N° 1111

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

SEIZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 24 avril 2023.

RAPPORT D’INFORMATION

DÉPOSÉ

en application de l’article 145 du Règlement

PAR LA COMMISSION DE LA DÉFENSE NATIONALE ET DES FORCES ARMÉES

portant recueil d’auditions de la commission (1)

sur les retours d’expérience de la guerre en Ukraine

ET PRÉSENTÉ PAR

M. Thomas GASSILLOUD,

Président

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(1)   La composition de la commission figure au verso de la présente page.


Composition de la commission de la défense nationale et des forces armées :

M. Thomas Gassilloud, président ;

M. Jean-Philippe Ardouin, M. Xavier Batut, M. Julien Bayoup, Mme Valérie Bazin-Malgras, M. Mounir Belhamiti, M. Pierrick Berteloot, M. Christophe Bex, M. Christophe Blanchet, M. Frédéric Boccaletti, M. Benoît Bordat, Mme Yaël Braun-Pivet, M. Hubert Brigand, M. Vincent Bru, M. Steve Chailloux, Mme Cyrielle Chatelain, M. Yannick Chenevard, Mme Caroline Colombier, M. François Cormier-Bouligeon, M. Jean-Pierre Cubertafon, Mme Christelle D'Intorni, Mme Martine Etienne, M. Yannick Favennec-Bécot, M. Emmanuel Fernandes, M. Jean-Marie Fiévet, Mme Stéphanie Galzy, M. Thomas Gassilloud, Mme Anne Genetet, M. Frank Giletti, M. Christian Girard, Mme Charlotte Goetschy-Bolognese, M. José Gonzalez, M. David Habib, M. Laurent Jacobelli, M. Jean-Michel Jacques, M. Loïc Kervran, M. Bastien Lachaud, M. Fabien Lainé, M. Jean-Charles Larsonneur, Mme Anne Le Hénanff, Mme Murielle Lepvraud, Mme Delphine Lingemann, Mme Brigitte Liso, M. Olivier Marleix, Mme Alexandra Martin, Mme Pascale Martin, Mme Michèle Martinez, M. Frédéric Mathieu, Mme Lysiane Métayer, M. Pierre Morel-À-L'Huissier, M. Christophe Naegelen, M. Laurent Panifous, Mme Anna Pic, M. François Piquemal, Mme Josy Poueyto, Mme Natalia Pouzyreff, Mme Valérie Rabault, M. Julien Rancoule, M. Fabien Roussel, M. Lionel Royer-Perreaut, M. Aurélien Saintoul, Mme Isabelle Santiago, M. Mikaele Seo, Mme Nathalie Serre, M. Philippe Sorez, M. Bruno Studer, M. Michaël Taverne, M. Jean-Louis Thiériot, Mme Sabine Thillaye, Mme Mélanie Thomin, Mme Corinne Vignon, membres.

 


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SOMMAIRE

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Pages

Avant-Propos du président

Contributions écrites DES Groupes parlementaires

1. Groupe Renaissance

2. Groupe Rassemblement National

3. Groupe La France Insoumise – Nouvelle Union Populaire Écologique et Sociale

4. Groupe Les Républicains

5. Groupe Démocrate (MoDem et Indépendants)

Comptes rendus des auditions

1. Audition, à huis clos, de M. Étienne de Poncins, ambassadeur de France en Ukraine (mercredi 9 novembre 2022)

2. Audition, à huis clos, du vice-amiral Hervé Bléjean, directeur général de l’état-major de l’Union européenne. (mercredi 16 novembre 2022)

3. Audition conjointe, ouverte à la presse, de M. Michel Goya, ancien officier des Troupes de marine, chercheur indépendant, de M. Xavier Tytelman, consultant sécurité et défense, et du général (2S) Michel Yakovleff, chef de la majeure « politique de défense » à l’IHEDN, sur les enjeux, à travers l’exemple ukrainien, du renseignement d’origine sources ouvertes (OSINT) et la transparence du champ de bataille (mercredi 23 novembre 2022)

4. Audition, ouverte à la presse, de M. Camille Grand, chercheur au Conseil européen des relations internationales, ancien Secrétaire général adjoint de l’OTAN, sur : l’OTAN face au nouveau contexte stratégique induit par l’invasion de l’Ukraine par la Russie (mercredi 23 novembre 2022)

5. Audition conjointe, à huis clos, du général de division aérienne Vincent Breton, directeur du centre interarmées de concepts, de doctrines et d’expérimentations (CICDE), accompagné pour l’armée de Terre, du général de division Pierre-Joseph Givre, directeur du Centre de doctrine et de l’enseignement du commandement (CDEC), pour l’armée de l’Air et de l’espace, du lieutenant-colonel Jérémy Gueye, du bureau emploi, chef de division doctrine-RETEX et pour la Marine, du capitaine de vaisseau Guillaume Desgrées du Loû, du bureau des opérations aéronavales, sur les enseignements du conflit ukrainien (mercredi 30 novembre 2022)

6. Audition, à huis clos, de M. Emmanuel Chiva, délégué général pour l’armement, sur le retour d’expérience capacitaire de l’Ukraine (mercredi 30 novembre 2022)

7. Audition, à huis clos, du général de division Aymeric Bonnemaison, commandant de la cyberdéfense (mercredi 7 décembre 2022)

8. Audition conjointe, à huis clos, de Mme Anne-Claire Legendre, porte-parole, directrice de la communication et de la presse au Ministère des affaires étrangères, de Mme Angélique Palle, chercheur à l’institut de recherche stratégique de l’école militaire, et de M. Sébastien Abis, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), directeur du club Déméter, sur le caractère hybride des conflits et l’utilisation d’armes multichamps (respectivement dans les domaines informationnels, énergétique et alimentaire) (mercredi 7 décembre 2022)

9. Audition, à huis clos, de Mme Alice Rufo, directrice générale des relations internationales et de la stratégie au ministère des Armées et de M. Philippe Errera, directeur général des affaires politiques et de sécurité au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères (mercredi 14 décembre 2022)

10. Audition, à huis clos, du général de division aérienne Philippe Adam, commandant de l’espace, sur les enseignements du conflit ukrainien (mercredi 14 décembre 2022)

11. Audition, ouverte à la presse, de M. Sébastien Lecornu, ministre des Armées, sur le soutien à l’Ukraine (mercredi 15 mars 2023)

 


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   Avant-Propos du président

    

« Ni la gloire, ni la liberté de l'Ukraine ne sont mortes » ([1])

Soutenir – dénoncer – se préparer

 

Depuis le 24 février 2022, la guerre hybride russe et la « doctrine Guérassimov » ont montré qu’elles n’étaient rien d’autre que le vieux visage de la guerre. Piétinant les libertés et violant le droit international, la guerre en Ukraine est le retour du pire à deux heures d’avion de Paris.

Pour comprendre ce tournant du XXIe siècle et préparer la future loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030 qui devra en retenir les premières leçons, la commission de la défense et des forces armées de l’Assemblée nationale a organisé du 9 novembre 2022 au 15 mars 2023 un large cycle d’auditions sur le retour d’expérience du conflit ukrainien. Ce recueil regroupe les 11 comptes rendus et je remercie tous ceux qui y ont contribué.

Sur la base de contacts permanents avec nos homologues parlementaires et de plusieurs déplacements en Ukraine ou sur le flanc oriental de l’Union européenne, il m’a semblé utile de l’introduire par la synthèse de ce que j’en retenais et de proposer aux groupes parlementaires d’y contribuer.

Je retiens pour ma part cinq conclusions.

1)     La Russie a commis une triple forfaiture en attaquant l’Ukraine

En lançant dans la nuit du 24 février 2022 une « opération spéciale » qui visait à se saisir de la capitale ukrainienne et des centres de décision politico-militaires, la Russie a réalisé une triple forfaiture : elle a contrevenu à la charte des Nations-Unies dont elle est pourtant censée être un garant essentiel par son siège de membre permanent du Conseil de sécurité ; elle a violé le mémorandum de Budapest par lequel elle s’était engagée en 1994 à garantir les frontières de l’Ukraine ; elle a enfin foulé au pied le droit international humanitaire en visant des cibles civiles, sans nécessité militaire, et en commettant des crimes de guerre désormais significativement documentés.

Mais, pire encore, la Russie n’a pas hésité à utiliser la rhétorique nucléaire pour tenter une sanctuarisation agressive des territoires conquis, justifiée à ses yeux par l’annonce de l’annexion des oblats de Kherson, Zaporijia, Donetsk et Lougansk après d’illégitimes référendums. Ce dévoiement de la dialectique nucléaire est une transgression inédite qui fragilise la stabilité du monde.

2)     La guerre en Ukraine marque le retour en Europe de la « grammaire oubliée de la force »

Ces graves manquements vis-à-vis de l’ordre international illustrent une « grammaire de la force » dont nous avions trop oublié qu’elle repose sur une discontinuité : la Russie poursuit une guerre d’agression brutale en dépit de son coût exorbitant, de ses conséquences humaines et de ses effets politiques. La logique de la violence redéfinit le champ de la rationalité. Cette dynamique échappe à la fois à la grammaire diplomatique et au continuum sécurité-défense : elle est une discontinuité radicale dont nous avions perdu collectivement la compréhension sous le coup des « dividendes de la paix » et des conflits asymétriques de ces trente dernières années. C’est ce qui explique que nous n’avons cru que trop tardivement au lancement d’une offensive russe dont l’irrationalité manifeste, au prisme de notre « grammaire politique », nous laissait penser qu’elle ne pouvait avoir lieu.

En redécouvrant la logique de la guerre, nous discernons aussi que la Russie est prise dans une bulle sémantique et cognitive qui, grâce à un web quasi-souverain, conditionne les perceptions de la population russe et crée une « réalité alternative » qui fait peu de place à l’objectivité. En bref, nous ne partageons plus la même vérité des faits avec le peuple russe. La guerre se déploie aujourd’hui sur des fondations narratives incompatibles de part et d’autre du front ; la sortie de guerre en sera d’autant plus complexe.

3)     Nous devons aider l’Ukraine à gagner la guerre

La guerre qui se déroule en Ukraine est un conflit ukraino-russe. Ni la France, ni l’Union européenne (UE), ni l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) ne sont parties au conflit. Nous aidons l’Ukraine à se défendre face à un État qui l’agresse en violation flagrante du droit international. Notre soutien est déterminé : il est diplomatique, économique, humanitaire et militaire. Articulé avec nos principaux alliés et l’UE, il nous place parmi les premiers contributeurs. La France s’est distinguée par la qualité et la rapidité de ses cessions, des laboratoires d’analyse ADN aux AMX 10 RC, en passant par les systèmes anti-aériens Crotale et Mamba ou les canons Caesar : la France livre ce dont a besoin l’Ukraine dans des délais ramassés. Elle est ainsi un soutien solide, fiable, crédible et inspirant, nombre de ces dons ayant permis d'entraîner d’autres partenaires à faire évoluer la nature de leur aide.

Le soutien de la France vise à la victoire de l’Ukraine : la Russie ne doit ni ne peut remporter l’épreuve dans laquelle elle a plongé son voisin. Le droit, la liberté, la démocratie ne sont pas nos intérêts mais des valeurs universelles qui doivent être défendues. La vérité aussi, dans la mesure elle peut être approchée, alors que la réalité, l’information et l’histoire sont trop souvent distordues par la Russie. Ce soutien significatif s’accompagne depuis le début du conflit par la volonté française de dialoguer avec le président Poutine et d’anticiper la fin du conflit. Elle a souvent été mal comprise par certains de nos partenaires. Elle est pourtant essentielle car la fin des hostilités sera très probablement négociée ; mais elle est aussi indispensable pour maîtriser le contenu du dialogue stratégique entre États dotés de l’arme nucléaire.

4)     La guerre en Ukraine modifie les dynamiques d’alliance

L’effort des pays européens pour soutenir l’Ukraine est historique. Forgé au 1er semestre de 2022, sous la présidence française du Conseil de l’UE, il assure une convergence politique, économique et diplomatique inédite. Les sanctions économiques sont sans précédent. Les aides financières, militaires et logistiques tout autant. Depuis un an, l’UE a mobilisé tous ses leviers et démontré l’ampleur de sa dimension géopolitique.

On aurait pu croire que ce mouvement allait accélérer définitivement l’affirmation de l’autonomie stratégique européenne. C’est la puissance de l’OTAN qui en sort pourtant plus affermie encore. Cette inconfortable réalité, tant les enjeux d’autonomie stratégique sont importants à moyen terme, doit être regardée en face : il faut prêter attention à ce qu’énonce Thomas Gomart : « la guerre en Ukraine renvoie Paris à une réflexion douloureuse sur son ambition d’autonomie stratégique européenne face au resserrement mécanique du lien transatlantique. Pour la presque totalité des Européens, la sécurité du continent ne peut se penser et s’organiser que dans le cadre de l’OTAN ». La France doit apprendre à rassurer ses alliés sur la force et la crédibilité de son engagement dans l’OTAN ; elle doit aussi mieux articuler son discours sur l’Alliance avec celui, indispensable et stratégique, sur l’émergence d’une Union européenne plus souveraine.

La tectonique des alliances irradie bien au-delà de l’Europe ; elle affecte le monde entier. Alors qu’il nous faudra rebâtir un ordre international aujourd’hui malmené, cela doit nous conduire à être attentif à la transformation de la dépendance de la Russie vis-à-vis de la Chine ou de l’Iran, comme à l’évolution des États qui ont refusé de dénoncer l’agression russe. Même si ces derniers sont minoritaires, rien ne doit laisser penser que derrière la guerre en Ukraine se rejoue une opposition entre « blocs » : l’histoire n’est pas celle-ci ; elle est banalement celle d’une guerre illégitime.

5)     La France doit tirer des leçons du conflit

J’en retiens trois.

La guerre en Ukraine confirme d’abord le besoin de moderniser nos forces nucléaires. L’instrumentalisation dévoyée de la rhétorique nucléaire par certains responsables russes démontre en creux les vertigineuses impasses du traité d’interdiction des armes nucléaire (TIAN) promus par des États insuffisamment conséquents et des lobbyistes associatifs malavisés ; la seule perspective crédible du TIAN est d’affaiblir le consensus nucléaire des États démocratiques dotés face à des autocrates bellicistes qui n’en demandent pas tant. Cela justifie qu’un effort plus important soit fait en direction de nos concitoyens, pour qu’ils comprennent les enjeux de la dissuasion et soutiennent le modèle de stricte suffisance que la France a adopté.

Le conflit ukrainien nous invite aussi à passer au tamis des réalités stratégiques nouvelles nos capacités militaires. Le résultat doit nous insatisfaire : l’ampleur du désinvestissement depuis 1990 a laissé des forces exsangues en 2015. Leur réparation, entamée en 2017, est engagée, mais loin d’être terminée. Cela pose des questions de format des forces conventionnelles et de répartition des moyens entre « fonctions opérationnelles » : ni la géographie, ni l’histoire ne prédisposent une France dotée à un scénario ukrainien, mais il faut garantir l’épaulement de nos forces nucléaires comme nos capacités à répondre à des actions de contournement, à l’exploitation des nouveaux champs de conflictualité ou à l’agression possible de nos territoires ultramarins. Conforter l’endurance de notre outil militaire par des stocks et un potentiel industriel réactif n’est pas moins essentiel : le soutien à l’Ukraine montre l’étendue de nos limites. « L’économie de guerre », évoquée dès juillet 2022 par le président de la République pour répondre à la solidarité politique que nous devons à l’Ukraine, doit encore trouver les voies de sa pleine incarnation.

La résistance de l’Ukraine illustre enfin que la résilience d’une Nation repose sur l’engagement de ses citoyens et la capacité de la société toute entière à faire face aux périls qui la menacent. C’est précisément ce que nous avons en partie désappris en 30 ans de « dividendes de la paix ». Il nous appartient de revigorer les promesses de la « défense globale » ; car à une garantie ultime de sécurité assurée par la dissuasion et à un modèle d’armée réactif, cohérent et éprouvé doit répondre une volonté de la Nation tout entière à s’impliquer dans sa propre protection. C’est une condition nécessaire pour comprendre et pouvoir s’opposer à la « grammaire de la force ».

 

À l’heure où la société française se questionne, se fracture parfois, rappeler que la défense est l’affaire de tous c’est aussi dire que nous croyons en l’avenir et que le projet collectif qui nous réunit mérite qu’on le défende, si nécessaire par la force.

 


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   Contributions écrites DES Groupes parlementaires

  1. Groupe Renaissance

(i) À l’échelle nationale, les auditions du cycle RETEX Ukraine de la Commission de la défense nationale et des forces armées ont tout d’abord salué la réactivité de notre pays en soutien à l’Ukraine, face à l’agression injustifiée, brutale et illégale menée par la Fédération de Russie. En effet, notre soutien est total et s’applique sur tous les fronts : humanitaire, militaire, économique et diplomatique.

Un appui qui contribue également à notre propre défense. Les alliés n’ont cessé d’accroître leur soutien militaire, convaincus que l’Ukraine peut et doit sortir victorieuse de cette guerre, car il en va non seulement du sort des Ukrainiens, mais également de celui des Européens. Pour cette raison, des paliers ont progressivement été franchis en matière de fourniture d’équipements de plus en plus sophistiqués.

Afin de renforcer la capacité opérationnelle des forces armées ukrainiennes dans les domaines aux enjeux de portée stratégique, la France a mené depuis plusieurs mois une stratégie de cession, portant sur tout le spectre du besoin exprimé par les Ukrainiens : équipement du combattant, systèmes anti-aériens, artillerie…Notre groupe continuera à soutenir cette politique volontariste de la France en matière de soutien militaire.

Dans ce cadre, le groupe Renaissance a notamment porté par voie d’amendement l’augmentation de la dotation du Fonds spécial de soutien à l’Ukraine à 200 millions d’euros. Annoncé à l’automne 2022, ce fond permet à l’Ukraine d’acheter directement auprès des industriels français le matériel dont elle a impérativement besoin pour soutenir son effort de guerre. En accompagnement de l'équipement et de l'armement fournis, la France a commencé à dispenser des formations du combattant et des formations spécialisées à plusieurs centaines de soldats ukrainiens.

Le retour d’expérience de la guerre en Ukraine s’inscrit par ailleurs dans le débat plus large concernant l’équilibre entre masse et technologie au sein des armées. Les cessions d’équipements aux forces ukrainiennes ont mis en lumière des parcs et des stocks dimensionnés au plus juste et appellent également une réflexion sur les réorientations nécessaires en matière capacitaire.

1- Les cessions de matériels ont mis en lumière des capacités dimensionnées au plus juste. Tout projet éventuel de nouvelles cessions doit se fonder notamment sur une analyse d’impact sur la capacité opérationnelle des forces armées.

2- Le retour d’expérience de la guerre en Ukraine a conduit à identifier des axes de progression et de réflexion sur l’adaptation de notre modèle capacitaire à l’éventualité de conflits de haute intensité, afin d’être en mesure de « gagner la guerre avant la guerre », tout en prenant en compte les spécificités du modèle d’armée français, notamment la dissuasion.

En plus de notre aide militaire, nous sommes par ailleurs convaincus de la nécessité de fournir une aide humanitaire et financière.

Dans le domaine humanitaire, 276 millions d’euros au profit de l’Ukraine et des pays limitrophes ont été mobilisés par la France. Par ailleurs, plus de 40 opérations ont été réalisées par le Centre de crise et de soutien (CDCS) du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères (MEAE) depuis le 24 février 2022 - portant à plus de 2 900 tonnes la quantité d’aide acheminée, dont 1 000 tonnes via l’opération « un bateau pour l’Ukraine » parti fin septembre 2022 de Marseille.

Dans le champ de l’aide économique et financière, 1,2 milliard d'euros ont été fléchés vers des garanties à l'export, dans le cadre de la participation de la France à la reconstruction de l’Ukraine, via ses entreprises en utilisant les outils de financement export. Par ailleurs, la dissuasion étant conçue comme la clé de voûte de notre stratégie de défense, le groupe Renaissance défend résolument un modèle d’armée à même de soutenir les forces nucléaires afin de préserver la liberté d’action de la France et éviter un contournement par le bas.

(ii) À l’échelon régional, face au retour de la guerre sur le sol européen, la démonstration d’unité, de force et de rapidité des partenaires européens - dans l’objectif de permettre à l’Ukraine de recouvrer sa souveraineté - a également été mise en exergue lors de ce cycle d’auditions. Alors que notre pays occupait la présidence du Conseil de l'Union européenne (UE), les États-membres ont su s’accorder, dès le lancement de l'attaque russe, sur la mise en place de sanctions historiques (SWIFT, gel des avoirs, etc.), qu’ils n’ont cessé d’étendre et de renforcer depuis.

À l’échelle de l’UE, ce front uni a également permis de mobiliser plus de 67 milliards d'euros de soutien tous domaines confondus. La France a notamment contribué à hauteur de 630 millions d’euros à la Facilité européenne pour la paix, sur un total de 3,5 milliards d’euros, soit près de 20 %. C’est également dans le cadre de la présidence française du Conseil de l’Union européenne que le Sommet de Versailles (mars 2022) a permis de réaffirmer l’unité européenne face à la guerre en Ukraine, et la volonté des États membres de renforcer la défense européenne et de réduire leurs dépendances stratégiques.

En parallèle, la France a appelé ses partenaires européens à réinvestir massivement dans notre défense collective. À cet égard, le Gouvernement a annoncé que le projet de loi de programmation militaire (LPM) permettra de financer 413 milliards d'euros de besoins des armées entre 2024 et 2030, c’est plus de 100 milliards d'euros supplémentaires que sur la période précédente pour transformer nos armées.

En nous amenant à repenser l’équilibre entre masse et technologie et à nous préparer à un conflit de haute intensité, le conflit en Ukraine doit conduire à un renforcement de la base industrielle et technologique de défense (BITD), française et européenne. La défense européenne doit en parallèle poursuivre son intégration et pour cela ne pas négliger la préparation de l’avenir, concilier temps long et réponse à la situation d’urgence.

Ce renforcement du pilier européen est mené en complémentarité de la consolidation de l’Alliance atlantique. Les pays baltes sont en passe d’acquérir la profondeur stratégique qui leur faisait défaut du fait du processus d’adhésion à l’OTAN sollicitée par la Suède et la Finlande, tandis que la Pologne a affiché l’ambition de devenir la première armée terrestre de l’UE et que les industries de défense européenne sont appelées à relancer leur cadence de production, à l’instar du renouveau industriel de l’armement en République tchèque. Pays dont la crédibilité de sa défense nationale est largement reconnue, la France peut et doit continuer à porter des initiatives capacitaires avec ses partenaires sur le continent et en collaboration avec l’OTAN.

(iii) À l’échelle mondiale, alors que la Fédération de Russie comptait sur nos divisions, la force de la solidarité avec l’Ukraine n’a cessé de s’étendre, rappelant que cette guerre d’agression est bien plus qu’une « affaire européenne » : c’est un défi mondial. L’adoption de la résolution appelant à une « paix globale, juste et durable en Ukraine » par l’Assemblée générale des Nations unies (AGNU) du 23 février dernier a démontré l'attachement d’une large majorité de ses membres aux principes fondamentaux des Nations unies et de la Charte. 141 États ont alors appelé la Russie au respect du droit international et au respect de ses propres engagements, ainsi qu'au retrait immédiat, complet et inconditionnel de ses forces militaires du territoire ukrainien.

Les auditions réalisées dans le cadre des travaux de notre commission ont souligné que la dimension mondiale de cette guerre d’agression est engendrée notamment par son caractère hybride et par l’utilisation d’armes multichamps. Les conséquences sont particulièrement visibles dans les domaines de l’information, de l’énergie, de l’alimentation et des matières premières. À cet égard, sur la scène internationale, la France a su jouer un rôle mobilisateur au travers de l’initiative FARM - mission pour la résilience alimentaire et agricole qui vise à mettre en place des mesures de solidarité vis-à-vis des pays les plus vulnérables -, l’initiative « Opération sauvetage des récoltes » et avec la mise en place de couloirs de solidarité européens.

Il a également été confirmé la nécessité d’une défense globale en réponse à l’utilisation de ces armes hybrides qui impactent fortement les sociétés civiles, et ce dans le monde entier. En France, des mesures en soutien des ménages, des collectivités territoriales et des entreprises ont été prises, telles que le chèque énergie ou encore le bouclier tarifaire. Notre pays a également travaillé à la réduction de sa dépendance au pétrole et au gaz russe. En réponse à l’offensive informationnelle menée par la Russie, une nouvelle sous-direction a été créée au sein de la direction de la communication et de la presse du MEAE à l’été 2022, et le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) a été renforcé. En outre, la question de l’influence a été érigée en fonction stratégique au sein de la Revue nationale stratégique 2022, nous invitant à développer davantage notre action globale dans ce domaine. Cette dernière doit être menée à la fois au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères et au ministère des Armées, par chaque service concerné, afin de mieux défendre non seulement nos valeurs et nos intérêts notamment dans les espaces communs, mais aussi notre modèle libéral et démocratique.

In fine, la guerre d’invasion russe en Ukraine constitue un indéniable bouleversement du champ géopolitique. Signe de contestation de l’ordre international marqué par la rivalité sino-américaine, il favorise également le renforcement de « l’amitié sans limites » entre la Chine et la Russie (février 2022), qui poussent un modèle alternatif auprès d’autres pays, fondé sur le rejet des valeurs occidentales. Les répercussions de ce conflit apparaissent donc tout à la fois géostratégiques et idéologiques.

Un an après le début du conflit, notre groupe à l’instar de la France est déterminé à se tenir aux côtés de l’Ukraine, dans l’objectif qu’elle recouvre sa souveraineté et son intégrité territoriale, notamment par le retrait total des troupes russes de l’ensemble du territoire ukrainien. La Russie ne peut, ni ne doit, gagner cette guerre.

 


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  1. Groupe Rassemblement National

LE DRAME DE LA GUERRE EN UKRAINE

Nous sommes profondément touchés par le drame que subit le peuple ukrainien, c’est pourquoi la présidente du Rassemblement National avait dès le 24 février 2022 affirmé : « qu’aucune raison ne peut justifier le lancement d’une opération militaire contre l’Ukraine par la Russie qui rompt l’équilibre de la paix en Europe ». Concomitamment à la condamnation de l’invasion du territoire souverain de l’Ukraine, nous appelons également au rétablissement des principes du droit international, piétinés depuis bien trop d’années par ceux qui devraient les défendre. Le Rassemblement National attaché à la défense des intérêts français, est donc rassuré de voir persister le rôle fondamental joué par la dissuasion, à côté des forces conventionnelles, dans la protection du pays. En effet, cette capacité est devenue avec le temps l’outil indispensable pour « peser » et porter avec crédibilité la voix et l’influence de la France sur la scène internationale. En conséquence, notre Nation appartient au club restreint des pays détenteurs du « feu » nucléaire, lui garantissant ainsi les moyens de ses ambitions tout en envoyant un signal fort de fiabilité et de puissance, tant à ses alliés qu’à ses compétiteurs.

Cette guerre européenne fratricide a vu naître une remarquable mobilisation. L’accueil des réfugiés, le soutien matériel nécessaire à un peuple souffrant du froid et de la faim est admirable et nécessaire. La férocité du conflit, aggravée par la sophistication des armes modernes, rend cette guerre particulièrement meurtrière et inhumaine. Les populations civiles ukrainiennes vivent une véritable tragédie.

La livraison d’armes défensives à l’Ukraine est légitime, elle rejoint cette volonté de défendre la souveraineté et l’intégrité territoriale des nations, mais il est également nécessaire de s’interroger sur les conséquences d’une intensification du conflit par le soutien matériel militaire. Il faut veiller à éviter une poursuite de l’escalade dont l’issue nous est inconnue, la poursuite de cette guerre n’étant pas seulement un drame humain, mais risquant surtout de renverser définitivement l’équilibre du monde. L’instabilité géopolitique mondiale, conséquence des choix de Moscou, nous oblige à une grande prudence. Ne mésestimons pas les nouvelles alliances de Russie, qui séparée de l’Europe, est devenue un partenaire privilégié de l’Inde et de la Chine.

UN APPEL POUR LA PAIX

L’absence de sang-froid de certains de nos dirigeants et les émotions peu maîtrisées ont laissé s’exprimer les voix d’un bellicisme irresponsable qui, loin d’apaiser la situation, font courir à l’Europe et au monde un risque d’embrasement.

Il est parfois plus difficile de faire la paix que de se laisser entrainer dans le flot des évènements, les logiques de blocs ou les passions irraisonnées. C’est le propre des grandes puissances de savoir s’en extraire pour rechercher, avec une sereine autorité, les moyens de la diplomatie. Sans résolution diplomatique du conflit, ceux qui siègent au conseil de sécurité de l’ONU auront échoué à défendre la paix ; ils seront retournés à l’application de la loi du plus fort, annihilant ainsi la souveraineté des peuples et l’espoir de justice internationale. C’est pourquoi nous soutenons les actions diplomatiques du gouvernement en faveur de la paix. C’est aussi la vocation historique et morale de la France de faire entendre la voix d’un pays dont le sacrifice dans les guerres donne crédit à sa volonté sincère de paix ; une Nation qui a fait du respect des peuples et des gens son engagement devant l’histoire. Afin que la France puisse conserver une voix singulière et « peser » sur la scène internationale, il est nécessaire qu’elle soit indépendante et adossée à une diplomatie revalorisée, une armée opérationnelle et une dissuasion reconnue.

CONSERVER UNE VOIX SOUVERAINE

La lutte du peuple ukrainien pour sa souveraineté et le maintien de son indépendance nous montre bien à quel point dissoudre les nations ou mutualiser la défense de son intégrité peuvent être des voies sans issue. Le mythe d’une Europe de la défense, dogmatiquement érigée par les dirigeants européens qui se complaisent dans l’illusion d’une totale uniformité stratégico-militaire, n’est qu’une illusion qui ne permettra jamais la défense de la souveraineté des peuples européens. La remise en cause de la souveraineté des pays de l’union européenne risquerait de conduire à un affaiblissement général de l’Europe qui n’aurait plus de nations fortes en capacité de réagir rapidement. Si des accords bilatéraux et des décisions communes peuvent être pris entre États souverains, les décisions concernant la Défense Nationale ne peuvent être engagées par des entités supra-nationales. La portée de la voix de la France dans le concert des nations nécessite d’une part le renforcement de notre modèle d’armée avec une dissuasion crédible, et d’autre part une montée en puissance de notre outil diplomatique délaissé depuis bien trop d’années. Afin de conforter notre diplomatie, il est nécessaire de préserver la spécificité des compétences des diplomates et d’attribuer les moyens nécessaires afin de préserver la qualité informationnelle dans le temps long.

CONSOLIDER NOTRE MODÈLE D’ARMÉE

La Guerre en Ukraine démontre tout d’abord la nécessité de conserver une dissuasion nucléaire, robuste et crédible, pour prévenir une guerre majeure, et garantir la liberté d’action de la France tout en préservant ses intérêts vitaux. Elle soulève également l’urgence de reconstruire une armée capable de tenir un conflit symétrique de haute intensité, hypothèse trop longtemps négligée.

Le Rassemblement National est rassuré de voir persister le rôle fondamental joué par la dissuasion dans la protection du pays. Le premier Objectif Stratégique demeure une « Une dissuasion nucléaire robuste et crédible », érigeant cette dernière comme la colonne vertébrale de notre sécurité. Le Général De Gaulle avait institué la dissuasion nucléaire comme clef de voûte de notre défense nationale, d’abord aérienne en 1964, puis navale en 1972 avec le début de la « permanence à la mer ». Cette dissuasion doit donc être protégée de toute pollution idéologique qui pourrait l’affaiblir (Europe de la défense, écologisme idéologique.). Ainsi la constitutionnalisation de la dissuasion permettrait d’affirmer auprès de nos alliés et de nos adversaires que, dans le « concert des Nations », la France maintient son rang de puissance de premier plan.

La guerre en Ukraine nous enseigne, encore une fois, que la paix n’est jamais acquise, que la liberté est un combat.

Si nos armées sont en mesure de mener avec succès des opérations extérieures seules ou dans le cadre de coalitions ; il est nécessaire qu’elles soient également en mesure de répondre à tout type de conflit, même celui d’une guerre conventionnelle de haute intensité. La guerre en Ukraine nous rappelle qu’une guerre n’est pas seulement technologique mais qu’elle est aussi une question de matériels, de munitions, ainsi que d’hommes et de femmes entraînés, prêts à se battre pour défendre la nation. Ce sont des points essentiels, qui semblaient avoir été oubliés, alors qu’ils doivent être au coeur de nos armées. Nous devons donc accélérer la remise à niveau, tant qualitative que quantitative, de nos moyens capacitaires et de nos munitions. Il faut également veiller à ce que nos moyens humains soient à la hauteur. Pour cela il est non seulement nécessaire de fidéliser le personnel mais aussi d’en augmenter les effectifs. Enfin, pour atteindre l’ensemble de ces objectifs, la nation doit tout entière soutenir ses armées, à l’image du peuple Ukrainien, il est primordial de restaurer le lien armée-nation.

De la guerre en Ukraine, nous pouvons tirer l’enseignement de la nécessité de retrouver une nation forte, reconnue sur la scène internationale pour son indépendance. Cette voix singulière permettra à la France de s’inscrire dans le destin de l’Europe et du monde, poursuivant son rôle historique de médiatrice et de facilitatrice de la paix.

 


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  1. Groupe La France Insoumise – Nouvelle Union Populaire Écologique et Sociale

 Dans un article consacré à la guerre aérienne en Ukraine, le colonel David Pappalardo évoque le célèbre « problème de Diagoras ». Lorsqu’on lui montra des tablettes décrivant des croyants ayant prié et survécu à un naufrage, le poète lyrique et législateur mélien se refusa à conclure que c’était la prière qui les avait sauvées. À l’inverse, il réclama les tablettes représentant ceux qui avaient prié mais n’avaient pas survécu. Appliqué au conflit en Ukraine, la réflexion du Mélien nous commande de nous écarter de nos biais, car « ce que nous voyons ne reflète pas nécessairement ce que nous ne voyons pas ».

À ce premier avertissement, s’ajoute un second. Le conflit en Ukraine est loin d’être terminé, et nul ne saurait établir un retour d’expérience complet et exhaustif de celui-ci ; tout juste, sommes-nous en capacité de relever plusieurs premiers enseignements.

Les lignes qui suivront ne pourront s’appuyer que sur les éléments apportés par les autorités politiques et militaires, qui disposent des capacités d’analyse, des chercheurs et universitaires ou encore des journalistes. En outre, elles feront état de quelques enseignements, et ne prétendent en aucun cas à l’exhaustivité.

Sur le plan stratégique, la guerre en Ukraine a avant tout été marquée par le retour de la « grammaire nucléaire ». La Russie a déployé une manœuvre de sanctuarisation agressive, lui permettant de gagner en puissance – en l’espèce d’envahir l’Ukraine – en étant protégée par son arsenal nucléaire de toutes représailles. Dès lors, les autorités politiques et militaires, dont la liberté d’action est entravée, se doivent de réfléchir à la nature des réponses à cette stratégie.

La guerre en Ukraine a également marqué le retour d’un combat de haute intensité à grande échelle en Europe avec l’invasion d’un État souverain par un autre.

Enfin, point notamment soulevé par le général Breton, le conflit a démontré l’importance de posséder une profondeur stratégique, entendue notamment au sens d’une certaine indépendance. Frappé par les sanctions, la Russie a été contrainte dans son engagement. Il s’agit là d’une leçon essentielle, bien que déjà soulignée par le passé. Tout doit être fait pour que la France puisse être indépendante et libre dans l’appréciation, la décision et l’action.

Le conflit est également riche de premiers enseignements opérationnels.

En premier lieu, en matière aérienne, le conflit démontre que la suprématie aérienne serait très difficile à obtenir, et ne pourra finalement qu’être temporaire et locale dans un conflit de haute intensité et symétrique. La guerre en Ukraine s’est ainsi caractérisée par l’absence de campagnes aériennes massives, les Ukrainiens ayant notamment mis en place une stratégie d’interdiction qui a fonctionné.

À l’inverse, le combat terrestre et les feux sont centraux. Marqué par une haute intensité capacitaire, le conflit a rappelé l’importance des stocks et de la logistique terrestre. La mer n’est pas non plus absente du conflit. Outre la destruction du Moskva, l’invasion a mis en exergue plusieurs faits de la guerre navale, tels que l’emploi des drones ou des mines. Décorrélé du théâtre, la destruction des gazoducs Nord Stream 1 et 2, encore non attribuée officiellement, a démontré l’importance des fonds marins en tant que champ de conflictualité.

Le cyber n’a pas été absent du conflit en Ukraine. Plusieurs enseignements peuvent en être tirés, et le général Adam, commandant le COMCYBER, les a indiqués en audition : difficile intégration des capacités cyber à la manœuvre tactique russe, avantage de la défense sur l’attaque, faible lisibilité des actions et acteurs de la cyberguerre ou encore importance de l’appui des GAFAM.

Le milieu spatial a été pleinement investi durant la guerre. Les Russes ont d’abord attaqué des moyens satellitaires ukrainiens avant d’envahir le territoire de l’Ukraine. Le conflit a démontré le caractère dual des moyens spatiaux, l’Ukraine a ainsi par exemple bénéficié de l’appui des satellites de Starlink.

Le champ informationnel a également revêtu une importance majeure, et a été investi par les deux belligérants. Le conflit n’a fait que confirmer son caractère essentiel dans les affrontements présents et futurs.

Plus largement, le conflit a pu démontrer l’importance de l’intégration interarmées et interarmes, et l’intérêt de l’approche multi-milieux multi-champs. Au-delà, il a souligné le caractère essentiel de la masse dans l’affrontement, qui permet de garantir la liberté d’action, du renseignement ou d’une préparation opérationnelle interarmes et interarmées robuste.

En matière capacitaire, ce conflit a pu confirmer et démontrer l’importance de divers équipements.

Tout naturellement, l’on pense d’abord aux drones. Qu’il s’agisse des microdrones ou minidrones utiles en termes de renseignement, de ciblage ou de conduire des tirs, des munitions rodeuses – les Shahed de conception iranienne – ou encore des drones tactiques armés du type TB2, tous ont confirmé leur utilité sur le champ de bataille.

La défense sol-air a également été vue comme une capacité à renforcer, tant son usage est décisif, notamment dans la stratégie d’interdiction. À la lumière de ce conflit, le groupe parlementaire LFI-NUPES ne peut qu’encourager le renforcement de ces secteurs.

Au-delà de ces enseignements de nature stratégique, opérationnelle ou technique, le conflit pose de nombreuses questions de nature politique, auxquelles les groupes parlementaires se doivent de réfléchir.

En premier lieu, une réflexion s’impose sur la nature même de la victoire. En bref, qu’est-ce que gagner une guerre dorénavant ? La notion de victoire a disparu avec la multiplication des différentes opérations extérieures.

Pour revenir au problème de Diagoras, se pose la question de la prise en compte de ce retour d’expérience à la préparation de la guerre future. Dans quelle mesure le conflit en Ukraine ressemble-t-il à celui qui menacerait la France à court, moyen voire long terme ?

Dans cette même perspective, se pose également la question de la résistance – et non pas seulement de la résilience – de la société. Face à un choc, comme l’est celui d’une invasion, le peuple est-il prêt à s’engager dans un affrontement caractérisé par une haute intensité ? Cette question si centrale mérite bien plus que de légères réflexions sur le format des réserves, ou sur une généralisation du service national universel, qui – au regard de cet objectif – ne servirait strictement à rien.

Enfin, la question de l’efficacité générale de notre action, principalement caractérisée par des cessions d’équipements et de matériels et des sanctions financières, se posera nécessairement pour préparer notre riposte à un éventuel nouveau conflit. De même, dans cette perspective, les cessions doivent être intégrées dans la programmation militaire générale, de sorte à ce qu’elles soient clairement anticipées par nos industriels. En ce sens, le groupe LFI-NUPES plaide pour que dans le prochain projet de loi de programmation militaire, des crédits budgétaires soient directement affectés à ces prochaines cessions.

Attachés à doter la France des moyens nécessaires à sa défense, les députés LFI-NUPES seront particulièrement vigilants quant à la prise en compte de ces premiers enseignements dans l’élaboration du projet de loi de programmation militaire 2024-2030.

 


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  1. Groupe Les Républicains

Alors que le conflit a débuté le 24 février 2022 par l’invasion russe du territoire ukrainien n’est pas terminé et que le monde vit depuis plus d’un an au rythme des offensives et contre-offensives russo-ukrainiennes, la tentation est grande de vouloir dès à présent tirer un certain nombre d’enseignements de ce premier grand conflit armé sur le sol européen depuis la seconde guerre mondiale.

À l’heure où ces lignes sont écrites, personne ne sait quel sera le scénario de sortie de ce conflit meurtrier, ni à quelle échéance le peuple ukrainien souverain retrouvera une paix durable sur son territoire, ni même la délimitation territoriale issue de cette guerre et de l’occupation russe. Dès le début de cette guerre, de nombreux experts, diplomates, historiens, spécialistes des affaires militaires et stratégiques se sont penchés sur les différentes solutions envisageables pour y mettre fin : négociations de paix, statut quo, occupation totale, conflit larvé, reprise par l’armée ukrainienne de l’intégralité de son territoire y compris la Crimée annexée par la Russie en 2014… rien à ce stade ne semble se dégager de manière unanime et claire, laissant présager pour le peuple ukrainien encore des mois particulièrement difficiles et meurtriers.

Face à l’agression russe, sa violence, sa brutalité, ses méthodes renvoyant l’Europe à des actions qu’elle pensait révolue sur son sol, associées aux aspects modernes de la guerre électronique ou de la cyber-conflictualité, la France, ses partenaires alliés européens et nord-américains ont opté pour un soutien sans failles à l’Ukraine. Ce soutien se concrétise aussi bien par des décisions politiques et économiques : ouverture de négociations pour une adhésion à l’Union européenne, promesse d’une intégration à terme de l’OTAN, sanctions contre la Russie, sortie somme toute assez rapide de la dépendance aux gaz et hydrocarbures russes, que par des livraisons massives d’armement couvrant l’ensemble du spectre du conflit : des unités médicales mobiles, des casques ou des masques à gaz des premières semaines, ces livraisons sont devenues dans un temps relativement court des canons de type Caesar, des batteries et missiles anti-aériens, des chars lourds avant d’envisager -ce qui n’est pas encore définitivement tranché- la livraison d’avions de chasse.

À travers un cycle d’auditions entamé dès la fin de la période budgétaire, la Commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale a tenté de tirer un premier bilan ou du moins de dégager -derrière le terme à la mode de RETEX, Retour d’expérience- quelques réflexions qui doivent guider nos futurs choix dans le cadre d’une nouvelle loi de programmation militaire 2024-2030.

En premier lieu, les députés Les Républicains rappellent que c’est aux militaires que revient le soin d’analyser avec le recul et l’expérience nécessaires, les enseignements du conflit en Ukraine. Ils constatent, comme une grande partie des intervenants auditionnés, que les certitudes du début du conflit ont pu pour certaines voler en éclat : devant les colonnes de chars embourbés et détruits par des missiles sol-air, ça devait être la fin des chars, le ciel ukrainien quasiment vide pendant plusieurs semaines démontrait la fin de la supériorité aérienne, l’armée russe devait atteindre le Dniepr -proclamé fleuve frontière- en deux semaines, peut être trois au maximum quatre. « La raspoutitsa » chère aux amateurs de l’Empire ou aux connaisseurs du front de l’Est faisait un retour remarqué sur les plateaux de télévision.

Un an plus tard la raspoutitsa est toujours là, sauf qu’elle pourrait favoriser une offensive ukrainienne au printemps, les Ukrainiens demandent à leurs alliés occidentaux de leur fournir massivement des chars lourds et des avions de combat tandis que le ciel ukrainien s’est rempli de drones plus ou moins industriels et plus ou moins low-cost et que l’armée russe laisse le soin aux mercenaires de Wagner d’assiéger la ville de Bakhmout… loin des rives du Dniepr.

Ce conflit marque apparemment le retour de « l’Occident » tel que dénoncé et désigné par Vladimir Poutine dans son discours à charge de septembre 2022. Les années d’incertitude sur le positionnement des États-Unis dans la sphère internationale issues des positions désastreuses de Barack Obama en Syrie, de la proximité affichée entre les Présidents russe et américain sous l’ère Trump ou le retrait catastrophique de Kaboul au début du mandat de Joe Biden ont été balayées en quelques mois par un soutien assumé et décisif à l’Ukraine.

L’OTAN en « état de mort cérébrale en 2019 » selon les propres termes du président Emmanuel Macron a subi un électrochoc salvateur et contre toute attente la Suède et la Finlande qui jusque-là affichaient une neutralité historique ont demandé à pouvoir y adhérer dans un temps record. Si l’entrée de la Suède est toujours bloquée par la Turquie, le processus suit son cours et démontre si besoin l’attractivité retrouvée de l’Alliance.

Pour les États-membres de l’Union européenne, la prise de conscience a été à la fois brutale et salutaire.

Brutale car depuis des décennies, l’Union s’est bâtie sur un modèle fondé sur le droit et la prospérité reléguant le plus possible la guerre au rang de l’histoire. Si certain de nos partenaires de l’Est soulignaient régulièrement leur crainte face à leur voisin russe, ils s’attiraient généralement un soutien poli que nul ne jugeait bon d’assortir d’un renforcement conséquent des moyens militaires.

Salutaire car l’Union a su faire preuve dès les premiers jours de la guerre d’une unité et d’une rapidité de prise de décisions à la hauteur des enjeux.

Ce conflit « classiquement » interétatique a confirmé -sans doute de manière bien plus rapide que prévue- la plupart des hypothèses sur le retour du combat dit de haute intensité.

On rappellera ici la première phrase du rapport sur la préparation à la haute intensité de Mme Patricia Miralles et M. Jean-Louis Thiériot daté du 17 février 2022 soit quelques jours à peine avant le déclenchement de l’invasion russe : « Depuis la guerre du Donbass et celle du Haut-Karabakh, les nations occidentales se préparent à vivre des conflits plus durs après des décennies de combat asymétrique ».

Ce rapport faisait un certain nombre de propositions dont on mesure à la fois l’acuité aujourd’hui et dont on peut s’inquiéter du manque de temps et de moyens pour les mettre en œuvre.

La trentaine de propositions que compte ce rapport, justifiées par les leçons du terrain méritent une mise en place rapide.

Autant de points que la réalité du conflit ukrainien largement décrite par les différents intervenants auditionnés confirme : la nécessité de la conduite par objectif et du commandement décentralisé, l’importance de la masse, des drones, de la frappe dans la profondeur, de la défense sol-air et au final le rôle essentiel des hommes et donc le lourd tribut payé par les belligérants des deux camps.

Une des leçons que les députés Les Républicains souhaitent retenir de cette première année de conflit c’est que, pour l’essentiel, notre pays a globalement une bonne connaissance des enjeux et défis auxquels nos armées pouvaient être soumises dans le cadre d’un conflit de haute intensité.

Il s’agit maintenant d’y répondre au moment où la France se prépare à examiner une nouvelle loi de programmation militaire pour les années 2024-2030. Le Président de la République en a donné les grandes lignes y compris l’arbitrage budgétaire (413 milliards d’euros dont 400 milliards de crédits budgétaires) lors de ces vœux aux armées.

Les députés Les Républicains tiendront tout leur rôle dans l’examen de ce texte.

 


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  1. Groupe Démocrate (MoDem et Indépendants)

À l’issue du cycle d’auditions menées par la Commission de la Défense sur les retours d’expérience de la guerre en Ukraine, le groupe Démocrate souhaite réaffirmer son plein soutien à la coopération entre les États Européens et avec l’Union Européenne et l’OTAN pour soutenir l’Ukraine. Ce conflit aura permis d’ouvrir les yeux à de nombreux États européens sur la nécessité de préparer nos armées au possible retour de conflits de haute intensité et leur a fait prendre conscience que leurs armées manquaient d’épaisseur et qu’il fallait davantage investir. La dissuasion nucléaire est un élément de puissance non négligeable qui nous assure une place de grande puissance militaire au sein de l’Europe. Comme l’a rappelé le général Bellanger lors de son audition : « Notre stratégie de dissuasion, défensive, a pour objectif d’infliger des dommages inacceptables à l’adversaire »

– L’ambition de défense européenne s’est ainsi traduite par la volonté des États membres de l’UE d'investir davantage dans leur défense nationale à travers l’augmentation du budget de défense de plusieurs États membres tels que le Danemark, la Suède, la France, la Pologne ou encore les Pays Baltes. Des décisions telles que le référendum sur l’opt-out du Danemark et la volonté de doubler leur budget de défense par la Pologne et la France ou encore le réarmement d’États européens sont autant d’exemples démontrant cette ambition, rompant avec des années de sous-investissement dans la défense.

– La guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine a démontré la capacité des Européens, et de manière plus générale des Occidentaux, à s’unir et agir de concert, rapidement et fermement. En adoptant son 10e paquet de sanctions contre la Russie ce samedi 25 février, l’Union européenne (UE) a également démontré son unité et sa capacité à s’exprimer d’une voix commune.

– La guerre en Ukraine a marqué le “wake up call” de la défense européenne et a eu pour conséquence de relancer le débat de la complémentarité entre la défense européenne et celle de l’OTAN. Cette dernière a également poussé en faveur d’une défense ambitieuse pour les deux organisations, avec la publication de la boussole stratégique pour l’UE et le Concept stratégique de l’OTAN.

– Alors que l’OTAN était vue comme une alliance en perte de repères, la guerre en Ukraine lui a redonné une raison d’exister. L’OTAN est une force protectrice pour l’Europe, quand l’Union Européenne est capable d’agir en dehors de ses frontières. Loin de l’image d’organisation impérialiste renvoyée par la Russie, c’est sur la base du consentement de l’ensemble des États membres que la Suède, la Finlande et l’Ukraine souhaitent adhérer à l’alliance atlantique.

– De manière concrète, l’UE a su se placer comme un acteur et un allié clé de l’Ukraine, notamment par l’utilisation du Fonds européen de défense (1 milliard d’euros rien que sur l’année 2022) et de la Facilité européenne pour la paix en faveur de l’Ukraine dès les premiers jours de la guerre, en seulement 36 heures. Ce déploiement rapide et ces engagements ont été complétés par une Mission d’assistance militaire de l’UE en soutien à l’Ukraine depuis le 15 novembre 2022. L’UE s'était engagée dans un premier temps à former 15 000 soldats.

– Cette Europe de la défense s’inscrit également dans une volonté de promouvoir la BITDE, essentielle à son développement ambitieux. À ce titre, Hervé Bléjan, directeur général de l’état-major de l’Union européenne, souligne l’impact de la guerre en Ukraine sur l’augmentation des objectifs fixés : “Les dispositifs mis en place pour promouvoir la BITDE restent aujourd’hui embryonnaires. Il ne sera possible de la renforcer que si les États membres acceptent de faire de l’acquisition en commun. ». Le groupe Démocrate soutient pleinement cette proposition qui semble être la plus avantageuse pour les États européens. En effet, comme l’explique Hervé Bléjean, « l’Union européenne dispose aujourd’hui de 16 types de frégates et de 15 types de chars de combat : ce n’est pas un business model cohérent pour développer une industrie européenne de défense avec une vision d’avenir. 11 % des acquisitions en 2020 et 18 % en 2021 se faisaient en commun, contre 25 % il y a vingt ans. L’objectif fixé par l’Union européenne est de 35 %.”

– Ces efforts européens ont été complétés par des efforts nationaux, notamment au niveau matériel, tel que l’illustre la décision de l’Allemagne, la Pologne et l’Espagne de livrer des chars Leopard à l’Ukraine.

– L’UE a non seulement agi rapidement aux demandes d’aide militaire mais également aux besoins humanitaires et à l’accueil des réfugiés ukrainiens, en ayant consacré plus de 668 millions d'euros d’assistance aux réfugiés ukrainiens.

– La guerre en Ukraine rappelle enfin la puissance politique de l’UE puisque, suite à l’invasion russe, l’Ukraine a immédiatement demandé à adhérer à celle-ci. Cette initiative de l’Ukraine montre que l’Union européenne est perçue comme une force protectrice dont la construction est basée sur le consentement des États ainsi que sur les valeurs communes et universelles. C’est finalement tout le contraire de la volonté impérialiste russe.

L’UE est une grande famille malgré les dissensions fortes. Les pays membres ont su se montrer unis face à l’agression russe en la condamnant unanimement et le groupe Démocrate, convaincu de la nécessité et de la pertinence de ces coopérations, continuera de défendre cette position.

 


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   Comptes rendus des auditions

(par ordre chronologique)

 

  1. Audition, à huis clos, de M. Étienne de Poncins, ambassadeur de France en Ukraine (mercredi 9 novembre 2022)

 

M. Loïc Kervran, président. Je vous prie de bien vouloir excuser le président, Thomas Gassilloud, invité à assister ce matin à Toulon au discours du Président de la République sur la Revue nationale stratégique.

Nous avons le plaisir de recevoir M. Étienne de Poncins, ambassadeur de France en Ukraine. Monsieur l’ambassadeur, depuis le 24 février dernier, vous êtes ambassadeur dans un pays qui lutte pour sa liberté, pour sa souveraineté, au prix d’immenses sacrifices. Un pays qui fait front, face à l’agression dont il est victime, et qui reste debout malgré les épreuves tragiques qu’il subit chaque jour, grâce à la résistance de ses soldats et à la résilience de sa population.

Vous-même vous êtes mué en « ambassadeur de guerre ». Vous êtes resté aux côtés des Ukrainiens, incarnant le soutien et la solidarité de la France envers l’Ukraine. Après le déplacement de l’ambassade à Lviv, vous avez été un des premiers à revenir à Kiev, ouvrant la voie au retour d’autres ambassades. Vous avez également été un des premiers à vous rendre à Boutcha, théâtre de crimes de guerre, désormais documentés grâce, notamment, à la présence de gendarmes français. Vous vous rendez régulièrement dans la ville martyr de Tchernihiv, bombardée pendant trente-cinq jours de suite, ville dont la France s’est engagée à contribuer à la reconstruction.

Au côté du peuple ukrainien, vous êtes confronté aux mêmes périls que celui-ci. Au nom de la commission de la défense, je vous adresse notre profonde reconnaissance pour votre action, ainsi que celle de l’ensemble des personnels de votre ambassade.

Dans le cadre de cette audition, vous aurez certainement à cœur de dresser un premier bilan de ce conflit, de ses évolutions et des scénarios envisageables pour l’avenir. Vous souhaiterez probablement revenir sur le soutien et l’aide multiforme apportée par la France et d’autres pays étrangers à l’Ukraine. Quels sont ses besoins prioritaires, notamment dans le domaine militaire ? Le projet de loi de finances rectificative, approuvée cette nuit, prévoit un doublement du fonds de soutien.

Le résultat des élections américaines peut-il avoir un impact sur le soutien des États-Unis à l’Ukraine ?

Enfin, vous qui vivez ce conflit aux côtés des Ukrainiens, quelle est votre appréciation sur la formidable résilience de la nation ukrainienne face à la guerre ? Comment la société ukrainienne s’est-elle mobilisée pour ne pas subir, mais résister ? À l’heure où l’on redécouvre l’importance des forces morales et la nécessité de se doter d’une défense globale, les Ukrainiens constituent une puissante source d’inspiration pour notre pays.

M. Étienne de Poncins, ambassadeur de France en Ukraine. C’est un très grand honneur d’être auditionné par votre commission. Je vous remercie, Monsieur le président, pour vos paroles aimables à l’attention de l’ambassade que j’ai l’honneur de diriger depuis trois ans.

J’ai été nommé en septembre 2019, mais ma mission a pris une tournure particulière depuis le 24 février au matin. Je reviendrai sur la situation militaire, la situation politique et l’assistance française, avant de répondre à vos questions.

La situation militaire connaît une phase de plateau, après deux succès défensifs ukrainiens, tout à fait remarquables quand on se souvient de la différence des forces en présence le 24 février. Le premier, entre fin février et mars, est celui de Kiev et de Kharkiv puisque le coup de force – que l’on peut aussi qualifier de coup de poker – russe a échoué grâce à la levée en masse du peuple ukrainien, qui a refusé de se soumettre au joug russe.

Au cours de l’été, la deuxième tentative d’offensive russe dans le Donbass, assise sur une méthode un peu différente, plus professionnelle, si vous me permettez de m’exprimer ainsi, s’appuyait essentiellement sur l’artillerie. Ce « rouleau compresseur » – comme le présentaient les Russes – devait tout balayer devant lui et permettre à la Russie de conquérir deux oblasts du Donbass, Donetsk et Louhansk. L’opération a initialement connu un certain succès dans l’oblast de Louhansk, mais pas dans celui de Donetsk. Or, lors des premiers jours de la guerre, le principal objectif des Russes était de dégager Donetsk, grande ville de 2 millions d’habitants, du feu des canons ukrainiens. Près de neuf mois après, ce n’est toujours pas le cas. Au contraire, les progrès ont été très limités.

Cette offensive s’est enrayée, grâce à l’aide occidentale, et notamment grâce à l’artillerie – HIMARS américains pour High Mobility Artillery Rocket System et canons Caesar français – qui a permis de frapper les stocks russes en profondeur, et donc de gripper la machine. C’est pourquoi le rouleau compresseur s’est progressivement arrêté. Pourtant, début juillet, peu de gens pensaient que les Ukrainiens seraient capables de stopper la puissance russe, qui devait tout balayer devant elle.

Plus surprenant encore, le succès offensif ukrainien, qui a commencé le 1er septembre également remarquable, alors qu’ils n’étaient pas nombreux ceux qui pensaient que les Ukrainiens seraient capables de monter une opération offensive, puisque cela demande de disposer de capacités plus complexes – état-major, organisation, moyens logistiques, etc. L’offensive, brillante et victorieuse, s’est déroulée dans le nord, dans la région de Kharkiv, alors que les Russes l’attendaient au sud – tactique militaire classique.

Depuis, la situation et le front semblent s’être stabilisés au nord, du côté de Kharkiv. Les Ukrainiens ont légèrement progressé à la limite de l’oblast de Louhansk, entre deux rivières, mais la situation est complexe et les progrès sont limités.

Au sud, dans la région de Kherson, les Ukrainiens veulent repousser définitivement l’agresseur russe de la rive droite du Dniepr. La ville de Kherson étant située du côté haut de ce grand fleuve, en frappant les ponts, il s’agit d’enfermer les Russes dans une nasse. Les Ukrainiens avancent doucement. Certains l’analysent comme une volonté de l’état-major ukrainien de limiter les pertes en ne lançant pas une offensive généralisée, alors que certains souhaiteraient que l’offensive soit plus brutale, de façon à encercler la vingtaine de milliers de militaires russes qui sont du mauvais côté de la rive. Difficile de savoir, mais la pression des Ukrainiens est continue sur cette partie du front.

Si, d’ici à fin novembre, Kherson n’est pas reprise, la période allant devenir de moins en moins favorable aux offensives, la situation risque d’être plus compliquée. Vous le savez, une grande partie de la population de la ville a été évacuée par les Russes.

On parle également d’une offensive majeure du côté de Zaporijjia, sur le front sud, qui viserait à atteindre la mer d’Azov, et donc à couper en deux le dispositif russe puisque, dès les premiers jours de l’offensive russe, Kherson et Melitopol ont été prises. Si cette offensive réussissait, ce serait un coup très dur porté à la Russie. Mais nous n’en sommes pas là.

S’agissant de la situation politique, on peut parler de très grande constance côté ukrainien, depuis le premier jour, et d’unanimité nationale. Neuf mois plus tard, on ne détecte pas de réelles failles dans cette unanimité. Le président Zelensky a acquis une stature héroïque et internationale dès les premiers jours de la guerre, en restant sur place de façon extrêmement courageuse, alors que Vladimir Poutine s’attendait très vraisemblablement à ce qu’il fuit. La vidéo du 25 février a affermi sa stature, quand il a déclaré qu’il resterait jusqu’à la victoire dans la zone de Bankova – là où siègent les institutions présidentielles –, même si des tueurs russes se lançaient à ses trousses.

Son taux de popularité atteint 81 à 83 % – difficile de faire mieux – et ce n’est rien comparé à celui du chef d’état-major, le général Valeri Zaloujny, qui atteint 98 %. Ces chiffres ont le mérite d’illustrer l’unanimité de la nation ukrainienne derrière son président, dans la lutte contre l’agression.

Aujourd’hui les Russes veulent frapper les infrastructures, notamment énergétiques, pour qu’elles s’effondrent et, ainsi, fissurer l’unanimité et pousser la population à leur demander grâce, et la paix. Mais cela me semble très illusoire, car il est probable que les Ukrainiens resteront stoïques, comme les Britanniques lors du Blitz en 1940.

Je me déplace beaucoup sur le terrain – c’est important pour l’ambassade. J’étais récemment à Kharkiv, Odessa, Nijyn, Tchernihiv, puis à l’ouest à Stryї, et je peux témoigner de l’unanimité absolue, même chez les maires censément pro-russes avant la guerre. Les ponts sont complètement coupés du fait de l’agression et des crimes de guerre. Même les gens plutôt pro-russes ou proches de la culture russe, qui s’exprimaient en russe, ont définitivement basculé du côté de l’Ukraine. En réalité, la guerre lancée par Vladimir Poutine a contribué à la consolidation de l’esprit de la nation ukrainienne.

Ainsi, également, le maire de Marioupol, exilé, que je connaissais déjà avant la guerre car nous avions des projets de développement avec sa municipalité, me parlait toujours en russe. Mais la dernière fois que je l’ai reçu, il m’a parlé uniquement en ukrainien. C’est un symbole important car il s’agit d’une région russophone. Il en est de même avec le maire d’Odessa.

Malgré les difficultés, même si l’hiver est froid, même s’il n’y a pas d’électricité, je ne vois pas la résistance ukrainienne fléchir, ni d’intérêt pour un cessez-le-feu. Les Ukrainiens considèrent que, même s’ils l’obtenaient, ce serait surtout l’occasion pour Vladimir Poutine de renforcer ses troupes et de reprendre l’offensive au printemps, ou à un autre moment. Vu de Kiev, les Russes n’ont renoncé à rien, même pas à Odessa.

Qu’en est-il de l’aide française et du travail de l’ambassade ? C’est assez simple : depuis le 24 février au matin, tous nos efforts visent à soutenir l’Ukraine dans tous les domaines. Le soutien est constant et fort, en fonction de nos capacités, dans tous les secteurs, et notre efficacité et notre visibilité sont assez remarquables.

Dans le champ politique, le dialogue est constant entre le Président de la République et Volodymyr Zelensky, la relation de confiance étant relativement unique puisque leurs conversations durent en moyenne une heure et demie à deux heures. Ils ont le même âge et se connaissaient déjà bien avant la guerre du fait de la très forte implication française dans le protocole, puis les accords, de Minsk. Si la relation est fluide et régulière au plus haut niveau politique, elle se décline également au sein du Gouvernement : la ministre de l’Europe et des affaires étrangères, Mme Catherine Colonna, est ainsi venue à Kiev à trois reprises, dont une fois avec le Président de la République.

L’aide militaire est issue du dialogue entre les deux présidents. L’Ukraine est un pays qui fonctionne bien, avec une administration qui fonctionne également et les Ukrainiens savent très bien demander ce dont ils ont besoin, en ciblant leurs requêtes.

Si l’ambassade est restée à Kiev, c’est évidemment un signe politique fort, mais surtout un gage d’efficacité car le contact constant avec les Ukrainiens nous a permis de nouer un dialogue très riche dans tous les domaines – militaire, humanitaire, etc.

Au début de la guerre surtout, les Ukrainiens étaient submergés par l’aide et leur difficulté était d’aller la chercher. Les chauffeurs européens ne pouvaient traverser la frontière pour des raisons de sécurité, et les chauffeurs ukrainiens, denrée rare en période de guerre, ne devaient aller chercher que ce qui était vraiment nécessaire. Dès le 7 mars, alors que nous avions quitté le Kiev pour Lviv, avec mon équipe et l’attaché de sécurité intérieure, nous avons engagé un dialogue avec la vice-ministre de l’intérieur, interlocutrice régulière du poste. C’était le tout début de la guerre, mais elle savait parfaitement quels étaient les besoins des services d’urgence, en matière de camions de pompiers, d’ambulances, etc. J’étais en mesure d’envoyer une liste à Paris le 7 au soir et, le 19 mars, moins de trois semaines plus tard, je réceptionnais sur le territoire ukrainien, à Tchernivtsi, le matériel demandé grâce au travail, qu’il faut saluer, de mes collègues du centre de crise et de soutien (CDCS).

Nous en sommes au quatrième ou cinquième convoi du même type et notre présence à Kiev est gage de proximité et de confiance. Elle nous donne également une très forte visibilité.

Le processus est similaire sur le plan militaire, même si les discussions sont plus confidentielles : les Ukrainiens savent parfaitement définir leurs besoins et ils nous demandent uniquement ce que nous sommes en mesure de leur fournir.

Ils ont ainsi mis l’accent sur les canons Caesar, dont la précision leur a permis de beaux succès.

« Un bateau pour l’Ukraine » fut l’opération d’aide humanitaire la plus importante jamais menée par le ministère des affaires étrangères. Un navire mis à disposition par la CMA-CGM (Compagnie maritime d’affrètement - Compagnie générale maritime) est parti de Marseille pour Constanţa, chargé de 1 000 tonnes de fret, dont des camions de pompiers et des ambulances, qui ont été acheminées jusqu’à Suceava. J’ai réceptionné l’aide à Tchernivtsi et l’ai remise aux autorités ukrainiennes. Comme nous l’a proposé le président Zelenski, nous avons pu choisir les villes et les régions qui feraient l’objet de notre parrainage. Il s’est agi, en particulier, de Kharviv, Stryi – qui accueille de nombreux réfugiés internes – et, surtout, Tchernihiv, qui a courageusement résisté à l’armée russe pendant le premier mois de l’offensive.

À la suite des crimes de guerre de Boutcha, nous avons été les premiers à envoyer des gendarmes légistes : une équipe de l’Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale (IRCGN) est arrivée en Ukraine dès le 11 avril. Depuis, nous avons conduit plusieurs missions du même ordre. Nous avons également donné un laboratoire mobile ADN, que j’ai vu à l’œuvre à Izioum, et nous allons en donner un deuxième, qui est en cours de fabrication. Dans ce domaine clé de la lutte contre l’impunité, personne n’a fait aussi vite ni aussi bien que nous. Le procureur général d’Ukraine a d’ailleurs chaudement remercié les autorités françaises pour leur réactivité lors de son déplacement à Paris il y a quelques jours.

M. Loïc Kervran, président. Nous en venons aux interventions des représentants des groupes

M. Mounir Belhamiti (RE). Comment voyez-vous évoluer, à l’avenir, l’aide militaire et humanitaire française ? Comment jugez-vous la manière dont est coordonnée l’affectation de l’aide, sur place ? Si, demain, les Américains se désengageaient, aurions-nous la capacité de jouer le rôle de nation cadre en matière de coordination ? Le cas échéant, à quelles conditions cela serait-il possible et dans quelle mesure les parlementaires peuvent-ils y contribuer ?

Mme Michèle Martinez (RN). Notre pays a été fidèle à son histoire en accueillant des dizaines de milliers de réfugiés de guerre ukrainiens. Je salue les collectivités et les associations qui ont manifesté, à cette occasion, leur solidarité. Alors que le conflit semble s’enliser, il paraît nécessaire de réfléchir à notre politique à l’égard des réfugiés. Quels retours avez-vous eus concernant leur accueil et leur intégration ? Devons-nous augmenter notre participation à l’effort d’accueil, par exemple en accroissant notre aide à la Pologne ? Pensez-vous qu’un retour des réfugiés en Ukraine est possible dans les prochains mois ? Combien d’entre eux choisiront-ils, à votre avis, de rester durablement en France, même une fois la paix revenue ?

M. Bastien Lachaud (LFI-NUPES). Vous avez illustré par votre action, que je salue, l’excellence du corps diplomatique français, dont on regrette, une fois de plus, la destruction annoncée à la suite de la décision du Gouvernement. Je salue également le choix qui a été fait de laisser notre ambassade en activité sur le sol ukrainien pendant toute la durée du conflit.

Depuis novembre 2021, le renseignement américain alertait sur l’imminence d’une intervention. La France et l’Allemagne ont pris une décision politique forte en ne faisant pas évacuer leurs ressortissants ni le personnel diplomatique, ce qui a constitué une tentative de désescalade. Toutefois, ce choix n’a-t-il pas mis en danger les personnes concernées ? A-t-il été le fruit d’une réflexion ou d’un défaut de notre renseignement ? Mme Parly avait affirmé, cinq jours avant l’intervention russe, que nous avions les mêmes renseignements que les Américains mais que nous n’en tirions pas les mêmes conclusions. Est-ce un défaut de notre renseignement ? Quelle analyse avez-vous faite de votre côté ? Cela a-t-il mis en péril nos ressortissants et le personnel diplomatique ?

Mme Valérie Bazin-Malgras (LR). Je voudrais vous faire part, au nom de mon groupe, de notre reconnaissance pour votre action et celle des personnels de l’ambassade au service du peuple ukrainien et des ressortissants français en Ukraine. La guerre bouleverse le développement économique de ce pays et remet en cause les projets de nombreuses entreprises françaises restées sur place. Pouvez-vous nous en dire plus sur l’accompagnement de nos ressortissants et des sociétés françaises ? Les chambres consulaires françaises sont-elles demeurées en Ukraine ? Vers qui nos entreprises doivent-elles se tourner lorsqu’elles ont besoin de soutien ?

Mme Josy Poueyto (Dem). Nous avons suivi avec fierté votre action, s’agissant, par exemple, de la remise de l’aide humanitaire à Odessa ou à Kharkiv. Vous apportez, ce faisant, un soutien très important à l’Ukraine et à son peuple courageux et résistant, ce qui fait honneur à la France.

Les Russes excellent dans les attaques informatiques, la collecte de données, la maîtrise de la datasphère, et sont passés maîtres dans l’art de la désinformation. Ils nient en bloc leurs atrocités et essaient de faire croire à l’existence de deux versions des faits. Ils construisent grossièrement les preuves d’une prétendue bombe sale que l’armée ukrainienne prévoirait d’utiliser sur son propre sol pour justifier une escalade.

Vous avez été la cible, il y a moins d’un mois, d’une fake news évoquant votre démission, qui fait suite à la fuite imaginaire du président Zelenski. Les nombreux messages prorusses ont été relayés jusqu’en France, notamment par le conspirationniste Silvano Trotta. Cela montre la nécessité d’un combat global contre la désinformation, particulièrement en matière militaire. Si l’assistance de la France dans le domaine sécuritaire est essentielle, que fait-elle en matière de cybersécurité ? Comment mobiliser davantage nos partenaires européens ? Mme Colonna a annoncé la tenue d’une conférence sur la résilience de l’Ukraine, le 13 décembre, à Paris, qui réunira bailleurs et acteurs multilatéraux. Ne serait-ce pas l’occasion de mettre en avant cette thématique ?

Mme Anna Pic (SOC). Je tiens à saluer la continuité de votre action à la tête de notre ambassade à Kiev. Début octobre, le groupe Socialistes et apparentés a déposé une résolution visant à exprimer le soutien indéfectible de l’Assemblée nationale à l’Ukraine. Par ce texte, nous souhaitions affirmer l’exigence du recouvrement de la pleine souveraineté ukrainienne dans ses frontières internationalement reconnues, l’importance du renforcement des sanctions contre la fédération de Russie, le besoin d’investigation au sujet de tous les crimes commis par les forces d’occupation russes et la nécessité de rapatrier l’ensemble des Ukrainiens déportés de force en Russie.

Depuis février, nous assistons, sur le sol européen, à des actes de barbarie, au piétinement du droit international et à la violation du respect le plus élémentaire de la dignité humaine. Nous souhaitons témoigner à nouveau aux Ukrainiens frappés par le conflit notre amitié profonde et leur redire que nous resterons toujours à leurs côtés. Nous serons particulièrement attentifs au cours des prochains mois à la mobilisation française, tant en matière budgétaire que s’agissant du soutien de nos armées, notamment en matière de formation des soldats ukrainiens.

Mélanie Thomin, en congé maternité, m’a chargée également de vous interroger. Le 2 juin dernier, le ministère de l’Europe et des affaires étrangères a connu une grève historique pour la défense du métier de diplomate. Le renouvellement des menaces témoigne d’un besoin criant de stratégie diplomatique, que l’on ne saurait improviser, comme l’atteste votre expérience de terrain au cours des derniers mois. Le Quai d’Orsay exerce un rôle singulier et complexe d’analyse et de prospective dans le respect du domaine particulier du Président, qui est lui-même conseillé par la cellule diplomatique de l’Élysée. La diplomatie du coup de téléphone direct, informel, par le Président interroge sur le rôle même du Quai d’Orsay, de l’équipe des ambassadeurs français. C’est particulièrement vrai depuis février. Nous avons besoin du corps des diplomates pour décrypter des sujets tels que l’extension du champ de la guerre, les coups de poker russes, le renouveau de la grammaire nucléaire. Des questions stratégiques restent en suspens : quel est l’objectif recherché par la diplomatie française ? Qu’en est-il, en particulier, d’un retour aux frontières de 1991 ?

M. Jean-Charles Larsonneur (HOR). Alors que l’Assemblée vient de voter le doublement du fonds français à l’Ukraine, je voudrais revenir sur le mécanisme d’expression des besoins ukrainiens en matière d’équipements militaires, en ce qui concerne les forces spéciales et les diverses spécialités techniques, ainsi que dans le domaine du renseignement. Que pensez-vous de la demande, qui nous est adressée très publiquement, d’équipements militaires d’un degré encore supérieur – je pense en particulier au char Leclerc ? Comment accueillez-vous la demande de formation de soldats ukrainiens en France, qui concernerait 2 000 d’entre eux ? Pourriez-vous distinguer les sujets qui relèvent de la relation bilatérale et les demandes qui sont dirigées vers l’état-major de l’Union européenne ?

Timothy Snyder, professeur à Yale, a affirmé très récemment que la remarquable résistance ukrainienne sur le terrain a peut-être été la meilleure garantie de sécurité pour l’Europe comme pour les États-Unis, bien au-delà de ce que la politique étrangère ou de défense américaine aurait pu obtenir en matière de sécurité globale. Cette résistance a non seulement révélé les faiblesses de l’armée russe, mais a aussi rendu assez peu crédible – même sous l’ombrelle de l’arme nucléaire – le scénario de l’invasion de Taïwan. Elle a justifié un soutien aussi puissant et résolu que possible à l’Ukraine sur le plan conventionnel – assorti d’une méfiance envers des chausse-trappes escalatoires –, ce qui rejoint les recommandations que nous avions faites, avec Charles de La Verpillière, dans un rapport d’information sur les enjeux géopolitiques et de défense en Europe de l’Est. Cela va à l’encontre d’un discours assez présent, en particulier outre-Atlantique, selon lequel le soutien à l’Ukraine coûte fort cher et n’est peut-être pas notre combat. Comment réagissez-vous à ce type d’analyse ?

Enfin, je voudrais saluer votre action et votre réactivité en matière de recueil des preuves des crimes de guerre, à Boutcha comme ailleurs.

M. Étienne de Poncins. Monsieur Belhamiti, le doublement de l’enveloppe est bienvenu. Ces 200 millions d’euros s’ajouteront à l’aide européenne. L’enveloppe permettra de répondre aux demandes très pointues adressées par les Ukrainiens à notre industrie de défense. Ils bénéficieront d’une sorte de droit de tirage, ce qui est très apprécié, comme en témoigne la signature rapide du premier mémorandum pour le versement de 100 millions d’euros. Les Ukrainiens en feront usage très vite. C’est un bon instrument, pragmatique, rapide et qui permet de combler les manques.

Je ne connais pas encore le résultat des élections aux États-Unis, mais si j’en crois mes collègues américains présents en Ukraine, le consensus bipartisan en faveur de l’aide à ce pays est suffisamment large pour qu’il n’y ait pas grand-chose à craindre d’un renforcement des ultras, qu’ils se trouvent chez les conservateurs ou chez les démocrates – car l’opposition pourrait venir des deux côtés du spectre politique. De toute façon, en matière de poltique étrangère, la responsabilité revient directement au président Biden. Plusieurs missions ont été envoyées à Kiev au cours des derniers jours pour rassurer les Ukrainiens. Dans la mesure où les Américains produisent la plus grande partie de l’effort, notamment dans le domaine militaire, il ne serait pas possible de les remplacer, même si les Européens combinaient leurs forces. On peut le regretter, mais c’est ainsi.

Madame Martinez, on compte 100 000 réfugiés ukrainiens en France, ce qui est relativement modeste par rapport au nombre accueilli dans les autres pays de l’Union européenne : 1 million en Allemagne et 2 millions en Pologne. Il s’agit majoritairement de femmes et d’enfants, puisque les hommes en âge de porter les armes n’ont pas le droit de quitter l’Ukraine. Au total, 18 000 enfants ont été scolarisés. Les retours sont très positifs quant à l’intégration et à la qualité de l’accueil réservé aux réfugiés : les Ukrainiens apprécient notre générosité. Les collectivités locales, en particulier, ont produit un effort remarquable.

Y a-t-il un mouvement de retour vers l’Ukraine ? Oui et non : certaines personnes retournent voir leur famille puis repartent en fonction de l’évolution de la situation militaire. Des ruptures familiales peuvent se produire du fait de la séparation, même s’il est difficile, à ce stade, de les quantifier. Les femmes trouvent du travail très facilement : si la guerre durait trop longtemps, elles pourraient finir par s’enraciner.

Monsieur Lachaud, il ne me revient pas de faire des commentaires sur la suppression du corps diplomatique.

En ce qui concerne le renseignement, je ne suis pas non plus le mieux placé pour en parler. Il reviendra aux historiens d’examiner ce qui s’est passé. Comme le disait justement Mme Parly, le paradoxe est que nous disposions tous des mêmes informations : nous savions que 130 000 hommes se trouvaient dans une position agressive, encerclant l’Ukraine. La question était de savoir s’ils passeraient ou pas à l’attaque. C’est sur ce point que les analyses ont divergé. Les Américains pensaient que oui ; certains, dont nous-mêmes, considéraient que c’était peu probable. Le président Zelensky lui-même, jusqu’au dernier jour, disait que le problème allait se régler, que les Russes bluffaient. Le 18 février encore, soit six jours avant l’attaque, le maire de Marioupol était dans mon bureau pour parler de programmes de développement. Sa ville, située à 20 kilomètres de la zone de contact, devait être la première victime d’une offensive russe – ce qui a d’ailleurs été le cas. Ce jour-là, je lui ai demandé s’il avait peur, s’il pensait que les Russes allaient attaquer ; il m’a répondu qu’il était sûr que c’était du bluff.

Il est difficile de juger si l’on pouvait faire mieux en matière de renseignement. En revanche, ce que nous avions dit – je l’avais même écrit –, c’est que si le président Poutine prenait la décision irrationnelle consistant à essayer de prendre Kiev en trois jours avec 30 000 hommes, il échouerait. J’en étais convaincu car je connaissais bien Kiev. La ville compte 5 millions d’habitants et est très étendue : sauf absence totale de volonté de résistance de la population, l’entreprise était vouée à l’échec. Or mon équipe et moi-même étions intimement persuadés que les Ukrainiens résisteraient.

Dans les classements des systèmes d’armement, souvent fondés sur la quantité et confectionnés par les Anglo-Saxons, notre pays figure assez bas. En termes purement quantitatifs, cette approche est partielle car elle ne prend pas en compte ce qui est immatériel, ainsi que notre contribution à l’effort de l’Union européenne.

Madame Bazin-Malgras, plusieurs entreprises françaises continuent à travailler en Ukraine, notamment deux grandes banques qui y sont très implantées : le Crédit Agricole et la BNP.

Cela participe de l’incroyable résilience ukrainienne : l’économie du pays continue à fonctionner. Les Ukrainiens ont moissonné dans l’est du pays, quasiment sous le feu des canons russes. Ils continuent à produire. Dans l’ouest, sur la rive droite du Dniepr, tout fonctionne presque normalement. Jusqu’à présent, il n’y a pas eu de ruptures d’approvisionnement. En avril et en mai, les Russes ont frappé les dépôts pétroliers ; huit jours après, il y avait à nouveau de l’essence. Les Ukrainiens ont également réussi à faire sortir leur blé, soit par la voie maritime – grâce à l’accord relatif aux céréales – soit par la voie ferroviaire.

La chambre de commerce franco-ukrainienne est toujours active. Je rencontre régulièrement ses représentants. Au total, 200 à 300 Français sont revenus, notamment des hommes d’affaires faisant des allers-retours entre les deux pays. C’est parce que la vie économique continue que nous organiserons deux conférences, les 12 et 13 décembre. La première, pilotée par Bercy, sera consacrée au volet économique, à la résilience et la reconstruction. Des entreprises françaises y participeront. La seconde sera plus politique : elle portera sur l’arrivée de l’hiver et la façon de surmonter les frappes visant les infrastructures.

S’agissant de l’Ukraine, la rubrique « Conseils aux voyageurs » du site du ministère déconseille formellement, quel qu’en soit le motif, tout déplacement dans le pays. Cela se comprend, je n’en fais pas le reproche, mais c’est une difficulté pour les entreprises et les hommes d’affaires : les sièges sont très réticents à envoyer leur personnel en Ukraine. J’ai suggéré à mes autorités de modifier l’approche et de rouvrir la possibilité de voyages pour raisons impérieuses. La décision est difficile à prendre car, depuis le 24 février, des missiles peuvent tomber absolument partout. Il n’en demeure pas moins que les restrictions de circulation rendent plus difficiles la reconstruction et le retour à la vie normale dans certaines parties au moins de l’Ukraine.

Madame Poueyto, la guerre hybride, qui passe notamment par les attaques informatiques, est un phénomène de grande ampleur dans ce conflit. C’est une nouveauté, même si nous nous y attendions. De ce point de vue aussi, la capacité de résistance des Ukrainiens est frappante : ils n’ont subi aucune défaite majeure dans ce domaine. Ils ont développé, notamment, une application nommée Diia, dans laquelle sont versés tous les documents administratifs. Nous craignions qu’elle ne soit hackée, mais cela n’a pas été le cas jusqu’à présent. Le pays avait beaucoup d’ingénieurs, d’importantes capacités dans le domaine de l’informatique et des télécommunications ; on en voit le résultat.

Il me faut faire face, notamment sur les réseaux sociaux, à certaines attaques hybrides, dont celle que vous avez mentionnée et qui me concerne. Elle est venue des réseaux prorusses ou antifrançais en Afrique et a fini par être relayée ici. Ce n’est pas très grave : les propos et l’attitude qui m’étaient prêtés étaient si peu vraisemblables que la manipulation n’a pas pris. De telles attaques sont désagréables mais ne m’empêchent pas de poursuivre mon travail au service de la relation franco-ukrainienne.

Madame Pic, la position ukrainienne est claire : l’objectif est de revenir aux frontières de 1991, ce qui inclut la Crimée. Au début du conflit, le président Zelensky réclamait un retrait des forces russes jusqu’aux positions qu’elles occupaient le 23 février. Au fil des mois, son discours s’est durci : il conditionne la fin du conflit à un retour aux frontières de 1991, assorti de compensations financières au titre de la reconstruction et de la réparation pour les crimes de guerre. Le Président de la République a défini notre position : pour nous, c’est aux Ukrainiens de définir les conditions de la victoire, et nous leur apporterons notre soutien le temps qu’il faudra.

Monsieur Larsonneur, les Ukrainiens veulent autant d’équipements que possible. Leurs demandes concernaient d’abord l’artillerie. Ensuite, nous leur avons fourni des véhicules de l’avant blindés ; après, ce fut du matériel de combat antiaérien en quantité, notamment des missiles Crotale. Une demande a été faite concernant des chars Leclerc. Quoi qu’il en soit, l’examen de la demande est en cours. Pour de telles questions, le dialogue a lieu directement entre les deux présidents.

Nous avons engagé la formation de 2 000 soldats. Le processus n’est pas entièrement nouveau : nous avions déjà formé des artilleurs. Il s’inscrira également dans le cadre de la mission européenne, qui a vocation à former 15 000 soldats.

M. Loïc Kervran, président. Nous en venons aux questions des autres députés.

M. Jean-Louis Thiériot (LR). Vous avez évoqué la volonté tout à fait légitime de l’Ukraine de retrouver ses frontières de 1991. C’est ce que nous pouvons souhaiter de mieux aux Ukrainiens, mais pensez-vous qu’ils se fixent vraiment pour objectif de reprendre militairement la Crimée ? Si oui, en ont-ils les moyens ? Un seul accès est possible : par l’isthme de Perekop. Quand on se souvient des combats qui eurent lieu en Crimée pendant la Deuxième Guerre mondiale, en particulier des manœuvres de Manstein, on mesure la complexité de l’entreprise.

Certains de nos amis et concurrents européens – et même extraeuropéens – sont-ils déjà présents en Ukraine pour préparer la reconstruction ?

Votre engagement personnel et celui du personnel de l’ambassade font honneur à la France ; nous en sommes très fiers. Nous avons reçu également M. Martinon : l’un et l’autre, vous portez haut les couleurs du Quai.

Mme Sabine Thillaye (Dem). Je vous adresse à mon tour mes remerciements, à vous et à votre équipe : une telle situation demande une grande adaptabilité.

Vous avez évoqué vos bons rapports avec l’administration ukrainienne et la capacité de cette dernière à cibler ses besoins. Or nous avons toujours entendu dire qu’il y avait beaucoup de corruption en Ukraine, que l’administration n’était pas forcément fiable. Certes, il est délicat d’aborder la question en ce moment, mais qu’en est-il selon vous ?

Vous concertez-vous avec les ambassadeurs des autres pays de l’Union à propos de certaines dispositions à prendre ?

Quelle est la situation de l’Ukraine sur le plan énergétique ? Le pays est-il fortement dépendant de la Russie ?

Mme Murielle Lepvraud (LFI-NUPES). Dès le début du conflit, l’entreprise américaine Starlink, dirigée par Elon Musk, a proposé d’offrir ses services de télécommunications par satellite à l’Ukraine afin de maintenir un réseau de communications par internet dans l’ensemble du pays malgré les destructions et les sabotages des infrastructures terrestres. En juin, 15 % des infrastructures internet du pays étaient détruites ou endommagées.

Le ministre ukrainien de la transformation numérique, M. Fedorov, a lui-même appelé les opérateurs privés, dans une lettre ouverte publiée le 1er mars, à partager leurs données, considérant que les capacités des satellites fournissaient des informations vitales sur la position des troupes et les flux de réfugiés.

Grâce à cet appui, les forces ukrainiennes ont pu conserver une structure de commandement et de contrôle malgré les frappes et le brouillage de leurs communications par les Russes. L’appui satellite offert par Starlink et par les puissances occidentales dès le début de l’invasion a permis de soutenir et de guider la contre-offensive ukrainienne. En octobre, 20 000 terminaux en orbite basse de la constellation de satellites Starlink étaient encore en service pour l’Ukraine et mis à sa disposition gratuitement. Néanmoins, Elon Musk a déclaré que l’entreprise ne pourrait financer indéfiniment cet appui et qu’il souhaitait faire payer à l’armée américaine les prochaines factures, dont le montant est évalué à 20 millions de dollars par mois. Il s’est rétracté par la suite.

La Russie a mené une cyberattaque visant un réseau de satellites de l’opérateur américain Viasat, destinée à rendre hors d’usage les consoles de communications mobiles de l’armée ukrainienne, perturbant au passage l’internet haut débit de plusieurs pays européens juste avant l’assaut du 24 février. Elle a récemment déclaré qu’elle considérait comme des cibles légitimes les satellites civils occidentaux utilisés pour aider Kiev, de la même manière qu’à ses yeux les pays apportant un soutien militaire à l’Ukraine sont parties prenantes au conflit.

Quel est le poids, pour la France et les forces alliées à l’Ukraine, des satellites commerciaux dans la conduite des opérations et la collecte d’informations essentielles à la préparation et à l’anticipation de l’emploi des forces ukrainiennes dans le conflit ? Quel serait l’impact, pour les forces ukrainiennes et pour ses partenaires – dont la France – du retrait ou de la destruction du réseau Starlink ?

M. Lionel Royer-Perreaut (RE). La France fournit à l’Ukraine des moyens matériels, qu’il s’agisse de canons Caesar, de missiles Milan et Mistral, de véhicules de l’avant blindé ou de mines antichars, mais aussi un appui logistique et le soutien immatériel de nos services de renseignement. Nous avons appris que les États-Unis, l’Espagne et la Norvège avaient livré avant-hier de nouveaux systèmes de défense antiaérienne Nasams et Aspide afin de protéger certaines infrastructures sensibles des bombardements russes. L’Ukraine voudrait également des chars Leclerc. Savez-vous si elle aurait besoin d’autres types de matériel ?

D’autre part, combien de Français vivraient encore en Ukraine, en particulier dans la région de Kherson, qui fut le théâtre des derniers combats ?

Enfin, la France a suspendu les procédures d’adoption en Ukraine. Comment garantissez-vous aux parents qui arrivaient au bout de ce parcours avant le déclenchement du conflit qu’ils pourront accueillir l’enfant ?

M. Christophe Bex (LFI-NUPES). À deux jours de la commémoration de l’armistice du 11 novembre 1918, je voudrais savoir combien de victimes, civiles et militaires, Ukrainiennes ou Russes, sont à déplorer depuis le début des hostilités.

Mme Delphine Lingemann (Dem). Dans quel état se trouve l’enseignement supérieur en Ukraine ? Comment envisagez-vous l’avenir pour ces étudiants ?

M. Loïc Kervran, président. Je tiens à vous rappeler que, puisque nous nous réunissons à huis clos, une partie de vos réponses peut ne pas être consignée dans le compte rendu si vous le souhaitez.

M. Étienne de Poncins. Monsieur Thiériot, nous nous posons en effet la question : les Ukrainiens sont-ils prêts à reprendre la Crimée par la force ? C’est ce qu’ils affirment et, jusqu’à présent, ils ont toujours fait ce qu’ils disaient. J’étais convaincu que s’ils le pouvaient, ils n’hésiteraient pas à frapper en Crimée et ils ont bel et bien attaqué le pont de Kertch et la base de Sébastopol. Pour m’exprimer autrement, disons que le jour où ils pourront à nouveau frapper, ils le feront. Lorsqu’ils pourront approcher des fameux isthmes qui bloquent l’accès à la Crimée, passeront-ils à l’offensive ? En auront-ils les moyens ? Comment la communauté internationale réagira-t-elle ? Je n’ai pas les réponses.

Pour soutenir l’Ukraine face à la Russie, nous pouvons compter sur de nombreux partenaires, au premier rang desquels figure la Pologne, qui est très présente et leur apporte une importante aide humanitaire, économique, politique, en particulier dans les territoires qui étaient polonais avant 1939. Dans une moindre mesure, les pays baltes les soutiennent eux aussi mais ils n’ont pas la même population ni la même importance.

Madame Thillaye, en matière de corruption, l’Ukraine n’a pas adopté les normes européennes. Le sujet n’est pas nouveau puisque nous l’évoquions déjà en 2015. Dans une déclaration de 2015, les chefs d’État des pays du G7 ont d’ailleurs chargé le G7 de suivre les réformes que l’Ukraine s’était alors engagées à mener en matière économique et pour renforcer la démocratie. En fait de réformes, il s’agissait surtout de lutter contre la corruption. La guerre n’a pas interrompu ce suivi et nous en discutons régulièrement avec mes collègues du G7. Beaucoup de progrès restent à accomplir pour améliorer la gouvernance des entreprises publiques et installer de véritables structures anticorruption. Les avancées, qui sont réelles, restent lentes. L’Ukraine a nommé un procureur anti-corruption et a adopté des lois dans ce domaine. Nous surveillons l’évolution de la situation comme le lait sur le feu dans la perspective de l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne. En langage diplomatique, nous dirions que c’est un point de vigilance et nous verrons de quelle manière il sera géré dans le cadre de la reconstruction. L’Ukraine souffre d’un problème de fond : la justice est elle-même sujette à caution, jusqu’aux institutions les plus élevées, notamment la Cour constitutionnelle. Or les juges constitutionnels, dans un État de droit tel que nous le concevons, sont inamovibles.

N'oublions pas non plus que le pays compte de nombreux oligarques. Le parlement ukrainien a adopté une loi « anti-oligarques » pour se débarrasser de leur tutelle. Nous verrons comment elle sera appliquée. Surtout, les chefs d’État et de Gouvernement européens ont posé sept conditions à l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne. Elle devra ainsi renforcer les dispositions anticorruption, la transparence de la vie démocratique et la lutte contre les oligarques.

La production d’énergie électrique est dominée, en Ukraine, par le nucléaire (45 % de la production). Le bombardement des centrales nucléaires par les Russes pose la question de la capacité des Ukrainiens à se défendre contre les frappes mais aussi à reconstruire ce qui a été démoli. Ce seront les enjeux des prochaines semaines.

Madame Lepvraud, je connais assez mal le sujet des satellites. Dès le début du conflit, le milliardaire Elon Musk a fourni aux autorités ukrainiennes des terminaux qui ont permis d’assurer une connexion internet depuis n’importe quel endroit du pays, y compris les plus isolés, grâce à une constellation de satellites qui forment son réseau. Cette aide a joué un rôle crucial dans le jeu de la défense ukrainienne car elle a permis de maintenir les communications. Son retrait serait très ennuyeux. Adviendra-t-il ? Nous ne le savons pas. L’homme d’affaires américain a demandé au Pentagone de prendre en charge le financement de ce réseau et les réactions ont été variées. Il serait tout de même assez peu réaliste qu’il retire ses satellites. En l’espèce, nous ne sommes qu’observateurs, nous n’avons pas de pouvoir de décision.

Monsieur Royer-Perreaut, la France et l’Italie fourniront à l’Ukraine les instruments de défense antiaérienne qu’elle demande. C’est une très forte demande que le président Zelensky a formulée et les Italiens nous ont confirmé qu’ils étaient prêts à l’octroyer. Nous pourrons donc répondre à leurs besoins.

Concernant les enfants, le sujet le plus sensible concerne la GPA. La section consulaire fonctionne à nouveau à Kiev et nous avons repris le traitement des dossiers comme nous le faisions avant la guerre, en respectant les instructions que nous recevons du ministère des affaires étrangères. Le flux est moins important qu’avant la guerre mais nous essayons de soutenir autant que nous le pouvons les couples concernés.

Quant à la communauté française, il m’est difficile de vous donner un chiffre précis mais nous estimons entre 300 et 500 le nombre de Français qui font régulièrement l’aller-retour entre l’Ukraine et la France, plus qu’ils n’y résident. Les agriculteurs français qui s’étaient installés en Ukraine sont revenus en Ukraine et cultivent des terres dans les régions de l’ouest.

Monsieur Bex, il est difficile de connaître le nombre de morts. Du côté ukrainien, il est très élevé, aux alentours de 9 000 soldats, en raison notamment de l’offensive de Kharkiv ou de la contre-offensive de Kherson. Le nombre de morts civils est encore plus difficile à évaluer mais il est, sans nul doute, très important lui aussi. Du côté russe, les pertes sont lourdes mais il est encore plus difficile d’obtenir des chiffres. Les Ukrainiens évoquent un nombre de 75 000 tués – plus de 50 000 en tout cas. Les pertes sont considérables en Russie, c’est évident, mais hélas il n’y a pas, là-bas, la même considération pour la vie humaine. Nous devrons attendre la fin de la guerre pour en savoir davantage. Quoi qu’il en soit, les pertes sont déjà très lourdes du côté ukrainien, de très nombreuses familles sont endeuillées, les cimetières se remplissent de nouvelles tombes. Le conflit est très meurtrier et n’épargne personne. Cette situation est rendue encore plus dramatique par la commission d’abominables crimes de guerre qui ont pour conséquence de radicaliser la population. Lorsque vous avez subi de telles épreuves, vous êtes bien moins enclins au compromis. La montée aux extrêmes éloigne la perspective de paix.

Madame Lingemann, la résilience des élèves et des étudiants ukrainiens est remarquable. Les 18 000 jeunes Ukrainiens qui se sont réfugiés en France suivent un double cursus : le cursus français et, à distance, le cursus ukrainien. Ils font preuve d’une rigueur exceptionnelle. Après les frappes du 10 octobre, les écoles ont rouvert et il est émouvant de voir ces jeunes enfants reprendre courageusement le chemin des études, courir s’abriter à chaque alerte – et elles sont nombreuses. Tous les abris ont été aménagés, y compris dans le lycée français Anne de Kiev qui a rouvert même s’il est passé de 500 à 67 élèves. J’ai moi-même visité ces abris qui offrent une protection satisfaisante aux élèves et aux étudiants, tout comme le métro d’ailleurs, dans lequel il n’est pas rare de voir les jeunes s’y remettre à travailler avec leur professeur, le temps que le danger soit écarté. C’est un pays en guerre, que nous aidons, pour que les enfants y soient scolarisés dans les meilleures conditions possibles. J’admire cette résilience.

M. Jean-Charles Larsonneur (HOR). Où en est la commande des vingt patrouilleurs côtiers Ocea ? Quatre ont été construits mais ne sont pas encore livrés. Est-il prévu de le faire ou envisagez-vous de les réallouer, par exemple à la gendarmerie maritime française ?

M. Étienne de Poncins. Nous suivons ce dossier de près et les Ukrainiens ont confirmé l’application des accords signés avant la guerre. Le contrat est donc relancé, de même que celui signé, lui aussi avant la guerre, et portant sur l’acquisition de 55 hélicoptères Airbus. Les Ukrainiens m’ont demandé à reprendre le dialogue autour d’une nouvelle commission économique mixte franco-ukrainienne, présidée par Bruno Le Maire et leur ministre de l’intérieur, Denys Monastyrsky. Ils souhaiteraient également relancer la signature du contrat avec Alstom pour la commande de locomotives.

D’autre part, le Fonds d’études et d’aide au secteur privé (Fasep) permet de financer des projets de grande envergure en Ukraine et un accord de prêt du Trésor a été signé pour financer la restauration de rails de chemin de fer. Le dialogue économique est moins soutenu qu’avant la guerre mais il n’est pas rompu.

Quant aux patrouilleurs côtiers, le contrat n’a pas été annulé, bien au contraire, mais les conditions doivent être réunies pour qu’ils puissent être livrés.

M. Loïc Kervran, président. Merci, Monsieur l’ambassadeur.


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  1. Audition, à huis clos, du vice-amiral Hervé Bléjean, directeur général de l’état-major de l’Union européenne. (mercredi 16 novembre 2022)

 

M. le président Thomas Gassilloud. Nous recevons aujourd’hui le vice-amiral Hervé Bléjean, directeur général de l’état-major de l’Union européenne depuis 2020. Il est également directeur de la capacité militaire de planification et de conduite (en anglais : MPCC). Il a exercé auparavant de hautes responsabilités au sein de la marine nationale, mais aussi au niveau international, à l’OTAN, et comme commandant de l’opération européenne Atalante de lutte contre la piraterie au large de la Somalie, ou encore comme commandant adjoint de l’opération européenne Sophia de lutte contre les trafics au large de la Libye.

L’état-major de l’Union européenne est composé de 200 personnes et il est chargé d’apporter au sein des institutions européennes une expertise militaire en lien étroit avec le comité militaire de l’Union européenne et le comité politique et de sécurité (COPS). La MPCC est en charge des missions de formation non exécutives de l’Union européenne.

Amiral, vous avez déjà été auditionné par notre commission le 5 janvier dernier. Nous avons souhaité vous entendre à nouveau moins d’un an plus tard, car le contexte a depuis radicalement changé. La guerre en Ukraine, qu’on croyait encore pouvoir éviter en début d’année, a constitué une rupture stratégique majeure, aux impacts considérables, notamment sur l’Europe de la défense. Nous serions donc très intéressés de connaître votre analyse sur ces impacts, et sur le rôle reconnu de l’OTAN dans la défense de l’Europe, en particulier depuis que la Finlande et la Suède ont demandé à y adhérer. Ce week-end se tient d’ailleurs à Madrid l’Assemblée parlementaire de l’OTAN.

Le concept d’autonomie stratégique porté par la France est-il encore pertinent et audible dans ce contexte, alors qu’une guerre de haute intensité a lieu aux frontières de l’Europe ?

L’Union européenne a fait face à cette guerre avec ses moyens, notamment en adoptant des sanctions très lourdes, qui affaibliront progressivement l’économie russe et ses capacités financières à faire la guerre. Elle a également lancé le mois dernier une mission de formation de 15 000 soldats ukrainiens, dont l’état-major de l’Union européenne aura la charge, à travers la MPCC. Pourriez-vous nous présenter ces actions ? Ne craignez-vous pas que cette dernière mission alimente le discours de la Russie sur la co-belligérance de l’Union européenne ?

Par ailleurs, malgré la guerre en Ukraine, la plupart des opérations et missions militaires de l’Union européenne se déroulent encore en Afrique. Après le retrait de l’opération Barkhane, l’arrivée du groupe Wagner et les soubresauts politiques connus par le Mali, les ministres des affaires étrangères ont approuvé le mois dernier le recadrage de la mission EUTM de formation des armées maliennes, qui se poursuit néanmoins. A-t-elle encore un sens ? Quelles sont les possibilités de repli vers le Niger ou le Burkina Faso, où la situation politique est également complexe ?

Enfin, nous aurons peut-être l’occasion d’échanger avec vous sur la situation immédiate en Pologne, et sur les impacts du bouclier antimissile sur l’articulation de la politique de défense de l’Union européenne avec l’OTAN.

Vice-amiral Hervé Bléjean, directeur général de l’état-major de l’Union européenne. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les députés, merci de m’avoir de nouveau convié à m’exprimer, plus précisément cette fois sur le rôle de l’Union européenne dans le conflit en Ukraine. Celui-ci a démontré, presque « contre toute attente », la force du collectif de l’Union européenne, dès les premiers jours de la guerre.

J’ai participé hier à la réunion des ministres de la défense de l’Union européenne. L’Ukraine en était évidemment le sujet majeur. Le conseil des affaires étrangères a décidé le lancement de la mission d’assistance militaire de l’Union européenne à l’Ukraine, établie le 17 octobre, et que j’ai l’honneur de commander depuis hier. Je vous en présenterai les détails. Je pourrai également vous transmettre les dernières informations, relativement précises, en ma possession concernant ce qui s’est passé hier en Pologne. Il faut à cet égard « raison garder ».

Je ne reviendrai pas sur l’organisation de l’état-major de l’Union européenne et de la MPCC. Vous l’avez décrite. J’en ai été élu directeur général il y a deux ans et demi. L’état-major de l’Union européenne apporte l’expertise militaire au sein de toutes les institutions européennes. Comme membre du service européen pour l’action extérieure, je travaille sous l’autorité directe du haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell, et, de manière extrêmement fluide, avec le secrétaire général adjoint pour la politique de sécurité et de défense commune, l’ambassadeur Charles Fries. Nous intervenons dans les domaines conceptuel, opérationnel et capacitaire.

La MPCC, à laquelle les Britanniques s’étaient jusque-là opposés, a été établie il y a 4 ans grâce au Brexit, sous la forme d’un « embryon » de centre de planification et de conduite des opérations (CPCO) européen, qui commence à prendre de plus en plus d’importance. C’est par son intermédiaire que je commande les quatre missions non exécutives de l’Union européenne (en anglais : EUTM, pour EU Training Missions) en Afrique : au Mali (au Sahel), en République centrafricaine, en Somalie et au Mozambique. Depuis hier, une nouvelle mission historique (par son lancement et son volume) d’assistance militaire au profit de l’Ukraine m’a donc également été confiée.

Je participe au secrétariat de la revue coordonnée annuelle de défense, et aux sujets de coopération structurée permanente, comme à toutes les initiatives lancées depuis 4 ans par l’Union européenne dans le domaine de la sécurité et de la défense, qui ont culminé dans les travaux conceptuels de la boussole stratégique, qui fixe un nouveau niveau d’ambition pour l’Union européenne dans ce domaine. Je pourrai y revenir lors de nos échanges.

Après ces propos introductifs pour vous rappeler le cadre général, je souhaite vous présenter de quelle manière la Politique de Sécurité et de Défense Commune (PSDC) a été mise en œuvre au profit de l’Ukraine. Et puisque vous le demandez j’évoquerai la mission au Mali en fin de propos.

Après un rappel sur les phases de la guerre en Ukraine, qui éclaire les orientations prises, j’aborderai la mise en place du volet financier de l’assistance militaire grâce à la facilité européenne pour la paix et enfin le lancement de la mission EUMAM UA (pour European Union Military Assistance Mission in support of Ukraine), lancement adopté hier par le Conseil.

Depuis le 24 février, la guerre en Ukraine a connu trois phases.

La première a été l’invasion lancée le 24 février, avec pour objectif réel -mal planifié- la prise de Kiev et la chute du gouvernement de M. Zelensky. Le soutien occidental, et en particulier de l’Union européenne, dans les premiers jours de la guerre, a certainement contribué à l’échec de cette première phase. Les équipements militaires nécessaires aux forces armées ukrainiennes lors de cette première phase (man-portable anti-tank systems [MANPATS], défense aérienne type Stinger, etc.) devaient permettre une extrême mobilité des équipes de combattants, dans une tactique de harcèlement de l’ennemi, fixé quant à lui sur les axes de circulation. Vous vous souvenez de ces images de convois de blindés russes de dizaines de kilomètres de long. Les Russes avaient en effet dû perdre de vue qu’en mars, la neige fond, ce qui réduit les possibilités de cheminer dans la campagne ukrainienne.

La deuxième phase a commencé en avril, l’armée russe concentrant ses efforts pour conquérir les territoires séparatistes à majorité russophone et protégeant la Crimée, avec sans doute l’intention de s’emparer de l’intégralité de la zone littorale, pour relier ainsi la Crimée et la Transnistrie occupée en République de Moldavie. Une guerre de haute intensité avec une ligne de front s’est alors installée. Les nations occidentales (européennes comme américaines et britanniques) ont su adapter leurs priorités de livraison en matériel conformément aux demandes de l’Ukraine, au profit de chars de combat, de véhicules de transport blindés, d’artillerie à longue portée, de défense antiaérienne et de missiles antinavires.

Enfin, début septembre, les Ukrainiens ont repris l’initiative et ont réussi à bousculer les Russes, avec des gains territoriaux conséquents. En réponse, la Russie a changé sa stratégie et s’attaque désormais à la force morale de la population ukrainienne, en détruisant les infrastructures civiles stratégiques dans l’ensemble du pays par des frappes aériennes de missiles et de drones armés, certains de fabrication iranienne. Cette troisième phase constitue une course avant l’arrivée de l’hiver, qui stabilisera une nouvelle ligne de front jusqu’au printemps prochain. La reprise de Kherson en représente le succès le plus visible, et figera sans doute la ligne de front du Sud sur les rives du Dniepr. L’hiver rendra difficile les grandes manœuvres en campagne, mais les combats en zone urbaine resteront possibles. Au cours de leur histoire, les Russes ont toujours su conserver une capacité à mener des opérations en hiver. Reste à savoir s’ils en auront les moyens.

Les équipements militaires nécessaires aux forces armées ukrainiennes pour cette troisième phase sont les mêmes que pour la phase 2, avec toutefois une demande accrue en matériel de défense aérienne (compte tenu des attaques massives qui ont eu lieu, dont la plus significative a eu lieu hier, avec pour conséquence ce qui s’est passé en Pologne) et en matériel de maintenance et équipements d’hiver : lubrifiant, pièces de rechange, sacs de couchage d’hiver, etc., de manière à pouvoir tenir la ligne de front pendant l’hiver.

Selon nos estimations les plus crédibles, au moins 60 000 combattants russes auraient été tués, pour trois fois plus de blessés, ce qui signifie qu’environ 250 000 combattants russes seraient aujourd’hui « hors service ».

Paradoxalement, les chiffres ukrainiens sont plus difficiles à obtenir. Nous estimons que les pertes ukrainiennes sont moins importantes que celles des Russes, mais tout de même considérables.

La Russie aurait perdu 60 % de son stock total de chars de combat, et 70 % de son stock de missiles adaptés à des cibles terrestres. C’est pourquoi elle emploie désormais des missiles antiaériens pour frapper des cibles terrestres, avec les problèmes de précision qui en résultent, et se tourne vers l’Iran ou la Corée du Nord pour lui fournir du matériel. Il est difficile de savoir ce que la Corée du Nord a fourni. Nous savons que l’Iran a fourni des drones. Sa capacité à fournir des missiles balistiques de moyenne portée est extrêmement crédible également. La Russie a aussi perdu 40 % de ses véhicules de transport de troupes et 20 % de son artillerie.

Plus que jamais, il s’agit donc d’une guerre d’attrition, et les Ukrainiens ont besoin de notre soutien pour régénérer leurs forces vives, réparer ou remplacer leurs armements et équipements endommagés ou détruits, et être en mesure de poursuivre la reconquête des territoires annexés au sortir de l’hiver.

À moins d’une surprise (qui ne viendra pas de l’Ukraine) en matière de négociation, une offensive sanglante surviendra au printemps.

Outre les sanctions prises et l’aide déployée pour accueillir les réfugiés, la première mesure prise par l’Union européenne a été la fourniture d’équipements militaires aux forces armées ukrainiennes, démultipliée par l’utilisation de la Facilité européenne pour la paix (FEP) dès les premiers jours du conflit. En 36 heures, l’Union européenne a ainsi décidé de consacrer 500 millions d’euros à cette fourniture d’équipement militaire. Tout le monde y a contribué, y compris l’Allemagne, la Finlande et la Suède, ce sur quoi personne n’aurait parié seulement quelques mois plus tôt.

La Facilité européenne pour la paix, adoptée en 2021, est un instrument hors budget de l’Union européenne, fondé sur un mécanisme de coût commun visant à améliorer sa capacité à prévenir les conflits, consolider la paix et renforcer la sécurité internationale. Elle permet notamment le financement d’actions opérationnelles relevant de la Politique Étrangère et de Sécurité Commune. Elle remplace et élargit les anciens instruments financiers existants dans ce domaine : Athena et la Facilité de paix pour l’Afrique.

Deux années de négociations ont été nécessaires pour mettre en place la Facilité européenne pour la paix, car elle permet aussi la fourniture de matériel létal, ce qui gênait un certain nombre d’États membres. Avant l’existence de la Facilité européenne pour la paix, l’Union européenne ne pouvait pas financer la fourniture de matériel militaire à un pays tiers. Cela a pu participer à la décision de la République centrafricaine de se tourner vers d’autres partenaires, qui ont pu, quant à eux, lui fournir sans condition l’armement dont elle avait besoin.

La Facilité européenne pour la paix est dirigée par un comité de la Facilité, composé de représentants de chaque État membre, et présidé par un représentant de la présidence tournante du Conseil. Le comité est chargé d’adopter le budget annuel de la Facilité, ainsi que ses règles d’exécution.

Pour l’exercice 2021-2027, ce budget s’élève à 5,7 milliards d’euros. Il compte un pilier « opérationnel » (qui prend en charge les coûts communs des opérations militaires de l’Union européenne et de fonctionnement des états-majors), et un pilier « mesures d’assistances », visant à renforcer les capacités militaires (y compris létales) d’États tiers ou d’organisations régionales ou internationales, comme le G5 Sahel.

La Facilité européenne pour la paix est abondée par chaque État membre à hauteur de son PIB. La France y contribue ainsi à hauteur de 18 %. En comparaison, la participation de l’Allemagne est de 25 %, celle de la Pologne 3,7 %.

Dès le 26 février 2022, dans le but de faciliter l’échange d’informations entre les États membres et les forces armées ukrainiennes, et de s’assurer ainsi que l’effort en livraison de matériel consenti par les États membres était bien adapté à ce que demandent les Ukrainiens, j’ai établi au sein de l’état-major de l’Union européenne une plateforme d’échange d’information (en anglais : CHC, pour « Clearing House Cell »), dédiée au recensement des besoins et priorités exprimés par les Ukrainiens, d’une part, et de l’offre en matériel des États membres et de leurs partenaires, d’autre part. En contact permanent avec la mission de l’Ukraine auprès de l’Union européenne, mais aussi avec l’état-major général et le ministère de la défense ukrainien, la CHC continue à coordonner les efforts de soutien des États membres, au travers de réunions régulières, sur la base d’une liste unique de besoins prioritaires mise à jour par les armées ukrainiennes et partagée avec les États membres comme avec l’OTAN, afin qu’ils orientent leurs efforts en conséquence.

Avec l’appui de la CHC, j’exerce également la responsabilité de décider de l’éligibilité des aides fournies par les États membres à un remboursement par le comité de la Facilité européenne pour la paix. Ce remboursement est conditionné, d’une part à la confirmation de la réception de ces aides dans les centres de distribution ou à leur destination ; d’autre part à leur adéquation aux priorités fixées par les autorités ukrainiennes.

En huit mois, la CHC a reçu un peu plus de 4,7 milliards d’euros de demandes de remboursement de la part de 22 États membres, dont la France. Jusqu’à présent, j’ai approuvé comme éligibles au remboursement 4,066 milliards d’euros d’équipements militaires létaux (représentant 90 % du matériel fourni) ou non létaux.

Le Conseil de l’Union européenne a jusqu’à présent débloqué 6 paquets de 500 millions d’euros (les 28 février, 23 mars, 13 avril, 23 mai, 21 juillet et 17 octobre) pour la livraison de l’Ukraine en équipement militaire, pour un total de 3,1 milliards d’euros, incluant 2,82 milliards d’euros d’équipements létaux, 180 millions d’euros d’équipements non létaux et 100 millions d’euros liés au report sur les équipements non létaux des États ne voulant pas fournir d’équipements létaux. La France a participé à chacun de ces paquets de 500 millions d’euros à hauteur de 90 millions d’euros.

La durée d’éligibilité au remboursement des dépenses d’assistance à l’Ukraine est fixée à 36 mois à compter de la dernière décision du Conseil. Ces dépenses sont aussi éligibles de manière rétroactive à compter du 1er janvier 2022.

Le sixième paquet de 500 millions d’euros a permis d’étendre le champ d’application de l’assistance militaire aux matériels et consommables destinés à assurer la maintenance et la réparation des équipements donnés.

Chaque paquet de financement a été ouvert pour une tranche de temps déterminée. Les tranches 1 et 2 sont fermées et l’intégralité des paquets correspondants a été dépensée, soit 2 milliards d’euros.

La tranche 3, alimentée par les paquets 5 et 6, est ouverte depuis le 21 juillet. Les États membres ont pour l’instant demandé le remboursement de 233 millions d’euros sur les 1 milliard d’euros débloqués. Ce ralentissement pourrait traduire l’amenuisement des stocks disponibles. Le coût à venir de la maintenance devrait néanmoins maintenir la dynamique des dépenses financières.

Dans la situation la plus défavorable, c’est-à-dire si la guerre devait continuer sur le même rythme qu’aujourd’hui toute l’année 2023, un paquet de 500 millions d’euros serait encore nécessaire toutes les six semaines en 2023, pour un total de 900 millions d’euros pour la France.

Les chiffres de la participation française sont pour l’instant retenus par le ministère des armées, mais la France fait partie des dix pays les plus dépensiers en fourniture d’équipement militaire à l’Ukraine, et parmi les cinq à six pays les plus engagés financièrement du continent européen, Royaume-Uni compris.

La presse, notamment anglo-saxonne, a pu indiquer que l’effort de l’Union européenne représentait moins de 20 % de celui des États-Unis. Or, en incluant la Facilité européenne pour la paix et les livraisons dont le remboursement n’a pas été réclamé par certains États membres, l’Union européenne a consacré collectivement plus de 8 milliards d’euros à l’assistance militaire à l’Ukraine, soit 45 % de l’effort américain à périmètre égal. Elle a consacré 0,05 % de son PIB à cette assistance, contre 0,07 % de leur PIB pour les États-Unis. En proportion du PIB, les deux efforts sont donc comparables. Il faut ainsi contrer le narratif inexact selon lequel « l’anglosphère » aiderait l’Ukraine et l’Union européenne n’aiderait qu’elle-même.

En seize mois, 52 % du budget 2021-2027 de la Facilité européenne pour la paix a été dépensé. Si on y ajoute les dépenses que j’ai déclarées comme éligibles au remboursement, les trois quarts de ce budget ont été engagés. Enfin, avec l’ensemble des dépenses prévues pour 2023, ce budget aura été consommé à 82 %, alors qu’il restera quatre années à couvrir. La Facilité est donc déjà presque à court de budget. Elle n’a pas été conçue pour rembourser aux États membres des dons d’armement pour soutenir une guerre de haute intensité.

Des crispations politiques apparaissent déjà entre les contributeurs et les dépensiers, du fait de l’écart entre l’éligibilité au remboursement de certains États et la quote-part de leur participation au budget de la FEP, ou en raison du rythme actuel de consommation des crédits, bien supérieur aux perspectives initiales. La Pologne, qui a donné pour plus de 1,5 milliard d’euros de matériel (principalement des chars de fabrication soviétique) paye ainsi une part très faible, de sorte que ce sont les États payant une part plus importante (la France et l’Allemagne notamment) qui financeront ce don.

Le soutien apporté par les États membres et leurs partenaires a néanmoins eu un impact significatif sur les capacités militaires des forces armées ukrainiennes. Elles ne seraient pas en situation plus favorable aujourd’hui sans ce soutien. Il faut donc trouver les moyens de le poursuivre.

J’en arrive au lancement de la mission d’entraînement EUMAM UA.

Fin août, à Prague, lors d’un conseil informel des ministres de la défense, les 27 États membres ont convenu de mettre en place une mission de politique de sécurité et de défense commune (PSDC) pour assister et former les armées ukrainiennes. La décision d’établir une mission d’entraînement nommée European Union Military Assistance Mission (EUMAM) Ukraine a été adoptée un mois et demi plus tard, le lundi 17 octobre, au cours du conseil des affaires étrangères. Les planificateurs militaires de mes équipes ont alors multiplié les contacts avec nos partenaires et les forces armées ukrainiennes pour produire, sous forte contrainte de temps, des documents de planification solides et pertinents, dans un contexte de très grande friction entre l’Allemagne et la Pologne notamment. Cette mission devait pouvoir être lancée le 15 novembre, lors de la réunion suivante du conseil, ce qui a été le cas hier. L’Union européenne pourra donc commencer à former des troupes ukrainiennes dans les semaines à venir.

Cette mission répond à une demande des forces armées ukrainiennes. L’objectif de court terme pour les Ukrainiens est de mettre sur pied trois nouveaux corps d’armée d’ici mars 2023, pour un volume estimé de 75 000 hommes, afin de pouvoir prendre l’initiative des opérations au printemps prochain. Cet objectif très ambitieux correspond pratiquement au volume de la force opérationnelle terrestre de l’armée de terre française.

L’Union européenne s’est engagée à la formation dans un premier temps de 15 000 soldats. À cette fin, la mission EUMAM Ukraine fournira un entraînement individuel et collectif à la préparation au combat, en se fondant sur les besoins déclarés par l’Ukraine. Il visera notamment l’encadrement des échelons subalternes (de la section et l’escouade jusqu’aux compagnies, bataillons et commandements de brigades), incluant la préparation des compagnies, bataillons et brigades, l’entraînement à la manœuvre collective, à la tactique jusqu’au niveau de la brigade, ainsi que des conseils en planification, préparation et conduite d’exercices nombreux et de manœuvres à tir réel, des formations spécialisées dans le domaine du soutien médical, de la logistique, du combat du génie, des transmissions, de la protection nucléaire, radiologique, bactériologique et chimique, et de la maintenance des équipements militaires. EUMAM participera aussi à la coordination plus avancée des activités des États membres liées à l’entraînement.

Sera ainsi assurée dans un premier temps la formation collective de 12 000 combattants, du bataillon à la division, soit l’équivalent de 8 brigades et de 2 800 spécialistes entraînés aux expertises citées. Cette mission se déroulera sur le territoire de l’Union européenne, et dans les infrastructures des États membres, tant que le conflit continuera. Aucun militaire européen ne sera donc déployé sur le territoire ukrainien dans le cadre de cette mission, hormis l’équivalent de notre attaché de défense à l’ambassade de l’Union européenne à Kiev. Afin de réduire les contraintes logistiques, les sites d’entraînement devront être localisés le plus près possible de l’Ukraine, et en nombre limité. La Pologne établira un « Combat Arms Training Center » (CAT-C), un état-major de niveau opératif, soit l’équivalent d’un Force Headquarter, ce nom ayant été modifié pour des raisons politiques. L’Allemagne mettra en place un « Special Training Center » (ST-C) pour le commandement des actions de formation se déroulant sur son territoire. Ces deux centres ne seront pas exclusifs d’autres offres des États membres qui, soit apporteront un renfort à leurs équipes d’entraînement, soit réaliseront des actions d’entraînement sur leurs propres territoires, comme la France, l’Espagne et l’Italie en ont manifesté l’intention. Cette dispersion des sites d’entraînement complexifiera la tâche, mais traduira aussi le cadre de flexibilité et de modularité voulu pour cette mission.

Par décision du conseil, je suis désigné commandant de la mission et la MPCC en constitue l’état-major de commandement de niveau opératif. Les centres d’activité que j’ai mentionnés seront donc sous mon contrôle opérationnel. À cet effet, sur décision prise le 8 novembre lors d’une conférence de génération de forces, la MPCC sera renforcée, passant d’une équipe de 51 membres actuellement (sur un effectif prévu de 60 personnes avec possibilité de renforts en cas de déclenchement d’opérations) à une équipe de plus de 80 personnes.

Pour éviter les offres d’entraînement redondantes, la MPCC synchronisera les efforts des États membres entre eux et avec ceux de nos partenaires. En particulier, nous échangerons des équipes de liaison avec le centre de coordination mis en place sous commandement américain à Wiesbaden : le Security Assistance Group for Ukraine (SAG-U), qui englobera, sur la base d’une coalition of the willing, l’ensemble des initiatives essentiellement anglo-saxonnes déjà lancées, comme l’opération britannique Interflex, ou celle mise en place par le Canada. J’aurai donc sur place une équipe de liaison, tandis qu’un officier de liaison américain sera présent dans mon état-major, pour fluidifier le dialogue.

Cette mission représente un véritable défi, tant par le volume des forces à entraîner que par son coût financier. Elle introduit un changement d’échelle quant au périmètre de la mission (une formation collective jusqu’au niveau brigade) et sur l’intensité et l’objet (la préparation à des missions de haute intensité) : nous entraînerons des soldats à tuer pour gagner la guerre.

Le coût de fonctionnement du projet EUMAM Ukraine est estimé à 106,7 millions d’euros. Par rapport aux coûts communs habituels, son périmètre a été élargi, par exemple au transport des soldats entraînés. Une mesure d’assistance particulière, dotée dans un premier temps de 16 millions d’euros, viendra en appui de EUMAM pour l’achat du matériel létal nécessaire comme les munitions d’entraînement. Une mesure de 45 millions d’euros couvrira les besoins de fourniture de matériel non létal, indépendamment des mesures d’assistance gérées par la Clearing House Cell.

En conclusion, nous pouvons constater l’apparition d’un changement de paradigme et de mentalité. Il en résulte la demande d’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’OTAN, et, de manière plus significative encore, la sortie du Danemark de l’opt-out, qui avait été décidé par crainte d’une concurrence entre l’OTAN et l’Union européenne. La guerre en Ukraine a au contraire démontré leur complémentarité, l’OTAN ayant la charge de la protection du territoire européen (ce qu’il a parfaitement accompli à travers un renforcement notamment des contingents, auquel la France participe avec un nouveau contingent en Roumanie), tandis que l’Union européenne est capable d’agir au-delà de ses frontières.

Jusqu’à présent, l’Union européenne s’en était tenue au soft power. Lors des premières négociations, les Russes avaient dit qu’ils voulaient bien négocier avec les Américains, car ils étaient « carnivores », tandis que les Européens étaient « herbivores ». L’Union européenne est aujourd’hui devenue « omnivore », avec un régime suffisamment équilibré.

Je commande également pour l’Union européenne d’autres missions, notamment au Mali et en République centrafricaine, qui souffrent aujourd’hui des effets collatéraux de la guerre en Ukraine, avec la présence de 1 000 mercenaires Wagner au Mali et 1 500 en République centrafricaine. M. Prigogine a récemment avoué être le fondateur de Wagner. Proche allié de M. Poutine, c’est un homme « sans foi ni loi », ce qui se retrouve dans les actions de Wagner, qui non seulement ne montrent pas leur efficacité sur le terrain, mais sont aussi associées à nombre d’exactions. Au Mali, les forces armées maliennes, accompagnées de « soldats blancs caucasiens ne parlant pas français », sont responsables d’environ 50 % des exactions reportées par les Nations-Unies. En Centrafrique, la proportion est plus élevée encore.

Je suis aujourd’hui très pessimiste sur l’avenir de la mission de l’Union européenne au Mali, les Maliens ayant sans inhibition choisi leurs alliés, qui ne sont pas les nôtres. Nous avons donc mis fin à notre entraînement opérationnel des forces armées maliennes, parce que ne voulons pas être responsables de l’entraînement d’unités qui pourraient ensuite se comporter mal au côté d’autres partenaires. Je réduis donc la mission European Union Training Mission in Mali (EUTM Mali) de 1 200 personnes potentiellement à 300 personnes, centrées sur Bamako, dans l’espoir de maintenir un dialogue ouvert et de poursuivre quelques actions dans le domaine de l’éducation et du conseil. Les conditions sont similaires en République centrafricaine.

Il faut savoir terminer une mission lorsqu’elle n’a plus de sens. En l’occurrence, même si certains États membres y sont attachés pour des raisons historiques, il faut constater que cette mission n’a plus les capacités d’exercer son mandat. Une discussion franche, et non entachée par des considérations politiques, est nécessaire à ce sujet.

Il serait inutile de « s’autoflageller ». Avant d’être l’échec de l’Union européenne, cet arrêt constitue l’échec des autorités maliennes. Les préconditions de succès de la mission n’avaient pas prévu deux coups d’État et l’arrivée de Wagner.

En revanche, un retour d’expérience sur la manière dont nous avons procédé s’impose. À cet égard, il faut en premier lieu souligner que nous n’avions pas la capacité jusqu’à présent de fournir du matériel militaire à nos partenaires, qui se sont donc tournés vers d’autres, qui avaient cette capacité. En deuxième lieu, il s’agissait de missions non exécutives, qui nous empêchaient donc d’accompagner en opération les soldats que nous entraînions. J’ai donc rédigé un nouveau concept de robustesse et d’efficacité des missions militaires, qui permet de mener des missions exécutives d’accompagnement au combat de nos partenaires lorsqu’ils nous le demandent.

Lors des votes des quatre principales résolutions des Nations Unies concernant la condamnation de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le taux d’abstention ou d’absence de nos partenaires africains doit nous interpeller. Le Mozambique, par exemple, qui fait l’objet d’une mission européenne, et constitue, per capita, le troisième pays d’investissement de l’Union européenne au développement, s’est abstenu à chaque vote, alors qu’il deviendra membre non permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies au 1er janvier 2023. Le message envoyé est donc que notre modèle n’est plus le seul à être proposé à ces pays, et qui nous demandent de sortir de notre paternalisme passé pour entrer avec eux dans une relation de partenariat. C’est ainsi que nous envisageons les prochaines missions : au Niger, par exemple, la mission s’appellerait « EU Military Partnership Mission ».

Mme Natalia Pouzyreff. Merci, amiral, pour ces éclaircissements sur les actions mises en œuvre par les Européens depuis la résurgence d’un conflit de haute intensité aux portes de l’Europe. J’en profite pour exprimer tout notre soutien aux Ukrainiens et saluer la bravoure de leurs soldats.

Si la France avait déjà amorcé la remontée en puissance de ses armées, dans un contexte qui s’était déjà fortement dégradé, d’autres pays européens y étaient cependant moins préparés. Cette crise a donc provoqué un sursaut budgétaire dans la plupart des États membres. L’opposition entre l’Europe et l’OTAN semble aujourd’hui dépassée. L’adhésion de la Suède et la Finlande à l’OTAN donne une profondeur stratégique aux États baltes et renforce le pilier européen de l’Alliance.

En contrepartie apparaissent cependant des risques de fragilisation de l’Europe de la défense, certains membres répondant à la crise dans la précipitation, par exemple en achetant des équipements « sur étagère », sans réelle concertation avec leurs partenaires ni entente sur les possibles doctrines d’emploi. J’aimerais à ce sujet connaître votre avis sur l’initiative European Sky Shield lancée par l’Allemagne, qui pourrait se faire au détriment de l’intégration de l’Europe de la défense et de la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE).

Quels enseignements par ailleurs tirer de l’articulation actuelle entre l’Europe et l’OTAN concernant l’organisation, le commandement et la mobilité de la défense collective de l’Europe ?

S’agissant enfin de la mission EUMAM, au regard de l’attrition de ses soldats, l’armée ukrainienne pourrait-elle se trouver à court de combattants dans la perspective d’une offensive au printemps ?

M. Pierrick Berteloot. Depuis longtemps maintenant, la France cherche à rendre crédible et concrète l’idée d’une Europe de la défense, au travers de multiples programmes d’armement communs qui n’obéissent qu’à des critères idéologiques. Pourtant, les récents programmes d’armement européens semblent tous voués à l’échec, non par manque de compétences (puisque notre industrie de l’armement est largement capable de nous doter d’armes à la pointe de la technologie), mais plutôt en raison des décisions politiques de nos partenaires. La décision allemande de se tourner systématiquement vers les Américains ou les Israéliens pour leur armement, alors que nous nous sommes engagés en partenariat avec eux dans le développement d’armes européennes, devrait nous rendre réalistes : une Europe de la défense avec un armement développé en commun ne se fait qu’à notre détriment.

Ce n’est guère surprenant, puisque nous n’avons pas la même doctrine militaire. Pour le système de combat aérien du futur (SCAF), par exemple, nous avons besoin d’un chasseur léger, capable d’être projeté depuis un porte-aéronefs et d’embarquer un missile nucléaire. Or, l’Allemagne ne dispose ni de la bombe atomique ni de porte-aéronefs : il paraît donc difficile de se mettre d’accord avec elle sur des besoins communs. En choisissant des hélicoptères Apache plutôt que Tigre ; des avions Poseidon plutôt que ceux prévus dans le projet Maritime Airborne Warfare System (MAWS) ; ou en abandonnant le projet MAMBA, l’Allemagne a donc fait le choix de se tourner vers les États-Unis pour son armement, malgré les nombreux projets que nous avions lancés en commun.

À la suite des récents revirements de l’Allemagne et dans le cadre du développement d’un armement commun, est-il donc encore crédible de parler d’une Europe de la défense ?

M. Christophe Bex. Bien que je ne doute aucunement de l’implication, de la vertu et du sérieux du Haut représentant, M. Josep Borrel, je perçois dans vos fonctions respectives une incohérence avec les principes démocratiques. Le peuple est le seul et unique détenteur de la souveraineté. Il doit donc être au fondement de toute décision politique. L’armée obéit au pouvoir politique instauré par les suffrages du peuple.

Le haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité est nommé par le conseil européen, dont la légitimité provient indépendamment de chaque État de l’Union européenne, et non d’un gouvernement politique. Sa nomination requiert par ailleurs l’accord de la commission européenne, dont le déficit démocratique n’est plus à démontrer.

J’appartiens à une formation politique qui n’est certes pas avare de critiques à l’égard de l’Europe, mais qui sait faire preuve de pragmatisme. La crise ukrainienne a reclassé la défense au rang des priorités européennes. À cet égard, la boussole stratégique pour la sécurité et la défense proposée au printemps renforce l’idée d’une Europe de la défense, selon laquelle il ne saurait y avoir de souveraineté européenne sans défense commune.

Or, l’Allemagne, fréquemment érigée en modèle économique, fait en réalité « cavalier seul », et se détourne ainsi des souverainetés nationales. En dépit de ses promesses, elle a en effet renoncé à plusieurs projets de coopération avec la France, et cherche désormais à se réarmer au moyen d’équipements essentiellement américains.

Si l’Europe de la défense ne constituait pas une option, la course à l’armement ne saurait pourtant représenter une alternative tangible. L’OTAN n’a pas non plus sa place dans la défense européenne, dès lors qu’elle est principalement soutenue sur le plan financier par des États non membres de l’Union européenne.

À l’aune de ces évolutions, comment envisagez-vous l’avenir de l’indépendance et de l’autonomie stratégique de la France en matière de défense, et l’évolution de son influence ?

M. Jean-Louis Thiériot. Merci amiral pour la précision des informations que vous nous avez fournies. Votre audition l’année dernière m’avait laissé un doute sur la réalité des ambitions militaires européennes. À cet égard, votre intervention ce jour soulève un vent d’optimisme sur les effets de la Facilité européenne pour la paix et la réalité de l’engagement de l’Europe.

Une politique incitative a-t-elle été mise en place pour que les financements apportés par la Facilité européenne pour la paix à la fourniture de matériel militaire à l’Ukraine favorisent la fourniture de produits émanant de la BITDE ?

Comment analysez-vous la capacité de développement de l’industrie d’armement russe face notamment aux sanctions imposées à la Russie ?

La mission européenne Agénor donne d’excellents résultats dans l’océan indien. Pouvez-vous préciser son lien avec le programme EMASoH ? Une fusion de ces dispositifs avec Atalanta est-elle envisagée, comme je l’ai entendu dire ?

Enfin, nous serons évidemment heureux de connaître votre avis éclairé sur ce qui s’est passé à la frontière polonaise.

M. Vincent Bru. L’Union européenne a été très active dans le soutien à l’Ukraine, que ce soit à travers les sanctions infligées à la Russie, l’aide en matériel militaire et humanitaire envoyée en Ukraine dès le début du conflit. Pour 2023, 18 milliards d’euros sont prévus pour maintenir cette aide.

La mission d’assistance militaire de l’Union européenne est décidée sur deux ans dans le cadre de la politique étrangère et de sécurité commune. Elle se donne pour objectif de former dans un premier temps 15 000 militaires ukrainiens (dont 12 500 combattants selon vos précisions) dans différents pays de l’Union européenne, dont 2 000 en France. Pouvez-vous nous préciser les modalités de cette formation en France ?

L’armée ukrainienne, qui vient de reprendre la ville de Kherson et semble plus organisée et motivée que l’armée russe (qui envoie parfois au front des conscrits sans formation préalable), paraît aussi à l’aise avec le matériel que nous lui fournissons, comme le canon CAESAr. La mission aura-t-elle toutefois le temps de former suffisamment de combattants avant l’échéance fatidique d’une offensive que vous annoncez à la fin de l’hiver ?

Mme Anne Le Hénanff. Merci amiral pour la franchise de vos propos, notamment concernant l’intervention au Sahel. Parler de partenariat plutôt que de relation historique avec l’Afrique paraît en effet sage aujourd’hui.

Le Président de la République a officialisé la fin de l’opération Barkhane. Une consultation a été lancée avec les partenaires de la France dans la région pour définir le statut, le format et les missions des actuelles bases militaires françaises au Sahel.

L’Union européenne est engagée depuis le début aux côtés de la France au Mali, dans une mission de formation militaire ou de soutien à la sécurité intérieure malienne.

Le 11 avril 2022, M. Josep Borrell a annoncé la suspension de la mission de formation au Mali. Depuis, plusieurs pays européens ont annoncé le retrait de leurs troupes. Le dernier d’entre eux est la République tchèque, dont 120 soldats quitteront le Mali.

Quels mécanismes comptez-vous proposer au niveau européen pour éviter que la milice Wagner gagne en influence dans la région ?

Mme Cyrielle Chatelain. Face à cette guerre d’agression, vous avez fait état du changement de paradigme opéré par l’Europe, par sa réactivité, son unanimité et l’ampleur du financement qu’elle a apporté. Il a été crucial pour le combat de l’Ukraine face à la Russie.

La Facilité européenne pour la paix a finalement été utile, mais ses modalités financières n’avaient pas été prévues pour répondre aux besoins actuels. Dans les années à venir, d’autres modalités de financement, plus pérennes et reposant sur un renforcement des coopérations et des mutualisations, sont-elles envisagées ?

Enfin, même si la coopération entre l’OTAN et l’Union européenne paraît aujourd’hui indispensable, affirmer comme vous l’avez fait en conclusion que la protection du territoire européen revenait à l’OTAN, tandis que l’Union européenne devait intervenir à l’extérieur de ses frontières, pose question au regard des questions d’autonomie stratégique, de souveraineté européenne. Ne faut-il pas redéfinir les modalités de cette coopération ?

Vice-amiral Hervé Bléjean. Merci pour votre intérêt et la pertinence de vos questions.

L’enjeu de la BITDE a été fortement débattu hier lors du conseil des affaires étrangères en format défense. Malgré les discours des États membres, tous ne sont pas réellement alignés à ce sujet, un groupe « polo-balte » notamment priorisant l’efficacité du soutien à l’Ukraine par rapport à l’origine de ce soutien, ce qui constitue évidemment un raisonnement un peu court.

Je constate également une dérive de l’Allemagne à cet égard. Même si ces enjeux dépassent mon niveau de responsabilité, je pense que nous devons inciter la commission à jouer son rôle. Le commissaire français, Thierry Breton, doit avoir une parole et des actions fortes dans le domaine de la préservation de la BITDE. L’évolution des périmètres de responsabilité de la Commission et du Service européen pour l’action extérieure (SEAE) a accru les ambitions de la Commission dans ce domaine, ce qui risque d’être au détriment de l’Agence européenne de défense, qui est un des outils de promotion de la BITDE. Il n’est pas possible en effet que deux patrons coexistent sur ces questions.

Les dispositifs mis en place pour promouvoir la BITDE restent aujourd’hui embryonnaires. Il ne sera possible de la renforcer que si les États membres acceptent de faire de l’acquisition en commun. L’Union européenne dispose aujourd’hui de 16 types de frégates et de 15 types de chars de combat : ce n’est pas un business model cohérent pour développer une industrie européenne de défense avec une vision d’avenir. 11 % des acquisitions en 2020 et 18 % en 2021 se faisaient en commun, contre 25 % il y a vingt ans. L’objectif fixé par l’Union européenne est de 35 %.

Il ne faut pas hésiter à trouver un cadre acceptable de préférence européenne pour les outils que nous développons. La commission met en place avec le SEAE un outil (en anglais EDIRPA : European Defence Industry Reinforcement through common Procurement Act) d’aide à la reconstitution des stocks. La mise en œuvre de cet outil repose d’après son texte fondateur sur deux conditions essentielles : l’acquisition commune (ce qui signifie aujourd’hui une acquisition par un minimum de trois États membres) des produits, et l’orientation des 500 millions d’euros prévus pour l’EDIRPA vers l’industrie européenne.

Jusqu’à présent, les équipements militaires fournis par les États membres à l’Ukraine n’ont pas été jugés éligibles au remboursement de la Facilité européenne pour la paix au regard de leur provenance, mais seulement de leur adéquation aux besoins ukrainiens et de leur délivrance effective.

Nous évoluons toutefois à cet égard. Nos stocks ont diminué, et dans la sixième tranche qui a été ouverte, nous ouvrons la possibilité aux États membres de nous demander si tel matériel sera éligible à un remboursement de la Facilité européenne pour la paix s’ils l’achètent. La seule phrase sur laquelle les États membres soient parvenus à un consensus consiste cependant à dire qu’il faut « tenir compte » des possibilités de l’industrie de défense européenne, ce qui n’est pas suffisant. Dans ce cadre, je demanderai aux États membres qui m’interrogeront sur l’éligibilité des achats qu’ils envisagent comment ils ont tenu compte des possibilités offertes par la BITDE. Ils ne seront pas obligés de me répondre, et leurs réponses seront peut-être insatisfaisantes. Le texte adopté n’est malheureusement pas suffisamment fort pour m’autoriser à bloquer les dossiers dans ce cas. N’ayant pas non plus la capacité de vérifier ces réponses, je demanderai à l’Agence européenne de défense de le faire, et je transmettrai ces dossiers au comité de la Facilité européenne pour la paix, en indiquant que le matériel proposé est éligible au regard des priorités ukrainiennes, mais par exemple que je n’ai pas reçu de réponse sur la manière dont la BITDE a été prise en compte.

M. le président Thomas Gassilloud. La Commission a-t-elle l’autorité pour bloquer les dossiers dans ce cas ?

Vice-amiral Hervé Bléjean. Non. Personne ne l’a.

Il revient au comité de la Facilité européenne pour la paix de décider des règles applicables à sa mise en œuvre, selon un processus de consensus à 26 (27 avec l’adhésion du Danemark). Malheureusement, la présidence tchèque n’est pas la plus vigoureuse en matière de résolution des conflits.

Trouver un consensus sur l’enjeu central de la BITDE pour la souveraineté européenne ne sera pas rapide. Il faudra promouvoir « par le bas » des initiatives sur lesquelles capitaliser ensuite. La Commission et l’Agence européenne de défense doivent jouer leurs rôles à cet égard.

Le commandement pour la défense collective de l’Union européenne reste aujourd’hui embryonnaire, se limitant essentiellement à la MPCC. La boussole stratégique incite au développement de la MPCC, pour en faire d’ici 2025 l’état-major préférentiel de conduite des opérations majeures de l’Union européenne, utilisant la capacité rapide de déploiement définie dans la boussole stratégique, c’est-à-dire une force opérationnelle de 5 000 combattants en milieu hostile. Là aussi, l’approche « soft » de l’Union européenne est modifiée.

Il faudra aussi se demander qui commande quoi. Ma culture opérationnelle étant française, je préférerais que nous nous dotions d’un chef d’état-major des armées (CEMA) de l’Union européenne, avec un pilier conceptuel, l’état-major de l’Union européenne, qui jouerait le rôle d’état-major des commandes de concept, et un pilier opérationnel de conduite de toutes les opérations et missions de l’Union européenne, auquel les états-majors opérationnels nationaux pourraient être subordonnés, pour préserver les sensibilités nationales. Ce modèle très français séduit les Espagnols et les Italiens, mais est rejeté par les Allemands. Ces derniers se concentrent essentiellement sur le fait qu’un seul patron dirige actuellement les deux structures, alors qu’il en faudrait deux selon eux. Ce point ne devrait cependant pas initier la réflexion, mais en résulter éventuellement.

Nous menons toutes ces réflexions avec les services du SEAE, la partie militaire n’étant pas la seule concernée.

Nous mettrons tout en œuvre pour assurer la formation de 15 000 soldats demandés, et peut-être plus, avant la sortie de l’hiver. De leur côté, les Américains, les Anglais et les Canadiens procèdent de même, en utilisant les mêmes cadres de formation, afin que les bataillons formés soient interopérables. Les Ukrainiens ont un réservoir estimé de 600 000 à 700 000 personnes prêtes à s’engager sous les drapeaux pour défendre la patrie ukrainienne. Ce sont eux qu’il faut former, car seuls les militaires professionnels ont été engagés par l’Ukraine pour l’instant.

La Russie de son côté a fait appel à 300 000 réservistes, dont 200 000 ont été enrôlés de force, avec de nombreux dysfonctionnements, des morts, des malades et des personnes âgées ayant été comptés initialement. Il sera donc difficile de rendre ces réservistes pleinement opérationnels. Plutôt que comme combattants, ils seront utilisés pour multiplier les lignes de défense sur les territoires illégalement occupés.

Grâce aux sanctions, la Russie manque de matière première et de composants électroniques pour se doter de nouveaux matériels. C’est pourquoi les soldats russes emportent des télévisions, machines à laver, etc. lors de leur retraite : l’objectif n’est pas tant d’agrémenter leurs logements, mais de fournir l’industrie russe en matériaux. Cela ne sera cependant pas suffisant pour lui rendre sa puissance.

Notre effort vise ainsi à créer un déséquilibre au profit des Ukrainiens. C’est pourquoi aussi la Russie se tourne vers l’Iran et la Corée du Nord, dont les capacités de leurs stocks à soutenir l’effort de guerre sur la durée sont difficiles à évaluer.

J’ai parlé d’une dérive de l’Allemagne, mais je suis mal à l’aise pour répondre aux questions politiques. En tant que militaire, je suis au service des 27 États membres, à travers le Haut représentant et le président du conseil de défense des affaires étrangères, dans le cadre du traité de Lisbonne, même si je n’oublie jamais la couleur du drapeau que je porte sur la manche de mon treillis lorsque je me déplace sur le terrain. Je n’ai donc pas à discuter de la manière dont les représentations des États membres sont créées.

Dès le premier jour du conflit, alors que la planification russe est apparue hasardeuse à bien des égards, l’organisation ukrainienne a consisté à déployer de manière cohérente et efficace (grâce aussi à notre soutien) le plan prévu en cas d’invasion totale par la Russie au printemps. Lors de nos contacts avec l’état-major ukrainien, nous avons constaté qu’il ne paniquait pas, malgré la difficulté du moment. À présent, il est emporté par son élan et compte gagner la guerre, en reprenant la Crimée comme les Oblasts de Louhansk et Donetsk. C’est pourquoi l’offensive de printemps aura aussi cet objectif de poursuivre la progression commencée en septembre.

La mission Atalanta n’est plus uniquement focalisée sur la lutte contre la piraterie, mais aussi contre le trafic d’armes et le narcotrafic (qui finance le terrorisme, notamment shebab). Les premières opérations menées dans ce cadre par des navires de la marine nationale ont constitué un grand succès.

La France a clairement demandé une meilleure coordination, voire une fusion des deux missions Agénor et Atalanta menées dans le détroit d’Ormuz et autour des côtes somaliennes. Atalanta est une mission politique de sécurité et de défense commune, tandis qu’Agénor est une coalition of the willing menée par des États membres de l’Union européenne. Il faut aujourd’hui rendre nos organisations compréhensibles pour nos partenaires, et simplifier cette organisation de défense de nos intérêts stratégiques, qui reste forte dans l’océan Indien, et est également au bénéfice de ces partenaires. Intuitivement, je pense qu’il vaudrait mieux fusionner ces opérations, qui sont aujourd’hui en retrait par rapport à Atalanta. La sortie de l’opt-out par le Danemark devrait toutefois permettre de résoudre cette difficulté.

Hier, l’Ukraine a subi la plus importante offensive de missiles et de drones menée par la Russie depuis un certain temps. Comme les précédentes (commencées à l’issue de l’attaque sur le pont du détroit de Kertch), il s’agissait d’une manœuvre de revanche centrée sur la destruction des infrastructures critiques ukrainiennes, principalement de production et de distribution électrique. Un missile est « tombé » vers 16 heures dans une installation agricole d’un village de l’est de la Pologne, situé à 6 kilomètres de la frontière. À quelques kilomètres de l’autre côté de la frontière, en Ukraine, est situé un centre de distribution d’énergie électrique. Une enquête est actuellement menée par les Français, les Américains et les Polonais. Tout porte à croire aujourd’hui qu’il s’agit d’un missile de défense aérienne ukrainien qui a mal fonctionné dans le cadre de l’interception d’un missile lancé par les Russes au-dessus du territoire ukrainien. C’est pourquoi il faut être prudent dans la manière dont on manie cette information. Le président Zelensky et son gouvernement ont évidemment fait état d’une attaque russe délibérée sur le territoire polonais, mais nous cherchons à établir les faits. Le Comité des représentants permanents (COREPER) des gouvernements des États membres de l’Union européenne et le Comité politique et de sécurité (COPS) se sont réunis ce matin pour simplement y rapporter les faits. Le Conseil atlantique s’est également réuni. Je n’en ai pas obtenu de retour. Il sera intéressant de savoir si, comme la Pologne avait annoncé en avoir l’intention durant la nuit, l’ambassadeur polonais invoquera l’article 4 de l’OTAN, qui demande l’ouverture de discussions lorsque l’intégrité territoriale d’un pays membre est en jeu. Je pense que la Pologne a intérêt à la faire pour initier des discussions, mais les déclarations du président américain sont restées très prudentes.

Wagner est une réalité de plus en plus assumée aujourd’hui par la Russie, qui a intérêt aux déstabilisations de nos actions par ce groupe. Toutefois, le mode d’action de Wagner reste essentiellement la prédation : il se déploie dans des zones où il pourra tirer un bénéfice net de l’exploitation des ressources. Au Mali comme en République centrafricaine, il cherche ainsi, sous couvert d’aide à la sécurisation de zones, à mettre la main sur des ressources minières.

L’Union européenne n’a pas été bonne en communication stratégique jusqu’à présent : elle réagit, mais n’est pas proactive. De nombreux États membres ne citent encore pas le nom de Wagner, préférant parler d’« Affiliated forces to Russia ». J’étais pour ma part « blacklisté » par la Russie dès avant la guerre en Ukraine pour avoir, à chacun de mes déplacements au Mali et en République centrafricaine, parlé de Wagner, et en des termes peu diplomatiques.

Nous sommes maintenant face à un dilemme. En quittant totalement ces zones, nous laissons le champ libre à Wagner. En y restant, nos actions de formation pourraient plus tard être rendues complices d’actions commises sous l’égide de Wagner. Certains États membres considèrent qu’il vaut mieux que les soldats locaux soient entraînés par nous plutôt que par Wagner, afin que leur formation inclue des notions de droit humanitaire. C’est vrai, mais cette question est éminemment politique. Aujourd’hui, nous tendons plutôt à nous éloigner des gouvernements soutenus par Wagner qu’à agir auprès d’eux.

S’agissant de l’articulation entre l’OTAN et l’Union européenne, le traité de Lisbonne situe très clairement la politique de sécurité et de défense commune à l’extérieur des frontières européennes. Une application souple a été obtenue des services juridiques de la Commission concernant l’établissement de la mission d’assistance à l’Ukraine sur le territoire de l’Union européenne, au motif que sa destination était hors de ses frontières. Les 24 États membres qui sont aussi des alliés au sein de l’OTAN le perçoivent donc comme l’outil de leur défense commune.

M. Jean-Charles Larsonneur. Merci, amiral, pour votre alerte publique précoce et votre action résolue contre M. Prigogine et son groupe de « soudards ».

Alors que nous envoyons des chars Leclerc en Roumanie et en Estonie, la question de la mobilité militaire en Europe se pose, nécessitant le développement du rail, des ponts et des routes, etc. jusqu’à La Rochelle et à la pointe bretonne, puisque Brest est un aéroport qualifié par l’OTAN pour recevoir des transports stratégiques américains. Un plan d’action sur la mobilité militaire, dit « 2.0 », a été proposé par la Commission européenne le 10 novembre dernier. Quelles sont vos priorités et celles des États membres à cet égard, puisque vous participez aux conseils des ministres, et aux comités qui les préparent, sur ces sujets de mobilité ?

Enfin, l’état-major de l’Union européenne et/ou la Commission ont-ils été associés à la préparation de Sky Shield ?

M. le président Thomas Gassilloud. À propos de la mobilité militaire, pourrez-vous nous confier votre regard sur le blocage récent des chars Leclerc en Allemagne ?

M. Franck Giletti. Josep Borrel a dit récemment que EUMAM Ukraine n’était pas seulement une mission de formation, mais constituait aussi la preuve que l’Union européenne faisait du soutien à l’Ukraine sa priorité et resterait à ses côtés aussi longtemps que nécessaire. On peut légitimement en conclure que former 15 000 hommes constitue en réalité un objectif minimal, en fonction de l’évolution du conflit.

Comment appréhendez-vous le démarrage de cette mission, et quelles en sont les perspectives selon vous ?

Delphine Lingemann. Le contexte contemporain souligne la nécessité de renforcer notre souveraineté et nos capacités d’action militaire. À cet égard, les dernières interventions militaires ont montré la prépondérance des États-Unis et de l’OTAN dans les orientations stratégiques, cependant que la collaboration franco-allemande connaît de profonds désaccords.

Le collège européen du renseignement a constitué une première étape de renforcement des liens européens en vue d’une coopération européenne efficace. Quelles étapes supplémentaires peut-on envisager ? Cette coopération se traduit-elle concrètement dans les opérations ? Enfin, comment se déroulent les coopérations en matière de renseignement avec nos alliés ?

Yannick Favennec Becot. Le Président de la République, dans sa présentation de la revue nationale stratégique, pointait la semaine dernière « un saut sans précédent dans l’univers hybride », décrivant des conflits qui impliquent désormais des guerres informationnelles et d’influence entre les grandes puissances. Pour poser les fondations de l’image qu’elle souhaite diffuser dans ce monde en compétition permanente, et ainsi « gagner la guerre avant la guerre », la France développe son arsenal d’influence et en a fait un pilier de sa défense. L’état-major et le comité militaire de l’Union européenne ambitionnent-ils également de créer un volet dédié à la stratégie d’influence européenne, et selon quelles orientations le cas échéant ?

Julien Rancoule. La semaine dernière, le Président de la République a présenté à Toulon la nouvelle revue nationale stratégique, censée définir le niveau d’ambition de la France en matière de politique de défense et de sécurité nationale. Cependant, l’Union européenne a également révélé cette année une « boussole stratégique », qui doit constituer une sorte de livre blanc de la défense européenne pour les dix prochaines années. A-t-elle pour but d’influencer la définition de la politique de défense et de sécurité nationale française dans les prochaines années ?

En page 20, on y trouve par exemple écrit, dans la partie « objectifs » : « Nous intégrerons systématiquement la perspective de l’égalité de genre dans toutes les missions civiles et militaires » ; « nous renforcerons notre réseau de conseillers en matière d’égalité de genre dans le cadre de nos missions et opérations ». Amiral, en tant que directeur général de l’état-major de l’Union européenne, vous êtes en charge de la planification stratégique : vous donne-t-on pour objectif d’intégrer la théorie du genre dans les missions de l’état-major de l’Union européenne ? Ne pourrions-nous pas parler plus simplement d’égalité homme-femme, plutôt que de renvoyer à cette théorie du genre très idéologique et controversée ?

Vice-amiral Hervé Bléjean. Le plan d’action sur la mobilité militaire 2.0 répond à deux priorités. Des fonds sont d’abord fournis pour adapter les infrastructures, afin que les ponts par exemple soient en mesure de soutenir des chars Leclerc, Léopard, etc. Le plus difficile et le plus important sera toutefois de réduire les « tracasseries » administratives liées aux franchissements de frontières, notamment avec du matériel dangereux (munitions, etc.). Un précédent commandant suprême des forces de l’OTAN en Europe (SACEUR) avait ainsi déclaré qu’« il est plus facile pour un migrant clandestin de traverser l’Europe que pour un militaire européen avec son équipement ». Même lorsque les infrastructures sont adéquates, des convois peuvent se retrouver bloqués durant deux jours, en raison d’incompatibilités des formulaires utilisés entre les pays voisins.

Il est aussi important de ne pas être « dans le bricolage ». Chacun aujourd’hui cherche une solution pour transporter son convoi et son personnel. Il faudrait aller vers davantage de solutions de l’Union européenne. Par exemple, je ne peux pas être un client du commandement de transport aérien européen, car la Grèce s’y oppose, au motif que la Turquie lui pose des problèmes en matière d’abonnement à une autre facilité de transport logistique. Un centre cohérent de pourvoyeurs de solutions de transport au sein du territoire européen doit donc être mis en place. La Commission a évoqué ce point avec M. Breton hier. Un projet de la coopération structurée permanente existe à ce sujet. Y sont associés les États-Unis, la Norvège, le Canada et, depuis le 11 novembre, le Royaume-Uni. C’est en effet un problème de l’OTAN également, que l’Union européenne peut résoudre. Cependant, la Turquie demande également à participer à ce projet, et ne comprend pas qu’on le lui refuse.

Nous n’avons pas été associés du tout à Sky Shield, qui a délibérément été annoncé au dernier moment.

Le CAT-C a été établi pour EUMAM en Pologne à Zagan, non loin de la frontière allemande, et le ST-C allemand a été établi à Strausberg, à côté de Berlin. Tous deux sont fondés sur des états-majors existants, donc dotés de structures équipées et opérationnelles. Je me rends en Pologne cet après-midi pour matérialiser ma prise de contrôle opérationnel du CAT-C polonais. Une formation de bataillon déjà en cours en Pologne basculera sous le commandement de EUMAM. De même, l’Allemagne commencera ses formations au niveau d’unités constituées à partir du lundi 21 prochain. Comme le Haut représentant s’y était engagé, les premières actions de formation auront donc eu lieu avant la fin du mois de novembre, ce qui permettra aussi de communiquer stratégiquement sur notre efficacité.

La France a demandé à réaliser sur son territoire toute la formation qu’elle délivrera, même s’il faudrait selon moi l’articuler autant que possible aux deux autres centres de formation. Des unités constituées seront formées dans ce cadre, et des formations spécialisées seront également délivrées en soutien médical, en lutte contre les engins explosifs improvisés (en anglais : IED), et en maintenance.

Le mandat de cette mission (comme de la plupart de celles que nous exécutons pour l’Union européenne) est de deux ans. Quelle que soit la durée de la guerre, une reconstruction sera ensuite nécessaire. EUMAM Ukraine constituera à cet égard le socle idéal pour aider les armées ukrainiennes à se reconstruire et à se réorganiser en armée moderne après la guerre : leur modèle initial reste actuellement postsoviétique. L’Ukraine nous le demande, notamment en matière d’automatisation et de numérisation d’un certain nombre de composantes, comme la gestion des ressources humaines.

En matière de renseignement, l’Union européenne ne possède aujourd’hui aucun moyen en propre à l’exception du centre satellitaire établi en Espagne, à Torrejón, qui réalise un travail remarquable d’analyse à partir d’abonnements aux satellites commerciaux. Ce service est ainsi fourni quotidiennement à l’Ukraine (et à la Moldavie, par exemple). Pour enrichir encore cette capacité d’analyse, nous aurions intérêt à ce que les États membres permettent à leurs moyens gouvernementaux d’accéder aux analyses du centre satellitaire. Pour le reste, nous analysons des données (élaborées ou brutes) fournies par les États membres. Une analyse très réussie de la menace et des défis (Threat Analysis) a ainsi servi à préparer la boussole stratégique. Tous les États membres y ont contribué, notamment l’Allemagne et la France, qui est l’un des meilleurs contributeurs au renseignement de l’Union européenne, en quantité comme en qualité. Au sein de l’état-major de l’Union européenne, la direction du renseignement militaire, qui travaille en permanence avec son pendant civil (l’Intelligence Center), est aujourd’hui devenue un partenaire crédible d’échange de renseignements avec différents partenaires, et notamment les Américains. J’ai ainsi accès à une riche base de données américaines classées secrètes, notamment concernant nos territoires d’action en Afrique. Or, nous n’avons pas grand-chose à leur offrir en contrepartie, hormis nos propres analyses.

Un ancien leader de l’OTAN avait dit que la guerre hybride était sous le seuil de la guerre conventionnelle, mais au-dessus du seuil de l’action. Elle est aujourd’hui permanente, dans des domaines attendus comme le cyberespace ou l’espace même, mais aussi dans des domaines plus inattendus, qui sont transformés en « armes hybrides » :

● la migration, la Biélorussie ayant par exemple fait venir par avions charters des migrants notamment de Syrie et d’Irak, pour les lancer ensuite sur les frontières de la Lituanie et de la Pologne ;

● la désinformation, contre laquelle l’Union européenne tarde à se protéger, et doit développer une communication stratégique préventive, plutôt que réactive ;

● le droit international, qui est contesté par des pays comme la Russie, la Chine ou la Turquie, etc. qui considèrent que les relations bilatérales valent davantage que le droit international.

 

À cet égard, les résolutions du Conseil des Nations-Unies sont également utilisées comme des armes. Après un long suspense, une telle résolution a permis à l’opération Althea d’être prolongée d’un an. Il faudra cependant s’habituer à mener des opérations pour défendre nos intérêts stratégiques sans nécessairement qu’une résolution des Nations-Unies les accompagnent, ce qui constitue également une révolution pour l’Allemagne, les pays du Nord, etc.

Cette guerre hybride doit constituer un pilier de la défense européenne, comme elle l’est de la défense française, car elle constitue notre quotidien.

« L’égalité des genres » est le vocabulaire consacré à l’Union européenne pour l’égalité homme-femme : il ne désigne pas la théorie du genre. J’ai d’ailleurs le grand plaisir de vous annoncer qu’un général féminin belge a, ce matin, été élu au poste de directeur logistique de l’état-major de l’Union européenne. Elle est la première officier général du Command Group.

 


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  1. Audition conjointe, ouverte à la presse, de M. Michel Goya, ancien officier des Troupes de marine, chercheur indépendant, de M. Xavier Tytelman, consultant sécurité et défense, et du général (2S) Michel Yakovleff, chef de la majeure « politique de défense » à l’IHEDN, sur les enjeux, à travers l’exemple ukrainien, du renseignement d’origine sources ouvertes (OSINT) et la transparence du champ de bataille (mercredi 23 novembre 2022)

 

La commission de la Défense nationale et des forces armées a auditionné M. Michel Goya, ancien officier des Troupes de marine, chercheur indépendant, de M. Xavier Tytelman, consultant sécurité et défense, et du général (2S) Michel Yakovleff, chef de la majeure « politique de défense » à l’IHEDN, sur les enjeux, à travers l’exemple ukrainien, du renseignement d’origine sources ouvertes (OSINT) et la transparence du champ de bataille.

Les débats sont accessibles sur le portail vidéo du site de l’Assemblée à l’adresse suivante :

https://assnat.fr/PEWk1p


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  1. Audition, ouverte à la presse, de M. Camille Grand, chercheur au Conseil européen des relations internationales, ancien Secrétaire général adjoint de l’OTAN, sur : l’OTAN face au nouveau contexte stratégique induit par l’invasion de l’Ukraine par la Russie (mercredi 23 novembre 2022)

 

 

La commission de la Défense nationale et des forces armées a auditionné M. Camille Grand, chercheur au Conseil européen des relations internationales, ancien Secrétaire général adjoint de l’OTAN, sur : l’OTAN face au nouveau contexte stratégique induit par l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

Les débats sont accessibles sur le portail vidéo du site de l’Assemblée à l’adresse suivante :

https://assnat.fr/PEWk1p


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  1. Audition conjointe, à huis clos, du général de division aérienne Vincent Breton, directeur du centre interarmées de concepts, de doctrines et d’expérimentations (CICDE), accompagné pour l’armée de Terre, du général de division Pierre-Joseph Givre, directeur du Centre de doctrine et de l’enseignement du commandement (CDEC), pour l’armée de l’Air et de l’espace, du lieutenant-colonel Jérémy Gueye, du bureau emploi, chef de division doctrine-RETEX et pour la Marine, du capitaine de vaisseau Guillaume Desgrées du Loû, du bureau des opérations aéronavales, sur les enseignements du conflit ukrainien (mercredi 30 novembre 2022)

 

 

M. le président Thomas Gassilloud. Nous poursuivons notre cycle d’auditions consacrées au retour d’expérience de la guerre en Ukraine, qui nous ont déjà permis d’appréhender les conséquences du conflit sur l’Union européenne et sur l’Otan, d’analyser les enjeux de dissuasion nucléaire et de mieux comprendre la place du renseignement d’origine sources ouvertes (Osint) dans cette guerre.

La diversité des intervenants et des thèmes abordés montre combien cette guerre intégrale, qui mobilise les champs aussi bien cinétiques qu’immatériels, est riche d’enseignements pour nos armées et, plus largement, pour la nation. C’est précisément pour nous éclairer sur les leçons opérationnelles du conflit ukrainien que nous accueillons ce matin cinq officiers responsables à différents titres de la doctrine et du retour d’expérience de nos armées : le général de division aérienne Vincent Breton, directeur du centre interarmées de concepts, doctrines et expérimentations, organisme de l’état-major des armées chargé de la pensée militaire opérationnelle ; le colonel Frédéric Jordan, secrétaire général du centre de doctrine et d’enseignement du commandement de l’armée de terre ; le capitaine de vaisseau Guillaume Desgrées du Loû, chef du bureau des opérations aéronavales ; et, pour l’armée de l’air et de l’espace, le colonel Romain Desjars de Keranrouë, de la cellule stratégie politique de l’état-major.

Messieurs, le maréchal Foch avait coutume de dire que la doctrine militaire est par nature évolutive, en ce qu’elle doit être constituée de « principes fixes, à appliquer de façon variable, suivant les circonstances, à chaque cas qui est toujours particulier ». La guerre en Ukraine constitue-t-elle un changement de circonstances, qui commanderait d’infléchir les principes de notre doctrine, c’est-à-dire la façon dont nous appréhendons et conduisons la guerre ? Au-delà de votre analyse du conflit, quelles leçons opérationnelles en tirez-vous pour nos armées, qu’il s’agisse de leurs capacités ou des conditions d’engagement et d’emploi des forces sur le terrain ? Alors que les forces morales et la résilience de la nation sont au cœur de la résistance ukrainienne, comment intégrer ces dimensions inhérentes à la défense globale au sein de la doctrine militaire ?

Général Vincent Breton, directeur du centre interarmées de concepts, doctrines et expérimentations (CICDE). Le CICDE, installé à l’École militaire, est constitué d’une trentaine d’officiers. Notre devise est : « Penser les guerres d’aujourd’hui, penser les guerres de demain ». Nous avons trois missions principales : la rédaction du corpus documentaire conceptuel et doctrinal des armées françaises, la prospective opérationnelle – nous examinons comment la guerre évolue et dans quelle mesure les ruptures technologiques modifient la façon de la faire – et le retour d’expérience (Retex), à partir de nos engagements opérationnels et des différents conflits à travers le monde.

À ce stade, car la guerre n’est malheureusement pas finie, on peut tirer cinq enseignements majeurs du conflit en Ukraine.

Premièrement, il est très difficile d’avoir une bonne compréhension des intentions de l’adversaire, parce qu’il ne partage pas la même rationalité que nous. Ainsi, de nombreux observateurs avisés considéraient, de manière tout à fait rationnelle, que cette guerre était fort improbable dans la mesure où la Russie ne pouvait pas la gagner et que son coût serait considérable, sur le plan tant humain qu’économique ou politique. Et pourtant, le 24 février, la Russie passait à l’action Elle pensait, à tort à son tour, que l’Ukraine tomberait comme un fruit mûr, elle surestimait la puissance des forces armées russes et de son réseau d’influence en Ukraine, et elle sous-estimait les capacités de résistance ukrainiennes et la réaction des Occidentaux.

Deuxièmement, la guerre de haute intensité fait son retour aux portes de l’Europe. Il s’agit d’une forme de guerre très classique dans l’histoire de l’humanité – un pays envahit son voisin pour s’approprier une partie de son territoire – mais que l’on pensait révolue, car elle est très éloignée de la vision idéalisée d’un ordre mondial définitivement apaisé. Le nombre exact des victimes du conflit en Ukraine, des deux côtés, est extrêmement difficile à évaluer mais je pense que quand nous les connaîtrons, nous serons estomaqués.

Cette guerre marque aussi un retour à la « grammaire nucléaire ». On a vu la Russie agiter à plusieurs reprises la menace nucléaire et l’OTAN, en retour, rappeler qu’elle était aussi une alliance nucléaire. Cela faisait longtemps que ce n’était pas arrivé.

Troisièmement, la guerre reste un affrontement des volontés et des forces morales – c’est un grand classique de l’art de la guerre. La résistance de l’Ukraine est en grande partie due à sa force morale : cela compte au moins autant que la qualité de l’équipement. La cohésion, la mobilisation, la résilience de la nation ukrainienne, qui fait corps derrière ses soldats, jouent un rôle essentiel. Sans le soutien d’une nation unie, on ne peut pas gagner une telle guerre. En face, les forces morales des soldats russes sont très entamées. Ils ne voient pas de sens à cette guerre et il n’y a eu probablement aucune préparation psychologique à un tel conflit. On a fait croire aux soldats qu’il s’agissait d’une opération militaire spéciale, qu’ils seraient accueillis en libérateurs, avec « du pain et du sel », par un peuple soumis au joug d’un pouvoir nazi ; sur le terrain, ce n’est pas tout à fait ça… Et que dire de la force morale de personnes qu’on est allé chercher dans les prisons ou qu’on a enrôlées de force ?

Cela dit, la guerre n’est pas terminée et l’on peut légitimement s’interroger sur l’impact de frappes visant le dispositif énergétique ukrainien sur les forces morales ukrainiennes.

Quatrièmement, il faut de la profondeur stratégique. L’Ukraine la tient du soutien massif des Occidentaux : sans lui, à l’évidence, elle n’aurait pas pu tenir dans la durée. La Russie, elle, dispose de la profondeur stratégique d’un État-continent riche en matières premières et de stocks considérables d’armements et de munitions hérités de la Guerre Froide. Elle a aussi, avant le déclenchement de la guerre, réduit significativement de nombreuses dépendances, notamment dans le domaine alimentaire : elle est passée en quelques années de premier importateur à premier exportateur mondial de céréales. Elle reste néanmoins très dépendante, envers les Occidentaux notamment, en matière de haute technologie, de semi-conducteurs et de capital humain et financier.

Cinquièmement, la bataille de l’information et de la communication est de plus en plus décisive. En la matière, la stratégie ukrainienne est remarquable. Elle a trois cibles : le peuple et les soldats ukrainiens, afin de les galvaniser et d’affermir leur force morale ; l’opinion publique occidentale, de manière à susciter l’empathie et à s’assurer de son soutien ; les Russes, pour démobiliser les soldats. La stratégie de communication russe envers l’Occident est un échec, parce qu’elle est outrancière. Cela étant, elle cherche surtout à semer le doute et à diviser, afin que les livraisons d’armement à destination de l’Ukraine cessent. En revanche, elle produit un effet à l’égard du reste du monde, notamment des pays émergents. Ainsi, à l’ONU, 35 pays se sont abstenus et 5 ont voté contre lors du vote de la résolution pour condamner la Russie juste après l’invasion, 141 pays ayant au total condamné l’agression. On note toutefois depuis quelques semaines une prise de distance de la part des pays jusqu’alors plutôt favorables à la Russie. Il reste que le monde entier ne s’aligne pas sur l’Occident.

Colonel Frédéric Jordan, secrétaire général d’état-major du centre de doctrine et d’enseignement du commandement (CDEC) de l’armée de Terre. Le centre de doctrine et d’enseignement du commandement est le pendant pour l’armée de terre du CICDE. Il produit de la doctrine ainsi que de la réflexion et de la prospective sur les engagements opérationnels pour ce qui concerne le combat aéroterrestre. Il a aussi la responsabilité des quatre écoles de l’enseignement militaire supérieur-terre, à savoir l’École de guerre-terre, l’École d’état-major, implantée à Saumur, l’Enseignement militaire des sciences et techniques, qui forme des officiers à des spécialités particulières, et l’École supérieure des officiers de réserve spécialistes d’état-major. Au début du conflit, nous avons créé, à la demande du chef d’état-major de l’armée de terre, un observatoire de l’Ukraine afin d’alimenter le retour d’expérience, en collaboration avec le CICDE. C’est en tant que responsable de cet observatoire que je prends la parole devant vous, pour vous présenter les huit conclusions d’ordre général auxquelles nous avons abouti.

Première conclusion : la centralité stratégique de la bataille tactique. Dès que les Russes perdent l’initiative sur le plan tactique, ils vont à l’escalade sur le plan stratégique. La campagne aérienne actuelle ou la bataille de Kherson l’illustrent. Il s’agit d’une guerre intégrale et multidimensionnelle, qui associe le cinétique et le non-cinétique à travers quatre dimensions : la 2D, le combat au sol traditionnel ; la 3D, soit tout ce qui touche aux vecteurs aériens, à la défense sol-air, aux drones, à la lutte antidrones ; la 4D, les connectivités et le commandement, qui jouent un rôle majeur en Ukraine ; la 5D, les actions dans le champ immatériel : cyber, guerre électronique, guerre de l’information.

Cette guerre est une guerre des intelligences. D’abord, s’agissant des forces conceptuelles, les Russes ont probablement pensé que les forces armées ukrainiennes de 2022 seraient celles qu’ils avaient rencontrées en 2014. Or les Ukrainiens ont transformé leur armée, leur doctrine et leur manière de faire la guerre. Ils combattent non plus à la russe, mais comme les armées de l’Otan. Ensuite, l’Ukraine dispose d’une supériorité cognitive. Le sentiment national ukrainien soutient les soldats et la nation ukrainienne, et les images utilisées, à destination de la population locale, de la communauté internationale et des forces russes, ont un poids considérable.

C’est aussi une guerre digitale, avec l’emploi de tout le spectre des connectivités, qu’elles soient militaires ou civiles : moyens de transmission, de communication ou de commandement militaire, 5G, moyens privés comme Starlink. La gestion partagée de la donnée est assez extraordinaire du côté ukrainien, grâce à une combinaison de systèmes civils et militaires. Cela permet un ciblage dynamique, notamment pour que les feux d’artillerie soient les plus précis possible, en vue d’un effet maximal sur les vulnérabilités critiques de l’armée russe.

C’est une guerre par le milieu social, surtout du côté ukrainien, pour le contrôle, la conquête et l’assistance des populations et des territoires. La capacité des Ukrainiens à remettre en état leur système de transport et leur système énergétique est remarquable – même si elle est freinée actuellement par la campagne aérienne russe. Idem pour la mobilisation des énergies, notamment à travers le mouvement de résistance nationale lancé par M. Zelensky dès l’été 2021 et officialisé au début de l’année 2022.

On note la centralité des feux dans la manœuvre. La multiplicité des capteurs, des drones, des moyens humains, des satellites, des réseaux sociaux, des différents systèmes de sources ouvertes – tout ce qui compose l’OSINT – permet de faire du ciblage et d’utiliser un large panel d’effecteurs pour accélérer la boucle décisionnelle de ciblage que nous appelons OODA, pour « observation, orientation, décision, action », auxquelles s’ajoute désormais l’explication. La plupart du temps, en effet, lorsque les Ukrainiens procèdent à une frappe, celle-ci est filmée et les images sont utilisées pour alimenter la bataille de l’information. Cette centralité des feux oblige dorénavant une force aéroterrestre à trois choses : être capable de se protéger des menaces venues du ciel : drones, missiles, tirs d’artillerie, etc. ; être capable de battre dans la grande profondeur tactique pour appuyer une force au combat – par exemple à l’aide de lance-roquettes Himars (High Mobility Artillery Rocket System), dont on voit beaucoup les images ; être capable de contre-battre pour gagner la supériorité des feux face à un adversaire qui dispose lui aussi de nombreux effecteurs – on a vu les duels d’artillerie qui se livrent en Ukraine.

La subsidiarité à tous les échelons, l’agilité dans la façon de commander, dans les systèmes de commandement, dans l’autonomie que l’on donne aux unités au sein du panel des effecteurs sont essentielles. On peut en cela opposer l’agilité ukrainienne à la rigidité russe : un certain nombre d’officiers généraux russes ont ainsi dû aller au contact pour donner des ordres à des unités qui ne prenaient aucune initiative ; selon les sources ouvertes, quatorze d’entre eux auraient fait les frais de frappes ciblées.

Nous considérons qu’il faudra disposer demain d’une technologie de masse, c’est-à-dire de high-tech consommable. De même que nous avons tous un smartphone, nous devrons posséder du matériel à la pointe de la technologie mais que l’on pourra remplacer assez facilement : il ne doit pas s’agir de bijoux technologiques disponibles en petite quantité.

Enfin, je soulignerai l’importance des forces morales, surtout vu la difficulté du champ de bataille – neuf mois de guerre dans des conditions épouvantables, des pertes matérielles et humaines importantes. Il faut trouver la capacité de durer face à un adversaire irrédentiste.

Capitaine de vaisseau Guillaume Desgrées du Loû, bureau des opérations navales. Je suis un adjoint de l’amiral Xavier Petit, chargé des opérations pour le compte de l’amiral Vandier, chef d’état-major de la marine.

Les cinq points évoqués par le général Breton trouvent chacun des illustrations et des applications dans le domaine naval.

Pour la marine, le retour d’expérience de la guerre en Ukraine comprend deux volets.

D’abord, cette guerre fait la démonstration de la dimension stratégique du fait maritime. La guerre a des conséquences à l’échelle mondiale, dont la décontinentalisation des flux énergétiques et la transformation de la géopolitique de l’énergie. Elle met en évidence cinq axes d’action pour la marine nationale : la nécessité de se doter en amont des conflits d’une stratégie de points d’appui, de partenariats solides et d’une capacité d’endurance à la mer ; l’obligation de protéger les flux maritimes, ce qui suppose que nous travaillions davantage avec les armateurs et l’ensemble du monde maritime ; le domaine hybride, dont l’importance ne cesse de croître ; l’adaptation de nos équipements, notamment pour tout ce qui concerne les drones, les armes antidrones et les armes à énergie dirigée ; et enfin la préparation opérationnelle et l’entraînement de nos équipages aux conflits de haute intensité : concrètement, il s’agit de poursuivre l’effort engagé avec l’exercice Polaris 21, grâce notamment au volet naval de l’exercice Orion, prévu au début de l’année 2023.

Ensuite et plus directement, nous devons tirer du volet naval du conflit ukrainien, les conclusions les plus opérationnelles pour nous. Certains épisodes ont marqué les esprits : la perte du croiseur Moskva, touché par deux missiles antinavires tirés depuis la côte ; le feuilleton des combats autour de l’île aux Serpents, au large d’Odessa et à proximité de la Roumanie ; les salves de missiles de croisière Kalibr tirées depuis des bâtiments en mer ; les attaques de drones navals ; les attaques contre les bases navales et les navires à quai. Malgré ses pertes, la marine russe conserve son pouvoir de nuisance.

Certains aspects connus de la guerre navale ont été plus particulièrement mis en lumière : la guerre des mines, avec les opérations de minage et de déminage ; le renseignement d’intérêt maritime ; le rôle de l’amphibie, tel qu’il a été utilisé par la marine russe ; les vulnérabilités des chaînes logistiques pour les forces navales ; les questions juridiques liées aux notions de belligérance et de cobelligérance, à la liberté de navigation, aux blocus maritimes.

Enfin, on observe des phénomènes disruptifs, avec des ruses de guerre, le recyclage de matériel – utilisation de missiles antinavires à destination de cibles terrestres, utilisation de mines marines à terre, emploi de drones dans le domaine naval – ou l’explosion du champ informationnel.

Nous en tirons des pistes de travail dans six directions : la projection de puissance à partir d’une force navale, en particulier les tirs de missiles de croisière ; les moyens permettant de mener un combat de haute intensité dans la durée ; la défense maritime du territoire ; l’emploi des drones dans le domaine maritime ; la mise au point de tactiques innovantes, comme le désilhouettage et les manœuvres de déception ; les armes et les leviers du faible au fort ; le champ informationnel.

Ces conclusions sont bien entendu partielles : le processus de recueil et d’analyse se poursuit.

Colonel Romain Desjars de Keranrouë, cellule stratégie politique de l’état-major de l’armée de l’Air et de l’espace. En poste à la cellule stratégie et politique de l’état-major de l’armée de l’air et l’espace, je suis chargé d’agréger les retours d’expérience de la guerre en Ukraine en m’appuyant notamment sur le Centre d’études stratégiques aérospatiales (Cesa). Pour notre part, nous tirons trois grands enseignements du conflit – nous en sommes au stade de l’analyse et ne pouvons guère parler de « leçons ».

Premier enseignement : le fait que la supériorité aérienne soit la grande absente du conflit confirme en creux la doctrine occidentale. Rappelez-vous la première guerre du Golfe : trente-huit jours d’opérations aériennes, cinq jours d’opérations terrestres, puis un cessez-le-feu.

Je cite une analyse interarmées parue fin juin : « Ces mois de guerre incitent à réfléchir sur l’engagement des forces sans supériorité aérienne acquise durablement. Pour la marine, pas d’opération aéromaritime sans supériorité aérienne et sans défense antimissile solide des bâtiments de combat. » Or la supériorité aérienne n’a été acquise ni d’un côté ni de l’autre. Plusieurs éléments peuvent l’expliquer.

D’abord, les forces aériennes russes étaient mal préparées. Les pilotes, peu nombreux, n’étaient pas aux normes de l’Otan ; ils volaient très peu et selon des concepts doctrinaux issus de l’ère soviétique, autrement dit très centralisés et avec un centre de commandement et de contrôle archaïque qui ne leur laissait aucune liberté d’action. Les équipements employés n’ont pas apporté de rupture. Les Russes disposent d’un appareil de cinquième génération, le Soukhoï 57, mais en quantité marginale. D’après leurs concepts d’emploi, les forces aériennes russes étaient considérées comme une armée d’appui. Elles ont été utilisées sans aucune profondeur stratégique – point qui a été progressivement corrigé, j’y reviendrai.

Ensuite, il n’y a pas eu de campagne aérienne initiale. Dans les premiers jours du conflit, une première série de salves de missiles de croisière a été tirée, mais elle s’est rapidement arrêtée. Il n’y a pas eu de persévérance de la campagne dans la durée, qui aurait donné ensuite une liberté de manœuvre dans les autres milieux.

Enfin, sans une qualité minimale, la masse ne garantit pas à elle seule la supériorité aérienne. Le rapport de forces était de dix contre un en faveur des Russes, qui bénéficiaient en outre d’un avantage technologique assez significatif. Pourtant, rien ne s’est passé.

En définitive, si la supériorité aérienne n’a pas été acquise, c’est parce qu’on n’a pas voulu l’acquérir. C’est pourquoi le front s’est figé assez rapidement.

Deuxième enseignement : la puissance aérienne est un outil stratégique à la main du politique. Outre le retour du fait nucléaire, évoqué par le général Breton, plusieurs éléments l’illustrent.

En premier lieu, les Russes recourent à des missiles hypervéloces et pratiquent des raids de l’aviation à long rayon d’action, ceux-ci étant devenus quasi systématiques dans la campagne de bombardements stratégiques que nous observons en ce moment.

En second lieu, la défense sol-air est très présente. Les deux côtés ont hérité de l’ère soviétique une défense sol-air foisonnante, qui formait une muraille difficile à percer. La défense sol-air est essentielle pour protéger les forces et le théâtre d’opérations ainsi que pour donner une liberté de manœuvre.

En troisième lieu, depuis le 8 octobre, les Russes mènent une campagne massive et assez innovante – dans la mesure où ils combinent l’emploi de drones avec celui de missiles de croisière et de missiles balistiques – de bombardements qui visent spécifiquement les centres énergétiques civils ukrainiens. Désormais, il y a une persévérance, puisque ces centres de gravité sont frappés presque chaque jour ou chaque semaine.

Troisième enseignement : il y a une forme d’omniprésence du fait aérien, du sol à l’espace.

D’abord, le renseignement est essentiel pour la « transparence du champ de bataille » – je retiens cette expression d’un colloque organisé par le CDEC. On assiste à une prolifération des drones utilisés comme capteurs. La société Maxar, acteur du NewSpace, a mis de l’imagerie satellite en libre-service. Le partage de renseignement entre l’Ukraine et ses alliés a été multiplié par dix. L’OSINT (open source intelligence) s’est massivement développé : chaque citoyen ou presque est devenu un acteur du renseignement, en publiant des vidéos. Bref le renseignement est omniprésent aujourd’hui, et a été l’un des points faibles de la Russie au début de son intervention.

Ensuite, il y a une résilience spatiale et une complémentarité entre le spatial commercial et le spatial militaire. Je dis « résilience », car les Russes ont agi dans ce domaine. Côté ukrainien, vous connaissez le rôle joué par Starlink.

Enfin, je souligne l’importance du commandement et du contrôle, qui doit avoir la capacité d’agréger l’ensemble des effets. Je pense notamment aux effets électromagnétiques – par exemple le brouillage –, aux effets cyber dans le cyberespace et aux enjeux pour intégrer l’espace informationnel. Citons l’exemple du « fantôme de Kiev », outil de propagande pour l’Ukraine, qui rappelle en France les « As » de la Première Guerre Mondiale. Il est difficile de savoir si les faits sont avérés ou non, mais à coup sûr, cela a marqué les esprits.

J’évoquerai, pour terminer, la préparation opérationnelle. Les forces aériennes russes n’étaient pas préparées, à la différence des forces ukrainiennes qui travaillaient depuis 2014 avec les Occidentaux pour atteindre les standards de l’OTAN. La préparation opérationnelle face à la haute intensité doit être de haut niveau, avec des équipements et un certain degré d’activité. D’où la pertinence de l’exercice ORION, prévu en 2023, et des exercices de type VOLFA pour l’armée de l’air et de l’espace – certains d’entre vous sont venus à la base de Mont-de-Marsan pour la dernière édition.

Bref la supériorité aérienne n’a pas été acquise au début du conflit, d’où le fait que le front se fige régulièrement. L’actuelle campagne russe de bombardements, possible game changer, remet la puissance aérienne au premier plan comme outil stratégique. Et il est effectivement indispensable de se préparer, individuellement et collectivement, à la haute intensité.

M. le président Thomas Gassilloud. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.

Mme Natalia Pouzyreff (RE). Je vous remercie pour ces éléments qui nous aident à mieux comprendre ce conflit, qui fait ressurgir la haute intensité à nos portes. Au nom du groupe Renaissance, je tiens à saluer la mobilisation de l’ensemble de la population ukrainienne ainsi que le courage et l’intelligence des soldats ukrainiens, notamment leur faculté à agréger des systèmes venant de tous horizons, qui ne répondent pas toujours aux mêmes normes et ne sont pas nécessairement interopérables.

Le début de la guerre a été marqué par des bombardements assez intensifs, qui se sont atténués, puis ont repris ces dernières semaines. Pour ces attaques, les Russes utilisent des missiles de tous types et des drones, mais recourent en particulier – peut-être pourrez-vous nous le confirmer – à des bombardements à haute altitude avec des bombes classiques, qui frappent durement les infrastructures civiles ukrainiennes. Si la défense sol-air a été très efficace du côté ukrainien – Jean-Louis Thiériot et moi sommes co-rapporteurs d’une mission flash sur la défense sol-air en France et en Europe et avons déjà mené quelques auditions – plus de 50 % des infrastructures énergétiques du pays ont été détruites. Quels enseignements pouvons-nous tirer à propos de cette menace ?

Faisons un peu de prospective. Il n’est pas exclu que les Russes lancent une offensive au printemps, après avoir mis à profit l’hiver pour reconstituer leurs forces, en particulier la masse, en tirant éventuellement les enseignements de leurs premiers échecs. Quel est votre avis à ce sujet ? Les Ukrainiens disposeront-ils de la masse nécessaire ainsi que de forces entraînées et préparées à repousser une éventuelle offensive ?

Nous sommes preneurs d’éclairages pour la prochaine loi de programmation militaire (LPM). Je retiens notamment qu’il faut chercher à s’équiper avec des systèmes – je pense surtout aux munitions – non plus échantillonnaires, mais que l’on peut se procurer en quantité, ce qui implique que leur coût soit acceptable. Pouvez-vous développer ce point ? Par ailleurs, il y a des enseignements à tirer sur le segment spatial et sur l’OSINT.

Mme Stéphanie Galzy (RN). Plus la guerre en Ukraine dure, plus les images font penser aux guerres précédentes : tranchées, utilisation massive de l’artillerie, importance des hommes, de leur moral et du ravitaillement. Il semble que nous soyons revenus à la guerre telle que nous la connaissions au début du XXe siècle. De la guerre éclair à la guerre d’attrition, le schéma de la guerre de haute intensité se répète. Le ferroviaire reste indispensable pour acheminer les hommes et les matériels de l’arrière vers le front. Cela doit d’ailleurs nous amener à nous interroger sur notre propre maillage ferroviaire, alors que nous avons arraché de très nombreux kilomètres de voies ferrées ces dernières décennies.

Le nombre de soldats tués ou blessés depuis le début de l’invasion russe est évalué à environ 100 000 pour chaque camp, soit plus de 350 pertes quotidiennes pour chaque armée. Selon les estimations, la Russie aurait perdu en sept mois de guerre 40 % de ses chars et blindés d’infanterie, dont des chars lourds et modernes. Est-ce par peur des pertes que les Russes sous-utilisent leurs avions de combat et leurs navires de guerre ?

La guerre en Ukraine nous montre qu’en cas de conflit de haute intensité, il faut être prêt à perdre beaucoup d’hommes et de matériels. Notre pays a fait le choix d’une armée réduite, très bien équipée, mais qui ne supporterait pas une telle attrition humaine et matérielle. D’ailleurs, notre société accepterait-elle autant de morts et de blessés ? Ce n’est pas évident, tant le fossé a été creusé ces dernières années entre les mondes civil et militaire, notamment à cause de la fin du service militaire. Partant de ce postulat, que préconisez-vous pour concilier la volonté de préserver les vies humaines et les matériels avec les pertes qu’implique un conflit de haute intensité ? Est-ce seulement conciliable ?

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). De votre point de vue, Messieurs les officiers, quelles sont les conséquences, pour nos stratégies, de la politique de sanctuarisation agressive menée par la Russie en Ukraine ? L’ensemble des discussions évoquent, à un moment ou à un autre, la possibilité de contourner la dissuasion par le bas. Comment nos armées pourraient-elles désormais répondre à cette situation ? Certains, notamment Jean-Marie Guéhenno, ont appelé à rehausser notre dissuasion conventionnelle pour y faire face tout en restant sous le seuil nucléaire. Quelles leçons tirez-vous à ce sujet ?

On constate l’importance de la logistique, paramètre qui a largement déterminé la déroute de la première offensive russe. Il s’agit pour nous d’un sujet prioritaire. Quels enseignements tirez-vous de la guerre en Ukraine dans ce domaine ?

On n’a pas voulu acquérir la supériorité aérienne, avez-vous dit. Pourtant, tous les états-majors partagent l’idée qu’elle est nécessaire, indépendamment de la culture stratégique de chacun. Pouvez-vous apporter des précisions sur ce point ? Un article du colonel Pappalardo et une note récente du Cesa indiquaient que, désormais, la supériorité aérienne pourrait n’être que locale et temporaire dans un conflit de haute intensité de ce type, du fait des systèmes de déni d’accès et d’interdiction de zone (A2/AD). Qu’en pensez-vous ?

Les missiles hypervéloces ne semblent finalement pas être les game changers que l’on nous avait présentés. Que comprenez-vous de leur doctrine d’emploi ?

On a beaucoup parlé des drones sous-marins ces dernières années, mais ce sont plutôt les drones de surface qui sont opérationnels en ce moment. Quel est l’état de la réflexion sur l’emploi des drones en mer et sur les capacités en la matière pour nos armées ?

Notre commission a déjà évoqué l’OSINT la semaine dernière. Quelles sont les perspectives pour l’organisation de nos armées et la prévention des risques dans ce domaine ?

Mme Nathalie Serre (LR). Dans la revue nationale stratégique (RNS), il n’est plus question d’armée « complète », mais d’armée « cohérente et crédible ». Au regard de ce qui se passe en Ukraine, que cela signifie-t-il pour vous ? Quelle est votre vision à ce sujet ?

Par ailleurs, si on sait que le monde militaire est composé de grands professionnels qui s’adapteront quelles que soient les conditions et les capacités mises à leur disposition, quid de la résilience de la population française ? Quelles actions devons-nous engager à cet égard ? Ce qui est flagrant en Ukraine, c’est la résistance et la force morale de la population.

M. Fabien Lainé (Dem). La présente audition est d’autant plus importante que nous allons bientôt nous doter d’une nouvelle LPM dont l’ambition sera de construire l’armée de 2030, à même de répondre aux nouveaux enjeux militaires et géopolitiques qui agitent le monde. La RNS présentée par Emmanuel Macron le 9 novembre dernier donne des éléments stratégiques que nous devrons prendre en considération pour continuer à agir partout sur le globe – en mer, sur terre, dans l’air, dans l’espace et dans la dimension cyber, qui n’est plus à négliger au regard des nouvelles menaces. Le groupe Démocrate prendra évidemment toute sa part dans la construction de cette LPM.

Nous avons de très nombreuses leçons à tirer de ce conflit. L’une d’entre elles, commune à nos armées, revient très régulièrement : le manque de moyens militaires et humains pour faire face à un conflit de haute intensité.

Cependant, si nous devons retenir un enseignement majeur de ce conflit, c’est sans doute l’incroyable force morale de l’armée ukrainienne et, plus globalement, du peuple ukrainien. Thucydide écrivait : « La force de la cité ne réside ni dans ses remparts, ni dans ses vaisseaux, mais dans le caractère de ses citoyens. » Nous savons que l’essence de cette force morale réside en partie dans l’amour de son pays, des siens, de sa famille, de ses proches ; c’est ce qui fait l’identité d’un peuple et transcende divisions et oppositions pour unir toute une nation dans l’adversité.

Refusant de fuir l’Ukraine alors qu’on annonçait la prise de Kiev en quelques jours, le président Zelensky restera un symbole fort de la résistance à l’envahisseur ; c’est l’étincelle qui a alimenté les flammes de la liberté à travers tout le pays. Par la suite, la reprise de Kherson a inspiré de la fierté, donnant envie aux troupes de poursuivre leur action malgré l’approche de l’hiver.

Que pensez-vous de cette force morale des Ukrainiens, qu’ils soient civils ou militaires ? Pouvons-nous en tirer des enseignements pour notre pays, aussi différents soient chez nous le contexte géopolitique, le processus de construction historique et l’idée même de nation ? Le renforcement des effectifs des réserves opérationnelles, le service national universel ou d’autres dispositifs orientés notamment vers les jeunes peuvent-ils y contribuer ?

M. Yannick Favennec-Bécot (HOR). Après plusieurs décennies d’opérations de maintien de la paix et de lutte contre le terrorisme, la reconfiguration des relations internationales et le retour des États-puissances entraînent une transformation profonde des menaces. La période des guerres irrégulières dans un contexte d’après-guerre froide, où les forces occidentales opéraient sans menace de l’aviation ni de missiles à longue portée, semble s’achever.

L’invasion militaire russe en Ukraine peut représenter un laboratoire de la guerre de haute intensité, marquée par la confrontation directe et multidomaine entre puissances étatiques. Peut-on considérer que nous assistons à une rupture stratégique où les guerres régulières du passé reprendraient le dessus par rapport aux guerres irrégulières ? Une telle rupture est-elle inédite ou peut-elle être comparée à d’autres ruptures dans l’histoire de la guerre ?

Ainsi, on voit peu d’avions dans la guerre en Ukraine ; c’est même une de ses caractéristiques. La raison principale résiderait dans la difficulté à engager des aéronefs de plusieurs dizaines de millions d’euros dans un environnement dense de défense antiaérienne. Quel enseignement peut-on en tirer ? Cette guerre marque-t-elle un tournant dans l’efficacité des différentes composantes d’une confrontation – aviation, artillerie, cyber, communication, économie entre autres ? Comment intégrer pleinement le spatial, notamment le NewSpace, dans notre nécessaire préparation au conflit de haute intensité ?

Général Vincent Breton. Madame Pouzyreff, si l’on compare avec les usages occidentaux, les Russes ont utilisé pendant cette guerre relativement peu de munitions de précision, d’abord parce qu’ils ont puisé dans leurs nombreux stocks issus de la Guerre Froide, peut-être aussi parce qu’il y a une doctrine russe du pilonnage par armement non guidé. Au début de la guerre, le ciblage semblait en outre très défaillant, même pour les munitions de précision. Toutefois, dans l’actuelle campagne qui a débuté en octobre, le ciblage semble précédé d’analyses systémiques beaucoup plus efficaces, et les Russes parviennent à exercer une forte pression sur le dispositif énergétique ukrainien. Ils apprennent sans doute de leurs erreurs.

Les belligérants arriveront-ils à reconstituer de la masse ? Du côté ukrainien, cela dépendra entièrement des livraisons d’armement par les Occidentaux.

Pour les équipements, il y a effectivement une équation complexe à résoudre entre masse et haute technologie. On observe une tendance historique : le coût des matériels militaires, en particulier des avions de combat, progresse de manière exponentielle. D’après la seizième loi d’Augustine – du nom d’un ancien sous-secrétaire à l’US Army dans les années 1970, devenu par la suite président-directeur général de Lockheed Martin – il faudra tout leur budget annuel de la défense aux États-Unis pour financer un seul avion de combat en 2056 ! Toutefois, une autre loi, celle de Moore, laisse penser que les équipements de haute technologie comme les semi-conducteurs deviennent de plus en plus performants alors même que leur coût diminue de façon significative.

Madame Galzy, le ferroviaire joue manifestement un rôle assez important en matière de soutien logistique dans la guerre en Ukraine, mais je ne peux pas vous dire exactement dans quelle proportion. Le ferroviaire est assez fragile : il suffit de frapper les relais électriques ou directement la ligne pour immobiliser le réseau. Reste qu’il permet de transporter un volume de fret beaucoup plus important que la route. Mais, pour donner un ordre de grandeur, s’agissant des céréales qui sortent d’Ukraine, un navire vraquier en achemine autant que quinze trains ou 750 camions.

L’attrition des moyens humains et matériels est considérable. Les chiffres que vous avez donnés correspondent à ceux qui ont été communiqués aux médias au début du mois de novembre par le chef d’état-major des armées américaines.

Notre société accepterait-elle de perdre autant de personnes ? N’oublions pas que cette guerre est vitale pour l’Ukraine : sa survie est en jeu. Il est très difficile de se faire une idée claire de la réalité.

La peur de perdre des avions ou des bateaux peut expliquer leur sous-utilisation. La suprématie navale des Russes est incontestée et ils contrôlent la mer Noire. En revanche, ils ne s’approchent plus des côtes car la défense militaire côtière des Ukrainiens est remarquable. Finalement, les deux forces se neutralisent. Cependant, les Russes sont assez inquiets car, outre la perte du navire Moskva, lourde en symbole, les petits drones maritimes que les Ukrainiens utilisent de plus en plus pour frapper les navires peuvent occasionner de profonds dégâts.

La guerre en Ukraine n’est pas l’alpha et l’oméga de l’engagement des armées françaises dans les prochaines décennies. Le contexte de nos engagements sera sans doute différent, de par notre géographie, notre statut d’État doté de l’arme nucléaire, notre environnement stratégique, nos armées. Aborder un conflit au sein d’une coalition, d’une alliance est radicalement différent – la guerre en Ukraine a d’ailleurs démontré que l’Otan et l’Union européenne étaient au rendez-vous, et que la cohérence de leurs dispositifs prévenait l’extension du conflit aux pays membres. Nous ne serions donc pas seuls, mais, pour autant, cette certitude ne doit pas nous inciter à nous reposer entièrement sur nos alliés pour assurer notre défense.

Monsieur Saintoul, la Russie mène une politique de sanctuarisation agressive avec une forte composante nucléaire. La grammaire nucléaire est de retour. En investissant uniquement dans le nucléaire, on prend toujours le risque d’un contournement par le bas. Comme l’a dit le Président de la République, notre stratégie de défense est un tout cohérent au sein duquel les forces conventionnelles et les forces nucléaires s’épaulent en permanence. Les deux mondes se nourrissent. Prenons l’exemple de l’opération Hamilton, menée en 2018 contre le dispositif d’armement chimique syrien. Ce type d’opération, qui suppose une capacité de projection à longue distance, n’aurait pas été possible si nous n’avions pas disposé de l’arme aéroportée nucléaire. Le nucléaire tire vers le haut notre modèle d’armée.

La logistique est essentielle. Les Ukrainiens ont réussi en quelque sorte à dupliquer le modèle d’Amazon dans le domaine du soutien logistique, avec un système très impressionnant : un commandement de théâtre ou les petites unités peuvent commander ce dont elles ont besoin par l’intermédiaire d’une petite application, et le reçoivent dans les jours qui suivent. Nous avons beaucoup à apprendre des Ukrainiens en la matière.

S’agissant de la supériorité aérienne, les Russes n’ont pas cherché à conduire, comme les Occidentaux, une vaste campagne aérienne en amont de la guerre. Sans doute cela vient-il du fait que leur renseignement était biaisé, à tous les niveaux – stratégique, opératif, tactique – pour satisfaire des ambitions politiques : les leaders sont aveuglés, tout le monde ment et la vérité ne remonte pas aux chefs. D’une certaine manière, le mensonge est systémique. Les Russes étaient donc persuadés qu’en montrant les muscles, en attaquant de tous côtés, ils provoqueraient un choc de sidération et que l’Ukraine tomberait comme un fruit mûr. Il n’en a pas été ainsi.

J’en viens au renseignement de sources ouvertes, dont l’importance est cruciale. Les informations publiées sur les réseaux sociaux, en particulier les photos prises par les citoyens ou les soldats, nous apprennent beaucoup.

La revue nationale stratégique, mais aussi le chef d’état-major des armées, lors de la présentation de sa vision stratégique, ont considéré qu’il fallait se fixer comme objectif de disposer d’un modèle d’armée crédible, cohérent, équilibré. L’empilement de capacités échantillonnaires ne fait pas une force opérationnelle cohérente. La conflictualité pourrait être comparée à une grande toile qui s’étendrait en permanence, à mesure que les activités humaines gagnent de nouveaux domaines. Au départ, les hommes se battaient sur terre. Ils ont découvert les bateaux et ont commencé à se battre en mer. Puis ils ont commencé à se battre dans les airs, et maintenant dans l’espace ainsi que dans le monde numérique et informationnel – même si la bataille informationnelle a toujours existé via ce qu’on appelait la propagande.

S’agissant des forces morales, il y a sans doute à s’inspirer du modèle de résilience ukrainien, qui est remarquable, mais aussi des modèles scandinaves, suédois ou finlandais, car ils permettent à chaque citoyen de s’impliquer. Ces modèles sont porteurs d’externalités positives pour la cohésion nationale. Ils créent une conscience commune des risques, ce qui valorise l’engagement citoyen et les solidarités collectives. Ces pays diffèrent du nôtre par leur physionomie et leur histoire : nous ne pourrons pas reproduire ces schémas à l’identique mais nous pourrions nous en inspirer en les adaptant à nos spécificités.

Nous pourrions ainsi renforcer la réserve. Un groupe de travail, auquel des parlementaires ont participé, s’est penché sur le sujet en vue de la loi de programmation militaire 2024-2030. La réserve représente un excellent trait d’union entre les armées et la société civile mais aussi un appoint sérieux pour certaines spécialités en tension dans lesquelles nous avons du mal à recruter – je pense notamment aux experts du numérique ou du cyber.

D’autre part, les armées doivent contribuer au renforcement de la cohésion nationale. Elles font vivre de nombreux dispositifs de très grande qualité tournés vers la jeunesse. La base aérienne d’Évreux, que j’ai commandée, accueillait ainsi chaque année une soixantaine de cadets de la défense, un mercredi après-midi sur deux – des jeunes de classe de troisième encadrés par des réservistes et des professeurs de l’éducation nationale. Cela faisait chaud au cœur de voir ces adolescents s’investir et gagner en maturité. Le corps enseignant, les proviseurs, les parents d’élèves étaient conquis. Les résultats scolaires et le comportement s’amélioraient. Les armées proposent de nombreux dispositifs aussi intéressants.

Monsieur Favennec-Bécot, nous observions depuis quelques années une forme de désinhibition de nos compétiteurs. La Russie était déjà passée à l’acte en 2014. Je pense que, plus que d’une rupture stratégique, il s’agit d’un processus qui avait commencé il y a une dizaine d’années. L’un des enjeux essentiels des combats de demain sera l’orchestration des effets dans les différents milieux et champs de conflictualité – j’évoquais tout à l’heure cette toile de la conflictualité qui s’étend en permanence. Nous devrons répondre à l’une des exigences de l’art de la guerre : créer une supériorité au moins ponctuelle, sidérer l’adversaire, miner sa volonté, ouvrir des fenêtres temporelles de supériorité en orchestrant les effets dans tous les domaines et les milieux pour qu’une vague gigantesque déferle sur lui. Nous n’avons pas attendu cette guerre pour y réfléchir. C’est pourquoi nous préparons les forces aux opérations interarmées, à la coordination des feux, jusque dans le monde cyber ou spatial.

Colonel Frédéric Jordan. S’agissant de la rupture stratégique, nous traversons une période qui ressemble à la fin du XIXe siècle, durant laquelle les forces françaises se sont trouvées engagées dans des missions expéditionnaires, au Mexique ou en Italie par exemple, sans que notre pays prenne conscience de la montée des menaces qui ont abouti à la guerre de 1870 et à la première guerre mondiale. Nous n’avions pas su tirer les enseignements du conflit qui a opposé la Russie au Japon entre 1904 et 1905 : le recours aux mitrailleuses et à l’artillerie, la guerre des tranchées, un commandement résilient et agile avaient permis à l’armée japonaise, qui venait tout juste de se professionnaliser mais était préparée et bien équipée, de prendre l’avantage sur une armée russe de masse.

L’engagement majeur est une hypothèse à prendre au sérieux, mais il y aura encore aussi des crises à gérer. Plus que la nature de la guerre, c’est l’échelle qui a changé. En poste au centre de planification et de conduite des opérations, j’ai commandé la task force Wagram au sein de l’opération Chammal. Les combats que nous avons vécus au Moyen-Orient sont de la même nature que ceux qui se déroulent en Ukraine. Nos camarades Irakiens ont ainsi perdu 5 000 hommes pour conquérir Mossoul. Les combats étaient violents, les tirs d’artillerie et les bombardements incessants. C’était aussi une guerre de tranchées. Daech se servait de roquettes et de drones, parfois armés.

En revanche la guerre a changé d’échelle et nous aurons besoin de forces capables de se défendre, de battre et de contre-battre très rapidement pour prendre l’initiative et créer la décision chez l’adversaire. Il est important de disposer des capteurs, des effecteurs et de la chaîne de décision qui nous permettront d’agir très vite.

Concernant la logistique et les stocks, l’armée russe souffrait d’un dispositif défaillant. Les réserves étaient stockées trop loin des combats, les camions manquaient. Ils ne disposaient pas de palettes, ce qui les obligeait à décharger et recharger les véhicules manuellement. En revanche, ils utilisent les réseaux ferroviaires depuis la guerre de 1904 contre le Japon – ils avaient réussi l’exploit de construire une ligne de chemin de fer sur le lac Baïkal gelé – et ce réseau très dense leur a permis d’évacuer 20 000 hommes du nord de Kiev en seulement dix jours, ce qui est impressionnant. Tout comme en 1942-1943 lorsqu’il s’agissait de reprendre l’Ukraine aux Allemands, la Russie a lancé ses attaques en suivant une ligne parallèle aux lignes de chemin de fer. La ville de Lyman, pour ne citer que cet exemple, est un nœud ferroviaire majeur.

Nous recourons déjà à l’OSINT au CDEC dans le cadre de l’Observatoire des conflits futurs et allons développer cela encore plus.

Pour ce qui est de nos forces morales, les classes de défense et la réserve citoyenne témoignent de l’envie de la population de contribuer à l’effort. Beaucoup de jeunes veulent s’engager dans nos services et y effectuer des stages. L’armée informatique d’Ukraine a recruté des jeunes geeks pour mener la cyberguerre. Les réservistes de demain ne renforceront pas seulement nos unités classiques mais aussi celles qui œuvrent dans toute la toile qu’évoquait le général Breton, le milieu cyber, informationnel, électronique, le suivi et la transparence du champ de bataille, l’OSINT, le spatial.

Ces jeunes seront sans doute capables, comme l’ont fait les Ukrainiens, de brancher des unités sur les caméras de surveillance des villes et des autoroutes pour suivre le déploiement des Russes, ou de créer des applications pour smartphone, comme l’appli Diya, qui servait avant la guerre à dénoncer les incivilités et qui permet maintenant aux Ukrainiens d’informer leurs compatriotes de l’avancée des colonnes russes. L’Ukraine a également lancé une application pour signaler les drones ou les missiles balistiques.

Pour finir avec les forces morales, le plus important me semble être de donner du sens. L’armée de terre y veille tout particulièrement. Nous devons par exemple réfléchir à la définition que nous donnons de la victoire.

Capitaine de vaisseau Guillaume Desgrées du Loû. Pour ce qui est de la marine, il est clair que nous devons porter un regard global plutôt que régional sur la guerre en Ukraine. Plusieurs zones de friction existent entre la marine française et la marine russe. Nous devons observer la marine russe sur toutes les mers du globe et pas seulement dans la zone du conflit ukrainien, où nous ne pouvons plus pénétrer puisque nous n’avons plus accès à la mer Noire.

La marine russe compte différentes flottes. Elle a eu peu de pertes. Actuellement les bâtiments russes retournent dans leur port base après avoir été actifs dans les différents théâtres d’opération, y compris en Méditerranée orientale. Après avoir passé plusieurs mois en mer, les navires doivent être rénovés. La marine russe profite de l’hiver pour cette période de régénération, d’autant que le temps est mauvais. Ils pourront repartir du port base ensuite, une fois les équipages reposés. La marine française a répondu pour une part à ce problème par l’acquisition de bâtiments modernes à double équipage, qui peuvent rester plus longtemps en mer.

La marine russe a essayé de s’emparer de l’île aux Serpents, d’empêcher le passage des cargos céréaliers et d’imposer un blocus. Ils ont finalement dû y renoncer mais les convois ont été bloqués durant plusieurs mois. La perte du Moskva, touché par deux missiles tirés depuis la terre, est un nouveau revers pour la marine russe qui voit peser sur ses bâtiments une menace permanente en mer Noire. Les Ukrainiens utilisent des drones suicides contre la flotte russe et ont largement communiqué autour de leurs capacités à repousser les moyens russes. Ils ont réussi à dégager le golfe d’Odessa.

Ces expériences accréditent et renforcent les analyses de l’amiral Pierre Vandier dans le plan stratégique Mercator 2021, qui reprend et accélère le plan de l’amiral Christophe Prazuck. Il s’appuie sur trois piliers : une marine de combat, une marine en pointe et une marine des talents. Les enjeux sont notamment de renforcer la préparation opérationnelle dans la perspective de la haute intensité, d’accélérer la prise en compte des innovations, notamment les drones, et d’affermir la force morale des équipages. Ce dernier point est directement intégré à la préparation opérationnelle : nous avons ainsi le souci, et c’était un objectif de l’exercice Polaris 21, de renforcer le réalisme des exercices. Sur ces différents points, nous n’avons pas attendu la guerre en Ukraine pour travailler.

Colonel Romain Desjars de Keranrouë. Clausewitz disait que « La guerre est un caméléon ». Comme mon camarade de l’armée de terre, je ne suis pas certain qu’elle ait changé de nature. En revanche, elle a peut-être changé d’échelle, ce qui doit nous conduire à réinventer nos modes d’action.

L’absence d’engagements aériens a été plusieurs fois évoquée. L’armée de l’air ukrainienne a perdu 50 % de ses avions, pour l’essentiel au sol – comme c’est toujours le cas. On perd très peu d’avions pendant des engagements aériens : ils sont majoritairement détruits au sol, du fait d’attaques des bases par des missiles de croisière ou des drones par exemple.

Les Russes n’ont pas recherché la supériorité aérienne car cela ne correspond pas à leur doctrine. Pour eux, l’armée de l’air a une mission d’appui des forces terrestres. Les armées de l’air occidentales sont des armées à part entière, qui ne sont pas subordonnées à une autre. Chez eux, c’est un général de l’armée de terre qui a été nommé à la tête des forces aérospatiales russes en 2017. Il faut comprendre que les armées de l’air occidentales sortent de plus de cinquante années non pas de supériorité, mais de suprématie aérienne. Il n’y avait personne en face ! En Ukraine, deux armées de l’air s’affrontent, même si elles ne sont pas de la même taille ; des engagements aériens ont eu lieu et cela continue. Dans une telle situation, il faut s’attacher à créer ce que le chef d’état-major des armées appelle des fenêtres locales et temporaires, qui permettent, par une concentration des moyens – on retrouve les grands principes de Foch – de casser la volonté de l’adversaire et de s’engouffrer dans la brèche. Nous sommes désormais dans un monde où la supériorité aérienne devra être conquise et où tout ce qui ne sera pas protégé sera contesté.

Prise isolément, une défense sol-air, quelles que soient ses capacités, ne peut pas faire grand-chose. Elle doit être combinée avec l’aviation. Or l’aviation ukrainienne n’est malheureusement plus en mesure de contrer les bombardiers russes qui opèrent à très longue distance. Et ces moyens aériens doivent encore être combinés avec d’autres, dans les domaines cyber, électromagnétique et de l’information par exemple. Tout cela s’associe dans un système de commandement et de contrôle (C2) centralisé, afin d’obtenir un système de combat connecté, redondant et résilient.

En ce qui concerne les forces morales, il faudra s’inspirer de l’exemple donné par les aviateurs ukrainiens. Ils ont fait preuve d’agilité, en changeant régulièrement de terrain, ils ont appliqué le principe de subsidiarité, en faisant confiance à leurs subordonnés, et ils ont développé l’innovation, avec par exemple l’emploi du drone TB2 et l’intégration en trois semaines du missile antiradar AGM-88 américain sur des MIG-29.

La capacité à innover avait également joué un très grand rôle au cours de la première guerre mondiale ainsi que lors de la deuxième.

M. le président Thomas Gassilloud. Nous en venons aux questions des députés.

M. Laurent Jacobelli (RN). On voit circuler de plus en plus de vidéos où des drones commerciaux lancent des grenades ou attaquent directement les troupes ukrainiennes. Nous développons et achetons des drones très sophistiqués, comme l’Eurodrone ou les Reaper américains. Envisageons-nous d’acquérir des drones peu coûteux en complément ? Très agiles, ils permettent aux Russes, bien qu’ils soient plutôt désorganisés, de harceler efficacement l’adversaire.

Mme Sabine Thillaye (Dem). La Boussole stratégique européenne a été approuvée au moment où la guerre a commencé en Ukraine. Je suppose qu’une mise à jour est en cours, notamment en ce qui concerne la définition des menaces. Comment votre travail sur notre propre doctrine s’articule-t-il avec la Boussole, ainsi qu’avec le concept stratégique de l’Otan ?

M. Jean-Louis Thiériot (LR). Depuis le 8 octobre, des frappes stratégiques visent les infrastructures. Cela rappelle la doctrine du général Douhet, mais on sait que cela a rarement marché. Les infrastructures allemandes étaient ravagées en 1944-1945, ce qui n’a pas empêché l’armée de continuer à combattre. En dehors des conséquences potentielles de ces frappes sur le moral du peuple ukrainien – lequel résiste fortement – quels peuvent selon vous être leurs effets militaires ?

Ces frappes signifient-elles que la Russie a partiellement changé de doctrine pour en venir à une campagne aérienne ? Compte tenu de ses stocks de munitions, est-elle en mesure de frapper suffisamment les défenses aériennes ukrainiennes pour acquérir la supériorité dans ce domaine ?

Les enseignements dans le domaine terrestre sont également importants dans la réflexion pour le « succès des armes de la France », pour reprendre le titre du livre du colonel Jordan. Pensez-vous que les chars lourds soient obsolètes ? Ou bien est-ce l’utilisation qu’en font les Russes qui pose problème – on pense à cette colonne de chars immobilisés sur 50 kilomètres ? Le segment lourd a-t-il encore un avenir, moyennant des investissements dans de nouvelles techniques comme les systèmes de protection active ?

M. Christophe Blanchet (Dem). Mon général, parmi les cinq scénarios que vous avez décrits, j’en retiens trois : l’enlisement, l’effondrement subi et la crise périphérique. Vous n’avez pas évoqué une arme, l’hiver, dont l’importance a été grande lors de la campagne de Russie et de l’opération Barbarossa.

Quelles seront les conséquences sur la résilience ukrainienne des attaques visant les infrastructures d’énergie lorsque les températures seront extrêmement basses ? La Russie ne recherche-t-elle pas l’enlisement en procédant à ces frappes ? Comment évaluez-vous cette menace ? Que pouvons-nous faire pour accompagner le peuple ukrainien, afin que cela ne lui fasse pas perdre la guerre ?

M. le président Thomas Gassilloud. On peut se demander si la Russie regrette de ne pas avoir commencé par là. Que se passerait-il dans l’hypothèse où, dans le cadre d’une stratégie de sanctuarisation agressive, un État conduirait une campagne contre les infrastructures d’un autre sans pour autant s’engager dans une campagne au sol ?

Et, comme l’a demandé M. Favennec-Bécot, comment intégrer le spatial dans la préparation à un conflit de haute intensité ?

Général Vincent Breton. Les Ukrainiens n’ont aucune capacité nationale en matière spatiale, mais ils bénéficient pleinement du potentiel occidental dans ce domaine, y compris civil. S’agissant de l’observation, ils font largement usage de l’imagerie privée et bénéficient d’un soutien massif du renseignement militaire occidental. Cela contribue à la transparence du champ de bataille. S’agissant des communications, et donc de la transmission des ordres en matière de ciblage, ils utilisent beaucoup internet, y compris l’internet spatial, grâce notamment à la constellation Starlink.

Les Russes auraient peut-être la capacité de neutraliser certains satellites occidentaux, tant civils que militaires, mais ils ne l’ont pas fait, en raison du risque d’escalade. L’espace joue un rôle fondamental dans cette guerre, mais il n’est pas un théâtre d’opérations. En revanche, des cyberattaques russes visant des opérateurs privés de télécommunications ont tout de même perturbé les réseaux au début de la guerre, et les Russes brouillent massivement le signal GPS, ce qui affecte aussi leurs propres capacités de géolocalisation.

Les armées françaises ont déjà acheté beaucoup de drones commerciaux, Monsieur Jacobelli. Les forces spéciales ont été les premières à le faire, suivies par l’ensemble des forces. Nous avons par exemple des drones du français Parrot, qui fournit également l’armée américaine. Nous avons donc pris ce virage, mais nous nous interdisons de bricoler des drones pour leur faire emporter des charges explosives – ce que Daech avait déjà fait et qui avait occasionné des pertes au sein de notre coalition, en Syrie et en Irak.

Madame Thillaye, nous avons rédigé une fiche complète sur le retour d’expérience de la guerre en Ukraine et l’avons communiquée tant à l’Otan qu’à l’Union européenne. Nos partenaires ont été ravis car la France a été la première à le faire. Cela pourra continuer de nourrir les réflexions sur la Boussole stratégique, qui devrait être mise à jour après ces huit premiers mois de guerre.

Monsieur Blanchet, l’hiver n’est pas forcément un problème d’un point de vue tactique. On se déplace beaucoup plus facilement sur le gel que dans la boue de la raspoutitsa en avril et en mai, notamment avec des blindés. Les soldats sont assez insensibles aux problèmes d’alimentation électrique. Il n’en est pas de même des civils.

Colonel Frédéric Jordan. L’armée de terre utilise près de 2 000 drones. Cela va des drones tactiques, comme le Patroller, aux mini-drones, comme le système de mini-drones de reconnaissance, et même jusqu’aux micro-drones Anafi. Nous nous équipons au maximum pour pouvoir « aller voir derrière la colline ». Nous nous interdisons de les bricoler, mais il n’est en revanche pas exclu d’armer le Patroller.

Les images d’attaques de drones que vous évoquez avaient déjà été observées au Haut-Karabagh ou face à Daech. Nous travaillons beaucoup sur les parades à cette sorte d’épée de Damoclès. Cela passe par une lutte anti-aérienne toutes armes rénovée, qui repose sur le camouflage, des déplacements constants, le guet et l’utilisation de fusils brouilleurs. Nous avons développé le système ARLAD (adaptation réactive pour la lutte anti-drones), qui associe un système de détection et un tourelleau téléopéré montés sur un véhicule de l’avant blindé, qui a été déployé au Sahel.

Des officiers de liaison de nos partenaires et alliés sont intégrés au sein du CDEC et nous échangeons beaucoup avec eux. Le général Givre, directeur du CDEC, a rencontré son homologue allemand il y a quinze jours. Nous avons reçu une délégation néerlandaise, qui a posé beaucoup de questions. Nous avons aussi discuté avec nos camarades espagnols et italiens, et sommes arrivés à peu près aux mêmes conclusions. Nous essayons d’échanger au maximum.

Certaines frappes qualifiées de stratégiques relèvent plutôt des frappes dans la grande profondeur tactique, qu’elles soient russes ou ukrainiennes. Les Ukrainiens, notamment avec des lance-roquettes Himars, visent les dépôts de munitions et les centres de commandement russes afin de réduire l’effet de l’artillerie sur le front. Quant aux frappes russes, elles ont pour objectif de limiter les bascules d’effort de l’armée ukrainienne. Cette dernière en effet, si elle compte 700 000 hommes, ne dispose pas d’équipements en quantité suffisante pour tous les équiper lors des offensives et elle est contrainte de procéder à des transports de matériel entre secteurs du front.

Non, le char n’est pas mort, mais il faut bien l’utiliser. Il est très vulnérable à l’arrêt – par exemple s’il est à cours de carburant – ou s’il n’est pas accompagné de son rideau d’infanterie – nous avons tous vu les chars russes entrer dans des villes et tomber dans des embuscades. Sa force, c’est d’être très mobile et de permettre de concentrer les efforts au bon endroit pour rompre le front. Après avoir mené une défense élastique au début du conflit, les Ukrainiens ont organisé des contre-attaques en septembre avec d’importantes unités blindées et mécanisées, dont la taille allait jusqu’à la brigade. En concentrant leurs feux, avec un rapport parfois de sept contre un, ils ont pu percer le dispositif russe, du côté de Lyman notamment, et en profiter dans la profondeur Le char reste donc un atout, à condition d’être utilisé dans le cadre d’un combat interarmes bien mené. Cela suppose une logistique efficace, en particulier une logistique de l’avant, avec des équipes légères et des véhicules capables de tracter les matériels en panne ou endommagés pour les réparer très vite, au plus près de la ligne de front. Les Russes ont abandonné beaucoup de blindés, parfois à la suite de mouvements de panique, mais aussi faute d’une logistique adaptée.

Quant à la question de l’hiver, sur le plan tactique, le gel va effectivement permettre à l’un ou l’autre des belligérants de relancer des actions et de tenter la rupture. En revanche, il est très difficile d’anticiper les réactions de la population face aux pénuries d’énergie. Mais l’histoire montre que les gens continuent de combattre y compris dans le dénuement le plus total. La famine sévit au Yémen depuis des années, et pourtant la guerre s’y poursuit.

Colonel Romain Desjars de Keranrouë. Pour répondre à une question précédente, quelques frappes ont été réalisées par les Russes avec des missiles dits hypervéloces. Du point de vue technique, nous restons dubitatifs sur le caractère véritablement hypervéloce de ces engins, au-delà de l’effet d’annonce. C’est la première fois que c’est observé et il est difficile d’en tirer des conclusions définitives.

L’armée de l’air et de l’espace utilise environ 500 petits drones commerciaux et continue de monter en puissance dans ce domaine. Que ces engins soient armés ou non, il est essentiel qu’ils s’intègrent dans une structure de commandement et de contrôle. En effet, c’est en coordonnant l’action de ces engins qu’on peut véritablement obtenir un effet militaire. Une utilisation isolée n’aboutit à rien. L’unité ukrainienne Aerorozvidka, qui met en œuvre des drones portant des munitions et se déplace de nuit avec des quads, ne serait pas efficace si elle ne s’adossait pas aux moyens de renseignement qui permettent d’aiguiller les équipes. En tant que pilote de Reaper, je vous garantis que l’orientation et le renseignement recueilli en amont sont cruciaux.

Le domaine spatial est pleinement intégré dans les opérations des armées françaises, au sein du centre de planification et de conduite des opérations. Les horaires de l’opération Hamilton avaient ainsi été déterminés en fonction de ceux du passage de satellites, afin de disposer de renseignements récents en amont et de pouvoir évaluer de manière sûre l’efficacité du bombardement.

Le risque de produire des débris conduit à une forme de neutralisation mutuelle dans l’espace, même si la menace russe y est réelle : en détruisant un satellite de l’adversaire, on risque de détruire aussi les siens. Par ailleurs, la multiplication des acteurs civils conduit à une forme de redondance, et donc de résilience. Il est difficile de détruire un réseau de communication qui repose sur une constellation comme Starlink, constituée par de très nombreux petits satellites. L’importance des services spatiaux est sans doute une des leçons majeures du conflit en cours.

S’agissant des frappes stratégiques, on touche aux limites de l’analyse. Le général Sourovikine est à l’origine de cette nouvelle campagne. Il est connu pour sa propension à raser des villes et s’inscrit donc dans une stratégie douhétienne. Ce n’est pas le cas de la stratégie aérienne occidentale, qui vise à produire des effets par une analyse systémique des centres de gravité adverses. Les Russes apprennent de leurs erreurs. Ont-ils pour autant changé de doctrine ? Je n’en suis pas certain. Ils persévèrent dans une campagne stratégique dont ils espèrent qu’elle aura des effets. Mais il est douteux que cela corresponde aux standards occidentaux d’une campagne de frappes aériennes.

L’école douhétienne n’a jamais permis d’obtenir un changement stratégique et la résilience ukrainienne est forte. En revanche, on peut poser la question de celle de l’Occident, tant en ce qui concerne les livraisons de matériel que face aux coûts de l’énergie dans les mois à venir. La campagne de frappes sur les infrastructures ukrainiennes peut aussi atteindre la capacité de résilience des Occidentaux, par un « effet boomerang ». La question reste ouverte.

En ce qui concerne les stocks, je rappelle qu’en février, lors de la première campagne, alors que 400 missiles environ avaient été tirés, tout le monde considérait que Poutine avait épuisé ses stocks ; sauf qu’au mois d’octobre, une nouvelle campagne a débuté. Compte tenu de la profondeur géographique de la Russie et de sa capacité à produire des armements, même basiques, je ne parierais pas sur l’épuisement des stocks stratégiques russes.

M. le président Thomas Gassilloud. Mon général, Messieurs les officiers, je vous remercie. Au-delà de votre retour d’expérience sur l’Ukraine, cette audition nous éclaire sur le rôle de vos organisations, qu’il s’agisse du CICDE ou de sa déclinaison dans chacune des armées.


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  1. Audition, à huis clos, de M. Emmanuel Chiva, délégué général pour l’armement, sur le retour d’expérience capacitaire de l’Ukraine (mercredi 30 novembre 2022)

 

M. le président Thomas Gassilloud. Nous continuons nos travaux sur les enseignements de la guerre en Ukraine en accueillant M. Emmanuel Chiva, délégué général pour l’armement, qui nous rend déjà visite pour la deuxième fois depuis sa prise de fonctions.

Bien qu’il ne soit jamais évident de tirer les leçons d’un conflit en cours, nous souhaitons avoir votre éclairage, Monsieur le délégué général, sur plusieurs points. S’agissant de la qualité des matériels, de l’utilité des systèmes d’armes et des faiblesses observées en Ukraine, en quoi les combats en cours poussent-ils à innover ? Le conflit actuel se caractérise aussi par une forte attrition et une grande quantité de matériels engagés. Comment la direction générale de l’armement (DGA) envisage-t-elle, dans ce nouveau contexte, l’évolution de nos capacités ? Enfin, pour gagner de la masse et de l’épaisseur et pour être toujours tiré en avant par l’innovation, il faut arriver à embarquer nos industriels, qui doivent produire plus, mieux, plus vite et à des prix raisonnables – c’est tout l’enjeu de l’économie de guerre. Quelles sont les pistes en la matière ?

M. Emmanuel Chiva, délégué général pour l’armement. C’est un plaisir pour moi de venir pour la deuxième fois en tant que délégué général pour l’armement devant votre commission.

Il faut effectivement prendre certaines précautions afin d’éviter des conclusions hâtives, mais certaines observations peuvent déjà être faites. Le retour d’expérience (retex) que je vous présenterai concerne uniquement les questions propres à la DGA, à savoir les enjeux capacitaires et les leçons à tirer sur le plan de l’équipement et de la politique industrielle de défense. Le retour d’expérience sur le plan opérationnel ne relève pas de la DGA, même si nous échangeons beaucoup sur cette question avec les forces. Par ailleurs, je peux tout de suite vous dire que la qualité des matériels livrés par la France est unanimement saluée.

Le conflit en cours est finalement assez classique. Il nous apporte des confirmations quant aux équipements que nous avions déjà identifiés comme des facteurs de supériorité opérationnelle. Il y a tout de même eu quelques surprises : on s’attendait à voir un peu plus de ce matériel russe hautement sophistiqué dont on nous avait vanté pendant des années les capacités redoutables. Je pense en particulier au char T-14 Armata, que l’on n’a pas encore vu, à ma connaissance, sur le théâtre d’opérations.

 

La guerre en Ukraine est marquée par une combinaison d’armements assez classiques et de démarches ou d’outils plus innovants, comme la désinformation et les attaques cyber, qui viennent en coordination ou en soutien des actions cinétiques sur le terrain. Certains équipements militaires se distinguent, sans que cela constitue pour autant des surprises.

Tout d’abord, les drones jouent un rôle majeur, comme dans d’autres conflits que nous observons depuis des années, ce qui a d’ailleurs conduit à une accélération de l’équipement et de l’entraînement des forces françaises en la matière. En Ukraine, les minidrones et les microdrones servent d’œil déporté, d’outil en matière de renseignement, d’alerte, d’observation, d’orientation du commandement et de conduite des feux, en combinaison avec des manœuvres qui constituent davantage une surprise – mais j’imagine que l’état-major des armées vous a éclairés sur ce sujet. Les drones tactiques armés jouent aussi un rôle important, notamment ceux utilisés sous forme de munitions rôdeuses, les Shahed iraniens et les Switchblade. C’est le premier conflit au cours duquel on observe un usage aussi important de ces munitions rôdeuses, téléopérées, qui ont l’avantage de ne pas coûter très cher mais ne sont pas d’une grande précision.

Par ailleurs, on voit bien l’importance de la défense sol-air, dont le caractère multicouches permet d’assurer une protection performante des points les plus sensibles et de créer une incertitude permanente pour l’adversaire, au plus près de ses forces, ce qui rend fortement risqué et complexe l’emploi de ses moyens, grâce à une combinaison entre des solutions de défense sol-air statiques et d’autres qui sont mobiles. Les capacités de frappe sol-sol, dans la profondeur, sont largement utilisées. Tout cela nous incite à entamer une réflexion sur nos moyens en vue de combiner les effets sol-sol et les effets air-sol.

Les écoutes électroniques et le brouillage sont utilisés d’une manière généralisée, des deux côtés, pour perturber les outils de positionnement par GPS, de navigation et de communication, notamment par satellite, ainsi que pour réaliser des interceptions. On a vu aussi, surtout du côté russe, l’importance que revêtent les moyens logistiques, dans tous les domaines – le transport par voie routière ou fluviale, le stockage et sa protection, la réparation rapide du matériel et l’aménagement du terrain.

Enfin, il y a la guerre cognitive et la désinformation, dont nous avions déjà parlé lorsque je dirigeais l’AID (Agence de l’innovation de défense). La dimension que prennent les manœuvres d’influence et de saturation des réseaux sociaux met en évidence la nécessité pour la France de disposer de ses propres moyens d’analyse, de compréhension et de réfutation – ce qu’on appelle la lutte informatique d’influence – qui permet notamment de lutter contre les fake news opérationnelles.

On a également assisté, je l’ai dit, à des surprises. Nous nous attendions à un usage bien plus important de la robotique terrestre du côté russe. Les engins les plus sophistiqués n’ont pas non plus été utilisés, alors qu’on identifiait il y a quelques années le T-14 Armata comme la menace ultime.

 

Ce qui apparaît comme un facteur différenciant est plutôt la robustesse des systèmes, puisque la guerre en Ukraine marque le renouveau des conflits qui génèrent une forte attrition des matériels. Cette attrition n’est pas une surprise, s’agissant d’un conflit de haute intensité, mais elle constitue un défi majeur. Pour y faire face, il faut jouer sur plusieurs facteurs : le volume des forces, leur protection, la robustesse et la disponibilité des systèmes – qui ne sont pas incompatibles du tout avec leur sophistication ; un système sophistiqué peut être robuste, alors qu’une partie du matériel russe a été abandonnée en raison de pannes, de manque de carburant ou d’embourbement par exemple – ou encore la capacité à faire des réparations au plus près des unités et enfin la disponibilité de l’outil de production pour reconstituer les masses, ce qui constitue un véritable défi pour notre base industrielle et technologique de défense (BITD).

C’est ce constat qui a conduit le ministre des armées à lancer, dès septembre, des travaux relatifs à l’économie de guerre, dans un format assez inédit, réunissant des représentants des industries de la DGA, les états-majors et le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, pour poser les bases de la discussion. Plusieurs groupes de travail, auxquels participent l’état-major des armées, la DGA et le Conseil des industries de défense françaises (Cidef) ont vu le jour, sur cinq thèmes : la conduite des opérations d’armement ; la chaîne de sous-traitance et la constitution de stocks, qui vont de pair avec la relocalisation des filières ; les ressources humaines ; la simplification des réglementations et des normes ; et enfin la question de nos vulnérabilités, en particulier à l’égard des attaques cyber et du sabotage. Les objectifs étaient d’améliorer la réactivité de notre outil industriel, de recompléter nos parcs de munitions et systèmes d’armes, d’être en capacité de répondre aux besoins des armées dans le cadre d’un conflit de haute intensité et de remettre les enjeux de production au cœur des préoccupations du ministère et des industriels, tout en maîtrisant l’impact sur la programmation militaire.

Nous avons identifié des équipements prioritaires pour lesquels des efforts particuliers doivent être faits. J’en suis désolé, mais la liste de ces équipements n’est pas publique, et je ne pourrai donc pas répondre précisément à vos questions sur ce point. Il s’agit principalement de matériels terrestres et de munitions.

Des solutions ont d’ores et déjà émergé dans certains domaines. Un plan commun a ainsi été établi entre la DGA, le Cidef et l’état-major pour simplifier la conduite des opérations d’armement. Il commence à s’appliquer, mais ne pourra aboutir que si l’industrie nous suit et qu’elle est fortement impliquée à nos côtés. Nous avons identifié les opérations d’armement pouvant faire l’objet de mesures de simplification – réduction des exigences, limitation de la documentation et relâchement, toujours prudent, car il existe quand même des lignes rouges, de certaines contraintes réglementaires. Un objectif de réduction de la documentation de 20 % nous semble ainsi tout à fait atteignable pour certains programmes. Nous essayons de trouver des solutions concrètes, rapides et simples à mettre en œuvre.

À moyen terme, nous ferons un retour d’expérience commun sur plusieurs aspects de la conduite des opérations d’armement, en particulier la mise en œuvre de l’instruction ministérielle n° 1618 et l’analyse de la valeur. Nous continuerons aussi à explorer de nouvelles possibilités en matière contractuelle : la mise en place de jalons de décision dans les contrats ; l’exploitation de certaines dispositions du code de la commande publique, comme les lettres de commande en cas d’urgence et les accords-cadres pour des approvisionnements de long terme, qui peuvent favoriser la montée en cadence de l’outil de production ; l’utilisation de clauses relatives à la sécurité de l’approvisionnement, aux pénuries de composants ou à l’augmentation imprévisible de certains coûts ; et la possibilité, en cas d’urgence, d’un allègement des clauses de réception. Tout cela concerne aussi bien les industriels que le ministère.

J’en viens au renforcement de la résilience de l’outil productif. Notre objectif est d’aider les industriels. Le service des affaires industrielles et de l’intelligence économique (S2IE) est ainsi chargé de cartographier la BITD et de mener, aux côtés des industriels, des travaux d’identification en profondeur des sous-traitants critiques et des dépendances qu’aurait la chaîne de sous-traitance à l’égard d’approvisionnements étrangers. Il s’agit de sécuriser les chaînes, d’identifier les nœuds limitants dans les délais de production des systèmes et de déterminer les investissements à faire si on veut accélérer. Il ne sert à rien de donner de la visibilité à nos industriels si un acteur critique, au deuxième ou troisième rang de la chaîne de sous-traitance, est incapable de fournir en temps et en heure ce qu’on attend de lui ! Or, je le dis en toute transparence, certains grands maîtres d’œuvre industriels ne connaissent pas suffisamment leurs chaînes de sous-traitance. C’est notre rôle de les aider à y parvenir et de donner de la visibilité aux sous-traitants.

En ce qui concerne la sécurisation des approvisionnements, la cartographie que j’ai évoquée vise notamment à identifier les dépendances étrangères en matière d’approvisionnement et de production. La réponse est dans la diversification des sources. La création de l’Observatoire français des ressources minérales pour les filières industrielles, grâce à un financement venant à 60 % de France 2030 et à 40 % des industriels, en particulier le Gifas (Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales), devrait nous permettre d’avancer.

La constitution de stocks industriels était encore considérée il y a peu comme relevant d’une mauvaise gestion. C’est donc un pivot de leur raisonnement que nous demandons aux industriels de changer. Le Gifas est en train de constituer un stock de six mois pour le titane, sur financement industriel, et nous sommes en travailler sur la constitution d’autres stocks.

Nous nous efforçons également de relocaliser, dès que possible, certaines filières. Je pense en particulier à la poudre noire servant à la fabrication de nos obus de gros calibre, aux corps de bombe et, même si cela peut paraître assez ésotérique, aux baguettes de soudage pour les aciers de plateformes navales.

Je termine par la mise en place d’une équipe d’excellence industrielle au sein de la DGA. Dès la fin de cette année, en cohérence avec notre plan de transformation, qui fait actuellement l’objet d’intenses travaux, nous mobiliserons les équipes du S2IE pour vérifier que les mesures décidées pour améliorer notre réactivité en matière de production ont bien été mises en place par les industriels et que les améliorations prévues pour renforcer les chaînes de sous-traitance trouvent une traduction concrète. Outre son rôle d’accompagnement et de soutien, la DGA peut en effet avoir une mission de surveillance de notre BITD. De même que les banques réalisent des stress tests, nous allons aussi procéder à des tests de montée en cadence, afin de vérifier que l’ensemble de la chaîne de production est capable de répondre aux accélérations qui pourraient être nécessaires.

Toutes les mesures prises visent à renforcer nos capacités industrielles pour nous permettre de répondre, à la lumière du retex d’Ukraine, aux besoins des forces dans un contexte d’engagement majeur de haute intensité. À cette fin, nous allons mobiliser toutes nos équipes sur le long terme.

M. le président Thomas Gassilloud. Nous en venons aux orateurs des groupes.

M. Jean-Marie Fiévet (RE). Je vous remercie, au nom du groupe Renaissance, pour cette présentation très intéressante.

Depuis le 24 février, la guerre a fait son retour sur le continent européen. Si plusieurs conflits dits de haute intensité avaient déjà eu lieu au cours des quinze dernières années, l’invasion de l’Ukraine par la Russie marque un tournant. Elle fait basculer le continent européen dans une situation inédite, celle d’un conflit à proximité et de haute intensité. Comme le dit le chef d’état-major des armées, « nous avons changé d’époque, d’échelle et d’enjeux ».

Après neuf mois de conflit, et malgré l’ampleur de son engagement, l’armée russe est tenue en échec. Si le nombre de morts est difficile à estimer, un constat est toutefois clair : l’armée ukrainienne résiste bien aux offensives russes et reprend même de nombreux territoires, villes et métropoles.

C’est en particulier sur le terrain de la défense aérienne que les offensives russes ont, dans un premier temps, été mises en échec. Par ailleurs, la France s’est engagée aux côtés de l’armée ukrainienne en envoyant notamment des canons Caesar et des missiles Milan et Mistral. Je tiens à réaffirmer, au nom de mon groupe, notre soutien aux soldats et à l’ensemble du peuple de l’Ukraine.

L’un des enseignements de la crise est l’importance des systèmes de défense sol-air. On voit bien qu’une bulle de protection antimissiles et contre toute sorte d’engins aériens est un élément essentiel dans un conflit de haute intensité. Les combats à l’aéroport de Hostomel ont démontré que la défense de l’espace aérien était vitale. Quant aux actions au sol, le rôle joué par les canons Caesar illustre à quel point on avait sous-estimé l’importance de l’artillerie dans les combats d’aujourd’hui et de demain. Bien que d’un coût très faible, ces canons ont une précision extraordinaire – elle est d’un mètre à plus de trente kilomètres de distance. Seul bémol, leur portée est limitée. Des études sont en cours depuis plusieurs années concernant des canons électromagnétiques qui pourraient avoir une portée de plusieurs centaines de kilomètres ; grâce à une vitesse prodigieuse, l’impact des obus serait phénoménal. Où en sont les recherches menées en France et à l’étranger sur cette technologie d’avenir ?

Mme Caroline Colombier (RN). La guerre qui s’enlise à l’Est est une mine inédite de leçons opérationnelles et capacitaires. C’est le premier exemple de conflit conventionnel de haute intensité au XXIe siècle. Les pertes en hommes et en matériel ont conduit le Kremlin à réajuster les programmes d’armement en cours pour concentrer l’effort de guerre sur des matériels économiques, efficaces et produits rapidement.

Plusieurs phénomènes méritent notre attention : l’utilisation massive de l’artillerie et de drones de petite facture, la fragilité de l’arme blindée et des chars lourds, le rôle déterminant de la défense sol-air, l’importance du continuum logistique et bien d’autres éléments qui font parfois penser, paradoxalement, à une sorte de retour de la guerre de 14-18.

Afin de s’adapter à ce type de conflit, une réévaluation de la stratégie et des priorités est-elle en cours au sein de la DGA ?

S’agissant de la défense sol-air, très utilisée en Ukraine, d’autres systèmes que le Mistral, de très courte portée, sont-ils envisagés par vos services ?

Enfin, en matière d’économie de guerre, à combien estimez-vous, à la suite de la réunion du 21 novembre dernier en présence du ministre des armées, le nombre d’ouvriers aux compétences rares, comme les chaudronniers et les soudeurs, qu’il faudrait former pour répondre à un conflit nécessitant une rapide montée en puissance de nos entreprises ?

M. Bastien Lachaud (LFI-NUPES). Vous nous avez dit, à juste titre, que vous ne pouviez nous délivrer des informations relevant du secret-défense. On peut donc s’interroger dès lors l’utilité du huis clos ? Par ailleurs, où en est le projet de système de combat aérien du futur (Scaf) ? Celui-ci a fait l’actualité, y compris hier dans l’hémicycle. Votre éclairage pourrait être utile à la commission, sans attendre de vous auditionner spécifiquement sur ce point.

Nous avons voté un fonds national de 200 millions d’euros mis à la disposition de l’armée ukrainienne pour l’achat de matériel français. Quels équipements pourront-ils obtenir ? Un grand nombre d’équipements pour combattants ont été livrés à l’armée ukrainienne. Quelle est la part issue des stocks nationaux ? Quels effets cela pourrait-il avoir sur nos propres armées ?

Selon certaines estimations, un jour de guerre en Ukraine équivaut en consommation de munitions à ce que fut un mois de guerre en Afghanistan. Les Américains ont ainsi livré 8 500 missiles Javelin, ce qui représente dix années de production et un tiers de leur stock. Les quantités en jeu sont massives. La robustesse ne s’oppose pas à la sophistication, avez-vous dit ; mais, au vu des coûts, la sophistication risque de s’opposer à la massification ! Quel ratio préconisez-vous entre rusticité et hypersophistication ?

Les industriels ont besoin de garanties avant d’augmenter le nombre de leurs chaînes de production et de modifier leur manière de travailler afin de produire plus. Des lettres d’engagement ont été envoyées par le ministère pour les rassurer. Pouvez-vous nous en dire plus ? Les chiffrages budgétaires se trouvent-ils dans le cadre du projet de loi de finances ou de la loi de programmation militaire (LPM) ? Quels seront les équipements concernés ? Une concertation est-elle prévue ?

M. Jean-Louis Thiériot (LR). Le conflit en Ukraine permet de mesurer l’importance de la défense antiaérienne, en particulier de sa composante sol-air. Comment la DGA analyse-t-elle la proposition allemande concernant le European Sky Shield ? Surtout, quelle stratégie industrielle sous-jacente percevez-vous ? Il s’agit de missiles israéliens et de Patriot. On ne sait pas très bien à quoi ressemblera le C2 (commandement et contrôle). La réponse industrielle allemande ne pourrait sans doute intervenir qu’en basse couche. Les Allemands tentent-ils de prendre la main sur le maintien en condition opérationnelle, ou bien leur démarche est-elle exclusivement politique ?

L’innovation vous est chère, comme l’attestent vos précédentes fonctions au sein de l’Agence de l’innovation de défense. Dans le cadre de la mission flash sur la défense sol-air que Natalia Pouzyreff et moi-même menons, plusieurs de nos interlocuteurs du côté opérationnel ont regretté la difficulté de faire passer à l’échelle les résultats d’appels à projets concernant des produits innovants. Je pense par exemple, dans la lutte antidrones, aux produits d’entreprises françaises telles que MC2 Technologies et CILAS. Quelle politique menez-vous pour permettre le passage à l’échelle de produits innovants ? Il faut éviter que le code des marchés publics empêche certaines pépites de la BITD de profiter de ces possibilités.

L’idée d’un crédit d’impôt recherche vert se développe. Un tel dispositif affecterait-il la BITD ? Faudrait-il créer un crédit d’impôt recherche défense et souveraineté, idée chère à Mounir Belhamiti ?

M. Vincent Bru (Dem). Voilà plus de neuf mois que la guerre en Ukraine a commencé. Avec ce conflit se déroulant sur le territoire de l’Europe, nous avons pris conscience, si besoin était, de la nécessité de réfléchir à l’adaptation du modèle capacitaire de nos armées, en particulier au regard de l’hypothèse d’un engagement majeur et d’une guerre de haute intensité. Le groupe Démocrate est particulièrement soucieux d’appréhender au mieux le retour d’expérience de la guerre en Ukraine, notamment dans la perspective de la prochaine loi de programmation militaire.

Dans un conflit de haute intensité et de longue durée, lorsque nous n’avons pas la suprématie aérienne et que le ravitaillement par avion ou hélicoptère n’est pas possible sur le plan logistique, dans la profondeur d’un dispositif adverse structuré, quel dispositif peut-on envisager pour ravitailler nos militaires ?

S’agissant des munitions, le général de Villiers a affirmé, lors d’entretiens récents, que l’armée française ne pourrait tenir que quelques jours dans le cadre d’un conflit de haute intensité. En mai 2020, le général Burkhard avait signalé la fragilité des stocks de munitions et affirmé que nos ennemis auraient comme priorité de nous empêcher de reconstituer nos réserves. Quelle est la situation en matière de production de munitions ? Quelles perspectives donnez-vous pour lutter contre le déficit constaté ? Comptez-vous favoriser la production sur le territoire national ? Il faut, en particulier, alléger le poids des normes en la matière.

Le 29 octobre, à Sébastopol, la flotte russe a été attaquée par des engins de surface et des drones aériens. Cet épisode souligne l’importance d’un dispositif de drones armés pour les opérations militaires. La France, comme l’avait annoncé l’ancienne ministre des armées, Florence Parly, s’est engagée depuis 2017 à se doter de drones armés. Quelles sont les perspectives d’évolution de la dotation en la matière ? Quel est l’état des stocks de munitions pour ces équipements ?

M. Loïc Kervran (HOR). Je ne saurais commencer sans saluer les équipes de la DGA Techniques terrestres, à Bourges. La DGA façonne littéralement le territoire de ma circonscription, coupée en deux par un polygone de tir d’une quarantaine de kilomètres.

Il est extrêmement intéressant, notamment dans la perspective d’une économie de guerre et d’une évolution des normes, de voir comment les Ukrainiens utilisent le matériel que nous leur avons cédé. Par exemple, utilisent-ils les mêmes munitions que nous pour le canon Caesar ? Dans quelles conditions emploient-ils ce dernier ? À partir de combien de coups changent-ils le tube ? Quelle comparaison établissez-vous avec nos propres règles d’emploi ?

En effet, les réponses à ces questions conditionnent notre propre réflexion. Après avoir vu ce que font les autres en conditions de guerre, ne pouvons-nous pas alléger les normes que nous nous appliquons, reconsidérer les quantités de matériel ou certaines questions de sûreté de fonctionnement ? De même – ce qui nous ramène au rapport entre la robustesse et la sophistication – le Crotale NG, par exemple, ne fait-il pas suffisamment bien le travail, avons-nous besoin de systèmes plus évolués comme le Samp/T ? Autrement dit, au-delà de la qualité de nos matériels, y a-t-il d’autres retours d’expérience de l’utilisation qu’en ont faite les Ukrainiens ?

M. Emmanuel Chiva. Commençons avec le canon électromagnétique. Pour ceux qui ne seraient pas entièrement au fait, je précise que, très grossièrement, il s’agit d’envoyer un projectile entre deux rails dans lesquels on fait circuler une différence de potentiel électrique très importante. La charge n’est pas explosive mais elle va tellement vite qu’elle ionise l’atmosphère – c’est pour cela que l’on voit une traînée de flammes. Elle peut parcourir jusqu’à 600 kilomètres. J’ai assisté à une démonstration : un petit palet en caoutchouc sort du canon avec une force de 100 000 G, ce qui lui permet de percer un blindage épais à l’arrivée.

C’est donc une arme extrêmement intéressante, qu’un nombre restreint de pays sont capables de développer. La France en fait partie, avec les États-Unis et le Japon – nous avons d’ailleurs entamé une coopération avec ce dernier. Un prototype a été réalisé à l’Institut franco-allemand de recherches de Saint-Louis (ISL). Cet organisme est un joyau dans plusieurs domaines, dont la détonique et la pyrotechnie.

Le défi, s’agissant de l’avenir de cette technologie, réside dans le passage à l’échelle. Plusieurs déclinaisons du canon électromagnétique peuvent être envisagées. Celle dont je vous ai parlé serait plutôt placée sur une plateforme navale. En effet, lorsqu’on a besoin d’un mur entier de condensateurs pour pouvoir stocker et libérer une grande quantité d’énergie de manière quasi instantanée – comme c’est le cas, d’une façon générale, pour les armes à énergie dirigée, qu’il s’agisse de lasers ou de systèmes électromagnétiques – cela suppose des infrastructures adaptées. Toutes les pistes sont à l’étude, y compris celle du nouveau nucléaire.

En revanche, quand on cible plutôt des objectifs situés à une trentaine de kilomètres, on peut envisager l’intégration de cette arme sur une plateforme terrestre, autrement dit sur un camion. Il est possible d’utiliser comme munitions des obus flèches classiques non explosifs, ce qui facilite la fabrication. Un projet est en cours à l’ISL. Cela fait partie des démonstrateurs « signants », des dispositifs que nous souhaitons introduire dans la nouvelle loi de programmation militaire, qui a certes pour objet de permettre la remontée en puissance de nos armées, mais aussi d’éclairer l’avenir : il s’agit de préparer les guerres du futur avec du matériel de demain et non d’hier ou d’aujourd’hui. Nous aimerions accélérer un peu la feuille de route en la matière.

Madame Colombier, je vous confirme que certaines fragilités ont été observées concernant le matériel. Cela dit, on ne saurait comparer un char Leclerc et un T-72 ou un T-80. Les chars utilisés par les Russes n’ont pas de système de protection hard kill-soft kill. Ce ne sont pas des T-14 Armata : les blindés détruits sont des appareils anciens, rustiques et dont les vulnérabilités sont connues – notamment des Ukrainiens, qui ont les mêmes…

Il n’en demeure pas moins que la loi de programmation militaire pourra être amenée à réévaluer certains dispositifs à l’aune de ce retour d’expérience.

L’élaboration de la LPM nous occupe énormément en ce moment. À ce stade, toutes les pistes restent ouvertes. Nous n’en sommes pas à décider si tel ou tel programme sera accéléré ou bien ralenti. Les travaux sont en cours, il appartiendra au Président de la République de valider les grandes orientations. Ensuite, nous nous occuperons de la mise en œuvre, sous l’autorité du Ministre des Armées.

La composante sol-air est un autre domaine dans lequel la guerre en Ukraine impose une réévaluation. Plusieurs programmes sont en cours. L’un d’entre eux répond aux besoins de la défense antiaérienne terrestre et navale.

En ce qui concerne les compétences, certains métiers sont critiques. Hier, par exemple, à DGA Techniques hydrodynamiques, j’ai rencontré un modeleur, qui confectionne les maquettes des futurs systèmes sous-marins et navals. C’est une compétence qui se perd et cette personne, qui travaille pour la DGA depuis trente ans, essaie désormais de former de nouveaux arrivants. Nous nous efforçons, dans certains domaines, de compenser les pertes de compétences, notamment en utilisant les technologies nouvelles, par exemple la fabrication additive. Nous avons également engagé une réflexion concernant une « réserve industrielle », qui serait un renfort en ressources humaines. Les travaux relatifs aux différentes réserves existantes au ministère des Armées ont été lancés il y a deux semaines dans le cadre du groupe de travail ad hoc auquel le Parlement participe. Un second groupe de travail rassemblant l’EMA, la DGA et les industriels de l’armement a été créé pour envisager la création d’une réserve industrielle.

Monsieur Lachaud, si j’ai demandé le huis clos, ce n’est pas pour révéler des informations classées secret défense, mais pour disposer d’une certaine liberté de ton et aller beaucoup plus loin que je ne le ferais si l’audition était retransmise en direct. Nous avons fait la même chose au Sénat. Vous avez donc raison de souligner que, malgré le huis clos, je ne saurais fournir des réponses classifiées.

J’en viens au Scaf, qui m’occupe également énormément. Nous ne sommes pas très éloignés d’une convergence s’agissant du premier pilier, à savoir le New Generation Fighter – l’avion de nouvelle génération, à l’intérieur d’un système d’armes de combat aérien, c’est-à-dire avec des drones accompagnateurs et un cloud de combat, l’ensemble constituant le Scaf : New Generation Weapon System (NGWS) within a Future Combat Air System (FCAS).

Pour le premier pilier, la France est leader. Je ne blâme pas les industriels qui travaillaient ensemble à parvenir à un équilibre cohérent dans la répartition de la charge de travail.

L’enjeu est de signer le sous-contrat du premier pilier, qui a des rapports avec le troisième et le quatrième pilier, à savoir le démonstrateur de drones d’accompagnement et le cloud de combat. Les discussions entre Airbus et Dassault ont repris au début du mois de septembre. Selon moi, elles ont abouti. Des discussions supplémentaires ont eu lieu avec les motoristes. Là encore, à mes yeux, elles ont abouti. D’autres discussions concernant le troisième et le quatrième pilier, avec Thales, MBDA et Dassault, notamment, sont sur le point d’aboutir. La notification du contrat me paraît donc imminente. Nous ne sommes pas à l’origine de la communication qui a été déployée au cours des deux dernières semaines. La France met tout en œuvre pour que la signature intervienne de façon imminente.

La lettre d’intention, ou Intention to proceed, permet à l’industriel de se préparer : on lui indique qu’il recevra la commande d’un certain type de matériel au plus tard à telle ou telle date. Il ne s’agit pas d’une garantie d’ailleurs ce n’est pas la demande des industriels, ce que les industriels nous avaient demandé, c’était de la visibilité. Nous leur en avons donné, après une concertation, tout en leur demandant expressément de faire en sorte que tous leurs sous-traitants en profitent également, y compris ceux de troisième ou de quatrième rangs – car des groupes comme Thales, MBDA ou Nexter vont jusqu’à ce niveau. Nous souhaitons aussi que la DGA en bénéficie aussi en retour, c’est-à-dire qu’elle ait une vision en profondeur de la chaine de sous-traitance qui travaille avec le maître d’œuvre industriel. Nous avons beaucoup travaillé sur la question, notamment avec le Cidef. Après les lettres d’intention, il y aura les lettres de commande, qui permettront d’accélérer les dépenses prévues par la LPM 2019-2025.

J’en viens à l’alternative entre robustesse et masse. Si l’on opte pour la masse, il convient effectivement de diminuer les coûts et de réaliser des systèmes plus simples. Toutefois il ne faut pas opposer les deux notions.

Par exemple, deux appels à projets ont été lancés, Colibri et Larinae, visant à explorer l’usage de munitions téléopérées ou rôdeuses – pour Colibri : neutralisation d’une menace blindée à 5 kilomètres de distance avec une autonomie sur zone de 30 minutes, et pour Larinae : neutralisation à 50 kilomètres avec une heure d’autonomie. Nous voulions des systèmes simples, pas trop chers, avec lesquels il serait facile de s’entraîner et rapidement opérationnels, à horizon respectif de douze et dix-huit mois pour une première démonstration.

Tel est le cahier des charges qui a été communiqué aux industriels. Il s’agit d’une nouvelle manière de faire, dont je souhaite qu’elle se poursuive : un cahier de clauses techniques de mille pages s’impose certes quand on commande un sous-marin nucléaire lanceur d’engins, mais pour des munitions rôdeuses ou des capacités plus simples, de façon générale, il nous faut des modes d’actions plus souples et efficaces. Nous laissons la créativité aux entreprises – et les PME en ont beaucoup. Aux industriels de s’unir et de nous faire des propositions ! Cela a très bien marché : nous avons reçu au total une trentaine de réponses. J’ai bon espoir de renouveler ce type de démarche dans d’autres domaines afin de renforcer l’analyse de la valeur.

L’European Sky Shield Initiative (ESSI) est effectivement un projet un peu surprenant. La France est en mesure de répondre à plusieurs domaines de protection visés par l’ESSI : très courte, courte et moyenne portée, et intercepteurs endo-atmosphériques. Je ne reviens pas sur les capacités d’alerte avancée.

Actuellement les Arrow 3 israéliens et des Iris-T allemands ne peuvent pas répondre aux besoins, dans la mesure où il n’y a pas d’interface permettant d’interconnecter ces systèmes opérationnels avec une structure unifiée en termes de C2, contrairement aux solutions françaises, qui disposent déjà des interfaces de programmation nécessaires.

Même si d’autres États ont choisi de signer la lettre – ce qui ne constitue d’ailleurs pas un engagement en soi – la France a décidé de ne pas le faire. L’exigence d’interconnectivité suppose de revenir vers la Commission européenne et l’Otan. Je rappelle à ce propos que l’interopérabilité, ce n’est pas une « ITAR-opérabilité » (International Traffic in Arms Regulations) et que nous ne sommes pas obligés de prendre du matériel américain pour répondre à cet impératif.

Il importe donc de pouvoir proposer des solutions, non seulement françaises mais européennes, et de construire ensemble un système de défense aérienne souverain et interopérable. Nous verrons si l’ESSI peut répondre à cette ambition.

Concernant le passage à l’échelle des innovations, un certain nombre de progrès ont été accomplis, notamment à grâce à la sécurisation de flux financiers, consacrés au passage à l’échelle dans les programmes budgétaires 146 et 178. En 2022 tous les crédits alloués ont été consommés.

Je rappelle que la décision de passage à l’échelle, est prise dans le cadre d’une instance qui s’appelle le Comité de gestion du passage à l’échelle qui réunit l’AID, l’EMA et la DGA. Les projets susceptibles de passer à l’échelle font ainsi l’objet d’une décision collégiale après une instruction portant non seulement sur leur intérêt mais aussi sur les obstacles réglementaires et normatifs qui pourraient se présenter. Nous disposons donc de nouveaux outils pour amplifier le passage à l’échelle.

Nous souhaitons développer les démonstrateurs signants que j’ai évoqués tout à l’heure, qui permettront le passage à l’échelle des technologies innovantes. L’actuelle LPM a fait passer les crédits pour l’innovation de 730 millions à 1 milliard mais nous devrons aller plus loin. Là encore, l’urgence de la crise que nous connaissons ne doit pas nous empêcher de préparer l’avenir, ce qui est aussi la mission de la DGA.

Je ne sais pas ce qu’il en sera précisément du crédit d’impôt recherche (CIR) vert mais, en tant qu’ancien entrepreneur, je peux vous assurer de l’utilité d’un tel dispositif, bien qu’il y ait eu des abus. Pourquoi pas un CIR défense, en effet ? Mais nous cherchons également d’autres solutions, tant il importe de trouver des moyens pour financer les entreprises de défense. Peut-être pourrons-nous d’ailleurs revenir sur la taxonomie car, pendant que nous regardons vers l’Ukraine, quelques lobbies œuvrent à Bruxelles pour expliquer que les armes, c’est la mort et qu’il n’est pas possible de financer la mort, ni donc nos industriels. Une grande banque a encore refusé récemment de financer une PME sous prétexte qu’elle contribue à un programme d’armement.

Je ne pourrai guère répondre aux questions concernant le ravitaillement, qui relèvent du domaine opérationnel. Un certain nombre de moyens permettent d’assurer la continuité des chaînes d’approvisionnement et de ravitaillement. Il est certes possible de faire mieux, par exemple avec le ravitaillement par drones

S’agissant des concepts d’emploi et d’opérationnalité, nous attendons des éclairages de la part de des forces armées, avec lesquelles nous souhaitons accroître nos échanges. Je n’ai évidemment pas la légitimité pour parler au nom de l’état-major des armées mais la DGA souhaite continuer à envoyer des ingénieurs au sein des forces armées, à faire venir des industriels en son propre sein et à faire en sorte que ces nombreux allers soient accompagnés de retours, ce qui n’est pas nécessairement le cas pour le moment.

Nous réfléchissons également à des mesures complémentaires. Par exemple, des sous-officiers ou officiers mariniers, mis à disposition en troisième partie de carrière, pourraient irriguer les différents centres et les équipes de programmes. Il importe que les jeunes ingénieurs, qui n’ont pas fait de service militaire, puissent être confrontés aux réalités du terrain.

Je ne me prononcerai pas sur les propos auxquels vous faites référence.

La reconstitution d’un certain nombre de stocks, notamment de munitions, est l’enjeu de l’économie de guerre. Cela n’est pas facile, comme nous avons pu le constater avec le Président de la République lors de la visite de l’usine Nexter. Comment faire en sorte d’aller plus vite ? Les étapes de coulage constituent forcément des goulots d’étranglement ; les matériels sont très onéreux et constituent autant de points de passage complexes. Le doublement des chaînes d’assemblage et de montage nécessiterait plusieurs dizaines de millions d’euros d’investissement, mais à la charge de qui ? La question n’est pas encore tranchée. Nous réfléchissons également à l’utilisation d’autres chaînes de production, à l’étranger, pour accélérer les cadences en France.

Je rappelle que, ces vingt dernières années, les questions liées aux stocks et à la production n’étaient pas à l’ordre du jour de la politique industrielle. Les stocks étaient synonymes de mauvaise gestion. Quant à la production, elle ne présentait pas autant d’intérêt que les enjeux de recherche et développement. Nous nous rendons compte aujourd’hui que la production a été délaissée. Le chantier sur l’économie de guerre ouvert par le Ministre des armées nous permet de remettre ce sujet sur le devant de la scène.

Quelques exemples de commandes de munitions pour 2023 : 20 missiles Exocet MM40, 200 missiles moyenne portée, 118 missiles Aster et 100 missiles Aster 30 pour FDI. Parmi les livraisons : des missiles de croisière Scalp-EG rénovés, une vingtaine de torpilles lourdes Artémis, des missiles Exocet, des postes de tir MMP et les munitions associées, 77 missiles air-air Mica – missile d'interception, de combat et d'autodéfense – remotorisés. Des commandes sont également en cours de notification, en particulier s’agissant du missile Mistral.

Quid de la relocalisation de la filière de munitions de petits calibres ? Pendant des années, la réponse a été négative puisqu’il était possible de recourir à des fournisseurs facilement accessibles. Aujourd’hui, avec la guerre en Ukraine, le Ministère des Armées considère qu’il est temps au moins de se poser à nouveau la question.

Plusieurs systèmes de drones sont armés ou en passe de l’être. Des essais de tir de Reaper se sont déroulés il y a un mois sur la base de la DGA Essais en vol de Cazaux. À ce propos, nous sommes très fiers de nos deux spationautes, Sophie Adenot et Arnaud Prost, qui sont issus ou passés par la DGA – car je précise que l’armée de l’air ne dispose pas de centre d’essais en vol !

Des travaux sont également réalisés dans le cadre du programme Eurodrone.

Enfin, le système de drone tactique (SDT), qui remplace le système de drone tactique intérimaire (SDTI), cible la réalisation de cinq systèmes opérationnels. La crise actuelle nous pousse à en accélérer la phase d’armement. Ce programme a été un peu ralenti suite à un crash lors d’un essai industriel. Il est certes toujours possible de simplifier les certifications et les conditions d’essais, mais à condition de ne rien sacrifier à la sécurité.

Bref, nous ne sommes pas du tout en retard en matière d’armement des drones.

DGA Techniques terrestres mène aussi un certain nombre d’études sur des projets innovants, notamment dans le cadre du programme Avatar : il est ainsi possible d’armer des microdrones avec des HK416 en capacité déportée et téléopérée. Des essais sont en cours de réalisation.

Enfin, s’agissant des munitions, leurs conditions d’utilisation ne sont pas toujours « bijectives » avec celles qui ont été imaginées lors de la spécification des systèmes. Nous sommes donc amenés à remettre en question tout le processus d’analyse de la valeur que nous souhaitons réaliser. Ainsi, il existe un processus de muratisation des munitions, qui vise à faire en sorte qu’en cas de chute par exemple, elles ne puissent pas exploser ni être dégradées. Toutes les munitions doivent-elles être pour autant muratisées ? Dans le domaine naval, c’est une évidence. Dans le domaine terrestre, tout dépend du concept d’emploi : dans une guerre de très haute intensité, préfère-t-on ne pas avoir de munitions ou prendre le risque, parfois, d’un accident ? Ce n’est pas à moi de répondre. Ce risque, quoi qu’il en soit, doit être partagé entre l’autorité technique – la DGA – et l’autorité d’emploi – le ministère des armées. D’où la nécessité d’accroître notre surface d’échange.

L’analyse de la valeur doit aussi nous permettre de remettre à plat nos exigences. Un certain système d’armes a ainsi été conçu pour être parfaitement optimal et fonctionner de manière nominale jusqu’à – 35°. Est-ce important s’il fonctionne nominalement jusqu’à – 25° et qu’entre – 25° et – 35°, il fonctionne moins bien ? Si cela ne l’est pas, nous réaliserons en l’espèce une économie de production de 30 %. Il importe donc de systématiser ce questionnement pour l’ensemble de nos systèmes afin de connaître les lignes rouges et les compromis possibles. Il en est de même pour les essais, les certifications et les normes.

M. Jean-Pierre Cubertafon (Dem). Un rapprochement entre les systèmes concurrents Tempest et Scaf est-il envisageable ? Pourraient-ils même être contraints de fusionner ?

M. Emmanuel Chiva. La coopération avec nos partenaires britanniques est importante et a de l’avenir. Brexit il y a, certes, mais les accords de Lancaster House demeurent. Nous avons face à nous des gens compétents, qui n’ont jamais cessé d’affirmer leur volonté de travailler ensemble dans le domaine de la défense. En septembre, des ingénieurs français étaient dans le bassin océanique, non loin de Londres, pour faire des essais sur la giration du porte-avions de nouvelle génération, actuellement des ingénieurs britanniques testent la propulsion de sous-marin dans le grand tunnel hydrodynamique de DGA Val-de-Reuil. La coopération est effective.

Ces programmes doivent-ils fusionner ? Je ne sais pas, n tout cas, il n’y a pas de réflexions que nous nous interdisions. Compte tenu de nos excellentes relations en matière d’armement, prenons les choses dans l’ordre : il faudra faire aboutir le pilier 1B du Scaf, plus les travaux avancent autour du démonstrateur, plus nous progressons. Nous avons de toute façon besoin d’une aviation de chasse et d’un système de combat aérien compatibles avec notre dissuasion nucléaire. Pour le dire plus clairement, un plan B, C ou D ne sera pas compromis par le fait que nous fassions un démonstrateur. Nous avons donc tout intérêt à avancer, cela n'interdit en rien d’envisager une jonction des deux programmes.

M. le président Thomas Gassilloud. La semaine dernière, j’ai rencontré ici même l’ambassadrice du Royaume-Uni et son attaché défense. Un déplacement de notre commission en Angleterre est envisagé au mois de janvier prochain. Les Britanniques aspirent à nous voir et nous aurons l’occasion d’aborder ensemble bien des questions.

Je vous remercie, Monsieur le délégué général.


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  1. Audition, à huis clos, du général de division Aymeric Bonnemaison, commandant de la cyberdéfense (mercredi 7 décembre 2022)

 

M. le président Thomas Gassilloud. Mes chers collègues, nous poursuivons notre cycle d’auditions sur les enseignements du conflit en Ukraine avec le général de division Aymeric Bonnemaison, chef du commandement de la cyberdéfense (Comcyber), placé sous l’autorité du chef d’état-major des armées.

Général, je vous remercie de votre présence parmi nous. Si votre nomination à cette fonction date du 1er septembre, votre intérêt pour le cyber est ancien. Vous avez notamment commandé le 54e régiment de transmissions, dit des « traqueurs d’ondes », spécialisé dans l’écoute, la localisation et le brouillage des signaux de communication ennemis. Vous êtes co-auteur d’un livre publié dès 2013, intitulé « Attention : Cyber ! Vers le combat cyber-électronique ».

La Revue nationale stratégique (RNS) 2022 dresse ce diagnostic : « Les États utilisent de plus en plus systématiquement l’arme cyber afin de défendre leurs intérêts stratégiques ou dans le cadre de tensions politiques ». La guerre en Ukraine en est une remarquable illustration. Elle se déroule aussi dans le cyberespace, que votre ouvrage définit comme « le maillage de l’ensemble des réseaux permettant une interconnexion informationnelle des êtres vivants et des machines ».

Désormais, les cyberattaques visant des structures stratégiques et logistiques vont de pair avec les attaques plus conventionnelles, comme la Russie en a fait la démonstration en commençant l’agression de l’Ukraine, le 24 février dernier, par une attaque cyber visant le réseau satellitaire Viasat. Avant même l’éclatement du conflit, l’Ukraine était le théâtre d’une guerre hybride larvée, menée par la Russie, notamment dans le Donbass, mêlant manœuvres de guerre électronique et attaques informatiques, informationnelles et cognitives.

Mon général, vous qui êtes chargé de la lutte informatique offensive, défensive et d’influence, que retenez-vous de la cyberguerre que se mènent l’Ukraine et la Russie ? Quels enseignements en retirez-vous sur la conduite de la guerre en général et sur notre propre cybersécurité ?

Nous avons tous noté que l’objectif stratégique n° 4 de la RNS est spécifiquement consacré à « une résilience cyber de premier rang » et insiste sur la nécessité d’améliorer la résistance cyber de la France. Quelles sont les actions qui vous semblent prioritaires pour mieux adapter nos capacités ? Comment pouvons-nous contribuer à l’amélioration de la résilience des institutions européennes et internationales, et des partenaires de la France ?

Général de division Aymeric Bonnemaison, commandant de la cyberdéfense. Monsieur le président, mesdames et Messieurs les députés, je suis très honoré, à peine trois mois après avoir pris mes fonctions, de venir présenter mes analyses devant la représentation nationale. Je suis conscient des enjeux, en cette période charnière d’élaboration de la prochaine loi de programmation militaire (LPM) et surtout de fragilité stratégique, de versatilité géopolitique et d’expansion de la numérisation, dans notre société et dans nos armées, ce qui offre à la menace d’origine cyber l’opportunité de gagner encore en ampleur, en diversité et en sophistication.

Je suis responsable de la protection des systèmes d’information placés sous la responsabilité du chef d’état-major des armées (Cema), ce qui inclut, dans les armées, les systèmes d’armes. Je suis responsable de la conduite de la défense des systèmes d’information du ministère des armées ainsi que de la conception, de la planification et de la conduite des opérations militaires de cyberdéfense, sous l’autorité du Cema.

Notre approche, assez singulière, couvre trois domaines de lutte : la lutte informatique défensive, qui occupe une majeure partie de mon commandement, la lutte informatique offensive et la lutte informatique d’influence (L2I).

En Ukraine, la cyberguerre a bel et bien eu lieu, contrairement à ce qu’a donné à croire l’absence de « cyber Pearl Harbor ». Des opérations de renseignement, d’entrave et d’influence ont d’ailleurs été menées dans le cyberespace au cours des dernières années.

La cyberconflictualité présente deux spécificités, qui faussent parfois l’analyse.

La première est un paradoxe des temporalités. La fulgurance des attaques, affranchies de la tyrannie de la distance, ne doit pas masquer leurs délais incompressibles de conception et de planification. Il faut des mois, voire des années pour construire une cyberattaque.

Contrairement à ce que l’on peut croire – je fais cet exercice de pédagogie depuis plusieurs années, y compris au sein du ministère – il ne s’agit pas d’un fusil cyber qui peut tirer sur toutes les cibles qui se présentent. Toute attaque cyber est taillée sur mesure, même si elle recourt à quelques outils et approches génériques. Elle suppose un travail préparatoire pour bien connaître sa cible, la caractériser et trouver le chemin pour la perturber, l’espionner, la saboter ou l’entraver.

Ensuite, le cyber a une faible lisibilité. Il est bien sûr assez difficile de se représenter le cyberespace, mais surtout, la guerre qui s’y mène est discrète, voire secrète. Cet aspect est masqué par l’exubérance des réseaux sociaux qui, en contraste, affirment beaucoup de choses plus ou moins étayées.

Ma présentation de notre analyse du conflit ukrainien ne débutera donc pas au 24 février dernier. Les opérations dans le cyberespace ont commencé bien avant le déclenchement des manœuvres dans les autres milieux, la terre, l’air et la mer. Elles ont exigé un haut niveau de préparation et d’anticipation.

Par ailleurs, mon analyse repose essentiellement sur des sources ouvertes, recoupées lors de mes discussions avec le chef du commandement cyber américain (USCYBERCOM) et les autres commandants cyber européens, qui commencent, par leurs échanges réguliers, à former une communauté.

L’étude de la période allant de 2014 au début de l’année 2022 permet de mettre en évidence la place de la guerre hybride dans la conception russe des conflits. Les Russes ont, de longue date, intégré à la manœuvre cyber et la manœuvre informationnelle, en liant fortement les deux dans leur action. Ils couvrent aussi bien le contenu que le contenant dans leur approche.

De 2014 à 2022, des attaques d’un très haut niveau technique ont visé des infrastructures critiques en Ukraine, en commençant par des stations électriques en 2015. En 2016, une attaque bien plus complexe a visé un réseau électrique. Ces attaques sont les premières menées complètement à distance sur la fourniture d’électricité. La technique très sophistiquée mise en œuvre a suscité notre intérêt, dans la mesure où nous pourrions être amenés à la contrer. La première attaque a privé 225 000 personnes d’électricité pendant plusieurs heures. La seconde a réduit d’un cinquième la consommation de la capitale ukrainienne.

À partir de 2017, les attaques se sont diversifiées, prenant la forme d’une sorte de harcèlement et présentant une certaine viralité. Elles ont visé les réseaux ukrainiens publics et privés, et ont touché de grands groupes internationaux, tels que Saint-Gobain. Elles ont été associées à des opérations informationnelles, qui ont ajouté du commentaire aux coupures d’électricité pour exciter le mécontentement et saper la confiance de la population dans les institutions. Dans cette période, nous avons assisté à des opérations de subversion, notamment dans le Donbass, visant à la victimisation des russophones et à la surmédiatisation des grands programmes de construction russes, associées à une critique violente de l’incapacité des pouvoirs publics ukrainiens à préserver les réseaux électriques et les fonctionnalités essentielles à la vie courante.

Les Russes n’ont toutefois pas inscrit ces opérations dans le cadre de manœuvres tactiques, contrairement à leur pratique déjà ancienne : tel était le cas en Estonie en 2007, et en 2008, en Géorgie, où les opérations terrestres étaient très bien combinées avec les attaques informatiques.

Par ailleurs, à partir de 2014, l’État ukrainien a évolué dans son approche du cyber et entrepris des travaux majeurs pour se réformer en profondeur dans le cyberespace, notamment en travaillant sur le pilier stratégique. Début 2016, le gouvernement ukrainien a dévoilé sa première stratégie de cyberdéfense. Sur le plan capacitaire, le Parlement a simultanément alloué un budget pour la cyberdéfense et la protection des systèmes électoraux.

Une agence à compétence nationale, le Centre national de cybersécurité, comparable à notre Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi), a été fondée. Elle s’appuie sur des capacités opérationnelles de réponse aux incidents partagées par tous les pays ayant une expertise en cyberdéfense, et a ultérieurement développé une capacité dans le domaine privé. Sur le plan normatif, le gouvernement ukrainien a promulgué, à l’été 2017, une loi relative à la cybersécurité qui élargit les pouvoirs d’enquête et d’interception des services ukrainiens et crée une cyberpolice.

L’Ukraine a bénéficié d’un appui occidental précoce dans le cyberespace. Elle a travaillé sur ses vulnérabilités avec les cyberpuissances occidentales, au premier rang desquelles les États-Unis. Cet appui s’est avéré décisif pour la résilience de l’Ukraine dans les domaines des télécommunications et du numérique. Il repose sur un dialogue et des échanges accrus, ainsi que sur un rapprochement des normes et des procédures ukrainiennes avec les modèles occidentaux. L’Ukraine a ouvert une plateforme d’échange de données cyber qui est aux normes de l’Otan et de l’Union européenne (UE) et qui permet de partager rapidement les indices d’attaque et les premiers outils techniques permettant de s’en protéger.

Par ailleurs, plusieurs États, souvent limitrophes, ont proposé à l’Ukraine des solutions numériques renforçant sa résilience, telles que l’hébergement redondant des données et des services numériques dans des centres de données situés notamment en Pologne et au Pays-Bas. Les États-Unis se sont investis directement et massivement, par le biais d’un soutien de l’État et d’acteurs privés tels que Microsoft et Google. Les compagnies privées numériques américaines ont fourni des solutions numériques de cybersécurité à l’Ukraine de manière continue et de plus en plus intense, au rythme de l’évolution des tensions avec la Russie.

L’implication directe des États-Unis s’est nettement intensifiée fin 2021. Tandis que les responsables des services de renseignement occidentaux observaient les préparatifs militaires russes et craignaient de plus en plus qu’une invasion s’accompagne d’une nouvelle vague de cyberattaques, le USCYBERCOM a déployé sur place une équipe d’experts militaires, chargée de découvrir si des attaquants russes avaient d’ores et déjà infiltré les systèmes ukrainiens.

Le plus souvent, les attaques cyber appliquent une stratégie de prépositionnement, laquelle exige un important travail préalable de renseignement, ce qui explique la complexité que j’évoquais. Toutefois, l’attaque n’est pas nécessairement menée dès qu’elle est techniquement réalisable : l’attaquant peut rester positionné et attendre son heure – en veillant toutefois à agir avant une mise à jour qui peut lui faire perdre son accès ; il faut trouver la combinaison adéquate pour frapper au bon moment.

L’arrivée des Américains chargés de détecter d’éventuels logiciels prépositionnés a été capitale au cours des semaines précédant le conflit. En deux semaines, leur mission est devenue l’un des plus grands déploiements du Cyber Command américain, mobilisant plus de quarante personnes des services armés américains. Ils étaient aux premières loges lorsque la Russie a intensifié ses opérations dans le cyberespace, en janvier, éprouvant les systèmes ukrainiens de façon inédite. Ces équipes se sont engagées dans une mission de hunting forward, qui consiste à arpenter les réseaux informatiques des partenaires à la recherche de signes de prépositionnement.

À la veille du 24 février donc, la Russie jouit d’une capacité cyber mature et éprouvée dans tous les domaines de lutte, qu’elle soit informationnelle ou offensive, et a entamé une opération de sape dans le cyberespace en combinant attaques informatiques et attaques informationnelles ; l’Ukraine, elle, dans cette première confrontation, a construit, ce qui sera essentiel pour la suite, des partenariats très structurants et une première capacité de cyberdéfense solide, ancrée à l’Occident et susceptible de bénéficier d’appuis importants.

J’en viens aux mois de février et mars 2022. Dans les premières semaines du conflit, les attaques informatiques russes visent les réseaux ukrainiens, qui ne sont pas uniformes. De façon générale, la cyberdéfense suppose de cartographier ses propres réseaux, ce qui n’est pas simple car les systèmes d’information ont été constitués le plus souvent au fur et à mesure, par une superposition de systèmes ad hoc. Nous n’avons pas toujours une vision globale de nos systèmes. En Ukraine, il faut distinguer les territoires du Donbass et de la Crimée, assez isolés et surtout très connectés aux réseaux russes, de l’ouest du pays, qui est fortement intégré à la fois à la Russie et au monde occidental.

Les attaques russes consistent surtout en opérations de déni de service, qui empêchent d’utiliser la téléphonie et d’accéder à certains sites internet, notamment ceux du gouvernement, couplées à des coupures physiques, moins souvent évoquées.

Le cyberespace est organisé en trois couches. La première, la couche physique, rassemble les ordinateurs, les réseaux, les fils, les antennes. La deuxième, la couche logicielle, rassemble les dispositifs de codage, de protocole et de programmation qu’utilisent les machines. La troisième, la couche sémantique, particulièrement visible sur les réseaux sociaux, est constituée des éléments discursifs et informationnels. Par des actions de guerre classique, les Russes ont neutralisé des câbles et des points d’accès 3G et 4G, mais avec une certaine réserve et dans certains endroits seulement, car ils prévoyaient une guerre courte et pensaient réutiliser les infrastructures à leur profit.

Les effets de cette action ont été rapidement atténués par la distribution, au début du mois de mars, de routeurs de la société Starlink, qui ont permis aux populations, aux journalistes et aux autorités locales de maintenir un lien de communication minimal, et à nous-mêmes d’avoir des images de ce qui se passait. Le déploiement, dans des délais très brefs, de ce système de communication par satellite illustre les capacités et la réactivité de certains acteurs privés, en l’espèce Elon Musk, dans le contexte du NewSpace.

Dès les premières heures du conflit, les attaques cyber ont visé les ministères ukrainiens, selon un modèle appliqué en Géorgie. Il s’agissait d’empêcher les organes de gouvernement de dialoguer entre eux, voire d’empêcher le président ukrainien de dialoguer avec l’extérieur.

La deuxième vague d’attaques très poussées a visé les routeurs de communication par satellite KA-SAT, et donc la chaîne Viasat, qui est très utilisée par les troupes ukrainiennes. Starlink a en partie remédié à cette situation. La troisième vague d’attaques a plus largement visé les entreprises privées pour désorganiser le fonctionnement de la société ukrainienne.

Au cours des deux premiers mois de conflit, 350 attaques cyber ont été recensées, dont 40 % visant des infrastructures critiques susceptibles d’être utilisées par le gouvernement, l’armée, l’économie et la population, et 30 % des incidents ont touché les organisations gouvernementales ukrainiennes à l’échelon national d’abord, puis régional et municipal.

S’agissant des attaques informationnelles, nous avons assisté à une guerre inédite. Les forces en présence, rompues aux techniques de la guerre de l’information, ont saisi les opportunités offertes par le cyberespace dès les prémices du conflit. L’utilisation des réseaux sociaux, en particulier, a permis de rendre la guerre en Ukraine omniprésente dans l’opinion publique, ce à quoi nous avons tous assisté. Dès les premiers jours de la guerre, plus de 315 millions d’acteurs étaient engagés dans cette lutte informationnelle, jouant le rôle de relais d’informations.

On connaissait la domination russe dans le champ de la guerre informationnelle, mais elle a été contestée par les Ukrainiens. Les deux gouvernements ont adopté des stratégies de communication officielle diamétralement opposées dans leur forme.

La Russie s’est engagée dans un repli sur elle-même, en tentant de mettre sous cloche la sphère informationnelle et les contenus en réseau, en installant une sorte de rideau de fer numérique, en prenant un contrôle quasi total de l’information et en isolant progressivement sa population du reste du monde. L’encerclement cognitif opéré par le Kremlin a progressivement stoppé la circulation des flux d’informations de la Russie vers le reste du monde et réciproquement.

Sur le plan des infrastructures informationnelles et sémantiques, la Russie jouit, dans le cyberespace, de sa propre couche sémantique et cognitive. Elle dispose d’un web russe quasi souverain, le Runet, qui capte la majorité des usages au sein d’un écosystème informationnel composé de réseaux sociaux, tels que VKontakte et Odnoklassniki, d’une messagerie, Mail.ru, et d’un moteur de recherche, Yandex. Cette évolution, entamée il y a une dizaine d’années, n’a pas abouti à un isolement complet, comme la Chine en a la capacité, mais à la création de réseaux sociaux et de services de messagerie propres, pour résister un peu à la pression des Gafam.

Les messages circulant sur ces réseaux visent à légitimer l’opération spéciale en déshumanisant les Ukrainiens et leur président, et en présentant la Russie ainsi que la population ukrainienne russophone comme menacées. Simultanément, ils déploient un discours destiné à l’opinion publique internationale en manipulant l’information, ce qui, à défaut de persuader, sème la confusion. Sur ce point, notre analyse est parfois biaisée : si, dans le monde occidental, tout le monde attribue la victoire dans la guerre informationnelle à Volodymyr Zelensky, tel n’est pas toujours le cas dans le reste du monde, où la lecture occidentale du conflit ne fait pas l’unanimité.

Le président ukrainien, quant à lui, a adopté une stratégie d’ouverture, communiquant massivement vers sa population et surtout vers l’Occident, en utilisant abondamment son image sur les réseaux sociaux et en déployant un narratif fin, systématiquement adapté à sa cible, qu’il s’adresse aux gouvernements étrangers, à l’UE, aux États-Unis ou à ses compatriotes, dans une démarche de président combattant parlant en tenue de soldat.

Les opinions publiques européennes ont rapidement pris fait et cause pour l’Ukraine. La diaspora ukrainienne en Occident relaie spontanément cette communication. Les responsables politiques ukrainiens ont transformé la guerre informationnelle officielle en guerre de l’émotion, par le biais des réseaux sociaux, en utilisant parfaitement Twitter, Instagram et TikTok en premier lieu.

Dans le cadre de cette stratégie d’ouverture, pour l’Ukraine, ou de fermeture pour la Russie, au-delà de la véracité ou non des informations, il est intéressant de noter que chaque camp diffuse un récit particulier de sa réalité, un narratif qui lui est propre, sans que jamais ces bulles informationnelles ne se rencontrent ni se confrontent. Chacun développe son propre public.

J’en viens aux caractéristiques du conflit dont nous pouvons tirer des leçons.

Nous, militaires, tendons à attribuer à la cyberguerre un rôle majeur dans les conflits du futur. Or, dans ce conflit-là, le cyber n’a pas tout fait, malgré la domination russe initiale. Quand la poudre parle, la lutte informatique offensive trouve ses limites. Dans la phase préparatoire de la guerre comme dans sa phase intensive, les actions de sabotage cyber ont été atténuées au profit d’une guerre classique bien plus létale, cinétique et brutale. On peut être tenté de développer une vision un peu romantique selon laquelle tout se fera à l’avenir dans le monde virtuel, mais la réalité est qu’il est nécessaire de prendre en compte tous les aspects d’un conflit.

Là où le cyber joue un rôle particulièrement important, c’est avant le conflit, grâce au renseignement qu’il permet d’obtenir et à la possibilité qu’il offre de façonner les esprits, et aussi après le conflit, car la compétition, la contestation et l’affrontement demeurent en permanence dans le cyberespace.

L’armée informatique d’Ukraine, l’IT Army, qui a suscité de nombreux commentaires sur les réseaux sociaux, a eu une efficacité assez modeste. Elle a permis de structurer dans l’urgence de fortes capacités d’agression virales contre les Russes, mais les attaques menées ont été très désordonnées et d’un niveau technique relativement faible.

D’un point de vue plus strictement militaire, nous avons pris note de la difficulté qu’ont eue les Russes à intégrer pleinement les capacités cyber dans la manœuvre tactique, alors même qu’ils y étaient parvenus en Géorgie, en détruisant par voie navale, terrestre ou aérienne les stations de transmission de base, ce qui empêche l’ennemi de donner l’alerte ou de coordonner les moyens de secours. Certains y voient la conséquence de la relative impréparation du conflit, due à la croyance que la victoire serait rapide et aussi au secret qui a longtemps entouré son déclenchement, y compris parmi les gens en position de commandement, qui n’étaient pas tous informés de l’intention exacte du président Poutine.

Le deuxième enseignement de ce conflit est la capacité de la défense à prendre le dessus sur l’offensive, ce dont nous doutions. L’offensive, quand elle a le temps, cherche le maillon faible et le trouve. Toute chaîne de moyens connectés en a un, qu’il soit humain ou logiciel, ce qui permet d’y faire intrusion. Grâce à une défense en profondeur, assurée par les capacités ukrainiennes renforcées par les capacités américaines et avec l’apport significatif des Gafam, notamment de Microsoft s’agissant des analyses, l’offensive a été bien moins percutante et efficace que prévu.

Cet avantage par le défensif constitue un véritable changement de paradigme pour les divers commandements cyber et nous rend un peu espoir – nous protégeons nos réseaux en permanence en ayant parfois le sentiment d’édifier une ligne Maginot, dont chacun sait ce qu’elle a donné. Il faut des défenses permettant de protéger nativement nos réseaux, associées à une capacité de patrouille sur nos réseaux et de vérification incessante.

Je ne m’attarderai pas sur la politique américaine de hunting forward, sinon pour dire qu’elle est relativement agressive, car elle ouvre aux Américains les réseaux des pays qui font appel à eux. En l’occurrence, elle a beaucoup aidé l’Ukraine, mais cette démarche va assez loin. En pratiquant une forme d’entrisme sur les réseaux concernés, elle les protège, mais avec une présence marquée au service de la diplomatie, ce dont le général Nakasone ne se cache pas. Son appui est une forme de réassurance donnée à plusieurs pays d’Europe de l’Est.

Le troisième enseignement du conflit est la faible lisibilité non seulement des actions, mais aussi des acteurs.

Les « hacktivistes » se mobilisent en fonction de leurs opinions, avec d’importantes capacités et une bonne maîtrise technique. Leur coordination, en revanche, est malaisée, et les effets de leur action un peu désordonnés. Hormis une forme de harcèlement, leur action n’a pas été d’une grande efficacité.

Des groupes cybercriminels ont mené des attaques pour le compte de certains services de renseignement, dans le cadre d’une porosité accrue entre ces deux mondes, ce qui complique l’attribution des attaques informatiques. Les modes d’action utilisés par les cybercriminels sont parfois détournés par des services étatiques, et certains cybercriminels sont parfois mandatés par eux pour conduire des opérations.

Il règne dans le cyberespace une grande confusion entre les divers acteurs. Ma génération, qui a connu les guerres asymétriques, sait que la distinction entre civils et militaires n’a rien d’évident, mais elle encore plus complexe dans le cyberespace.

Quant aux Gafam, ils ont pris une importance considérable dans cette affaire. Certes, ils ont largement contribué à la protection de l’Ukraine, mais en prenant un poids qui soulève des questions d’ordre politique.

M. le président Thomas Gassilloud. Merci pour cette intervention complète et aussi équilibrée, car elle démontre l’importance du champ cyber dans la manœuvre globale tout en rappelant qu’il ne fait pas tout.

Par ailleurs, l’irruption d’acteurs privés, tels que les Gafam ou Starlink, qui jouent un rôle désormais considérable dans l’évolution du monde, soulève des questions sur leur articulation et sur la réaction des États.

Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.

M. Mounir Belhamiti (RE). Dès l’invasion de la Crimée, le conflit ukrainien a été source d’enseignements dans le domaine cyber. Auparavant, la Russie avait déjà affiché sa force de frappe cyber lors d’interventions dans plusieurs pays, dont les États-Unis, le Sénégal, le Mali et la France. Cette puissance est notamment due à une politique permissive vis-à-vis des pirates informatiques russes qui, depuis la fin de la guerre froide, doivent travailler aussi pour les services russes s’ils veulent maintenir leurs activités crapuleuses sans être inquiétés. Cet hébergement d’activités cybercriminelles est une particularité russe.

En 2014, la Russie a tenté d’influer sur l’élection présidentielle ukrainienne en lançant des attaques par déni de service sur des sites gouvernementaux. En les rendant inaccessible ou en les effaçant, Moscou voulait démontrer sa capacité à faire un coup de force et amener les Ukrainiens à choisir un président pro-russe pour éviter des représailles.

Dans la semaine précédant l’invasion russe, l’Ukraine a dénombré plus de 200 cyberattaques sur son territoire, visant des sites gouvernementaux, des hôpitaux et des moyens de production. Par le biais de ce black-out, la Russie espérait faciliter son intervention.

Le 26 février 2022, le vice-premier ministre ukrainien, ministre de la transformation numérique, M. Fedorov, a proposé à toute personne sachant pirater des réseaux et souhaitant aider l’Ukraine de se manifester en attaquant la Russie. Il en est résulté une riposte d’ampleur : de nombreux hackers ont soutenu l’Ukraine, aux côtés de grandes sociétés que vous avez citées. Chaque jour, nous mesurons l’impact de la contre-attaque ukrainienne, qui se manifeste en faisant tomber des sites pro-russes ou en révélant des positions russes grâce aux flux vidéo ou aux signaux GPS.

Cette cyber-riposte n’est cependant pas, comme vous l’avez dit, susceptible d’inverser le cours des choses. L’un des enseignements que nous pouvons tirer de cette guerre est notre vulnérabilité face à des pirates informatiques, qui pourrait se traduire par une mise en déroute de nos propres outils de production. Chaque appareil électronique est une surface d’attaque potentielle et, bien que des moyens soient mis en œuvre depuis cinq ans dans un cadre militaire, nous constatons que l’obsolescence de nos défenses est très rapide et que l’adaptation qui est possible dans un cadre militaire est parfois plus difficile à réaliser et à suivre dans un contexte civil, notamment au niveau des entreprises et des collectivités.

Il devient donc nécessaire de penser en termes d’interopérabilité entre défense cyber militaire et défense cyber civile. Je rappelle que, le 4 décembre dernier, l’hôpital de Versailles a été victime d’une cyberattaque majeure, pouvant nuire à la prise en charge de patients et même conduire au décès de certains d’entre eux.

Pensez-vous qu’à l’heure du post-quantique, nous ayons les moyens de faire face à un tel niveau de menace ? Selon vous, comment augmenter efficacement le niveau de cybersécurité du pays pour nos points vitaux tant civils que militaires ? Enfin, quelles sont les priorités auxquelles devra répondre la future LPM ?

M. José Gonzalez (RN). Presque un an s’est écoulé depuis le début du conflit qui oppose la Russie à l’Ukraine, ou, pour être précis, depuis le début de l’agression de l’Ukraine par la Russie, et nous avons aujourd’hui des éléments pour comprendre et étudier la cyberguerre qui oppose les deux pays et, plus encore, les répercussions qu’elle peut avoir en Europe.

Bien moins évidente que le conflit qui se joue directement sur le champ de bataille, la guerre menée dans le cyber s’est très vite révélée moins alarmante que ne le redoutaient les différents observateurs occidentaux. C’est d’ailleurs là – peut-être le confirmerez-vous – l’un des enseignements les plus surprenants de ce conflit. En effet, si l’on s’attendait à de multiples cyberattaques à l’encontre de l’activité économique et à une volonté de paralyser certains États, force est de constater qu’aucune offensive de grande ampleur n’est à déplorer à ce jour. Cela est d’autant plus déroutant qu’on sait comment la Russie s’est illustrée dans le domaine cyber, d’un point de vue tant technique qu’économique et social. Il est donc légitime de s’attendre à de féroces hostilités de sa part à l’encontre de ses adversaires, et c’est le comportement qu’elle manifestait avant que le conflit ne prenne officiellement forme. On se souvient notamment des vols de données bancaires, militaires ou relatives à des personnalités diplomatiques ukrainiennes et autres attaques numériques observées quelques jours avant que la guerre ne commence.

Dans ces conditions, est-il légitime de parler de cyberguerre intense et massive ? Cela ne dissimule-t-il pas une forme d’attaque plus subtile et discrète ? Dans une telle perspective, comment les pays qui ne sont pas directement belligérants interviennent-ils – vous avez déjà abordé ce point en évoquant l’intervention des Américains ?

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Vous avez mis l’accent sur la dimension d’influence que revêt l’action cyber des Russes et sur l’enjeu qu’il y a à être capable de façonner préalablement l’opinion. On voit surgir là un risque pour le pluralisme. L’influence fait partie des priorités de la revue nationale stratégique. Comment appréciez-vous le risque que cela peut faire peser sur nos principes démocratiques et la façon dont nous pouvons agir dans le domaine de l’influence sans nous contredire ?

Vous avez, par ailleurs, souligné que la nature même des actions cyber exige une longue préparation et un important temps de latence. Comment envisagez-vous l’amélioration de l’articulation de vos services avec ceux du renseignement ? Un optimum est-il atteint ou une amélioration est-elle possible ?

Du point de vue de la conduite des opérations, s’agissant de l’Ukraine mais pas seulement, que peut nous apprendre l’action cyber quant aux intentions d’une puissance belligérante ? Nous voue-t-elle au brouillard ou, au contraire, apporte-t-elle une information qui peut nous éclairer quant aux buts de guerre réellement poursuivis ? Cette question est particulièrement importante dans le conflit actuel, étant donné son degré d’imprévisibilité ou d’irrationalité, qui a frappé tous les observateurs.

Vous avez également évoqué le rôle des entreprises ou d’infrastructures comme Runet ou VKontakte, et la façon dont les Russes ont constitué des infrastructures propres. De tels objectifs peuvent-ils participer à une stratégie de résilience pertinente pour un pays comme la France ?

Enfin, où en sommes-nous dans le domaine quantique et comment concevez-vous l’évolution de la menace dans ce domaine ?

M. Jean-Louis Thiériot (LR). Dans la guerre cyber qui se déroule aujourd’hui en Ukraine, y a-t-il eu, et à quel niveau, des attaques cyber dans les pays de la ligne de front, c’est-à-dire ceux, des pays baltes jusqu’à la Roumanie, qui se trouvent en première ligne ? Quels liens avez-vous pu observer et quel est l’état de la situation ?

En deuxième lieu, vous avez évoqué le lien entre guerre cyber et guerre informationnelle. S’il est très clair qu’à ce stade, l’Ukraine a probablement gagné la partie de la guerre informationnelle en Occident, la situation n’est pas du tout la même dans le reste du monde, où les perceptions sont très différentes. Comment expliquez-vous cette différence et pourquoi une communication ouverte à l’ukrainienne fonctionne-t-elle très bien en Occident et moins bien ailleurs ? Il serait, pour nos stratégies futures, très important de le comprendre.

En troisième lieu, l’Ukraine mène-t-elle aussi – pour autant qu’on puisse le savoir, ou que vous puissiez nous le dire – des opérations cyber offensives sur le territoire russe et en direction des infrastructures russes, et avec quel résultat ?

Vous évoquiez, enfin, la question majeure de l’attribution des attaques. Il y a des attaques informatiques sur tout le territoire national : Mounir Belhamiti a très justement rappelé l’attaque subie par l’hôpital André Mignot de Versailles et mon département de Seine-et-Marne a été victime, comme sept autres, d’attaques informatiques majeures dont l’attribution est difficile, même si de sérieux doutes nous orientent vers l’est. Que pouvez-vous donc nous dire à propos de l’attribution, qui est aussi une question politique ?

Question corollaire : quel rôle jouent les proxys, dont on connaît l’importance en Russie et en Ukraine ? La France devrait-elle réfléchir elle aussi à l’utilisation de proxys, afin de mener des actions discrètes ?

M. Fabien Lainé (Dem). La situation en Ukraine doit nous inspirer pour tout ce qui concerne l’endommagement de nos infrastructures d’importance critique, la perturbation du fonctionnement de nos services publics, le vol de renseignements soumis à la propriété intellectuelle ou les entraves visant nos activités. Pendant la crise du covid-19, nous avons tous étés marqués, notamment dans les Landes, par la longue et douloureuse attaque de l’hôpital de Dax, qui a été l’une des premières de cette nature et qui a placé les personnels et plus encore les patients dans une situation critique.

Nous pouvons redouter des attaques visant nos opérateurs d’importance vitale à l’occasion des grands événements qui se profilent, comme la Coupe du monde de rugby ou les Jeux olympiques. Au-delà de la souveraineté nationale, on voit aussi les effets de la guerre informationnelle par exemple au Mali, qui a beaucoup animé les débats dans cette enceinte durant le précédent mandat. À l’Assemblée parlementaire de l’Otan, d’où plusieurs collègues et moi-même revenons, on débat du concept stratégique adopté en 2022, notamment à l’égard de la Fédération de Russie, considérée comme un compétiteur qui teste notre résilience et tente d’abuser de l’ouverture de notre interconnexion. Ce sont là pour nous des interrogations.

Vous savez que nous travaillons sur la prochaine loi de programmation militaire. Quels sont, à cet égard, vos attentes, vos conseils et vos propositions, qui seraient fort utiles pour nos travaux ?

Mme Anne Le Hénanff (HOR). Compte tenu de la position ferme de la France vis-à-vis de la guerre en Ukraine, l’invasion dormante par la Russie – ce que vous appelez la guerre discrète – a-t-elle commencé en direction de l’Europe, et en particulier de la France ? Nos réseaux ont-ils commencé à être envahis par les invasions cyber dormantes ? Ce n’est pas de la science-fiction.

Vous avez également relativisé l’impact des cyberguerres et rappelé le rôle déterminant des guerres traditionnelles dans l’issue des conflits, laissant entendre que les États bien dotés et bien préparés l’emporteront sur ceux qui manient l’outil cyber. Ne croyez-vous pas cependant à une guerre 100 % cyber dans un avenir proche ? Faut-il systématiquement la lier à la guerre traditionnelle ?

Lors de l’audition du chef d’état-major des armées, j’avais souligné un cloisonnement, volontaire ou involontaire, entre la stratégie du ministère des armées en matière de cyberdéfense, assez secrète pour le commun des mortels – les Français n’ont pas connaissance des travaux de recherche ni des analyses sur l’attaque de demain – et celle des autres ministères qui traitent de ces questions, comme le ministère de l’intérieur ou les ministères chargés du numérique ou des collectivités locales. Une certaine ouverture du ministère des armées vers la société civile, notamment vers les collectivités locales, qui devront tôt ou tard faire face à la cyberattaque majeure, est-elle envisageable ? Ce jour-là, ce ne sera pas un hôpital, mais tout le territoire qui sera visé. Un décloisonnement, un accompagnement à la gestion de crise et à l’anticipation sont-ils envisageables pour éviter cette situation ?

M. le président Thomas Gassilloud. Pouvez-vous également nous indiquer quels sont les rôles respectifs de l’armée et de l’Anssi, qui est un acteur important, afin que nous ayons un bon aperçu de la cohérence globale de notre stratégie ?

Général de division Aymeric Bonnemaison. Je commencerai par l’Anssi. La France a choisi de faire d’une agence nationale l’autorité et l’acteur central dans le domaine de la cybersécurité. L’Anssi ne pouvant cependant porter seule le poids de ce lourd écosystème, une structure dénommée C4, ou Centre de coordination des crises cyber, a été créée afin de permettre des échanges très rapides. J’y participe pour ma part une fois par mois mais nos équipes se rencontrent plus régulièrement et nous disposons même maintenant d’une partie dénommée C4 permanent. Dès qu’une attaque cyber est signalée, les échanges se tiennent très rapidement pour assurer un large partage des analyses au sein de l’État. Y prennent part le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, qui préside ces échanges, l’Anssi, différents services de renseignements comme le Comcyber, la DGA-MI (Direction générale de l’armement Maîtrise de l’information), qui a une expertise dans ce domaine, et le ministère des affaires étrangères. C’est dans cette enceinte que nous abordons bon nombre des sujets que vous avez évoqués.

L’attribution d’une attaque est très complexe. Tout d’abord, si je peux vous dire combien d’attaques j’ai détecté, je ne peux pas vous dire combien j’en ai subi. Il se peut que des prépositionnements aient été effectués sur nos réseaux ou dans nos entreprises, avec des opérations de sabotage ou, surtout, de récupération de données et d’espionnage. La démarche chinoise, par exemple, se veut très discrète afin de piller notre savoir. Les Russes, quant à eux, pratiquent plutôt une guerre informationnelle et des actions d’entrave, ce qui n’exclut pas pour autant des opérations de renseignement préalables.

Nos services assurent la détection pour les réseaux du ministère, et l’Anssi dispose de nombreux relais dans l’État. Les services de renseignement nous aident à caractériser l’attaque en menant une étude technique fine basée sur des moyens dont nous ne disposons pas au sein de l’état-major des armées. Les services de renseignement creusent la question et mettent à profit leur première analyse, dont ils tirent des éléments techniques de caractérisation qui permettront de déterminer un mode d’action adverse.

Cependant, pour mener une attaque, il n’y a rien de mieux que de se cacher derrière un profil-type d’attaque auquel recourent les cybercriminels, et d’employer les outils du dark web qu’ils utilisent. À partir des éléments dont nous disposons, qu’ils soient techniques ou concernent le mode d’action, il est très difficile d’être certain de l’imputation technique d’une attaque. Certains éléments permettent néanmoins de le faire et, fort heureusement, les attaquants commettent aussi des erreurs.

Une fois l’imputation technique acquise, vient l’attribution, qui a un caractère plus politique et qui échappe au niveau où nous intervenons : il s’agit de décider politiquement, au nom de la France seule ou en coalition, si l’attaque sera attribuée à un pays déterminé. Ce processus est assez bien structuré dans l’État.

Pour ce qui est des collectivités territoriales, la tâche est importante. Lorsqu’on me parle de l’interopérabilité permanente et de l’interconnexion de l’armée de demain, je ne manque jamais de répondre que l’interopérabilité, si elle nous rend plus efficaces dans l’action militaire, nous rend aussi plus vulnérables sur le plan cyber. Chaque interconnexion crée une faiblesse. Il y a là un vrai défi.

Pour ce qui concerne les collectivités territoriales, ce défi ne relève pas seulement du ministère des armées. Nous y travaillons en nous efforçant d’être plus présents dans les lycées et auprès des jeunes, mais il faut sensibiliser la population avec des formations très en amont. En effet, des mesures simples peuvent permettre d’éviter une contamination trop rapide ou de détecter certains éléments.

Il ne faut pas non plus oublier nos entreprises et leurs sous-traitants, qui doivent monter en gamme sur le plan cyber. En effet, certaines entreprises nous disent encore qu’elles ne risquent rien parce qu’elles n’intéressent personne ! Il y a dix ans, lorsque nous avons écrit notre livre, beaucoup nous jugeaient pessimistes sur ce point, et on me trouve peut-être un peu trop optimiste aujourd’hui.

À tous les niveaux de l’État, une acculturation est nécessaire, dont nous sommes tous responsables. Nous y contribuerons par le biais de la journée défense et citoyenneté, qui nous permet de sensibiliser les jeunes – et aussi, je ne vous le cache pas, d’essayer de les recruter. Nous intervenons également dans des lycées, où nous proposons des jeux et activités ludiques du type Capture the flag qui permettront de faire venir des jeunes vers les domaines techniques. Alors que de nombreux jeunes abandonnent aujourd’hui les mathématiques assez tôt, cela permet de leur en faire découvrir une autre utilité et une autre vision. On peut être passionné de géopolitique et codeur, on peut être passionné de langues sans être hermétique à la technologie. Il y a là quelque chose à construire avec l’éducation nationale – j’ai déjà rencontré le directeur général de l’enseignement scolaire à ce propos – en vue de créer une dynamique. La technique, les mathématiques, ce n’est pas quelque chose de sale. Nous devons parvenir à attirer des jeunes. Je rencontre aujourd’hui un déficit de personnel et j’ai besoin de recruter. Je parraine d’ailleurs une cadette de la cyberdéfense. On s’aperçoit en effet que les formations d’ingénieurs en France peuvent accueillir plus de monde et que les femmes y sont peu nombreuses, peut-être par autocensure. Or aucune raison ne justifie leur absence dans le cyber. Nous devons mener dans ce domaine un travail collectif.

Nous travaillons, bien évidemment, sur le post-quantique, qui nous rendra peut-être plus vulnérables mais également meilleurs : le fait de pouvoir croiser des données et détecter des signaux faibles beaucoup plus rapidement nous fait progresser, mais le quantique permettra également de générer de nouvelles formes d’attaques. Dans le monde de la cyberdéfense, on ne peut jamais s’arrêter, on n’a jamais trouvé la solution, que ce soit en attaque informationnelle ou sur les réseaux. L’outil que j’utilise aujourd’hui ne sera plus valable demain, parce que le mode d’action aura été repéré ; il doit, en outre, être adapté à chaque cible. Mais ce qui est une difficulté pour l’attaquant est toujours bénéfique au défenseur. Autre aspect du travail dans le post-quantique, nous réclamons des financements en matière de chiffrement afin d’anticiper les techniques de demain, qui devront résister à ces outils. Les enjeux sont nombreux, mais nous y travaillons.

On m’a demandé si la cyberguerre était intense et massive, ou plutôt fine. Elle est, en réalité, un peu tout cela. Quant à savoir si on peut gagner une guerre par le cyber… Tout dépend de l’objectif, et notamment de la volonté de conquérir ou non du territoire. Ce qui est certain, c’est qu’on peut mettre à genoux un État : le Costa Rica s’est trouvé cet été en état d’urgence à la suite d’attaques sur tous ses réseaux. Il ne pouvait même plus payer ses fonctionnaires ni son armée. Le cyber peut servir à affaiblir durablement un État de façon sournoise et dans la durée, ou de façon brutale et visible. Mais, pour un militaire, même si le cyber permet de remporter des victoires, au même titre que les frappes aériennes par exemple, on ne gagne pas une guerre si on ne tient pas le terrain. Sans cyber nous sommes sûrs de perdre, mais nous ne gagnerons pas avec le cyber seul.

C’est là, du reste, l’un des défis de la LPM. Je ne peux pas trop m’avancer sur ce sujet : j’ai certes des exigences, mais c’est un gros édredon et je ne sais pas de quelle taille sera la valise, d’autant que toutes les armées sont aujourd’hui confrontées à une guerre de haute intensité. Le cyber s’ajoute aux autres milieux et ne se substitue pas à l’un ou l’autre d’entre eux. Même si des efforts sont faits, sans doute aurons-nous du mal à tout faire entrer dans la valise.

Pour ce qui est des risques pour la pluralité et pour la nation, je rappelle que je ne suis que l’un des acteurs de la lutte informatique d’influence, agissant pour les armées et en appui aux opérations militaires, dans un cadre très strict, qui respecte le droit international, le droit national, ainsi que des règles éthiques plus restrictives. Ainsi, je ne travaille pas sur le territoire national, mais en appui sur des théâtres d’opérations. Ce cadre est très contraint et une interaction se fait au niveau supérieur au mien avec les autres ministères pour porter les messages et assurer la coordination.

Les attaques que nous subissons dans la sphère de l’Afrique francophone montrent que nous avons encore bien du travail à réaliser ensemble, qui ne concerne pas seulement les armées mais de nombreux ministères. Ce ne sont pas les armées qui assurent la stabilité d’un pays, mais tous les acteurs ensemble, avec l’économie et la culture. C’est un travail commun que nous devons sans doute un peu mieux structurer – c’est en cours. Les points que vous évoquez ont été abordés notamment lors de la création de Viginum (service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères) et nous disposons désormais d’un cadre assez strict, qui permet de faire les vérifications appropriées. Nous sommes, en tout cas, tous sensibilisés aux risques de dérives possibles en la matière, y compris dans les services de renseignement, où l’application de la loi est très contrôlée.

Pour ce qui est des attaques visant des pays frontaliers, il se trouve que, depuis la guerre d’Ukraine, mes échanges avec mes partenaires sont devenus plus simples. Le cyber a un petit côté régalien, surtout pour les aspects liés à l’offensif et l’influence, mais qui a moins de raisons d’être pour ce qui concerne le défensif. Aujourd’hui, le partage très rapide des informations dès que l’un d’entre nous est attaqué, dans le cadre otanien ou européen, assorti d’une capacité d’intégrer les données techniques de la manière plus fluide possible, est au cœur de nos préoccupations. Les Américains l’ont déjà fait en publiant des attaques russes ; or lorsque vous publiez le type de virus et les données correspondantes, cela permet de le filtrer et de le trouver. Jusqu’à présent, les nations avaient plutôt tendance à garder ces informations par-devers elles, y compris pour les réutiliser ultérieurement, mais aujourd’hui la dynamique consiste plutôt à les publier au plus vite afin d’éviter que d’autres pays soient contaminés. Ainsi, de même qu’elle a réveillé l’Otan, l’attaque de Poutine a finalement accéléré le partage des données, que nous travaillerons à poursuivre dans les années prochaines.

Pour ce qui est des attaques visant les territoires, le ministère des armées n’est pas l’acteur central de la réponse au sein de l’État. En revanche, c’est l’un des ministères qui ont le plus travaillé et qui disposent d’une première maturité sur ces sujets. Nous sommes bien entendu susceptibles de renforcer l’Anssi si elle a besoin d’un appui particulier, comme nous l’avons déjà fait au Monténégro. Des acteurs privés interviennent aussi pour l’État dans cette remédiation, également labellisés par l’Anssi. Il arrive d’ailleurs qu’on nous reproche, nous acteurs publics, de concurrencer les acteurs privés sur un marché qui pourrait leur être ouvert.

Notre réflexion sur les crises majeures doit être intégrée dans la loi de programmation militaire, mais tout dépendra du niveau d’ambition que nous nous fixerons dans ce domaine. En tant que militaires, nous participons évidemment à la défense nationale, mais ce que nous avons développé dans le cadre des armées sert déjà à protéger nos systèmes – ce qui est déjà un défi. En cas d’intervention sur le territoire national face à une attaque majeure, cyber ou d’une autre nature, nous aurons aussi besoin de nous déployer. Nous le ferons notamment à l’occasion des Jeux olympiques, même si le dispositif relèvera avant tout du ministère de l’intérieur, et je serai pour ma part responsable de la protection cyber des unités déployées par les armées. Si donc nous devions avoir la mission d’être plus présents dans les territoires, ce serait une ambition de la LPM et nous devrions en avoir les moyens.

Cela soulève bien sûr la question de la réserve, qui n’est pas si facile à construire et à maintenir dans la durée. Étant désormais un peu ancien dans l’institution, j’ai connu des cas, notamment lorsque je commandais un régiment en Alsace, où l’on a créé une réserve, où l’on a fait des promesses, où des gens se sont engagés, notamment vis-à-vis de leurs entreprises, et où des coupes budgétaires ont tout mis par terre. Si donc nous entrons dans une dynamique de réserve, nous devons nous structurer pour l’accueillir, mais aussi assurer une continuité sur toute la durée de la formation militaire.

S’agissant des opérations offensives ukrainiennes qui pourraient être menées sur le territoire russe, sans doute y en a-t-il, mais j’avoue être assez peu informé sur cette question. Certaines opérations ont été conduites par les États-Unis, assumées notamment par le général Nakasone. Cependant, les Ukrainiens sont en plein conflit. Or, je vous l’ai dit, une attaque bien structurée en lutte informatique offensive n’est pas le fait d’un homme en capuche qui travaille seul dans une cave : c’est un vrai travail d’équipe, qui associe des compétences diverses et qui demande des conditions préalables et un tempo qui ne sont pas forcément ceux d’un pays submergé par une attaque et qui mène déjà une guerre classique. Des gens agissent certainement – je pense en particulier à l’IT Army – mais en ordre sans doute un peu dispersé.

Pour ce qui est des invasions dormantes, j’aimerais vous dire qu’il n’y a pas de risque, mais nous ne le savons pas. Ce qui est certain, c’est que nous ne sommes pas le seul ennemi des Russes, qui eux aussi sont assez occupés en Ukraine. Certains de leurs outils ont été détectés lors des attaques qu’ils ont tentées dans ce pays et qui ont été révélées, ce qui nous donne un peu de lisibilité, mais le métier de Comcyber pousse à une grande prudence et à une grande humilité. Quand je ne détecte pas d’attaque, cela ne signifie pas qu’il n’y en a pas, mais seulement que je ne l’ai pas vue.

M. le président Thomas Gassilloud. Je reviens sur la question de M. Saintoul sur la stratégie russe en matière de résilience. À l’échelle du monde, certains États restent très ouverts, comme les pays d’Europe et les États-Unis d’Amérique, tandis que d’autres cherchent à mieux maîtriser leur internet. Les Chinois parviennent pratiquement à s’isoler et les Russes travaillent dans le même sens. Comment être résilients dans le domaine cyber lorsque toutes les portes sont ouvertes ? N’est-ce pas là notre difficulté majeure ? La stratégie de la Russie et de la Chine, qui consiste à mieux maîtriser leur réseau internet, tant pour des raisons de résilience nationale que pour contrôler les informations qui circulent, vous semble-t-elle pertinente ?

Général de division Aymeric Bonnemaison. Nous avions quelque peu anticipé cette fragmentation d’internet. Au vu des pays qui la pratiquent – la Chine, la Russie et l’Iran – c’est un signe peu encourageant d’un point de vue démocratique.

En matière de data centers, le développement d’une souveraineté française ou européenne est tout à fait opportun. Dans ce domaine, nous disposons en France d’une technologie qui monte et que nous devons soutenir. Ne soyons pas naïfs, y compris s’agissant de nos alliés, car ces derniers ont aussi des intérêts propres. Il faut aller vers plus de capacités intégrées en France.

Quant à la fermeture d’internet, c’est une question qui se pose aussi dans le milieu militaire. Comme je l’ai déjà dit, les armées veulent de plus en plus d’interopérabilité car c’est ainsi qu’elles gagneront – mais à condition que le COMCYBER parvienne à préserver la sécurité de cette interconnexion !

Vous m’avez enfin demandé pourquoi l’influence ukrainienne n’avait de succès qu’en Occident : c’est parce qu’elle y a trouvé un terreau favorable. Il existe des enjeux géopolitiques expliquant que certains pays ont intérêt à ne pas croire Volodymyr Zelensky, parce qu’ils subissent des pressions de la part de la Russie ou qu’ils ont des engagements ou des intérêts qui les dissuadent, quoi qu’il arrive, de pencher de l’autre côté. Enfin, les populations n’ont pas toutes le même niveau d’information ni d’éducation dans leur accès à l’information.

M. le président Thomas Gassilloud. Nous en venons aux questions individuelles.

M. Jean-Michel Jacques (RE). En décrivant la guerre d’influence et la guerre informationnelle actuelles, vous avez dit que chaque partie parlait à son propre public. Cela signifie-t-il qu’elle n’arrive pas à toucher le public adverse, et donc que la cyberdéfense est plus facile que la cyberattaque ? Cela influence-t-il notre doctrine ?

Mme Michèle Martinez (RN). Une enquête menée en 2021 par les services de la plateforme cybermalveillance.gouv.fr auprès des communes de moins de 3 500 habitants a révélé que 65 % d’entre elles estimaient que le risque numérique était faible, voire inexistant, ou disaient ne pas savoir l’évaluer. Les cyberattaques menées dans le cadre de la guerre en Ukraine sont certes dirigées contre des services gouvernementaux, mais l’impréparation et les lacunes cruelles des collectivités locales, notamment des communes rurales et de taille moyenne, en matière de cybersécurité apparaissent quans même trop peu prises en compte. Si ces collectivités peuvent apparaître, au premier abord, comme des cibles non stratégiques, elles n’en disposent pas moins de nombreuses données sensibles, qui vont des registres de l’état civil aux marchés publics en passant par des dossiers complets d’administrés ou des documents électoraux. Le risque est grand. L’État a-t-il pris pleinement conscience de ce problème, qu’il ne pourra sans doute résoudre qu’en investissant fortement dans l’accompagnement des collectivités ?

Mme Nathalie Serre (LR). Vous avez évoqué le rôle important joué par les géants du numérique, les Gafam, qui ne sont pourtant pas des États mais des entreprises. Leur action est-elle positive, négative ou neutre dans la défense d’un pays ? Avons-nous intérêt à exercer sur eux un contrôle politique ou à développer nos propres réseaux ?

M. Jean-Marie Fiévet (RE). Depuis le mois de février, l’invasion de l’Ukraine par la Russie se déroule dans différents champs opérationnels : sur terre, en mer et dans les airs. Le conflit prend toutes les dimensions et occupe également, de manière moins médiatique, l’espace cyber. De nombreux assauts sont menés, mêlant attaques informatiques, tentatives de désinformation, destructions de réseaux et opérations d’espionnage. Si la Russie est l’une des menaces principales en matière de cyberattaques, l’armée ukrainienne fait aussi preuve de résilience. Vous avez rappelé que la Russie avait déjà conduit diverses cyberattaques à l’encontre de l’Ukraine avant l’invasion, mais ces actions sont désormais utilisées en complément des opérations militaires physiques.

Les cyberattaques russes ont aussi visé d’autres pays, notamment des États membres de l’Union européenne. Elles se font de plus en plus menaçantes et ciblent y compris les États les plus avancés en cyberdéfense. Cet accroissement de la menace a d’ailleurs entraîné un renforcement de la coopération internationale en la matière. Alors que la Commission européenne a présenté différents plans visant à renforcer la cybersécurité en Europe, pourquoi ne pas encourager davantage la coopération européenne, en créant par exemple une agence cyber au fonctionnement similaire à celui de l’agence Frontex, qui permettrait d’harmoniser les pratiques de cyberdéfense de l’ensemble des États membres ?

M. Pierrick Berteloot (RN). Nous pouvons tirer de nombreux enseignements du conflit russo-ukrainien. Qu’il s’agisse de l’utilisation de drones-suicide, du retour de la logique de masse des armées ou de l’usage d’une technologie militaire moins avancée, mais beaucoup plus facile et rentable à produire, nous avons la chance de pouvoir produire un retour d’expérience, que nous pourrons exploiter. L’un des volets en est le domaine du cyber, qui n’est plus à sous-estimer puisque cette fois il est utilisé massivement et délibérément dans le cadre d’une guerre de haute intensité.

Nous pouvons distinguer deux points majeurs : l’attaque sur les serveurs, visant à désorganiser l’adversaire, et la désinformation.

Une attaque de serveurs, qui peut sembler anodine dans un contexte de guerre ouverte, a en réalité les implications très concrètes. L’attaque par les Ukrainiens de la plateforme comptable de distribution d’alcool russe Egais, début mai, pourrait avoir occasionné une perte de 28 millions de dollars de droits d’accises pour la Russie, soit l’équivalent de quatorze chars T-80. L’enjeu est donc très concret. Je ne parle même pas de l’attaque informatique du satellite européen KA-SAT, en mai dernier, dont les Russes sont accusés. L’attaque de serveurs constitue donc un risque majeur, et nous devons être à la pointe sur cet aspect de la cybersécurité.

Le second volet de la cyberguerre est celui du renseignement et de la désinformation, dans laquelle les Russes sont très avancés.

Cependant, force est de constater que, dans ce conflit, la dimension cyber n’a pas encore été déterminante au point de désorganiser massivement les opérations ennemies. Les Russes et les Ukrainiens résistent, malgré des attaques répétées et des campagnes massives de désinformation. Aussi, n’avons-nous pas surestimé la dimension cyber dans un contexte de guerre de haute intensité ?

M. Christophe Blanchet (Dem). Vous avez évoqué la réserve, un sujet sur lequel planche, au niveau du ministère des armées, un groupe de travail auquel je participe. Vous avez notamment souligné ses limites dans le domaine cyber. Avez-vous des propositions d’amélioration ?

On distingue la réserve opérationnelle de premier niveau (RO1), la réserve opérationnelle de deuxième niveau (RO2) et la réserve citoyenne. Auquel de ces niveaux envisageriez-vous l’opérabilité des réservistes dans le cyber ?

Lors d’une audition, nous avons évoqué le fonctionnement des communautés et le rôle des influenceurs. Ces derniers peuvent, en un clic, transmettre une information à 30 000 abonnés d’un coup. Ne pourrions-nous pas mobiliser ces personnes qui, pour servir leur pays, seraient prêtes à diffuser une information gratuitement, bénévolement ? Ce n’est sans doute pas du cyber, mais cela s’en rapproche. Réfléchissez-vous à une éventuelle collaboration avec des influenceurs ? Comment pourrions-nous la structurer ? Serait-il envisageable de confier la gestion d’une communauté de ce genre à un réserviste citoyen ?

 

Mme Anne Le Hénanff (HOR). Vous avez évoqué les différents types de couches informatiques et expliqué que les Américains aidaient activement l’Ukraine à s’équiper et à se protéger. L’Europe ouvre donc les vannes aux Américains pour ce qui est du matériel informatique, avec tout ce que cela induit. Dans le même temps, nous essayons de définir le cadre d’une politique de souveraineté numérique européenne et de contrer l’esprit de conquête des Américains, que nous observons notamment sur le territoire français, dans différentes organisations telles que les chambres consulaires. Comment appréhendez-vous cette double approche ? Certes, nous devons protéger un pays en guerre et avons donc besoin de matériel et de spécialistes compétents dans un domaine où les Américains sont indéniablement experts. Mais ce faisant, même si l’Ukraine n’est pas membre de l’Union européenne, nous facilitons l’accès des États-Unis au territoire européen.

Général de division Aymeric Bonnemaison. Nous le voyons nous-mêmes sur les réseaux sociaux, Monsieur Jacques : chaque utilisateur développe autour de lui des sphères de proximité ou d’affinité, notamment idéologique, avec d’autres utilisateurs auxquels il envoie des messages et qui vont surenchérir. C’est d’ailleurs tout le problème de la radicalisation par le biais des médias. Dans le cadre d’un conflit, c’est un peu la même chose : chaque partie active les relais qui lui sont proches. Pensez-vous qu’un message russe parviendra à persuader un Ukrainien ou même un Occidental que cette guerre est une bonne chose ? Je ne suis pas sûr que les Russes s’investissent beaucoup dans ce genre de contestation, qui leur ferait perdre beaucoup trop d’énergie. Pour eux, l’enjeu est peut-être plutôt de convaincre les autres pays, ceux qui ne sont pas occidentalisés ou qui rejettent une forme de domination de l’Occident, qui pourraient leur servir de relais dans les enceintes internationales. Il y a une tendance naturelle à constituer des bulles, et notre étude a permis de constater que ces différentes bulles ne se parlent pas, ne se contestent pas. On observe malheureusement la même chose à l’échelle de notre pays : si le débat a lieu à l’Assemblée nationale, il est en réalité assez peu présent sur les réseaux sociaux.

Madame Martinez, je découvre ce chiffre de 65 % que vous avez cité, qui me surprend et m’inquiète un peu. Je ne pensais pas que nous en étions là. Dépendant du ministère des armées, je ne représente pas l’État dans son ensemble et ne peux donc répondre que partiellement à votre question mais, comme je le disais, nous devons mener un gros travail d’acculturation et d’éducation des différents acteurs concernés par ces problématiques. Nous nous heurtons toutefois au principe de réalité : certaines entreprises n’ignorent pas qu’elles peuvent être attaquées mais n’ont pas d’argent pour financer leur protection et ne savent pas comment s’organiser. C’est ici qu’intervient l’Anssi, qui a entrepris de labelliser des sociétés chargées d’apporter aux entreprises des conseils, voire de petites solutions. Il en émerge beaucoup en ce moment. Dans l’écosystème français du numérique qui est en train de se constituer, de nombreuses solutions pratiques sont ainsi développées pour donner aux entreprises, y compris petites – car les grands groupes ne sont pas les seuls à devoir se protéger – une première capacité de réponse. Par ce biais, nous améliorons notre résilience globale.

Madame Serre, j’ai l’impression que beaucoup de gens sont conscients du rôle des Gafam et de la nécessité d’exercer sur eux un contrôle politique. L’Union européenne s’est un peu réveillée à ce sujet. S’il est difficile de déstabiliser ce monopole, je vois aussi émerger, depuis cinq ou six ans, des capacités françaises dans ce domaine – j’ai encore pu le constater récemment à l’European Cyber Week ou aux Assises de la cybersécurité à Monaco. Des jeunes ayant la fibre nationale, dont certains ont d’ailleurs déjà servi dans notre ministère, montent des boîtes, des « jeunes pousses », sans chercher à se faire racheter tout de suite par un grand groupe américain, comme de nombreux entrepreneurs le souhaitaient auparavant. Ils sentent certes qu’il y a un marché à conquérir, mais ils sont aussi sensibles à la nécessité d’une souveraineté française, voire européenne dans ce domaine. Nous devons accompagner ces pépites, notamment dans le cadre des levées de fonds, et les protéger de la prédation.

Lors de la présidence française de l’Union européenne, mon prédécesseur a organisé la première rencontre de tous les cybercommandeurs européens. Nous nous réunissons désormais une à deux fois par an : vous voyez donc que nous sommes à la manœuvre pour faire émerger des solutions européennes. Nous aimerions aussi créer des capacités d’intervention européennes : lorsqu’un pays rencontrerait une difficulté, l’un de ses partenaires pourrait mobiliser un groupe d’intervention cyber (GIC) pour lui venir en aide. Cela nous permettrait d’empêcher les Américains d’occuper l’espace vide. Les États-Unis sont en effet venus aider des pays ayant besoin d’une réassurance, notamment certains pays frontaliers de la Russie ; dès lors, il sera compliqué de les faire partir… Quoi qu’il en soit, il est important de développer une offre de services, une capacité à aider d’autres pays – c’est aussi une forme de diplomatie d’accompagnement et une contribution à la construction européenne –, ce qui nécessite évidemment des moyens. J’ai aujourd’hui une capacité comptée de GIC, qui doivent déjà traiter nos problèmes nationaux et pourraient être mobilisés pour renforcer l’Anssi en cas de crise majeure dans notre pays.

Monsieur Fiévet, il existe déjà une Agence européenne de cybersécurité, l’Enisa. Beaucoup d’initiatives et de travaux sont en cours. Je l’ai dit, le cyber avait autrefois un petit côté secret, régalien, mais les notions de partage et d’entraide dans la lutte informatique défensive sont aujourd’hui largement admises.

Vous vous demandez, Monsieur Berteloot, si nous n’avons pas surestimé le cyber. Personnellement, je ne le pense pas. Nous l’avions déjà écrit dans notre livre, qui n’est pourtant pas récent, et je crois vous l’avoir démontré tout à l’heure : le cyber ne fait pas tout, mais cela ne l’empêche pas d’être présent avant les conflits, pendant, même si c’est un peu moins, et enfin après, sous la forme de l’espionnage, voire du pillage. Même s’il ne permet pas de résoudre toutes les guerres, le cyber est un véritable outil de puissance : il faudra donc intégrer à la LPM tout ce dont nous aurons besoin pour devenir plus résilients dans ce domaine. Je me reconnais d’ailleurs dans presque tous les objectifs déclinés dans la revue nationale stratégique : au-delà de l’objectif stratégique n° 4, intitulé « une résilience cyber de premier rang », je suis concerné par l’intégration du combat, les nouveaux champs, la liberté de manœuvre multimilieux. Le cyber intéresse l’ensemble de la société. Quand les armes parlent, il est un petit peu moins prépondérant, mais il reste un acteur.

S’agissant des réserves, Monsieur Blanchet, je ne peux pas vous apporter de réponse immédiate car nous sommes en train d’y travailler. Nous ne découvrons pas le sujet : nous avons déjà de belles expertises, notamment une réserve de compétences qui vient renforcer notre Cassi (centre d’audit de la sécurité des systèmes d’information) et notre Calid (centre d’analyse en lutte informatique défensive). Il est sans doute possible d’aller plus loin, d’agréger des compétences, mais je ne voudrais pas vous livrer des réflexions qui ne sont pas encore tout à fait consolidées en interne. La constitution de réserves permettra aussi de renforcer, dans les territoires, la nécessaire acculturation dont je parlais tout à l’heure. Nous commençons à tenir un tel discours aux entreprises, qui sont nombreuses à se sentir concernées par ce sujet.

S’agissant de la mobilisation de la réserve citoyenne et des influenceurs, je suis partagé. Cette démarche pourrait s’avérer tout à fait bénéfique mais, comme je l’ai déjà dit tout à l’heure, l’influence se manie avec prudence. En général, l’influenceur est un homme très libre ; mais s’il intervient en tant que réserviste, il porte la parole des armées, il me représente, et je devrais assumer tout ce qu’il dira en dehors du champ de la réserve. Nous avons pensé à solliciter des influenceurs pour le recrutement : la réserve citoyenne telle qu’elle avait été initialement conçue par l’amiral Coustillière a engagé un travail à ce sujet, et je vous avoue que j’ai moi-même déjà commencé à étudier la question. Encore une fois cependant, la mobilisation d’influenceurs engagera notre parole.

M. Christophe Blanchet (Dem). Quel est l’état de vos réflexions s’agissant de la RO2 ?

Général de division Aymeric Bonnemaison. Elles sont moins avancées, et l’état-major des armées a entamé une étude d’ensemble pour mieux exploiter la réserve de 2e niveau (RO2), qui regroupe, sous un régime de disponibilité obligatoire, tous les anciens militaires, dans la limite des cinq années suivant la cessation de leur état militaire.

Mme Josy Poueyto (Dem). Vous disiez tout à l’heure que vous manquiez de femmes. On peut se demander pourquoi, et ce qu’il est possible de faire pour les inciter à vous rejoindre. Peut-être des influenceuses ?

Général de division Aymeric Bonnemaison. Il y a déjà beaucoup d’influenceuses. C’est dans la couche sémantique que la féminisation pose le moins de problèmes, car les profils sont moins techniques – nous recrutons des psychologues ou des gens qui ont fait du marketing, par exemple.

S’agissant plus généralement de la féminisation de nos effectifs, je vous ai déjà parlé du dispositif des cadettes. Avec le directeur général de l’enseignement scolaire, nous réfléchissons aussi à l’idée d’intégrer systématiquement une femme dans les équipes de Capture the flag : cela montrerait aux jeunes filles que ce domaine est abordable et pourrait faire naître la motivation. Mais ces réflexions ne sont pas encore abouties.

M. Jean-Louis Thiériot (LR). Bien que je comprenne la préoccupation de M. Blanchet, je souscris entièrement à vos remarques s’agissant de la nature des influenceurs. Ce sont parfois des électrons libres, et nous ne savons pas forcément ce qui pourrait en sortir. Je pense, mais cela reste un sentiment, que ce travail devrait plutôt être mené par les services spécialisés, de sorte que les agissements de ces influenceurs ne puissent être directement attribuables.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). L’articulation entre le Comcyber et le renseignement est-elle optimale ?

Général de division Aymeric Bonnemaison. Je vais vous surprendre : dans le domaine technique, les échanges entre le Comcyber et les différents services de renseignement se passent bien, grâce notamment au C4, où nous nous voyons très régulièrement et où l’expertise des services de renseignement nous aide à la caractérisation et à l’imputation technique des attaques que nous avons repérées. Le fait que certaines personnes, dans le domaine cyber, passent facilement d’un monde à l’autre facilite également nos relations. C’est d’ailleurs quelque chose que nous essayons de mettre en avant afin d’attirer les profils que nous voulons recruter. Beaucoup se sentent vite enfermés et n’ont pas envie de s’engager pour vingt ans dans les armées : nous leur montrons que des parcours croisés sont possibles. Cela nous incite à être d’autant plus prudents en matière d’influence.

M. le président Thomas Gassilloud. Merci, mon général, pour ces échanges.


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  1. Audition conjointe, à huis clos, de Mme Anne-Claire Legendre, porte-parole, directrice de la communication et de la presse au Ministère des affaires étrangères, de Mme Angélique Palle, chercheur à l’institut de recherche stratégique de l’école militaire, et de M. Sébastien Abis, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), directeur du club Déméter, sur le caractère hybride des conflits et l’utilisation d’armes multichamps (respectivement dans les domaines informationnels, énergétique et alimentaire) (mercredi 7 décembre 2022)

 

M. le président Thomas Gassilloud. Ainsi que cela figure dans la Revue nationale stratégique (RNS) : « La guerre de nouvelle génération conduite par la Russie se caractérise par le retour d’une stratégie intégrale associant des actions hybrides et des opérations de haute intensité […]. ». Cette audition porte précisément sur l’impact de ces actions hybrides, avec l’étude approfondie de trois champs : l’informationnel, l’énergétique et l’alimentaire.

Nous avons le plaisir d’accueillir tout d’abord Mme Anne-Claire Legendre, à la fois porte-parole et directrice de la communication et de la presse au ministère de l’Europe et des affaires étrangères, qui évoquera les manipulations de l’information et des réponses qu’on peut lui apporter.

Mme Angélique Palle est chercheur associé à l’institut de recherche stratégique de l’école militaire (IRSEM) et spécialiste des domaines de l’énergie et des matières premières.

Enfin, M. Sébastien Abis, est chercheur associé à l’institut des relations internationales et stratégiques (IRIS) et directeur du club Déméter – une association qui réunit des responsables du secteur agricole et agroalimentaire et qui est tournée vers les enjeux mondiaux liés à l’agriculture, l’alimentation et le développement durable. Là encore, la RNS décrit la sécurité alimentaire comme un impératif de stabilité politique intérieure pour de nombreux États. Force est de constater que le conflit ukrainien a mis en avant ce que vous appelez « la fragilité de la sécurité alimentaire », la Russie comme l’Ukraine étant deux importants producteurs et exportateurs de produits agricoles – en particulier de céréales.

Information, énergie et alimentation sont des armes non létales, mais profondément déstabilisatrices et qui peuvent contribuer à une potentielle victoire. Nous nous proposons de mieux les comprendre grâce à vous.

Mme Anne-Claire Legendre, porte-parole, directrice de la communication et de la presse au ministère de l’Europe et des affaires étrangères. Vous avez mentionné la RNS, Monsieur le président. On pourrait aussi citer d’autres interventions du Président de la République, qui a relevé le caractère hybride de la guerre menée aujourd’hui par la Russie depuis l’invasion de l’Ukraine le 24 février. Son caractère hybride s’illustre tout particulièrement par une offensive informationnelle. Elle se déploie sur trois axes, qui visent trois publics différents.

La première offensive concerne la population russe et cherche à maintenir le soutien à la guerre menée en Ukraine.

La Russie a mis en place toute une série de dispositifs et de mesures pour enfermer la population russe dans une bulle cognitive, ce qui avait déjà commencé avant le 24 février. Cela passe tout d’abord, dès les premiers jours du conflit, par la pénalisation de la mention d’un certain nombre de termes relatifs à la guerre en Ukraine – on ne doit pas parler de guerre mais d’« opération militaire spéciale ». Les restrictions apportées à la liberté d’informer ont conduit la totalité des médias indépendants à fermer. C’est le cas notamment de Novaïa Gazeta, de Dojd et de Meduza, qui continuent à émettre depuis l’extérieur. Il n’y a plus de média indépendant de nationalité russe opérant en russe en Russie.

Le contrôle porte aussi sur les réseaux sociaux, avec la fermeture de Twitter et des plateformes de Meta. Seul YouTube reste accessible. Les Russes ont certes trouvé un certain nombre de moyens pour contourner ces interdictions – avec un pic d’achats de réseaux privés virtuels (VPN) au début du conflit. Mais nous estimons que seulement 20 % de la population peut accéder à une information libre, et il s’agit sans doute surtout de la jeune génération.

La deuxième offensive informationnelle vise les partenaires occidentaux de l’Ukraine à travers leurs opinions publiques. L’objectif est de diviser le camp occidental et de fragiliser les politiques de soutien à l’Ukraine.

Pour cela, deux grands axes ont été suivis depuis le début de la guerre. Le premier consiste à inverser les responsabilités sur l’origine du conflit, en soulignant celle de l’Otan et de sa supposée provocation. Cette petite musique a malheureusement pris dans une partie de nos opinions publiques. Le deuxième axe est économique. La Russie a beaucoup travaillé depuis mars pour tout d’abord démontrer que les sanctions sont plus nuisibles pour les populations européennes que pour l’économie russe, censée avoir bien résisté. Vient ensuite la question de l’énergie. On voit circuler sur les réseaux sociaux des vidéos qui mettent en scène le fait que l’Europe souffrirait d’un état de rupture énergétique. Elles sont ensuite utilisées dans l’espace informationnel russe pour prouver à la population que sa situation n’est, par comparaison, pas si négative.

La troisième offensive concerne le « Sud global ».

Comme l’a analysé très tôt notre ambassade à Moscou, la Russie a présenté ce conflit comme celui opposant l’Ouest au reste du monde, en utilisant le narratif préexistant d’un supposé impérialisme occidental. Cela a été fait en lien avec la tentative d’inverser les responsabilités – ou du moins de créer des équivalences. Cette démarche a eu un effet sur les positions diplomatiques d’un certain nombre d’États. Nous avons également assisté à un chantage alimentaire et énergétique. Sans doute pour la première fois dans l’histoire des conflits, la propagande s’est également exercée au sujet de la sécurité alimentaire. Il s’agissait de convaincre nos partenaires que les sanctions européennes et américaines étaient à l’origine de la crise actuelle.

Nous avons évidemment développé des stratégies pour faire face à chacune de ces offensives. Sans les décrire toutes, je voudrais au préalable présenter le nouveau dispositif qui a émergé à l’occasion de la guerre en Ukraine.

Afin de faire face aux menaces, une task force pour lutter contre les manipulations avait été créée dès 2020 au sein du ministère de l’Europe et des affaires étrangères, à la demande de Jean-Yves Le Drian. Il m’avait ensuite donné pour mission de renforcer nos capacités de veille et d’analyse des dynamiques informationnelles il y a de cela un an et demi. Ce mandat confirmé par madame la ministre Catherine Colonna a permis de créer une nouvelle sous-direction au sein de la direction de la communication et de la presse du Quai d’Orsay durant l’été 2022. Elle permet de disposer d’une capacité d’analyse autonome, en lien avec le travail réalisé par les ambassades et par nos partenaires au sein de l’État – dont le commandement de la cyberdéfense et le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum), mais aussi avec nos partenaires internationaux.

Sur les trois champs déjà évoqués qu’avons-nous fait ? La bulle cognitive mise en place autour de la population russe est extrêmement efficace et difficile à pénétrer. C’est dans ce domaine que nos résultats sont les plus frustrants. Dès le début de la guerre, nous avons créé un compte Telegram pour envoyer des messages en russe à la population russe et pour contourner le blocage de Twitter, où nous nous exprimions. Le réseau Telegram a pris beaucoup d’ampleur à l’occasion de la guerre informationnelle menée dans le cadre de l’intervention en Ukraine. Nos partenaires ont fait de même, puisque les diplomaties américaine, européenne, britannique et allemande s’y expriment. Malheureusement, l’effet est limité en raison du contrôle exercé sur ce réseau social. À l’instar d’autres partenaires européens, dont les Allemands et les Lettons, nous avons par ailleurs aidé les médias indépendants russes à se réinstaller en Europe et à continuer de diffuser. La télévision Dojd peut ainsi réémettre depuis Paris avec une émission hebdomadaire en russe.

En ce qui concerne le deuxième axe de l’offensive russe, l’enjeu était de maintenir l’unité des partenaires de l’Ukraine. Tel a été le sens de l’effort mené au sein de l’Otan, de l’Union européenne (UE) et du G7 pour contrer la désinformation russe, en prouvant que les sanctions étaient efficaces et que des mesures particulières étaient prises pour en atténuer les effets sur nos économies.

Alors qu’un certain nombre de résolutions a dû être négocié au sein de l’ONU, la propagande russe a pesé sur notre capacité à obtenir des soutiens au sein de l’Assemblée générale des Nations unies. Au début de la crise, 141 États ont voté pour condamner l’agression ; en septembre dernier, ils étaient 143. Le maintien de ce soutien est le résultat d’un travail intense de démarches diplomatiques et l’on voit bien que le discours russe sur la responsabilité du conflit a porté. Il y a une forme d’indifférence envers le conflit en Ukraine, qui ne concernerait directement que les Européens. Une forme d’équivalence s’est installée dans l’esprit de certains, appuyée par l’accusation d’impérialisme occidental véhiculée par la Russie. Il faut prendre en compte de manière urgente les inquiétudes qui s’expriment au sujet des conséquences énergétiques, alimentaires et socio-économiques de la guerre. Dans certains pays, la propagande russe a fait miroiter des accords bilatéraux sur l’alimentation ou les engrais, et cela a payé. Nous devons donc continuer à porter notre effort vers le Sud.

Un dernier mot sur la coopération internationale. Des groupes ont été formalisés au sein de l’Otan pour la communication stratégique. Il en existe aussi dans le cadre du G7. Au sein du service européen pour l’action extérieure (SEAE), Josep Borrell dispose d’un service de communication stratégique très actif, qui a été créé en 2014 après les premières agressions contre l’Ukraine. Les éléments du dispositif sont là. Il reste à le rendre plus opérationnel. Nous partageons beaucoup les analyses des dynamiques informationnelles, mais nous n’avons pas encore trouvé la recette magique qui permettrait de donner un caractère massif à notre communication sur les réseaux sociaux.

Le travail de rétablissement des faits – effectué notamment par les ambassades – doit être relayé par d’autres acteurs pour résister au scepticisme croissant d’une partie du public envers la parole institutionnelle. C’est la raison pour laquelle il est essentiel, tant au niveau national qu’avec nos partenaires internationaux, de continuer à soutenir les médias qui sont les premiers acteurs de la lutte contre les manipulations de l’information et les vecteurs légitimes d’une information fiable, vérifiée et de qualité.

Mme Angélique Palle, chercheur associé à l’IRSEM. Si la question informationnelle est récente, l’utilisation de l’arme énergétique est quant à elle beaucoup plus ancienne. Les résistants français sabotaient déjà des lignes électriques lors de la deuxième guerre mondiale. Mais depuis lors nos sociétés sont devenues de plus en plus dépendantes aux approvisionnements en énergie. En outre, le caractère interconnecté et mondialisé des infrastructures crée des vulnérabilités, avec un risque d’effets en cascade qu’il faut anticiper.

Je vous propose d’aborder en premier lieu les aspects stratégiques, notamment à travers la question gazière, avant de traiter de manière en quelque sorte tactique celle des réseaux électriques.

Lors des dernières décennies, la Russie a suivi une stratégie de contournement de l’Ukraine, par où transitait dans les années 2000 l’immense majorité du gaz destiné à l’UE. Dans une certaine mesure, cela a permis aux Russes d’envisager une stratégie de guerre éclair contre l’Ukraine, Kiev devant tomber en quelques semaines et la relation énergétique avec l’UE se « normaliser » ensuite. D’où la mise en service des gazoducs Yamal en 2006 et Nord Stream 1 en 2012, ainsi que la construction de Nord Stream 2. Dans le sud ont été construits le Blue Stream et le Turkish Stream, tandis que le projet South Stream a échoué.

Du côté européen, la stratégie a consisté à diversifier en partie l’approvisionnement – notamment avec le gaz naturel liquéfié (GNL) importé par bateau – et à intégrer l’architecture énergétique européenne pour disposer de flux Nord-Sud, et non plus seulement de flux Est-Ouest hérités de la dépendance historique à la Russie. Cela devait permettre, d’une part, d’organiser une solidarité entre les États membres et, d’autre part, d’ouvrir l’espace européen au marché mondial du GNL, en plein développement. Mais les ordres de grandeur sont différents et le GNL n’a pas mis fin à la dépendance au gaz russe, en particulier pour les grands États. L’accès au marché du GNL a cependant permis à certains petits États de renégocier significativement à la baisse le prix du gaz fourni par la Russie et à limiter leur dépendance. C’est le cas de la Lituanie, qui a ouvert en 2014 le terminal gazier de Klaipėda, approvisionné notamment par du GNL américain.

La question de la stratégie énergétique après le conflit est désormais posée à l’UE. Il est difficile de faire un tour d’horizon de l’ensemble des possibilités mais il faut souligner qu’en matière gazière, il n’y a pas d’indépendance énergétique. On choisit sa dépendance. Chaque partenariat avec un État soulève des questions stratégiques. Du GNL est disponible en Méditerranée orientale, mais cela suppose de résoudre un certain nombre de questions en suspens avec la Turquie au sujet des eaux territoriales de Chypre. Il y a aussi du GNL en Iran, ce qui implique là encore de résoudre au préalable des questions stratégiques. Quant à l’Afrique du Nord, la Chine y est très présente. L’Azerbaïdjan se situe pour sa part dans la sphère d’influence russe. Enfin, le marché du GNL est mondial et la question du prix se pose. Nous sommes donc face à des compétiteurs stratégiques et à des choix de partenariats stratégiques de long terme.

D’un point de vue plus tactique, l’énergie est très importante dans le conflit en Ukraine, notamment avec la campagne de frappes russes sur le réseau électrique menée depuis deux mois. Cette dernière est inédite par son ampleur : les Russes ont détruit entre 30 et 40 % des capacités de production et de transport électriques ukrainiennes, dont l’état est désormais comparable à celui du réseau français au sortir de la deuxième guerre mondiale. Et pour avoir un ordre de grandeur sur l’ampleur des réparations, il faut se rappeler un événement qui s’est produit en 2013, lorsqu’un inconnu avait tiré à la Kalachnikov sur un poste électrique alimentant la Silicon Valley. Alors qu’il avait mis hors de fonctionnement dix-sept transformateurs, il avait fallu vingt-sept jours et plusieurs dizaines de millions de dollars pour réparer.

L’attaque russe a pour objectif de faire plier l’arrière, de mettre à mal l’industrie – qui contribue à l’effort de guerre – et de produire un brouillard de guerre, en réduisant la capacité de la population à renseigner l’armée ukrainienne dans les zones d’opérations.

Pour l’instant, le réseau ukrainien tient. Les gestionnaires du réseau de transport d’électricité communiquent de façon très efficace avec la population, grâce notamment à Telegram et à Facebook. Ils ont réussi à mettre en place un système de coupures tournantes, ce qui permet d’approvisionner l’ensemble du pays pendant quelques heures de manière à limiter les effets sur la population. Si la campagne de frappes russes continue, on court le risque d’un effondrement total du système électrique ukrainien – avec un redémarrage qui pourrait prendre des semaines, voire des mois.

Quelles leçons peut-on en tirer pour l’Europe ?

Au sein de l’UE, le réseau est très intégré. Cela présente un avantage dans la mesure où, en cas de défaillance de son réseau électrique, un État membre peut bénéficier de l’énergie produite par ses voisins. L’UE a d’ailleurs connecté en urgence une partie de ses réseaux avec celui de l’Ukraine, l’électricité venant de Moldavie et de Pologne pour alimenter les régions frontalières. Mais l’interconnexion des réseaux européens peut aussi faciliter un effet domino. Lors de la dernière grande panne, un accident sur une ligne électrique allemande couplé à des travaux de réparation effectués sur le réseau néerlandais – avec en outre une mauvaise communication entre gestionnaires des réseaux de transport respectifs – a entraîné des coupures pour quinze millions de personnes dans une dizaine de pays. Nous sommes donc vulnérables collectivement dans le cas où l’un des réseaux nationaux connaît une grave déstabilisation.

Deuxième élément important : les réseaux électriques sont le théâtre d’une petite cyberguerre entre États. L’Allemagne a dénoncé les intrusions russes dans son réseau. Les États-Unis également, puis ils ont annoncé avoir réussi à pénétrer le réseau russe. Ces intrusions n’ont pas donné lieu à des attaques, mais on sait que c’est possible. Le réseau électrique ukrainien a fait l’objet d’une cyberattaque attribuée à la Russie au moment de l’invasion de la Crimée. Les réseaux électriques européens sont régulièrement visés par des cyberattaques, qui ne sont pas attribuées à des puissances étatiques. La question de la résilience du réseau est donc posée, mais aussi celle des populations européennes.

C’est la résilience de sa population qui permet à l’Ukraine de tenir. Or lorsque l’on discute avec des personnels du réseau de transport d’électricité français, on se rend compte que celle de la population française a beaucoup diminué. Il y a encore trente ans, les gens ne commençaient à s’inquiéter qu’au bout d’un certain temps, lorsqu’il finissait par ne plus y avoir d’eau courante car les pompes des châteaux d’eau ne fonctionnaient pas. Désormais, ils s’inquiètent dès que leur téléphone mobile s’interrompt. La durée de résilience a été ramenée à une journée, voire une demi-journée. Il faut donc mener une action d’information, comme le font les États qui doivent régulièrement face à des phénomènes météorologiques extrêmes comme des tornades ou des ouragans. La population y est préparée à des coupures électriques et s’est organisée pour pouvoir attendre pendant trois jours la réparation du réseau électrique. Cette culture du risque est importante, car elle donne du temps supplémentaire aux opérateurs pour intervenir sur le réseau.

M. Sébastien Abis, chercheur associé à l’IRIS. La question alimentaire est un très ancien sujet de géopolitique. L’alimentation repose sur le temps long ; elle est aussi un sujet d’actualité universelle et intemporelle. La planète vient de franchir la barre des huit milliards d’habitants, soit deux milliards de plus en vingt ans et deux fois plus qu’il y a cinquante ans. Tous ont besoin de nourriture pour vivre. Cette réalité est tellement évidente qu’on en oublie parfois à quel point elle est stratégique. L’alimentation a toujours été au cœur des enjeux de sécurité d’un pays, de son influence internationale ainsi que de ses stratégies de conquête et d’opposition à d’autres pays. La grande puissance démocratique athénienne souffrait d’une insécurité alimentaire chronique, puisqu’elle ne produisait pour ainsi dire rien à proximité pour nourrir ses trois millions d’habitants. Pour permettre aux citoyens de débattre, il fallait s’approvisionner en blé dans la région du Pont-Euxin, nom antique de la mer Noire.

Il n’y a pas de sécurité alimentaire sans agriculture. Elle reste une activité essentielle, n’en déplaise à ceux qui ont pensé que ce siècle serait celui de l’immatériel et des services. Et il n’y a pas d’agriculture sans agriculteurs. Ce secteur demeure le premier employeur de la planète, avec un milliard et demi de personnes qui en vivent. On peut vouloir réduire la part de l’agriculture dans les activités humaines, mais cela présente un risque en matière d’emploi et de sécurité alimentaire.

Enfin, l’agriculture repose certes sur un certain nombre d’éléments qui relèvent de la géographie, de l’organisation, de la formation et de la recherche. Mais elle ne peut pas être garantie sans la paix et la confiance collective. C’est avant tout cette confiance qui permet aux acteurs de s’inscrire dans la durée pour développer l’agriculture – il s’agit de produire du vivant, et on ne peut pas augmenter les cadences comme dans l’industrie. L’Europe a la chance d’être en paix depuis soixante-dix ans, ce qui lui a permis de redevenir une grande puissance agricole.

J’en viens au contexte de la crise de 2022. Avant même le conflit ukrainien, le marché agricole alimentaire était structurellement tendu. L’offre et la demande étaient extrêmement limitées ces dernières années. Nous produisons assez de nourriture, mais dans un nombre limité de pays. En outre, les inégalités socio-économiques et des facteurs logistiques, géographiques et géopolitiques fracturent le paysage alimentaire mondial. Depuis deux ans, la pandémie de covid a eu un impact immense sur les systèmes agricoles, avec un renchérissement des produits alimentaires dans la plupart des pays – l’inflation alimentaire moyenne était de l’ordre de 30 % en 2021. Tous les pays n’ont pas bénéficié du « quoi qu’il en coûte » alimentaire. En février 2022, à la veille de l’invasion russe, l’indice moyen des prix alimentaires calculé depuis 1990 par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) a atteint son pic. Le conflit surgit donc dans un contexte de très forte tension sur les prix, à leur plus haut sommet historique. En outre, cette guerre oppose deux superpuissances agricoles, tant pour la production que pour l’exportation.

Depuis vingt ans, la Russie a misé sur trois domaines pour retrouver des forces économiques et reprendre sa place sur la scène internationale : l’énergie, les armes et les céréales. En 2016, la Russie est redevenue le premier exportateur mondial de blé – elle l’avait toujours été par le passé, hormis la parenthèse soviétique. Elle est le troisième producteur mondial de blé, après la Chine et l’Inde. Depuis le début de ce siècle, elle a exporté 414 millions de tonnes de blé, dont 45 % lors des cinq dernières campagnes de commercialisation, depuis 2017.

La planète blé dépend aujourd’hui d’une dizaine de pays producteurs exportateurs, dont la Russie et l’Ukraine. Depuis vingt ans, ces deux pays ont produit et exporté davantage : la planète trouve le blé supplémentaire qu’elle consomme dans la région de la mer Noire.

Le 24 février, alors que deux géants producteurs et exportateurs de nourriture entraient en conflit ouvert, dans un contexte en outre de prix très élevés et de fragilité structurelle des couvertures alimentaires de nombreux pays du monde, les marchés ont donc surréagi.

L’Ukraine, géant agricole, représente 30 millions d’hectares agricoles – contre 26 millions pour la France. En 2021, elle a réalisé 5 % du commerce mondial agricole et alimentaire. Elle compte sur la scène géoéconomique agricole car elle nourrit le monde : les récoltes recouvrent 110 millions de tonnes de céréales et oléoprotéagineux, dont 80 millions pour l’export.

Le pays réalise 95 % de ses exportations par la mer Noire. Quatrième exportateur mondial de maïs, sa céréale dominante, il a exporté presque autant que le Brésil et l’Argentine ces dernières années, notamment vers l’Union européenne, puisque le maïs ukrainien est exempt d’organismes génétiquement modifiés (OGM).

L’Ukraine représente aussi 50 % des exportations mondiales de tourteau de tournesol, pour nourrir le bétail, ou d’huile de tournesol, principalement utilisé par les ménages de la plupart des pays en développement car elle est la moins chère pour la cuisson.

S’agissant du blé, 20 % de la production ukrainienne est réalisée dans les oblasts de l’Est.

Ainsi, les agriculteurs rivalisent pour savoir si le jaune du drapeau ukrainien symbolise le blé, le maïs ou les fleurs de tournesol.

À partir de 2014, la Russie a répondu par un embargo alimentaire aux sanctions européennes après l’invasion de la Crimée. Il s’agissait de priver les exportateurs des pays occidentaux du marché russe. L’Europe, dont la France, a ainsi perdu un marché et gagné un énorme concurrent, non pour les céréales, mais pour toutes les filières animales, horticoles ou fromagères. Sur le sujet agricole et alimentaire, la Russie a toujours su retourner la situation.

Entre 1995 et 2001, l’Ukraine et la Russie apportaient 15 millions de tonnes de blé sur le marché mondial. Sur les cinq dernières années, elles ont fourni 270 millions de tonnes. Alors qu’elles ne comptaient pas sur ce marché il y a vingt ans, elles sont aujourd’hui indispensables.

La Russie connaît très bien ces chiffres. Je rappelle que le ministre de l’agriculture, Dimitri Patrouchev, n’est autre que le fils de Nikolaï Patrouchev, l’un des plus proches conseillers de Vladimir Poutine.

Les Ukrainiens gardent une hypersensibilité aux questions agricoles alimentaires : au-delà de l’Holodomor, qui a traumatisé le pays il y a quatre-vingt-dix ans et qui est encore largement présent dans les consciences, ce secteur représente 10 à 20 % du PIB selon les régions ; 20 % de l’emploi national ; et 30 à 50 % des exportations totales du pays.

Lorsque, au début du conflit, les forces navales russes ont asphyxié le pays par un blocus en mer Noire et l’ont empêché d’utiliser son principal axe d’exportation de céréales ou d’huile, l’Ukraine a donc été immédiatement fragilisée, et le monde entier a vu le prix de ses produits flamber encore plus.

J’insiste sur la maritimisation de la sécurité alimentaire mondiale parce qu’une partie des flux alimentaires mondiaux sont protégés par des forces navales, y compris en Europe et en France – ils transitent par la mer dans 80 % des transactions mondiales. L’Ukraine est une illustration de cette dépendance maritime.

Troisième point : la dimension internationale du conflit et l’effet cascade. Les marchés ont surréagi et la nervosité était grande alors que le corridor maritime en mer Noire était bloqué puis débloqué par un accord sous l’égide de l’ONU, avec la mobilisation de la diplomatie turque. Depuis le 24 février, cet accord est le seul qui engage les parties prenantes russe et ukrainienne, ce qui symbolise bien l’importance des sujets alimentaires. De plus, la Turquie est le premier acheteur de blé de la Russie.

Le premier effet cascade porte sur le secteur des engrais. De l’énergie, donc du gaz, étant nécessaires pour créer des engrais azotés, la Russie a aussi un pouvoir sur les engrais du monde, comme la Chine, qui a massivement acheté la potasse du Canada en janvier et février 2022. Le phosphate est un autre composant des engrais – le Maroc en est le géant mondial. Sans engrais, le volume de production agricole dans le monde se trouve divisé par deux ou trois.

Un effet de cascade géographique est aussi à l’œuvre, car une partie de l’Afrique, du Maghreb, du Moyen-Orient et de l’Asie du Sud-Est achète ses céréales soit à la Russie soit à l’Ukraine, soit aux deux pays. La production ukrainienne manquante crée de la nervosité, des tensions et un manque d’accès pour certains États. L’incertitude russe amplifie les risques aux yeux de ces pays. La Russie instrumentalise cette arme de dépendance, en expliquant tout haut, notamment sur les réseaux sociaux, que tous les pays qui sanctionneraient ou critiqueraient la Russie, se verraient privés de ses céréales. Parallèlement, l’Ukraine explique que tous les pays doivent lui permettre de libérer ses productions agricoles pour les marchés mondiaux, parce qu’elle nourrit le monde.

Aujourd’hui, la situation est très tendue. Les prix du blé, du maïs, des matières premières agricoles restent plus élevés qu’en février 2022, malgré un reflux, après les grands pics inflationnistes du printemps. Cela n’est pas fini, puisque la récolte ukrainienne a été divisée par deux. Sa production sera donc moins présente dans la campagne de commercialisation 2022 – 2023. Le conflit n’étant pas terminé, le pays ne retrouvera pas son niveau de production antérieur.

Le manque d’engrais dans le monde fragilise également le volume de production dans de nombreux pays, ce qui pourrait entraîner des années de commercialisation difficiles en 2023 et 2024. Ne perdons pas de vue l’effet cascade temporel de l’agriculture : ce que l’on sème aujourd’hui est récolté à l’été 2023 et commercialisé entre l’été 2023 et l’été 2024. Ce qui se joue aujourd’hui en production a donc des conséquences sur les deux prochaines années sur les marchés mondiaux.

L’effet cascade concerne aussi la diplomatie car toute la planète s’est mobilisée sur le sujet agricole alimentaire. Les organismes internationaux, en particulier, ont pris de nombreuses initiatives. Dans le cadre de la présidence française de l’Union européenne, la France a lancé en premier l’initiative Farm (mission pour la résilience alimentaire et agricole) qui a permis de développer des corridors de solidarité terrestres : par ce biais, un volume plus important de la production ukrainienne a été extrait que par le corridor maritime en mer Noire. Le corridor terrestre est aujourd’hui indispensable, il faut pouvoir le pérenniser.

Dernier point : l’agriculture et l’alimentation, comme tous les sujets géopolitiques, peuvent être utilisées comme arme pour négocier, échanger, contrôler, acheter de la paix sociale, fragiliser ou asservir. L’Europe et la France, ou d’autres pays dans le monde, les utilisent comme des instruments de paix, de coopération et de solidarité. Ce narratif est tout autre, et doit être mis en avant. Nous avons la responsabilité d’exercer une géopolitique positive autour des questions agricoles et alimentaires.

Le club Demeter et le ministère de l’Europe et des affaires étrangères ont organisé un grand forum le 21 octobre 2022 sur cette nouvelle géopolitique de la sécurité alimentaire mondiale. En ouverture, le Président de la République a rappelé le rôle d’équilibre que l’Europe et la France ont à jouer, en axant leur action sur la paix, la solidarité et la coopération, puisque l’alimentation est un sujet universel.

M. le président Thomas Gassilloud. Vos trois interventions rendent son actualité au concept français de « défense globale » des années 1950. Au-delà du retour d’expérience de la guerre en Ukraine, c’est une bonne préparation pour l’avenir puisque, après le volet capacitaire, incarné par la loi de programmation militaire (LPM), nous aurons besoin d’élargir la réflexion pour revivifier ce concept dans notre pays et en Europe.

Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.

M. Pierrick Berteloot (RN). Peut-on qualifier la guerre en Ukraine de guerre hybride, en ce sens qu’elle opère sur plusieurs fronts, sous plusieurs formes et dans plusieurs domaines simultanément ? Dans ce conflit, il y a la guerre classique avec un ennemi identifié et des cibles claires ; puis, il y a la désinformation, la menace nucléaire et la pression alimentaire. L’accord sur les céréales ukrainiennes vient d’être reconduit par l’Ukraine et la Russie, après une suspension par cette dernière, à la suite d’une attaque sur le port de Sébastopol. La centrale nucléaire de Zaporijjia est devenue un enjeu stratégique et une menace pour le monde entier.

Ces deux sujets, bombardés de désinformation de part et d’autre par les belligérants, fournissent un enseignement précieux et l’exemple d’une guerre dans une guerre où, en dehors de l’aspect militaire, des enjeux tout aussi importants s’entrechoquent. La centrale nucléaire visée ou non par les Russes ou les Ukrainiens, les champs de blé brûlés ou non par les Russes représentent des enjeux de communication stratégiques, qui font de cette guerre un conflit multiforme où chaque aspect est déterminant.

Enfin, il y a les belligérants eux-mêmes. Pour la Russie, le conflit ukrainien n’est pas une guerre mais une « opération militaire spéciale ». Le rôle de la Biélorussie, les combattants insurgés du Donbass, les divers attentats sur les ponts, le sabotage des pipelines Nord Stream ou l’assassinat de Daria Douguina donnent une forme hybride au conflit et le complexifient terriblement. La multiplication des acteurs et des actions rend sa lecture beaucoup plus floue. Toutes ces actions hostiles paraissent cependant peu efficaces.

Les armes multichamps non conventionnelles qui frappent plusieurs cibles sont-elles efficientes et décisives sur les champs de bataille ?

M. Bastien Lachaud (LFI-NUPES). Il est surprenant que le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères soit auditionné sur le thème de la lutte informationnelle.

L’influence française est certes du domaine de la diplomatie : un budget de 15,1 millions a été consacré à la relance de notre politique d’influence et, en 2023, 2 millions supplémentaires devraient abonder la feuille de route de l’influence de la diplomatie française, pour des projets d’enseignement supérieur et pour renforcer la projection française en matière d’expertise et de coopération muséales. Dans tout cela, rien ne concerne la défense nationale pour 2023.

Les champs de la lutte d’influence et de la lutte informationnelle semblent bien différents. Madame Legendre, vous vous fondez sur la feuille de route de décembre 2021, élaborée sous M. Le Drian et reprise dans la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale, pour évoquer votre travail dans le champ de la lutte informationnelle. Le budget pour 2023 ne comprend toutefois aucun élément relatif à ce domaine.

Dans quelle mesure et à quel horizon le ministère de l’Europe et des affaires étrangères exercera-t-il un rôle central à l’international en la matière, puisque tel est l’objectif que le président Macron lui a fixé dans son discours de Toulon ?

De quelle manière la diplomatie peut-elle œuvrer à la lutte informationnelle alors qu’en théorie, son champ d’application relève de la représentation et du dialogue en transparence auprès des autres pays ?

Cette tutelle ne risque-t-elle pas de brouiller le message de la diplomatie nationale envers les autres pays, laissant planer un mélange des genres, entre diplomatie et opérations militaires ou souveraines de défense nationale.

Enfin, faut-il voir là un lien avec la suppression du corps diplomatique ?

Mme Nathalie Serre (LR). Madame Legendre, la polémique sur les propos du Président de la République selon lesquels il fallait reconstruire en Russie après le conflit, pour ne pas l’isoler, relève-t-elle de la guerre d’influence ? Comment intervient-on sur ce sujet ?

Madame Palle, vous abordez un sujet d’actualité, la faible résilience de nos concitoyens, en particulier aux coupures électriques. Comment rendre notre pays plus résilient ?

Monsieur Abis, la souveraineté alimentaire que détenait la France il y a encore deux ans a décliné. Dans ces combats géopolitiques, la France ne perd-elle pas quelquefois le contrôle de sa souveraineté du fait du trop grand nombre de normes, réglementations et autres contraintes qu’elle s’impose ? Comment développer à nouveau notre souveraineté alimentaire ?

Mme Sabine Thillaye (Dem). La table ronde montre l’interdépendance des sujets et l’importance de les envisager globalement.

Madame Legendre, avec le règlement relatif à un marché unique des services numériques ou Digital Services Act (DSA), l’Union européenne a fixé des règles pour une dizaine de grandes plateformes et leurs 45 millions d’utilisateurs. Si le législateur ne visait pas principalement la désinformation, dans le contexte de la guerre en Ukraine et des campagnes de désinformation, il a toutefois ajouté un mécanisme de réaction en cas de crise, autorisant la Commission à prendre des mesures proportionnelles et efficaces. Ce mécanisme fonctionne-t-il ?

Madame Palle, reconnaissons-le, l’Union européenne ne dispose pas d’une politique énergétique commune, mais de vingt-sept politiques : être interconnecté ne signifie pas être en réseau. La capacité à réagir en temps réel pose un grave problème. Quels obstacles empêchent qu’un gestionnaire de réseau de transport (GRT) commun ne voie le jour dans l’Union européenne ?

Enfin, la question alimentaire et celle des engrais sont liées à l’énergie : on en a besoin pour faire fonctionner l’agriculture et augmenter la production. On voit que les grands pays producteurs sont aussi ceux qui disposent de l’énergie nécessaire.

Mme Isabelle Santiago (SOC). Le chef d’état-major des armées Thierry Burkhard avait souligné cet été devant notre commission qu’il faudrait à l’avenir être capable d’agir dans tout le spectre de la conflictualité. Il a insisté en particulier sur la nécessité de repenser les équilibres entre la technologie et la masse, entre l’efficience et l’efficacité dans l’armée française ainsi que sur l’importance de développer des capacités d’influence pour gagner la guerre avant la guerre, en tout cas, avant son déclenchement.

Dans quelle mesure nos armées sont-elles préparées à ces nouvelles formes de guerre hybride, notamment à l’utilisation d’armes multichamps ?

Les domaines informationnel, énergétique et alimentaire témoignent de la dualité de ces enjeux géopolitiques et stratégiques, pour déstabiliser nos économies et nos concitoyens. Comment s’articule l’influence, qui relève plutôt du Quai d’Orsay, et la stratégie de nos armées ?

M. Jean-Charles Larsonneur (HOR). La question de l’hybridation est aussi ancienne que la réflexion stratégique. Le général Lucien Poirier, avec le concept de « stratégie intégrale », ou l’amiral Raoul Castex avec celui de « stratégie politique » avaient pensé ces sujets à leur époque et avec leurs moyens. Réfléchir dans ce format, en décloisonnant, est particulièrement éclairant.

Madame Legendre, vous avez décrit les mécanismes d’influence russe sur la bulle cognitive russe et sur la désinformation en Europe, et la stratégie globale, spécifiquement vers le Sud. Quel doit être le rôle du Quai d’Orsay dans la fonction stratégique d’influence qui se dégage de la nouvelle Revue nationale stratégique ? Jusqu’où les diplomates doivent-ils descendre dans l’arène, à la manière de « loups guerriers », pour reprendre une expression chinoise ? Ne joue-t-on pas là à armes très inégales avec des régimes autoritaires qui s’affranchissent de la vérité, la gauchissent voire la recréent, sous l’angle de la désinformation ? Les démocraties peuvent-elles répondre avec des moyens satisfaisants à de telles campagnes de propagande, puisque vous avez employé le mot, qui semble approprié, de « contre-propagande » ?

Madame Palle, avec des coupures tournantes plutôt bien organisées, le réseau ukrainien fait preuve d’une forte résilience. La culture du risque est ainsi un sujet fondamental pour les sociétés occidentales. Quels sont les risques de black-out dans les semaines et mois qui viennent ? S’ils sont possibles, comment et avec quel scénario se manifesteront-ils ? À quel point l’aide occidentale, à travers les réseaux européens, peut-elle contribuer à se prémunir de cette éventualité ?

Monsieur Abis, comment le corridor terrestre a-t-il été créé ? Quel est son avenir, alors que les voies maritimes sont largement empêchées ? Quelle évolution des cours prévoyez-vous dans les deux à quatre ans qui viennent ? Quelles seront les conséquences pour nos économies occidentales et la France en particulier ?

Que devrions-nous envisager en termes de résilience alimentaire – la réorientation de certaines productions, une vision différente de nos chaînes d’approvisionnement ou un mode de consommation différent pour certains produits ?

M. Benoît Bordat (RE). La question de la souveraineté alimentaire et énergétique n’a jamais été autant au premier plan. Dans mon département, la Côte-d’Or, et la région Bourgogne Franche-Comté, la production de colza et de moutarde a fortement diminué, pour des raisons climatiques mais aussi phytosanitaires. Les ruptures constatées proviennent parfois des comportements des consommateurs : la culture du risque n’étant pas assez forte, ils créent eux-mêmes des ruptures dans la chaîne.

La question de l’eau dans le conflit ukrainien n’est pas souvent évoquée. Malgré une certaine autonomie, la France n’est pas à l’abri de difficultés en matière d’irrigation agricole. Quelles sont la situation des réseaux ukrainiens et leur capacité à tenir, pour assurer la production agricole et alimentaire ? Doit-on aussi craindre une guerre de l’eau ?

M. le président Thomas Gassilloud. L’approvisionnement en eau de la Crimée dépend en effet largement de territoires plus au nord.

Mme Stéphanie Galzy (RN). L’invasion de l’Ukraine par la Russie a provoqué des séismes dans les économies européennes mais pas uniquement. Les pénuries, l’inflation massive et la crise monétaire ont par exemple provoqué une révolution au Sri Lanka. En Europe, le Royaume-Uni est entré officiellement en récession ; l’euro s’est effondré face au dollar et est passé pour la première fois sous la parité à la fin du mois de septembre 2022. Le Vieux continent subit une inflation massive, inconnue depuis le choc pétrolier. Les pénuries dans les magasins sont de plus en plus fréquentes. Les commerces et entreprises ne pourront pas encaisser l’augmentation massive des contrats de fourniture d’énergie. Enfin, les menaces de coupures d’électricité cet hiver risquent d’être l’étincelle qui allumera la colère populaire.

La guerre en Ukraine n’est pas la cause de l’effondrement économique mais son accélérateur. Elle démontre notre fragilité, que ce soit dans le domaine énergétique, industriel ou alimentaire. Le conflit ukrainien donne ainsi à notre pays une leçon importante : il faut augmenter sensiblement notre résilience.

De même, un conflit entre la Chine et Taïwan aurait des conséquences inimaginables, tant ces deux pays exportent des matières premières et des produits manufacturés vitaux pour nos économies occidentales.

Dans l’objectif d’améliorer notre résilience en cas de conflit majeur, avons-nous les capacités d’être moins dépendants du marché mondial ? Devons-nous ouvrir ou rouvrir des mines sur le territoire national pour les matières premières ou relancer des prospections d’hydrocarbures dans nos zones économiques exclusives ?

M. le président Thomas Gassilloud. Monsieur Lachaud, je veux revenir sur l’invitation d’une représentante du ministère de l’Europe et des affaires étrangères.

La défense nationale est interministérielle. C’est d’ailleurs pour cela qu’il existe un secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) ainsi qu’un haut fonctionnaire de la défense et de sécurité dans chacun des principaux ministères, notamment les trois représentés aujourd’hui – ces hauts fonctionnaires, animés par le SGDSN, pourraient d’ailleurs être auditionnés.

L’action informationnelle est également interministérielle, de fait. Mme Legendre a évoqué Viginum et l’action du ministère des armées ; le ministre, le chef d’état-major des armées ou le commandant de la cyberdéfense (Comcyber) abordent régulièrement devant la commission la lutte informative d’influence. Il semblait donc intéressant d’ouvrir le spectre en invitant Mme Legendre.

Mme Anne-Claire Legendre. Monsieur Berteloot, les outils de lutte informationnelle utilisés par nos compétiteurs stratégiques font preuve d’une réelle efficacité. Au Mali, la capacité des Russes à jouer sur le champ informationnel leur a permis de travailler à la déstabilisation politique du pays, confortant certains acteurs et jouant contre les intérêts de la France sur le terrain.

Ces mécanismes ont aussi des effets, notamment sécuritaires, sur nos emprises à l’étranger. Lors du récent coup d’État au Burkina Faso, une manœuvre informationnelle sur les réseaux sociaux a donné lieu à des attaques cinétiques contre nos ambassades et nos emprises diplomatiques. Le sujet doit être pris très au sérieux. C’est pourquoi nous nous mobilisons dans le cadre d’un effort interministériel.

Monsieur Lachaud, il y a en effet différentes actions menées par le Quai d’Orsay et les autres dispositifs de l’État, notamment le ministère des Armées.

Le sujet de l’influence a été ajouté à la Revue stratégique comme un objectif prioritaire pour notre pays. Il fait partie de l’ADN du ministère de l’Europe et des affaires étrangères : la feuille de route de l’influence, publiée en 2021, en présentait un panorama complet, qui passe par les opérateurs, y compris en matière de coopération agricole, les écoles françaises à l’étranger et la coopération culturelle et de développement – le champ est vaste. La Revue stratégique reconnaît le rôle prépondérant et interministériel du ministère de l’Europe et des affaires étrangères dans la conduite de ces politiques à l’international. Comme l’a demandé le Président de la République à Toulon, nous allons travailler à la définition de cette stratégie.

Le ministère des armées s’est doté de la stratégie de lutte informatique d’influence (LII). La diplomatie française n’agit évidemment pas dans le même cadre, puisque nous ne menons pas de lutte informationnelle. En revanche, nous rétablissons les faits et nous nous défendons contre les manipulations, avec pour objectif de répondre aux dynamiques informationnelles qui se déploient dans le champ de la politique étrangère.

Il s’agit de donner à nos autorités une capacité d’analyse autonome – la création de la nouvelle sous-direction au sein de la direction de la communication et de la presse contribue à leur apporter l’éclairage nécessaire. La ministre et le Président de la République ont besoin de cette lecture des dynamiques informationnelles pour disposer d’une vision de l’ensemble du champ politique.

Nous déployons aussi une communication stratégique transparente depuis l’administration centrale et les ambassades. Il n’y a aucun risque de brouillage du message. Le Président de la République a demandé d’être plus présents dans les espaces virtuels. La ministre a relayé ce message lors de la Conférence des ambassadeurs, appelant ces derniers à être présents sur les réseaux sociaux, à s’exprimer, à aller porter la contradiction face à des manipulations de l’information qui toucheraient nos intérêts. Il n’est aucunement question de jouer avec des instruments qui ne seraient pas transparents et que nous ne pourrions pas assumer institutionnellement.

Je ne me prononcerai pas sur la suite de l’exercice budgétaire. L’analyse des dynamiques informationnelles et notre capacité à déployer une communication stratégique plus agressive ont été traitées dans le budget puisque nous avons obtenu des moyens supplémentaires pour la direction de la communication et de la presse, qui ont notamment permis de renforcer les capacités des ambassades. La ministre a annoncé un fonds d’innovation pour la communication des ambassades d’environ 500 000 euros, afin qu’ils puissent disposer de moyens de communication plus innovants sur le terrain.

Quant au lien avec la suppression du corps diplomatique, il me semble difficile à établir.

Madame Serre, les propos du Président de la République ont été, sinon déformés, du moins interprétés de manière extrêmement sélective puisqu’il a dit qu’à ce stade, il convenait d’apporter notre soutien à l’Ukraine pour la défense de son intégrité territoriale et qu’il revenait aux Ukrainiens de déterminer à quelles conditions ils envisageraient d’engager une phase de négociations. Ce n’est pas à nous de le faire à leur place. Nous organisons lundi une conférence pour la résilience et la reconstruction de l’Ukraine en vue de permettre aux Ukrainiens de passer l’hiver malgré les frappes qui visent leurs infrastructures énergétiques.

Le règlement européen relatif aux marchés contestables et équitables dans le secteur numérique (Digital Market Act ou DMA) et le règlement européen relatif à un marché unique des services numériques (Digital Services Act ou DSA) sont, Madame Thillaye, les briques essentielles de l’architecture que nous bâtissons afin de lutter contre les discours de haine et de protéger les données des citoyens européens. C’est un modèle que nous entendons promouvoir à l’international. Cependant, force est de constater que, pour ce qui concerne les plateformes et la régulation de l’internet, le reste du monde reste globalement une jungle. Nous souhaitons engager un dialogue avec les plateformes, tout en exerçant une pression politique sur elles. Les capacités de modération aujourd’hui mobilisées pour lutter contre ces phénomènes sont très insuffisantes. Il convient de davantage lutter contre les contenus haineux, terroristes, discriminatoires et antisémites, ainsi que contre les manipulations.

Nous souhaitons le faire en priorité avec nos partenaires européens, forts de la crédibilité que nous donnent le DMA et le DSA sur la scène internationale. Les récentes annonces d’Elon Musk ne nous rassurent pas ; il est à craindre que le dialogue avec Twitter se complique encore. La réduction des capacités de modération de Meta est elle aussi inquiétante. Quant à TikTok, le rapport de l’ONG NewsGuard souligne qu’après vingt minutes passées à regarder des vidéos de chats, on tombe systématiquement sur des vidéos de propagande russe. Cela signifie que 1 milliard d’utilisateurs, en particulier les plus jeunes, ont été exposés à ce type de contenu par cet intermédiaire. Il faut que nous trouvions le moyen d’en discuter avec les plateformes concernées.

La législation européenne n’est qu’une première étape ; des efforts importants restent à fournir en matière de coordination. Nous allons nous y employer, notamment avec nos partenaires allemands. Ainsi, la communication stratégique du service européen pour l’action extérieure ne couvre pas la totalité du champ international ; il faudrait en particulier mettre l’accent sur l’Afrique.

Nos armées sont-elles préparées à ces nouvelles formes de guerre ? Pour ce qui est du niveau d’équipement, c’est à elles de répondre directement à votre question. Je mettrai pour ma part l’accent sur la bonne articulation de nos actions au niveau interministériel. Au Quai d’Orsay, nous traitons des questions de politique extérieure en général ; le commandement de la cyberdéfense (Comcyber) et l’état-major des armées se concentrent sur les théâtres d’opérations extérieures pour analyser les dynamiques informationnelles. Évidemment, les deux champs se recoupent. Nous nous évertuons, notamment pour tout ce qui concerne l’Afrique, à partager nos analyses et coordonner nos actions en matière de communication stratégique, afin, par exemple, que les questions liées à la réarticulation de l’opération Barkhane s’intègrent dans le cadre de notre communication politique générale. Nous nous coordonnons aussi avec Viginum. Nous avons besoin d’une capacité de veille extrêmement réactive pour pouvoir déceler les signaux faibles de désinformation. Sur le terrain, nos ambassades nous y aident. Nous traitons ensuite ces signaux, évidemment en liaison avec les armées quand cela touche à des questions de défense. Vous avez tous en tête l’affaire de Gossi : c’est la capacité d’anticipation et de travail sur les signaux faibles qui a permis de casser la logique de désinformation. Viginum apporte un échelon supérieur, celui de l’identification, de la caractérisation et de l’exposition de la manœuvre de désinformation. Dans ce nouveau champ, il est important de créer les conditions de la dissuasion informationnelle, qui reposent sur notre capacité à exposer publiquement l’ennemi. C’est un aspect nouveau, et essentiel, de la guerre en Ukraine. Nos partenaires anglo-saxons ont ainsi décidé de déclassifier de nombreux renseignements afin d’anticiper et de casser les manœuvres russes de désinformation en touchant en amont les opinions publiques.

Non, Monsieur Larsonneur, nous ne luttons pas à armes égales avec les régimes autoritaires ; il y a, comme je le soulignais, une asymétrie fondamentale. Le Président de la République a appelé devant la conférence des ambassadeurs à une diplomatie de combat, dans le respect de nos valeurs et du cadre démocratique qui est le nôtre. La ministre a demandé à tous les diplomates de descendre dans l’arène, avec un objectif de 100 % d’ambassadeurs sur les réseaux sociaux pour la prochaine conférence. Nous en sommes à 64 % à ce stade ; nous nous exprimons dans six langues depuis Paris, dans cinquante sur la totalité du réseau et nous comptons 16 millions de followers. Nous disposons donc d’une capacité d’action significative, mais il nous faut l’accroître considérablement face à des adversaires qui, comme la Russie, ont recours à des pratiques, telles que les fermes à trolls ou à des méthodes de viralisation inauthentiques, qui sont contraires à ce que nous défendons. Ce que nous faisons pour notre part, c’est apporter un soutien à l’écosystème médiatique afin de renforcer la résilience démocratique, ce qui est à la fois conforme à nos valeurs et permet de créer un espace où les acteurs du champ de l’information, et au premier chef les journalistes et les osinteurs, pourront contrer les manœuvres de désinformation par la production d’information fiable, vérifiée et de qualité. De ce point de vue, le développement des réseaux sociaux, qui mettent en cause le modèle économique des médias traditionnels, est un énorme défi à relever, tout particulièrement dans des écosystèmes fragiles comme on en trouve en Afrique. Au Mali, en Centrafrique, au Niger, au Burkina Faso, des acteurs inauthentiques ciblent les journalistes indépendants et tous ceux qui font du fact-checking et ils les harcèlent sur les réseaux sociaux, voire dans la vie réelle. Il faut donc protéger ces personnes et accompagner ces pays pour maintenir un écosystème médiatique viable.

Mme Angélique Palle. L’impact des actions hybrides et des armes multichamps est réel. Il l’est d’abord militairement, sur le plan tactique. Les trains logistiques sont par exemple fondamentaux dans la capacité de manœuvre des armées modernes, et ils sont régulièrement visés par les opposants. Les États-Unis perdent en Irak environ 3 000 personnels de logistique pour leur approvisionnement en carburant. Ensuite, tout ce qui touche aux questions énergétiques conditionne la capacité de la population à tenir et à apporter son soutien au pouvoir en place. C’est donc fondamental, et les Russes l’ont bien compris, puisqu’ils ont décidé de frapper le réseau électrique ukrainien.

Pour accroître la résilience de la population française, on peut s’inspirer des pays qui sont confrontés à des événements environnementaux extrêmes ou à des climats particulièrement rudes. En Finlande, par exemple, les gens doivent posséder chez eux une radio à piles, une lampe torche, un peu d’eau et quelques boîtes de conserve. Dans les années 1960, la population française disposait en général de tels équipements ; c’est encore le cas dans les espaces ruraux, en bout de ligne, pour faire face à d’éventuelles coupures électriques. Il serait assez facile de les généraliser sans pour autant créer un sentiment de panique. Si les gens sont capables de s’informer et qu’ils ont les moyens de vivre à peu près correctement chez eux pendant deux ou trois jours, cela laisse le temps de réparer le réseau – alors qu’en une demi-journée, c’est trop court.

Un GRT européen poserait des questions de souveraineté délicates à trancher. En revanche, ce qui existe depuis le dernier grand black-out européen, ce sont des coordinateurs de sécurité régionaux. Celui dont dépend la France s’appelle Coreso. Il n’a pas la main sur le réseau électrique mais il dispose d’une vision globale des différents réseaux interconnectés : il est capable de signaler un problème à un endroit et de suggérer en réponse une action ou une amélioration sur un autre réseau. Cela a considérablement renforcé les coopérations entre les opérateurs de réseaux.

Mme Sabine Thillaye (Dem). Chaque État membre a-t-il un coordinateur de sécurité régional ?

Mme Angélique Palle. Chaque État membre a, à quelques exceptions près, un coordinateur du réseau national et il y a au-dessus une sorte d’instance de surveillance, le coordinateur de sécurité régional, qui s’occupe des grandes interconnexions ou des grandes zones d’interconnexion – par exemple, la France, la Suisse, l’Italie et le sud de l’Allemagne. Il s’agit, non pas d’une approche européenne globale, mais d’une approche macrorégionale ou sous-régionale. Des normes de sécurité européennes ont été édictées par l’ENTSO-E (European Network of Transmission System Operators for Electricity), l’association européenne des gestionnaires de réseau de transport d’électricité, pour gérer les coupures et les redémarrages et mettre en relation les différents gestionnaires de réseaux de transports nationaux. L’architecture existe donc, dans une certaine mesure.

S’agissant de la préparation de nos armées aux luttes hybrides, pour ce qui est des aspects énergétiques, deux choses me semblent importantes : d’une part, la sécurisation des routes d’approvisionnement, qui est du ressort de la marine, d’autre part, le problème de la dépendance au carburant unique, notamment pour les forces de projection. Plusieurs initiatives ont été lancées en cette dernière matière, notamment les éco-camps – les États-Unis ont engagé des programmes similaires, notamment en Californie, où il y a des incendies de grande envergure l’été et où il faut sécuriser l’approvisionnement des bases – et l’hybridation des matériels militaires, notamment pour le Griffon à l’horizon 2025. Cela permettra de s’affranchir de certaines contraintes stratégiques – qui ont d’ailleurs pesé sur la capacité de manœuvre russe durant la première phase de l’invasion.

Il est extrêmement difficile de se prononcer sur la résilience du réseau ukrainien sans disposer de données ni sur lui ni sur les frappes russes. La traduction de la boucle Telegram du gestionnaire de réseau de transport d’électricité ukrainien permet d’avoir un aperçu de la situation globale ; en revanche, on ne connaît pas avec précision les cibles des bombardements. Il est donc difficile d’avoir une vision prospective. Plusieurs scénarios sont possibles. Selon le premier, les Russes n’arrivent pas à détruire le réseau ukrainien parce que l’aide européenne en matériel et pièces de rechange est suffisamment importante et coordonnée avec les besoins ukrainiens. Dans le second, le réseau s’effondre mais on arrive à le redémarrer par îlot, certaines régions ayant accès à l’électricité de manière plus ou moins stable. Enfin, il y a le scénario du black-out total, y compris en matière d’information : du coup, cela limite notre capacité de réaction et les Ukrainiens ont dû mal à tenir.

N’étant pas une spécialiste de l’eau, il m’est difficile de me prononcer sur l’approvisionnement de l’Ukraine en la matière. En revanche, il existe une synergie entre les questions électriques et la question de l’eau, notamment parce qu’on a besoin d’électricité pour faire fonctionner les pompes : si l’on n’a pas de générateurs de secours pour approvisionner les grands réseaux urbains intégrés, cela peut poser un problème.

Devons-nous essayer d’être moins dépendants du marché mondial et relancer la prospection d’hydrocarbures en France et dans l’Union européenne ? Cela impliquerait de démanteler entièrement le système d’échanges internationaux actuel, ce qui irait à contre-courant de la tendance des dernières décennies, qui vise l’intégration des marchés mondiaux. Il existe localement des possibilités. Le problème est de savoir combien cela coûterait pour des opérateurs qui ne sont pas forcément des entreprises publiques et qui n’ont pas intérêt à aller investir dans des espaces où le prix de l’exploitation sera beaucoup plus élevé que celui de l’énergie sur le marché mondial. Il faut donc arbitrer entre la sécurité nationale et la gestion des marchés internationaux. Pour prendre l’exemple du gaz naturel liquéfié, on est passé d’un approvisionnement par gazoduc depuis un pays voisin dans le cadre d’un contrat à long terme à un marché spot international totalement décloisonné où l’on peut décider quinze jours auparavant où ira le tanker qui transporte le gaz. Ce n’est pas du tout la même logique.

M. Sébastien Abis. En Ukraine, des champs agricoles ont été détruits. Des agriculteurs ne peuvent plus travailler ou ont fui le territoire. Le manque de carburant ou de semences n’a pas permis de préparer les nouvelles cultures. Il y a eu des bombardements, des chars ont traversé des champs, des mines ont été placées un peu partout. Comme souvent en cas de conflit, tout le potentiel agricole du pays s’effondre.

La dimension logistique est essentielle : c’est ce qui fonde les performances économiques et une bonne partie de la sécurité collective. C’est vrai pour l’énergie comme sur le plan agricole et alimentaire : quand l’ensemble des modes de transport sont contrariés, quand les équipements de stockage et de transformation, les terminaux portuaires et les bateaux sont dégradés, c’est la sécurité alimentaire du pays qui est en jeu – la population ukrainienne étant la première victime de la situation. Autre conséquence, la production agricole est difficilement exportable sur les marchés nationaux ou internationaux, d’autant que la qualité de la nourriture proposée se détériore. Nous avons tous en tête les pérégrinations du cargo Razoni dans la mer Noire puis en Méditerranée : il n’est jamais arrivé à sa destination parce que sa cargaison de maïs, qui était au fond des cales depuis plusieurs mois, s’était abîmée. La matière première agricole étant vivante, elle se dégrade pendant le transport. La logistique passe aussi par les traitements sanitaires et le soin apporté aux produits pour qu’ils gardent leur qualité. Les acheteurs prennent leur décision en fonction du prix, des caractéristiques des céréales et de la rapidité de livraison, mais aussi de la qualité du produit. Aucune société ne veut prendre de risque sur le plan alimentaire ; ce n’est pas propre à l’Europe. L’Égypte, par exemple, qui est le premier acheteur mondial de blé, a envoyé des inspecteurs sanitaires pour contrôler la qualité des grains en provenance d’Ukraine. L’une des forces de l’Europe et de la France, c’est précisément d’apporter une garantie sanitaire sur les produits agricoles et alimentaires.

La souveraineté, en géopolitique, c’est connaître ses dépendances, les réduire, les gérer, les maîtriser, et en même temps cultiver ses performances avec constance et cohérence. Cela revient à mettre en place des interdépendances choisies. Pour ce qui est de la production alimentaire, les dépendances de la France portent en grande partie sur les engrais et sur l’énergie, ainsi que sur les données numériques. La protection des câbles sous-marins permet ainsi aux agriculteurs de suivre leurs cultures parcelle par parcelle, de les traiter avec précision et d’anticiper toutes sortes de problèmes. Le monde agricole est le secteur économique qui pourvoit le plus de données. Quand nous consommons, nous produisons énormément de données agricoles – d’ailleurs, les géants du numérique américains ou chinois ont mis le turbo depuis cinq ans sur ces questions et les publicités pour le métavers expliquent qu’il permet d’engendrer le jumeau numérique d’une exploitation agricole.

Permet-on aux agriculteurs de produire comme ils seraient capables de le faire ? On a plutôt tendance, depuis vingt à trente ans, à leur demander à la fois de nous nourrir, de renforcer la viabilité de la planète à moyen terme et de produire des aliments plus sains et durables, sans forcément les rémunérer pour ces deux derniers services.

La problématique de la souveraineté alimentaire est étroitement liée au discours tenu sur ce secteur d’activité. On n’a jamais parlé d’agriculture à ma génération : l’an 2000 marquait pour nous le passage au tertiaire ; l’industrie et l’agriculture n’étaient pas des secteurs d’avenir. Il faut donc rendre le secteur attractif, pour qu’on puisse vivre bien du métier, surtout si l’on est un protagoniste du développement durable et que l’on doit répondre à des normes et des règlements plus stricts qu’ailleurs. Cela requiert un minimum de protection – d’où la question de l’introduction de « clauses miroirs » ou l’interdiction, toute récente, des produits issus de la déforestation. Cela signifie aussi que le consommateur européen doit accepter de payer les produits alimentaires à leur valeur réelle. Ces dernières années, les prix des produits européens ont été maintenus à un niveau artificiellement bas alors que leur qualité ne cessait de s’améliorer et la sécurité alimentaire de se renforcer. Il est de notre responsabilité de faire comprendre que la production en grande quantité d’une alimentation de qualité et diversifiée, même en période de confinement, a une valeur et qu’on doit accepter d’en payer le prix, surtout si elle va de pair avec sa décarbonation. Il faut que nous mettions en adéquation nos valeurs avec le prix de ces productions stratégiques.

L’Europe s’est dotée d’un pacte vert et s’arme d’une boussole stratégique. On se remet à parler d’autonomie stratégique, de souveraineté, de production et d’innovation sur notre sol. Le monde agricole, qui a pourtant un grand rôle à jouer en la matière, n’est pas assez intégré dans le narratif géopolitique européen, alors que la politique agricole commune fut le moteur de la construction européenne et reste l’un des piliers de notre sécurité collective et de notre travail en commun – d’ailleurs, nous n’avons pas délocalisé ce secteur d’activité. À l’échelle de la planète, on observe que nombre de pays procèdent à un réarmement non seulement militaire et informationnel, mais aussi agricole et alimentaire. Sur les marchés agricoles, les dynamiques des prix dépendent de moins en moins de facteurs agricoles et de plus en plus des annonces politiques, des rapports de force géopolitiques, des accidents climatiques, des mesures de précaution commerciale ou de protectionnisme. On observe une « désagricolisation » des marchés agricoles. Le dernier samedi d’octobre, lorsque le corridor maritime de la mer Noire a été fermé à la suite de ce qui s’était passé à Sébastopol, on a enregistré un écart de 20 euros sur le prix de la tonne entre le matin et le soir : c’est énorme ! Multipliez par 60 000 et vous aurez une idée de la différence de facturation de la cargaison d’un navire Panamax. Du coup, on fait des stocks au cas où. En matière de logistique alimentaire, on est passé de l’approche just-in-time à l’approche just-in-case. Certains pays « arsenalisent » les flux alimentaires et agricoles mondiaux. C’est la fin du toyotisme alimentaire. La Chine possède aujourd’hui les deux tiers des stocks mondiaux de céréales parce qu’elle veut pouvoir nourrir ses habitants pendant un an – et le reste du monde doit se contenter de deux mois de consommation. La Russie russifie les marchés et politise les flux agricoles et céréaliers mondiaux. Pourtant, nous ne prenons pas assez en considération dans nos analyses la dimension agricole des relations internationales et des grands enjeux géopolitiques contemporains. Il convient d’établir un pont entre géopolitique et agriculture.

Les corridors que l’Europe a mis en place avec l’Ukraine fonctionnent. Ils permettent à l’Ukraine d’exporter des grains par la Roumanie et par la Baltique – ce qui ne va pas sans poser des problèmes de concurrence et de distorsion des prix. Depuis que le commerce agricole avec l’Ukraine a été complètement libéralisé, le poulet ukrainien « galope » vers les marchés européens, alors qu’en France, la filière était déjà en souffrance, notamment pour des raisons sanitaires et réglementaires. La grippe aviaire coûtera à nouveau 1 milliard à l’État français cette année. Il y a un enjeu de cohérence globale entre réglementation, innovation, santé, marché et impératif de solidarité envers l’Ukraine. L’entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne pourrait potentiellement renforcer la puissance agricole et alimentaire de l’Europe, à condition de penser l’Europe comme une puissance globale pouvant s’appuyer sur ce secteur pour faire valoir sa différence stratégique sur la scène internationale. Il ne faudrait pas qu’on répète ce qu’on a dit par le passé à certains pays de l’Est et aux pays de l’Europe de l’Ouest, à savoir que l’Europe n’avait plus de rendez-vous agricole et alimentaire avec le reste du monde. Tout dépendra donc de ce qu’on proposera à l’Ukraine, qui ne compte pas se fermer au marché mondial.

L’énergie et l’alimentation ont partie liée avec l’eau. Il y a toujours eu des guerres de l’eau. On observe aujourd’hui des violences hydriques entre usagers. Ce que certains en France appellent des « bassines » sont des réserves d’eau qui assurent la production agricole et nous permettent d’être en sécurité alimentaire. C’est encore une fois le problème du stockage qui se pose. Partout dans le monde il existe des conflits d’usagers et certains pays manquent chroniquement d’eau, ce qui a des répercussions alimentaires. En Iran, c’est une véritable bombe hydrique qui est sur le point d’éclater : le manque d’eau provoque un peu partout des conflits d’usagers. On n’en parle jamais. Au Moyen-Orient, plus généralement, le manque d’eau, de terres et de nourriture fait de la sécurité alimentaire un enjeu géopolitique majeur.

M. le président Thomas Gassilloud. Et ce sont les Israéliens qui sont leaders en matière de désalinisation.

Je vous remercie tous les trois pour vos interventions. Nous suivrons avec intérêt la conférence pour la résilience et la reconstruction de l’Ukraine.

 


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  1. Audition, à huis clos, de Mme Alice Rufo, directrice générale des relations internationales et de la stratégie au ministère des Armées et de M. Philippe Errera, directeur général des affaires politiques et de sécurité au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères (mercredi 14 décembre 2022)

 

M. le président Thomas Gassilloud (RE). Madame la directrice générale, Monsieur le directeur général, nous avons le plaisir de vous accueillir en commission de la défense pour cette dernière session de l’année. Je vous remercie de votre présence parmi nous pour conclure un cycle d’auditions que nous avions souhaité consacrer aux enseignements du conflit ukrainien, dans la perspective d’une pré-loi de programmation militaire qui devrait être présentée dans les prochains mois. Même si nous ne devons pas être totalement focalisés sur ce qui se passe en Ukraine et réfléchir aux autres formes de conflit, ce conflit est riche d’enseignements.

Monsieur Philippe Errera, vous relevez du ministère de l’Europe et des affaires étrangères, mais vous avez bien connu certains de nos commissaires, d’une part, parce que vous êtes déjà intervenu devant nous, d’autre part, parce que vous êtes une figure familière pour tous ceux qui s’intéressent aux questions de défense : vous avez été ambassadeur auprès de l’Otan, mais également directeur des relations internationales et de la stratégie au ministère des armées. Vous avez connu l’époque où cette direction générale s’appelait encore la direction des affaires stratégiques, la fameuse DAS, pour ceux qui s’en souviennent.

Madame Alice Rufo, en ce qui vous concerne, c’est la première fois que nous avons le plaisir de vous accueillir. Vous avez été nommée en tant que directrice générale des relations internationales et de la stratégie du ministère des armées, la DGRIS, le 1er novembre dernier, en remplacement de Mme Alice Guitton qui était intervenue à de nombreuses reprises devant notre commission. Vous étiez auparavant conseillère diplomatique adjointe chargée des affaires stratégiques et de désarmement à la Présidence de la République. Permettez-moi de vous féliciter pour votre nomination. Cette première audition en appellera sans doute d’autres, compte tenu de votre place importante au sein du ministère des armées.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022, représente une évolution stratégique majeure. La revue nationale stratégique – qui doit servir, je le rappelle, de support à la future loi de programmation militaire – évoque un « glissement stratégique » et le Président de la République indiquait pour sa part que « la fracturation de l’ordre mondial est porteuse d’enjeux et de risques que nous devons traiter pour conserver notre liberté. »

Ce changement de paradigme est également perçu par nos partenaires. Nous étions un certain nombre, il y a quelque temps, à être en Allemagne où le Chancelier Scholz lui-même parle de Zeitenwende, de changement d’ère, pour qualifier le moment actuel que l’on rapproche volontiers outre-Rhin de l’effondrement du Mur de Berlin – en tout cas, d’un phénomène de même intensité. C’est pour nous aider à mieux comprendre à la fois ces fractures, ces enjeux et ces risques que nous avons souhaité vous entendre tous les deux. Nous serions intéressés de connaître votre appréciation sur l’évolution des rapports de puissance qui sortiront de cette guerre.

Nous sommes impatients de connaître vos analyses.

M. Philippe Errera, directeur général des affaires politiques et de sécurité du ministère de l’Europe et des affaires étrangères. Je vous remercie, Monsieur le président, ainsi que les membres de la commission, de nous offrir cette opportunité d’être présents devant vous ensemble, avec Alice Rufo. La proximité ne tient pas seulement à nos parcours personnels, mais également à l’étroit travail réalisé entre nos deux ministères pour faire face à ces défis. J’en suis donc d’autant plus heureux.

Je tâcherai de répondre aux questions que vous avez posées en introduction en repartant de la guerre en Ukraine mais en la resituant, comme vous l’avez demandé, dans le contexte géostratégique dans lequel nous sommes et en tentant d’en tirer quelques enseignements s’agissant des priorités de notre action, française et européenne.

Le sujet le plus immédiat en tant que Français et Européens est, pour le dire de la manière la plus simple possible, le retour de la guerre en Europe. Celle-ci constitue un tournant historique et un bouleversement majeur, pour l’Ukraine au premier chef, pour la sécurité de la France et de l’Europe, et pour le monde également compte tenu de cet effet de fragmentation souligné par le Président de la République que vous avez cité.

Cette guerre russe est une guerre contre l’Ukraine, mais elle est également une guerre contre l’Europe, contre l’idée d’Europe et d’Union européenne en tant que telle. Les chars russes ne sont pas sur le territoire de l’Union européenne mais, au fond, ce qui a déclenché toute cette séquence de la part de Vladimir Poutine et de Moscou, c’était le Maïdan et la perspective du rapprochement de l’Ukraine avec l’Union européenne et, donc, de la perte d’influence et de contrôle de la Russie.

Mais si l’on écoute les discours de Vladimir Poutine, si on lit ce qu’il a écrit, y compris ce qu’il a écrit dans ces deux projets de prétendus traités, présentés en décembre 2021, d’une part, aux États-Unis, d’autre part, à l’Otan, reprenant ses objectifs pour assurer la sécurité de la Russie, nous constatons qu’il s’agit également d’une guerre contre l’Occident, son mode de vie et ses valeurs, une guerre inspirée – et c’est bien la difficulté – d’un sentiment de revanche de perte de la Guerre froide et par la volonté de redresser les torts de l’histoire, mais d’une histoire largement revisitée, voire fantasmée. Cela montre bien que les enjeux du révisionnisme ne sont pas seulement des enjeux historiques, mais également des enjeux pour le présent et pour le futur.

Nous, Français, nous, Européens, nous, membres de l’Otan, ne sommes pas en guerre avec la Russie et ne cherchons pas à l’être. Nous ne cessons de le dire, mais elle s’imagine être en guerre contre nous. Excusez-moi d’être un peu long sur l’Ukraine, mais de ce point de vue, je pense qu’il importe d’avoir à l’esprit, en particulier lorsque l’on réfléchit au possible enclenchement d’une négociation de paix, que, pour Vladimir Poutine – tout au moins si l’on s’en tient à ce qu’il affirme –, ce qui est en jeu n’est ni le territoire de l’Ukraine stricto sensu ni la neutralité de l’Ukraine par rapport à ses alliances ou à l’Otan, mais une entreprise dont les objectifs sont plus larges, parce qu’ils ne sont bornés ni dans le temps ni dans l’espace, de redressement des torts supposés de l’histoire, de révision des acquis de la fin de la guerre froide.

En fonction de l’issue de cette guerre, sans même parler du sort des territoires et des populations ukrainiennes, l’ordre européen ne sera pas le même, et l’ordre international ne sera pas le même. En effet, si la Russie connaît un succès, l’occupation de l’Ukraine ne sera pas seule en jeu ; nous entrerons de manière encore plus forte dans une phase d’instabilité stratégique dont nous n’avons pas connu d’équivalent au moins depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Si, au contraire, la Russie ne connaît pas de succès dans son entreprise, si elle échoue, nous aurons une chance accrue de restaurer la stabilité et la sécurité sur le continent européen. Mais si l’échec de la Russie est une condition nécessaire, elle ne sera pas une condition suffisante. Il faut réfléchir aux conditions de la sécurité sur le continent européen dans un tel cas de figure.

Quel que soit le cas de figure cependant, ce serait une erreur de penser que les choses redeviendront comme avant. Cela m’amène à évoquer le contexte géostratégique dans lequel se situe cette guerre.

Les menaces qui sont posées à notre environnement de sécurité, l’imprévisibilité et l’insécurité accrues perdureront du fait de l’addition des effets de cette guerre et de tendances qui sont déjà à l’œuvre, que la revue nationale stratégique met en avant et que celle de 2017 mettait déjà en avant.

Première tendance, la Russie sortira affaiblie de cette guerre, quelle qu’en soit l’issue. Elle en sortira affaiblie politiquement, militairement, économiquement, stratégiquement. Mais une Russie affaiblie, c’est une Russie qui reste dangereuse et imprévisible à notre égard. C’est aussi une Russie affaiblie dans sa relation avec la Chine, alors que la relation avec Pékin évolue déjà de plus en plus à son désavantage.

À l’inverse, et c’est la deuxième tendance lourde qui sera affectée par l’issue de cette guerre, de manière logique, la Chine en sortira renforcée dans l’ascendant qu’elle aura sur la Russie et pourra ainsi poursuivre son ascension en faisant preuve d’une assertivité, voire d’une agressivité plus forte dans son environnement régional immédiat, mais également dans ses rapports avec l’Europe. Je pense que les leçons que l’on peut d’ores et déjà tirer de cette guerre en Ukraine doivent nous pousser à regarder en face le défi que constitue l’ascension de la Chine, qui est un défi lourd de conséquences pour nous, pour nos économies et pour notre capacité à sauvegarder nos intérêts.

Comme vous le savez, nous avons pour habitude depuis 2019 au sein de l’Union européenne d’inscrire la relation avec la Chine dans le cadre d’un triptyque : la Chine est à la fois un partenaire sur certains dossiers et sur certains enjeux globaux comme le climat ou la santé ; un concurrent, notamment en termes commerciaux ; et un rival systémique, en particulier dans la manière dont elle pense et dont elle souhaite façonner le système multilatéral. Nous devons prendre soin à ce qu’il n’y ait pas de prophétie autoréalisatrice et à ne pas nous enfermer dans une logique de confrontation. Il convient donc de rechercher, chaque fois que possible, des approches coopératives avec la Chine sur les intérêts que nous avons en commun. Nous cherchons à le faire sur la Russie, sur le dossier nucléaire iranien, sur le dossier nucléaire nord‑coréen et sur les enjeux globaux que j’ai mentionnés. Il n’empêche est que cette relation s’ancre de plus en plus dans la compétition et la rivalité.

La troisième tendance lourde, qui est à l’œuvre mais qui est peut-être masquée par le conflit et la guerre en Ukraine, est l’évolution des États-Unis.

Les États-Unis sont engagés aux côtés de l’Europe et traitent l’Europe en tant que partenaire dans la manière dont nous répondons à l’agression russe et dans le soutien à l’Ukraine. Mais les États-Unis naturellement, et légitimement du point de vue américain, se soucieront dans les années à venir avant tout de ce qu’ils perçoivent comme leurs intérêts fondamentaux qui se situent de plus en plus dans l’Indopacifique, et de moins en moins, tendanciellement, en Europe – il se trouve qu’il y a actuellement une menace existentielle et un enjeu pour l’article 5 et pour l’Otan, mais c’est un cas atypique – et surtout de moins en moins dans notre périphérie, au Sud et au Sud‑ Est, essentielle pour nos intérêts de sécurité. Si l’on pense à l’Afrique du Nord, au Golfe et au Levant, cela signifie que nous aurons à gérer de plus en plus de manière autonome, par revendication ou par nécessité, les crises dans notre périphérie – et sur lesquelles nous pourrons revenir de manière plus détaillée. Cela a, bien évidemment, un impact sur la manière dont nous pensons notre outil de défense et la loi de programmation militaire (LPM) sur laquelle reviendra Alice Rufo.

Pour terminer de tracer à grands traits cette évolution géostratégique dans laquelle se situe la guerre en Ukraine, pour ce qui est de la LPM et au-delà, nous devons prendre en compte le risque d’une Europe de plus en plus seule dans un monde de plus en plus dangereux, alors que les instances et les méthodes de régulation de la violence, telles que des institutions comme les Nations unies où les normes sont de plus en plus fragilisées de l’intérieur et attaquées de l’extérieur. Cela représente un défi majeur non seulement pour notre diplomatie, mais également pour notre outil de défense.

 

En mars 2020, Jean-Yves Le Drian avait été interrogé sur ce que serait le monde d’après, de l’après-covid, lorsque l’on pensait encore qu’il y aurait un avant et un après et que l’on se demandait encore si surviendrait une seconde vague. Il avait répondu qu’il serait comme le monde d’avant mais en pire. Ce que l’on perçoit au cœur de la guerre en Ukraine du monde d’après, c’est qu’il sera comme le monde d’après en bien pire.

Je ne voudrais pas toutefois que cette considération nous amène à céder au fatalisme, parce que je suis convaincu que ce que nous avons pu constater dans un tout autre domaine, dans notre réponse commune au covid, et ce à quoi nous assistons depuis le 24 février constitue, au contraire, une formidable réaction en termes d’unité, de fermeté et de rapidité au niveau de l’Europe. C’est notre capacité à tirer les leçons, autant que faire se peut, pendant que la guerre est encore en cours, de ce qui a fonctionné ou pas qui nous permettra non seulement de faire face à la suite de la guerre en Ukraine, mais également aux autres défis que j’ai mentionnés.

Nous avons réussi à faire face tout d’abord en renforçant l’unité européenne. Nous avons su répondre à l’agression russe de manière rapide et forte, notamment au niveau européen. Vladimir Poutine a renforcé le lien transatlantique. Il a renforcé l’Otan. Il a renforcé le sentiment de nation ukrainienne. Il a également renforcé l’Europe.

Si l’on pense à tous les paquets de sanctions – nous sommes sur le point d’adopter le neuvième – qui ont pour effet et objectif de freiner la machine de guerre russe, si l’on pense au soutien financier et humanitaire à l’Ukraine, si l’on pense au soutien militaire et à l’utilisation de la facilité européenne pour la paix (FEP) visant à aider un pays agressé dans une guerre, ce qui aurait été impensable pour certains de nos partenaires européens, notamment pour les partenaires neutres, on mesure le chemin parcouru. Il en va de même pour ce qui est du soutien à la formation des forces ukrainiennes.

En termes d’ajustement de la posture de l’Otan, nous avons aussi réagi rapidement mais, à plus long terme, il convient de poursuivre sur cette trajectoire, de poursuivre en particulier le renforcement de l’autonomie stratégique européenne, bien évidemment, en matière de défense, mais également, s’agissant de l’Agenda de Versailles, en matière énergétique et en termes de réduction de nos dépendances critiques vis-à-vis de pays comme la Russie et la Chine mais aussi comme les États-Unis.

Lorsque le Président de la République a porté à Washington, lors de sa visite d’État il y a deux semaines, le message très clair, très fort et très public sur l’IRA, Inflation Reduction Act, qu’il a accompagné d’une proposition de démarche et d’une explication très claire vis‑à‑vis du président Biden, c’étaient bien les intérêts européens qu’il défendait. Nous aurons à travailler à la réduction de nos dépendances critiques. Ce travail est engagé au niveau européen et au niveau national, mais il reste beaucoup de chemin à parcourir en la matière.

Le deuxième volet de notre action qui requiert un investissement prioritaire est le renforcement de notre stratégie et de notre action de prévention ou de réponse face à la montée des menaces et à la diversification de leur nature : en matière cyber, en matière de résilience au niveau national, mais également en termes de coopération efficace, et non pas de concurrence institutionnelle entre l’Union européenne et l’Otan, dans le domaine de la guerre informationnelle, beaucoup plus largement que le domaine cyber stricto sensu.

Enfin, plus largement, il convient de travailler à prévenir la fracture Nord-Sud et à préserver un ordre international fondé sur les règles de droit. Cela passe par la condamnation aussi large que possible des actions russes, pour montrer que le sujet n’est pas entre l’Ukraine et la Russie, ni même entre l’Otan et la Russie, mais qu’il s’agit d’un sujet bien plus large de remise en cause des normes fondamentales de la charte des Nations unies. Nous constatons d’ailleurs que lorsque la question est posée en ces termes, nous bénéficions d’un très large soutien. Cela a été le cas pour la résolution présentée devant l’Assemblée générale des Nations unies condamnant les prétendues annexions des quatre régions ukrainiennes.

Mais il s’agit également de montrer, non pas simplement par des mots mais par des actes concrets, à l’ensemble de nos partenaires du Sud que nous sommes à leurs côtés pour lutter contre les conséquences de cette guerre décidée par Vladimir Poutine. Comme vous le savez, il s’agit de l’un des axes majeurs de l’action du Président de la République et de la ministre des affaires étrangères, porté depuis le début de la guerre, depuis les mois de mars et d’avril, en termes de sécurité énergétique et de sécurité alimentaire.

À cet égard, et pour terminer sur l’actualité, c’est à dessein qu’à la Conférence sur le soutien à l’Ukraine qui s’est tenue hier, nous avions invité des pays qui ne sont pas que des pays européens ou américains, mais également ceux du Golfe, le Japon et les Indonésiens. Non seulement nous les avons invités, mais ils sont venus ; c’est, je pense, un message extrêmement fort.

Excusez-moi d’avoir été trop long, je souhaitais seulement replacer des questions sur lesquelles Alice Rufo va intervenir dans un contexte plus large, comme vous me l’aviez demandé, Monsieur le président.

Mme Alice Rufo, directrice générale des relations internationales et de la stratégie du ministère des armées. C’est un honneur d’être devant vous aujourd’hui pour la première fois, et j’accepte bien volontiers que ce ne soit pas la dernière. Je suis évidemment à votre disposition.

En complément de ce que vient de dire le directeur général des affaires politiques, permettez-moi de tirer un premier enseignement général de la guerre en Ukraine, qui semble évident mais mérite d’être dit : le soutien que nous apportons à l’Ukraine sur le plan militaire pour son effort de résistance est non seulement absolument décisif pour l’Ukraine, pour la sécurité européenne et pour mettre en échec la stratégie et la volonté de la Russie de déstabiliser l’Europe dans son ensemble, mais il s’inscrit aussi dans la durée. Ce soutien est essentiel : il requiert un important effort de nos armées car il en va de notre propre sécurité et de la défense des règles qui ont permis de maintenir notre sécurité et notre souveraineté sur le continent européen, et plus largement dans le monde.

Ce soutien a été engagé très rapidement, dès après le 24 février. Il passe par les cessions d’armement dans les domaines de l’artillerie, de la défense antiaérienne et de la mobilité terrestre. Ces cessions s’accompagnent d’une offre complète, intégrant les enjeux de formation et de maintien en condition opérationnelle. Comme vous le savez, elles sont discutées très directement par des canaux mis en place entre les Présidents de la République, les ministres des armées et les chefs d’état-major des armées. La France a établi une réelle relation de confiance avec l’Ukraine en la matière, qui a encore été soulignée hier et qui est régulièrement saluée par le ministre ukrainien de la défense – c’était encore le cas il y a quelques jours à peine. Cette relation de confiance a pu se construire parce que nous faisons, ce que nous disons, que nous disons aux Ukrainiens ce que nous faisons et que nous ne nous bornons pas à une stratégie d’annonce. Cette relation de confiance se construit donc sur la réalité de ce qui est fait, de ce que nous pouvons faire et sur la grande mobilisation de nos armées en soutien pour apporter les armements demandés par les Ukrainiens. Cette mobilisation de nos armées représente un effort important, un effort immédiat ; elle s’impose de fait comme une action au service de notre propre sécurité.

Ce soutien s’est matérialisé par la mise en place d’un fonds spécial de 100 millions d’euros, porté, grâce au Parlement, à 200 millions d’euros. Nous avons également assuré l’accueil de blessés ukrainiens, c’est très important pour la résilience dans l’effort de guerre ukrainien et la résistance du peuple ukrainien. N’oublions pas aussi la mobilisation concernant les crimes de guerre et les actions menées au travers de la mobilisation de la gendarmerie. L’offre de formation également très importante, désormais européenne, a déjà commencé en France puisque nous formerons 2 000 soldats ukrainiens d’ici à six mois.

Je tiens également à souligner l’effort européen inédit conduit dans le cadre de la FEP, sachant que la France finance l’enveloppe globale à hauteur de 18 %. Il est important de rappeler, car cela n’est pas suffisamment souligné, qu’à l’origine, cet instrument n’avait pas été imaginé pour la guerre en Ukraine, mais avait été conçu sur un constat : la nécessité pour l’Europe de prendre davantage ses responsabilités en matière de sécurité. Or nous constatons que cet instrument mis en place avant cette guerre a permis à l’Union européenne de se mobiliser et d’apporter un soutien dans la durée, et à certains pays de fournir rapidement et efficacement une assistance, notamment à travers la fourniture inédite de matériel létal, à l’Ukraine.

Ainsi, lorsque l’on évoque les leçons à tirer de cette guerre, et même si l’on doit examiner le champ plus large des conséquences géostratégiques à long terme, il faut également étudier ce qui se passe en ce moment, et se dire que certaines options et lignes d’action prises dans le passé se sont trouvées validées et révélées efficaces face au retour de la guerre sur notre continent.

En complément de ces premiers éléments et pour replacer cette audition dans son contexte national immédiat, j’ajouterai que nous devons avoir en tête que cet effort de soutien à l’Ukraine et à la défense de sa souveraineté et de son territoire face à l’agression russe est structurant pour les travaux que vous mènerez sur la LPM. Il nous faut tous pouvoir venir en soutien d’effort conséquent car, je le répète, il ne s’agit pas seulement de soutenir l’Ukraine, mais de soutenir des principes qui ont été violés par la Russie et sur lesquels repose également notre propre sécurité.

Ainsi, au-delà de ces leçons immédiates qui nous occupent au quotidien pour soutenir les Ukrainiens, il faut dès à présent nous interroger sur les conséquences de ce conflit pour notre stratégie de défense. Nous avons, bien évidemment, commencé à le faire.

Permettez-moi tout d’abord une remarque d’ordre général. Puisque je viens de prendre mes fonctions, je découvre de l’intérieur la façon dont travaillent les armées. L’existence d’un conflit amène tout appareil de défense, qu’il soit directement engagé – je le répète : nous ne sommes pas en guerre contre la Russie – ou non, ou qu’il se produise sur notre continent – comme c’est le cas – ou pas, à réfléchir et à tirer d’emblée des leçons. C’est le processus de « RETEX », de retour d’expérience opérationnelle, qui relève des prérogatives des armées et les conduit à réfléchir tant sur leur préparation opérationnelle que sur leurs efforts capacitaires.

Puis, il est nécessaire de tirer les leçons de niveau politico-stratégique. Cela a notamment été fait dans la revue nationale stratégique (RNS), mais c’est également un processus engagé au sein du ministère des armées. Le Ministre des armées est d’ailleurs particulièrement attentif à ce que, tout au long des travaux de préparation de la loi de programmation militaire, une réflexion constante soit menée sur l’appréciation que nous portons sur notre environnement et sur ses conséquences stratégiques, sur les positionnements et les trajectoires de nos partenaires ainsi que sur le poids relatif de nos différents leviers – car ce sont des éléments clés dans les décisions qui seront prises pour l’avenir –, et la façon de mieux les articuler afin de les utiliser de manière plus efficace et décisive.

Je ne serai pas exhaustive parce que cela a déjà été réalisé dans la revue nationale stratégique et parce que le discours du Président de la République à Toulon a posé certaines constantes pour notre stratégie de défense et présenté certaines inflexions, voire évolutions, à y apporter. J’insisterai ainsi sur cinq remarques sur les conséquences pour notre stratégie de défense.

La première concerne le rapport au temps. C’est un sujet extrêmement important car il faut s’efforcer de construire sa stratégie en fonction de notre rapport au temps, en présenter une copie globale, cohérente et temporalisée. Le temps, c’est d’abord ce qui a été décidé. À cet égard, il s’agit d’étudier si les décisions prises antérieurement, dans le cadre des revues nationales stratégiques et de la précédente LPM, sont validées sur les points essentiels. J’y reviendrai, mais je pense tout particulièrement à l’émergence de l’hybridité ou au renforcement de l’autonomie stratégique européenne, qui se trouvent confirmés par la situation que nous connaissons. Donc, dans le rapport au temps, le passé compte ; il joue sur la manière dont nous appréhendons l’avenir.

Ensuite, l’effet de myopie est un risque à ne pas négliger. Si j’ai commencé par évoquer les conséquences immédiates pour nous et l’effort que nous aurons à consentir au cours des prochains mois, c’est que nous sommes tous très mobilisés sur le soutien à l’Ukraine. Mais si nous ne tirons les conséquences qu’au regard de la situation actuelle, nous risquons de passer à côté de la ou des situations stratégiques possibles en 2030 et au‑delà. La nécessité d’anticipation est absolument clé. Là encore, il s’agit d’une question de rapport au temps.

Les surprises stratégiques et les ruptures n’ont pas manqué ces dernières années. Cela impose d’être capable non seulement d’examiner le passé en ayant un retour d’expérience clair sur ce qui a fonctionné et ce qui n’a pas fonctionné, sur ce qui a été pris en compte et ce qui ne l’a pas été, mais aussi d’étudier très précisément les conséquences de la situation actuelle et d’être prêts à nous adapter face à tous les scénarios possibles, parce que nous avons bien constaté que tout peut évoluer très rapidement et qu’il faut être capable de réagir très vite. C’est une des leçons de la période récente que nous avons tous vécue.

Ma deuxième remarque, qui est essentielle pour notre stratégie de défense, est que le conflit en Ukraine a montré la centralité de la dissuasion nucléaire. Depuis le 24 février, nous assistons de la part de la Russie à une tentative manifeste de ce que l’on appelle une sanctuarisation agressive. Très concrètement, il s’agit d’une guerre d’annexion menée sous la voute nucléaire. Nous assistons à un retour de la rhétorique nucléaire largement employée par la Russie à des fins d’intimidation et dans une volonté quasi explicite d’empêcher et de décourager, en faisant peur, le soutien qui est apporté à l’Ukraine pour la défense de son territoire et de sa souveraineté.

Cela va totalement à l’encontre de ce qui avait été énoncé par la Russie dans le cadre du P5, juste avant la guerre, le 3 janvier 2022, par une déclaration des chefs d’État et de Gouvernement, dans laquelle ils avaient conjointement rappelé la nature strictement défensive de leur dissuasion. C’est un point qu’il me semble nécessaire de mettre en avant et d’avoir en tête en permanence pour réfléchir à l’avenir. La dissuasion, que ce soit au niveau de la France ou au niveau de l’Alliance atlantique, a empêché l’escalade du conflit et a permis également de préserver la liberté d’action et de choix dans le soutien que nous apportons à l’Ukraine et les principes que nous défendons sur la scène internationale.

Troisième remarque en complément de ce qui a été dit : la guerre en Ukraine nous montre un élargissement du domaine de la conflictualité.

Cela a déjà été évoqué. Nous constatons dans les modalités du conflit ukrainien plusieurs éléments que vous connaissez, à savoir que le domaine cyber est clé et que le rôle joué par les capacités de cyberdéfense ukrainiennes est essentiel et a permis à l’Ukraine de déjouer depuis 2014 de nombreuses attaques dont elle était victime sur ses infrastructures critiques et ses réseaux d’information. La centralité de la cyberdéfense est donc très nette dans ce conflit.

Il est à noter plus largement, l’importance manifeste du domaine informationnel, visible en amont de la guerre comme en parallèle à sa conduite. L’influence est absolument décisive en la matière, c’est-à-dire que la lutte informationnelle d’influence est au cœur du conflit, de part et d’autre. Nous le constatons très nettement.

Le conflit en Ukraine illustre également la centralité de l’espace, et préfigure de possibles ruptures à venir dans l’utilisation et l’exploitation des satellites. Cela devra, à l’évidence, être pris en compte à l’avenir en termes d’accès à l’espace et de capacité à détecter, caractériser et attribuer les événements dans l’espace. Il conviendra en la matière de disposer d’une capacité de protection et de riposte.

Donc, pour ne prendre que ces seuls champs – le cyber, l’informationnel et l’espace – nous avons des leçons de la guerre en Ukraine très nettes à tirer pour l’avenir.

L’extension de la conflictualité dans ces domaines ainsi que dans tout ce que l’on appelle l’hybride – comme l’utilisation de l’alimentaire, de l’énergie ou d’actions de déstabilisation menées sur d’autres théâtres que sur le continent européen, dont Wagner est un parfait exemple – montre que ces formes de conflictualité qui avait déjà été relevées dans notre stratégie et prises en compte par la précédente programmation militaire, ne se substituent pas à la guerre conventionnelle brutale et traditionnelle que l’on connaît sur le continent européen, mais en fait s’y cumulent.

C’est la raison pour laquelle je parle d’une extension de la conflictualité : l’hybride vient s’ajouter au conventionnel, en parallèle à une rhétorique nucléaire qui réapparaît. Nous ne pouvons laisser l’une ou l’autre de côté et devons considérer le champ d’action global.

La quatrième remarque est le retour de la haute intensité auquel il nous faut faire face.

L’action menée par la Russie, qui correspond à la doctrine de guerre de nouvelle génération que les Russes ont énoncée en 2013, est une guerre intégrale, interétatique, sous voûte nucléaire. Le conflit met en avant tous les jours le poids des capacités de destruction. Cela valide, dans notre stratégie de défense, la nécessité d’avoir un modèle d’armée complet qui nous permette d’agir pour notre défense et la défense collective sur notre continent au travers des déploiements qui ont été évoqués et que nous avons menés au sein de l’Otan, mais également d’agir au-delà du continent européen. Nous constatons en outre que de nombreuses actions informationnelles russes sont largement relayées et amplifiées sur d’autres théâtres, y compris sur le continent européen. Ce constat appelle donc non seulement à avoir une capacité à faire face et à se préparer à une guerre de haute intensité, mais également à conserver une capacité d’action dans d’autres régions du monde pour défendre à la fois nos intérêts et notre rôle dans le monde, au sein de nos alliances et auprès de nos partenaires, mais aussi tout simplement pour maintenir des règles de droit et, face à ces puissances de déséquilibre, continuer à être une puissance qui défend des équilibres mondiaux, et s’en donner les moyens.

Ma cinquième remarque a déjà été évoquée : le champ des perceptions de la sphère informationnelle est absolument décisif dans cette guerre. Dans son discours sur la RNS prononcé à Toulon, le Président de la République a défini une fonction stratégique sur l’influence. C’est, à mon avis, sur ce point que nous devrons travailler de façon approfondie dans les prochaines semaines et les prochains mois. C’est manifeste dans la stratégie de la Russie. Force est de constater que des manipulations existent, et que le triptyque « manipulation, intoxication et subversion » se confirme. Il faut donc se préparer à intégrer cette dimension avec ambition. C’est le rôle de la fonction stratégique « influence », placée sous le pilotage du ministère de l’Europe et des affaires étrangères.

J’ajouterai, pour conclure car j’ai déjà été trop longue, que cette guerre montre, y compris dans le domaine informationnel et le champ des perceptions, l’importance de compléter le strict domaine des armées et de la politique de défense par un effort plus global, plus collectif et une réflexion plus large sur la défense de nos intérêts. Ce qui est porté dans le cadre de l’économie de guerre, face à la perspective de la haute intensité et face à tout ce que nous constatons dans cette guerre, est une réponse visant à renforcer l’autonomie stratégique européenne et, de manière générale, une question de résilience collective. Hier, sous l’égide du ministère de l’Europe et des affaires étrangères, s’est tenue la conférence bilatérale pour la résilience et la reconstruction de l’Ukraine. Nous voyons combien cette capacité collective, cette force morale, est décisive dans le conflit. Ce sont des leçons que nous devons également tirer pour nous-mêmes.

M. le président Thomas Gassilloud. Merci pour vos interventions.

Nous en venons aux orateurs des groupes.

Mme Christelle D’Intorni (LR). Mon propos portera principalement sur les conséquences du conflit ukrainien et l’équilibre géopolitique en Asie.

Depuis une décennie, les États-Unis avaient fait de leur présence dans la zone asiatique une de leurs priorités afin de garantir la sécurité de leurs alliés face à la puissance montante de la Chine et aux conflits territoriaux qui se posent dans la région. Or le caractère durable du conflit ukrainien, s’il ne mobilise pas directement des soldats américains, mobilise, en revanche, d’importantes ressources, et l’aide américaine apportée à l’Ukraine pour faire face à l’invasion russe représente 52,3 milliards d’euros depuis le début du conflit. Les moyens dont disposent les États-Unis sont certes vastes, mais il peut être difficile d’être présent avec la même intensité sur plusieurs théâtres d’opérations. Par conséquent, du fait de ce soutien massif à l’Ukraine, craignez-vous un affaiblissement à venir de la présence américaine en Asie face à la Chine ?

De la même façon, j’évoquais lors d’une précédente réunion de notre commission l’important effort réalisé par la Chine d’accroissement de son arsenal nucléaire, qui a été relevé par le département de la défense américaine dans son rapport annuel au Congrès. Sans vouloir faire de parallèle faussement prophétique, en 1950, la guerre de Corée avait été déclenchée tout juste un an après que l’URSS eut disposé de l’arme nucléaire. L’invasion de la Corée du Sud ressemblait alors à une première étape de sanctuarisation agressive, c’est-à-dire à une prise de territoire par guerre conventionnelle à l’abri du feu nucléaire. Ce parallèle a été relevé par l’historien spécialiste des relations internationales, Pierre Grosser, dans une publication de l’Institut français des relations internationales (Ifri) de cet automne. Pensez-vous qu’il faille voir dans le réarmement nucléaire chinois une logique identique eu égard à leur prétention sur l’île de Taïwan ?

M. Lionel Royer-Perreaut (RE). Madame Rufo, Monsieur Errera, permettez-moi de vous dire tout l’intérêt que nous avons porté à vos interventions respectives, qui ne manqueront pas de nourrir nos réflexions.

Je reviens plus précisément sur la guerre en Ukraine. Nous avons noté deux points, l’aspect militaire et l’aspect géostratégique. Sur l’aspect militaire, vous revenez sur ce qui a pu être dit jusqu’à présent dans nos différentes auditions, à savoir que cette guerre est une guerre assez conventionnelle, même si des éléments nouveaux interviennent. Vous avez insisté sur les aspects cyber, de communication stratégique et sur la centralité de l’espace, et l’une de vos phrases ne nous a pas échappé sur la possibilité de saturation ou de rupture du système satellitaire. Pourriez-vous nous en dire plus sur ces enjeux ?

Vous avez réaffirmé que l’hybridité de cette guerre ne se substituait pas à la guerre conventionnelle, vous avez également rappelé le retour de la haute intensité et, dans la dernière partie de votre propos, évoqué l’influence stratégique. Mais, à dire vrai, ce conflit me semble avoir provoqué un bouleversement géopolitique assez important au niveau de l’Otan sans que cette dernière s’en trouve revigorée.

Il a notamment entraîné des prises de position vis-à-vis de la Turquie. Ainsi, les sanctions technologiques contre la Turquie ont disparu de la nouvelle loi budgétaire de défense américaine pour 2023. Quel rôle la Turquie pourrait avoir à jouer dans cet écosystème qui est en train de renaître ? Sommes‑nous assez conscients que les bouleversements du jour peuvent provoquer d’autres conflits de demain liés, par exemple, la montée en puissance de la Turquie ?

M. Frédéric Boccaletti (RN). Madame la directrice générale, Monsieur le directeur général, par la livraison de dix-huit canons Caesar, le Président de la République a souhaité franchir un nouveau pas vers la co-belligérance au détriment de la sécurité des Français. L’Ukraine est l’actuel point de cristallisation des tensions internationales et ce pays est devenu le carrefour mondial de la livraison d’armes lourdes et légères. Cela a pour conséquence, d’une part, de nourrir une guerre, d’autre part, d’éloigner la perspective d’une étude diplomatique et pacifique de la sortie de conflit – position que nous défendons au sein du groupe Rassemblement national.

Au-delà, le prélèvement de telles quantités de matériel militaire a des conséquences directes sur nos armées qui se voient privées d’outils précieux. Ces livraisons d’armes tous azimuts et sans contrôle ont également hissé l’Ukraine comme plaque tournante mondiale du trafic d’armes. Aucun contrôle sur les destinations réelles ni sur l’usage de ces armes ne peut être effectué. La prolifération de ces armes pose la question de leur avenir, une fois le conflit achevé ; de tels matériels pourraient se retrouver entre les mains d’organisations terroristes ou mafieuses. Ma question est donc simple : comment les autorités françaises s’y prennent-elles pour contrôler la destination et tracer les armes qu’elle envoie à l’Ukraine ?

M. Christophe Bex (LFI-NUPES). Alors que les signaux militaires et diplomatiques étaient perceptibles, comme en témoignent les différentes manœuvres opérées par la Russie ou le renforcement du partenariat Otan-Ukraine en vue d’une future d’adhésion, la position de la France, jusqu’à la tentative de médiation de M. Macron à Moscou, est révélatrice d’un manque d’anticipation ainsi que d’une impréparation de la part du Gouvernement, voire d’une faiblesse de nos services de renseignements face à la stratégie de la Russie. Les services de renseignement américains nous avaient pourtant rapidement alertés sur la possibilité d’une attaque imminente de la Russie, en explicitant même les grandes lignes du plan qui consistait à profiter du froid hivernal pour assiéger Kiev et remplacer Zelenski afin d’instituer une marionnette du Kremlin, mais qu’importe, la France n’y a pas cru !

Cette guerre est, par ailleurs, révélatrice d’une pratique solitaire dans la conduite de la politique étrangère par le Président de la République qui s’affranchit de l’expertise pourtant utile des diplomates, des historiens ou des chercheurs, le tout pouvant se faire au détriment de la France qui se retrouve davantage isolée.

Parallèlement, l’invasion de l’Ukraine re-questionne les stratégies à l’œuvre sur le vieux continent : l’attitude de l’Allemagne qui se fixe désormais comme objectif de disposer de l’armée la plus équipée d’Europe en est la parfaite illustration. De même, les stocks d’armements des pays ayant approvisionné l’Ukraine, qui n’étaient déjà pas au niveau des objectifs fléchés, se trouvent lourdement affectés, sachant qu’un jour de guerre en Ukraine équivaudrait à un mois de conflit pendant la guerre en Afghanistan.

Enfin, ce conflit remet sur le devant de la scène l’indispensable question de la souveraineté énergétique érigée, fut un temps, comme une priorité par la France. L’Union européenne important 40 % de son gaz de la Russie, la crise énergétique se fait lourdement ressentir en France et chez nos voisins. L’invasion de l’Ukraine tend, de surcroît, à accentuer le risque environnemental en augmentant les risques d’accident nucléaire et en intensifiant le recours au charbon ainsi qu’au gaz de schiste.

Par conséquent, comment expliquez-vous le manque d’anticipation de la France dans le surgissement de ce conflit ? Quelle stratégie le Gouvernement envisage-t-il pour s’émanciper stratégiquement et militairement des intérêts énergétiques de la Russie, dont nos partenaires sont fortement dépendants ?

Mme Josy Poueyto (Dem). Madame la directrice générale, Monsieur le directeur général, notre groupe se réjouit de pouvoir vous auditionner tous deux sur les conséquences stratégiques induites par ce conflit ukrainien.

Nous le savons tous, cette guerre injustifiée et illégitime menée par la Russie contre l’Ukraine engendre d’importantes répercussions sur les marchés de l’énergie et des denrées alimentaires, et nous conduit à nous interroger sur l’avenir de nos partenariats et de nos alliances au regard des nouveaux champs de conflictualité.

Nous nous devons de nous poser des questions de plusieurs types que nous avons d’ailleurs abordées lors de notre première réunion du groupe de travail qui s’est tenue au ministère de la défense, juste de l’autre côté de la rue, il y a quelques jours, dans le cadre de la préparation de la prochaine loi de programmation militaire. Au travers de vos propos à tous les deux, nous retrouvons bon nombre d’aspects qui ont été soulevés et discutés lors de cette réunion.

Il nous faut aujourd’hui tirer les conséquences de cette guerre en Ukraine pour la France, pour l’Europe et pour la défense de l’Otan. Pour ma part, je souhaiterais revenir sur le sujet des nouveaux champs de conflictualité que sont le cyber, la guerre informationnelle ou l’espace. Selon vous, la guerre en Ukraine nous impose-t-elle de faire évoluer notre stratégie au regard de l’apparition et de la montée en puissance de ces nouveaux champs de conflictualité ? Cela nous oblige-t-il à penser différemment nos stratégies et à prévoir de nouvelles orientations dans la prochaine loi militaire, afin de maintenir et renforcer notre autonomie et notre souveraineté dans ce contexte de forte mutation ?

De façon plus générale, quelles réponses pouvez-vous nous apporter aux interrogations qui feront nécessairement partie des enjeux de la prochaine LPM : quels partenariats en matière de défense ? Faut-il privilégier un triptyque Émirats, Inde et France ? Bref, quelles alliances, et pour quels objectifs ?

Mme Anne Le Hénanff (HOR). Madame la directrice générale, Monsieur le directeur général, la guerre en Ukraine semble modifier la perception et l’organisation de l’Union européenne et accélérer une transformation de la politique européenne. Face à la Russie, une identité politique européenne semble être en train de naître. Cette évolution est attisée par les États-Unis, en particulier par le président Joe Biden, qui présente l’union face à la Russie comme l’union sacrée des sociétés démocratiques face aux autocraties. D’une certaine manière, cela accroît la dépendance de l’Europe vis-à-vis des États‑Unis. Il s’agit finalement moins d’une mobilisation générale que de la mobilisation des sociétés, de l’union de modèles qui s’affrontent, l’Ukraine étant au milieu de tout cela.

La guerre économique que se livrent l’Occident et la Russie, gaz contre sanctions économiques, est un champ de bataille tout aussi important. En parallèle, le reste du monde ne semble pas prêt à se battre auprès des Occidentaux, comme le montre le peu d’enthousiasme pour les sanctions occidentales et, dans ce contexte de la guerre en Ukraine, semble apparaître une perte de centralité de l’Europe.

Ma question est la suivante : ne pensez-vous pas que la guerre en Ukraine engage une ère nouvelle dans l’histoire des conflits parce que les sociétés qui s’affrontent, Russie et Europe, loin de modérer les objectifs, les radicalisent, chaque camp cherchant une vitalité politique ?

M. Errera, directeur général des affaires politiques et de sécurité. Je m’efforcerai de répondre aux questions qui relèvent davantage du Quai d’Orsay, même si toutes engagent les deux ministères dans lesquels nous travaillons.

La question sur la posture nucléaire chinoise est une très bonne question, mais une question difficile. La montée en puissance à laquelle nous assistons depuis plusieurs décennies, qui vise à accroître les capacités nucléaires en termes quantitatifs et en termes de complémentarité des différentes composantes « mirvage » s’accompagne d’une totale opacité sur la doctrine. C’est l’un des points les plus préoccupants.

L’une des principales différences avec la France, le Royaume-Uni ou les États-Unis est l’absence de doctrine explicite. Donc, en un mot, ce renforcement est bien là et modifie l’équation stratégique.

S’agissant de la Turquie, je livrerai quelques réflexions. La Turquie a une position et une politique ambiguës dans la mesure où la Turquie poursuit des objectifs en partie contradictoires. Ainsi, il est frappant de constater que la Turquie est l’un des appuis militaires assez solides de l’Ukraine. Les drones Bayraktar ont joué un rôle extrêmement important au début de la guerre. En même temps, la Turquie est l’un des pays qui contribuent le plus au contournement des sanctions visant la Russie. L’argument de nos homologues et collègues turcs du maintien du dialogue consistant à dire qu’ils ne sont pas de notre côté pour ce qui est des sanctions afin de maintenir des canaux de dialogue avec Poutine ne nous convainc pas totalement et n’épuise pas le sujet.

Je considère que cette ambiguïté au sein de l’Otan doit être explicitée, au sens où nous ne devons pas être timides pour poser les problèmes. Nous le faisons avec d’autres partenaires également. Même si la Turquie fait partie de l’Otan, cela ne signifie pas qu’il ne faut pas poser les choses sur la table et poser un cadre collectif.

Il n’existe pas de solution unique ni univoque, mais la concertation étroite avec nos partenaires les plus proches au sein de l’Otan, le fait de maintenir un canal avec la Turquie – y compris pour aborder le sujet du contournement des sanctions, preuves et exemples à l’appui, ou pour discuter de sujets tels que la Syrie ou la guerre en Ukraine, est extrêmement utile. L’accord pour exporter des céréales via la voie de la mer Noire n’aurait pas été possible sans la Turquie. Il faut donc jouer avec cette ambiguïté dans le soutien à l’Ukraine, en défendant au maximum les intérêts français, européens et ceux de nos alliés.

Concernant les transferts d’armements en Ukraine et leurs diversions, je laisserai répondre Alice Rufo.

Pour ce qui est de l’anticipation, jusqu’à la fin, il était paradoxal de constater l’accumulation des moyens – de ce point de vue, il n’y a pas eu de défaut des services de renseignement – et d’être dubitatifs ou sceptiques sur l’interprétation de l’intentionnalité. Il existait un saut entre l’information et l’analyse que nous en tirions quant à l’intention politique, qui nous a menés à une conclusion différente des Américains. Contrairement à beaucoup, nous n’avons pas dit que Poutine n’attaquerait pas ; nous avons dit que nous ne le savions pas. Le plus difficile en termes de renseignement est de définir l’intention politique, sur laquelle il faut effectuer un retour d’expérience complet, ce qui est naturel et normal pour les échecs comme pour les succès.

Il me semble tout aussi important de souligner que cette interrogation que nous avions sur l’intentionnalité politique ne nous a en rien empêchés de jouer le rôle qui devrait être le nôtre pour préparer cette éventualité. Lorsque, sur notre proposition, MM. Choïgou et Labrov sont venus à Paris en novembre 2021, dans le cadre du Conseil de coopération sur les questions de sécurité (CCQS), pour une rencontre « 2+2 » avec leurs homologues français afin de pouvoir leur passer des messages dissuasifs très clairs, nous avons été à l’époque le seul et premier pays européen ou de l’Otan à dire, en privé et en public, que cette accumulation de forces sans explication était extrêmement préoccupante et qu’ils devaient savoir que s’ils portaient atteinte à l’intégrité territoriale de l’Ukraine, les conséquences seraient sévères, massives et stratégiques. Nous avons donc porté un message de dissuasion, un message commun, parce que nous considérions que la possibilité que cela se produise était faible, mais que les conséquences étaient tellement majeures qu’il ne nous a pas traversé l’esprit de dire et de faire comme si cela n’aurait pas lieu. Il est important d’avoir cela présent à l’esprit par rapport à cette question extrêmement difficile du renseignement.

S’agissant de l’extension du domaine de la conflictualité, je me permettrai de laisser la parole à Alice Rufo.

Si j’ai bien compris la question de Mme Le Hénanff sur les visions sociétales, les valeurs que nous portons et notre contribution à la guerre, je répondrai que c’est en partie le cas pour la société russe, pour autant qu’il soit possible de mesurer les opinions publiques de manière objective dans un régime comme le régime russe. Nous constatons que l’opinion publique est chauffée à blanc par la propagande gouvernementale russe qui explique qu’au fond, ils rejouent la seconde guerre mondiale et défendent la mère-patrie face à l’agression : ils l’ont défendue avec succès face à l’agression nazie, ils la défendraient face à l’agression de Zelensky et de ses acolytes. Cela se joue plutôt dans ce sens. Je ne pense pas que l’opinion russe en tant que telle détermine les objectifs ni la conduite de la guerre.

Il est très intéressant de relever que, sur le sujet du nucléaire, les médias d’État usent d’une rhétorique débridée et de véritables menaces avec des images quasi hebdomadaires de New York, Paris et Londres sous un champignon nucléaire. En revanche, dans les propos des responsables, de ceux qui auraient le pouvoir d’engager une telle escalade, qu’il s’agisse de Vladimir Poutine ou de son ministre de la défense, le propos reste plus calibré et mesuré.

Pour ce qui est des États-Unis, il existe un récit américain qui présente effectivement cette guerre comme une guerre entre démocraties et pays autocratiques. L’appui de l’Iran à la Russie et ce qui se passe en Iran nourrissent ce narratif. Toutefois, pour en avoir souvent discuté avec nos collègues américains, cette présentation n’est pas totalement consensuelle. Ils voient bien que, si nous voulons véritablement montrer que ce qui est en jeu est la défense de normes internationales agréées en commun, à savoir des normes des Nations unies, il n’est pas possible de dire simplement que nous avons, de notre côté, les démocraties, contre les autocraties. Il suffit de penser à certains pays d’Asie du Sud-Est ou du Golfe dont on ne peut pas dire qu’ils soient des démocraties au sens européen du terme, qui votent avec nous les résolutions condamnant la Russie, et dont le vote est vital pour montrer que la Russie est isolée par ces actions.

Je dirais donc les choses de manière plus nuancée : nous savons qui nous sommes – des démocraties européennes – mais ce que nous défendons, ce qui est en jeu, c’est un pays agressé, bien plus que la défense de la seule démocratie en Ukraine, même si cela en est une dimension majeure.

Mme Alice Rufo, directrice générale. Sans revenir longuement sur la Chine, je relèverai un aspect qui a des conséquences sur la question de nos partenariats à l’avenir.

Vous avez évoqué les Émirats arabes unis et l’Inde et ce format trilatéral qui a été construit par le passé et que nous essayons de consolider. La position de la Chine, qui se renforce, conduit plusieurs de nos partenaires de la région à consolider eux‑mêmes leur autonomie stratégique et à ne pas vouloir, pour leur propre stratégie de sécurité et de défense, s’inscrire dans la dualité sino-américaine, mais trouver des partenaires qui leur permettent de défendre leur propre souveraineté dans la région. C’est un aspect très important, et la France est claire à ce sujet. Lorsque nous parlons d’être une puissance d’équilibres, le sujet n’est pas de se situer à équidistance, mais de trouver des modalités de partenariat qui permettent d’être des pourvoyeurs de sécurité, pour reprendre l’expression utilisée à Toulon par le Président de la République, soit, en réalité, des pourvoyeurs de souveraineté et d’autonomie stratégique pour nos partenaires. Avec la montée en puissance de la Chine, c’est un aspect qui doit être pris en compte dans l’agenda indopacifique. C’est en tenant compte de ces évolutions que nous bâtissons notre partenariat avec l’Inde, les Émirats arabes unis mais aussi avec l’Indonésie.

S’agissant de la Turquie, en complément de ce qui a déjà été dit, deux points méritent d’être explicités et portés par notre propre stratégie de défense et nos alliances. La Turquie bloque systématiquement la coopération entre l’Union européenne et l’OTAN dans la totalité des instances. Cette politique s’inscrit en totale contradiction avec l’importance de cette coopération entre les deux organisations, à la fois reconnue par les États-Unis, lors de la visite d’État qui s’est déroulée début décembre, et dans les discussions post-AUKUS qui se sont tenues il y a un an entre le Président de la République et le président Biden, ainsi que démontrée concrètement par les faits, au regard de l’ampleur de l’effort pour la défense collective sur notre territoire – la réassurance – et le soutien à l’Ukraine. Cette question de la Turquie mérite d’être abordée car la coopération entre l’OTAN et l’Union européenne sera essentielle et structurante dans les années à venir.

De plus, parler de déstabilisation et de la guerre sur le continent européen, d’une part, ne doit pas nous faire oublier les autres menaces, notamment celle du terrorisme, d’autre part, doit nous amener à rester vigilants pour éviter des déstabilisations en chaîne qui porteraient atteinte à notre sécurité. Les messages que nous adressons régulièrement à la Turquie, en particulier en ce qui concerne le nord-est syrien et l’action de la coalition, sont d’une très grande clarté. Dans le dialogue que nous menons avec les États-Unis, nous explicitons également les difficultés que nous rencontrons, qui ne sont pas décorrélées des conséquences de la guerre en Ukraine et de la manière dont nous y faisons face.

S’agissant des cessions d’armements, nous avons toujours été très explicites sur le fait que nous aidions l’Ukraine à défendre sa souveraineté et sa sécurité face à une agression. Donc, il ne s’agit absolument pas d’une situation de cobelligérance : ces cessions s’inscrivent dans le cadre du contrôle des exportations d’armements. En outre, ces cessions se font dans une « intimité stratégique », si je puis dire, très forte avec les Ukrainiens : nous savons à qui nous remettons ce que nous livrons et nous accompagnons ces cessions. Nous privilégions cette capacité à maintenir ce contrôle et à minimiser l’ensemble des risques, au détriment des effets d’annonce. Nous avons été critiqués pour notre stratégie de communication mais, en réalité, il y a cette solidité dans ce que nous faisons.

Par ailleurs, nous livrons peu d’armes légères, mais des systèmes modernes qui impliquent une maintenance et un suivi dans le temps.

L’espace est, à mon sens, l’un des sujets qu’il convient de renforcer et de travailler. Il est totalement corrélé à la question de l’autonomie stratégique. La situation actuelle me semble valider le soutien que nous avons apporté au niveau européen sur les questions des constellations de connectivité sécurisée. Dans le conflit ukrainien, nous voyons bien qu’une entreprise privée bien connue joue un rôle très important – il y a une transparence totale –, et c’est un facteur à prendre en compte. Donc, oui, l’espace est un sujet à approfondir, un sujet de consolidation de notre stratégie qui aura un impact pour l’avenir sur notre souveraineté, notre autonomie stratégique et la manière dont nous anticipons notre capacité à faire face aux menaces et aux conflits.

S’agissant du manque d’anticipation, je ne résiste pas et reviens rapidement sur deux éléments.

Premièrement, en réalité, face au risque de fracturation de la totalité de l’architecture de sécurité européenne au point que nous constatons aujourd’hui, c’est-à-dire du retour de la guerre et la dénonciation par la Russie de tous les traités qui avaient permis d’établir l’ordre européen de sécurité depuis la guerre froide, nous avons essayé de rebâtir et de travailler à définir des équilibres. Le CCQS s’était réuni. Nous n’avons pas été les seuls : les Américains ont également échangé avec les Russes et, à la veille du conflit, l’Otan a eu des échanges avec la Russie. Ce n’est pas nous qui avons fait le choix de la guerre, c’est la Russie. C’est un choix néfaste et funeste, mais ce qui avait été anticipé est la nécessité de construire et de maintenir une architecture de sécurité sur le continent européen. La Russie a décidé de le détruire, mais nous, nous souhaitons que des règles et des principes soient respectés. Les discussions qui ont été menées avant – qui ont parfois fait l’objet de critiques – visaient précisément à cela.

Deuxièmement, l’agenda porté depuis de nombreuses années sur l’autonomie stratégique européenne, la souveraineté européenne et la réduction de nos dépendances stratégiques à l’égard de tous nos grands partenaires, qui a été confirmé à Versailles et qui est encore plus aigu et nécessaire dans la situation actuelle, a été anticipé.

Tels sont les fondements sur lesquels nous construisons aujourd’hui.

De même, repenser nos partenariats et nos alliances est un travail déjà engagé. Je l’ai évoqué à propos de la manière dont nous construisons notre partenariat dans la zone Indopacifique, mais cette réflexion se construit de manière globale. Nous ne sommes pas là pour aborder l’évolution importante constatée en Afrique, évoquée par le Président de la République dans son discours à Toulon, mais nos partenaires, y compris à l’Est de l’Europe, ont besoin de partenariats reposant sur des offres complètes, n’incluant pas seulement des contrats d’armement mais intégralement aussi de la formation, de l’intimité stratégique, du dialogue, dans un engagement commun et durable. Tout est à repenser.

S’agissant de l’Otan, l’Alliance s’est repensée elle-même. Elle a adopté un nouveau concept stratégique, de la même manière que l’Union européenne a adopté la boussole stratégique. Cette année, comme l’Union européenne, l’Alliance a redéfini ses objectifs et sa manière de se projeter. Dans les deux cas, la coopération entre l’Otan et l’Union européenne a été soulignée. Défendre cette coopération a été une bataille importante menée par la France. Pour ce qui concerne notre rôle au sein de l’Otan, en réassurance de nos partenaires et alliés européens, non seulement nous faisons la démonstration par la preuve au travers de nos déploiements mais, il convient, je pense, de réfléchir à des évolutions sur la manière dont nous construisons la posture de l’Otan pour les années à venir. Le Sommet de Vilnius sera fondamental de ce point de vue.

Enfin, la question de l’Occident contre le reste du monde n’est pas seulement une question majeure, démocratique et géopolitique, mais également une question de narratif et d’influence. La Russie et la Chine ont pleinement investi ce narratif. En Afrique, dans le Golfe et en Amérique latine, on entend dire que l’unique problème n’est la guerre, mais les sanctions, qui ne font que traduire la volonté des démocraties libérales d’asservir le reste du monde.

Le problème est qu’opposer ainsi des modèles est déjà mener une guerre informationnelle. L’important, y compris en termes de narratif et de capacité à faire face à la situation de manière globale, est de dire que ce qui se passe est une invasion territoriale, une annexion dans ce qu’elle a de plus brutal, et n’est pas une question de lutte de la démocratie contre le reste du monde. Si nous n’arrivons pas à corriger ce narratif, cela risque de créer des précédents et de banaliser une annexion sous parapluie nucléaire. C’est extrêmement dangereux pour tout le monde, pas seulement pour l’Europe ou pour la démocratie, mais dangereux pour tous les pays dans le monde, attachés à leur souveraineté.

M. le président Thomas Gassilloud. Merci à tous les deux de ces réponses. Nous en venons aux questions individuelles.

M. Jean-Pierre Cubertafon (Dem). Je tiens tout d’abord à vous féliciter, Madame Rufo, pour votre nomination à la tête de la direction générale des relations internationales et de la stratégie.

Je souhaiterais ensuite revenir sur les grandes lignes de la future loi de programmation militaire qui se dessine. Les tractations avancent, les groupes de travail ont débuté, la planification du budget pour le modèle d’armée dont la France sera dotée à l’horizon 2030 progresse. Les enjeux de cette LPM dépassent cependant sa seule dimension budgétaire ; le retour de la guerre sur le sol européen rappelle que tout État est investi d’une mission de défense et de souveraineté, de ses citoyens et de ses valeurs.

Deux enjeux principaux retiennent mon attention : le cyber et le spatial, domaines sur lesquels insiste particulièrement la revue nationale stratégique dévoilée par le Président de la République, le 8 novembre dernier à Toulon.

Madame la directrice générale, Monsieur le directeur général, pourriez-vous revenir sur le rôle que portent vos deux directions et leur implication dans les travaux de défense ? Ma question concerne plus directement la direction générale des relations internationales et de la stratégie que celle des affaires politiques et de la sécurité : votre direction étant directement rattachée au cabinet du ministre des armées, pourriez‑vous, Madame la directrice, nous éclairer sur l’impact que pourrait avoir la future LPM sur vos travaux et votre implication ?

Quelles dispositions pourraient être prises au sein de vos directions afin d’évaluer et de poursuivre les efforts en ce qui concerne le cyber et le spatial ?

Je ne pourrais malheureusement pas attendre vos réponses, mais mes collègues se sont engagés formellement à me les transmettre.

M. José Gonzalez (RN). Au nom de mon groupe du Rassemblement national, permettez-moi tout d’abord de louer la chance qui nous honore de votre présence en ce jour et qui nous permet de vous poser des questions et, éventuellement, de nous imprégner de vos réponses même si, dans vos interventions liminaires, vous avez déjà largement répondu à nos questions.

L’attention se concentre sur les participants les plus évidents au conflit qui oppose l’Ukraine à la Russie, sachant évidemment que c’est la Russie qui a agressé l’Ukraine, pour des raisons plus ou moins évidentes. Pour autant, le rôle joué, d’une part, par les pays non alignés, d’autre part, par ceux qui soutiennent le régime russe avec une prudence que vous avez relevée, tels l’Iran et la Chine, ou d’une façon très équivoque, telle la Turquie, suscite tout autant de questions d’ordre stratégique. Si certains pays choisissent leur camp, d’autres semblent préférer la neutralité. Les motivations et les prises de position des uns et des autres se distinguent selon que l’on parle de la Chine ou encore de l’Inde. Il est donc difficile de parler d’un bloc de pays non alignés homogène, et encore moins d’une doctrine unique qui guiderait l’ensemble de ces États. Si nous avons pu assister à ce phénomène durant la guerre froide face à la situation tiers‑mondiste, peut-on réellement comparer la situation actuelle à cette période passée ? Quel est le véritable rôle joué par les pays non alignés dans ce conflit ? Que devons-nous en tirer comme conséquences ?

M. Julien Rancoule (RN). Je reviendrai pour ma part sur les tensions entre la Chine et Taiwan. Quelle lecture la Chine peut-elle faire du conflit ukrainien à l’aune de sa propre politique vis-à-vis de Taïwan ? L’enlisement russe en Ukraine peut-il l’inciter à la prudence quant à ses ambitions militaires sur Taïwan ou la Chine peut-elle, au contraire, faire le constat que, dans l’ordre international actuel, envahir à grande échelle un autre territoire est à nouveau de l’ordre du possible ?

Par ailleurs, je souhaiterais connaître l’analyse de vos ministères respectifs quant aux liens que l’on peut établir entre la politique intérieure chinoise et ses projets militaires par rapport à Taïwan. Craignez-vous qu’un incident puisse provoquer une escalade dramatique pour toute la région, voire dans le monde entier ?

M. Jean-Marie Fiévet (RE). Je vous remercie pour vos présentations respectives ainsi que pour vos premières réponses.

Monsieur Errera, dans vos propos liminaires, vous avez indiqué que, les prochaines crises, après celle que nous subissons actuellement, viendront du continent africain et des pays d’Afrique du Nord, du Moyen-Orient ou du Levant. À quel type de crise pensez-vous : crise migratoire, énergétique, alimentaire, de l’eau, que l’on sous-estime souvent, et toute autre crise liée au réchauffement climatique, ou encore à des crises d’ordre religieux, et donc terroristes ?

L’une ou l’autre de ces crises pourrait-elle, selon vous, nous conduire à une crise politique majeure, voire pire, vers un conflit de haute intensité ?

M. Fabien Lainé (Dem). La France a été, en première ligne, victime de la désinformation russe dans le cadre de l’opération Barkhane. En effet, le groupe paramilitaire Wagner, bien connu, est allé jusqu’à nous accuser via l’application WhatsApp d’avoir enterré des corps dans un charnier au Mali. L’armée française s’est montrée offensive en diffusant les vidéos prouvant notre innocence et accusant Wagner, pris en flagrant délit. Au début du conflit en Ukraine, nous avons été particulièrement réactifs sur le volet de la désinformation, en fermant les médias propagandistes comme Russia Today et Sputnik News.

Dès le départ, le pouvoir russe n’a pas hésité à propager en masse des informations accusant l’Ukraine d’être un pays nazi. Cette rhétorique est d’ailleurs de moins en moins utilisée, preuve sans doute de son ridicule. Dans un conflit, l’information fiable est primordiale, voire vitale pour garantir l’unité d’une nation et la confiance que celle-ci peut avoir en son chef et ses armées. Quels enseignements la France peut-elle tirer de la guerre en Ukraine sur ce volet de la désinformation ? La France a-t-elle une stratégie bien définie pour lutter contre ? J’ai bien compris que c’était le cas, mais comment la prochaine loi de programmation militaire pourrait‑elle prévoir une stratégie viable sur le long terme ?

M. Philippe Errera, directeur général des affaires politiques et de sécurité. Je laisserai Alice Rufo répondre en priorité à la question de M. Cubertafon. Je souligne toutefois que, s’agissant du Quai d’Orsay, deux changements importants avaient été décidés en début d’année, qui prennent un sens particulier avec la guerre en Ukraine. D’une part, une sous-direction de la cybersécurité a été créée. Nous étions déjà actifs dans ce domaine auparavant, mais lui accorder une sous-direction en tant que telle nous avait semblé important. D’autre part, dans le domaine informationnel qui est effectivement un domaine clé, nous créons une sous-direction de la veille et de la stratégie. L’objectif principal de cette nouvelle structure, dirigée par un collègue diplomate qui vient de la Coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CRNLT) est de structurer la détection et la riposte informationnelle immédiate en mobilisant les capacités à Paris mais également celles de l’ensemble de nos postes.

M. Gonzalez a posé une question très pertinente s’agissant des non-alignés. Certains sont tentés, en particulier à Moscou – ce qui peut paraître paradoxal étant donné la place de Moscou à l’égard du mouvement des non-alignés pendant la guerre froide – d’essayer de ressusciter ce mouvement. Pour notre part, nous constatons une situation bien plus nuancée, et plus rassurante à certains égards car les non-alignés ne forment pas un bloc dans cette guerre, mais aussi plus complexe puisque cette autonomisation des acteurs fait que chacun doit être traité par rapport à ses intérêts.

Pour illustrer mon propos, l’Iran est dans une situation paradoxale. L’Iran a affiché une posture de neutralité jusqu’au transfert de drones à la Russie, Il s’agit d’une décision extrêmement grave en termes d’appui à l’effort de guerre russe, extrêmement grave compte tenu des sanctions qui pèsent sur l’Iran et interdisent de tels transferts, et extrêmement grave par rapport à la stratégie actuelle de Poutine qui est de réussir dans les villes, par rapport aux infrastructures énergétiques, ce qu’il ne réussit pas sur le champ de bataille. Toutefois, je ne pense pas que, pour l’Iran, il s’agisse d’un alignement en tant que tel sur la Russie.

La Chine est dans une posture encore différente. Elle affiche sa neutralité, une neutralité qui n’en est jamais véritablement une puisque la neutralité favorise toujours l’agresseur par rapport à l’agressé, mais le fait est que, s’agissant de ce qui pourrait réellement faire la différence pour Poutine, à savoir un appui militaire concernant en particulier les capacités dont il manque en termes d’artillerie et de munitions de précision, nous n’avons pas à ce jour constaté d’appui chinois... C’est l’une des raisons pour lesquelles nous pensons qu’il est important de maintenir le contact avec Pékin, ce que nous faisons, mais aussi d’inscrire à l’agenda du Président un possible, voire probable déplacement, l’année prochaine.

J’en viens tout de suite à la question de M. Rancoule sur les enseignements que tire Pékin de cette guerre, qui a une pertinence avec la question de M. Gonzalez.

À mon avis, les Chinois sont engagés dans le même exercice de Retex que nous, et ils le font de manière globale. De mon point de vue, le calcul chinois prend en compte non seulement l’échec ou la réussite militaire russe dans le conflit ukrainien, mais aussi la réaction à laquelle la Chine devrait faire face si elle s’engageait dans une aventure à Taïwan.

Les pays non alignés ne forment pas un bloc homogène. Il est donc est d’autant plus important que, dans le cadre à la fois de nos relations bilatérales avec ces pays que nous souhaiterions voir bouger davantage vers le soutien à l’Ukraine, mais aussi dans le cadre d’instances comme le G20 ou de formats ad hoc qui ont été mentionnés par Alice Rufo et qui ne se limitent pas uniquement au domaine militaire, comme le format France-Inde-Émirats arabes unis, nous ne maintenions pas simplement un contact, mais que nous prenions véritablement en compte les intérêts de ces pays, intérêts qui sont dynamiques.

Puis, il y a la perception que l’Europe tient.

Par rapport à notre agenda plus large de défense de la sécurité énergétique et de la sécurité alimentaire, qui n’est pas simplement instrumental mais qui vise véritablement à définir ces nouveaux équilibrés, le fait que l’Inde prenne la présidence du G20 sera extrêmement important. De ce point de vue, la qualité et la densité de la relation que nous avons tissée avec l’Inde sont un véritable atout.

S’agissant de Taiwan, je répondrai en toute humilité que je ne sais pas quelles seront les conséquences que tirera Xi Jinping de la guerre en Ukraine car, pour lui comme pour nous, elle n’est pas finie, et je pense qu’il se situe vraiment du point de vue des répercussions plus globales de ce que serait une action chinoise.

Il est deux cas de figure dans lesquels nous pourrions imaginer un scénario militaire sur Taïwan : celui d’une décision délibérée et de passage à l’acte – dès lors, il convient de bien faire mesurer les coûts qu’une telle décision représenterait pour la Chine ; mais également celui de l’escalade involontaire. Il importe de maintenir des canaux ouverts pour ce qui nous concerne, mais aussi, au premier chef, entre Américains et Chinois, afin d’éviter l’escalade involontaire. C’est une priorité pour Washington, et j’imagine également pour Pékin.

Le risque n’est pas exclu. Le risque principal vient du fait que la stratégie chinoise vise à faire évoluer le statu quo en augmentant l’intensité et la nature de ses exercices et de ses déploiements militaires, en diminuant sa tolérance pour un affichage de solidarité américano-taïwanais – confère ce qui s’était passé lors de la visite de Mme Pelosi – et en faisant évoluer peu à peu ce qui est considéré comme la norme afin que, le jour où pourrait intervenir la décision d’un passage à l’acte militaire, le coût soit moindre. C’est cette stratégie que nous devons remettre en cause, chacun parlant depuis sa place.

S’agissant des crises dans notre pourtour immédiat, hors Russie, en Afrique du Nord, Levant ou Golfe, je n’ai pas dit qu’elles seraient plus probables, même si je pense que la probabilité existe, mais que ce seraient celles face auxquelles nous nous retrouverions le plus seuls. Une fois que les États-Unis pourront réduire leur engagement en Europe, à nos côtés, dans la défense de l’Ukraine, leur priorité ne sera pas de réinvestir militairement le Golfe, le Sahel ou d’agir à nos côtés, mais de rattraper ce qu’ils estimeront avoir perdu comme chemin sur leur trajectoire de renforcement de leur posture face à la Chine. Ils seront peut-être là en soutien politique, et en soutien militaire pour autant qu’ils le pourront ou le souhaiteront, mais c’est nous qui nous retrouverons aux premières loges, d’autant que, ne serait-ce que par la géographie, les conséquences de ces crises se feront d’abord sentir sur l’Europe. Il nous faut intégrer cela dans la manière dont nous pensons le rôle de l’Union européenne, de l’Otan et de nos partenariats en Europe. À cet égard, la dimension franco-britannique doit être prise en compte.

J’ai utilisé le terme de non alignés de manière très générique. Malheureusement, l’ensemble des cas de figure que vous avez évoqués sont possibles, voire, pour certains, probables. Les effets de l’insécurité alimentaire en Afrique du Nord, peuvent conduire à des remises en cause internes et à des crises politiques, voire à un effondrement, qui auraient des effets migratoires majeurs.

En Syrie et en Irak, la résurgence de Daech n’est pas imminente mais ne saurait être exclue. Il pourrait y avoir un risque – qui, aujourd’hui, n’est pas avéré – d’assister, comme en 2012 et 2013, à une radicalisation du pouvoir chiite, qui permette à des mouvements djihadistes sunnites d’utiliser cet oxygène sur les flammes pour recruter et de susciter des violences sectaires qui nourriraient un projet terroriste. Nous devons l’éviter.

C’est une des raisons pour lesquelles nous tenons autant à notre relation stratégique avec l’Irak, une des raisons pour lesquelles le Président a beaucoup investi et continuera d’investir sur cette relation, et pour lesquelles nous sommes attachés à ce que le processus de Bagdad se poursuive, avec un sommet en soutien à la souveraineté irakienne qui se tiendra la semaine prochaine, non pas à Bagdad mais Amman.

À mon sens, le risque le plus élevé de tous est celui d’une crise dans le Golfe. Nous avons peu parlé du dossier nucléaire iranien mais, aujourd’hui, l’Iran est dans une triple fuite en avant : en matière de répression interne, en matière de poursuite de son programme nucléaire qui la rapproche d’une capacité nucléaire militaire, et en matière de déstabilisation externe.

Idem en termes de dérapage possible par suite de possibles actions israéliennes après l’arrivée de B. Netanyahou au pouvoir, ou de l’autonomisation de certaines milices pro‑iraniennes en Irak qui franchiraient une ligne rouge vis-à-vis des Américains.

Ce n’est pas une zone où nous sommes seuls, mais c’est une zone où il faut en permanence avoir à l’esprit ce risque de dérapage, une zone où nous devons allier une posture très ferme sur les trois fronts que j’ai mentionnés – interne, nucléaire et déstabilisation régionale –, maintenir, malgré toutes les difficultés, un canal de dialogue et favoriser un dialogue régional ; je vous renvoie à cet égard au Sommet de Bagdad II.

Mme Alice RUFO, directrice générale. Dans la continuité de la réponse qui vient de vous être apportée et pour en venir à la préparation de la LPM, nos engagements auprès de l’Irak, pour le renforcement de sa sécurité, sont absolument essentiels, tout comme les opérations et missions que nous menons, comme l’opération Agenor dont vous savez sans doute que nous souhaitons le rapprochement avec l’opération Atalante, afin de permettre le renforcement de la présence européenne dans cette zone si importante pour notre sécurité également.

Cela fait partie d’éléments d’évolution absolument clés dans un contexte dans lequel, comme cela a été dit, la responsabilité des Européens sera de plus en plus appelée à être première sur certains théâtres, tandis que les Américains confirment leur pivot asiatique. La tendance devrait nous amener, dans la construction de notre posture, à ne jamais oublier les autres dangers, à éviter tout effet de myopie, comme nous le disions en introduction.

Quant au rôle de la direction générale des relations internationales et de la stratégie, je le découvre tous les jours et j’en mesure l’ampleur. Pour ce qui est des travaux qui seront menés pour l’élaboration de la loi de programmation militaire, la direction générale a fortement contribué à la revue nationale stratégique pilotée par le SGDSN, aux côtés du ministère de l’Europe et des affaires étrangères et de l’état-major des armées. Le travail fourni par les équipes a été très important et de grande qualité.

Sur ce sujet de la stratégie, la direction générale assume, outre le pilotage de l’action internationale du ministère, qui consiste notamment à mener des échanges internationaux et à construire la politique internationale aux côtés des autres entités du ministère, le pilotage des travaux de prospective stratégique et de préparation du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, ainsi que son actualisation régulière. Sa fonction en matière de stratégie de défense l’a ainsi amenée au cœur des discussions que nous avons eues pour la revue nationale stratégique et au cœur des travaux qui seront conduits par la suite pour l’élaboration de la loi de programmation militaire.

Monsieur le député, vous pourrez dire à votre collègue que je suis d’accord avec lui : la LPM dépasse largement la dimension budgétaire. L’effet militaire doit être le premier recherché et doit présider à nos travaux. C’est l’impact pour notre sécurité, notre souveraineté et notre rôle dans le monde qui doit nous guider collectivement.

Pour compléter la réponse sur les sujets cyber et spatial, que nous avons déjà évoqués, s’il est vrai que nous pouvons, au niveau de la direction générale, contribuer à la politique définie dans ce domaine, je pense que vous pourrez également revenir sur le capacitaire avec d’autres interlocuteurs du ministère. Je soulignerai toutefois deux points.

Tout d’abord, quand on évoque le cyber et le spatial, il ne faut pas non plus, dans ces espaces communs, oublier les fonds marins. Il faut vraiment avoir ces trois secteurs en tête car, dans les trois, nous assistons à une compétition, qui devient une réelle confrontation. Nous y sommes, c’est-à-dire que tout ce que nous avions anticipé, écrit et discuté, s’observe désormais.

Notre réponse s’est améliorée, notamment en cyberdéfense, tout comme notre résilience en termes d’organisation et de capacités dans le domaine spatial, mais le niveau de conflictualité augmente notablement et touche à nos intérêts critiques, nos infrastructures et notre résilience nationale. Il y a sur ce sujet une prise de conscience nette des travaux qui ont été engagés et des progrès à réaliser pour monter en puissance au niveau national mais surtout européen, ainsi que dans le cadre de nos partenariats et de nos alliances. Au-delà de l’investissement dans ces domaines, du constat que nous faisons et du maintien de nos intérêts de sécurité face à la conflictualité, il y a, je pense, également un travail de doctrine à approfondir et de régulation et de construction de normes à réaliser dans ces espaces communs qui sont devenus conflictuels.

M. le président Thomas Gassilloud. Il me reste à vous remercier pour ces réponses complémentaires qui nous éclairent utilement sur les conséquences de la guerre en Ukraine.

 


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  1. Audition, à huis clos, du général de division aérienne Philippe Adam, commandant de l’espace, sur les enseignements du conflit ukrainien (mercredi 14 décembre 2022)  

 

M. le président Thomas Gassilloud. Cette dernière audition de l’année 2022 pour notre commission achève également notre cycle consacré au retour d’expérience de la guerre en Ukraine. Après avoir accueilli Mme Alice Rufo et M. Philippe Errera en début de matinée, nous prendrons encore davantage de hauteur avec cette audition qui portera sur les leçons du conflit ukrainien dans le domaine spatial.

C’est la raison pour laquelle nous avons le plaisir de vous accueillir, mon général, puisque, depuis le 1er juillet dernier, vous êtes commandant de l’espace – ce n’est pas rien ! (Sourires.) Avant d’occuper cette fonction, vous avez été pilote de chasse, général adjoint de l’opération Barkhane de 2018 à 2019, et, dernièrement, chef de la division cohérence capacitaire au sein de l’État-major des armées, l’EMA.

Je rappelle à mes collègues que le commandement de l’espace (CDE) a été créé le 3 septembre 2019, au cours du précédent quinquennat, dans le prolongement de la publication de la stratégie spatiale de défense. À la fois commandement de l’armée de l’air et de l’espace et organisme à vocation interarmées, le CDE comprend aujourd’hui 350 personnes environ, réparties sur quatre sites, avec un objectif de 500 personnels d’ici à 2025 et une installation à Toulouse à ce même horizon. En tant que Rhodanien, j’ai le plaisir d’accueillir à Lyon le Cosmos, le centre opérationnel de surveillance militaire des objets spatiaux. Je crois qu’il rejoindra Toulouse, mais je ne vous en veux pas, puisque cela permettra de consolider cette capacité !

Mon général, en introduction de la stratégie spatiale de défense (SSD), la ministre Florence Parly soulignait que si l’espace a été une nouvelle frontière à franchir, c’est désormais un nouveau front que nous devons défendre. L’émergence de l’espace comme un milieu de conflictualité à part entière semble être confirmée par la guerre en Ukraine, avec notamment la menace des autorités russes de considérer les satellites commerciaux occidentaux comme des cibles légitimes de représailles ou si l’on se réfère à la cyberattaque visant le service ViaSat au début du conflit.

Si l’espace est susceptible de devenir un milieu de conflictualité, c’est en raison de son rôle crucial en soutien des forces armées sur le terrain, que ce soit dans le domaine de la communication, de la navigation, de l’observation et, je me permets d’ajouter, dans nos vies au quotidien, puisque tous les jours sans le savoir, nous utilisons au moins une dizaine de fois l’espace, que ce soit pour communiquer, au travers des GPS que nous avons dans nos poches ou pour regarder des images satellitaires. L’espace et l’Ukraine, c’est également l’apparition d’un acteur privé, SpaceX, qui a joué et continue de jouer un rôle en fournissant des capacités aux Ukrainiens (Starlink).

Vous aurez certainement à cœur, mon général, de revenir sur ces multiples dimensions du spatial militaire dans le cadre du conflit ukrainien. Vous reviendrez peut-être sur ces notions de spatial militaire, car la guerre en Ukraine rappelle que celui-ci ne se réduit pas à nos capacités strictement militaires et que l’usage militaire de capacités civiles, notamment issues du New Space, joue également un rôle fondamental. J’en parlais précédemment.

Enfin, mon général, c’est une audition d’actualité puisque pas plus tard qu’hier, à dix-sept heures trente, un tir Ariane 5 a mis avec succès en orbite trois satellites depuis le centre spatial guyanais de Kourou : un satellite météo et deux satellites de télécom. Nous avions sur place plusieurs ministres, les ministres Retailleau et Carenco, ainsi que des collègues de cette commission. Il s’agissait, me semble-t-il, de la 115e mission d’Ariane 5, qui est sans doute l’une des dernières puisque Ariane 5 remplira encore deux missions en 2023, avant l’arrivée de sa petite sœur, Ariane 6, au plus tôt en fin d’année prochaine.

Vous pourriez sans doute évoquer les questions d’accès à l’espace, notamment concernant Ariane 6, quant aux délais de mise en route de ce lanceur et sa compétitivité par rapport notamment aux lanceurs réutilisables puisque, s’agissant de l’espace, un des aspects majeurs est d’avoir capacité d’y accéder.

Mon général, nous vous savons très attentif aux besoins de nos armées dans le cadre de la prochaine LPM. Il serait intéressant de connaître votre appréciation sur les enseignements qu’il conviendrait de tirer du conflit ukrainien pour nos propres forces armées.

Sans plus attendre, mon général, je vous laisse la parole.

Général Philippe Adam, commandant de l’espace. Je suis particulièrement honoré d’intervenir devant vous. L’essentiel a été dit par le président, il ne me reste donc qu’à développer tous les points qui viennent d’être résumés. Je suivrai à peu près le plan qui vient d’être décrit, pour arriver aux enjeux qui nous attendent avec la LPM qui est toujours en discussion et en cours de finalisation, en partant de la situation que nous constatons dans le spatial, qui confirme celle qui a présidé à la création du CDE et à la publication de la Stratégie spatiale de défense, en m’inscrivant dans la perspective liée au conflit en Ukraine. Vous l’avez parfaitement dit, le conflit en Ukraine ne fait que confirmer ce qui avait déjà été complètement analysé et nous conforte dans notre trajectoire. Toutefois, concrètement, il reste encore énormément de choses à faire.

L’espace est présent dans nos vies au quotidien, même sans que nous le sachions. Il est un exercice intellectuel intéressant, celui d’imaginer ce que serait notre vie, pratiquement, si tous les services spatiaux disparaissaient. Cela changerait bien des choses. Ce sont des exercices que conduit d’ailleurs le SGDSN (Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale) pour montrer la sensibilité de l’affaire. Dès lors que vous regardez la météo, que vous écoutez les nouvelles, que vous communiquez, que vous vous déplacez, vous utilisez forcément les services spatiaux.

Il s’agit d’un secteur économique considérable. L’un des enjeux stratégiques est que le développement dans l’espace et l’ensemble des services qui en découlent rendent ce secteur économique particulièrement sensible. Ce dernier génère un nombre d’emplois extrêmement élevé, quelque 250 000 emplois directs et indirects, un chiffre d’affaires considérable, de l’ordre de 1 000 milliards d’euros, sachant que, selon une étude récente de l’Union européenne, un million d’emplois également dépend des systèmes de navigation satellitaire.

Ce qui est vrai dans nos vies quotidiennes en tant que citoyens et utilisateurs est vrai aussi pour les services utilisés par les militaires. Nous avons les mêmes besoins et la même utilité des services spatiaux dans les opérations militaires. La nécessité est complètement transposable. Nous utilisons bien évidemment la météo, qui reste importante pour tout, mais généralement les services utilisés par les militaires sont subdivisés en trois catégories : l’aide à la décision, pour laquelle nous cherchons à obtenir des renseignements sur ce qui se passe sur la terre à partir de l’espace ; les services de communication, prise dans un sens relativement large, vocale et numérique ; enfin, les systèmes de navigation, de positionnement et de référence-temps (PNT) indispensables au fonctionnement et à la synchronisation des systèmes d’armes complexes que nous employons.

Le rôle de l’espace est essentiel pour connecter ensemble des effecteurs ou des centres de décision très éloignés les uns des autres. Il permet de s’affranchir de nombreuses contraintes, de s’affranchir des distances, du relief, des frontières et facteurs du même ordre. Cette composante est donc intéressante lorsque l’on veut être réactif, se projeter rapidement et loin, et frapper vite et fort.

L’espace est indispensable dès que l’on pense à des domaines d’action pauvres en infrastructures parce qu’ils sont inaccessibles. Le Sahel vient tout de suite à l’esprit mais, potentiellement, dans un futur plus ou moins proche, nous pouvons nous attendre à ce que les pôles deviennent des espaces de conflictualité. Le satellite nous sera alors bien utile pour connecter des forces que nous serions amenés à déployer dans ces régions.

Pour compléter le panorama, nous constatons que non seulement l’espace est déjà essentiel, mais qu’il devient de plus en plus encombré. La multiplication des services et l’explosion des opérateurs dans l’espace sont des données relativement nouvelles. Le nombre de satellites déployés, d’opérateurs spatiaux et de services qui s’appuie sur le segment spatial explose à l’heure actuelle. Les chiffres utilisés habituellement pour mesurer cette expansion sont ceux des lancements. Nous observons que leur nombre est en progression constante, relativement linéaire, puisque de 148 en 2021, ils sont passés à 168 en 2022. Plus intéressant est le nombre de satellites déployés, dont la progression n’est plus linéaire, mais exponentielle : si 1 800 satellites ont été lancés l’année dernière, en 2022, alors que l’année n’est pas encore tout à fait achevée, leur nombre atteint déjà 2 200. Ces chiffres dénotent une activité extrêmement importante, qui génère une compétition et des problèmes d’encombrement physiques. Les orbites sont de plus en plus encombrées et on parle beaucoup des débris, conséquences négatives de cette activité dans l’espace.

Derrière ces activités, qui étaient initialement relativement innocentes, se dissimulent des faits assez différents mais qui deviennent problématiques. Certains comportements notamment ne semblent pas totalement amicaux. C’est un sujet qui avait été relevé par Mme Parly il y a trois ou quatre ans. En raison de cette extension de l’usage de l’espace, les risques sont multipliés et des acteurs de plus en plus nombreux sont à observer et à surveiller. Sans qu’il y ait d’intention particulière, le seul risque d’encombrement est préoccupant. Nous devons nous assurer que nos moyens, qu’ils soient civils ou militaires, dans la mesure où ils sont essentiels, ne sont pas menacés par l’accroissement de ce trafic, et surveiller l’apparition de menaces et de comportements inamicaux dont j’ai déjà parlé.

Ces comportements qui affectent l’espace ne se manifestent pas uniquement dans l’espace. Nous l’avons déjà dit à propos de l’Ukraine, il faut bien évidemment surveiller les aspects cyber. Il avait été prévu que le général Bonnemaison du COMCYBER et moi-même interviendrions conjointement. Pour des raisons pratiques, nous ne sommes malheureusement pas parvenus à nous rendre disponibles en même temps, mais je rappelle régulièrement que l’utilisation de l’espace est extrêmement dépendante des réseaux numériques, terrestres ou non. Ces réseaux demandent une grosse interconnexion et des connexions pleine terre, pas uniquement en France ; il faut être connecté en de nombreux endroits dans le monde. Ces interconnexions introduisent forcément des vulnérabilités dans la chaîne complète des services rendus.

Des menaces sont aussi liées au renseignement. Nos compétiteurs vont chercher à se renseigner sur ce que nous faisons dans l’espace, à détecter nos vulnérabilités et à utiliser notre activité pour faire du renseignement à nos dépens. Nous voyons apparaître des capacités de brouillage un peu partout, notamment contre les segments de sol. Nous voyons apparaître des capacités de destruction ; il est souvent question de missiles antisatellites (Asat), mais il existe d’autres façons de neutraliser les capacités spatiales, notamment avec des lasers ou des armes à énergie dirigée. Enfin, nous voyons apparaître ce que l’on appelle des menaces co-orbitales, c’est-à-dire des satellites manœuvrants, potentiellement destinés à nuire à d’autres satellites. Nous manœuvrons aussi pour rendre des services pacifiques, mais ces satellites manœuvrant sont potentiellement problématiques et nous observons actuellement une forte activité de la Russie et de la Chine dans ce domaine.

Un des risques qui n’est pas directement lié à tout cela mais à la dynamique d’ensemble, que ce soit pour les usages civils ou militaires, est celui de décrochage, celui de ne pas parvenir à tirer parti de cette explosion de services, de cette accessibilité de la technologie en laissant nos adversaires de demain en tirer profit avant nous.

La stratégie spatiale de défense (SSD) a été publiée il y a trois ans, en même temps qu’était créé le CDE. Celui-ci est la manifestation très visible de cette nouvelle volonté d’agir dans l’espace et de contrer les risques et les menaces dont je viens de vous parler. Mais la SSD inclut bien d’autres aspects que nous sommes chargés de mettre en place, pas seuls, en conjonction avec les autres. Il nous a fallu créer une doctrine pour des opérations spatiales qui a été diffusée l’an dernier. Nous devons affirmer notre ambition pour éviter tout risque de décrochage en créant et développant des moyens de commandement et en renouvelant nos équipements d’observation de la Terre, d’écoute, de télécommunications et de navigation. Il convient également d’intégrer au sein des armées une véritable expertise spatiale en formant notre personnel, mais aussi d’analyser ce que font nos compétiteurs.

Tout cela est étudié au CDE et a été lancé avec une belle énergie par mon prédécesseur, le général Friedling. Il m’appartient de relever le flambeau et de faire atterrir le résultat des travaux à un jalon intermédiaire, en 2025. Ce ne sera pas la fin de l’aventure pour le CDE, mais il s’agit d’un jalon important car il concrétise les programmes lancés ces dernières années.

Ce jalon marquera, pour moi, la fin de la montée en puissance du CDE. Nous sommes toujours en phase de montée en puissance : notre objectif est de passer d’un effectif de 320 à 470. C’est une restructuration de taille modeste, mais extrêmement importante dans sa fonctionnalité. Incluant le déménagement des unités installées aujourd’hui à Lyon et à Creil, elle se traduit par une augmentation des effectifs, des formations, une nouvelle organisation et une nouvelle façon de conduire des opérations qu’il faudra intégrer dans les opérations militaires en général. Je porte donc un œil particulier sur cette montée en puissance, sur les capacités qui l’accompagneront, notamment concernant l’action dans l’espace, intégrée au sein des opérations militaires au sens large. Cela nécessite une acculturation, car il y a un aspect multi-milieux et multi-champs dont vous avez peut-être entendu parler, que nous devons apprivoiser. Nous n’avons pas beaucoup de temps pour le faire. Nous devons donc montrer que notre maîtrise du milieu spatial se traduit par des actions concrètes, efficaces et utiles.

Ainsi, mon prédécesseur a créé le premier exercice spatial en Europe, qui s’appelle Aster X. Vous en avez sans doute entendu parler : il se déroule tous les printemps à Toulouse. La troisième édition se tiendra en 2023. Les deux premières éditions ont remporté un franc succès. Nous avons quatre participants étrangers à nos côtés ainsi que des opérateurs civils. Une centaine d’observateurs y assistent, qui grossiront les rangs des participants dans quelque temps car il faut que nous gérions au préalable la montée en puissance.

Nous travaillons beaucoup également avec nos partenaires industriels, qui disposent de compétences et d’une expertise utiles à nos travaux.

En matière de programme d’infrastructures, la construction des bâtiments du CDE et du Centre d’Excellence OTAN à Toulouse commencera l’année prochaine et s’achèvera en 2025.

Dans le cadre de notre feuille de route, nous travaillons à développer nos coopérations. La surveillance spatiale est un défi en soi et, comme nos partenaires internationaux, nous cherchons à développer des échanges afin de renforcer notre résilience. Ces coopérations établies avec nos partenaires stratégiques visent à opérer d’une manière conjointe grâce notamment aux commandements de l’espace étrangers qui fleurissent partout dans le monde, sans oublier les coopérations avec les organisations internationales, dont l’Union européenne, l’OTAN et les Nations unies. Dans ce dernier cadre, la France promeut l’exploitation pacifique et le libre accès à l’espace au travers du développement de normes de bon comportement.

Il est intéressant de constater que tous les pays en Europe, et plus généralement les pays occidentaux, développent des commandements de l’espace. Tous ont été créés, grosso modo, il y a trois ans et nous en sommes tous à peu près au même point de la réflexion. Nous ne sommes pas en retard, nous serions plutôt en avance, ce qui est assez intéressant, car nous servons de référence à de nombreux autres pays. C’est une satisfaction, mais cela constitue une pression et un challenge supplémentaires.

Sur le volet équipement, un effort financier extrêmement important a déjà été consenti dans la LPM actuelle, qui se monte à plus de 5 milliards d’euros. Il vise en particulier à renouveler les capacités existantes dans les trois domaines que j’ai évoqués,

Les satellites restent entre dix et quinze ans en l’air. Il faut donc les remplacer, les moderniser et accroître leurs performances à un rythme rapide à l’échelle des grands programmes du ministère. Nous avons aussi à développer des capacités de maîtrise de l’espace, que ce soit en termes de détection, de compréhension de la situation spatiale, d’action dans l’espace, mais également en termes de conduite des opérations dans l’espace, qui devront être complètement synchronisées et intégrées dans les opérations militaires.

Comme je l’évoquais, l’établissement de la situation spatiale est un axe privilégié des coopérations internationales. Le reste peut donner lieu à des discussions ; sur cet aspect, il n’y en a pas. Cela étant, nous cherchons bien évidemment à coopérer dans d’autres domaines comme les télécommunications par satellites (SATCOM). En fait, nous pouvons coopérer dans quasiment tous les domaines. Nous constatons que les difficultés techniques diverses et les crises sur lesquelles je ne reviens pas, ont retardé certains projets. C’est assez classique dans la vie des programmes, mais il faut parvenir à tenir le cap. L’important est que tous les programmes lancés aboutissent selon un calendrier maîtrisé. C’est déjà un enjeu aujourd’hui, et cela le sera également dans la future LPM.

Un petit éclairage sur l’attaque de l’Ukraine, car que s’est-il passé en Ukraine ?

Il est intéressant de noter que nos homologues Américains ont affirmé assez rapidement que le conflit en Ukraine était le premier conflit spatial que nous connaissions. Il est vrai, que l’invasion de l’Ukraine a commencé par une attaque des Russes sur les moyens spatiaux ukrainiens. Cela démontre que les Russes ont constaté non seulement qu’ils devaient tirer parti de l’espace, mais aussi qu’en diminuant la capacité de l’adversaire à utiliser l’espace, ils obtiendraient un avantage opérationnel.

Il convient donc de protéger les moyens que l’on utilise, mais aussi d’essayer de contrer les moyens d’agression adverses. C’est tout l’objet du volet « action dans l’espace » de la SSD. Cette démarche initiée en 2019 s’avère d’autant plus pertinente que nous accusons un retard d’une dizaine d’années en matière d’action co-orbitale avec le compétiteur russe. En effet, leur fameux Luch Olymp vole depuis 2014 alors que nous disposerons d’un premier démonstrateur fin 2024. Nous devons rattraper notre retard et prendre de l’expérience dans ce domaine.

Il est à noter également que quelques mois avant l’invasion de l’Ukraine, les Russes avaient procédé à un tir d’essai de destruction d’un satellite par un missile tiré du sol – le fameux tir DA-ASAT[2] de novembre 2021. Cela constitue une démonstration de capacité intéressante. Les pays ayant cette capacité ne sont pas nombreux. Quatre tirs de ce type seulement ont été effectués depuis le début des années 2000, par la Russie, l’Inde, la Chine et les États-Unis. Si cette démonstration de capacité est intéressante, il est intéressant de noter également que ce n’est pas ce que les Russes ont utilisé au moment de l’invasion de l’Ukraine. Ils ont préféré une attaque cyber dont les conséquences ont été autres : outre l’atteinte aux SATCOM gouvernementales ukrainiennes, ils ont stoppé de nombreuses d’exploitations de champs éoliens, en Allemagne notamment, et détruit plus de 3 000 terminaux au sol, qu’il a fallu remplacer.

Ce tir est une démonstration de puissance dont on peut considérer qu’elle constituait probablement un signalement stratégique mais les Russes, comme nous, n’ont pas forcément intérêt à créer des débris qui rendent l’accès à certaines orbites difficile pour leurs adversaires mais également pour eux. Nous pensons donc que ce n’est probablement pas le moyen d’action qu’ils choisiront de manière privilégiée, d’autant que la destruction physique de satellites dans l’espace n’est pas très efficace opérationnellement dans la mesure où les constellations actuelles sont constituées de plusieurs centaines, voire plusieurs milliers de satellites. Pour supprimer le service, il leur faudrait énormément de missiles. Ce n’est pas très réaliste. Opérationnellement, il existe d’autres façons plus efficaces pour empêcher l’utilisation d’un service spatial que de détruire physiquement les satellites concernés.

Nous avons enregistré plus de 1 500 débris, créés par le tir DA-ASAT russe de novembre dernier, dont les deux tiers, soit près de 1 000 débris, sont probablement retombés dans l’année. Il en reste au moins 500 en l’air, qui y resteront pour une bonne dizaine d’années. Ils sont de taille variable, pas forcément très gros, mais sont tout de même préoccupants car ils peuvent infliger des dégâts significatifs aux objets spatiaux qui croiseraient leur route.

Comme vous l’avez dit, les Ukrainiens ont appelé à l’aide pour rétablir une capacité qui leur était essentielle à la conduite des opérations. Elon Musk a réagi d’une façon qui a surpris tout le monde, il a été extrêmement efficace. C’est aussi dans son intérêt, mais cela a bien fonctionné. Il a déployé ses terminaux et les a donnés aux Ukrainiens qui s’en servent. Ces terminaux ne sont absolument pas prévus pour un usage militaire et présentent des vulnérabilités. Néanmoins, ils ont permis de rétablir le service – avec quelques faiblesses, mais il est rétabli. Les Russes essaient probablement, et même certainement, de le supprimer, mais n’y parviennent pas. Cela leur pose un problème et les Russes expliquent que c’est inacceptable, que c’est l’escalade et qu’il n’est absolument pas normal que des opérateurs civils se mêlent d’un conflit. On sent bien que les menaces russes envers Starlink traduisent également leur difficulté à contrecarrer cet appui spatial aux opérations ukrainiennes. Nous savons qu’ils peuvent brouiller et détecter les émissions du segment sol vers les satellites Starlink. C’est une faiblesse et une contrainte qui pèsent sur les Ukrainiens qui doivent rester prudents dans l’utilisation de ces terminaux s’ils veulent éviter une frappe russe. Mais il n’empêche que les Ukrainiens bénéficient du service, et s’en servent.

C’est une illustration intéressante de la dualité des moyens spatiaux. Dans l’espace, tout est dual, c’est-à-dire qu’un satellite civil peut être utilisé à des fins militaires et inversement. La France utilise déjà cette dualité avec une architecture spatiale qui repose sur des moyens patrimoniaux et des services commerciaux qui viennent les compléter. Les services spatiaux mis à disposition des forces gouvernementales ukrainiennes leur offrent un panel de capacités jusque-là inaccessibles.

C’est très clair s’agissant de la Satcom avec Starlink, mais également pour ce qui est de l’observation terrestre. La crise en Ukraine a fédéré l’ensemble des moyens d’observation disponibles, civils comme militaires. Les Ukrainiens sont très demandeurs. Cela se fait dans le cadre d’échanges bilatéraux. Il est de notoriété publique que les Ukrainiens acquièrent des images à des opérateurs privés dont les satellites d’observation sont de qualité et offrent de belles performances ; cela leur sert de service de renseignement. Cela ne concerne d’ailleurs pas que l’optique, mais aussi du radar, de l’interception radiofréquence, etc.

L’un des axes pour renforcer nos capacités militaires est de tirer profit des services offerts par le monde civil, avec les avantages que cela procure mais également les inconvénients. Si les constellations civiles, qui n’ont pas été conçues pour un usage militaire, présentent quelques faiblesses, elles ont l’avantage d’être là, d’avoir de bonnes performances et, comme ils rendent un service commercial, d’être remplacés sans que nous ayons à débourser quoi que ce soit, ce qui est tout de même intéressant.

Nous continuons à suivre l’activité russe dans l’espace. Les Russes n’ont pas cessé de manœuvrer dans ce milieu. Nous avons assisté à une activité soutenue en matière de lancements russes en octobre et novembre derniers : ils ont procédé à six lancements en octobre et trois en novembre, pour mettre au total douze satellites en orbite. Ces lancements n’étaient pas forcément tous liés à la crise en Ukraine mais cela traduit les efforts russes pour disposer de moyens spatiaux.

Tout cela nous montre la pertinence de la combinaison des moyens civils et militaires, dont il serait important de tirer profit. En tout cas, l’innovation dans l’espace est aujourd’hui dans le secteur civil. Nous allons la chercher dans toutes les startups qui ont une imagination débordante pour créer des services auxquels nous n’avions jamais pensé mais qui peuvent être extrêmement intéressants pour nous. La technologie devient de plus en plus accessible, tant en matière de lanceurs que de satellites. La miniaturisation générale rend les lancements et les opérations dans l’espace plus simples et plus accessibles à de nouveaux acteurs. Cette évolution, le New Space, a été impulsée par les États-Unis mais s’étend aujourd’hui à l’échelle mondiale.

L’apparition des constellations de communication en orbite basse est constitutif du New Space. La rapidité de leur déploiement constitue un élément disruptif du domaine spatial qui en a surpris plus d’un. Nous devons en tirer parti et réexaminer la situation. Cela m’apparaît plutôt comme une opportunité que comme une contrainte et il nous faut réfléchir différemment en prenant en compte ces nouveaux acteurs.

Un autre sujet émerge, celui des opérations à très haute altitude, qui concernent une tranche inexploitée jusqu’à présent, située entre le sommet de l’atmosphère utile jusqu’à 20 ou 30 kilomètres d’altitude et l’espace, dont la frontière basse s’établit, de façon conventionnelle, à 100 kilomètres. Entre 20 et 100 kilomètres, l’atmosphère bien que peu dense, commence à être exploitée au travers de projets industriels, notamment français, incluant des ballons, des drones, voire des armes hypervéloces qui évoluent dans cette tranche. L’armée de l’air et de l’espace est naturellement impliquée dans les réflexions liées aux opérations à très haute altitude car cet espace est contigu des milieux aérien et spatial.

Nous avons quasiment évoqué tous les sujets qui mériteront d’être traités dans la prochaine LPM. Nous maintiendrons l’ambition à la hauteur des ressources qui seront disponibles mais, à mon sens, il faut renforcer l’axe suivi depuis trois ans. Nous verrons s’il est possible d’accélérer, dans la limite des ressources disponibles, je le répète, car le retour des hypothèses d’engagements majeurs en Europe souligne les besoins des différents acteurs du ministère et, bien évidemment, l’espace n’est pas seul concerné.

En examinant la situation de manière légèrement différente, nous pouvons peut‑être ajuster les plans que nous avions en tête, mais il faut accélérer tout ce qui est moyens de maîtrise de l’espace – et donc, nos patrouilleurs spatiaux. Le programme, de capacité de défense active dans l’espace, devrait aboutir à la fin de la décennie. Il est absolument... j’allais dire vital, c’est un peu fort, mais la démonstration de l’importance de l’espace pour les opérations militaires perdrait beaucoup de sa pertinence et de sa crédibilité si nous rations cette étape. La France est l’un des seuls pays à avoir affiché sa volonté de mener une action de ce type dans l’espace. Nous ne l’utiliserons pas forcément mais c’est un bon moyen de se défendre, de se protéger et de faire du signalement stratégique. À mon avis, cette capacité ne peut pas prendre du retard.

Il faut que la montée en puissance du CDE soit achevée dans de bonnes conditions en 2025. Je ne parle pas seulement de la fin de la construction du bâtiment, mais également des ressources humaines, formées et entraînées, dans les nombres dont nous avons besoin pour un fonctionnement vingt-quatre heures sur vingt-quatre, bien assis sur un réseau numérique qui fonctionne, offrant les performances que nous en attendons, connecté à nos partenaires étrangers, civils et militaires – ce n’est absolument pas anodin – et disposant de moyens d’aide au commandement performants qui permettent au commandant de l’espace que je suis de réaliser les différentes opérations dans de bonnes conditions, mais aussi de jouer mon rôle de conseiller dans les conditions attendues.

De nombreuses opportunités sont à saisir pour l’amélioration des services. Nous avons évoqué la Satcom. Il en va de même pour ce qui est de l’observation de l’espace, s’agissant notamment des moyens optiques. Si nous voulons accélérer les cycles d’observation et de décision, il n’y a aucune raison que nous ne cherchions pas à utiliser tous les capteurs civils qui sont dans l’espace. Cela nous permettra de bénéficier de compléments très utiles à nos propres capacités.

Le lancement est un sujet qui préoccupe tout le monde et que nous suivons de près. Il n’intéresse pas que les militaires, c’est un sujet général pour l’accès à l’espace. Nous sommes très intéressés à conserver une capacité européenne de lancement, bien évidemment. Si nous devons attendre que les Américains, les Japonais ou les Indiens aient un créneau libre pour pouvoir lancer, nous nous heurterons à un sérieux problème ; en tout cas, nous ne répondrons pas à l’ambition de la stratégie spatiale de défense.

Nous devons continuer à avancer sur la protection des systèmes de navigation, positionnement et temps. Nous utilisons aujourd’hui deux constellations, Galileo et GPS. Nous devons continuer à progresser en la matière et à protéger cette capacité absolument essentielle.

La surveillance spatiale mérite d’être rénovée également. Nos radars sont à bout de souffle, il nous faut avancer et surtout couvrir un champ suffisant, avec des performances qui permettent de voir des objets de plus en plus petits et de plus en plus nombreux – c’est la capacité de calcul – et de couvrir plus d’espace. De ce point de vue, les Américains, malgré leurs moyens, sont extrêmement friands de tout ce que nous pouvons leur apporter avec nos moyens qui sont aujourd’hui très limités, mais nous leur apportons des choses qui complémentent très bien ce dont ils disposent par ailleurs. Cela nous permet d’établir des dialogues et de générer des partenariats intéressants.

Le « faire autrement », nous en avons déjà beaucoup parlé, peut également s’appliquer à l’action dans l’espace. Pour l’instant, la capacité opérationnelle de « défense active » prévue à l’horizon 2030 s’entend sur l’arc géostationnaire, soit à 36 000 kilomètres de la terre. Mais nous souhaiterions lancer rapidement une action identique dans les orbites basses, qui n’est pas prévue pour l’instant. Nous appelons cela « action LEO », pour low earth orbit, car, dans l’espace, on aime bien mélanger le français et l’anglais. N’oublions pas non plus l’acquisition rapide d’images en n’importe quel point du globe dont je parlais précédemment avec l’amélioration de la revisite qui pourrait faire l’objet du projet appelé « Chronos ». En matière de SATCOM, il faut également arriver à utiliser intelligemment la constellation Iris2 (infrastructure de résilience et d’interconnexion sécurisée par satellite), lancée par la Commission européenne voilà quelques semaines.

Nous saisirons également les opportunités présentées par France 2030, le FED (Fonds européen de défense) et l’Union européenne d’une façon générale. Elles reposent sur des hypothèses et des travaux que nous ne maîtrisons pas totalement mais qui seront essentiels pour compléter les programmes portés par le ministère. Ces moyens viendront concourir non seulement à renforcer notre autonomie nationale mais également à améliorer nos coopérations avec tous nos partenaires européens.

Je vous remercie de votre attention. Je crains d’avoir été trop long, Monsieur le Président, mais je suis prêt à répondre à vos questions.

M. le président Thomas Gassilloud. Nous en venons aux questions des orateurs des groupes.

M. Jean-Marie Fiévet (RE). Mon général, je vous remercie pour cette présentation très complète et exhaustive.

Depuis le début du conflit ukrainien, des champs opérationnels semblent être oubliés, en particulier par les médias et, par conséquent, nos citoyens sont peu ou mal informés. En effet, le traitement médiatique du conflit fait souvent état des avancées au sol ou encore aux tirs de missiles, mais ce conflit démontre l’importance de deux autres champs opérationnels liés l’un à l’autre : le domaine cyber, vous l’avez rappelé, et le domaine spatial, vous l’avez confirmé. Je pense notamment à la cyberattaque russe survenue peu de temps avant l’assaut du 24 février et qui avait visé le réseau de satellites de l’opérateur américain ViaSat, destiné à mettre hors-service les consoles de communication mobiles de l’armée ukrainienne. Elle avait d’ailleurs aussi perturbé les communications de nombreux pays européens.

Au sujet du domaine spatial, le chef d’état-major de l’armée de l’air et de l’espace est d’ailleurs formel dans sa version stratégique parue en début d’année : « Si nous perdons la guerre dans les airs et l’espace, nous perdrons la guerre, et nous la perdrons rapidement. » Ainsi, mon général, alors que l’espace est un lieu de compétition de plus en plus stratégique, avec notamment de nombreux satellites de renseignement, d’observation, de télécommunications qui y gravitent, quelles sont les ambitions de nos armées au regard de ces satellites ? Par exemple, avons-nous besoin de plus de satellites ?

En effet, ces satellites sont des mines d’informations pour nous, mais peuvent aussi le devenir pour nos potentiels ennemis. Nos satellites peuvent en effet être la cible de manœuvres à des fins de renseignement ou bien visant à les détruire. Vous l’avez déjà évoqué. Dans ce contexte, comment l’armée de l’air et de l’espace entend-elle assurer sa supériorité dans le domaine spatial en général ?

M. Frank Giletti (RN). Mon général, le groupe Rassemblement national se réjouit de pouvoir vous auditionner ce matin et, plus encore, d’obtenir de votre part des éléments de compréhension supplémentaire sur la manière dont se déroule le conflit ukrainien sur cet autre théâtre de guerre qu’est l’espace, où se joue, semble-t-il, aujourd’hui la guerre de l’espionnage.

Quatorze satellites russes, principalement militaires, ont été mis en orbite lors de l’année qui vient de s’écouler dans la perspective d’espionner, de capter des données électroniques ou encore de brouiller les fréquences des satellites voisins pour, peut-être, provoquer l’ennemi.

Selon le capitaine de l’armée de l’air de l’espace Hainaut, chercheuse à l’Institut de recherche stratégique de l’économie militaire, qui est intervenue récemment sur Europe 1 à ce sujet, il serait même question de systèmes de poupées russes dans l’espace, à savoir qu’un satellite pourrait en libérer un autre, qui entrerait à son tour en collision avec un satellite tiers. Nous pourrions peut-être y voir la volonté de la Russie de retrouver sa place de puissance spatiale militaire. Sur ce point, je serais très intéressé par vos observations. Mais quid de la France ?

Quelques semaines après la rédaction de mon rapport pour avis sur le budget de l’espace, j’accueillerai avec intérêt la réponse du commandant de l’espace que vous êtes pour me fournir des renseignements sur le point suivant : qu’en est-il du projet de patrouille spatiale de protection français appelé Yoda ? Quels sont les moyens mis en œuvre par la France qu’il faudrait, le cas échéant – mais vous l’avez évoqué –, mettre en place pour renforcer la résilience et la protection de nos satellites face à d’éventuelles attaques ?

Enfin, une dernière question plus prosaïque, vous avez évoqué la congestion de l’espace avec les satellites et les débris. À partir de quel moment ne sera-t-il plus possible d’envoyer des satellites et, surtout d’éviter leur destruction ? En d’autres termes, comment gérer ces déchets ?

 

M. François Piquemal (LFI-NUPES). Mon général, plusieurs questions.

Premièrement, l’augmentation du budget dans le PLF prend-elle en compte les enseignements de la guerre en Ukraine ?

Deuxièmement, des enseignements particuliers ont-ils été tirés des exercices Aster X, porteurs de pistes d’amélioration ?

L’importance du spatial dans les conflits, notamment dans le conflit ukrainien, doit‑elle amener à repenser l’entièreté ou, en tout cas, une partie de notre doctrine en matière de défense ?

À propos des constellations privées, ne pensez-vous pas que les données auxquelles satellites civils ont eu accès pourraient par la suite être utilisées à des fins privées, commerciales ou autres, car on peut tout imaginer ?

M. Jean-Louis Thiériot (LR). Merci, mon général pour ce large balayage. Je souhaite vous interroger sur un sujet que vous avez à peine effleuré, qui est celui de l’alerte avancée face à des tirs de missiles balistiques.

Il existe l’alerte avancée du spectre ICBM-SLBM. Nous savons très bien que nos alliés américains notamment disposent de tous les outils pour le faire. Je m’inquiète plus des menaces balistiques de puissances pauvres, sur l’ensemble de l’arc méditerranéen jusqu’à l’Iran et quelques autres territoires du même ordre.

Je souhaiterais donc savoir si la France dispose de capacités en ce sens, et lesquelles. Par ailleurs, un programme européen appelé Odin’s Eye avait, me semble-t-il été lancé. Où en sommes-nous à ce sujet, et quelles sont les perspectives ? Que pouvons-nous faire pour disposer d’une capacité d’analyse autonome face à ces menaces qui, évidemment, sont très probablement sous le seuil de la dissuasion, mais qui peuvent poser quelques difficultés ?

Permettez-moi deux autres questions.

La crise en Ukraine, avec l’interruption du partenariat avec Soyouz, nous a posé un problème de lanceur. Celui-ci est-il réglé ou en voie de règlement ?

Enfin, je vais vous poser la question à laquelle vous n’allez pas pouvoir répondre ! Il est très difficile sur le spatial d’avoir une idée précise de la volumétrie nécessaire dans le cadre de la LPM, puisque cela ne concerne pas que des objets ou des programmes à effet majeur, mais aussi de la ressource humaine. Bref, il n’est pas évident de définir les besoins. Qu’estimeriez-vous nécessaire pour remplir vos missions, sachant que l’ancienne LPM s’établissait à 5 milliards ? Nous sommes juste avant Noël. Que demandez-vous au Père Noël ? Mais je ne vous promets pas que vous trouverez cela au pied du sapin !

M. Thomas Gassilloud. Nous savons tous que le Père Noël vient de l’espace !

Mme Sabine Thillaye (Dem). Général, beaucoup de questions ont déjà été posées. Pour ma part, je m’interroge sur l’évolution des coopérations en matière spatiale. Les acteurs sont de plus en plus nombreux, qu’ils soient civils ou militaires, et les activités spatiales se sont développées grâce à ces coopérations très larges. Sans elles, jamais nous n’aurions pu élaborer un droit nouveau en si peu de temps. Dix ans à peine se sont écoulés entre le lancement de Spoutnik 1 en 1957 et l’établissement du Traité de l’espace en 1967. Le droit de l’espace est au cœur du développement des activités spatiales. Jusqu’à présent, la géopolitique spatiale semblait échapper aux conflits armés mais, avec l’Ukraine, ce n’est vraiment plus le cas. Nous devons donc nous y préparer. C’est la raison pour laquelle le commandement de l’espace a été créé et qu’en cette fin d’année, il faut former des vœux supplémentaires pour la LPM.

Qu’en est-il de l’articulation de coopération ? Nous avons l’ESA (Agence spatiale européenne), nous constatons une concurrence franco-allemande, presque chaque État membre dispose de son agence spatiale et souhaite occuper l’espace. Le nombre d’acteurs et d’opérateurs est conséquent. Comment, avec un tel nombre, développer une stratégie qui nous permette de nous défendre ?

M. Jean-Charles Larsonneur (HOR). Merci, mon général, pour ce panorama très complet. Je vous poserai deux questions d’ordre général qui rejoindront celles des collègues, puis une question plus technique et prospective relative au Retex Ukraine.

Par rapport aux exercices que vous conduisez avec Aster X et aux scénarios que vous envisagiez à l’époque, quels ont été les éléments de surprise dans ce que vous avez observé ? Quels enseignements faut-il en tirer, directement ou pas ? Il se peut aussi que ce qui se passe en Ukraine ne concerne pas directement les sujets français, auquel cas cela peut se révéler important également en termes de retour d’expérience. Je ne reviens pas sur l’attaque sur Viasat qui a attiré l’attention de tous, avec la destruction de près de 30 000 terminaux.

Ma seconde question porte sur les briques de souveraineté qui vous paraissent essentielles pour conserver une capacité autonome souveraine de la France dans les années à venir, compte tenu de l’apparition des nouveaux acteurs du spatial, du New Space, des acteurs européens, de la Commission avec Galileo aujourd’hui et Iris2 demain, et, bien sûr, de tout ce que l’on appelle le Live Gov avec l’emploi des services commerciaux au bénéfice du renseignement et des opérations.

Ma troisième question est plus une question de capacitaire et de projection dans l’avenir. Comment appréciez-vous les projets d’avions spatiaux à l’instar du Boeing X-37B américain ou de l’avion similaire chinois ? Est-ce une capacité que nous devrions développer ? Que pensez-vous également de constellations de plusieurs dizaines, voire de plusieurs centaines de nano ou microsatellites, qui reçoivent des charges utiles, type optique, radar ou télécom ?

M. le président Thomas Gassilloud. Je précise qu’Astérix est un jeu de mots et s’écrit Aster X. Aster X, Yoda, c’est sans doute le lien avec des éléments cyber qui donne de l’imagination, car on sait que les combattants cyber sont très doués pour trouver des noms intéressants. Il me semble que l’exercice Aster X a été lancé quasiment le même jour que la guerre en Ukraine, le 24 février 2022. C’est une coïncidence, mais vous nous direz cela dans votre réponse.

Nous en arrivons au dernier orateur de groupe.

M. Laurent Panifous (LIOT). Merci, mon général, pour votre présentation.

Le conflit ukrainien met en lumière deux nouveautés majeures en matière de défense. D’une part, de nouveaux acteurs privés ont mis à disposition du public et des médias des informations clés collectées par leurs propres moyens. Nous pourrions citer toutes les images satellites parues dans la presse montrant l’avancée des forces russes vers Kiev, mais également les images, encore plus tragiques, témoignages des crimes de guerre perpétrés par les forces russes, en particulier dans la ville de Boutcha. De telles images existaient déjà par le passé. Cependant, elles étaient entre les mains des États qui décidaient, seuls, de les exposer aux yeux du grand public. Avec l’arrivée de ces nouveaux acteurs privés, l’une des différences centrales est cette capacité à générer un débat public qui n’aurait pas nécessairement eu lieu faute de preuves. Ces images vont aussi nourrir la justice internationale qui se met en mouvement pour juger les crimes de guerre commis.

D’autre part, la place de l’information en temps de guerre connaît un tournant avec l’invasion de l’Ukraine. Le conflit russo-ukrainien s’apparente bel et bien à une guerre connectée d’un nouveau genre. Le spatial y joue un rôle crucial en permettant la connexion et le partage d’informations en direct, tant pour les gouvernements que par les soldats et les civils eux‑mêmes. Là encore, les acteurs privés jouent un rôle nouveau et important.

Pensez-vous que nous puissions maîtriser cette évolution de l’information via l’espace ou, à défaut, comment le prendre en compte à l’avenir dans le cadre de notre politique de défense ? Peut-on conserver un temps d’avance sur les acteurs privés ?

Général Philippe Adam. Certaines questions sont très spécifiques, et je vais commencer par elles.

L’alerte avancée est un sujet qui ne concerne pas que l’espace. Les missiles balistiques passent par l’espace, les adhérences sont donc nombreuses avec ce milieu. Ce qui nous intéresse plus particulièrement, ce sont les moyens placés dans l’espace ou sur Terre pour détecter de telles frappes, balistiques ou autre d’ailleurs. Plus préoccupantes aujourd’hui que les simples missiles balistiques sont toutes ces armes extrêmement rapides qui sont, en plus, manœuvrantes. Ces armes dites hyper véloces sont particulièrement inquiétantes. Au moins, avec un missile balistique, si l’on détecte le début de la trajectoire, on sait à peu près où il va arriver. Avec un missile manœuvrant, ce n’est plus possible, d’autant plus que leur portée est considérable. Nous avons donc un souci.

L’alerte avancée était plutôt centrée sur les missiles balistiques, y compris de très longue portée. Nous devons revoir cela. Les Américains sont les seuls aujourd’hui à disposer d’un moyen de lutte efficace. Les Russes peut-être également, mais nous n’en savons rien. Aujourd’hui, sur cette alerte avancée, nous sommes servis essentiellement par les Américains. Nous ne sommes pas tout à fait démunis puisque des systèmes d’armes comme le SAMP/T (Sol-Air Moyenne Portée/Terrestre) nous donnent tout de même les moyens de nous opposer à un tir balistique, pas à un tir intercontinental malheureusement, mais à un tir de missiles de portée tactique, c’est-à-dire allant jusqu’à 1 500 km. Le SAMP/T, accompagné de radars, est conçu pour en être capable ; nous avons aussi des radars sur les bateaux. Nous disposons donc déjà d’un certain nombre de capteurs, que nous allons développer.

Il faut effectivement se poser la question d’aller plus loin. Passerons-nous par l’espace ? Utiliserons-nous des radars terrestres ? Ces derniers présentent l’inconvénient de subir la contrainte de la rotondité de la terre. L’espace, est une solution, mais pose d’autres problèmes. La réponse sera probablement une combinaison des deux.

Le sujet est en cours d’examen mais l’équation est difficile car les investissements sont considérables et, tant que les Américains nous rendaient le service, c’était une solution. Peut‑être continueront-ils à l’avenir et nous compléterons cela par des moyens qui ne seront pas totalement autonomes, mais la combinaison de l’ensemble suffira peut-être. En tout cas, la réflexion se poursuit.

Le sujet revêt d’ailleurs deux aspects : d’une part, l’alerte avancée, pour savoir ce qui se passe, et d’où cela vient, car l’attribution est importante ; d’autre part, les intercepteurs et les façons de s’y opposer. Nous poursuivons l’étude des deux aspects, mais le sujet est complexe, s’agissant des intercepteurs notamment, qui doivent être disponibles en grand nombre dans un système opérationnel. Il est bien d’en avoir, mais cela ne suffit pas.

Pour ce qui est des lanceurs, le retrait des fusées Soyouz de Kourou nous pose un vrai problème. Pour ne rien vous cacher, à ce jour, un satellite est complètement construit – notre troisième satellite de la constellation CSO – et reste stocké en attente d’un lanceur. Il était prévu qu’il parte sur une Soyouz à partir de Kourou. Nous attendons Ariane 6, puisque les deux dernières Ariane 5 qui seront lancées en 2023 sont déjà réservées. Dans le meilleur des cas, CSO-3 attendra au moins un an, voire plus. Ce n’est donc pas une bonne nouvelle.

La solution, c’est Ariane 6. Il faut qu’Ariane 6 résolve ses problèmes et confirme qu’elle est bien la solution. Les nouvelles lors de la dernière réunion ministérielle de l’ESA étaient plutôt bonnes. Maintenant, il faut avancer et, comme cela a été souligné par Mme Thillaye, l’Europe n’est pas toujours très solidaire, tout au moins la concurrence y est forte.

Nous constatons que les crises récentes ont tendu les relations entre industriels des États membres, le besoin d’autonomie nationale se fait sentir dans tous les pays. L’autonomie européenne demande une coordination étroite avec nos voisins les plus proches, qu’il s’agisse des Allemands, des Espagnols ou des Italiens. Il nous faut lutter contre le repli sur soi pour maintenir un haut niveau de coordination, notamment sur le sujet de l’accès à l’espace. Nous coordonner se fera par les relations, par le travail en commun et par l’échange de données, sujet sur lequel je reviendrai.

Pour ce qui est des ressources, c’était une question que vous m’aviez déjà posée, Monsieur le député, à propos des munitions. Cela se comptera en milliards. On peut toujours rêver, mais les ressources ne sont pas tout. Nous nous heurtons également à un problème de temps. Répondre rapidement à la question ne sera pas qu’une question de financements. Nous pourrions lancer beaucoup de projets très ambitieux, mais plus c’est cher et plus cela pose de questions et le temps de consolidation sera long. Ce n’est pas forcément la bonne réponse.

Nous avons dans l’idée – et cela rejoint la question de l’utilisation des services plutôt que de l’acquisition de moyens patrimoniaux – d’utiliser ce qui existe déjà sur étagère. Cela répond aussi à la question de savoir comment gérer à la fois les acteurs étatiques et les acteurs privés et commerciaux. À mon avis, il faudrait arriver à combiner les deux. C’est cela qui fera l’efficacité et la résilience.

Avec les autres services du ministère, nous nous interrogeons actuellement sur la possibilité de ne pas acheter des moyens en patrimonial, mais d’acheter des services. Ce n’est pas une façon de procéder usuelle, mais cela semble relativement efficace. Ce ne sont pas des investissements mais de la location ; si le service ne nous convient plus, nous pouvons arrêter de le payer et passer à autre chose. Cela offre une grande flexibilité, et permet dès à présent d’utiliser ce qui existe déjà en termes de services développés par des sociétés commerciales. Le New Space offre des opportunités nouvelles qui arrivent sur le marché à un rythme rapide et auxquelles nous n’avions pas forcément pensé parce que nos programmes qui aboutissent actuellement ont été lancés, pour la plupart, il y a dix ans, à une époque où la situation était complètement différente.

Donc, bien sûr, plus nous aurons de ressources, mieux ce sera. Nous avons l’ambition de faire beaucoup mieux que ce que nous faisons aujourd’hui mais nous n’avons pas l’ambition d’être totalement autonomes dans tous les secteurs. Nous devrons, de toute façon, faire avec les autres, qu’il s’agisse de partenaires commerciaux ou de partenaires étrangers. Nous devons être à notre place, avec des moyens raisonnables mais qui sont tout de même de beaux moyens, comme le radar Graves (Grand réseau adapté à la veille spatiale) ou nos satellites d’observation Syracuse qui ont de très bonnes performances. Nous devons pouvoir renforcer, être un peu plus ambitieux, mais plus nous serons ambitieux, plus ce sera compliqué et long.

En revanche, être là et être un allié fiable pour nos partenaires, notamment européens – je dis cela en dehors de toute considération politique, mais la géographie s’impose et si nos voisins, qu’ils appartiennent à l’Union européenne ou pas, sont attaqués, ce ne sera pas une bonne nouvelle pour nous. De toute façon, nous devrons travailler avec eux.

Autre aspect : dans l’espace, on se croise en permanence, aussi bien avec nos partenaires qu’avec nos adversaires. L’attaque d’un moyen, qu’il soit britannique, espagnol ou américain, ne sera pas une bonne nouvelle pour nous non plus. Nous avons donc tout intérêt à les aider à protéger leurs moyens et, si nous le faisons, ils nous aideront à protéger les nôtres.

Il convient donc de s’attacher spécifiquement à la combinaison de l’ensemble, à l’établissement de liens opérationnels bien pensés et à une architecture complète qui soit résiliente. Quand bien même perdrions-nous nos satellites, ce qui peut se produire, que nous devenions la cible désignée des Russes pour une raison que je vous laisse imaginer, et si nos satellites de communication disparaissaient parce qu’ils seraient brouillés ou neutralisés d’une façon ou d’une autre, il faut pouvoir nous replier rapidement vers des services commerciaux ou des services de partenaires alliés britanniques, espagnols ou italiens. Le service existera toujours pour nous. C’est exactement ce qu’ont fait les Ukrainiens qui ont réussi à rétablir rapidement leurs communications grâce à Starlink.

C’est plutôt ainsi qu’il faut le considérer. Mais inscrire un sujet stratégique dans la LPM sans décider d’y consacrer quelques fonds... Je ne vous cache pas que nous préférerions bénéficier de plus d’argent, car l’inflation notamment nous pose quelques soucis mais je reste raisonnable, parce que ces crédits viendraient forcément de chez mes camarades du cyber, de l’armée de l’air et de l’espace, de la marine ou de l’armée de terre, et je m’en voudrais de leur jouer ce mauvais tour.

M. Jean-Louis Thiériot (LR). Odin’s Eye, le projet européen est-il enterré ?

Général Philippe Adam. Non, il se poursuit. Il me semble que Odin’s Eye, qui est la composante spatiale de surveillance ou d’alerte avancée, est sous lead allemand. Ce sont eux qui traitent le sujet. Nous avons malheureusement eu une mauvaise surprise sur les intercepteurs ; le sujet nous échappe, mais il se poursuit. Donc, si l’on fait confiance à l’Europe, nous devrions y arriver.

S’agissant des partenariats et du développement en commun de capacités, je reste très prudent. Nous nous orienterons plutôt vers le fait de parvenir à travailler ensemble sur les capacités que chacun développe de son côté. Ainsi, ce n’est pas à moi d’expliquer aux Espagnols qu’il n’est pas pertinent qu’ils se paient un radar de surveillance parce qu’il en existe déjà partout ailleurs ; en revanche, nous pouvons étudier comment leurs données pourraient compléter les nôtres.

De nombreuses questions portent sur le fait que nous nous focalisions beaucoup sur le combat terrestre en Ukraine. Il est vrai que nous regardons beaucoup cela et que les conclusions tirées sont probablement erronées. La faute n’en revient pas qu’aux médias, il faut dézoomer pour arriver à définir le niveau d’ambition. La conclusion qui consisterait à dire que les combats se passent au sol et que, par conséquent, le reste n’existe plus, que les forces aériennes ne servent à rien et que l’espace est obsolète, n’est pas exacte puisque les combats se poursuivent également dans ces différents domaines, même si cela est moins visible. Au vu de l’état des pertes côté ukrainien comme côté russe, il est vrai qu’ils sont plus prudents aujourd’hui avant d’envoyer des avions de combat au-dessus du champ de bataille. C’est probablement pour cela que l’on a l’impression qu’il ne se passe plus rien mais, en fait, ils sont encore très actifs. Je note d’ailleurs que les Ukrainiens bombardent les terrains d’aviation stratégiques russes – en tout cas, c’est ce qu’ils sont accusés de faire.

Il faut donc arriver à imaginer le combat, l’engagement majeur de demain, en étudiant ce qui se passe en Ukraine, mais sans se dire que l’engagement de demain sera forcément à l’image de celui qui se déroule en Ukraine. Il sera différent, c’est sûr. Dans un cas tout à fait hypothétique où la France attaquerait la première, il serait de mon rôle de conseiller d’attaquer d’abord les capacités spatiales adverses.

Cela ne se limiterait pas à l’espace, d’autres moyens pourraient être utilisés puisqu’il est possible d’attaquer les segments sol, les stations de réception, les centres de commandement, ce qui est assez classique, mais également de lancer des attaques cyber, comme les Russes l’ont fait, puisque l’espace ne fonctionne que si le réseau au sol fonctionne. Donc, en attaquant ce dernier, ce qui peut se faire de nombreuses façons, y compris de façon assez discrète et en prétendant que ce n’est pas nous qui l’avons fait – ce qui est assez intéressant –, le service n’est plus rendu. C’est ce qui compte et cela peut se faire sans créer de débris dans l’espace – ce qui est encore plus intéressant. Nous devons donc aussi chercher à développer des armes différentes, des moyens de brouillage notamment ; les autres en ont, je ne vois pas pourquoi nous nous en priverions. C’est un moyen efficace qui ne génère pas de débris.

Les lasers sont du même ordre, même s’ils sont moins sûrs s’agissant des débris. Certaines conditions sont à remplir, mais ils permettent assez facilement d’aveugler, voire de détruire un capteur optique adverse. C’est un moyen relativement accessible, qui reste au sol, qui n’est pas extrêmement compliqué et qui est à notre portée. Je ne l’ai pas mentionné, mais c’est un des thèmes qui a émergé dans nos réflexions relatives à la prochaine LPM. Des démonstrations sont en cours, il faudra penser à développer des systèmes opérationnels pour la suite.

L’espace permet l’exploitation de zones grises. C’est le parallèle que l’on peut faire avec le cyber d’ailleurs. L’espace étant assez difficile à observer et très difficile d’accès, il est peu aisé de voir concrètement ce qui s’y passe. C’est une zone où il est possible de dissimuler assez facilement les moyens d’action militaire derrière des capacités civiles... et il n’y a aucune raison que nous n’en tirions pas nous aussi parti. Pour rendre la zone grise moins grise, ou plus transparente, qu’elle n’est aujourd’hui, il faut disposer de moyens de surveillance bien conçus et performants, et de satellites patrouilleurs.

Pour répondre à une question qui a été posée, le patrouilleur Yoda n’est qu’une expérimentation, un moyen expérimental. S’il peut rendre des services opérationnels, nous n’allons pas nous en priver, mais ce n’est pas le moyen opérationnel que nous visons. Celui que nous visons correspond à la capacité de « défense active » décrit dans la SSD – et devrait arriver à l’horizon 2030. Il nous faut lancer les deux programmes en parallèle. Yoda devait être prêt l’année prochaine ; le projet ayant pris un léger retard, son lancement devrait intervenir plutôt en 2024 ou 2025. Là encore, il nous faudra trouver un lanceur, ce qui n’est pas une question si triviale que ça. La combinaison de l’ensemble « capteurs de surveillance spatiale et patrouilleur » permettra d’aboutir à une bonne connaissance de ce qui se passe et à une meilleure efficacité opérationnelle dans les domaines de la reconnaissance, de la communication et connectivité ainsi qu’en matière d’action pour défendre nos moyens mais aussi pour s’opposer aux moyens des autres.

Dans ce cadre, le nettoyage des orbites fait partie de la gestion des risques plus que des menaces. Avec la multiplication des acteurs et des satellites, qui s’accompagne d’une multiplication des débris, se pose en effet la question du nettoyage des orbites. C’est un sujet qui nous intéresse, mais qui intéresse également tous les opérateurs civils. Starlink devra bien remplacer ses 42 000 satellites en l’air une fois qu’ils seront morts. Il serait bien de les ramener, et de le faire d’ailleurs avant qu’ils n’arrivent complètement en fin de vie. Le nettoyage des débris sera coûteux et devrait, à mon avis, être du ressort des États, mais aujourd’hui personne ne se présente pour afficher de telles positions.

Nous commençons à voir apparaître des initiatives, des moyens et des ébauches de solutions, mais il faudrait que cela soit financé, et je ne pense pas que le secteur privé le fera seul. C’est une problématique à laquelle il faut réfléchir. Nous constatons avec intérêt qu’une des actions concrètes engagées récemment l’a été par les Chinois ; lorsqu’ils ont envoyé le fameux satellite Shijian-21 dans l’espace sur l’orbite géostationnaire, ils ont harponné un satellite chinois mort, qui était toujours sur l’orbite géostationnaire, qu’ils ont tracté vers une orbite dite « cimetière », avant que le tracteur ne revienne ensuite se replacer sur l’orbite géostationnaire. C’est très bien, ils nettoient une orbite que l’on sait encombrée. Ils ont libéré un spot chinois à leur profit, évidemment. Toutefois, cette capacité pourrait être mise à profit pour d’autres utilisations, ce qui est plus préoccupant.

De même, les satellites manœuvrants permettent de surveiller l’espace et de mieux comprendre la situation. Les poupées russes mentionnées par la capitaine Béatrice Hainaut, qui est une ancienne du Cosmos (Centre opérationnel de surveillance militaire des objets spatiaux) et du CDE extrêmement compétente et pertinente, sont des moyens d’observation certes mais ils présentent d’autres aspects plus préoccupants. Les petits sous-satellites « filles » libérés par les satellites « mères » éjectent à leur tour des choses qui ressemblent plus à des missiles et qui ne semblent pas vraiment inoffensifs. J’imagine mal comment les Russes pourraient nous expliquer que ces moyens n’ont pas une vocation militaire. Nous devons donc étudier cela de près. C’est essentiellement le thème de l’exercice Aster X, qui nous permet de confronter nos concepts et nos façons de travailler nos procédures avec la réalité. Nous rassemblons tous les acteurs avec lesquels nous travaillons et nous nous concentrons sur des problèmes qui tournent autour de la maîtrise de l’espace. À l’heure actuelle, les leçons que nous en tirons portent davantage sur le perfectionnement de nos procédures, sur la façon de travailler avec les autres, sur les données à échanger, sur les contraintes de temps et les contraintes d’efficacité que les fondamentaux qui ne sont pas remis en cause aujourd’hui. Néanmoins, Aster X doit aussi nous servir à rentrer dans le système de commandement des opérations militaires au sens large. C’est ce que nous allons tester en 2023.

Pour répondre précisément à votre question, Aster X, qui est en effet un jeu de mots, est aussi, à ma connaissance, le nom du premier satellite français. Le nom a été repris. La première instance s’est tenue en 2021 ; la deuxième, en 2022, s’est effectivement jouée à peu près au même moment que l’Ukraine était envahie par la Russie.

Nous observons tout ce qui est fait en Ukraine et, finalement, nos observations ne font que confirmer notre analyse sur la menace et sur la nécessité de s’en préoccuper au sens militaire, mais nous n’avions pas forcément vu toutes les opportunités qui allaient se présenter. Donc, la stratégie en elle‑même ne changera pas, mais sa mise en œuvre sera sans doute différente grâce aux solutions que nous voyons émerger.

J’ai déjà parlé des briques souveraines. L’aspect des données et des échanges avec les partenaires est intéressant également. Comme cela a été dit, jusqu’à présent, les données étaient confidentielles. Chez les Américains, un grand nombre de données qui relèvent de l’espace militaire sont top secret ; donc, très difficiles pour eux à partager avec leurs alliés. Mais aujourd’hui, les données dont ils disposent grâce à leurs moyens patrimoniaux sont également disponibles par le grand public via des opérateurs privés. Shijian-21 a été observé par un opérateur privé, mis sur la place publique et publié. Le conflit en Ukraine a souligné l’accessibilité des données commerciales d’origine satellitaire avec des personnes qui, depuis leur salon, ont réalisé un travail pouvant s’apparenter à celui d’officiers de renseignement civils. Ils ont produit des analyses de qualité qui ressemblent à ce qui peut se faire par ailleurs. Certes, ce travail n’est pas aussi précis ; fort heureusement, les services de renseignement étatiques disposent d’autres sources et ont d’autres façons de croiser les informations, mais il comportait des analyses extrêmement pertinentes, réalisées à partir de données ouvertes.

Dans la mesure où les coopérations sont essentielles à l’efficacité opérationnelle, nous sommes en train de travailler sur le fait qu’il faut que nous interconnections tous les réseaux numériques pour faire fonctionner tout cela. Nous rencontrons d’énormes difficultés pour échanger de façon automatique et numérisée des données de niveau top secret, voire simplement secret. Nous sommes en train d’engager une réflexion sur le degré de confidentialité de ces données. Il apparaît que des données qu’il est besoin d’échanger avec nos partenaires internationaux et commerciaux n’ont rien de confidentielles. Dès lors qu’un opérateur privé est capable de les fournir, nous devons être en mesure de nous adapter pour nous simplifier la vie. Ainsi, le nombre de données confidentielles que nous échangerons sera bien plus réduit. Cela œuvrera en faveur de l’efficacité et relèvera davantage de l’analyse, de l’interprétation, de la prospective, de l’intention des commandants militaires. Cela, effectivement, nous ne le partagerons pas n’importe comment ni n’importe où. Mais ce n’est pas le même type de données, ce ne seront pas forcément des données en temps réel mais plutôt des données issues de l’analyse.

Nous devons encore progresser, non seulement en rationalisant le niveau de classification de données qui deviennent essentielles au fonctionnement de nos systèmes militaires, et notamment à l’espace, mais également il nous faudra aussi chercher à renforcer la protection des réseaux qui permettent d’échanger ces données. Mais le cyber n’intéresse pas que les militaires, il intéresse aussi des civils. Il suffit de penser aux attaques cyber contre les hôpitaux : quand un hôpital arrête de fonctionner, c’est une bonne nouvelle pour personne. Donc, les opérateurs privés intègrent de plus en plus le cyber comme une de leurs préoccupations majeures, ne serait-ce que pour la survie de leur modèle commercial. Nous sommes en parfaite cohérence et, d’ailleurs, dans le cyber comme dans l’espace, tout le monde travaille ensemble, car nous sommes tous dans le même panier. Dans l’espace, les militaires croisent tout le temps les civils, nous utilisons le même espace et sommes face aux mêmes risques et aux mêmes menaces. Donc, forcément, nous sommes solidaires.

La réglementation est un autre sujet de réflexion sur lequel nous travaillons, et qui est international. Il faut faire émerger des règles. En matière de droit international, le Outer Space treatya mis dix ans à émerger, entre le lancement de Spoutnik et sa publication en 1967. Aujourd’hui, nous essayons de lancer le sujet des comportements responsables. Définir ce qui est acceptable d’un opérateur, qu’il soit privé ou public, est fondamental pour justifier et légitimer les actions qui se produiront dans l’espace. Bien évidemment, il ne sera pas possible de réagir à quelque chose qui est parfaitement légitime, autorisé, et qui ne pose de problème à personne. En revanche, il faut définir ce qui n’est pas légitime ou dangereux.

La discussion est engagée. Les déclarations selon lesquelles les essais de destruction de satellites sont parfaitement irresponsables et devraient être interdits, qu’en tout cas, tout opérateur responsable doit se l’interdire, sont une première amorce de réponse. La France a formellement rejoint la proposition américaine de moratoire la France sur la conduction d’essais de missiles antisatellites destructifs à ascension directe (DA-ASAT), adoptée le 8 décembre par l’Assemblée générale des Nations unies, qui va dans ce sens. Donc, les choses avancent. C’est un premier pas. Ensuite, il faudra aborder la question de la gestion du trafic spatial, qui nécessiterait aussi des règles supplémentaires, mais ce sera sans doute très compliqué.

S’agissant des moyens dont nous aurons besoin, nous avons parlé de l’alerte avancée. Nous avons évoqué le fait de s’opposer à un certain nombre de choses. Les avions spatiaux sont l’un des moyens auxquels nous pensons. D’une façon générale, l’avion spatial est la résurgence de la réutilisation des lanceurs, que l’on envoie dans l’espace. Aujourd’hui, nous essayons de faire rentrer proprement ce que nous envoyons dans l’espace ; cela ne fonctionne pas du tout en géostationnaire, mais cela fonctionne dans les orbites basses. Nous sommes tenus légalement de garder du carburant pour désorbiter proprement ces satellites. La plupart du temps, quand nous les désorbitons, ils sont détruits, ils brûlent à la rentrée. L’essentiel des satellites que nous avons envoyés ont brûlé. Pour autant, quand il s’agit du premier étage d’un lanceur chinois de 20 tonnes qui revient dans l’atmosphère, il reste tout de même de gros morceaux. La plupart du temps, ils retombent dans l’océan, mais ce n’est pas toujours le cas. Cette question mérite donc que l’on s’en préoccupe. Une bonne façon d’éviter que des morceaux rentrent de façon incontrôlée est de contrôler la rentrée. C’est une première amorce : on récupère ce qui rentre, on remet un coup de peinture, on le remplit de carburant et on le renvoie. L’autre avantage est que le modèle économique est bien plus intéressant et tire les prix de lancement vers le bas. C’est l’idée de SpaceX. Cela marche plutôt bien pour l’instant, et tout le monde se met sur ce créneau.

L’avion spatial permet d’avoir des moyens flexibles. C’était l’idée de la navette spatiale, qui avait été abandonnée avec Hermès, mais qui reprend sérieusement de l’intérêt parce que la technologie le permet, que les usages sont probablement différents, et que cela se fera de façon plus automatisée – pas forcément pilotée comme peuvent l’être des drones. Les Chinois comme les Américains procèdent souvent ainsi ; cela peut d’ailleurs être une première solution pour désorbiter des matériels que l’on n’arrive pas à désorbiter autrement ou pour récupérer des débris qui sont gênants afin d’éviter d’aggraver la situation. Sur cette question également, nous n’en sommes qu’aux débuts.

Nous avons déjà évoqué la guerre connectée. Le conflit en Ukraine confirme que la guerre est connectée, en particulier dans l’espace. Plus elle est connectée, plus la vulnérabilité est grande. Autant les milieux terrestre, aérien et maritime se préparent à la disparition de ces connexions en cas de conflit de haute intensité, et s’entraînent à fonctionner de façon dégradée, autant pour ce qui est de l’espace, ce sera bien plus difficile : si jamais les connexions disparaissent, si nous n’arrivons pas à nous interconnecter et si nos services numériques disparaissent, l’espace ne rendra plus beaucoup de services. En tout cas, nous risquons de perdre tous les services spatiaux assez rapidement.

Comment garder un temps d’avance ? C’est vraiment tout l’enjeu ! C’est une préoccupation. L’un des risques principaux auxquels nous essayons de faire face avec la stratégie spatiale de défense est d’éviter le déclassement et que l’avantage bascule dans le mauvais camp. Il faut donc que nous conservions cet avantage technologique qui nous permet d’obtenir un avantage opérationnel, mais cela demande un gros effort. Il ressort de nos discussions avec les Américains qu’ils sont extrêmement préoccupés par l’agressivité chinoise. Ils ne le sont moins par ce que font les Russes, curieusement, alors que cela nous concerne davantage. Ils sont très préoccupés par les Chinois dont le niveau d’investissement est considérable et qui prennent des risques énormes, ne craignent pas l’échec et avancent extrêmement vite. Les Américains redoutent d’être déclassés par la Chine, assez rapidement, et font tout ce qu’ils peuvent pour éviter que cela n’arrive.

M. le président Thomas Gassilloud. Nous passons maintenant aux questions individuelles.

Mme Stéphanie Galzy (RN). Général, je vous remercie pour votre intervention et votre venue. Je profite de votre présence pour vous interroger au sujet des acteurs privés dans l’espace et des enjeux actuels qu’ils représentent.

La France s’est engagée dans la promotion d’un écosystème français du New Space avec l’implication et le renforcement du secteur privé dans le domaine spatial. C’est un enjeu de compétitivité économique, de souveraineté et d’autonomie stratégique, car nous avons face à nous des pays comme la Chine et les États-Unis, mais également les pays émergents comme l’Inde, qui ont de très grandes ambitions. La France a pris un retard dans ce volet privé de la question spatiale et, grâce au renforcement des investissements prévus, elle rattrape ce retard. Aujourd’hui, six sur six, c’est-à-dire la totalité des appels à candidature ouverts dans le secteur de l’espace pour le plan d’investissement France 2030 sont destinés aux entreprises, aux PME, aux start-ups et aux organismes de recherche, ces derniers relevant tous du secteur privé et non public.

Je suis inquiète de voir que les sommes du plan d’investissement France 2030 se retrouvent presque entièrement allouées au secteur privé. Je pense qu’il va de la sécurité de tous les Français que nous maintenions un véritable service public de la défense dans l’espace et que nous ne nous reposions pas seulement sur un service privé qui ne cesse de croître. L’investissement dans le privé ne doit pas se faire au détriment du public.

Ma question ira dans ce sens : la France compte-t-elle également investir auprès d’organismes publics pour le secteur de la défense spatiale, et ne pas seulement soutenir les acteurs privés ? Que pensez‑vous de ce fort développement des acteurs privés dans le secteur de l’espace ?

M. Yannick Favennec-Bécot (HOR). Mon général, je souhaitais aborder le sujet des traités relatifs à l’espace.

Je voulais savoir si les puissances spatiales travaillaient à actualiser les traités en la matière afin de les mettre plus en adéquation avec les nouveaux enjeux qu’ils incarnent.

Mme Natalia Pouzyreff (RE). Général, dans le cadre d’une mission de la commission de la défense, avec mon collègue M. Jean-Louis Thiériot, nous réfléchissons actuellement aux capacités de défense sol-air en France et en Europe. Il vous a interrogé, et vous avez répondu, sur l’alerte avancée. Je voulais revenir brièvement sur ce sujet ainsi que sur les intercepteurs dans le contexte que nous connaissons des programmes Twister et Idef, où nous avons peut-être perdu quelques avancées qui auraient pu concourir utilement à la défense en France mais aussi en Europe.

Dans ce contexte, la France a-t-elle néanmoins l’ambition de mener à bien un certain nombre de développements de briques technologiques de façon indépendante ? Ma question s’entend, bien évidemment, dans la perspective de soutenir un effort particulier dans le cadre de la LPM.

M. Fabien Lainé (Dem). Mon général, merci d’avoir témoigné de la crédibilité de notre nation dans le domaine spatial, qui ne date pas d’aujourd’hui. Vous avez rappelé que nous étions en avance, et même inspirants, sur certains points par rapport aux nations européennes. Il faut s’en réjouir, réjouissance que j’ai partagée avec nos deux nouveaux astronautes qui étaient sur la base aérienne de Cazaux, dans mon département, voilà quelques jours : le lieutenant-colonel Sophie Adenot, pilote d’hélicoptère, et capitaine Arnaud Prost, pilote de chasse, avec lesquels nous avons évoqué de nombreux sujets. J’imagine que vous les connaissez.

Pour ma part, j’avais prévu une foire aux questions, mais vous avez répondu à beaucoup d’entre elles.

Pourriez-vous préciser les nouvelles dimensions que vous souhaitez explorer ? Je crois avoir compris qu’il s’agit de la mésosphère et au-delà. Pensez-vous que ce soit un nouveau sujet intéressant au niveau militaire et scientifique ?

De l’utopie aux recherches et développements en passant par la réalité, sur l’histoire du câble et de l’ascenseur spatial sur lequel travaillent Américains et Japonais, la France pourrait-elle être intéressante pour le développement de ce programme dans un futur qui n’est peut-être pas tout à fait proche ?

Général Philippe Adam. S’agissant des acteurs privés et du New Space, nous sommes complètement engagés dans l’émergence d’un New Space français pour tirer profit de son extrême dynamisme : le New Space permet d’aller vite, de prendre des risques et de faire les choses de façon différente. Le commandement de l’espace tirera profit des capacités qui sont en cours de développement pour un usage militaire.

Cela ne supprime pas pour autant l’investissement public. Nous chercherons aussi à acquérir des capacités souveraines purement militaires, que nous paierons nous-mêmes et sur lesquelles nous pourrons nous concentrer. L’inconvénient de ce type d’achats est que cela demande du temps parce qu’il faut les sécuriser ; surtout lorsqu’il s’agit de capacités qui n’existent pas. Nous cherchons à compléter, renforcer ou apporter des performances nouvelles.

Nous continuerons aussi à faire de gros satellites d’observation avec des résolutions extrêmement fortes, des SATCOM bien protégés contre l’impulsion électromagnétique en cas de guerre nucléaire, etc., qui n’existent pas vraiment dans le civil. Il faut faire les deux et ne pas opposer New Space et nos champions industriels nationaux. S’appuyer sur le New Space présente l’avantage d’être extrêmement dynamique. Nous avons une petite unité au CDE, le Lisa (Laboratoire d’innovation spatiale des armées), constituée de trois personnes, installée à Toulouse dans un bâtiment qui n’héberge que des start-ups. Ils en ont rencontré 300 qui travaillent à des applications dans le domaine du spatial, avec un foisonnement d’idées, parfois farfelues et qui ne présentent pas d’intérêt pour nous, mais nous gardons contact avec une centaine d’entre elles et nous apportons un petit soutien à une trentaine de projets.

Tout cela doit se combiner. Nous continuons à investir beaucoup dans les moyens purement étatiques, pour des satellites, des radars et pour construire des moyens de commandement à Toulouse – et il faudra peut-être un jour prévoir un deuxième site de dévolution. Nous avons toujours l’intention d’investir, mais nous n’avons pas tant d’acteurs étatiques que cela pour fabriquer ces capacités ; nos gros investisseurs dans le domaine sont Thales, Airbus et Dassault ; ce sont nos champions. Ce qui pourrait être remis en question, c’est leur place dans la compétition internationale. Si nous ne laissons jouer que la compétition, même si nous sommes les meilleurs, ce n’est pas forcément nous qui gagnerons à la fin, comme nous avons pu le constater lors des appels d’offres européens. C’est désolant.

M. Thomas Gassilloud (RE). Si je peux me permettre d’apporter un élément complémentaire, l’ambition annoncée par la Première ministre est de 9 milliards d’euros sur trois ans, soit 3 milliards d’euros par an. Cela représente, me semble-t-il, près de 50 % de l’effort européen. Donc, en termes budgétaires, l’ambition française demeure forte.

Général Philippe Adam. Oui, beaucoup d’argent est versé aux opérateurs privés, mais nous en profitons également. Je souligne d’ailleurs que c’est exactement ce qu’ont fait les Américains. Avec le New Space, ils ont très largement sponsorisé toute leur industrie, notamment SpaceX. L’investissement était énorme. Il est vrai que des risques ont été pris par SpaceX, on a dit qu’Elon Musk était « gonflé », mais il a tout de même été bien aidé, et aidé en sous-main aussi par la NASA qui le conseillait sur les aspects techniques. À la fin, il gagne, mais les Américains ont investi pas mal de fonds et, finalement, c’est un opérateur privé qui ramasse le marché.

Toutes ces questions rejoignent celle de la réglementation. Il va falloir mettre de l’ordre dans tout cela. Je l’ai déjà dit, il faut poser des règles. L’espace est assez analogue à ce qui se passe en haute mer ou dans l’espace aérien : on veut que ces espaces restent ouverts à tous parce qu’il est utile de pouvoir s’y déplacer facilement et faire du commerce aérien ou maritime ; néanmoins, il faut des règles. En haute mer, on n’est chez personne, il s’agit davantage de règles de comportement. Ce n’est pas pour autant qu’il n’existe pas de règles ou de contrôles. Ces règles ne sont pas directement transposables à l’espace, mais l’idée est bien de parvenir à policer tout cela.

Aujourd’hui, nous nous heurtons à des obstacles car, justement, on n’est chez personne, mais on se croise en permanence et l’on a du mal à poser des chiffres, à caractériser les distances, par exemple. Lorsque l’on dit qu’il ne faut pas qu’un satellite se rapproche trop, qu’est-ce que cela signifie ? De quelle distance s’agit-il : 5 mètres ou 10 kilomètres ? Il nous faut trouver un consensus sur le sujet. Ensuite, en admettant que soit fixée une distance de 10 kilomètres, qui sera à la manœuvre ? Qui prend les décisions, et selon quels critères ? Il existe des contrôleurs aériens ; en haute mer, nous n’avons pas trop de contrôleurs mais, normalement, les pachas de navire savent qu’ils ont à faire. Ils savent très bien qu’ils ne doivent pas se placer bêtement sur une route de collision et doivent montrer clairement qu’ils ne mettent pas en danger les autres. Il existe un certain nombre de règles plus ou moins tacites.

La discussion sur les comportements responsables dans l’espace est engagée aux Nations unies. L’interdiction des tests antisatellites est un premier pas mais, aujourd’hui, nos amis américains notamment nous expliquent leur réticence à ériger des règles parce que cela risque de freiner la compétition et le développement d’un écosystème extrêmement dynamique. Évidemment, étant les premiers, ils ne souhaitent pas être freinés et que d’autres puissent les rejoindre ! Si la coopération est forte dans l’espace, la compétition y est féroce aussi. Nos partenaires sont tous un peu égoïstes aujourd’hui, et si l’espace devient une zone économique extrêmement dynamique, qui rapporte beaucoup d’argent et crée un énorme business, des emplois et de la richesse, tout le monde voudra en être. Donc, le risque est que la solidarité disparaît et l’on se bat les uns contre les autres.

La masse critique s’entend plutôt à l’échelle d’un continent. Certains pays, comme les États-Unis et la Chine, sont à l’échelle d’un continent. Pour l’instant, L’Europe est trop morcelée pour que cela fonctionne, mais il faut le faire. Twister et Odin’s Eye, en réalité, relèvent du même sujet. Selon qu’ils sont traités par le CSP ou le FED, ils ne portent pas le même nom, mais peu importe, il s’agit bien du même sujet. La question est de savoir si nous récupérerons des financements, mais nous n’attendons pas l’Union européenne pour avancer. Thales et MBDA commencent à développer des solutions. Ensuite, il faudra financer l’industrialisation et, donc, trouver un marché. Nous ne nous sommes pas, nous, lancés là‑dedans, mais il y a un démonstrateur de radar longue portée à Hourtin, me semble-t-il. De même, les travaux sur le successeur du radar de surveillance spatiale Graves, commencent à porter leurs fruits. Les améliorations des missiles Aster visant à leur apporter les capacités antimissiles font partie de cette même réflexion, même si les capacités en question restent, pour l’instant, limitées. Donc, nous n’attendons pas et nous comptons bien apporter des solutions nationales à des problèmes qui dépassent le niveau national.

Pour ce qui me concerne, une question m’intéresse : y aura-t-il une composante spatiale d’alerte avancée ? Les Américains disent que détecter un départ de missile et suivre un missile hyper véloce ne se fera pas uniquement au sol, mais surtout de l’espace. Encore faut-il disposer des satellites pour le faire ainsi que d’une couverture permanente globale. Ce n’est pas si simple. Cela représente de gros investissements. Aujourd’hui, les Américains partagent les informations qu’ils obtiennent grâce aux moyens spatiaux dont ils disposent. Ils ne vont pas laisser leurs alliés ou partenaires se faire attaquer sans leur fournir l’information s’ils la détiennent. Pour l’instant, ils sont même relativement généreux et nous pouvons compter sur eux, mais il ne faut pas être naïfs, et il faut essayer de disposer d’autres moyens également.

Sur les perspectives HAO (High altitude operations), l’armée de l’air et de l’espace s’est saisie du sujet pour notamment conceptualiser les responsabilités entre les domaines aérien et spatial. Si l’on considère que les hautes altitudes sont une extension de l’espace, il n’y a pas de frontière mais, dans ce cas, il faut accepter que des drones ou des ballons d’une puissance étrangère viennent se balader au-dessus de la France sans que nous ne puissions rien dire. Je pense donc que nous allons plutôt chercher à étendre les frontières. Dans ce cas, cela relèvera plutôt du domaine aérien.

Ensuite, il faudra savoir comment on surveille et comment on intervient si des incidents se produisent qui ne nous plaisent pas là-haut. Si une frontière est fixée et que quelqu’un rentre, que faire ? Et si l’on ne peut rien faire, on le regardera passer, et c’est tout ? Nous avons donc une réflexion conceptuelle à mener, qui accompagne les réflexions sur le spatial.

Sur les moyens de détection et de compréhension de ce qui se passe, nos radars de défense aérienne observent l’espace aérien jusqu’à 30 kilomètres, on ne leur a jamais demandé de voir plus loin. Nos radars de surveillance spatiale l’étudient à partir de 100 kilomètres et au‑delà. Il reste donc une bande marquée par l’absence d’observation. Dans le cadre du développement de nos radars longue portée, nous devrons donc assurer une bonne continuité entre les deux secteurs de détection. De mon point de vue, c’est la première conséquence directe liée à l’exploitation de cette tranche.

Sur l’ascenseur spatial, je n’ai pas d’éléments à vous apporter. Je ne suis dans mon poste que depuis six mois, il me reste encore beaucoup à découvrir. Cela ne fait pas partie des sujets que j’ai eu l’occasion d’aborder. En revanche, on m’a déjà parlé de la génération d’énergie dans l’espace, redirigée vers la terre. Ce sont des idées intéressantes, très sérieuses. Ce n’est pas pour demain, car cela pose deux ou trois difficultés. Une sorte de gros rayon extrêmement énergétique arriverait sur terre et, sur une dizaine de kilomètres carrés, nous pourrions recevoir de l’énergie. Ce sera intéressant à étudier, même s’il faut savoir où installer les récepteurs. Le fait de récupérer de l’énergie dans l’espace, qu’elle soit solaire ou issue d’une centrale nucléaire qui produit l’énergie dans l’espace pour le renvoyer de façon rayonnée jusqu’à la terre est assez fascinant pour l’esprit. Mais il y a bien d’autres choses.

Mme Nathalie Serre (LR). Vous parlez de nucléaire. La dissuasion nucléaire pourrait-elle atteindre l’espace ? On parle de super-avion pouvant aller dans l’espace ; la capacité nucléaire pourrait-elle être utilisée ?

Général Philippe Adam. Dès lors que vous avez un missile avec une charge utile de 200 ou 300 kg, manœuvrant, si la charge utile est nucléaire, oui, c’est possible. C’est déjà le cas.

Les capacités des missiles balistiques le permettent puisqu’ils passent d’ores et déjà par l’espace. C’est donc un objet spatial dans une bonne partie de sa trajectoire. Ensuite, vous avez des matériels très manœuvrants, comme les fameux planeurs spatiaux. Les Russes ont fait de nombreuses déclarations, ils disposent de missiles hypervéloces très capables, manœuvrants, qui passent par l’espace et utilisent l’atmosphère pour devenir complètement aprédictifs. Donc, oui, c’est déjà le cas, et c’est préoccupant.

Le principe aujourd’hui pour un missile balistique est de détecter son point de départ et, ensuite, comme il est prédictif, nous n’avons pas besoin de le suivre sur toute sa trajectoire, il suffit de le récupérer à l’arrivée pour le détruire. Cela paraît simple quand je l’explique, mais c’est difficile à réaliser. Le danger est clairement celui d’une charge nucléaire ou d’une arme de destruction massive, car cela peut être aussi bien du chimique ou du bactériologique. Une simple charge explosive de 300 kg, c’est embêtant mais ce n’est pas stratégique, et pour que ce soit efficace, cela doit être extrêmement précis.

Je pense avoir fait le tour des questions.

M. le président Thomas Gassilloud. J’ai l’impression que tout le monde est satisfait.

Merci, mon général, pour vos interventions qui viennent clôturer notre cycle d’auditions relatives aux enseignements liés à la guerre en Ukraine.


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11. Audition, ouverte à la presse, de M. Sébastien Lecornu, ministre des Armées, sur le soutien à l’Ukraine (mercredi 15 mars 2023)

 

M. le président Thomas Gassilloud. Monsieur le ministre, je vous remercie d’avoir accepté notre invitation pour parler de l’aide militaire de la France à l’Ukraine. Ce sujet important fait l’objet d’une forte couverture médiatique. Il est nécessaire de ne pas laisser libre cours aux nombreuses contre-vérités que nous avons pu lire dans la presse. C’est la raison pour laquelle notre commission a lancé une mission flash sur le soutien militaire à l’Ukraine, dont les rapporteurs seront MM. Lionel Royer-Perreaut et Christophe Naegelen.

Une délégation de notre commission revient d’un déplacement dans les pays baltes, et c’est peu dire qu’ils regardent très attentivement l’aide apportée par chaque pays à l’Ukraine.

Une forme de rivalité médiatique a pu s’installer entre les pays contributeurs, ce qui conduit parfois certains à privilégier les effets d’annonce sans que les promesses soient toujours suivies d’effet.

Notre pays a choisi dans un premier temps une relative discrétion – ce qui a donné lieu à des batailles de chiffres, mais aussi à certaines critiques. Il joue pourtant un rôle extrêmement important dans l’aide à l’Ukraine. La cession d’AMX 10 RC a conduit d’autres pays à livrer des chars lourds de conception occidentale. L’Ukraine a fait part à plusieurs reprises de sa reconnaissance envers la France – très récemment, le ministre de la défense ukrainien l’a encore fait en insistant sur la fiabilité et la pertinence de notre aide, qu’elle soit de nature matérielle ou immatérielle.

Voilà maintenant plus d’un an que la guerre a éclaté et aucune perspective de règlement pacifique de ce conflit n’apparaît.

Pouvez-vous dresser un bilan global de l’aide militaire apportée par la France à l’Ukraine ? Comment est-elle organisée pour être complémentaire de l’aide apportée par l’Union européenne (UE) – qui comprend aussi bien des actions de formation que des cessions d’équipements ? Des précisions sur les mécanismes financiers mis en œuvre par l’UE seraient les bienvenus – notamment en ce qui concerne la Facilité européenne pour la paix (FEP), nos contributions et les remboursements dont nous avons pu bénéficier.

Quels sont les effets de l’aide militaire française pour les Ukrainiens, mais aussi pour nos armées ? Cette aide s’est en effet traduite, au moins dans un premier temps, par des prélèvements sur les stocks et matériels en service de ces dernières.

Jusqu’où sommes-nous prêts à aller en matière d’aide si le conflit venait à perdurer ?

 

M. Sébastien Lecornu, ministre des Armées. Je suis heureux de vous retrouver pour cette séance de contrôle, qui est la bienvenue. L’endurance face à ce qui se passe en Ukraine nécessite autant de transparence que possible. Rendre compte de notre action à la représentation nationale contribue à la solidité de la position de la France, telle qu’elle a été déterminée par le Président de la République.

Il convient premièrement de rappeler les principes dans lesquels s’inscrit notre aide à l’Ukraine, car on lit parfois des commentaires étonnants dans la presse. Il est évident qu’il s’agit d’une aide de légitime défense en faveur d’un pays qui est agressé. Par définition, elle est destinée à permettre à l’Ukraine de retrouver la plénitude de sa souveraineté et de ses frontières, selon les critères que les Ukrainiens voudront bien définir. Si l’on veut que notre propre souveraineté soit respectée, il faut évidemment aussi aider les autres à faire respecter la leur. Ce n’est pas à géométrie variable. Cette aide ne nous expose pas à ce que certains appelleraient le risque de co-belligérance. Ces principes clairs n’ont pas changé depuis un an.

Deuxièmement, l’aide militaire ne doit pas abîmer notre propre outil de défense – ce qui nous amène aux conditions de soutenabilité de l’aide, sur lesquelles je reviendrai. La soutenabilité de l’aide est une ligne rouge que nous nous sommes fixée dès le début. Fort heureusement, notre pays dispose des capacités nécessaires.

Troisièmement, vous m’avez interrogé au sujet des fameux classements, qui ont fait l’objet d’une petite mode médiatique. Nous considérons que l’honneur de la France est d’être utile et fiable. Lors de réunions ministérielles au sein de l’UE, de l’Otan ou à Ramstein, j’ai été parfois stupéfait de constater que certains de mes homologues jugeaient l’efficacité de leur aide militaire en fonction de son tonnage. Nous avons choisi de coller au plus près des besoins de notre allié ukrainien. Nous livrons vraiment ce que nous avons promis. Cela peut expliquer certains décalages observés dans les classements. Ce n’est pas une critique, c’est un fait. Cette fiabilité vaut mieux que tous les classements du monde. Le président Zelensky m’en a parlé quand je l’ai rencontré à Kiev et lorsque je l’ai accueilli à Orly. Nous en discutons aussi régulièrement avec mon homologue ukrainien. Cette fiabilité est notre marque de fabrique.

Nous sommes attendus dans certains domaines, au premier rang desquels figure la défense antiaérienne. Les Russes utilisent beaucoup les airs pour frapper des cibles tant militaires que civiles, comme cela fut le cas cet hiver avec le bombardement d’infrastructures énergétiques dans les grands centres urbains – dont Kiev tout particulièrement. Pour être efficace, la défense sol-air doit être multicouches. C’est la raison pour laquelle nous avons d’abord livré des missiles Mistral à très courte portée, puis des Crotale pour protéger la zone intermédiaire. Cette aide sera complétée par la livraison de systèmes sol-air moyenne portée terrestres (Samp/T) et par les missiles Patriot américains. Il s’agit de préserver des vies, notamment celles des civils.

 

Le deuxième domaine dans lequel notre aide est attendue concerne les équipements terrestres, pour mener des contre-offensives ou stabiliser la ligne de front. Ils permettent actuellement d’avoir une situation relativement équilibrée. Les Russes ont certes l’initiative, mais on voit bien que le front ne varie pas de manière spectaculaire. Nous avons donc livré de l’artillerie – un secteur dans lequel la France est une référence – avec d’anciens canons tractés TRF1 et les désormais bien connus camions équipés d’un système d’artillerie (Caesar). Nous avons livré dix-huit Caesar dans les premiers mois de la guerre et douze pièces supplémentaires ont été financées grâce au fonds de soutien à l’Ukraine. Nous avons aussi livré des lance-roquettes unitaire (LRU) pour réaliser des frappes dans la profondeur. Curieusement, l’annonce de cette livraison n’a pas été très reprise par les médias, qui débattaient en janvier pour savoir si les blindés que nous envoyons par ailleurs à l’Ukraine constituent ou non des armes lourdes. Cela a stupéfait nos artilleurs, qui savent ce que représente un Caesar ou un LRU. C’est la doctrine d’emploi qui compte et qui fait qu’un armement est défensif ou offensif. Tel est le cas pour l’artillerie, mais aussi pour les AMX 10 RC – qui viennent d’arriver en Ukraine – ou pour les véhicules de l’avant blindés (VAB) qui servent au transport de troupes.

Livrer un système ou une arme est une chose. C’en est une autre de fournir aussi tout ce qui va avec, comme les pièces détachées, les munitions et le carburant. Une autre particularité française réside dans le fait que nous avons toujours essayé de procurer en quelque sorte un kit qui permet plusieurs mois d’utilisation d’un matériel. C’est une des raisons de notre popularité chez les Ukrainiens, car recevoir une carcasse en ferraille qui ne fonctionnera que quelques jours n’a pas d’intérêt. Le maintien en condition opérationnelle (MCO) est l’éléphant dans la pièce et il va beaucoup s’inviter dans les débats à venir – comme le carburant, dont on parle trop peu.

La soutenabilité de l’aide à moyen terme constitue un enjeu essentiel. On voit bien que cette guerre pourrait durer et il faut s’y préparer. Cela suppose de privilégier l’achat direct de matériel aux industriels par les Ukrainiens chaque fois que c’est possible. Tel est l’objet du fonds de soutien. Il a aussi pour vertu d’obliger les industriels à réduire les délais de livraison. Lorsque l’on prélève des matériels dans nos armées, il faut être capable de les remplacer le plus vite possible grâce aux fameux dispositifs d’économie de guerre. Ce que nous avons fait avec le Caesar est l’exemple de ce que je souhaite réaliser pour d’autres équipements. Si dix-huit de ces canons ont été pris sur nos stocks, je peux vous annoncer qu’une trentaine de canons neufs seront livrés entre novembre 2023 et mars 2024. Il fallait pratiquement trois ans pour produire un Caesar ; cette durée va être ramenée à dix-huit mois. Cette amélioration significative de la production par les industriels nous permet de regarder de manière un peu différente les cessions à venir.

Le MCO est évidemment un élément essentiel de la soutenabilité. Les matériels subissent une usure au combat, mais nous pouvons faire mieux en ce qui concerne leur usure courante. Nous menons beaucoup d’actions en matière de formation au MCO avec nos amis polonais.

 

La France souhaite être aux avant-postes pour offrir des formations qui correspondent aux besoins des Ukrainiens. Nous avons choisi des spécialités rares que d’autres partenaires occidentaux n’ont pas proposées et qui concernent par définition des personnels moins nombreux. De ce fait, nous avons pu paraître en retrait.

L’économie de guerre est aussi une des conditions de la soutenabilité à long terme.

Je me suis initialement étonné que les fameux classements auxquels vous avez fait référence ne prenaient pas en considération les actions menées dans le cadre de la FEP. C’était absolument invraisemblable. On ne peut pas comptabiliser seulement l’aide bilatérale et faire comme si l’aide multilatérale ne rentrait pas en ligne de compte. D’autre pays apparaissaient comme des donateurs, alors que les armes qu’ils avaient livrées avaient en fait été payées par la France. Je suis heureux que les différents instituts qui réalisent ces classements aient corrigé ce biais méthodologique majeur. La France a contribué de manière importante à la FEP, avec presque 1 milliard d’euros. Cet outil avait au départ été créé pour équiper nos partenaires africains, mais tout le monde comprend qu’il s’agit de l’instrument disponible le plus efficace et le plus réactif pour aider l’Ukraine.

M. le président Thomas Gassilloud. Je donne la parole aux orateurs des groupes.

M. Lionel Royer-Perreaut (RE). Un an après le début de la guerre en Ukraine, l’aide internationale est largement disséquée. Tel pays se montrerait particulièrement généreux. L’aide des États-Unis, qui disposent de la première armée du monde, s’élèverait à plus de 44 milliards de dollars. A contrario, tel autre pays ne ferait guère preuve de volontarisme. C’est ce qui est régulièrement reproché à notre pays par les médias et certains think tanks. Le classement de l’Institut de Kiel pour l’économie mondiale place notre pays au neuvième rang des donateurs d’aide militaire à l’Ukraine, avec un total de 700 millions d’euros.

Je souhaite m’inscrire en faux contre cette affirmation qui manque de nuance – c’est le moins qu’on puisse dire. Notre soutien militaire se mesure davantage par la qualité du matériel fourni que par sa quantité. Vous avez mentionné la livraison de dix-huit canons Caesar et de quinze canons tractés Tr F1, prélevés en urgence sur nos propres stocks. Nous savons en outre que l’aide de la France passe très largement par des instruments multilatéraux, notamment dans le cadre de la FEP, et par le fort soutien de l’Otan en matière d’équipement et de formation. Enfin, ce classement fait la part belle aux effets d’annonce et j’ai le défaut de croire que notre pays offre ce qu’il promet – ce qui n’est pas une qualité répandue.

 

Comment pouvons-nous infléchir la rhétorique ambiante, qui fait de notre pays un allié soi-disant de second-ordre pour les courageux Ukrainiens ? La question de l’influence informationnelle est désormais capitale et je souhaite que le projet de loi de programmation militaire (LPM) renforce nos capacités en la matière.

Soutenir militairement un pays en guerre n’est pas une affaire anodine et nous mesurons pleinement ce qu’il représente du point de vue symbolique et capacitaire. Les millions et les canons ont des conséquences concrètes sur le champ de bataille. Il est tout à fait légitime que des responsables politiques, en fonction de leur appartenance, trouvent que le soutien apporté est timoré, calibré ou insuffisant mais il ne faut pour autant déclencher des polémiques inutiles et inopportunes.

Pourriez-vous préciser comment fonctionne la chaîne de décision politique et administrative en matière de livraisons d’équipements ? Quel rôle le Parlement pourrait-il jouer ? Les réponses que vous nous apporterez nourriront la réflexion de la mission d’information flash dont j’ai l’honneur d’être le rapporteur, avec mon collègue Christophe Naegelen.

M. Sébastien Lecornu, ministre. La guerre est une chose grave et j’ai parfois du mal à comprendre des propos trop médiatiques au sujet de classements actualisés tous les quinze jours. En d’autres temps, aurait-on eu recours à un classement pour savoir si Winston Churchill aidait suffisamment la France libre du général de Gaulle ? La gravité de la situation demande un peu de calme.

Je constate que lorsque le président Zelensky se déplace, il va à Washington – pour des raisons qu’on comprend bien –, puis à Londres, et il dîne à Paris avec le Président de la République et le chancelier Scholz. Certaines choses montrent quel est le rôle de la France et l’Histoire le confirmera. Il faut être sérieux et fiable, ce qui en l’occurrence n’a pas de prix.

Conformément aux institutions, il va sans dire que le Président de la République, chef des armées, avalise politiquement l’ensemble des décisions de cession. Je les fais préparer systématiquement par l’état-major des armées. Comme je vous l’ai dit, l’une des lignes rouges consiste ne pas abîmer notre outil de défense. Il revient donc aux armées de formuler un premier avis. Je demande ensuite celui de la direction générale de l’armement pour savoir si l’industriel concerné le cas échéant est en mesure de remplacer rapidement le matériel cédé. Ces deux critères permettent d’éclairer la préparation de la décision. Mon équipe et moi-même discutons aussi avec notre partenaire ukrainien pour que l’aide corresponde à des besoins identifiés, en liaison avec la mission de défense à Kiev et avec la mission de défense ukrainienne à Paris. Ce canal d’échanges fonctionne très bien depuis le début du conflit.

D’un point de vue juridique, il revient au ministre des armées de signer l’acte de cession – comme c’est le cas d’ailleurs pour toutes les cessions d’équipements. Enfin, je rends compte au Parlement, comme c’est le cas à présent.

 

Il vous revient aussi de prendre des décisions. Le fonds spécial de soutien à l’Ukraine a fait l’objet d’un vote du Parlement lors de l’examen du projet de loi de finances rectificative (PLFR) pour 2022. Il en sera de même pour le projet de LPM, qui comprendra un tableau déterminant l’ensemble des éléments financiers.

Je profite de cette occasion pour indiquer que les mesures d’aide et de soutien à l’Ukraine ne seront pas comprises dans le périmètre de la LPM, car nous considérons que cette dernière a pour objet de déterminer de manière transparente le format des armées et les conditions d’exécution d’un certain nombre de programmes d’investissement. Les dispositifs d’aide à l’Ukraine seront détaillés dans le cadre des projets de loi de finances, et vous aurez à vous prononcer sur ces mesures. En outre, des informations sur les différentes licences d’exportation accordées à l’Ukraine seront fournies lors de la présentation en juillet du rapport annuel au Parlement sur les exportations d’armement.

M. le président Thomas Gassilloud. Je vous remercie d’avoir précisé que l’aide militaire à l’Ukraine ne sera pas comprise dans la LPM.

Mme Caroline Colombier (RN). Depuis le début du conflit, l’Ukraine et la Russie subissent des pertes matérielles et humaines extrêmement élevées.

Selon le site Oryx, qui étudie les renseignements disponibles en sources ouvertes, la Russie a perdu plus de 9 628 véhicules et l’Ukraine environ 3 077. Parmi les matériels détruits, on compte de nombreux chars d’assaut modernes, des pièces d’artillerie, des radars, des avions de chasse et même un croiseur. Ces chiffres sont d’autant plus impressionnants qu’ils sont partiels, car ils ne comprennent que les pertes confirmées. Quant à la consommation de munitions, elle dépasserait les capacités de production de tous les pays de l’Otan – États-Unis compris.

S’agissant des pertes humaines, les estimations américaines font état de 200 000 blessés et tués au combat. Inutile d’en faire un tabou : si nous venions à subir un conflit de cette ampleur, nos armées – pourtant les meilleures d’Europe – ne seraient pas capable de tenir dans la durée – ce qui nous amène au sujet de la future LPM.

Nous n’avions jamais autant eu besoin d’une armée forte, aux capacités décuplées, depuis la fin de la guerre froide. Il faut sortir des logiques d’échantillonnage et se donner les moyens de défendre la France non plus seulement dans le cadre d’une coalition, mais de manière indépendante. Face à des pays comme la Russie et la Chine, qui risquerait un conflit pour aider la France à défendre la Nouvelle-Calédonie ou nos intérêts en Afrique ? Quelle est la force de notre voix par rapport à celle des Américains au sein de l’Otan ?

La politique c’est prévoir – y compris le pire, malheureusement. Pouvez-vous garantir que la future LPM prendra en considération le retour d’expérience du conflit en Ukraine, notamment en ce qui concerne l’ampleur des pertes ?

 

M. Sébastien Lecornu, ministre. Si l’on veut être rigoureux, on ne peut pas comparer notre situation à celle de l’Ukraine. La France est une puissance dotée, membre de l’Otan. La sensibilité politique que vous représentez conteste cette alliance militaire. C’est votre droit le plus strict.

En tout cas, il est clair que l’appartenance à l’Otan change les choses, de même que le fait d’être situé à l’ouest de l’Europe. Si l’on devait comparer notre modèle d’armée avec celui d’autre pays, ce ne serait ni avec l’Espagne ou même l’Allemagne, mais bien avec la Grande-Bretagne – qui est une puissance dotée, maritime et qui fait partie d’une alliance politique, le Commonwealth. Nous avons encore des territoires outre-mer – vous avez cité la Nouvelle-Calédonie.

Notre modèle est bien français, et il ne faut pas chercher à faire des comparaisons internationales. En revanche, on peut se pencher sur son évolution. Ce modèle d’armée nous permet-il de remporter toutes les batailles ? La réponse est non.

C’est la raison pour laquelle la prochaine LPM vise à s’adapter aux nouveaux champs de conflictualité : l’espace – dont la militarisation progresse à grande vitesse –, les fonds marins, le cyberespace et les objets civils détournés à des fins militaires.

Il faut s’interroger sur les véritables menaces qui pèsent sur la nation et déterminer en fonction de celles-ci le modèle d’armée, les financements, les ressources humaines et la préparation du corps social pour s’assurer d’une résilience globale.

Je peste souvent contre les comparaisons avec la situation de l’Ukraine, car elles reviennent à estimer que tous les efforts consentis par le gaullisme dans les années 1960 pour se doter de la dissuasion nucléaire n’ont servi à rien. Il est nécessaire que les parlementaires, les ministres, les think tanks et les élites expliquent de nouveau ce que représente le fait d’être une puissance nucléaire, par exemple pour défendre ses intérêts vitaux.

M. Fabien Roussel (GDR-NUPES). Pour nous, la folie guerrière déclenchée voici un an porte clairement un nom, celui de Vladimir Poutine. Aucune ambiguïté n’est possible : il y a un agresseur, que je viens de citer, et un pays en état de légitime défense, auquel nous devons apporter tout notre soutien. Il sera toujours temps de s’interroger sur le rôle et la responsabilité de l’Otan, des États-Unis et de ceux qui ont poussé leurs bases militaires jusqu’aux frontières de la Russie et provoqué le pouvoir russe, mais la réalité est connue : la Russie a violé l’intégrité territoriale d’un autre pays, l’Ukraine.

Nous devons aider cette dernière à se défendre, à protéger ses civils, à empêcher les bombes russes de tomber sur les maternités, les écoles et les hôpitaux. Mais avant tout, nous devons tout faire pour mettre fin à cette guerre au plus vite et ne pas nous inscrire dans un conflit long, en empruntant la voie politique et diplomatique, celle de la négociation, dans l’objectif de faire respecter l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Tout le monde l’affirme, responsables politiques comme militaires, cette guerre qui met en jeu d’immenses puissances, notamment sur le plan nucléaire, n’aura aucune issue militaire. La seule issue sera la négociation.

Or des tabous ont été levés ces dernières semaines, de la livraison de chars lourds à l’envoi, tout récemment, de systèmes de guidage américains permettant de transformer des bombes en missiles de longue portée. Une telle escalade, si elle devait se poursuivre, irait à l’encontre de notre volonté initiale de ne pas devenir cobelligérants. La France prend-elle donc le risque d’entrer demain en guerre ? Pour pouvoir débattre de cette question, nous avons demandé à la Première ministre l’organisation d’un débat, à l’Assemblée nationale, sur le rôle de la France, sur les livraisons d’armes et sur la stratégie politique et diplomatique à suivre pour aboutir à un cessez-le-feu et à l’ouverture de négociations entre l’Ukraine et la Russie. Pour le groupe GDR, les priorités sont le retour de la paix, le respect des peuples et de leurs territoires, ainsi que la sécurité de tous les peuples d’Europe. Le peuple français doit pouvoir être associé, par son Parlement, aux choix qui sont faits, car la question est grave.

M. Sébastien Lecornu, ministre. L’association du Parlement est effectivement essentielle : il faut de la transparence, des explications, et nous n’en ferons jamais assez en la matière, d’autant que ce sont des sujets complexes, qui sont parfois caricaturés sur les réseaux sociaux. Avoir du temps pour déplier sa pensée et débattre va dans le bon sens. C’est pourquoi je remercie le président Gassilloud de m’avoir convoqué cet après-midi. Cela ne vaut pas un débat dans l’hémicycle avec la Première ministre, mais j’essaie, à mon niveau, de répondre à l’ensemble de vos questions. Par ailleurs, un groupe de contact rassemblant les présidents des groupes se réunira bientôt. Cela permettra à nos états-majors et aux services de renseignement de répondre à des questions plus techniques, en particulier sur la situation tactique, ce qu’on ne ferait pas forcément devant un micro. Nous devons répondre, dans la mesure du possible, aux questions de la représentation nationale afin de l’éclairer aussi sur la situation opérationnelle, telle qu’on peut la connaître.

Vous avez raison, un travail diplomatique et politique doit être mené. Il reste à savoir quand et dans quelles conditions. Je le dis d’autant plus facilement que la France a toujours été à la manœuvre dans ce domaine : d’abord dans le format Normandie, avec les Allemands – des efforts importants ont eu lieu –, puis dans le cadre des allers et retours du Président de la République entre Kiev et Moscou avant le début de l’agression. Tout cela correspondait, je le crois, à une forme de consensus dans le pays, entre les différentes sensibilités politiques. La position de la France a toujours été de ne pas céder à l’escalade, mais de permettre, au contraire, à la politique et à la diplomatie de faire leur œuvre. La situation est actuellement tendue, difficile, sur le terrain, et on voit que le jeu de certains acteurs, comme la Chine, évolue. Si le Président de la République doit se rendre bientôt dans ce pays, c’est notamment pour développer un dialogue plus global. Je pense aussi aux autres pays de l’hémisphère Sud, car cette affaire devient parfois trop occidentale : il faut les associer.

 

Il revient aux Ukrainiens de déterminer les différents paramètres des discussions ou des négociations. Comme vous l’avez dit avec beaucoup de clarté, ce dont je vous remercie, ce sont eux qui ont été agressés, et c’est donc à eux de définir les contours des discussions. Nous le disons aux pays qui peuvent jouer un rôle.

S’agissant des chars lourds, je l’ai dit dans mon propos introductif, une arme est une arme. Il est vrai que certaines sont purement défensives, comme la défense sol-air. Il n’en demeure pas moins que c’est la doctrine d’emploi qui fait qu’une arme est offensive ou défensive. Je n’aime pas beaucoup la notion de char lourd, parce qu’elle sous-entend qu’un char pourrait être plus lourd et létal qu’un Caesar ou un LRU – lance-roquettes unitaire. Tactiquement, ce n’est pas vrai. Dans ce segment d’armement, tout est lourd. Ce qui compte, c’est la manière dont les Ukrainiens se servent de telles armes, pour quelles batailles, quelles manœuvres sur le terrain, quelles contre-offensives. Je le répète, par ailleurs, nous disons aux Ukrainiens que les matériels donnés par la République française sont fournis dans le cadre de l’exercice de leur légitime défense.

M. le président Thomas Gassilloud. Le groupe de liaison que vous avez évoqué, Monsieur le ministre, se réunira mercredi prochain, de dix-huit heures à vingt et une heure. L’ensemble des présidents de groupes politiques et de commissions auront alors l’occasion d’échanger avec la Première ministre.

Mme Christelle D’Intorni (LR). Mes questions portent sur la fourniture d’avions de combat dans le cadre de l’aide française à l’Ukraine. Le 30 janvier, le Président de la République a annoncé que rien n’était exclu par définition, puis nous avons eu, le mois dernier, des échos de plus en plus importants au sujet d’une livraison de Mirage, mais la situation semble inchangée. L’Ukraine a perdu près de 57 aéronefs depuis le début du conflit, et vous avez vous-même indiqué, Monsieur le ministre, qu’il n’y avait pas de tabou. Tout porte à croire que la France s’apprête à briser celui de l’envoi d’avions de combat.

L’aide française à l’Ukraine, nous le savons, doit faire suite à une demande formulée par ce pays et elle ne doit pas présenter de risque escalatoire ni être de nature à toucher le sol russe. Il s’agit, par ailleurs, de soutenir l’effort de résistance des Ukrainiens sans affaiblir les capacités de l’armée française, comme vous l’avez dit dans votre propos introductif. Si la France venait à fournir des avions de combat, il faudrait s’assurer que les critères posés pour les cessions d’armement sont respectés, que l’on répond aux besoins réels des Ukrainiens et que le risque d’escalade est bien pris en considération. De plus, le sacrifice de nos Mirage pourrait ne pas être justifié compte tenu du volume de notre flotte d’avions de combat – je rappelle que nous disposons de 113 Mirage qui peuvent encore profiter à nos armées.

 

L’envoi d’avions de combat représenterait un grand pas supplémentaire dans l’effort de guerre au profit de l’Ukraine et les risques encourus pourraient conduire à un nouveau paradigme dans le conflit. Le chancelier allemand a ainsi laissé savoir qu’il était opposé à de telles livraisons au moment où le Royaume-Uni donnait son accord à la formation de pilotes ukrainiens. On est, en effet, en droit de se demander s’il ne s’agit pas d’une ligne rouge. Depuis le début du conflit, les alliés de l’Ukraine s’emploient à ne pas lui fournir d’armement capable de frapper les Russes sur leur territoire. Or un avion de combat permettrait de mener des frappes au-delà des frontières de l’Ukraine. Le risque est donc bien réel, comme le souligne la rhétorique menaçante de Moscou, qui annonce des conséquences militaires pour le continent européen dans un tel scénario.

Monsieur le ministre, où en est-on s’agissant de la fourniture de Mirage à l’Ukraine ? Si ces avions de combat étaient livrés, seraient-ils vendus ou donnés ? Enfin, qu’en est-il de la formation des pilotes ukrainiens sur ces avions de chasse ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. Il n’y a pas de tabou politique : pourquoi exclurait-on une arme plutôt qu’une autre ? Je le répète, c’est ce qu’on fait d’un avion qui est défensif ou offensif, et on pourrait dire la même chose à propos des missiles. C’est la doctrine d’usage qui compte.

La vraie question, vous l’avez suggéré vous-même, est la faisabilité technique, opérationnelle. Il faut plusieurs mois de formation, et la flotte d’avions de chasse de l’armée française n’est pas infinie. Par ailleurs, il n’y a pas seulement un aviateur par avion, mais pratiquement une dizaine, entre les pilotes et les différentes composantes de ce qu’on appelle le plot, en particulier les mécaniciens. Enfin, le MCO – maintien en condition opérationnelle – est redoutablement complexe dans le cas d’un avion.

Je suis transparent à votre égard : les priorités que je me suis assignées et que j’ai assignées au ministère sont la défense sol-air, qui permet de protéger le champ de bataille mais aussi les infrastructures civiles et les civils eux-mêmes – je pense qu’il y a un consensus sur les efforts à mener pour aller plus vite encore dans ce domaine –, et le segment des matériels terrestres. J’ajoute que les contre-offensives sont bel et bien de la légitime défense : je pense qu’il n’y aura pas davantage de débats sur ce point.

Lorsque le ministre Reznikov est venu en France, les discussions ont porté sur la défense sol-air et, je n’ai peut-être pas assez insisté là-dessus dans mon propos liminaire, sur les munitions, notamment les obus de 155 millimètres. Le président Gassilloud peut en témoigner, puisqu’il y a également eu des contacts au niveau parlementaire. Les munitions sur lesquelles nous sommes attendus sont souvent destinées à du matériel que nous avons déjà donné. La fiabilité à la française nous conduit ainsi à nous inscrire dans un temps plus long. Il faut savoir faire preuve d’endurance.

 

Mme Josy Poueyto (Dem). Le soutien à l’Ukraine est un enjeu majeur qui prend de plus en plus d’importance à mesure que la guerre s’inscrit dans la durée. Alors que les forces ukrainiennes consomment actuellement plus de munitions que l’industrie de défense européenne n’est capable d’en produire, Bruxelles a incité les États membres à passer davantage de commandes communes. Loin des armements très sophistiqués dans lesquels les entreprises françaises tendent à se spécialiser et de l’excellence échantillonnaire de notre pays, on voit que les besoins des Ukrainiens sont plutôt basiques et qu’il est préférable de se concentrer sur quelques types d’armement pour faciliter la formation des soldats et la prise en main des équipements. Quelles leçons les armées et les industries françaises de défense vont-elles en tirer ?

Les ministres européens de la défense ont marqué leur soutien à l’Ukraine lors de la réunion qui vient d’avoir lieu à Stockholm. Je retiens que l’Europe a trouvé un accord pour consacrer 2 milliards d’euros à la question des munitions, dont 1 milliard pour rembourser les États ayant directement fourni du matériel à l’Ukraine, et que les marchés à lancer seront supervisés par l’Agence européenne de défense. Au total, les alliés européens ont promis de donner autour de 35 milliards d’euros. Selon les données reprises par les médias, la France aurait contribué à l’aide européenne à hauteur de 6 milliards. Ce montant est considérable, et ce n’est en outre qu’une évaluation des journalistes, qui n’ont peut-être pas connaissance de l’ensemble des soutiens et de leur coût. S’agissant des aides directes, la France se classerait à la sixième place mondiale, avec un montant de 1,6 milliard d’euros, mais les cessions militaires françaises ne seraient pas comptabilisées, ce qui rend les calculs particulièrement complexes. Monsieur le ministre, pouvez-vous nous communiquer des éléments plus précis ? A-t-on déterminé le montant exact des engagements français à ce jour ?

Par ailleurs, alors que de multiples acteurs interviennent dans ce type de flux, pensez-vous que la représentation nationale ait toutes les garanties lui permettant d’exercer sa mission de contrôle parlementaire ? Cette mission correspond à une valeur essentielle pour le groupe Démocrate auquel j’appartiens. Les députés de la commission de la défense disposeront-ils un jour d’un niveau d’habilitation de nature à leur permettre d’exercer le niveau de contrôle nécessaire ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. Vous avez tous la gentillesse de souligner que je reviens devant vous, et je vous promets de continuer à le faire. La question du contrôle parlementaire pourrait être évoquée dans le cadre de la loi de programmation militaire : vous savez qu’un article lui sera consacré. Par ailleurs, je l’ai dit tout à l’heure, l’audition portant sur les exportations d’armes sera pour moi l’occasion de vous présenter des éléments sur les cessions à l’Ukraine.

Nous avons déjà commencé à parler du retour d’expérience lors de ma précédente audition, qui concernait les travaux préparatoires à la loi de programmation militaire. Le champ du retour d’expérience est très vaste, mais votre question concernait en particulier les industriels. Sans revenir sur l’économie de guerre ou sur notre réactivité, je rappelle que la BITD française est imbriquée dans notre appareil de défense et que la gestion des sous-traitants, des stocks, de notre organisation et de la prévisibilité est un enjeu absolument essentiel, sur lequel nous aurons l’occasion de revenir.

Il y a aussi un enjeu de soutenabilité économique : utiliser un missile coûtant 1 million d’euros pour abattre un drone qui coûte 50 000 dollars est évidemment un non-sens sur ce plan. La proportionnalité des instruments et du matériel est un des immenses enjeux de la LPM. Il faut regarder quelles armes nous pourrions trouver en face de nous lors d’éventuels conflits. Les vingt ans de lutte contre le terrorisme que nous avons connus nous ont donné une expérience pour certains types d’armement, mais cela n’a rien à voir avec un éventuel engagement majeur.

Enfin se pose la question de savoir ce que nous devons faire nous-mêmes et ce qui peut être partagé au sein d’une coalition. Même les Américains ne font pas tout eux-mêmes : pourquoi le ferions-nous de notre côté ? Nous n’en aurions d’ailleurs pas les moyens. Je laisse toutefois la discussion ouverte, car elle nourrira probablement l’ensemble des débats sur la LPM au Parlement.

Si on additionne les différents montants, notamment celui prévu dans le cadre de la Facilité européenne pour la paix (FEP), on n’arrive pas très loin de ce que vous avez dit. Nous n’avons pas chiffré les cessions, car cela ne paraît pas indispensable. En outre, si on sait chiffrer un matériel neuf qui va faire l’objet d’une recomplétude, chiffrer un vieux TRF1 qu’on n’aurait jamais remplacé par ailleurs n’aurait pas de sens.

Mme Isabelle Santiago (SOC). Pouvez-vous revenir sur la réunion à laquelle vous avez participé à Stockholm ? Selon la presse, il y a été question d’une livraison, dans les plus brefs délais, de 250 000 obus à l’armée ukrainienne, qui avait été évoquée par Josep Borrell, mais aussi de l’Agence européenne de défense, de commandes et de formation en commun. Sans empiéter sur le secret défense, que pouvez-vous nous dire de plus ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. Beaucoup de sujets sont dans l’air au niveau européen, et nous continuerons d’ailleurs nos travaux lundi à Bruxelles, lors d’une réunion des ministres des affaires étrangères et de la défense.

Les discussions se poursuivent au sujet de la FEP, car tout ne se fait pas tout seul. Tout le monde est d’accord pour contribuer, mais il faut aussi veiller à la pérennité du fond.

Il y a également des discussions, engagées durant la présidence française, à propos de l’instrument visant à renforcer l’industrie européenne de la défense au moyen d’acquisitions conjointes (EDIRPA), qui doit permettre de commencer à créer une culture d’achats en commun. C’est un sujet essentiel, en raison de l’effet de levier, mais cela pose aussi la question de l’organisation de la BITD européenne (BITDE) et de la concurrence qui peut exister entre les entreprises en Europe – cette concurrence est saine, mais il faut tout de même s’en soucier.

 

Un sujet qui est en train de monter, et qui est intéressant pour la souveraineté commune du continent européen, est l’accès à certaines matières premières, comme la poudre pour les munitions. On peut prendre toutes les décisions d’achat en commun d’obus qu’on veut, mais il faut d’abord avoir suffisamment de poudre disponible sur le continent européen pour les entreprises capables de fabriquer des munitions, de quelque calibre que ce soit. C’est un beau sujet pour les Européens : en effet, c’est notre capacité à sanctuariser des stocks pour continuer à exister sur la planète qui est en cause.

Il faut en outre discuter des financements, car ils sont indispensables à toute forme de vie économique. Les questions relatives à la taxonomie, à l’accompagnement bancaire des investissements et à l’autofinancement des entreprises de la BITDE et de la BITD française méritent aussi des échanges entre Européens. Je pense que la Commission peut évoluer en la matière. En tout cas, je tiens à rendre hommage publiquement au commissaire Breton pour les initiatives qui ont été prises, car elles vont dans le bon sens. On commence aussi à l’échelle européenne à tirer des conclusions de ce qui se passe en Ukraine.

M. Jean-Charles Larsonneur (HOR). J’ai une pensée, à laquelle j’associe Loïc Kervran, pour les deux salariés grièvement blessés dans une usine de Nexter.

L’armée ukrainienne résiste, mais elle souffre. Elle manque d’hommes et d’équipements, et il faut bien comprendre qu’une contre-offensive victorieuse supposerait des centaines de chars et probablement des dizaines voire des centaines d’avions, ainsi que des centaines de milliers de munitions de tous calibres. Je veux saluer les initiatives qui ont été prises, singulièrement la manœuvre réussie concernant l’AMX 10 RC, qui a eu un effet d’entraînement réel sur nos partenaires européens. J’aurais aimé que l’on réitère cette manœuvre avec les Leclerc, non parce qu’il s’agirait de l’équipement le plus adapté, mais parce que cela aurait pu exercer un effet d’entraînement significatif pour les chars lourds, même si les choses ont avancé du côté des Leopard, qui sont les plus adaptés en Europe, comme le sont les Abrams du côté américain.

Ma première question porte sur le niveau d’ambition que nous nous fixons en matière d’aviation, c’est-à-dire nos objectifs concernant les Mirage que nous pourrions éventuellement céder, l’entraînement des pilotes et les délais envisagés.

S’agissant des questions cyber, souvent évoquées par nos homologues ukrainiens, on pourrait notamment s’appuyer sur la plateforme Ukraine-Otan qui existe déjà, afin d’arrimer encore davantage l’Ukraine à l’Otan et d’aller plus loin dans la coopération en matière de cybersécurité et de cyber-renseignement.

M. Sébastien Lecornu, ministre. S’agissant des avions, je pense avoir déjà largement évoqué la position de la France. Je ne sens pas dans mes discussions avec nos partenaires ukrainiens, je l’ai dit, que ce soit sur ce sujet que nous sommes attendus.

 

Les AMX 10 RC sont arrivés. Je suis en train de regarder comment nous pourrions organiser une deuxième vague de cessions si le Président de la République le décide. Ces chars commencent à être bien pris en main par nos partenaires ukrainiens, et certains d’entre eux sont déjà partis sur la ligne de front. La distinction entre chars légers et chars lourds est un peu lunaire, mais je ne reviens pas sur ce que j’ai déjà dit.

Je pense que nous n’aurions pas entraîné grand-chose avec des chars Leclerc. Pour cela, il aurait fallu exporter. Une des forces des chars Leopard, c’est que beaucoup de pays européens en disposent. Il existe donc, au-delà des décisions des Allemands, un effet d’entraînement au sein d’une « coalition Leopard », qui comprend notamment des pays du sud de l’Europe, lesquels ont pu donner trois ou quatre chars Leopard, en fonction de ce qu’ils pouvaient faire. L’exportation du char Leclerc, en revanche, a été timide. Par ailleurs, nous n’en produisons plus. Les chars promis par les États-Unis ne seront pas issus de cessions de la part de l’armée américaine, mais des lignes de construction : ce sont des chars neufs qui vont arriver. Si nous avions donné des chars Leclerc, nous n’aurions pas pu faire de recomplétude. La décision qui a été prise n’est pas liée à un tabou politique : elle est, au contraire, très opérationnelle.

Je n’ai pas eu le temps d’évoquer tous les aspects du retour d’expérience lié au conflit en Ukraine, mais le cyber est effectivement une des questions auxquelles il faudra s’atteler à l’occasion de la loi de programmation militaire. Beaucoup d’attaques cyber ont lieu, dans les deux sens et souvent à bas bruit. Le courage ukrainien est, là aussi, à noter, de même que l’existence de coalitions internationales de cybercombattants. Il faudra se poser la question des systèmes de protection et de défense qui doivent être développés dans chaque pays, la menace cyber n’ayant pas de frontières. Vous avez parlé de l’Otan : pour être honnête, je regrette que le cyber ne soit pas davantage traité dans ce cadre. Nous devrons nous rapprocher de partenaires qui ont pris de l’avance dans ce domaine, comme les pays baltes.

M. Pierre Morel-À-L’Huissier (LIOT). J’adresse à l’Ukraine et au peuple ukrainien, au nom de mon groupe, un message de soutien indéfectible. Notre pays fait preuve, alors que la guerre dure depuis plus d’un an, d’une mobilisation remarquable pour soutenir l’Ukraine tant sur le plan financier qu’en matière de livraisons d’armes et de munitions. Je tiens à rendre hommage à l’action de nos armées mais aussi à la mobilisation citoyenne pour aider les réfugiés. Une question s’impose toutefois à nous et à nos alliés : souhaitons-nous seulement aider l’Ukraine à résister aux forces russes ou bien voulons-nous aller plus loin en lui donnant les moyens de repartir à l’offensive ?

Ma première question porte sur la livraison d’avions de combat : au fil des mois de guerre, nous avons vu les tabous relatifs aux livraisons d’armes tomber les uns après les autres. Notre groupe ne remet pas en cause les doutes qui ont pu exister : ils étaient légitimes, mais le temps n’est plus aux hésitations, il faut adopter avec nos alliés une ligne unie et s’y tenir, sous peine d’envoyer un message chancelant à l’Ukraine. Monsieur le ministre, vous avez dit que rien n’était exclu. Allez-vous franchir un nouveau cap en livrant des avions de combat ? On parle, en effet, d’une cession de Mirage 2000 C, récemment retirés du service. À défaut, quid de la livraison d’hélicoptères ? Ils pourraient être mobilisés pour des frappes ciblées. Le Royaume-Uni a déjà fait un pas en avant, et nous pourrions apporter notre contribution. Je souhaiterais aussi vous entendre sur la question sous-jacente de la formation.

J’en viens à l’Europe de la défense. La politique européenne a longtemps été limitée dans ce domaine : nous nous sommes réveillés brutalement avec le conflit ukrainien et, en dépit des annonces, les processus restent lents. L’Ukraine demande la livraison d’un million d’obus de 155 millimètres afin de tenir entre six et dix mois. Au-delà de la question du coût, on ne peut pas demander aux États européens de puiser indéfiniment dans leurs propres stocks nationaux : nous ne devons pas agir au détriment de notre armée. On parle donc d’un achat en commun, piloté par l’Union. Quel est, concrètement, le plan prévu ? Quel sera le soutien budgétaire européen à l’acquisition de nouveaux obus et comment mobilisera-t-on l’industrie de défense ?

 

Pour terminer, je remercie le ministère des armées, au nom de la délégation qui s’est rendue sur le porte-avions Charles-de-Gaulle, pour l’accueil fabuleux qui nous a été réservé et pour les informations que nous avons reçues à propos des missions conduites et de la réactivité française.

M. Sébastien Lecornu, ministre. Vous avez eu raison de souligner la nécessité d’une ligne unie ou, en tout cas, d’une doctrine aussi convergente que possible.

Il ne faut pas céder aux effets de mode. Il a été question de la défense sol-air tout au long du mois de décembre, puis on a cessé d’en parler en janvier, alors que c’était l’actualité opérationnelle. Tout le monde parlait alors de chars, en faisant une distinction, on ne sait pas pourquoi, entre des chars qui seraient légers et d’autres lourds. Puis il y a eu le mois des avions. Il faudrait faire preuve de méthode, ne serait-ce que par respect pour l’opinion publique. Ces à-coups sont d’autant plus incompréhensibles que nos efforts s’inscrivent dans le temps long.

S’agissant des avions, je renvoie à ce que j’ai dit précédemment.

La défense sol-air est ce qui me préoccupe le plus à l’heure actuelle. C’est une nécessité sur le champ de bataille, y compris pour les contre-offensives ukrainiennes, et afin d’assurer la protection des infrastructures civiles et des civils eux-mêmes. Nous sommes très mobilisés, avec les Italiens, au sujet du calendrier de livraison du Samp/T : il faut déployer cet équipement le plus vite possible, à l’image de ce que font les Américains avec le Patriot, car il y a urgence.

 

Pour ce qui est de l’Europe de la défense, la Facilité européenne pour la paix est devenue une réalité, des sanctions ont été prises de manière unanime, l’adhésion de deux pays européens à l’Otan est soutenue… Bref, les choses avancent.

L’enjeu, pour les obus de 155 millimètres, est de disposer d’une capacité de production suffisante pour pouvoir reconstituer régulièrement des stocks afin d’aider l’Ukraine, ce qui pose notamment des problèmes d’accès à la poudre, de chaînes et de cadence de production. J’ai évoqué la question avec Josep Borrell. Des échanges ont eu lieu sur le sujet avec nos partenaires, et nous en discuterons lundi à Bruxelles.

M. Bastien Lachaud (LFI-NUPES). Au nom du groupe La France insoumise-NUPES, je veux réaffirmer notre total soutien aux Ukrainiennes et aux Ukrainiens dans leur lutte contre l’agresseur russe et pour l’intégrité territoriale de leur pays. Notre aide est cruciale, et je tiens à saluer l’effort réalisé par la France en la matière. En parallèle, rappelons que tout doit être fait pour revenir à la paix le plus rapidement possible et que le retrait russe des territoires illégalement occupés depuis le début de l’invasion est un préalable.

Vous venez d’évoquer les obus de 155 millimètres. Notre partenariat avec l’Australie est une nécessité, soulignée par tous les observateurs. Pouvez-vous faire un point sur le sujet ? Les premières livraisons devaient avoir lieu au cours du premier trimestre 2023. Qu’en est-il ? Quels sont les objectifs de production et de livraison ?

J’ai pris note de ce que vous avez reçu l’autorisation du Président de la République et de la Première ministre pour sortir de la LPM les dépenses relatives à l’aide apportée aux Ukrainiens. Toutefois, dans la perspective d’une poursuite de cette aide, les cessions d’armement devraient être programmées, de sorte qu’on n’obère pas nos propres capacités et qu’on planifie l’utilisation des chaînes de production de notre base industrielle et technologique de défense (BITD). Il serait par conséquent logique que vous nous présentiez prochainement un projet de loi de programmation militaire ou un autre texte budgétaire comportant des lignes budgétaires directement affectées aux cessions d’armement. Qu’en est-il ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. Les dépenses sorties de la LPM seront affectées au budget annuel, c’est-à-dire à la loi de finances soit initiale, soit rectificative. On trouvera cependant trace des cessions d’armement dans la LPM à travers les objectifs. Il faudra, par honnêteté intellectuelle, faire la distinction entre la cession d’armes anciennes, dont on a d’une certaine manière accéléré le retrait mais qui auraient quand même fait l’objet d’une recomplétude – le remplacement plus rapide que prévu des Crotale par des VL-Mica en est l’exemple le plus flagrant –, et la cession d’armes neuves, comme les Caesar, qui devront être remplacées par du matériel neuf. L’un des avantages du fonds spécial de soutien à l’Ukraine est qu’il est voté par les parlementaires dans le cadre de la loi de finances, initiale ou rectificative. Les 200 millions d’euros de crédits ayant été d’ores et déjà affectés, va se poser la question d’une éventuelle augmentation de son enveloppe.

La fourniture d’obus de 155 millimètres est, je le répète, un enjeu majeur pour l’Europe. C’est pourquoi nous avons engagé des discussions avec les Australiens. Depuis l’affaire de l’alliance Aukus, nous parlons beaucoup avec le nouveau gouvernement et avec mon homologue. Eux aussi ont à cœur de faire des choses utiles pour l’Ukraine. Nous nous sommes aperçus que si certains fournissaient le corps des obus, d’autres les explosifs et d’autres encore la poudre, cela permettrait de moins prélever sur les stocks et d’accélérer les productions. Les Australiens vont fournir les explosifs – Nexter et Eurenco rencontraient des difficultés d’approvisionnement en la matière. Cet accord va nous permettre d’accélérer et de multiplier par deux les livraisons d’obus à l’Ukraine. Il faudrait concevoir des dispositifs similaires de manière intraeuropéenne, en fonction des stocks, des lignes de production et des sous-traitants. C’est un autre aspect de l’économie de guerre.

M. le président Thomas Gassilloud. Nous en venons aux questions des autres députés.

M. Frank Giletti (RN). Depuis plusieurs années, la Chine et la Russie renforcent leurs liens diplomatiques, économiques et militaires au service d’une contestation commune de l’ordre international. Les deux pays n’ont toutefois jamais officialisé d’alliance, la Chine semblant soucieuse de ne pas être tenue pour responsable des actions du Kremlin. Elle n’a d’ailleurs jamais condamné l’intervention russe, ni soutenu directement la Russie dans son effort de guerre. Pourtant, Antony Blinken, le chef de la diplomatie américaine, a affirmé l’intention de la République populaire de Chine de fournir des armes à la Russie, ce que Pékin réfute. Outre les aspects diplomatiques, quelles seraient selon vous les conséquences sur le champ de bataille d’un tel soutien ? Cela pousserait-il la France à renforcer le sien à l’Ukraine ?

Avec le recul, nos services arrivent-ils à mieux tracer les armes légères livrées à l’Ukraine, qui pourraient alimenter le trafic d’armes au service du terrorisme ?

Je me permets enfin de rappeler qu’il y a une semaine, on célébrait l’anniversaire de la sortie de la France du commandement intégré de l’Otan – mais ce n’est pas au gaulliste que vous êtes, Monsieur le ministre, que je vais l’apprendre.

Mme Delphine Lingemann (Dem). Josep Borrell a fixé en février 2023 un objectif précis : former 30 000 soldats ukrainiens. Dix mille l’ont déjà été, ou reçoivent une formation individuelle, collective ou spécialisée en Pologne ou en Allemagne. La France formera dans un premier temps 2 000 soldats. Une partie de ces formations s’effectuera dans notre pays, une autre en Pologne grâce au déploiement de 150 militaires français, l’objectif étant de former 600 soldats ukrainiens par mois. L’idée est d’assurer à terme l’autonomie des Ukrainiens en la matière.

Pourriez-vous nous indiquer sur quel champ disciplinaire portent ces formations, qui sont complémentaires de celles dispensées par nos alliés ? Combien de militaires sont-ils engagés dans ce programme et pendant combien de temps ? Est-il prévu de poursuivre cet accompagnement, tant dans le domaine de la formation que sur les plans opérationnel et stratégique, en intégrant des militaires ukrainiens dans les programmes déployés par nos grandes écoles militaires ou civiles ?

M. José Gonzalez (RN). En octobre dernier, vous annonciez que 2 000 soldats ukrainiens seraient formés en France au maniement des armes et du matériel, parfois sophistiqué, que nous leur livrons. Mais vous indiquiez que ces formations seraient aussi plus générales, et qu’elles pourraient porter sur la posture du combattant et sur la logistique, de manière à répondre aux besoins identifiés par les Ukrainiens. Ainsi en est-il de la formation à l’utilisation du canon Caesar et des systèmes de défense antiaériens Crotale, justifiée par la lutte antidrones et par les bombardements aériens, et éventuellement à celle des missiles sol-sol et au lance-roquettes multiple, si celui-ci leur est livré. En outre, la formation accélérée à l’utilisation des chars Leopard 2 dispensée depuis un mois aux militaires ukrainiens en Allemagne et en Espagne vient de s’achever. Les Allemands semblent plutôt satisfaits du résultat. Qu’en est-il des entraînements dont la France est chargée ? Des lacunes ont-elles été identifiées, qui nécessiteraient une formation prolongée ? Vous aviez prévu quelques semaines d’entraînement pour les soldats ukrainiens accueillis dans nos unités. Sont-ils prêts ? Quel est le retour de nos militaires ? Combien cela coûte-t-il à nos armées ? Combien de soldats ukrainiens avons-nous formés à ce jour ?

M. Yannick Favennec-Bécot (HOR). La guerre d’Ukraine confirme le rôle prééminent des drones et l’importance de disposer de munitions télé-opérées de coût modéré considérées comme des équipements consommables. Selon un récent rapport d’information sénatorial, 90 % des petits drones utilisés sont perdus. Les drones de moyenne altitude et de longue endurance (Male) Reaper armés, très utile dans les guerres asymétriques, risquent d’être difficilement exploitables dans un contexte symétrique, du fait de leur vulnérabilité et de leur coût. À la lumière du conflit ukrainien et dans la perspective de la future loi de programmation militaire, pouvez-vous nous apporter des précisions sur l’équipement de nos unités terrestres en engins non pilotés destinés au renseignement ou à la frappe ?

Mme Sabine Thillaye (Dem). Il y a quelques jours a eu lieu l’exercice spatial AsterX, visant à préparer nos armées à la guerre spatiale dans le cadre d’un conflit de haute intensité. On a vu dès le début de la guerre en Ukraine à quel point l’espace était devenu stratégique : le réseau Starlink de SpaceX a permis à l’Ukraine de continuer à avoir accès à internet et de maintenir un large réseau de communication, notamment pour les militaires. En février, les députés européens ont voté à la quasi-unanimité en faveur du lancement de la constellation satellitaire Iris 2, destinée à l’internet à haut débit.

Au sein de l’Union européenne, la France est un acteur important dans le domaine spatial. Je me réjouis que le commandement de l’espace monte en puissance dans la prochaine loi de programmation militaire. Un an après, quel bilan tirer du conflit dans le domaine spatial militaire ? La France et ses partenaires européens ont-ils apporté une aide importante à l’Ukraine dans ce domaine ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. La diplomatie française a clairement exprimé sa position en indiquant que la Chine ne devait pas aider la Russie. Aider un État agresseur, ce n’est pas la même chose qu’aider un État agressé. La visite du Président de la République en Chine s’inscrit dans un contexte tout à fait particulier, qui va nous permettre d’évaluer les efforts que la Chine veut ou peut faire en faveur de la résolution du conflit. Un plan de paix a été présenté. Il va sans dire qu’il suppose l’accord des Ukrainiens. Il y a un dialogue stratégique à mener et je pense que le rôle de la France est de s’y atteler, car c’est elle qui a le plus d’atouts pour le mener à bien – étant précisé que je ne me place pas dans l’hypothèse où la Chine apporterait son aide à la Russie.

La traçabilité des armes est un enjeu majeur, dont nous parlons entre alliés, notamment dans le cadre du groupe de Ramstein. Cela soulève la question de la corruption, mais il y a aussi la possibilité que les Russes en récupèrent et en réinjectent dans d’autres théâtres d’opérations, par l’intermédiaire par exemple du groupe Wagner ; on pourrait ainsi retrouver ces armes en Afrique. Sans entrer dans le détail, je peux vous dire que le risque est identifié et que des efforts importants sont déployés pour l’éviter.

Quant à la relation avec l’Otan, gardons-nous de verser dans l’antiaméricanisme primaire – mais je sais que ce n’est pas votre cas, Monsieur Giletti.

En matière de formation, notre nouvel objectif est d’assurer celle de 6 000 soldats ukrainiens, à raison de 2 000 dans des unités françaises stationnées sur le sol national et de 4 000 dans le cadre de missions de formation européennes ou franco-polonaises déployées en Pologne. Je tiens à rendre hommage à nos partenaires polonais et à saluer la qualité de la relation entre Paris et Varsovie – qui est importante pour l’avenir.

Les dernières formations ont porté sur l’utilisation ou la maintenance du matériel fourni. Les AMX-10 RC ont ainsi donné lieu à un catalogue de formation. Nous développons aussi la formation au maintien en condition opérationnelle (MCO) : un combattant sur un matériel, c’est bien, mais s’il y a le mécano en plus, c’est mieux, et si le combattant peut lui-même être mécano, c’est encore plus intéressant, notamment pour le combat terrestre. Quant au système sol-air moyenne portée/terrestre (SAMP/T), technologie extrêmement complexe qui requiert normalement presque dix mois de formation, on essaie d’y former les soldats ukrainiens en quelques semaines seulement : c’est un vrai défi pédagogique, voire une gageure !

Cette formation étant dispensée par des militaires d’active ou, le cas échéant, de réserve, elle ne coûte que le temps qu’ils y passent : elle ne fait donc pas l’objet d’une enveloppe budgétaire spécifique.

Je ne suis pas sûr qu’il revienne au ministre français des armées d’évaluer la qualité des soldats ukrainiens, que ce soit sur le terrain ou en formation. Cela étant, le retour de nos soldats est extrêmement positif. Tous saluent la capacité de compréhension, de résilience et d’imagination des Ukrainiens. Les formations se passent très bien.

Les drones constitueront un gros morceau de la loi de programmation militaire. Le terme recouvre toutefois des réalités très différentes : un EuroMale, un Reaper ou un Patroller, qui sont des sortes d’avion sans pilote coûtant plusieurs millions d’euros pièce, ce n’est pas la même chose que des munitions téléopérées ou des essaims de petits drones. Utiliser un missile ou un drone imposant et onéreux pour répondre à une menace de l’ordre de quelques dizaines de milliers d’euros, cela n’a aucun sens. D’où l’importance de fixer un principe de proportionnalité, non seulement militaire, mais aussi économique.

Je vous proposerai de consacrer aux drones quelque 5 milliards d’euros, pour l’ensemble de la LPM, l’objectif étant, non pas de chercher à rattraper le retard que nous avons pris, mais d’opérer un saut technologique. Pour les munitions teléopérées, par exemple, au lieu de recourir à de l’existant, nous pourrions développer un produit made in France qui corresponde à nos théâtres et nos besoins opérationnels. Nous aurons l’occasion d’en reparler.

Les usages militaires de l’espace trouvent une application concrète avec le conflit en Ukraine. De surcroît, l’observation spatiale ne pose pas de problème de cobelligérance. On peut en outre utiliser des objets spatiaux civils, comme le GPS.

Parmi les exercices récents, il y a aussi Orion. Il faudra prendre en considération le retour d’expérience de ces grands entraînements dans la LPM. Nous aurons là aussi l’occasion d’en reparler.

Mme Charlotte Goetschy-Bolognese (RE). Il y a un peu plus d’un an commençait le conflit en Ukraine. Nous avons tous en tête des images marquantes et le lourd tribut payé par les civils ukrainiens. Les pertes militaires sont également très lourdes. S’il est évidemment impossible de dresser un bilan exact, d’autant qu’en temps de guerre la surestimation ou la sous-estimation des morts et des blessés est une arme stratégique, plusieurs sources estiment qu’il y a eu 100 000 morts et blessés dans l’armée ukrainienne. Si l’opinion publique s’inquiète, à juste titre, des pertes civiles, nous devons aussi nous soucier des militaires.

 

La France a bien sûr un rôle militaire et diplomatique à jouer dans ce conflit, mais nous disposons avec le service de santé des armées (SSA) d’un outil exceptionnel et d’une expertise forte en matière de prise en charge des militaires blessés en opération, avec une chaîne médicale complète au plus près des zones de combat. Le SSA fait-il bénéficier les Ukrainiens de ses compétences précieuses ? Dans l’affirmative, comment pourrait-on caractériser le volet sanitaire de notre soutien médical militaire à l’Ukraine ?

M. Jean-Philippe Ardouin (RE). Depuis le déclenchement de cette guerre, il y a plus d’un an, sur le territoire européen, la France, par la voix du Président de la République, a toujours apporté un soutien fraternel et inconditionnel au peuple ukrainien. Les nombreuses livraisons d’armes de canons, de munitions ou d’équipements légers marquent notre attachement à la défense des Européens et à la liberté des peuples de décider par et pour eux-mêmes. L’Ukraine a régulièrement remercié la France pour son engagement renouvelé, d’autant plus important que le conflit risque malheureusement de durer. Avons-nous, pour maintenir dans le temps cet effort et assurer notre propre protection, recomplété nos stocks de matériel ?

La défense sol-air a toujours été le parent pauvre des LPM. Le conflit en Ukraine montre à quel point elle est essentielle pour la protection du territoire national. Quel budget comptez-vous lui consacrer dans la prochaine loi de programmation militaire ? Quels seront vos investissements prioritaires dans ce domaine ?

M. Christophe Naegelen (LIOT). Depuis le début du conflit, la France est aux côtés de l’Ukraine. Mais à quelle hauteur exactement ? Peut-elle aider davantage les forces ukrainiennes ? C’est pour répondre à ces questions que notre commission a créé une mission flash sur le bilan du soutien militaire à l’Ukraine, dont je suis, avec Lionel Royer-Perreaut, le co-rapporteur.

Cela fait des mois que nos armées œuvrent pour apporter un appui aux Ukrainiens. Si l’on veut être pragmatique, il faut, d’un côté, considérer la nécessité d’assurer une protection efficace à l’Ukraine pour garantir notre sécurité, de l’autre, éviter que notre contribution ne se fasse au détriment de nos armées et affaiblisse notre propre défense. Comment vous assurez-vous que les stocks, fondement de la souveraineté militaire, restent suffisants ?

Si certaines livraisons n’auront pas de conséquences trop lourdes – je pense aux véhicules de l’avant blindés (VAB) dont le remplacement était déjà prévu par le programme Scorpion –, la cession de dix-huit des soixante-seize Caesar que détenait notre armée de terre et de deux lance-roquettes sur les treize que nous avions en stock peut affaiblir notre préparation opérationnelle.

Nous disposons certes d’un atout de taille : notre BITD. Cependant, on peut se demander si toutes les entreprises seront en mesure de suivre la cadence de reconstitution des stocks, vu qu’elles sont par ailleurs confrontées à un manque de main-d’œuvre, à la réticence des banques à accorder des financements et à la lourdeur des procédures imposées par le règlement européen Reach. Notre industrie doit pourtant avoir toutes les cartes en main si nous voulons poursuivre de front le soutien indispensable à l’Ukraine et la remise à niveau de nos armées. Que proposez-vous pour elle ?

M. Christian Girard (RN). Selon les premiers bilans de la guerre en Ukraine, les pertes humaines sont lourdes. Les armées régulières de chaque camp ont été mises à rude épreuve. La poursuite du conflit repose sur les réserves, la loi martiale et les mobilisations partielles décrétées.

Comment accroître nos réserves militaires en cas de conflit de haute intensité et d’usure prématurée de nos militaires professionnels ? La formation des réservistes opérationnels ne se fait pas en un jour. Le service national universel (SNU) ne semble pas avoir une telle vocation.

Selon un sondage réalisé par Gallup en 2017, seulement 29 % des Français interrogés étaient prêts à aller se battre pour leur pays. Cela en dit long sur la force morale des réserves potentielles.

M. Vincent Bru (Dem). L’apport de matériel à l’armée ukrainienne, tout à fait légitime, a néanmoins suscité des interrogations. Les prélèvements opérés sur les stocks ont amené certains à s’inquiéter des risques pour notre défense.

Le ministère s’est engagé à livrer douze canons Caesar venant s’ajouter aux dix-huit déjà donnés alors que le stock s’élevait à 73 en février 2022. Nexter s’est mobilisé pour répondre à la demande adressée par l’État pour le compte de l’Ukraine ainsi que pour reconstituer les stocks français. Ces derniers sont-ils revenus à leur niveau initial ?

Les industriels n’ont pas été en mesure de répondre à la demande. La relocalisation annoncée d’une vingtaine d’industries de défense permettra-t-elle d’accélérer la production ?

M. Julien Rancoule (RN). Le soutien à l’Ukraine s’est aussi traduit par la prise en charge médicalisée de blessés de guerre. Le nombre très important de blessés des deux côtés, qui pour la plupart ont été touchés en première ligne, loin des hôpitaux militaires, doit nous inciter à mener une réflexion sur le service de santé des armées. Il semble essentiel de disposer de capacités opérationnelles de médecine d’urgence sur le front en cas de conflit de haute intensité. La formation aux gestes de secours est aussi un enjeu majeur.

Avez-vous des retours d’expérience du conflit ukrainien sur la prise en charge des blessés sur le front ? Quelles leçons en tirez-vous pour adapter notre service de santé des armées ainsi que les techniques sauvetage ?

 

M. Christophe Blanchet (Dem). Il est une arme de guerre qui n’a pas besoin de poudre : l’information.

L’information est un facteur de mobilisation, ou de démobilisation lorsque la vérité est révélée. L’information reçue aujourd’hui par le peuple russe n’est pas la même que la nôtre. C’est de la désinformation.

De nombreuses guerres se gagnent sur le terrain grâce aux armes et à la stratégie mais souvent aussi grâce à la démobilisation des acteurs. Dans la bataille de l’information, comment pouvons-nous affaiblir le soutien des Russes à leur président ?

M. Jean-Pierre Cubertafon (Dem). Nous avons appris avec plaisir la relocalisation à Bergerac de la production de poudre qui avait été transférée en Suède. Je tiens à remercier le ministre pour son intervention.

M. Sébastien Lecornu, ministre. À mon tour, je remercie M. Cubertafon d’avoir soutenu ce projet. Que les élus locaux de Dordogne et les acteurs industriels soient également remerciés car la relocalisation suppose un territoire volontaire et résilient pour accueillir, en l’espèce, des activités dangereuses. J’ai une pensée particulière pour la victime de l’explosion dans une usine Nexter à Bourges.

Dans le domaine de la santé, le soutien à l’Ukraine prend plusieurs formes : la prise en charge de blessés – une dizaine sont soignés dans les hôpitaux militaires français pour des pathologies lourdes – ; la formation. Monsieur Rancoule, l’opération Barkhane nous a malheureusement fourni des retours d’expérience dont nous pouvons faire profiter les Ukrainiens.

Je suis préoccupé par les difficultés auxquelles pourrait être confronté le service de santé des armées (SSA) en cas de concomitance de plusieurs crises – un engagement militaire majeur, une pandémie et un attentat de masse. Mais sur chacune d’elles, je salue l’engagement remarquable du SSA.

Enfin, nous avons cédé pour un demi-million d’euros de matériel médical aux Ukrainiens.

En ce qui concerne la défense sol-air, la future loi de programmation militaire devrait y consacrer près de 5 milliards d’euros. Le recomplètement pour les missiles Crotale et VL Mica a été acté ; des réunions du comité ministériel d’investissement doivent encore se tenir et la programmation budgétaire correspondante sera évidemment soumise au Parlement.

Monsieur Naegelen, je suis à votre disposition, tout comme les services du ministère, pour répondre aux questions de la mission. Certaines ont trait à l’économie de guerre. Quelle visibilité donne-t-on aux entreprises pour relever le défi ? Depuis les années soixante, le modèle français repose sur le lien étroit entre la BITD et l’armée. La BITD n’a donc pas d’autre choix que de suivre.

 

Après vingt ans de lutte contre le terrorisme au cours desquels les mêmes armes ont été utilisées, et à la lumière de guerre en Ukraine, une réflexion s’impose sur l’attrition, sur le ratio entre la rusticité et la technologie ainsi que sur la soutenabilité économique. Il ne faut pas négliger le risque pour l’entreprise, raison pour laquelle l’État lui doit de la visibilité ainsi de l’accompagnement à l’export, lequel assure l’équilibre de notre modèle d’armement.

Nous devons tous faire de la pédagogie sur les conditions de l’autonomie stratégique dont l’Ukraine mais aussi le covid ont révélé la nécessité. Ce sont les difficultés rencontrées pendant la pandémie dans la gestion les stocks stratégiques et dans les chaînes logistiques qui justifient aujourd’hui les efforts de relocalisation que je mène. La sécurisation des chaînes logistiques est un enjeu majeur.

S’agissant des canons Caesar, il faudra bientôt dix-huit mois au lieu de plus de trois ans pour les construire. Hommage doit être rendu aux équipes de Nexter pour cet effort spectaculaire grâce auquel entre novembre 2023 et mars 2024, trente nouveaux Caesar seront livrés à l’armée française. Ce qui est vrai pour un canon Caesar ne le sera pas forcément pour les munitions. Il faut considérer les différentes typologies d’armement et adapter les stratégies pour accélérer la production.

L’agilité et la vitesse sont aussi la clé de notre réussite à l’export. Les clients étrangers feront de plus en plus de la réactivité et de la maîtrise du calendrier ainsi que du prix une des conditions d’achat. Pourquoi les Polonais achètent-ils aux Coréens et non aux Américains ? Parce que l’industrie américaine livre trop lentement. Il faut prendre conscience de cet élément décisif pour la compétitivité de notre pays.

Il n’y aura pas de loi de programmation militaire réussie si l’industrie n’accompagne pas le mouvement des armées. J’aurais besoin de vous pour gagner ce qui est aussi un combat culturel. La culture n’est pas la même dans les grandes entreprises ou les PME, dans les anciens arsenaux ou les entreprises qui ont toujours été à capitaux privés. J’appelle aussi la finance à faire preuve de patriotisme. La plupart des PME peinent aujourd’hui à lever des fonds parce que l’armement, c’est « sale ». Pourtant l’autonomie stratégique pour défendre nos valeurs est tout aussi fondamentale que la transition écologique.

La professionnalisation et l’évolution de la doctrine d’emploi des réserves sont des enjeux clé pas seulement en cas de conflit de haute intensité mais aussi en cas de pandémie ou de crises climatiques, en particulier dans les territoires d’outre-mer où les militaires sont souvent les premiers à intervenir, mais on l’a vu aussi lors des incendies de l’été dernier en métropole. Elles ne sont pas sans lien avec le SNU à terme puisque plus on éveille à l’engagement, plus on a envie d’être utile à son pays.

 

Monsieur Blanchet, le Parlement doit s’emparer du sujet de l’information. Une démocratie ne l’abordera évidemment pas de la même manière qu’un pays autoritaire. J’enfonce là une porte ouverte mais je suis étonné que l’on n’en parle pas davantage sous cet angle. Dans une démocratie, il existe un droit de la presse et on ne met pas sur le même plan communication et information. Une démocratie peut-elle faire la même chose qu’un pays autoritaire en matière de désinformation ? La réponse est non. Se protéger d’une campagne de désinformation, ce n’est pas la même chose que de la mener soi-même. Autant de questions – certaines d’entre elles se heurteront au secret – qui mériteraient d’être traitées par le Parlement d’autant qu’elles ne le sont guère au niveau européen ou au sein de l’Otan.

M. Emmanuel Fernandes (LFI-NUPES). Il y a quelques jours, le directeur général de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), Rafael Grossi, alertait une fois de plus la communauté internationale après une frappe russe à proximité de la centrale nucléaire de Zaporijjia dont le fonctionnement repose désormais sur un générateur de secours uniquement. « Chaque fois que nous jouons avec le feu, et si nous laissons cette situation perdurer, un jour notre chance tournera » prévenait-il. Il insiste pour que les nations s’engagent à assurer la sécurité du site, ce qui passe selon lui par la création d’une zone spéciale.

Dès le 4 mars 2022, un certain Jean-Luc Mélenchon se prononçait en faveur d’une démarche de la France auprès des Nations unies pour que soit insaturée une zone tampon autour de la centrale protégée par une force d’interposition.

Voilà maintenant plusieurs mois que le directeur général de l’AIEA mène de très difficiles consultations avec l’Ukraine et la Russie afin d’aboutir à la mise en place d’une telle zone. Pour atteindre cet objectif désormais très éloigné et pourtant indispensable, le directeur somme la communauté internationale, qu’il qualifie de passive, de s’impliquer avec ardeur.

Malgré le temps précieux qui a été perdu, comment la France peut-elle cesser d’être passive comme elle l’a été malheureusement en mars 2022 ?

M. Sébastien Lecornu, ministre. Vous avez tort de politiser la question car s’il y a bien un État qui soutient depuis le début les efforts de M. Grossi, c’est la République française.

Avant de se rendre à Moscou, Kiev et Zaporijjia, M. Grossi est venu à Paris – j’y étais. Je peux aussi témoigner des efforts diplomatiques déployés par le Président de la République auprès des deux parties. Je me suis entretenu avec M. Choïgou, le ministre de la défense russe, sur le dossier de Zaporijjia. Nous avons aidé l’AIEA à mener sa mission en essayant d’éclaircir des informations difficiles à comprendre.

C’est une évidence mais la principale difficulté tient au fait que les Russes occupent la centrale. La prise en otage d’un site nucléaire civil à des fins militaires n’est pas acceptable. Nous soutenons l’élargissement de la mission de l’AIEA à d’autres sites que Zaporijjia. Compte tenu de l’importance du parc nucléaire ukrainien, nous ne sommes pas à l’abri d’un missile touchant une autre centrale du pays.

Nous sommes aussi préoccupés par la sûreté. En raison des nombreux départs de personnels dans les domaines de l’exploitation et de la maintenance – et on peut le comprendre –, l’AIEA doit veiller au respect des procédures et des normes en la matière. L’approvisionnement en électricité des circuits de refroidissement est aussi crucial.

La France est aux avant-postes. La proximité de l’Ukraine nous oblige à être attentifs à ce qui pourrait menacer la sécurité des citoyens européens. Il faut laisser l’AIEA travailler. À chaque fois que M. Grossi demande quelque chose, nous nous efforçons de lui donner satisfaction. Nous sommes pleinement mobilisés. Personne n’a intérêt à un problème à Zaporijjia.

 


([1])  1er vers de l’hymne ukrainien.

 

[2] Direct Ascent Anti-Satellite