N° 1112

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

SEIZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 24 avril 2023.

RAPPORT D’INFORMATION

DÉPOSÉ

en application de l’article 145 du Règlement

PAR LA COMMISSION DE LA DÉFENSE NATIONALE ET DES FORCES ARMÉES

portant recueil d’auditions de la commission (1)

sur la dissuasion nucléaire

ET PRÉSENTÉ PAR

M. Thomas GASSILLOUD,

Président

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(1)   La composition de la commission figure au verso de la présente page.


Composition de la commission de la défense nationale et des forces armées :

M. Thomas Gassilloud, président ;

M. Jean-Philippe Ardouin, M. Xavier Batut, M. Julien Bayoup, Mme Valérie Bazin-Malgras, M. Mounir Belhamiti, M. Pierrick Berteloot, M. Christophe Bex, M. Christophe Blanchet, M. Frédéric Boccaletti, M. Benoît Bordat, Mme Yaël Braun-Pivet, M. Hubert Brigand, M. Vincent Bru, M. Steve Chailloux, Mme Cyrielle Chatelain, M. Yannick Chenevard, Mme Caroline Colombier, M. François Cormier-Bouligeon, M. Jean-Pierre Cubertafon, Mme Christelle D'Intorni, Mme Martine Etienne, M. Yannick Favennec-Bécot, M. Emmanuel Fernandes, M. Jean-Marie Fiévet, Mme Stéphanie Galzy, M. Thomas Gassilloud, Mme Anne Genetet, M. Frank Giletti, M. Christian Girard, Mme Charlotte Goetschy-Bolognese, M. José Gonzalez, M. David Habib, M. Laurent Jacobelli, M. Jean-Michel Jacques, M. Loïc Kervran, M. Bastien Lachaud, M. Fabien Lainé, M. Jean-Charles Larsonneur, Mme Anne Le Hénanff, Mme Murielle Lepvraud, Mme Delphine Lingemann, Mme Brigitte Liso, M. Olivier Marleix, Mme Alexandra Martin, Mme Pascale Martin, Mme Michèle Martinez, M. Frédéric Mathieu, Mme Lysiane Métayer, M. Pierre Morel-À-L'Huissier, M. Christophe Naegelen, M. Laurent Panifous, Mme Anna Pic, M. François Piquemal, Mme Josy Poueyto, Mme Natalia Pouzyreff, Mme Valérie Rabault, M. Julien Rancoule, M. Fabien Roussel, M. Lionel Royer-Perreaut, M. Aurélien Saintoul, Mme Isabelle Santiago, M. Mikaele Seo, Mme Nathalie Serre, M. Philippe Sorez, M. Bruno Studer, M. Michaël Taverne, M. Jean-Louis Thiériot, Mme Sabine Thillaye, Mme Mélanie Thomin, Mme Corinne Vignon, membres.

 


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SOMMAIRE

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Pages

Avant-Propos du Président

Contributions écrites DES Groupes parlementaires

1. Groupe Renaissance

2. Groupe Rassemblement National

3. Groupe La France Insoumise – Nouvelle Union Populaire Écologique et Sociale

4. Groupe Démocrate (MoDem et Indépendants)

Comptes rendus des auditions

1. Audition, à huis clos, du général d’armée Thierry Burkhard, chef d’état-major des armées, sur la dissuasion nucléaire (mercredi 11 janvier 2023)

2. Audition, à huis clos, de l’amiral Pierre Vandier, chef d’état-major de la Marine, et du vice-amiral d’escadre Jacques Fayard, commandant les forces sous-marines et la force océanique stratégique (ALFOST), sur la dissuasion nucléaire (mercredi 11 janvier 2023)

3. Audition, à huis clos, de M. François Jacq, administrateur général du Commissariat général à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et de M. Vincenzo Salvetti, directeur des applications militaires au CEA, sur la dissuasion nucléaire (mercredi 18 janvier 2023)

4. Audition, à huis clos, de Mme Emmanuelle Maitre, chargée de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), de Mgr Antoine de Romanet et de M. Jean-Marie Collin, porte-parole de ICAN France, sur les questions éthiques liées à la dissuasion nucléaire (mercredi 18 janvier 2023)

5. Audition, à huis clos, du général d’armée aérienne Stéphane Mille, chef d’état-major de l’armée de l’Air et de l’espace, et du général de corps aérien Jérôme Bellanger, commandant des forces aériennes stratégiques, sur la dissuasion nucléaire (mercredi 25 janvier 2023)

6. Audition, à huis clos, de M. Pierre Éric Pommellet, président-directeur général de Naval Group, de M. André-Hubert Roussel, président exécutif d’ArianeGroup, de M. Antoine Bouvier, directeur de la stratégie et des affaires publiques d’Airbus, et de l’amiral (2S) Hervé de Bonnaventure, conseiller défense du Président-directeur général de MBDA, sur la dissuasion nucléaire (mercredi 25 janvier 2023)

7. Audition, à huis clos, de M. Philippe Errera, délégué général des affaires politiques et de sécurité au ministère de l’Europe et des affaires étrangères, sur la prolifération nucléaire (mercredi 1er février 2023)

8. Audition, à huis clos, de M. Emmanuel Chiva, délégué général pour l’armement, sur la dissuasion nucléaire (mercredi 1er février 2023)

9. Audition, ouverte à la presse, d’Olivier Zajec, Professeur des universités et directeur de l’institut d’études de stratégie et de défense à l’Université Jean Moulin Lyon 3 et de Guillaume de Rougé, chercheur associé au Centre interdisciplinaire d’études sur le nucléaire et la stratégie, sur la thématique de la dissuasion (mercredi 16 novembre 2022)

 


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   Avant-Propos du Président

    

  Dissuader pour protéger

   

La dissuasion nucléaire est l’arme du Président de la République. Mais elle ne peut être que pleinement légitime, crédible et durable que si l’opinion publique en comprend les fondements et en soutient les principes.

Alors que la « grammaire nucléaire » a resurgi à l’occasion de la guerre en Ukraine, il m’a paru nécessaire d’éclairer les représentants de la Nation, et à travers eux nos concitoyens, sur l’actualité des enjeux stratégiques, politiques, doctrinaux, technologiques, industriels et éthiques de la dissuasion.

C’est le sens du cycle d’auditions que la commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale a organisé en janvier 2023, une première depuis 2014, avant que la loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030 ne lui soit soumise.

Le présent recueil rassemble les comptes rendus de toutes les auditions, complétés par les prises de position des groupes politiques qui l’ont souhaité.

J’ai choisi d’introduire l’ensemble par un aperçu des fondements de la dissuasion, assorti de considérations générales.

1)     Une dissuasion nucléaire pour protéger nos intérêts vitaux

Rappelons d’abord les fondamentaux. La dissuasion a pour but de décourager tout agresseur de s’en prendre à nos intérêts vitaux au risque de « dommages absolument inacceptables sur ses centres de pouvoir », ses centres névralgiques, politiques, économiques ou militaires. L’incertaine définition de nos intérêts vitaux vise à empêcher nos adversaires de miser sur des seuils ou des effets de contournement. En cas de méprise sur notre détermination, la France pourrait délivrer à l’éventuel agresseur un « avertissement nucléaire, unique et non renouvelable ». Pour garantir sa crédibilité, la force de dissuasion est également capable de frapper « en second », c’est-à-dire de déclencher le feu nucléaire même si la France est préalablement frappée.

La dissuasion expose l’agresseur à un risque de réponse effrayante : c’est l’inverse d’une défense anti-missile dont le principe fait peser sur l’agressé le risque de son échec.

Depuis 59 ans, les forces armées assurent ainsi la permanence de la dissuasion nucléaire pour garantir ultimement la souveraineté et la liberté d’action de la France. Peu de pays ont réussi cette prouesse technologique, la France peut s'en enorgueillir.

L’arme est terrifiante mais ses extrémités ont précisément pour but d’empêcher la guerre : la dissuasion a une visée exclusivement défensive. Son emploi n’est concevable que dans des circonstances extrêmes de la légitime défense dont le droit est consacré par la Charte des Nations unies.

Alors que certains responsables russes ont dévoyé la rhétorique de la dissuasion nucléaire pour soutenir leur guerre en Ukraine, la détention par la France de l’arme nucléaire est un moyen de s’opposer à tout chantage, dans un monde marqué par le retour des confrontations brutales de puissances. Sans cette protection, notre capacité de soutien à l’Ukraine aurait été plus incertaine.

L’époque des dividendes de la paix est dépassée. C’est à l’ombre de ce tragique de l’Histoire, que notre destin national est à nouveau placé.

2)     Une dissuasion crédible reposant sur deux composantes en cours de modernisation

Les forces nucléaires sont organisées en deux composantes. D’un côté, la composante océanique de la marine (la force océanique stratégique – FOST) repose sur les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) et leurs missiles M51. De l’autre, la composante aéroportée, dotée de Rafale et du missile ASMPA, est constituée des forces aériennes stratégiques (FAS) de l’armée de l’air et de l’espace et de la force aéronavale nucléaire de la marine (FANu) qui n’est activée que sur ordre du Président de la République.

Les FAS assument depuis 1964 une alerte permanente, dont la crédibilité est sans cesse travaillée au travers d’une série d’exercices, notamment les exercices Poker de raid nucléaire. La FOST quant à elle assure une présence continue à la mer d’au moins un SNLE depuis 1972.

Je retiens des auditions que le besoin de conserver les deux composantes est avéré. Leurs caractéristiques se confortent mutuellement : la visibilité des FAS est un élément du dialogue stratégique avec nos compétiteurs qui complète l’invisibilité des SNLE ; les trajectoires balistiques des M51 s’ajoutent en outre aux profils de vol des missiles aéroportés pour faire peser sur un éventuel ennemi des risques de pénétration suffisamment nombreux et complexes pour qu’il ne soit jamais en mesure de garantir sa protection.

Pour garantir la crédibilité durable de sa dissuasion, la France a engagé la modernisation de ses moyens existants (ASMPA rénové, Rafale standard 4, 3e incrément du missile M51, rénovation des centres de transmission de la marine). Mais elle prépare aussi leur renouvellement pour disposer à partir de 2035 et jusqu’à 2080 d’une nouvelle génération de capacités (missile ASN4G, SNLE de 3ème génération, SCAF, renouvellement du réseau de transmissions).

En outre, la France poursuit son ambitieux programme de simulation pour concevoir des têtes robustes sans recourir à aucun essai. Ce programme tient ses promesses ; il repose sur des algorithmes, de puissants calculateurs et de grandes installations d’expérimentation (à l’instar de l’installation franco-britannique Epure et du laser mégajoule) et s’appuie aussi sur le succès de la coopération avec le Royaume-Uni lancée en 2010 par le traité Teutates.

La crédibilité de la dissuasion repose aussi sur l’excellence d’une base industrielle et technologique regroupant plus de 6 000 entreprises. Sous la maîtrise d’ouvrage de la DGA et de la direction des applications militaires (DAM) du CEA, ces entreprises d’excellence irriguent les territoires autour des principaux maîtres d’œuvre que sont Naval Group, MBDA, ArianeGroup, Airbus, Technicatome, Dassault ou encore Safran. Cet écosystème est une chance pour l’économie française et ses capacités d’innovation. En y incluant les multiples petites entreprises particulièrement compétentes sur des niches technologiques, cette base industrielle et technologique de défense doit être accompagnée et financée pour être sauvegardée. Sans elle, il ne saurait y avoir de dissuasion crédible, ni de sécurité garantie.

Les pages qui suivent décrivent l’excellence opérationnelle, technologique et industrielle qui permet à la France de préserver sa capacité à dissuader toute puissance étatique de s’en prendre à ses intérêts vitaux jusqu’à un horizon lointain. Cette phase de modernisation et de renouvellement a un coût, près de 5,6 Mden 2023, soit chaque année de 11 % à 13 % des dépenses annuelles de défense.

Moins de 7 euros par mois et par Français.

La prochaine LPM devra veiller à dégager les ressources financières garantissant la modernisation de la dissuasion et le maintien des compétences technologiques chez tous les acteurs concernés. Elle devra aussi veiller au bon niveau « d’épaulement » de la dissuasion par les forces conventionnelles : en s’assurant que les choix de mutualisation des moyens servant à la fois à la dissuasion et aux opérations conventionnelles n’obèrent pas la liberté d’action de la France même dans le pire des scenarii ; en développant enfin les moyens permettant de dénier tout succès aux tentatives de contournement de notre force nucléaire par des stratégies qui viseraient à rendre inopérant le dialogue dissuasif.

3)     Une dissuasion responsable

Strictement défensive, la dissuasion française est aussi transparente. Sa doctrine est exposée publiquement par chaque Président de la République. C’est loin d’être le cas de toutes les puissances dotées, dont certaines se plaisent dans l’opacité.

La France est sans doute l'État qui fait preuve de la plus grande responsabilité. Elle maintient un arsenal de moins de 300 têtes, taillé pour une stricte suffisance. Elle respecte et promeut les principaux engagements internationaux dont la clef de voûte est le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP).

La France a un bilan exemplaire, et unique au monde, en matière de désarmement nucléaire : elle est le premier État à avoir signé en 1998 le traité d'interdiction complète des essais nucléaires (TICE), elle a démantelé de manière transparente son site d'essais, elle a fermé et démantelé ses installations de production de matières fissiles à des fins explosives et elle promeut depuis 2015 un projet de traité sur l’interdiction de la production de matières fissiles à usages nucléaires auprès de la conférence du désarmement de l’ONU.

La crise profonde des instruments de maîtrise des armements, les dérives iraniennes et nord-coréennes, les menaces nucléaires russes comme le renforcement continu de l’arsenal chinois ne vont malheureusement pas dans ce sens.

Ce n’est pas un bon signe pour les démocraties. C’est à cette aune qu’il convient d’observer les débats sur le traité d’interdiction des armes nucléaires (TIAN) que des États insuffisamment prudents et des lobbys inconséquents promeuvent. Contrairement à ce qu’ils soutiennent, inciter à renoncer aux armes nucléaires conduit à fragiliser les États démocratiques en faisant peser sur eux des risques politiques dont s’affranchissent les puissances autoritaires désinhibées. Quant à devenir un membre observateur du TIAN, ce serait donner du crédit à un instrument qui détricote de fragiles équilibres stratégiques au détriment des démocraties ; ce serait se tenir au balcon face au délitement du monde.

L’opinion doit être consciente que nul État doté n’est plus responsable que la France mais la situation internationale exige que les démocraties puissent s’opposer à la grammaire de la force imposée par des puissances déstabilisatrices. En ces matières, l’éthique de responsabilité doit primer sur l’éthique de conviction pour éviter que sous couvert d’une démarche humanitaire, on désarme les démocraties.

C’est d’ailleurs ce qui explique l’attachement de nombre de nos alliés à la dimension nucléaire de l’Alliance atlantique et qui éclaire une partie des raisons qui conduisent deux États neutres historiques, la Suède et la Finlande, aux portes de l’OTAN. C’est aussi cette réalité qui motive la volonté du Président de la République à développer avec nos voisins européens « un dialogue stratégique […] sur le rôle de la dissuasion nucléaire française dans notre sécurité collective ».

4)     La force du consentement

Il n’y a pas de défense militaire crédible sans consentement des citoyens à la politique de défense conduite. Cela concerne aussi la dissuasion nucléaire. C’est pourquoi, les enjeux de la dissuasion doivent être expliqués, leurs principes compris et leurs coûts acceptés.

Les 5,6 Mdconsacrés à la dissuasion en 2023, moins de 7 par mois et par citoyen, n’atteindront pleinement leurs objectifs que si nos concitoyens soutiennent les raisons techniques, stratégiques et politiques qui guident ces choix : leur consentement aux coûts de la dissuasion comme aux conséquences terribles de ses potentialités est un gage de légitimité.

Les baromètres publiés régulièrement depuis 1985 indiquent un soutien solide de l’opinion publique tant à l’existence de la dissuasion qu’à sa modernisation continue. Au service d’une France libre et démocratique, il est important de poursuivre un débat qui ne soit pris en otage ni par les États autoritaires, ni par les activistes inconscients pour prolonger ce large consensus.

Le Parlement y prend sa part en auditionnant régulièrement les responsables de la préparation et de la mise en œuvre de la dissuasion. Le cycle spécifique que clôt le présent recueil est une autre forme d’éclairage du débat public : il renoue d’ailleurs avec une séquence similaire réalisée en 2014.

J’estime pour ma part qu’il ne faut pas s’arrêter là. Je n’oublie pas que la filière nucléaire civile française a été fragilisée, malgré son excellence, par les errements de débats défaillants, soutenus d’ailleurs par certains des lobbyistes qui promeuvent le TIAN, au détriment de notre souveraineté et de nos objectifs de décarbonation. J’ai la conviction que faire de la dissuasion l’affaire de tous est le plus sûr chemin pour conforter nos capacités de défense.

La force de gouverner n’est rien sans le soutien des citoyens qui lui-même repose sur un débat éclairé, rationnel et responsable. Aussi, chacun doit se mobiliser pour participer au développement d’une culture de Défense. C’est à ce prix que nous pourrons conjuguer puissance, résilience et démocratie.


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   Contributions écrites DES Groupes parlementaires

1.   Groupe Renaissance

Le Général de Gaulle, le 15 février 1965, à l’École navale, prononçait la phrase suivante témoignant de la vision accompagnant alors la dotation de la France de l’arme nucléaire, rehaussant ainsi notre pays parmi ses alliés, le dispensant de protecteur et garantissant son indépendance : « pour ce qui est de notre pays », il s’agit d’avoir une Marine « qui soit en mesure de frapper fort, de frapper comme c’est sa nature, sur la mer et, depuis la mer, tout ennemi de la France, de le frapper avec les armes les plus puissantes qui soient et de le frapper, le cas échéant, sans réserve et sans condition ». Il ajoutait également : « Nous n’en avons pas fini avec la bombe atomique. Le plus puissant moyen de guerre a commencé par apporter la paix. Une paix étrange, la paix tout de même ».

Ces mots illustrent la conception que nous nous faisons de la dissuasion nucléaire, garantie ultime de notre souveraineté et de notre liberté d’action. Clé de voûte de notre stratégie de défense, la dissuasion nucléaire, indivisible des autres pans de la politique de défense, doit nous permettre de défendre nos intérêts vitaux où qu’ils soient, lorsqu’ils sont mis en danger. Une nation dotée n’est pas une puissance comme les autres, cela confère une responsabilité, cela oblige. L’agression par la Russie de l’Ukraine est un exemple éloquent de l’importance de la possession de l’arme nucléaire. Le 14 janvier 1994, l’Ukraine signa à Moscou un accord proposé par les États-Unis et par la Russie aux termes duquel les 1 500 ogives nucléaires qui faisaient de ce pays le troisième État le plus doté seraient transférées en Russie. Le mémorandum de Budapest signé le 5 décembre 1994 par l’Ukraine, la Russie, les États-Unis, le Royaume-Uni puis la France et la Chine prévoyait que toutes les parties s’engagent à « respecter son indépendance, sa souveraineté et ses frontières existantes » en échange de la dénucléarisation de l’Ukraine et de son adhésion au traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP). Près de 30 ans plus tard, la Russie envahit de manière injustifiée l’Ukraine. Cet exemple démontre avec force que les pays non protégés par l’arme nucléaire ne sont par conséquent pas à l’abri d’attaques militaires frontales.

La France s’oppose à l’utilisation de l’arme nucléaire à des fins de sanctuarisation agressive comme le fait depuis un peu plus d’un an la Russie dans le cadre du conflit en Ukraine. Transparente et fréquemment rappelée par le Président de la République, la doctrine française de dissuasion nucléaire est strictement défensive. Le recours à l’arme nucléaire n’est envisagé par la France qu’en cas d’extrême légitime défense, dans le cas où la survie de la nation serait en jeu et les intérêts vitaux menacés ou attaqués. Cette doctrine est endossée et assumée par les Présidents de la République successifs parce qu’elle est raisonnable, non agressive, qu’elle protège et contribue à la paix et à la stabilité stratégique. Notre dissuasion nucléaire crédible nous permet d’être une puissance d’équilibres capable d’empêcher des conflits majeurs, d’être une puissance prise au sérieux sur la scène internationale, et d’exercer une influence certaine sur l’ordre international, notamment en matière de non-prolifération comme impératif d’une paix durable.

Le groupe Renaissance soutient donc les efforts menés pour garantir la permanence, la crédibilité et la robustesse de la dissuasion nucléaire afin de prévenir une guerre majeure. Il faut en effet accepter d’y consacrer une part importante de nos crédits militaires dans ses deux composantes que sont la composante océanique et la composante aéroportée. Dès lors, notre groupe se félicite des efforts importants engagés depuis 2017 pour la réparation de nos armées et de notre outil militaire, qu’il a soutenus fermement. Rappelons qu’après des décennies de sous-investissement et de non-respect des précédentes trajectoires fixées dans les lois de programmation militaire, la loi de programmation actuelle a été respectée à l’euro près. Celle-ci, de manière générale, a permis une forte remontée en puissance de nos armées. Les crédits de paiements de la mission Défense ayant augmenté de 36 % sur la période 2017-2023, soit un total de 37, 6 milliards d’euros de ressources supplémentaires cumulées. Concernant plus précisément la dissuasion, les crédits de paiement ont augmenté de 47 % par rapport à 2017, et sont établis en 2023 à hauteur de 4,6 milliards d’euros.

Face au contexte actuel, et en préparation de l’avenir, notre groupe Renaissance défend les politiques de renouvellement et de modernisation des composantes de la dissuasion nucléaire afin que notre pays demeure en capacité de faire face et de relever les défis d’aujourd’hui et de demain. Cela est particulièrement important face à l’instabilité de plus en plus marquée des équilibres dissuasifs, à l’accroissement des moyens en la matière d’autres acteurs sur la scène internationale et à l’hypothèse de plus en plus crédible du retour de la guerre de haute intensité.

À cet égard, la Loi de Programmation Militaire 2024-2030, à l’adoption de laquelle la majorité présidentielle apportera tout son concours, est historique. Le budget alloué à nos forces armées sera de 413 milliards d’euros, une augmentation de 40 % par rapport à la précédente LPM, avec un intérêt fort porté à la dissuasion. En effet, comme pour la précédente LPM, 12 % du budget de la LPM 2024-2030 sera alloué à nos forces nucléaires. Un effort considérable qui nous permet de faire face au contexte actuel et de nous tourner vers l’avenir. Les auditions réalisées nous ont confirmé que, grâce à ces investissements conséquents, les forces nucléaires françaises peuvent appréhender, avec confiance, le futur de la dissuasion et travailler à sa grande performativité, permise par l’arrivée d’armes de pointe à l’horizon 2035-2040. Parmi elles, nous pouvons citer les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins de troisième génération (SNLE-3G), dont le premier entrera en service à l’horizon 2035, ou encore le missile hypervéloce ASN4G, sans oublier la mise en service du PANG, le nouveau porte-avions, à l’horizon 2038.

Ces efforts de garantie de permanence, de renouvellement et de modernisation requièrent des investissements en matière de recherche et de développement, dans le tissu industriel français et dans le capital humain. Une forte capacité nucléaire dépend en effet aussi des ressources humaines adéquates et dotées des compétences idoines s’agissant tant du volet industriel qu’opérationnel. À cet égard, s’il apparaît qu’à l’heure actuelle nous parvenons à recruter les effectifs dont nos armées ont besoin, notre groupe Renaissance plaide en faveur d’efforts renouvelés pour favoriser la fidélisation du personnel militaire et notamment des atomiciens. Du fait d’un marché du travail particulièrement dynamique, ce type de professions est marqué par une certaine compétitivité et nos armées font face à des taux de départ importants. Cela s’explique notamment par une forte compétitivité et l’attrait de rémunérations plus élevées pratiquées chez d’autres acteurs du secteur, conjuguées avec de moindres contraintes. Il nous faut donc « retrouver une BITD souveraine et autonome pour ne pas être condamné à acheter à Moscou, Washington ou Pékin » comme affirmé par le Ministre des Armées. Investir dans la dissuasion nucléaire et dans la filière BITD française nous permettra, à la fois, de préserver notre indépendance, tout en garantissant des retombées positives sur toute l’industrie militaire et civile française. En effet, au-delà des grands maîtres d’œuvre du secteur, plus de 2 000 petites et moyennes entreprises contribuent, directement ou indirectement, à la dissuasion nucléaire française. L’impact sur l’économie et sur la création d’emplois d’un tel investissement est donc conséquent.

Par ailleurs, la dissuasion étant conçue comme la clé de voûte de notre stratégie de défense, le groupe Renaissance défend résolument un modèle d’armée à même de soutenir les forces nucléaires afin de préserver la liberté d’action de la France et éviter un contournement par le bas.


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2.   Groupe Rassemblement National

LA DISSUASION ÉLÉMENT CLÉ DE LA SOUVERAINETÉ FRANÇAISE

La Revue nationale stratégique 2022 (RNS) présente les dix Objectifs Stratégiques (OS) que la France se fixe pour assurer son rôle de puissance d’équilibre, et garantir la sécurité de ses intérêts au regard des menaces potentielles qui pèsent sur elle. Au rang de ces objectifs, la RNS 2022 a intitulé son OS n° 1 « Une dissuasion nucléaire robuste et crédible », érigeant cette dernière comme la dorsale de notre sécurité.

Le Rassemblement National attaché à la défense des intérêts français, est donc rassuré de voir persister le rôle fondamental joué par la dissuasion, à côté des forces conventionnelles, dans la protection du pays. En effet, cette capacité est devenue avec le temps l’outil indispensable pour « peser » et porter avec crédibilité la voix et l’influence de la France sur la scène internationale. En conséquence, notre Nation appartient au club restreint des pays détenteurs du « feu » nucléaire, lui garantissant ainsi les moyens de ses ambitions tout en envoyant un signal fort de fiabilité et de puissance, tant à ses alliés qu’à ses compétiteurs.

Fruit de la volonté du Général De Gaulle de construire et de consolider l’indépendance et la souveraineté de la France au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la dissuasion nucléaire constitue la clé de voûte de notre défense nationale. Avec la mise en place d’une double composante : aérienne, avec les Forces aériennes stratégiques (FAS) depuis 1964 ; navale, avec la Force océanique stratégique (FOST) depuis 1972 (mise à flot en du premier Sous-marin Nucléaire Lanceur d’engin – SNLE – Le Redoutable) et le début de la « permanence à la mer ». La France a fait le choix de la puissance nucléaire pour protéger ses intérêts vitaux, cette politique maintenue depuis 1940 marque la fierté et la puissance de notre pays capable de porter une voix indépendante sur la scène internationale.

DES POLITIQUES DANGEREUSES OPPOSÉES À NOTRE SOUVERAINETÉ

Cet outil, indispensable à la protection collective des Français et longuement édifié par le travail collectif de nos dirigeants, de nos armées, et de nos industriels ; fait régulièrement l’objet de remises en cause et de contestations depuis de nombreuses années. La dissuasion est ainsi contestée par quelques responsables politiques qui ne voient plus l’intérêt d’entretenir un outil qui leur semble coûteux, voire désuet. C’est oublier que la paix relative que connaît l’Europe depuis plus de 70 ans est avant tout le fruit de la dissuasion française mise au service de ses alliés dans le cadre des accords qui nous lient. C’est aussi oublier, que le propre de l’arme nucléaire est de gagner suffisamment en crédibilité pour ne pas être utilisé à l’encontre d’adversaires potentiels.

Notre dissuasion est également régulièrement remise en cause par l’idéologie politico-militaire d’une Europe de la défense, dont l’une des résultantes se manifesterait dans un possible partage de cette capacité nucléaire avec nos voisins européens. Bien que cette option ait été rapidement contestée, démentie voire désavouée, le risque de la voir réapparaître prochainement dans les sphères du pouvoir politique et diplomatique n’est pas à exclure. Elle est surtout commandée par cette idée d’Europe de la défense, dogmatiquement érigée par les dirigeants du continent qui se complaisent dans l’illusion d’une totale et cohérente uniformité stratégico-militaire entre pays européens. Cette illusion doit donc être combattue, car elle serait non seulement une dilution de la souveraineté de notre pays, mais conduirait également à un affaiblissement général de l’Europe qui n’aurait plus de nations fortes en capacité de réagir rapidement.

UNE IDÉOLOGIE ÉCOLOGISTE QUI MENACE LE PRINCIPE DE DISSUASION NUCLÉAIRE

En plus de la contestation politique et de l’illusion d’une Europe de la défense un autre danger guette notre dissuasion : celui de l’idéologie écologiste. Depuis quelques années, la puissance des coteries et des associations militantes écologistes de gauche et d’ultra-gauche sont entrées dans une spirale croissante de violence. Ils justifient cette violence par la nécessité de la sauvegarde du climat et de la planète, s’appuyant sur une idéologie qui nie le réel. Un de leur objectif est évidemment le nucléaire ; d’abord le civil mais par extension le nucléaire militaire également. Les gouvernements français successifs, par idéologie, ont sacrifié la politique énergétique du pays en même temps que ses centrales et les réacteurs, faisant payer aux Français les résultats de leur inconséquence par les pénuries et les coupures d’énergies. Le nucléaire militaire est donc menacé par les attaques de l’écologie radicale et punitive, portée par des mouvances militantes, qui utilisent les leviers de la peur et de l’action violente pour impressionner et influencer l’opinion, et les décideurs publics. Ce risque existe bel et bien et nous l’avons déjà vu à l’œuvre chez certains de nos alliés parvenant parfois à des résultats : en Allemagne, en Australie ou en Nouvelle-Zélande. Il nous semble donc nécessaire de sanctuariser le principe de la dissuasion.

SANCTUARISER LE PRINCIPE DE LA DISSUASION

Le retour des conflits symétriques de haute intensité à l’Est de l’Europe, la Guerre en Ukraine, nous rappelle la violence de la guerre. Ils démontrent la nécessité de conserver une dissuasion nucléaire, robuste et crédible, pour prévenir une guerre majeure, et garantir la liberté d’action de la France tout en préservant ses intérêts vitaux. Il est donc indispensable de maintenir cette capacité mais aussi de la renforcer afin qu’elle reste crédible, efficace et indépendante. Même si ces objectifs continueront d’être remplis par l’investissement constant de nos industriels et de nos forces armées, par l’effort budgétaire consenti, et par l’appropriation la plus large des enjeux de dissuasion et de la culture stratégique ; il convient de porter une réflexion afin d’éviter qu’une potentielle remise en cause de l’intérêt d’une telle force puisse à nouveau survenir. C’est pourquoi afin de protéger et sanctuariser ce qui constitue le fleuron de notre Défense Nationale, il pourrait être inscrit dans la Constitution la force de dissuasion nucléaire. Cette constitutionnalisation serait un moyen pertinent de la consacrer et de la protéger juridiquement, empêchant ainsi toute entrave à sa détention, à son entretien et à sa mise en oeuvre. Enfin, c’est aussi affirmer auprès de nos alliés et de nos adversaires que dans le « concert des Nations », la France compte et comptera encore.

LES LIMITES DE LA DISSUASION QUI APPELLENT À RENFORCER NOS ARMÉES

La dissuasion est le fondement ultime de l’indépendance, elle suppose une permanence et une indépendance militaire et industrielle. C’est pourquoi la modernisation de la force de frappe nucléaire doit être poursuivi, accéléré si possible, sur l’ensemble de ses composantes : sous-marine, aéroportée, infrastructures technico-opérationnelles, communications, service hydrographique, renseignement. Cette modernisation est nécessaire afin d’en garantir l’efficacité dans le temps, face au développement technologique des contre-mesures. Garantir son efficacité en toutes circonstances, nécessite donc qu’une attention particulière soit portée à la reconquête et à la consolidation de tous les acteurs industriels et de leur chaîne d’approvisionnement qui œuvrent dans cette filière d’excellence.

La guerre en Ukraine, nous alerte sur l’urgence de conforter et de consolider notre outil de Défense et notre modèle d’armée complet avec la dissuasion nucléaire. Le constat est unanime les forces armées françaises sont sollicitées au-delà de leurs moyens et de leurs contrats opérationnels. La France fait face à une complexité stratégique dont les défis nécessitent d’augmenter l’effort national en faveur de la Défense. Dans ce contexte, il est donc nécessaire de renforcer toutes les composantes de nos armées. Et si la dissuasion doit rester un élément clef indispensable son actualisation doit être fait concomitamment à une montée en puissance de l’ensemble de notre modèle d’armée.


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3.   Groupe La France Insoumise – Nouvelle Union Populaire Écologique et Sociale

La commission de la défense nationale et des forces armées a conduit un cycle d’auditions portant sur la dissuasion nucléaire française dans le cadre de l’examen futur du projet de loi de programmation militaire.

Le débat sur la dissuasion nucléaire ne peut se résumer à des prises de position manichéenne. Pour le groupe parlementaire de la France insoumise – NUPES, questionner, débattre de la dissuasion nucléaire est salutaire. Si la dissuasion nucléaire est la « clef de voûte » de notre outil de défense, alors le débat public doit pouvoir se tenir, et n’entache nullement la crédibilité de notre arsenal et de la doctrine. Dans cette perspective, le groupe LFI-NUPES se refuse à s’enfermer dans des débats, dans des considérations exclusivement techniques. La technique ne doit pas commander notre stratégie et notre politique, mais bien l’inverse. Ce point est décisif quant à l’idée de stricte suffisance. De même, la question de la dissuasion nucléaire est un sujet relevant exclusivement de notre souveraineté, et son coût doit dès lors être assumé entièrement par les autorités étatiques.

Le groupe parlementaire LFI-NUPES estime également qu’il est nécessaire de placer l’idée de la dissuasion dans un cadre plus large que celui de son vecteur nucléaire. Il considère que la dissuasion nucléaire a des angles morts à moyen et long terme. D’abord, le conflit en Ukraine démontre que la liberté d’action des États, en particulier dotés, est entravée par la stratégie de sanctuarisation agressive menée par la Russie. La réponse de ces États doit alors être envisagée de façon à ce qu’elle reste sous le seuil d’un affrontement direct, ce qui appelle à de plus larges réflexions. De même, notre force de dissuasion pourrait à terme être contournée par le bas, avec les nouvelles avancées technologiques, qui pourraient par exemple frapper – dans un horizon encore relativement lointain – l’indétectabilité de nos sous-marins lanceurs d’engins. Dès lors, cet état de fait commande que la France suive avec un très grand sérieux les prochaines évolutions technologiques et les anticipe le cas échéant.

Cet intérêt particulièrement légitime accordé à la dissuasion nucléaire ne doit pas non plus occulter les aspects centraux de l’action internationale de la France, que sont ses efforts pour la paix et le désarmement. Partie prenante du traité de non-prolifération, la France doit prendre en compte ses engagements, et tout mettre en œuvre, pour – en tout temps – faire progresser la paix dans le monde. À ce titre, elle devrait manifester sa compréhension et son soutien à la mobilisation de la société civile internationale qui a abouti à l’adoption du traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN). Elle le peut, sans renoncer à sa protection en acquérant le statut de membre observateur.


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4.   Groupe Démocrate (MoDem et Indépendants)

Notre dissuasion nucléaire est née en 1961 sous l’égide du Général de Gaulle. À l’époque, cette mission avait été donnée à la délégation ministérielle pour l’armement (DMA) avec comme objectif de « construire une défense nationale indépendante fondée sur la dissuasion ». C’est la naissance de la Direction générale de l'Armement (DGA) qui par la suite structura une grande partie de notre industrie de défense.

La dissuasion nucléaire est un élément de puissance non négligeable qui nous assure une place de grande puissance militaire au sein de l’Europe. Comme l’a rappelé le général Bellanger lors de son audition : « Notre stratégie de dissuasion, défensive, a pour objectif d’infliger des dommages inacceptables à l’adversaire »

Si nos armées ont subi depuis 30 ans les réductions budgétaires, remettant aujourd’hui en cause leur crédibilité à mener une guerre de haute intensité ; notre dissuasion nucléaire, bien qu’ayant été réduite ces dernières années, a toujours gardé de sa crédibilité aux yeux des autres puissances militaires. La prochaine Loi de programme militaire (LPM) 2024-2030 devrait accroître l’effort financier déjà entamé lors de la précédente LPM. Dans sa composante aérienne, nous passerons au « tout rafale » avec le missile air-sol nucléaire de quatrième génération (ASN4G) qui succèdera à l’Air-sol moyenne portée amélioré (ASMPA) d’ici 2035. Dans sa composante maritime, le programme de Sous-marin nucléaire lanceur d'engins (SNLE) 3G, vise à remplacer les quatre SNLE de type « le Triomphant », dont le lancement en réalisation a été acté en février 2021, pour une première livraison attendue à l’horizon 2035. Enfin, dans sa composante aéronavale, la construction du prochain porte-avions nouvelle génération (PANG) sera déterminante, notamment en cas de conflit dans la zone indo-pacifique.

– La dissuasion nucléaire assure à la France une place centrale au sein des pays européens

Depuis le Brexit, la France est la seule puissance au sein de l’UE à être dotée de la dissuasion nucléaire dans une triple composante : océanique (FOST), aéronavale (FANU) et une aérienne (FAS).

Il est tout de même important de rappeler que dans le cadre de la politique de dissuasion nucléaire de l’OTAN, d’autres États membres de l’Union européenne hébergent au sein de leur territoire des armes atomiques américaines : l’Italie, les Pays-Bas, l’Allemagne et la Belgique.

Ces pays européens participants à cette politique de l’OTAN ont la responsabilité de prendre des décisions communes en matière de politique nucléaire, mais aussi d’entretenir conjointement le matériel technique nécessaire à l’utilisation de cette force de frappe.

Composée d’un stock de moins de 300 ogives, elle joue un rôle central dans la défense de notre souveraineté et la garantie de notre sécurité nationale. Pour le Président de la République, la dissuasion nucléaire « garantit notre indépendance, notre liberté d’appréciation, de décision et d’action. Elle interdit à l’adversaire de miser sur le succès de l’escalade, de l’intimidation ou du chantage ».

Cependant, cette protection ne se limite pas à notre seul territoire métropolitain, car il est important de rappeler que la France participe à la police de l’air européenne avec des chasseurs capables d’assurer la dissuasion nucléaire, mais permet également de protéger nos territoires d’outre-mer en cas d’agressions. Notre marine est composée de quatre SNLE dont au moins un est en permanence actif, et d’une composante aéroportée, la force aéronavale nucléaire, assurée par le porte avion Charles de Gaulle.

Les programmes de dissuasion nucléaire, comme l’a rappelé Emmanuel Chiva dans son audition, représentent une part significative du chiffre d’affaires des maîtres d’œuvre industriels, ils ont un effet structurant sur la BITD et impactent positivement le niveau technologique du pays. Les grands maîtres d’œuvre du secteur de la défense sont impliqués : Naval Group, TechnicAtome, Thales, Ariane Group, MBDA et Dassault Aviation. De plus, non moins de 2000 petites et moyennes entreprises (PME) qui y contribuent directement ou indirectement. La dissuasion nucléaire est donc bénéfique à nos industries de défense.

Un effort budgétaire conséquent depuis la Présidence d’Emmanuel Macron et sa première loi de programmation en 2019

En termes financiers, pour la période 2019-2023, 25 milliards d’euros ont été consacrés à la dissuasion nucléaire. Pour l’année 2022, 5,3 milliards d’euros y étaient consacrés et pour l’année 2023, ce seront 5,6 milliards. La prochaine loi de programmation devrait porter ce montant à 6 milliards d’euros par an jusqu’à l’année 2030.

Pour Emmanuel CHIVA, cette trajectoire est positive : « Ces choix en matière de finances sont cohérents avec l’ambition du Président de la République, évoquée lors du discours qu’il a prononcé́ le 7 février 2020 ».

La construction d’une dissuasion nucléaire européenne sous l’égide de la France ne peut se faire qu’au niveau politique

Comme l’a rappelé le Chef d'État-Major des armées (CEMA) Thierry Burkhard, l’européanisation de notre dissuasion nucléaire ne peut se faire qu’au niveau politique. Cette décision n’appartient pas aux militaires. En effet, selon Thierry Burkhard, si la France devait assurer le parapluie nucléaire européen, nous devrions envisager des compensations financières. Pour le CEMA, il est important avant tout de progresser sur le chemin de la communauté européenne de défense.

Dissuasion nucléaire et éthique : un sujet qu’il était nécessaire d’aborder

Une guerre à haute intensité, comme nous le voyons tous les jours, amène chaque jour son lot de morts et de souffrance. Mais qu’en sera-t-il si un jour éclatait une guerre nucléaire ouverte ? Nous sommes dans l’inconnu sur les conséquences finales, mais nous sommes certains que cela fera au moins des centaines de milliers, voire des millions de morts.

Si la modernisation de notre dissuasion est nécessaire pour garantir son efficacité, l’adage de Rabelais cité par Thomas Gassilloud lors de l’audition doit constamment nous guider : « La science sans conscience n’est que ruine de l’âme ».

La France a une doctrine claire sur l’utilisation de la bombe atomique, elle ne peut être que défensive, pour répondre à une agression. Cet aspect est intéressant et nous distingue, par exemple, d’États comme la Russie qui mène la guerre en Ukraine en menaçant quiconque s’opposant à son entreprise meurtrière de représailles nucléaires.

Comme il a été rappelé lors des auditions, il est intéressant d’observer que les États libéraux et démocratiques sont les seuls à soulever la question éthique de l’usage de l’arme nucléaire. Les ONG sont très actives à ce sujet.

Peut-on en dire de même pour l’Iran dont l’un des objectifs est la destruction d'Israël une fois son programme nucléaire militaire achevé ?

Conclusion :

La loi de programmation 2019-2024 était une loi dite de « réparation », qui mettait fin aux baisses de budget pour nos armées. La prochaine LPM doit maintenant acter une véritable montée en puissance de nos armées qui manquent actuellement d’épaisseur, et qui doivent désormais pouvoir répondre aux nouvelles menaces : guerre à haute intensité, cyberguerre, guerre spatiale, etc. Concernant la dissuasion nucléaire, les différentes auditions ont été très positives et ont souligné une adhésion aux orientations données par le Président de la République. Ces auditions ont permis de partager une vision globale de cet outil de souveraineté.

La Russie et les États-Unis sont les grandes puissances historiques en matière de dissuasion nucléaire. La guerre en Ukraine a relancé la course à l'armement et a marqué la suspension par les russes du traité NEW START, mis en place en 2010 avec les Américains, visant à limiter le déploiement d’ogives nucléaires à 1550. Si la Russie a affirmé continuer de respecter les principes de l’accord, cette promesse reste incertaine. La Chine, quant à elle, est actuellement dotée d’environ 300 ogives nucléaires et souhaite rattraper son retard dans le domaine. Elle s’est d’ailleurs fixée comme objectif de porter à 1000 ses ogives nucléaires d’ici 2030.

Au niveau régional, nous pouvons mentionner l’Iran et l’avancement de son programme nucléaire militaire, Israël qui tient son armée de l’air en alerte pour une éventuelle intervention, et la Corée du Nord qui ne cesse de provoquer ses voisins – Japon et Corée du Sud – avec des essais de missiles balistiques pouvant porter des charges nucléaires.

Ces menaces que les militaires, les industriels et tous les acteurs de la défense ont bien pris en compte nous amènent à repenser notre modèle d’armée. Ces auditions nous ont montré que la France sera capable de répondre à ces menaces si un jour notre souveraineté et notre sécurité nationale devaient être remises en cause par un pays ennemi.


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   Comptes rendus des auditions

(par ordre chronologique)

 

1.   Audition, à huis clos, du général d’armée Thierry Burkhard, chef d’état-major des armées, sur la dissuasion nucléaire (mercredi 11 janvier 2023)

 

M. le président Thomas Gassilloud. Je vous présente à toutes et à tous, chers collègues, ainsi qu’à vous, mon général, et à travers vous à l’ensemble des militaires qui servent notre pays, mes meilleurs vœux pour l’année nouvelle. Elle sera très importante, avec l’adoption probable de la nouvelle loi de programmation militaire (LPM) dont chacun, compte tenu du contexte international, mesure l’importance. Notre commission aura une responsabilité très importante ; cela doit nous pousser à être exigeants vis-à-vis de nous-mêmes et de nos interlocuteurs.

Nous venons de clore une série d’auditions sur les enseignements à tirer de l’agression de l’Ukraine par la Russie. Dix de nos collègues travaillent actuellement à cinq missions d’information qui devraient nous permettent de formuler, lors de la remise des travaux, mi-février, diverses recommandations sur les points de vigilance à prendre en considération dans la future LPM.

Nous engageons aujourd’hui un nouveau cycle d’auditions sur la dissuasion nucléaire, sujet que nous avions commencé d’aborder avec les universitaires entendus sur l’Ukraine. Depuis 1960, date du premier essai atomique français au Sahara, la dissuasion constitue la clé de voûte de la défense française. Au cours des années 1950 et 1960, la France a développé une théorie de la dissuasion comme empêchement de la guerre, confortée pour l’essentiel par tous les présidents de la Vème République qui se sont succédé. Pour sa part, le président Emmanuel Macron, lors du discours sur la stratégie de défense et de dissuasion qu’il a prononcé le 7 février 2020, a déclaré : « Je suis intimement persuadé que notre stratégie de dissuasion conserve toutes les vertus stabilisatrices et demeure un atout particulièrement précieux dans le monde de compétition qui aujourd’hui se dessine sous nos yeux ». Traduisant cette conviction, la revue nationale stratégique invite « à redoubler les efforts afin de renforcer la culture stratégique et de dissuasion en permettant l’appropriation des enjeux de dissuasion par un public plus large ».

Dans ce cadre, au cours de notre nouveau cycle d’auditions, qui se déroulera à huis clos mais avec un compte rendu, toutes les questions liées à la dissuasion seront abordées : crédibilité des composantes, enjeux éthiques, articulation avec les forces conventionnelles, possibilité ou non de dépasser l’arme nucléaire. La parole sera également donnée à ceux qui préconisent d’autres choix pour la France, puisque le collectif Ican France, le relais national de la Campagne internationale pour abolir les armes nucléaires, participera à l’une des tables rondes prévues.

Pourquoi notre commission doit-elle se saisir de ce sujet ? En premier lieu, parce que, je l’ai dit, la dissuasion nucléaire est la clé de voûte de notre défense nationale. De plus, cette option stratégique se traduit par un budget important, financé par nos compatriotes : il s’élève à 37 milliards d’euros au long de la LPM en cours, que nous allons renouveler, et nous ne pouvons pas nous exonérer d’étudier ce sujet. D’autre part, l’actualité internationale se caractérise par le retour en force du fait nucléaire, notamment dans le discours russe. Enfin, dans une démocratie, la dissuasion est crédible si elle est comprise et portée par toute la Nation. Parce que le débat démocratique conditionne également la crédibilité de notre dissuasion nucléaire, nous aurons l’occasion, mes collègues et moi, de participer à des colloques à ce sujet, comme je l’ai déjà fait en intervenant au colloque de la Fondation pour la recherche stratégique. Dès la semaine prochaine, nous nous rendrons à l’Île Longue, dans la base sous-marine qui accueille les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, où nous serons accueillis par Jean-Charles Larsonneur.

Il était naturel que pour commencer nous vous entendions rappeler la place de la dissuasion nucléaire dans notre stratégie de défense, décrire l’étendue de vos responsabilités et dire quels doivent être nos efforts pour préserver la crédibilité de notre dissuasion.

M. le général d’armée Thierry Burkhard, chef d’état-major des armées. Á mon tour, je vous souhaite à tous une très bonne année 2023 et vous remercie pour ce que vous avez fait en 2022. Au cours de l’année à venir, qui s’annonce importante à de nombreux égards, nous travaillerons sans nul doute ensemble, en particulier sur la nouvelle loi de programmation militaire dont vous allez débattre.

Je vous l’ai dit en octobre dernier, l’attaque de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022, constitue un point de bascule qui nous fait changer de monde. La recomposition de l’ordre stratégique est toujours en cours et personne ne mesure encore exactement l’étendue des changements. Pourtant il importe d’ores et déjà de réinterroger systématiquement nos choix antérieurs. Cela ne signifie pas que tout ce que nous faisions auparavant n’a plus lieu d’être mais une interrogation générale s’impose sur la pertinence de notre action aujourd’hui, et y compris en matière de dissuasion. Il y a donc beaucoup de sens à votre cycle d’auditions sur ce sujet fondamental pour notre défense. C’est d’autant plus opportun que depuis le début de la guerre en Ukraine, chacun a constaté la banalisation du recours à la rhétorique nucléaire dans les médias, comme s’il ne s’agissait seulement que d’une arme de plus. Ce n’est évidemment pas le cas : l’arme nucléaire est un sujet d’un ordre supérieur, parce qu’il s’agit d’abord d’un changement de nature de l’affrontement. La chose nucléaire répond à une logique propre qui doit être mieux connue et mieux cernée, pour éviter à la fois de la banaliser et de la fantasmer.

J’estime que les modalités de mise en œuvre de la dissuasion nucléaire française par les armées demeurent crédibles parce qu’elles se sont en permanence adaptées aux évolutions des menaces et de la technologie. Cette dynamique soutient la pertinence d’une fonction stratégique dont le secret et l’ambiguïté, nécessaires à sa crédibilité, ne doivent pas laisser penser à un immobilisme qui la disqualifierait.

Je rappellerai mes responsabilités dans l’exercice de la dissuasion, avant de décrire en quoi la dissuasion nucléaire constitue la clé de voûte de notre stratégie de défense. Je conclurai en partageant avec vous les enseignements en matière de dissuasion que je tire de la guerre en Ukraine.

Vous savez le lien direct entre le chef d’état-major des armées et le Président de la République dans le domaine des opérations conventionnelles. Cette relation est tout aussi directe pour ce qui concerne la dissuasion, mais elle comporte un degré supplémentaire de densité. Chef des armées, le Président de la République incarne encore plus profondément la dissuasion et décide directement de tout ce qui a trait à la doctrine, aux moyens, au niveau d’alerte et à la mise en œuvre. Pour ce faire, il est assisté par l’état-major particulier, qui le conseille dans l’exercice de ses responsabilités.

À partir des directives du Président de la République, il me revient de décliner mes responsabilités propres, qui se répartissent en deux volets. Le premier a trait aux aspects opérationnels. Il m’incombe d’abord de garantir la tenue de la posture de dissuasion, c’est-à-dire sa crédibilité, son invulnérabilité et son efficacité : en préparant des plans d’emploi ; en fixant les directives opérationnelles des forces nucléaires ; en m’assurant en permanence de leur capacité opérationnelle ; en informant le ministre des armées et en rendant compte au Président de la République de l’état des moyens ; le cas échéant, en m’assurant de l’exécution des ordres d’engagement qui seraient donnés par le Président de la République. Au titre du contrôle gouvernemental dont la responsabilité revient à la Première ministre, je m’assure que toutes les mesures sont prises pour garantir au Président de la République qu’il dispose en toutes circonstances des moyens de la dissuasion et qu’ils seront mis en œuvre conformément à ses directives. Au bénéfice du ministre des armées, je m’assure de la bonne exécution de ses décisions au sein des armées, notamment de l’organisation, de la gestion, de la mise en condition d’emploi des forces nucléaires et de l’infrastructure qui leur est nécessaire.

À cette fin, je dispose d’une division de l’état-major des armées, la division Forces Nucléaires, qui inclut notamment le centre d’opérations des forces nucléaires. J’ai sous mes ordres trois commandants de force nucléaire : le général commandant les forces aériennes stratégiques (FAS), l’amiral commandant la Force océanique stratégique (FOST) et l’amiral commandant la Force aéronavale nucléaire (FANU). Je suis également assisté par le chef d’état-major de la Marine et par le chef d’état-major de l’armée de l’Air et de l’Espace, qui me conseillent en ce domaine comme ils le font dans le domaine des forces conventionnelles, et sur lesquels j’ai autorité, conformément au code de la défense, dans le domaine de l’emploi et dans le domaine capacitaire.

Qui dit domaine capacitaire dit aspects programmatiques ; c’est l’autre volet de mes responsabilités. Au-delà des mesures prises pour assurer la permanence de la dissuasion au quotidien, il importe de préparer l’avenir. Pour ce faire, je participe, avec le délégué général pour l’armement et le directeur des applications militaires du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives, à l’élaboration des capacités futures par l’expression du besoin opérationnel pour les composantes océanique et aérienne et aussi pour les systèmes de transmissions nucléaires, dont je souligne l’importance capitale. Parce qu’il n’y a pas de dissuasion possible sans capacité à transmettre les ordres, les transmissions constituent une priorité d’investissement majeur. Les besoins en ce domaine sont définis en fonction de l’analyse stratégique de la menace et des perspectives d’évolution. Nos capacités ne sont plus celles du XXème siècle : elles s’adaptent en permanence aux évolutions prévisibles et prospectives des défenses adverses, en particulier aux progrès des défenses sol-air et antimissiles. Cela dit toute l’importance du renseignement, et donc de capacités de recherche et d’analyse autonomes pour évaluer le durcissement possible des défenses adverses.

Notre arsenal nucléaire est aussi dimensionné conformément au principe de stricte suffisance. Pour obéir à ces deux principes – adaptation permanente à la menace et stricte suffisance –, il peut être nécessaire de proposer des inflexions programmatiques, en concertation avec la direction générale de l’armement. Enfin, je m’assure que les jalons de renouvellement sont respectés et que les matériels répondent aux spécifications. En matière de dissuasion, les capacités d’anticipation et la prise en compte de l’ensemble des facteurs qui pourraient perturber le développement capacitaire sont capitales.

Le deuxième chapitre de mon propos a trait aux conditions de la contribution des armées à la dissuasion nucléaire. La dissuasion est la clé de voûte de la stratégie de défense française d’abord parce qu’elle se construit à partir des décisions du Président de la République, qui tire sa légitimité du suffrage universel. La doctrine est fixée par le chef de l’État au terme d’une réflexion minutieuse. L’expression de la doctrine se fait toujours et uniquement par le biais de la parole présidentielle, seule à même d’énoncer les inflexions éventuelles. Lors de son premier mandat, le Président de la République a ainsi rappelé explicitement les contours de la dissuasion nucléaire. Son discours du 7 février 2020, prononcé à l’École militaire, est notre référence de travail, et l’ambition exprimée par le chef de l’État en matière de dissuasion nucléaire se retrouve explicitement dans la revue nationale stratégique 2022, comme le signalent les trente-et-une occurrences du terme « dissuasion » et l’objectif stratégique n° 1 : « La France est et restera une puissance dotée d’une dissuasion nucléaire robuste et crédible, atout structurant de dialogue stratégique et de protection de nos intérêts vitaux ». La grande verticalité de notre dissuasion lui confère sa légitimité et donc sa crédibilité politique.

Sur quels principes reposent notre dissuasion ? Le premier principe est celui d’une dissuasion par représailles, qui a pour avantage de porter le doute chez l’adversaire. La question qui se pose à lui est : « Une agression vaut-elle la peine d’être tentée au regard des risques encourus ? ». Les présidents de la République Française ont choisi cette forme de dissuasion parce qu’elle répond à une aspiration exclusivement défensive. Plus concrètement, pour donner la preuve de sa crédibilité, notre dissuasion doit s’exercer en permanence. Ensuite, elle maintient une ambiguïté : sur la nature de nos intérêts vitaux et l’acceptation des formes de menaces qui pourraient s’appliquer sur eux et sur la nature de la riposte et des dommages inacceptables pour l’ennemi. Elle ne s’articule pas autour de la notion de seuil, car cela permettrait à nos adversaires de manœuvrer autour en conscience et de contourner notre dissuasion « par le bas ». Notre capacité de dissuasion garantit les possibilités de frappe en second par la redondance des moyens et l’invulnérabilité de la composante océanique. L’éventualité d’utiliser l’arme nucléaire en premier est assumée : notre doctrine n’est ni celle du non-emploi en premier ni celle de la finalité unique, selon laquelle l’arme nucléaire ne s’adresse qu’à la menace nucléaire. Là est toute l’ambiguïté voulue pour permettre la pleine efficacité de notre dissuasion.

À quoi sert la dissuasion ? La dissuasion sert à empêcher la guerre. La stratégie nucléaire française vise fondamentalement à empêcher une guerre qui porterait atteinte à nos intérêts vitaux. Le rôle de la dissuasion est donc circonscrit aux circonstances extrêmes de légitime défense. Les armes nucléaires françaises ne sont pas conçues comme des outils d’intimidation offensive, de coercition ou de déstabilisation. La dissuasion nucléaire ne vise ni à gagner une guerre ni à empêcher de la perdre. Cela nous permet aussi d’assumer les responsabilités d’un État doté vertueux et d’une puissance d’équilibres. La France, puissance nucléaire, est aussi un moteur de l’intégration européenne et un allié de premier rang au sein de l’Otan. La dissuasion est également un outil d’influence et de rayonnement international, notamment par la valorisation de notre crédibilité technologique dans le domaine de la recherche scientifique et des industries de pointe, qui nous tirent vers le haut ; le délégué général pour l’armement abordera certainement ces points plus précisément.

La dissuasion sert enfin à signifier notre détermination. D’une part, les armes nucléaires sont des armes de non-emploi, c’est-à-dire que ce ne sont pas des armes du champ de bataille. En revanche, les forces nucléaires sont des forces employées en permanence pour le signalement stratégique dans les phases de compétition, de contestation et d’affrontement vis-à-vis de nos alliés et de nos adversaires. D’autre part, notre statut d’État doté nous permet d’activer des canaux de communication directs pour dialoguer avec des parties au conflit, en complément des messages de portée plus générale qui passent par d’autres relais.

Comment l’exercice de la dissuasion est-il assuré dans les armées ? Tout d’abord, par l’épaulement mutuel des forces nucléaires et conventionnelles que le Président de la République a souligné dans son discours de février 2020. Les forces conventionnelles renforcent la dissuasion en crédibilisant notre capacité à résister à une agression, évitant ainsi le contournement par le bas, c’est-à-dire une menace de faible ampleur qui nous confronterait rapidement au choix du « tout ou rien ». Il s’agit donc, avec les forces conventionnelles, de tester au plus tôt la détermination de l’adversaire en le forçant à dévoiler ses intentions, de le contenir pour permettre aux forces nucléaires de monter en puissance ou de l’empêcher de créer un fait accompli, telle la prise d’un gage territorial. Inversement, la capacité d’exercer une pression stratégique sous la forme d’un dialogue dissuasif sur un adversaire ou son allié potentiel donne davantage de latitude aux forces conventionnelles pour exprimer toute la palette de leurs savoir-faire dans un conflit : en ce sens, inversement, le nucléaire épaule les forces conventionnelles pour éviter un contournement par le haut. De façon générale, cette logique « d’épaulement » renforce la liberté d’action du Président de la République en termes d’emploi des forces conventionnelles, dont les capacités doivent être en cohérence avec la puissance destructrice du nucléaire.

Les commandements des forces détailleront devant vous leur contribution respective à notre dissuasion nucléaire. Pour ma part, je souligne l’importance de disposer de deux composantes aux capacités et aux modes d’action distincts, employables selon des modalités plus ou moins discrètes pour garantir les principes que j’ai évoqués et pour fournir plus d’agilité dans les manœuvres de signalement en se fondant sur les caractéristiques de chaque force. La force océanique stratégique, c’est la garantie de frappe en second par l’invulnérabilité des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) et la permanence ; les forces aériennes stratégiques, qui tiennent aussi une posture permanente, c’est la démonstrativité, la réversibilité, c’est-à-dire la possibilité d’arrêt en cours d’action et l’adaptabilité en fonction du volume choisi des raids aériens. La force aéronavale nucléaire maintient l’ambiguïté et offre d’autres modes d’actions. La dissuasion s’appuie sur une culture stratégique nucléaire qui, avec une cinquantaine d’années de recul, atteint une bonne maturité. Depuis la première permanence sur Mirage IV en 1964 et la première patrouille du Redoutable en 1972, les pratiques ont été l’objet d’adaptations régulières, En résumé, la crédibilité opérationnelle complète la crédibilité politique et technologique.

J’en viens à quelques points particuliers du dialogue stratégique avec nos alliés. Par son statut d’État doté, la France occupe une place singulière au sein de l’Otan. Cette singularité se traduit par sa liberté d’appréciation et de décision. La liberté d’appréciation, c'est sa capacité de renseignement ; la liberté de décision, c’est la position souveraine de la France, qui se traduit par la non-participation au groupe des Plans nucléaires de l’Otan même si, évidemment, un dialogue existe à ce sujet entre les alliés. Ensuite, la position spécifique de la France vise à éviter tout mécanisme d’adossement du niveau d’alerte de nos forces nucléaires à celui de l’Otan. Toutefois, la France soutient sans réserve l’idée d’une conscience collective nucléaire et elle continuera de s’investir pleinement dans toutes les initiatives de l’Alliance atlantique visant à rappeler sa dimension nucléaire et à développer l’appropriation d’une culture de la dissuasion par tous ses membres.

Nos forces nucléaires ont une dimension authentiquement européenne. Tout d’abord, elles renforcent la sécurité de l’Europe en compliquant notablement l’équation d’un adversaire potentiel qui serait confronté à la fois aux dissuasions nucléaires américaine, britannique, otanienne et française. Avec les difficultés d’appréciation qui en résulteraient, les possibilités que s’exerce une menace nucléaire en retour s’en trouveraient ainsi évidemment multipliées. De plus, les intérêts vitaux de la France, puissance continentale, ont une dimension européenne, comme l’a expressément rappelé le Président de la République. C’est l’expression la plus naturelle et la plus forte du constat que notre indépendance de décision est pleinement compatible avec la solidarité à l’égard de nos partenaires européens. D’ailleurs, Français et Britanniques ont affirmé dès 1995 ne pas imaginer de situation dans laquelle les intérêts vitaux de l’un pourraient être menacés sans que ceux de l’autre ne le soient aussi. Ce très haut niveau de confiance mutuelle, réaffirmé dans les accords de Lancaster House signés en 2010, se traduit par une coopération nucléaire étroite qui se poursuit de manière déterminée.

Vous ayant décrit les contours de notre dissuasion nucléaire, qui a su se développer et s’adapter, je voudrais partager quelques enseignements qui peuvent être tirés des récentes évolutions de l’environnement stratégique, singulièrement de la guerre en Ukraine, et comment le fait nucléaire a été impliqué et utilisé. Des manœuvres de forces nucléaires russes apportant un signal stratégique clair ont eu lieu avant même le début des opérations. Ensuite est venue la réponse d’une partie des acteurs occidentaux, notamment la France, dont les signalements dans ce registre ont été bien perçus par la Russie. Puis on a noté l’entretien constant de la menace nucléaire russe, illustrée par un discours récurrent extrêmement agressif, ainsi que la poursuite, à un niveau au moins égal à celui d’avant-guerre, des entraînements russes de préparation opérationnelle dans le domaine nucléaire. On constate aussi que la disponibilité et la crédibilité des forces nucléaires russes restent au meilleur niveau. La Russie continue de faire de ses forces nucléaires une priorité qui bénéficie de la poursuite d’investissements, d’entraînements et d’une mise en valeur extrêmement forte.

Cette rhétorique offensive s’accompagne d’une banalisation du fait nucléaire très sensible dans le traitement de l’information. Vous avez aussi noté l’emploi pendant le conflit de certaines armes de niche dont la mise au point avait été annoncée par le président Poutine, des missiles hypersoniques en particulier. Si leur résonance médiatique était assez forte, leur efficacité opérationnelle sur le terrain l’était moins ; ces armes sont encore en cours de développement. Pour autant, ce sont des axes de recherche dans lesquels la Russie progresse, en y consacrant des efforts considérables. Nous voyons donc se dérouler une guerre conventionnelle avec une dimension nucléaire à la fois stratégique mais aussi tactique et même une dimension nucléaire civile. La dialectique stratégie conventionnelle-stratégie nucléaire est pleinement exploitée, avec ses échanges directs et indirects, formels et informels.

Quelles ont été les actions françaises ? La réactivité des forces conventionnelles est à souligner : manœuvre de réassurance des alliés avec des avions Rafale au-dessus de la Pologne le jour même de l’attaque russe ; réorientation du groupe aéronaval dans une mission identique au-dessus de la Croatie et de la Roumanie ; déploiement de la force de réaction rapide de l’Otan, armée par un bataillon français en Roumanie. La réactivité des forces nucléaires françaises est venue en appui du dialogue politique. Ces forces ont fait preuve de réactivité et de souplesse dès le début de la crise et elles ont été adaptées pour produire les effets demandés. En résumé, c’est un très bon exemple de l’épaulement entre forces conventionnelles et forces nucléaires et des capacités globales de nos armées.

La guerre en Ukraine confirme la valeur stratégique de la dissuasion nucléaire et son effet modérateur dans tout conflit impliquant une ou plusieurs puissances dotées. Chacun a d’ailleurs constaté une grande retenue de la part des forces russes vis-à-vis de l’Otan : ils ont pris garde à ce qu’aucune de leurs actions ne puisse être interprétée comme une forme d’agressivité vis-à-vis des forces de l’Otan. L’autre enseignement à tirer de la guerre en Ukraine est bien sûr le retour de l’équilibre de la terreur par la menace de la force, un agissement coutumier pendant la Guerre froide.

La manœuvre de sanctuarisation agressive menée par la Russie est un dévoiement de la doctrine de la dissuasion, arme visant à empêcher la guerre. Aujourd’hui comme en 2014, la Russie dévoie sa dissuasion pour conduire une agression sous protection nucléaire. Notre liberté d’action est impactée par la menace nucléaire de l’agresseur. C’est une déclinaison de la logique des engagements imposés que j’ai eu l’occasion d’évoquer devant vous lors de mes précédentes auditions. C’est aussi une transformation profonde du cadre de la stabilité stratégique, de la non-prolifération et du désarmement. Le non-respect des engagements du mémorandum de Budapest de 1994 vis-à-vis de l’Ukraine démontre la faiblesse des garanties négatives de sécurité. L’issue du conflit sera évidemment un indicateur très fort pour un grand nombre de pays, qui pourraient considérer finalement que s’ils ne disposent pas de l’arme nucléaire, ils ne sont plus protégés. Cela donne néanmoins plus de valeur aux mécanismes de défense collective, et cela se traduit par la revitalisation des grandes alliances, comme on le voit avec la demande d’adhésion à l’Otan de la Suède et de la Finlande qui veulent rejoindre l’Alliance atlantique et son parapluie nucléaire.

Même si la dissuasion nucléaire a jusqu’à présent joué son rôle, objectivement modérateur, dans la conduite des opérations, en particulier dans la limitation de l’escalade et la préservation de notre capacité à soutenir l’Ukraine, il faut maintenant creuser la réflexion sur les conséquences que pourrait tirer la Russie de son incapacité à contraindre ce soutien dans la durée.

J’insiste, pour conclure, sur le caractère strictement défensif de la dissuasion française. Elle vise fondamentalement à empêcher la guerre. C’est une dissuasion tout azimut qui ne cible aucune nation en particulier. Au fil des ans, la dissuasion s’est toujours adaptée pour répondre aux défis de l’évolution de la menace et de la technologie. C’est en lui donnant les moyens de poursuivre ces ajustements en permanence que l’on permettra à la dissuasion nucléaire de continuer d’assurer son rôle de clé de voûte de la défense de la France.

M. le président Thomas Gassilloud. Merci, mon général. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.

M. Jean-Marie Fiévet (RE). Le 7 novembre 2022, le Président de la République a réaffirmé son ambition de donner une dimension européenne aux capacités de dissuasion nucléaire française. Il avait ouvert le débat à ce sujet en février 2020, lors de son discours consacré à la stratégie de défense et de dissuasion, invitant ceux de nos alliés européens qui y sont prêts à participer aux exercices organisés par la France. Jusqu’alors, cette proposition ne semblait pas les avoir convaincus. Toutefois, après presque un an de conflit entre la Russie et l’Ukraine, face à la recrudescence de la menace nucléaire brandie par le chef de l’État russe dès le début de l’invasion de l’Ukraine et dans la mesure où les forces nucléaires sont des garants majeurs de la prévention de la guerre, l’importance de la dissuasion pour la défense nationale, mais aussi européenne, a été réaffirmée. Depuis le Brexit, la France est la seule nation de l’Union européenne dotée d’une force de dissuasion nucléaire et ce stock d’environ 300 armes nucléaires joue une place centrale pour notre souveraineté et notre sécurité nationale d’une part, pour la sécurité de l’Union européenne d’autre part. La France apparaît donc comme le garant de la sécurité dans l’espace européen et il semble probable que l’on assistera à l’avenir à l’européanisation de la politique française de dissuasion. Dans cette hypothèse, disposerons-nous des moyens et des stocks stratégiques nécessaires ? Cette européanisation ne représenterait-elle pas une menace potentielle, la dissuasion nucléaire française étant la clé de voûte de stratégie de défense de notre pays ?

Mme Caroline Colombier (RN). Alors que l’on note le retour de la guerre de haute intensité aux portes de l’Europe, la dissuasion nucléaire demeure la pierre angulaire de notre indépendance nationale. Gage de crédibilité auprès de nos partenaires et de nos compétiteurs, elle est l’assurance-vie de la préservation de nos intérêts dans le monde. Toutefois, l’évolution du paradigme stratégique impose que nous nous interrogions car la doctrine française héritée du général de Gaulle ne doit pas nous entretenir dans l’illusion d'un rang mondial considéré comme acquis à l’ère de la compétition globale. Au vu des menaces, de plus en plus de pays européens se tournent vers Washington pour bénéficier de son parapluie nucléaire. L’intégration de ces nations à la dissuasion américaine permet de constituer une interopérabilité, les États-Unis conservant la clé de la décision finale. La France a énormément fait pour associer ses voisins européens aux programmes d’armement conventionnel et à aux opérations extérieures, notamment par le partage dynamique de matériel et de compétences, mais peut-être devrait-on s’interroger sur l’éventualité d’une solution alternative ou complémentaire à l’approche américaine. Si la France devenait moteur des nations européennes en instaurant un écosystème sécuritaire propre autour de sa dissuasion, de grands fruits stratégiques et diplomatiques en résulteraient, et aussi pour notre base industrielle et technologique de défense. Jugez-vous cette solution pertinente pour réduire la trop forte dépendance des pays européens à notre allié américain et recentrer notre sécurité collective en priorité sur les intérêts européens ?

M. Bastien Lachaud (LFI-NUPES). J’avais plutôt l’impression que les membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies étaient les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale et non les pays dotés de force nucléaire, et que par une conjonction d’événements les pays vainqueurs furent dotés par la suite… En tout cas, ce n’est pas notre statut nucléaire qui nous donne notre rayonnement international et qui nous alloue un siège de membre permanent du Conseil de sécurité. Cela dit, la dissuasion nucléaire a parcouru le débat de l’élection présidentielle, l’année dernière ; c’était nouveau, et notre candidat n’y était pas pour rien. Notre position favorable à la dissuasion est connue, ce qui n’empêche pas les interrogations sur l’avenir de nos deux forces nucléaires et sur la question même de la dissuasion. Vous l’avez dit en d’autres termes, notre force nucléaire est une force posthume, puisque nous réagissons si nos intérêts vitaux sont menacés. On peut donc s’interroger sur l’intérêt de la force aérienne, qui sert le discours nucléaire mais qui n’est pas une force posthume : quel est son usage dans notre doctrine ?

Je ne reviendrai pas sur la polémique déclenchée en octobre dernier par Emmanuel Macron opposant « intérêts fondamentaux » à « intérêts vitaux », puisque vous avez clairement indiqué en rester à la doctrine des intérêts vitaux. Au sujet du conflit en Ukraine, certains, tel Jean-Marie Guéhenno, ont appelé à renforcer notre dissuasion conventionnelle pour faire face à la stratégie russe qui est de rester sous le seuil nucléaire, et donc d’affecter moins de crédits à la dissuasion et davantage aux forces conventionnelles ; qu’en pensez-vous ? D’autre part, quelles sont les conséquences de l’hypervélocité, sur laquelle certains États comptent pour leur dissuasion ? Enfin, quelle est la crédibilité de notre force nucléaire à l’échéance de cinquante ans, sachant que nous serons appelés à voter dans la prochaine LPM des crédits pour des sous-marins qui navigueront jusqu’en 2080 ?

Mme Nathalie Serre (LR). Le président de notre commission l’a dit, la dissuasion est crédible si elle est comprise ; l’est-elle suffisamment en France ? La communication à ce sujet est-elle de votre ressort ou relève-t-elle du politique ? D’autre part, vous avez évoqué une différence doctrinale entre la France d’une part, l’Otan et les États-Unis d’autre part. Qu’en est-il exactement ? Avons-nous pour objectif de poursuivre une route singulière ou de rejoindre celle que tracent l’Otan et les États-Unis ?

M. Christophe Blanchet (Dem). Depuis 2017, le montant alloué au programme 146 Equipement des forces n’a cessé d’augmenter pour atteindre 15,5 milliards d’euros dans le projet de loi de finances pour 2023. Le groupe démocrate soutient pleinement cet élan budgétaire qui va dans le sens de l’Histoire. La Russie, deuxième plus grande puissance nucléaire mondiale, se sert de sa dissuasion nucléaire pour mener à bien la guerre en Ukraine et menace les pays occidentaux qui voudraient y mettre fin en portant atteinte au régime ou à l’intégrité du territoire russe. L’Iran n’est plus très loin de finaliser son programme nucléaire à usage militaire et n’a jamais caché, une fois cet objectif atteint, son intention de détruire Israël, allié et partenaire de la France au Moyen-Orient. La Corée du Nord accroît sa menace envers le Japon et la Corée du Sud, avec des essais de missiles balistiques de plus en plus performants pouvant emporter des charges nucléaires. Plusieurs pays dotés du nucléaire annoncent augmenter le nombre de leurs ogives. Le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires et les principes de l’accord New Start semblent bien loin. La France, l’un des rares pays disposant d’une dissuasion à double composante, se doit de maintenir un niveau de dissuasion suffisamment élevé pour empêcher toute agression contre ses intérêts vitaux et garantir sa souveraineté partout où elle s’exerce. La dernière revue nationale stratégique parle d’une dissuasion « robuste et crédible » ; comment concevez-vous notre dissuasion nucléaire pour 2030 ? Que pensez-vous de la prolifération d’armes nucléaires dans des pays qui rejettent nos valeurs et ne cachent plus leur volonté de vouloir en faire usage pour leur intérêt propre ? Comment évaluez-vous le risque que, progressivement, l’arme nucléaire ne soit plus uniquement une arme de légitime défense et que, banalisation du discours aidant, ces armes de non-emploi deviennent des armes d’emploi ?

Mme Mélanie Thomin (SOC). La guerre menée par la Fédération de Russie est opérée sous parapluie nucléaire et la Russie utilise une grammaire nucléaire déstabilisatrice qui s’adresse moins à son adversaire direct qu’aux opinions des démocraties occidentales. Mais si la guerre en Ukraine occupe notre attention depuis un an, l’incertitude de nos alliances nous met aussi au défi. À cet égard, la dissuasion est un choix d’autonomie et de liberté d’action ; en faire une réalité opérationnelle exige un investissement permanent. Nos concitoyens doivent pouvoir faire leur cette dimension essentielle – c’est une question de légitimité prégnante dans le dialogue armée-Nation. Le Parlement a aussi un rôle à jouer pour porter une vision et un axe stratégique en matière capacitaire. Les socialistes sont prêts à jouer ce rôle dans la définition de la nouvelle LPM ; en particulier, la question des vecteurs, de leur maintien en condition opérationnelle et des moyens nécessaires à leur mise en œuvre retiendront notre attention. Le renouvellement technologique demeure une nécessité pour maintenir la crédibilité de la dissuasion. Alors que les autres puissances dotées de l’arme nucléaire modernisent leurs arsenaux, le développement de capacités de porteurs de tête et d’aide à la pénétration, la montée en puissance des systèmes de déni d’accès nous obligent à une mise à jour permanente. Quels moyens devra intégrer la LPM à ce titre ? Nous souhaitons travailler sur ces questions avec vous et nous félicitons de votre présence aujourd’hui.

M. Yannick Favennec-Bécot (HOR). Notre force de dissuasion devant pouvoir en permanence pénétrer ou saturer les défenses antimissile et anti-aériennes adverses, le volume de notre arsenal nucléaire devrait-il être réévalué au vu du contexte stratégique et technologique ? Pour garantir l’efficacité dissuasive de sa force nucléaire, la France doit s’adapter en permanence en investissant dans des technologies de pointe, notamment la vitesse hypersonique et la discrétion acoustique des SNLE. Elle devra également continuer de protéger ses systèmes de commandement et de communication contre toute intrusion cybernétique. Jusqu’à quel point la France devra-t-elle investir pour garantir cette efficacité dissuasive ? L’effort budgétaire significatif qui sera consenti dans les prochaines années pour préparer la dissuasion française aux défis du XXIème siècle devra être justifié auprès de l’opinion publique ; ne faudrait-il pas rassembler dans un document officiel tous les éléments publics relatifs à la politique de dissuasion et à l’arsenal français, et davantage expliciter l’articulation entre forces conventionnelles et forces nucléaires ? Enfin, seule comptant la perception par nos adversaires de l’efficacité de notre dissuasion, la transparence sur nos capacités techniques et opérationnelles est-elle suffisante pour garantir la dissuasion ?

M. Fabien Roussel (GDR-NUPES). Je vous adresse des vœux de bonheur, de paix et de fraternité humaine et d’amitié entre les peuples. « L’objectif de la dissuasion nucléaire est d’empêcher la guerre », avez-vous dit. Or, avec 13 000 têtes nucléaires dans le monde, record jamais atteint, et des puissances – les États-Unis, la Russie, la Chine, la France, le Royaume-Uni – toutes engagées directement ou indirectement dans des conflits ou qui l’ont été, force est malheureusement de constater que l’arme nucléaire n’empêche pas la guerre. Plus de vingt conflits sont en cours, qui ont déjà fait des centaines de milliers de victimes civiles et militaires. La planète est une poudrière et la dissuasion nucléaire fait peser une menace permanente sur l’avenir de l’Humanité. En 1985, Mikhaïl Gorbatchev et Ronald Reagan avaient engagé un processus de désarmement nucléaire, salué avec soulagement dans le monde entier ; malheureusement, avec la chute de l’Union soviétique, ce processus a été stoppé. Ensuite, l’Organisation des Nations unies a repris la main avec le traité d’interdiction de l’arme nucléaire. Nous avons également évoqué cette question lors de la campagne présidentielle, et nous considérons que si désarmement nucléaire il y a, il doit être multilatéral. À cet égard, la France ne pourrait-elle participer en tant qu’observateur au traité d’interdiction des armes nucléaires ? Concernant le conflit en Ukraine, quelle serait la réaction de la France et de l’Otan si la Russie utilisait l’arme nucléaire ?

M. Laurent Panifous (LIOT). L’intervention militaire russe en Ukraine a remis à l’avant de la scène les capacités de la France en matière de défense et d’armement. Notre pays a une place à part en Europe car il dispose d’une force de dissuasion nucléaire et n’a jamais renoncé à entretenir une armée complète. Le coût de la dissuasion nucléaire est de 12 % du budget de la défense et il est en hausse depuis 2021 pour assurer le nécessaire renouvellement. Le Président de la République a souligné à nouveau le 9 novembre dernier que nos forces nucléaires contribuent par leur existence propre à la sécurité de la France mais aussi à celle de l’Europe. Le renouvellement des systèmes d’armes nucléaires exigera un budget annuel de 6 milliards d’euros ; cette augmentation de 30 % dans un budget global qui restera contraint se fera inévitablement au détriment des autres composantes de nos forces armées. On peut donc regretter que les objectifs opérationnels et budgétaires de l’Europe de la défense restent bien insuffisants au regard de la multiplication des conflits à haute intensité en Europe. La dissuasion nucléaire française bénéficie à tous les membres de l’Union européenne ; la France est donc probablement en droit d’attendre une implication particulière de l’Union. Les choses peuvent-elles évoluer à ce sujet ? La prochaine LPM pourrait-elle mieux intégrer le cadre européen de défense, notamment dans son volet « dissuasion » ?

M. le président Thomas Gassilloud. Nous en venons aux questions des autres députés.

M. Jean-Michel Jacques (RE). En raison des arrêts techniques pour maintenance, le porte-avions de la force aéronavale nucléaire est parfois indisponible. Serait-il souhaitable que la France se dote d’un second porte-avions pour pallier ce problème ?

M. José Gonzalez (RN). Nos armées ont dû, depuis le début du conflit en Ukraine, déployer plusieurs centaines de nos soldats en Roumanie, ou encore en Estonie où la France assurait déjà une présence militaire depuis cinq ans. Il faut s’interroger sur le déploiement de soldats issus d’une puissance dotée et d’une armée de professionnels dans des pays qui n’ont pas ces caractéristiques. En quoi le fait d’être une puissance dotée modifie-t-il la portée stratégique de ces déploiements ? D’autre part, quels rapports la France entretient-elle avec les États-Unis et le Royaume-Uni, et surtout avec l’Otan, en ce qui concerne la dissuasion nucléaire ? Quelle conséquence emporte le fait que notre pays ne participe pas au groupe des plans nucléaires de l’Otan ?

Mme Anne Genetet (RE). La présidence de Donald Trump a suscité des doutes sur les garanties apportées par les Américains à leurs alliés, incertitudes qui relancent le débat sur la nucléarisation de certains bénéficiaires de la « dissuasion élargie », notamment la Corée du Sud, dont le dirigeant, dans le contexte d’évolution de la doctrine et des capacités nucléaires et balistiques nord-coréennes, a déclaré que « le parapluie nucléaire américain et sa dissuasion élargie ne suffisaient plus à rassurer les Sud-Coréens », ajoutant même que si les armes nucléaires appartiennent aux États-Unis, la préparation, le partage d’informations, les exercices et l’entraînement doivent être effectués conjointement par les deux pays. En réaction, les États-Unis se sont voulus rassurants vis-à-vis de la Corée du Sud. Quelle est votre perception de la remise en question des garanties américaines par leurs alliés et de son éventuelle conséquence sur la prolifération et sur les crises régionales ? Les mêmes doutes sont palpables en Europe et, dans ce contexte, le Président de la République a rappelé en novembre dernier la dimension européenne des intérêts vitaux de la France, dont les forces nucléaires contribuent par leur existence même à la sécurité de l’Europe. J’emprunte donc ma question à Bruno Tertrais : quelles seraient les conséquences d’une rupture du contrat de confiance transatlantique pour la dissuasion française et pour la dissuasion nucléaire à l’échelle européenne ?

M. Philippe Sorez (RE). En mars 2022, l’armée russe a assuré avoir tiré des missiles hypersoniques qualifiés d’« invincibles » par Vladimir Poutine dans son offensive contre l’Ukraine. Le 17 décembre dernier, le Kremlin a annoncé avoir mis en service un missile hypersonique quasiment indétectable, pouvant emporter une charge nucléaire et capable d’atteindre vingt-sept fois la vitesse du son, soit plus de 33 000 km/h. Il s’agit là d’un avantage stratégique réel et d’un marqueur de puissance. D’autres compétiteurs stratégiques, telle la Chine, travailleraient également à la fabrication de telles armes. Pour garantir la crédibilité de notre dissuasion, nous ne pouvons pas manquer les virages technologiques constitutifs de ruptures stratégiques ; je salue donc le projet de planeur hypersonique V-Max. Par ailleurs, grâce à l’Office national d’études et de recherche aérospatiale, notre pays aura dans le domaine de l’hypervélocité une avance technologique importante qu’il nous faut conserver. Pouvez-vous nous faire un point d’étape sur le lancement du démonstrateur du planeur hypersonique V-Max ? Quelles analyses tirez-vous du signal envoyé par la Russie quant à l’utilisation d’armes hypervéloces ? Que pensez-vous de la capacité de notre pays à anticiper et à s’adapter aux évolutions technologiques et industrielles qu’imposent nos adversaires en matière de dissuasion ?

Mme Lysiane Métayer (RE). Pour que notre dissuasion soit effective, nous devons pouvoir compter sur tous les mécanismes permettant la réussite d’un tir stratégique et aussi être sûrs que ce tir puisse pénétrer la défense de la cible et provoquer l’effet escompté. Or, certaines puissances – États-Unis, Russie, Israël… – ont investi de manière continue dans des systèmes de défense. Certes, leur effectivité est contrebalancée par le coût de ces équipements et leur efficacité, mais ces systèmes font envisager la potentielle interception d’un tir stratégique. Quelle est votre perception du durcissement des défenses ?

Mme Mélanie Thomin (SOC). Une course croissante aux armements entraîne l’augmentation régulière et soutenue des crédits alloués à la dissuasion. Dans ce cadre, quelle est votre opinion sur les efforts relatifs au renouvellement de la composante océanique et aérienne ? Dans quelle direction la pondération pourrait-elle évoluer ? Le maintien en capacité de deux vecteurs suppose un effort budgétaire significatif, qu’il s’agisse du chantier de mise en fonction des dernières versions du missile M51, de la rénovation des missiles air-sol moyenne portée (ASMP) ou de la sophistication des systèmes de pénétration et, en miroir, des mécanismes de déni d’accès. Maintenir la permanence, la suffisance et la souplesse est particulièrement complexe. Ce renouvellement structurel met également en jeu notre doctrine de dissuasion nucléaire, qui n’a que peu évolué depuis la présidence de François Mitterrand dans les années 1990 alors que le contexte stratégique a considérablement évolué. L’instabilité et l’opacité des postures nucléaires contribuent au maintien d’une forte incertitude tant parmi nos compétiteurs que nos alliés naturels ; le maintien d’un haut degré d’autonomie au sein de cette multipolarité nucléaire est un élément clé. Quel avis portez-vous sur la pertinence des axes de notre doctrine de dissuasion à l’aune des évolutions doctrinales de nos compétiteurs et de nos alliés ?

M. le général d’armée Thierry Burkhard, chef d’état-major des armées. La dissuasion nucléaire étant la clé de voûte de la défense, il faut en tirer toutes les conclusions et commencer, quand on affecte des budgets, par allouer la part nécessaire à la dissuasion. Ensuite, l’exigence de performance constante signifie des programmes de développement technologique étalés dans la durée. Sans doute des choses peuvent-elles être modifiées dans le capacitaire des forces conventionnelles mais, s’agissant du capacitaire nucléaire, on ne peut imaginer se rendre compte au terme de dix ans que l’on ne débouchera pas sur ce que l’on visait. Il y a un impératif de réussite et en conséquence, parfois, des recherches redondantes pour s’assurer que les débouchés attendus seront obtenus à coup sûr. Nous devons investir dans les SNLE de troisième génération (SNLE 3G), dans l’hypervélocité pour préserver la capacité de pénétration de nos missiles et dans la sécurisation de nos transmissions contre la menace cyber et le quantique car il en va, à terme, de la crédibilité de notre dissuasion.

On voit comment notre dissuasion complique l’appréciation de situation pour nos adversaires : nous avons en permanence au moins un sous-marin nucléaire à la mer dont nous estimons l’invulnérabilité garantie. On peut toujours imaginer une situation dans laquelle un de nos sous-marins serait en difficulté ou en tout cas menacé, mais un adversaire n’aura jamais la certitude de pouvoir le détecter et le cas échéant le neutraliser : quand on parle d’armes nucléaires avec la capacité de frappe d’un SNLE, la part de risque est déjà là, et il suffit que l’adversaire ne soit pas absolument certain de pouvoir neutraliser notre SNLE à la mer pour que cela fasse peser sur lui une menace extrêmement forte.

L’invulnérabilité repose sur le masquage de notre sous-marin et donc sur son caractère indétectable. Cependant, il faut aussi faire passer des messages à nos adversaires, et c’est là un des avantages comparatifs des forces aériennes stratégiques : elles sont visibles, leurs manœuvres peuvent être ostentatoires à dessein, si bien qu’une part de gesticulation est possible. Ainsi, les exercices auxquels nous procédons sont très visibles par nos adversaires et attentivement suivis par eux, qu’il s’agisse des manœuvres dites de drill – l’arme est montée sous l’avion avec un dispositif de protection – ou des exercices Poker de planification et de conduite d’un raid nucléaire de la composante aéroportée, exercices non seulement observables mais annoncés parce que par exemple des espaces aériens leur sont réservés. Un message clair est donc lancé ainsi, et ces entraînements matérialisent les capacités de l’armée française à conduire ce type d’opérations. Des exercices de ce type se poursuivent pendant la guerre en Ukraine conformément à la planification établie, de manière visible pour la composante aéroportée, invisible pour la composante océanique.

La priorité donnée aux forces nucléaires, clé de voûte de notre défense est importante. Toutefois, les moyens et la capacité de réflexion que nous y investissons et les exercices que nous conduisons tirent l’ensemble des forces françaises vers le haut – voyez ce qu’il en a été du raid Hamilton engagé par la France en Syrie avec les Américains et les Britanniques : toutes sortes de savoir-faire sont communs entre les forces nucléaires et forces conventionnelles. C’est aussi ce qui caractérise la superposition des contrats opérationnels.

La FANU n’est pas une force permanente : elle repose sur le porte-avions, Pour la composante océanique, la modernisation se traduit par le lancement en 2021 de la phase de réalisation des SNLE 3G, pour admission en service actif d’un premier engin à l’horizon 2036, puis de trois autres pour remplacer nos quatre SNLE actuels. Les missiles M51.3 seront mis en service en 2025. L’adaptation des infrastructures de l’Île-Longue est permanente.

Pour la composante nucléaire aéroportée, nous disposerons des missiles ASMPA rénovés en 2023. Les études relatives au missile hypervéloce, dont la capacité à pénétrer les dispositifs de défense adverses a bien été prise en compte, ont déjà commencé, pour être en mesure d’aboutir à une mise en service à l’horizon 2035 ; cela sera lié au Rafale standard F5. À cette date, les adaptations des infrastructures et des bases aériennes à vocation nucléaire pour le nouveau couple ASN4G-Rafale auront largement débuté, en anticipant la transition vers l’arrivée du Système de combat aérien du futur. Une transition FANU pour l’ASMPA rénové est prévue sur le Charles de Gaulle.

Enfin, sujet très important, les systèmes de transmission seront consolidés et durcis, ce qui implique de dimensionner comme il convient la capacité cybernétique pour éviter les intrusions et d’anticiper l’arrivée de la cryptographie quantique et de ses possibilités de chiffrement et de déchiffrement. Tels sont les axes sur lesquels nous travaillons actuellement.

J’ai évoqué notre capacité autonome d’appréciation de situation et de renseignement pour évaluer les systèmes de défense antimissile et anti-aérienne, présents et à venir, détenus par nos adversaires pour protéger leur territoire. Nous suivons cela pour l’ensemble des adversaires, pour vérifier en permanence, en fonction des renseignements que nous recueillons, que nous sommes toujours à niveau et que notre planification me permet de garantir au Président de la République la capacité de pénétration de nos armes stratégiques.

L’européanisation de la dissuasion n’est pas une décision militaire. Dans le cadre de l’Otan, l’affichage de notre indépendance a pour conséquence que la France ne siège pas au sein du groupe des plans nucléaires. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas d’échanges ; nous discutons évidemment avec nos alliés et partageons nos appréciations de situation. Il est certain que cette configuration (trois puissances dotées au sein d’une alliance comportant elle-même une dimension nucléaire) complique beaucoup l’appréciation de situation pour nos adversaires au moment de dresser la carte des risques à envisager.

Certaines questions ont porté sur le volet opérationnel de l’européanisation de la dissuasion – mais aussi sur son aspect financier : si la France assurait un parapluie nucléaire aux pays européens, cela ne devrait-il pas se traduire par des compensations financières ? Ces démarches doivent avoir lieu au niveau politique. J’observe seulement que nous avons essayé de faire valoir cet argument en Afrique, où nous soulignions défendre l’Europe au loin. Le nucléaire étant un champ encore plus compliqué, il faudra progresser sur le chemin de la communauté européenne de défense. On avance sur ce plan, et la guerre en Ukraine a remis en lumière l’OTAN, bien sûr, pour la défense collective, mais aussi l’Union européenne, qui a affiché sa solidarité. Les efforts en ce sens se poursuivent.

Au cours des travaux sur sa posture nucléaire (NPR : Nuclear Posture Review), l’administration américaine avait envisagé de faire évoluer sa doctrine vers des concepts de finalité unique, voire de non-emploi en premier, l’emploi du nucléaire n’étant envisagé que pour répondre à une menace nucléaire. Cette évolution aurait pu fragiliser le parapluie nucléaire américain, en particulier pour certains de ses alliés bénéficiant de garanties de sécurité de cet ordre. Je note que la revue de posture nucléaire rendue publique par l’administration Biden ne reprend pas ces concepts. Cela ne signifie pas que des réflexions ne sont plus en cours à ce sujet aux États-Unis, mais cela montre clairement que cette option n’est pas à ce jour dans la doctrine officielle des États-Unis.

Le président Poutine s’est engagé dans le renforcement sur le long terme des forces armées russes. Tout ce qui a trait aux capacités stratégiques nucléaires russes a fait l’objet d’un réarmement prioritaire extrêmement puissant, pour les missiles terrestres, la composante océanique et la composante aéroportée. Les Russes maintiennent cet effort considérable au point qu’ils poursuivent des exercices d’emploi des armes nucléaires pendant le conflit en Ukraine. La mise en service de missiles hypersoniques a bien eu lieu. Si leur emploi a été très médiatisé, leur efficacité opérationnelle n’est pas encore à maturité, mais nous ne pouvons ignorer l’apparition de cette menace : un jour, la pleine capacité opérationnelle sera atteinte. C’est un domaine dans lequel nous travaillons également, Les missiles hypervéloces ont une capacité accrue de pénétration des systèmes de défense et font peser une menace de décapitation, c’est-à-dire des frappes sur les centres de pouvoir et de décision. Ce n’est pas ce que l’on a vu pour l’instant, mais c’est une menace en développement.

Quel impact le fait d’être un pays doté a-t-il quand on déploie des forces sur un théâtre d’opérations ? C’est à nos alliés qu’il faudrait le demander. On voit combien les Estoniens sont attachés à la présence des forces françaises et britanniques sur leur sol, et leur demande n’est pas aussi pressante vis-à-vis des Allemands ou des Danois, car déployer les soldats d’une puissance dotée envoie un autre signal à un adversaire. Cela vaut également en Roumanie.

Pour ce qui est enfin de l’éventuel effet d’éviction sur des capacités conventionnelles, autrement dit de l’équilibre à maintenir entre le budget consacré à la dissuasion et celui des forces conventionnelles, c’est une responsabilité collective que nous portons. La dissuasion nucléaire étant la clé de voûte de notre défense, nous y consacrons des moyens en priorité ; pour autant, les forces conventionnelles fournissent un épaulement indispensable et évitent le contournement par le bas. Le monde ne se résume pas à l’affrontement entre puissances dotées ; nos forces conventionnelles assurent aussi la protection de notre souveraineté, la protection des intérêts et des ressortissants français partout dans le monde, mais aussi la mise en œuvre le cas échéant de nos accords avec nos alliés. Il y a une complémentarité évidente entre nos forces, et une spécificité française tant dans la dissuasion nucléaire que dans la possession et l’emploi des moyens conventionnels.

M. le président Thomas Gassilloud. Je suppose que vous avez omis volontairement de répondre à la question de notre collègue Fabien Roussel vous demandant si la France devrait se faire observateur au traité d’interdiction des armes nucléaires, mais deux questions restent en suspens : qui doit communiquer auprès du grand public en matière nucléaire ? En quoi la doctrine de dissuasion de la France diffère-t-elle de celle des autres pays ou organisations ?

M. le général d’armée Thierry Burkhard, chef d’état-major des armées. En effet, la réponse à cette question est avant tout politique.

J’ai parlé de la discontinuité qui fonde notre doctrine de dissuasion française. La France n’a pas d’armes nucléaires du champ de bataille : nos armes nucléaires sont uniquement stratégiques. Si l’on vient à en user, c’est qu’il y a un changement de nature de l’affrontement. Dans la doctrine russe par exemple, l’arme nucléaire tactique est aussi conçue comme une super-artillerie. Ce n’est pas du tout notre doctrine. Toutes les données relatives à la bonne compréhension de la dissuasion sont publiques et le Président de la République prononce au moins une fois par mandat un discours explicitant la stratégie française, dont les éléments sont connus. À mon sens, la communication vers le public sur la doctrine et la stratégie nucléaires est une responsabilité politique. Les armées peuvent contribuer à la réflexion stratégique et à l’esprit de défense, en replaçant la dissuasion dans le cadre plus global des missions des armées.

M. le président Thomas Gassilloud. Mon général, je vous remercie.

 


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2.   Audition, à huis clos, de l’amiral Pierre Vandier, chef d’état-major de la Marine, et du vice-amiral d’escadre Jacques Fayard, commandant les forces sous-marines et la force océanique stratégique (ALFOST), sur la dissuasion nucléaire (mercredi 11 janvier 2023)

 

M. le président Thomas Gassilloud. Nous poursuivons notre cycle d’auditions consacrées à la dissuasion nucléaire en recevant l’amiral Pierre Vandier, chef d’état-major de la Marine (CEMM), et le vice-amiral d’escadre Jacques Fayard, commandant des forces sous-marines et de la force océanique stratégique (Alfost).

L’amiral Vandier est un interlocuteur régulier de notre commission. Le vice-amiral Fayard, pour sa part, a pris ses fonctions d’Alfost en septembre 2022, après avoir été pendant deux ans commandant des forces françaises aux Émirats arabes unis et de la zone maritime de l’océan Indien.

Amiral Vandier, vous êtes aussi l’auteur de La Dissuasion au troisième âge nucléaire. Cet ouvrage, publié en 2018, reste d’actualité. Selon vous, le premier âge nucléaire fut celui de la guerre froide. Il fut suivi d’un deuxième âge, entamé à la chute du mur de Berlin, en 1989, et marqué par l’espoir d’une dénucléarisation. Vous annonciez l’entrée dans un troisième âge, caractérisé par le « couplage entre les dynamiques conflictuelles régionales et le jeu stratégique des grands ». Compte tenu de ce qui se passe en Ukraine, ce n’était pas si mal vu…

Votre point de vue sera donc non pas uniquement celui d’un marin, mais également celui d’un stratège. Nous sommes intéressés par votre regard sur le conflit ukrainien, qui, même s’il se déroule comme une guerre conventionnelle de haute intensité, se déploie à l’ombre de l’arme atomique. Aux menaces plus ou moins voilées que la Russie agite, répondent les exercices nucléaires de l’Otan, ainsi que la proposition allemande d’un bouclier antimissiles européen. Quelles conséquences tirez-vous de cette accélération de l’histoire sur la doctrine et les forces stratégiques de la dissuasion ?

L’audition portera pour l’essentiel sur la composante océanique de notre dissuasion, et ce même si le chef d’état-major des armées (CEMA), que nous venons d’auditionner, a déjà bien expliqué l’articulation entre les forces océaniques, les forces aériennes stratégiques (FAS) et la force aéronavale nucléaire (FANU).

Vous nous donnerez sans doute votre sentiment sur l’utilité et la crédibilité de notre dissuasion, sur le recrutement et la formation des hommes ainsi que sur la cohérence entre les moyens et les ambitions. Ces moyens sont-ils suffisants, aussi bien en qualité qu’en quantité ?

Nous sommes également curieux de connaître vos attentes s’agissant des futurs sous-marins nucléaires lanceurs d’engins de troisième génération (SNLE 3G). Comment la force océanique stratégique (FOST) fera-t-elle face aux nouvelles menaces telles que les drones sous-marins ou la transparence toujours croissante des océans ?

M. l’amiral Pierre Vandier, chef d’état-major de la Marine. Merci Monsieur le président de cette introduction. Je m’exprime avant tout dans mon périmètre de chef d’état-major de la Marine. J’évoquerai donc pour l’essentiel ma responsabilité en matière de préparation et de mise en œuvre des forces.

Je suis personnellement convaincu de la nécessité de travailler à bien s’approprier ce sujet, par essence « vivant », comme toute question stratégique. La bonne compréhension de ces enjeux par la société participe à la résilience de la nation. Le concept de dissuasion nucléaire a mûri pendant la Guerre froide, s’imposant au gré des événements historiques. Les bombes larguées sur Hiroshima et Nagasaki, l’émergence de la Russie et de la Chine, ou encore la frayeur causée par la crise de Cuba ont favorisé l’apparition de ce concept. La chute du mur de Berlin a pu laisser penser que la fin de la Guerre froide mettrait un terme aux armes nucléaires. Or on observe un effort majeur de renouvellement des moyens nucléaires dans le monde.

La dissuasion procède de la puissance considérable des armes nucléaires : leur capacité de destruction surpasse tout ce que l’homme a pu inventer. Si terrible qu’elle ait été, l’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020 ne représente qu’une puissance de l’ordre d’une centaine de fois inférieure à une seule tête nucléaire française. Il faut comprendre qu’avec de telles armes, on change radicalement de paradigme. Raymond Aron résumait les choses de la manière suivante : « C’est la possibilité de la violence illimitée qui, sans même que la menace en soit proférée, restreint la violence effective. » La dissuasion pose la question d’être ou de disparaître. Dans une guerre conventionnelle, une fois que le premier coup a été tiré, on envisage toujours la possibilité de s’en sortir ; une guerre nucléaire ne laisse entrevoir aucune issue.

La guerre en Ukraine illustre bien, en ces temps agités, la réalité du fait nucléaire, qui surplombe les grands rapports de force.

Pour la Marine, la dissuasion est une mission structurante, définie dans les années 1960. En 1965, dans un discours prononcé sur le parvis de l’École navale, le général de Gaulle déclarait : « la Marine est exceptionnellement appropriée à cet armement nucléaire ». Non seulement son intuition n’a pas été démentie, mais elle apparaît d’une actualité frappante. La dissuasion est à l’origine de la construction des SNLE, qui sont les machines les plus complexes jamais construites par l’homme. Elle a façonné et continue à façonner l’ensemble des composantes de la Marine, qui participent de près ou de loin à sa définition, sa sûreté et sa crédibilité. La Marine française possède ainsi une culture du fait nucléaire, sur le plan technique et sur le plan stratégique.

Pour la Marine, nous parlons d’une constante de temps qui est de l’ordre du siècle. Nous héritons de 50 ans de permanence à la mer. Depuis le départ en patrouille du Redoutable du 22 novembre 1972, il y a toujours eu au moins un SNLE à la mer. De même, nous bâtissons aujourd’hui les cinquante prochaines années : les premières pièces de la chaufferie du SNLE 3G ont été coulées, en vue du lancement de sa mission de service actif à partir des années 2035. Ce bateau naviguera jusqu’en 2080. Nous construisons donc un outil vivant, amené à évoluer dans le temps long. Cinquante ans d’héritage, cinquante ans d’avenir : cela fait un siècle, soit vingt quinquennats.

La dissuasion repose sur des paradoxes. L’arme nucléaire est une force infinie, qu’on ne souhaite pas utiliser, mais qui existe. La dissuasion doit être d’une fiabilité absolue pour celui qui la met en œuvre, afin de plonger l’adversaire dans l’incertitude. Le général Beaufre le rappelait dès 1963 : « C’est en fin de compte l’incertitude qui constitue le facteur essentiel de la dissuasion. » La dissuasion nucléaire consiste à rendre impossible le pari de l’adversaire. A contrario, pour le CEMM, la dissuasion signifie un impératif de certitude et de fiabilité – nous parlons de « sûreté de la mise en œuvre » et de « crédibilité ». C’est la garantie absolue de la mise en œuvre, quels que soient les aléas techniques ou humains et les difficultés. Il ne s’agit pas de s’entraîner à être prêt, il s’agit d’être prêt en permanence.

La dissuasion est donc un exemple remarquable de réussite collective, de volonté politique, de maîtrise technologique et de savoir-faire militaire. Elle constitue aussi un défi pour l’avenir, dans un monde en voie de fragmentation et qui a repris la course aux armements.

J’en viens au rôle de la Marine dans la dissuasion nucléaire française. La Marine en déploie la composante océanique, avec quatre SNLE dont un au moins est en permanence quelque part dans les océans – je rappelle, à ce propos, que la surface de l’Atlantique est de 106 millions de kilomètres carrés, soit vingt fois celle de la France.

La Marine met aussi en œuvre une composante aéroportée, la FANU (force aéronavale nucléaire). Elle repose sur l’association du Rafale et du missile air-sol moyenne portée amélioré (ASMPA), à partir du porte-avions Charles de Gaulle.

Ces deux forces nécessitent de disposer en toutes circonstances de moyens – système d’armes et plateformes – entraînés au plus haut niveau et dont la fiabilité garantit l’exercice de la mission. Lorsqu’un SNLE part en patrouille pour environ soixante-dix jours, il doit être doté du potentiel technique assurant la fiabilité de ses systèmes. Si des pannes surviennent, il faut savoir les résoudre en autonomie. Pendant ce temps, à terre, un autre équipage se prépare à la patrouille suivante. Depuis 1972, cet enchaînement s’est déroulé sans rupture plus de cinq cents fois. Le fonctionnement d’un système de cette complexité repose sur une maîtrise globale, de l’industriel aux marins qui le mettent en œuvre et aux officiers qui les commandent.

J’ai la responsabilité de cette chaîne organique et dois par conséquent veiller à sa cohérence. Cela suppose trois axes d’action.

Le premier concerne le personnel. Celui-ci est recruté, formé et entraîné aux plus hauts niveaux technique et moral. La moyenne d’âge sur un SNLE est de 29 ans. Pour cette mission particulière, la Marine doit assurer un flux de recrutement d’environ 400 marins chaque année, qui exerceront durant quinze à vingt ans.

Le deuxième axe concerne l’entretien et le maintien en condition du matériel et des systèmes d’armes. Si la durée de vie des bateaux est de cinquante ans, les technologies évoluent en permanence – il suffit, pour s’en convaincre, de se souvenir de ce qu’étaient les ordinateurs il y a cinquante ans. La Marine conseille le CEMA et le Délégué général pour l’armement s’agissant de la modernisation et du développement des projets futurs. L’organisation Cœlacanthe, créée dans les années 1960, rassemble tous les acteurs de cette mission.

Enfin, s’agissant du format de la Marine, il me revient de veiller à la cohérence de l’environnement de la dissuasion. Une grande majorité des moyens de la Marine sont impliqués, d’une manière ou d’une autre, dans sa mise en œuvre. La chasse aux mines garantit ainsi la sûreté de l’entrée et de la sortie du SNLE par le goulet de Brest. Les avions de patrouille maritime blanchissent des zones considérables dans lesquelles les sous-marins se diluent. Les frégates multimissions (FREMM) et les sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) participent aux opérations sous-marines, tandis que les frégates de défense aérienne (FDA) protègent, en complément des moyens pré-cités, le porte-avions, notamment lors du déploiement de la composante aéroportée. Les navires hydrographiques, quant à eux, assurent la bonne connaissance des caractéristiques physiques des océans pour maitriser la propagation des ondes acoustiques.

Toutes les forces nucléaires sont complémentaires ; aucune n’est plus importante que les autres, même si leurs caractéristiques diffèrent. La Marine propose un portefeuille d’options, allant de l’avertissement nucléaire, unique et non renouvelable, à la frappe en second.

Le SNLE restera longtemps un outil d’une très forte crédibilité. Un ennemi qui voudrait décapiter le pays par des frappes préemptives ne pourrait éviter une riposte du fond de l’océan. L’ubiquité du SNLE garantit la profondeur stratégique de la France : lorsqu’il est dilué, il est à la fois nulle part et partout. Entreprendre de le trouver dans l’océan Atlantique requiert des moyens considérables.

L’invulnérabilité des SNLE est le fruit d’un travail rigoureux de veille technologique que nous devons au chef des armées. Elle n’est en aucun cas le fruit de paris hasardeux. Un travail d’analyse prospective correspondant à la durée de vie du système est mené avec une grande régularité par des groupes d’experts de la Marine, de la direction générale de l’armement (DGA) et des industriels.

Des annonces sont parfois faites d’une nouvelle capacité révolutionnaire qui incapaciterait la dissuasion. Les années 2000 ont par exemple fait grand cas de la Défense anti-missiles balistiques (DAMB), initialement vu comme le moyen de se protéger d’une salve nucléaire. Avec le temps, il a bien fallu constater qu’elle ne constituerait jamais une garantie absolue. L’incertitude, le doute doit rester dans l’esprit de nos potentiels agresseurs, pas dans le nôtre.

Aujourd’hui, il est question de neutrinos et de capteurs quantiques. À cet égard on peut dire que passer du laboratoire aux conditions opérationnelles n’est pas une mince affaire. Les neutrinos peuvent aujourd’hui être détectés par des installations expérimentales. Mettre ce type de capteur sur un bateau, un satellite ou un avion est une autre affaire.

Ces nouvelles technologies doivent également être jaugées à l’aune de l’immensité de l’océan. L’indiscrétion acoustique d’un SNLE en Atlantique, c’est la surface d’une balle de tennis comparée aux 124 000 m2 du palais Bourbon et de toutes ses annexes. Quand en plus, cette balle de tennis peut se cacher dans les discontinuités de l’Océan et esquiver en vous entendant arriver, on comprend mieux la notion d’invulnérabilité d’un SNLE en patrouille, c’est-à-dire la complexité et la somme des moyens à engager pour - peut-être – le détecter et encore plus pour le neutraliser. La transparence des Océans, ce n’est pas pour demain.

Quelques mots enfin, concernant la FANU. Cette force conserve toute sa pertinence car elle élargit le portefeuille d’options du chef des armées et rentabilise les efforts financiers et techniques consentis pour se doter d’une force aéroportée. Elle est composée d’un système d’armes, d’une logistique et de normes opérationnelles identiques à ceux de l’Armée de l’Air et de l’Espace, avec laquelle sont d’ailleurs organisés des entraînements communs. Sur le porte-avions, la FANU tire parti de la mobilité de la plateforme. Celle-ci constitue une véritable base aérienne, défendue par des moyens considérables et qui peut se déplacer de plus de 1 000 kilomètres par jour. Le porte-avions est potentiellement porteur de l’arme nucléaire, ce qui sert la logique de dissuasion.

M. le vice-amiral d’escadre Jacques Fayard, commandant les forces sous-marines et la force océanique stratégique. En tant qu’Alfost, je commande à la fois la FOST – composante dédiée à la dissuasion nucléaire – et les forces sous-marines. Au sein d’une organisation très intégrée, j’exerce des responsabilités organiques sur l’ensemble des forces sous-marines et opérationnelles, notamment dans la conduite des patrouilles de dissuasion des SNLE.

La FOST est dotée de quatre SNLE, entrés en service entre 1997 et 2010, auxquels il convient d’ajouter six sous-marins nucléaires d’attaque (SNA), qui, outre leurs missions propres, contribuent directement à la formation des équipages et des commandants de SNLE, à leur entraînement régulier et leur apportent un soutien en opération. Par la maîtrise de leur savoir-faire opérationnel, démontrée sur tous les théâtres de déploiement, de l’Atlantique Nord au Pacifique, les équipages de SNA sont la vitrine des compétences des équipages de SNLE auprès de nos partenaires et de nos compétiteurs. Ils contribuent directement, à ce titre, à la crédibilité opérationnelle de la composante océanique.

Les forces sous-marines s’appuient sur la base opérationnelle de l’île Longue, pour les SNLE, et de la base navale de Toulon, pour les SNA. Elles y coopèrent avec les maîtrises d’ouvrage étatiques – la DGA, le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et le service de soutien de la flotte (SSF) – ainsi qu’avec des maîtres d’œuvre industriels comme Naval Group et ArianeGroup. Ces deux bases produisent de la disponibilité technique et opérationnelle au profit de nos sous-marins.

Il existe également deux centres opérationnels de la Force océanique stratégique (COFOST). Les COFOST analysent, compilent, synthétisent, mettent en forme et transmettent toutes les informations nécessaires au commandant du SNLE afin qu’il conduise sa patrouille de dissuasion en totale discrétion. En effet, le commandant d’un SNLE n’émet jamais : rompre le silence, c’est risquer de compromettre son invulnérabilité. Ainsi, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, depuis plus de cinquante ans, le COFOST fournit au commandant de SNLE tous les renseignements de situation militaire et les données météorologiques, océanographiques ou hydrographiques dont il a besoin, sans pouvoir échanger avec lui. Il permet au SNLE de rester à grande distance des bâtiments, aéronefs ou sous-marins en capacité anti-sous-marine – qu’ils soient alliés, compétiteurs ou adversaires – et d’appréhender les changements d’environnement naturel. Le SNLE peut alors profiter pleinement de l’immensité de son espace de déploiement ainsi que de l’opacité et de l’hétérogénéité du milieu sous-marin pour se diluer, tout en restant en mesure d’assurer la précision de sa navigation et de recevoir les ordres d’engagement du Président de la République.

La FOST compte également quatre centres de transmissions stratégiques qui émettent dans des gammes de fréquences très basses, seules capables de pénétrer de quelques mètres dans l’eau. Ces stations assurent en permanence la capacité de transmission des ordres de conduite opérationnelle du COFOST vers les SNLE et SNA en patrouille, et, si besoin, les ordres de changement de stade d’alerte et d’engagement des forces nucléaires stratégiques émanant du Président de la République.

La FOST, enfin, repose sur le travail irremplaçable des deux escadrilles de sous-marins de SNLE à Brest et de SNA à Toulon, auxquelles sont associées deux écoles dédiées à la formation sous-marine. Le travail de ces escadrilles s’exerce dans les domaines opérationnel, technique et humain. Il concerne notamment la préparation et la qualification opérationnelle des équipages, à terre sur simulateur puis à la mer, conduits par nos équipes d’entraîneurs, en les confrontant à ce qui se fait de mieux en matière de chasseurs de sous-marins – nos frégates multimissions, nos avions de patrouille maritime Atlantique 2 et nos SNA – et en leur faisant tirer régulièrement des torpilles d’exercice.

Il s’agit également de la maîtrise d’expertises techniques pointues, allant du domaine de la chaufferie nucléaire embarquée à la navigation inertielle, en passant par le déploiement d’un missile balistique intercontinental ou d’une torpille lourde. Ces expertises, en back office, forment une garantie de sécurité dans tous les domaines, adossée à la capitalisation d’un retour d’expérience chèrement acquis par les précédentes générations de sous-mariniers.

Les escadrilles jouent aussi un rôle crucial en matière de gestion des ressources humaines de proximité au sein d’un système à flux où le sous-marinier est amené à gravir l’escalier social vers des qualifications supérieures et des postes d’expertise. Cette gestion fine et exigeante nous permet d’armer nos équipages de SNLE et de produire les compétences supérieures et les expertises dont nous avons besoin, tout en préservant un taux d’effort soutenable pour les sous-mariniers, lesquels sont confrontés à ce parcours sélectif très exigeant.

Lorsqu’ils partent pour des patrouilles de soixante-dix à quatre-vingts jours à bord d’un SNLE, les sous-mariniers ne peuvent pas communiquer avec leurs familles, ni les soutenir dans les difficultés du quotidien. Ils ne sont pas non plus prévenus en cas de problème familial grave. Afin de remplir sereinement leur mission, ils doivent avoir l’assurance que leurs familles à terre seront correctement soutenues durant la patrouille. Ce rôle essentiel est dévolu, là encore, aux escadrilles.

Cette organisation très intégrée a pour unique objectif de permettre aux équipages de faire opérer en toute sécurité et en toute autonomie l’objet industriel le plus complexe au monde : le SNLE, véritable base de lancement spatiale sous la mer, avec son million de pièces, sa chaufferie nucléaire embarquée, ses seize missiles balistiques intercontinentaux et ses dizaines de têtes nucléaires, évoluant à plusieurs centaines de mètres sous la surface de la mer dans un milieu confiné, concentré de risques techniques et opérationnels – et ce, sans soutien ni la moindre communication avec le reste du monde.

Opérant dans la troisième dimension, dans un milieu hostile par nature, les sous-mariniers cultivent trois forces de l’esprit.

L’esprit de corps, d’abord, est au cœur du métier des armes, métier littéralement extraordinaire, qui forge nos énergies dans un but qui nous dépasse, car la nation nous confie la défense ultime de la maîtrise du destin. La cohésion quotidienne dans les difficultés, la confiance mutuelle renvoyée dans le regard de l’autre et la pugnacité développée à chaque opportunité renforcent la force morale des sous-mariniers et sont gages de succès en opération.

Le haut niveau d’exigence requis pour exercer le dur métier de sous-marinier – gage de sécurité collective – nécessite, ensuite, le développement d’un esprit d’équipage. Il s’applique du commandant au jeune quartier-maître embarqué de 20 ans à qui est confié le poste de pilotage d’un sous-marin de 14 000 tonnes après six mois dans la Marine. Il oblige chacun d’entre nous à se montrer digne, par son travail permanent, sa rigueur quotidienne et le développement continu de sa culture de la sécurité en plongée et de la sécurité nucléaire. En retour, chacun d’entre nous a le droit à la considération de tous.

 

Enfin, les sous-mariniers cultivent l’esprit d’entreprendre. La vie embarquée m’a régulièrement donné l’occasion d’être frappé par les trésors d’autonomie, d’inventivité et d’innovation des sous-mariniers. Ces derniers doivent en effet conduire et réparer seuls leurs nombreuses installations.

La FOST repose d’abord et avant tout sur ses 3 300 militaires et civils, dont 2 200 sous-mariniers, qui se dévouent chaque jour à la protection du pays, de nos concitoyens et des intérêts vitaux de la nation. L’équipage d’un SNLE compte 110 volontaires, femmes et hommes, exerçant vingt-cinq métiers différents. Leur niveau de technicité est remarquable et ils ont une obligation de résultat permanente.

Cette efficacité fait notre force, mais il faut avoir conscience du défi quantitatif et qualitatif que représente le fait d’assurer le niveau de compétences d’un équipage de SNLE. La durée moyenne de service d’un sous-marinier est de dix-huit ans et demi. Or près de quinze ans sont nécessaires pour former les experts, tout au long d’un parcours interne qualifiant. En effet, les compétences requises par la conduite d’une chaufferie nucléaire embarquée et le déploiement d’une salve de missiles balistiques ne se trouvent pas « sur étagère » dans le secteur privé. Les forces sous-marines doivent donc recruter chaque année 360 jeunes français volontaires et fidéliser leurs experts les plus pointus, dans un contexte de concurrence croissante dans le monde civil.

Trois notions me paraissent consubstantielles à la FOST : la crédibilité, la permanence et la liberté d’action.

La crédibilité opérationnelle est assurée par la permanence à la mer d’au moins un de nos SNLE. La posture océanique de dissuasion repose sur un SNLE en patrouille dilué dans l’océan, un SNLE disponible à très court terme, à quai ou en entraînement à la mer, et un SNLE en entretien périodique disponible à court terme.

La capacité d’action du SNLE en patrouille est permanente et immédiate. Cette permanence de la capacité de frappe en second, notamment en cas de surprise stratégique, garantit au Président de la République une totale liberté d’action : il n’y a pas de contrainte ou de chantage possibles quant à la capacité de faire appareiller un SNLE. À la liberté d’action du Président de la République fait écho celle du commandant de SNLE, ancien commandant de SNA, doté de vingt-cinq ans d’expérience. Il lui est conféré une liberté de mouvement totale pour garantir la permanence. Il conduit la patrouille opérationnelle en fonction de son appréciation des éléments de contexte opérationnel transmis par le COFOST ou détectés par les capteurs acoustiques. Son invulnérabilité est garantie par la discrétion acoustique intrinsèque du sous-marin, obtenue lors de la construction, et par sa mobilité, car il se dilue dans un espace océanique immense et opaque aux ondes électromagnétiques, optiques ou radar. Chercher un SNLE en plongée, qui se déplace dans trois dimensions, c’est s’efforcer de localiser un bâtiment de 140 mètres de long, dont le bruit rayonné est comparable au bruit de fond de l’océan, dans un espace équivalent après trois jours de navigation à celui de la France et après une semaine à celui de l’Europe.

La permanence à la mer de la dissuasion met sous tension l’ensemble du système technologique, technique, industriel, logistique et militaire, avec, là encore, une obligation absolue de résultat. C’est ce qui a conduit à rassembler à l’île Longue les nombreux acteurs de la maintenance des sous-marins, des missiles balistiques, des têtes nucléaires et des infrastructures spécifiques, car l’enjeu est de délivrer toutes les sept semaines un SNLE disponible opérationnellement, prêt à partir à la mer avec un potentiel technique régénéré pour les cinq prochains mois. Cette prouesse technique et logistique chaque jour renouvelée, cette horlogerie fine résulte d’une organisation dédiée, garante de la vision de long terme consubstantielle aux enjeux de la dissuasion, inscrite dans le cadre de l’œuvre commune liant les armées au CEA et articulée autour du programme d’ensemble Cœlacanthe.

C’est pour moi chaque jour une immense fierté de constater que, dans le cadre si particulier qu’est la dissuasion nucléaire océanique, le génie français s’exprime dans toutes ses dimensions, et que l’équipe française, regroupant des ingénieurs, des techniciens, des ouvriers et des militaires pour une mission qui les dépasse, est au rendez-vous, quelle que soit la sollicitation. Cette organisation vertueuse, pensée par les pionniers de la dissuasion, continue à faire ses preuves aujourd’hui.

M. le président Thomas Gassilloud. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.

M. Yannick Chenevard (RE). Le 13 février 1960, la France procédait à son premier essai nucléaire ; en octobre 1964, débutait la permanence de la dissuasion nucléaire française avec la première prise d’alerte d’un Mirage IV armé d’une bombe AN-11 – cette permanence n’a jamais été interrompue.

Le 15 février 1965, à l’École navale, le général de Gaulle prononçait la phrase suivante, qui témoigne de la vision accompagnant alors la dotation de la France d’une arme nucléaire, rehaussant ainsi notre pays parmi ses alliés et le dispensant de protecteurs : « pour ce qui est du pays », il s’agit d’avoir une Marine « qui soit en mesure de frapper fort, de frapper comme c’est sa nature, sur la mer et, depuis la mer, tout ennemi de la France, de le frapper avec les armes les plus puissantes qui soient et de le frapper, le cas échéant, sans réserve et sans conditions ».

Le 14 janvier 1994, l’Ukraine signa à Moscou un accord proposé par la Russie et les États-Unis, aux termes duquel les 1 500 ogives nucléaires qui faisaient de ce pays le troisième le plus doté seraient transférées en Russie. Le 24 février 2022, la Russie lança les opérations d’invasion de l’Ukraine. CQFD.

Dans La Dissuasion au troisième âge nucléaire, amiral, vous écrivez : « Or précisément, c’est parce qu’on craint le pire, parce que demeure dans les esprits la mémoire des carnages classiques du xxe siècle, qu’on s’interdit de rentrer dans un monde de violence illimitée. Le spectre de la violence absolue est facteur de limitation de la violence pratique. La crédibilité de l’emploi des armes nucléaires est la clé de voûte de la doctrine de dissuasion. »

Depuis le début du conflit en Ukraine, la Russie laisse planer la possibilité d’employer des armes préstratégiques, ou tactiques, comme le prévoit la doctrine russe, sur un champ de bataille. Cette posture ne réaffirme-t-elle pas davantage l’importance du porte-avions comme porteur de l’ASMPA et sa capacité à mener des frappes en profondeur vers la terre ou en mer, en faisant peser une pression importante sur l’adversaire, en fonction des mouvements du groupe aéronaval ?

En y associant les membres de la commission, je voudrais redire notre admiration envers celles et ceux qui, dès le début du conflit en Ukraine, ont permis une montée en puissance quasiment instantanée de notre capacité de menace nucléaire, bien visible à son départ de Brest. Pour les observateurs, c’est cela aussi, la dissuasion.

Les études concernant le SNLE 3G, très avancées, montrent que la nation ne saurait s’affaiblir dans ce domaine. La LPM consacre à l’ensemble de la dissuasion nucléaire plus de 37 milliards d’euros. La partie relative aux outils est donc planifiée. Cependant, rencontrez-vous des difficultés à recruter et conserver des atomiciens, compte tenu de l’appel d’air externe exercé par le retour de la filière civile, alors que nous travaillons déjà sur le réacteur K22 de nos futurs bâtiments ?

Enfin, amiral Vandier, le conflit en Ukraine tend à faire oublier que l’Iran aura prochainement accès au nucléaire militaire, si ce n’est déjà fait. Quelles en sont les conséquences sur les équilibres régionaux dans cette zone sensible ?

M. Frank Giletti (RN). Je vous adresse mes meilleurs vœux, ainsi qu’à nos marins, pour cette nouvelle année qui, à l’aube de la prochaine LPM, nous appelle à redoubler d’attention envers les éléments dont vous nous ferez part lors de cette audition.

Le conflit qui a lieu en Ukraine depuis près d’un an a posé la question de la haute intensité à trois heures de Paris. Pour autant, cette question se pose différemment pour la France, qui, contrairement à l’Ukraine, est dotée de l’arme nucléaire.

Mercredi dernier, lors de ses vœux dans la cour des Invalides, le ministre des armées a rappelé que la protection de nos intérêts vitaux dépendait bien plus de la crédibilité de la dissuasion que d’une ligne de front imaginaire. En effet, si la dissuasion nucléaire française a été conçue pour éviter la guerre, il semble qu’elle s’articule difficilement avec la perspective d’un conflit à haute intensité. De même, la puissance navale d’un État repose sur sa capacité de projection, notamment de sa dissuasion nucléaire, clé de voûte de notre stratégie de défense. Quelle est la place accordée aux conflits de haute intensité en mer à l’aune du nucléaire ?

 

M. François Piquemal (LFI-NUPES). Je vous présente à mon tour mes meilleurs vœux. En 2022, les SNA français ont été détectés, photographiés et filmés à trois reprises, en mer et aux abords de bases étrangères, en Atlantique Nord en avril, aux abords d’une base britannique en septembre ainsi qu’en mer d’Écosse en novembre. Les repérages de SNA participent-ils d’une stratégie de démonstration de force offensive de la France ? Est-ce le signe d’une nouvelle posture de dissuasion de notre pays ?

La suppression des numéros d’identification des navires de surface est-elle liée à la posture de la dissuasion nucléaire ou aux nouvelles technologies d’identification depuis des satellites, lesquelles permettent d’attribuer à chaque navire en mer une signature unique ou empreinte afin de surveiller sa localisation en mer ?

Comme vous l’avez rappelé, la dissuasion n’est pas figée. Devons-nous voir dans le développement d’activités extra-atmosphériques l’émergence d’un nouvel espace stratégique de la dissuasion nucléaire française ? Quelle priorité faudrait-il alors y accorder ?

Mme Nathalie Serre (LR). Je vous transmets, ainsi qu’à l’ensemble de la Marine, les vœux de mon groupe. J’ai eu la chance et la fierté d’être récemment invitée sur un porte-hélicoptères amphibie (PHA) et de visiter la base de l’île Longue.

Vos éventuelles difficultés à recruter des atomiciens sont-elles le fait de la reprise de la filière civile du nucléaire, ou bien de la diffusion de certaines idéologies et d’une forme de méconnaissance de l’impact du nucléaire ?

Vous avez indiqué que 80 % des moyens de la Marine participaient à la dissuasion nucléaire. Ce pourcentage est-il amené à évoluer dans la LPM ?

Enfin, les drones sous-marins seront-ils associés à la dissuasion nucléaire ?

M. Jean-Pierre Cubertafon (Dem). Notre groupe vous adresse ses meilleurs vœux.

La prochaine LPM aura pour ambition d’entretenir nos efforts militaires et de permettre à nos armées d’être à la hauteur des enjeux auxquels elles sont confrontées. Les grandes lignes du texte commencent à se dessiner et la planification du budget pour les modèles d’armée dont la France sera dotée progresse. Cela dit, les enjeux de la LPM dépassent la seule dimension budgétaire : le retour de la guerre sur le sol européen rappelle que tout État est investi d’une mission de défense et de souveraineté envers ses citoyens et ses valeurs.

Le Président de la République a déclaré à Toulon que nos forces nucléaires contribuent à la sécurité de la France et de l’Europe. Un des sujets majeurs de la LPM est le porte-avions de nouvelle génération, ce qui pose également la question de la vulnérabilité d’un tel équipement. Qu’attendez-vous de ce nouveau porte-avions ? Plus généralement, pourriez-vous nous éclairer sur les perspectives de la force aéronavale nucléaire ?

Mme Mélanie Thomin (SOC). Je vous adresse à mon tour mes meilleurs vœux.

La composante océanique de la dissuasion nucléaire est un pilier de notre autonomie et de notre liberté d’action.

Amiral Fayard, vous avez évoqué l’esprit d’entreprendre et les trésors de compétences de nos sous-mariniers, techniciens et ouvriers au service des SNLE. C’est effectivement ce qui forge les valeurs du territoire que je représente – car je suis députée de l’île Longue. Pourtant, la complexité du maintien en condition opérationnelle de cette composante et sa pertinence dans la mise en œuvre de la dissuasion nucléaire demeurent méconnues de nos concitoyens.

Or, depuis la présidence Trump et plus encore depuis l’agression russe en Ukraine, le concours de la FOST à la posture de dissuasion permanente donne une résonance particulière à la voix de la France et confirme la pertinence des investissements dans ce domaine. La dégradation du contexte stratégique se double de la nécessité de renouveler certains systèmes coûteux, avec notamment l’introduction du M51 et le développement du SNLE 3G. Ces chantiers stratégiques et capacitaires visent à maintenir la possibilité de dilution du SNLE à partir de la rade de Brest et à assurer la lutte antidétection sur son parcours. Les contestations croissantes – je pense notamment aux initiatives de la Chine et de la Russie dans l’espace indo-pacifique – rendent l’exercice particulièrement difficile. À cet égard, la question de la maturation des patrouilleurs océanographiques est prégnante.

Enfin, pourriez-vous nous apporter votre éclairage sur la mise en œuvre de la collaboration européenne, dans le cadre de ce que le Président de la République appelait des « exercices de soutien aux missions de dissuasion » ?

Mme Anne Le Hénanff (HOR). Très bonne année à chacun d’entre vous et aux marins.

Le 9 novembre 2022, à Toulon, le Président de la République a présenté la nouvelle revue nationale stratégique, dont le premier objectif est « une dissuasion nucléaire robuste et crédible ». Pour cela, la Marine nationale peut s’appuyer sur plusieurs programmes majeurs : les sous-marins nucléaires d’attaque, les frégates de défense et d’intervention et les patrouilleurs outre-mer, ou encore les études relatives au SNLE 3G et au prochain porte-avions.

Ce qui fait l’exception française, ce sont les populations ultramarines. La France possède le deuxième domaine maritime mondial, avec une zone économique exclusive (ZEE) de près de 9 millions de kilomètres carrés, dont 97 % bordent les outre-mer. Les 2,7 millions d’ultramarins présentent une vulnérabilité spécifique. Ils doivent être protégés de la même manière que les habitants de métropole. Or, en raison de leur éloignement et de la fragilité de certaines voies de communication, les territoires d’outre-mer ne bénéficient pas entièrement de la dissuasion nucléaire. Pourtant, comme vous l’avez rappelé lors de votre audition devant notre commission en juillet 2022, ces territoires doivent absolument être protégés. La revue nationale stratégique promeut également cette ambition nécessaire, en prévoyant une stabilisation de la zone indo-pacifique à l’horizon 2030.

Dans ce contexte, d’aucuns considèrent qu’une posture permanente en mer dans ces territoires entraînerait des coûts humains et matériels bien trop importants au regard du risque réel. Qu’en pensez-vous ?

M. l’amiral Pierre Vandier. Merci à tous pour vos vœux.

Je vous remercie aussi pour la qualité de vos interventions, qui témoignent à la fois de votre compréhension des enjeux et du fait que la dissuasion, comme je l’indiquais, est une matière vivante.

S’agissant du recrutement des atomiciens, de nombreux jeunes sont intéressés par ce domaine. La filière est donc vivante, même s’il est vrai que le contexte industriel et économique fait peser une pression importante. Cela demande beaucoup d’engagement et d’efforts, mais à ce stade nous parvenons à recruter les effectifs dont nous avons besoin.

La problématique porte plutôt sur la fidélisation, qui ne concerne pas seulement les atomiciens. En raison du dynamisme du marché du travail, notamment s’agissant des profils dotés de compétences très pointues, nous faisons face à des taux de départs importants s’expliquant par l’attrait de salaires plus élevés, associés à de moindres contraintes. La fidélisation du personnel est donc l’un des enjeux majeurs de la nouvelle LPM.

La FANU a débuté à la fin des années 1970, sur les porte-avions Clémenceau et Foch puis sur le Charles de Gaulle. L’objectif est d’accroître l’ambiguïté : non seulement personne ne sait si l’arme nucléaire est réellement présente à bord, mais le porte-avions navigue dans tous les océans. Cela renforce la crédibilité de la dissuasion nucléaire.

Concernant la question de Monsieur Piquemal sur le signalement des mouvements de nos sous-marins nucléaires d’attaque (SNA), qui n’emportent pas d’arme nucléaire, seulement portée sur les SNLE : des spotters font de leur activité de transmettre ces mouvements sur internet. Dans les cas que vous citez, il s’agit de l’activité courante de nos SNA.

Concernant le porte-avions de nouvelle génération, lors d’une audition au Sénat, la question de sa vulnérabilité a été soulevée. Tout système militaire est vulnérable. Au cours d’une guerre, des porte-avions sont coulés, des bases aériennes sont détruites et des avions sont abattus. Toutefois, nous pensons que l’exercice de la puissance aérienne en haute mer, dans des espaces considérables, requiert des plateformes permettant de déployer des avions de dernière génération. De nombreux pays se dotent ainsi de moyens de puissance aérienne en haute mer. Le porte-avions est par ailleurs un outil de signalement stratégique. Enfin, il est au cœur d’un dispositif qui le protège : le groupe aéronaval (GAN). Si le Charles de Gaulle était installé place de la Concorde, la première frégate de défense aérienne serait située sur le périphérique, la frégate de lutte anti-sous-marine serait à Lyon, le SNA en Corse, le Hawkeye en Sardaigne. Tout développement sur le sujet du porte-avions doit donc être appréhendé en tenant compte de la complexité et de la puissance de ce dispositif.

Pour ce qui concerne l’espace, il s’agit d’un domaine transparent. À partir de la Terre, il est quasiment possible d’observer les confins de l’univers. En outre, on commence à déployer des radars spatiaux. Quand bien même on déciderait de stationner des armes dans l’espace – ce qui irait à l’encontre des traités internationaux de démilitarisation de l’espace –, elles y seraient donc visibles en permanence, ce qui n’est pas compatible d’une logique de dissuasion.

Des travaux spécifiques ont été consacrés aux populations ultramarines dans le cadre de la préparation de la LPM. Il est utile de rappeler que la doctrine de la dissuasion française est « tout azimut » et qu’elle couvre nos intérêts, où qu’ils soient.

Les drones – aériens, de surface et sous-marins – font partie des technologies qui émergent. Même si des progrès sont enregistrés, de nombreuses questions persistent quant à la possibilité d’utiliser militairement ces appareils. Près des côtes, des drones apparaissent – je pense notamment de gliders sous-marins – mais leurs capacités de transmission et de détection sont réduites. Nous avons expérimenté ces appareils lors de l’exercice Polaris fin 2021, et nous continuerons à le faire dans le cadre de l’exercice Orion début 2023. Les drones sont prometteurs mais ne remplaceront pas à court ou moyen terme l’action humaine en mer. Compte tenu de la complexité du bâtiment et du coût que cela représenterait, on ne réussira pas tout de suite à transformer un SNLE en drone géant.

Les questions relevant de la stratégie – notamment celle portant sur l’Iran – n’entrent pas dans le cadre de mon propos.

M. le vice-amiral d’escadre Jacques Fayard. La force dont j’ai la responsabilité compte environ 400 atomiciens officiers mariniers et 100 officiers atomiciens. Je dois en recruter 60 par an, tout en sachant que la phase de formation est longue et exigeante. Dans un contexte très concurrentiel, nous faisons feu de tout bois. La Marine offre des avantages comparatifs, notamment pour les jeunes : ce sont des métiers qui non seulement sont techniques et opérationnels, mais qui permettent de répondre à la volonté d’engagement, car la mission a du sens.

Hors atomiciens, je dois recruter 360 sous-mariniers chaque année. J’y parviens, mais la dimension qualitative requiert toute ma vigilance, car nous ne saurions diminuer notre niveau d’exigence.

 

Nous avons créé, au sein de l’École des applications militaires de l’énergie atomique, à Cherbourg, des brevets de technicien supérieur (BTS) dédiés au recrutement d’atomiciens. Plus généralement, pour renforcer l’attractivité des forces sous-marines, nous avons joué sur le levier indemnitaire pour tenir compte de la spécificité du métier ainsi que des qualifications requises. Nous avons essayé de rendre plus facile de concilier la vie familiale et la vie professionnelle. La montée en gamme des compétences, par ailleurs, participe de cet écosystème valorisant pour les jeunes.

S’agissant de la fidélisation, la gestion du flux des départs est un enjeu important. Quinze années sont nécessaires pour former un sous-marinier dans les domaines d’expertise, notamment le nucléaire. Or la durée de service est d’environ dix-huit ans et demi. Pour supporter de s’enfermer aussi longtemps à bord d’un sous-marin, il faut être jeune. Il importe de préparer les départs. Nous devons accompagner les sous-mariniers. Il est possible, par exemple, de leur confier des fonctions d’instruction, de mentorat et d’entraînement, afin que leur départ intervienne au moment le plus opportun.

La question des drones soulève celle du contrôle politique : confieriez-vous à une intelligence artificielle la mise en œuvre d’une arme nucléaire ? Poser la question, c’est y répondre. Le problème de l’endurance à la mer des drones doit aussi être souligné : nos sous-marins assurent la permanence grâce à la propulsion nucléaire, qui leur garantit une durée de vie sous l’eau indéfinie. En outre, la méthode de communication des drones avec les autres éléments pourrait poser problème, notamment s’ils utilisent des basses fréquences, alors qu’il est déjà difficile, en opération, de coordonner l’action des bâtiments de surface, des sous-marins et des avions de patrouille maritime. Cela dit, certaines applications très pratiques des drones, notamment dans le domaine de la guerre des mines, qui en utilise déjà, pourraient se révéler pertinentes.

Enfin, je tiens à souligner notre fierté de travailler avec l’écosystème local de l’île Longue, qui regroupe chaque jour 2 500 personnes, 300 entreprises et 160 chantiers d’infrastructures. Ces acteurs font preuve d’une réactivité extraordinaire. Le sens de la mission qui les habite n’est pas lié à leur nature militaire ou civile. Le soutien de l’hôpital d’instruction des armées (HIA) Clermont-Tonnerre nous est également très utile pour préparer les médecins embarqués à officier en totale autonomie durant leur patrouille. L’écosystème brestois est ainsi une belle démonstration du génie français.

M. l’amiral Pierre Vandier. Je souhaite revenir sur la haute intensité et la dissuasion. Les guerres récentes, notamment celle entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan et celle en Ukraine, rappellent que des conflits sollicitant l’ensemble de l’énergie de la nation peuvent survenir à proximité de notre territoire. Il n’existe pas de conflit conceptuel entre haute intensité et dissuasion. La dissuasion protège les intérêts vitaux du pays, tandis que la haute intensité s’impose à nous dans le domaine conventionnel. La nature de la guerre évolue et des armes d’un nouveau type arrivent, ce qui commande de s’adapter. C’est la raison de mes efforts, depuis deux ans, pour changer l’esprit qui anime la préparation opérationnelle de haute intensité (POHI). L’objectif est de prendre en compte l’intensité du réarmement naval. En mer, la sûreté et la crédibilité des forces navales nécessitent de s’entraîner différemment. La haute intensité nous appelle à disposer de commandants de bateaux et de forces capables de faire face à des environnements bien plus contestés.

Concernant la coopération européenne en matière de dissuasion nucléaire, le sujet a été évoqué par le Président de la République. Il relève d’une décision politique, développée par l’état-major des armées et la direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS).

Le président Gassilloud a évoqué la défense antimissiles balistiques (DAMB). Dans les années 2000, certains ont pensé que la conjonction du désarmement nucléaire et du durcissement des boucliers antimissiles rendrait la dissuasion obsolète. Cependant, la DAMB repose sur un paradigme différent : avec un tel système, l’incertitude ne repose pas sur l’éventuel agresseur, mais sur celui qui se défend. L’étanchéité d’un bouclier anti-missile ne peut pas être absolument certaine, et n’offre donc pas les mêmes garanties que la dissuasion nucléaire.

La réalisation du programme SNLE de 3ème génération a été lancée lors de la précédente LPM, en février 2021. Le premier SNLE 3G remplacera Le Triomphant à l’horizon 2035. La découpe de la première tôle est prévue fin 2023. Les noms des quatre futurs SNLE n’ont pas encore été définis. Ils seront prochainement proposés au ministre et au chef de l’État. Leur mise en service actif s’échelonnera jusqu’à l’horizon 2050. Il est prévu que le sous-marin rentre dans les infrastructures actuelles. De plus, nous avons appliqué la même logique incrémentale aux bateaux qu’aux missiles.

M. José Gonzalez (RN). On a pu voir, ici ou là, émerger l’idée d’un sous-marin réunissant les capacités conventionnelles et stratégiques du SNLE et celles du SNA, afin de répondre à un objectif d’ordre économique. Si cette perspective peut être interrogée, la mission Marianne a démontré l’importance stratégique de ce type de bâtiments dans une zone aussi complexe que l’Indopacifique. En effet, le format relativement restreint de la Marine conduit à s’interroger sur les solutions économiques envisageables.

À cet égard, il avait également été suggéré durant la campagne présidentielle de restaurer d’anciens SNLE pour en faire des SNA. Que pensez-vous de cette idée pour permettre à nos sous-marins de déployer des missiles de croisière ? Pourrions-nous imaginer, afin de réaliser des économies, qu’un bâtiment puisse être transformé pour assurer les missions de ces deux navires ? Le concept du SNLE est-il toujours le plus pertinent ? Comment garantissons-nous le fonctionnement des systèmes que nous appliquons ?

M. Bastien Lachaud (LFI-NUPES). Vous avez évoqué de nombreux paradoxes. Ainsi, 80 % des forces de la Marine contribuent à la dissuasion. Nul ne remet en question l’intérêt de la dissuasion nucléaire et de la force océanique. Cependant, la France est la deuxième puissance maritime au monde ; si 80 % de sa Marine est utilisée pour la dissuasion, comment assure-t-elle la sécurité conventionnelle du reste du territoire maritime ?

Par ailleurs, si nos moyens sont concentrés sur la dissuasion, nous ne pouvons pas nous permettre de les perdre lors de combats, au risque de mettre en péril la crédibilité de la dissuasion. Si nos frégates sont détruites lors de combats conventionnels, comment garantir la dilution de notre dissuasion ?

En décembre, j’ai eu la chance d’embarquer sur une frégate en période d’entraînement. Cependant, comme elle était également en alerte opérationnelle, aucun exercice n’a pu avoir lieu puisqu’elle a été envoyée en mission. Avons-nous les moyens d’assurer l’entraînement de l’ensemble des bâtiments qui servent à la dissuasion ?

Mme Isabelle Santiago (SOC). D’abord, je vous transmets, ainsi qu’aux marins et à leurs familles, mes meilleurs vœux.

La France possède la deuxième ZEE au monde grâce à ses territoires ultramarins. Pourtant, à la différence de la Grande-Bretagne, qui est tournée vers la mer, la France ne dispose pas d’une stratégie maritime clairement identifiée, alors qu’elle possède tous les atouts pour ce faire.

Dans le cadre de la prochaine LPM, notre pays pourrait opérer un tournant stratégique, en particulier maritime. Nos bases pourraient être renforcées dans le cadre de la revue nationale stratégique. Je pense notamment au port de la Pointe des Galets à La Réunion, troisième port militaire français après Toulon et Brest. En développant une politique de rayonnement et d’influence dans les territoires ultramarins, nous pourrions aussi renforcer nos relations avec les forces armées partenaires des océans Indien et Pacifique ainsi que dans les Caraïbes.

À l’approche de la prochaine LPM et compte tenu des dernières déclarations du ministre Sébastien Lecornu à propos de la nécessité d’adapter les moyens, quelle est la marge de manœuvre des forces de la Marine dans les zones ultramarines pour renforcer notre surveillance de la ZEE ? Dans le cadre de la dissuasion nucléaire, cette orientation vers les territoires d’outre-mer est-elle envisageable ?

M. Jean-Charles Larsonneur (HOR). Tous mes vœux, ainsi qu’à vos marins.

Je remercie chaleureusement la Marine nationale d’accueillir la commission de la défense nationale des forces armées à Brest sur la base navale et à l’île Longue le 19 janvier.

Le bâtiment d’essais et de mesures (BEM) Monge a été admis au service en 1992, et a depuis connu des évolutions incrémentales et des modernisations. Quels sont les enjeux de son remplacement, à l’horizon 2028 ?

Quel peut être le rôle des drones dans la surveillance des approches, en particulier celle du bastion brestois ?

Quels sont les enjeux liés à la modernisation des bassins de l’île Longue ? L’aménagement d’un troisième bassin serait-il nécessaire ?

Enfin, un dialogue stratégique suppose une compréhension mutuelle, et donc une grammaire nucléaire commune. Identifiez-vous des évolutions dans le dialogue avec les Russes ? Je pense notamment à l’émergence de nouvelles armes : il est question de sous-marins portant des drones, lesquels seraient capables, notamment, de lancer des torpilles nucléaires. Cette évolution marque-t-elle un tournant, en matière de grammaire et de moyens ou de capacités nécessaires pour y répondre ? Mon impression est que, si cette grammaire reste assez classique en ce qui concerne la Russie, notamment depuis le début du conflit en Ukraine, elle tend à évoluer avec des partenaires tels que la Chine, ou, dans un avenir proche, l’Iran.

Mme Lysiane Métayer (RE). Les hommes et les femmes qui servent au sein de la FOST sont la clé de voûte de la dissuasion. Je les remercie pour leur engagement et les assure de notre confiance.

Je suis co-rapporteure d’une mission flash de notre commission consacrée aux fonds marins. Comme vous l’avez rappelé, les fonds marins voient émerger de nouvelles conflictualités, au même titre que l’espace. Leur contrôle est stratégique pour notre pays. Ils sont également le milieu où navigue l’une des composantes de notre dissuasion, à savoir les SNLE. Or de nombreux acteurs manifestent la volonté d’agir dans ce milieu, en mobilisant des moyens humains et des systèmes autonomes, comme les drones sous-marins. Dès lors, il semble possible que nos forces de dissuasion, qui s’appuient sur une nécessaire discrétion, puissent être les cibles de missions de renseignement de plus en plus nombreuses, voire d’actions offensives. Une stratégie ministérielle de maîtrise des fonds marins a été publiée en février 2022. Au-delà de ce texte, pouvez-vous nous donner votre appréciation sur les nouveaux enjeux et leurs incidences pour notre dissuasion ?

Mme Sabine Thillaye (Dem). Je vous adresse mes meilleurs vœux pour l’année 2023.

Seuls six pays dans le monde disposent de sous-marins nucléaires, au premier rang desquels figurent les États-Unis et la Russie. Cette dernière possède notamment le sous-marin K-329 Belgorod, capable de transporter huit torpilles Poséidon, qualifiées d’armes « d’Apocalypse ». Vous avez indiqué que les sous-marins étaient quasiment indétectables en raison de la profondeur à laquelle ils opèrent, mais cela vaut pour tous. Par ailleurs, qu’arrive-t-il lorsque deux sous-marins se croisent ?

M. Jean-Pierre Cubertafon (Dem). Nul ne sait où se trouve un sous-marin, avez-vous dit. Lorsqu’un bâtiment entame sa patrouille, qui sait où il va ?

M. l’amiral Pierre Vandier. La question de M. Gonzalez porte en réalité sur les sous-marins nucléaires lanceurs de missiles de croisière (SSGN). Compte tenu de la force sous-marine dont disposaient les États-Unis dans les années 1990, lors de la signature des accords sur la réduction des armes stratégiques, cette puissance a fait le choix de reconvertir certains SNLE qui en étaient à la moitié de leur durée de vie. Quatre sous-marins de classe Ohio ont ainsi été convertis. Leur lance-missiles balistique a été transformé en lance-missiles de croisière avec une capacité de mise en œuvre de forces spéciales. S’il est vrai que nous pourrions faire de même, en théorie, le nombre de sous-marins dont nous disposons ne nous le permet pas dans la pratique. Nos sous-marins seront utilisés jusqu’à la fin de leur cycle de vie.

La dissuasion se pratique tous azimuts. La ZEE n’est donc pas moins protégée que le reste du territoire. Vous avez souligné l’immensité de notre espace maritime. La LPM 2019-2024 a déjà acté un effort important dans ce domaine, qui se réalisera prochainement, puisque le patrouilleur Auguste Bénébig arrivera au mois d’avril à Nouméa. D’ici à 2025, la France produira six de ces patrouilleurs intégralement pour l’espace Indopacifique : deux à La Réunion, deux à Nouméa, et deux à Papeete. L’aviation de surveillance maritime sera également renouvelée : les Falcon 200 seront remplacés par des Falcon 2000, dotés de capacités étendues. Fin décembre, des navires chinois et iraniens ont été identifiés dans la ZEE. Nous surveillons ces mouvements et devons, sur le plan stratégique, indiquer que nous le faisons.

Nous travaillons également au signalement stratégique dans le cadre de différents exercices, notamment les missions Marianne et Jeanne d’Arc, y compris avec nos voisins. Équipée de drones et dotée d’un rayon d’action considérable, la nouvelle classe de patrouilleurs outre-mer sera deux à trois fois plus efficace que l’ancienne génération de P400.

Votre question, Monsieur Lachaud, porte au fond sur le format de la Marine. Elle relève de la LPM et a été débattue durant l’automne. Cela renvoie à l’enjeu de la haute intensité. Il convient de réfléchir à la manière dont on intègre une potentielle attrition dans les moyens conventionnels avant la mise en œuvre du nucléaire.

Le modèle de la Marine est très compact : les mêmes moyens peuvent servir à plusieurs missions. En outre, de nombreuses dimensions de notre résilience se situant en dehors de la dissuasion et de l’autonomie stratégique française sont assurées par le travail en coalition : deux ou trois nations escortent le porte-avions. Les marines européennes comptent autant de frégates que la marine américaine. La question ne se résume donc pas au seul effort national.

Le Monge a été admis au service actif en 1992 et son retrait est actuellement prévu à la fin de la décennie. La coque du bateau est en bon état. Les missions de navigation qui lui sont confiées sont relativement simples. Il assure notamment la surveillance de tirs et des mesures. La question est plutôt désormais celle de la rénovation et de la modernisation de sa charge utile, afin de poursuivre son cycle de vie d’une dizaine d’années. Cela relève pour l’essentiel de la DGA, en coordination avec le SSF pour le calendrier de MCO du bateau.

Les fonds marins constituent l’un des grands axes d’effort du moment. La stratégie s’agissant des fonds marins consiste donc en une réappropriation de la technologie et de la connaissance de l’état de l’art, selon trois axes : connaître, surveiller et intervenir jusqu’à 6 000 mètres – ce qui couvre permet de couvrir 97 % des fonds marins.

L’incident de Nord Stream a rappelé l’intérêt de surveiller les infrastructures stratégiques, en coopération avec l’industrie. L’industrie de l’Oil and Gas norvégienne compte ainsi 600 drones et robots autonomes sous-marins (AUV et ROV). L’objectif est de nous appuyer sur ces savoir-faire pour acquérir une capacité souveraine militaire.

Lorsqu’un sous-marin quitte le port de Brest, les satellites étrangers peuvent l’observer. Quand il entre dans la mer d’Iroise, un dispositif comportant éventuellement un autre sous-marin, des frégates et des avions de patrouille maritime permet de repérer des sous-marins étrangers grâce à un système de bouées et de sonars. La mise en oeuvre de ces moyens permet de diluer le sous-marin. Des efforts considérables seraient dès lors nécessaires pour le retrouver.

M. le président Thomas Gassilloud. Et personne ne connaît sa position ?

M. l’amiral Pierre Vandier. À l’exception du commandant, personne ne la connaît, pas même le Président de la République. C’est la meilleure garantie que personne ne le trouve. Des messages sont transmis au commandant quotidiennement afin de l’aider à établir sa route. Par ailleurs, les bulles d’indiscrétion sont de très courte portée. L’océan est immense.

M. le vice-amiral d’escadre Jacques Fayard. L’ignorance de la localisation du SNLE est une garantie du secret opérationnel. Les commandants de SNLE savent comment diluer leur sous-marin. Qui plus est, le chef du centre opérationnel est le plus ancien des commandants. Il sait donc de quelles informations le commandant en patrouille aura besoin.

Des navires hydrographiques réalisent des mesures pour que nous disposions d’une connaissance intime de la colonne d’eau. Les caractéristiques physiques du milieu, opaque aux ondes électromagnétiques, anisotrope, font de l’océan le meilleur espace pour cacher un sous-marin.

C’est la garantie de frappe en second qui impose la permanence, et non l’inverse. Même si la base de Brest était la cible d’une frappe, un bateau serait toujours en mer, capable d’y répondre. Le bon fonctionnement du dispositif global est assuré par le haut niveau d’exigence sur la formation du personnel. Des contrôles de qualifications ont lieu dans l’ensemble des domaines, ainsi que des contrôles extérieurs. L’île Longue fait ainsi l’objet de soixante-dix inspections et audits pour vérifier le respect de la sûreté de mise en œuvre dans les domaines de la pyrotechnie, de la sécurité plongée et de la sécurité nucléaire. Cette exigence est propre au nucléaire. La crédibilité de la dissuasion ne se décrète pas : elle se démontre au quotidien.

Il y a une spécificité française en matière de formation des commandants de SNLE. Un commandant est âgé de 40 ans environ, il part seul et assure en totale autonomie la permanence de la dissuasion. Le niveau d’exigence est très élevé. Ce système a fait ses preuves au quotidien depuis cinquante ans.

Les installations de l’île Longue ont cinquante ans. Nous héritons d’un investissement réalisé par nos prédécesseurs, que nous devons maintenir à niveau. Des travaux sont menés quotidiennement. Ils ont récemment permis de développer une station de pompage et une nouvelle usine électrique. Les décisions que nous prendrons en 2025 permettront de préparer l’avenir à l’horizon de 2035 et nous engageront pour les cinquante années suivantes. Elles concerneront notamment le nombre de bassins. Deux sont situés à l’île Longue et un troisième du côté brestois. Les enjeux concernent leur maintien à un bon niveau de sûreté et leur adaptation aux SNLE 3G.

Madame Thillaye, il convient de distinguer nos SNLE, qui ne doivent pas être localisés, et nos SNA, chargés de chercher le contact. Trouver un sous-marin en mer est très complexe et consommateur de moyens ; nous menons ces opérations avec nos alliés. Elles participent à la liberté d’action des SNLE dilués.

Par ailleurs, nos SNA sont déployés dans le cadre de l’Otan. Les signalements des mouvements de nos sous-marins leur permettent de naviguer en parfaite intelligence.

 


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3.   Audition, à huis clos, de M. François Jacq, administrateur général du Commissariat général à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et de M. Vincenzo Salvetti, directeur des applications militaires au CEA, sur la dissuasion nucléaire (mercredi 18 janvier 2023)

 

 

M. le président Thomas Gassilloud. Mes chers collègues, « De pressantes nécessités d’ordre national et international obligent à prendre les mesures nécessaires pour que la France puisse tenir sa place dans le domaine des recherches concernant l’énergie atomique. » C’est par ces mots que débute l’ordonnance du 18 octobre 1945 instituant un commissariat à l’énergie atomique (CEA), signée par le général de Gaulle en sa qualité de président du Gouvernement provisoire de la République française. Depuis cette date, le CEA a œuvré au développement autonome des capacités nucléaires militaires et civiles de notre pays. Le CEA est un acteur clé des programmes nucléaires de défense grâce à son rôle de maître d’ouvrage dans la conception et la réalisation des têtes nucléaires, mais aussi dans la conception des chaufferies nucléaires embarquées utilisées pour la propulsion du porte-avions et des sous-marins.

Plus largement, le CEA pilote la planification industrielle de l’effort nucléaire français. C’est la raison pour laquelle nous sommes heureux de recevoir ce matin dans le cadre de notre cycle d’auditions consacré à la dissuasion nucléaire deux représentants de cette prestigieuse institution, symbole de l’excellence et du savoir-faire scientifique et technologique de notre pays. Je souhaite donc la bienvenue à M. François Jacq, administrateur général du CEA, et à M. Vincenzo Salvetti, directeurs des applications militaires au CEA.

Messieurs, la commission ayant profondément été renouvelée, vous aurez probablement à cœur de revenir sur le rôle et les responsabilités du CEA dans l’ensemble de la chaîne qui assure une capacité autonome de dissuasion à notre pays. Peut-être pourrez-vous mentionner rapidement les autres missions du CEA, notamment en matière d’énergie nucléaire civile, de contre-prolifération ou d’énergies renouvelables – le CEA a d’ailleurs pris le nom de Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives depuis plusieurs années.

Nous souhaitons également vous entendre sur les moyens mis en œuvre par le CEA pour assurer la performance et la crédibilité de la dissuasion depuis l’arrêt des essais nucléaires en 1996, notamment grâce au programme Simulation. Dès lors que nous disposons déjà de têtes nucléaires, en quoi votre travail consiste-t-il ? Vous pourrez également nous fournir des informations sur l’expérience de physique utilisant la radiographie éclair (Epure). Enfin, peut-être pourrez-vous nous éclairer sur les défis technologiques du renouvellement en cours des vecteurs des deux composantes nucléaires de notre dissuasion.

 

M. François Jacq, administrateur général du Commissariat général à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). Les pères fondateurs du CEA, Frédéric Joliot-Curie et Raoul Dautry, souhaitaient qu’il englobe tous les usages du nucléaire, qu’ils soient civils, énergétiques, ou, par exemple, appliqués à la santé.

Outre la dissuasion, le CEA comprend trois piliers. Le premier est l’énergie – décarbonée – en suivant une vision intégrée. Le CEA est à la fois un soutien du parc nucléaire et de son innovation, mais il joue aussi un rôle dans le développement des énergies solaires, de l’hydrogène, ou encore des batteries. Le deuxième pilier est le numérique. Les équipes du CEA de Grenoble travaillent ainsi sur l’électronique et la microélectronique de demain. Le Président de la République a récemment annoncé le projet Nextgen, qui marquera la prochaine étape de la microélectronique en France. En Europe, le Chips Act promeut également son développement. Le dernier pilier concerne la santé. Le centre de séquençage du génome humain et non humain d’Évry est une infrastructure du CEA. Nous traitons également de virus et de vaccins. Ce travail a une dimension militaire, puisqu’il avait été entamé avec le service de santé des armées, mais il tient une place historique au sein du CEA. À ces quatre piliers s’ajoute une couche plus fondamentale, constituée des équipes de chercheurs en physique ou en biologie. Ainsi, les caméras du James Webb Space Telescope ont été développées sous la maîtrise d’œuvre du CEA.

La direction des applications militaires (DAM) est l’une des quatre directions opérationnelles du CEA. Elle est chargée de la dissuasion. Tout en faisant partie intégrante du CEA, la DAM dispose de sa propre gouvernance. Cette organisation nous semble la plus à même d’assurer la pleine efficacité de notre service de dissuasion et la coopération de nos services, afin de faire circuler des connaissances dans des domaines divers. Des personnels qui travaillent à l’énergie civile au sein du CEA peuvent donc faire bénéficier la DAM de leurs compétences. Notre expertise scientifique dans le numérique, la santé ou l’énergie contribuent ainsi à la solidité de la dissuasion, puisqu’elle joue sur l’attractivité globale du CEA auprès de nouvelles recrues.

M. Vincenzo Salvetti, directeur des applications militaires au CEA. Depuis sa création en 1958, la DAM pilote et mène à bien les programmes qui lui sont confiés par l’État. La DAM assure une responsabilité de maîtrise d’ouvrage pour trois missions essentielles de la dissuasion française : les armes nucléaires, la propulsion nucléaire et les matières stratégiques nécessaires aux deux premiers volets.

La DAM compte de l’ordre de 4 900 salariés en CDI, et un total d’environ 5 100 employés en y ajoutant les personnels en CDD, les doctorants, les post-doctorants et les intérimaires. 75 % des effectifs sont affectés à la première mission de la DAM, à savoir les armes nucléaires et le programme Simulation. La DAM est responsable de la conception, du développement et de la fabrication des armes qu’elle met ensuite à disposition des forces océaniques stratégiques (FOST) et des forces aériennes stratégiques (FAS). En effet, les armes ne sont pas livrées aux armées, mais restent bien la propriété du CEA. La DAM, en outre, garantit la sûreté et la fiabilité des armes durant toute leur durée de vie. Lorsque les armes sont retirées de service, elles sont démontées sur un site militaire. C’est le général de Gaulle lui-même qui avait souhaité que l’assemblage et le démontage des têtes nucléaires soient assurés par des opérateurs de la DAM, mais sur des sites sous commandement militaire, et non sur les sites du CEA. Il s’agit de la base opérationnelle de l’île Longue, pour les armes océaniques, et du centre spécial militaire de Valduc pour les armes aéroportées. Les éléments d’armes sont ensuite démantelés dans les centres de la DAM.

Dans le cadre de sa deuxième mission, la DAM pilote la conception et la fabrication des chaufferies nucléaires embarquées, y compris leur cœur nucléaire, en s’appuyant sur deux maîtres d’œuvre industriels majeurs : TechnicAtome, pour la conception, et Naval Group pour la fabrication des principaux équipements sous pression. Les réacteurs utilisés pour la propulsion navale reposent sur les technologies à eau pressurisée, comme dans le nucléaire civil. Le même type de combustible, de l’oxyde uranium dont le taux d’enrichissement est inférieur à 5 %, est utilisé pour l’alimenter. Framatome réalise les ébauches forgées utilisées par Naval Group pour usiner les cuves de réacteurs et les générateurs de vapeur. Enfin, Orano fournit la poudre d’uranium enrichie dont la DAM a besoin pour les cœurs de réacteurs des chaufferies nucléaires. Alors que le combustible civil est placé sous le contrôle d’Euratom, celui utilisé pour les sous-marins nucléaires ou le porte-avions est libre d’emploi. Cette distinction se fonde sur l’origine du minerai : le pays producteur décide si le minerai est ou non libre d’emploi. Enfin, lorsque la chaufferie nucléaire est intégrée dans le bateau, la DAM assure durant toute la durée de vie du sous-marin ou du porte-avions son assistance technique au maître d’ouvrage du MCO des sous-marins qui est le « service de soutien de la flotte » (SSF).

Troisièmement, la DAM est maîtresse d’ouvrage dans l’approvisionnement en matières stratégiques : en plutonium, en uranium hautement enrichi et en tritium pour les armes, et en uranium faiblement enrichi pour les chaufferies. Cependant, la France a décidé de mettre un terme à sa production de plutonium à Marcoule en 1992 et d’uranium hautement enrichi à Pierrelatte en 1996. Depuis cette période, nous recyclons ces deux matières stratégiques.

Tant pour les armes que pour la propulsion nucléaire, la DAM travaille en interface directe avec la division des forces nucléaires de l’état-major des armées (EMA) et la direction générale de l’armement (DGA).

Enfin, la DAM apporte son expertise à l’État dans trois autres domaines. Le premier est la sécurité contre le terrorisme nucléaire et la non-prolifération nucléaire. La DAM est également chargée d’une mission de défense conventionnelle, depuis la cession du centre de Gramat situé dans le Lot par le ministère des armées et la DGA le 1er janvier 2010. Pour finir, notre sixième mission nous a été affectée en 2002 par la ministre de la défense Michèle Alliot-Marie : il s’agit de faire profiter, si besoin, la défense et le monde industriel de notre expertise acquise dans le monde de la dissuasion. Ainsi, nous pouvons être appelés par la DGA à participer à des programmes d’études en amont aux côtés d’industriels de la défense. C’était le cas du programme sur le système de combat aérien futur mené en coopération avec le Royaume-Uni ([1]) , qui intégrait une composante sur la furtivité.

Je souhaitais vous apporter des précisions sur les armes nucléaires, en commençant par leur principe de fonctionnement. Une tête nucléaire est composée d’une enveloppe externe, qui contient une charge nucléaire et un bloc équipement qui gère le séquentiel de fonctionnement de l’arme. L’enveloppe garantit la pénétration de la tête nucléaire : elle doit être furtive et durcie pour préserver l’intégrité de la tête nucléaire en cas d’interception par une défense antimissile balistique. Une fois que la tête est entrée dans l’atmosphère, la charge nucléaire fonctionne. Cette charge comprend deux étages : une amorce, qui délivre environ 10 % de l’énergie totale contenue par l’arme, et un étage de puissance, qui en fournit 90 %. Une arme nucléaire est déclenchée par un détonateur, qui nécessite une puissance de l’ordre d’un joule ; lorsqu’elle explose, dans un laps de temps de quelques dizaines de millionièmes de seconde, son facteur d’amplification est de l’ordre de 1015.

Le fonctionnement de l’arme nucléaire fait intervenir des réactions de fission et de fusion thermonucléaire. Il est régi par un seuil minimal ; en effet, pour que la fission ait lieu, une densité critique doit être atteinte. Ainsi, la densité du plutonium au repos est de 16 ; pour qu’il fissionne, sa densité doit être portée à environ 50/60. Une masse minimale de plutonium est requise pour enclencher la fission. Sans ces deux conditions, l’arme nucléaire ne pourra pas fonctionner.

Comme une arme conventionnelle, la tête nucléaire doit atteindre une cible prédéfinie avec un effet recherché. Il s’agit ici de délivrer un certain niveau d’énergie, avec une arme optimisée. En effet, le nombre de sous-marins lanceurs d’engins (SNLE) est de quatre, avec seize missiles par sous-marin, l’objectif est de maximiser la capacité d’emport de chacun. La Russie ou les États-Unis, qui ont culminé à plus de 30 000 armes au plus fort de la guerre froide, ne sont pas soumis aux mêmes contraintes pour assurer une dissuasion crédible que la France, qui n’en disposait, au plus, que 500 à 600 à cette même période. En 2020, le Président a rappelé que notre stock maximal était de 300 armes nucléaires.

La tête nucléaire dont l’optimisation a été poussée à son maximum est la TN 75. Elle est encore en service dans la FOST, associée au missile M51.1 depuis 2010. Vingt-six essais nucléaires ont été nécessaires pour la mettre au point et la garantir. Lorsqu’il était encore possible de mener des essais nucléaires, nous pouvions approcher les seuils de fonctionnement. Seuls les essais nucléaires permettaient d’obtenir de tels niveaux d’optimisation de la charge nucléaire. Leur arrêt définitif a rapidement posé la question de la garantie de fonctionnement de la charge nucléaire. Le président Mitterrand a décidé d’un moratoire à la fin des années 1991. Toutefois, la préparation d’un essai nucléaire par an est restée autorisée jusqu’en 1996, en allant jusqu’à la réalisation du container où était positionné l’engin, au fond d’un puits dans le Pacifique. Cela nous a permis de maintenir nos compétences en matière d’essais nucléaires dans le cas où ces derniers auraient repris, mais également de nous préparer à leur arrêt.

C’est à cette période que nous avons défini le concept de charge robuste La charge robuste est fortement développée sur le plan technologique, mais elle s’éloigne des seuils de fonctionnement. Si la dernière série d’essais de 1995-1996 a suscité de nombreuses polémiques, elle était indispensable pour démontrer et qualifier les charges robustes sur lesquelles s’appuierait à l’avenir notre dissuasion. Depuis 1996, les têtes nucléaires aéroportées (TNA) et océaniques (TNO) ont été conçues, développées et garanties sans essai nucléaire nouveau. Au total, 210 essais nucléaires ont été réalisés par la France, dont 17 en Algérie et 193 en Polynésie française.

Le programme Simulation repose sur trois piliers : des physiciens, qui connaissent les règles régissant le fonctionnement d’une arme nucléaire ; des numériciens, dont la tâche consiste à traduire la physique de fonctionnement en systèmes d’équations complexes ; enfin, des supercalculateurs, capables de réaliser un calcul complet en moins d’une semaine. Nos calculateurs sont au meilleur niveau mondial. Mes équipes travaillent avec les salariés d’Atos – précédemment Bull – pour concevoir les supercalculateurs du futur. Lorsque ce partenariat a été engagé au début des années 2 000, Bull était un industriel moribond ; l’argent injecté par l’État et le pilotage assuré par le CEA ont fait d’Atos le quatrième constructeur mondial de super calculateurs.

Au-delà des calculateurs, nous nous sommes réservés la possibilité de mener des expériences dans deux grandes installations. La première est celle d’Epure, située sur le site de Valduc, en Bourgogne. Il s’agit d’un programme français lancé par le Président de la République en 2008. Epure s’intéresse au fonctionnement de l’amorce et à la phase initiale de densification du plutonium. Cette installation respecte bien entendu les traités de non-prolifération et d’interdiction complète des essais nucléaires signés par la France. En effet, ces expériences ne dégagent pas d’énergie d’origine nucléaire. La seconde, le laser mégajoule (LMJ), installé au centre d’études scientifiques et techniques d’Aquitaine (Cesta), adresse le fonctionnement thermonucléaire.

Pour finir, les essais nucléaires passés nous servent encore aujourd’hui. Une fois que le standard de simulation réunissant l’ensemble des codes qui décrivent le fonctionnement de l’arme est en phase de qualification finale, la validation ultime consiste à rejouer des essais nucléaires. Nous connaissons en effet la géométrie des engins alors testés ainsi que les dispositifs de mesure alors utilisés. Il nous suffit dès lors de comparer les résultats alors obtenus à ceux qui sont simulés. Ainsi, nous sommes certains de la qualité de nos codes de calcul et de l’incertitude de notre outil numérique.

Le programme Simulation est un succès. Lancé en 1996 et préparé dès 1992, il a permis de garantir le fonctionnement de la TNA en 2006, qui équipe aujourd’hui les FAS et la TNO qui équipe la FOST depuis en 2010 en plus de la TN 75.

Epure caractérise la phase d’implosion de l’amorce avant son fonctionnement nucléaire. Il s’agit de machines radiographiques, reposant sur un système identique à celui de la radiographie du corps humain, mais qui dégage une dose cent mille fois plus forte en raison de la densité des matériaux qu’il est nécessaire de pénétrer. La vitesse d’implosion du matériau de l’amorce à est de quelques kilomètres par seconde. Pour radiographier un engin en implosion, la durée du flash est extrêmement courte, il dure 60 nanosecondes. Epure nous permet de réaliser des expérimentations mettant en œuvre du plutonium. Toutefois, comme nous nous interdisons de dégager de l’énergie nucléaire, nous menons les essais sur des maquettes à échelle réduite.

La France seule a décidé du programme Epure, en suivant deux phases. À la suite de la signature des accords de Lancaster House avec le Royaume-Uni le 2 novembre 2010, le programme Teutatès a été lancé, incluant Epure. L’installation est désormais exploitée conjointement par les deux nations : environ quarante des cent employés qui y travaillent sont britanniques. Pour des raisons de sûreté nucléaire, et eu égard à notre loi, le chef de l’installation qui porte la responsabilité de l’exploitation nucléaire est français, mais son adjoint est britannique. Si l’exploitation de l’installation est commune, chaque pays reste souverain sur les expériences qu’il réalise : l’engin, son design et les matériaux utilisés ne sont pas partagés.

Le LMJ est une installation expérimentale de 300 mètres de long, 150 mètres de large et 60 mètres de haut. Il s’intéresse à la fusion thermonucléaire. Le but est de faire interagir l’énergie laser produite par des faisceaux laser avec un matériau tel que l’or afin de créer un rayonnement X qui fait imploser une bille contenant du deutérium, et, à terme, du deutérium et du tritium. La presse a rapporté élogieusement les expérimentations américaines sur la fusion à rendement net d’énergie dans le National Ignition Facility (NIF) à Livermore, qui utilisaient du deutérium et du tritium. Portés à des températures de l’ordre de 100 millions de degrés et à des centaines de milliers de fois la pression atmosphérique, ces deux isotopes naturels de l’hydrogène trouvent de bonnes conditions pour fusionner. Ils dégagent alors une très grande quantité d’énergie sous forme notamment de neutrons. Pour parvenir à cette fusion par confinement inertiel, des installations de l’ampleur de celles du NIF ou du LMJ sont nécessaires. Le LMJ, lancé en réalisation en 2003, a été mis en service en 2014 avec un nombre de faisceaux laser réduits. À terme, il en comptera 176, pour une énergie totale de 1,3 mégajoule. Le NIF produit quant à lui 2 mégajoules, il s’agit donc d’installations de classe équivalente.

L’EPURE et le LMJ nous permettent donc de confronter des mesures réalisées lors de ces expériences – l’une simulant le fonctionnement primaire de l’arme, l’autre son fonctionnement thermonucléaire – à des calculs prévisionnels. Cette comparaison nous amène à améliorer nos codes de calcul pour réduire l’incertitude de l’outil numérique dans le but de garantir en les optimisant nos charges nucléaires.

Je conclurai sur la stratégie de la DAM, centrée autour de cinq enjeux fondant notre raison d’être. Le premier est d’honorer et de préserver la confiance de l’autorité politique. Lors des audits qu’elle réalise tous les quatre ans environ auprès de la DAM, la Cour des comptes souligne constamment la clarté de la gouvernance des programmes nucléaires de défense. La gouvernance de notre mission au profit de la dissuasion remonte au plus haut niveau de l’État : en effet, le conseil des armements nucléaires est présidé par le Président de la République. L’ensemble des décisions concernant les programmes touchant à la dissuasion est pris dans le cadre de ce conseil, qui se réunit une à deux fois par an, en fonction des besoins de. Une attention particulière est portée à l’avancement des programmes déjà lancés et au grand futur, à horizon 2045-2050. Une œuvre commune, directive du Premier ministre, décrit ensuite le partage des travaux à réaliser entre le ministère des armées et le CEA : elle définit le périmètre des activités confiées à la DAM. Un comité réunissant l’armée et le CEA a été créé afin de faire le rapport de nos activités. Sa première réunion a eu lieu en 1961, un an après la réalisation du premier essai nucléaire, et trois ans avant le déploiement des premières armes nucléaires. Tous les programmes de la dissuasion sont examinés par ce comité mixte une fois par an. Le comité analyse également et prend acte du programme moyen à long terme de la DAM, qui présente dans le détail le contenu physique et financier de chaque programme. Le budget de la DAM s’élève à 2,7 milliards d’euros, et inclut notamment les salaires de nos personnels.

Notre deuxième enjeu consiste à disposer d’une organisation optimisée pour maîtriser le pilotage de nos programmes. Notre organisation matricielle s’articule autour de directeurs de programmes à la tête de chacune des missions que j’ai décrites, et de directeurs de centres, responsables de la maîtrise d’œuvre. Nos cinq centres se situent à Bruyères-le-Châtel, à Salives en Bourgogne, au Barp en Nouvelle Aquitaine, à Gramat en Occitanie et à Monts en Centre-Val de Loire.

En outre, la DAM doit pouvoir adapter ses armes stratégiques à une évolution du contexte stratégique afin que la dissuasion reste crédible et efficace. La DAM œuvre également dans le cadre des programmes futurs. Nous travaillons à l’air-sol nucléaire de quatrième génération, qui remplacera la composante aéroportée actuelle à horizon 2035, ainsi qu’au prochain incrément du missile M51.3, qui emportera une tête océanique adaptée dans quelques années et, dans un futur plus lointain, au programme M51.4.

La DAM doit également maîtriser le maintien de la souveraineté et des compétences nécessaires à nos programmes. Nous avons établi une gestion précise des compétences sur nos métiers spécifiques. Si certains sont communs à d’autres entreprises, d’autres sont en effet moins courants. Des formations internes sont donc assurées. Par ailleurs, nous avons récemment lancé un plan d’attractivité, qui vise à la fois à recruter, former et fidéliser les personnels dont nous avons besoin. Il faut en effet une dizaine d’années à un concepteur d’armes ou de têtes pour acquérir l’ensemble de ses compétences.

Enfin, nous assurons la crédibilité scientifique et technique de la DAM, qui passait autrefois par la capacité à réaliser des essais nucléaires. Désormais, notre crédibilité repose sur différents socles : nous publions par exemple les collaborations scientifiques que nous réalisons dans des domaines ouverts. 25 % du temps de faisceau du LMJ est alloué à la recherche académique, dont la qualité des résultats atteste de ceux obtenus dans le monde de la dissuasion.

M. le président Thomas Gassilloud. Je donne la parole aux orateurs de groupe.

M. Philippe Sorez (RE). Je souhaiterais revenir sur l’importance, au sein de votre direction, des deux enjeux majeurs que sont la maîtrise de la souveraineté industrielle et technologique, ainsi que le maintien des compétences humaines. Ces deux enjeux apparaissent effectivement comme primordiaux pour garantir l’efficacité dans notre dissuasion dans le contexte stratégique actuel. Ainsi, compte tenu des conséquences économiques de la crise du covid puis de celles liées à la guerre en Ukraine, comment évaluez-vous la santé économique du tissu industriel français de la dissuasion ? Nos entreprises résistent-elles ? Vos différents projets ont-ils été affectés par ces différentes crises ?

Quelles sont les principales difficultés que vous rencontrez en matière de recrutement, et quelles initiatives déployez-vous pour y faire face ?

Enfin, quelles sont vos attentes concernant la nouvelle loi de programmation militaire (LPM) ?

M. Frank Giletti (RN). Il est toujours bon de rappeler que le CEA a vu le jour à l’issue de la seconde guerre mondiale par la volonté du général de Gaulle, poursuivant l’objectif de reconstruire la politique de la France en matière de défense.

On imagine très bien la nécessité constante du CEA de s’adapter au contexte international, mais aussi de se moderniser continuellement. Depuis 1945, l’histoire même de cet organisme atteste tandis qu’il n’a cessé de concourir au rayonnement de la France. Le CEA s’emploie à conserver une responsabilité de maître d’ouvrage des programmes qui lui sont confiés ainsi que de maître d’œuvre d’ensemble, afin de faire bénéficier notre base industrielle et technologique de défense (BITD) de nombreuses avancées technologiques.

Néanmoins, si le CEA a démontré toutes ces années des capacités d’adaptation, tant sur le plan économique que dans les missions qui étaient consécutivement les siennes, et la ferme volonté d’agir au profit de l’industrie française, la question de la dissuasion nucléaire nous interroge plus particulièrement en ces temps de guerre, mais aussi à l’aube de la nouvelle LPM. La menace d’affrontements nucléaires relance aujourd’hui un débat qui n’avait a priori plus lieu d’être depuis la guerre froide, ce qui engendre sans doute de nouvelles considérations pour le CEA, et l’impératif de s’acclimater à la nouvelle donne géopolitique qui évolue très rapidement. Aussi, comment le CEA adapte-t-il ses moyens et ses missions au contexte international ?

Comment appréhendez-vous la prochaine LPM, et qu’attendez-vous de notre commission à cet égard ?

Enfin, quelle est la part du financement alloué au CEA consacrée à la dissuasion ?

Je voudrais, en outre, évoquer le risque nucléaire, radiologique, biologique et chimique (NRBC). Une sensibilisation des élus est indispensable sur ce sujet. Des démarches ont été entreprises à cet égard. Si certains prétendent répondre à cette nécessité, l’engouement reste faible. Quelle est l’implication du CEA dans la lutte contre les menaces NRBC ? Joue-t-il un rôle de sensibilisation ? Comment ce dernier pourrait-il se traduire dans la relation du Commissariat avec les élus ?

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). La notion de stricte suffisance est une dimension clé de la doctrine française de dissuasion. Vous avez indiqué que notre arsenal comptait un maximum de 300 têtes. En réalité, dans le domaine océanique, 64 tubes sont en permanence prêts. La notion de stricte suffisance ne se situe-t-elle donc pas plutôt autour de ce chiffre ? En effet, des militants antinucléaires que j’ai rencontrés au Japon m’ont suggéré que des décisions pourraient concourir à la réduction de l’arsenal français, qui n’est d’ailleurs pas le plus petit au monde – ce dernier serait celui du Royaume-Uni.

Nous utilisons actuellement de l’uranium extrait au Niger. La qualification du minerai comme étant libre d’emploi relevant d’une décision purement politique, d’autres pays seraient-ils prêts à nous en fournir ?

Quelles sont les contreparties apportées par les Britanniques qui bénéficient de l’installation Epure ? Nous approchons en effet de la renégociation des traités de Lancaster House.

Comment le CEA participe-t-il au plan Quantique ?

M. le président Thomas Gassilloud. Il ne faut pas confondre les vecteurs de missiles et les têtes : un sous-marin nucléaire contient deux rangées de huit missiles, qui comptent chacun jusqu’à six têtes.

Mme Christelle D’Intorni (LR). Le conflit qui se déroule depuis bientôt près d’un an à nos portes a conduit à porter notre attention sur l’équipement conventionnel de nos armées. Celui-ci devrait ainsi faire l’objet d’un renforcement dans la prochaine LPM. Nous sommes cependant tous bien conscients qu’il ne peut pas remplacer le parapluie nucléaire qui protège les intérêts vitaux de notre nation. Le volume financier de la prochaine LPM pour la période 2024-2030 devrait s’élever à 410 milliards d’euros. L’actuelle LPM prévoit 37 milliards d’euros attribués à l’entretien de l’arsenal nucléaire français entre 2019 et 2025, soit 12,5 % de l’enveloppe globale accordée à la défense sur sept ans.

Estimez-vous que les moyens alloués à l’entretien de notre arsenal nucléaire ont été suffisants ? Pensez-vous notamment que la LPM 2019-2025 a consacré les moyens nécessaires à la modernisation de notre équipement nucléaire, concernant les ogives, ainsi que les vecteurs – je pense notamment au développement d’un missile air-sol supersonique à horizon 2035 ? Formulez-vous des attentes en la matière pour la prochaine LPM ?

Mme Delphine Lingemann (Dem). J’aimerais vous entendre sur les perspectives qu’offre le développement des technologies quantiques sur la dissuasion nucléaire. Comment la France se situe-t-elle sur le plan de la technologie quantique par rapport à ses alliés et ses adversaires ?

Ma deuxième question concerne le savoir-faire français en matière de technologies nucléaires. Comment la DAM ou vos partenaires travaillent-ils avec les établissements d’enseignement supérieur, notamment les écoles d’ingénieurs, et les laboratoires de recherche qui forment physiciens, numériciens et calculateurs, pour adapter les formations à vos besoins actuels et futurs ?

Mme Mélanie Thomin (SOC). La qualité de la France comme puissance dotée est une permanence des armées et vous en assurez l’effectivité et la mise à jour constantes. C’est un travail d’expertise et une responsabilité immenses, pourtant méconnus de nos concitoyens. Pourtant, la compétition internationale ne faiblit pas et le maintien de notre crédibilité est essentiel.

Le groupe Socialistes est particulièrement attaché à la sauvegarde de ce savoir-faire et il sera tout spécialement attentif à la définition de la nouvelle LPM. Les têtes nucléaires, leur maintien en condition opérationnelle et les moyens nécessaires à leur déploiement retiendront notamment notre attention.

Le renouvellement des chaufferies nucléaires, en particulier pour les Barracuda, puis, à terme, le SNLE de troisième génération, n’impliquent pas de rupture technologique d’ampleur par rapport à la conception de chaufferie compacte K15. En 2019, le CEA évoquait un problème de renouvellement des compétences. En effet, la constante technologique K15 induit qu’au fil du temps, le nombre d’architectes d’ensemble de ces chaufferies nucléaires, qui maîtrisent la totalité de leur conception, se réduit. Cette problématique concerne aussi le maintien en condition opérationnelle des bateaux et de leur chaufferie. L’annonce d’une propulsion nucléaire pour le porte-avions nouvelle génération en 2020 apparaît comme une bonne nouvelle. En tout état de cause, les chaufferies du nouveau porte-avions seront plus énergétiques que celles du Charles-de-Gaulle. Les travaux de conception de cette chaufferie permettent donc de faire naître la nouvelle génération d’architectes et de compétences en conception. Comment le CEA et son écosystème industriel envisagent-ils de renouveler ces compétences et son autonomie en la matière ? Des problèmes de compétences et de savoir-faire sur des points sensibles de la chaîne de conception sont-ils à craindre dans la décennie à venir ?

M. Loïc Kervran (HOR). Comment votre expertise contribue-t-elle aux efforts de contre-prolifération et d’évaluation de l’état d’avancement des programmes nucléaires dans le monde ? Participez-vous également à l’évaluation de la crédibilité de la dissuasion de nos adversaires ou de nos alliés ?

M. Fabien Roussel (GDR-NUPES). De quel stock de minerai d’uranium la France dispose-t-elle ? L’approvisionnement en uranium et en minerais représente un enjeu stratégique. Vous avez indiqué que nous l’importons principalement du Niger. Contrairement aux centrales nucléaires, nos têtes nucléaires ne consomment pas régulièrement de minerai d’uranium. Sommes-nous totalement dépendants d’un approvisionnement régulier du Niger ou d’autres pays, ou notre stock est-il suffisant pour entretenir nos têtes nucléaires dans le temps ?

M. Laurent Panifous (LIOT). Le CEA est un acteur majeur de la recherche et son action contribue directement à assurer la souveraineté et l’autonomie stratégique nationale. Le regain d’intérêt pour la dissuasion nucléaire dans le débat national, en particulier dans le contexte marqué par la guerre en Ukraine, rend vos missions sont encore plus importantes pour satisfaire les exigences qui pèsent sur l’innovation de défense.

Le CEA est un partenaire stratégique essentiel de nos armées. Vous êtes d’ailleurs lié par un nouveau contrat d’objectifs et de performance avec le ministère, qui réaffirme notamment la priorité que le CEA accorde à la sécurité pour promouvoir une culture de la sûreté. Avez-vous déjà pu faire un bilan d’étape mettant en lumière les perspectives à envisager en matière de dissuasion ? Quels sont vos prochains grands chantiers de recherche ?

Vous collaborez étroitement avec des leaders européens de la défense. Je pense notamment à Naval Group et à Framatome. Pourriez-vous nous faire part des résultats que vous attendez pour le programme Barracuda et pour le développement de nos sous-marins nucléaires ? Quel est l’apport pratique du CEA dans ces coopérations ?

M. le président Thomas Gassilloud. J’invite les autres députés à prendre la parole.

M. Fabien Lainé (Dem). Le LMJ et Epure illustrent bien le niveau d’expertise de notre pays en matière, notamment, de simulation. Nous connaissons l’état d’avancement du Royaume-Uni et des États-Unis en la matière ; cependant, qu’en est-il de la Chine, du Pakistan, de l’Inde, d’Israël, qui ne bénéficient pas de telles installations ? Comment valident-ils les résultats de leurs supercalculateurs ?

Mme Valérie Bazin-Malgras (LR). Vous avez rappelé l’importance de fidéliser vos collaborateurs. Vos personnels sont-ils intégrés dès le départ dans vos services, grâce, notamment, à des contrats d’alternance ou d’apprentissage ?

J’ignorais que l’uranium pouvait être recyclé. L’opération est-elle assurée en interne ou par des sous-traitants ?

M. Mounir Belhamiti (RE). Le CEA ou la DAM suivent-ils de près les armes nucléaires tactiques ? Des recherches sont-elles menées dans ce domaine, s’il était décidé de développer ce type d’armement ?

M. Vincenzo Salvetti. Nous avons traversé le covid en appliquant la réglementation nationale. Entre mars et mai 2020, durant la période de confinement strict, 5 % des effectifs de la DAM ont été maintenus. Il s’agissait des équipes assurant le maintien en condition opérationnelle des têtes nucléaires, notamment océaniques, à l’île Longue, qui fabriquent le sous-ensemble qui est changé lors des maintenances et qui procèdent au remplacement de l’équipement.

Les autres activités ont été mises à l’arrêt, sans porter préjudice à l’exécution des programmes. Ainsi, aucun programme n’a pris de retard sur son calendrier directeur et sur ses jalons primordiaux, grâce aux activités de télétravail – bien que la classification des travaux de la DAM réduise fortement la possibilité de travail à distance. Il a été décidé d’accorder aux salariés ne pouvant pas télé-travailler une autorisation d’absence rémunérée.

La santé de nos entreprises n’a pas eu à pâtir de la crise sanitaire. Un certain nombre d’entreprises de précision, qui travaillent également dans l’aéronautique, ont davantage souffert dans ce dernier secteur. Ainsi, à la sortie du covid, les demandes d’indemnisation et d’aide ne se sont chiffrées qu’à quelques millions d’euros sur le périmètre de la DAM.

Concernant la future LPM, la DAM a demandé les moyens nécessaires à nos missions de maintien en condition opérationnelle et au développement des programmes futurs.

La DAM a l’avantage d’être à la fois maître d’ouvrage et maître d’œuvre. Nous allouons les ressources dont nous avons besoin sur les programmes d’armes. Le maintien des compétences dans ce domaine est consubstantiel à notre mission. Ainsi, nous ne consentons à sous-traiter que les activités sous-traitables. L’enjeu primordial est la conservation de notre souveraineté. Aussi, si un industriel se révélait défaillant, nous serions en mesure de prendre la relève, au moins dans un premier temps.

La lutte contre la menace NRBC fait l’objet d’un programme global au CEA, piloté par la DAM. Nous intervenons conjointement avec les trois directions opérationnelles du CEA, au profit de l’État, dans le cadre d’une mission de maîtrise d’œuvre et d’apport d’expertise.

M. François Jacq. Les équipes de biologistes travaillent en effet sur la dimension biologique des risques NRBC.

M. Vincenzo Salvetti. S’agissant du dimensionnement de notre arsenal, chaque missile des forces aéroportées emporte une tête. Nous disposons de deux escadrons, équipés de plusieurs missiles et têtes. Les forces océaniques comptent quant à elle quatre sous-marins, avec seize tubes. Cependant, seuls trois d’entre eux sont dotés de missiles, puisque l’un des quatre sous-marins est continuellement en arrêt technique majeur. Grâce au mirvage, chaque missile contient un maximum de six têtes.

La contrepartie du Royaume-Uni dans le cadre de Teutatès réside dans le partage des coûts complets, y compris du coût d’exploitation. La première phase, achevée en 2014, avait été intégralement financée par la France. La participation britannique a permis à la France de réaliser une économie de 400 millions d’euros, répartis également entre les coûts d’investissements et les coûts d’exploitations, sur une quinzaine d’années.

En tant que référent HPC, le CEA s’intéresse au quantique, de même qu’elle s’intéresse à l’intelligence artificielle. La DAM pilote le plan Quantique lancé en janvier 2022, mais la mission mobilise les compétences transversales du CEA.

M. François Jacq. Je précise qu’il existe différents usages du quantique. Le programme et équipement prioritaire de recherche (PEPR), copiloté par le CNRS, le CEA et l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria), vise à lever les obstacles primaires qui pourraient peser sur le plan Quantique et à en prouver la faisabilité. Si nous parvenions à créer un calculateur quantique, ce dernier pourrait nous servir à traiter un certain nombre de problèmes similaires, à accélérer des processus de calcul ou encore à se substituer au calculateur haute performance actuellement utilisé. Nous n’avons en effet pas de calculateur quantique : nous ne faisons qu’en simuler le fonctionnement avec des méthodes classiques. Le très grand centre de calcul proche du centre DAM de Bruyères-le-Châtel, mutualisé pour toute la communauté académique, contient une machine, inscrite dans le cadre européen du programme EuroHPC JU, qui commence à mener des expériences. Il faut toutefois rester prudents : cette technologie ne semble pas près d’être développée.

M. Vincenzo Salvetti. Le pourcentage du budget de la future LPM consacré à la dissuasion devrait probablement rester aux alentours de 12 %. La part de la DAM oscille, d’une année à l’autre, entre 30 % et 40 %. Ce budget me paraît effectivement suffisant.

Le quantique connaît deux applications du point de vue de la DAM. Le premier concerne les calculateurs. Nous allons établir un système initial pour tenter de faire travailler conjointement des processeurs généralistes et des accélérateurs. Nous pensons en effet qu’un qubit, ou bit quantique, pourrait nous permettre d’accélérer nos calculs. Toutefois, l’horizon pour disposer d’un calculateur reposant uniquement sur des qubits pour les codes d’armes s’établit à une trentaine ou une quarantaine d’années, si tant est que cela soit faisable. En revanche, les capteurs quantiques sont susceptibles d’être développés plus tôt. Nous réfléchissons par exemple à la miniaturisation de certains de nos composants grâce à cette technologie.

Nous participons à l’effort national en matière d’alternance. La DAM emploie un quart des alternants du CEA, soit environ 260. Ces alternants constituent un vivier de recrutement. Les nombreux départs en retraite nous invitent à rajeunir notre masse salariale. Nous estimons que la variété des missions et des métiers offerts par la DAM, et plus encore par le CEA, représente un atout pour fidéliser les personnels. Nous devons plus encore proposer des parcours diversifiés à nos salariés qui souhaiteraient évoluer, notamment aux jeunes générations, qui n’aspirent pas à exercer le même métier tout au long de leur carrière.

M. François Jacq. S’agissant de nos liens avec l’enseignement supérieur, en matière de réacteurs et de technologie nucléaire, le CEA est chargé d’administrer l’Institut national des sciences et techniques nucléaires (INSTN), articulé avec l’Université Paris-Saclay. Par ailleurs, des travaux sont menés avec des écoles d’ingénieurs et des universités pour renforcer l’attractivité globale du CEA, et pas uniquement celle de la DAM.

M. Vincenzo Salvetti. Le choix de la propulsion nucléaire pour le porte-avions nouvelle génération comporte comme élément essentiel la volonté de maintenir les compétences dans cette filière Elle est cohérente de la relance de l’énergie nucléaire et de la volonté de réduire la part des énergies fossiles.

Il s’agit ainsi surtout d’éviter de reproduire l’exemple du Royaume-Uni, qui, faute de maintien de ces compétences, a eu énormément de mal avec son programme de sous-marins d’attaque à propulsion nucléaire. L’aide des États-Unis leur a été précieuse. Le rapport de Jean-Martin Folz sur l’EPR de Flamanville va dans le même sens : la France est restée trop longtemps sans concevoir de nouveaux réacteurs. C’est cet argument qui l’a emporté.

La DAM est maître d’ouvrage dans ce domaine. Une équipe réduite travaille sur la propulsion nucléaire. En revanche, elle bénéficie de l’expertise de quatre-vingt-dix personnes réunies au sein d’un service mixte tripartite entre la marine, le CEA et la DGA, qui partagent leur retour d’expérience sur les chaufferies nucléaires en service. De plus, environ 300 salariés de la direction des énergies du CEA travaillent au profit de la propulsion nucléaire. Nous devons enfin nous assurer du maintien en compétences de Naval Group et de TechnicAtome et des 300 entreprises qui travaillent avec eux sur la propulsion nucléaire. Ainsi, nous avons créé une structure qui nous permet d’évaluer l’ensemble de la filière. Les fragilités révélées par cette dernière concernent essentiellement les PME, pour qui la propulsion nucléaire ne représente qu’une très faible part de leur chiffre d’affaires et qui risquent de basculer vers d’autres horizons.

Mme Sabine Thillaye (Dem). Monsieur le Président, il serait pertinent d’organiser une audition sur le quantique, afin de nous aider à mieux appréhender cet univers.

M. Vincenzo Salvetti. S’agissant de l’état d’avancement des autres puissances, nous coopérons avec les Britanniques et les Américains, pas sur des domaines classifiés, mais davantage sur ceux relevant de la recherche fondamentale. Nous connaissons donc avec précision leur état d’avancement. Nous sommes dotés des mêmes instruments. Les Britanniques partagent l’installation Epure avec la France et ont accès au NIF américain.

M. le président Thomas Gassilloud. Je vous remercie. J’espère que nous aurons l’occasion de nous rendre à la DAM au cours de ce quinquennat.

M. Vincenzo Salvetti. Je souhaitais en effet vous inviter à la DAM, pour vous expliquer en détail nos réalisations passées sur nos armes anciennes et nos projets actuels.


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4.   Audition, à huis clos, de Mme Emmanuelle Maitre, chargée de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), de Mgr Antoine de Romanet et de M. Jean-Marie Collin, porte-parole de ICAN France, sur les questions éthiques liées à la dissuasion nucléaire (mercredi 18 janvier 2023)

 

M. le président Thomas Gassilloud. Mes chers collègues, vous connaissez tous la formule de Rabelais : « La science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Cet adage, nous pouvons et devons l’appliquer à la dissuasion nucléaire.

L’arme nucléaire ne soulève pas seulement des enjeux technologiques, scientifiques, industriels ou financiers. La dissuasion est également la source d’interrogations légitimes et complexes dans le domaine éthique, moral et religieux.

La guerre a toujours fait l’objet de débats éthiques, comme l’illustrent les nombreuses réflexions et polémiques suscitées par la notion de « guerre juste ».

Cependant, la nature de l’arme nucléaire et l’ampleur des destructions physiques et humaines consécutives à son éventuel emploi donnent une dimension nouvelle à cette réflexion éthique.

Le monde est-il plus sûr avec ou sans armes nucléaires ? L’emploi de l’arme nucléaire peut-il, dans certaines circonstances, être qualifié de « juste » ou « légitime » ? Un désarmement nucléaire est-il envisageable ou même souhaitable dans le contexte stratégique actuel ?

Ces interrogations sont d’autant plus prégnantes qu’elles ont un impact politique direct, comme l’illustre le traité d’interdiction des armes nucléaires (TIAN) de 2017, signé à ce jour par plus de 90 États.

Au regard de l’importance de ces enjeux, nous avons décidé de consacrer une audition aux questions éthiques liées à la dissuasion nucléaire, et nous sommes ravis d’accueillir :

- Madame Emmanuelle Maitre, chargée de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique, qui a publié de nombreuses études sur les questions de non-prolifération nucléaire, de dissuasion et de désarmement ;

- Monseigneur Antoine de Romanet, évêque aux Armées françaises depuis septembre 2017, et l’un des meilleurs connaisseurs des positions de l’Église catholique à l’égard de la dissuasion nucléaire ;

- Monsieur Jean-Marie Collin, porte-parole de la branche française de la campagne internationale pour abolir les armes nucléaires (l’ICAN). Prix Nobel de la paix en 2017, Monsieur Collin est l’auteur de plusieurs ouvrages sur les armes nucléaires.

Mme Emmanuelle Maitre, chargée de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique. En 2020, le président de la République Emmanuel Macron a présenté, à l’École de guerre, sa vision de la dissuasion nucléaire. Ce discours a mentionné les considérations morales liées à l’arme nucléaire et a justifié la dissuasion française sous cet angle. Ce choix fait écho aux questionnements qui caractérisent la période actuelle quant à la moralité de la dissuasion au niveau mondial. Ces questionnements se sont d’ailleurs illustrés en 2017 par l’adoption du traité d’interdiction des armes nucléaires.

La critique absolue de la dissuasion s’appuie sur les conséquences humanitaires effroyables de l’arme nucléaire pour estimer que l’usage d'une telle arme ou menacer d’en faire usage est injustifiable. Cette critique est née des bombardements de Nagasaki et Hiroshima, et a connu une popularité variable pendant la guerre froide. Ce courant de pensée est désormais puissant et se trouve à l’origine de l’initiative des conséquences humanitaires, de l’action de l’ONG ICAN ou encore de la volonté des États comme l’Autriche ou le Mexique d’interdire l’arme nucléaire.

Ce raisonnement repose sur un principe : en raison des conséquences humanitaires catastrophiques, les armes nucléaires sont inacceptables en tout temps et en tout lieu. La campagne humanitaire se base sur les expériences précédentes d’interdiction des mines antipersonnel et des armes chimiques. Justifier la possession d’armes de destruction massive pour des raisons de sécurité nationale est jugé inacceptable. La critique absolue de la dissuasion conteste donc la possession d’arme nucléaire, quels que soient le possesseur, la doctrine ou la situation internationale. Pour autant, le débat a régulièrement été plus nuancé, ce qui a permis de réintroduire des réflexions stratégiques sur l’acceptabilité de la dissuasion, en fonction du contexte et de sa mise en œuvre.

Historiquement, l’une des premières lignes de défense de la dissuasion nucléaire en tant que doctrine, d’un point de vue éthique, repose sur l’idée que des guerres conventionnelles majeures ont pu être évitées grâce à ces armes inhumaines et à la menace d’annihilation mondiale. Une sorte d’éthique utilitariste est donc mise en avant, en estimant qu’un système est éthiquement justifiable s’il permet de limiter le nombre de morts. Cette éthique se justifie uniquement si nous estimons que la dissuasion nucléaire fonctionne et que la terreur d’une guerre nucléaire a permis d’éviter des conflits armés.

Ce questionnement, éthique, historique et analytique, n’aboutit pas à consensus. Au niveau théorique, de grands philosophes ou politiciens ont, tout au long de la guerre froide, apporté des réponses divergentes sur question de la dissuasion nucléaire et de sa capacité à contribuer à la paix.

Des visions différentes existent donc quant au rôle des armes nucléaires dans des événements depuis 1945, y compris depuis un an avec le conflit en Ukraine. Des observateurs estiment que l’arme nucléaire a permis à la Russie d’attaquer l’Ukraine sans être inquiétée. D’autres pensent au contraire que les armes nucléaires ont permis de geler le conflit aux frontières de l’OTAN et d’éviter ainsi un glissement vers une guerre mondiale.

Ces réflexions ont pu faire naître des éthiques « provisoires » de la dissuasion, en particulier au sein de l’Église catholique, justifiant la possession d’armes nucléaires pour préserver une paix dans un contexte donné, notamment celui de l’affrontement est-ouest pendant la guerre froide. Ces réflexions reposent sur une analyse coût-avantage de la possession d’armes nucléaires qui cherche à montrer que la dissuasion reste acceptable si le pouvoir dissuasif et l’évitement de certains conflits restent supérieurs au risque d’usage réel des armes.

Ce type de raisonnement a aussi été critiqué en expliquant que le bénéfice escompté de la dissuasion est le plus fort au moment où les tensions internationales sont les plus importantes, et donc que le risque d’utilisation de l’arme nucléaire est le plus élevé. Cette éthique utilitariste est donc rarement suffisante pour justifier la dissuasion nucléaire et est souvent complétée par une forme de conditionnalité selon laquelle la dissuasion peut être justifiée en étant uniquement mise en œuvre selon certaines normes et certains principes.

Sur le plan stratégique, la dissuasion nucléaire peut être considérée comme une doctrine tolérable d’un point de vue éthique et politique si le risque est maîtrisé par certains éléments. Cette question est apparue dès le début de la guerre froide, alors que l’usage de l’arme nucléaire ne pouvait être envisagé que dans une vision apocalyptique.

Au niveau doctrinal, la dissuasion ne peut être considérée que comme une arme défensive, et même d’extrême légitime défense, mais jamais comme un élément mis en œuvre à des fins d'agression ou de coercition.

De nombreuses puissances nucléaires ont rejeté la possibilité de déployer des armes tactiques pouvant être employées au cours d’une manœuvre militaire. Il est généralement admis que l’introduction d’armes nucléaires tactiques rendrait leur emploi plus probable, ce qui augmenterait le risque de guerre nucléaire.

Un autre élément doctrinal porte sur la possibilité de s’astreindre, au moment de la planification nucléaire, à une stratégie compatible avec le droit des conflits armés. Ce sujet est particulièrement important aux États-Unis. Les Américains estiment que leur doctrine de dissuasion est compatible avec ce droit. Ils expliquent avoir réfléchi à la planification stratégique et aux notions de droit des conflits armés, avec l’idée qu’une frappe nucléaire peut répondre aux critères de proportionnalité et de discrimination entre des objectifs militaires et civils. Cette réflexion, a priori étonnante, a été permise par les progrès technologiques permettant de concevoir des armes plus précises. Ces armes rendent possible, en théorie, des plans de frappe qui cibleraient en priorité des infrastructures militaires. L’objectif n’est donc pas de maximiser les destructions civiles.

Cette attention s’est également manifestée en France avec, au début des années 2000, l’abandon des plans de frappe anti-cité et des critères démographiques pour concevoir les armes, et l’annonce que les cibles potentielles seraient avant tout les centres de pouvoir. Néanmoins, la réflexion de la France reste timide dans ce domaine, alors que le principe de la dissuasion est le non-emploi.

Sur le plan diplomatique, une des priorités a été de restreindre le champ du nucléaire, avec des efforts effectués dans le domaine de la non-prolifération. Le jeu nucléaire peut être éthiquement justifiable si sa présence permet d’empêcher les conflits. Or, si le nombre d’acteurs devient trop important, le risque d’utilisation de l’arme s’accroît et le calcul devient défavorable.

Des efforts de maîtrise des armements ont été mis en œuvre depuis la guerre froide, pour éventuellement limiter le nombre d’armes en circulation, supprimer certaines catégories d’armes jugées particulièrement déstabilisatrices ou réguler certains comportements.

D’autres efforts sont envisagés pour réduire le risque d’utilisation de l’arme nucléaire et donc théoriquement justifier du concept de dissuasion. L’idée est d’obtenir un ensemble de mesures pour limiter les risques d’usage involontaire, accidentel ou non autorisé de l’arme nucléaire, avec également des procédures extrêmement lourdes pour sécuriser les déploiements.

Au niveau international, la transparence, les notifications et les mécanismes de gestion de crise sont censés pouvoir limiter le risque d’incompréhension et de mauvaises interprétations pouvant conduire à une escalade des tensions vers un conflit nucléaire.

Si les questions sur l’éthique de la dissuasion sont anciennes, plusieurs facteurs sont à l’origine d’un renouvellement du débat dans les années récentes. Ces facteurs tiennent en particulier à la détérioration du contexte international et aux relations entre grandes puissances. Ces évolutions géopolitiques ont conduit les puissances nucléaires à réaffirmer la place de la dissuasion dans leur doctrine de sécurité et ont empêché les progrès en matière de désarmement. À l’opposé du spectre, une campagne s’est organisée pour contester la dissuasion nucléaire, sur des fondements moraux aboutissant au TIAN.

Cette volonté de se positionner dans le débat éthique n’est pas encore particulièrement visible et le monde de la dissuasion reste avant tout préoccupé par des considérations sécuritaires ou éventuellement juridiques. Néanmoins, les propos du président de la République en 2020, et l’organisation d’enseignements à l’ENS depuis plusieurs années sur le sujet, prouvent que le débat est recherché, même dans un pays où ces questions ont historiquement eu moins d’importance.

Une interrogation existe sur la pertinence de répliquer l’approche humanitaire sur les armes nucléaires. Cette approche humanitaire est utilisée pour interdire les armes chimiques, les armes à sous-munition ou encore les mines antipersonnel. Pour certains pays comme la France, les armes nucléaires jouent un rôle singulier dans le système international. Pour le moment, aucun mécanisme n’existe permettant de gérer les tensions entre les puissances, tout en évitant le recours aux extrêmes. Pour les défenseurs de la dissuasion, la suppression brutale des armes nucléaires n’est pas envisageable avant d’avoir résolu les différends anciens, « gelés » par ce système de dissuasion.

Par ailleurs, un autre argument estime que les États démocratiques et libéraux sont les seuls à se poser la question morale. Les ONG promouvant le désarmement sont d’ailleurs particulièrement actives dans ces pays. Si cette réflexion conduit au désarmement face aux régimes autoritaires et agressifs, les démocraties risquent de mettre en péril leurs propres valeurs et le système international construit sur le droit, en s’exposant à la loi du plus fort. Les États démocratiques auraient ainsi une responsabilité particulière à défendre une forme de réalisme et de lucidité de leurs modèles de société face à des adversaires prêts à exploiter ce qu’ils perçoivent comme des faiblesses occidentales, en particulier la sensibilité des opinions publiques aux dilemmes moraux causés par la dissuasion.

Enfin, le troisième argument consiste à réfléchir à la façon d’organiser de manière pragmatique, réaliste et sûre le désarmement, en essayant de construire des procédures incluant par exemple des questions de vérification et de transformation du système international, permettant d’envisager un monde sans armes nucléaires qui ne soit pas, in fine, plus dangereux que celui dans lequel nous vivons.

En conclusion, quel que soit notre positionnement personnel sur la dissuasion, nous ne pouvons que nous réjouir de ces débats et que ces réflexions fleurissent, en particulier dans des pays démocratiques où les citoyens sont non seulement appelés à financer les programmes d’équipements liés à ces armes, mais sont aussi profondément impliqués par les choix doctrinaux que leurs dirigeants prennent dans ce domaine.

Monseigneur Antoine de Romanet. J’ai été nommé évêque aux armées françaises par le Pape François en juin 2017, au moment de la signature du traité d’interdiction des armements nucléaires (TIAN). Trois sujets me sont apparus d’emblée essentiels à considérer : la dissuasion nucléaire, le dialogue interreligieux et la laïcité.

J’ai consacré les deux premières années de ma mission principalement à la dissuasion nucléaire, ce qui m’a conduit à rédiger un document d’une centaine de pages sur ce thème. J’ai également publié un article dans le numéro 168 / hiver 2019-2020 de la revue « Commentaire », aux pages 821 à 828, qui résume bien ma réflexion.

Le traité d’interdiction des armes nucléaires (TIAN) adopté à l’Assemblée Générale des Nations Unies (AGNU) le 7 juillet 2017 par 122 voix dont celle du Saint-Siège est un élément central de ces dernières années. Deux événements importants sont également à souligner : le discours du pape François à Hiroshima et Nagasaki en novembre 2019, avec des mots extrêmement forts, et le discours du président la République Emmanuel Macron devant l’École de guerre en février 2020, avec une réflexion extrêmement travaillée.

Avec le nucléaire, nous sommes entrés dans un nouvel âge, terrifiant. L’homme a mis la main, en partie, sur le secret de la matière et sur une puissance extraordinaire, pour le meilleur ou pour le pire. Pour le meilleur : de nombreuses techniques existent pour fabriquer de l’électricité civile avec l’atome. De nouvelles techniques sont en train d’être explorées de manière particulièrement intéressante, notamment en France. Nous pouvons espérer obtenir prochainement des capacités de production d’énergie électrique d’origine nucléaire sûres, abondantes et non contaminantes.

Le nucléaire peut également être redoutable, avec la fabrication d’armes épouvantables de destruction massive. Nous sommes tous profondément attachés au TNP. L’arme atomique est tragique et tous les efforts doivent être réalisés pour réduire au maximum le risque qu’elle fait peser sur l’humanité, avec l’objectif idéal d’une éradication totale.

D’une certaine manière, l’humanité est entrée dans un nouvel âge, puisqu’elle a désormais les moyens de sa propre destruction. Cela s’accompagne d’une prise de conscience contemporaine avec le TIAN. Le Pape François rappelle de son côté que tout est lié. Les questions climatiques, de biodiversité, d’eau, de ressources naturelles ou encore de carbone sont liées entre elles. Tous ces éléments se jouent à l’échelle de la planète. Raisonner à une échelle simplement nationale n’a donc pas de sens. Tout est lié, comme la crise sanitaire l’a illustré récemment. De même, une éventuelle explosion nucléaire entre deux pays aurait des conséquences cataclysmiques pour l’ensemble de la planète.

Notre terre est fragile au milieu d’un univers glaçant et noir. L’homme a aujourd’hui les moyens de sa propre destruction et ce constat est terrifiant. La guerre est toujours atroce et doit être évitée par tous les moyens.

Le grand danger serait ici d’avoir des considérations uniquement philosophiques et morales, ou purement politiques et stratégiques. Nous pourrions avoir un débat philosophico-religieux, à base de morale, qui pose comme fin inconditionnelle la suppression de ces armes. Nous pourrions également avoir un débat uniquement centré sur les réalités stratégiques et sur la nécessité de se préparer à la guerre pour assurer la paix.

Nous pourrions enfin nous focaliser sur la complexité de l’esprit humain. La réalité est un ensemble d’éléments qui se conjuguent et qui donnent toute la complexité du sujet. Or, dans les faits, le plus souvent, l’approche philosophico-religieuse et l’approche politico-stratégique ne se parlent pas ou entretiennent un dialogue de sourds.

Il nous faut prendre la mesure des ambivalences. Ainsi le concept de « guerre juste » est intéressant pour empêcher les conflits, mais est redoutable si l’objectif est de justifier la guerre. De même, l’atome est formidable pour produire de l’électricité civile, mais peut s’avérer tragique pour détruire la planète.

Entrer dans la logique de l’arme atomique et de la dissuasion nucléaire demande du temps pour réaliser la complexité du sujet. Le TNP est le traité le plus signé au monde, après la charte des Nations Unies. Cinq États sont dits officiellement « dotés » de l’arme nucléaire et les autres États signataires s’engagent à ne pas l’être. Ces derniers peuvent néanmoins bénéficier du nucléaire civil et tous les pays disent s’engager dans une logique de désarmement.

Le président Kennedy était particulièrement inquiet, au début des années 60, à l’idée qu’une trentaine d’États puisse être dotée de l’arme nucléaire à la fin du 20e siècle. Nous n’en sommes pas là et le TNP a offert du temps aux diplomates et aux politiques pour entrer dans une démarche de désarmement. Le vrai sujet, sur lequel ICAN insiste, est que ce temps offert aux diplomates et aux politiques n’a sans doute pas été suffisamment utilisé pour progresser activement dans la voie du désarmement.

Des États ont pris l’engagement de ne pas être dotés en échange de l’engagement des pays dotés de se diriger de bonne foi vers un désarmement. Or, ces derniers semblent bien décidés à conserver leurs armements. Le danger serait ici de considérer que la dissuasion nucléaire permettrait d’assurer une forme de sécurité en toute quiétude. Par son caractère destructeur et la menace anxiogène qu’elle fait peser, la dissuasion nucléaire ne peut être considérée comme une garantie sereine et certaine de la sécurité collective et de la stabilité internationale. Pour autant, « En politique étrangère ce n’est jamais la lutte entre le bien et le mal écrivait Raymond Aron, c’est toujours la lutte entre le préférable contre le détestable »

L’Église catholique s’est appuyée durant une génération sur les déclarations du Pape Jean-Paul II à l’Assemblée Générale de l’ONU de décembre 1982. Le Pape avait expliqué à l’époque que la dissuasion nucléaire était moralement acceptable compte tenu des circonstances et dans la mesure où une démarche, authentique et sincère était mise en œuvre en faveur du désarmement. Dans la foulée les évêques français, le 8/11/1983, écrivaient dans un document intitulé « Gagner la paix » : « affronté à un choix entre deux mots quasiment imparables, la capitulation ou la contre-menace… on choisit le moindre, sans prétendre en faire un bien ! ». Les évêques américains quant à eux ont souligné quelques années plus tard que, compte tenu de l’effort plus que mesuré, voire incertain, vers le désarmement, l’aspect moralement acceptable de cette situation était remis en cause.

La question est de savoir si le TIAN a pour objectif de soutenir le traité de non-prolifération ou de le ruiner. Le TIAN a été négocié en peu de mois, contre huit ans pour le TNP. Le Pape François en novembre 2019 déclare que le TIAN vient soutenir le traité de non-prolifération. Ce point est essentiel. Le Pape ne demande par ailleurs ni désarmement unilatéral ni désarmement immédiat.

Les dernières pages du discours du président de la République, en février 2020, sont pour la première fois dans ce type d’exercice consacrées aux dimensions éthiques, en partant des propos du Pape François à Hiroshima. Le président de la République pose clairement le fait que la dissuasion nucléaire n’est pas une réalité idéale, mais qu’il n’existe pas à ce jour d’alternative crédible.

Nous ne devons pas nous enfermer ici dans de simples considérations techniques. La question n’est pas tant l’outil que l’esprit. La paix est obtenue par la justice, la charité, le dialogue et la négociation. La question n’est pas celle du but d’un désarmement unanimement partagé sur le papier. La question est celle du chemin, qui est d’abord un chemin moral et spirituel de conversion et de désarmement des cœurs.

D’un point de vue à la fois absurde et inspirant, on peut observer qu’il existe une bombe par tradition religieuse : la bombe catholique à Paris, la bombe anglicane à Londres, la bombe protestante évangélique à Washington, la bombe orthodoxe à Moscou, la bombe juive à Tel-Aviv, la bombe hindoue à New Delhi, la bombe sunnite à Islamabad, la bombe confucéenne en Corée et en Chine, en attendant la bombe chiite en Iran. Ce constat donne à réfléchir. Lorsque les diplomates n’arrivent plus à se parler et que les circuits officiels ont du mal à fonctionner, le spirituel peut intervenir pour tenter d’apporter des réponses et une vision plus fraternelle de notre avenir commun.

Par ailleurs, couper l’électricité peut sembler plus efficace pour créer le chaos que la bombe atomique. À l’ère du cyber et des nouvelles technologies, on peut s’interroger si la bombe atomique ne deviendrait pas, d’une certaine manière, quelque peu obsolète.

Nous devons nous parler fraternellement, en dépassant les clivages, les frontières et les passeports. Cette terre est pour nous tous et nous sommes tous frères. Nous avancerons uniquement dans cette reconnaissance.

Une vie sans dignité et sans liberté mérite-t-elle d’être vécue ? Le ministre français de la Défense, Jean-Yves le Drian, l’avait exprimé à sa manière le 20 novembre 2014 à l’École militaire en soulignant que « nous devons éviter que l’appel généreux à un monde « sans armes nucléaires » ne prépare un monde où seuls les dictateurs en disposeraient » L’arme nucléaire nous a préservés jusqu’à présent de la réalité totalitaire. Les Américains ont développé la bombe atomique face au péril nazi et je me félicite que Hitler n’ait pas obtenu cette arme terrifiante en premier. Nous devons avancer avec cet élément, dans la justice, la charité et la fraternité.

M. Jean-Marie Collin, porte-parole d’ICAN France. Je tiens à souligner mon incompréhension face au caractère confidentiel de cette audition et de l’ensemble de ce cycle sur la dissuasion qui se tient à huis clos, contrairement à celui de 2014. Cette décision est gênante pour le débat démocratique. Il est en effet fâcheux de constater qu’un sujet aussi important, avec des implications budgétaires sur des décennies, qui engagent la sécurité des générations actuelles et futures, soit à ce point écarté du débat public. Demander aux citoyens de ce pays de s’interroger sur des sujets de défense est compliqué, si nous leur confisquons le droit d’entendre librement ces auditions.

La dissuasion nucléaire constitue la menace d’employer des armes de destruction massive. Ces armes sont pensées et calibrées pour frapper des populations civiles, engendrant des conséquences humanitaires catastrophiques et allant ainsi à l'encontre des principes de base du droit international humanitaire. Les acteurs politiques et militaires, qui mettent en œuvre cette politique de dissuasion à travers des objectifs de crédibilité militaire, budgétaire et politique, sont conscients et acceptent de renoncer au respect du droit international humanitaire. Cette stratégie accepte de mettre en péril la population française.

La clé de voûte de la politique de défense de la France est donc, pour notre campagne, en dehors de toutes règles éthiques. Effectivement, un déshonneur existe dans la dissuasion, contrairement à ce que prétend le chercheur britannique Lawrence Freedman, car ce système n’est pas un mécanisme de prévention de guerre. Au contraire, l’invasion illégale de l’Ukraine par la Russie montre que la possession d’un arsenal nucléaire permet à ce régime de continuer à commettre des crimes contre les populations civiles.

Au titre de l’éthique, le président Macron estime, dans son discours à l’École de guerre du 7 février 2020, qu’« une démocratie doit se poser la question des finalités de sa politique de dissuasion nucléaire porteuse de dilemmes moraux et de paradoxes ». Or, je ne vois pas quand et comment notre démocratie s’interroge honnêtement et véritablement sur cette question ?

Nous savons que les choix sont déjà faits. Le président Macron a décrit ce que devrait contenir la LPM en matière de forces de dissuasion, dans son discours de Toulon.

Notre campagne s’inscrit dans une approche humanitaire et sécuritaire, et non morale ou religieuse. Néanmoins, ces auditions ne sont pas égalitaires en matière d’expertise entre des acteurs favorables au désarmement, et ceux pro-armes de destruction massive.

Enfin, notre démocratie s'interroge-t-elle, depuis la ratification du traité de non-prolifération nucléaire en 1992, sur le respect de ses obligations juridiques internationales ? Apparemment non, puisque le principe de la « bonne foi », tel qu’inscrit dans l’article 6 du TNP, n’est pas respecté. Le processus de renouvellement des forces nucléaires est inscrit depuis 2014 dans les LPM, avec la volonté de conserver cette force jusqu'en 2090.

Finalement, la définition d’éthique pour la France sur ce sujet de la dissuasion n’est rien d’autre qu’un renoncement à agir. Le président Macron l’a défini ainsi. Nous n’avons, selon lui, « pas d’autre choix que de nous confronter à l'imperfection du monde et d’affronter avec réalisme et honnêteté les problèmes qu’il nous pose ».

Les armes nucléaires et sa politique de dissuasion sont interdites depuis le 22 janvier 2021, avec l’entrée en vigueur du traité des Nations Unies sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN). La notion d’éthique constitue un des éléments clés de la mise en œuvre de cette nouvelle approche du désarmement. Le Saint-Siège a d’ailleurs été l’un des États moteurs dans ce domaine.

L’éthique se retrouve dans le processus de réalisation des conférences humanitaires sur les conséquences de toute détonation d’armes nucléaires, qui se sont étalées entre 2011 et 2016, ainsi que dans le processus de négociation à l'ONU en 2017. La négociation du TIAN a donc demandé plusieurs années et non uniquement trois mois. En effet, ces processus, qui n'excluaient aucun État, étaient les plus inclusifs et démocratiques possibles. La France a d’ailleurs toujours choisi de laisser son siège vide à l’ONU.

De nombreuses résolutions, adoptées depuis 2015 à une large majorité des membres de l’ONU, ont été adoptées pour soutenir la démarche du traité sur l’interdiction des armes nucléaires, notamment des résolutions portant le titre : « Impératif éthique pour un monde exempt d'armes nucléaires ». Ces résolutions, votées par environ 140 États, notent des « impératifs éthiques pour le désarmement nucléaire et la nécessité pressante d’instaurer un monde exempt à jamais d’armes nucléaires qui serraient un bien public des plus précieux servant les intérêts de la sécurité nationale et collective ».

Adopté par 122 États à l’ONU le 7 juillet 2017, le TIAN est entré en vigueur le 22 janvier 2021. Le régime actuel du droit international ne laisse plus de place à l’utilisation légale des armes nucléaires, comme à la mise en œuvre d’une politique de dissuasion. Ce traité compte à ce jour 68 États parties, et 92 États signataires. Il faut remarquer parmi ces États la présence :

– d’États de l’Union européenne : Autriche, Irlande, Malte ;

– d’États du territoire européen : Saint-Marin, Saint-Siège, Liechtenstein ;

– d’États qui ont eu des armes nucléaires sur leur territoire : Afrique du Sud, Cuba, Kazakhstan ;

– d’États ayant un partenariat avec l’OTAN : Autriche, Irlande, Kazakhstan, Malte, Nouvelle-Zélande, Mongolie ;

– ou encore de nombreux États membres de la Francophonie comme le Bénin, le Cambodge, les Comores, la Dominique, la République Démocratique du Congo, les Seychelles, le Viet Nam.

Traité de désarmement, le TIAN est aussi nommé traité de désarmement humanitaire, car il s’appuie sur le droit international humanitaire. Ce droit vise à protéger les civils (et d’une manière générale toutes les personnes non combattantes) et repose sur trois principes complémentaires : les principes de distinction, de proportionnalité et de précaution. Ces trois principes ne peuvent pas être respectés en cas d’utilisation de l’arme nucléaire.

Le préambule du traité mentionne que « les États parties prennent note des impératifs éthiques pour le désarmement nucléaire », soulignant ainsi la volonté exprimée à de nombreuses reprises, entre 2010 et 2016, de respecter les obligations et engagements clairs en vertu du droit international ou encore de la charte des Nations Unies. L’éthique se retrouve également à travers l’article 1 qui qualifie toutes les interdictions. Selon cet article, il est, notamment, interdit en toutes circonstances d'employer ou de menacer d’employer des armes nucléaires. La dissuasion est donc interdite.

Au G20 du mois de novembre 2022, les 20 nations ont estimé que « l’emploi et la menace de l’emploi de l’arme nucléaire étaient inacceptables ». Cette logique renvoie au TIAN et à la pensée du Pape. Ce dernier, lors de l’adoption du traité, avait en effet indiqué que « les armes atomiques n’engendraient qu’un sentiment trompeur de sécurité et s’opposaient ainsi aux notions d’éthique et de solidarité ».

Parmi les interdictions se trouve également celle « d’aider, d’encourager ou d’inciter quiconque, de quelque manière que ce soit, à se livrer à une activité interdite ». Il est ainsi interdit de financer des entreprises fabriquant des systèmes d’armes nucléaires ou équipements associés conçus pour mettre en œuvre les armes nucléaires ou pour assurer leur pérennité. Les banques sont donc directement visées par cette interdiction, comme l’a souligné le président de la République dans son discours de l’École de guerre.

De plus en plus de banques ont décidé d’appliquer ce traité, ayant l’obligation de respecter le droit international et en raison du caractère éthiquement sensible de tels investissements. En effet, investir dans des entreprises qui produisent de tels systèmes d’armes est incompatible avec les méthodes d’investissement durables et donc l’éthique mise en place par ces institutions financières à travers leurs responsabilités sociétales des entreprises. Comme pour les armes chimiques, biologiques ou les mines antipersonnel, de nombreuses banques n'investissent plus dans les arsenaux nucléaires et montrent ainsi le chemin que les banques françaises devront emprunter.

La première réunion des États parties au TIAN s’est tenue en juin 2022 à l’ONU et avait pour objectif la prise de décisions clés pour assurer la vie juridique du traité. Nous pouvons noter la présence de nombreux États observateurs, tels que l’Allemagne ou l’Australie.

Outre l’annonce d’un plan d’action, une déclaration forte a été adoptée où il est réitéré « les impératifs moraux et éthiques qui ont inspiré et motivé la création du traité et qui, aujourd'hui, animent et guident sa mise en œuvre ». La seconde réunion aura lieu cette année, à la fin du mois de novembre, au siège des Nations Unies.

En juin dernier, 56 parlementaires français ont signé une tribune dans le Monde pour que la France participe, au titre d’État observateur, à la réunion des États parties du TIAN. La France, qui est connue à travers le monde pour avoir réalisé de nombreuses actions positives, ne peut pas continuer à nier l’existence de ce traité. La France doit être présente comme État observateur lors de cette seconde réunion.

M. le président Thomas Gassilloud. Le caractère à huis clos de cette audition est une condition qui a été établie pour la mise en place de ce cycle concernant la dissuasion. L’objectif est de permettre la participation de tous et une parole plus libre. Pour ma part, je considère que la mise en place de cycle, avant la loi de programmation militaire (LPM), constitue une avancée par rapport au passé. J’aurais effectivement préféré que certaines auditions se tiennent de façon publique mais je souhaitais avant tout que ces auditions aient lieu. Ce dilemme renvoie à la différence entre éthique de conviction et éthique de responsabilité. Je souligne toutefois qu’un compte rendu public de cette réunion sera réalisé.

Mme Lysiane Métayer (Renaissance). Je souhaite vous interroger plus précisément sur le contrôle des armes à l’échelle mondiale. Nous sommes actuellement dans un contexte de réarmement des pays à travers le monde. Certains pays ont fait le choix, assumé ou non, de se tourner vers les armements nucléaires, comme la Corée du Nord ou l’Iran. D’autres pays, déjà détenteurs, ont décidé d’innover leurs capacités de mise en œuvre de ces armements.

Dans ce contexte de disparition de la « vraie guerre » et de la « vraie paix », pour reprendre la thèse d’André Beaufre, je souhaite vous poser deux questions :

Quelle place la France et l’Europe jouent-elles dans le respect des normes internationales relatives à l’armement nucléaire ?

D’un point de vue plus global, comment percevez-vous ce contexte de réarmement du monde ?

M. José Gonzalez (Rassemblement national). À l’image de Monsieur Collin, je regrette également que cette audition se tienne à huis clos.

La question de la dissuasion nucléaire n’est pas seulement stratégique et politique, puisqu’elle appelle nécessairement un débat éthique. Il est ainsi fondamental pour nous, parlementaires, de pouvoir auditionner les experts que vous êtes, si nous souhaitons intellectualiser le débat.

Alors que l’adhésion de la Finlande dans l’OTAN devrait bientôt être définitivement ratifiée, une révision radicale de sa politique en matière d’arme nucléaire s’avère nécessaire. En effet, l’alliance atlantique est par nature une alliance nucléaire. Or, la législation finlandaise actuelle interdit la présence d’arme nucléaire sur son territoire, ce que n’a pas manqué de rappeler le président Sauli Niinistö, le 7 novembre dernier, lorsqu’il a souligné la position de son pays. La Finlande n’a pas l’intention d’y déroger. Or, a contrario de ses voisins scandinaves, membres de l’OTAN, qui ont banni de leur sol toute base de l’OTAN et toute arme nucléaire en temps de paix, la Finlande demande quant à elle à intégrer l’alliance sans restriction explicite, ce qui semble sous-entendre qu’elle ne ferme pas définitivement le sujet.

La Finlande, qui a toujours affirmé sa politique de non-prolifération, a été le premier État à ratifier le traité relatif à la non-prolifération des armes nucléaires en 1968, parallèlement à son adhésion aux conventions internationales, s'inscrivant depuis dans cette perspective pour des raisons éthiques, bien qu'elle se soit abstenue de voter le traité des Nations Unies sur l’interdiction des armes nucléaires en 2017.

En outre, si la confiance des Finlandais envers leur gouvernement n’emporte traditionnellement pas de débat quant aux politiques de sécurité et de stratégie menées par l’État, le volet éthique de la dissuasion nucléaire présente tout de même des spécificités qui nécessiteraient sans doute un débat public. En effet, au regard de la position du pays en matière d’éthique et la constance de la politique de la Finlande sur cette question, nous pouvons légitimement penser que l’absence d’une telle consultation entraînerait un retour de bâton de la part de sa population.

En tant qu’observateur du monde géopolitique et expert de la question du nucléaire, pensez-vous qu’un tel débat soit acceptable ou du moins nécessaire ?

Qu’en adviendrait-il en cas d’opposition citoyenne ? Plus exactement, cela entacherait-il l’adhésion de la Finlande à l’OTAN ?

Mme Murielle Lepvraud (LFI-NUPES). Je souhaite faire observer que la présence de monsieur de Romanet n’est pas conforme au principe de laïcité. Aussi affûtée soit-elle, la réflexion éthique d’un évêque est nécessairement élaborée sur le fondement d’un dogme et d’une foi dont l’État n’a rien à dire.

D’un point de vue éthique, trois types de questions semblent se poser :

L’arme atomique sort-elle du cadre de l’éthique de la guerre ? En quoi la menace nucléaire est-elle de nature différente de celle de la guerre conventionnelle ?

Est-il éthique de fonder la stratégie de défense de notre pays sur des calculs bénéfices-risques dont les données ne sont pas exactement connues du public ?

Enfin, une question brûlante est celle de la responsabilité de l’État à l'égard des victimes des essais nucléaires, mais aussi des deux cas connus d’emploi que sont Hiroshima et Nagasaki.

Nous croyons au mécanisme de la dissuasion et souhaitons aussi que la France œuvre à la construction d’un monde débarrassé des armes nucléaires à l’issue de négociations multilatérales. Pour cela, elle devra s’appuyer sur toutes les initiatives, en participant, comme observateur au TIAN.

M. le président Thomas Gassilloud. Monsieur de Romanet est notre invité. Ce débat renvoie à des questions éthiques et religieuses. Monseigneur de Romanet a mené de nombreux travaux sur la dissuasion. Au-delà d’être l’évêque des Armées, Monsieur de Romanet est un expert reconnu de ces questions, raison pour laquelle nous l’avons invité.

Mme Nathalie Serre (Les Républicains). Madame Maitre, pourriez-vous apporter des précisions sur votre méthodologie et votre façon de travailler à la Fondation pour la recherche stratégique dans le cadre du nucléaire ?

À titre personnel, je trouve la lecture des écrits de Monseigneur de Romanet inspirante et particulièrement intéressante. Je reste persuadée que tous les points de vue sont intéressants et doivent être entendus pour pouvoir se comprendre et avancer. Cette réflexion existe-t-elle au sein des autres religions ?

Monsieur Collin, j’ai trouvé votre réflexion sur le huis clos particulièrement brutale, alors même que vous étiez invité à vous exprimer. J’ai trouvé votre entrée en matière inutilement agressive, ce qui a gêné mon écoute et desservi vos propos.

M. Fabien Lainé (MODEM et indépendants). Parler d’éthique et d’arme nucléaire semble a priori paradoxal. En réalité, l’arme nucléaire renvoie au problème fondamental de la technique et du progrès. L’homme a toujours eu besoin de la technique pour survivre, conforter sa place dans le monde et finalement asseoir sa domination. Or, dans le domaine militaire, le progrès technique permet à une nation d’avoir un avantage massue sur d’autres pays.

Vladimir Poutine rappelle sans cesse être en possession de missiles balistiques hypersoniques ultramodernes, qu’aucune autre puissance n’aurait à sa disposition. Nous voyons bien que l’arme nucléaire apparaît comme le summum de la domination militaire, à l'image de cette citation du scientifique Théodore Monod : « L’arme nucléaire, c'est la fin acceptée de l’humanité ».

Cette perspective que l’humanité puisse désormais s’autodétruire obligera les puissances dotées de l’arme nucléaire à se responsabiliser et à responsabiliser les États qui seraient tentés par cette technologie. Se développera alors une éthique sur l’utilisation de l’arme nucléaire dans le but d’en faire une force dissuasive. Cette responsabilisation se traduira par la signature de différents traités.

Le groupe Démocrate soutient pleinement la force de dissuasion nucléaire française qui est un outil indispensable à la préservation de sa souveraineté, autrement dit notre assurance vie dans le monde tel que nous le connaissons, avec des puissances dotées et agressives. Or, nos forces de guerre doivent s’inscrire dans un cadre légal international de plus en plus remis en cause par des régimes populistes.

La Russie se sert de la dissuasion nucléaire pour envahir l’Ukraine, sans crainte de représailles violentes sur son sol de la part des Occidentaux. L’Iran arriverait au bout de son programme nucléaire et n’a jamais caché son intention de détruire Israël.

Comment voyez-vous l’avenir de la dissuasion nucléaire et les questions d’éthique qui y sont liées, dans un ordre mondial de plus en plus fracturé ?

Le traité de non-prolifération nucléaire est-il encore pertinent ou devons-nous revoir les conditions de son application ?

Mme Isabelle Santiago (Socialistes et apparentés). Le général de Gaulle a posé les fondements de la force nucléaire de notre indépendance militaire à son arrivée au pouvoir. Néanmoins, ce n’est qu’au cours du double septennat de François Mitterrand que la maturation de la dissuasion française est arrivée à son terme, avec les trois composantes : terre, mer, air, dans le cadre d’une doctrine bien définie.

Avant la guerre en Ukraine, l’évolution du contexte stratégique avait permis de réduire le format des forces. En 10 ans, la France avait diminué de moitié son arsenal. Le budget de la dissuasion nucléaire avait également diminué de moitié en 20 ans. La France est actuellement le seul État à avoir entièrement démantelé la composante nucléaire au sol.

La dimension des forces nucléaires françaises est déterminée en application du principe de « stricte suffisance ». L’arsenal français est garant de la crédibilité de notre dissuasion. La dissuasion nucléaire est avant tout un outil politique, nullement destiné à frapper l’adversaire, mais à le convaincre que nous nous trouvons en capacité de le faire.

Cette question doit évidemment être portée dans le débat public. Nous devons être une puissance capable d’échanger avec tous les acteurs et être observateurs.

Quelle alternative proposez-vous à la dissuasion nucléaire, face à l’affirmation de puissance de certaines nations (Russie, Iran ou encore Corée du Nord) ? Vos propos ne répondent pas aux dangers qui existent actuellement avec le conflit en Ukraine.

Mme Anne Le Hénanff (Horizons et apparentés). Mon intervention s’adressera plus particulièrement à Monseigneur de Romanet. D’après le directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique, la dissuasion nucléaire est un mal pour un bien provisoire. Selon lui, la dissuasion nucléaire explique en grande partie l’absence de conflit majeur entre les puissances, en particulier entre la Russie et l’Occident depuis 1945. Nous ne pouvons que nous réjouir de l’absence de conflit et la garantie de la liberté. La paix repose donc principalement sur la détention de l’arme nucléaire, même s’il s’agit d’une arme de non-emploi.

Toutefois, il semble difficile, dans le contexte actuel, d’imaginer pouvoir garantir la sécurité internationale sans cette dissuasion nucléaire.

Monseigneur, au-delà des questions éthiques soulevées par le Pape François en 2019, vous aviez prôné le pragmatisme en matière de dissuasion nucléaire, invitant la France à avoir une approche qui intègre les réalités militaires et politiques. La dissuasion nucléaire qui a pour objectif ultime le maintien de la paix repose sur sa crédibilité.

La France étant désormais le seul pays au sein de l’Union européenne à détenir l’arme nucléaire, la mise en place d’un débat éthique au sein de la société ne risque-t-elle pas de décrédibiliser la dissuasion nucléaire et in fine mettre la paix en péril ?

M. Julien Bayou (Ecologiste-NUPES). Je regrette également le caractère à huis clos de cette audition.

La question de la dissuasion nucléaire constitue un choix crucial pour notre démocratie. Promouvoir la fin de la dissuasion nucléaire peut sembler paradoxal au moment où la menace est agitée de manière plus ou moins crédible par l’agresseur russe sur un voisin européen. Néanmoins, ce débat doit avoir lieu.

Le TIAN proscrit la menace, et donc la dissuasion. Nous pourrions rétorquer, en ne nous intéressant qu’à l’éthique, qu’il s’agit de légitime défense. La riposte se fait de manière immédiate, graduée et proportionnelle.

Nous partons du principe que l’adversaire est rationnel, ce qui fait peut-être défaut lorsque nous parlons de Vladimir Poutine qui n’avait pas forcément intérêt à envahir l’Ukraine. En outre, compter sur la rationalité de l’Iran pour ne pas détruire Israël dès que cela sera possible semble un pari hautement dangereux. Je n’évoque même pas le risque qu’un groupe terroriste puisse mettre la main sur des armes nucléaires.

Par ailleurs, le général américain à la retraite, David Petraeus, a expliqué que les États-Unis détruiraient toutes les troupes russes et toutes les armes russes si la Russie utilisait l’arme nucléaire en Ukraine. Est-ce un tournant ? N’est-ce pas finalement une forme de dissuasion non nucléaire plus éthique et plus efficace ?

Mme Martine Étienne (LFI-NUPES). Je rejoins mes collègues concernant la présence d’Antoine de Romanet. Nous devons auditionner tous les représentants religieux ou n’en interroger aucun. Ma question s’adressera donc à l’ICAN et à la FRS.

Le système international n’a jamais été aussi instable depuis la fin de la guerre froide. Au regard de la « Doomsday Clock » du « Bulletin of the Atomic Scientists », nous sommes à 100 secondes avant minuit. Autrement dit, le risque nucléaire n’a jamais été aussi élevé que depuis la crise des missiles de Cuba.

L’abolition des armes nucléaires et leur interdiction doivent être un objectif à atteindre. Pourtant, l’arsenal nucléaire français représente une garantie indéniable pour la sécurité du pays, particulièrement en l’absence d’un processus multilatéral crédible de désarmement complet.

Sans traité de cette sorte, nous ne pouvons pas y renoncer si nous souhaitons garder notre autonomie défensive. Cependant, d’autres modes d’action qui rendraient l’arme nucléaire obsolète pourraient être envisagés, tels qu’une dissuasion spatiale, dont la capacité à désorganiser une société, en visant le cœur de ces infrastructures, serait moins létale, mais potentiellement aussi dissuasive que l’arme nucléaire.

Au regard du contexte international et de l’incertitude sur la possession d’armes nucléaires de la part de certains États, de quelle manière la France pourrait-elle se désengager du nucléaire, tout en conservant son indépendance stratégique à la protection de ses intérêts ?

Quelles alternatives coercitives crédibles à la dissuasion nucléaire pourraient être envisagées face à des États pour lesquels les coûts de sanctions économiques et politiques ne pèsent guère dans leur doctrine nucléaire ?

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Je souscris également à ce qui a déjà été dit par mes collègues. Il n’est pas question de mettre en cause la personnalité de monsieur de Romanet. Néanmoins, je fais observer que parler d’une bombe catholique pour parler de la bombe française est un abus de langage, difficile à supporter.

Les questions d’éthique supposent de se situer dans des référentiels éthiques différents. Madame Maitre, vous avez évoqué ce sujet en situant les éthiques auxquelles nous pouvons nous raccrocher, intentionnalistes ou plus utilitaristes. Pourriez-vous affiner davantage votre intervention sous cet angle et nous préciser si nous sommes en mesure de produire des critères extrêmement nets pour opter entre l’une ou l’autre de ces éthiques ?

Monsieur Collin pourrait de son côté revenir sur la notion de « bonne foi » qui figure dans le TNP. Peut-être s’agit-il également de l’une des « pierres de touche » de cette notion d’éthique concernant le désarmement. Le TIAN est finalement l’émanation d’un sursaut des consciences face à l’insuffisance ou le non-respect de ce principe de « bonne foi » par les États dotés.

Enfin, nous pouvons interroger la dimension éthique de la stratégie de dissuasion des États, car ils spéculent sur un risque. Or, se prononcer sur l’avenir de l’humanité à partir de données qui ne sont pas fiables semble hautement contestable.

Enfin, l’architecture globale de sécurité repose peut-être sur une dimension absolument non éthique liée à l’inégalité de fait reconnue entre les États, face au droit d’accéder à des technologies nucléaires.

Valérie Bazin-Malgras (Les Républicains). Je soutiens la dissuasion nucléaire française qui est de mon point de vue nécessaire à la paix dans notre pays et dans le monde face au fanatisme et à certains dirigeants. Et je souhaite connaître les alternatives préconisées par Monsieur Collin au nucléaire.

Mme Emmanuelle Maitre, chargée de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique. Je suis chercheuse depuis 10 ans à la FRS. Nous travaillons essentiellement sur des appels d’offres pour réaliser des études et des analyses, ce qui ne nous empêche pas de participer aux débats publics par nos écrits et nos interventions.

Au sujet de la Finlande, participer à une alliance nucléaire n’est pas la même chose que d’accueillir des armes nucléaires sur son territoire. Pour l’instant, seuls cinq pays de l’OTAN accueillent des armes nucléaires sur leur territoire, de façon non officiellement reconnue. Le secrétaire général de l’OTAN a précisé qu’il n’était pas question d’accroître le nombre de pays qui pourraient potentiellement accueillir des armes nucléaires. La Finlande ne pose donc pas de difficultés.

En outre, si le déploiement d’armes nucléaires dans de nouveaux pays était envisagé, nous serions dans des situations tellement critiques que les questions de législation nationale et d’opinion publique pourraient rapidement évoluer.

Concernant le respect des normes de non-prolifération et le fonctionnement du TNP, nous sommes dans une période de crise sur la logique de non-prolifération et de désarmement. L’administration Biden aux États-Unis a encore la volonté de faire vivre ce régime et de proposer éventuellement de participer à des accords multilatéraux ou bilatéraux. Néanmoins, des discussions au sein des pays dotés apparaissent, y compris en Europe, sur la pertinence d’accroître les volumes d’arme nucléaire, ce qui n’était pas arrivé depuis la guerre froide.

Nous pouvons estimer que cette logique ne s’oppose pas au régime de non-prolifération. En effet, il est possible d’accroître le stock, tout en négociant des mesures de maîtrise des armements avec ses adversaires. D’ailleurs, certains observateurs estimeront que pendant la guerre froide et la crise des euromissiles, le déploiement de nouvelles armes a justement permis un progrès majeur en matière d’Arms Control, avec l’adoption du traité FNI. Néanmoins, ce contexte reste relativement défavorable.

En outre, le contexte est celui de la confrontation entre des États dotés (et leurs alliés) et les États qui souhaitent un désarmement plus radical. Ces deux communautés d’États, de plus en plus polarisés, peinent à trouver un terrain d’entente.

Des efforts sont tout de même entrepris, y compris par la France, pour faire vivre les engagements, tels que les traités d’interdiction des essais nucléaires ou encore les démarches de l’AIEA sur la lutte contre la prolifération. Des efforts sont également effectués pour proposer des mesures de réduction des risques stratégiques (mesures de communication, accroissement de la confiance, etc.).

Une conviction existe sur la capacité de la France à respecter ses engagements internationaux et à investir pour les faire vivre.

La question est complexe au niveau de l’Union européenne. Des actions pragmatiques sont menées, par exemple sur le TICE. L’Union européenne investit également largement pour aider les États à mettre en œuvre leurs obligations de non-prolifération.

Sur le plan politique, les États de l’Union européenne sont divisés sur la question du TIAN. Cette absence de consensus empêche des prises de position fortes sur ces sujets.

Nous avons eu peur, pendant assez longtemps, de ce type de débats éthiques, notamment en période de crise internationale. Or, des avis inverses semblent apparaître, en estimant que ces débats crédibilisent davantage la dissuasion, avec des populations informées de la doctrine et qui acceptent le risque.

Au sujet de la rationalité et du calcul « invérifiable » du ratio risque-avantage, la question est de savoir si tous les dirigeants sont réceptifs à une forme de logique. Ces débats sont évidemment anciens. Certains acteurs ont toujours été comme potentiellement irrationnels. La détention du nucléaire dans ces circonstances était donc considérée comme inacceptable. Certains pays, comme la Corée du Nord, parviennent tout de même à installer le nucléaire. Dans ce cas, nous devons accepter que cette logique de dissuasion se mette en place. Pour l’instant, les dirigeants, jugés « irrationnels », semblent avoir tout de même intégré cette logique.

Une autre question concernait la possibilité de trouver d’autres sortes d’actions plus éthiques ou efficaces que la réponse nucléaire. L’OTAN et les États-Unis estiment que la mise en place d’une réponse conventionnelle forte crédibilise la dissuasion, l’objectif étant d’éviter que le président d’un pays n’ait que le choix entre anéantir son ennemi avec le nucléaire ou ne rien faire. Construire, au sein de l’OTAN, une réponse conventionnelle forte permettrait de crédibiliser la dissuasion. Une présidence saine d’esprit ne pourrait pas aller directement sur le terrain de la dissuasion nucléaire en cas de conflit.

Concernant les autres modes d’action, ces réflexions sont intéressantes et prendront mécaniquement de l’ampleur. En effet, certaines actions sont susceptibles d’engendrer des dommages considérables, avec un pouvoir de dissuasion fort, complémentaire à celui du nucléaire. Or, ces mesures alternatives ne parviennent pas à s’imposer, car les armes nucléaires ont, en quelque sorte, le poids que nous leur donnons. Tant que des dirigeants, comme ceux de la Corée du Nord ou de la Russie, estimeront que les armes nucléaires sont la clé de voûte de leur sécurité, ils inciteront les autres pays à poursuivre dans ce chemin. Par ailleurs, il ne semble pas exister de concept d’arme permettant d’envisager une destruction aussi immédiate, visible et évidente que celle engendrée par les armes nucléaires. La particularité de la dissuasion nucléaire a été cette menace absolument terrible et la peur qu’elle crée. Cette dissuasion fonctionne probablement avec cette capacité à terrifier les dirigeants. Hiroshima et Nagasaki ont frappé les esprits d’une manière particulièrement spécifique.

Monseigneur Antoine de Romanet. J’invite à déjeuner toutes les personnes qui le souhaitent pour que nous puissions réellement discuter ensemble. J’appelle au dialogue et à la fraternité. Or, j’entends une parole d’exclusion. À aucun moment je n’ai parlé de dogme ou de religion. Je ne vous demande pas vos croyances religieuses et je ne vous ai pas donné les miennes. Je suis citoyen français et j’ai vécu 17 ans de ma vie adulte dans des capitales étrangères. J’ai rédigé un certain nombre d’articles à valeur scientifique sur le sujet qui nous occupe aujourd’hui.

Il est nécessaire de se référer à la loi de 1905 qui est essentielle et décisive. Il s’agit d’une loi de liberté, fondement de la liberté de conscience, et de la liberté religieuse et démocratique. Cette loi est la pleine consistance du politique et du religieux. La tendance permanente du politique depuis l’origine est de mettre la main sur l’ensemble de la réalité et d’être totalitaire. La tendance permanente du religieux est également de mettre la main sur l’ensemble de la réalité et d’être totalitaire. Nous ne voulons pas de cela. La distinction entre le politique et le religieux est essentielle. Chacun doit accepter la pleine consistance de l’autre. Nous pouvons uniquement avancer au sein de cette relation nécessairement inconfortable. La loi de 1905 reconnaît cette pleine consistance. Nous ne sommes pas que techniques, car nous avons également une âme et un esprit.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Votre axiome n’intéresse pas la République.

Monseigneur Antoine de Romanet. La loi de 1905 est une loi de liberté. Je suis présent ce jour en tant que citoyen. En outre, l’Église catholique est partie prenante du TIAN.

Par ailleurs, l’Église catholique a une dimension universelle qui transcende les frontières. Pour avoir vécu 17 ans de ma vie à l’étranger, j’ai pu mesurer l’importance du culturel sur l’aspect religieux. D’une certaine manière, l’Église catholique, qui est la seule à avoir le statut d’État et d’observateur aux Nations Unies, possède une dimension transnationale qui lui confère cette légitimité.

En outre, j’ai introduit l’expression « bombe catholique » en précisant bien que mes propos allaient être pour une part absurdes.

L’important est d’entrer dans une dimension de dialogue et de réaliser que le vrai sujet est lié aux relations internationales et à la gouvernance internationale. Les différences de situation sont tragiques lorsqu’elles sont source de violence et de conflits.

Il est nécessaire de s’orienter vers une gouvernance internationale qui comporte l’ensemble de l’humanité dans l’ensemble de ses aspects. Chacun doit jouer un rôle, sans que cela se fasse de manière totalitaire ou absolue. Personne ne domine personne et tout le monde doit s’écouter avec bienveillance.

Nous avons besoin de construire ensemble, sereinement, des éléments de dialogue, d’échange, de compréhension et de fraternité. Se parler, s’entendre et entrer dans la logique de l’autre permet de faire ressortir le bien commun qui n’est pas la somme de nos intérêts individuels. Le bien commun représente ce à quoi je suis prêt à renoncer pour le bien de tous.

Nous sommes solidaires et nous ne pouvons pas raisonner simplement à l’échelle d’une frontière ou de petits intérêts restrictifs. Le monde entier est concerné. Si la bombe explose, le monde disparaîtra.

La dissuasion doit devenir un élément du domaine public, afin que nous puissions réfléchir sur ce sujet qui doit être le plus ouvert possible. Nous n’avons rien à cacher, au contraire. Plus nous débattons, plus le débat s’enrichit.

Le cœur humain est complexe, avec des notions d’orgueil, de violence, de domination ou d’oppression. Or, l’âme humaine a besoin d’un certain nombre de circonstances pour pouvoir se positionner et évoluer de manière positive. La question n’est pas d’être pour ou contre la dissuasion nucléaire. Nous devons comprendre la situation actuelle et nous adapter.

Albert Einstein a dit : « Je ne sais pas de quoi sera faite la troisième guerre mondiale, ce que je sais, c’est que la quatrième se fera à coups de gourdin ». Nous voyons bien que la question n’est pas celle de l’arme, mais concerne celui qui veut utiliser l’arme.

Qu’ai-je dans mon cœur ? Comment est-ce que je comprends les relations internationales ? Comment est-ce que je comprends mon intérêt et l’intérêt de l’autre, dans une véritable humanité et dans une dimension qui touche à la plénitude de ce que je suis, corps, âme et esprit ?

Nous tentons de défendre cet aspect global et nous essayons, en ce sens, d’apporter une pierre au débat et aux progrès, dans le respect des consciences des uns et des autres.

M. Jean-Marie Collin, porte-parole d’ICAN France. Notre demande n’est pas empreinte de radicalité. Nous demandons le désarmement nucléaire, qui est une obligation, depuis des dizaines d’années.

Le réarmement n’existe pas uniquement depuis le conflit en Ukraine. Il existe depuis plus d’une dizaine d’années. Le conflit en Ukraine a simplement permis de faire émerger davantage l’augmentation des dépenses d’armement à travers le monde et la volonté de conserver les arsenaux nucléaires.

Plus de 2 000 milliards de dollars ont été dépensés l’année dernière en matière de ventes d’armes. Les armes nucléaires intègrent ce montant record. En France, les crédits sur la dissuasion nucléaire sont en augmentation constante depuis 2012-2013. La dangerosité est donc accrue.

Par ailleurs, le TNP est bien un traité vivant. Le TNP et le TIAN sont des traités qui se complètent et qui s’appuient l’un sur l’autre pour faire avancer les questions de non-prolifération et de désarmement nucléaire. Le TIAN permet également d’avancer sur le droit à l’énergie nucléaire à des fins pacifiques.

Le document final du TNP date de 2010, puisque les deux dernières conférences ont été des échecs, en 2015 et 2022. Dans ce document final de 2010, la France s’est volontairement engagée, tout comme les autres puissances nucléaires, à faire en sorte que la dissuasion nucléaire ne soit plus la centralité de sa politique de défense, à participer à des actions de désarmement, et à réduire les dépenses liées à sa politique de dissuasion nucléaire. Or, la France ne respecte pas ces différentes mesures, puisque nous ne sommes pas du tout dans cet esprit.

De son côté, la Finlande ne souhaite pas changer sa politique vis-à-vis des armes nucléaires. Ce pays sera membre de l’OTAN, mais n’accueillera pas sur son territoire d’armes nucléaires, ce qui ne pourrait que renforcer la crise et les tensions avec la Russie. Cinq états disposent déjà d’armes nucléaires de l’OTAN sur leur territoire. À ce titre, ces armes seront remplacées dans les prochaines semaines par de nouveaux systèmes.

La probabilité de faire une guerre conventionnelle après une guerre nucléaire est quasiment nulle. Le désarmement nucléaire ne signifie malheureusement pas pour autant la paix mondiale. Il y aura probablement toujours des guerres. Néanmoins, le monde se sentirait plus en sécurité sans ces armes nucléaires, et les éventuelles guerres ne seraient que conventionnelles, laissant la possibilité de construire un futur.

Par ailleurs, je suis désolé d’avoir choqué certaines personnes avec mes propos, mais je ne suis pas ici pour vous faire plaisir. Je suis venu pour vous informer et pour vous donner le sentiment d’un certain nombre d’ONG.

L’avenir de la dissuasion est positif pour tous les États qui possèdent l’arme nucléaire. La Chine et la Grande-Bretagne ont annoncé l’augmentation de leurs arsenaux nucléaires. Une véritable prolifération est donc ouverte au niveau vertical et potentiellement au niveau horizontal avec les avancées de l’Iran en la matière.

La « stricte suffisance » est la même en France depuis une 15ène d’années. L’État français a-t-il l’intention d’augmenter son arsenal nucléaire dans les années à venir ? Il s’agit d’une véritable question. Est-ce que les futurs missiles stratégiques M51 pourront véritablement embarquer dix ogives nucléaires, contre six actuellement ? Des réponses positives à ces questions assombriraient l’avenir en matière de sécurité mondiale.

Le 24 janvier 2023, l’horloge de l’apocalypse pourrait malheureusement évoluer négativement. De son côté, le SIPRI (Stockholm International Peace Research Institute) estime que la diminution des arsenaux s’arrêtera pour ré-augmenter.

La question du caractère provisoire de la dissuasion se pose. L’écrasante majorité des États de la planète ne veut pas d’arme nucléaire. Ces pays ressentent un véritable danger. Pour la France, la dissuasion serait apparemment provisoire, a minima jusqu’en 2090. Ce sujet pose un véritable problème concernant la notion de « bonne foi », inscrite dans l’article 6 du TNP. La France a été le dernier État à ratifier ce traité en août 1992, après la Chine. Cette notion de « bonne foi » est inscrite au travers de l’avis de la Cour internationale de justice comme une obligation. Or, cette obligation n’est pas réalisée actuellement, et cela pose un véritable problème sur le respect, la crédibilité et la finalité de ce traité. Si ce traité tombe, nous nous dirigerons vers une large prolifération et un accroissement de l’insécurité mondiale à laquelle nous aurons tous à faire face. Le droit est là pour nous protéger et le TIAN est né pour cette raison.

La notion de rationalité est subjective. La seule certitude que nous ayons est que chaque pays doté a le pouvoir d’utiliser l’arme nucléaire. De février 2022 à septembre 2022, des interrogations extrêmement fortes sont apparues sur la possible utilisation de l’arme nucléaire par Vladimir Poutine.

Enfin, rien ne prouve que la dissuasion nucléaire a permis d’être en paix depuis 1945. L’ambassadeur Éric Danon explique lui-même ne pas avoir de réponse à cette question. En revanche, la paix est probablement favorisée par la création d’institutions telles que l’Union européenne et l’ONU, ou encore par la mise en place d’accords commerciaux et culturels. La prolifération risque d’augmenter si nous nous mettons à croire que la bombe préserve la paix.

Le travail de notre campagne n’est pas d’apporter une alternative à la bombe atomique. En outre, couper l’électricité ou porter atteinte au droit de l’eau sont des pratiques totalement contraires au droit international humanitaire. Ce type de dissuasion serait loin d’être une bonne solution.

M. le président Thomas Gassilloud. Merci à tous d’avoir participé à cette Commission.


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5.   Audition, à huis clos, du général d’armée aérienne Stéphane Mille, chef d’état-major de l’armée de l’Air et de l’espace, et du général de corps aérien Jérôme Bellanger, commandant des forces aériennes stratégiques, sur la dissuasion nucléaire (mercredi 25 janvier 2023)

 

M. Loïc Kervran, président. Je vous prie de bien vouloir excuser l’absence du président Thomas Gassilloud, qui est en mission à Londres.

Nous savons désormais que le renforcement de la dissuasion nucléaire constituera l’un des axes majeurs de la prochaine loi de programmation militaire (LPM) : le ministre des armées nous l’a confirmé hier, dans le prolongement du discours prononcé par le Président de la République à Mont-de-Marsan.

Cette dissuasion repose sur deux composantes : la composante océanique, dont nous avons exploré les enjeux lors d’une précédente audition, et la composante aéroportée, qui fait l’objet de la présente audition.

Nous avons le plaisir de recevoir le général Stéphane Mille, chef d’état-major de l’armée de l’air et de l’espace, ainsi que le général de corps aérien Jérôme Bellanger, commandant des forces aériennes stratégiques (FAS).

« Il faut […] nous pourvoir […] de ce qu’on est convenu d’appeler une ‟force de frappe” susceptible de se déployer à tout moment et n’importe où. » Ainsi s’exprimait le général de Gaulle lors d’un discours à l’École militaire le 3 novembre 1959. De cette volonté sont nées les FAS, qui assurent depuis 1964 la posture permanente de dissuasion nucléaire.

Si la mission de dissuasion a été conduite de façon constante depuis cette date, les hommes et les moyens de la composante aéroportée ont changé. Ainsi, à la triade « Mirage IV, bombe AN-11, ravitailleur C-135 » a succédé le triptyque « Rafale, missile air-sol moyenne portée amélioré (ASMP-A), ravitailleur MRTT (Multi Role Tanker Transport, avion multirôles de transport et de ravitaillement) ».

Messieurs les officiers généraux, vous aurez certainement à cœur d’évoquer l’organisation de la composante nucléaire aéroportée (CNA), les moyens capacitaires et humains qui lui sont dédiés, ainsi que la rénovation engagée. À ce sujet, vous pourriez revenir sur les enjeux du développement de l’ASN-4G, mais aussi sur l’évolution des standards du Rafale et sur le développement du système de combat aérien du futur (SCAF).

Nous serons également intéressés par votre point de vue sur les défis à venir, dans un contexte caractérisé par le « nombre croissant […] d’armes de rupture et de dénis d’accès performants », comme vous l’avez souligné, mon général, dans votre vision stratégique de l’armée de l’air et de l’espace d’avril 2022.

Cette audition représente une occasion de revenir sur cette arme si particulière qu’elle permet de gagner la guerre avant même de la conduire, et si paradoxale qu’on a presque perdu la guerre lorsqu’on l’utilise, notamment contre un État qui la possède.

Général Stéphane Mille, chef d’état-major de l’armée de l’air et de l’espace. Nous sommes très heureux, le général Bellanger et moi-même, de nous trouver devant vous aujourd’hui, pour évoquer la dissuasion nucléaire, dorsale de notre sécurité ; dont la centralité dans les relations internationales s’est encore affirmé au cours des derniers mois.

Vous avez récemment entendu à ce sujet le chef d’état-major des armées (CEMA), ainsi que le chef d’état-major de la marine, accompagné de l’officier général de marine commandant la force océanique stratégique (ALFOST). Il nous revient à présent d’aborder les spécificités de la CNA permanente.

Nous tâcherons d’expliquer simplement ce qu’est la CNA, ce qu’elle apporte à la France, de décrire comment l’armée de l’air et de l’espace dans son ensemble et les FAS en particulier la mettent en œuvre, avant de conclure par une esquisse prospective.

Compte tenu de la confidentialité et de la complexité de cette discipline, elle n’est pas souvent discutée ni même dévoilée. Pouvoir débattre ici, en toute transparence, de ce sujet stratégique revêt donc une importance particulière.

Il convient d’abord de rappeler les prérogatives du chef d’état-major de l’armée de l’air et de l’espace en la matière, telles qu’instituées par le code de la défense. En tant que chef d’état-major de l’armée de l’air et de l’espace, je conseille et assiste le Cema dans tout ce qui concerne l’organisation et la préparation des forces aériennes et spatiales, y compris celles des FAS. Cette tâche me donne des responsabilités dans le développement des futures capacités de la CNA permanente.

Par ailleurs, certaines de mes attributions sont spécifiques à la mission de dissuasion, en matière de sécurité nucléaire et de contrôle gouvernemental. Ce contrôle consiste à garantir au Président de la République, qui en a confié la mise en œuvre à la Première ministre, de disposer en toutes circonstances des moyens nécessaires à l’exercice de la dissuasion nucléaire. Trois domaines sont concernés : l’engagement, la conformité de l’emploi et l’intégrité des moyens.

Je suis tête de chaîne pour la mise en œuvre du contrôle de l’intégrité des moyens placés sous mon autorité. Il s’agit de protéger le personnel et les infrastructures contre les menaces de toutes sortes, militaires ou terroristes, et les actes de malveillance. Par exemple, il est de ma responsabilité de définir les plans de sécurité des bases aériennes, y compris des bases aériennes à vocation nucléaire (BAVN), et d’organiser des exercices réguliers destinés à tester l’efficacité des mesures prises.

Cette responsabilité nous oblige à une réévaluation constante de la menace ainsi qu’à une adaptation permanente de nos moyens, de nos organisations et de nos procédures. Ainsi, nous prenons en compte l’extension de la menace représentée par les drones, en employant des outils de lutte antidrones dans l’ensemble de nos bases, en particulier nos BAVN. Par ailleurs, ces progrès nous donnent un temps d’avance s’agissant de la sécurisation des Jeux olympiques de 2024.

La somme de ces responsabilités se résume au pilotage de la cohérence d’ensemble de l’armée de l’air et de l’espace pour la mise en œuvre de la CNA. C’est ce qui me rend légitime pour m’adresser à vous et aborder à présent le cœur du sujet : ce qu’est la CNA permanente.

Le CEMA vous en ayant longuement parlé, je ne vais pas revenir sur le concept général de dissuasion, dont la CNA permanente est une composante majeure. Je me permettrai toutefois de citer le général Pierre-Marie Gallois, l’un des pères de la dissuasion nucléaire française : « L’arme aérienne est devenue l’arme essentielle à la fois d’une agression et, parallèlement, du découragement d’une pareille agression. »

Attardons-nous plutôt sur les facteurs de réussite de la dissuasion, qui sont de trois ordres. D’abord, d’ordre psychologique : il s’agit de convaincre du sérieux et de la crédibilité de la menace et de persuader que nous sommes prêts à la mettre à exécution si les circonstances l’exigent. Ensuite, d’ordre technique et opérationnel : que se passerait-il pour l’adversaire en cas de mise à exécution de cette menace ? Enfin, d’ordre politique : quels gains et quelles pertes peuvent être envisagés en cas d’action ou de non-action ?

Le maître-mot de toute doctrine de dissuasion nucléaire est la crédibilité, en matière de détermination comme d’exécution potentielle. Les deux composantes françaises – qui sont complémentaires, ainsi que l’a réaffirmé le Président de la République – jouent ici un rôle fondamental.

J’en viens à la place singulière qu’occupe la CNA permanente dans cet ensemble. L’armée de l’air lui a donné naissance il y a bientôt soixante ans, en en faisant la première composante nucléaire française. Ainsi, l’explosion de Gerboise bleue est organisée par le centre saharien de Reggane le 13 février 1960 et, quatre ans après, les FAS sont créées. L’armée de l’air tient sa première alerte nucléaire quelques mois plus tard, le 8 octobre 1964, sur la base aérienne de Mont-de-Marsan. L’aviation de bombardement stratégique voit ainsi le jour, conformément à la volonté exprimée par le général de Gaulle – dont vous avez rappelé les mots à ce sujet, Monsieur le président.

Depuis bientôt soixante ans, les FAS maintiennent cette posture d’alerte permanente et un degré élevé de performance, grâce à leurs capacités d’adaptation aux évolutions de la menace.

Ainsi, trois générations de « bombardiers, ravitailleurs, vecteurs » se sont succédé. Le triptyque « Mirage IV, C-135, AN-22 » a apporté allonge et pénétration tous temps. Cependant, cette première génération d’armes à gravité imposait un tir à proximité de l’objectif.

Ensuite, le triptyque « Mirage 2000-N, C-135, ASMP » a amélioré la performance de la composante, notamment grâce à une capacité de suivi automatique du terrain et au tir à grande distance permis par le missile de croisière.

Enfin, la génération actuelle, composée du Rafale, du MRTT et de l’ASMP-A, offre une allonge et une capacité de pénétration encore accrues, ainsi qu’une meilleure précision.

Notre pays a fait le choix d’une dissuasion indépendante, robuste et crédible, ce qui nous astreint à une adaptation permanente de notre outil de combat. Pour un aviateur, cette dimension constitue une réalité puisqu’il voit évoluer régulièrement, au cours de sa carrière, les matériels, les organisations et les procédures.

Si la mission de dissuasion aéroportée est particulièrement exigeante, elle a la vertu de tirer l’ensemble de l’armée de l’air et de l’espace vers le haut. Ainsi, la dissuasion a beaucoup fait pour que l’armée de l’air et de l’espace soit ce qu’elle est aujourd’hui.

En matière de stratégie, qu’apporte la CNA permanente à la France ? Ses atouts, liés à son mode d’action – celui de la puissance aérienne –, sont au nombre de quatre : permanence, réactivité, visibilité et réversibilité.

La dissuasion n’aurait pas de sens sans la permanence, que rend possible un C2 (commandement et contrôle) actif « H 24 », qui suit en temps réel la disponibilité des moyens à l’unité près. Cette permanence est assurée par les hommes et les femmes qui arment à chaque instant nos postes de contrôle, qui tiennent la posture ou garantissent la disponibilité technique de nos moyens.

La réactivité permet d’adapter la posture ou de décoller en quelques heures, voire en quelques minutes. Cette culture de la course contre la montre constitue l’une de nos caractéristiques. Elle est impérative, compte tenu de la vitesse à laquelle une situation évolue dans la troisième dimension. Dans des cas extrêmes, comme ceux des missions de police du ciel, cette réactivité est quasi immédiate, pouvant donner lieu à des décollages en deux minutes.

En ce qui concerne la visibilité, nos opérations sont conduites à partir de nos bases aériennes, visibles par nature, comme l’est le décollage du raid.

J’en viens enfin à la réversibilité. La crise de Cuba représente une bonne illustration historique de cette faculté. En effet, alors que les B-52 américains étaient en vol, le niveau d’alerte maximal Defcon 2, dernier stade avant la première salve nucléaire, a été atteint.

La visibilité et la réversibilité de la CNA sont particulièrement précieuses dans le cadre du dialogue dissuasif.

En résumé, la CNA apporte une marge de manœuvre dans le dialogue dissuasif et une contribution visible à la dissuasion au sens large.

J’ai évoqué la cohérence d’ensemble dont je suis responsable. Je voudrais décrire à présent les liens d’interdépendance existant entre les FAS et les autres commandements de l’armée de l’air et de l’espace, en évoquant notamment ce qu’ils s’apportent mutuellement.

Les modes d’action du bombardement stratégique relèvent de la projection de puissance, dont l’objet est d’aller loin, vite et fort. Assurer cette mission, mais aussi la posture permanente de sûreté-air (PPS-A), a permis à l’armée de l’air et de l’espace de développer de nombreuses compétences, qui ont irrigué l’ensemble de ses capacités.

Les FAS ont été les premières à utiliser le ravitaillement en vol, qui constitue aujourd’hui l’une des capacités indispensables à toutes nos opérations. Elles ont aussi contribué à l’acquisition d’aptitudes spécifiques en matière de planification et de conduite des opérations aériennes, qui nous sont utiles dans des environnements denses et hostiles comme celui de la Libye. L’autonomie d’emploi, requise pour la mission de dissuasion, a également conduit au développement des systèmes de contre-mesures électroniques et des moyens de navigation de bord et de pénétration en suivi de terrain automatique qui sont désormais utilisés dans tous nos avions de combat conventionnel.

En outre – et cet élément est d’une grande importance –, la mission nucléaire a servi à développer un savoir-faire en matière de ciblage au sein de l’armée de l’air et de l’espace, ainsi que le recueil et le fusionnement du renseignement.

Enfin, c’est grâce à la mission de dissuasion que nous sommes capables de mener en toute autonomie des missions longues et complexes, comme l’opération Hamilton, depuis le territoire national et à partir de nos bases aériennes.

Inversement, l’armée de l’air et de l’espace s’organise pour mettre en œuvre la CNA et pour en développer les caractéristiques par l’intermédiaire de ses autres prérogatives. En matière de savoir-faire mobilisés, on observe cohérence et continuité entre les missions de défense aérienne de protection du territoire et de nos ressortissants, les missions nucléaires de protection de nos intérêts vitaux et les missions menées sur les théâtres d’opérations extérieurs. Ainsi, tout ce que font les forces conventionnelles en opération nourrit a posteriori l’expertise des FAS.

Forces conventionnelles et stratégiques ont contribué à doter nos bases aériennes, comme nos centres de commandement et de conduite, d’une aptitude à basculer instantanément du temps de paix au temps de crise et à mieux travailler en réseau. Cet important changement est notamment permis par la polyvalence de nos moyens et de nos aviateurs. Dans le cadre des exercices nucléaires, lors des phases de montée en puissance, un grand nombre de moyens conventionnels sont mobilisés, en l’air comme au sol : défense sol-air, lutte antidrones, PPS et protection des bases. Toutes ces capacités participent à la manœuvre, y compris les soutiens.

Concernant les soutiens en particulier, j’ai eu l’occasion de m’exprimer à plusieurs reprises à propos de la nécessité pour le commandant de base de disposer de tous les leviers nécessaires à la réalisation des missions opérationnelles justifiant une réactivité immédiate, telles que la PPS au quotidien ou les missions extérieures au coup de sifflet bref, comme notre décollage vers l’est de l’Europe le 24 février dernier.

Cette double casquette commandant de base – commandant de base de défense est indispensable aux commandants de BAVN. Elle est nécessaire pour satisfaire le souhait exprimé vendredi dernier par le Président de la République, qui nous a demandé de privilégier la rapidité d’action et la montée en puissance rapide. De ce fait, la composante aérienne aura une responsabilité accrue s’agissant de la projection de nos forces.

Cette cohérence entre domaines conventionnel et nucléaire sera plus prégnante encore dans les prochaines années. Dès lors, le schéma directeur de l’aviation de combat, le plan de stationnement des emprises aéronautiques, la manœuvre ressources humaines et les nouvelles capacités constituent autant de briques qu’il nous faudra continuer d’assembler pour renforcer notre armée de l’air et de l’espace et permettre aux FAS de réaliser leur mission.

Si vous deviez ne retenir que quelques idées forces de cette introduction, je vous suggérerais de choisir les caractéristiques de notre CNA : permanence, réactivité, visibilité et réversibilité, auxquelles j’ajouterai la polyvalence.

Général Jérôme Bellanger, commandant des forces aériennes stratégiques. Je me réjouis de présenter les FAS, forces permanentes de la dissuasion aéroportée, et de rendre ainsi hommage aux femmes et aux hommes que j’ai l’honneur de commander.

Créées par décret présidentiel le 14 janvier 1964, les FAS sont stratégiques dans tous les sens du terme, qu’il s’agisse de la place de leur mission dans notre stratégie de défense, des effets des armes qu’elles utilisent ou de l’allonge de leurs vecteurs. Et comme certains d’entre vous l’ont mesuré en se rendant dans nos bases aériennes, les aviateurs des FAS sont pénétrés de la conscience de servir une mission d’exception, qui les mobilise 7 jours par semaine et 365 jours par an.

Afin d’en témoigner devant vous, je commencerai par exposer mes responsabilités avant d’aborder l’organisation des FAS. J’évoquerai ensuite le degré élevé de polyvalence qu’elles ont atteint, mais aussi la manière dont elles ont su maintenir le niveau le plus élevé dans leur mission première de dissuasion. Je terminerai en évoquant les enjeux de l’année 2023.

Le code de la défense fixe mes attributions, définies par le ministre des armées. Chargé de la mise en condition des forces qui me sont affectées, je suis responsable devant le chef d’état-major de l’armée de l’air et de l’espace de la formation et de l’entraînement du personnel des FAS, comme de la maintenance des moyens dont elles disposent.

De plus, chargé du suivi et de l’exécution des missions, je suis commandant de forces nucléaires, responsable devant le CEMA de la tenue du contrat de posture nucléaire de la CNA, c’est-à-dire de l’aptitude des FAS à monter en puissance dans les délais prescrits et à conduire le raid ordonné par le Président de la République.

Depuis leur création il y a bientôt soixante ans, la raison d’être des FAS n’a pas varié : il s’agit toujours de garantir au Président de la République, en toutes circonstances, notre capacité à infliger des dommages inacceptables en frappant les cibles qu’il a désignées, dans les délais qu’il a fixés. Lorsque je dis « en toutes circonstances », je repense notamment au 31 mars 2020, quand, dans une France confinée, une quarantaine d’aéronefs ont mené à bien l’opération Poker.

Pour garantir notre capacité à produire ces dommages inacceptables, il faut être en mesure de monter en puissance, de percer la cuirasse adverse et de rejoindre le point de tir de nos armes, en déjouant la menace. Cette garantie repose sur la permanence du commandement, sur la redondance de nos transmissions, sur la résilience de nos infrastructures, sur la réactivité de nos bases comme de nos unités et sur l’aguerrissement du personnel. Elle repose aussi sur un missile très véloce et manœuvrant, ainsi que sur l’agilité du raid nucléaire, qui met en œuvre des tactiques taillées sur mesure en fonction de la situation du moment.

Un raid nucléaire, c’est une fusée à trois étages. Le premier comporte les ravitailleurs et les avions radar Awacs (Airborne Warning And Control System), qui accompagnent les chasseurs au plus près des frontières ennemies. Le deuxième étage est composé par les Rafale, qui percent les défenses ennemies pour atteindre leur point de tir. Le dernier étage est constitué par l’arme, qui parcourt la distance restante jusqu’à l’objectif désigné.

Pour rendre notre capacité crédible, il faut tirer parti de la visibilité de l’arme aérienne, qui opère à partir de nos bases pour démontrer, jour après jour et dès le temps de paix, notre savoir-faire et notre niveau de préparation, au travers d’exercices, de manœuvres et d’opérations.

La visibilité constitue l’un des atouts majeurs de la CNA dans la conduite du dialogue dissuasif. Cet élément n’échappe ni à nos compétiteurs ni à nos partenaires, dont les satellites nous survolent déjà lorsque nous conduisons nos opérations en temps de paix. L’élongation de nos transmissions permet de tirer parti de cette visibilité bien après le décollage du raid, en offrant la possibilité de rappeler celui-ci si l’ennemi accepte de revenir à une position plus « raisonnable ».

Les FAS et la force océanique stratégique (FOSTt) offrent une complémentarité stratégique, entre une composante discrète par nature et une autre qui agit de manière plus ou moins ostensible, les FAS sachant aussi œuvrer dans la discrétion. Cette complémentarité est opérationnelle et technique, avec des modes de pénétration distincts, balistique d’un côté et aérobie de l’autre, qui imposeraient des solutions de défense radicalement différentes aux adversaires potentiels. Ces derniers devraient disposer de systèmes de détection et d’interception capables de prendre en compte deux types de missiles aux performances incomparables et extrêmement difficiles à neutraliser. Très peu – voire aucun – seraient techniquement et financièrement capables d’un tel grand écart.

Les FAS comptent environ 2 200 militaires et personnels civils, répartis sur trois BAVN, outillées pour conduire notre montée en puissance. Ces bases, qui bénéficient d’une sécurité renforcée, sont équipées de postes de commandement, de zones d’alerte nucléaire, de dépôts d’armes et de transmissions spécialisées. D’autres bases, voire d’autres sites, sont aussi en mesure d’accueillir et de mettre en œuvre nos moyens lors des montées en puissance, afin de réduire leur vulnérabilité. Pour le dire de façon triviale : nous ne laissons pas tous nos œufs dans le même panier. Cette précaution représente un élément essentiel de la résilience du dispositif.

Si l’on doit distinguer la logique de stationnement de nos moyens de celle de leur déploiement lors des exercices et des opérations nucléaires, l’organisation du temps de paix correspond à un simple objectif de cohérence organique. La cinquantaine de Rafale biplaces dont disposent les FAS sont stationnés sur la base aérienne 113 de Saint-Dizier, en Haute-Marne. La base aérienne 125 d’Istres, dans les Bouches-du-Rhône, regroupe l’ensemble de nos appareils C-135 et MRTT, qui assurent le ravitaillement et le transport stratégiques. Enfin, la base aérienne 702 d’Avord, dans le Cher, accueille nos moyens spécialisés, de transmissions notamment, au profit de la CNA mais aussi de la composante nucléaire océanique (CNO).

L’activité des BAVN et de leur escadre est commandée depuis l’état-major, réparti entre la base aérienne de Villacoublay et celle de Taverny, où se trouve également le centre d’opérations des forces aériennes stratégiques (COFAS), épaulé au besoin par un centre de dévolution, situé à Lyon. Le COFAS suit en permanence l’état et la disponibilité de nos moyens, à l’unité près, afin que notre capacité à monter en puissance ne puisse jamais être mise en défaut ou menacée. Il constitue l’armature de notre aptitude à réaliser la mission de bout en bout. Il s’agit d’assurer la veille de la situation stratégique et de l’évolution de la menace, mais aussi de planifier une mission et d’en suivre l’exécution. J’assume la plénitude de mes attributions de commandant de forces nucléaires à partir du COFAS.

Comme l’a rappelé le général Mille et à rebours d’une image qui leur colle encore trop souvent à la peau, les FAS n’ont cessé de se moderniser, d’améliorer leurs équipements et de remettre en question leur manière de les utiliser. Elles ont atteint un niveau de performance inédit dans leur histoire.

Ainsi, le missile ASMP-A, en cours de rénovation, offre des performances remarquables. Sur vingt-quatre tirs d’évaluation, vingt-quatre ont constitué des succès.

De plus, notre chasseur omnirôle Rafale, éprouvé sur tous nos théâtres d’opérations, est l’un des meilleurs du monde. Dans son standard F3-R, il permet de pénétrer en sécurité et avec précision, tout en assurant sa protection et celle du raid, y compris face à des menaces lointaines.

Quant au MRTT Phénix, il prend progressivement la relève du C-135 et représente un saut capacitaire significatif dans sa vocation première, le ravitaillement en vol, tout en offrant une capacité de transport à très longue distance et un potentiel de croissance qui ne demande qu’à être exploité, notamment en matière de commandement aéroporté des opérations. Il permet déjà, comme l’ont expérimenté ses équipages lors de projections, de visualiser une situation tactique et de donner des ordres à très longue distance.

En ce qui concerne la polyvalence, les Rafale et ravitailleurs des FAS assument toute leur part dans les missions conventionnelles de l’armée de l’air et de l’espace. Ainsi, les Rafale ont pris leur tour d’opération au Sahel, puis au Levant. Ils ont aussi participé à l’opération Hamilton, lancée contre les installations chimiques syriennes en avril 2018. À l’heure où je vous parle, ils sont déployés en Jordanie, contribuent à notre PPS-A et patrouillent à l’est de l’Europe dans le cadre des missions de réassurance de l’Otan. En outre, ils se préparent à participer aux exercices nationaux et multinationaux – comme l’exercice interarmées Orion – qui jalonneront cette année 2023. Ils ne font pas tout, mais leur contribution est significative puisque les FAS rassemblent environ 50 % des équipages de Rafale.

Par ailleurs, étant les seuls dans leur catégorie, nos ravitailleurs et nos avions de transport stratégique participent à toutes les missions de l’armée de l’air et de l’espace, sur tous nos théâtres d’opérations. Au printemps 2020, ils ont contribué au transfert des malades du Covid vers les hôpitaux les mieux à même de les prendre en charge. À l’été 2021, ils ont été impliqués dans l’opération Apagan, qui consistait à évacuer nos ressortissants d’Afghanistan. Enfin, après avoir mené il y a deux ans l’opération Heifara, de projection lointaine et rapide d’un dispositif aérien en Polynésie, et l’opération Pegase (projection d’un dispositif aérien d’envergure en Asie du Sud-Est) l’été dernier, ils se préparent à renouveler l’exploit cet été.

La diversité de ces missions confère à notre personnel un niveau d’aguerrissement, un bagage opérationnel et une interopérabilité à peine imaginables il y a encore quelques années. Un capitaine de Saint-Dizier enchaîne une semaine d’alerte de défense aérienne, une montée en puissance nucléaire dans sa zone d’alerte et le vol Poker qui lui fait suite, puis deux mois de détachement en Jordanie, sans oublier les campagnes de tir et les exercices conventionnels ; telle est la vie d’un pilote ou d’un navigateur Rafale des FAS.

Cependant, pas un jour ne se passe sans que notre personnel ne répète ses gammes en vue de la mission nucléaire, sans que l’on teste le bon fonctionnement de l’un des segments nécessaires au raid du jour J. Les FAS réalisent ainsi en moyenne soixante-dix exercices dédiés par an.

Plusieurs fois dans l’année, elles montent en puissance, de manière discrète ou ostensible, pour valider dans des conditions particulièrement réalistes et en toute sécurité leur capacité à sortir les armes réelles des dépôts, à les accrocher sous les avions, à préparer les missions, à recevoir des ordres, à les exécuter et à rendre compte.

Une fois les armes décrochées et remises à l’abri – on ne vole jamais avec des têtes nucléaires –, les FAS valident la capacité du raid nucléaire à fendre la cuirasse adverse et à atteindre des cibles désignées par l’autorité politique. Il s’agit de la fameuse opération Poker, qui est sans équivalent tant son profil est comparable à celui de la mission, engageant le raid face à une opposition de très haute intensité.

Au cœur de la nuit, des dizaines de chasseurs et de ravitailleurs gagnent la pointe de la Bretagne pour s’y rassembler. Une fois constitué, le raid longe la façade atlantique puis les Pyrénées en direction de la Corse. Après avoir ravitaillé deux fois lors de cette première phase, les chasseurs descendent à très basse altitude et progressent à très grande vitesse vers le Massif central, où les attend une force d’opposition air-air et air-sol. S’ensuit une phase de manœuvres et de combats d’une extrême densité, qui doit aboutir au point de tir simulé des armes nucléaires. Puis les chasseurs ravitaillent une dernière fois, avant de rejoindre leur base.

J’ai participé à cette opération il y a un peu plus d’une quinzaine d’années, et je peux vous assurer qu’elle a beaucoup évolué. Poker n’est plus une opération restreinte aux FAS, puisqu’elle engage dorénavant l’armée de l’air et de l’espace dans son ensemble, y compris ses capacités spatiales. Les scénarios diffèrent à chaque édition, se raffinent et se complexifient dans leurs dimensions géostratégique et tactique, rapportant leur moisson d’enseignements pour notre personnel et pour tous ceux qui participent à cette opération majeure : Awacs et chasseurs d’accompagnement du raid, intercepteurs et systèmes sol-air qui tentent de s’imposer, forces spéciales qui contribuent à ouvrir la voie, sans oublier les centres de commandement et de contrôle, les bases aériennes et d’autres capacités encore, comme les hélicoptères de recherche et de sauvetage.

À chaque fois, malgré une situation tactique difficile qui retrace au mieux la menace de dernière génération, nos chasseurs passent et atteignent l’objectif assigné. C’est ainsi que se forge la confiance du personnel dans son système d’arme, dans les procédures et dans notre capacité collective à remplir notre mission. C’est ainsi que se bâtit la crédibilité opérationnelle des FAS, au vu et au su des centaines de satellites de grandes puissances compétitrices qui survolent notre territoire ces nuits-là et des bâtiments de leur marine qui déploient leurs oreilles. C’est ainsi que les FAS sont en mesure de garantir au Président de la République leur capacité de mener à bien la mission.

La crédibilité opérationnelle nécessite une modernisation régulière de nos capacités et une réévaluation permanente et sans concession de nos modes d’action. Aujourd’hui, l’avènement du commandement et du combat multimilieux et multichamps nous conduit à moderniser nos capacités de C2 pour les rendre plus à même d’intégrer les opportunités offertes par l’espace et le cyber.

Le besoin de renforcer notre agilité nous amène à diversifier nos tactiques, en intégrant toujours mieux les capacités conventionnelles. L’élargissement du spectre des menaces et le durcissement des confrontations nous conduisent à renforcer la protection de nos bases – face aux drones, par exemple – et à redoubler nos efforts dans les domaines du NRBC (nucléaire, bactériologique, radiologique et chimique) et de la guerre électronique.

En parallèle, deux défis guident nos actions au jour le jour. La maîtrise de nos activités constitue le premier d’entre eux. La manipulation des armes nucléaires par notre personnel est indispensable, afin de lui permettre de maîtriser les procédures, mais aussi de contribuer à son conditionnement psychologique vis-à-vis d’une mission qu’il risquerait sinon de percevoir comme virtuelle. Ces opérations sont très rigoureusement encadrées, conformément à l’adage « tout ce qui n’est pas écrit est interdit ». La sécurité nucléaire garantit ainsi l’acceptabilité de nos activités pour nos concitoyens comme pour l’autorité politique, donc leur pérennité. Elle représente, avec la bonne application du contrôle gouvernemental, l’un des socles de notre crédibilité. Elle est donc l’une de nos préoccupations permanentes.

Le second défi consiste à offrir au personnel une préparation opérationnelle qui soit à la hauteur à la fois du niveau d’exigence de sa mission principale et de la diversification de ses missions secondaires, tout aussi incontournables. L’acquisition et l’entretien de la polyvalence ont un coût. Il faut être en mesure de générer une activité d’entraînement suffisante, en qualité comme en quantité. Cette activité est particulièrement exigeante pour notre personnel navigant et nos mécaniciens.

Je voudrais enfin évoquer les enjeux pour l’année 2023, que je considère comme charnière. Trois rendez-vous capacitaires sont particulièrement attendus. D’abord, un tir d’évaluation permettra de valoriser la mise en service opérationnel de l’ASMP-A rénové, en octobre. La mise en service opérationnel du Rafale au standard F4, au mois d’octobre également, renforcera encore l’agilité du raid, c’est-à-dire le dialogue entre les avions qui le composent. Enfin, la livraison à Istres du douzième MRTT nous permettra de poursuivre la montée en gamme de notre capacité de ravitaillement et de transport stratégiques. Je rappelle que les valeureux C-135 ont été commandés par le général de Gaulle en 1962 ; il est grand temps de les remplacer.

En parallèle, le commandement des FAS bénéficiera de deux réorganisations. L’Esterel, escadron de transport stratégique, sera transféré à Istres au mois de juillet, ce qui matérialisera la naissance du hub des armées. Enfin, l’ensemble de l’état-major commencera à se regrouper à Taverny, ce qui renforcera encore sa cohérence. Ainsi, à la fin de l’année 2023, les FAS seront encore plus puissantes.

Général Stéphane Mille. Je voudrais conclure ce propos liminaire en regardant vers l’avenir. Comme l’a rappelé le Président de la République vendredi dernier, « l’ordre international cède à un état de nature », notre décennie étant caractérisée par une accumulation en tous lieux des menaces de tous ordres, offrant ainsi une sorte d’anthologie des risques de guerre. Dans ce contexte, demeurer crédibles face à l’évolution de la menace constitue un enjeu majeur, parfaitement pris en compte par les FAS, par l’état-major des armées (EMA), par la direction générale de l’armement (DGA) et le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA).

Dans cet environnement et face à ces défis, quelle prospective esquisser pour la CNA ? Quatre variables commandent le jeu futur de la dissuasion : le nombre d’États dotés d’armes nucléaires – problème dit de la prolifération ; la course qualitative aux armements dans les domaines nucléaire et conventionnel ; l’évolution de la conjoncture – atténuation ou aggravation des conflits actuels ; la constance ou l’inconstance des doctrines stratégiques.

À l’heure actuelle, nous observons une nouvelle multipolarité nucléaire et certains États optent, contrairement à la France et à ses alliés, pour des postures nucléaires opaques, voire agressives, qui incluent une dimension de chantage, de repli ou de recherche du fait accompli.

Afin de prendre une assurance contre l’imprévisibilité de l’avenir, il faut que l’armée de l’air et de l’espace en général et que les FAS en particulier continuent d’évoluer, pour être toujours en mesure de garantir au Président de la République que le raid nucléaire aéroporté passe !

Le général Bellanger a présenté les évolutions prévues à court terme. Au cours de la prochaine LPM, la CNA permanente poursuivra sa modernisation, la flotte des ravitailleurs sera totalement modernisée et le missile ASMP-A parviendra au terme de sa rénovation à mi-vie.

À plus long terme et au-delà de la LPM que nous sommes en train d’échafauder, il faudra poursuivre cette modernisation, durcir la composante, accroître sa capacité de pénétration des défenses adverses et augmenter son allonge, dans un environnement multimilieux et multichamps qui intègre désormais l’espace et le cyber. L’ASN-4G, le Rafale au standard F5, le MRTT au standard 2 et le SCAF correspondent à ces enjeux.

L’ASN-4G prendra la relève de l’ASMP-A en 2035, date très proche dans l’échelle de temps de la dissuasion, compte tenu des travaux à mener dans cette perspective. À cette date, la famille des ASMP aura presque soixante ans ; l’ASN-4G devra durer tout aussi longtemps.

Il nous revient de poursuivre une politique de dissuasion nucléaire rationnelle et à notre mesure.

M. Loïc Kervran, président. Je vous remercie pour ces deux interventions complètes, qui donnent à voir l’exigence, l’excellence et l’évolution de la composante aéroportée de la dissuasion.

Nous en venons aux questions des orateurs des groupes.

M. Jean-Marie Fiévet (RE). La dissuasion nucléaire repose en France sur le principe de stricte suffisance, ainsi défini dans le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008 : « La France continuera à maintenir ses forces nucléaires à un niveau de stricte suffisance. Elle les ajustera en permanence au niveau le plus bas possible compatible avec sa sécurité. Elle ne cherchera pas à se doter de tous les moyens que ses capacités technologiques lui permettraient de concevoir. Le niveau de ses forces ne dépendra pas de celui des autres acteurs dotés de l’arme nucléaire, mais seulement de la perception des risques et de l’analyse de l’efficacité de la dissuasion pour la protection de nos intérêts vitaux. »

En appliquant ce principe, la France se montre exemplaire. Elle maintient sa dissuasion nucléaire au plus bas, au vu du contexte stratégique. L’évaluation de ce plus bas niveau possible n’est pas subjective, mais résulte d’appréciations précises des forces nécessaires pour infliger des dommages inacceptables aux adversaires potentiels et pour les dissuader de s’attaquer à nos intérêts vitaux.

Compte tenu de la situation du flanc est de l’Europe et d’un contexte international plus compétitif et explosif, dans lequel les menaces se font plus fortes, plus proches et plus nombreuses, l’appréciation de notre stricte suffisance doit-elle être révisée ?

M. Pierrick Berteloot (RN). La dissuasion nucléaire constitue l’un des piliers fondamentaux de notre doctrine de défense. Pour notre groupe, elle est l’incarnation même de notre indépendance et de notre souveraineté.

Malheureusement, les événements internationaux ont récemment mis en lumière le fait que le risque nucléaire était toujours présent, malgré une tendance, depuis la fin de la guerre froide et de la course aux armements, à un désarmement ou, du moins, à un contrôle des stocks d’armes nucléaires.

Aujourd’hui, une attaque nucléaire de la Russie en Ukraine semble un scénario crédible et envisageable. L’idée d’un conflit pouvant dégénérer en guerre nucléaire à nos portes doit nous alerter quant à notre capacité de réaction en cas d’attaque. Notre doctrine militaire repose sur la permanence, la souplesse et la stricte proportionnalité de la réponse. La notion de souplesse pose la question de l’adaptabilité de nos armements capables de projeter le feu nucléaire. Réarmement et modernisation sont essentiels pour maintenir la pertinence et la crédibilité de notre doctrine de dissuasion.

Nous appelons donc à un triple effort de réarmement, ce qui semble correspondre au souhait du Président de la République. Nous serons vigilants quant à la dissuasion, qui assure notre crédibilité internationale et notre indépendance, et qui repose sur une filière industrielle d’excellence. Nous souhaiterions en savoir davantage quant à l’état de notre dissuasion aéroportée. Nos pilotes sont-ils suffisamment entraînés ? Notre flotte est-elle capable d’être mobilisée pleinement et immédiatement ?

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Je profite de cette occasion pour féliciter l’ensemble de nos armées de l’excellence de leur entraînement et de leur pratique.

En ce qui concerne la mutualisation des moyens entre forces conventionnelles et stratégiques, le général Frédéric Parisot expliquait devant notre commission, en juillet dernier, que le format actuel de mutualisation ne permettrait pas « de mener les deux types de mission de front si nous devions nous engager dans un conflit de haute intensité » et que « [l]a démutualisation des contrats opérationnels [devait] donc être […] l’un des axes de travail de la révision de l’Ambition opérationnelle 2030 ». Pourriez-vous faire le point à ce sujet ? Vers quels formats irions-nous, notamment pour les MRTT ? Les premiers contours de la LPM vont-ils dans le sens de cette hypothèse ?

Plus généralement, les annonces au sujet de la LPM insistent sur la robustesse et la crédibilité de la dissuasion nucléaire – je note au passage qu’il s’agissait aussi d’un axe central de la précédente LPM ; on peut donc s’interroger sur le caractère systématique de ces éléments de langage, comme sur leur sincérité. Au vu des ambitions et des contraintes, quels sont vos besoins ? J’imagine que la nécessité de développer le standard F5 pour les Rafale en fait partie.

Enfin, dans l’hypothèse où le programme SCAF aboutirait, le chasseur de nouvelle génération constituerait le vecteur de la composante aéroportée de la dissuasion et embarquerait l’ASN-4G. Puisqu’il s’agit d’une coopération entre Dassault et Airbus, entre la France, l’Allemagne et l’Espagne, que pourraient connaître ces partenaires des spécifications liées à l’emport de l’arme nucléaire ?

Mme Alexandra Martin (LR). Le Président de la République a récemment annoncé le passage au « tout-Rafale » ; nous souhaiterions des précisions à ce sujet, notamment en matière de calendrier. La dotation de 225 avions est-elle garantie, sachant que nous allons livrer des avions d’occasion ? Combien d’avions devront être commandés au cours de la période couverte par la prochaine LPM ? Quel sera le standard de ces appareils ? Les anciens Rafale seront-ils tous portés aux standards les plus récents ?

M. Fabien Lainé (Dem). Le 21 janvier dernier, à la base aérienne de Mont-de-Marsan, j’ai eu le plaisir d’accueillir le Président de la République, venu adresser ses vœux aux armées et présenter l’architecture de la future LPM. Cette base aérienne importante joue un rôle actif dans le renforcement du flan est de l’Europe, en envoyant des Rafale participer aux missions de l’Otan. Mont-de-Marsan a vu naître la dissuasion nucléaire française puisque la première prise d’alerte opérationnelle y a eu lieu, le 8 octobre 1964. La base 118 s’est délestée de son dépôt nucléaire, mais le Président de la République a choisi ce lieu symbolique pour annoncer le renforcement massif des crédits alloués à la modernisation de notre dissuasion nucléaire et au passage au « tout-Rafale ». Cet effort budgétaire, fortement soutenu par notre groupe, est engagé dès le budget pour 2023, qui consacre 5,6 milliards d’euros à notre dissuasion et à la commande d’une quarantaine de Rafale.

La LPM 2024-2030 va modifier en profondeur nos armées. Du modèle expéditionnaire centré sur la lutte contre le terrorisme, nous passerons à un modèle d’armée capable de s’engager efficacement avec nos alliés dans une guerre de haute intensité.

Vous avez mentionné la vélocité de l’ASMP-A ; par rapport à nos alliés, à nos compétiteurs et à nos potentiels adversaires, quels avantages technologiques offre ce missile ? Dans le cadre de la LPM, quels sont les objectifs en matière de vélocité ? Les médias russes nous adressent un message en vantant les mérites de l’hypersonique ; quel message peut-on envoyer en retour ?

Mme Mélanie Thomin (SOC). Je vous remercie d’avoir rendu compte des forces de la CNA, mais aussi de l’aguerrissement des femmes et des hommes mobilisés.

Étant donné le développement d’actions au nom des intérêts vitaux de la nation et la rupture stratégique impliquée par l’agression de la Russie, il paraît nécessaire d’adapter les étapes de mise en alerte des FAS. Serait-il pertinent d’envisager des axes de coopération européenne et otanienne afin d’enrichir notre grammaire dissuasive ?

Par ailleurs, compte tenu de la sanctuarisation d’un certain nombre d’appareils pour les FAS et de la mobilisation d’une cohorte pour la PPS-A, la montée capacitaire prévue par la prochaine LPM pourrait être absorbée par le déficit du groupe dévolu aux autres missions de combat. Sur quels points se concentrera votre vigilance en ce qui concerne la disponibilité des appareils biplace et le maintien en condition opérationnelle des FAS, dans un contexte de surmobilisation des équipages et des équipements ?

L’association des forces nucléaire et conventionnelle est vouée à se renforcer. Comment envisagez-vous la poursuite de cet effort compte tenu de la rupture technologique représentée par l’adoption de l’ASN-4G et le développement du SCAF ?

Sans remettre en cause le principe d’autonomie de l’emploi de la dissuasion, un dialogue sur l’accompagnement des porteurs est-il envisageable dans le cadre de l’Alliance ou de l’Union européenne (UE) ?

M. Yannick Favennec-Bécot (HOR). La composante aérienne de notre force nucléaire représente un atout majeur pour la permanence et la souplesse de notre dissuasion. Toutefois, les sites regroupant des infrastructures qui lui sont essentielles peuvent être exposés à des risques d’attaques aériennes. La France dispose de bases à Istres, Avord ou Saint-Dizier, et des infrastructures propres sont dédiées pour les Rafale, leurs missiles et les ravitailleurs. La protection de ces installations représente un enjeu majeur pour la crédibilité de notre dissuasion. Quelles menaces pèsent sur les installations ? Quelles mesures prenez-vous pour les réduire ? Nos capacités de défense sol-air sont-elles adaptées ? Les drones représentent-ils une menace pour vos activités ? Si oui, comment la prenez-vous en compte ?

Général Stéphane Mille. La question de la stricte suffisance devrait être posée au Président de la République. Pour donner toutefois quelques éléments de réponse, je rappellerai qu’y compris lors des phases les plus chaudes de la guerre froide, la dissuasion nucléaire française n’a jamais été construite selon une logique « antiforces », qui aurait pu nous entraîner dans une insoutenable course aux armements.

De plus, fidèle aux engagements qu’elle a pris dans le cadre du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), la France a progressivement réduit ses moyens. Ainsi, si la CNA permanente a compté jusqu’à neuf escadrons de bombardement de Mirage IV et cinq escadrons nucléaires tactiques de Mirage IIIE et Jaguar, elle s’appuie aujourd’hui sur deux escadrons de chasseurs-bombardiers nucléaires, dotés de moyens extrêmement performants, qui garantissent notre capacité à produire des dommages inacceptables, conformément au principe de stricte suffisance.

Notre doctrine est relativement peu exposée aux fluctuations stratégiques. Quant à notre vigilance, elle porte en continu sur notre capacité à traverser les défenses adverses, en conservant toujours un coup d’avance sur la menace.

Général Jérôme Bellanger. La dissuasion nucléaire, centrale dans notre stratégie de défense, est fondée sur une doctrine défensive et répond à l’impératif de garantir au Président de la République, quelles que soient les circonstances, la possibilité d’infliger des dommages inacceptables à l’adversaire. Il s’agit d’une dissuasion par représailles.

Nous nous entraînons dans cette perspective, dans le domaine nucléaire mais aussi dans le domaine conventionnel, les deux s’épaulant mutuellement. Qu’il s’agisse des équipages de Saint-Dizier et d’Istres ou du personnel en charge de nos transmissions ou de nos infrastructures spécifiques, l’entraînement est quotidien.

De plus, les flottes n’ont jamais été aussi adaptées pour percer la cuirasse. Le « tout-MRTT » et le « tout-Rafale » créent une situation inédite dans l’histoire de la CNA.

Nous pouvons être confiants pour l’avenir. En effet, les standards du Rafale vont être encore améliorés. Le standard F3-R permet déjà l’emport du Meteor, missile qui nous permet d’adapter nos tactiques et d’être davantage performants. Le développement du standard F4 ouvrira encore de nouvelles perspectives.

Le MRTT connaît aussi un processus de modernisation. Il pourra bientôt constituer un centre de commandement aéroporté et renforcer la connectivité de l’ensemble des membres du raid, c’est-à-dire leur capacité à échanger des informations.

Enfin, l’ASMP-A rénové sera validé en fin d’année, mais nous regardons aussi vers 2035, où des ASN-4G seront emportés par des Rafale F5.

Performants aujourd’hui, nous le resterons demain.

Général Stéphane Mille. Oui, nous le resterons !

J’en viens aux questions portant sur les formats, l’équipement et les capacités, en particulier en ce qui concerne le MRTT. Jusqu’à récemment, nous comptions quatorze C-135, qui composaient notre capacité de ravitaillement. L’objectif était de remplacer ces C-135, mais aussi les Airbus A310 et A340 de l’escadron de transport stratégique Esterel par quinze Airbus A330 MRTT. Il s’agissait donc de remplacer dix-neuf appareils de 3 types différents par quinze appareils de même type. Nous utilisons aujourd’hui 9 A330 MRTT, et 3 A330 qui ne disposent pas encore des moyens de ravitailler en vol. À terme, tous seront équipés pour devenir polyvalents, afin de pouvoir basculer de manière simple d’une mission de ravitaillement à une mission de transport stratégique.

Concernant l’évolution des standards du Rafale, j’ajoute aux précisions du général Bellanger qu’elle permet de développer la connectivité, c’est-à-dire l’échange de données entre les appareils – chasseurs, mais aussi avions d’accompagnement. Le standard F4 constituera la première génération de connectivité et le F5 donnera naissance à la deuxième génération, qui assurera une connectivité plus sécurisée. Chaque fois, les capacités de pénétration et de discrétion augmentent, comme l’efficacité du raid, nucléaire ou conventionnel. En effet, ces qualités, souvent imaginées pour les besoins des FAS, profitent à l’ensemble des forces aériennes.

En ce qui concerne le « tout-Rafale » annoncé par le Président de la République, les livraisons du Rafale à l’armée de l’air et de l’espace ont repris en décembre, alors que la dernière livraison remontait à 2018. La montée en puissance du Rafale a donc repris son cours et il s’agit bien de continuer à faire grimper progressivement la courbe.

En parallèle, la fin de vie du Mirage 2000 se rapproche. Une première étape se produira avec la prochaine LPM et la fin de vie, mécanique et inévitable, du Mirage 2000-5, liée à l’ancienneté de l’appareil. Puis, au début de la prochaine décennie, la question de la fin de vie du Mirage 2000-D se posera aussi. Les deux courbes sont donc en train d’évoluer et nous serons en mesure de savoir à quel moment elles se croiseront lorsque l’encre de la LPM sera « sèche ».

Général Jérôme Bellanger. En ce qui concerne les missiles hypervéloces, ils sont à la fois hypersoniques – vitesse de Mach 5 ou plus – et capables de manœuvrer durant le vol, notamment pendant la phase finale. Les Russes sont très avancés en la matière, ils possèdent un planeur Avangard et des missiles hypersoniques, Kinjal ou Zircon.

Cela change-t-il la donne ? Notre stratégie de dissuasion, défensive, a pour objectif d’infliger des dommages inacceptables à l’adversaire, quelles que soient les armes en sa possession, missiles de croisière supersoniques ou missiles balistiques, tirés depuis des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins. Dans cette perspective, la dissuasion repose sur deux composantes, la CNO et la CNA, se complétant grâce à des modes d’action différents, que l’on peut combiner pour percer la cuirasse. Et l’arrivée de l’ASN-4G hypervéloce nous permettra de mieux y parvenir puisque le missile aura une allonge supplémentaire, qu’il ira beaucoup plus vite et que ses trajectoires seront moins prédictibles. De ce point de vue, l’ASN-4G sera un game changer pour le troisième étage de la fusée.

Les moyens, la maintenance en condition opérationnelle (MCO) et les heures de vol sont-ils suffisants pour assurer la polyvalence ? C’est un enjeu. Les escadrons ne sont plus sanctuarisés pour le nucléaire, ils assurent à la fois des missions conventionnelles et la mission de dissuasion nucléaire.

Mon travail consiste d’abord à conserver au cœur de la formation la mission principale de dissuasion nucléaire. Nous avons les moyens de le faire, car la MCO a accompli des progrès grâce au contrat Ravel ; cette performance permet de disposer d’un certain nombre de Rafale en fonction de la programmation des missions au jour le jour et de gagner en réactivité.

En ce qui concerne les MRTT, leur évolution évoque le passage au Rafale polyvalent, que nous avons connu il y a une quinzaine d’années. Les MRTT ne se contentent pas, comme le faisaient pour l’essentiel les C-135, de conduire des missions de ravitaillement en vol pour et au profit de la dissuasion nucléaire. Ils procèdent aussi à des évacuations sanitaires complexes grâce à leur kit Morphee (module de réanimation pour patient à haute élongation d’évacuation) bien plus performant que celui développé sur C135, à des évacuations de ressortissants, au transport stratégique et au transport de fret. Il faut faire comprendre aux équipages – et c’est tout l’enjeu pour 2023 – qu’ils peuvent changer de référentiel d’un jour à l’autre : ils pourront conduire une mission de dissuasion nucléaire et, le lendemain, participer à un transport de troupes entre Paris et la Jordanie. La disponibilité des MRTT est suffisante pour cela.

J’en viens à la coopération européenne, dont l’importance, soulignée depuis Jacques Chirac, a été réaffirmée par le Président de la République dans son discours de février 2020, où il exprimait sa volonté d’inciter nos partenaires européens à développer un dialogue stratégique avec la France et d’éventuellement s’associer à des exercices des forces nucléaires françaises. Nous le faisons, en tenant compte de l’exigence de respect de la confidentialité. Ainsi, dans le cadre des opérations Poker, il leur arrive de prendre place dans le dispositif ennemi simulé ; cela a été le cas récemment d’un ravitailleur italien.

Général Stéphane Mille. Tous les Rafale ne seront pas aux derniers standards. La modernisation relève parfois du software et tous les appareils peuvent alors être adaptés. Cependant, les changements sont parfois beaucoup plus lourds. Ainsi, quand le standard F5 sortira, l’avion sera très différent. Le radar, les contre-mesures électroniques et le calculateur nécessaire à la connectivité auront été modifiés. Or les capacités de calcul permettant de traiter des centaines de milliers d’informations nécessitent un câblage que le Rafale tel que nous le connaissons aujourd’hui n’est pas capable de supporter. Plusieurs standards coexisteront donc, et cela ne sera pas gênant. La complémentarité des moyens fait notre force, chaque appareil ayant ses avantages.

Général Jérôme Bellanger. En ce qui concerne la protection des installations nucléaires, une obligation de résultat est déjà imposée par le contrôle gouvernemental de l’intégrité des moyens. Le ministère des armées définit un référentiel de menaces, dont on suit les évolutions pour intégrer de nouveaux défis, tels que les essaims de drones ou les missiles hypervéloces. Une catégorisation est alors établie en fonction du niveau d’alerte – paix, crise ou guerre. La prise en compte des menaces s’appuie sur la résistance intrinsèque des infrastructures, qui sont bâties dans cette perspective : chaque construction d’un bâtiment de la dissuasion nucléaire est précédée d’une évaluation et doit être conforme à un cahier des charges très rigoureux.

Ensuite, des escadrons de défense sol-air sont déployés sur nos BAVN. Dans l’aire de surveillance de la base, des forces de sécurité intérieure (FSI) sont présentes, qui sont rompues à ces exercices et peuvent se coordonner avec des unités des armées dans le cadre d’opérations particulières, visant à sécuriser la base aérienne et l’environnement.

Enfin, nos BAVN sont équipées de systèmes de lutte antidrones, qui concourent directement à leur protection. Celle-ci réclame un dispositif multichamps, la menace pouvant arriver de n’importe où et avoir recours à de nombreux moyens. Nos forces s’entraînent très régulièrement, notamment dans le cadre des exercices Basex et lors des montées en puissance.

M. Loïc Kervran. Nous en venons aux questions des autres députés.

M. Yannick Chenevard (RE). Mon général, en ce qui concerne les améliorations qu’apportera l’ASN-4G, vous avez mentionné la vélocité ; d’autres sont-elles attendues ?

Nous avons évoqué la FOST et les FAS, mais pas la force aéronavale nucléaire (FANu). Comment s’organise la complémentarité avec cette troisième force ?

M. François Piquemal (LFI-NUPES). Je n’ai pas entendu ou pas saisi vos réponses à la question posée par M. Saintoul au sujet du SCAF.

Par ailleurs, en octobre 2022, la France a coparrainé la résolution A/C.1/77/L.62, adoptée par la première commission de l’Assemblée générale des Nations unies. Le texte demande aux États de s’engager à ne pas procéder à des tirs de missiles antisatellites destructifs à ascension directe, c’est-à-dire tirés depuis la surface ou les airs.

Cependant, cette décision semble contradictoire avec la doctrine spatiale française actuelle. En effet, conformément à celle-ci, la France déploiera en 2023 le système Yoda (yeux en orbite pour un démonstrateur agile), un engin patrouilleur surveillant l’espace depuis l’espace et devant démontrer notre capacité à nous approcher d’un satellite. De plus, le programme capacité de renseignement électromagnétique spatiale (Ceres), déployé depuis 2021, prévoit la présence, d’ici à 2030, de satellites patrouilleurs guetteurs, équipés de caméras et de puissants lasers, pour tenir à distance des satellites ou des engins spatiaux étrangers, en les rendant inopérants. Au vu de ces capacités défensives, voire dissuasives, nous nous interrogeons sur l’orientation de notre doctrine pour les années à venir. S’agit-il de développer une dissuasion conventionnelle depuis l’espace ou d’abandonner toute tentative de défense dans ce domaine ?

Mme Delphine Lingemann (Dem). Monsieur le chef d’état-major, le 20 juillet dernier, vous regrettiez devant notre commission la trop grande mutualisation des moyens affectés à la dissuasion nucléaire et aux missions conventionnelles, qui ne permettrait pas de mener de front ces deux types de mission en cas de conflit de haute intensité. Afin que les objectifs prévus par l’Ambition opérationnelle 2030 et la LPM soient atteints, que préconisez-vous en matière de démutualisation des contrats opérationnels ?

M. Jean-Philippe Ardouin (RE). Lors d’un discours prononcé le 7 février 2020 à l’École de guerre, le Président de la République a évoqué la dimension européenne des intérêts vitaux de la France. Dans cette optique, il a réaffirmé qu’il était important de mener un dialogue avec nos partenaires européens sur le rôle que joue la dissuasion française dans notre sécurité collective européenne. L’Europe est-elle suffisamment protégée par la dissuasion nucléaire assurée par l’Otan ? La dissuasion française pourrait-elle développer des partenariats stratégiques supplémentaires pour assurer la sécurité de notre continent ? Quelles puissances européennes pourraient être sensibles à cette possibilité de coopération ?

M. Michaël Taverne (RN). Je voudrais revenir à la persistance des lacunes capacitaires de l’armée de l’air, point abordé dans l’avis budgétaire présenté par mon collègue Franck Giletti.

Le format actuel de la flotte d’avions de chasse demeure insuffisant, ce qui produit des conséquences sur l’entraînement des pilotes. Ainsi, alors que la loi de programmation annuelle prévoyait 180 heures de vol, les pilotes n’ont volé que 164 heures en 2022 et ne voleront que 147 heures au cours de l’année 2023.

Dans les vœux qu’il a adressés aux armées vendredi dernier, le Président de la République a précisé vouloir atteindre le « tout-Rafale » d’ici à 2030. Cela concerne l’avion de chasse, mais qu’en est-il des aéronefs qui accompagnent le raid nucléaire ? Je pense notamment aux MRTT, aux C-135 et aux Awacs.

La polyvalence du Rafale, en particulier le développement de ses capacités air-air, a assurément modifié la manière de concevoir le raid nucléaire aéroporté. Quelles évolutions sont attendues avec la mise en service du missile Meteor ? Avons-nous une avance certaine sur nos compétiteurs ? La conserverons-nous sur la durée de la LPM à venir ?

M. Christophe Blanchet (Dem). Vous avez évoqué la manière dont notre dissuasion repose sur sa crédibilité et sa visibilité. À cet égard, vous avez mentionné les opérations Poker. Par ces exercices, nous faisons savoir ce dont nous sommes capables. Dans quelles limites ? Que fait-on savoir à nos adversaires ? À nos alliés ? Se garde-t-on de faire savoir certains éléments ?

M. Hubert Brigand (LR). Vous n’étiez peut-être pas encore en responsabilité il y a quelques années, quand un certain nombre de bases aériennes ont été fermées et supprimées, au désespoir des élus concernés. Quels éléments ont prévalu dans cette prise de décision ? S’agissait-il de considérations financières ou militaires ?

Ma circonscription compte un site du CEA qui fait l’objet d’une haute surveillance, notamment de la part d’une brigade de gendarmerie qui se trouve sur place. Un avion de tourisme a survolé le centre et a été interpellé lors de son atterrissage, avec une grande rapidité. Impressionné par une telle efficacité, j’ai appris que la gendarmerie passait par un circuit dédié, qui raccourcissait nettement les délais. Pourriez-vous nous livrer quelques éléments de cette organisation assez spectaculaire ?

Général Stéphane Mille. Nous avons effectivement fermé de nombreuses bases au cours des trois dernières décennies, ce qui correspondait à un resserrement logique du dispositif, à des fins d’économie. Nous ne suivons plus cette logique et aucune fermeture n’est à prévoir dans les prochaines années. L’idée est bien de conserver une structure qui permette d’accomplir nos missions, en particulier la PPS.

Quand un appareil survole une zone interdite, il est détecté par nos radars et un processus se déclenche pour l’intercepter. La base de Lyon-Mont-Verdun contacte l’un de nos appareils d’alerte, qui sont déployés « H 24 », 365 jours par an, et sont capables de décoller en quelques minutes. La réactivité est le symbole de l’armée de l’air et de l’espace. Ainsi, en quelques minutes, un appareil décolle pour intercepter l’appareil survolant une zone interdite, qu’il s’agisse d’un site du CEA, d’une centrale nucléaire ou d’une BAVN. Le dispositif permet aussi une coordination immédiate avec les FSI, qui se rendent là où atterrit l’appareil. Cette capacité de protection du territoire et d’intervention en tout point et en tout lieu remonte à peu près à la même date que la création des FAS. Elle compose l’une des spécificités de notre aviation de chasse.

Général Jérôme Bellanger. La dissuasion nucléaire repose sur deux composantes – CNA et CNO – et trois forces. La CNA comprend les FAS et la FANu. Les deux forces permanentes – FAS et FOST – sont complémentaires et non hiérarchisées, les deux étant en mesure de mener à bien la mission de dissuasion.

Notre particularité est notre permanence mais surtout notre agilité, produit de notre visibilité, de notre réactivité et de notre réversibilité. Nous pouvons monter en puissance de manière discrète ou ostensible. Nous le faisons généralement de manière ostensible, pour montrer à nos compétiteurs ce que nous sommes capables de faire ; nous rendons ainsi crédibles les deux composantes, y compris celle qui ne se voit normalement pas.

Nous pouvons aussi rappeler le raid plusieurs heures après le décollage et nous avons la capacité de frapper à très longue distance. En effet, le couple « ravitailleur – Rafale », qui nous différencie de la FANu – de son côté, le Rafale Marine est couplé au porte-avions –, nous donne l’allonge voulue. Nous partageons le même missile ASMP-A. Les FAS ont la capacité de constituer des raids d’envergure et la possibilité de disperser leurs moyens, ce qui autorise une grande résilience, une grande rapidité de montée en puissance et une forte réactivité.

De son côté, la FANu bénéficie de l’ambiguïté quant à son activation, puisqu’on ne communique jamais sur l’armement du porte-avions.

Nous travaillons ensemble, notamment dans le cadre des opérations Poker que je conduis. Ainsi, en décembre 2021, des Rafale de l’aéronavale ont été catapultés depuis le porte-avions, et ont été intégrés au raid nucléaire des FAS. Nous avons conduit la mission ensemble, ce qui nous a permis de développer notre interopérabilité avec beaucoup d’efficacité.

Général Stéphane Mille. En ce qui concerne le SCAF, nous en sommes encore au début du processus. Les trois chefs d’état-major suivent une dynamique de consolidation du besoin. Chaque pays a présenté ce qu’il voulait faire avec le vecteur intégré. Tout est sur la table et nous avons commencé à discuter des implications concrètes. Par exemple, la France a demandé que le NGF (Next Generation Fighter) soit navalisé. Le travail consiste à resserrer ces contraintes pour aboutir à des décisions qui conviennent à tous.

La phase 1-B vient d’être lancée par la signature du contrat industriel. Il s’agit d’accomplir un travail collaboratif avec les industriels, pour aboutir à la création d’un démonstrateur et savoir si un objet peut satisfaire à l’ensemble des conditions posées.

La question de la dissuasion et de l’intégration d’un vecteur nucléaire a également été mise sur la table et, à ce stade, aucune objection majeure n’a été formulée, en tout cas par mes homologues.

D’autres questions se posent : à quel point l’avion doit-il être furtif ou manœuvrable ? Qu’elle doit être sa capacité d’emport ? L’ASN-4G est un gros missile. La phase 1-B du programme doit durer dix-huit mois et nous permettra de répondre à ces questions.

Dans l’espace, notre logique est de refuser les tirs destructifs, compte tenu de leurs potentielles conséquences. Il faut absolument éviter la présence de débris dans l’espace. En effet, nous utilisons en permanence ce qui vient de l’espace dans notre vie courante et, si des débris menaçaient les satellites qui tournent autour de la planète, toute notre vie en serait bouleversée.

J’en viens à la question de la mutualisation conventionnel-nucléaire, que j’ai évoquée devant vous il y a quelques mois. C’est une question de priorisation et d’ambition. Que voulons-nous faire ? Quelles sont nos priorités ? Acceptons-nous de faire un peu moins dans un domaine ? La dissuasion étant centrale dans notre esprit, quand sa grammaire se met en place, tous les moyens doivent être concentrés vers la bonne conduite de sa mission. Des moyens disponibles dépend notre capacité à poursuivre d’autres missions. La mutualisation est acceptable dans le cadre de cette ambition ; elle ne peut pas ne pas avoir de conséquences.

La PPS est une mission liée à notre souveraineté, dont le Président de la République a affirmé le caractère prioritaire lors des vœux qu’il a prononcés le 20 janvier. Les missions qui nous sont confiées sont diverses et il nous faut être clairs quant à notre ambition. Si nous sommes moins présents dans le cadre des opérations extérieures, nous récupérons de la marge de manœuvre. Nous pouvons également envisager, en cas de besoins liés à la dissuasion, de faire revenir des appareils déployés en Afrique, au Proche et Moyen-Orient ou ailleurs.

Général Jérôme Bellanger. En ce qui concerne la coopération otanienne, il convient de préciser quelques éléments de doctrine. La stratégie de l’Alliance s’appuie notamment sur une stratégie de dissuasion et de défense. Des avions à double capacité sont à même de remplir la mission de dissuasion nucléaire grâce à des bombes nucléaires B-61, bombes gravitationnelles mises à disposition par les États-Unis et qui restent sous contrôle américain. Ces avions permettent aux alliés, en retour de la garantie du parapluie nucléaire, de partager le fardeau nucléaire. Ainsi, la responsabilité et les risques sont assumés politiquement et collectivement.

Il n’y a pas de couplage entre la dissuasion nucléaire française et celle de l’Otan. C’est pourquoi, malgré notre retour plein et entier dans la structure militaire de commandement intégré, nous ne sommes pas membres des plans nucléaires de l’Otan. Toutefois, il est officiellement admis par l’Otan depuis la déclaration d’Ottawa de 1974, que la dissuasion française contribue à celle de l’Alliance, au même titre que les dissuasions américaine et britannique. Cela complique les calculs d’un adversaire potentiel, qui ferait face non pas à une mais à quatre dissuasions.

En ce qui concerne l’opération Poker, l’objectif est de montrer à nos compétiteurs ce dont nous sommes capables et ils ne se privent pas de regarder, avec attention. Dans cette perspective, nous réservons les zones d’entraînement deux ou trois mois avant l’exercice, ce qui leur laisse le temps de planifier leur passage de satellites. Nous pouvons effectuer cet exercice de manière très nominale, ou chercher des « coins de domaine », pour leur montrer spécifiquement ce que nous sommes capables de faire, en faisant intervenir, par exemple, des aspects de brouillage ou de cyber.

S’agissant de nos alliés, nous leur démontrons nos capacités pratiquement tous les jours. Quand nous conduisons une opération comme Hamilton et que les mêmes équipages procèdent, en moins de trois jours, à une projection de puissance comme nous l’avons fait l’été dernier en Nouvelle-Calédonie, nos alliés sont sensibles à ces démonstrations. Quand je m’entretiens avec mon homologue américain au téléphone, je ne sens pas uniquement de sa part de la bienveillance et de la politesse. Nous sommes très appréciés pour notre capacité de dissuasion.

Général Stéphane Mille. Le missile Meteor apporte un avantage comparatif important et se trouve bien dans le haut du panier en matière de missiles air-air, puisqu’il repousse la menace très loin du porteur. À ce stade, ce missile nous donne une allonge enviée par la plupart de nos pays partenaires, voire par les pays compétiteurs.

Général Jérôme Bellanger. Nous avons atteint une totale maîtrise de ce missile. Quand un tel missile fait son apparition, il faut d’abord s’entraîner, développer des tactiques et les éprouver. Dans le cadre de la dernière édition de Poker, nous avons réussi à mixer des tactiques à très basse et à très haute altitude grâce à des tirs Meteor, parvenant ainsi à repousser davantage l’ennemi.

Général Stéphane Mille. Ce vecteur nous donne de l’avance ; quand un Rafale décolle avec un Meteor, nous sommes pris au sérieux.

J’en viens à la taille de la flotte et à son impact sur l’entraînement. Le général Bellanger a dit qu’il garantissait le niveau d’activité, mais le nombre d’heures de vol par an reste globalement en dessous des 180 heures par pilote dans l’ensemble de l’armée de l’air et de l’espace.

Toutefois, nous nous adaptons. Nous avons signé des contrats pour que la disponibilité de nos Rafale soit supérieure à celle initialement envisagée et nous tentons de tirer un peu plus de chacun des appareils qui nous sont affectés. Il s’agit d’un équilibre à trouver entre la génération de l’activité immédiate et le vieillissement global de l’appareil. En effet, plus vous utilisez un appareil, moins il durera. Les LPM successives permettent d’ajuster cet équilibre.

Dans le passé, nous avions recours à la simulation basique ; aujourd’hui, nous accomplissons des choses assez exceptionnelles en la matière. Nous allons développer massivement la simulation dans la prochaine LPM ; elle ne remplacera pas l’activité aérienne, mais permettra de mieux préparer nos équipages à certaines missions.

Dans ce domaine, nous avons présenté deux objets au Président de la République vendredi dernier, à Mont-de-Marsan. D’abord, un objet assurant la connexion entre plusieurs simulateurs, qui permet par exemple à un avion de transport de se retrouver en patrouille avec un avion de chasse et un hélicoptère, pour conduire une mission comme s’ils étaient tous les trois en vol. Il s’agit de simulation massive en réseau.

Nous lui avons également présenté le LVCT (Live, Virtual, Constructive Training), qui permet de mixer une réalité de vol avec des objets qui n’existent pas mais qui apparaissent sur les écrans radars. Dans le cadre d’une opération Poker, par exemple, cela permet de développer plusieurs scénarios en mobilisant moins d’appareils. De telles simulations nous aideront à mieux nous préparer aux missions de demain.

M. Loïc Kervran, président. Merci, Messieurs les officiers généraux, pour tous les éléments que vous nous avez apportés.


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6.   Audition, à huis clos, de M. Pierre Éric Pommellet, président-directeur général de Naval Group, de M. André-Hubert Roussel, président exécutif d’ArianeGroup, de M. Antoine Bouvier, directeur de la stratégie et des affaires publiques d’Airbus, et de l’amiral (2S) Hervé de Bonnaventure, conseiller défense du Président-directeur général de MBDA, sur la dissuasion nucléaire (mercredi 25 janvier 2023)

 

M. Jean-Pierre Cubertafon, président. Messieurs, mes chers collègues, je voudrais tout d’abord vous demander de bien vouloir excuser l’absence de Thomas Gassilloud en déplacement à Londres, ce qui me vaut l’honneur et le plaisir de présider cette audition.

Vous l’aurez compris lors de l’audition des représentants du CEA la semaine dernière, la dissuasion est une formidable aventure scientifique, mais aussi un immense défi industriel et technologique. Et je ne pense pas beaucoup m’avancer - mais nos invités auront certainement un avis sur le sujet - que la force de notre modèle de base industrielle et technologique de défense (BITD) repose en partie sur la dissuasion. Car à travers l’exigence portée par la dissuasion en termes de technologie, de savoir-faire, de compétences, en un mot d’excellence, c’est bien l’ensemble de la BITD qui est tirée vers le haut.

Nous avons donc le plaisir d’accueillir des représentants des principaux acteurs industriels de la dissuasion nucléaire.

Je souhaite donc la bienvenue à :

- M. Pierre Éric Pommellet, président-directeur général de Naval Group, entreprise qui est notamment impliquée dans le développement des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) ;

- M. André-Hubert Roussel, président exécutif d’ArianeGroup, société qui intervient notamment dans les programmes du missile M.51 de la force océanique stratégique ;

- l’amiral (2S) Hervé de Bonnaventure, conseiller défense du président-directeur général de MBDA, entreprise qui fabrique notamment les missiles de la composante aéroportée (ASMP-A puis demain ASN4G) ;

- Enfin, M. Antoine Bouvier, directeur de la stratégie et des affaires publiques d’Airbus, maison mère aux côtés de Safran, d’ArianeGroup et actionnaire de MBDA ;

Messieurs, vous reviendriez certainement sur les défis industriels et technologiques que représentant pour vos entreprises les grands programmes de dissuasion nucléaire dans lesquelles elles sont impliquées.

Dans un contexte économique marqué par la hausse des coûts des facteurs, des difficultés d’approvisionnement stratégiques, mais aussi parfois des difficultés de recrutement pour certaines compétences critiques, nous serions également intéressés par connaître vos éventuels points de vigilance dans l’exécution des grands programmes de modernisation en cours qui engagent l’avenir de notre dissuasion.

Sans plus tarder, Messieurs, je vous cède la parole.

M. Pierre Éric Pommellet, président-directeur général de Naval Group. Lors de ses vœux aux armées, le 20 janvier, le Président de la République a souligné le rôle crucial de la dissuasion, en rappelant qu’elle est « un élément qui fait de la France un pays différent en Europe » et « qu’elle mérite les efforts considérables que nous lui consacrons ». Cette déclaration souligne la permanence des fondamentaux de la dissuasion, qui repose notamment sur ses composantes aéroportée, océanique, notamment la force océanique stratégique (FOS) et ses programmes de sous-marins nucléaires d’engins (SNLE) et notamment du SNLE de troisième génération (SNLE 3G).

L’excellence de la filière navale française s’est appuyée sur une volonté politique forte et ininterrompue depuis la décision de construire le premier SNLE en 1963. Soixante ans d’efforts et d’investissements continus ont structuré autant la marine nationale que Naval Group. Des générations d’ingénieurs, d’ouvriers, de techniciens et de marins concourent à une activité à très forte valeur ajoutée technologique. Le Président a aussi déclaré qu’il fallait « renforcer notre dissuasion en nous donnant tous les moyens d’assurer sa robustesse, sa fiabilité, sa modernisation dans des conditions particulières et évolutives du monde d’aujourd’hui ».

Si la France a réduit son investissement dans la dissuasion en passant de six à quatre SNLE au début des années 1990, depuis 2017, les crédits de paiement qui lui sont consacrés ont augmenté de 40 %, atteignant 4,6 milliards d’euros en 2023. Au-delà du prix de notre souveraineté, ce budget représente un investissement qui profite à toute l’industrie de défense mais aussi à l’industrie civile, et dont les retombées sont positives pour l’économie et l’emploi en France.

En tant que maître d’œuvre, Naval Group est un industriel majeur de la dissuasion. Commencée il y a quatre cents ans avec la construction des arsenaux de la marine, l’histoire de Naval Group est depuis soixante ans structurée par l’activité de dissuasion et les SNLE.

Nos activités concernent le maintien en condition opérationnelle (MCO) des SNLE en service ainsi que la conception et la réalisation, avec TechnicAtome et ArianeGroup, de quatre SNLE 3G, qui remplaceront la génération actuelle à partir de 2035 à raison d’un sous-marin tous les cinq ans.

Naval Group est également chargé du MCO du porte-avions Charles de Gaulle, qui participe à la dissuasion au travers de la force aéronavale nucléaire (Fanu), ainsi que de la conception et de la réalisation du porte-avions nouvelle génération avec les Chantiers de l’Atlantique et TechnicAtome.

Enfin, Naval Group travaille à la conception, la réalisation et l’entretien de nombreux moyens qui concourent à la dissuasion comme les sous-marins nucléaires d’attaque (SNA), les frégates anti-sous-marines – notamment les frégates multimissions (Fremm) et, demain, les frégates de défense et d’intervention (FDI) – ou encore les chasseurs de mines.

Les SNLE sont les systèmes industriels les plus sophistiqués réalisés par l’homme. Les technologies dont ils sont équipés nécessitent une expertise dans de nombreux domaines de points, tels que l’hydrodynamique, la discrétion acoustique, la détection sous-marine, la métallurgie des aciers spéciaux, la mise en œuvre des missiles balistiques, armes sous-marines et contre-mesures, la propulsion nucléaire, ou encore la sécurité générale, la sécurité pyrotechnique et la sûreté nucléaire. Le SNLE est à la fois un sous-marin – objet complexe par nature –, mais aussi une centrale nucléaire, qui fonctionne à proximité de l’équipage, et une base de lancement de fusées, équipée de seize missiles.

La construction d’un SNLE nécessite 20 millions d’heures de production et 1 million de composants assemblés que la France a réussi à faire il y a soixante ans.

Pour mener à bien son activité au profit de la dissuasion, Naval Group pilote une chaîne de partenaires et de sous-traitants de près de 6 000 fournisseurs, composée d’industriels des secteurs mécanique, électrique et électronique ou encore du développement logiciel, parmi lesquels figurent notamment TechnicAtome, Thalès, ArianeGroup, Safran, CNIM, Aubert & Duval, Creusot Forge, GE Thermodyn, ou encore Jeumont, mais aussi plusieurs centaines de PME pour qui la dissuasion est un véritable levier de développement, et qui couvrent l’intégralité du territoire national.

Le développement de la composante océanique de la dissuasion bénéficie également aux forces conventionnelles. Elle contribue aux autres programmes nationaux ainsi qu’à l’exportation, en tirant le niveau de performance de Naval Group et de l’ensemble de la BITD vers le haut. On peut citer plusieurs domaines comme ceux de l’architecture d’ensemble, la signature acoustique, la métallurgie des coques, l’informatique des systèmes de combat ou encore la propulsion qui bénéficie aux sous-marins classiques et aux navires de surface. La dissuasion, que nous ne pouvons bien entendu pas exporter, garantit à nos clients internationaux la pérennité de notre entreprise.

Enfin, la dissuasion a de nombreuses retombées sur l’industrie de défense en général et pour un certain nombre de réalisations civiles. Les exemples sont nombreux : supercalculateurs, métallurgie, acoustique, matériaux amortissants, système de réfrigération…

Tous les sites de Naval Group participent à cette réussite collective. Les bureaux d’études d’ingénierie sur les bâtiments de surface et sous-marins sont installés sur le site de Lorient. Cherbourg est le site de conception, de construction, d’assemblage, et d’intégration des SNLE, ainsi que de leur démantèlement. Témoignage de la continuité industrielle qui fait la force de notre pays, Cherbourg accueille simultanément les SNLE conçus dans les années 1960 en cours de démantèlement, les Barracuda en phase de construction, et les études et développements des SNLE 3G dont les premiers éléments de coque commenceront à être produits dès 2023. Toulon-Ollioules, Saint-Tropez, Ruelle pour les systèmes de direction de combat et certains équipements, Nantes Indret pour la propulsion et les éléments essentiels de la chaufferie nucléaire ou pour les centres d’expertise et la R&D, Toulon pour le MCO du porte-avions et enfin, Brest qui regroupe 3 000 collaborateurs de Naval Group engagés dans la maintenance des SNLE, qui en assurent l’exceptionnelle disponibilité : en effet, depuis le début de la force de dissuasion, un bateau au moins se trouve en permanence à la mer. S’agissant de l’activité de MCO, nous sommes capables de répondre à la demande : en mars 2022, quelques semaines après le début de la guerre en Ukraine, lorsque la France a affirmé sa posture de dissuasion, nous avons été sollicités pour contribuer rapidement au renforcement de la posture. Ce fut une aventure humaine exceptionnelle, nous avons dû refuser des volontaires tant l’engagement est fort au sein du groupe.

La réalisation du programme SNLE 3G a été lancée en 2021. Les études d’avant-projet avaient démarré en 2007, afin de répondre au double défi technologique-industriel et budgétaire. Le premier SNLE 3G doit être livré en 2035. Il repose sur une architecture générale héritée de la génération précédente actuellement en service et bénéficie de synergie avec le programme de sous-marins nucléaires d’attaque Barracuda. Ses performances tiendront compte de l’évolution des menaces notamment par l’amélioration dans le domaine de la discrétion et de la détection sous-marine.

L’activité dissuasion océanique, si l’on élargit le périmètre à l’ensemble des capacités navales requises en complément du déploiement des SNLE, et au porte-avions Charles de Gaulle, représente pour Naval Group jusqu’à un tiers de l’activité. L’impact économique pour Naval Group et la filière industrielle associée qui augmentera dans la phase de développement du SNLE 3G, s’apprécie par les emplois générés, 6 000 à 10 000 emplois directs et indirects par an, la valeur ajoutée créée en France (90 %), l’impact territorial (plus de 80 départements impliqués) ainsi que par la contribution de la dissuasion aux exportations et à l’innovation.

M. André-Hubert Roussel, président exécutif d’ArianeGroup. La dissuasion représente l’un des deux piliers de notre activité industrielle. Dans la filière des lanceurs spatiaux et des lanceurs mer-sol balistiques stratégiques (MSBS), l’héritage technologique, laissé par le général de Gaulle, a été transmis à ArianeGroup à sa création en 2016 par l’apport de l’ensemble des activités de lanceurs civils et militaires de ses deux actionnaires, Airbus et Safran. ArianeGroup est en effet le maître d’œuvre des lanceurs européens Ariane 5 et Ariane 6 dont elle assure la conception, le développement et la production, ainsi que la commercialisation et la réalisation de services de lancement à travers sa filiale Arianespace. ArianeGroup assure enfin la maîtrise d’œuvre du système de missile M51, déployé sur les sous-marins de la force de dissuasion océanique française.

ArianeGroup génère environ 3 milliards d’euros de chiffre d’affaires et emploie près de 6 000 personnes en France, auxquelles s’ajoute environ un millier d’employés en Allemagne. Notre entreprise s’appuie sur une chaîne industrielle de plus de 1 000 fournisseurs directs et indirects en France. Nos principaux sites français d’ingénierie et de production se situent dans le Bassin parisien – Les Mureaux et Vernon –, dans le Sud-Ouest – autour de la métropole bordelaise et à Toulouse –, et sur les lieux d’intégration des lanceurs – près de l’île longue dans le Finistère, et près du pas de tir au centre spatial guyanais à Kourou.

La dissuasion nucléaire française repose sur ses composantes océaniques et aéroportées. Elles doivent être adaptées au contexte stratégique, aux objectifs politiques et aux défenses prévisibles à l’horizon de leur déploiement et pendant toute leur durée de vie. La première mission d’ArianeGroup au sein de la composante océanique est d’assurer une veille de l’évolution des défenses adverses, lesquelles se renforcent partout dans le monde, en particulier au sein des grandes puissances dotées de l’arme nucléaire, dans un contexte international très volatil caractérisé par le risque accru de prolifération dans certains États. L’année 2022 a marqué un record puisque 376 tirs balistiques militaires ont été recensés, contre 186 tirs de lanceurs civils l’an dernier.

Dans ce contexte et dans sa logique de stricte suffisance, la dissuasion française est fondamentalement liée à la performance de ses systèmes d’armes. ArianeGroup est l’industriel de référence de la direction générale de l’armement (DGA) et du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) dans la filière MSBS. La performance du missile balistique français M51 doit être continuellement adaptée en fonction du développement des défenses antimissiles. Elle se mesure à travers une série d’indicateurs, que nous appelons les « 3P » : tout d’abord, la portée, qui permet de définir à la fois les objectifs accessibles et les zones de patrouille des sous-marins associés ; la pénétration, qui contribue à l’efficacité du système d’armes en tenant compte des systèmes de défense ; enfin, la précision, associée à la puissance de la charge.

Pour anticiper l’évolution des menaces, répondre aux objectifs politiques et opérationnels, donc contribuer en permanence à la crédibilité de la dissuasion, il a été décidé dans les années 2000 de procéder au développement incrémental du M51. Ainsi, chaque évolution technologique du système d’armes est dotée de performances qui anticipent l’évolution des défenses à horizon de vingt ou trente ans. Aujourd’hui, les SNLE sont dotés des systèmes M51.1 et M51.2, mis en service respectivement en 2010 et en 2016. Nous développons actuellement l’incrément M51.3 pour une première mise en service à bord d’un SNLE prévue pour 2025.

Le prochain développement, que la loi de programmation militaire (LPM) 2025-2030 devra confirmer, constitue pour ArianeGroup un enjeu stratégique mais également industriel essentiel : il sera indispensable de programmer un nouveau développement à partir de 2025 pour maintenir dans la durée des compétences et un outil industriel exceptionnels, capables de concevoir, de produire et de maintenir de tels systèmes en condition opérationnelle. En effet, il faut ajouter aux « 3P » que j’évoquais un quatrième P : celui de people ou de personnel. Les ressources humaines d’ArianeGroup sont l’actif le plus précieux de l’entreprise dans la conception et dans les opérations. Avec les équipes de Naval Group, nos ingénieurs et nos techniciens sont aux côtés des marins à l’île Longue, à bord du sous-marin, au départ et au retour des patrouilles. En effet, ArianeGroup assure également le MCO du système dont la disponibilité dûment évaluée affiche un niveau remarquable depuis 2010. Nos équipiers savent aussi se montrer entièrement résilients et participent à la continuité de la posture, comme en a témoigné le tir d’acceptation au sortir du confinement en juin 2020 ou encore le renforcement de la posture avec la sortie des trois sous-marins au début de la crise ukrainienne.

Enfin, la dualité reste au cœur du mode de gestion technique, industrielle, commerciale et des ressources humaines d’ArianeGroup. La rotation des équipes au gré des calendriers, des projets et des programmes contribue à l’attractivité des bassins d’emploi français et à la conservation des talents de notre base de défense. La dualité rend également possible la mutualisation des processus ainsi que d’outils techniques, de conception, de modélisation de phénomènes physiques ou encore d’environnement et de validation du modèle de simulation par des vols. Elle consolide la résilience de l’appareil industriel et de toute la chaîne industrielle en agrégeant des volumes de production et en optimisant les coûts de développement et de production de nos programmes actuels et futurs. Elle permet également d’atteindre une certaine taille critique, autorisant des investissements plus importants. L’organisation d’ArianeGroup en fait un modèle à part, reflet d’une politique d’investissements raisonnés et de synergies continues qui ont permis à la France de se doter et de conserver une industrie de premier rang au service de la dissuasion océanique française et du transport spatial européen.

Amiral (2S) Hervé de Bonnaventure, conseiller défense du président-directeur général de MBDA. Après la description de la composante océanique, il est intéressant de vous présenter la composante aéroportée. MBDA France est le maitre d’œuvre industriel du vecteur de la composante nucléaire aéroportée (et non de la charge nucléaire qui dépend du CEA) : l’ASMPA et, dans l’avenir, son successeur l’ASN4G. J’ai passé quarante années dans les armées, dont une quinzaine comme officier et pilote d’un Super Étendard embarqué sur les porte-avions Foch et Clemenceau, porteurs du missile air-sol moyenne portée (ASMP). J’ai également été directeur d’un tir d’entraînement des forces de l’ASMP, et j’ai commandé la force de l’Aéronautique navale, chargée de la préparation de la Fanu. Je suis maintenant heureux d’accompagner la production de ce vecteur du côté industriel.

Je vous propose dans un premier temps de vous faire une rapide présentation de l’historique de la capacité technique de MBDA dans le domaine de la dissuasion. Cette capacité vient de la branche « missile tactique » d’Aérospatiale dont nous sommes un des héritiers. Les études lancées par la DGA avec les ancêtres de MBDA sur le missile sol-sol Pluton, déployé par l’armée de terre, ont commencé dès les années 1960 et ont permis à ces derniers de maîtriser l’environnement d’un missile porteur d’une tête nucléaire. A suivi le missile Hadès, développé à partir de 1984 et prolongé au-delà des années 1990, dont la portée était encore plus importante. Les avancées technologiques acquises par les ancêtres de MBDA - Nord et Sud-Aviation puis Aérospatiale Missiles - pendant le développement du missile Pluton, plus la technologie du statoréacteur, véritable rupture technologique, ont permis de lancer le développement de la famille ASMP.

Il existe plusieurs missiles ASMP. Le premier, opérationnel dès 1986, était emporté sur le Mirage IV, puis sur son successeur, le Mirage 2000N, ainsi que sur le Super Étendard de la marine nationale. Il a été suivi par l’ASMP amélioré (ASMPA), actuellement en service sur les Rafale de l’armée de l’air et de l’espace et de la marine nationale. Nous préparons désormais l’ASMPA rénové (ASMPA-R), qui sera également accroché sur des Rafale.

L’atout technologique de la famille ASMP ? Sa propulsion à des vitesses supersoniques grâce à son statoréacteur. Le statoréacteur, qui permet la propulsion du missile pendant tout le vol, représentait à l’époque une rupture technologique majeure. Le précédent délégué général pour l’armement déclarait à son sujet en 2020 : « le statoréacteur permet, par rapport à un mode de propulsion fusée, de réduire considérablement l’encombrement et la masse du missile pour une portée et une charge utile données. Il permet au missile de couvrir un vaste domaine de vol à des vitesses très largement supersoniques. »

Le porteur – un sous-marin ou un avion –, le vecteur et le mode de pénétration des deux composantes de la dissuasion sont différents. L’ASMP peut suivre une trajectoire de basse, moyenne ou haute altitude et bénéficie d’une haute capacité à manœuvrer, puisque son moteur continue à fonctionner dans la phase terminale de pénétration. Il peut donc supporter des facteurs de charge très importants sans voir sa vitesse se dégrader. Il faut également souligner sa grande précision au but. Enfin, on peut également préciser ici que l’ASMPA étant emporté par un avion pouvant apponter sur un porte-avions, il doit donc faire face à des conditions d'emploi dans des environnements sévères. Des matériaux particuliers lui permettent de supporter de très hautes températures et d’importants facteurs de charge.

La fiabilité de l’ASMP est exceptionnelle. Le général Maigret, qui commandait la force aérienne stratégique (FAS), rappelait devant votre commission en 2019, que le taux de succès rencontré par les vingt et un tirs de missiles de la famille ASMP était de 100 %. La fiabilité demeure : le premier tir de l’ASMPA-R a eu lieu en décembre 2020, et le second, en mars 2022, respectant ainsi parfaitement le calendrier qui avait été défini en 2016 et se soldant par des succès.

J’en viens maintenant à notre capacité future : le missile air-sol nucléaire de quatrième génération (ASN4G). Dès les années 90, en parallèle de la préparation de l’ASMPA, les travaux technologiques sur son successeur ont été lancés et se sont clairement orientés vers le domaine des très hautes vitesses. Depuis, nous avons des moyens nous permettant de tester le missile et de simuler le vol de l’ASN4G en hypervélocité.

Les performances de l’ASN4G sont encore meilleures que celles de l’ASMPA-R. L’ASN4G devrait être opérationnel à horizon 2035 et devra le rester au-delà des années 2050 : il est donc nécessaire d’anticiper les défenses sol/air de l’adversaire à cet horizon. Le bureau d’études de MBDA rassemble une dizaine de collaborateurs qui opèrent une veille continue sur la défense adverse. Il apparaît que la très haute performance en vitesse et en manœuvre est la meilleure méthode pour parvenir à être détecté le plus tardivement possible, et compliquer la tâche de suivi d’un radar, voire, d’accrochage, et, enfin, à désorganiser une attaque d’un missile antimissile. Nous reproduisons ce concept, déjà présent dans l’ASMPA, sur l’ASN4G en augmentant ses performances. Nous entrons dans le domaine de l’hypersonique. Le facteur de charge sera, lui aussi, multiplié en phase terminale pour leurrer les défenses adverses. Enfin, l’ASN4G, grâce à son encombrement et son poids limités, sera compatible avec le Rafale et catapultable par un porte-avions, conformément aux objectifs définis par le Président de la République. C’est une réussite technique unique au monde.

Dans les années 2000-2010, au cours des programmes PROMETHEE 1, 2 et 3, nous avons mené, en cotraitance avec l’ONERA, des études sur l’hypersonique. Elles nous ont permis de valider un certain nombre de grands principes de l’ASN4G.

Enfin, j’aimerais souligner la synergie entre les compétences mises en œuvre pour la composante nucléaire aéroportée (CNA) et celles des missiles tactiques, faisant de MBDA un acteur logique de la CNA. En effet, les technologies mises en œuvre dans le cadre de la composante nucléaire aéroportée font appel à un haut niveau de compétences dans les domaines de l’ingénierie et des matériaux, notamment issus du domaine des systèmes de missiles tactiques comme les technologies liées à la propulsion, au guidage, à la navigation, à la pénétration ou encore à la furtivité.

Ces compétences irriguent les programmes conventionnels et de dissuasion. La polyvalence des moyens et des hommes permet de mettre en commun des compétences, des savoir-faire et des moyens d’entraînement et de maintenance. Il existe un équilibrage dans le domaine RH entre les différents programmes. Au sein de la direction des missiles longue portée de MBDA France, entre le MDCN, l’Exocet, les travaux sur le Scalp et ses versions futures, nous disposons de la taille critique nécessaire au maintien de l’activité nucléaire aéroportée à un coût maitrisé. Cela nous permet de conduire des programmes à la fois dans le domaine conventionnel et pour la dissuasion et d’être présents sur l’ensemble du spectre des missions du combat terrestre à la supériorité aérienne en passant par la projection de puissance et l’attaque dans la profondeur. Cette locomotive technologique nous permet de garder un coup d’avance sur les technologies de haut de spectre nécessaires aux missiles de croisière, aux missiles conventionnels, à la défense anti-missile et aux armes de supériorité aérienne.

C’est, par exemple, grâce à ces acquis en termes d’hypervélocité ou de défense anti-missile, que MBDA a pu proposer le projet de nouvel intercepteur endo-atmosphérique Aquila capable de traiter un large éventail de menaces : des missiles balistiques manœuvrant de portée intermédiaire, aux missiles de croisière hypersoniques ou haut-supersoniques, en passant par les planeurs hypersoniques, les missiles antinavires, ou encore les avions de combat de nouvelle génération.

M. Antoine Bouvier, directeur de la stratégie et des affaires publiques d’Airbus. La nécessité de « relégitimer la dissuasion à travers la représentation nationale », selon l’expression de l’ancienne présidente de la commission, Madame Patricia Adam, me paraît toujours d’actualité.

Je voudrais tout d’abord souligner une double cohérence. La première concerne les moyens opérationnels. Nous avons évoqué les vecteurs aéroportés et océaniques, les porteurs que sont les Rafale et le sous-marin, ainsi que les moyens opérationnels qui constituent l’environnement nécessaire pour que les deux premiers opèrent dans les meilleures conditions de performance et de sécurité. Airbus, par le biais de ses filiales et de ses activités propres, est un acteur majeur qu’il s’agisse des moyens de ravitaillement, de renseignement, de résistance cyber ou encore de communication. Cette cohérence est essentielle pour garantir la pérennité et la crédibilité de la dissuasion.

La cohérence vaut aussi pour les acteurs : la représentation nationale qui définit les grandes orientations ainsi que les politiques et vote les budgets, mais également l’État, l’administration, les ministères des armées et des affaires étrangères, la DGA, le CEA et sa direction des applications militaires (DAM), l’Office national d’études et de recherches aérospatiales (Onera), les forces armées et les industriels – outre ceux que nous représentons, citons également Dassault, Thales et Safran et l’ensemble des industriels français qui œuvrent dans ce domaine. Depuis la première mission d’alerte opérationnelle du Mirage IV, en 1964, l’ensemble des acteurs étatiques et industriels se mobilisent pour former l’un des plus beaux exemples de cohérence de politique publique et industrielle et d’action concertée sur des sujets particulièrement sensibles – qui ne font pas toujours l’objet d’un consensus démocratique. Nous autres industriels avons notre part de responsabilité dans le maintien de cette cohérence pour les décennies à venir.

Les objectifs d’excellence très particuliers tirent l’ensemble de nos activités vers le haut, en matière de technologie mais aussi s’agissant de notre responsabilité envers les forces armées et l’État. Certains industriels sont purement français ; d’autres, européens, comme MBDA ou Airbus. Divers accords garantissent notre pérennité sur les plans technologique et opérationnel, mais aussi en matière d’actionnariat et du droit de l’État face à un risque éventuel d’une prise de contrôle étrangère ou d’une réduction ou d’une délocalisation de l’activité. L’ensemble de ces risques sont couverts par le contrat liant Airbus à l’État. Ainsi, quelles que soient les évolutions de ces entreprises, le cœur de l’activité nucléaire reste sous contrôle des autorités françaises.

À travers ses deux filiales ArianeGroup et MBDA, Airbus se trouve au cœur de la dissuasion. En tant qu’actionnaire, notre objectif est de garantir la continuité de notre engagement et de faciliter les projets en coopération entre ArianeGroup et MBDA, sous l’égide de la DGA.

Je souhaite évoquer une question qui appelle notre vigilance. Les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) sont promus à la fois par des organisations non gouvernementales, opposées au concept même de dissuasion, et par des acteurs financiers – agences de notation, investisseurs, fonds de pension – qui, pour d’autres raisons, mais avec des objectifs convergents, les imposent progressivement de sorte que les investissements dans nos entreprises commencent à être freinés. En tant qu’entreprise cotée et visible, dont l’activité très large place la décarbonation au premier rang de ses préoccupations, Airbus est en première ligne dans ce débat. Il est important que la représentation nationale s’en saisisse.

En effet, il s’agit d’un débat à la fois de légalité et de légitimité : certains armements, comme les mines antipersonnel, les armes chimiques, le phosphore blanc, ou les armes à sous-munitions, sont interdits par des traités internationaux. Ces armes sont prohibées, et aucun acteur occidental responsable ne les développe, ne les produit ni ne les stocke. Cependant, ces acteurs financiers et ces ONG entretiennent la confusion entre ces armes prohibées, au sens légal, par les traités, et des armes dites controversées, ce qui relève d’un jugement subjectif. Cette confusion soulève d’importantes difficultés dans la communication vis-à-vis des ONG et de très nombreux investisseurs, qui sont loin d’être minoritaires.

La France, en tant que puissance nucléaire, s’inscrit dans le cadre du traité de non-prolifération. Celui-ci prévoit que seuls les cinq États dotés ont légalement la possibilité de développer, de produire et de déployer des armes nucléaires. De même, le traité d’interdiction des armes nucléaires entré en vigueur en 2021 ne change en rien les droits et obligations des États dotés – et donc de la France – en la matière.

La question nous est régulièrement posée par les ONG, les investisseurs et certaines administrations à Bruxelles. Il serait donc utile que notre analyse juridique soit formellement confirmée par les autorités françaises et la représentation nationale. Nous pourrions ainsi confirmer à nos interlocuteurs que le traité d’interdiction ne met pas la France hors-la-loi dans la poursuite de ces activités. Il s’agit là de réaffirmer la légalité – au sens du droit international – pour la France de disposer d’une force de dissuasion.

Toutefois, la légalité ne suffit pas : il nous faut entrer dans le domaine plus complexe de la légitimité, en développant, comme nos interlocuteurs, un véritable plaidoyer, détaillant les raisons pour lesquelles la France est légitime à détenir une capacité nucléaire. La première est que l’Otan est une alliance nucléaire, caractéristique clairement réaffirmée lors du sommet de Madrid en juin 2022, à laquelle participent les trente pays membres. Cinq de ses membres, en dehors des trois États dotés, font partie du partage nucléaire de l’Otan, dont l’Allemagne, qui concourt ainsi au déploiement des armements nucléaires. Cette légitimité n’isole pas la France, qui fait partie d’un ensemble de puissances nucléaires. Par ailleurs, les actions menées par la France, sa politique de stricte suffisance et les décisions, prises de manière unilatérale et proactive, sur l’interdiction des essais et l’arrêt du travail sur les matériaux fissiles, contribuent à cette légitimité.

Il est important que la défense de la légalité et de la légitimité de la dissuasion française assurée par les industriels soit relayée par vos propres travaux.

M. Jean-Pierre Cubertafon, président. J’ai bien noté votre souhait de voir la représentation nationale s’emparer de ce sujet. J’invite maintenant les représentants de groupe à prendre la parole.

M. Jean-Marie Fiévet (RE). Nous assistons depuis plusieurs années à une évolution des champs opérationnels de la guerre : à l’origine, sur terre, puis en mer, et enfin dans les airs, les domaines de conflictualité se sont étendus et les champs de bataille se sont déplacés vers l’espace et le cyberespace. Ces nouveaux champs, liés l’un à l’autre, sont complémentaires des terrains opérationnels traditionnels. Le conflit en Ukraine en est un exemple concret : peu avant l’assaut du 24 février, une cyberattaque russe avait visé un réseau de satellites de l’opérateur américain ViaSat afin de mettre hors d’usage les consoles de communication mobiles de l’armée ukrainienne. Coordonnées avec d’autres offensives, ces attaques dans le domaine cyber peuvent donner un avantage sérieux à ses auteurs.

Parallèlement à la multiplication des cyberattaques, nous assistons à une militarisation et une arsenalisation de l’espace : attaques contre des satellites de renseignement, d’observation, de télécommunication ; augmentation du nombre de satellites militaires ; développement des techniques de défense antimissile et de missiles antisatellites ; brouillage de satellites et de systèmes de communication, ou encore piratage informatique.

Le domaine spatial et le cyberespace ouvrent un vaste champ de possibles, lourd de menaces pour la dissuasion nucléaire. En effet, l’efficacité de la stratégie de défense française, qui repose sur notre force de dissuasion, pourrait être remise en cause par l’arsenalisation de ces derniers.

Le chef l’état-major de l’armée de l’air et de l’espace est formel sur le rôle essentiel du domaine spatial : dans la présentation de sa vision stratégique parue début 2022, il déclarait « si nous perdons la guerre dans les airs et l’espace, nous perdrons la guerre et nous la perdrons rapidement. »

Selon vous, le phénomène que j’ai décrit présente-t-il davantage d’opportunités ou de menaces ? Quel est l’effet de l’arsenalisation sur la composante nucléaire aéroportée ? Comment prenez-vous en considération ces éventuelles menaces dans vos activités ?

M. Julien Rancoule (RN). Pour le groupe Rassemblement national, la dissuasion nucléaire est le fondement ultime de l’indépendance française. Elle est d’autant plus indispensable dans un monde en proie à de fortes tensions géopolitiques susceptibles de menacer nos intérêts. Nous sommes donc convaincus qu’il est vital de moderniser notre force de frappe nucléaire, tant dans sa composante océanique qu’aérienne, mais également de soutenir avec vigueur notre BITD afin de conserver notre souveraineté dans ce domaine.

La semaine dernière, Emmanuel Macron a annoncé son souhait de renforcer la dissuasion nucléaire dans le cadre de la future LPM. Nous serons très attentifs au budget qui y sera consacré ainsi qu’au développement des différents programmes qui y sont liés, notamment le SNL3G et les nouvelles générations du missile M51 et du système air-sol.

Pourriez-vous préciser l’avancement de ces projets d’ampleur ? Êtes-vous confrontés à des difficultés particulières dans leur réalisation ? Quels seront les grands enjeux technologiques de la dissuasion nucléaire de demain ?

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Je souhaite réagir aux propos de M. Bouvier. Notre réussite industrielle est notamment mise à l’épreuve par la transformation de notre écosystème économique, marquée par de nombreuses privatisations ces vingt dernières années. Vous soulignez finalement les risques que présentait cette transformation. Il n’est pas possible d’imaginer que cette privatisation vous prémunisse du risque réputationnel, contre lequel, en réalité, le pouvoir politique ne peut rien. En revanche, l’État peut vous garantir, comme il le fait, une forme de sécurité juridique.

Par ailleurs, vous évoquez les raisons de la légitimité de la dissuasion nucléaire. Si je suis entièrement d’accord sur la deuxième partie de votre argumentation, selon laquelle la légitimité de la dissuasion se fonde sur l’attitude exemplaire de la France au regard du droit international, je ne crois pas que l’Otan puisse fonder à elle seule la légitimité de la France à posséder des armes nucléaires.

Je suis rapporteur d’une mission sur la maîtrise des fonds marins. La vision de Naval Group dans ce domaine repose sur l’idée que les fonds marins seront bientôt particulièrement fréquentés. Quels risques pouvez-vous envisager du point de vue de la sécurité de la dissuasion ?

Monsieur Roussel, l’essai Direct Ascent Anti-SATellite (DA-ASAT) russe de 2021 a démontré les moyens d’interception particulièrement importants que possède la Russie contre les moyens nucléaires, voire a dessiné les premières lignes d’une stratégie que nous pourrions qualifier de dissuasion spatiale. Partagez-vous cette analyse ?

La réduction des délais de réaction qu’implique l’hypervélocité représente-t-elle une menace de voir l’intelligence artificielle supplanter la décision humaine ?

Enfin, quels gains et menaces représentera selon vous le quantique ?

Mme Josy Poueyto (Dem). En tant que puissance nucléaire autonome, nous devons nous réjouir que la volonté d’indépendance de la France, au travers de sa dissuasion, permette à des entreprises telles que les vôtres de développer des technologies essentielles pour l’ensemble de nos armées, mais pas seulement. Le Président de la République ne s’est donc pas trompé vendredi dernier, lors de ses vœux, en insistant sur la nécessité de renforcer notre dissuasion en lui donnant « tous les moyens d’assurer sa robustesse, sa fiabilité et sa modernisation ».

Si nous recevons vos quatre entreprises aujourd’hui, nous ne devons pas oublier les centaines de sous-traitants et partenaires qui constituent le tissu industriel complet de notre dissuasion et nous permettent de maîtriser l’ensemble de la chaîne de production. Je m’interroge justement sur la santé de ce tissu : l’ambition que nous poserons dans la prochaine LPM nécessite certainement des investissements et des recrutements. Existe-t-il des métiers ou des secteurs dans lesquels nous pourrions connaître des difficultés ? Les formations actuelles sont-elles adaptées à une dissuasion renforcée ?

Enfin, ArianeGroup exerce également des activités civiles. Je pense ici au lanceur Ariane 6, dont la construction a été délocalisée en Allemagne, alors que la technologie développée sur le lanceur doit servir à notre volet militaire. Ce déménagement est-il préjudiciable à notre souveraineté stratégique ?

Mme Anna Pic (SOC). À l’occasion de la présentation des grands axes de la future LPM, le Président de la République a fait du renforcement et de la modernisation de notre outil de dissuasion nucléaire un axe majeur. Dans le cadre de la revue nationale stratégique, déjà, il précisait que l’indépendance de la dissuasion française doit être « pérennisée grâce à un suivi renforcé des équipes de recherche fondamentale et appliquée, et une consolidation des savoir-faire techniques, industriels et opérationnels lui étant indispensables ».

Tandis que l’État consent à un crédit de 5,6 milliards d’euros en 2023 sur la question, comment qualifieriez-vous aujourd’hui l’attractivité des industriels de défense vis-à-vis de chercheurs intéressés par le nucléaire militaire ? Sommes-nous face à un défi qui n’est pas uniquement lié à la distribution de moyens économiques, mais plus concrètement, à un défi lié à l’attractivité de la recherche dans le nucléaire ?

Par ailleurs, il est parfois difficile de bien voir si la modernisation de notre outil de dissuasion nucléaire est un moteur ou un frein à l’innovation des moyens militaires classiques. Dans quelle mesure l’exigence de modernisation de notre outil de dissuasion peut-elle s’accompagner de celle de nos outils plus classiques ?

En outre, dans le cadre de l’économie de guerre, mise en avant par le ministre des armées, celui-ci appelait récemment les industriels à prendre des risques et à produire plus et plus vite. Nous connaissons les limites que ces mêmes industriels rencontrent pour répondre aux demandes gouvernementales, notamment pour recruter des moyens humains, s’approvisionner en matières premières et faire face aux fragilités rencontrées par les prestataires. S’agissant de la modernisation de notre dissuasion nucléaire, êtes-vous susceptible de rencontrer des problèmes similaires ? Quels freins pourriez-vous rencontrer ?

M. Jean-Pierre Cubertafon, président. J’invite maintenant les autres députés à prendre la parole.

M. Yannick Chenevard (RE). M. Bouvier a évoqué plusieurs éléments qui m’ont rappelé le discours du président Mitterrand au Bundestag le 20 janvier 1982 : « Le pacifisme est à l’Ouest et les euromissiles sont à l’Est ».

Nous préparons la future LPM, qui traite, notamment, de la FANu comme d’une force de circonstance, et non permanente. Est-ce lié au fait que nous ne disposons que d’une seule plateforme pour catapulter les Rafale ? La LPM contient une ligne directrice sur le futur porte-avions qui remplacera le Charles de Gaulle. Serait-il possible de rendre la posture nucléaire de la version navale permanente en disposant de deux porte-avions pour assurer une quasi-permanence ? Quelles en seraient les conditions ?

Mme Pascale Martin (LFI-NUPES). Ils sont 150 irradiés à avoir travaillé sur la base militaire de l’île Longue et qui se battent pour faire reconnaître leur maladie chronique comme maladie professionnelle. Monsieur Pommellet, alors qu’ils témoignent avoir travaillé sur les têtes nucléaires sans protection entre les années 1970 et 1996, un tiers est décédé avant 2019, pour une moyenne d’âge de 62 ans, tandis que les survivants subissent des conséquences médicales lourdes et continuent de se battre pour que l’État français assume ses responsabilités.

Ces travailleurs ne sont pas seuls en France, et révèlent une problématique plus grave. En effet, notre tableau de maladies professionnelles ne dénombre que trois variantes de cancers, quand vingt-trois sont reconnus comme conséquences de l’exposition aux essais nucléaires et vingt-neuf aux États-Unis. Un pays comme la France ne peut pas laisser mourir celles et ceux qui travaillent pour elle sans relâche et qui y laissent leur santé, voire leur vie.

Vous êtes garant des conditions de travail de vos employés. Quelles sont les dispositions de sécurité mises en place concernant les radiations ? Les sous-traitants amenés à travailler dans vos bâtiments sont-ils soumis à un suivi médical régulier ?

Mme Mélanie Thomin (SOC). Vous avez rappelé l’importance de la mobilisation des industriels français. Je tenais à vous rappeler l’importance du lien tissé avec les territoires que nous représentons.

Vous avez évoqué la disponibilité pleine et entière de vos collaborateurs et équipiers et leurs efforts continus pour contribuer à la construction, à l’entretien et à la maintenance de nos SNLE. Afin de recruter des personnels et de leur offrir des perspectives de carrière au sein de vos équipes, comment travaillez-vous avec l’éducation nationale pour attirer la nouvelle génération vers votre secteur ? Une bonne continuité est-elle assurée entre les formations professionnelles et technologiques de l’enseignement public et privé et vos besoins de spécialisation ? La formation et le maintien de techniciens et ouvriers qualifiés est un enjeu fort pour notre industrie et pour les territoires dont vous contribuez à faire la réputation.

M. François Cormier-Bouligeon (RE). À l’occasion du soixantième anniversaire du traité de l’Élysée, la France et l’Allemagne ont déclaré conjointement soutenir, dans le cadre de la coopération structurée permanente, « le développement du dispositif Twister pour qu’il devienne la réponse européenne face aux menaces de couche supérieure, notamment les moyens hypersoniques ». Pourtant, la France n’est pas représentée dans le consortium retenu, alors qu’elle est le seul pays de l’Union européenne à développer des programmes hypersoniques, comme l’ASN4G ou le planeur hypersonique V-MAX, confié à ArianeGroup. Cette mise à l’écart française du projet européen d’intercepteurs de missiles hypersoniques n’est-elle pas inquiétante dans la perspective de garantir la crédibilité de la dissuasion nucléaire française à court, moyen et long terme ? La participation, par exemple, de MBDA n’aurait-elle pas pu offrir une synergie intéressante avec le développement de l’ASN4G ?

M. Pierre Éric Pommellet, président-directeur général de Naval Group. Le principal risque de nos domaines industriels concerne en effet la ressource humaine. L’attractivité de l’industrie – et, plus encore, de défense nucléaire – est devenue un véritable défi, alors même qu’elle offre des perspectives de carrière dans des métiers exceptionnels, avec d’excellentes conditions économiques et salariales. Pourtant, de nombreux postes sont vacants. Par ailleurs, l’industrie est fortement implantée dans des territoires, dont certains ont perdu de leur attractivité.

Nous menons diverses actions pour y remédier. Dans le domaine naval, l’initiative du campus des industries navales (CINav) est menée conjointement par des industriels, des régions partenaires, l’éducation nationale ou encore le ministère des armées. Elle vise à identifier la centaine de métiers en tension, qui concernent à la fois les chaudronniers, les soudeurs, les mécaniciens, mais aussi les ingénieurs en cybersécurité, et à travailler avec l’éducation nationale et les centres de formation pour « navaliser » des formations. Nous avons défini des modules académiques d’une dizaine d’heures afin de donner envie aux jeunes de s’orienter vers l’industrie navale. En outre, l’école de soudage de Cherbourg rassemble plusieurs industriels – Orano, EDF et Naval Group – qui offrent aux jeunes, au terme de leur formation, l’opportunité de travailler sur les chantiers de SNLE ou dans le domaine du nucléaire.

Certes, l’industrie navale a l’avantage d’être profondément liée à la mer, qui continue à attirer des vocations, et nos actions portent leurs fruits, mais nous devons poursuivre nos efforts.

La difficulté à attirer des femmes dans nos métiers est une réalité et c’est un axe de développement. Naval Group compte environ 20 % de femmes et 15 % de femmes techniciennes. L’an dernier, seulement 5 % de femmes ouvrières ont été recrutées. Il s’agit à mon sens d’un problème sociétal. Or nous ne pouvons pas nous priver de la moitié de la ressource humaine du pays.

Outre la diversité, nous cherchons à travailler sur la pénibilité des métiers en démontrant que tous sont accessibles. Nous souhaitons améliorer l’environnement, la qualité de vie au travail, la sécurité et le suivi médical. À ce titre, Naval Group est engagé dans un programme vers le « zéro accident ».

L’industrie de défense peine davantage encore à recruter. Si la guerre en Ukraine a rappelé l’importance de ce secteur, ce dernier doit susciter des vocations. En outre, la défense contribue au développement durable des territoires. Ces messages doivent être répétés à nos jeunes générations, qui voient malheureusement la défense comme un secteur dont nous devrions nous affranchir. Or, il existe une forte synergie entre la propulsion nucléaire et le nucléaire civil, à la fois pour les compétences, les matériaux et les industries. Nous nous appuyons en effet sur les mêmes industriels.

La dissuasion est un démultiplicateur de notre activité industrielle. En effet, si Naval Group est considéré comme l’un des meilleurs acteurs de son secteur, c’est notamment grâce aux compétences et à la compétitivité que nous avons acquises par la dissuasion nucléaire.

S’agissant de l’état d’avancement de nos programmes, vous pouvez consulter en ligne leurs objectifs calendaires et contractuels. La dissuasion impose un rythme cadencé : l’économie de guerre nous appelle à respecter les contraintes budgétaires. Naval Group est toujours au rendez-vous, qu’il s’agisse de la maintenance des sous-marins, du démantèlement des précédentes générations et du programme SNLE 3G, qui entrera en phase de réalisation en 2025. Les premiers éléments de la chaufferie du bateau sont actuellement usinés à Nantes-Indret, et les premières tôles de coque seront bientôt fabriquées à Cherbourg.

Monsieur Saintoul, la discrétion est l’une des exigences de la dissuasion. Le SNLE, qui gagnera encore en discrétion acoustique dans sa troisième génération, est un objet quasiment indétectable. En revanche, il doit pouvoir se diluer malgré la densité de l’activité à proximité de nos côtes. Il faut donc développer autour du SNLE les compétences lui permettant de se diluer en toute sécurité. Il s’agit par exemple de la guerre des mines, projet de la future LPM, sur laquelle Naval Group a engagé un programme avec la Belgique et les Pays-Bas, que le ministère des armées souhaite rejoindre. La lutte anti-sous-marine, en outre, s’appuie sur les frégates de lutte anti-sous-marine et les avions de patrouille maritime, qui détectent toute menace aux abords de nos côtes. La mer est en effet un espace commun. Un projet sur la patrouille maritime du futur a récemment été annoncé par le ministère des armées. Enfin, nous devons nous doter de systèmes de défense contre les drones. Le ministre des armées a déclaré que la France avait raté le virage des drones : la LPM doit permettre d’y remédier. Par ailleurs, la France peut encore affirmer sa compétitivité dans le domaine des drones de surface et sous-marins.

M. André-Hubert Roussel, président exécutif d’ArianeGroup. Le continuum entre la bataille balistique et la bataille spatiale est de plus en plus marqué : il faut utiliser les compétences et les technologies acquises pour croiser les regards et garder un temps d’avance. Pour le compte du ministère de la défense, ArianeGroup suit le développement des défenses et des avancées balistiques à travers le monde afin d’anticiper le niveau de pénétration que nécessiteront les forces de dissuasion – pour maintenir au même niveau le glaive et le bouclier.

ArianeGroup a également développé depuis plus dix ans des technologies et des systèmes de surveillance de l’espace. Nous sommes désormais liés par un contrat pluriannuel avec le commandement de l’espace.

Pour assurer ce continuum de défense et de découragement, ArianeGroup participe également aux actions menées dans le cadre du fonds européen de défense, comme le projet de surveillance spatiale Sauron.

Vous avez aussi évoqué les armes hypersoniques. En plus des missiles balistiques et des missiles de la composante aéroportée développés par MBDA. il existe désormais des planeurs hypersoniques. Lancés par des missiles balistiques, ils ne sont pas dotés de propulsion, mais ils peuvent être manœuvrés. La Chine et la Russie, notamment, se sont dotées de ce type d’armements. Et en réponse, les États-Unis développent des armes hypersoniques du même type. La France a lancé le démonstrateur V-MAX, que vous avez mentionné, et l’a confié à ArianeGroup pour permettre d’acquérir des technologies pour ses planeurs hypersoniques. Le premier vol est programmé et un deuxième démonstrateur, V-MAX 2 en sera le prolongement. En parallèle, la DGA nous a confiés plusieurs études amont sur les futurs systèmes d’armes qui s’appuieraient sur ces technologies hypersoniques.

Pour répondre à Mme Poueyto, je tiens à préciser qu’ArianeGroup n’a pas délocalisé d’activité en Allemagne. Ariane est un programme européen sous l’égide de l’Agence spatiale européenne (ESA), développé en collaboration avec treize États européens. En respect des règles du retour géographique de l’ESA, les programmes sont déployés dans les pays à hauteur de leur contribution au financement du développement de ces technologies. ArianeGroup SAS est le premier contributeur de ce programme, à hauteur de 50 %, et est maître d’œuvre de l’ensemble du lanceur, tandis que d’autres industriels français y participent à plus petite part. Le second contributeur est l’Allemagne, à hauteur de 20 %, au travers d’ArianeGroup en Allemagne et de MT Aerospace, filiale de OHB. Enfin, la part de l’Italie s’élève à 10 % environ, au travers d’Avio, maître d’œuvre du deuxième lanceur européen, Vega.

S’agissant de la propulsion liquide qui équipe Ariane, trois différents moteurs sont conçus en France sur le site de Vernon : le Vulcain, moteur d’étage principal, le Vinci, moteur d’étage supérieur qui équipera Ariane 6, et le Prometheus, moteur futur pour les lanceurs réutilisables. Le développement de ces moteurs reste localisé en France. Mais dans le cadre de ce programme en coopération plusieurs éléments, tels que les chambres de combustion de ces trois moteurs, sont développés chez ArianeGroup en Allemagne. C’est dans ce cadre et pour faire face à la compétition internationale également qu’il a été décidé d’enclencher le transfert de l’intégration et des tests du Vinci sur le site Lampoldshausen en Allemagne dans un souci d’optimisation industrielle globale à l’échelle du programme Ariane 6. Ce transfert n’engendre pas de perte de savoir-faire en France.

Amiral (2S) Hervé de Bonnaventure, conseiller défense du président-directeur général de MBDA. Madame Poueyto, la CNA chez MBDA associe environ 600 entreprises en direct. Certains grands partenaires comme Thalès, Safran, ArianeGroup ou Roxel en font partie, ainsi que des petites et moyennes entreprises (PME) et d’entreprises de taille intermédiaire (ETI) – par exemple Akira, Pyromeral, Gattefin, LGM, Daher, Bertin, Aresia, Atermes ou UGV. On estime qu’environ 40 % des financements de la CNA bénéficient aux PME et ETI.

S’agissant de la formation, nous sommes liés par un partenariat avec la région Centre concernant les lycées professionnels. Chez MBDA, nous accueillons environ 140 apprentis ou stagiaires chaque année, 224 personnes ont été recrutées en région centre en 2022 et nous avons un objectif de 240 recrutements en 2023. Grâce au soutien de la région Centre, nous avons développé une plateforme collaborative « Printing de Bourges ». Cette initiative, portée par MBDA, le CETIM Centre Val de Loire et Nexter, permettra de créer dans le Cher les conditions de l’émergence d’un écosystème industriel compétitif et innovant autour des technologies d’impression 3D. Nous sommes très attachés au développement de l’écosystème industriel de la région.

Madame Pic, la CNA nous permet de stimuler nos efforts de recherche et de développement et nous permet d’attirer les meilleurs ingénieurs du marché et d’investir dans des moyens exceptionnels tels que notre super-calculateur du Plessis-Robinson.

L’initiative Skyshield, menée par l’Allemagne avec les partenaires européens, consiste à lancer des boucliers d’interception sol/air pour protéger l’Europe. L’Élysée devra décider si nous rejoignons cette initiative. Toutefois, MBDA, avec ses partenaires italiens et britanniques, a une grande capacité dans le domaine de la défense sol/air, sur l’ensemble du spectre. Il est regrettable que cette initiative ne participe pas à la souveraineté de la BITD européenne.

M. Antoine Bouvier, directeur de la stratégie et des affaires publiques d’Airbus. Monsieur Saintoul, il me semble pertinent de parler, comme vous l’avez fait, de sécurité juridique. Cette expression s’applique à tous les acteurs de la dissuasion, aux forces, aux autorités de l’État, aux fonctionnaires qui prendront des décisions ou aux chercheurs qui travailleront sur ces sujets. Dans un contexte où les contentieux se multiplient, chacun, dans nos entreprises, s’expose à un risque dès lors qu’il existe un point d’entrée sur une activité de nature pénale ou à supporter un objectif qui n’est pas juridiquement établi dans le droit international. Si la dissuasion n’est pas remise dans son contexte, la sécurité juridique de tous les acteurs est menacée. Ainsi, une approbation de l’analyse juridique des États contribuerait à cette sécurité.

Par ailleurs, les questions d’ESG ne se limitent pas aux actionnaires. Si j’ai mentionné l’accord de 2012 sur la protection du noyau dur d’actionnaires et du groupe Airbus, c’est que ce risque avait été identifié et traité. Cependant, les questions d’ESG concernent aussi les financements bancaires, les assureurs, les fournisseurs, les transporteurs, et, plus généralement, l’attractivité et l’acceptabilité de ces activités par les personnes que nous souhaitons recruter. Ce débat, me semble-t-il, ne doit pas être occulté.

Nos infrastructures spatiales sont de plus en plus vitales pour la société mais par nature vulnérables. Leur protection restera toujours très lacunaire. Ainsi, le concept de dissuasion devrait s’appliquer à nos infrastructures spatiales : il faut pouvoir identifier et caractériser l’agresseur, et que ce dernier soit conscient que nous avons également des moyens de rétorsion. Ces termes correspondent à ceux de la grammaire de la dissuasion nucléaire. Ce formidable multiplicateur de puissance qu’est le spatial représente également un facteur de vulnérabilité, que nous devons traiter par la protection – dont le niveau restera nécessairement limité – et par des technologies d’action dans l’espace.

M. Pierre Éric Pommellet, président-directeur général de Naval Group. Le dimensionnement de la force aéronavale est un sujet non pas industriel, mais capacitaire et budgétaire. Le 8 décembre 2020, au Creusot, le Président de la République a annoncé que le futur porte-avions serait à propulsion nucléaire, ce qu’il a confirmé lors de ses vœux aux Armées, en indiquant que la LPM proposerait un porte-avions nucléaire pour une mise en service à horizon 2038. Pour être capables de réaliser cet objet, les industriels doivent assurer la continuité des compétences. Certains de ceux qui ont réalisé le porte-avions Charles de Gaulle comptent toujours parmi nos équipes. Le développement d’une nouvelle chaufferie nucléaire par TechnicAtome était donc nécessaire pour pérenniser les compétences de R&D et les bureaux d’études du groupe.

M. Yannick Chenevard (RE). Des freins industriels empêcheraient-ils de proposer dans le calendrier la construction du porte-avions et celle du deuxième qui suivrait ?

M. Pierre Éric Pommellet, président-directeur général de Naval Group. La LPM impose une trajectoire pour le porte-avions nucléaire. L’industrie répond aux sollicitations. Les questions de calendrier ne sont pas un sujet industriel. Il serait plus complexe de construire deux porte-avions en même temps que de les séquencer. Nous sommes chargés de construire le socle industriel qui permet aux militaires et aux politiques de prendre les bonnes décisions. Ces dernières, en retour, nous évitent un effondrement des compétences qui rendrait impossible tout redémarrage. C’est la continuité, notamment celle des compétences, qui fait la force de la dissuasion.

M. Jean-Pierre Cubertafon, président. Je tiens à vous remercier pour la qualité de vos exposés. Je vous invite à conclure en formulant vos éventuels vœux pour la France et ses industries de défense.

M. Antoine Bouvier directeur de la stratégie et des affaires publiques d’Airbus. Je souhaite à la France que son économie de guerre lui permette de protéger les performances et les technologies qui seront les garants de la supériorité opérationnelle de nos forces sur le long terme. J’espère que l’ensemble des acteurs saura travailler de concert à cet égard. Par ailleurs, un débat constructif doit se poursuivre entre ces acteurs et la représentation nationale. Enfin, les meilleurs équipements et les meilleures doctrines ne remplaceront jamais l’esprit de défense, qui naît d’un consensus aussi large que possible, et que la représentation nationale a la responsabilité et la vocation de construire.

Amiral (2S) Hervé de Bonnaventure, conseiller défense du président-directeur général de MBDA. MBDA a été au rendez-vous depuis quarante ans dans ce domaine de la dissuasion. Vous pouvez compter sur l’engagement des femmes et des hommes de MBDA pour apporter à la France le vecteur futur de la composante aéroportée de la dissuasion nucléaire au niveau des exigences de performance souhaité.

M. Pierre Éric Pommellet, président-directeur général de Naval Group. Nous sommes conscients de l’effort consenti par la nation pour son outil de défense. Il nous engage à être les meilleurs pour défendre notre pays.

M. André-Hubert Roussel, président exécutif d’ArianeGroup. C’est une grande force de la France d’avoir réussi à construire une telle base industrielle, qui attire nos talents. Nous devons poursuivre nos efforts en ce sens.

M. Jean-Pierre Cubertafon, président. Je vous remercie et vous souhaite une bonne journée.

 


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7.   Audition, à huis clos, de M. Philippe Errera, délégué général des affaires politiques et de sécurité au ministère de l’Europe et des affaires étrangères, sur la prolifération nucléaire (mercredi 1er février 2023)

 

M. le président Thomas Gassilloud. Chers collègues, nous poursuivons notre cycle sur la dissuasion nucléaire avec l’audition, à huis clos, de M. Philippe Errera, directeur général des affaires politiques et de sécurité au ministère de l’Europe et des affaires étrangères, sur le thème de la prolifération nucléaire.

Monsieur le directeur, c’est un thème sur lequel vous avez beaucoup travaillé puisque vous avez été sous-directeur du désarmement et de la non-prolifération nucléaires au sein du ministère des affaires étrangères, représentant permanent de la France auprès de l’Otan et directeur général des relations internationales et de la stratégie au sein du ministère des armées.

Fort de l’expérience très riche qui est la vôtre, vous pourrez sans doute nous éclairer sur la place de l’arme nucléaire dans le droit et les relations internationales, ainsi que sur les risques de prolifération. Sur ce sujet, certains d’entre vous ont peut-être lu le livre de l’amiral Vandier, intitulé : « La dissuasion au troisième âge nucléaire ».

La communauté internationale a entrepris très tôt d’essayer de contrôler la diffusion de l’arme nucléaire, dès juin 1946, au moyen du plan Baruch présenté par les États-Unis aux Nations unies, et la crainte d’une troisième guerre mondiale nucléaire, après les crises de Berlin et de Cuba, a conduit, dans les années 1960, à l’ouverture de négociations qui ont abouti à la signature en 1968 du traité de non-prolifération nucléaire (TNP), auquel la France a adhéré en 1992.

Quel est le bilan de l’efficacité du TNP ? Quels points d’attention identifiez-vous face à l’attitude de l’Iran et de la Corée du Nord et face aux États qui réfléchissent à nouveau sur les conditions de leur sécurité devant les menaces de Téhéran et de Pyongyang ?

Nous attendons également votre avis sur les moyens mis en place pour maîtriser ou tenter de maîtriser la prolifération. L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), a-t-elle les moyens d’accomplir sa mission, et les contrôles qu’elle effectue sont-ils réellement efficaces ? Le traité sur l’interdiction des armes nucléaires, ouvert à la signature en 2017 et entré en vigueur pour les États signataires en 2021, offre-t-il une perspective crédible pour un monde sans armes nucléaires ? Enfin, un tel monde serait-il plus sûr ?

M. Philippe Errera, directeur général des affaires politiques et de sécurité au ministère de l’Europe et des affaires étrangères. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les membres de la commission, lors de ma dernière audition, Mme Rufo et moi avons évoqué les conséquences de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, que nous voyions légitimement comme une guerre d’agression contre un État souverain, et vous avez reçu ce matin M. Reznikov Cette agression contre l’Ukraine constitue aussi, à plusieurs égards, une crise nucléaire dans la mesure où elle met en cause les fondements du régime de non-prolifération nucléaire, dont la pierre angulaire est le TNP.

En effet, c’est d’abord l’agression d’un État doté contre un État non doté, sous l’ombre portée de la menace d’emploi de l’arme nucléaire. La Russie déploie, en appui de son invasion, une rhétorique nucléaire irresponsable et dangereuse, pour laquelle elle utilise son arme nucléaire non plus uniquement dans une logique défensive de dissuasion, mais dans une logique offensive et coercitive de « sanctuarisation agressive ».

En outre, cette agression intervient en violation des garanties de sécurité octroyées par le Mémorandum de Budapest, en 1994, dans lequel l’Ukraine renonçait à l’arsenal nucléaire sur son sol ou, pour le dire autrement, acceptait d’adhérer au traité de non-prolifération nucléaire en tant qu’État non doté en renvoyant sur le territoire de la Russie l’ensemble des armes de l’ex-URSS, en échange de garanties de sécurité, garanties négatives de la part de la Russie et garanties positives de la part des États-Unis et du Royaume-Uni.

Au-delà de l’Ukraine, nous assistons à une recrudescence des menaces opposées au régime de non-prolifération internationale. J’y reviendrai.

Dans mon propos liminaire j’évoquerai successivement l’importance que revêt pour nos intérêts la préservation du cadre international de non-prolifération, les fragilités du régime et les menaces pesant sur lui, lesquelles dépassent, de loin, les conséquences de l’agression russe contre l’Ukraine, les responsabilités particulières de la France et l’action de notre diplomatie au sens large pour préserver et renforcer ce cadre.

Le traité de non-prolifération, conclu en 1968, est la clé de voûte de l’architecture internationale de non-prolifération et repose sur un équilibre. C’est un traité auquel les États adhèrent, comme à tout traité, de manière volontaire. D’ailleurs, la France n’y avait pas adhéré lors de son ouverture à la signature et ne l’a fait qu’en 1992. Si autant d’États y ont adhéré, et si cette convention bénéficie d’une si grande universalité, c’est en raison de l’équilibre recherché entre, d’un côté, la reconnaissance du statut d’État doté aux cinq États, dont la France, ayant procédé à un essai nucléaire avant le 1er janvier 1965 et, d’un autre côté, l’interdiction pour tous les autres États, dits non dotés, de chercher à acquérir cette capacité et, pour les cinq États dotés, l’interdiction de partager cette capacité, sous quelque forme que ce soit, qu’il s’agisse d’engins explosifs, de technologies ou de savoir-faire. C’est le fondement du volet non-prolifération du traité inscrit dans ses articles 1er et 2.

En contrepartie, les États non dotés reçoivent trois choses : d’abord, un renforcement de leur sécurité - dans un monde où la prolifération pourrait s’étendre, ils savent qu’il n’y aura « que » cinq États dotés et qu’en renonçant à cette perspective, ils ne se retrouveront pas avec des voisins développant l’arme nucléaire – ; ensuite, un engagement des États dotés à progresser vers le désarmement nucléaire, dans le cadre d’un désarmement général et complet de tous les États, conformément à l’article 6 du TNP ; enfin, la reconnaissance du droit au bénéfice des usages civils de l’énergie nucléaire.

Le TNP est parfois présenté comme un traité inégalitaire ou reposant sur une conception de deux poids, deux mesures, des États privilégiés ayant droit à l’arme et des États de seconde classe n’y ayant pas droit. Cette perception est caricaturale car c’est bien un ensemble de responsabilités et d’obligations, dont tous bénéficient, qui sont au cœur du TNP.

La préservation du cadre fixé par le TNP pour ses trois piliers – non-prolifération, usage pacifique de l’énergie nucléaire et désarmement – est essentielle à la préservation de la sécurité internationale mais aussi de nos intérêts nationaux. La préservation et le renforcement du TNP sont au cœur de notre sécurité en complément d’autres outils au service de notre sécurité, tels que nos forces armées.

Le TNP est le fondement de l’architecture internationale de lutte contre la prolifération nucléaire. Celle-ci menace gravement la stabilité stratégique en raison des risques intrinsèques liés à une multiplication du nombre d’États possesseurs, en particulier s’agissant d’acteurs comme la Corée du Nord ou l’Iran, qui inscrivent leurs actions en dehors du droit international. C’est aussi un risque compte tenu de l’effet d’entraînement induit par l’acquisition de l’arme par un État. Bien entendu, si l’Iran franchit le seuil, les États de la région n’y seront pas indifférents. La progression de l’arsenal chinois et les interrogations sur la crédibilité de la garantie de sécurité américaine conduisent certains responsables politiques de pays comme la Corée ou le Japon à évoquer cette perspective d’une manière très différente d’il y a cinq ou dix ans.

Quand on parle d’affaiblissement du TNP ou des menaces pesant sur lui, il importe d’être lucide sur leur nature et de se rappeler qu’en plus de cinquante ans, ce traité a permis de limiter le nombre d’États ayant développé une arme nucléaire, alors même que dans les années 1960, le président Kennedy affirmait qu’à la fin du siècle, vingt à trente États disposeraient de l’arme nucléaire. Seuls l’Inde, le Pakistan, Israël et la Corée du Nord ne sont pas parties au TNP. Tout autre État est partie, soit comme État doté, soit comme État non doté.

Le TNP et les régimes de contrôle sur lesquels il s’appuie, c’est-à-dire le régime de garantie de l’AIEA, et le groupe des fournisseurs nucléaires, dit NSG (nuclear suppliers group), fixent un cadre d’accompagnement des coopérations nucléaires civiles au regard du risque qu’elles pourraient présenter du point de vue de la prolifération, qui permettent à l’ensemble des pays de développer un usage pacifique de l’énergie atomique. La préservation de ce cadre est essentielle pour nos intérêts, non seulement parce que notre mix énergétique repose sur l’énergie nucléaire mais aussi en raison de l’intérêt de la relance internationale du nucléaire civil pour l’atteinte de nos objectifs de lutte contre le changement climatique et de renforcement de la sécurité énergétique mondiale au bénéfice des acteurs industriels français. Or une confiance suffisante dans le régime de non-prolifération est indissociable de la perspective d’une relance de l’énergie nucléaire civile dans le monde. C’est important pour nous dans l’absolu et comme pays dont l’activité repose sur l’énergie nucléaire civile.

La préservation du TNP est nécessaire au maintien du statut d’État doté reconnu à notre pays par le traité. Ce statut assoit la légitimité internationale de notre dissuasion nucléaire, qui est la clé de voûte de notre indépendance et un élément central de notre capacité à mener une politique étrangère et de défense indépendante garantissant la préservation de nos intérêts vitaux, sans dépendre de quiconque.

Ce statut d’État doté est aussi un élément central du dialogue que nous entretenons avec les autres États dotés, qu’il s’agisse de nos alliés, dans le cadre du P3, ou de la Chine et de la Russie.

Dans son article 6, le TNP reconnaît aux États dotés des obligations en matière de désarmement nucléaire, auxquelles la France a non seulement souscrit mais qu’elle a pleinement concouru à mettre en œuvre par des efforts supérieurs à ceux de n’importe quel autre État doté. Ce sont des efforts importants, irréversibles en termes de démantèlement de la composante terrestre – nous sommes le seul État doté à avoir entièrement démantelé une composante -, de démantèlement irréversible de nos capacités de production de matières fissiles, de démantèlement irréversible de notre site d’essai, de réduction globale du nombre de plateformes et de notre posture d’alerte.

Mais nous rappelons aussi que le désarmement doit être apprécié au regard du contexte stratégique et s’accompagner d’efforts de l’ensemble des États en vue d’un désarmement général et complet. Le désarmement et le maintien de capacités de dissuasion ne sont pas contradictoires dès lors qu’ils s’inscrivent dans le cadre fixé par le traité de non-prolifération.

Le TNP offre un cadre adapté au maintien de notre dissuasion dès lors qu’elle est strictement défensive et fondée sur un principe de stricte suffisance, à rebours des approches prohibitionnistes soutenues par les défenseurs du Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) que nous trouvons non seulement déconnectées de la réalité stratégique mais aussi dangereuses. La stabilité stratégique et les intérêts de sécurité de la France reposent sur la préservation du cadre du TNP. Il importait d’en rappeler les bases au regard d’un prétendu affaiblissement du TNP.

J’en viens aux fragilités du régime international de non-prolifération et aux menaces qui pèsent sur lui et qui sont de trois ordres.

Premièrement, la dégradation du contexte stratégique d’ensemble renforce l’incitation, pour certains États non dotés, à poursuivre des stratégies proliférantes, c’est-à-dire de chercher à acquérir, en violation de leurs engagements au titre du TNP, des capacités nucléaires militaires. On constate la persistance des crises de prolifération nord-coréenne et iranienne, en dépit de la pression internationale et des sanctions. Je ne mets pas les deux sur le même plan en termes d’avancée des programmes, mais ces deux trajectoires peuvent être perçues comme validant les stratégies de fait accompli nucléaire. On voit ainsi l’Iran, dont le programme nucléaire n’est jamais apparu aussi avancé après les annonces du régime de Téhéran en novembre, tripler ses capacités d’enrichissement à 60 % et installer de milliers de nouvelles centrifugeuses avancées. L’Iran renforce ses capacités d’enrichissement, alors même que les négociations pour un retour au JCPoA (Joint Comprehensive Plan of Action) sont au point mort et devraient le rester pour un moment. On voit la Corée du Nord menacer d’un septième essai nucléaire après les progrès significatifs de ses capacités balistiques, en particulier en 2022, sur les plans quantitatif, qualitatif et de la doctrine. On voit le risque de réponse à ces crises par une cascade de proliférations dans le voisinage proche de ces pays.

Ce contexte, déjà pas très riant, est aggravé depuis le début de la guerre en Ukraine. Une victoire russe et un échec ukrainien valideraient l’idée que seule la détention d’une arme nucléaire offre une réelle garantie de sécurité contre une agression par un État doté. Elle pourrait conforter l’idée que cela fonctionne de la part de pays tentés non seulement par l’acquisition de l’arme nucléaire, mais aussi par son utilisation dans le cadre d’une stratégie de sanctuarisation agressive.

De plus, en raison du cycle électoral américain et des tendances isolationnistes à l’œuvre, on peut craindre la perception du caractère politiquement aléatoire de la solidité des garanties de sécurité des États-Unis vis-à-vis de leurs alliés en Asie et de l’Otan en tant que telle, notamment dans le cadre de la dissuasion élargie. La perception d’un affaiblissement de la solidité de la garantie de sécurité américaine pourrait inciter certains à s’engager dans des stratégies d’ambiguïté nucléaire ou davantage.

Deuxièmement, l’érosion du consensus international autour du cadre international de non-prolifération du TNP crée un environnement plus permissif et limite nos capacités de réponse. Je mentionnerai la fin ou le très réel affaiblissement du consensus du P5. On l’a vu cet été, lors du blocage explicite et assumé par la Russie de la conférence d’examen du TNP, qui se tient tous les cinq ans. On l’a vu aussi en mai 2022, avec pour la première fois, un veto russo-chinois au Conseil de sécurité sur le programme nord-coréen, en réaction à des tirs balistiques. Or depuis que la Corée du Nord a quitté le TNP, s’est engagée dans un programme nucléaire militaire et réalisé des essais nucléaires – six, jusqu’à présent -, une réaction unie du P5 avait toujours permis de donner un signal clair d’unité de la communauté internationale. De même, s’agissant de l’Iran, cette fracture au sein du P5 change nos leviers au Conseil de sécurité. Entre 2006 et 2012, même si nos positions n’étaient pas identiques à celles des Russes ou des Chinois, grâce au soutien unanime du P5 et quasiment unanime du Conseil de sécurité, a été adoptée une série de sanctions qui ont conduit Téhéran à négocier sur l’avenir de son programme nucléaire. L’entrée en négociations et la conclusion, en 2015, de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien, n’auraient jamais eu lieu sans un P5 uni. Les positions sont aujourd’hui différentes. Outre la dégradation des relations entre la Russie et le P3, on constate un rapprochement stratégique entre Téhéran et Moscou et la situation particulière de la Chine qui, sans vouloir voir l’Iran devenir un État nucléaire, demeure le premier importateur de pétrole brut iranien, à hauteur d’environ 1,2 million de barils par jour sur un total exporté de 1,4 million.

Affaiblissement de l’unité du P5, délégitimation du cadre fixé par le TNP, marquée par une radicalisation du mouvement des désarmeurs face à l’impression d’une absence d’avancée avec la promotion d’initiatives abolitionnistes minant le TNP, telle est la problématique du traité d’interdiction des armes nucléaires. On assiste à un blocage des régimes de contrôle et l’on entend des critiques croissantes de leur légitimité, souvent soutenues par la Chine et la Russie qui adoptent des postures démagogiques vis-à-vis de beaucoup de pays du Sud. Ces régimes de contrôle sont, dans le domaine nucléaire, le Groupe des fournisseurs nucléaires (NSG), dans le domaine des missiles, le régime de contrôle de la technologie des missiles (MTCR). À cela s’ajoute, triple peine pour la France, un risque de délégitimation de la dissuasion nucléaire, non seulement en termes juridiques par la promotion du TIAN au détriment du TNP, mais aussi parce que les comportements irresponsables de la Russie et, dans une moindre mesure, de la Chine, eu égard à son opacité, sont mis sur le même plan que les doctrines de tous les États dotés.

Troisième raison de cette fragilisation, une érosion des capacités de contrôle et une contestation de l’autorité de l’AIEA. Dans la dernière décennie, nous avons connu une multiplication des situations de non-coopération de la part de Syrie, de la Corée du Nord ou de l’Iran. Nous voyons des mises en cause croissantes de l’indépendance de l’Agence, en particulier de la part de la Chine qui cherche à utiliser ou à instrumentaliser ses responsabilités en matière de contrôle pour faire blocage à l’alliance « Aukus ». Or si nous sommes peu enthousiastes sur cette alliance, nous considérons qu’il n’est pas dans notre intérêt d’affaiblir la légitimité de l’Agence en vue de contrer ce projet. Nous constatons aussi une sursollicitation des moyens de l’Agence, d’où un besoin en ressources auquel la France s’efforce de répondre aux côtés d’autres partenaires, mais la tension entre les besoins et les ressources ne cesse de croître.

Ces développements interviennent dans un contexte de relance mondiale du nucléaire civil qui renforce la possibilité pour un nombre croissant d’États d’accéder à des technologies potentiellement proliférantes sous couvert d’objectifs civils et appelle à un cadre renforcé. Dans un contexte de concurrence internationale accrue, dû notamment à la pression russe et à la pression chinoise à l’export, et face à l’apparition de nouveaux acteurs moins sensibilisés aux questions de non-prolifération, existe un risque de course au moins-disant sur le plan des standards de sécurité et de non-prolifération.

À cela s’ajoute un risque de facilitation de l’acquisition de technologies proliférantes sous le couvert d’objectifs civils. Je ne parle pas de technologies liées à la militarisation, nécessaires pour fabriquer l’engin en tant que tel, mais de technologies permettant d’acquérir les matières fissiles, en particulier les technologies liées à la conversion, à l’enrichissement ou au retraitement.

Dans un cadre international de non-prolifération au cœur de nos intérêts de sécurité de plus en plus fragilisés et menacés par certains États, il est impératif pour nous de répondre à ces menaces en se concentrant sur plusieurs axes.

Le premier axe est la défense de la primauté du TNP dans ses trois piliers, face aux tentatives de délégitimation de la mouvance prohibitionniste du TIAN. Il convient d’éviter l’opposition entre États accrochés à l’arme nucléaire en faisant abstraction du reste et États « vertueux » qui œuvreraient en faveur du désarmement nucléaire. La réalité est tout autre. Un certain nombre d’États, dont la France, souhaitent poursuivre avec détermination leur action en faveur du désarmement nucléaire dans la logique pragmatique et réaliste du TNP, qui permet de combiner armements nucléaires et sécurité internationale, face à une approche des promoteurs du TIAN que nous considérons irréaliste.

Je rappelle que la France est l’État doté qui affiche le bilan de désarmement le plus abouti. Il convient d’essayer autant que possible de poursuivre le dialogue entre pays du P5 au sujet de la réduction des risques stratégiques et de rappeler qu’on ne peut pas mettre sur le même plan toutes les doctrines et toutes les pratiques des États du P5.

Le deuxième axe vise à mobiliser nos alliés et nos partenaires européens pour mieux défendre les alliances nucléaires, au moment où nous constatons une mobilisation insuffisante pour défendre le TNP face au TIAN. Dans ce cadre, nous sommes engagés dans un dialogue exigeant, parfois rugueux, avec des alliés européens observateurs du TIAN, comme l’Allemagne ou les Pays-Bas, parce qu’il existe une sorte de schizophrénie à vouloir bénéficier de la dissuasion élargie américaine en acceptant un rôle d’observateur aux conférences des États parties. Il en va de même pour les pays qui ne sont pas dans l’Otan mais partenaires de l’Otan, comme l’Irlande, l’Autriche ou même l’Australie, qui cherchent à s’en rapprocher et à bénéficier d’une série d’offres de partenariat.

Pour défendre la primauté du TNP, continuer à œuvrer à la résolution des crises de prolifération, invalider les stratégies de fait accompli nucléaire et éviter les risques de prolifération en cascade, il importe de privilégier la nécessaire fermeté sur la crise nord-coréenne et la recherche d’une solution diplomatique de la crise nucléaire iranienne. En appui de ces efforts, nous devons préserver nos capacités d’anticipation, de contrôle et d’entrave des stratégies proliférantes, grâce au rôle indispensable de l’AIEA et au respect de l’intégrité de son mandat. C’est la raison pour laquelle nous avons systématiquement soutenu, avec nos partenaires E3, le directeur général de l’Agence, face à l’absence de coopération iranienne. Nous devons aussi contribuer au maintien des régimes de contrôle. La diplomatie française joue un rôle important pour aider à les adapter aux nouvelles réalités technologiques, pour défendre leur légitimité face aux offensives de pays comme la Chine, qui présentent ces régimes de contrôle comme une entrave au développement des pays du Sud, et pour renforcer la coopération diplomatique et opérationnelle avec nos partenaires au regard de stratégies d’entrave. C’est un travail totalement intégré entre le ministère des affaires étrangères, le ministère des armées et nos services de renseignement externes et internes, comme la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED).

Plus fondamentalement, prévenir de nouveaux foyers de prolifération suppose de viser deux objectifs stratégiques : mettre en échec le dévoiement de la dissuasion nucléaire à des fins coercitives par la Russie en Ukraine et répondre aux préoccupations de sécurité de nos partenaires. D’où l’importance de la robustesse des garanties de sécurité américaines et, pour nous, d’aller de l’avant et d’unifier le dialogue, proposé par le Président de la République dans son discours de l’École de guerre, en février 2020, avec nos partenaires européens sur la dimension européenne de notre dissuasion nucléaire. En outre, il importe que nos partenaires dans le Golfe sachent que les engagements que nous avons pris et que notre présence militaire s’accompagne d’une lucidité sur leur environnement stratégique.

En conclusion, je soulignerai que la préservation du TNP a partie liée avec la défense de droits fondamentaux de notre identité internationale, et de trois intérêts fondamentaux. Les deux premiers sont notre indépendance ou notre souveraineté et notre démocratie. Je pense profondément que si la délégitimation du TNP par la promotion d’une approche prohibitionniste venait à prospérer, cela n’aurait aucune incidence sur les puissances autoritaires, la Russie, la Chine, la Corée du Nord, qui continuent d’armer ou de réarmer. À l’instar des enjeux comme le mouvement de la paix des années 1950 ou la crise des euromissiles dans les années 1980, il s’agit d’assurer dans la durée la capacité de notre démocratie et de nos alliances démocratiques à se défendre. Troisièmement, et cela peut paraître un peu abstrait et hors sol, mais c’est directement lié à notre sécurité, nous devons préserver la capacité à défendre le droit. Malgré toutes ses fragilités, le TNP a réussi à nous protéger collectivement d’une multipolarité nucléaire limitée à la confrontation de rapports de force. Si le TNP est mis en échec, c’est un nouveau pan essentiel de la capacité à réguler les rapports de force par le droit qui s’effondrera. Pour toutes ces raisons, les instruments existants et surtout notre action et l’action du Gouvernement pour les défendre sont au cœur de notre diplomatie et de notre action diplomatique.

M. le président Thomas Gassilloud. Monsieur le directeur général, pourriez-vous élargir la description du cadre juridique aux traités internationaux ? Vous avez parlé du TNP et du TIAN, mais pas du traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE) ni des traités de nature bilatérale, tel que le traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) conclu entre les Américains et les Russes. Hier encore, les Américains évoquaient la remise en cause par les Russes du traité New Start. Quelle est la position française sur les autres traités internationaux ?

M. Philippe Errera. Le TNP fixe un cadre global pour déterminer quels États peuvent détenir l’arme nucléaire, quels États ne le peuvent pas et comment garantir les droits à l’énergie nucléaire civile. À la différence des armes chimiques ou biologiques, le nucléaire militaire ne fait pas l’objet de prohibition. Des traités interdisant leur production, leur mise au point et leur détention, mais aucun n’encadre leur possession. Pour accompagner ce cadre, nous avons mis en avant, à titre bilatéral entre l’URSS, puis la Russie, et les États-Unis, mais également à titre multilatéral, des traités de maîtrise des armements.

Je rangerais le traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI), signé en 1987, ainsi que les traités SALT, Start et New Start, entre l’URSS et les États-Unis, puis la Russie et les États-Unis, dans la catégorie des instruments juridiques visant à encadrer les arsenaux des pays ayant le droit de posséder l’arme nucléaire. En termes numériques, c’était le cas du traité Start, et en termes de transparence, au moyen de régimes intrusifs de vérification, du traité FNI ou des traités Start, ou d’engagements mutuels assortis de régimes de transparence allégés, pour le traité New Start, afin de limiter les capacités des États à un certain nombre de têtes.

L’affaiblissement du régime de maîtrise des armements, engagé depuis 2007, dans le domaine conventionnel, par le traité sur les forces conventionnelles en Europe (FCE) et, dans le domaine nucléaire, par le traité FNI et le traité Start, va dans le sens de la volonté de la Russie de violer un certain nombre de ses engagements. En violation de ses engagements pris dans le cadre du traité FNI, la Russie a développé des missiles sol-sol dotés de capacités d’emport nucléaire de portée inférieure à 500 kilomètres, ce qui a conduit les États-Unis à se retirer du traité FNI, de même, évidemment, que la Russie. Le traité FCE a également été violé par la Russie, comme le Mémorandum de Budapest. Ce mouvement réduisant la prévisibilité, la transparence et les contrôles se reflète malheureusement sur les traités de maîtrise de l’armement. Le traité FNI n’est désormais plus en vigueur.

Les États-Unis viennent de dénoncer des violations, de leur point de vue, par la Russie du traité New Start, lequel expirera en 2026. S’il expire sans être renouvelé et, a fortiori, en situation de violation, aucun accord de maîtrise des armements nucléaires ne sera plus en vigueur entre les États-Unis et la Russie. Or les arsenaux américains et russes sont bien plus importants que ceux de la France, du Royaume-Uni ou de la Chine. En 2020, les États-Unis affichaient 3 750 têtes, ce qui est beaucoup, mais 83 % de moins qu’à la fin de la guerre froide. Quand on met en cause les trajectoires du P5 sur le désarmement nucléaire, il convient de rappeler que les chiffres ont énormément décru, non seulement en nombre de têtes mais aussi en nombre de systèmes d’armes. Du côté de la Russie, on estimait le nombre de têtes à environ 4 500, à une très forte inconnue près, parce que celle-ci ne les a jamais déclarées et parce que des incertitudes planent sur le nombre de têtes non opérationnelles sur système stratégique, toutes les têtes sur les systèmes d’armement tactique russes n’entrant pas dans cette comptabilité.

Le traité d’interdiction complète des essais nucléaires, ou TICE (CTBT en anglais - Comprehensive NuclearTest-Ban Treaty), ouvert à la signature en 1996, visait à encadrer la prolifération verticale en limitant la capacité des États dotés à moderniser leurs armes au moyen d’essais, ce qu’ils ont pu faire autrement. Pour ce qui nous concerne, nous l’avons fait au moyen d’un programme de simulation. Les États non dotés, au-delà de l’interdiction pesant sur eux au titre du TNP, devaient prendre l’engagement de ne pas procéder à des essais nucléaires. La France est le premier État doté à l’avoir signé. Avec le Royaume-Uni, nous étions les deux premiers à le ratifier, ensemble, en avril 1998. Les États-Unis l’ont signé mais le Sénat américain l’a rejeté en septembre 1999.

Nous sommes dans une situation hybride où les perspectives d’entrée en vigueur du TICE paraissent très éloignées. Pour ce faire, les quarante-quatre États disposant de capacités nucléaires civiles, dits État de l’annexe 2, doivent le signer et le ratifier. On en est loin, puisque les États-Unis l’ont signé mais ont rejeté sa ratification, la Chine l’a signé mais jamais ratifié. Les États-Unis ont exprimé des inquiétudes sur des activités de la Russie qui seraient proches des seuils ou de la violation, sans parler de pays comme la Corée du Nord qui ne le signeront pas. Les perspectives d’entrée en vigueur sont donc sombres, mais nous ne devons pas les abandonner. Malgré l’absence d’entrée en vigueur du traité, nous avons collectivement décidé de mettre en place le réseau de surveillance international des essais nucléaires prévu par le TICE. Grâce à un réseau de détecteurs infrasons, de radionucléide, partout dans le monde, il permet de déceler des essais, même de faible énergie, et accessoirement de nous aider lors d’événements comme des tremblements de terre. Il nous aide à dissuader, certes pas totalement, les États signataire du TICE qui seraient tentés de tricher. Le traité d’interdiction des armes nucléaires procède d’une initiative lancée par un certain nombre d’États qui considéraient que le désarmement nucléaire dans le cadre du TNP n’allait ni assez loin ni assez vite, en relais de mouvements d’ONG qui mettaient en avant les conséquences humanitaires de l’arme nucléaire.

D’évidence, l’arme nucléaire peut avoir des conséquences dramatiques. La dissuasion repose sur la capacité d’infliger des dommages inacceptables à quiconque s’en prendrait à des intérêts vitaux. Le fondement de l’efficacité de la dissuasion nucléaire a été dévoyé et inversé en ces termes : l’arme nucléaire fait beaucoup de morts et de blessés, faire des morts et des blessés, c’est mal, par conséquent l’arme nucléaire, c’est mal. Il n’y a pas de place pour l’entre-deux. Il faut, dit-on, lancer un mouvement général débouchant sur la prohibition de l’arme nucléaire, comme pour les mines antipersonnel ou les armes à sous-munitions, partant de la société civile et soutenu par un certain nombre d’États, pour changer leur réalité politique et les amener, par la force des opinions publiques, à souscrire à ces instruments. Sauf que si cela peut fonctionner dans des démocraties, la probabilité dans des pays comme la Russie, la Chine ou la Corée du Nord est nulle.

Nous sommes très opposés au TIAN, parce qu’il ne servirait qu’à désarmer les démocraties et parce qu’il est mal ficelé. Nous y constatons des points aveugles dans les mesures de vérifications. Or la souscription d’un nombre croissant d’États au TIAN induit un affaiblissement du TNP qui, lui, prévoit des mesures de vérification bien plus robustes. Chez certains de nos partenaires européens, nous voyons des mouvements d’opinion et des groupes politiques, donc des gouvernements, sensibles à cette rhétorique, lesquels cherchent à concilier les programmes politiques des partis dominants avec la réalité stratégique et leurs engagements au sein de l’Otan. Le contrat de coalition allemand, par exemple, est une cote mal taillée, puisqu’il prévoit de ne rien faire qui affaiblisse le TNP tout en s’engageant à participer comme observateur aux conférences des États parties du TIAN. Nous avons dit aux Allemands que participer comme observateur aux conférences des États parties du TIAN, c’était, de fait, donner à cette enceinte, donc au traité qui la fonde, une légitimité politique. Nous avons aussi un défi particulier à relever en Afrique, où un nombre croissant de pays signent le TIAN. Au total, quatre-vingt-douze pays ont signé le TIAN et soixante-huit l’ont ratifié. En Afrique ou ailleurs, remettre en perspective non le désarmement contre l’absence de désarmement, mais un désarmement réaliste reposant sur une prise en compte du contexte stratégique, en fonction d’une approche non seulement naïve mais aussi dangereuse, est un des axes de notre diplomatie.

M. le président Thomas Gassilloud. Nous en venons aux interventions des orateurs de groupe.

Mme Anne Genetet (RE). Selon l’institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI), la Chine serait dotée d’environ 350 têtes nucléaires, probablement en troisième position mondiale mais loin des chiffres des États-Unis et de la Russie que vous avez cités. Cela souligne notre méconnaissance de cet arsenal et la dynamique de son renforcement qualitatif et quantitatif que l’amiral américain Charles A. Richard qualifie d’expansion époustouflante. Des centaines de nouveaux silos sont construites pour des missiles balistiques intercontinentaux. Ils renforcent leur composante maritime, développent une composante aéroportée et testent un planeur hypersonique. Dans le même temps, le Pentagone estime que la taille l’arsenal nucléaire chinois pourrait tripler jusqu’à atteindre mille têtes nucléaires d’ici à 2030. La Chine se défend en affirmant qu’elle fait correspondre ses capacités nucléaires au niveau minimal requis pour sa sécurité nationale, dans un contexte de développement défensif et de modernisation de la Triade américaine.

Sur la scène internationale, la Chine dit que le désarmement nucléaire devrait être une responsabilité commune mais différenciée, selon le principe d’une première réduction de l’arsenal des deux premières puissances nucléaires, ouvrant la voie à l’adhésion d’autres États dotés aux négociations, comme on essaie de le faire dans le TNP. Dans ce contexte de compétition sino-américaine, comment intégrer la Chine dans des discussions à court terme sur la réduction des arsenaux ?

Cette prolifération verticale engendre également des pressions sur les pays de la région, notamment la Corée du Sud dont vous avez rencontré le représentant spécial pour la paix et les affaires de sécurité, en septembre dernier. Quelle est votre perception de la remise en question des garanties de sécurité américaines par la Corée du Sud ? Quelles conséquences cela peut-il avoir sur la prolifération régionale ?

Le développement de l’arsenal chinois peut-il faire évoluer la doctrine de non-recours en premier du pays, l’incitant à user de son arme pour intimider, mener des stratégies anti-accès dans la zone indo-pacifique, dans une logique de sanctuarisation stratégique vis-à-vis du détroit de Taïwan ? Dans ce contexte, comment la France pourrait-elle préserver ses marges d’action et poursuivre la défense de ses intérêts dans la région ?

M. Philippe Errera. Depuis Paris, la Chine apparaît comme un pays qui développe quantitativement son arsenal ; si elle détient un nombre de têtes très inférieur à ceux de la Russie et des États-Unis, la trajectoire compte davantage que le nombre actuel - c’est-à-dire le nombre à horizon de cinq, dix ou quinze ans. Il faut aussi prendre en compte le renforcement et la diversification qualitatifs, notamment des progrès significatifs de miniaturisation. Qui dit miniaturisation dit capacité de mirvage voire de marvage, c’est-à-dire la possibilité d’installer des têtes indépendamment ciblées voire manœuvrantes sur des systèmes à portée intercontinentale, et dit également, et c’est l’un des aspects les plus difficiles à connaître et potentiellement les plus dangereux, un certain nombre de systèmes d’usage potentiellement tactiques.

Ce renforcement quantitatif et qualitatif de l’arsenal chinois est d’autant plus préoccupant que, de tous les États possesseurs, la Chine est celui dont la doctrine est la plus opaque. Cette opacité délibérée s’appuie sur ce qu’on appelle, en langage diplomatique, une ambiguïté, au sujet de la doctrine du non-recours en premier. Dire que vous n’utiliserez jamais l’arme nucléaire en premier dans un conflit, c’est une autre manière de dire que vous n’emploierez l’arme nucléaire qu’en réponse à une attaque nucléaire. Or tout ce qu’on voit de l’arsenal nucléaire chinois contredit cette doctrine. La littérature grise, c’est-à-dire les publications des responsables militaires, stratégiques ou du parti traitant de l’environnement stratégique et de la place de l’arme nucléaire, montre une augmentation du nombre de signaux ou d’occurrences d’éléments de stratégie en contradiction avec la doctrine du non-recours en premier.

Sans faire de parallèle simpliste, l’URSS, qui affichait publiquement une doctrine de non-recours en premier pendant la guerre froide avait structuré toute sa doctrine, toutes ses forces et toute sa posture de manières contradictoires. Des archives publiées après la guerre froide nous ont appris que l’URSS avait une doctrine de recours en premier à l’arme nucléaire.

Nous ne savons pas mais avons beaucoup de raisons de croire que cette doctrine ne reflète pas la réalité des actes de la Chine. D’où l’importance des efforts en faveur d’un traité que je n’ai pas mentionné, et pour cause, puisqu’il n’existe pas, mais à la conclusion duquel nous devons nous efforcer d’aboutir. Il s’agirait d’un traité d’interdiction complète de production de matières fissiles, puisque la Chine a besoin d’accélérer la production de matières fissiles à des fins militaires pour développer cet arsenal. Elle est le seul État du P5 qui continue de produire des matières fissiles à des fins militaires.

Dans ces conditions, on comprend le caractère essentiel des garanties de sécurité américaines pour les pays situés dans l’environnement immédiat de la Chine. L’administration américaine a consacré beaucoup d’efforts au réinvestissement de ses alliances militaires en Europe et en Asie pour effacer l’effet désastreux de quatre années de présidence Trump sur la crédibilité des garanties de sécurité américaines. Mais ce sont des tendances de temps long, voire très long. Des pays s’interrogent sur la pérennité de la garantie de sécurité américaine et, face au renforcement de ce qui est perçu comme une menace ou une capacité de coercition chinoise, sur la volonté d’envisager des options.

Aucun responsable gouvernemental ne déclare explicitement que son pays va acquérir l’arme nucléaire, mais il est intéressant de suivre l’évolution du centre de gravité du débat public et du débat politique dans les démocraties du Japon et de la Corée. Après des propos jugés ambigus, le président de la Corée du Sud a rappelé son attachement au TNP, mais tout l’enjeu de ces pays est de renforcer leur sécurité.

Certains alliés de l’Otan, notamment ceux qui, contrairement à nous, sont partie intégrante du dispositif de dissuasion élargie américaine, peuvent parfois exprimer des frustrations, mais quand on discute avec nos partenaires alliés militaires des États-Unis en Asie, on réalise à quel point le fait d’avoir un cadre de discussions, de pouvoir poser explicitement le principe de la dissuasion élargie et du partage nucléaire qui, dans l’Otan, permet à certains pays de placer des armes nucléaires américaines sous leurs avions, est vu par les pays d’Asie comme un élément auquel ils aspirent et qui pour eux changerait fondamentalement la donne.

M. Michaël Taverne (RN). « La menace nucléaire nord-coréenne n’est plus seulement une menace pour la Corée du Sud. Maintenant que le problème est devenu plus sérieux, nous pouvons déployer des armes nucléaires tactiques, ici, en Corée ou posséder nos propres armes nucléaires ». C’est ce qu’a déclaré le président sud-coréen, le 12 janvier dernier. Par cette déclaration, pour la première fois depuis 1991, un chef de l’État sud-coréen évoque directement la possibilité pour son pays de se doter de l’arme nucléaire, alors même que celui-ci adhère au TNP.

Si le débat sur la nucléarisation de ce pays n’est pas récent, cette déclaration rappelle que la prolifération nucléaire reste un sujet de préoccupation majeur et n’est pas le seul fait d’États autoritaires ou totalitaires ne respectant pas les règles internationales, tels que l’Iran et la Corée du Nord. En Asie, cette prolifération pourrait également venir d’États démocratiques comme la Corée du Sud, mais aussi du Japon où le débat s’invite régulièrement dans la sphère politique, notamment à cause des tensions avec le voisin chinois et de la menace nord-coréenne.

De plus, l’invasion de l’Ukraine par la Russie et la menace nucléaire brandie à l’envi par le Kremlin sont également de nature à relancer ce débat et à poser la question de l’équilibre de la terreur.

Pour un État, disposer de l’arme nucléaire représente un avantage stratégique indéniable en cas de conflit avec un État ne disposant pas de telles capacités. Il est à craindre que d’autres États démocratiques ou non aient pour ambition de développer des armes nucléaires à moyen ou long terme. D’ailleurs, cette possibilité n’est pas rejetée par les opinions publiques. Le chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique Antoine Bondaz rappelait dans Le Figaro, que ce qui n’était auparavant soutenu que par de très rares experts devient de plus en plus courant et que 71 % des Coréens se déclarent favorables à ce que leur pays se dote de ses propres capacités nucléaires.

Si l’obtention par des États peu dignes de confiance quant à l’usage qu’ils feraient de telles armes est une menace évidemment combattue, notamment par la France, la question de l’obtention de telles capacités par des États démocratiques, dont certains sont nos alliés, n’est pas aussi simple à trancher. Il s’agit d’une nouvelle réflexion à mener. Sur cette partie du sujet, notre groupe aimerait connaître votre sentiment.

M. Philippe Errera. La lutte contre la prolifération et pour le respect du TNP a une valeur intrinsèque, indépendamment de la nature du pays qui cherche à se doter de l’arme nucléaire. Certes, c’est bien pire s’agissant de pays comme la Corée du Nord, mais la stabilité du système international et la stabilité stratégique sont réduites par l’augmentation du nombre d’États détenteurs de l’arme. Le risque d’une guerre nucléaire s’accroît si davantage de pays la possèdent, surtout en présence d’équilibres de multipolarités nucléaires d’États qui, ne se connaissent pas ou ne se reconnaissent pas. J’entends parfois dire que si l’Iran se dote de l’arme nucléaire, cela permettra de stabiliser le Golfe, donc le Moyen-Orient. En considérant l’équilibre de la guerre froide, certains considèrent parfois que ce n’était pas si grave, puisque l’URSS et les États-Unis ne se sont pas fait la guerre. Or non seulement, entre l’URSS et les États-Unis, on n’est pas passé loin, eu égard à ce qu’on sait aujourd’hui de la crise des missiles de Cuba, mais il y a une différence fondamentale entre une situation dans laquelle deux États se reconnaissaient juridiquement, se connaissaient au travers d’échanges et de négociations qui ont abouti à différents traités, dans les années 1960, et la situation dans le Golfe et, a fortiori, dans la péninsule. C’est donc particulièrement grave et la France a intérêt à limiter le nombre d’États qui emprunteraient cette voie.

Si c’est grave, que faire ? Il faut avoir à l’esprit deux leviers. Le premier, fondamental, est la réflexion de ces États sur leur propre sécurité. D’où l’importance des garanties de sécurité des pays qui leur en procurent et des États-Unis. En Europe, pendant les années 1950 et 1960, plusieurs pays ont envisagé d’ouvrir cette possibilité. Ce qui a limité le nombre d’États cherchant à disposer de l’arme nucléaire en Europe et d’États dotés au titre du TNP en 1968, c’est d’abord la crédibilité des garanties de sécurité américaines dans le cadre de l’Otan, pour eux ou à titre bilatéral, pour la Suède.

Second volet important pour nous vis-à-vis de partenaires proches comme la Corée ou d’autres, dans le Golfe, par exemple, il faut montrer une unicité de vision de la mise en œuvre des instruments de non-prolifération, qu’il s’agisse du TNP ou des engagements pris dans le cadre du groupe des fournisseurs nucléaires. Je parlais des technologies d’enrichissement ou de retraitement qui permettent de contrôler le goulet d’étranglement le plus caractéristique de la prolifération nucléaire, l’accès à la matière. Dans le cas du TNP, nous avons pris, l’engagement, dans le cadre du NSG, de ne transférer aucune technologie du cycle, aucune technologie d’enrichissement ou de retraitement à un pays qui n’aurait pas signé et mis en œuvre un protocole additionnel avec l’Agence. Ce jargon juridique signifie que tout État membre du TNP a l’obligation de négocier, signer, ratifier et mettre en œuvre un accord de garantie avec l’AIEA. Cet accord garantit la nature pacifique de son programme et confie à l’AIEA le rôle d’inspecter les sites déclarés pour établir une comptabilité de la matière déclarée.

Mais on voit aussi qu’il suffit d’avoir des matières ou des sites non déclarés pour développer un programme nucléaire clandestin. Jusqu’en 1990, l’Irak avait développé un programme nucléaire clandestin après avoir signé des accords de garantie avec l’Agence. La Corée du Nord, qui avait aussi développé un programme clandestin, n’avait signé qu’un accord de garantie avec l’Agence et l’Iran n’avait qu’un accord de garantie avec l’Agence. En 1993, sur la base des crises nucléaires irakienne et nord-coréenne, il a été décidé collectivement de renforcer les pouvoirs d’inspection de l’Agence par un protocole additionnel à l’accord de garantie. Celui-ci permet à l’Agence de se rendre dans des sites non déclarés pour voir s’il y a des matières non déclarées et lui donne des pouvoirs plus étendus pour réduire la possibilité de développement d’un programme nucléaire militaire clandestin. En 2010, nous avons dit collectivement que nous ne partagerions pas de technologies d’enrichissement ou de retraitement avec des pays n’ayant pas signé un tel accord avec l’Agence. Il sera important de rappeler à tous les États, même des États amis, qui pourraient nous en faire la demande, qu’une seule norme s’applique à tous. Cela peut être vu, surtout de la part d’un pays ami, comme inamical ou comme un signe de manque de confiance. Il importe de rappeler que le sujet n’est pas la confiance mais notre sécurité collective.

Nous devons rester très fermes sur nos demandes à la Corée du Nord et à l’Iran et sur les mesures que nous avons prises, notamment au Conseil de sécurité, pour sanctionner les violations de leurs engagements. C’est la raison pour laquelle, à l’égard de la Corée du Nord, la France maintient une ligne très ferme, au Conseil de sécurité et au sein de l’Union européenne, afin que, tant qu’elle maintient sa trajectoire, la Corée du Nord se voie opposer toutes les sanctions collectivement décidées. L’an dernier, nous avons renforcé, et la France était motrice, les sanctions autonomes, c’est-à-dire les sanctions de l’Union européenne allant au-delà des sanctions du Conseil de sécurité pour maintenir une pression et l’objectif de l’abandon complet, irréversible et vérifiable de ses programmes d’armes de destruction massive et de leurs vecteurs. Sous l’administration Trump, dans une situation contre-intuitive, le président américain voulait, pour nourrir et faciliter le dialogue avec le président nord-coréen, soit alléger les sanctions, soit envisager la possibilité d’allègement des sanctions comme monnaie d’échange des rencontres. Nous nous y sommes opposés, parce que nous pensions que c’était de nature à affaiblir le régime de non-prolifération et notre sécurité.

Enfin, contrairement aux Américains, nous pensons qu’un élément important de pression, et c’est aussi vrai pour le dossier iranien, est de garder autant que possible le P5 dans une situation, sinon de consensus, du moins d’absence de divisions apparentes, pour bloquer l’horizon politique de ces pays. Je ne mettrai pas la Corée du Nord et l’Iran dans la même catégorie. La Corée du Nord n’a pas grand-chose à faire de son isolement international face au P5. En revanche, elle est très dépendante de la Chine et notre capacité à travailler avec la Chine au Conseil de sécurité est essentielle.

M. Bastien Lachaud (LFI-NUPES). Monsieur le directeur général, vous avez dit que la Chine modifiait sa politique vis-à-vis de l’AIEA en réaction à l’alliance « Aukus ». De fait, on constate à travers le monde une spirale du renforcement des armements nucléaires mais aussi à leur développement dans de nouveaux espaces. Qu’il s’agisse du cyber ou de l’espace, la course à l’armement conduit à s’interroger sur l’efficacité de la dissuasion et sur l’apparition de nouvelles formes de dissuasion.

Comment votre direction et la direction des affaires stratégiques, de sécurité et du désarmement appréhendent-t-elles l’avenir de la dissuasion au travers de l’apparition de ces nouvelles technologies ? Comment la France se positionne-t-elle sur l’apparition d’armes dans l’espace, l’utilisation du cyber comme vecteur de destruction, alors que le traité de l’espace prévoit qu’aucune arme de destruction massive ne peut être stockée dans l’espace ? Quelles sont les initiatives diplomatiques de la France pour limiter, voire interdire les armements dans ces nouvelles zones fluides de confrontation ?

M. Philippe Errera. Je partage votre perception de l’évolution de la conflictualité et du développement d’outils utilisables comme armes, dans les domaines cyber ou spatial. Ils ont été décrits dès la Revue nationale stratégique de 2017 puis dans celle de 2021, comme changeant la nature de la guerre et du conflit avec les risques que vous mentionnez mais aussi un plus grand risque systémique de renforcement de l’instabilité stratégique, de trois manières. D’abord, il est beaucoup plus difficile de savoir ce qui est une agression et ce qui ne l’est pas. Dans le domaine spatial, certains services spatiaux parfaitement légitimes de déplacement d’un satellite d’une orbite vers une autre, peuvent être utilisés comme couverture à des actes hostiles. Ensuite, il est beaucoup plus difficile de savoir qui est l’agresseur. Enfin, et c’est important au regard du développement de conflits, voire de la mise en œuvre de la dissuasion, l’utilisation de tels moyens pour vous rendre sourds, aveugles ou incertains, et compliquer la prise de décision.

Pour routes ces raisons, nous devons, approfondir notre connaissance et notre compréhension, au moyen d’analyses, de capacités de renseignement, des capacités dont disposent nos partenaires ou adversaires, mais aussi par les instruments existants. Effectivement, le traité de l’espace de 1967 n’interdit pas le déploiement de tout système d’armes dans l’espace mais des armes de destruction massive.

Nous cherchons à augmenter le coût politique de la violation de certaines normes. Les armes antisatellites et les armes antisatellites basées à terre ne sont pas soumises à interdiction. En revanche, comme État disposant potentiellement de telles capacités, nous avons déclaré unilatéralement, en novembre dernier, que nous ne procéderions pas à des essais d’armes antisatellites pouvant produire des débris, afin que la logique selon laquelle il suffit d’avoir la capacité théorique de le faire ne soit pas automatique.

À New York, aux Nations unies et à la Conférence du désarmement, nous pourrons avancer sur l’encadrement du développement de ces capacités. Dans le domaine du cyber, à l’automne dernier, à l’initiative de la France, alors qu’on nous disait que cela ne pourrait pas se faire, a été adoptée une résolution qui a réuni près de 160 pays, visant à développer, un programme d’action des Nations unies pour encadrer ces capacités.

Face à ces outils plus dangereux et plus difficiles que les armements conventionnels, il est d’autant plus nécessaire d’être mobilisés. Le ministère des affaires étrangères joue le rôle de chef de file diplomatique, mais nous travaillons étroitement avec la communauté du renseignement et le ministère des armées. Je ne considère pas que cela affaiblirait la dissuasion. Cela rend plus difficiles et plus exigeantes les conditions dans lesquelles nous exerçons notre doctrine de dissuasion et mettons en œuvre nos capacités, et cela impose que nos collègues du ministère des armées soient rassurés sur la recherche de vulnérabilité cyber de notre outil de dissuasion. C’est un élément nouveau qui n’affaiblit pas la dissuasion, laquelle continuera de porter sur toute attaque contre nos intérêts vitaux, quelle qu’en soit l’origine et quelle qu’en soit la forme, mais qui élargit notre champ de travail.

Mme Nathalie Serre (LR). Monsieur le directeur général, que sait-on d’un éventuel programme nucléaire saoudien pour faire face à son rival iranien ?

En matière de terrorisme, nous subissons, depuis les années 2000, un risque de prolifération d’armes sales mixant le conventionnel avec des déchets radioactifs ou des restes d’industrie. En 1996, une bombe de cette nature déposée à Moscou par des Tchétchènes n’avait pas explosé. Al-Qaïda a-t-il la capacité, à l’aide de la Syrie et l’Irak, qui ont eu accès à des technologies civiles, de développer ce genre d’instrument, et Daech, à l’époque de l’État islamique, a-t-il bénéficié de vieux stocks de matières fissiles ?

Vous avez parlé de sursollicitation des ressources de l’Agence. Qui en décide ?

Beaucoup d’ONG ont des idéologies sous-jacentes. Hormis la volonté de désarmer, quelle est celle sous-jacente au TIAN ?

M. Philippe Errera. Comme tous les pays de la région, l’Arabie saoudite fait l’objet de vigilance, d’autant plus que les responsables saoudiens ont eux-mêmes déclaré publiquement que si l’Iran acquerrait l’arme nucléaire, l’Arabie saoudite chercherait à le faire aussi. Cela ne veut pas nécessairement dire que l’Arabie saoudite le ferait. Toutefois, compte tenu du changement radical d’environnement stratégique que constituerait pour l’Arabie saoudite, l’acquisition de l’arme nucléaire par l’Iran, nous devons y être particulièrement attentifs.

Le développement d’un engin nucléaire par un groupe terroriste, comme on le montre dans des séries télévisées, serait d’une gravité extrême. Malgré sa très faible probabilité, le sujet est suivi par tous les pays dotés de services de renseignement et de compétences nucléaires. L’utilisation de matières radiologiques - pas nécessairement des matières fissiles, mais plutôt des déchets radioactifs de l’industrie et des hôpitaux -, pour confectionner un engin explosif classique employé pour disperser des matières radioactives, est un objet constant de préoccupation, notamment depuis l’apparition d’Al-Qaïda. Si des pays ont reçu de nombreuses alertes de disparitions, momentanées ou pas, de sources radioactives, à ma connaissance, on n’a jamais eu connaissance d’une chaîne complète, du vol de la matière radioactive à la détention par un groupe terroriste pour fabriquer une bombe. En revanche, on a vu beaucoup de sources volées par des personnes cherchant à les revendre, parfois ont elles-mêmes irradiées. Cela fait aussi l’objet d’une vigilance constante des pays et services concernés car, sans faire beaucoup de morts, il pourrait en résulter un effet de terreur et de graves conséquences économiques en cas d’explosion dans un quartier à forte activité, compte tenu du délai de décontamination. Cela fait aussi l’objet d’une vigilance de la part des services de secours et de la sécurité civile qui doivent être en mesure d’intervenir rapidement.

Comme toutes les agences de l’Organisation des Nations unies, l’AIEA est financée par les États membres. Les États-Unis en sont le principal contributeur, en assurant environ le quart du budget. Les pays européens, dont la France, y contribuent à proportion de leur PIB et peuvent apporter des contributions volontaires fléchées sur certaines activités, prioritaires ou pas. La France fournit des contributions volontaires à la lutte contre le cancer en Afrique, mais aussi, dans le contexte actuel, aux actions de vérification en Ukraine où l’Agence déploie en permanence des inspecteurs dans des centrales ukrainiennes depuis le début de la guerre, ou encore pour la surveillance des activités en Iran. Pendant la mise en œuvre du protocole additionnel, alors que l’Iran autorisait les inspections au-delà de l’accord de garantie, des moyens financiers ont été déployés afin d’envoyer des inspecteurs dans plus d’endroits et plus rapidement. Au total, il en existe un vivier de quelques centaines, de tous les pays. L’Agence veille à n’envoyer que des inspecteurs de confiance dans certains pays sensibles. Tous les pays contributeurs sont potentiellement concernés mais, en pratique, je doute qu’il y ait 194 inspecteurs de 194 pays. L’envoi d’inspecteurs dans un pays n’est pas un droit acquis. Leur recrutement s’effectue sur la base de compétences pointues et nombre d’entre eux sont français.

Je pense comme vous que le TIAN relève davantage d’une idéologie que d’une volonté de recherche de sécurité, mais ses promoteurs en ont sans doute une perception différente. Elle procède de la conviction qu’un mouvement populaire venant d’en bas permettra d’activer le désarmement, que toutes les armes nucléaires sont mauvaises, indépendamment de ceux qui s’en servent, et qu’il faut bien commencer quelque part. Ils fondent leur raisonnement sur des précédents dans d’autres domaines. Ainsi, au début de la négociation sur les mines antipersonnel, certains États considéraient qu’ils en avaient de toute façon besoin pour assurer leur défense, mais, à la fin, les choses ont changé.

Mme Josy Poueyto (Dem). J’évoquerai nos relations tendues avec l’Iran. Sept ressortissants français accusés d’espionnage sont emprisonnés et nous avons adopté de nouvelles sanctions européennes en réponse aux violations des droits de l’homme en Iran. Quelle stratégie diplomatique la France peut-elle adopter pour lutter contre la prolifération nucléaire ? Quelle influence peut-elle avoir vis-à-vis des États proliférateurs en tant que seule force nucléaire souveraine au sein de l’Union européenne ?

M. Philippe Errera. En ce qui concerne notre stratégie d’ensemble de lutte contre la prolifération nucléaire, je n’ai pas grand-chose à ajouter à mon propos introductif.

Depuis 2002, tous les présidents successifs, de tout bord politique, ont placé le dossier iranien en haut de leurs priorités, et la France a joué un rôle clé pour que le sujet reste au premier plan de l’agenda diplomatique et stratégique. Le départ du TNP par la Corée du Nord a coïncidé avec la guerre d’Irak. Alors en poste à Washington, je me souviens qu’après les premières indications du programme d’enrichissement clandestin de la Corée du Nord, en octobre 2002, nous avons proposé aux Américains de soumettre avec eux le dossier au Conseil de sécurité eu égard à la gravité du sujet. De leur côté les Américains ne souhaitaient pas pousser ce dossier au Conseil au risque d’éloigner la Chine sur le dossier irakien qui était la priorité pour Washington. De 2003 à 2006, chaque étape franchie par la Corée du Nord, le départ des inspecteurs de l’AIEA, son retrait du TNP, le premier essai nucléaire, surtout en 2003 et 2004, était synchronisée avec une mobilisation américaine et britannique pour l’Irak, en sorte que le Conseil de sécurité ne devait traiter que ce sujet. C’était une erreur funeste, dont nous payons encore le prix aujourd’hui.

De même, le sujet de l’Iran doit impérativement structurer nos approches diplomatiques. À voir la manière dont l’Iran tue et réprime son peuple, détient nos ressortissants en otage – la France est le pays européen qui en a le plus mais il n’est pas le seul -, dont elle aide la Russie à porter la déstabilisation et l’agression sur le sol européen, dont elle mène des attaques cyber, etc., il est facile de se dire que le dossier nucléaire est un parmi d’autres. Mais pour tous les enjeux de la non-prolifération nucléaire précédemment évoqués, la singularité des enjeux du dossier nucléaire impose de continuer à se focaliser sur le sujet, dans un contexte où le Moyen-Orient en général et le Golfe en particulier ne sont plus au centre des préoccupations, enjeux et intérêts stratégiques des États-Unis. S’ils réussissent à l’avenir à réduire leur engagement en Europe face à l’agression russe, ils se concentreront sur le théâtre indo-pacifique et sur la Chine, pour des raisons légitimes du point de vue de leurs intérêts de sécurité. Nous aurons alors la responsabilité accrue, en tant que Français et Européens, de jouer le rôle qui doit être le nôtre dans le Golfe, en lien avec nos partenaires régionaux, et de dire aux Américains que se détourner totalement du Golfe et de la menace présentée par le programme nucléaire iranien serait une erreur stratégique.

Notre place dans l’Union européenne est plus difficile depuis le Brexit, car nous sommes devenus le seul État doté membre de l’Union européenne. D’autant que les discussions à Bruxelles avec les partisans les plus fervents de l’approche abolitionniste et du TIAN, comme l’Irlande et l’Autriche, suivis par d’autres pays moins vocaux et moins activistes, sont souvent déconnectées des réalités. La dissuasion n’a pas droit de cité à vingt-sept, ce qui ne nous empêche pas de faire valoir une doctrine des capacités de dissuasion et de proposer à des pays européens d’engager un dialogue sur la prise en compte pas l‘Europe dans nos intérêts vitaux. Cette place doit nous permettre de continuer à jouer un rôle d’entraînement dans l’Union européenne pour les enjeux de non-prolifération. Nous y trouvons davantage d’unité que par le passé au sujet de l’Iran et nous rencontrons parfois des difficultés au sujet de la Corée du Nord, parce que certains considèrent qu’il faut laisser ouvertes toutes les portes du dialogue. Nous ne disons pas qu’il faut les fermer mais plutôt que cela ne suffit pas.

Paradoxalement Poutine nous a aidés à raviver l’intérêt de certains de nos partenaires européens, membres de l’Union européenne et de l’Otan, notamment des pays d’Europe centrale et orientale, à l’égard de la dissuasion. Le contexte est lié à la Russie, mais il nous semble important, dans le cadre de l’Union européenne ou en marge et dans celui de l’Otan, de renforcer le pilier dissuasion nucléaire de notre posture de défense.

Mme Anna Pic (SOC). Le TNP distingue les États dotés de l’arme nucléaire et les États non dotés. Cette distinction est unique dans le droit international qui, par principe, traite tous les États souverains de manière équitable. Le TNP prévoit cependant qu’elle n’est pas définitive. Les règles strictes de non-prolifération ne sont acceptables pour de nombreux États ayant un programme nucléaire civil qu’à condition que les États dotés donnent l’exemple en respectant leurs propres engagements de désarmement. Dans le nouveau contexte stratégique, pourriez-vous préciser la position de la France vis-à-vis de l’engagement au désarmement ? Y a-t-il eu des velléités, pour des pays qui se sentiraient menacés par la Russie, de s’armer de forces nucléaires.

En février 2011, fut signé entre les États-Unis et la Russie le traité New Start de réduction des armes stratégiques. Celui-ci prévoit notamment que chaque partie a droit à dix-huit inspections au plus sur place par an, dix concernant les sites d’armes déployées et non déployées et huit concernant uniquement les sites n’abritant que des armes non déployées. Où en est la Russie quant au respect du New Start et plus largement quant à son engagement au sein du TNP ? La question paraît d’autant plus légitime que, le 27 août dernier, lors de la dixième conférence de réexamen du traité sur la non-prolifération, à Moscou, les 191 pays signataires du TNP ne sont pas parvenus à un accord et ont rejeté le document final.

Enfin eu égard à la question de savoir si la menace pousse à la recherche de l’arme nucléaire ou si la recherche de l’arme nucléaire conduit à se sentir menacé, la Norvège et le Danemark ont refusé d’accepter que des puissances étrangères installent des armes ou des bases nucléaires permanentes sur leur sol. Il existe donc un doute légitime de ces pays sur la volonté des États-Unis de prendre le risque d’une guerre nucléaire en cas d’invasion par la Russie. Peut-on lutter contre la prolifération tout en promouvant la protection nucléaire, alors que celle-ci est parfois refusée par ces États et rend, dans le même temps, le choix du renoncement nucléaire impossible ?

M. Philippe Errera. Je ne partage pas votre lecture du TNP. Ce traité offre à tous les États sans distinction la possibilité d’adhérer ou ne pas adhérer. Il n’a été imposé à personne. Si des États non dotés y ont adhéré, c’est bien parce qu’ils considéraient que les bénéfices qu’ils en tiraient en termes de sécurité et du point de vue de l’accès à l’énergie nucléaire le justifiaient. Un seul État, la Corée du Nord, s’en est retiré. De mon point de vue, la question est celle du respect du TNP.

Comme rappelé en introduction, nous sommes à la fois très attachés à la dissuasion nucléaire, clé de voûte de notre sécurité et de notre indépendance, et le pays qui est allé le plus loin en matière de désarmement nucléaire. Les deux sont parfaitement conciliables. Nous avons été, avec le Royaume-Uni, le premier État doté à ratifier le TICE. Nous sommes les seuls à avoir démantelé, de façon irréversible, nos sites d’essais nucléaires. En près de dix ans, nous avons réduit notre arsenal de moitié. Nous avons réduit d’un tiers notre composante aéroportée et notre composante océanique. Nous sommes le seul État disposant d’un volet sol-sol à l’avoir démantelé. Nous avons cessé la production de matières fissiles pour les armes nucléaires, nous avons démantelé nos capacités de production de plutonium et d’uranium militaires, et ainsi de suite. Le TNP offre la possibilité, comme la France l’a montré, de concilier armements et non-prolifération.

S’agissant de la Norvège et du Danemark, là encore, ma lecture des faits diffère de la vôtre. Si ces pays ont fait le choix, pour des raisons d’ordre national, de ne pas accepter le stationnement d’armes nucléaires américaines sur leur sol, il n’en reste pas moins que sur les trente membres que compte l’alliance, ils sont une toute petite poignée à disposer d’armes nucléaires américaines sur leur sol. En revanche, ils participent tous, sauf la France, à la mise en œuvre du partage nucléaire et tous sont protégés par la dissuasion nucléaire élargie américaine. À chacun des sommets, la Norvège et le Danemark ont réaffirmé avec tous les autres alliés leur participation à une alliance nucléaire. Ils ont réaffirmé que les forces stratégiques américaines, britanniques et françaises contribuaient fondamentalement à la sécurité de l’alliance et l’importance pour eux de maintenir en vigueur des accords sur le partage nucléaire et les capacités nucléaires américaines sur le territoire européen, même si ce n’est pas sur leur sol. C’est parfois difficile pour certains de ces États soumis à des mouvements anti-nucléaires forts, mais tous les gouvernements ont réalisé cet équilibre. La Finlande et la Suède, en se portant candidats à l’Otan et en entamant les démarches pour ce faire ont souligné qu’ils avaient pleinement conscience de contribuer à une alliance nucléaire dans toutes ses dimensions, indépendamment du stationnement d’armes nucléaires sur leur sol.

Les conséquences de l’invasion de l’Ukraine sur le volet nucléaire sont doubles. La première est, malgré tout, le renforcement de la volonté des États de l’Otan ou européens, de mettre en avant l’importance de la dissuasion nucléaire dans notre défense. La seconde est la réouverture de débats, pour l’instant discrète et n’allant pas au-devant de discussions à l’Otan, relatifs à la remise en cause de l’engagement pris collectivement en 1997 de ne pas stationner d’armes nucléaires sur le territoire des États rejoignant l’Otan après 1997. La question est reposée mais il n’y a ni volonté manifeste ni pressions pour revenir sur le sujet, alors que cela pourrait paraître légitime à certains de ces États, puisque ces engagements ont été pris au moment de la signature de l’acte fondateur Otan-Russie qui a été profondément remis en cause et violé par la Russie.

Mme Pascale Martin (RN). La France s’est abstenue de voter le TIAN, adopté par 122 pays, en juillet 2017, dont le préambule revient sur la lenteur du désarmement nucléaire par les puissances dotées d’un arsenal. Entré en vigueur en janvier 2021, il prohibe l’utilisation, le développement, la production, le stockage, le stationnement ou encore la menace d’utilisation des armes nucléaires. La France justifie sa position par le fait que l’approche défendue par le traité n’est pas compatible avec l’approche réaliste et progressiste défendue par les alliés de l’Otan, position également soutenue par l’Allemagne. Le traité est incompatible avec les dispositions du TNP, lesquelles permettent notamment un accès à l’usage pacifique de l’atome. Tous les États possesseurs de l’arme n’y souscriront pas, à commencer par les États-Unis et la Russie, qui disposent des stocks les plus importants et au-delà du nécessaire en politique de dissuasion défensive appliquée par la France.

Notre groupe est favorable au maintien de la dissuasion nucléaire dans une logique d’autonomie défensive, d’indépendance stratégique et de non-protection d’autres États dont les menaces et risques feraient peser sur la France une responsabilité qui n’est pas la sienne, de surcroît sur des enjeux qui ne portent pas de conséquences pour les intérêts de la France. L’usage purement défensif de la dissuasion nucléaire est conforme aux principes démocratiques.

Quel crédit accorder à la France dans son opposition à la nucléarisation des autres pays souhaitant bénéficier d’une indépendance stratégique militaire ? La France pourrait-elle rejoindre le TIAN en observateur, à défaut d’en être partie ? Quelles en seraient alors les conséquences pour la France ?

M. Laurent Panifous (LIOT). À l’écoute de vos propos introductifs, la vigilance est nécessaire vis-à-vis des nations qui cherchent à se doter de l’arme nucléaire ou à améliorer qualitativement ou quantitativement leur arsenal. Elle est indispensable au maintien de l’équilibre des rapports de force mondiaux par la dissuasion, pour l’influence et le statut de la France qui est l’un des États dotés. Le contexte ukrainien, les positions russe et chinoise accentuent cette dérive. Face à ces menaces, notamment pour les pays de l’Union européenne, les efforts semblent d’autant plus nécessaires. Cependant, la France étant la seule nation dotée de l’arme nucléaire au sein de l’Union européenne, nous sommes également les seuls à viser l’objectif de non-prolifération ? En d’autres termes, les moyens de cette action, matériels mais aussi et surtout diplomatiques et de renseignement, sont-ils partagés par l’autre membre de l’UE ?

M. Philippe Errera. Je ne vois pas de perspective dans laquelle nous rejoindrions le TIAN comme observateur et, a fortiori, comme membre. Certes, la décision ne m’appartient pas, mais compte tenu de l’incompatibilité fondamentale entre, d’une part, le TIAN et le TNP, et, d’autre part, le TIAN et la dissuasion nucléaire, et compte tenu de la place occupée par la dissuasion nucléaire dans la défense de notre indépendance et dans la capacité à protéger nos intérêts vitaux, je ne vois pas de telles perspectives. Nous sommes tout à fait clairs vis-à-vis de nos partenaires, y compris ceux avec lesquels nous avons des divergences totales de point de vue, notamment au sein de l’UE (par exemple l’Irlande). En le faisant, nous accorderions à cet outil une légitimité qui irait fondamentalement à l’encontre de nos intérêts.

À nos partenaires qui disent qu’ils ont compris, qu’ils ne vont pas devenir membres du TIAN, parce que ce serait incompatible avec notre statut d’alliés au sein de l’alliance nucléaire, mais qu’ils vont juste devenir observateurs, parce que cela nous permettra d’avoir la paix en politique intérieure et de savoir ce qui s’y passe, nous répondons qu’il n’y a pas d’entre-deux. Rejoindre le TIAN comme observateur, revient à donner une légitimité au processus et, le plus souvent, à apporter un appui financier.

Sur les efforts en matière de non-prolifération, il peut y avoir des différences de sensibilité diplomatique entre les pays qui mettent l’accent sur les efforts de désarmement, ce qui est le cas de pays comme l’Autriche ou l’Irlande, et ceux qui mettent l’accent sur les efforts en matière de non-prolifération – personne ne dit qu’il faut faire l’un et pas l’autre –, mais l’ensemble de nos partenaires européens considèrent que les risques importants en matière de prolifération nucléaire justifient une action déterminée de l’Union européenne. C’est pourquoi il a été facile d’obtenir que l’Union européenne joue un rôle clé, notamment les institutions, le haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité et, avant lui, la haute représentante, comme coordinateur du JCPoA, l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien.

Quant à l’implication et à l’engagement des services de renseignement et des outils diplomatiques, là aussi, il y a des différences entre États tenant au dimensionnement de leurs appareils de renseignement, donc aux priorités qu’ils définissent, mais nous avons une très bonne coopération diplomatique et même de très bonnes coopérations opérationnelles, sur lesquelles je ne peux m’étendre, avec des pays européens dont les noms ne viendraient pas d’abord à l’esprit. Fort heureusement, les divisions qui sont les nôtres sur la question du désarmement nucléaire s’agissant du TIAN, les nuances qui sont les nôtres sur l’équilibre entre la maîtrise de l’armement, le désarmement et la non-prolifération ne se traduisent pas un handicap pour notre engagement collectif à la non-prolifération.

M. le président Thomas Gassiloud. Merci, Monsieur le directeur pour ces éclairages particulièrement intéressants et utiles dans le cadre de notre cycle sur la dissuasion.


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8.   Audition, à huis clos, de M. Emmanuel Chiva, délégué général pour l’armement, sur la dissuasion nucléaire (mercredi 1er février 2023)

 

M. le président Thomas Gassilloud. Nous clôturons notre cycle d’auditions consacrées à la dissuasion nucléaire en accueillant M. Emmanuel Chiva, délégué général pour l’armement.

Si les membres de notre commission sont familiers de la manière dont la direction générale de l’armement (DGA) conduit les programmes d’armement conventionnel, ils connaissent peut-être moins bien le rôle qu’elle joue au sein de la filière nucléaire française. Pourtant, la dissuasion nucléaire fait partie de l’ADN de la DGA dont l’ancêtre, la délégation ministérielle pour l’armement (DMA), a été créée en avril 1961, notamment pour conduire les programmes d’armement liés à la force de dissuasion et afin de structurer une filière industrielle capable de prendre en charge les investissements nécessaires à la constitution d’une telle force. La DGA poursuit cette mission depuis plus de 60 ans, contribuant ainsi à ce que la France dispose d’une force de dissuasion robuste et crédible.

Monsieur le délégué général, vous aurez sans doute à coeur de revenir sur le rôle et les missions de la DGA au sein de la dissuasion française, sur la manière dont son action s’articule avec celle des autres acteurs publics tels que le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA).

En matière de conduite des programmes d’armement liés à la dissuasion, comment analysez-vous les défis technologiques et industriels posés aux composantes océanique et aéroportée par le renouvellement en cours ?

M. Emmanuel Chiva, délégué général pour l’armement. C’est toujours un plaisir de m’adresser à vous, y compris sur ce thème, qui peut se révéler frustrant puisque nous ne sommes pas autorisés à tout dire.

Lors du discours qu’il a prononcé à Mont-de-Marsan à l’occasion de ses vœux aux armées, le Président de la République a rappelé qu’il fallait veiller à ce que la dissuasion soit bien comprise. À son tour, le ministre des armées est revenu sur ce point, lors de son audition de la semaine dernière. Je m’inscris dans cette lignée et, si cette audition conclut votre cycle consacré à la dissuasion, je vis de mon côté la fin d’une séquence qui m’a conduit à visiter les installations du CEA, mais aussi les bases nucléaires d’Avord et d’Istres, afin de pleinement me saisir des enjeux de la dissuasion, sujet que j’ai choisi de prendre à bras-le-corps depuis ma nomination.

Un lien indéfectible existe entre la DGA et la dissuasion. Vous l’avez rappelé, Monsieur le président, la DGA est née autour de la dissuasion et, le 5 avril 1961, le général de Gaulle expliquait que la délégation ministérielle pour l’armement (DMA) avait pour mission de « construire une défense nationale indépendante fondée sur la dissuasion ». Depuis lors, la dissuasion n’a cessé de structurer nos méthodes, nos compétences et nos moyens, ainsi qu’une grande partie de la base industrielle et technologique de défense (BITD).

Alors que, 60 ans plus tard, la dernière Revue nationale stratégique évoque le retour du fait nucléaire, la DGA continue de relever ce défi permanent, qui consiste d’abord à garantir au Président de la République, dans la durée, la crédibilité, la juste adéquation à la doctrine et la performance des systèmes constituant les deux composantes nucléaires. Il s’agit aussi d’assurer la supériorité opérationnelle de nos armées, pour permettre à la France de figurer parmi les grandes puissances militaires mondiales et donner au pouvoir politique les marges de manœuvre dont il a besoin pour peser dans le concert des nations. Enfin, la France est un État doté d’une dissuasion autonome, ce qui a des implications sur lesquelles je reviendrai.

Depuis 60 ans, la DGA conduit des programmes d’armement, démontre des performances intellectuelles, scientifiques et technologiques de haut niveau, fournit des efforts constants qui entraînent chercheurs, innovateurs et industriels faisant le choix de s’engager pour la protection du pays, au bénéfice des armées et au service de la dissuasion.

La dissuasion est un outil de nature politique, technologique et industrielle. Elle incarne une puissance militaire mais représente aussi un atout technologique grâce à sa complexité, constituant ainsi un moteur indéniable de notre industrie. Le tissu industriel impliqué dans la dissuasion est très vaste. Il regroupe des domaines divers et des entreprises aux tailles variables. Aujourd’hui, le sous-marin nucléaire lanceur d’engins (SNLE), à la fois bateau, base de lancement de fusées, système d’armes et centrale nucléaire, constitue l’objet le plus complexe de la planète.

S’agissant de nos enjeux, nous cherchons d’abord à maintenir les compétences sur des cycles très longs – pouvant durer plusieurs décennies –, dans des domaines pointus et spécialisés comme ceux de la métallurgie, de la mécanique de précision, des matériels composites complexes, de la micromécanique, de l’électronique, des propergols, des moteurs, de l’intelligence artificielle, des calculateurs ou de l’informatique.

La DGA développe donc une vision stratégique, inscrite dans la durée, et participe à la conduite d’une politique industrielle adaptée, en tentant de conserver le niveau d’indépendance et la souveraineté requis, tout en maîtrisant les coûts associés à cette ambition. Les questions liées à la dissuasion s’envisagent au-delà de la période 2024-2030 couverte par la prochaine loi de programmation militaire (LPM), plutôt à l’horizon 2050-2055. Les feuilles de route, notamment capacitaires, vont donc au-delà des programmes des décennies immédiates.

La dualité entre le civil et le militaire représente un autre enjeu et un élément primordial en matière d’industrie. À ce titre, les succès obtenus dans les domaines spatiaux et aéronautiques sont les plus connus et on oublie souvent de mentionner les synergies et les réussites qui adviennent dans le domaine nucléaire.

En termes financiers, 25 milliards d’euros ont été consacrés à la dissuasion pour la période 2019-2023. La loi de finances initiale pour 2022 y dédiait 5,3 milliards d’euros et le projet de loi de finances pour 2023 prévoit 5,6 milliards d’euros de crédits de paiement. La part des crédits consacrés à la dissuasion dans le budget de la mission défense hors pensions reste stable : 12,8 % en 2023 pour 12,9 % en 2022.

En 2023, 4,65 milliards d’euros seront dédiés au maintien et au renouvellement des composantes, auxquels s’ajoutent 211 millions d’euros consacrés aux études, dans le cadre du programme 144.

Ces choix en matière de finances sont cohérents avec l’ambition du Président de la République, évoquée lors du discours qu’il a prononcé le 7 février 2020. Il s’y référait à la dissuasion comme à la « clé de voûte de notre sécurité et la garantie de nos intérêts vitaux ». Il ajoutait que la dissuasion « garantit notre indépendance, notre liberté d’appréciation, de décision et d’action. Elle interdit à l’adversaire de miser sur le succès de l’escalade, de l’intimidation ou du chantage ».

La dissuasion représente la clé de voûte et le nucléaire la voûte, mais il ne faudrait pas oublier ce qui se trouve autour, les adhérences et les épaulements. La mise en œuvre de nos composantes de dissuasion nucléaire a évolué au fil du temps. Aujourd’hui, elle est assurée à la fois par des moyens qui lui sont uniquement consacrés et constituent le premier cercle, mais également par des moyens partagés avec les capacités conventionnelles, qui forment les deuxième et troisième cercles en adhérence. Les choix stratégiques opérés pour l’équipement de nos forces conventionnelles contribuent donc à la performance globale, à la disponibilité opérationnelle et à la crédibilité de la dissuasion française.

En outre, cette crédibilité est épaulée par celle du système de défense conventionnelle. Ainsi, répondre aux besoins conventionnels de nos armées, avec un niveau d’ambition adéquat, permet de renforcer notre capacité à contrer l’ensemble du spectre des menaces et à donner plus de force à la doctrine française de dissuasion.

La dissuasion nucléaire française repose sur la composante océanique, la composante aéroportée et les transmissions nucléaires. Les activités du CEA et un socle d’activités relevant de la maintenance opérationnelle et du maintien capacitaire de ses systèmes et équipements sont au cœur du fonctionnement de notre dissuasion.

Par ailleurs, cet agrégat a la responsabilité de renouveler les composantes. En ce qui concerne la composante océanique, il s’agit de remplacer les SNLE et de développer de nouvelles versions du missile M51, selon une logique incrémentale. S’agissant de la composante aéroportée, il faut assurer le remplacement du missile air-sol moyenne portée amélioré (ASMPA), l’enjeu étant de maintenir notre capacité à conduire des missions en dépit de l’évolution permanente des menaces. Enfin, les systèmes de transmissions nucléaires sont également modernisés pour améliorer leur robustesse et leur fiabilité, mais aussi pour les rendre compatibles avec les nouveaux porteurs MRTT (Multi Role Tanker Transport, avion multirôles de transport et de ravitaillement) et le dernier standard du Rafale.

Permettez-moi d’entrer un peu dans les détails techniques de ces processus. La composante océanique, qui relève du programme d’ensemble Cœlacanthe, repose sur le missile mer-sol balistique stratégique (MSBS) M51. Le programme M51 contribue au maintien des capacités de la force océanique stratégique (FOST) puisqu’il nous permet de doter les quatre SNLE de versions incrémentales successives du missile, prenant en considération le développement actuel et futur des systèmes de défense adverses. Nous nous attachons aux principales performances du missile, à sa capacité d’emport – de têtes nucléaires et d’aides à la pénétration des défenses adverses – à sa portée – intercontinentale – et à sa précision.

Le missile M45 a été retiré du service en septembre 2016 et tous les SNLE sont désormais pourvus de missiles M51.1 et M51.2. Des travaux lancés en 2014 portent actuellement sur la version M51.3, dont la mise en service est prévue à l’horizon 2025, les premiers exemplaires ayant été commandés en 2019.

La maîtrise d’ouvrage d’ensemble est assurée par la DGA. La direction des applications militaires du CEA est responsable, sous le contrôle de la DGA, de la conception, du développement, de la réalisation, du maintien en condition opérationnelle (MCO) et du démantèlement des têtes nucléaires.

En ce qui concerne les SNLE de deuxième et troisième générations (2G et 3G), les quatre SNLE-2G opérationnels ont été admis au service actif entre 1997 et 2010. Les trois premiers ont été adaptés au missile M51 et Le Terrible, dernier exemplaire produit, a été construit pour cette version.

Le renouvellement fait l’objet du programme SNLE-3G, dont les phases d’élaboration et de réalisation ont été lancées respectivement en 2016 et 2021. Par ailleurs, afin de maintenir les capacités opérationnelles des SNLE-2G jusqu’à leur retrait, des travaux de modernisation ont été engagés. Les premières mises en service auront lieu dans le courant de la décennie 2030-2040. Les SNLE-3G répondront à l’évolution de la menace en matière d’invulnérabilité et embarqueront les versions à venir des missiles M51.

Le périmètre de ce programme comprend aussi le développement et la construction des sous-marins – y compris des chaufferies nucléaires –, l’adaptation des moyens de qualification – notamment en matière d’essais étatiques et industriels –, l’évolution des moyens de formation et d’entraînement des équipages et la logistique initiale.

La maîtrise d’ouvrage d’ensemble est également assurée par la DGA, le CEA étant responsable de la conception, du développement, de l’étude des évolutions, de la réalisation et de la qualification des chaufferies nucléaires embarquées.

J’en viens à la composante nucléaire aéroportée, qui relève du programme d’ensemble Horus et repose aujourd’hui sur les ASMPA et dans le futur sur les missiles air-sol nucléaires de quatrième génération (ASN4G). L’ASMPA, missile supersonique muni d’une tête nucléaire, est porté par le Rafale F3. Il a été mis en service en 2009 et connait aujourd’hui une rénovation à mi-vie, qui s’attaque aux péremptions pyrotechniques et à ses obsolescences, pour lui permettre de faire face à l’évolution des menaces. La phase de réalisation de cette rénovation a été lancée en décembre 2016, pour une mise en service opérationnel prévue fin 2023.

Le programme ASN4G, qui vise à remplacer l’ASMPA rénové, garantira la pérennité de la composante nucléaire aéroportée et permettra de répondre aux menaces adverses, en s’appuyant sur des performances et des capacités de pénétration accrues. Le missile est hypervéloce, ce qui signifie qu’il est à la fois hypersonique – vitesse supérieure à Mach 5 – et manœuvrant. Il assurera la supériorité opérationnelle du système d’armes, en prenant en considération l’évolution des défenses adverses. Les feuilles de route de l’aéronautique de combat et du porte-avions sont définis en permettant l’intégration au porteur de ce nouveau missile.

La phase d’orientation du programme ASN4G a été lancée en juin 2018. En 2021, le Président de la République a procédé aux derniers choix en matière de capacité et de performance. La phase de réalisation doit être lancée en 2025, pour une mise en service opérationnel dans le courant de la décennie 2030-2040. La maîtrise d’ouvrage d’ensemble est assurée par la DGA. La direction des applications militaires du CEA est responsable, sous le contrôle de la DGA, de la tête nucléaire de ce nouveau missile.

Enfin, les transmissions relèvent du programme d’ensemble Hermès et font aussi l’objet de modernisations. À cet égard, nous avons achevé en 2020 la rénovation de quatre centres de transmissions de la marine (programme Transoum). De plus, nous avons lancé en 2022 la phase de préparation d’Anubis, successeur du réseau maillé de transmissions métropolitain Ramsès. Enfin, nous poursuivons la logique incrémentale du système de transmissions Transaero, afin de moderniser les systèmes d’information spécifiques à la composante aéroportée.

J’en viens aux aspects industriels. Si la dissuasion implique d’abord les grands maîtres d’œuvre du secteur comme Naval Group, TechnicAtome, Thales, ArianeGroup, MBDA et Dassault Aviation, elle embarque aussi plus de 2 000 petites et moyennes entreprises (PME) qui y contribuent directement ou indirectement.

Les programmes de la dissuasion représentent une part significative du chiffre d’affaires des maîtres d’œuvre industriels, ils ont un effet structurant sur la BITD et impactent positivement le niveau technologique du pays comme la qualité de l’ingénierie et de la production. Compte tenu du caractère stratégique et souverain de ces programmes, les perspectives de coopération et d’exportation sont limitées. En revanche, ils représentent une vitrine technologique pour les maîtres d’œuvre industriels du domaine ainsi que pour leurs sous-traitants. Ces programmes agissent comme des drivers d’excellence dont les retombées, en matière de technologie, de compétences et de moyens, irradient l’ensemble de la BITD et du domaine conventionnel. Ce constat vaut aussi pour la DGA, dont les compétences et moyens développés, acquis et entretenus pour la dissuasion, sont mis au profit des systèmes d’armes conventionnels.

En ce qui concerne l’innovation, les enjeux et ambitions de la dissuasion restent élevés et peu tolérants à l’échec. Toutefois, la dissuasion doit évoluer et la DGA s’assure que l’innovation sous toutes ses formes alimente ce domaine sensible.

En matière d’innovation capacitaire, il s’agit de proposer des concepts différenciants pour les systèmes futurs, qui devront maintenir dans la durée la crédibilité de nos composantes face à des compétiteurs toujours plus performants. À ce titre, le développement des missiles hypervéloces, auquel nous réfléchissons depuis 2010, représente un bon exemple.

En ce qui concerne l’innovation technologique, il nous faut évaluer l’applicabilité au domaine de dispositifs novateurs, porteurs d’un potentiel de rupture. À titre d’exemple, je mentionnerai les antennes plasma, constituées de gaz ionisé, qui remplaceront les parties métalliques des antennes et représentent un intérêt réel en matière de furtivité, d’efficacité et de résilience. Je pourrais évoquer aussi les algorithmes post-quantiques. Cette dynamique d’innovation et les programmes de dissuasion se nourrissent mutuellement, et sont aussi alimentés par le domaine conventionnel.

Les projets de technologie de défense (PTD), anciennement programmes d’études amont (PEA), représentent un flux annuel d’environ 200 millions d’euros et concernent des domaines technologiques très variés : propulsion, navigation, matériaux, pénétration des missiles ou invulnérabilité des SNLE.

J’espère que ces éléments vous auront permis d’appréhender le lien existant entre la DGA et la dissuasion. Il faut retenir que le rôle de la DGA est de garantir au Président de la République, dans la durée, la crédibilité, la juste adéquation à la doctrine et les performances des systèmes constituant les trois composantes de la dissuasion : aéroportée, sous-marine et transmissions.

Je finirai en rappelant que j’ai présenté la semaine dernière mes vœux à l’ensemble du personnel de la DGA, aux différentes armées, aux parlementaires et aux forces vives de l’industrie de défense. À cette occasion, j’ai présenté un plan de transformation de la DGA, qui prend en compte le caractère essentiel et structurant de la dissuasion pour notre industrie comme pour notre direction. Je pourrai entrer dans le détail de ce plan si vous le souhaitez.

M. le président Thomas Gassilloud. Je vous remercie, Monsieur le délégué général, pour cette intervention très complète. Nous en venons aux questions des orateurs des groupes.

M. Jean-Michel Jacques (RE). Je souhaite commencer par saluer les récentes annonces concernant la prochaine LPM. Entre 2024 et 2030, 413 milliards d’euros seront consacrés à notre défense pour transformer nos armées et nous permettre d’avoir une guerre d’avance. Grâce à ce choix, cohérent au regard du contexte stratégique actuel, la France restera un pays cadre au sein de ses alliances, une puissance d’équilibre et une puissance nucléaire crédible.

Sur le plan capacitaire, nous devons pouvoir compter sur une industrie de défense ancrée dans nos territoires et dans une logique d’économie de guerre. Il nous faudra aussi maintenir un juste équilibre entre nos besoins de haute technologie et de rusticité. Nous mettrons également à profit les ruptures entrainées par l’innovation, notamment en matière de quantique et d’intelligence artificielle. À cet égard, nous pouvons compter sur l’Agence de l’innovation de défense (AID). Enfin, il sera indispensable d’acquérir plus rapidement les équipements dont nos forces ont besoin.

Pour relever ces défis, il faudra adapter la DGA, notamment pour être en phase avec des cycles technologiques de plus en plus courts. À ce titre, pourrez-vous préciser les motivations, les contours et les conséquences attendues de la réorganisation de la DGA en matière de dissuasion ?

Mme Stéphanie Galzy (RN). Ce cycle d’auditions est d’autant plus important que cette année 2023 s’ouvre sur la présentation de la nouvelle LPM, dont le renforcement de notre dissuasion constitue le premier axe. De plus, le conflit qui fait rage en Ukraine depuis bientôt un an rappelle la possibilité qu’un conflit majeur éclate sur notre continent européen et replace au cœur des réflexions la question de la dissuasion nucléaire.

Pour le Rassemblement national, la dissuasion nucléaire reste l’une des grandes composantes de la défense française et demeure aussi fondamentale que cruciale. Elle incarne notre indépendance et notre souveraineté nationale, et il serait inacceptable de la partager avec d’autres pays.

La semaine dernière, vous avez dévoilé les grandes lignes de la réorganisation de la DGA, qui doit rendre cette direction plus agile, plus réactive et efficace. Dans cet esprit, la direction des opérations va devenir la direction des opérations du MCO et du numérique (Domen). De plus, une force d’acquisition rapide sera créée et les activités liées à la dissuasion seront regroupées dans une seule unité d’opérations. Enfin, le délégué général disposera désormais d’un adjoint dissuasion ; quels seront son rôle et ses attributions ?

M. Emmanuel Fernandes (LFI-NUPES). Je souhaiterais d’abord vous interroger sur les conséquences du recours à l’hypervélocité dans le domaine de la dissuasion nucléaire. Des questions se posent en effet, comme celles de la dilation de l’espace et de l’altération du temps de réaction, qui pourrait entrainer le recours à l’intelligence artificielle.

De manière plus générale, les évolutions et progrès technologiques pourraient-ils, à long terme, remettre en question nos capacités en matière de dissuasion nucléaire ? Je pense notamment à l’indétectabilité de nos SNLE, qui pourrait être altérée par le développement de technologies futures ou par l’amélioration de technologies actuelles, comme celle de la détection acoustique distribuée. Dès lors, la dissuasion pourrait-elle être détachée du feu nucléaire ? Un nouveau type de dissuasion ne pourrait-il pas voir le jour dans l’espace ?

Enfin, pourriez-vous nous informer de l’évolution des programmes ASN-4G et M51 ?

Mme Valérie Bazin-Malgras (LR). Le Président de la République l’a dit dans son discours prononcé à Toulon le 9 novembre 2022 : la dissuasion nucléaire doit garantir notre indépendance et contribuer à la sécurité européenne.

Pour être performante, la dissuasion doit pouvoir compter sur des équipes formées ainsi que sur une main d’œuvre suffisante et compétente. Pouvez-vous assurer que l’industrie française responsable de la dissuasion nucléaire ne souffre pas du manque de main d’œuvre qui touche l’industrie dans tout le pays ? Quels moyens déploie la DGA pour atteindre ses objectifs en matière de formation et de recrutement ?

Mme Delphine Lingemann (Dem). J’aimerais évoquer les discussions relatives à la coopération nucléaire européenne. Le Président de la République a relancé ce débat il y a deux ans, à l’occasion d’une visite à l’École de guerre, où il avait exposé sa vision du rôle de notre force de dissuasion, qui doit répondre à nos intérêts mais aussi contribuer à la sécurité européenne. Le Président avait alors invité les chefs d’États européens à engager un dialogue stratégique en la matière. Où en est ce dialogue, alors que l’européanisation de la posture nucléaire fait l’objet de débats et de contraintes depuis les années 1950 ?

Mme Anna Pic (SOC). La dissuasion nucléaire incarne un choix d’autonomie et de liberté d’action auquel les socialistes sont attachés. La crédibilité de la dissuasion est essentielle et repose notamment sur celle des forces conventionnelles. L’environnement militaire français vous paraît-il suffisamment dissuasif dans un contexte qui voit se développer le sentiment antifrançais ?

Par ailleurs, lors du discours qu’il a prononcé à l’École de guerre en 2020, le Président de la République soulignait que notre indépendance restait pleinement compatible avec une solidarité inébranlable à l’égard de nos partenaires européens, précisant que les intérêts vitaux de la France avaient désormais une dimension européenne. Néanmoins, il indiquait aussi que notre doctrine repose sur les intérêts fondamentaux de la nation. La France a-t-elle vocation à adopter l’idée d’une dissuasion élargie ? Ces éléments de confusion n’entravent-ils pas le développement d’un dialogue stratégique sur le rôle de la dissuasion française dans la sécurité collective de l’Europe ?

Enfin, les entreprises de la BITD rencontrent aujourd’hui des difficultés de recrutement dans certains métiers. Comment pallier ce problème, sachant que dans les territoires les plus nucléarisés, les compétences doivent se partager dans un contexte industriel de forte pression sur la main d’œuvre ?

M. Jean-Charles Larsonneur (HOR). Les programmes Cœlacanthe, Hermès et Horus semblent incarner l’épure parfaite du pilotage industriel : boucles de décision courtes et maitrise du temps long. Quelles conséquences aura la transformation de la DGA sur ces trois modes d’organisation ? Ces programmes inspirent-ils la transformation de la DGA s’agissant des aspects conventionnels ?

Par ailleurs, je m’interroge sur l’éventuel stress industriel que pourrait entrainer la construction des EPR2 et des nouveaux SMR (Small Modular Reactor) sur celle des chaufferies, essentielles à notre dissuasion, sur les SNLE et plus encore sur le porte-avions de nouvelle génération (PANG), qui portera la force aéronavale nucléaire (Fanu). Ces nouvelles demandes du nucléaire civil entraineront-elles des décalages ?

La dissuasion comprend aussi la guerre des mines et la lutte anti-sous-marine, qui a été qualifiée de priorité stratégique par le Président de la République, lorsqu’il a récemment adressé ses vœux aux armées. Quels sont nos justes besoins en la matière ? Des évolutions sont-elles prévues dans le cadre des accords de Lancaster House et de la coopération franco-britannique ?

M. Emmanuel Chiva. En ce qui concerne le plan de transformation de la DGA, il ne s’agit pas d’une transformation pour le principe, ou pour elle-même mais bien une transformation fondée sur le constat que le monde évolue. Il nous faut donc changer nos processus, nous questionner mais aussi rester lucides, afin de ne pas casser ce qui fonctionne, comme les programmes d’ensemble Horus, Cœlacanthe et Hermès. Cependant, il nous a semblé légitime de pouvoir les afficher comme une unique unité organisationnelle, qui sera intégrée à la nouvelle direction des opérations, du MCO et du numérique (DOMN).

Nos missions conditionnent notre organisation. Or les missions de la DGA avaient été attribuées pour la dernière fois en 2009, par un décret. Il nous a donc semblé utile de les questionner. Parmi ces missions, nous souhaitons faire apparaître de manière explicite le maintien du fondement de la dissuasion nucléaire et le développement de notre capacité, y compris en matière de cyber.

En ce qui concerne les objectifs, il s’agit d’abord de renforcer la direction fonctionnelle, le pilotage global et la coordination de la dissuasion au sein du ministère des armées. De plus, en créant une direction de la préparation de l’avenir et de la programmation, nous chercherons à améliorer notre façon d’anticiper. Ensuite, il nous faudra participer de manière active au renseignement stratégique. Enfin, il s’agira de renforcer notre capacité à contribuer au niveau interministériel à l’adaptation de la doctrine et à l’articulation entre nucléaire civil et nucléaire militaire.

Si nous réaffirmons le fondement de la dissuasion nucléaire, il faut l’incarner de manière plus lisible et visible. À ce titre, plusieurs transformations doivent avoir lieu sur le plan organisationnel. Le poste de chargé de mission, occupé aujourd’hui par l’ingénieur général François-Xavier Dufer, deviendra un poste d’adjoint, qui me sera directement rattaché et pourra agir sur les trois grands programmes d’ensemble mais aussi sur le contrôle gouvernemental, les études techniques et tout ce qui a trait à la dissuasion.

Il s’agit de s’intéresser aussi à la BITD, qui se trouve confrontée à des défis, notamment en matière d’attaques cyber et de renseignement. Nous avons donc décidé de pouvoir orienter, soutenir et protéger cette BITD, en créant une direction de l’industrie de défense, qui sera doté d’un responsable du suivi de la BITD dissuasion, notamment pour veiller à la protection des sous-traitants de rangs deux et trois. Il s’agit là d’un élément concret, qui nous permettra de mener des actions directes.

Ces changements organisationnels ne sont pas révolutionnaires et relèvent plutôt d’une adaptation et d’une consolidation. Ils soulignent le caractère central de la dissuasion pour la DGA, qui doit aller plus loin dans la réalisation de cette mission.

J’en viens aux questions de technologie, que j’apprécie beaucoup. En ce qui concerne l’hypervélocité, je répondrai que c’est un domaine dans lequel Mme Parly a annoncé des travaux pour la défense. Au-delà de ce que cela pourrait apporter à la dissuasion, c’est une démarche évidente lorsque l’on observe l’évolution des performances des moyens de défense sol-air. Nous observons d’ailleurs que la Russie emploie des missiles hypersoniques pour frapper des centres stratégiques en Ukraine.

Néanmoins, nous nous intéressons à l’évolution des menaces et avons lancé des programmes pour explorer de potentielles évolutions de nos propres systèmes. Ainsi, les démonstrations de briques technologiques pour planeurs hypersoniques – Véhicules Manœuvrant eXpérimentaux (VMaX) – seront bientôt entreprises. Il a fallu, pour ce faire, construire une base de lancement de fusées-sondes dans notre centre d’essais de Biscarosse.

Il faut aussi considérer ce qu’entraînerait une généralisation des armes hypervéloces pour la résilience des systèmes d’armes. À ce titre, je rappelle que notre doctrine de dissuasion repose sur le principe d’une dissuasion du faible au fort et pas sur une parité nucléaire, ni sur le fait de posséder un bouclier anti-missiles.

Nous avons également le devoir de maintenir une veille permanente dans les domaines de l’intelligence artificielle et du quantique. À cet égard, nous considérons aujourd’hui qu’il n’y a pas d’« effet falaise » : notre technologie et notre doctrine ne se retrouveraient pas entièrement mises en défaut par des progrès réalisés dans ces domaines.

Cependant, nous restons attentifs. À titre d’exemple, nous veillons à ce que nos systèmes de transmissions ne soient pas vulnérables à un déchiffrement par un ordinateur quantique. De la même manière, nous prenons en compte ce que l’intelligence artificielle pourrait permettre, notamment en matière de précision des systèmes d’armes. En ce qui concerne la capacité à mieux traiter l’information pour obtenir une meilleure précision en matière d’alerte avancée, nos compétiteurs comme nos adversaires utilisent déjà ce type de techniques, sans que cela ne remette en cause les fondements de notre dissuasion. Nous devons néanmoins poursuivre cette veille active en matière d’innovation, en gardant à l’esprit l’horizon 2050 ou 2060.

Vous avez évoqué les fonds marins et l’invulnérabilité de nos SNLE. Nous cherchons à améliorer notre connaissance des technologies de surveillance utilisées par les autres nations. Cette démarche, pilotée par le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), concerne tous les dispositifs – fixes ou non – qui permettraient de détecter nos sous-marins.

Je sais que certaines tribunes ont évoqué le fait que nos sous-marins pourraient être détectés par des câbles ou d’autres dispositifs. Ce n’est pas le cas. D’un point de vue technologique, de telles détections ne sont pas crédibles au plan pratique ; ce serait comme de chercher ses lunettes sous un lampadaire parce qu’il y a de la lumière. Il faudrait peupler massivement l’ensemble des fonds marins de systèmes d’écoute passive pour parvenir à trouver des sous-marins aujourd’hui dilués dans la profondeur des océans. Le même raisonnement s’applique aux systèmes à base de neutrinos : la taille des détecteurs les rend incapables de détecter la chaufferie nucléaire d’un sous-marin compte tenu de la taille de la zone de recherche.

Toutes les nations cherchent à densifier leurs systèmes de surveillance, ce mouvement va dans le sens de l’Histoire. Toutefois, ce phénomène ne remet pas en cause l’invulnérabilité de nos SNLE ni leur liberté de manœuvre. Il ne nécessite pas d’adaptation capacitaire mais rend essentielle la poursuite d’études en la matière, à titre conservatoire.

En ce qui concerne l’ASN4G, la phase actuelle de préparation et de dérisquage doit permettre une mise en service opérationnel, sous Rafale au standard F5, dans le courant de la décennie 2030-2040. Le missile a été conçu en natif, pour qu’il puisse disposer d’une capacité d’évolution des performances au fil de sa vie opérationnelle, notamment pour tirer parti des capacités d’emport accrues du NGF (New Generation Fighter), dans le cadre du système de combat aérien du futur (Scaf). Ce missile à superstatoréacteur est hypersonique, seule voie technologique permettant un niveau d’ambition suffisant compte tenu de la densification des menaces et de l’évolution de la situation géostratégique.

En ce qui concerne la compatibilité avec le NGF, le missile sera intégré sur le NGF dix à quinze ans après sa mise en service opérationnel sous le standard F5 du Rafale, ce qui nous oblige à faire preuve pour cet appareil d’une certaine exigence en matière d’ambition, pour que sa capacité de pénétration reste crédible, au moins jusqu’en 2060.

S’agissant de la BITD et de sa pérennité, j’ai évoqué la création d’une direction de l’industrie de défense, qui permettra aussi de rapprocher le service des affaires industrielles et de l’intelligence économique (S2IE) du service de la qualité, qui évalue la production industrielle.

Notre but est de conduire une politique industrielle de bout en bout, pour mieux accompagner nos entreprises sur trois axes : l’orientation stratégique ; les performances et la qualité ; la protection en matière d’intelligence économique et d’autonomie stratégique. À ce titre, je rappelle que nous participons de manière active aux instances interministérielles veillant à la protection des entreprises, notamment grâce au dispositif « investissement étranger en France » (IEF), qui nous permet d’être vigilants par rapport aux sous-traitants.

En termes de ressources humaines et de maintien des compétences, le modèle de compétence technique de la DGA est aujourd’hui robuste même si, compte tenu de la compétition sévissant dans le monde économique, il faut rester vigilant quant à la possibilité de captation de nos talents, en raison notamment de l’attractivité du domaine civil des nouvelles énergies et de l’énergie nucléaire.

Depuis deux ans, nous préservons nos compétences techniques dans le cadre de mesures d’abord couvertes par les ajustements annuels de la programmation militaire (A2PM) adoptés pour renforcer la maîtrise d’ouvrage de la DGA au sein de la dissuasion. Ainsi, les équivalents temps plein (ETP) dédiés à ce domaine doivent augmenter de 30 par an entre 2021 et 2025, soit 150 ETP supplémentaires.

Nous assurons un suivi précis du parcours professionnel de ces personnels. Pour la fonction technique, 39 ETP supplémentaires ont été affectés entre 2021 et 2022 à des postes liés à la dissuasion.

La formation est également renforcée et nous avons accru de 30 % le nombre d’ingénieurs militaires suivant le cursus atomique de Cherbourg. D’autre part, nous nous apprêtons à généraliser la sensibilisation de l’ensemble de nos ingénieurs à la question nucléaire, pour faciliter la prise en compte du sujet dans les programmes à venir.

Cette activité programmatique à venir sollicitera fortement nos ressources, qu’il s’agisse des ressources d’expertise ou des personnels des centres d’essais. Ce phénomène pose un problème de compétitivité et notamment de rémunération. En effet, la DGA est en compétition avec l’ensemble des acteurs économiques du domaine et un décrochage subsiste entre les salaires proposés à nos ingénieurs, civils ou militaires, et les salaires pratiqués dans le domaine civil.

Nous veillons, notamment dans le cadre de cette filière sensible, à adopter une approche hybride, qui consiste à ne pas seulement raisonner en termes de nombre d’employés mais de considérer aussi les enveloppes budgétaires, afin de pouvoir différencier les rémunérations en fonction de la technicité, de la tension et de la spécificité des métiers considérés. Nous portons une attention particulière à cette question et nous avons lancé des chantiers liés aux ressources humaines de la DGA, dans tous les domaines, pour faciliter notre adaptation aux évolutions de notre environnement.

En ce qui concerne la coopération, notamment européenne, il n’appartient pas au DGA de se prononcer à ce sujet puisqu’il s’agit d’une prérogative du Président de la République. Dans le cadre d’une déclinaison progressive, il s’agit d’abord de faire en sorte que nos partenaires comprennent la grammaire nucléaire. Dans ce domaine, nous procédons, aux côtés de l’état-major des armées, en concertation avec les autres ministères – avec le ministère des affaires étrangères en particulier – et avec l’état-major particulier du Président de la République.

Si la DGA participe à l’ensemble de ces réflexions, elle a la responsabilité d’adapter ses capacités en termes de système d’armes, de structuration de la BITD et de flux budgétaires et financiers. Elle prendra toute sa part à l’ensemble des actions en cours. Certaines coopérations ont déjà été développées, notamment avec les Britanniques au moyen d’installations conjointes comme Épure, qui relève du CEA.

La question de la dissuasion élargie ne relève pas de mes prérogatives.

L’impact de la construction des EPR2 et des nouveaux SMR sur la production des chaufferies K22 constitue un sujet assez classique pour la DGA. Nous l’avions déjà anticipé avec le CEA et l’ensemble des acteurs du nucléaire tels que Framatome, TechnicAtome ou Aubert & Duval. Nous cherchons à caler le flux des différentes productions et fabrications – cuves de réacteurs, pompes ou systèmes logistiques –, en restant compatibles avec les besoins du nucléaire civil. Nous avons déjà engagé des négociations avec nos partenaires pour nous assurer que ce sera bien le cas. Tous les décalages et adaptations qui pourraient advenir dans le cadre de la prochaine LPM prennent en compte le maintien de ces compétences et l’adhérence avec ces différents sujets. Je finirai sur un point positif : ces enjeux nous permettent de maintenir les compétences et la compétitivité de notre BITD dans la durée, ce à quoi la DGA se doit aussi de veiller.

J’en viens à la guerre des mines. Lorsqu’on parle de dissuasion, on pense aux SNLE, au porte-avions ou aux Rafale, oubliant un peu que lorsqu’un sous-marin sort du goulet de Brest et qu’il se dilue, il est accompagné par d’autres éléments comme des sous-marins nucléaires d’attaque, des frégates anti-sous-marines ou des bâtiments de guerre des mines. Il s’agit d’un sujet très important. Le système de guerre des mines qui doit remplacer nos chasseurs de mines tripartites – bâtiments intéressants mais un peu vénérables – retiendra dans son premier incrément toutes les capacités nécessaires pour garantir notre faculté à faire sortir nos SNLE du goulet de Brest et à leur permettre de se diluer dans l’océan.

M. le président Thomas Gassilloud. Nous en venons aux questions des autres députés.

M. Julien Rancoule (RN). Le Président de la République a confirmé que le PANG succéderait au Charles de Gaulle à l’horizon 2038. La phase préparatoire du programme débutait quand la LPM 2019-2025 était adoptée, le 13 janvier 2018. Le texte mentionnait que les études relatives au nouveau porte-avions seraient fondamentales pour garantir notre capacité d’intervention. Celles-ci devaient répondre à plusieurs questions : quelles menaces devra affronter le PANG ? Quelles seront ses missions et caractéristiques ? Quel système de propulsion sera employé ? Quelles solutions innovantes seront adoptées ?

Les conclusions de ces études ont été rendues par les industriels au ministère des armées en février 2020, mais elles n’ont pas été dévoilées publiquement. À quoi ressemblera notre nouveau porte-avions ? Les arrêts techniques majeurs (ATM) seront-ils réduits ?

Par ailleurs, le PANG devrait être équipé d’un nouveau système de catapultage électromagnétique de technologie américaine. Selon le média spécialisé Opex 360, les États-Unis nous vendraient deux catapultes et un dispositif de freinage des aéronefs pour 1,321 milliard de dollars, sachant que le système coûtera probablement cher en maintenance. Cet achat pose une question de souveraineté majeure ; une solution alternative nationale a-t-elle été envisagée ?

Les études devaient se pencher sur l’analyse des menaces et sur la question de la permanence navale. La création d’un second porte-avions a-t-elle été envisagée pour répondre à nos besoins opérationnels ?

Mme Lysiane Métayer (RE). Début janvier, nous avons auditionné le responsable de la direction des applications militaires (DAM) du CEA, qui nous a rassurés quant à l’excellence technique de notre pays. Cette excellence est le fruit d’un tissu industriel dynamique et de savoir-faire spécialisés, nécessaires pour répondre aux défis de haute technologie lancés par la dissuasion nucléaire. Le défi industriel semble maitrisé. La DGA et le CEA/DAM s’appuient sur une maîtrise interne, mais aussi sur de grands groupes et sur un écosystème de PME, qui permettent à la production d’être concentrée, contrôlée et souveraine. Toutefois, la formation des ressources humaines doit être assurée sur le temps long. Pouvez-vous garantir que la DGA saura faire perdurer les savoir-faire de haute-technicité sur lesquels reposent ces entreprises ?

M. Christian Girard (RN). Il y a quelques jours, vous avez émis le souhait de maintenir la dissuasion nucléaire à un niveau robuste et avez annoncé la création d’un poste d’adjoint responsable de la dissuasion. La DGA travaille à des projets complexes, au service d’une politique industrielle ambitieuse et inscrite sur le temps long. À ce titre, il est crucial d’entretenir les compétences rares d’un savoir-faire industriel vaste, qui dépend bien souvent d’une poignée de professionnels.

Compte tenu du contexte international, craignez-vous que ces professionnels qualifiés viennent à manquer, qu’ils soient soudeurs, chaudronniers, métallurgistes, électronicien ou micro-mécanicien ? Pouvez-vous estimer le nombre de professionnels nécessaires pour maintenir une dissuasion à haut niveau de performance dans un contexte économique de guerre ?

M. Fabien Lainé (Dem). À Mont-de-Marsan, le Président de la République a demandé à la DGA et aux armées de s’organiser pour raccourcir les cycles d’acquisition, pour accélérer l’expression du besoin, pour réduire drastiquement les contraintes normatives et pour développer l’innovation d’usage et celle des vrais utilisateurs. À cet égard, il a prononcé ces mots : « nous pouvons faire beaucoup plus vite, beaucoup mieux, parfois à moindre coût, si nous savons ensemble rapprocher celles et ceux qui utilisent et qui innovent ».

Cependant, le Président avait dit la même chose en 2017, alors que la LPM était en préparation, et les questions du maintien des compétences comme de la grille salariale s’étaient déjà posées. J’avais alors déposé des amendements, que Madame la ministre m’avait demandé de retirer, arguant de la réforme à venir de la DGA. Qu’en est-il de ces compétences essentielles ? Où en est la réforme de la DGA ? Qu’allez-vous proposer dans la LPM ? Comment font nos alliés britanniques et américains pour maintenir ces compétences face au monde du privé ?

M. Emmanuel Chiva. En ce qui concerne le nouveau porte-avions, le programme est sous maîtrise d’ouvrage, assurée par la DGA. Le CEA sera responsable des chaufferies, puisque les études préliminaires ont retenu la solution d’une propulsion nucléaire.

En ce qui concerne l’allure du PANG, on pouvait en admirer une très belle maquette au dernier salon Euronaval.

Les travaux d’avant-projet sommaires ont démarré depuis mars 2021 et il s’agit notamment d’arrêter les grands choix d’architecture du navire et des chaufferies, pour que nous puissions développer une vision d’ensemble, mais aussi savoir quelles compétences seront nécessaires afin de garantir leur disponibilité dans la durée. Notre attention reste très soutenue en matière de cadencement du programme. Les travaux d’avant-projet détaillés seront lancés par la DGA et le CEA d’ici fin mars 2023. Les conclusions des études d’avant-projet n’ont pas été rendues publiques.

Le projet d’acquisition auprès des États-Unis a reçu un avis favorable des autorités américaines début 2022. Nous acquérons un système de catapultage, l’EMALS (Electromagnetic Aircraft Launch System) et un système d’arrêt des aéronefs. Nous aurons recours à la procédure FMS (Foreign Military Sales).

Toujours à ce sujet, j’en viens à la question de la souveraineté. Il nous faut choisir nos dépendances en fonction de ce que nous sommes prêts à accepter et de ce que nous ne pouvons pas accepter. En ce qui concerne le cœur de la dissuasion, il n’y aura aucune dépendance. Mais s’agissant de ce qui est plus périphérique, nous pouvons nous poser la question. Souvent, on nous demande pourquoi nous nous obstinons à réinventer des choses qui existent déjà, au meilleur état de l’art. Je rappelle aussi que nous sommes alliés des États-Unis et que nous faisons le choix des catapultes américaines depuis soixante ans, depuis le Foch et le Clemenceau.

Par ailleurs, l’acquisition de ces équipements va permettre de consolider les synergies opérationnelles entre les composantes aéronavales de la marine nationale et de l’US Navy, avec laquelle nous coopérons déjà.

Cette coopération ne nous empêche pas de négocier. De plus, des discussions sont en cours avec le gouvernement américain pour obtenir des contreparties industrielles en France, notamment pour la production et les opérations de maintenance. Il s’agit d’une question d’équilibre politique et de choix capacitaires.

Je ne peux vous dire de quelle manière le PANG différera du porte-avions actuel en matière de réponse à la menace et de cycles, ces informations relevant du très secret. Sachez néanmoins qu’un important travail d’anticipation capacitaire est accompli. Des architectes capacitaires du système de défense rejoindront bientôt la nouvelle direction de la préparation de l’avenir et de la programmation, qui utilise la plateforme outillée du Centre d'Analyse Technico-Opérationnelle de Défense (CATOD) pour conduire ses études. Dans le cadre de la transformation de la DGA, nous souhaitons que cette fonction d’architecte capacitaire puisse être renforcée et devenir moteur.

Lorsque j’étais directeur de l’AID, j’avais évoqué ici le programme « Red Team », dans le cadre duquel l’armée fait appel à des auteurs de science-fiction. Ces auteurs avaient ébauché un scénario qui nous a conduits à faire des propositions concernant l’autoprotection du PANG, qui ont été prises en compte lors des études sommaires. Lorsqu’on fait de la prospective, même la plus avancée, les retombées peuvent donc être concrètes.

Voilà ce que je peux dire à ce stade du nouveau porte-avions.

Nous parlons beaucoup du sujet des compétences avec les grands maîtres d’œuvre industriels. Pierre Éric Pommellet, PDG de Naval Group, a dû vous dire que pour certains programmes ne relevant pas de la dissuasion, il avait dû avoir recours à des ouvriers qualifiés venant d’autres pays européens. Cette question nous occupe depuis de nombreuses années.

Dès 2020, le Président de la République nous a demandé de mettre en œuvre un plan de renforcement des compétences de la dissuasion. Il s’agissait d’abord d’identifier les compétences et les moyens critiques nécessaires à la bonne conduite des activités, qui peuvent se loger dans des domaines un peu ignorés. À titre d’exemple, ceux qui travaillent l’acier pour fabriquer les baguettes de soudure des sous-marins ne sont pas nombreux. Il nous fallait aussi renforcer la maîtrise d’ouvrage étatique, de manière quantitative et qualitative. Le plan nous mène jusqu’en 2025 et il concerne tous les industriels de la dissuasion ainsi que les maîtres d’œuvre étatiques.

En termes de compétences critiques de la BITD, nous sommes très sensibles à la transmission des compétences difficiles à acquérir. L’idée d’une réserve industrielle et d’une réserve de la DGA répond à cette préoccupation.

En matière de réserve industrielle, il faut permettre aux professionnels compétents s’apprêtant à quitter leur industrie de soutenir les maîtres d’œuvre, étatiques ou industriels, et de transmettre leurs compétences aux plus jeunes ou aux derniers arrivants. Le ministre des armées nous a demandé de créer cette réserve industrielle pour nous permettre de répondre au défi de ce tuilage. Je crois beaucoup à ce modèle qui peut nous permettre de limiter les impacts du problème.

Garantissons-nous la performance ? La réponse est oui. Nous ferons en sorte de maintenir cette BITD. À cet égard, j’ai déjà évoqué le renforcement du contrôle de la performance et de la qualité, ainsi que la création d’une direction de l’industrie de défense. Nous allons aussi créer une structure spécifiquement dédiée à la résilience cyber des entreprises, qui constitue un sujet de préoccupation majeur.

Enfin, nous développerons un bureau responsable des questions de cession et de résilience des cessions d’entreprises. En effet, un certain nombre de sous-traitants industriels spécialisés dans la mécanique, la micromécanique ou la chaudronnerie par exemple, qui possèdent des savoir-faire très particuliers, sont souvent des entreprises familiales. Nous réfléchissons à la manière d’accompagner celles dont le propriétaire cherche à céder ses actifs, pour qu’il le fasse au profit de la filière.

Ce sujet pose aussi la question de la souveraineté et, malgré ce qu’on peut lire parfois dans les médias spécialisés, nous sommes très attentifs à assurer la protection des entreprises sensibles, ce qui n’est pas toujours évident. Quand un propriétaire cherche à transmettre la société que ses enfants ne souhaitent pas reprendre, notre rôle est de l’accompagner dans cette démarche. Nous créerons donc ce service supplémentaire afin de garantir la résilience de la BITD et des PME, qui en sont les composantes les plus fragiles.

Le sujet des personnels qualifiés et de leur disponibilité pour assurer notre mission en matière de nucléaire militaire nous préoccupe également. À cet égard, le plan de relance pour le nucléaire civil et le nouveau nucléaire bénéficiera à toute la filière. Je discuterai notamment avec le délégué interministériel au nouveau nucléaire, qui est aussi mon prédécesseur. Les industriels ont déjà commencé à anticiper et nous sommes associés à leur démarche. Le cas de la soudure fournit un bon exemple et Naval Group développe avec EDF des écoles conjointes. Il s’agit de prendre en compte le plus tôt possible cette problématique de la disponibilité.

Enfin, j’en viens à la transformation de la DGA. La direction avait déjà créé l’AID en 2018, dans le cadre de laquelle nous avons commencé à nous demander comment accompagner les start-up, comment attirer les talents venant de ce monde-là, mais aussi comment laisser partir les professionnels pour les accueillir de nouveau. Cette question dépasse celle de la dissuasion : la synergie avec le monde de l’industrie et de l’entreprenariat serait plus fertile si nous étions capables d’accueillir de nouveau nos talents. Il faut encourager ces allers-retours et faire en sorte qu’il ne s’agisse plus d’allers simples. Les ingénieurs civils et militaires peuvent acquérir des compétences dans les start-up et les PME, à nous d’apprendre à valoriser leurs expériences pour les faire revenir.

De la même manière, industriels et entrepreneurs devraient pouvoir mettre à disposition des ressources au sein de la DGA pour une durée limitée, avec toutes les considérations éthiques et déontologiques qui s’imposent, pour nous faire bénéficier de leur expérience. Ils pourraient devenir réservistes de la DGA et cette réserve va être refondue. En effet, il fallait jusqu’à maintenant être ingénieur pour en faire partie, alors que la présence d’un directeur commercial ou d’un directeur des affaires juridiques serait intéressante. Ces professionnels regagneraient ensuite leur industrie, où ils deviendraient ambassadeurs de la DGA et de ses valeurs, parmi lesquelles la souveraineté et l’importance de la dissuasion. Tout se tient et nous retrouvons ici le rôle du discours à développer autour de la grammaire de la dissuasion, qui pourrait être renforcé par un tel mécanisme.


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9.   Audition, ouverte à la presse, d’Olivier Zajec, Professeur des universités et directeur de l’institut d’études de stratégie et de défense à l’Université Jean Moulin Lyon 3 et de Guillaume de Rougé, chercheur associé au Centre interdisciplinaire d’études sur le nucléaire et la stratégie, sur la thématique de la dissuasion (mercredi 16 novembre 2022)

La commission de la Défense nationale et des forces armées a auditionné M. Olivier Zajec, professeur des universités et directeur de l’institut d’études de stratégie et de défense et M. Guillaume de Rougé, chercheur associé au Centre interdisciplinaire d’études sur le nucléaire et la stratégie, sur la thématique de la dissuasion.

Cette audition, retransmise en direct sur le portail vidéo de l’Assemblée nationale, n’a pas fait l’objet d’un compte-rendu écrit.

Les débats sont accessibles sur le portail vidéo du site de l’Assemblée à l’adresse suivante :

https://assnat.fr/B7jgBW


([1]) Programme envisagé il y a de l’ordre de 10 ans, arrêté depuis.