avec les fonds marins et les zones littorales) et des missions militaires : le soutien de la Défense, caractérisé par l’expertise qu’il apporte à la DGA et par ses capacités de soutien opérationnel des forces. Les scientifiques ont également pu, en France, bénéficier de l’expertise de l’industrie militaire nationale. Le Nautile a ainsi été fabriqué par la DCN (direction des constructions navales, devenue Naval Group), tandis que des représentants du Ministère des Armées font partie du conseil d’administration de l’IFREMER.

Dans d’autres pays, l’activité hydrographique n’est elle aussi pas très éloignée des activités militaires. Ainsi en est-il du Yantar précité ou des différents navires « hydrographiques » chinois dont nul ne sait réellement s’ils effectuent des missions scientifiques ou militaires.

Les entreprises de télécommunications, dans leurs activités sous-marines, font également l’objet d’une attention accrue des gouvernements qui, compte tenu des enjeux de sécurité, n’hésitent pas à s’immiscer dans leurs affaires. C’est le cas du gouvernement américain, en cas de risque d’ingérence chinoise.

Au final, ces liens étroits s’expliquent à la fois par des enjeux de sécurité partagés mais également parce que scientifiques, industriels et militaires ont, dans une large mesure, les mêmes besoins capacitaires et font face aux mêmes difficultés techniques : la résistance aux hautes pressions, aux basses températures et aux mouvements de la masse d’eau, l’agressivité du milieu maritime, l’endurance des batteries, les communications, la navigation et les capteurs, caméras et autres outils d’analyse et de mesure de la colonne d’eau et des fonds marins.

b.   Des technologies avancées pour chacune des « briques » composant les équipements

Ces difficultés techniques s’accentuent avec la profondeur. Au-delà de 2000 mètres, les technologies nécessaires sont même extrêmement pointues, apanage de quelques États et entreprises dans le monde. Or, le besoin des militaires va au-delà des profondeurs où se trouvent les puits pétroliers (3 500 mètres), à 6 000 mètres, profondeur qui permet de couvrir 97 % du fond des océans.

Pour aller à une telle profondeur, il faut donc maîtriser un ensemble de technologies, autant de « briques » qui permettront aux armées d’accomplir leurs missions de maîtrise les fonds marins, comme aux scientifiques et aux entreprises leurs propres missions.

Concrètement, deux types d’équipements sont utilisés :

– les robots sous-marins ou ROV (Remotely Operated Vehicle) sont des engins sous-marins reliés par un câble à un navire, câble qui permet un pilotage humain et apporte l’énergie nécessaire à la mise en œuvre d’outils télécommandés (pinces, bras, etc.). Un tel robot est donc capable de manipuler un objet au fond des océans mais également de transmettre des informations en temps réel à ses pilotes et à ses utilisateurs ;

les drones sous-marins ou AUV (Autonomous Underwater Vehicle) sont quant à eux mis à l’eau depuis un bateau de surface qui les programment et le guident pour leur mission, qu’ils effectuent de manière autonome, sans intervention depuis la surface. Bardés de capteurs, ils peuvent mesurer, sonder, détecter, filmer et photographier de manière très précise dans les fonds-marins mais, sans câble, il ne peut transmettre des informations ni en recevoir en temps réel.

Bien qu’ayant une finalité et des capacités différentes, ROV et AUV doivent être également capables de supporter les pressions considérables des grandes profondeurs, autant que les basses températures et les mouvements, largement inconnus à de telles profondeurs, de la masse d’eau. Et leurs différents équipements aussi. ROV et AUV ne se conçoivent pas, en effet, sans l’ensemble des capteurs, sondeurs et senseurs qui leur permettent d’accomplir leurs missions : sonars multifaisceaux, sonars à balayage latéral, systèmes d’imagerie optique haute résolution photo et vidéo, sondeurs de sédiment… Ce sont des outils de très haute technologie, souvent développés indépendamment des coques par des sociétés spécialisées et ensuite intégrés au ROV et AUV.

Il y a en revanche une différence majeure entre un ROV et un AUV ; ce dernier ne disposant pas de câble le reliant à la surface, deux autres « briques » technologiques doivent être spécifiquement développées et intégrées pour le faire fonctionner :

les batteries, afin de lui fournir l’énergie nécessaire, souvent fabriquées à partir de lithium, avec les risques qui lui sont associés ; d’autres technologies existent ou sont en cours de développement : diesel-électrique, aluminium-eau, hydrogène… La technologie choisie comme l’endurance attendue impactent fortement la taille des batteries et, par conséquent, celle de l’AUV ;

l’autonomie décisionnelle. En effet, les AUV sont, comme l’indique leur nom, autonomes et il ne peut en être autrement sans câble puisque les ondes électromagnétiques qui auraient pu les guider à distance – dont le GPS – ne passent pas dans l’eau de mer. Il est donc nécessaire de les doter d’une centrale inertielle pour la navigation et d’une « Intelligence Artificielle » (leur permettant d’accomplir leur mission sans intervention humaine et faire face aux imprévus qu’ils sont susceptibles de rencontrer dans les fonds marins : AUV ou ROV non-identifiés, défaillances mécaniques ou électroniques, bancs de poissons etc.

c.   Des technologies qui se développent et fonctionnent dans un écosystème

Les ROV et les AUV aujourd’hui utilisés par les scientifiques, les entreprises et les Marines n’auraient pu être développés et ne pourraient fonctionner sans un véritable écosystème dédié aux fonds marins.

Scientifiques et industriels travaillent depuis longtemps ensemble sur les technologies nécessaires à la maîtrise des fonds marins. L’IFREMER, notamment, a détaillé lors de l’audition de ses représentants, ses relations étroites avec de nombreuses entreprises, incluant l’incubation de start-ups ou des réponses communes à des appels d’offres. L’État n’est pas en reste, qui soutient et oriente ces activités de recherche via des institutions telles que le Conseil d’Orientation pour la Recherche et l’Innovation des Industriels de la Mer (CORIMER). C’est d’une telle collaboration que sont nés les ROV et AUV français actuellement disponibles.

En outre, seul, un ROV ou un AUV est inutile et ne peut être mis en œuvre et ses capacités pleinement exploitées sans l’appui de toute une filière :

– ROV et AUV doivent pouvoir être mis à l’eau depuis des plates-formes navales et/ou aéromaritimes dédiées ou de circonstance ;

– la masse colossale des données qu’ils recueillent, en particulier celles des AUV, sont inutilisables tant qu’elles ne sont pas traitées et retraitées par des logiciels puissants et performants manipulés par des ingénieurs et techniciens hautement qualifiés. Cette capacité de traitement des données est d’ailleurs, de l’avis général, une vraie limite à l’efficacité des AUV, mais une limite qui pourrait n’être que temporaire compte tenu de l’accroissement constant et rapide des capacités des ordinateurs et de l’Intelligence Artificielle ;

– enfin, une fois le ROV ou l’AUV remonté à la surface, sa mission achevée, se pose la question de leur maintenance. En effet, le milieu sous-marin, en particulier à de telles profondeurs, est agressif tant chimiquement que mécaniquement pour les matériels, dont la robustesse est mise à rude épreuve. Cette question est essentielle car sans une maintenance performante, ces derniers deviendront rapidement inutilisables.

Les développements qui précèdent mettent en évidence l’importance du facteur humain pour maîtriser l’environnement inhabité, hostile à l’homme, que sont les fonds marins. Les matériels de pointe nécessaires à cette maîtrise sont développés par des chercheurs de haut niveau, de même qu’un haut niveau de compétence est requis pour les pilotes des ROV et ceux qui programmeront les missions des AUV. De même, l’exploitation des données qu’ils recueillent ne peut être faite que par des ingénieurs et des techniciens hautement qualifiés, de même que le sont ceux qui maintiennent en condition opérationnelle ces matériels. L’écosystème ne peut donc fonctionner sans une filière de formation performante.

2.   Les stratégies des grandes puissances

a.   Les États-Unis

C’est dans le contexte de la Guerre Froide que les États-Unis se sont dotés d’une première capacité de maîtrise des fonds marins, limitée au large de leur littoral et à quelques points stratégiques, avec le déploiement d’un réseau de capteurs fixes de détection sous-marine (SOSUS) destiné à prévenir toute intrusion de sous-marins soviétiques et d’en assurer la surveillance.

Depuis, les capacités de l’US Navy se sont considérablement renforcées avec une flotte de deux câbliers et six navires océanographiques disposant de sondeurs multifaisceaux et pouvant mettre à l’eau des AUV capables d’opérer jusqu’à 6 000 mètres (AUV de type Hugin-6000 et AUV de type Remus-6000) et une combinaison de ROV pouvant atteindre 4 000 mètres (ROV de type Hercules et Sea Horse) et 6 000 mètres (ROV de type CURV-21).

La compétition croissante avec la Russie, qui monte en gamme dans le domaine de la maîtrise des fonds marins, et la Chine qui investit massivement dans ce domaine (voir infra), a conduit les États-Unis à relancer leur effort. La Marine américaine modernise ainsi le système SOSUS, désormais appelé l’Integrated Undersea Sound System (IUSS). Parallèlement, avec le soutien de la Defence Advanced Research Projects Agency (DARPA), elle développe plusieurs projets visant à :

– se doter d’une gamme complète de drones sous-marins, compatibles avec les porteurs existants ou futurs ;

– améliorer l’autonomie et l’endurance des drones sous-marins grâce à des stations sous-marines fixes, destinées à leur rechargement énergétique, aux communications et au transfert de données ;

– imaginer des réseaux de systèmes autonomes, rapidement projetables et configurables, ou des systèmes de charges utiles fixes encapsulées, capables de déployer des leurres, des armes, des nœuds de communication.

b.   La Russie

La maîtrise des fonds marins fait partie intégrante de la stratégie navale russe avec un accent particulier sur la détection sous-marine et l’emploi de drones.

Créée en 1965, la Direction principale pour la recherche en grande profondeur (GUGI) exploite la base navale d’Olenya Guba dans l’Arctique russe, où l’on retrouve les principales capacités militaires russes de guerre des fonds marins telles que le Yantar, le navire « océanographique » disposant de capacités d’intervention sous-marines allant jusqu’à 6 000 mètres, des mini-sous-marins habités, des AUV et des ROV.

À plus long terme, la Russie mise sur le développement de drones lourds pour assurer certaines missions de lutte sous la mer, principalement dans les nouveaux espaces maritimes du Grand Nord, sur de systèmes de propulsion à base de pile à combustible ou d’énergie nucléaire permettront aux drones de naviguer plus d’un mois, et sur le programme « Harmonie ». Composé de stations autonomes robotisées placées dans les fonds marins (Autonomous seabed station – ASS), ce système de surveillance pourrait permettre de détecter des navires, des avions et des sous-marins ennemis.

c.   La Chine

Avec l’expédition du submersible habité Fendouzhe, qui a réussi la prouesse technologique de se poser au fond de la fosse des Mariannes à 11 000 mètres de profondeur, la Chine a démontré au monde ses capacités et confirmé ses ambitions dans les fonds marins.

Ces ambitions se situent, comme souvent s’agissant des fonds marins, à la frontière entre le civil et le militaire, sans que l’on sache très bien ce qu’il en est réellement. La Chine est ainsi très active en matière de cartographie des fonds marins, déployant sa flotte de navires océanographiques dans la région Pacifique mais aussi dans l’océan Indien. Ceux-ci sont régulièrement repérés dans l’archipel indonésien, la mer du Bengale et jusqu’aux abords du golfe d’Aden et certaines recherches, plus près des côtes indonésiennes et des îles indiennes d’Adaman-et-Nicobar, pourraient viser, sans qu’il soit possible de le démontrer, d’éventuels capteurs placés par les Américains pour détecter les sous-marins.

La Chine est également en position de force s’agissant de l’exploration des fonds marins à des fins d’exploitation. L’AIFM a ainsi attribué à des entreprises chinoises cinq contrats pour l’exploration de nodules polymétalliques, de sulfures polymétalliques et d'encroûtements de ferromanganèse riches en cobalt. Très active au sein de l’AIFM, elle a récemment mis en place, avec celle-ci, un centre de formation et de recherche conjoint qui formera des professionnels sur la technologie des grands fonds marins et mènera des recherches sur l'exploitation minière au fond de l'océan. Elle investit enfin massivement dans le développement des autoroutes sous-marines de l’information, véritables routes de la soie numérique, par le biais d’entreprises comme Huawei Marine Network.

Enfin, la Chine met en œuvre depuis plusieurs années un important projet de réseau de détection sous-marine nommé « grande muraille sous-marine ». Il s’agit d’un réseau d’infrastructures de surveillance sous-marine et de renseignement composée de capteurs actifs et passifs, d’UUV, de véhicules robotiques semi-autonomes (SARV). Ainsi qu’il a été dit supra, ce projet, s’il est mené à terme, pourrait constituer un véritable déni d’accès à la mer de Chine méridionale, faisant de celle-ci, conformément aux ambitions stratégiques de la Chine, une véritable mer intérieure.

II.   La stratégie ministérielle du 16 février 2022 fixe l’ambition de la France pour la maîtrise militaire des fonds marins

La stratégie ministérielle de maîtrise des fonds marins, rendue publique le 16 février 2022 par la ministre des Armées, fait suite à un certain nombre de documents (stratégie nationale de sûreté des espaces maritimes, stratégie nationale d’exploration et d’exploitation des ressources minérales dans les grands fonds marins et plans d’investissements France 2030) qui, ensemble, définissent l’ambition de notre pays dans et pour les fonds marins. Celle-ci a été confirmée par la nouvelle Revue nationale stratégique qui fait des fonds marins l’un de ces espaces contestés dans lequel la France entend défendre ses intérêts.

A.   La prise de conscience des enjeux des fonds marins, de nos faiblesses et de nos atouts

1.   La protection de nos intérêts stratégiques dans les fonds marins

Longtemps ignorés, les fonds marins et les menaces qu’ils font peser sur nos intérêts sont désormais au centre de la réflexion stratégique. Face aux affirmations de puissance, à la recrudescence des actions hybrides dans les fonds marins et à l’émergence du concept de « seabed warfare » (guerre des fonds marins), le ministère des Armées s’est lui aussi, le 16 février 2022, doté d’une stratégie de maîtrise des fonds marins (MFM) dont les objectifs sont les suivants :

garantir la liberté d’action de nos forces face à des stratégies de surveillance et d’interdiction sous-marine potentiellement déployées depuis les fonds marins. Ce faisant, « la France affirme sa détermination à connaître, surveiller et agir, dans ses zones d’intérêt et notamment dans ses approches maritimes, sa ZEE et toute zone d’intérêt opérationnel » ;

 

contribuer à protéger nos infrastructures comme les câbles sous-marins et les réseaux de transport d’énergie (électricité, gaz et pétrole). La connectivité de tous nos territoires autour du globe est en effet un enjeu stratégique. Comme l’explique la stratégie, « une atteinte malveillante, coordonnée et massive, à l’intégrité de ces autoroutes de données ou énergétiques pourrait avoir potentiellement de graves conséquences sur la continuité des services ou isoler numériquement tout ou partie du territoire. Par ailleurs, nous devons être en mesure d’agir en cas d’atteinte accidentelle ou naturelle à l’intégrité de ces infrastructures » ;

protéger nos ressources. Le territoire maritime français abrite une biodiversité et des ressources qu’il convient de connaître mais surtout de protéger ; Pour citer l’amiral Christophe Prazuk, ancien chef d’état-major de la Marine, « ce qui n’est pas surveillé est visité, ce qui est visité est pillé et ce qui est pillé finit toujours par être contesté ».

être prêt à agir et faire peser une menace crédible face à des modes d’actions divers, évolutifs et hybrides. La Stratégie met notamment en avant les capacités accrues de nos compétiteurs stratégiques mais également d’acteurs privés, « permettant la récupération d’informations ou d’objets sensibles situés à de très grandes profondeurs. Longtemps l’apanage d’un club très fermé d’acteurs, cette capacité met au défi la protection de nos intérêts industriels et militaires sensibles susceptibles de se trouver par grandes profondeurs ».

Le cas arrive plus fréquemment qu’on le croit. Ainsi, ces deux dernières années, deux F-35 appartenant respectivement à la Royal Navy britannique et à l’US Navy se sont abîmés en mer, le premier dans la Méditerranée, le second en mer de Chine méridionale. Si les Américains ont pu récupérer leur appareil, gisant à 3 800 mètres de fond, avant qu’il ne tombe entre les mains chinoises, les Britanniques ont quant à eux fait appel à l’aide américaine pour récupérer le leur par 1 500 mètres de fond.

2.   Des faiblesses capacitaires en matière de maîtrise des fonds marins

Cette prise de conscience des intérêts stratégiques de notre pays dans les fonds marins s’est doublée du constat de la limitation de nos moyens en matière de maîtrise des fonds marins.

La France est pourtant un pays pionnier pour l’exploration des fonds marins et reste, aujourd’hui, en pointe sur le plan scientifique mais également économique. Avec l’IFREMER, elle dispose d’une institution mondialement reconnue pour ses travaux et son expertise scientifique des milieux maritimes, incluant les fonds marins, sans oublier des capacités non négligeables d’exploration avec le Nautile, déjà cité, mais également l’UlyX, un AUV capable de descendre à 6 000 mètres de profondeur, tout comme le ROV Victor 6000. Il opère également la flotte océanique française composée, notamment, de quatre bâtiments hauturiers : Marion Dufresne, Thalassa, Pourquoi pas ? et Atalante. Les moyens mis à disposition du SHOM sont un bâtiment hydro-océanographique (BHO) : le Beautemps-Beaupré et trois bâtiments hydrographiques de seconde classe (BH2) : La Pérouse, Borda et Laplace, dédiés à ses différentes missions. Enfin, la France a la chance d’abriter sur son territoire des entreprises très actives dans le domaine sous-marin et disposant elles-mêmes d’importantes capacités. Parmi celles-ci, on peut citer Naval Group, Orange, ASN (Alcatel Submarine Networks, rachetée par Nokia mais disposant d’une unité de production à Calais) ou encore CGG, sans oublier de nombreuses PME et ETI dynamiques et innovantes (voir infra).

S’agissant plus spécifiquement des capacités de la Marine en matière d’intervention dans les fonds marins, celles-ci reposent sur le centre expert dans la plongée humaine et intervention sous la mer (CEPHISMER). Ce dernier dispose de trois ROV – Achille, Ulisse et Diomède – ayant la capacité de descendre à respectivement 300, 1 000 et 2 000 mètres de profondeur. Ils sont principalement conçus pour participer à des missions telles que l’assistance à un sous-marin en détresse, la recherche ou la récupération d’aéronef, ou encore la recherche d’objets sensibles en mer.

Toutefois, ces capacités sont aujourd’hui insuffisantes, insuffisance qui s’est révélée lorsqu’ont été reprises, en 2019, les recherches pour retrouver le sous-marin Minerve, qui avait coulé en 1968 avec son équipage. L’épave a finalement été retrouvée au large de Toulon, par 2350 mètres de fond, par le Seabed-Constructor, un navire privé de l’entreprise américaine Ocean Infinity, équipé d’une flottille de drones sous-marins. Comme l’a expliqué le Chef d’état-major de la Marine lors de son audition le 16 juin 2021, « c’est à l’occasion des opérations de recherche de l’épave du sous-marin Minerve que nous avons pris conscience du décrochage capacitaire subi ces dernières années dans ce domaine. Les moyens de l’État – c’est-à-dire ceux de l’IFREMER, ceux de la Marine nationale, etc. – ne permettaient d’explorer que 2 milles nautiques carrés par jour. Nous avons donc dû avoir recours à une société américaine qui en couvrait 60 par jour ». Démonstration était faite que notre pays est encore en train de développer des capacités pour identifier et mettre en place des opérations de renflouement d’épaves et d’autres objets sensibles situés dans les grandes profondeurs.

Intervenir dans les grandes profondeurs demande une connaissance des fonds marins nationaux. Aujourd’hui, cette connaissance repose notamment sur un programme national d’hydrographie (PNH) dont l’objectif est la collecte de données pour l’amélioration de la cartographie marine assurant la sécurité de la navigation. Son état d’avancement du PNH est variable suivant les façades concernées et territoires concernés. En 2022, il est dans tous les cas inférieur à 30 % de couverture, avec une progression moyenne inférieure à 1 % par an, essentiellement ciblée sur les zones les plus critiques pour la navigation, et cela même en prenant en compte les données collectées par les organismes extérieurs au SHOM. À ce rythme, il faudra plus de 60 ans pour obtenir une description pertinente du territoire national sous-marin, ne serait-ce qu’en métropole. En effet, les zones à quelques kilomètres au large de nos côtes sont aujourd’hui encore largement inconnues.

Consciente des efforts à fournir, la France a entrepris de renforcer ses capacités en matière de MFM par le biais des deux programmes suivants :

– le programme CHOF (Capacité Hydrographique et Océanographique du Futur) vise non seulement à renouveler, à compter de 2027, les BH2 mais également à adapter les capacités hydrographiques aux nouvelles technologies disponibles, dont l’utilisation d’AUV, afin de disposer de nouveaux moyens de description fine de l’environnement sous-marin pour répondre à des besoins émergents dans l’extension des domaines de lutte sous la mer ;

le programme SLAM-F (Système de Lutte Anti-Mines du Futur) vise à moderniser la capacité de guerre des mines de la Marine nationale en remplaçant les moyens actuels (chasseurs de mines tripartites, bâtiments remorqueurs de sonars, bâtiments base de plongeurs démineurs) par étapes successives via un système de systèmes structuré autour d’un concept à base de drones.

Toutefois, ces deux programmes, malgré toute leur pertinence, ne permettront probablement pas, en tant que tels, de couvrir tout le spectre d’actions qu’exige la maîtrise des fonds marins. Or, comme l’a expliqué l’amiral Pierre Vandier lors de l’audition précitée, « pour une puissance mettant en œuvre des sous-marins nucléaires d’attaque ou lanceurs d’engins, disposer de capacités d’intervention et de sauvetage sur les fonds marins fait partie des outils de crédibilité ». Derrière l’enjeu de la MFM, il y a celui de la place de notre pays vis-à-vis de ses compétiteurs mais également de ses alliés.

3.   Une BITD française innovante mais fragmentée

Le marché international des systèmes sous-marins est aujourd’hui principalement dominé par des acteurs américains (40 %), suivis par des acteurs européens (33 %), avec plusieurs entités ayant un chiffre d’affaires supérieur à 3 milliards de dollars. En Europe, les Britanniques sont aujourd’hui leader dans ce domaine, suivis par les Allemands et les Norvégiens.

Bien que ne figurant pas parmi les leaders européens, la France n’en dispose pas moins de nombreuses entreprises de toute taille, actives dans le domaine des systèmes sous-marins et développant des solutions parfois différentes mais toujours innovantes, à même de pouvoir combler, à terme, les lacunes capacitaires de la Marine. Vos rapporteurs ont, au cours de leurs travaux, visité un certain nombre de ces entreprises.

Naval Group, naturellement, fait partie de ces entreprises. Acteur historique de la construction navale dans notre pays, avec notamment les SNA et les SNLE, il a récemment investi le domaine des drones sous-marins avec un drone océanique dont le démonstrateur, dévoilé en 2021, a été développé sur fonds propres en partenariat avec Thales, qui fournit le sonar, et la start-up Delfox, spécialiste de l'IA. Avec 10 mètres de long pour 10 tonnes, il pourrait, au-delà des batteries classiques lithium-ion, bénéficier du système de propulsion anaérobie (AIP) qui permet de fabriquer de l'hydrogène (et de l'air) pour faire fonctionner une pile à combustible, lui donnant ainsi une endurance quasi-illimitée. Il pourrait ainsi être utilisé pour des missions de très longue durée, très loin de son point de mise à l’eau, de renseignement, de protection, de détection sous-marine au service d'un groupe aéronaval, de navires de surface et de sous-marins. Avec sa grande taille, il serait en mesure d’emporter et de larguer des drones plus petits et de les récupérer.

Autre entreprise de pointe, Exail, née de la fusion entre ECA et iXblue. Déjà citée en ce qu’elle a construit l’Ulyx, en partenariat avec l’IFREMER, Exail a développé depuis plusieurs décennies ses technologies en lien avec la maîtrise des fonds marins. Elle produit plusieurs AUV, notamment l’A18D, désormais loué par la Marine et la DGA, et l’A27, intégré au système de lutte anti-mines du futur. Exail a également remporté en 2019, avec Naval Group, le contrat pour la modernisation de leurs capacités de guerre des mines des Marines belge et néerlandaise.

RTSYS est quant à elle une PME active dans les domaines de la lutte anti-sous-marine et de la guerre des mines. Spécialisée dans les drones de petite taille, elle développe depuis 2019 un AUV – le COMET-3000 – capable de descendre à 3 000 mètres et susceptible d’évoluer en meute ; elle
est également en pointe en matière de communications sous-marines, ayant développé un protocole permettant de faire naviguer ensemble des meutes d’AUV.

Enfin, Marine Tech a, entre autres activités, développé le drone sous-marin Manta, à la forme inspirée de la raie du même nom, drone hybride utilisable à la fois au plus proche de la surface, grâce à son mat, et, selon son concepteur, jusqu’à 6 000 mètres de profondeur.

Toutes ces entreprises et, en particulier, les PME-ETI, sont fortement exportatrices, jusqu’à 80 % de son chiffre d’affaires pour RTsys, trouvant à l’international des débouchés qu’elles n’ont pas (ou pas encore) en France. Elles sont également intégrées dans un écosystème avec les universités, les laboratoires ainsi qu’avec les institutions publiques comme l’IFREMER.

Cette BITD française des fonds marins, performante, innovante et exportatrice, présente toutefois quelques faiblesses :

– très dynamiques, ces PME souffrent toutefois à la fois de leur petite taille, qui ne les prédestinent pas aux grands contrats d’armements et à leur complexité, et d’être en concurrence les unes avec les autres, bien qu’il existe de nombreux exemples de coopération ;

les perspectives de développement sont relativement limitées dans notre pays, s’agissant spécifiquement des engins descendant à 6 000 mètres, cible de la Marine nationale. Toutefois, La position prise par le président de la République, soutenue par une résolution de l’Assemblée nationale, d’un moratoire sur l’exploitation minière de nos fonds marins (tant que son innocuité pour l’environnement n’aura pas été démontrée), ne supprime pas les possibilités de valoriser nos ressources naturelles et la nécessité de protéger la biodiversité marine.

B.   L’ambition de la France : être capable de maîtriser les fonds marins en toute autonomie

1.   Connaître, surveiller et agir

Les intérêts stratégiques étant définis, la stratégie MFM s’attache à détailler les opérations nécessaires à la protection de ces derniers.

La première est la connaissance des fonds marins. L’acquisition d’une connaissance fine des fonds marins et de leur environnement immédiat est le préalable indispensable à la conduite, en sécurité, autonomie et avec efficience, de l’action dans le domaine maritime. En effet, afin de garantir la liberté d’action de nos forces en mer, en particulier celle de la FOST, d’une part, et de surveiller les infrastructures critiques ou les zones de tension, d’autre part, les armées doivent pouvoir disposer d’informations précises de l’environnement physique marin.

La maîtrise des données géophysiques est donc un enjeu majeur et un facteur clé dans la réussite des opérations. Parmi celles-ci, la stratégie cite les « relevés bathymétriques et mesures gravimétriques - para- mètres indispensables pour la sécurité nautique des vecteurs sous-marins et la capacité de nos forces à agir de façon autonome, les mesures magnétométriques afin de caractériser les anomalies magnétiques, nature des fonds pour la maîtrise de la performance des senseurs acoustiques, notamment dans le domaine des ultra et très basses fréquences et les paramètres divers tels que les profils de célérité, relevés de bruit ambiant, transparence du milieu ; cartographie des câbles sous-marins dans nos approches et dans certains points de passage ».

La deuxième opération est la surveillance des fonds marins et de l’espace océanique depuis les fonds marins, laquelle a trois objectifs :

– garantir la sûreté de nos approches maritimes, condition du déploiement de nos forces aéromaritimes loin de leurs bases, à commencer par les unités navales participant à la dissuasion : SNLE et Charles-de-Gaulle ;

– surveiller les théâtres d’opérations ou les zones d’intérêt, en appui du déploiement de nos forces ou afin de contester des espaces maritimes à des compétiteurs ;

– contribuer à protéger les infrastructures sous-marines stratégiques en décourageant un adversaire potentiel de les menacer.

L’intervention est la troisième opération que notre pays doit être capable de mener dans les fonds marins. Comme l’explique la stratégie MFM, il s’agit « de pouvoir intervenir dans les grandes profondeurs, en réaction ou en anticipation, ouvertement ou en discrétion, selon un large spectre d’actions allant de l’investigation ciblée à l’intervention à des fins de neutralisation, en passant par la destruction, la récupération d’objets sensibles, la restauration ou le sauvetage d’une infrastructure ou d’un mobile sous-marin ».

Il convient de souligner que la guerre des mines, c’est-à-dire l’ensemble des opérations et tactiques relatives aux mines sous-marines : mouillage de mines, lutte contre les mines (dragage et chasse aux mines), et les contre-mesures préventives est partie intégrante de la maîtrise des fonds marins et, à ce titre, figure en tant que telle dans la stratégie.

2.   Une démarche de construction capacitaire souveraine pour satisfaire aux besoins de la Marine

a.   Les besoins de la Marine rejoignent en partie ceux des autres acteurs des fonds marins

Compte tenu des opérations envisagées, les besoins capacitaires de la Marine, à qui reviendra les missions de MFM, ont été présentés dans la stratégie et précisés lors des auditions.

S’agissant des engins, la Marine aura besoin de ROV et d’AUV qui devront avoir, pour certains d’entre eux, la capacité d’opérer à des profondeurs pouvant aller jusqu’à 6 000 mètres, performance cohérente avec l’ambition de notre pays. En effet, ceux dont elle dispose actuellement, très limités en ce qu’ils ne permettent pas d’agir au-delà de 2 000 mètres, sont insuffisants pour espérer garantir la liberté d’action de nos forces, la surveillance des infrastructures critiques ou la récupération d’épaves et débris sensibles.

Cette exigence des 6 000 mètres, si elle est partagée par les scientifiques comme l’IFREMER – qui disposent déjà de cette capacité – ne l’est cependant pas par les industriels ni leurs principaux donneurs d’ordres. En effet, l’industrie pétrolière et gazière, historiquement la plus active en matière d’exploration des fonds marins, ne va pas au-delà de 3 000 mètres pour les forages offshore les plus profonds. Quant aux autres industries qui pourraient être intéressées par l’exploitation des fonds marins, notamment celle des terres rares, elle est encore embryonnaire et dénuée d’un cadre juridique stable. Les 6 000 mètres sont ainsi une vraie spécificité des besoins de la Marine et une vraie contrainte.

Les auditions ont également permis d’identifier un certain nombre d’autres spécificités structurant les besoins de la Marine :

la modularité, en d’autres termes, la capacité des ROV et des AUV à pouvoir s’adapter aux différents types de missions auxquels les destinera la Marine, autant que celle de faire face à obsolescence de leurs instruments, en particulier les capteurs, senseurs mais également les batteries. En effet, c’est principalement sur ces différentes « briques » technologiques que des progrès sont susceptibles d’intervenir, plus que les engins eux-mêmes :

– la transportabilité. Les ROV et les AUV seront, certes, utilisés en métropole, à partir de Brest et de Toulon principalement, mais devront être déployés sur des théâtres d’opérations ou zones d’intérêt parfois très éloignés, sans oublier les Outre-mer. Le caractère aérotransportable de ces moyens découlant de leur containerisation apparaît ainsi incontournable alors même que les futurs AUV de la Marine seront probablement des drones de taille significative compte tenu des exigences en matière de robustesse, de modularité et d’endurance, avec une équation taille/coût/endurance/mise en œuvre potentiellement complexe à gérer ;

les conditions de mise en œuvre des ROV et AUV de la Marine seront, par principe, plus exigeantes que celles des engins opérés par les scientifiques ; en effet, si ces derniers peuvent attendre une météo et une mer clémentes et n’opèrent jamais qu’en milieu permissif, ce n’est pas le cas de la Marine, soumise à des contraintes opérationnelles pour l’utilisation de ses engins. Ceux-ci devront donc pouvoir être mis à l’eau et récupéré par tous les temps, y compris lorsque la mer est forte, pour tous types de mission, y compris les plus discrètes, et en tous lieux, en particulier semi ou non-permissifs ;

– la simplicité et une autonomisation importante, nécessaires compte tenu de la rotation rapide des personnels de la Marine qui les mettront en œuvre ;

– la sécurité des systèmes d’information. Les AUV, avec leurs nombreux capteurs, acquerront de très nombreuses données dont la transmission, quel que soit le moyen retenu, devra être sécurisée, contrairement aux données recueillies par les AUV scientifiques ou industriels.

Au final, l’ensemble de ces spécificités aux AUV et ROV militaires rappellent que la maîtrise des fonds marins s’insère dans un écosystème et qu’il n’est pas possible de construire celle-ci sans, dès le début, prendre en compte ses autres composants que sont, en particulier, les plateformes de surface qui les mettront à l’eau, les systèmes d’exploitation et de sécurisation des données et, enfin et surtout, les hommes et les femmes.

Pour le reste, les besoins de la Marine sont identiques à ceux des acteurs civils. Le milieu marin, très agressif mettra à l’épreuve les matériels dont la robustesse devra être garantie. La détection et l’identification d’un objet de faibles dimensions situé par grands fonds (engin offensif, dispositif d’écoute, senseur déporté…) comme la surveillance d’une infrastructure sous-marine très fine tel qu’un câble, nécessitera des caméras aussi performantes que celles utilisés pour observer la faune et la flore. Quant à l’endurance, déjà évoquée, elle devra être importante, avec pour conséquence soit des batteries en nombre suffisant, soit la mise en place d’un système de « docking » permettant leur recharge depuis le fonds des mers. Enfin, leur « avionique » embarquée devra leur assurer la précision du positionnement, par exemple par des centrales inertielles à atomes froids, et l’efficacité de la surveillance par le recours à l’intelligence artificielle pour la recherche sur de grandes étendues.

Enfin, l’acquisition des données par les AUV nécessitera, pour la Marine, de relever les nombreux défis que sont le traitement, la capitalisation et la valorisation de ces données, lesquels ne doivent pas être sous-estimés. L’autonomie des engins permet d’envisager leur multiplication et donc la génération de volumes massifs de nouvelles données. La conséquence qui en découle est la nécessité d’une amélioration très sensible de la performance des traitements de ces données mettant en œuvre par exemple les possibilités de l’intelligence artificielle ou d’analyse de données massives pour pouvoir délivrer les informations utiles dans un temps cohérent avec celui des opérations.

b.   La nécessité d’une capacité exploratoire pour préciser ces besoins

Les besoins de la Marine, tels que présentés supra, restent cependant à ce jour incertains, à commencer par le nombre d’engins et le calendrier. Certes, la Stratégie évoque, « à titre illustratif », une capacité à l’horizon 2025 de :

– 1 AUV et 1 ROV capables de descendre à 6 000 mètres ;

– 1 AUV et 1 ROV capables de descendre à 3 000 mètres.

Cette première capacité serait complétée, à horizon 2028, par un incrément doublant le nombre d’engins dans chacune des catégories précitées, avec cette précision que la stratégie laisse ouverte la possibilité d’un autre incrément « permettant de mieux dimensionner les capacités face aux enjeux ».

Toutefois, le nombre d’engins, comme le calendrier, pourrait évoluer. En effet, il ressort des auditions que la maîtrise des fonds marins est, pour la Marine, une capacité à construire car portant sur un milieu pour lequel elle n’a pas un retour d’expérience suffisant aujourd’hui pour exprimer de manière complète et précise ses besoins. C’est pourquoi la Stratégie recommande une démarche de construction capacitaire débutant par une capacité exploratoire mise en œuvre dès 2021 à partir de laquelle les besoins seront précisés.

Cette démarche mérite d’être soulignée. Plutôt que de fixer a priori ses besoins ou acquérir immédiatement les engins disponibles sur le marché, lesquels pourraient se révéler inadaptés, la Marine a fait le choix de se familiariser d’abord avec les ROV et les AUV en les expérimentant, avec les industriels, dans le cadre des nouvelles missions de maîtrise des fonds marins et, à l’issue de cette expérimentation, d’exprimer des besoins qui seront formalisés dans un programme d’acquisition d’engins. Ce choix a également pour avantage de laisser le temps à la BITD française de développer, d’ici à 2028 au plus tard des engins descendant à 6 000 mètres.

La mise en œuvre de cette capacité exploratoire a donc commencé dès 2021 par le test de différents AUV disponibles « sur étagère », à commencer par le drone sous-marin Hugin de l’entreprise norvégienne Kongsberg, mis en œuvre depuis le BHO Beautemps-Beaupré. Disposant d’une autonomie de 100 heures, en naviguant à 4 nœuds, le Hugin est équipé d’un sonar à synthèse d’ouverture ou d’un sonar à balayage latéral, d’une caméra et d’un échosondeur multifaisceaux. Surtout, il est capable d’évoluer à 6 000 mètres de profondeur. Le test s’est avéré concluant puisqu’un contrat de location d’un Hugin a été signé en août dernier pour un montant maximal d’environ 4 millions d’euros.

Une première opération de maîtrise des fonds marins, impliquant le Hugin, a eu lieu entre les 6 et 14 octobre derniers, qui a permis la reconnaissance et la surveillance de certains câbles sous-marins à plus de 4 500 mètres de profondeur dans les plaines abyssales du golfe de Gascogne et ce, malgré des conditions de mer parfois délicates. Une épave coulée par 4 600 mètres de fond a également fait l’objet d’une observation. Cette première a ainsi permis d’affiner le concept d'emploi d’un tel drone par la Marine et de monter en compétence dans sa mise en œuvre et dans l’exploitation des données. L’équipage était en effet constitué, notamment, de membres du CEPHISMER et du SHOM.

Les tests n’ont pas concerné que le seul drone Hugin. L’AUV A18D d’Exail a lui aussi été testé en octobre 2021 dans le cadre du programme CHOF. Embarqué sur le bâtiment de soutien et d’assistance métropolitain (BSAM) Rhône, l’A18D a ainsi réalisé des missions très variées pour cartographier les reliefs et les fonds marins jusqu’à 3000 mètres de profondeur. Sous la supervision de l’industriel, les équipes embarquées de la DGA, de la Marine nationale et du SHOM ont pu prendre en main l’AUV et mettre en œuvre les étapes de sa mission : préparation, mise à l’eau, campagnes de mesures, jusqu’à la récupération du véhicule et des données obtenues. Le retour d’expérience a ainsi permis d’évaluer le potentiel d’emploi d’un drone pour accompagner les missions d’hydro-océanographie, évaluation positive puisqu’un contrat de location de l’A18D a été signé avec Exail pour 2023.

Les tests vont se poursuivre au cours de l’année 2023, notamment le premier test d’un ROV capable de descendre jusqu’à 4 000 mètres, sous l’égide du CEPHISMER. La loi de finances pour 2023 prévoit en effet 22 millions d’euros d’autorisations d’engagement et 3 millions d’euros de crédits de paiement pour le financement de cette capacité exploratoire.

3.   Un financement adossé au programme France 2030

Ainsi qu’il a été dit supra, les enjeux des fonds marins sont aussi importants que le marché reste étroit. Certes, il y a quelques marchés de niches – tels que les câbles sous-marins ou les forages offshore, mais les perspectives offertes par l’exploitation minière dans les grands fonds marins sont, au mieux, très lointaines. Comme l’a déclaré M. Hervé Guillou, président du comité stratégique de filière des industriels de la mer, lors de son audition par la mission d’information du Sénat sur les fonds marins le 29 mars 2022, « dès lors qu’il n’existe à ce jour aucun business model en matière d’exploitation des fonds marins, il n’existe aucun business industriel ». Il ajoute : « l’idée est désormais admise que c’est la commande publique qui doit permettre de financer l’exploration des grands fonds […] Aucun industriel ne descend à 6 000 juste pour se faire plaisir ».

Dans ces conditions, si la France veut se doter, d’ici à 2028, des moyens souverains de maîtriser les fonds marins, en allant à des profondeurs où nos industriels n’iront pas seuls, faute de rentabilité, il est nécessaire que la puissance publique soutienne par des instruments de soutien la recherche et le développement desdits moyens. C’est ce qu’elle a fait avec le plan d’investissement « France 2030 » lancé en octobre 2021, dont l’objectif 10 porte sur les fonds marins. Il est doté de 300 millions d’euros.

Le comité interministériel de la mer a, en mars 2022, précisé les quatre missions auxquelles les projets d’investissements devront contribuer :

– la cartographie multiparamétrique de haute précision des zones concernées par le contrat français de l’AIFM, cette mission s’appuyant sur les capacités d’un drone sous-marin français par grandes profondeurs.

– la surveillance par des planeurs sous-marins à grande profondeur des risques géologiques et sismiques du volcan sous-marin apparu par 3 000 mètres de fond au large de l’île de Mayotte.

– l’exploration de zones de grandes profondeurs (6 000 mètres), par drone sous-marin avec un large éventail de capteurs ;

– l’investigation détaillée de zones de grandes profondeurs par moyens robotisés (ROV), capables de réaliser des prélèvements.

Il convient de souligner que France 2030 est un programme d’investissement civil, qui vise avant tout à développer la compétitivité industrielle et les technologies d’avenir. Toutefois, parce que les technologies nécessaires à la maîtrise des fonds marins sont des technologies duales, les AUV et les ROV dont a besoin la Marine nationale pourront bénéficier de ces financements. L’idée est, en effet, que les différents appels à projets s’appuient sur un cahier des charges communs, définis en interministériel, qui rapprochent les besoins de l’ensemble des acteurs des fonds marins, dont ceux de la Marine nationale. Le fait que la DGA ait la maîtrise d’ouvrage des appels à projet relevant des deux dernières missions devrait contribuer à une prise en compte satisfaisante de ces derniers.

En septembre 2022, un premier appel à projets a été lancé afin de faire émerger des solutions innovantes sur au moins une des trois thématiques suivantes :

– systèmes permettant l’exploration des grands fonds marins, tels que des drones de surface ou navires autonomes, des drones sous-marins (AUV) opérant dans les grands fonds, des systèmes robotisés sous-marin (ROV) capables d’opérer sur les grands fonds ;

– sous-systèmes, capteurs, composants ou matériaux spécifiques aux grands fonds marins ;

– logiciels, services et traitement des données concernant l’exploration des fonds marins ;

L’intérêt de ces appels à projets est la possibilité de présenter une offre en consortium, lequel coalisent plusieurs PME autour d’un projet commun, participant à l’effort poursuivi par la BITD française.

III.   Les propositions de la mission d’information

1.   Proposition n° 1 : Clarifier l’ambition de la France dans les fonds marins, à la fois sur le plan opérationnel et industriel

La Stratégie de maîtrise des fonds marins ne s’intéresse qu’aux fonds marins, ainsi qu’à la guerre des mines. Plusieurs fois, lors des auditions, il a été répété que la maîtrise des fonds marins, c’était le fond de la mer, et pas ce qu’il y a au-dessus, c’est-à-dire la colonne d’eau, sans toutefois que ce discours soit partagé par l’ensemble des interlocuteurs. Avec le secret-défense opposé à toute question sur la dimension offensive de la maîtrise des fonds marins, l’impression qui en a résulté est celle d’un certain flou quant à l’articulation de cette stratégie avec les autres composantes de la lutte sous-marine et, de ce fait, sur l’ambition réelle de la France dans les fonds marins.

En effet, la question s’est posée et a d’ailleurs été posée par vos rapporteurs tout au long des auditions : que voulons-nous faire dans les fonds marins ? La réponse qui leur a été apportée est ce qu’elle y fait déjà, mais en mieux. Les programmes SLAM-F et CHOF amélioreront incontestablement les capacités de notre pays en matière de guerre des mines et d’hydro-océanographie, de même que le CEPHISMER disposera à terme de moyens renforcés pour l’accomplissement de ses missions. Le risque, évident, est finalement que la stratégie de maîtrise des fonds marins ne soit que le nouvel habillage commun à ces programmes et ne porte pour seule ambition que de permettre à la France d’accéder au club des nations capables d’aller surveiller des câbles sous-marins ou chercher des épaves à 6 000 mètres de profondeur.

En d’autres termes, la maîtrise des fonds marins pourrait se limiter au champ étroit de ce qui se passe sur le plancher des océans sans qu’un lien soit fait entre celle-ci et ce qui se passe au-dessus dans la colonne d’eau. L’infographie ci-dessous est en effet éloquente :

Pour vos rapporteurs, il y a un continuum sur l’ensemble de la colonne d’eau qui, en tant que telle, doit faire partie de la réflexion sur la maîtrise des fonds marins.

Pour M. Aurélien Saintoul, la stratégie du ministère des armées semble faire l’impasse sur cet espace – des grands fonds aux premières centaines de mètres de profondeur où évoluent les sous-marins et se déploie la guerre des mines – pourtant marqué d’une certaine continuité.

Pour vos rapporteurs, le lien entre la maîtrise des fonds marins, la lutte anti-sous-marine et la guerre sous-marine doit être clairement établi pour définir une stratégie d’ensemble, étant précisé que celle-ci, pour Mme Lysiane Métayer, relèvera du secret-défense. M. Aurélien Saintoul, pour sa part, estime qu’il ne revient pas à un parlementaire de déterminer, voire de dicter le niveau de classification d’une telle stratégie aux autorités gouvernementales et militaires. De même, il se refuse à ce que la représentation nationale s’interdise a priori de connaître de cette stratégie d’ensemble.

La stratégie MFM, qui a pour ambition de garantir la liberté d’action de nos forces en étendant la maîtrise de l’espace aéro-maritime jusqu’aux fonds marins, s’appuie sur les autres domaines de lutte. Toutefois, pour M. Aurélien Saintoul, le risque d’une vision réductrice de la maîtrise des fonds marins existe.

Vos rapporteurs sont en faveur d’une stratégie MFM réellement ambitieuse, tirant pleinement parti de l’ensemble des possibilités offensives et défensives offertes par les fonds marins.

L’ambition industrielle mériterait elle aussi d’être clarifiée. A priori, elle semble parfaitement définie : maîtriser les technologies permettant de descendre jusqu’à 6 000 mètres de profondeur, à la fois pour les AUV et pour les ROV, afin de doter notre pays d’une capacité souveraine en la matière à horizon 2025. Toutefois, rien ne garantit que celle-ci sera disponible à cette date. Selon les informations communiquées à vos rapporteurs, la conséquence serait une prolongation de la capacité exploratoire, notamment par la poursuite de la location de matériels étrangers, voire une collaboration avec l’IFREMER.

Dans cette situation, les marins apprendraient, pendant plusieurs années, à maîtriser des équipements avant de subitement devoir basculer sur d’autres, allongeant d’autant le temps de formation nécessaire avant que ces derniers soient pleinement opérationnels. Il y a donc une tension entre l’objectif opérationnel – qui peut être satisfait plus facilement par des matériels étrangers – et l’objectif industriel qui s’est révélé à plusieurs reprises lors des auditions.

2.   Proposition n° 2 : Renforcer autant que possible la mutualisation entre les différents programmes et les différents acteurs

Sur le plan capacitaire, la maîtrise des fonds marins repose à la fois sur des programmes en cours en matière de guerre des mines (SLAM-F) et d’hydro-océanographie (CHOF) et sur la nouvelle capacité MFM, pour doter notre pays des moyens d’opérer jusqu’à 6 000 mètres de profondeur.

Vos rapporteurs ont analysé dans quelle mesure il serait possible de mutualiser les différents équipements ainsi développés, la mutualisation ayant de multiples avantages, depuis la diminution du coût unitaire jusqu’à la simplification du maintien en condition opérationnelle (MCO) et de la formation des pilotes et autres personnels les mettant en œuvre.

S’agissant des AUV, une certaine mutualisation semble possible entre les programmes CHOF et les futures capacités MFM, tant pour l’AUV 6 000 que pour l’AUV 3 000. De même s’agissant du programme SLAM-F. Ce dernier, à l’origine franco-britannique mais désormais national, comporte notamment un USV Halcyons développé par une entreprise britannique rachetée par l’Américain L3 Harris, un ROV de Saab, donc suédois, et l’AUV A27 d’Exail. Or l’A27 est un drone ancien, supplanté par l’A18 dans tous les domaines et deux fois plus cher. Si l’A18 devait être retenu dans le cadre de la capacité MFM 3 000 mètres, il y aurait du sens, sous toutes réserves, notamment celle liée à l’intégration du sonar SAMDIS de Thales, à ce qu’il soit aussi envisagé dans le cadre de SLAM-F.

Autre mutualisation qui pourrait être envisagée : avec les moyens de l’IFREMER et, notamment l’Ulyx. Certes, ce drone, capable de descendre à 6 000 mètres, est avant tout un instrument scientifique dans lequel l’IFREMER a mis des compétences très spécifiques, mais il serait prêt à les partager avec Exail, pour le reproduire à l’identique. Même si l’Ulyx n’est pas forcément adapté aux besoins de la Marine, il pourrait peut-être l’être. Vos rapporteurs appellent donc à ne pas écarter a priori cette technologie, aussi récente que performante.

La mutualisation des plateformes de mise à l’eau. C’est ainsi que les futurs bâtiments de la guerre des mines – qui auront la même conception de base que ceux destinés aux Marines belge et néerlandaise – pourraient utilement transporter et mettre à l’eau les futurs AUV 3 000 et 6000 mètres et être utilisés dans le cadre d’autres missions de MFM. De même pour les futurs bâtiments BH2 du SHOM et à plus forte raison si les AUV du CHOF sont les mêmes.

Enfin, la dernière possibilité de mutualisation est celle du traitement des données. Contrairement aux autres qui, certes présentent des avantages mais ne sont pas fondamentales, l’absence de mutualisation dans ce domaine aurait des conséquences très dommageables pour l’ambition française de maîtrise des fonds marins et même au-delà. En effet, dans l’écosystème des fonds marins, les données sont un élément essentiel mais comme le pétrole brut, elles sont largement inutilisables tant qu’elles ne sont pas raffinées.

Or, leur traitement exige des moyens informatiques puissants et des personnels hautement qualifiés. En outre, de nombreux services de la Marine produisent de telles données et, avec les nouveaux AUV et autres ROV, elles seront encore plus nombreuses et plus précises, exigeant des moyens eux aussi plus importants et plus sophistiqués. L’enjeu est donc double : d’une part, la mutualisation de ces données et, d’autre part, celle de leur traitement.

Cette mutualisation implique donc, pour fonctionner, une certaine centralisation, laquelle exigera notamment l’interopérabilité des systèmes informatiques des différents acteurs des fonds marins ainsi qu’une augmentation du nombre de personnels spécialisés dans le traitement de ces données. Le centre de service de la donnée de la Marine (CSD-M), sis à Toulon, apparaît comme l’organe pertinent pour tirer le meilleur profit de cette masse de données sur les fonds marins.

3.   Proposition n° 3 : Intégrer dans la LPM les crédits nécessaires à la maîtrise des fonds marins et en simplifier l’utilisation

Une excellente indication de notre niveau d’ambition dans les fonds marins sera la place qui leur sera faite dans la prochaine loi de programmation militaire.

Les fonds marins, ainsi qu’il a été dit, sont un milieu hostile et exigent, pour être maîtrisés, des technologies coûteuses. Toutefois, la dualité de celles-ci permet à la Marine de bénéficier de synergies avec le secteur civil, y compris au niveau des financements. Ainsi qu’il a été dit supra, la recherche et le développement des futurs AUV et ROV capables de descendre à 6 000 mètres se fera dans le cadre du programme France 2030 tandis que certaines technologies, comme les AUV 3 000, sont d’ores et déjà disponibles au sein de la BITD française.

Par conséquent, seul le coût d’acquisition des AUV et des ROV sera pris en charge par la LPM. Celui-ci est difficile à estimer puisqu’au coût de ces derniers, il faut ajouter celui des différents capteurs, lesquels peuvent être au final plus coûteux que celui des engins eux-mêmes. Le besoin opérationnel étant en cours de construction, l’estimation ne peut être que grossière mais, en tout état de cause, s’élèvera à plusieurs dizaines de millions d’euros, incluant celle du simulateur nécessaire pour entraîner les marins lorsque les engins sont en mer.

Vos rapporteurs attirent l’attention sur l’ensemble des dépenses qu’impliquent l’acquisition de tels engins et, d’une manière générale, la maîtrise des fonds marins.

Parmi ces dépenses, la plus importante, à la fois sur le plan financier mais également sur le plan opérationnel, portera sur les ressources humaines et, en particulier, celle du CEPHISMER à qui reviendra la charge de la mise en œuvre de ces engins. Avec une section « engins » actuellement composée de dix marins, ses effectifs sont calibrés au plus juste et malgré la création de huit postes en 2023, des recrutements significatifs lui seront nécessaires. De nouveaux postes de mécaniciens, de mécatroniciens et autres spécialités rares seront également essentiels pour assurer la maintenance et la programmation de ces engins, de même que les infrastructures nécessaires, comme les hagards susceptibles d’accueillir des engins de taille importante et pesant plus d’une dizaine de tonnes. Enfin, les données toujours plus nombreuses qui seront recueillies devront être traitées, ce qui implique le recrutement d’informaticiens, de data scientists et autres spécialistes de la donnée, autant de profils aussi rares que chers dans un marché de l’emploi tendu.

Enfin, la mise à l’eau des ROV 6000, dont le câble peut peser à lui seul jusqu’à 45 tonnes, ne pouvant être faite par les BSAM et les BSAOM, le recours à des bâtiments de soutien et d‘assistance affrétés (BSAA) sera nécessaire, avec le coût qui en résulte.

Lors de leur audition, plusieurs PME de la BITD ont attiré l’attention de vos rapporteurs sur les difficultés de la commande publique. Contractant pour la première fois avec la DGA, elles n’étaient tout simplement pas préparées à la complexité des contrats publics, avec pour conséquence un coût administratif si élevé qu’il a grevé une part considérable de leur marge qui, à défaut de celle des grands groupes, ne l’intégrait pas. Ce défaut d’information pourrait être corrigé dans le cadre des futurs contrats, au bénéfice tant des PME concernées que de la DGA.

En outre, la rigidité desdits contrats est une autre faiblesse, avec de lourdes conséquences. Dans un domaine où la technologie progresse très rapidement, le cahier des charges doit rester suffisamment souple pour prendre en compte les évolutions technologiques, en particulier celle des différents composants.

Vos rapporteurs seront attentifs, lors du futur débat sur la LPM, à ce que les moyens affectés à la MFM soient à la hauteur des ambitions affichées. Pour M. Aurélien Saintoul, l’enjeu pour notre pays est de ne pas renouveler l’erreur des drones aériens. Pour avoir négliger de renouveler notre doctrine et faute d’investissements suffisants, la France a été contrainte d’acheter sur étagère des drones américains.

4.   Proposition n° 4 : Explorer la possibilité d’un système fixe de senseurs protégeant nos approches maritimes

Lorsque les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) de la Force océanique stratégique (FOST) quittent leur base de l’île Longue, comme lorsqu’ils reviennent vers celle-ci après leur mission, leur navigation au large des côtes du Finistère et jusqu’à leur dilution dans l’océan Atlantique exige d’être sécurisée.

Cette sécurisation est aujourd’hui mise en œuvre à la fois sous la mer, par un SNA, mais également en surface et avec des moyens aériens de surveillance maritime. Alors que les moyens de la Marine nationale sont contraints, en particulier les moyens sous-marins, il semble à vos rapporteurs tout à fait pertinent d’explorer d’autres voies pour la sécurisation des sorties en mer des SNLE et, au-delà, de nos approches maritimes, en utilisant les possibilités offertes par les fonds marins.

La première est celle des câbles sous-marins. La technologie DAS, précédemment évoquée, permet de surveiller les mouvements dans les fonds marins mais elle présente une limite : elle permet la détection mais pas l’identification. Il faudrait en outre doter le câble d’une fibre dédiée et le signal ne passe pas les répéteurs, ce qui limite de ce fait la possibilité de le récupérer et de l’analyser.

Dans ces conditions, une autre possibilité présente plus d’avantages, qui est celle de capteurs sous-marins dédiés, développés pour détecter et identifier sous-marins et autres drones qui s’approcheraient de nos côtes. En fonction du budget qui serait alloué à leur déploiement, ils pourraient être placés aux endroits considérés comme les plus stratégiques et, dans tous les cas, au large du Finistère et du Var. Reliés entre eux et à la terre par voie filaire, leurs données pourraient être immédiatement exploitées par les autorités compétentes.

Ainsi, alors que le long de nos côtes veillent des sémaphores, ces réseaux d’écoutes sous-marines, semblables à ceux utilisés, notamment, par les États-Unis et la Finlande, seraient à la fois un moyen de surveillance et d’alerte à des fins militaires mais pourraient également servir, conformément au double usage des technologies des fonds marins, à la surveillance intégrée de l’environnement marin ou la prévention des catastrophes naturelles.

Par ailleurs, les mers accueilleront de plus en plus d’installations telles que des champs d’éoliennes offshore, des fermes sous-marines ou d’autres équipements participant à la valorisation du patrimoine maritime. Ces installations et équipements auront besoin d’être protégés, protection qui serait elle aussi plus efficacement faite par des moyens de surveillance fixes que par des drones.

5.   Proposition n° 5 : Créer des pôles d’excellence sur les fonds marins

La stratégie MFM a soutenu l’idée de créer des pôles d’excellence sur les fonds marins, associant le ministère des Armées, l’enseignement supérieur, la recherche et les entreprises concernées, « selon une logique de fertilisation croisée des expertises et des savoir-faire, dans un domaine dual et propice aux innovations de rupture ».

Comme l’ont constaté vos rapporteurs, notre pays dispose d’une importante BITD spécialisée dans les fonds marins, de même que des laboratoires de très haut niveau. L’écosystème qu’ils constituent avec la Marine est un atout sur lequel il faut s’appuyer en le structurant. Les pôles d’excellence, sur le modèle du pôle cyber de Rennes, semblent être l’outil adéquat.

La région Bretagne, qui dispose d’une expérience avec le pôle cyber ainsi de nombreuses d’entreprises et d’acteurs académiques, pourrait accueillir l’un de ces pôles d’excellence, tout comme la région PACA et un territoire ultra-marin.

6.   Proposition n° 6 : Relocaliser nos données en Europe pour limiter notre dépendance aux câbles sous-marins

Si la France et, d’une manière générale, l’Union européenne sont vulnérables à une rupture des câbles sous-marins de télécommunication, c’est parce qu’une part considérable de nos données (jusqu’à 80 % pour la France) sont stockées aux États-Unis, avec en outre la problématique de l’accès à ces données des agences de sécurité américaines. Corollairement, d’autres pays, qui ont fait le choix de la souveraineté sur les données de leurs internautes en imposant leur stockage sur leur territoire, comme la Chine et, dans une moindre mesure, la Russie, sont bien moins exposés à cette menace.

Dans ces conditions, si la stratégie MFM fait logiquement de la surveillance des câbles sous-marins (entre autres infrastructures critiques) l’un de ses objectifs, celui-ci peut être discuté. En effet, la Marine nationale disposera de quatre drones et même si elle en avait finalement un ou deux de plus, il apparaît largement illusoire de surveiller l’ensemble des câbles reliant le territoire métropolitain, sans parler de ceux installés dans les Outre-mer. Certes, vos rapporteurs ont entendu l’argument que personne ne sachant où seront déployés ces drones, cette incertitude est susceptible de décourager un éventuel ennemi de s’en prendre à nos câbles et autres installations critiques. Toutefois, l’espace à surveiller est tellement immense qu’on peut douter que la probabilité infime d’être détecté suffise à dissuader ce dernier, rendant ainsi discutable l’utilisation à cette fin de la ressource rare que sont les drones sous-marins. En outre, ces câbles sont bien plus menacés par les phénomènes naturels ou les chalutiers, menaces contre lesquelles les entreprises telles qu’Orange Marine sont bien mieux outillées que la Marine.

S’agissant plus particulièrement des câbles sous-marins, si l’objectif est la résilience du réseau, il est bien plus pertinent d’augmenter le nombre des câbles et, surtout, de rapatrier en Europe les données des utilisateurs français, diminuant ainsi considérablement l’impact d’une éventuelle coupure massive de ceux-ci. Quant aux territoires d’outre-mer, plus exposés que la métropole à cette menace, d’autres solutions existent pour renforcer la résilience de leur réseau, à commencer par des liaisons satellitaires.

7.   Proposition n° 7 de M. Aurélien Saintoul : Nationaliser Alcatel Submarine Networks

À ces six propositions communes à vos deux rapporteurs, M. Aurélien Saintoul en soutient une, qui lui est personnelle. La France a la chance de disposer sur son territoire, à Calais, de l’usine de production de câbles sous-marins d’Alcatel Submarine Networks (ASN). Cette entreprise appartient désormais au Finlandais Nokia, qui a racheté en 2015 le groupe Alcatel-Lucent. Il est de notoriété publique qu’ASN est aujourd’hui à vendre. Notre pays a donc l’opportunité de voir revenir dans le giron national une entreprise stratégique leader dans son domaine, opportunité qu’il convient de sécuriser par une nationalisation.

 

   EXAMEN EN COMMISSION

La commission a procédé à l’examen du rapport de la mission d’information flash sur les fonds marins au cours de sa réunion du mercredi 8 février 2023.

Les débats sont accessibles sur le portail vidéo du site de l’Assemblée à l’adresse suivante :

 

https://assnat.fr/uDlf8B

 

 

 


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   Annexe :

Auditions et déplacements
des rapporteurs d’information

- Auditions à Paris ou en visioconférence :

Orange M. Jean-Luc Vuillemin, vice-président en charge du réseau international ;

Groupement des Industries de Construction et Activités Navales M. Philippe Missoffe, délégué général ;

Naval Group M. Stéphan Meunier, responsable du marketing opérationnel, M. Pierre-Antoine Fliche, responsable de projet à la direction de la stratégie, M. Frédéric Vignal, directeur de programme, Mme Aurore Neuschwander, directrice de la stratégie et M. Guillaume Rochard, directeur stratégie, partenariats et fusions-acquisitions ;

Ambassade de Finlande en France M. Ari Tenho, premier secrétaire ;

RTSys M. Raphaël Bourdon, directeur général ;

État-major de la marine M. le contre-amiral Jean-Marc Durandau, adjoint au sous-Chef d’état-major « opérations » chargé des fonds marins,
M. le capitaine de vaisseau David Desfougères, Officier de cohérence d’armée,
et M. le capitaine de vaisseau Vincent Guéquière, chargé des relations avec le Parlement au cabinet du chef d’état-major de la marine ;

Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer M. Jean-Marc Daniel, directeur du département ressources physiques et écosystèmes des fonds marins ;

État-major des arméesM. le capitaine de vaisseau Frédéric Bordier, chef du bureau « contrats opérationnels - préparation opérationnelle interarmées » de la division « Emploi des forces – protection », M. le capitaine de vaisseau Géraud Cazenave, officier de cohérence opérationnelle « protection sauvegarde », de la division cohérence capacitaire et M. le capitaine de corvette Xavier Courbey, division « Emploi des forces – protection » ;

Direction générale de l’armement M. l’ingénieur en chef de l’armement Antoine de Seze, directeur adjoint de l’unité de management opérations d’armement navales à la direction des opérations et M. l’ingénieur en chef de l’armement Jean-Baptiste Paing, architecte du système de défense « commandement et maîtrise de l'information », délégation générale pour l’armement au service d'architecture du système de défense ;

État-major de la marine M. l’ingénieur général Laurent Kerléguer, directeur général du Service hydro-océanographique de la Marine ;

Secrétariat général de la mer M. Didier Lallement, secrétaire général ;

Centre expert plongée humaine et intervention sous la mer M. le capitaine de vaisseau Yves-Pierre Pilfert, commandant ;

- Auditions à Toulon le 6 décembre 2022 :

Marine Tech M. Thierry Carlin, directeur général ;

Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer M. Vincent Rigaud, directeur du centre Méditerranée ;

Exail M. Alain Fidani, directeur recherche et innovation et M. Jérôme Chrétien, directeur des affaires publiques.