N° 1023

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

SEIZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 29 mars 2023.

RAPPORT D’INFORMATION

DÉPOSÉ

en application de l’article 146 du Règlement

PAR LA COMMISSION DES FINANCES, dE L’Économie gÉnÉrale
et du contrÔLE BUDGÉTAIRE

 

sur l’économie de guerre

 

ET PRÉSENTÉ PAR

M. Christophe PLASSARD,
rapporteur spécial

 

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SOMMAIRE

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SynthÈse

Les recommandations du rapporteur spÉcial

Introduction

I. optimiser la production des Équipements militaires

A. Donner le plus de visibilitÉ possible aux industriels

1. Partager les coûts de l’économie de guerre entre l’État et les industriels

2. Rééquilibrer les relations entre les grands groupes et les petites entreprises

B. SÉcuriser les chaÎnes d’approvisionnement

1. Remédier aux goulets d’étranglement

2. Maîtriser nos dépendances vis-à-vis de l’étranger

3. Reconstituer des stocks stratégiques

4. Relocaliser la production

C. Simplifier pour accÉlÉrer et gagner en agilitÉ

1. Simplifier les équipements militaires dès l’expression des besoins

a. Réduire l’hétérogénéité des parcs et flottes

b. Alléger les cahiers des charges

c. Anticiper des niveaux de qualité différents

2. Simplifier les normes réglementaires et les procédures administratives

D. Renforcer le vivier de ressources humaines nÉcessaires À la dÉfense de la nation

1. Le manque de main-d’œuvre qualifiée

2. La nécessité de renforcer le vivier mobilisable en cas de crise

a. La création d’une réserve industrielle

b. Le développement de solutions de travail intérimaire

3. Renforcer l’esprit de défense au sein de la population

II. ASSURER L’ACCÈS DE L’INDUSTRIE DE DÉFENSE AUX FINANCEMENTS

A. Les petites entreprises de l’industrie de dÉfense demeurent confrontÉes À des difficultÉs d’accÈS aux financements

1. Les spécificités de l’industrie de défense, souvent méconnues, peuvent compliquer son financement

2. Des difficultés de financement renforcées par la prise en compte croissante de critères extra-financiers

a. La complexité des règles de conformité pèse sur les petites entreprises

b. Le refus de tout risque d’atteinte à la réputation

c. La montée en puissance de la finance « durable »

B. La nÉcessitÉ de faire Évoluer le regard portÉ sur l’industrie de dÉfense

1. Cesser d’être naïfs face à nos compétiteurs

2. Protéger notre souveraineté et notre autonomie stratégique

3. Défendre notre pays, la démocratie et la paix

4. Exclure de la défense la finance durable serait contreproductif

5. Soutenir notre économie

6. Mieux défendre l’industrie de défense au niveau européen

C. rÉorienter l’Épargne privÉe vers les secteurs stratÉgiques

1. Poursuivre le rapprochement entre l’industrie de défense et le secteur bancaire

2. Remédier aux défaillances de marché

a. Renforcer le private equity dans le secteur de la défense

b. Un label « entreprises de souveraineté »

c. Renforcer les garanties de l’État lorsque les banques ne veulent pas s’impliquer

3. Des solutions de financement basées sur la mobilisation des Français

a. Mobiliser l’épargne des Français

b. Créer une incitation fiscale

Annexe : Les politiques sectorielles des banques relatives À la dÉfense

EXAMEN EN COMMISSION

Liste des personnes auditionnÉes par le rapporteur spÉcial

 

 


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   SynthÈse

La guerre en Ukraine est venue confirmer le retour des menaces, déjà pressenti par les états-majors. Or notre modèle militaire et industriel, marqué par plusieurs décennies d’arbitrages budgétaires, n’est pas prêt pour un affrontement majeur marqué par une forte attrition.

Avec son discours sur l’économie de guerre du 13 juin 2022, le Président de la République a donné une direction : il faudra « aller plus vite, plus fort, au moindre coût ». Notre écosystème de défense doit se mettre en capacité de produire plus, plus vite et dans la durée.

Le rapporteur spécial a décidé de se saisir de ses prérogatives pour réfléchir aux conditions de mise en œuvre de l’économie de guerre et identifier les obstacles à l’augmentation des capacités de production, à la réduction des temps de production et à la résilience de l’outil industriel. S’il avait, dans un premier temps, envisagé de se concentrer sur la question du financement de l’industrie de défense (II), il s’avère que les freins à l’économie de guerre sont multiples : il est nécessaire de mobiliser du capital financier, mais aussi du capital humain et du capital confiance (I).

I.  Optimiser la production des équipements militaires

Le premier chantier consiste à donner de la visibilité aux industriels, surtout aux petites entreprises. Cela passe, nécessairement, par de la commande publique. Celle-ci ne doit pas être uniquement accessible aux grands groupes, mais aussi aux PME et aux start-ups, afin de soutenir les innovations de rupture et les expérimentations au plus près du terrain. En parallèle, l’augmentation du budget de la défense prévue dans la future loi de programmation militaire et le contexte géopolitique imposent aux entreprises qui en ont les moyens d’investir sans attendre, pour entraîner avec eux l’ensemble du tissu industriel.

Le deuxième chantier est de sécuriser les chaînes d’approvisionnement. Près de deux cents goulets d’étranglement ont déjà été identifiés, dont une trentaine sont en voie de résolution. L’écosystème travaille sur une reconstitution de stocks stratégiques de matières premières et de composants sensibles. Une partie de ces stocks pourrait être mutualisée avec l’industrie civile, voire au niveau européen. Il convient aussi d’envisager la relocalisation de productions critiques, dont il faudra assumer les coûts, en veillant à ce qu’ils restent soutenables.

Le troisième chantier est de simplifier pour accélérer et gagner en agilité. Il vise à simplifier les équipements, en allégeant les cahiers des charges dès l’expression des besoins. L’objectif est d’éviter les spécifications qui ont un impact excessif sur le coût d’acquisition et de soutien ainsi que sur les délais de conception et de production. Il s’agit aussi de simplifier les normes et les procédures, qui allongent les délais de production et de qualification des matériels, en imposant des contraintes sécuritaires parfois disproportionnées. Pour accélérer, il convient d’anticiper des niveaux de qualité différents en fonction de l’intensité des conflits, avec la possibilité de fonctionner en « mode dégradé » en cas de crise majeure.

Le quatrième chantier est la mobilisation des ressources humaines. En raison du manque de main-d’œuvre qualifiée, qui n’épargne pas l’industrie de défense, les petites entreprises ne sont pas toutes en capacité d’accélérer la production. Des pistes sont explorées pour entretenir un vivier permettant à la base industrielle et technologique de défense de pouvoir renforcer rapidement les chaînes de production, notamment la création d’une réserve industrielle et le développement de solutions de travail intérimaire – ce qui pose la question du criblage des travailleurs.

II.  Assurer l’accès de l’industrie de défense aux financements de structure, de développement et d’investissement

Les difficultés d’accès au financement de l’industrie de défense ne sont pas nouvelles. Bien que les alertes lancées depuis 2020 et l’évolution des mentalités liée à la guerre en Ukraine fassent évoluer les choses, le manque d’accès des petites entreprises aux financements privés demeure un obstacle majeur à l’innovation et à la transformation des PME en ETI.

Les banques et les institutions financières sont de plus en plus réticentes à financer l’industrie de défense. Par peur des sanctions extraterritoriales américaines, elles ont tendance à sur-interpréter les règles de conformité. Par peur des ONG et de voir leur réputation entachée, elles préfèrent limiter ou exclure les financements à destination du secteur de la défense, considérés comme non éthiques. Le rapporteur spécial note que ces freins au financement de l’industrie de défense n’existent qu’en Europe et appelle à moins de naïveté face à nos compétiteurs.

L’État et l’écosystème de la défense doivent renforcer leurs efforts de réhabilitation de l’image de l’industrie de défense. Financer la défense, c’est consolider notre souveraineté et notre autonomie stratégique, en protégeant nos petites entreprises des risques de rachat par des investisseurs étrangers. Financer la défense, c’est soutenir les efforts menés par la France pour préserver la paix. Notre pays est exemplaire dans la façon dont il gère la production et l’exportation de matériels. Financer la défense, c’est soutenir notre économie et créer des emplois. La défense doit aussi être soutenue au sein des institutions européennes : il faudrait éviter toute exclusion de la taxonomie sociale, prendre en compte l’intérêt de la défense dans les projets de réglementation et autoriser la Banque européenne d’investissement à financer l’industrie de défense.

Le rapporteur spécial s’est également intéressé aux moyens de mobiliser une partie de l’épargne en faveur de l’industrie de défense. Il convient de poursuivre le rapprochement entre l’industrie de défense, d’une part, et le secteur bancaire ainsi que les institutions financières, d’autre part. L’investissement en capital dans le secteur de la défense doit être renforcé, notamment par la création de fonds spécialisés dans la défense remédiant aux défaillances des marchés et par la création d’un label incitant à investir dans les PME stratégiques. Des pistes sont à approfondir pour mobiliser l’épargne des Français, par exemple la création d’un livret ou d’un plan d’épargne réglementée ou d’une incitation fiscale.

 


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  Les recommandations
du rapporteur spÉcial

Recommandation n° 1 : Autoriser les unités militaires à acquérir et tester des équipements pour permettre des expérimentations au plus près du terrain et soutenir les innovations de rupture.

Recommandation n° 2 : Défiscaliser tout ou partie des actifs immobilisés par les entreprises de la base industrielle et technologique de défense afin de les inciter à se doter de stocks stratégiques et de composants critiques.

Recommandation n° 3 : Anticiper des niveaux de qualité des équipements différents en fonction de l’intensité de la phase de conflit afin de faciliter l’accélération de leur production en cas d’affrontement.

Recommandation n° 4 : Développer des solutions de travail intérimaire pour renforcer le vivier de travailleurs qualifiés à la disposition de l’industrie de défense en cas d’accélération des cadences de production.

Recommandation n° 5 : Créer un fonds de capital-développement pour les levées de fonds comprise entre cinquante millions d’euros et cent millions d’euros réalisées par des entreprises de l’industrie de défense.

Recommandation n° 6 : Créer un label ou un sous-label « entreprises de souveraineté » pour faciliter les investissements dans les entreprises dont la production participe à des activités de souveraineté.

Recommandation n° 7 : Envisager la création sous le contrôle de l’État d’un pool bancaire, regroupant les grandes banques françaises, destiné au financement des petites entreprises de la base industrielle et technologique de défense, et dont une partie des prêts pourraient être garantis par l’État.

Recommandation n° 8 : Augmenter les seuils d’intervention de Bpifrance pour les crédits export de 25 à 50 millions d’euros pour les opérations financées en prêteur seul et de 75 à 100 millions d’euros pour les cofinancements.

Recommandation n° 9 : Mobiliser l’épargne des Français au bénéfice de l’industrie de défense, via la création d’un livret ou d’un plan d’épargne réglementée ou à travers un emprunt d’État.

Recommandation n° 10 : Élargir les réductions d’impôt existant pour les investissements dans de petites et jeunes entreprises innovantes au secteur de la défense pour inciter les particuliers à investir dans les PME de la base industrielle et technologique de défense.

 


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   Introduction

Si la montée de la conflictualité dans le monde était déjà pressentie par le monde militaire, l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022, est venue confirmer le retour des menaces. Nos soldats engagés au Sahel avaient commencé à réapprendre la grammaire de la guerre de haute intensité. Il nous faut désormais nous préparer à l’hypothèse d’un affrontement majeur.

La guerre en Ukraine se caractérise par un changement d’échelle que révèle un niveau d’attrition sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale. Selon certaines estimations, les forces russes auraient perdu plus de 1 700 chars d’assaut, près de 800 véhicules blindés de combat, un peu moins de 200 canons, une douzaine de navires ainsi qu’au moins 70 avions de chasse ([1]). En outre, les artilleries russe et ukrainienne consommeraient, respectivement, quelque 20 000 et 5 000 obus par jour (ces chiffres ont dépassé 50 000 au plus fort des combats).

Dans un contexte géopolitique de plus en plus incertain, la France n’est pas épargnée. Nos intérêts sont de plus en plus menacés non seulement sur le continent européen, mais aussi dans l’ensemble de nos outre-mer, dans l’espace Indo-Pacifique ou encore en Afrique, où nos forces sont engagées. Or notre modèle d’armée, marqué par plusieurs décennies d’arbitrages budgétaires liés à la fin de la Guerre froide et aux « dividendes de la paix », manque de masse, de volume et d’épaisseur pour affronter les défis qui s’annoncent.

La loi de programmation militaire (LPM) pour la période 2024-2030 doit permettre de poursuivre la régénération entamée depuis 2019 et d’accélérer la remontée en puissance de nos forces armées. Le projet de loi qui sera bientôt déposé sur le bureau de l’Assemblée nationale prévoit de porter le budget de la défense à 400 milliards d’euros sur sept ans, en hausse de 35 % par rapport à la période précédente, auxquels s’ajoutent 13 milliards d’euros de ressources extrabudgétaires.

Le renforcement des crédits budgétaires est nécessaire mais il demeure insuffisant s’il ne s’accompagne pas d’une mobilisation de notre industrie de défense. Confortés par l’absence de menace et d’urgence, nos industriels ont eux aussi été conduits à prioriser l’optimisation des coûts et une logique de juste suffisance des équipements produits, des stocks, des chaînes de production ou encore des ressources humaines.

Or l’impréparation française de 1939 nous rappelle qu’une guerre peut se perdre des années avant le déclenchement des hostilités. Notre capacité à conserver une industrie de défense efficace, autonome et résiliente fait partie de la dissuasion. Si elle veut défendre la paix, la France doit montrer sa force. Si elle veut éviter la guerre, elle doit tout faire pour s’y préparer.

C’est en ce sens que le Président de la République a initié l’entrée dans une économie de guerre, c’est-à-dire « une économie dans laquelle il faudra aller plus vite, réfléchir différemment sur les rythmes, les montées en charge, les marges, pour pouvoir reconstituer plus rapidement ce qui est indispensable pour nos forces armées, pour nos alliés ou pour celles et ceux que nous voulons aider […] pour aller plus vite, plus fort, au moindre coût » ([2]).

L’économie de guerre demandée par le Président de la République ne signifie pas que nous sommes en guerre : ce n’est pas une « urgence perpétuelle qui nous ferait dépenser mal, c’est bâtir les conditions d’une souveraineté durable où l’on dépense mieux car l’expression des besoins est plus claire, l’engagement d’adaptabilité, plus constant, les coûts, mieux maîtrisés » ([3]). Il s’agit plutôt d’un nouveau logiciel dans lequel l’écosystème militaire – nos forces armées, la Direction générale de l’armement (DGA) et l’ensemble de l’industrie de défense – se met en capacité de produire davantage, de produire plus rapidement et de soutenir ces efforts dans la durée.

Pour prolonger cette impulsion du Président de la République, le rapporteur spécial a donc souhaité se saisir des prérogatives que lui confère l’article 57 de la loi organique relative aux lois de finances et l’article 146, alinéa 3, du Règlement de l’Assemblée nationale, afin de réfléchir aux conditions nécessaires pour permettre à l’industrie de défense d’augmenter les capacités de production, de réduire les temps de production et de renforcer la résilience des moyens de production.

Les auditions qu’il a pu mener, dans des délais contraints, lui ont permis de conforter quelques idées simples qu’il souhaite porter en vue de l’examen du projet de LPM et au-delà. D’une part, l’économie de guerre suppose un véritable changement de paradigme pour l’écosystème de défense, en termes de sécurisation des chaînes de valeur, de simplification réglementaire et administrative, de rééquilibrage des relations entre l’État et les industriels mais aussi entre les grands groupes et les petites entreprises, de recrutement ainsi que de préparation des forces morales de la Nation (I). D’autre part, l’économie de guerre ne pourra se faire sans améliorer les conditions de financement des entreprises de la base industrielle et technologique de défense (BITD), qui passe à la fois par le développement de financements innovants mobilisant l’épargne privée mais aussi par une réhabilitation de la défense en tant que garantie de notre souveraineté, de notre régime démocratique et de nos modes de vie (II).


I.   optimiser la production des Équipements militaires

Le discours du Président de la République a conduit l’écosystème de la défense – l’état-major des armées, la DGA et les industriels – à mettre en place des groupes de travail sur l’économie de guerre, qui se sont réunis tous les quinze jours depuis septembre 2022. Différents chantiers visant à lever les obstacles à l’augmentation et à l’accélération de la production de l’industrie de défense ont ainsi pu être lancés. Les principaux enjeux sont de :

– donner le plus de visibilité possible aux industriels, notamment par la commande publique ;

– sécuriser les chaînes d’approvisionnement, en remédiant aux goulets d’étranglement, en reconstituant des stocks stratégiques et en relocalisant la production ;

– simplifier les équipements des forces dès l’expression des besoins ainsi que les normes et les procédures administratives qui génèrent des coûts et des délais excessifs ;

– mobiliser les ressources humaines de la Nation pour remédier à la pénurie de main-d’œuvre qualifiée mais aussi pour renforcer l’esprit de défense au sein de la population ;

– renforcer la résilience de l’outil industriel face aux cyberattaques et aux tentatives d’espionnage ou de sabotage industriel.

A.   Donner le plus de visibilitÉ possible aux industriels

La mise en œuvre de l’économie de guerre suppose tout d’abord de donner aux industriels – notamment aux petites entreprises de l’industrie de défense – la visibilité dont ils ont besoin pour procéder aux investissements nécessaires à une augmentation et une accélération de la production d’équipements militaires.

1.   Partager les coûts de l’économie de guerre entre l’État et les industriels

L’économie de guerre exige des investissements importants pour permettre aux industriels d’adapter leur outil de production, d’accroître leurs ressources humaines ou encore d’augmenter leurs stocks de matières premières.

Si les industriels acquiescent à l’idée d’augmenter et d’accélérer la production, ils demandent toutefois de la visibilité et des engagements préalables de l’État. D’un point de vue entrepreneurial, on ne peut que comprendre cette position : pour assurer sa rentabilité et sa viabilité, une entreprise a besoin de commandes encadrées dans des contrats, avec des clauses qui la protègent en cas d’imprévu. Il est naturel que les industriels aient besoin de s’assurer qu’ils pourront conserver dans la durée les nouvelles capacités dont on leur demande de se doter.

Il est vrai que le besoin de visibilité des entreprises ne s’accorde pas toujours avec le principe de l’annualité budgétaire, qui impose au législateur d’autoriser chaque automne en loi de finances les ressources et les charges de l’État pour la seule année à venir. En conséquence, la DGA n’est en mesure de passer des commandes fermes qu’une fois les crédits budgétaires votés par le Parlement. Toutefois, l’absence de commandes n’équivaut pas à un défaut total de visibilité, car l’annualité budgétaire est tempérée par la programmation militaire.

La LPM qui doit être adoptée dans les prochains mois confèrera à l’industrie de défense une visibilité inédite depuis plusieurs décennies. Le projet de loi prévoit de porter le budget de la défense à 400 milliards d’euros sur la période 2024-2030, auxquels s’ajouteront 13 milliards d’euros de ressources extrabudgétaires. Le texte comprendra en outre un rapport annexé dans lequel figurera la liste des principaux matériels que l’État prévoit d’acquérir, avec des cibles à moyen terme.

Le respect de la programmation budgétaire prévue dans la LPM 2019-2025 par chacune des lois de finances adoptées depuis 2019 ne peut que renforcer la confiance que les industriels ont dans la sincérité de la programmation. Pour maximiser la visibilité donnée aux entreprises, le projet de LPM pour 2024-2030 devra en outre contenir des marches équilibrées dès le début de la programmation, afin d’éviter un retournement en fin de période, notamment en cas de changement de majorité lors des élections présidentielle et législatives de 2027.

Par ailleurs, en réaction à la guerre en Ukraine, la DGA, en lien avec les filières industrielles, a identifié douze systèmes d’armes, équipements et munitions considérés comme prioritaires, compte tenu de leur forte attrition ou du degré élevé de consommation anticipé en cas de conflit (missiles, obus, munitions). Pour ces systèmes d’armes prioritaires, l’État s’engage à commander un certain volume de matériels sur une période définie. Ce principe de commande globale a permis de sécuriser les charges de travail des industriels. Ces derniers ont pu engager des dépenses pour accélérer et augmenter la production des équipements concernés. Ainsi, Nexter estime être en capacité de produire un canon Caesar en dix-sept mois au lieu de trente-six mois et d’en livrer six par mois contre deux par mois auparavant. Thalès va augmenter sa production de radar Ground Master de douze à vingt-quatre par an et MBDA sera en mesure de passer de vingt à quarante missiles Mistral par an. En contrepartie de la hausse des commandes de l’État, une diminution du coût unitaire des matériels est attendue.

En définitive, le besoin de visibilité concerne avant tout les PME de la BITD, qui ne disposent pas de fonds propres aussi confortables que les grands donneurs d’ordre. C’est pourquoi il est demandé aux entreprises qui en ont la capacité, et notamment aux grands groupes, d’investir sans attendre pour entraîner derrière eux l’ensemble de l’industrie de défense. Pour certains groupes qui, en l’absence de menace immédiate et d’urgence, se sont habitués à beaucoup se reposer sur les commandes de l’État, cela suppose un changement de cap vers une plus grande prise de risque, notamment à l’export.

2.   Rééquilibrer les relations entre les grands groupes et les petites entreprises

Un des enjeux de l’économie de guerre est aussi de gagner en agilité et d’innover plus rapidement pour s’adapter aux nouvelles menaces, notamment dans les nouveaux domaines de conflictualité (cyber, spatial, fonds marins). Si l’écosystème travaille déjà en ce sens, les grands programmes d’armement se prêtent difficilement à l’intégration d’innovations non sollicitées. En effet, les procédures internes au ministère des armées sont peu adaptées à l’intégration d’innovations en dehors des phases de développement ou d’incrémentation prévues, pas plus qu’elles ne le sont à la participation de petits acteurs.

La DGA travaille beaucoup avec les grands groupes, avec l’idée que ceux-ci entraîneront dans leur élan l’ensemble du tissu industriel. Or les faits tendent à montrer que les marges qui accompagnent les grands programmes ne ruissellent pas nécessairement jusqu’à l’ensemble des petites entreprises. L’ADN des grands groupes, et c’est normal, est de se protéger eux-mêmes. Ils soutiennent évidemment leurs fournisseurs afin que ceux-ci puissent continuer à produire, mais ils prennent aussi soin d’éviter que leurs sous-traitants ne deviennent des concurrents gênants. Plusieurs auditions menées par le rapporteur spécial ont même révélé que, dans certains cas, les grands groupes pouvaient déployer des stratégies de prédation plus ou moins agressives à l’égard de certaines petites entreprises.

Le rapporteur spécial ne remet évidemment pas en cause les grands groupes, dont l’importance pour l’industrie de défense est vitale. Il tient toutefois à souligner que l’écosystème doit apprendre à se libérer d’une certaine inertie et à mieux travailler avec les petites entreprises de la BITD qui sont, par leur agilité, les plus en capacité de développer les technologies de rupture dont notre défense aura besoin demain. Ce virage est d’ailleurs déjà en cours. La DGA a pris conscience de la nécessité d’apprendre à travailler davantage avec les PME et les start-ups. L’accès aux mécanismes publics de soutien à l’innovation tend à être simplifié, notamment avec la mise en place de l’Agence de l’innovation de défense (AID).

Plusieurs axes d’améliorations demeurent cependant. D’une part, les procédures sont encore lourdes. Le niveau des budgets alloués par le ministère des armées à la recherche et à l’innovation oblige à la sélectivité et à la rigueur, afin d’éviter les fausses pistes, d’où une comitologie génératrice de délais peu adaptés aux PME et aux start-ups. D’autre part, les outils de soutien à l’innovation restent basés sur des subventions. C’est le cas du programme ASTRID (accompagnement spécifique des travaux de recherche et d’innovation défense) opéré par l’agence nationale de la recherche (ANR) et du dispositif RAPID (régime d’appui pour l’innovation duale), piloté par l’AID.

Or le manque d’accès des petites entreprises à la commande publique est un réel frein à leur développement ainsi qu’à l’export : il est difficile d’exporter des matériels qui ne sont pas « battle proven » car, pour les acheteurs étrangers, si l’État français n’a pas jugé utile d’acquérir un matériel, c’est que ce‑dernier est inapproprié. Si l’État ne soutient pas les petites entreprises françaises, qui le fera ?

Il convient de souligner que les choses évoluent dans le bon sens. En 2022, la société Preligens, une PME spécialisée dans l’analyse de données à partir d’une intelligence artificielle, a signé un contrat en direct avec la DGA pouvant aller jusqu’à 240 millions d’euros sur sept ans. Il s’agit là d’une première victoire sur le modèle traditionnel qui tend à privilégier les grands groupes plutôt que les petites entreprises. Pour le ministère des armées, ce contrat permet de sécuriser la chaîne d’approvisionnement logicielle avant que les outils liés à l’intelligence artificielle ne deviennent pleinement opérationnels et indispensables.

Dans cette perspective, le rapporteur spécial invite à considérer l’ensemble des solutions qui pourraient permettre aux PME d’aujourd’hui de devenir les ETI de demain. Parmi les crédits consacrés par l’État à l’innovation de défense – plus d’un milliard d’euros par an depuis 2022 et même 10 milliards prévus pour la période 2024-2030 – une partie gagnerait à être utilisée, pour de petits montants, au profit des PME et start-ups, afin de tester des matériels sans nécessairement attendre qu’ils soient pleinement finalisés, afin de mieux accompagner les innovations rapides et d’accélérer le développement des innovations de rupture. À ce titre, on peut s’interroger sur l’opportunité de réorienter une partie des études amont financées par le programme 144 de la mission Défense.

Il serait également pertinent d’envisager des solutions permettant aux unités militaires d’acquérir directement des équipements au prix unitaire faible pour les tester. Une telle possibilité existe chez les pompiers. Ainsi des PME ont pu passer des contrats en direct avec des services départementaux d’incendie et de secours. Ces-derniers ont pu tester des matériels à un stade de développement non finalisé (dès le TRL 7 ([4])) et apporter aux entreprises un retour d’expérience rapide pour améliorer le produit. Les produits finis sont pleinement adaptés aux missions des services, car leur conception ne résulte pas uniquement d’un cahier des charges théorique, mais aussi d’expérimentations sur le terrain. Un tel schéma gagnerait à être reproduit pour les forces armées. À l’heure actuelle, seules les forces spéciales disposent d’une telle marge de manœuvre, dans des conditions limitées qui profitent peu aux entreprises volontaires. Le cas échéant, ces acquisitions pourraient être réalisées sous forme de leasing, afin de réduire le coût budgétaire pour l’État.

Recommandation n° 1 : Autoriser les unités militaires à acquérir et tester des équipements pour permettre des expérimentations au plus près du terrain et soutenir les innovations de rupture.

 


B.   SÉcuriser les chaÎnes d’approvisionnement

Le deuxième chantier de l’économie de guerre consiste à sécuriser les chaînes d’approvisionnement de l’industrie de défense, en remédiant aux goulets d’étranglement, en reconstituant des stocks stratégiques et en relocalisant certaines productions critiques.

1.   Remédier aux goulets d’étranglement

Si la BITD repose en grande partie sur une douzaine de grands donneurs d’ordre d’envergure mondiale, ces derniers dépendent de l’activité de quelque 4 000 PME et ETI pour un certain nombre de composants et de pièces détachées. Selon les programmes, entre 30 % et 70 % de la production peut provenir des sous-traitants. En outre, l’activité de ces derniers se situant généralement en amont de la chaîne de valeur, les grands maîtres d’œuvre sont souvent dépendants de leurs fournisseurs pour pouvoir avancer dans le processus de production.

C’est donc l’ensemble de la chaîne de valeur, les grands maîtres d’œuvre mais aussi et tout particulièrement les sous-traitants de premier, deuxième ou troisième rangs, qu’il faut accompagner pour pouvoir augmenter les cadences de production. En effet, un seul goulet d’étranglement – un sous-traitant en difficulté ou une pièce manquante – peut paralyser l’ensemble de la production. Ainsi, l’accélération de la production d’obus se trouve entravée, d’une part, par le manque de poudre pour les charges modulaires et, d’autre part, par l’impossibilité, pour des questions de sécurité, de réaliser plus rapidement la phase de coulage de la matière explosive dans les obus.

Les groupes de travail sur l’économie de guerre se sont attachés à réinterroger les cycles de production et les chaînes de sous-traitance afin d’en déterminer les vulnérabilités. Ils ont permis d’identifier près de deux cents entreprises qui seraient dans l’incapacité d’augmenter les cadences de production, en raison d’une limitation de l’outil de production, pour des questions d’approvisionnement ou par manque de main-d’œuvre. Pour chacune d’entre elles, des solutions adaptées sont recherchées. À ce stade, une trentaine de goulets d’étranglement seraient en passe d’être résolus.

 


2.   Maîtriser nos dépendances vis-à-vis de l’étranger

L’industrie de défense – comme l’industrie civile – est dépendante d’un certain nombre de flux d’approvisionnement provenant de l’étranger. Ainsi l’Union européenne dépend à 97 % d’approvisionnements extérieurs pour un groupe de vingt-sept matières premières considérées comme critiques ([5]). C’est le cas pour la plupart des matières premières utilisée dans la fabrication d’équipements militaires : par exemple, le titane (40 % de la consommation française de titane provient de Russie), l’acier, l’aluminium, les terres rares, le cobalt, le tungstène ou encore le nickel. C’est également le cas de certaines pièces détachées essentielles dans la production de matériels de guerre, notamment les composants électroniques (pas moins de 90 % des semi-conducteurs utilisés en Europe sont importés, notamment d’Asie ou des États-Unis, alors que la production européenne représentait 40 % de la production mondiale en 1990).

Or la guerre en Ukraine et ses conséquences, combinées à la désorganisation de la logistique mondiale liée à la crise sanitaire, provoquent des tensions dans l’approvisionnement en matières premières et en composants. Il en résulte une augmentation des coûts et des délais d’approvisionnement, voire dans certains cas des risques de pénurie ponctuelle ou persistante sur certains intrants. De telles difficultés d’approvisionnement sont susceptibles d’entraver la montée en puissance de l’industrie de défense. En outre, une dégradation de nos relations avec certains de nos partenaires économiques actuels, notamment asiatiques, pourrait nous exposer à une pénurie de matériaux stratégiques.

La sécurisation des flux d’approvisionnement en matières premières et en composants critiques, qui ne concerne pas uniquement le secteur de la défense, est donc une priorité. Dans le prolongement du rapport sur la sécurisation de l’approvisionnement en matières premières minérales ([6]), un Observatoire français des ressources minérales pour les filières industrielles (OFREMI) a été mis en place, dont la mission, en lien avec les filières industrielles et le nouveau délégué interministériel aux approvisionnements en minerais et métaux stratégiques, est de cartographier nos sources d’approvisionnement en matières premières critiques, afin d’identifier nos points de vulnérabilité.

Cet exercice de cartographie est essentiel pour renforcer la résilience des chaînes de valeur de l’industrie de défense. Il doit permettre de diversifier les sources d’approvisionnement, d’identifier des alternatives mobilisables en cas de pénurie, voire de choisir nos dépendances en évitant celles qui sont les plus dommageables. Dans cette perspective, le rapporteur spécial s’interroge sur la possibilité d’inscrire dans certains contrats d’acquisition de matériels militaires une obligation pour les industriels de diversifier les sources d’approvisionnement, afin de les responsabiliser et de s’assurer que des alternatives ont bien été anticipées.

3.   Reconstituer des stocks stratégiques

L’économie de guerre impose de rompre avec la logique de flux tendus qui prévaut aujourd’hui dans l’industrie et de reconstituer des stocks stratégiques.

Il s’agit tout d’abord de renforcer les stocks de consommables initiaux à la disposition des armées pour tenir dans les premières phases d’un conflit (munitions, pièces détachées). Sur ce point, un effort notable a été réalisé dans la loi de finances pour 2023 ([7]), avec 2 milliards d’euros d’autorisations d’engagement et 1,1 milliard d’euros de crédits de paiement, qui ont permis de commander 200 missiles antichar de moyenne portée pour l’armée de terre, 20 missiles mer-mer Exocet et 218 missiles de défense antiaérienne Aster pour la marine et l’armée de l’air et de l’espace. Ces efforts devront être poursuivis dans le cadre de la future LPM 2024-2030.

Pour l’industrie de défense, la sécurisation des flux d’approvisionnement suppose de reconstituer des stocks de matières premières, ou de trouver d’autres solutions de sécurisation des approvisionnements, telles que la signature de contrats d’approvisionnement de long terme garantis par l’État, la prise d’options sur des livraisons ou la prise de participations dans des entreprises spécialisées dans la fourniture de matières premières. Il est également nécessaire de constituer des stocks de composants essentiels à la production des équipements mais dont l’approvisionnement peut être long ou complexe. En effet, le délai de livraison de certaines pièces peut représenter jusqu’à la moitié du cycle de production du produit fini.

Les stocks sont indispensables pour accélérer et augmenter la production. S’appuyant sur des engagements de l’État mais aussi en devançant certaines commandes, Nexter a ainsi pu anticiper certains approvisionnements en matières premières et en composants, notamment, pour les canons Caesar, des ébauchés métalliques nécessaires à l’usinage des canons, dont le délai de livraison représente une part importante de la durée totale de production, et, pour les munitions, des éléments d’obus (corps d’obus, fusée, poudre). La gestion de ces approvisionnements longs permet de passer plus rapidement à l’assemblage et donc de livrer plus vite.

Des discussions sont en cours entre les états-majors, la DGA et les industriels sur le dimensionnement des stocks stratégiques à constituer ainsi que sur le partage des coûts d’approvisionnement (qui sont surtout des coûts de trésorerie) mais aussi des coûts de stockage et de gestion de la péremption. Pour les industriels, le renforcement des stocks ne peut peser sur les finances des entreprises sans un engagement contractuel de l’État qui donne de la visibilité sur les commandes futures. Si les grands groupes ont moins de difficulté pour procéder à des immobilisations, des solutions doivent être trouvées pour les petites entreprises.

À défaut de constituer un fonds public-privé pour faciliter la prise en charge des coûts liés à la sécurisation des approvisionnements en matières premières et en composants critiques, il pourrait être envisagé de défiscaliser tout ou partie des actifs immobilisés par les entreprises de la BITD afin de les inciter à se doter de stocks stratégiques suffisants. Une manière plus contraignante de procéder consisterait à imposer aux industriels, dans les contrats d’acquisition de matériels militaires, de constituer des stocks, sous peine de sanction.

Recommandation n° 2 : Défiscaliser tout ou partie des actifs immobilisés par les entreprises de la base industrielle et technologique de défense afin de les inciter à se doter de stocks stratégiques suffisants.

Pour réduire le coût de la sécurisation des chaînes d’approvisionnement, des mutualisations peuvent aussi être envisagées. L’approvisionnement en matières premières et en composants critiques ne concerne pas uniquement la défense mais aussi de nombreux autres secteurs économiques. Aussi il conviendrait d’identifier les besoins communs à plusieurs filières industrielles afin de mutualiser les solutions permettant de sécuriser l’approvisionnement, qu’il s’agisse de constituer des stocks, de réaliser des achats mutualisés, de signer des contrats communs de long terme, ou de procéder à des prises d’options ou de participations. La constitution d’un stock mutualisé de titane, envisagée pour l’ensemble de l’industrie aéronautique, civile et militaire, répondrait à une telle logique.

Des mutualisations au niveau de l’Union européenne semblent aussi pertinentes. Dans le cadre de sa nouvelle stratégie de réindustrialisation des filières, la Commission européenne a présenté un projet de règlement sur les semi-conducteurs et un projet de règlement sur les matières critiques qui identifient un certain nombre de matières premières et de composants vitaux, fixent des objectifs de relocalisation de la production (20 % des semi-conducteurs utilisés et 40 % des technologies ciblées pour atteindre les objectifs climatiques d’ici 2030) et proposent des moyens juridiques de réduire la dépendance de l’Union (mécanismes d’achat commun, accélération des procédures d’octroi de permis minier). Si ces dispositions concernent uniquement les transitions écologique et numérique, il paraît opportun de les élargir ou de les dupliquer pour la défense, un secteur au moins aussi important pour l’autonomie stratégique européenne. Par ailleurs, il convient de comparer l’investissement prévu pour relocaliser la production des semi-conducteurs en Europe (43 milliards d’euros) avec celui prévu aux États-Unis (280 milliards de dollars).

En outre, les ministres des affaires étrangères des États-membres de l’Union européenne ont donné leur accord pour débloquer 2 milliards d’euros destinés au financement de munitions livrées à l’Ukraine et au renforcement des stocks nationaux. Financés par la Facilité européenne pour la paix, 1 milliard d’euros sont prévus pour remplacer un million de munitions prélevées sur les stocks ou les commandes en cours et 1 milliard d’euros pour financer des achats communs sous l’égide de l’Agence européenne de défense. Ce plan doit permettre de renforcer les équipements nécessaires à la fois aux forces ukrainiennes et françaises (obus, missiles antichar, missiles de défense air-sol).

4.   Relocaliser la production

La sécurisation des chaînes d’approvisionnement implique aussi, lorsque cela est possible, la relocalisation de certaines productions réalisées en dehors du territoire, dans un objectif de réduction de nos dépendances vis-à-vis d’États étrangers et de diminution des risques logistiques ou de priorisation économique.

La relocalisation a commencé avant la guerre en Ukraine. Ainsi, en 2019, Aresia (ex-Rafaut Group), avec le soutien du ministère des armées, a réouvert, à Rouvignies, une usine de production de bombes de forte puissance (de 250 kilogrammes à une tonne) destinées aux avions de combat, équipements qui étaient jusqu’alors importés des États-Unis.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie et l’impulsion donnée par le Président de la République ont, logiquement, accéléré un certain nombre de relocalisations. Tandis que la France avait perdu sa filière de production de poudre à explosifs et était contrainte de s’approvisionner notamment en Allemagne, Eurenco a annoncé son intention de relocaliser, à Bergerac, la production de poudre destinée à la propulsion des obus d’artillerie (155 millimètres). Plus récemment, le ministère des armées a annoncé son intention de relocaliser la production des disques des turbines haute-pression, des pièces critiques pour les moteurs d’hélicoptères, jusqu’ici élaborées aux États-Unis et forgées en Angleterre, qui seront désormais produites par Aubert & Duval dans le Puy-de-Dôme. Le contexte favorise aussi des relocalisations décidées sur initiative privée. Ainsi, Vistory envisagerait de relocaliser, dans la région de Bourges, ses activités de fabrication et production d’impression en trois dimensions (3D), ce qui contribuerait à la montée en puissance d’une filière souveraine de fabrique additive.

La relocalisation de certaines productions est indispensable pour renforcer notre autonomie stratégique. Dans certains cas, elle pourrait permettre de soustraire des composants critiques de la réglementation américaine ITAR ([8]), qui empêche parfois les entreprises de la BITD d’exporter leurs matériels.

Le rapporteur spécial souligne toutefois que, dans la plupart des cas, la relocalisation de la production entraînera des coûts supplémentaires pour le budget des armées. C’est là le prix de notre autonomie stratégique. Il faut assumer ces coûts, tout en veillant à ce qu’ils demeurent soutenables dans la durée. Pour trouver un équilibre entre réduction des dépendances, compétitivité du tissu industriel et soutenabilité budgétaire, les relocalisations seront donc décidées au cas par cas, en fonction de nos priorités stratégiques, de la disponibilité des ressources sur le territoire et de nos capacités à redimensionner une filière, qui supposent des prérequis (définition de l’outil industriel, gestion des ressources humaines, maîtrise des risques). En ce sens, il paraît aussi souhaitable de relocaliser la production de munitions de petit calibre (9 mm et moins), malgré les coûts que cela susciterait et les difficultés à l’export qu’un tel projet rencontrerait.

Enfin, le ministère des armées travaille depuis plusieurs mois à l’élaboration d’un nouveau dispositif juridique qui permettrait, lorsque la situation l’exige, d’imposer aux industriels de donner la priorité aux commandes militaires par rapport aux commandes civiles et aux commandes export, au nom de la souveraineté nationale. Il s’agit de s’inspirer du Defense priorities and allocations system program des États-Unis, qui autorise le département de la défense à mobiliser et réorienter des ressources stratégiques à des fins de sécurité nationale. Pour les entreprises duales, le rapporteur spécial note que cette priorité existe déjà dans les faits ; toutefois, il s’agirait de donner une assise légale à cette pratique pour disposer d’un moyen qui soit réellement contraignant. Par ailleurs, l’idée est aussi de pouvoir demander à des entreprises civiles de mettre leurs capacités de production et leurs ressources humaines au service de la production d’équipements militaires.

 

 


C.   Simplifier pour accÉlÉrer et gagner en agilitÉ

La mise en œuvre de l’économie de guerre passe aussi par la simplification des équipements, dès l’expression des besoins, ainsi que celle des normes et procédures administratives, qui génèrent des coûts et des délais excessifs.

1.   Simplifier les équipements militaires dès l’expression des besoins

Pour accélérer la production de l’industrie de défense, une simplification des équipements militaires est nécessaire. Comme l’a indiqué le Président de la République : « [l]a très grande sophistication et la personnalisation de nos systèmes qui font notre force, notamment à l’export, doivent être évidemment préservées. Mais nous devons aussi voir qu’elles sont parfois causes de délais de développement et de production considérables et que nous avons des impératifs nouveaux auxquels il nous faut faire face » ([9]).

a.   Réduire l’hétérogénéité des parcs et flottes

La simplification des équipements militaires passe tout d’abord par une diminution de l’hétérogénéité des parcs et flottes des forces, qui est préjudiciable car elle accroît le coût du maintien en condition opérationnelle (MCO) et affecte la disponibilité des matériels.

La flotte d’hélicoptères est un exemple parlant. Ainsi, près d’une quinzaine de modèles d’hélicoptères différents sont encore en activité, notamment en raison du maintien de flottes vieillissantes pour des raisons budgétaires (le Lynx jusqu’en 2020, les Fennec, Gazelle, Alouette III, Panther et Dauphin). Pour chaque modèle encore en service, les armées doivent conserver des pièces détachées et des compétences humaines spécifiques ainsi que des procédures de soutien distinctes.

Les impératifs de l’économie de guerre poussent à accélérer la consolidation des besoins des armées et la standardisation des équipements. Pour ce qui est des hélicoptères, le programme d’hélicoptères interarmées légers (HIL) vise précisément à doter les trois armées d’une flotte unique d’hélicoptères H 160 M Guépard, modulaires, polyvalents et aptes à réaliser un large spectre de missions opérationnelles. De même, l’hétérogénéité de la flotte de l’armée de l’air et de l’espace tendra à diminuer avec le retrait des Mirage 2000‑C, confirmé par le Président de la République et le ministre des armées en janvier 2023, et leur remplacement progressif par des Rafale.

b.   Alléger les cahiers des charges

L’objectif de simplification vise aussi à alléger les cahiers des charges, dès l’expression des besoins, en évitant les spécifications qui ont un impact excessif sur les coûts et sur les délais. Le délégué général pour l’armement le résumait en ces termes : « si vous mettez un ingénieur et un opérationnel ensemble pour définir les matériels de demain, il y a toutes les chances que vous ayez quelque chose de très beau, de très sophistiqué, donc de très cher et de très long à obtenir » ([10]). Cela est en contradiction avec l’économie de guerre qui suppose d’aller vite.

S’il ne faut pas renoncer à la supériorité technologique dont les armées ont besoin pour emporter la décision sur le terrain, il n’est pour autant pas nécessaire de se restreindre à commander et à produire uniquement le nec plus ultra de la technologie. Il n’est pas impératif qu’un équipement ait toutes les fonctions possibles s’il dispose au moins des fonctions essentielles. À titre d’exemple, le rapporteur spécial a eu connaissance en audition d’un modèle de missile actuellement en service dont le prix d’achat a significativement augmenté du fait qu’on lui impose une précision optimale en cas d’usage dans des conditions de température comprises entre – 40 °C à + 40 °C, alors que ce missile n’est jamais amené à être utilisé entre – 40 °C et – 20 °C. Les impératifs de l’économie de guerre doivent nous conduire à penser différemment.

Éviter une complexification excessive des équipements est nécessaire pour réduire les coûts d’acquisition ainsi que les délais de développement et de production. Un produit plus simple coûte moins cher à l’achat. Il peut être acheté en plus grandes quantités, ce qui aide à retrouver de la masse et des volumes en phase avec les combats de haute intensité. Il est aussi conçu, fabriqué et livré plus rapidement, ce qui permet le cas échéant de le tester et de l’améliorer de manière plus souple afin qu’il corresponde au mieux aux besoins opérationnels.

La simplification doit aussi permettre de diminuer les coûts du MCO. Le soutien d’un produit neuf est supposé coûter moins cher que celui d’un produit ancien. Toutefois, la complexification technologique des équipements tend à augmenter le coût d’entretien des matériels modernes par rapport à celui des générations précédentes. Par exemple, « le Griffon présente un coût d’entretien programmé des matériels (EPM) 2,4 fois plus élevé que le VAB » ([11]). Simplifier les équipements pourrait aider à maîtriser la hausse tendancielle des coûts du MCO. Cela suppose aussi de mieux anticiper les procédures de soutien dès la phase d’expression des besoins.

La simplification des équipements est également susceptible de faciliter leur exportation. Un produit plus standardisé et moins cher a davantage de chances d’être compétitif à l’export. S’il ne faut pas surestimer son succès, le drone turc Bayraktar TB2, s’est néanmoins imposé du fait d’un rapport efficacité – coût particulièrement intéressant, et contre lequel les solutions françaises même plus performantes peuvent difficilement rivaliser. À cet égard, le rapporteur spécial tient à rappeler que l’export des matériels est vital pour alléger le coût budgétaire de l’économie de guerre, dans la mesure où les économies d’échelle permises par les succès sur les marchés export permettent de réduire le prix unitaire des équipements commandés par l’État.

L’allégement des cahiers des charges doit permettre à la DGA de réduire de 20 % les exigences documentaires imposées aux industriels lors de l’élaboration des contrats d’armement. Cet allègement se fera au cas par cas, en fonction du profil et de la maturité de chaque industriel ainsi que de la complexité ou de la sensibilité des matériels. Il rendra aussi les appels à projets du ministère des armées plus accessibles aux petites entreprises, ce qui pourrait favoriser l’agilité de la BITD et le développement d’innovations de rupture.

Le rapporteur spécial note que le cadre donné par l’instruction ministérielle n° 1618 du 15 février 2019 sur le déroulement des opérations d’armement devrait faciliter la simplification des expressions de besoins. L’usage du travail en plateau, consistant à réunir, dès le début d’un projet, les opérationnels, les ingénieurs de l’armement et les industriels, doit permettre de définir plus rapidement des spécifications au plus juste besoin. De même, la généralisation de la démarche incrémentale, consistant à proposer le plus tôt possible un premier livrable même s’il ne répond pas entièrement à l’ensemble des besoins identifiés, doit quant à elle permettre d’adapter les spécifications tout en maîtrisant les coûts et les délais.

Dans cette perspective, on peut noter un effort de concision dans deux appels à projets pour des munitions rodeuses publiés par l’AID en mai 2022 (qui ont récemment été attribués). L’expression des besoins se limite à la mise au point d’un système à bas coût ayant une capacité de neutralisation d’un véhicule léger à cinq kilomètres de distance (projet Colibri) ou à cinquante kilomètres de son point de départ (projet Larinae), avec un nombre restreint de spécifications (précision métrique, système accessible à un homme seul sans formation spécialisée, résistance au brouillage électronique), et en précisant que l’analyse des candidatures prendra en compte des extensions fonctionnelles sans en faire un prérequis indispensable. Le rapporteur salue cette méthode de travail, qu’il convient d’appliquer chaque fois que cela est possible.

c.   Anticiper des niveaux de qualité différents

Les chantiers ouverts vont dans la bonne direction, Toutefois, à ce stade, les travaux engagés se limitent essentiellement à une accélération de certaines productions, pour la plupart en lien direct ou indirect avec nos livraisons de matériel à l’Ukraine. L’entrée en économie de guerre suppose un véritable changement de paradigme et des solutions innovantes pour être en capacité d’accélérer.

La guerre en Ukraine confirme le changement d’échelle des conflits et le besoin de masse de nos armées. Cela suppose d’être en mesure d’adapter la production industrielle en conséquence. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis, s’appuyant sur le Victory program ([12]), ont pu produire en quelques années 90 000 chars, 600 000 véhicules légers (jeeps), 275 000 avions ou encore 2 700 navires cargo (liberty ships). Cela requiert des adaptations radicales.

Dans cette perspective, le rapporteur spécial s’interroge sur la possibilité de prévoir des niveaux de qualité des matériels différents en fonction de la phase de conflit dans laquelle on se trouve. Pour reprendre le vocabulaire de l’état-major des armées, si l’économie de guerre suppose d’accélérer les cadences de production dès la phase de compétition (la « guerre avant la guerre »), il sera nécessaire d’aller encore plus vite dans les phases de contestation (la « guerre juste avant la guerre ») et d’affrontement (la guerre).

Il s’agirait donc d’anticiper une production des équipements en « mode dégradé » pour les phases aiguës de conflit. Cela suppose une préparation en amont. Quel degré de risque industriel sommes-nous prêts à accepter dans une situation où le danger principal n’est plus le risque d’accident dû au manque de fiabilité d’une pièce mais le feu ennemi ? À quelles spécifications du cahier des charges pouvons-nous renoncer pour accélérer ? Cela pourrait concerner, par exemple, la qualité des matériaux utilisés ou les délais de péremption ; il n’est pas indispensable que des munitions et obus demeurent opérationnels pendant dix ans si l’on sait qu’ils seront utilisés dans les six mois.

L’adaptation des niveaux de qualité des équipements au contexte pourrait faciliter la mobilisation de l’industrie civile, qui sera indispensable en cas d’affrontement. Dans une économie en guerre, l’ensemble des ressources civiles de la Nation sont mobilisées vers le soutien à l’effort de guerre. Cela suppose toutefois d’avoir préalablement préparé ces ressources à effectuer la bascule. Il faut donc identifier dès maintenant les outils de production et les compétences humaines qui seront mobilisables pour fabriquer des matériels ou pièces détachées, même si ceux-ci ne répondent pas à 100 % aux standards de qualité attendus en temps de paix. À cet égard, le rapporteur spécial note que l’expérience de la crise sanitaire liée à l’épidémie de covid pourrait être mise à profit, puisque des outils de production ont pu être réorientés vers la production de masques.

Le rapporteur spécial note que ce fonctionnement en « mode dégradé » est déjà expérimenté dans le cadre de certaines opérations extérieures. Ainsi les forces engagées au Sahel sont dotées de moyens de fabrication additive (imprimantes 3D) afin de fabriquer ou de réparer des pièces endommagées. Sans répondre à l’ensemble des spécifications prévues par les cahiers des charges, cette pratique est néanmoins nécessaire au MCO des équipements. Il s’agit donc bien d’une piste à explorer pour répondre aux impératifs de l’économie de guerre.

Recommandation n° 3 : Anticiper des niveaux de qualité des équipements différents en fonction de l’intensité de la phase de conflit afin de faciliter l’accélération de leur production en cas d’affrontement.


2.   Simplifier les normes réglementaires et les procédures administratives

L’accélération de la production passe aussi par la simplification des normes réglementaires et des procédures administratives. Des normes appliquées de manière indifférenciée aux activités civiles et militaires peuvent avoir un impact non négligeable sur les délais et les coûts. Cette question avait déjà été identifiée dans la Revue stratégique actualisée de 2021 : les armées « sont de façon croissante assujetties à des normes de droit qui ignorent parfois la singularité du métier militaire. La contrainte normative appliquée sans distinction aux activités ordinaires comme aux activités opérationnelles ou d’entraînement au combat risque à terme de réduire notre aptitude à l’engagement. Il faut ainsi que le droit positif appliqué aux armées soit adapté de façon nécessaire et proportionnée, afin de leur permettre de remplir leurs missions en toutes circonstances » ([13]).

Les normes en vigueur suivent souvent une logique du « risque zéro » incompatible avec la nécessité d’accélérer la production. C’est le cas pour les règles de navigabilité des aéronefs – les règles issues du domaine civil sont applicables aux aéronefs militaires en application du décret du 29 avril 2013 ([14]) –, lesquelles génèrent des contraintes excessives sur des appareils qui n’ont pas été conçus pour répondre à de telles exigences. Elles ont par exemple rendu inutilisables plusieurs centaines de milliers de pièces détachées neuves sur les Mirage 2 000, alors que leur utilisation n’aurait sans doute pas empêché les avions de voler dans des conditions de sécurité satisfaisantes.

De même, les règles de navigabilité applicables aux drones militaires semblent disproportionnées. La reconnaissance de la navigabilité d’un drone de plus de 2,5 kg implique la délivrance de deux certificats successifs, un par la DGA et un par la DSAE, après vérification de sa conformité à un ensemble de spécifications qui varient selon la taille et la masse de l’appareil. Cette phase de certification dure plus d’un an pour certains modèles. En outre, les drones militaires ne sont autorisés à voler que dans des zones inhabitées, ce qui freine leur utilisation pour les tests de qualification, la formation et l’entraînement. Sur ce point, il a été indiqué au rapporteur spécial qu’une révision de l’arrêté du 24 décembre 2013 ([15]) était en cours.

Un autre exemple a été porté à la connaissance du rapporteur spécial. Il est aujourd’hui impossible de réaliser sur le territoire français l’intégralité des tests nécessaires à la qualification de certains missiles en raison des dispositions du code du travail qui encadrent la manipulation d’explosifs. Cela oblige les industriels à tester leurs équipements à l’étranger. Il en résulte nécessairement des coûts et des délais supplémentaires, qui seraient évités si ces tests pouvaient être réalisés en France, dans des conditions de sécurité acceptables.

Les impératifs de l’économie de guerre supposent d’accepter un certain niveau, maîtrisé, de risque, et de prendre en compte les exigences de la défense dans la définition du cadre juridique en vigueur dans une multitude de domaines (code de l’environnement, droit du numérique et des données, droit du travail). Bien que l’ensemble de l’écosystème s’accorde sur cet objectif de simplification, le rapporteur spécial note que les travaux engagés sur le sujet dans le cadre des groupes de travail sur l’économie de guerre semblent assez peu avancés à ce stade.

Aussi aride et titanesque qu’il soit, il paraît opportun d’accélérer le travail d’identification des normes qui, par excès de prudence, génèrent des coûts et des délais excessifs. Cela suppose sans doute un investissement au-delà du seul ministère des armées, car nombre de ces normes lui échappent. Cet exercice permettrait de s’interroger sur la pertinence de leur maintien ou de leur abrogation. Il s’agit de pouvoir en tirer des bénéfices le plus rapidement possible.

Ce travail devra également anticiper le cadre juridique dont nous aurons besoin en cas d’affrontement majeur, en identifiant les normes applicables en temps normal dont nous pourrons nous passer durant la crise (droit de la commande publique, droit du travail, etc.). Il est vrai que la crise sanitaire liée à l’épidémie de covid a montré que l’État savait réagir très vite, notamment en procédant par voie d’ordonnance. Toutefois, il semble préférable de pouvoir discuter dès à présent des mesures que la puissance publique sera en droit de décider pour suspendre temporairement les règles de droit commun.

 


D.   Renforcer le vivier de ressources humaines nÉcessaires À la dÉfense de la nation

La disponibilité des ressources humaines est un enjeu majeur pour pouvoir accélérer et augmenter la production. Or l’industrie de défense est actuellement confrontée à un manque de main-d’œuvre qualifiée qui entrave le développement des moyens de production. Le quatrième chantier de l’économie de guerre consiste donc à mobiliser les ressources humaines de la Nation, pour remédier à la pénurie de recrutement mais aussi pour renforcer l’esprit de défense au sein de la population.

1.   Le manque de main-d’œuvre qualifiée

L’industrie de défense n’est pas épargnée par la crise du recrutement qui touche la plupart des secteurs économiques. D’après une publication de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) de juillet 2022 : « la proportion d’entreprises industrielles déclarant des difficultés de recrutement atteint 67 %, un niveau inobservé depuis 1991 » ([16]).

Le manque de main-d’œuvre qualifiée touche tous les secteurs de la défense. Durement affectée par la crise sanitaire, l’industrie aéronautique, civile et militaire, peine à réaliser les recrutements dont elle aurait besoin pour remonter en puissance. L’industrie navale doit régulièrement faire appel à des travailleurs détachés venus des pays d’Europe centrale et orientale. Par ailleurs, 86 % des entreprises de l’industrie des armements terrestres anticiperaient des difficultés pour réaliser leurs recrutements ([17]) ; structurée différemment de ses homologues, cette dernière ne bénéficie d’ailleurs pas de la dualité de ses entreprises pour résoudre les pénuries de main-d’œuvre.

Nombre d’entreprises de la BITD peinent à recruter, même celles dont les carnets de commandes sont pleins. Quelques milliers de postes sont en tension ([18]), avec des besoins de recrutement concentrés sur des métiers de niveau ouvrier ou technicien dont les compétences sont rares : soudeurs, usineurs, assembleurs, ajusteurs mécaniques, chaudronniers ou encore mécatroniciens. Cela peut aussi concerner des métiers plus spécifiques comme ceux liés à la cybersécurité. Pour certaines PME, les offres d’emploi non pourvues peuvent représenter jusqu’à 10 % de l’effectif total. Outre le recrutement, les difficultés des entreprises concernent aussi la fidélisation des personnels. Sur ce point, l’industrie de défense est confrontée à la concurrence de l’industrie civile, nationale et internationale, souvent plus attrayante, notamment pour les profils très qualifiés.

L’industrie de défense est soumise à des contraintes spécifiques :

– les chaînes de valeur de la BITD sont caractérisées par un haut degré de technologie, liée au besoin de donner aux armées un avantage opérationnel. Elles exigent donc une qualification de la main-d’œuvre plus poussée ;

– pour des raisons de sécurité, les personnes souhaitant travailler dans l’industrie de défense font l’objet de vérifications particulières, notamment quant à leur profil psychologique, ce qui réduit d’autant plus le vivier disponible ;

– les entreprises de la BITD sont implantées sur l’ensemble du territoire national, ce qui suppose de gérer des bassins d’emplois parfois complexes ;

– le secteur de la défense souffre d’un manque d’attractivité voire d’une défiance croissante de la part d’une partie de la jeunesse, en quête de sens et surtout dépourvue de culture militaire, qui souhaite se tourner vers des secteurs considérés comme plus éthiques. Ainsi les centres de formation d’apprentis qui pourraient orienter de potentiels candidats vers la défense ne sont pas toujours remplis ;

– enfin, la capacité de l’industrie de défense à maintenir les emplois dans la durée suppose, notamment pour les petites entreprises, une visibilité sur les besoins et donc sur les commandes.

2.   La nécessité de renforcer le vivier mobilisable en cas de crise

Les impératifs de l’économie de guerre imposent de résoudre le manque de main-d’œuvre qualifiée et de trouver des solutions pour permettre aux entreprises de la BITD de procéder aux recrutements nécessaires.

À très court terme, l’accélération et l’augmentation de la production peuvent, à ressources humaines constantes, passer par une augmentation du temps de travail. Il peut ainsi s’agir d’augmenter le nombre d’heures supplémentaires effectuées et de monter en cadence (par exemple, via un passage en 5x8). Il pourrait également être fait appel à des outils dérogatoires à ce que permettent les conventions collectives (travail le dimanche, voire réquisition). Néanmoins, de telles solutions, malgré leur utilité, sont nécessairement temporaires et ne permettent pas de tenir dans la durée. Augmenter le volume d’heures travaillées suppose d’augmenter le nombre de travailleurs, les opportunités permises par la robotisation ne suffisant pas à répondre aux besoins.

Dans cette perspective, les groupes de travail sur l’économie de guerre ont permis à l’écosystème de la défense de travailler sur deux pistes : la création d’une réserve industrielle, évoquée depuis l’automne, et le développement de solutions de travail intérimaire, auquel s’est plus particulièrement intéressé le rapporteur spécial.

a.   La création d’une réserve industrielle

Dans le cadre des groupes de travail sur l’économie de guerre, les industriels ont proposé la mise en place d’une réserve industrielle à laquelle il pourrait être fait appel pour accélérer et augmenter la production. Sa création devrait être proposée dans le projet de LPM, qui en définira les modalités juridiques (gestion par la DGA, statut militaire, financement, limites d’âge, habilitations), pour une mise en service dès l’automne prochain.

Selon les informations transmises au rapporteur spécial, la réserve industrielle est envisagée selon un format d’environ 2 500 personnes, qui pourra être revu à la hausse en fonction des besoins exprimés par les industriels. Elle sera composée de jeunes retraités ayant exercé dans des entreprises de la BITD, qui pourront participer à la formation des nouvelles recrues, ainsi que de spécialistes de la transformation des chaînes de production et de l’optimisation des coûts venus d’autres secteurs industriels (automobile, ferroviaire, etc.).

Les industriels seront mis à contribution pour alimenter la réserve. Il sera demandé aux entreprises d’établir un répertoire recensant l’ensemble des personnes passées dans leurs rangs et qui seraient susceptibles, sur la base du volontariat – ou, le cas échéant, de la réquisition – de rejoindre la BITD pour permettre l’intensification de la production.

b.   Le développement de solutions de travail intérimaire

Afin de pouvoir augmenter rapidement le volume de personnes aptes à venir renforcer les chaînes de production en cas de besoin, il pourrait être fait appel, en complément de la réserve industrielle, à un vivier constitué de travailleurs intérimaires.

L’industrie de la défense gagnerait à s’appuyer davantage sur l’intérim, comme le fait déjà le secteur civil. Les sociétés d’intérim, qui emploient des travailleurs pour les mettre à la disposition d’entreprises, offrent à celles qui le demandent la capacité de pouvoir mobiliser des compétences et des volumes importants dans des délais très courts. Par leur aptitude à cibler des profils spécifiques, à mobiliser des budgets et à trouver des compétences parfois rares, les sociétés de travail temporaire ont un rôle à jouer pour permettre à la BITD d’accélérer. Par ailleurs, étant les employeurs officiels des personnels intérimaires, les agences d’intérim pourraient permettre, au-delà du simple recrutement, un gain de temps dans la gestion des démarches administratives.

Il serait donc pertinent de développer un réservoir de travailleurs et de compétences au service de la BITD au sein d’un réseau de sociétés de travail temporaire, sous la forme d’un partenariat signé avec le ministère des armées ou d’un label attribué par la DGA. Le rapporteur spécial estime notamment que les CDI intérimaires seraient une solution adéquate pour alimenter un vivier. Ils permettraient de former les travailleurs en amont des pics d’activité et surtout d’anticiper les vérifications et habilitations nécessaires à leur embauche. En outre, les travailleurs seraient davantage attirés et, une fois formés et habilités, plus facilement fidélisés via des CDI plutôt que par des contrats d’intérim classiques (stabilité de l’emploi, salaire garanti entre deux missions, protection sociale renforcée, possibilité de se former et de découvrir des univers de travail différents).

À terme, les intérimaires ayant fait leur preuve auront la possibilité de faire progresser leur carrière en intégrant directement la BITD. Le rapporteur spécial regrette la disparition des « ingénieurs maison », c’est-à-dire des travailleurs qui, ayant effectué l’ensemble de leur carrière au sein d’une entreprise, avaient pu monter les échelons et acquérir des qualifications et des fonctions essentielles pour le bon fonctionnement de leur entreprise. En ce sens, il appelle à renforcer le suivi des carrières au sein de la BITD pour redonner de telles possibilités aux travailleurs.

L’organisation de ce réseau de travailleurs temporaires pourrait se faire par secteur d’activité. Il devra surtout se faire par territoire. En effet, la plupart des sociétés d’intérim disposent d’un maillage territorial relativement fin, qui leur permettrait de mobiliser des compétences au plus près des sites de production de la BITD implantés sur l’ensemble du territoire. Le financement du vivier et notamment des formations pourra être partagé par le budget des ministères des armées mais aussi par Pôle emploi, car cette solution contribuera également aux créations d’emplois et à la diminution du chômage.

Recommandation n° 4 : Développer des solutions de travail intérimaire pour renforcer le vivier de travailleurs qualifiés à la disposition de l’industrie de défense en cas d’accélération des cadences de production.

Outre l’intérim, le développement de la dualité pourrait aussi contribuer à résoudre la pénurie de main-d’œuvre. Certaines entreprises exerçant uniquement des activités civiles seraient en effet capables de se diversifier. En identifiant ces entreprises et en les aidant, si elles le souhaitent, à se projeter dans une bascule vers le militaire en cas de nécessité, on favoriserait le redéploiement de personnels civils vers des chaînes de production militaires.

Enfin, les difficultés de main-d’œuvre qualifiée au sein de l’industrie de défense pourraient être résolues par le développement de nouvelles formations. À cet égard, il appartient aux grands groupes de la BITD d’identifier les compétences dont leur écosystème a besoin. C’est dans cette logique qu’a été créé, en 2017, le Campus des industries navales, association qui vise à organiser l’emploi, la formation et les compétences au service de la filière des industriels de la mer. En 2021, Nexter a également créé, à La Chapelle-Saint-Ursin, à proximité de son site de production de munitions, un nouveau centre de formation en pyrotechnie. De telles initiatives doivent être valorisées et encouragées.

Le rapporteur spécial a toutefois conscience que les solutions proposées prendront nécessairement du temps pour être mises en œuvre, en contradiction avec le besoin d’accélérer. La mobilisation de solutions « RH » ne suffira donc pas et doit s’accompagner d’une réelle prise de conscience collective.

3.   Renforcer l’esprit de défense au sein de la population

Le déroulement des combats en Ukraine a montré l’importance des forces morales d’une Nation, à la fois chez les combattants et chez les civils. Ce n’est pas une armée qui gagne une guerre, c’est un pays tout entier, avec le soutien de l’ensemble de sa population.

Or, depuis la fin du service militaire, un fossé s’est creusé entre les citoyens et les armées. Les jeunes générations ne sont plus acculturées à la chose militaire. Elles n’ont pas conscience des risques d’affrontement majeur et des impératifs de l’économie de guerre. Selon plusieurs personnes auditionnées par le rapporteur spécial, cette déconnexion est sans doute davantage le fruit d’une indifférence et d’une méconnaissance que d’une réelle hostilité. Elle est toutefois réelle et doit être comblée.

Le rapporteur spécial est convaincu de la nécessité de renforcer le lien entre les armées et la Nation. L’esprit de défense ne se décrète pas ; il doit être préparé et cultivé, en sensibilisant la population aux dangers qui nous entourent. C’est d’abord le rôle de l’Éducation nationale, notamment à travers les cours d’histoire et d’éducation civique, de contribuer à cultiver l’esprit de défense chez les jeunes générations.

Pour renforcer les liens entre les armées et la Nation, l’écosystème de défense dispose aussi de la réserve opérationnelle, pour laquelle le Président de République a annoncé un doublement des effectifs et une refonte attendue dans le projet de LPM. Il doit aussi s’appuyer sur l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), dont l’une des missions est de diffuser cet esprit de défense dans l’ensemble de la société, y compris auprès des plus jeunes.

Enfin, le renforcement des liens entre les armées et la Nation peut aussi s’appuyer sur le service national universel (SNU). Le rapporteur spécial y voit non seulement un moyen de rapprocher les jeunes générations des enjeux de la défense, mais aussi un moyen d’orienter les volontaires vers les secteurs de la BITD en manque de main-d’œuvre. La généralisation du SNU, si elle était décidée, pourrait ainsi permettre un accompagnement des jeunes lycéens ou étudiants vers l’industrie civile et militaire, afin de contribuer à renforcer le vivier de main-d’œuvre à la disposition des entreprises de la BITD confrontées à une accélération des cadences.

Ainsi que l’indiquait le Président de la République : « La force morale d’une Nation, c’est aussi sa volonté de se donner les moyens de se défendre. C’est une industrie de l’armement reconnue pour son rôle majeur, par nos concitoyens » ([19]).

 


II.   ASSURER L’ACCÈS DE L’INDUSTRIE DE DÉFENSE AUX FINANCEMENTS

Compte tenu de la montée en puissance attendue de l’industrie de défense en vue de l’économie de guerre, le financement de la BITD est un enjeu majeur. Les petites entreprises de l’industrie de défense ne seront en mesure de produire davantage, plus rapidement et dans la durée que si elles disposent de financements solides.

Or, depuis quelques années, les entreprises du secteur de la défense sont confrontées à des difficultés d’accès aux financements croissantes. En 2020, les groupements industriels, notamment le Groupement des industries françaises de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres (Gicat), avaient alerté publiquement sur le sujet. En 2021, le sujet avait fait l’objet d’une mission « flash » de la commission de la défense de l’Assemblée nationale, confiée à Françoise Ballet-Blu et Jean-Louis Thiériot, dont le rapport ([20]) avait contribué à éveiller les consciences.

Au moment où l’on demande à la BITD d’accélérer, et alors que nombre d’entreprises sont confrontées à une hausse significative du coût des matières premières et du prix de l’énergie, il a semblé indispensable au rapporteur spécial d’actualiser les constats dressés il y a deux ans. L’économie de guerre impose que soit assuré l’accès de l’industrie de défense aux financements de structure, de développement et d’investissement.

A.   Les petites entreprises de l’industrie de dÉfense demeurent confrontÉes À des difficultÉs d’accÈS aux financements

Les travaux du rapporteur spécial l’amènent à considérer que les entreprises de la BITD demeurent confrontées à des difficultés d’accès aux financements. Ce constat concerne peu les grands donneurs d’ordre, qui disposent de fonds propres plus confortables et qui signent de plus gros contrats. Il concerne avant tout les PME, dont l’accès aux marchés financiers est limité et qui sont donc plus dépendantes du crédit bancaire, ainsi que les start-ups, confrontées à un manque structurel de capital-risque.

Il est certes difficile d’étayer précisément ce constat. En effet, les petites entreprises confrontées à des difficultés de financement préfèrent rester discrètes. Elles n’ont pas intérêt à attirer publiquement l’attention des investisseurs ou de leurs concurrents sur leurs vulnérabilités, ni à rompre avec leur banque dont elles ont besoin au quotidien. Peu de cas sont donc portés à la connaissance du public. Il semble probable que les entreprises qui voient leurs projets de développement définitivement bloqués demeurent une minorité. En 2021, un rapport du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) concluait ainsi que le financement de la BITD restait « globalement préservé à ce stade ».

Néanmoins, les difficultés sont réelles. L’intégralité des personnes auditionnées par le rapporteur spécial – à une exception notable – ont reconnu une tendance au durcissement des conditions de financement de la BITD. Cela avait été reconnu publiquement par le délégué général pour l’armement lors d’une audition à l’Assemblée nationale ([21]) mais aussi plus récemment par le ministre des armées ([22]). Cette analyse est également partagée par la Cour des comptes dans un récent rapport : « [l]es groupements professionnels ont fait état des difficultés pour obtenir des financements auprès des banques. Le financement des exportations de matériel militaire, voire plus généralement le financement du secteur militaire, se trouve confronté » à des difficultés de plus en plus grandes ([23]).

Les refus de financement les plus visibles sont relatifs au financement des exportations de matériel militaire : refus d’assurance export, refus de crédit export ou encore refus de réceptionner un paiement en provenance du pays client. Même Bpifrance Assurance Export a parfois du mal à trouver des banques prêtes à financer des opérations d’exportation. Selon la Cour des comptes, le Comité Richelieu, une association professionnelle fédérant les PME d’innovation et de croissance, « a fait état de difficultés pour 90 % de ses membres, liées à des destinations et/ou à des acheteurs » ([24]). Or l’export est vital pour l’industrie de défense (50 % du chiffre d’affaires de la BITD terrestre) et pour le financement de l’économie de guerre.

Le manque d’accès aux financements concerne toutefois l’ensemble des besoins que peuvent exprimer les petites entreprises. S’agissant du secteur bancaire, le rapporteur spécial s’est vu présenter, à l’oral comme à l’écrit, des preuves formelles qui attestent de demandes de crédit refusées par des banques. Il lui a même été signalé un refus d’une ouverture de compte. Pour certains établissements, une trop forte exposition au secteur de la défense (plus d’un certain pourcentage du chiffre d’affaires) est un motif de refus, de même que le caractère létal d’un équipement voire le contact direct d’une pièce avec une arme (par exemple une pièce d’interface située sous l’aile d’un avion de combat).

S’agissant des investissements en capital, de plus en plus de fonds ont tendance, dans leur règlement, à limiter voire à interdire des participations dans des entreprises du secteur. Les start-ups ont quant à elles du mal dans les phases de pré-amorçage (pre-seed) et d’amorçage (seed). Les exclusions tendent même à s’étendre au domaine de l’assurance, certaines compagnies n’hésitant plus à refuser le renouvellement des contrats qui les lient à des entreprises de la BITD, parfois depuis plus d’une décennie, lorsque ceux-ci arrivent à échéance. Le secteur de la défense est ainsi traité de la même manière que des secteurs ou activités nuisibles tels que les jeux d’argent, le tabac, la pornographie – ce que l’ancienne ministre des armées avait justement dénoncé ([25]).

Plusieurs auditions ont également révélé au rapporteur spécial une proportion croissante d’entreprises qui cessent leurs activités duales – civiles et militaires – ou qui abandonnent leurs projets d’étendre leur activité à la défense par peur de perdre leurs investisseurs ou l’accès à des dispositifs de soutien européens. Ainsi le rapporteur spécial s’est vu présenter des cas d’entreprises dont la demande de crédit était refusée par leur banque au motif qu’elles exercent dans le domaine de la défense alors que leur activité portait, pour l’une d’elles, sur la fabrication de batteries électriques.

1.   Les spécificités de l’industrie de défense, souvent méconnues, peuvent compliquer son financement

Une partie des difficultés d’accès aux financements de la BITD provient de ses caractéristiques propres. En effet, les spécificités de l’industrie de défense, souvent mal connues ou mal comprises, peuvent engendrer des réticences de la part des banques ou des investisseurs.

Le secteur de la défense est caractérisé par des cycles industriels longs et pas toujours compatibles avec la durée de vie des investissements en capital. En moyenne, les investisseurs attendent un retour sur investissement rapide, entre cinq et sept ans. Or les délais des grands programmes d’armement peuvent parfois durer une quinzaine d’années (chars lourds, avions de combat, sous-marins, porte-avions). En outre, les entreprises, même soutenues par l’État, doivent supporter des coûts de recherche, de développement et de mise en production sans obtenir de revenus immédiats, et même parfois sans la garantie d’en obtenir, en raison des obstacles à l’achèvement de certains programmes ou des éventuelles difficultés à l’export.

Par ailleurs, les entreprises de l’industrie de défense sont fortement encadrées par l’État. L’article L. 2332-1 du code de la défense prévoit que « les entreprises qui se livrent à la fabrication ou au commerce de matériels de guerre, armes, munitions » ne peuvent fonctionner « qu’après autorisation de l’État et sous son contrôle ». En conséquence, l’État, notamment via l’Agence des participations de l’État, est un actionnaire important voire dominant des entreprises de la BITD. Or la présence de l’État au capital d’une entreprise peut freiner les investisseurs souhaitant influencer la gestion de l’entreprise.

De la même manière, l’État peut contrôler les conditions de vente d’une entreprise stratégique et s’opposer à un rachat par un investisseur étranger. Ainsi l’article L. 151-3 du code monétaire et financier prévoit que « [s]ont soumis à autorisation préalable du ministre chargé de l’économie les investissements étrangers dans une activité en France qui, même à titre occasionnel, participe à l’exercice de l’autorité publique ou […] aux intérêts de la défense nationale » et que cette autorisation « peut être assortie le cas échéant de conditions visant à assurer que l’investissement projeté ne portera pas atteinte aux intérêts nationaux ». Ces dispositions sont susceptibles d’affecter la liquidité des investissements dans une entreprise de la BITD et de freiner les investisseurs craignant de ne pouvoir sortir facilement du capital de cette entreprise.

Enfin, l’industrie de défense est pour une large part dépendante de la commande publique. L’État est souvent le principal client des entreprises de la BITD. Or ses décisions d’acquisition d’équipements peuvent obéir à des considérations budgétaires ou politiques susceptibles d’emporter de lourdes conséquences. Une réduction des crédits affectés à un programme ou une diminution généralisée du budget de la défense ont par le passé pu conduire l’État à reporter voire à annuler des commandes. Des revirements géopolitiques ont aussi pu remettre en cause des opérations d’exportation, comme l’annulation par l’Australie du contrat conclu avec Naval group pour la fabrication de douze sous-marins au profit d’un rapprochement avec les États-Unis et le Royaume-Uni.

Ces spécificités de l’industrie de défense, combinées au fait que ce secteur ne possède pas un poids ou un intérêt commercial par rapport aux autres secteurs économiques tels qu’ils le rendraient incontournable, expliquent en partie pourquoi les banques et fonds de capital-investissement ne la considèrent pas comme une cible d’investissement privilégiée. Il est d’ailleurs de pratique constante pour la DGA de conseiller aux petites entreprises de la défense d’être duales, c’est-à-dire de développer des applications à la fois militaires et civiles, afin de rassurer les donneurs d’ordre et les investisseurs.

2.   Des difficultés de financement renforcées par la prise en compte croissante de critères extra-financiers

L’intensification des difficultés d’accès aux financements des entreprises de la BITD provient surtout de la prise en compte de critères extra-financiers et d’une tendance croissante à l’exclusion du secteur de la défense.

a.   La complexité des règles de conformité pèse sur les petites entreprises

Les établissements bancaires, du moins leurs dirigeants et les chargés de clientèle, ne s’opposent pas par principe au financement de la défense. La plupart affirment au contraire leur attachement au financement de ce secteur. Néanmoins, on constate bien une certaine « frilosité » des services chargés de vérifier la conformité compliance ») des projets à financer à la réglementation relative à la lutte contre la corruption, le trafic d’influence, le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme, qui se double chez certains représentants locaux d’un manque de familiarité avec les spécificités du financement de la défense.

Depuis 2016, la loi dite « Sapin 2 » ([26]) prévoit que les dirigeants de toute société « employant au moins cinq cents salariés [...], et dont le chiffre d’affaires ou le chiffre d’affaires consolidé est supérieur à 100 millions d’euros sont tenus de prendre les mesures destinées à prévenir et à détecter la commission, en France ou à l’étranger, de faits de corruption ou de trafic d’influence ». Ces dispositions ont imposé aux banques de se doter de contrôles internes plus exigeants afin de s’assurer de la conformité de leurs procédures et des projets qu’elles financent au cadre national, européen et international en vigueur.

La réglementation étant complexe, les banques imposent aux demandeurs de crédits des procédures de plus en plus lourdes et sont conduites à demander un grand nombre d’informations, parfois sensibles, pour se prémunir contre d’éventuelles accusations de violation des dispositions en vigueur. Cela est encore plus vrai pour les demandes de financement d’opérations d’exportation, qui concernent parfois des pays à faible sécurité financière et présentant un risque de corruption plus élevé. Les petites entreprises subissent plus durement cet alourdissement des procédures. À l’inverse des grands groupes, elles disposent d’équipes plus réduites pour monter les dossiers de financement et veiller à la bonne application des réglementations. Faute de satisfaire aux exigences des services des banques chargés de la conformité, elles peuvent voir leurs projets d’exportation et leurs perspectives de développement entravés.

Si l’on ne peut pas reprocher aux banques d’appliquer la réglementation, force est de constater qu’elles tendent à appliquer les règles de conformité plus strictement qu’elles ne le devraient. Cette « sur-conformité » résulte principalement de l’extraterritorialité du droit américain, notamment des réglementations anti-corruption et relatives aux embargos, que les États-Unis n’hésitent pas à utiliser comme des outils protectionnistes. Compte tenu de leur besoin vital d’accès au financement en dollars et des risques financiers encourus en cas de violation des règlementations américaines ([27]), les grandes banques françaises et européennes sont attentives à les respecter. Or celles-ci sont parfois incertaines, puisque certains revirements de jurisprudence de l’Office of foreign assets control ([28]) ont eu des effets rétroactifs, ce qui pousse les banques à faire preuve d’une plus grande vigilance.

Les grandes banques sont d’autant plus prudentes qu’elles doivent appliquer les règles de conformité nationales et européennes lorsqu’une opération implique un prêteur non français. En outre, elles ont affaire à des législations nationales sur le contrôle des armes qui ne se recoupent pas et qui varient régulièrement. En conséquence, elles ont tendance à s’aligner sur les règles les plus contraignantes par crainte d’un renforcement de la législation dans les autres pays.

Le risque de conformité tend ainsi à peser plus lourdement que le risque de crédit. Si ces pratiques n’entravent pas les opérations portées par les grands groupes, dont les montants et les perspectives de croissance sont plus importants, elles se font au détriment des petites entreprises, pour lesquelles il n’est pas toujours rentable d’engager des procédures de vérification longues, complexes et coûteuses, ni de prendre trop de risques.

b.   Le refus de tout risque d’atteinte à la réputation

Outre les règles de conformité, les banques et les fonds d’investissement en capital sont aussi pris au piège et empêchés de jouer leur rôle par des lobbies qui les incitent, souvent de manière agressive, à se désinvestir du secteur de la défense sur le fondement de raisons éthiques.

De plus en plus, certaines organisations issues de la société civile, notamment des organisations non gouvernementales (ONG), ne se limitent plus à dénoncer les industriels de la défense mais stigmatisent aussi les banques et fonds qui les financent. Elles cherchent à identifier l’exposition à la défense des établissements bancaires et financiers et mènent des campagnes de dénigrement à leur encontre. Ces attaques en règle, très bien organisées, sont souvent relayées par les médias, ce qui contribue à alimenter le buzz négatif.

Le rapport de la mission « flash » menée par Françoise Ballet-Blu et Jean-Louis Thiériot évoquait déjà les controverses sur l’utilisation d’armes françaises au Yémen ainsi que les rapports d’Amnesty international dénonçant les exportations françaises d’armements vers l’Égypte. On peut aussi citer le rapport « Don’t Bank on the Bomb », publié annuellement par l’ONG Pax, qui dénonce la production et le financement des armes nucléaires.

Ces pressions ont un effet sur les stratégies d’investissement des banques et des sociétés de gestion d’actifs, qui sont plus attentives à ce qui est jugé vertueux par les organisations de la société civile. En réaction, elles sont tentées de limiter leurs participations dans des entreprises du secteur de la défense, afin d’éviter tout risque de stigmatisation ou d’atteinte à leur réputation.

Les établissements bancaires se sont tous dotés d’une politique sectorielle relative au secteur de la défense. Ces politiques, qui font souvent référence à la notion floue d’« armes controversées », se caractérisent par une absence totale d’uniformité, puisque chaque banque dispose d’une vision des risques spécifique, souvent subjective et susceptible d’évoluer unilatéralement. Le rapporteur spécial publie une liste d’exemples représentatifs en annexe du présent rapport. Il a préféré ne pas mettre en avant de manière nominative les « bons élèves », afin de ne pas leur faire de mauvaise publicité. Cela devrait pourtant être l’inverse : l’investissement doit redevenir la règle et l’exclusion l’exception.

 

 

L’interdiction des « armes controversées »

 

Les banques, fonds d’investissements et compagnies d’assurance font de plus en plus référence, dans leurs clauses d’exclusion, aux armes interdites et « controversées » ou « sensibles ». Sont ainsi exclues des financements toutes les entreprises impliquées dans la chaîne de valeur des armes en question.

 

Le concept d’armes interdites est juridiquement défini. Les traités internationaux signés et ratifiés par la France interdisent ainsi la production des mines antipersonnel (convention d’Ottawa de 1997), des armes à sous-munitions (convention d’Oslo de 2008), des armes chimiques (convention de 1993) ou encore des armes biologiques (convention de 1972). Toute entreprise qui produirait ce type d’armements en France tomberait immédiatement sous le coup de la loi.

 

À l’inverse, les concepts d’armes « controversées » ou « sensibles » sont flous, sans définition précise. Ils sont appréciés par les ONG et les militants du désarmement, car ils leur permettent d’y inclure ce qu’ils souhaitent. Utilisés par les établissements financiers, ils constituent des outils de communication et de marketing qui les aident à soigner leur image, tout en leur permettant de moduler leurs stratégies en fonction de leurs intérêts.

 

Ces concepts peuvent englober de nombreuses autres catégories d’armes : armes nucléaires, armes à uranium appauvri, armes à phosphore blanc, armes à énergie dirigée, systèmes d’armes létaux autonomes. Peut ainsi être interdite toute arme qui fait polémique par son utilisation et non par sa nature (a contrario, les mines antipersonnel sont interdites par la communauté internationale car leur nature ne permet pas de discriminer l’adversaire en faisant la différence entre un ennemi, un ami ou un civil).

 

Ils font aussi référence à des traités internationaux non ratifiés par la France, comme par exemple le traité d’interdiction des armes nucléaires, ce qui a pour effet d’exclure toutes les entreprises participant à la dissuasion. On peut se demander quelle est la légitimité de sociétés privées pour remettre en cause la dissuasion, qui une constante de la politique étrangère de notre pays depuis plus de soixante ans, alors même que la France a souverainement choisi de ratifier un autre traité international, le traité de non-prolifération des armes nucléaires.

 

Rien n’interdit aux sociétés de gestion financière, dans leur politique de responsabilité sociale et environnementale et dans leurs stratégies d’investissement, d’aller plus loin que le droit international. Le rapporteur spécial regrette toutefois que les stratégies d’influences des ONG et le désinvestissement qui en résulte concernent exclusivement l’industrie de la défense européenne.

 

Outre les banques, de plus en plus de fonds d’investissement s’interdisent, dans leur règlement, toute participation dans des entreprises exerçant tout ou partie de leurs activités dans la défense. Ainsi, le fonds norvégien KLP s’est explicitement désengagé des entreprises impliquées directement ou indirectement dans la fabrication d’armes « contraires aux principes humanitaires fondamentaux », ce qui l’a notamment conduite à inscrire Thalès et Dassault Aviation sur sa « liste noire ».

À ce titre, le rapporteur spécial souligne que les statuts de la Banque européenne d’investissement (BEI) lui interdisent de financer le secteur de la défense. Ils l’autorisent à investir dans des projets de « sécurité et défense » (strategic European security initiatives), mais excluent tout investissement dans des projets purement militaires (core military use). Cette exclusion entraîne de nombreux effets pervers. Le Fonds européen d’investissement étant lui-même une filiale de la BEI, il lui est impossible de soutenir des PME du secteur de la défense. Les statuts de la BEI orientent également une partie des stratégies d’investissement des fonds privés.

c.   La montée en puissance de la finance « durable »

Les sociétés de gestions d’actifs financiers et les investisseurs institutionnels sont aussi de plus en plus attentifs à privilégier les entreprises et les secteurs les plus éthiques au regard de critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG). Or, en France comme au niveau de l’Union européenne, on assiste à un grand mouvement de transformation vers une économie et des financements socialement responsables et « verts » (plus respectueux de l’environnement). Le fonds souverain norvégien, le plus grand fonds de pension du monde, s’est ainsi désengagé du secteur de charbon et a placé sur sa liste noire un certain nombre d’entreprises accusées de porter une atteinte grave aux droits de l’Homme ou à l’environnement.

Cette évolution résulte à la fois de la prise en compte des préoccupations des investisseurs et des demandes de la société civile, mais aussi des orientations politiques fixées par les autorités publiques. En France, par exemple, a été créé le label ISR (pour « investissement socialement responsable ») qui doit permettre aux investisseurs de s’assurer que leurs choix d’investissement ne sont pas uniquement dictés par des considérations de rentabilité de court terme mais prennent également en compte des critères extra-financiers, comme le respect de l’environnement, le bien-être des salariés dans l’entreprise ou la bonne gouvernance de cette dernière.

Ces évolutions vont évidemment dans la bonne direction. Les atteintes aux droits fondamentaux et les risques liés au changement climatique appellent une réponse forte de la part des autorités publiques comme des investisseurs. Toutefois, elles ne sont pas sans effet sur l’industrie de défense. En effet, l’investissement dans les entreprises du secteur de la défense n’étant pas encouragé, il s’en trouve de fait défavorisé par rapport à d’autres secteurs jugés plus éthiques. Or l’investissement socialement responsable n’est plus un simple modèle alternatif, mais représente une part significative des actifs distribués et pourrait rapidement devenir majoritaire sur les marchés financiers.

Par ailleurs, plusieurs projets de texte discutés au sein des instances de l’Union européenne ont ou ont eu pour intention d’aller plus loin, au risque d’exclure explicitement le secteur de la défense des investissements jugés acceptables :

– dans le cadre établi par le règlement « taxonomie verte » ([29]), qui habilite la Commission européenne à établir, par voie d’actes délégués, une classification des activités économiques afin d’orienter les investissements vers celles qui peuvent être considérées comme « durables », le règlement délégué du 4 juin 2021 ([30]) se contente de ne pas mentionner la défense ;

– la réglementation pourrait toutefois inclure une « taxonomie sociale » visant à favoriser les activités économiques offrant des retombées non seulement environnementales mais aussi sociales, pour promouvoir les entreprises contribuant à l’amélioration de la qualité de vie, au respect des droits humains ou encore à l’égalité entre les femmes et les hommes. Dans ce cadre, un groupe d’experts travaillant pour la Commission européenne a proposé en juillet 2021 que soient exclus les secteurs ou activités nuisibles tels que les jeux d’argent, le tabac, la pornographie mais aussi les armes ;

– en parallèle, dans le cadre des travaux sur un écolabel européen ([31]), qui repose lui aussi sur une taxonomie des activités économiques considérées comme durables, il a été proposé d’exclure des fonds labellisés les entreprises qui tireraient plus de 5 % de leur chiffre d’affaires de la production ou de la vente d’armes conventionnelles ou d’équipements militaires utilisés pour le combat.

L’action de la France auprès de la Commission européenne ainsi que le nouveau contexte stratégique résultant de l’invasion de l’Ukraine par la Russie ont conduit les instances européennes à suspendre ces projets d’exclusion du secteur de la défense de la taxonomie sociale, qui n’a pas vocation à être adoptée avant plusieurs années, et de l’écolabel, dont l’horizon d’adoption est plus rapproché. La neutralité du cadre réglementaire vis-à-vis du secteur de la défense est donc pour le moment assurée. Il convient toutefois de rester vigilant, car ces projets sont seulement en suspens et les lobbies qui les soutiennent demeurent actifs. Ils sont d’ailleurs présents au sein même de l’administration européenne, certains n’hésitant pas à défendre leurs propres principes au détriment de l’autonomie stratégique de l’Union.

 


B.   La nÉcessitÉ de faire Évoluer le regard portÉ sur l’industrie de dÉfense

Améliorer l’accès des entreprises de la BITD aux financements bancaires et aux investissements en capital suppose de réhabiliter l’image de l’industrie de défense. Cela exige un engagement plus affirmé de l’État et de l’écosystème de défense.

À cet égard, l’invasion de l’Ukraine par la Russie pourrait changer la donne. En obligeant les investisseurs à porter un regard différent sur l’industrie de défense, mais aussi en renforçant les débouchés sur les marchés de l’armement, la guerre tend à infléchir les tendances qui prévalaient auparavant.

Des changements de discours ont été opérés à la tête de certains États membres de l’Union jusqu’ici plutôt réservés. Ainsi, l’Allemagne a annoncé, dès le 27 février 2022, qu’elle investirait 100 milliards d’euros sur des projets militaires de manière à atteindre un budget de la défense à hauteur de 2 % de son produit intérieur brut. Ces annonces ont eu un effet d’entraînement sur le secteur privé. Ainsi, la banque allemande Commerzbank a indiqué vouloir flécher des capitaux vers l’industrie de l’armement.

L’amélioration dans les discours reste désormais à confirmer dans des actes. Sur ce point, il a été signalé au rapporteur spécial que le regard des banques françaises sur l’industrie de défense a jusqu’ici peu évolué. En outre, si les projets d’exclusion de la défense de la taxonomie sociale et de l’écolabel européen ont été ajournés, ils l’ont davantage été pour des raisons de calendrier politique que pour une évolution sur le fond. Le sujet est donc toujours pendant et la vigilance reste de mise.

1.   Cesser d’être naïfs face à nos compétiteurs

Il existe deux catégories d’opposants à l’industrie de défense et au commerce des armes. Il y a, d’un côté, les idéalistes, ceux qui estiment que, dans le monde d’après, il n’y aura plus de guerre. On peut les comprendre : il est vrai que, dans un monde idéal, il ne devrait pas y avoir de guerre et qu’il ne faudrait pas investir dans la défense. Il existe aussi, d’un autre côté, des personnes ou des organisations sinon téléguidées du moins influencées par nos compétiteurs. Ceux-là sont des adversaires, qui ne veulent pas d’une France ou d’une Europe puissante.

Le groupe Vauban dénonçait ces adversaires en ces termes : « [f]orcément coupable de corruption, forcément auxiliaire des dictateurs et autres génocidaires, forcément nuisible à toute société, l’industrie d’armement ne doit plus être financée, ni pour la R&D ni pour la production et a fortiori pour l’exportation. Banques, assurances, bourses : toutes ces sociétés de gestion financière tremblent désormais devant l’ONG ; peu importe au fond que les financements de celle-ci soient opaques, que ses campagnes ne soient qu’orchestrées que dans les pays où elles sont tolérées et non dans les pays qui en auraient le plus besoin (Chine, Corée du Sud, Turquie, Russie, Biélorussie, Ukraine, Serbie et Israël) et que leurs analyses et informations soient fausses et infondées presque systématiquement, seule l’image compte » ([32]).

Il convient de ne pas sous-estimer la guerre d’influence qui sous-tend les débats relatifs aux règles de conformité ou au respect des critères ESG. Si les ONG ont toute leur place dans nos régimes démocratiques, elles ont aussi un pouvoir d’emprise sur nos opinions publiques. Il n’est pas question de jeter la suspicion sur l’ensemble des organisations agissant au nom de la protection de l’environnement, mais on sait que certaines d’entre elles ont été soutenues par la Russie afin de maintenir la dépendance européenne vis-à-vis du gaz russe ([33]). Cela procède pour Moscou de la même stratégie que les campagnes de désinformation lancées au Sahel pour alimenter le sentiment anti-français.

Il serait d’ailleurs naïf de ne regarder qu’à l’est et de croire que tous nos compétiteurs ne développent pas des stratégies d’influence similaires. En matière de guerre économique, il n’y a pas d’alliés, uniquement des intérêts. Il est très simple de remarquer que les principaux concurrents de la France et des États-membres de l’Union européenne à l’export ne sont pas confrontés aux mêmes difficultés que nous en termes d’image ou d’accès aux financements de leur industrie de défense. Beaucoup de fonds d’investissement étrangers ne placent pas l’éthique au même endroit selon qu’ils investissent dans leur pays ou ailleurs ([34]).

De plus en plus, nous nous laissons imposer des contraintes que les autres ne s’appliquent pas à eux-mêmes – les institutions européennes ont à cet égard une responsabilité particulière. Derrière certains discours qui se présentent comme éthiques se cache en réalité un lobbying très important d’industries financières qui cherchent à prendre des parts de marché. Or les décisions d’investissement des sociétés de gestion financière sont soumises à un fort biais local. En touchant à l’industrie de la gestion d’actifs, on déplace l’épargne et on la réoriente vers d’autres entreprises. En favorisant des sociétés de gestion d’actifs extra-européennes, on pénalise les entreprises européennes.

La difficulté ne vient pas tant du discours des organisations issues de la société civile en lui-même, mais du fait que celui-ci n’a de conséquences qu’en Europe. Comme l’indiquaient les conclusions d’une mission d’information de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale en 2020, les campagnes de dénonciation des ONG, outre les informations fausses ou infondées qu’elles peuvent véhiculer, sont précisément tolérées dans les pays démocratiques où les demandes des ONG sont les plus reconnues et les plus mises en application. Ainsi, la France « est bien plus souvent ciblée que ses partenaires par les critiques des ONG, sans que sa part dans les exportations ne le justifie » ([35]).

Pour entrer en économie de guerre, il faut donc faire preuve de plus de lucidité face à nos compétiteurs et assumer l’impératif d’accès des entreprises de la BITD aux financements de structure, de développement et d’investissement dont elles ont besoin.

2.   Protéger notre souveraineté et notre autonomie stratégique

La BITD est une condition nécessaire à notre autonomie stratégique. Les investisseurs qui choisissent de financer le secteur de la défense doivent être encouragés et reconnus car ils soutiennent notre souveraineté. L’industrie de défense est le gage de la liberté d’approvisionnement de nos forces, de la liberté d’emploi de nos équipements, de l’autonomie dans notre capacité à les entretenir et à les modifier et de notre capacité à exporter. Ces atouts sont à protéger compte tenu des tensions géopolitiques croissantes.

Il est vital de financer la défense pour éviter la disparition de sous-traitants stratégiques pour nos chaînes de valeur et les pertes de compétences. Les petites entreprises de la BITD bénéficient pour cela du soutien de la DGA et de la solidité des grands groupes, qui sont attentifs à ce que les sous-traitants ne se retrouvent pas trop en difficulté et puissent maintenir leur activité. Elles doivent aussi pouvoir compter sur les établissements bancaires et disposer d’un accès équitable aux fonds d’investissement en capital.

Il est tout aussi essentiel que l’industrie de défense puisse financer ses opérations d’exportation. L’export est un important levier de développement des entreprises. Il ouvre aussi la voie à des économies d’échelle qui permettent de réduire le coût de la défense pour les finances publiques. De l’export dépend donc notre capacité à financer notre ambition d’entrer en économie de guerre.

Il s’agit surtout de protéger nos petites entreprises contre les risques de rachat par des investisseurs étrangers. Les entrepreneurs qui se voient refuser des solutions bancaires ou qui peinent à trouver des financements en capital sont de facto tentés par l’attrait des capitaux étrangers. La conséquence directe pour la France est une diminution de son autonomie stratégique. Le rapporteur spécial a par exemple pu auditionner Aleph Networks, une start-up spécialisée dans la recherche de données sur le dark web, qui n’a pas caché sa difficulté à trouver des capitaux français et à ne pas céder aux offres étrangères, malgré sa volonté assumée de rester installée en France.

Le contrôle par l’État des investisseurs non européens prenant des parts dans une entreprise stratégique pour la défense ou la sécurité a certes pu empêcher certains rachats. Ainsi, en 2020, le projet de rachat de Photonis, un des spécialistes mondiaux de la vision nocturne et de l’optique militaire, par le groupe américain Teledyne Technologies – concurrent de Lynred, la filiale de Safran et Thales numéro deux mondial de la vision infrarouge – a pu être empêché. La même année, la mobilisation de Definvest pour monter au capital de Preligens a permis que cette PME spécialisée dans l’analyse de données basée sur l’intelligence artificielle ne soit rachetée par In-Q-Tel, le fonds d’investissement de la CIA.

Néanmoins, d’autres entreprises du secteur de la défense sont tombées sous le contrôle d’investisseurs étrangers. En 2018, le fabricant de pistolets et munitions Manurhin a été racheté par le groupe de défense des Émirats arabes unis (Emirates defense industries company). En janvier 2023, la société Exxelia, une ETI spécialisée dans la production de composants électroniques complexes, essentiels pour des équipements militaires tels que les sous-marins nucléaires d’attaque, les Rafale ou encore pour les lanceurs Ariane 5 et 6, a été racheté par le groupe américain Heico. La DGA avait alors indiqué n’avoir trouvé aucune offre française « à la hauteur » mais que l’État s’était vu attribuer une action spécifique (« golden share »). Un certain nombre de PME familiales dont les dirigeants approchent de l’âge de la retraite pourraient connaître des sorts similaires dans les années à venir.

S’agissant des prises de contrôle par des investisseurs étrangers, le rapporteur spécial tient à alerter sur la situation de Segault, une PME qui fabrique des robinetteries marines équipant les chaufferies des sous-marins nucléaires et du porte-avions Charles-de-Gaulle, et fournisseur stratégique de Naval group. Sa maison-mère Velan ayant été rachetée en février par la société texane Flowserve, la société pourrait passer sous capitaux américains. Il est de la responsabilité de l’État de tout mettre en œuvre pour que les entreprises et leurs compétences ne tombent pas sous le contrôle de nos compétiteurs.

Le rapporteur spécial note que la BITD est marquée par un niveau de fragmentation élevé. La restructuration de certaines filières, notamment sous forme de consolidation de petites entreprises, pourrait s’avérer pertinente, à la fois pour se protéger des stratégies de prédation et pour gagner des marchés à l’export. L’ETI Aresia que le rapporteur spécial a pu auditionner, née du regroupement d’une demi-douzaine de PME, a pu gagner en robustesse ainsi qu’en capacité d’innovation et se positionne désormais en leader européen dans les systèmes d’emport de carburant et de munitions au bénéfice des grands groupes aéronautiques civils et militaires.

Les grands groupes partagent une part de responsabilité dans la préservation de notre autonomie stratégique. À ce titre, le rachat d’Aubert & Duval, une ETI spécialisée dans les alliages métallurgiques complexes, par un consortium d’entreprises mené par Safran, Airbus et Tikehau Capital, et non par des investisseurs étrangers, a permis à l’industrie aéronautique de sécuriser l’approvisionnement de plusieurs composants complexes utilisés notamment dans les moteurs des avions de ligne d’Airbus et des Rafale de Dassault ainsi que pour les tubes lance-torpilles des sous-marins nucléaires produits par Naval group.

3.   Défendre notre pays, la démocratie et la paix

Les difficultés de financement des entreprises de la BITD s’expliquent aussi par l’affaiblissement du lien entre la Nation et les armées. Les jeunes générations sont ainsi moins conscientes des dangers qui nous menacent et de la nécessité de préserver une industrie souveraine et autonome.

Face aux tentatives de dénigrement du secteur de la défense, il convient de rappeler que la France possède une doctrine militaire défensive. L’écosystème de défense existe non pas pour répandre la guerre mais pour défendre notre pays et ses alliés, pour préserver notre modèle démocratique, nos droits et libertés ainsi que nos modes de vie. Comment pourrions-nous nous défendre sans armée et sans industrie de défense autonome ? Comment l’Ukraine pourrait-elle se défendre face à une annexion par la Russie si les pays occidentaux n’étaient pas en mesure de lui fournir des armes ? Contribuer au financement de la BITD, c’est servir ces objectifs, et cela doit redevenir un honneur.

Cela est d’autant plus vrai que la France est exemplaire dans la façon dont elle gère la production et l’exportation de matériels de guerre et de biens à double usage. Elle dispose pour cela d’un cadre juridique solide et éprouvé. L’article L. 2335-2 du code de la défense prévoit que « l’exportation sans autorisation préalable de matériels de guerre et matériels assimilés vers des États non-membres de l’Union européenne [...] est prohibée ». Il pose donc une interdiction de principe : tous les équipements militaires qui ne sont pas autorisés par l’État sont interdits à la production et à l’exportation.

En outre, contrairement à nombre de ses compétiteurs, la France, comme la majorité des États membres de l’Union européenne, applique les principales conventions internationales existant en matière de contrôle des exportations. Elle a ainsi ratifié l’interdiction des mines antipersonnel (convention d’Ottawa de 1997), des armes à sous-munitions (convention d’Oslo de 2008), des armes chimiques (convention de 1993) et des armes biologiques (convention de 1972). Toute entreprise qui produirait ce type d’armements en France tomberait immédiatement sous le coup de la loi. Or toutes ces interdictions ne lient pas systématiquement nos adversaires ni nos alliés. Ainsi, la convention d’Ottawa ne lie ni la Russie, ni la Chine, ni l’Inde, ni la plupart des États du Proche Orient, ni même les États-Unis.

Le contrôle des exportations d’armement est structuré. Sous l’autorité du SGDSN, la Commission interministérielle pour l’exportation des matériels de guerre (CIEEMG), réunissant le ministère des armées, le ministère de l’économie et des finances ainsi que le ministère de l’Europe et des affaires étrangères, instruit les demandes d’autorisation d’exportation et émet un avis préalable à la délivrance d’une licence d’exportation. Les avis émis par la CIEEMG tiennent compte de la situation intérieure du pays de destination finale et de ses pratiques en matière de respect des droits de l’Homme, des conséquences de l’exportation pour la paix et la sécurité dans la région concernée ainsi que du risque de détournement au profit d’utilisateurs finaux non autorisés. Ces critères sont conformes aux conventions internationales ratifiées par la France ainsi qu’au droit de l’Union européenne ([36]).

En pratique, nos règles et procédures assurent un haut niveau de contrôle sur les équipements exportés. Beaucoup de précautions sont prises. Une grande sévérité est imposée aux industriels. Encore récemment, la Cour des comptes estimait que l’organisation du soutien à l’exportation de matériel militaire était « globalement satisfaisante » et que le contrôle était « rigoureux » ([37]). À titre d’illustration, la France s’interdit d’exporter des armes de poing, ce que ne font pas l’ensemble de nos alliés, y compris européens ; or les armes de poing sont bien plus facilement détournées de leur usage souhaité que des équipements plus sophistiqués tels que des Rafale.

Le rapporteur spécial note que le contexte géopolitique a au moins pour effet de faire bouger les lignes. Ainsi le groupe bancaire suédois SEB, qui avait décidé en 2021 que tous les fonds gérés par sa filiale SEB Investment Management renonceraient à investir dans des entreprises tirant plus de 5 % de leurs revenus de l’industrie de l’armement, a décidé, le 1er avril 2022, d’autoriser certains de ses fonds à investir dans le secteur de la défense. À cette occasion, le groupe a indiqué que ces investissements sont « d’une importance capitale pour soutenir et défendre la démocratie, la liberté, la stabilité et les droits de l’Homme ».

4.   Exclure de la défense la finance durable serait contreproductif

L’absence du secteur de la défense de la règlementation sur la « taxonomie verte » n’est pas totalement surprenante. Il est difficile de soutenir que les entreprises de défense, même si elles sont engagées dans une démarche ESG, peuvent contribuer substantiellement à l’atténuation du changement climatique. La discussion est bien plus ouverte s’agissant de la « taxonomie sociale » car la plupart des entreprises de la BITD, qui participent en plus à la protection des populations, n’ont en la matière pas grand-chose à envier aux autres secteurs.

La protection de l’environnement et la lutte contre le changement climatique sont des objectifs légitimes de nos sociétés démocratiques. Il n’est pas certain que le fait de limiter l’accès de l’industrie de défense aux financements « verts » soit la meilleure manière de les atteindre. Au contraire, s’appliquer des contraintes que nos compétiteurs n’ont pas, c’est imposer un désavantage compétitif à nos entreprises, au risque de leur disparition ou de leur rachat par des sociétés étrangères, à qui nous serons in fine forcés d’acheter notre matériel de défense sans qu’elles n’appliquent aucune des normes que nous nous serons fixées.

Le rapporteur spécial est convaincu que la transition écologique et l’économie de guerre sont deux défis complémentaires qu’il nous faut relever côte à côte. Le ministère des armées tente depuis plusieurs années déjà d’imaginer des moyens d’assurer sa transition écologique tout en répondant aux besoins opérationnels des forces. La Stratégie énergétique de défense, publiée en 2022, recommande par exemple d’inclure des exigences d’efficacité énergétique et d’écoconception dans les critères de choix d’acquisition de matériels. Certains équipements ont d’ailleurs déjà fait l’objet d’une démarche de valorisation en fin de vie (par exemple, les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, dont le démantèlement inclut un recyclage partiel).

Ainsi que le notait récemment l’Institut français des relations internationales : « il paraît donc plus judicieux du point de vue environnemental d’inciter le secteur de la défense vers la transition énergétique que de le considérer comme néfaste par principe et donc de tenter de décourager son financement » ([38]). Nous gagnerons bien plus à préserver une industrie de défense souveraine en l’incitant à atteindre des objectifs de durabilité.

5.   Soutenir notre économie

La légitimité des financements dans l’industrie de défense tient aussi, dans une moindre mesure, aux gains économiques de cette industrie.

La BITD regroupe près de 4 000 entreprises et, si elle est structurée autour d’une douzaine de grands donneurs d’ordre, elle comprend un grand nombre de PME (environ 2 000 entreprises « cœur » dont 76 % sont des PME). Elle est génératrice de 200 000 emplois en France, soit 13 % de l’emploi industriel, l’export représentant environ 50 000 emplois.

La plupart des PME et ETI possédant des implantations locales dans l’ensemble du pays, les activités de la BITD ont en outre un impact positif dans nombre de territoires.

Avec un chiffre d’affaires de 30 à 35 milliards d’euros par an, la BITD contribue positivement à la balance commerciale à hauteur de 7,6 milliards d’euros. La BITD réalise 84 % de son chiffre d’affaires militaire à l’exportation (mais seulement 2 % du chiffre d’affaires global est réalisé par des PME).

La BITD est aussi un puissant vecteur d’innovation. Ainsi, 1 euro investi dans l’industrie de défense induirait une croissance du produit intérieur brut de 2 euros à un horizon de dix ans ([39]).


6.   Mieux défendre l’industrie de défense au niveau européen

Compte tenu du lobbying intense dont les institutions européennes font l’objet, l’image et les intérêts de la défense doivent être mieux défendus à Bruxelles. Cela demande une mobilisation forte non seulement du ministère des armées mais aussi du ministère de l’économie et des finances, et surtout une coordination renforcée avec les ministères de la défense des autres États membres. Cela requiert aussi une plus forte mobilisation des industriels français et européens, qui sont parfois trop timides face aux organisations issues de la société civile.

Plusieurs annonces récentes ont confirmé que l’Union européenne s’est à son tour décidée à porter l’économie de guerre. Le plan européen de renforcement des stocks de munitions inclut un travail spécifique de la Commission pour aider les entreprises productrices de munitions à monter en capacité. En outre, Thierry Breton, commissaire au marché intérieur, se mobilise pour que les industriels de l’armement « aient un meilleur accès à des financements auprès des banques et des fonds privés. Ces derniers doivent, eux aussi, contribuer à l’effort de défense et de sécurité de l’Europe » ([40]). Ce changement de cap est encourageant et la France doit pleinement en tirer profit.

L’adoption d’une boussole stratégique pour l’Union européenne est une réelle avancée. Celle-ci précise qu’il conviendra de « veiller à ce que les politiques horizontales de l’UE, telles que les initiatives en matière de finance durable, restent cohérentes avec les efforts déployés par l’UE pour faciliter l’accès suffisant de l’industrie européenne de la défense au financement et à l’investissement publics et privés » ([41]). La boussole stratégique doit conduire la Commission européenne à examiner l’ensemble de ses propositions à l’aune de leur impact potentiel pour la défense, afin de détecter au plus vite les incohérences et y remédier. Il ne s’agit pas d’exonérer la défense de toute contrainte, mais de concilier les obligations découlant de textes à portée générale avec l’objectif de fournir aux armées les outils de leur supériorité opérationnelle.

Il faut mettre fin à l’incohérence des politiques de l’Union européenne, qui développent des outils de soutien à la BITD et en même temps promeuvent des textes qui stigmatisent ou freinent l’industrie de défense. Toute exclusion de la défense d’une « taxonomie sociale » ou de l’écolabel européen doit être combattue. De la même manière, il convient de veiller à ce que le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières ne pénalise pas l’industrie européenne de défense. Il s’agit aussi de conserver un contrôle souverain des exportations d’armement au niveau national.

 

S’agissant des outils européens de soutien à la défense – Facilité européenne pour la paix, Programme européen de développement industriel dans le domaine de la défense (EDIDP), proposition de règlement visant à renforcer l’industrie européenne de la défense au moyen d’acquisitions conjointes (EDIRPA) –, ils doivent être réservés à l’acquisition de capacités produites dans les États membres de l’Union européenne et non dans des pays tiers.

Un assouplissement de la réglementation relative aux aides d’État pourrait être envisagé. Durant la crise du covid, la Commission européenne avait permis la perception sans notification de certaines aides directes dans la limite d’un plafond plus élevé qu’en temps normal (800 000 euros puis 1,8 million d’euros au lieu de 200 000 euros). Un tel dispositif dérogatoire appliqué de manière pérenne à l’industrie de défense paraîtrait pertinent si l’on veut permettre aux États membres de remédier rapidement aux petits goulets d’étranglement qui empêchent l’accélération de la production de munitions et de composants stratégiques.

Enfin, le rapporteur spécial recommande de modifier les statuts de la BEI, dont on rappellera que les actionnaires sont les vingt-sept États membres de l’Union européenne. Grâce aux impulsions initiées lors de la présidence française de l’Union européenne, la BEI a approuvé en mars 2022 une nouvelle initiative stratégique pour la sécurité européenne, lui permettant de financer 6 milliards d’euros sur la période 2022-2027 pour des projets de R&D, d’innovation, d’infrastructures de sécurité civile ou encore d’espace et de cybersécurité. Il conviendrait de poursuivre ce mouvement en direction du secteur de la défense, y compris les armes et les équipements ou infrastructures militaires. Cela permettrait au Fonds européen d’investissement de soutenir les PME du secteur de la défense. Surtout, cette modification enverrait un signal fort à l’ensemble des banques et sociétés de gestion financière.

En application de l’article 308 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, les statuts de la BEI « font l’objet d’un protocole annexé aux traités ». Toutefois, « [l]e Conseil, statuant à l’unanimité conformément à une procédure législative spéciale, à la demande de la Banque européenne d’investissement et après consultation du Parlement européen et de la Commission, ou sur proposition de la Commission et après consultation du Parlement européen et de la Banque européenne d’investissement, peut modifier les statuts de la Banque ». Une modification des statuts de la BEI est donc possible, à condition d’obtenir un consensus sur le sujet. Il convient de reconnaître que, à ce stade, un tel consensus n’existe pas, l’Allemagne et les pays scandinaves exprimant de fortes réticences voire une opposition ferme à un changement d’ampleur. Il faut espérer que la guerre en Ukraine permette de faire évoluer ces positions.

 


C.   rÉorienter l’Épargne privÉe vers les secteurs stratÉgiques

Si la guerre en Ukraine a mis en évidence la nécessité de financer notre industrie de défense, les blocages de conformité et les critères ESG semblent trop importants pour envisager un retour rapide et significatif des financements bancaires et alternatifs. Les impératifs de l’économie de guerre conduisent donc à envisager de nouveaux moyens de financements plus innovants.

1.   Poursuivre le rapprochement entre l’industrie de défense et le secteur bancaire

Depuis deux ans, la mobilisation des groupements industriels et le rapport de la mission « flash » de Françoise Ballet-Blu et Jean-Louis Thiériot ont contribué à faire évoluer les choses dans le bon sens. Un rapprochement entre l’industrie de défense, d’une part, et le secteur bancaire ainsi que les sociétés de gestion financière, d’autre part, a été entamé et il doit être poursuivi.

Le rapport de Françoise Ballet-Blu et Jean-Louis Thiériot recommandait d’inciter les banques à identifier des référents bancaires spécialisés dans les questions de défense, chargés de centraliser les dossiers relevant de la défense au sein d’une ou plusieurs équipes dédiées et de mieux diffuser les bonnes pratiques en interne. Si les banques demeurent réticentes à l’idée d’une trop grande centralisation, qui pourrait présenter des lourdeurs et in fine allonger les délais de traitement, des référents « défense » ont été mis en place au niveau du back-office des principaux réseaux bancaires, en lien avec une médiatrice nommée à la DGA. Il s’agit d’un premier pas pour objectiver la situation et mieux éclairer les décisions relatives à des PME du secteur de la défense, à condition que ces référents soient placés à un niveau de responsabilité suffisant pour assurer l’efficacité du dispositif.

Le rapporteur spécial recommande d’aller jusqu’au bout de la démarche et de mettre en place, dans chaque banque, un guichet unique au sein duquel les entreprises puissent discuter avec un expert maîtrisant les enjeux de défense et de souveraineté. Cela renforcerait la transparence des critères d’évaluation des dossiers – souvent mal compris par les entreprises – et permettrait aux PME d’anticiper les exigences ou d’améliorer leurs processus.

Par ailleurs, les entreprises de la BITD doivent elles-mêmes mieux se former aux exigences de la réglementation. À cet égard, les groupements professionnels gagneraient à renforcer leurs efforts d’accompagnement des PME confrontées à des procédures trop lourdes pour elles. Toutes les entreprises doivent aussi être incitées à obtenir la certification ISO 37001, qui porte sur la lutte anti-corruption et la responsabilité sociale et environnementale des entreprises, afin de rassurer les services chargés de la conformité et de maximiser leurs chances d’avoir un dossier accepté. Les PME de la BITD pourraient également avoir davantage recours à des labels privés, tels que le label « ProD&S », qui leur permet de rendre plus visibles auprès de leurs investisseurs, de leurs clients et même de leurs salariés leurs efforts en matière de protection de l’environnement, de gestion raisonnée des ressources naturelles ou encore de responsabilité́ sociale des entreprises. Enfin, s’agissant du financement des opérations d’exportation, les PME pourraient s’appuyer davantage sur le réseau régional de Bpifrance pour monter les dossiers complexes.

Par ailleurs, conformément à une autre recommandation du rapport de Françoise Ballet-Blu et Jean-Louis Thiériot, des séminaires ont été organisés par l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) pour permettre à des représentants du secteur bancaire de mieux connaître les spécificités de la défense. Une première session a notamment eu lieu le 18 janvier 2022, réunissant des représentants de l’État (SGDSN, DGA), du secteur bancaire (une trentaine de représentants de différentes institutions bancaires et de la Fédération bancaire française) ainsi que de l’industrie de défense (une trentaine de membres des groupements industriels et d’entreprises grandes et petites), et en présence de députés et sénateurs des commissions parlementaires chargées de la défense. Cette session a permis de converger sur un certain nombre de constats communs. Il a été convenu que des sessions d’un ou deux jours puissent se tenir tous les ans pour réunir les deux secteurs. Compte tenu des impératifs de l’économie de guerre, cette démarche semble encore plus indispensable aujourd’hui.

Enfin, le rapporteur spécial soutient la proposition du Conseil des industries de défense françaises (CIDEF), qui recommande aux banques, dans le cadre de leurs analyses des risques, de prendre en compte la « responsabilité de ne pas faire » une opération. Lorsqu’une entreprise de la BITD est empêchée de réaliser une opération à la suite d’un refus de financement, c’est l’ensemble d’une chaîne de valeur qui peut être perturbée, et c’est donc toute la stratégie nationale d’économie de guerre qui peut être entravée.

2.   Remédier aux défaillances de marché

Les impératifs de l’économie de guerre conduisent à devoir attirer davantage les investisseurs et les épargnants vers le secteur de la défense.

a.   Renforcer le private equity dans le secteur de la défense

Les PME et start-ups de la BITD sont confrontées à un manque structurel d’investissement en capital-développement et en capital-risque. Pour y remédier, plusieurs des personnes auditionnées par le rapporteur spécial ont appelé à attirer le private equity dans le secteur de la défense. Afin d’attirer les investisseurs institutionnels mais aussi les particuliers à investir dans la défense, un fonds d’investissement en capital pourrait être créé, à condition d’assurer sa complémentarité avec les outils déjà existants.

Depuis 2018, l’État a créé ses propres véhicules d’investissement en capital : Definvest (doté de 50 millions d’euros en 2018 et porté à 100 millions d’euros en 2020) et le Fonds d’innovation de défense (200 millions d’euros). Ces fonds, tous deux gérés par Bpifrance, permettent à l’État d’investir en capital, pour l’un dans des entreprises critiques pour la défense, pour l’autre dans des entreprises duales innovantes. Ils permettent de remédier à une partie des lacunes de la chaîne française du capital-investissement vis-à-vis du secteur de la défense : Definvest prend des participations minoritaires allant de 1 à 6 millions d’euros par tour de table (équivalent de la série A), tandis que le Fonds d’innovation de défense prend des participations minoritaires pouvant aller jusqu’à 20 millions d’euros (ce qui couvre une partie de la série B).

La création de Défense Angels en 2021, préconisée par le rapport de Françoise Ballet-Blu et Jean-Louis Thiériot, vise quant à elle à soutenir les start-ups dans les phases de pré-amorçage ou d’amorçage (entre 100 000 et 1 million d’euros). En mettant en relation des investisseurs privés avec des entreprises dans les domaines de la défense et de la sécurité, ce réseau de business angels favorise la création de petites entreprises innovantes en leur offrant des perspectives de développement. Bien qu’il ait été créé sur une initiative privée, Défense Angels a signé un accord de partenariat avec l’AID afin de favoriser les échanges de réseaux et de contribuer à l’évolution des méthodes de l’innovation de défense.

Il existe encore, pour les PME de la BITD, un déficit de financement s’agissant des levées de fonds qualifiées situées entre 50 millions d’euros et une centaine de millions d’euros (le late stage, soit la partie de la série B que ne couvre pas le Fonds d’innovation de défense). En conséquence, il paraît nécessaire d’étudier l’opportunité de mettre en place un fonds de capital-développement qui viendrait remédier à cette faille non comblée du marché. Il pourrait s’agir d’un fonds en direct géré par Bpifrance ou par une société de gestion privée, mais également d’un fonds de fonds, sur le modèle de l’« initiative Tibi » ([42]) de 2020, qui avait permis de réunir 6 milliards d’euros d’engagement des investisseurs institutionnels en faveur du financement de la croissance d’entreprises technologiques.

Recommandation n° 5 : Créer un fonds de capital-développement pour les levées de fonds comprise entre cinquante millions d’euros et cent millions d’euros réalisées par des entreprises de l’industrie de défense.

Enfin, le financement de l’industrie de la défense se trouve renforcé par des fonds d’investissement privés spécialisés dans le domaine de la défense. Le rapporteur spécial a pu auditionner Tikehau Capital qui, via son fonds d’investissement Ace Aéro Partenaires créé en 2020, soutient des PME et ETI de la filière aéronautique, telles que Rossi Aéro (spécialiste de l’usinage), Elvia (circuits imprimés) ou encore Bt2i (fournisseur-clé du Rafale et de l’A320 d’Airbus). En 2021, la société de gestion a également récolté 175 millions d’euros pour lancer son nouveau fonds d’investissement Brienne III, destiné à des prises de participation dans le domaine de la cybersécurité.

En janvier 2023, Weinberg Capital Partners a de son côté créé Eirené, un fonds d’investissement de type LBO ([43]) qui a vocation à prendre des participations majoritaires dans des entreprises françaises de la défense et de la sécurité. La société de gestion entend ainsi offrir des perspectives de croissance à des entreprises rentables, mais aussi permettre à la France de conserver ses entreprises stratégiques sous capitaux français et participer à la consolidation de la BITD. Le rapporteur spécial soutient évidemment cette initiative ainsi que toutes celles qui permettront de la sorte de faciliter le passage en économie de guerre. Il note toutefois que Weinberg Capital Partners a rencontré quelques difficultés à monter ce fonds et qu’il a fallu attendre le contexte de guerre en Ukraine pour que des investisseurs se laissent convaincre.

b.   Un label « entreprises de souveraineté »

Le rapporteur spécial s’interroge également sur l’opportunité de créer un label visant à orienter les investissements dans l’industrie de défense. Avant la guerre en Ukraine, un tel label aurait pu se révéler contre-productif, en simplifiant l’exclusion de l’industrie de défense. Cependant, sa création pourrait désormais être un signe fort pour encourager l’investissement. La préservation de la souveraineté s’ajouterait aux autres labels pour donner du sens à l’investissement.

Les auditions qu’il a pu mener l’ont conforté dans l’idée de proposer non pas un label « industrie de défense » mais un label « entreprises de souveraineté ». Un label thématique ciblé sur un seul secteur économique pourrait être perçu de façon imprévisible, y compris négativement, et présenterait le risque de singulariser l’industrie de défense par rapport aux autres secteurs économiques. En outre, d’après la Direction générale du trésor, le marché n’est vraisemblablement pas assez profond pour qu’un tel label puisse servir à flécher des unités de compte, par exemple dans les contrats d’assurance-vie. Au contraire, le fait de regrouper plusieurs industries permettrait, d’une part, de limiter les effets de mode liés à l’actualité et, d’autre part, de diversifier le risque, une condition indispensable pour pouvoir attirer et conserver les investisseurs.

La question de la concurrence entre les labels risque de se poser à terme. Pour éviter de multiplier le nombre de labels et garder un système lisible, une alternative serait d’intégrer les entreprises de souveraineté dans un des labels existants. Un investisseur aurait par exemple la possibilité de placer son épargne dans une des sociétés labellisés ISR et, parmi celles qui en respectent les critères, dans une entreprise dont les activités sont stratégiques pour la souveraineté du pays. Pour assurer la visibilité du label, sa création pourrait s’accompagner d’une obligation de référencement dans les unités de compte ouvertes aux particuliers. En outre, ce label devrait idéalement être créé ou reproduit au niveau européen, afin d’avoir un effet sur l’ensemble des banques et sociétés de gestion financière européennes.

La création d’un label ou d’un sous-label « entreprises de souveraineté » supposerait au préalable de tester la demande pour vérifier qu’elle existe. Par ailleurs, le rapporteur spécial note que, même une fois le label créé, sa montée en charge n’est que progressive (il a fallu plus de cinq ans pour que les réseaux de vente s’approprient le label ISR créé en 2016).

Recommandation n° 6 : Créer un label ou un sous-label « entreprises de souveraineté » pour faciliter les investissements dans les entreprises dont la production participe à des activités de souveraineté.

c.   Renforcer les garanties de l’État lorsque les banques ne veulent pas s’impliquer

Les impératifs de l’économie de guerre ne concernent pas uniquement l’État, les armées et les industriels, mais aussi les banques et les sociétés de gestion financière. Elles doivent prendre leurs responsabilités et s’engager dans une voie de patriotisme économique pour concourir au développement et à la protection de notre industrie de défense. Or, malgré la guerre en Ukraine, le secteur bancaire a peu fait évoluer ses pratiques. Pour accélérer la satisfaction des impératifs de l’économie de guerre, l’État a un plus grand rôle à jouer en termes de garanties bancaires lorsque les banques ne veulent pas ou ne peuvent pas s’impliquer.

Afin d’inciter le secteur bancaire à participer davantage au financement des entreprises de la BITD, l’État pourrait entamer avec les grandes banques françaises des discussions visant à constituer un pool bancaire destiné au financement de l’industrie de défense et de l’économie de guerre. Les crédits accordés par ce pool bancaire pourraient être garantis par l’État, sur le modèle des prêts garantis par l’État lors de la crise du covid, afin de rassurer les investisseurs. Toutefois, l’objectif d’un tel pool serait surtout de mobiliser des fonds qui existent déjà mais qui sont empêchés d’aller vers la défense en raison de risques « réputationnels ». Le pool géré par une entité publique ou privée mais extérieure aux banques permettrait ainsi de faire écran. À défaut d’accord entre l’État et les banques sur un tel dispositif, une solution plus contraignante pourrait être envisagée.

Recommandation n° 7 : Envisager la création sous le contrôle de l’État d’un pool bancaire, regroupant les grandes banques françaises, destiné au financement des petites entreprises de la base industrielle et technologique de défense, et dont une partie des prêts pourraient être garantis par l’État.

Par ailleurs, s’agissant des opérations d’exportation de matériels militaires, le rapporteur spécial note que les seuils d’intervention de Bpifrance existent pour éviter à l’agence de venir concurrencer les banques sur les crédits export. Or les banques sont de plus en plus réticentes à accorder de tels crédits aux entreprises de la BITD. En conséquence, il paraîtrait logique de relever les seuils d’intervention de Bpifrance, en les augmentant de 25 à 50 millions d’euros pour les opérations financées en prêteur seul et de 75 à 100 millions d’euros pour les cofinancements. Cela permettrait de soutenir davantage d’entreprises en quête de développement, mais cela pourrait aussi remobiliser certaines banques qui voudraient éviter de perdre des parts de marché.

Recommandation n° 8 : Augmenter les seuils d’intervention de Bpifrance pour les crédits export de 25 à 50 millions d’euros pour les opérations financées en prêteur seul et de 75 à 100 millions d’euros pour les cofinancements.

3.   Des solutions de financement basées sur la mobilisation des Français

L’économie de guerre inclut nécessairement une mobilisation des forces morales de la Nation. Des pistes de financement innovantes mériteraient d’être approfondies en ce sens.

a.   Mobiliser l’épargne des Français

Face aux impératifs de l’économie de guerre et aux besoins de financement des entreprises de la BITD, le rapporteur spécial estime nécessaire de réfléchir aux moyens de mobiliser l’épargne privée vers l’industrie de défense. L’épargne des particuliers se situe à un niveau élevé et s’est même renforcée avec la crise du covid. Les encours du livret A et du livret de développement durable et solidaire ont atteint quelque 510 milliards d’euros à la fin de l’année 2022. Il est de la responsabilité de l’État de faire converger l’épargne privée disponible avec ses priorités stratégiques. Le rapporteur spécial note que le ministre des armées lui-même a appelé à une forme de « financement patriotique » ([44]).

Mobiliser l’épargne permettrait, dans un contexte économique et budgétaire contraint, d’éviter une hausse de l’endettement public. En outre, cela permettrait d’impliquer les citoyens dans la mise en œuvre de l’économie de guerre et donc de renforcer les forces morales de la Nation, dont on a dit l’importance à l’heure où on entend se préparer pour un affrontement majeur. À cet égard, le rapporteur spécial souligne que le besoin de défense est compris par les Français. Selon un sondage publié en juin 2021 ([45]), 64 % des Français ont une bonne image de l’industrie de l’armement, 75 % s’accordent pour dire que l’industrie de défense est indispensable pour assurer l’indépendance et la souveraineté de la France et 80 % pour dire que cette industrie doit rester autonome en matière d’équipements de défense.

Le moyen le plus évident serait soit de flécher une partie des encours du livret A ou du livret de développement durable et solidaire vers les entreprises impliquées dans les chaînes de valeur du secteur de la défense ou des secteurs essentiels pour la souveraineté du pays, comme cela est envisagé pour le financement de nouveaux réacteurs nucléaires, soit de créer un nouveau livret d’épargne réglementée qui aurait cet objet. Il s’agirait d’une manière de redonner du sens à l’épargne réglementée, dont seulement un tiers des encours financent effectivement le logement social (40 % des encours étant conservés par les banques chargées de la collecte, 20 % placés sur les marchés et 4 % utilisés pour d’autres types de prêts).

Il convient toutefois de noter que les taux proposés aux entreprises à partir des encours des livrets d’épargne réglementée ont surtout un intérêt pour les investissements de très long terme (au moins une trentaine d’années). Leur fléchage vers le logement social ou le secteur nucléaire a donc du sens. Il reste à étudier leur éventuelle pertinence pour l’industrie de défense.

En tout état de cause, le format que devrait prendre ce livret réglementé reste à définir. Faudrait-il en faire un livret classique géré par la Caisse des dépôts et consignations ou un livret aux règles plus spécifiques, avec des règles de placement moins liquides et donc mieux rémunérées ? Une alternative serait la création d’un plan d’épargne défense, dont les fonds seraient gérés par une société aux capitaux majoritairement détenus par l’État, qui agirait au service de la DGA, pour le financement des programmes d’armement ainsi que des petites entreprises de la BITD.

Une troisième manière de mobiliser l’épargne consisterait à faire appel à l’épargne via un emprunt d’État. Celui-ci pourrait être ouvert aux volontaires mais la possibilité d’en faire un emprunt forcé pour les contribuables les plus aisés existe également. Un tel mécanisme a pu exister en temps de guerre mais aussi en temps de paix, par exemple avec l’emprunt sécheresse de 1976. Compte tenu des difficultés d’accès des entreprises de la BITD aux financements, un emprunt d’État même temporaire pourrait permettre d’accélérer la mise en œuvre de l’économie de guerre.

Recommandation n° 9 : Mobiliser l’épargne des Français au bénéfice de l’industrie de défense, via la création d’un livret ou d’un plan d’épargne réglementée ou à travers un emprunt d’État.

Si l’orientation d’une partie de l’épargne privée vers l’industrie de défense ne remplacera ni les financements bancaires ni les besoins en capital, elle permettrait néanmoins de mobiliser les citoyens et les banques et participerait de fait à la préparation du pays pour un affrontement majeur.

b.   Créer une incitation fiscale

En complément des solutions entrevues pour mobiliser l’épargne des Français, il pourrait être envisagé de créer un nouvel avantage fiscal incitant à investir dans des PME et start-ups du secteur de la défense. Il s’agirait pour l’État d’intégrer la défense dans sa stratégie globale d’orientation des investissements privés, plutôt que de s’en remettre uniquement au bon vouloir des investisseurs privés eux-mêmes, et de récompenser les épargnants choisissant de contribuer au financement de la défense.

Cet avantage fiscal pourrait par exemple s’inspirer de la réduction d’impôt sur le revenu ouverte aux particuliers qui investissent directement dans une PME ou indirectement via un fonds d’investissement de proximité (FIP) ou un fonds communs de placement dans l’innovation (FCPI), à hauteur de 25 % des montants souscrits. Les FIP et FCPI sont des fonds de capital-investissement, ouverts aux personnes physiques résidents fiscaux en France, qui investissent majoritairement (à hauteur d’au moins 70 % de leur actif) au capital d’entreprises non cotées. Les FIP investissent dans des PME d’une même zone géographique et exerçant leur activité depuis moins de sept ans. Les FCPI prennent quant à eux des participations dans des PME qui investissent dans l’innovation. Une fois investis, les fonds sont bloqués pendant au moins cinq ans, ce qui permet de faire rester les investisseurs dans la durée. Un troisième type de fonds pourrait être autorisé pour les investissements dans des PME de la défense.

Recommandation n° 10 : Élargir les réductions d’impôt existant pour les investissements dans de petites et jeunes entreprises innovantes au secteur de la défense pour inciter les particuliers à investir dans les PME de la BITD.

 

 


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   Annexe : Les politiques sectorielles des banques relatives À la dÉfense

Les établissements bancaires se sont tous dotés d’une politique sectorielle relative au secteur de la défense. Ces politiques se caractérisent par une absence totale d’uniformité, puisque chaque banque dispose d’une vision des risques spécifique, souvent subjective et susceptible d’évoluer unilatéralement. Le rapporteur spécial précise qu’il ne s’agit là que d’exemples représentatifs de ce que font un grand nombre d’établissements. Il ajoute qu’il a préféré ne pas mettre en avant de manière nominative les « bons élèves », afin de ne pas leur faire de mauvaise publicité. Cela devrait pourtant être l’inverse : l’investissement doit redevenir la règle et l’exclusion l’exception.

La politique sectorielle relative à la défense publiée par HSBC en avril 2019 « exclut de tous ses portefeuilles indiciels, de gestion active ou systématique, les titres qui ont été émis par des entreprises considérées comme impliquées dans le développement, la production, l’utilisation, l’entretien, la mise en vente, la distribution, l’importation ou l’exportation, le stockage ou le transport d’armes interdites par les conventions internationales. Selon nous, les armes suivantes sont explicitement interdites par les conventions internationales : mines antipersonnel […], armes biologiques […], armes à laser aveuglantes […], armes chimiques […], armes à sous-munitions […], armes à fragmentation […] ».

La politique d’exclusion publiée par le même établissement en décembre 2022 durcit encore davantage les critères. Elle refuse tout service financier aux entreprises qui produisent, vendent ou utilisent des armes interdites par les conventions internationales (mines antipersonnel, armes à sous-munitions, armes biologiques, armes à laser aveuglantes, armes chimiques, armes à fragmentation), mais également aux entreprises qui produisent ou vendent d’autres armes, définies comme « les armes qui peuvent être clairement identifiées, comme par exemple les armes à feu, les missiles ; les plateformes armées telle que les tanks et les avions de combat ; les pièces détachées d’armes ou de plateformes armées incompatibles avec des usages non militaires comme la tourelle d’un tank ». Le document précise que, pour les entreprises avec lesquelles HSBC serait déjà engagé par un contrat, la banque se réserve le droit de se désengager dès que possible.

La politique sectorielle relative à la défense et à la sécurité publiée par BNP Paribas exclut « les armes controversées comme ayant des effets indiscriminés et causant des blessures non justifiées » en précisant que « [l]e concept d’armes controversées est susceptible de changer au fil du temps » et en donnant une définition « à la date de publication de cette politique » (mines antipersonnel, armes à sous-munitions, armes nucléaires, armes biologiques et chimiques, munitions en uranium appauvri). Elle précise que « BNP Paribas considère qu’une entreprise est impliquée dans les armées controversées quand elle produit, fait le commerce ou stocke des armes controversées ou des composants spécifiquement conçus pour ces armes […] et / ou elle fournit une assistance, des technologies ou des services dédiés pour des armes controversées ». Une vigilance renforcée existe pour les entreprises productrices d’armement « sensible » (petit calibre, maintien de l’ordre, exportations dans des pays à faible gouvernance). Enfin, les définitions fournies « sont susceptibles d’être modifiées lors de la révision de la politique », de manière unilatérale.

La politique sectorielle relative à la défense et à la sécurité du Crédit mutuel publiée en mars 2022 distingue les « armes controversées » (armes mines antipersonnel, armes à sous-munitions, non armes conventionnelles et de destruction massive faisant l’objet d’une réglementation nationale ou internationale), qui ne se sont pas financées, des « armes conventionnelles », qui sont autorisées sous conditions. Pour ces dernières, le financement est conditionné à la domiciliation de l’exportateur dans l’Union européenne et au fait qu’il dispose d’une licence ; s’il réside en dehors de l’Union européenne, l’opération doit être autorisée par les autorités et les exportations ne doivent pas être à destination de pays sous embargo ou zones de conflit. Enfin, la transaction fait l’objet d’une « vigilance renforcée » si le financement des exportations concerne un pays non membre de l’OCDE, si l’importateur n’est pas une entité publique ou si le pays importateur fait partie d’une liste de pays sous surveillance élaborée par la direction de la conformité de la banque.

La politique sectorielle du Crédit Mutuel Océan actualisée en décembre 2022 prévoit qu’aucun financement et service bancaire « ne seront apportés aux entreprises dont les activités sont liées aux armes controversées, non conventionnelles et de destruction massive : mise au point, fabrication, production, acquisition, stockage, conservation, offre, cession, importation, exportation, commerce, courtage, transfert et l’emploi – tel que défini en détail dans la loi française ou dans le traité TIAN des Nations Unies ». Elle fait donc référence à un traité international que la France n’a pas ratifié. Le document précise également : « À la date de mise à jour de cette politique, le CMO n’est pas exposé sur les secteurs de la défense, de la sécurité ou de la production d’armes à des fins militaires ou de police (aucun encours). Cette politique sectorielle concerne donc les futurs investissements ou financements ».

Ces constats ne concernent pas uniquement les établissements bancaires. La politique d’exclusion des armes controversées publiée par la société d’assurance Groupama en 2019 exclut tout investissement « dans les entreprises reconnues impliquées dans les activités liées aux armes controversées » (bombes à sous-munitions, mines antipersonnel, armes à uranium appauvri). Elle précise que cette politique « est partie intégrante de la stratégie d’investisseur responsable de Groupama Asset Management qui intègre une analyse des enjeux ESG (environnement, social, gouvernance) à l’ensemble de ses choix d’investissements ».

Enfin, l’ensemble de ces sociétés indiquent avoir recours à un prestataire externe chargé de mener l’analyse requise pour déterminer quelles entreprises sont impliquées dans les armes et équipements controversés. Aucune précision supplémentaire n’est donnée. Compte tenu de la sensibilité des informations demandées aux entreprises financées (protégées par le secret des affaires voire par le secret défense), une plus grande transparence s’impose quant au prestataire externe sollicité pour mener l’analyse.

 

 

 


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   EXAMEN EN COMMISSION

 

Lors de sa réunion de 9 heures, le mercredi 29 mars 2023, la commission des finances a entendu M. Christophe Plassard, rapporteur spécial des crédits des programmes 144 Environnement et prospective de la politique de défense et 146 Équipement des forces de la mission Défense, sur son rapport d’information sur l’économie de guerre, présenté en application de l’article 146, alinéa 3, du Règlement de l’Assemblée nationale.

M. le président Éric Coquerel. Notre ordre du jour appelle la présentation d’un rapport d’information sur l’économie de guerre par M. Christophe Plassard, en sa qualité de rapporteur spécial des crédits de la mission Défense. Ce sujet nous intéresse particulièrement dans le contexte géopolitique actuel et alors que le projet de loi de programmation militaire (LPM) sera présenté en Conseil des ministres la semaine prochaine. M. Plassard souhaitait ainsi présenter son rapport sans attendre l’échéance du Printemps de l’évaluation, afin qu’il puisse enrichir notre réflexion lors de l’examen de ce projet de loi, dont notre commission se saisira pour avis.

M. Christophe Plassard, rapporteur spécial. Le Président de la République a déclaré, au salon Eurosatory en juin 2022, que la France était entrée « dans une économie de guerre […] dans laquelle on ne peut plus vivre au même rythme, avec la même grammaire d'il y a un an […] L’exigence sera plus ambitieuse, pour aller plus vite, plus fort, au moindre coût, pour innover plus rapidement ».

Dans un contexte géopolitique toujours plus incertain, la France n’est pas épargnée. Nos intérêts sont de plus en plus menacés, non seulement à l’intérieur de nos frontières, mais aussi en Indo-Pacifique et en Afrique. La LPM, qui arrivera bientôt devant notre Assemblée, devrait permettre d’accélérer la remontée en puissance de nos armées entamée depuis 2019.

Or, si l’augmentation des crédits budgétaires est une nécessité, elle n’est pas suffisante à elle seule. Nous devons mobiliser pleinement notre industrie de défense pour être prêts à relancer la production d’armement. Ce qui était jusqu’alors une variable d’ajustement est devenu une impérieuse nécessité pour préparer l’avenir.

Pour cela, il nous faut passer en économie de guerre. L’économie de guerre, ce n’est pas l’économie dans la guerre, mais un nouveau logiciel dans lequel nos forces armées, la direction générale de l’armement (DGA) et l’ensemble de la base industrielle et technologique de défense (BITD) sont capables de produire davantage, plus rapidement, et de soutenir ces efforts dans la durée.

Passer en économie de guerre, cela ne se déclare pas : cela se prépare, cela se finance. Lorsque j’ai lancé cette mission d’information, je souhaitais travailler particulièrement sur l’accès de l’industrie de défense aux capitaux nécessaires au financement de l’économie de guerre. Il s’agissait ainsi de faire un point d’étape sur le rapport de Françoise Ballet-Blu et Jean-Louis Thiériot de 2021, mais aussi de réaliser un audit sur la manière dont les pouvoirs publics ont appréhendé cette problématique de l’économie locale. Toutefois, les auditions ont révélé que les freins à cette remontée en puissance sont multiples. L’économie de guerre a besoin de capitaux financiers, mais aussi d’un capital humain et d’un capital confiance tout aussi indispensables.

Dans un premier temps, produire davantage suppose des investissements importants et supplémentaires pour les industriels. Ces derniers ont donc besoin d’une visibilité, qui peut être garantie d’une part par la LPM à venir et d’autre part par les bons de commande aux industriels.

Sur ce point, l’investissement de l’État est indispensable, car la commande publique n’est pas suffisante. Le marché national ne permettant pas de rentabiliser les investissements nécessaires, il lui faut s’ouvrir aux marchés extérieurs et exporter. Or, un État étranger n’achètera jamais à une entreprise des produits qu’elle n’a pas vendus à la France. En effet, il a besoin de savoir que le matériel qu’il acquiert est battle-proven. Si la France n’a pas confiance dans ses industries françaises pour participer à sa défense, qui le fera ? C’est encore plus vrai pour les entreprises ou les technologies nouvelles. Il est donc nécessaire que l’État accorde plus de marchés aux PME et aux start-ups afin de soutenir des innovations de rupture et des expérimentations au plus près du terrain. En effet, les grands groupes soutiennent les PME sous-traitantes, juste assez pour préserver leur chaîne d’approvisionnement, mais pas suffisamment pour leur permettre de se développer et de prospérer, au risque de voir en elles de potentiels concurrents. Ces chaînes d’approvisionnement doivent justement être sécurisées, à tout prix. La DGA a lancé une mission de cartographie des goulets d’étranglement : elle en a identifié plus de deux cents et en a résolu une trentaine à ce jour.

Il est également nécessaire de reconstituer et d’accroître les stocks stratégiques de matières premières et de composants sensibles afin d’anticiper l’accroissement des besoins en répartissant ces investissements de façon équilibrée entre les industriels et l’État. Cela peut notamment s’appuyer sur une mutualisation des stocks entre les industries civiles et militaires et entre les différents partenaires européens, tout en donnant l’ordre aux entreprises de renforcer leurs stocks stratégiques, par l’incitation ou par l’obligation.

L’État doit également prendre sa part pour relocaliser les productions et les entreprises stratégiques, afin de renforcer notre souveraineté. Ainsi, le Gouvernement a manifesté sa volonté de relocaliser la production de poudre d’obus à Bergerac ou encore des pièces critiques de moteurs d’hélicoptères dans le Puy-de-Dôme. J’en profite d’ailleurs pour vous alerter sur la situation de la société Segault, une PME stratégique qui équipe nos sous-marins nucléaires, mais également notre porte-avions Charles de Gaulle : si l’État n’agit pas, cette société passera sous contrôle américain au deuxième trimestre de cette année.

Afin de produire plus vite, nous devons procéder à plusieurs simplifications pour gagner en agilité. Cette recommandation s’applique notamment aux équipements et aux cahiers des charges, qui ont un impact excessif sur les coûts d’acquisition et de soutien – le maintien en condition opérationnelle (MCO) – ainsi que les délais de conception et de production. En effet, en économie de guerre, quel est l’intérêt de produire un missile capable de supporter des températures de moins 40 degrés, quand on sait qu’il ne sera jamais exposé à une température inférieure à moins 20 ?

La simplification doit aussi concerner les normes et les procédures. Notre industrie de défense est soumise à un enchevêtrement d’ordres et de procédures parfois absurdes et souvent démesurées. Ainsi, le code du travail, qui encadre la manipulation des explosifs, impose à notre BITD de procéder à ces essais indispensables de missiles hors de France, entraînant des coûts et des délais supplémentaires disproportionnés.

Cependant, tous les moyens que nous déploierons seront inutiles si nous n’avons pas le capital humain qualifié nécessaire à la montée en puissance de notre outil de production. Alors que la concurrence joue désormais entre les entreprises et les secteurs pour séduire les salariés, c’est à l’industrie de défense de faire en sorte d’attirer le plus possible les talents. Les processus de recrutement sont longs : la main-d’œuvre doit être formée à ces métiers techniques et les antécédents doivent être criblés de manière à ne pas laisser entrer n’importe qui dans des secteurs sensibles.

C’est pourquoi il est nécessaire de sécuriser ces emplois : à l’entrée, en garantissant que les étudiants qui sortent de l’École normale supérieure, de Polytechnique ou de Centrale retrouvent le goût du service de l’État plutôt que celui des salles de marché ; à la sortie, il faut mettre en place une réserve industrielle pour les jeunes retraités qui souhaiteront former la main-d’œuvre supplémentaire venue en cas de besoin grâce à des contrats d’intérim ou des portages salariaux.

Enfin, si l’on veut pouvoir assumer les coûts de l’économie de guerre, il convient d’assurer l’accès de l’industrie au capital financier. Le constat formulé par le Groupement des industries françaises de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres (Gicat) en 2020, puis par Jean-Louis Thiériot et Françoise Ballet-Blu en 2021 se confirme en 2023, même si la guerre en Ukraine semble avoir fait bouger les lignes et que le soutien des Français envers leur armée ne se dément pas. Les banques et les institutions financières sont de plus en plus réticentes à financer l’industrie de la défense. J’en ai effet eu accès à des enregistrements téléphoniques et à des courriels dans lesquels des banques refusent catégoriquement l’accès de certaines entreprises duales à des prêts, ou même à l’ouverture d’un compte, pour la seule raison qu’elles sont impliquées dans l’industrie de défense. Elles en arrivent à le dissimuler, comme pour la pornographie. Certaines banques, comme la HSBC ou le Crédit Mutuel Océan, annoncent clairement n’accorder aucun encours au secteur de la défense, de la sécurité ou de la production d’armes à des fins militaires ou de police.

Il est donc urgent de réhabiliter l’image de notre industrie de souveraineté. Il appartient à chaque pan de l’État, parlementaires compris, d’y contribuer face aux entreprises de déstabilisation d’acteurs dits de la société civile, au mieux idéalistes et ignorants des standards particulièrement exigeants de notre pays en matière de défense, au pire, de connivence avec des pays qui ont intérêt à étouffer la défense européenne.

Cette réhabilitation peut passer par la création d’un label ou par l’intégration des entreprises de souveraineté au label « investissement socialement responsable ». Aussi, cette réalisation doit dépasser nos propres frontières et être portée jusqu’à l’Union européenne où les statuts de la Banque européenne d’investissement (BEI), dont les actionnaires sont les États membres de l’Union, excluent le financement de la BITD. Il faut approfondir et accélérer la mise en place des référents défense pour en faire des guichets uniques dans chaque banque, pour les entreprises du secteur, afin de renforcer les liens entre le monde de la finance et l’industrie de la défense.

Il est aussi nécessaire de rediriger l’épargne des Français, qui s’élevait fin 2022 à près de 510 milliards d’euros. Cela peut prendre la forme d’une redirection des financements du livret A, de la création d’un nouveau livret d’épargne réglementé, de la création d’un dispositif d’incitation fiscale ou, pourquoi pas, d’un grand emprunt d’État.

Enfin, on peut envisager de mettre les banques autour d’une table pour convenir de la création d’un pool bancaire géré par une entité publique spécifiquement dédiée à l’industrie de souveraineté. Ainsi, il permettrait d’accélérer le financement de l’économie de guerre et de protéger les banques face aux campagnes de déstabilisation dont elles font l’objet pour mettre à mal leur réputation, leur éthique ou leurs pratiques.

Les grands enseignements de ce travail sont la nécessité d’un triptyque capital confiance, capital humain, capital financier. Gageons que nous sommes tous capables de fournir ces efforts, et que la LPM que nous examinerons prochainement n’en sera que la première étape.

M. Éméric Salmon (RN). Votre rapport soulève des questions fondamentales pour la défense nationale : prioriser les PME dans la commande publique, relocaliser les productions critiques, lever les réticences des banques à financer nos industries de défense par peur des sanctions extraterritoriales américaines et surtout protéger nos entreprises des risques de rachat par des investisseurs étrangers.

C’est sur ce dernier point que je souhaite insister. En octobre 2022, plusieurs de mes collègues du Rassemblement national alertaient le Gouvernement sur le grave danger que représentait le rachat de l’entreprise Exxelia par le groupe américain Heico. Exxelia est une entreprise de la plus haute importante stratégique pour préserver notre indépendance et notre souveraineté. Elle fournit une grande partie de nos systèmes militaires : nos sous-marins Barracuda, les Rafale ou les lanceurs spatiaux Ariane 5. Or, l’État a laissé faire ce rachat, abandonnant ce fleuron industriel. Monsieur le rapporteur, comment vos recommandations permettront-elles d’empêcher un nouveau fiasco de cet ordre ?

Nous serons également vigilants sur le risque de rachat de l’entreprise de robinetterie Segault que vous avez évoqué.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Pour commencer, nous ne sommes pas en guerre : il me semble inopportun de s’obliger à penser sous l’empire d’un slogan comme celui de l’économie de guerre, quel que soit le degré de soutien que l’on souhaite apporter à l’Ukraine.

Le rapport témoigne du retour de bâton des politiques qui ont été menées dans le domaine de l’économie de défense ces dernières années. En effet, il nous indique qu’il faut rompre avec les logiques que vous avez promues ces vingt dernières années : le new public management, avec des attaques contre les statuts d’ouvrier et d’ingénieur d’État ; le pantouflage, longtemps encouragé, entraînant des pertes de ressources humaines, d’agilité, d’expertise et donc d’efficience ; la logique de flux, qui a prévalu sur la logique de stock, alors qu’elle va à l’encontre de l’esprit même de la défense et de son principe. La réforme des bases de défense, menée sous Nicolas Sarkozy, a ainsi mis en danger la résilience et la profondeur stratégiques, qui ont été redécouvertes comme des impératifs à l’occasion de la crise du covid.

Il faut aussi en finir avec la logique de privatisation et d’ouverture de marché qui a conduit à la survalorisation de l’export. Vous évoquez des problèmes de réputation : en réalité, le soutien à l’export est un poste de dépense très important, puisque neuf cents agents y sont alloués, soit plus de la moitié des effectifs du ministère de l’économie consacrés à la défense de l’exportation. Cette survalorisation de l’export a elle aussi entraîné une perte de souveraineté. L’ouverture des marchés s’est accompagnée de rachats d’entreprise : il a été question, entre autres, d’Exxelia, de Latécoère, d’Alstom, d’Alcatel, de Segault ou d’Aubert & Duval.

Cette survalorisation de l’export provoque une inadaptation des produits développés au besoin national, puisque la balance entre rusticité et technicité n’a plus été un sujet de préoccupation dès lors qu’étaient visés des marchés à très forte valeur ajoutée ou capables de payer de très fortes valeurs ajoutées. Je pense notamment aux marchés du Golfe, qui ne respectent pas les droits humains. Cette dépendance accrue à des régimes bafouant les droits humains est un grave problème.

Le cadre européen, en outre, est déstructurant : la proposition de règlement relatif à la mise en place d’un instrument visant à renforcer l’industrie européenne de la défense au moyen d’acquisitions conjointes (Edirpa) est un échec prévisible, étant donné la faible préoccupation de nos partenaires européens pour l’industrie. Les réductions de marge de manœuvre pèsent sur le pilotage de l’économie. En réalité, ce qu’il nous faut désormais, c’est une vraie planification, qui sécurise le financement et les approvisionnements, organise la transition énergétique et tire le meilleur parti de l’exploitation de la dualité des technologies du secteur.

Mme Véronique Louwagie (LR). Je tiens à saluer les travaux du rapporteur. L’approche qui consiste à prévoir, anticiper et organiser en amont devrait être adoptée bien plus fréquemment. Nous pourrions d’ailleurs élargir ces recommandations à tous les domaines qui relèvent de la souveraineté industrielle, et pas uniquement à l’industrie de défense.

Vous avez évoqué le risque de rachat de la société Segault qui équipe nos sous-marins nucléaires. Le président de notre groupe, Olivier Marleix, a posé une question à ce sujet à la Première ministre hier. Il s’agit en effet d’un enjeu essentiel à la fois pour notre souveraineté industrielle et notre sécurité.

Nous attendons avec impatience la LPM, qui pourra s’appuyer sur vos propositions et celles de Jean-Louis Thiériot qui a travaillé sur ces sujets.

S’agissant de la mobilisation des ressources humaines, vous soulignez un manque de main-d’œuvre qualifiée et suggérez d’entretenir un vivier. Quels dispositifs permettraient selon vous d’y remédier ?

Mme Lise Magnier (HOR). L’économie de la défense est un enjeu majeur pour notre pays, auquel doit contribuer l’ensemble de la Nation – citoyens, entreprises et banques. En tant que députée de la quatrième circonscription de la Marne, je sais que cette économie représente avant tout des emplois dans nos territoires, souvent à proximité de nos bases de défense. Plusieurs régiments de l’armée de terre sont installés dans ma circonscription et ont tissé des liens avec les entreprises et les grands groupes industriels implantés dans des territoires souvent ruraux. Je pense notamment au 40e régiment d’artillerie à Suippes, à proximité de l’entreprise du Bronze Industriel, leader international des alliages ferreux. La recherche que mènent ces industriels est indispensable à notre armée.

Vous avez évoqué l’enchevêtrement et la lourdeur des procédures des cahiers des charges. La réflexion sur leur allègement devrait être menée en s’appuyant sur l’expertise de ces entreprises labellisées défense.

Le financement de ces entreprises est également un problème, malgré la prise de conscience liée à la guerre en Ukraine. Vous invitez notre système de financement à faire preuve de moins de naïveté. Quelles seraient les solutions ? Les banques sont-elles coupables de l’absence de financements de notre industrie de défense, ou simplement victimes, notamment, des diverses réserves de l’opinion publique ?

Mme Constance Le Grip (RE). Je tenais à saluer la qualité du travail du rapporteur et à souligner que le rôle de la commission des finances, par-delà l’examen régulier de textes budgétaires, est également de poser des jalons pour l’avenir, sans pour autant sacrifier le court terme. Vos préconisations pour le développement d’une économie de guerre l’illustrent bien.

Les enjeux de souveraineté ont été clairement exposés. Nous les partageons, sans naïveté, mais en toute lucidité. Il nous faut également être conscients que l’ensemble des enjeux que vous avez évoqués doivent être appréhendés sous le prisme européen. La souveraineté européenne et la souveraineté française doivent en effet se compléter et s’articuler, notamment dans le secteur de l’industrie de la défense, afin d’apporter les progrès et la réponse adaptés aux défis du monde.

M. le président Éric Coquerel. Votre rapport montre bien les enjeux d’une souveraineté nationale sur l’équipement militaire et l’armement. Vous donnez quelques pistes pour l’améliorer, mais je crois qu’il nous faut parler d’objectifs, et même d’obligations.

Je défends pour ma part une vision indépendantiste de la souveraineté nationale et de la défense française, y compris vis-à-vis de l’OTAN et même de l’Union européenne. Le choix des Allemands d’acheter des F-35 au détriment d’un modèle français montre en effet les limites d’une souveraineté qui reposerait sur une coopération obligatoire dans le cadre de l’Union européenne. Je crois que cette dernière nous exposerait à des désillusions. Nous avons tous assisté aux errements de politiques qui, au nom du marché, nous ont par exemple conduits à ne même plus produire les cartouches de nos armes de poing. Il me semble que nous devons plutôt tâcher d’ouvrir une nouvelle ère.

M. Christophe Plassard, rapporteur spécial. Concernant Exxelia, l’État s’est vu attribuer une golden share, qui lui permet de garder un pied dans l’entreprise même s’il n’est pas majoritaire au capital.

S’agissant des solutions envisageables pour renforcer l’accès des entreprises de la BITD aux financements, il serait possible de créer de nouveaux fonds de capital-développement, en complément de Definvest. Par ailleurs, on assiste à l’émergence de fonds d’investissement privés français comme Tikehau Capital ou Weinberg Capital Partners, ce qui permet de garantir la souveraineté de nos entreprises lorsqu’elles sont en quête de capital pour s’agrandir. Ces fonds sont aussi un levier pour transformer nos PME en ETI – alors que ce changement d’échelle est souvent difficile à réaliser en France.

M. Saintoul, je vous confirme que nous ne sommes pas en guerre. J’ai établi une distinction entre l’économie « de guerre » et l’économie « de la guerre ». Je partage votre point de vue sur la logique de flux et de stock. La LPM qui s’achève, et qui pour la première fois a été respectée jusqu’à son terme, ainsi que celle qui s’annonce, marquent un réengagement de l’État à cet égard.

L’export, par ailleurs, est essentiel. Notre marché domestique n’est pas suffisant pour rentabiliser les investissements. Nous sommes obligés d’aller vers l’export. On ambitionne de produire davantage et à moindre coût ; pour cela il est nécessaire d’aller chercher des commandes à l’export. Cela est indispensable pour la solidité de notre BITD.

J’ajoute que le comportement de la France est exemplaire en matière d’export. Certaines ONG ont tendance à nous montrer du doigt, mais elles évoquent parfois des traités que nous n’avons même pas ratifiés. L’industrie de la défense est par définition interdite à l’export, sauf autorisation spéciale. Il est donc évident que la France ne fabrique ni n’exporte d’armes interdites.

Mme Magnier, les banques et les fonds d’investissement sont à la fois coupables et victimes. Certains fonds d’investissements étrangers se comportent très différemment lorsqu’ils sont sur leurs marchés exports et lorsqu’ils sont sur leur marché domestique. Outre les règles de compliance, les établissements financiers sont victimes des ONG qui tentent de nuire à leur respectabilité. Ils ont dès lors tendance à être dans une démarche de protection : lorsqu’ils disposent d’un portefeuille dans lequel la défense ne représente que 2 ou 3 %, ils vont éviter de mettre en danger l’ensemble de leurs autres activités et l’épargne qu’on leur a confiée. Or, si certaines ONG peuvent opérer de manière transparente, d’autres agissent sans doute comme le bras armé d’intérêts étrangers. Nous devons donc nous montrer moins naïfs.

Mme Louwagie, mon rapport s’inscrit effectivement dans la continuité de celui de Jean-Louis Thiériot et Françoise Ballet-Blu ; je pense qu’on est ici sur des sujets transpartisans. Concernant le livret d’épargne réglementé, j’ai bien parlé d’un livret « de souveraineté ». C’est plutôt sous cet angle qu’il faudrait examiner ce type d’investissements, au-delà des seuls sujets de défense. Pour monter en puissance et obtenir les bénéfices de la recherche et développement, ces industries doivent être autant que possible duales. De cette manière, nous pourrons financer à la fois une souveraineté industrielle et une souveraineté de la production de la défense.

Concernant les ressources humaines, la réserve industrielle devrait aboutir rapidement. Nous avons également exploré une autre piste : l’intérim et le portage salarial permettent aujourd’hui à l’industrie civile de monter en puissance en cas d’augmentation de la charge sur la production. Or, pour reproduire ce schéma dans l’industrie de défense et permettre l’accompagnement de l’accélération de l’activité, nous rencontrons des difficultés au niveau du criblage des effectifs. Il faut davantage anticiper et, peut-être, se diriger vers ces marchés de l’intérim ou du portage salarial, pour constituer une réserve et cribler des personnels de façon préalable et anticipée, de façon à constituer un vivier disponible en cas de besoin.

Mme Le Grip, le cadre européen est essentiel, mais l’Europe manque de cohérence. Le travail de la France est de remettre de la cohérence dans les politiques européennes. La BEI, qui est le bras armé financier de l’Union européenne, n’a pas le droit de réaliser des investissements dans les domaines touchant à la défense. De même, il y a d’un côté des outils de soutien à la défense et de l’autre la taxonomie. Nous devons donc travailler à l’échelle européenne, eu égard notamment à la dimension du marché, afin d’avoir des effets de volume nécessaires à la rentabilité des investissements, mais en améliorant la cohérence. Il faut reconnaître que la guerre en Ukraine – malheureusement – et notre sensibilité vis-à-vis d’une attaque proche de chez nous font en sorte que les choses évoluent dans le bon sens.

La commission autorise, en application du troisième alinéa de l’article 146 du Règlement de l’Assemblée nationale, la publication du rapport d’information.

 

 

 

 

 


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   Liste des personnes auditionnÉes
par le rapporteur spÉcial

(par ordre chronologique)

 

Groupement des industries de construction et activités navales (Gican) :

  M. Jean-Marie Dumon, délégué général adjoint, chargé de la défense et de la sécurité

  Mme Apolline Chorand, déléguée aux affaires publiques et à la communication

Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (Gifas) :

—  M. Guillaume Muesser, directeur des affaires de défense et des affaires économiques

—  M. Jérôme Jean, directeur des affaires publiques

Groupement des industries de défense terrestres (Gicat) :

—  Général Jean-Marc Duquesne, délégué général

—  Mme Martine Cadiou-Poirmeur, déléguée générale adjointe, chargée de la défense

—  M. Lilian Eudier, responsable de la RSE, des RH et des études

—  M. Axel Nicolas, directeur des affaires publiques et de l’Europe

Aleph-Networks :

—  M. Victor Raffour, directeur général adjoint chargé de la finance et à la stratégie

 


—  1  —

Fédération bancaire française (FBF) :

—  Mme Solenne Lepage, directrice générale adjointe

—  M. Maxime Durier, directeur des relations institutionnelles

Direction générale de l’armement :

—  M. Emmanuel Chiva, délégué général pour l’armement

—  Mme Mathilde Herman, conseillère communication et relations élus

Défense Angels :

—  M. Guy Gourevitch, président

—  M. François Mattens, vice-président

Arquus :

—  M. Charles Maisonneuve, directeur des affaires publiques

—  Mme Jeanne Caumont, chargée des affaires publiques

Association française de la gestion financière (AFG) :

—  M. Philippe Setbon, président

—  M. Dominique de Préneuf, directeur général

—  M. Alexandre Koch, directeur des actifs réels

Tikehau Capital :

—  M. Marwan Lahoud, président de l’activité private equity

—  Mme Audrey Hood, directrice des affaires publiques

 


—  1  —

Cercle Fontenoy (les personnes auditionnées ont souhaité garder l’anonymat)

Weinberg Capital Parterns :

—  M. Lionel Mestre, associé, directeur général du fonds Eiréné

Aresia :

—  M. Bruno Berthet, président-directeur-général

—  M. Nicolas Orance, directeur général

—  M. Édouard Brondel, directeur général adjoint

—  M. Thierry Perardel, responsable des relations institutionnelles

Nexter :

—  M. Nicolas Chamussy, directeur général

—  M. Alexandre Dupuy, directeur des affaires publiques, de la communication et du commerce

—  Général Nicolas Casanova, responsable des affaires publiques, conseiller militaire

—  M. Alexandre Ferrer, responsable des affaires publiques France et Europe

Institut des hautes études de défense nationale et de l’enseignement militaire supérieur (IHEDN) :

—  Général de corps d’armée Benoît Durieux, directeur

Direction générale du trésor :

—  M. Paul Teboul, sous-directeur du financement international des entreprises

—  M. Pierre Chabrol, sous-directeur du financement des entreprises et du marché financier

—  M. Jean Pocquet de Livonnière, adjoint à la cheffe de bureau des affaires aéronautiques, militaires et navales

Bpifrance :

—  M. Pascal Lagarde, directeur exécutif de Bpifrance, chargé de l’international, de la stratégie, des études et du développement

—  M. François Lefebvre, directeur général de Bpifrance Assurance Export

—  M. Jean-Baptiste Marin-Lamellet, directeur des relations institutionnelles

Shark Robotics :

—  M. Cyril Kabbara, cofondateur, président directeur général

Randstad France :

—  M. François Moreau, président

M. Arnaud Montebourg, ancien ministre de l’économie, du redressement productif et du numérique (2012-2014)

 

 

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([1]) International Institute for Strategic Studies (IISS), « The military balance 2023 – The annual assessment of global military capabilities and defense economics », février 2023.

([2]) Discours du Président de la République du 13 juin 2022, prononcé lors de l’inauguration du salon international Eurosatory consacré à la défense et à la sécurité terrestres et aéroterrestres.

([3]) Discours du Président de la République du 20 janvier 2023, prononcé à Mont-de-Marsan dans le cadre des vœux aux armées.

([4]) L’échelle des technology readiness level (TRL) est un outil d’évaluation du degré de maturité atteint par une technologie. Cette échelle a été imaginée par la Nasa en vue de gérer le risque technologique de ses programmes. Initialement constituée de sept niveaux, elle en comporte neuf depuis 1995.

([5]) Raphaël Danino-Perraud, « La criticité des matières premières stratégiques pour l’industrie de défense », IRSEM, étude n° 72, novembre 2019.

([6]) Rapport sur la sécurisation de l’approvisionnement en matières premières minérales, remis par la mission menée par M. Philippe Varin à Mme Barbara Pompili, ministre de la transition écologique, et à Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée chargée de l’industrie, le 10 janvier 2022.

([7]) Loi n° 2022-1726 du 30 décembre 2022 de finances pour 2023.

([8]) L’International traffic in arms regulations (ITAR) est une réglementation américaine qui contrôle la fabrication, la vente et la distribution d’objets et de services liés à la défense et à l’espace. Elle prévoit que l’accès aux matériaux physiques ou aux données techniques liés à la défense et aux technologies militaires est réservé aux citoyens des États-Unis. Les États-Unis s’en servent comme d’un outil protectionniste.

([9]) Voir le discours du Président de la République aux armées le 13 juillet 2022.

([10]) Interview de M. Emmanuel Chiva, délégué général pour l’armement, Le Monde, 15 mars 2023.

([11]) Assemblée nationale, avis n° 369, tome IV de M. François Cormier-Bouligeon, fait au nom de la commission de la défense nationale et des forces armées, sur le projet de loi de finances pour 2023, enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale le 19 octobre 2022, page 17.

([12]) Plan d’économie de guerre visant à permettre à l’économie américaine de soutenir ses alliés.

([13]) Ministère des armées, Actualisation stratégique 2021, janvier 2021, page 44.

([14]) Décret n° 2013-367 du 29 avril 2013 relatif aux règles d’utilisation des aéronefs militaires et des aéronefs appartenant à l’État et utilisés par les services de douanes, de sécurité publique et de sécurité civile.

([15]) Arrêté du 24 décembre 2013 fixant les règles relatives à la conception et aux conditions d’utilisation des aéronefs militaires et des aéronefs appartenant à l’État et utilisés par les services de douanes, de sécurité publique et de sécurité civile qui circulent sans aucune personne à bord.

([16]) INSEE, « En juillet 2022, dans l’industrie manufacturière, les difficultés de recrutement s’accentuent », enquête trimestrielle de conjoncture dans l’industrie, juillet 2022.

([17]) Sénat, rapport d’information n° 344 (2022-2023) de MM. Cédric Perrin et Jean-Marc Todeschini fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées sur « Ukraine : un an de guerre. Quels enseignements pour la France ? », enregistré à la présidence le 8 février 2023.

([18]) Interview d’Emmanuel Chiva, délégué général pour l’armement, Esprit défense, n° 5, automne 2022.

([19]) Voir le discours du Président de la République aux armées le 13 juillet 2022.

([20]) Assemblée nationale, commission de la défense nationale et des forces armées, mission « flash » sur le financement de l’industrie de défense, rapport de Mme Françoise Ballet-Blu et M. Jean-Louis Thiériot, présenté le 17 février 2021.

([21]) Audition de M. Emmanuel Chiva, délégué général pour l’armement, par la commission de la défense de l’Assemblée nationale, 30 novembre 2022 : « pendant que nous regardons vers l’Ukraine, quelques lobbies œuvrent à Bruxelles pour expliquer que les armes, c’est la mort et qu’il n’est pas possible de financer la mort, ni donc nos industriels. Une grande banque a encore refusé récemment de financer une PME sous prétexte qu’elle contribue à un programme d’armement ».

([22]) Audition de M. Sébastien Lecornu, ministre des armées, par la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, 28 février 2023 : « De trop nombreuses PME de la BITD se voient refuser des financements bancaires au seul prétexte qu’il s’agit d’armements. Il faut faire émerger ce thème dans le débat public pour sensibiliser la place bancaire ».

([23]) Cour des comptes, « Le soutien aux exportations de matériel militaire », rapport public thématique, janvier 2023, page 101.

([24]) Cour des comptes, ibid.

([25]) Mme Florence Parly, alors ministre des armées, lors des Rencontres économiques d'Aix en juillet 2021 : « Dire que le nucléaire est mal, c’est se tirer une balle dans le pied, s’est emportée vendredi la ministre des Armées, Florence Parly. Dire que les activités de défense ne doivent pas être financées par les organisations financières et les banques, au même titre que les activités pornographiques, c’est choquant ! ».

([26]) Article 17 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique.

([27]) En 2014, BNP Paribas a été condamné à verser aux autorités américaines une amende de 8,9 milliards de dollars pour avoir violé entre 2004 et 2012 un embargo sur l’Iran, Cuba, la Lybie et le Soudan.

([28]) L’Office of foreign assets control (OFAC) du département du Trésor est chargé de lutter contre le non-respect des embargos, la corruption, le blanchiment de capitaux, le financement du terrorisme et toutes les activités considérés comme nuisibles à la sécurité nationale, à l’économie ou à la politique étrangère des États-Unis.

([29]) Règlement (UE) 2020/852 du Parlement européen et du Conseil du 18 juin 2020 sur l’établissement d’un cadre visant à favoriser les investissements durables et modifiant le règlement (UE) 2019/2088.

([30]) Règlement délégué (UE) 2021/2139 de la Commission du 4 juin 2021 complétant le règlement (UE) 2020/852 du Parlement européen et du Conseil par les critères d’examen technique permettant de déterminer à quelles conditions une activité économique peut être considérée comme contribuant substantiellement à l’atténuation du changement climatique ou à l’adaptation à celui-ci et si cette activité économique ne cause de préjudice important à aucun des autres objectifs environnementaux.

([31]) Règlement (CE) n° 66/2010 du Parlement européen et du Conseil du 25 novembre 2009 établissant le label écologique de l’UE.

([32]) Groupe Vauban, « La mort confirmée de l’industrie d’armement française », La Tribune, 31 août 2021.

([33]) Voir les propos d’Anders Fogh Rasmussen, ancien secrétaire général de l’OTAN rapportés par The Guardian, « Russia ‘secretly working with environmentalists to oppose fracking », 19 juin 2014.

([34]) La société américaine BlackRock, le plus grand gestionnaire d’actifs au monde, exclut d’investir dans « les titres et/ou les positions ayant une exposition significative à certains secteurs/industries, y compris, mais sans s’y limiter, les armes controversées, les armements nucléaires, les combustibles fossiles, les armes à feux à usage civil, le tabac et les produits enfreignant le Pacte mondial des Nations unies »… tout en précisant que ces filtres d’exclusion « sont appliqués à tous les nouveaux fonds de gestion active en Europe, au Moyen-Orient et en Afrique ».

([35]) Assemblée nationale, rapport d’information n° 3581 présenté par M. Jacques Maire et Mme Michèle Tabarot au nom de la commission des affaires étrangères en conclusion des travaux d’une mission d’information sur le contrôle des exportations d’armement, enregistré à la présidence le 18 novembre 2020.

([36]) Voir notamment la position commune 2008/944/PESC du Conseil du 8 décembre 2008 définissant des règles communes régissant le contrôle des exportations de technologie et d’équipements militaires.

([37]) Cour des comptes, « Le soutien aux exportations de matériel militaire », rapport public thématique, janvier 2023.

([38]) Voir notamment Amélie Férey et Laure de Roucy-Rochegonde, « “Don’t bank on the bombs” – L’industrie de défense face aux nouvelles normes européennes », Institut français des relations internationales (Ifri), Briefings de l’Ifri, 22 septembre 2022.

([39])  IHEDN, Relevé de conclusions du séminaire du 18 janvier 2022 entre les représentants des banques et de l’industrie de défense française.

([40]) Véronique Guillermard, « Munitions : le plan de l’Europe pour en produire plus », Le Figaro, 7 mars 2023.

([41]) « Une boussole stratégique en matière de sécurité et de défense. Pour une Union européenne qui protège ses citoyens, ses valeurs et ses intérêts, et qui contribue à la paix et à la sécurité internationales », adoptée par le Conseil européen des 24 et 25 mars 2022.

([42]) Voir les suites du rapport « Financer la quatrième révolution industrielle – Lever le verrou du financement des entreprises technologiques » remis par M. Philippe Tibi, avec la collaboration de M. Philippe Englebert, au ministre de l’économie et des finances, juillet 2019.

([43]) Le leveraged buy-out (LBO) ou « rachat avec effet de levier » est un montage financier permettant le rachat d’une entreprise en ayant recours à de l’endettement.

([44]) Audition de M. Sébastien Lecornu, ministre des armées, par la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, 28 février 2023.

([45]) Sondage Ifop commandé par le Conseil des industries de défense françaises, mené auprès d’un échantillon de 1 003 personnes âgées de dix-huit ans et plus et représentatives de la population française, juin 2021.