N° 1295

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

SEIZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 31 mai 2023

 

RAPPORT D’INFORMATION

DÉPOSÉ

en application de l’article 145 du Règlement

PAR LA COMMISSION DEs affaires ÉTRANGÈRES

en conclusion des travaux d’une mission d’information constituée le 12 octobre 2022

sur les enjeux migratoires aux frontières Sud de l’Union européenne

et dans l’océan indien

 

 

et présenté par

M. Laurent MARCANGELI et Mme Estelle YOUSSOUFFA

Députés

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SOMMAIRE

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Pages

introduction

I. les migrations au SUD de l’europe : une augmentation des flux qui pose le dÉfi de la gestion des frontiÈres

A. des mouvements migratoires de nouveau en hausse

1. Une nette reprise des flux migratoires

2. Une augmentation des entrées irrégulières

3. Des conséquences concrètes pour la France

a. Une augmentation continue du nombre d’étrangers en situation irrégulière

b. Un accroissement du nombre de mineurs non accompagnés

B. des routes remodelÉes au sud de l’europe

1. Les Balkans occidentaux, première voie d’arrivée irrégulière en Europe

2. La Méditerranée centrale, une deuxième voie d’accès en pleine expansion

3. La Méditerranée orientale, troisième porte d’entrée

4. La Méditerranée occidentale et l’Afrique de l’Ouest : des routes relativement sous contrôle

a. La Méditerranée occidentale

b. L’Afrique de l’Ouest

5. L’augmentation des nonadmissions aux frontières françaises

C. des migrations appelÉes À durer

1. Des facteurs de migration plus prégnants

2. Les impacts sur les routes vers l’Europe et sur les frontières françaises

II. La situation spÉcifique de Mayotte : une bombe À retardement

A. des flux migratoires massifs

1. Des flux très majoritairement comoriens

2. L’émergence d’une immigration originaire de la région des Grands Lacs

3. Un nombre de demandes d’asile encore limité

4. Des flux au service d’une revendication de souveraineté par un État étranger

B. des consÉquences dramatiques pour l’Île

1. Une croissance démographique hors de contrôle

2. Un système de santé plongé dans le chaos

3. Une pauvreté endémique

4. Des dommages écologiques

5. Une insécurité menaçante

C. Une réponse aujourd’hui en dessous des enjeux

1. Des spécificités juridiques touchant notamment au droit au séjour et à la nationalité

2. Une politique d’interception et d’éloignement aux effets limités

III. Un enjeu migratoire dont le traitement n’est pas À la hauteur et qui appelle de nouvelles rÉponses

A. Le contrÔle des frontiÈres extÉrieures : un enjeu de plus en plus politique

1. La dévolution du contrôle des frontières aux États de première entrée

2. Des migrations instrumentalisées par des pays voisins

3. Frontex : un rôle en mutation

B. le nouveau pacte migratoire : une rÉforme europÉenne encore inaboutie

1. La proposition de la Commission européenne

a. La réforme du règlement Dublin

b. Le filtrage aux frontières extérieures

c. L’asile à la frontière

d. Les autres textes

2. Des négociations à l’issue incertaine

a. L’accord sur une approche graduelle et les avancées de 2022

b. La quasi-absence à ce stade de textes définitivement adoptés

C. Renforcer les partenariats avec les pays d’Émigration et de transit

1. Une coopération efficace avec les États tiers

2. Des partenariats globaux à privilégier

D. un impÉratif : DÉmontrer en actes la solidaritÉ de la France et de l’Europe envers mayotte

1. Défendre l’autorité de l’État et la solidarité républicaine avec Mayotte

2. Donner sa pleine portée au statut de région ultrapériphérique de l’Union européenne de Mayotte

liste des recommandations

examen en commission

annexe : liste des personnes auditionnÉes par les rapporteurs


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   introduction

Le 12 octobre 2022, la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale a décidé de confier à deux de ses membres la rédaction d’un rapport d’information pour faire le point sur les enjeux migratoires, sept ans après l’éclatement de la crise majeure de 2015. Cette crise avait vu plus d’un million de migrants, Syriens pour moitié mais aussi Afghans et, dans une moindre mesure, Irakiens, Pakistanais ou Érythréens, arriver en Europe via la Méditerranée, en à peine un an.

Le lancement de ce travail paraissait également opportun alors que, à l’approche des élections européennes de 2024, le temps restant s’amoindrit pour faire aboutir la négociation du nouveau pacte migratoire proposé par la Commission européenne en 2020. Les divergences d’intérêts et d’approches entre États membres, divergences dont l’actualité fournit maints exemples, laissent planer une incertitude sur la possibilité de parvenir à un accord sur des sujets aussi délicats que, par exemple, la réforme du règlement dit de Dublin ([1]).

La pression migratoire exceptionnelle subie par le département français de Mayotte justifiait plus encore de se pencher en détails sur la problématique migratoire avant que celle‑ci ne s’impose d’elle-même dans le débat en France, de façon peut‑être dramatique. L’annonce par le Gouvernement du dépôt d’un projet de loi relatif à l’immigration ([2]) n’a fait que confirmer l’utilité de la remise d’un rapport d’information ayant pour ambition d’éclairer les membres de la commission des affaires étrangères sur les enjeux les plus actuels en la matière.

L’ampleur du sujet rendait impérative une délimitation du champ de la réflexion. Sur le plan géographique, les rapporteurs ont centré leurs travaux, d’une part, sur la façade Sud de l’Union européenne, depuis les îles Canaries jusqu’aux Balkans occidentaux en passant par la Grèce, et, d’autre part, sur l’île de Mayotte. Sur le plan thématique, ils se sont concentrés sur les arrivées irrégulières, c’est‑à‑dire les arrivées de personnes démunies des documents de séjour ou d’identité nécessaires pour entrer sur le territoire européen. Ils ont fait porter leurs investigations sur le volume des flux et sur l’évolution des routes empruntées, sur la gestion des frontières et les défis qu’elle pose ainsi que sur les réponses élaborées par l’Union européenne au lendemain de la crise de 2015. L’on ne trouvera donc pas, dans ce rapport, de développements consacrés, par exemple, à la protection temporaire des déplacés ukrainiens ou à l’intégration des réfugiés, sujets essentiels mais qui ont fait, ou qui feront, l’objet d’autres travaux parlementaires.

Les rapporteurs ont mené de nombreuses auditions, aussi bien d’acteurs institutionnels et politiques que de chercheurs ou d’associations de défense des droits des migrants et des réfugiés. Trois déplacements successifs à Mayotte, en Grèce et en Italie leur ont permis de confronter ces auditions à l’épreuve des faits et aux réalités de terrain. La visite de Samos et celle de Lampedusa leur ont donné l’occasion de mettre en perspective la problématique de ces îles méditerranéennes avec celle de Mayotte.

Au terme de leurs travaux, les rapporteurs se sont efforcés de dresser un état des lieux actualisé de la problématique migratoire aux frontières Sud de l’Union européenne et dans l’océan indien et de dégager un certain nombre de recommandations.

Dans un premier temps, le rapport fait ressortir la très forte reprise des flux migratoires vers l’Europe, pourtant encore largement ignorée dans les médias comme dans le discours politique. L’un des principaux enseignements porte sur l’augmentation exponentielle des arrivées en Italie au cours des cinq premiers mois de l’année en cours : 45 000 arrivées maritimes irrégulières ont ainsi été enregistrées à la date du 8 mai 2023 alors même que la saison des traversées, c’est‑à‑dire celle des beaux jours, n’en est encore qu’à ses prémices. C’est quatre fois plus que le nombre des arrivées pour la même période en 2022. Le chiffre de 100 000, correspondant au total des arrivées maritimes en Italie l’année dernière, sera donc largement dépassé en 2023. Outre cette accélération très préoccupante des flux, le rapport analyse l’évolution des routes empruntées et souligne le défi que constitue la gestion des frontières dans le contexte actuel. Il termine sur ce point par des anticipations, pour les mois et les années à venir, concernant tant l’ampleur des flux migratoires que l’évolution des voies d’accès vers l’Europe.

Le rapport s’interroge aussi sur les leçons qui ont pu être tirées par l’Union européenne de la grande crise migratoire de 2015 et 2016. À la suite de cet afflux sans précédent, la Commission européenne a engagé une réflexion ayant abouti à la proposition, formulée en 2020, d’un nouveau « pacte migratoire ». Le vaste ensemble de réformes proposé, s’il est ambitieux, court toutefois le risque d’une complexité excessive qui pourrait entraver son caractère opérationnel. Il n’en a pas moins le mérite de tenter d’apporter une réponse aux insuffisances et aux lacunes révélées par la crise de 2015. À quelques mois de la fin du mandat de l’actuelle Commission européenne, cependant, le doute plane encore sur la possibilité de parvenir à son adoption définitive.

Enfin, le rapport se penche également de manière particulière sur la situation de Mayotte qui, à l’instar du reste de l’outre-mer français, apparaît comme l’une des grandes absentes de la réponse européenne. Les rapporteurs rappellent le caractère absolument hors norme de la pression migratoire subie par ce département français et l’impasse que constitue le confinement de ces flux incessants de migrants aux limites étroites de l’île. Les conséquences en sont chaque jour plus dramatiques pour la population mahoraise, en proie à une sursaturation des services publics, doublée d’un chaos sécuritaire et d’une menace de catastrophe écologique.

Si, à Mayotte, la crise est déjà présente, et de manière suraiguë, tous les signaux laissent penser que l’hexagone et l’Union européenne ne sont pas à l’abri, eux non plus, d’une nouvelle crise migratoire. Il est temps, aux frontières Sud de l’Union européenne comme dans l’océan indien, de l’anticiper et de s’y préparer.


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I.   les migrations au SUD de l’europe : une augmentation des flux qui pose le dÉfi de la gestion des frontiÈres

L’année 2022 et le début de l’année 2023 ont été marqués par un redémarrage très net des flux migratoires, qui s’observe aussi bien dans les franchissements irréguliers des frontières extérieures de l’Union européenne que dans le nombre de demandes d’asile déposées. Les migrations vers l’Europe se font aujourd’hui essentiellement par la route des Balkans occidentaux et par la Méditerranée centrale. Celle‑ci a connu au cours des derniers mois une augmentation exponentielle des traversées. L’existence de facteurs structurels à la migration, qu’il s’agisse de l’instabilité en Afrique subsaharienne, de l’insécurité alimentaire ou de la crise climatique, devrait conférer à cette reprise des flux un caractère durable.

A.   des mouvements migratoires de nouveau en hausse

1.   Une nette reprise des flux migratoires

Après deux années de ralentissement liées à la pandémie de Covid-19, l’année 2022 a vu une nette reprise des flux migratoires. Ceux‑ci retrouvent globalement, à la faveur de la réouverture des voies d’immigration légale comme de la reprise d’activité des réseaux de passeurs sur les voies clandestines, leurs niveaux d’avant la crise sanitaire.

S’agissant de l’immigration légale, les premières délivrances de titres de séjour ou de visas long séjour ont dépassé en France les niveaux de 2019. Avec plus de 320 000 primo-délivrances, la France n’a jamais délivré autant de titres de séjour qu’en 2022 (+ 17,2 % par rapport à l’année précédente). Le vaste ensemble des délivrances de titres et visas connaît toutefois certaines modifications, marquées par le dynamisme de l’immigration de travail et étudiante, alors que l’immigration familiale demeure stable.

Les flux de demande d’asile retrouvent, eux aussi, les niveaux historiquement élevés de 2019, avec 137 046 nouvelles demandes enregistrées en 2022 par les guichets uniques de demande d’asile (GUDA), en hausse de 31,3 % par rapport à 2021 ; 131 000 demandes ont été introduites devant l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) en 2022 ([3]). L’OFPRA anticipe, pour 2023, un chiffre d’environ 160 000 demandes d’asile déposées devant lui. Aux demandeurs d’asile se sont ajoutées, en 2022, les plus de 100 000 personnes déplacées d’Ukraine et accueillies en France au titre du mécanisme européen de protection temporaire, reconduit par la Commission européenne jusqu’en mars 2024.

Cette reprise de la demande d’asile s’est nettement accélérée au dernier trimestre de l’année 2022, dépassant les niveaux historiquement élevés de l’automne 2019. Cette accélération touche l’ensemble de l’Union européenne ([4]), où 953 796 demandes d’asile ont été enregistrées en 2022, en augmentation de 42 %.

Bien que le conflit en Ukraine n’ait pas eu d’impact direct sur la migration irrégulière, il a entraîné une détérioration de la situation économique et sociale, notamment du point de vue de la sécurité alimentaire, dans de nombreux pays d’origine, tels que l’Égypte, le Soudan ou encore le Liban. Ce faisant, le conflit ukrainien a contribué indirectement à augmenter la pression migratoire dans l’Union européenne.

2.   Une augmentation des entrées irrégulières

Après un pic en 2015 et 2016, les franchissements irréguliers décelés aux frontières de l’Union européenne ont baissé jusqu’en 2019, en raison notamment de la crise sanitaire. Ces franchissements irréguliers ont ensuite réaugmenté, passant d’environ 125 000 en 2020 à plus de 300 000 en 2022. Ces hausses s’expliquent notamment par l’augmentation sensible des flux transitant par la route des Balkans ([5]), par la levée des restrictions de voyage liées au Covid-19 et par la réactivation des réseaux de passeurs qui repensent sans cesse leurs routes et leurs modes opératoires.

Le tableau ci‑après montre la reprise importante des entrées irrégulières dans l’Union européenne en 2022. Plus de 330 000 entrées irrégulières ont été enregistrées l’année dernière, en augmentation de plus de 65 % par rapport à l’année 2021, qui avait vu approximativement 200 000 entrées irrégulières. L’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes Frontex n’avait décompté que 127 000 franchissements irréguliers en 2020. Autre signal qui doit alerter, environ 83 000 refus d’entrée sur le territoire français ont été édictés en 2022, en hausse de 7 % par rapport à 2021. Sur les onze premiers mois de 2022, 6 244 étrangers ont été maintenus en zone d’attente, contre 3 823 pour l’ensemble de l’année 2021 ([6]).

EntrÉes irréguliÈres au sein de l’Union europÉenne

 

Nombre d’entrées irrégulières au sein de l’Union européenne

Évolution

 

2021

200 101

 

+ 57 %

2022

330 716

 

+ 65 %

janvier-février 2022

28 660

- 2 %

 

janvier-février 2023

28 129

Source : direction centrale de la police aux frontières et Frontex

La pression migratoire aux frontières extérieures de l’Union européenne en 2022 s’est révélée au plus haut depuis 2016. Si, en janvier 2023, Frontex n’a enregistré que 13 000 entrées irrégulières au sein de l’Union européenne, en baisse de 13 % par rapport à janvier 2022, cette diminution n’apparaît que ponctuelle. D’ailleurs, en France, en janvier 2023, la pression migratoire a globalement progressé aux frontières terrestres par rapport à janvier 2022. On a, en effet, constaté une nette reprise des non‑admissions avec plus de 6 700 refus d’entrée, dont plus de la moitié à la frontière franco-italienne, en janvier 2023, contre environ 5 000 en décembre 2022.

Le diagramme ci-après décrit l’évolution du nombre annuel de franchissements irréguliers des frontières extérieures depuis 2015.

Nombre annuel de franchissements irrÉguliers

des frontiÈres extÉrieures depuis 2015

https://frontex.europa.eu/thumb/Images_News/2023/Chart2015-2022_002.prop_750x.1ae87d95f7.png

Source : Frontex

3.   Des conséquences concrètes pour la France

Les rapporteurs rappellent que l’augmentation des franchissements irréguliers des frontières européennes n’est pas neutre. Il a des répercussions importantes pour les États membres. Deux types d’impacts, à court et moyen terme, de ces entrées irrégulières, peuvent plus particulièrement être relevés dans le cas de la France.

a.   Une augmentation continue du nombre d’étrangers en situation irrégulière

La reprise des entrées irrégulières au sein de l’Union européenne contribue à augmenter la présence sur le territoire français d’une population importante de ressortissants étrangers y séjournant illégalement. Il peut s’agir de personnes ne sollicitant pas ou n’obtenant pas de titre de séjour, ou encore de personnes déboutées du droit d’asile. Rappelons en effet que, selon un rapport de la Cour des comptes de 2015, plus de 96 % des déboutés du droit d’asile demeureraient en France malgré le rejet de leur demande ([7]).

Le nombre des ressortissants étrangers en situation irrégulière est difficile à évaluer puisqu’il s’agit, par définition, de dénombrer des personnes qui se dérobent à la surveillance des autorités françaises. Il est néanmoins possible de l’évaluer à travers les statistiques du ministère de la santé, via le nombre de personnes bénéficiant de l’aide médicale d’État (AME). En dix ans (2011-2021) le nombre de bénéficiaires de cette aide a augmenté de 80 %, passant de 210 000 à 380 000. Or, une étude de l’Institut de recherche et de documentation en économie de la santé (IRDES), réalisée sur un échantillon de 1 223 personnes dans les agglomérations parisienne et bordelaise en 2019, arrive à la conclusion que 49 % des personnes éligibles à l’aide médicale d’État ne font pas valoir leurs droits. En conséquence, le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin pouvait estimer devant la commission des lois du Sénat, le 2 novembre 2022, à un chiffre compris « entre 600 000 et 900 000 », le nombre d’étrangers séjournant irrégulièrement sur le territoire français.

Le tableau ci-après montre l’accroissement du nombre de bénéficiaires de l’aide médicale d’État entre 2003 et 2020.

Évolution du nombre de bÉnÉficiaires

de l’aide mÉdicale d’État de droit commun de 2011 À 2020

Source : direction générale des étrangers en France

 

La population des étrangers en situation irrégulière sur le territoire français tend, de surcroît, à se « cristalliser », compte tenu des grandes difficultés rencontrées pour procéder à leur éloignement. Le total des éloignements enregistrés ne s’est ainsi élevé qu’à 15 400 en 2022 (hors Mayotte). S’il est certes en hausse de 15 % par rapport à 2021, ce chiffre demeure toutefois très faible, comparé au nombre d’étrangers en situation irrégulière, ainsi qu’au nombre d’obligations de quitter le territoire français (OQTF) prononcées (134 280 en 2022). En outre, ce chiffre inclut les éloignements aidés, les éloignements spontanés et les « remises Dublin ». Les éloignements forcés proprement dits ne se sont ainsi élevés qu’à 11 410 en 2022 (10 091 en 2021), comme le montre le tableau ci-après.

Éloignements effectifs ([8])

 

2021

2022

janvier 2023

Éloignements forcés (A)

10 091

11 410

1 027

dont retours des ressortissants pays

tiers vers les pays tiers

3 511

5 056

518

dont remises Dublin

3 032

3 038

201

Éloignements spontanés (B)

1 742

1 888

133

Éloignements aidés (C)

1 570

2 102

197

Total des éloignements

(forcés/spontanés/aidés) (A)+(B)+(C)

13 403

15 400

1 357

Départs volontaires aidés (D)

1 415

1 263

175

Départs spontanés (E)

2 001

2 766

99

Total des sorties du territoire

(A)+(B)+(C)+(D)+(E)

16 819

19 429

1 631

Dont Éloignements et départs

volontaires aidés (C)+(D)

2 985

3 365

372

Source : département des statistiques, des études et de la documentation et direction générale des étrangers en France

Un rapport sénatorial publié en mai 2022 rappelait que le taux d’exécution des OQTF était passé de 22,3 % en 2012 à 5,7 % au premier trimestre de 2021 ([9]). L’exécution des mesures d’éloignement continue de se heurter à des difficultés dont les raisons sont bien connues. De nombreux rapports ont mis en cause l’insuffisance des moyens des services préfectoraux de l’immigration, couplée à l’extrême complexité du contentieux des étrangers, qui monopolise 40 % de l’activité des tribunaux administratifs.

Les freins tiennent aussi à la difficulté d’identifier la nationalité d’un certain nombre d’étrangers, à l’absence de documents de voyage et aux réticences des pays d’origine à délivrer, dans ce cas, un laissez-passer consulaire (LPC). Rappelons en effet que, lorsqu’un étranger en instance d’éloignement ne présente aucun passeport ou autre document l’autorisant à regagner le pays dont il possède la nationalité ou lui ayant octroyé un droit au séjour, la préfecture en charge de l’exécution de la mesure d’éloignement doit solliciter un laissez-passer consulaire auprès des autorités du pays de destination (postes consulaires ou autorités centrales).

Le taux de délivrance des laissez-passer consulaires dans un délai utile s’est élevé à 60 % en 2022, en légère augmentation par rapport 2021 (54 %). Une remontée du niveau de délivrance a été observée pour l’Algérie en 2022, avec 46 % de laissez‑passer délivrés, contre 6 % en 2021. Le début de l’année 2023 a malheureusement vu, dans un contexte d’aggravation des tensions diplomatiques, Alger refuser la délivrance de nouveaux laissez-passer consulaires. S’agissant des autres pays jugés prioritaires en matière d’éloignements, les taux de délivrance en 2022 ont été, par exemple, de 54 % pour le Maroc (contre 43 % en 2021), de 44 % pour la Tunisie (contre 41 % en 2021) et de 75 % pour le Sénégal (contre 72 % en 2021).

La pandémie de Covid-19, avec l’opportunité offerte aux étrangers sans titre de refuser le test de réaction de polymérase en chaîne (PCR) requis pour prendre l’avion, a par ailleurs constitué une entrave supplémentaire pendant de longs mois.

b.   Un accroissement du nombre de mineurs non accompagnés

L’augmentation des entrées irrégulières sur le territoire européen explique également l’augmentation, en France, de la présence de mineurs dits « non accompagnés » (MNA). La crise sanitaire avait eu pour effet de réduire fortement leurs arrivées en 2020. Depuis 2021, une augmentation de leur nombre, et plus précisément du nombre de prises en charge de ces mineurs sur décision judiciaire, est constatée. Entre le 1er janvier et le 31 décembre 2021, ce sont 11 315 mineurs isolés, reconnus comme tels par l’autorité judiciaire, qui ont été confiés aux départements, soit une augmentation de 18,8 % par rapport à l’année précédente. Cette tendance s’est confirmée en 2022 et au début de l’année 2023. Ainsi, entre le 1er et le 20 janvier 2023, le nombre de mineurs non accompagnés confiés aux départements par décisions judiciaires s’est élevé à 973, en augmentation de 35,7 % par rapport à la même période en 2021.

Nombre de Mineurs non accompagnÉs (MNA) pris en charge par l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE), au niveau national, entre 2015 et 2022

 

2015

2016

2017

2018

2019

2020

2021

2022

MNA pris en charge par l’ASE

5 990

8 054

14 908

17 022

16 760

9 524

11 315

14 782

Source : direction de la protection judiciaire de la jeunesse

B.   des routes remodelÉes au sud de l’europe

Les migrations vers le sud de l’Europe ne constituent pas un phénomène récent. On se souvient de l’arrivée par cargos entiers, dans les années 1990, après la chute du rideau de fer, de dizaines de milliers d’Albanais sur les côtes italiennes. C’est également de la décennie 1990 que date le développement des arrivées irrégulières depuis le Maroc vers l’Espagne, consécutif à l’obligation de visa imposée aux ressortissants marocains après l’adhésion de l’Espagne à la Communauté européenne. Les années 2000 ont vu, par la suite, un fort développement des traversées de la Tunisie vers l’Italie, ralenties ensuite par la conclusion d’un accord de réadmission ([10]) entre les deux pays, ainsi que par une surveillance accrue des côtes par les autorités tunisiennes. Ces exemples montrent que les routes d’accès vers l’Europe sont en perpétuelle redéfinition, en fonction des événements, des décisions politiques et des initiatives diplomatiques.

Les voies d’accès des migrants aux frontières Sud de l’Union européenne se répartissent aujourd’hui en cinq routes principales ([11]). Il faut garder présent à l’esprit, avant d’aborder ces routes plus en détail, qu’un nombre important de migrants originaires de pays du Sud et qui se trouvent aujourd’hui irrégulièrement sur le territoire européen, y sont entrés en passant par un aéroport, moyennant un document de voyage ou un visa régulier, mais en se maintenant au-delà de la durée de séjour permise. Il convient aussi de rappeler que les chiffres indiqués plus bas ne concernent que les arrivées décelées, les arrivées réelles étant évidemment supérieures, sans qu’il soit possible de les chiffrer précisément.

Nombre de franchissements irrÉguliers

des frontiÈres SUD de l’UNION europÉenne

https://frontex.europa.eu/thumb/Images_News/2023/Jan_Map_2022.prop_750x.4f3cac7212.png

Source : Frontex

1.   Les Balkans occidentaux, première voie d’arrivée irrégulière en Europe

La route des Balkans est devenue en 2022 la route la plus empruntée au Sud de l’Europe, avec 145 600 franchissements irréguliers, en augmentation de 136 % par rapport à 2021. C’est sur cette route qu’ont été enregistrées 45 % des entrées irrégulières en Europe en 2022. Les principales nationalités concernées ont été les Syriens, les Afghans et les Turcs mais on a observé également une augmentation du nombre de Tunisiens, d’Indiens et de Burundais, nationalités qui avaient été peu présentes jusqu’alors sur cette route.

Une partie de ce flux a gagné l’Italie par la route du Frioul. La frontière franco‑suisse a également vu, depuis l’été 2021, de nombreuses arrivées de migrants, notamment afghans, cherchant à pénétrer sur le territoire français en empruntant les transports ferroviaires. Le durcissement des contrôles à la frontière entre la Serbie et la Hongrie, à la fin de l’année 2022, a contribué à accroître les flux se dirigeant vers le Sud de la Suisse, via l’Italie et la Croatie. L’entrée de cette dernière dans l’espace Schengen de libre circulation, le 1er janvier 2023, a eu mécaniquement pour effet de fluidifier les flux qui y transitent.

Soumise à une pression migratoire exceptionnelle, l’Autriche est devenue le deuxième pays européen pour le nombre de demandeurs d’asile par habitant. Cette pression hors du commun a incité l’Autriche à se tourner vers la coopération bilatérale, en concluant avec le Maroc des accords en matière de lutte contre l’immigration illégale, rendus publics en février 2023. À titre d’indicateur, selon les données du ministère autrichien de l’intérieur, plus de 1 300 Marocains avaient déposé une demande d’asile en Autriche au mois de janvier 2023 ; 90 % d’entre eux étaient arrivés dans le pays de manière illégale. L’exemple du Maroc montre qu’un certain nombre d’États tiers, qu’il s’agisse de pays d’origine ou de transit, sont enclins à conclure des accords de coopération, mais plus sur un mode bilatéral que de manière globale avec toute l’Union européenne, soit qu’ils estiment en retirer des contreparties plus intéressantes, soit qu’ils aient un différend ou une mésentente avec un ou plusieurs États membres.

2.   La Méditerranée centrale, une deuxième voie d’accès en pleine expansion

La Méditerranée centrale avait été, en 2021, la première voie d’accès au Sud de l’Europe, avec plus de 68 000 entrées irrégulières décelées. Elle est passée au second rang en 2022, derrière la route des Balkans. Elle n’en a pas moins enregistré, avec plus de 100 000 entrées irrégulières, une hausse de 51 % des arrivées par rapport à 2021. Les arrivées de Libye et de Tunisie n’ont ainsi jamais été aussi nombreuses depuis 2017. Les Égyptiens, les Tunisiens et les Bangladais ont été les trois premières nationalités concernées.

La fin de l’année 2022 et le début de l’année 2023 ont vu une accélération de ces arrivées. Entre le 1er janvier et le 11 avril 2023, plus de 28 000 migrants ont débarqué dans le Sud du pays, contre moins de 7 000 en 2022 sur la même période. Ces arrivées massives ont conduit le gouvernement italien à annoncer, le 5 décembre 2022, la suspension « temporaire », en raison de la saturation des centres d’accueil, des « transferts Dublin », c’est-à-dire des renvois vers l’Italie des demandeurs d’asile entrés dans l’Union européenne via ce pays. Au demeurant, avant même la décision du gouvernement de Mme Giorgia Meloni de suspendre les transferts Dublin, ceux‑ci se faisaient déjà au compte-gouttes entre la France et l’Italie. Plusieurs gouvernements européens, particulièrement concernés par les mouvements dits « secondaires », dont le gouvernement français, ont réagi en appelant l’Italie à revenir à l’application de bonne foi des règles prévues par le règlement Dublin ([12]). La direction générale de la migration et des affaires intérieures (HOME) de la Commission européenne s’efforce depuis lors de convaincre l’Italie de reprendre ces transferts Dublin, moyennant l’augmentation des capacités de ses centres d’accueil. Aucune perspective ne semble toutefois, pour l’heure, se dessiner en ce sens. La décision du Conseil d’État des Pays-Bas du 26 avril 2023, faisant défense au gouvernement néerlandais de renvoyer des demandeurs d’asile vers l’Italie, quand bien même celle‑ci serait responsable de l’examen de leur demande sur le fondement du règlement Dublin, compte tenu de la saturation des capacités d’accueil dans ce pays, n’augure pas d’une reprise prochaine des transferts Dublin.

La France, de son côté, avait suspendu dès novembre 2022 ses opérations de relocalisation depuis l’Italie, à la suite de l’affaire de l’Ocean Viking ([13]). Rappelons que ces opérations de relocalisation étaient menées dans le cadre du « mécanisme volontaire de solidarité », dispositif non contraignant mis en place par le Conseil de l’Union européenne en juin 2022, pour une durée d’un an renouvelable.

Ces épisodes illustrent les défis majeurs que posent les flux migratoires actuels à la solidarité européenne, et le coin qu’ils risquent d’enfoncer entre les États de première entrée et ceux destinataires des mouvements secondaires. Quel que soit le jugement que l’on porte sur les positions politiques des uns et des autres, il est incontestable que l’Italie subit depuis plusieurs mois une pression migratoire croissante et très préoccupante qui justifie que les rapporteurs y consacrent un focus particulier.

 

L’augmentation exponentielle des arrivées de migrants en Italie en 2023

44 742 migrants, à bord de 877 embarcations, sont arrivés irrégulièrement par voie maritime en Italie, entre le 1er janvier et le 8 mai 2023, contre 11 797 sur la même période en 2022, soit une augmentation de 279 %.

Sur ces 44 742 migrants arrivés par voie maritime, 31 319 (70 % du total) ont été sauvés lors d’une opération « Search And Rescue » (SAR), 10 233 (22,9 %) ont été interceptés en mer principalement par la garde côtière ou la garde des finances ([14]), et 3 190 (7,1 %) ont été interpellés peu de temps après leur débarquement.

Au cours de la seule semaine du 1er mai au 8 mai 2023, on a recensé l’arrivée de 2 550 migrants par voie maritime. 1 660 étaient partis de Libye, 759 de Tunisie et 126 migrants de Turquie (en deux opérations).

D’après les données du ministère italien de l’intérieur, plus de la moitié des arrivées de 2023 en provenance de Libye (10 000 sur 17 000) proviendraient de la région côtière contrôlée par le général Khalifa Haftar.

Les principales régions de débarquement en Italie ont été, par ordre décroissant, la Sicile et ses îles Pélages Pantelleria, Linosa et Lampedusa (37 258 personnes recensées, soit 83,3 % du total), puis la Calabre (4 598), les Pouilles (748), la Ligurie (573), le Latium (355), la Campanie (294), la Sardaigne (219), les Abruzzes (201), la Toscane (185), les Marche (158) et enfin l’Émilie-Romagne.

La Tunisie a concentré en 2022 près de 56,1 % des départs vers l’Italie, devant la Libye (41 %), la Turquie (2,5 %) et l’Algérie (0,4 %). La répartition des flux entre les différents pays de départ est décrite dans le schéma ci‑après.

Pays de dÉpart des flux maritimes vers l’Italie

Source : ambassade de France à Rome

 

Le schéma ci‑après précise l’évolution des flux par pays de départ, de février à mai 2023.

Source : ambassade de France à Rome

Dans le cadre de ce rapport d’information, un déplacement a été effectué sur l’île de Lampedusa du 10 au 11 mai 2023. Cette île est devenue, aux yeux de nombreux migrants, à partir des années 2000, et plus encore à partir de la révolution tunisienne de 2011 et de la chute du régime de Mouammar Kadhafi à la même époque, la première porte d’entrée dans l’Union européenne. Lampedusa est devenue emblématique à la fois de la crise migratoire, du drame des naufrages dans la Méditerranée et des défis posés aux États de première entrée, en termes de soutenabilité et d’acceptabilité pour la population locale. Depuis quelques mois, elle se trouve à nouveau en première ligne face à l’augmentation des flux migratoires.

 

La situation à Lampedusa

Construit en 2015, le hotspot de Lampedusa héberge en moyenne, à l’heure actuelle, quatre fois plus de migrants que sa capacité normale d’accueil, qui est de 400 places. Selon l’Agence de l’Union européenne pour l’asile (EUAA), présente sur l’île, les arrivées à Lampedusa auraient augmenté d’environ 300 % pendant les quatre premiers mois de 2023, par rapport à la même période en 2022.

Les garde-côtes italiens et la garde des finances effectuent des sauvetages en mer, de manière quasi‑quotidienne. Outre les patrouilles qu’ils réalisent, ils peuvent être alertés par des avions, des navires ou par les embarcations de migrants elles‑mêmes. Au mois d’avril 2023, les garde-côtes et la garde des finances ont, au cours d’une seule semaine, ramené entre 50 et 55 bateaux à Lampedusa : 2 000 personnes ont été secourues en sept jours.

Interceptés en mer, les migrants sont amenés sur le quai Favaloro où ils font l’objet d’un premier examen médical sommaire afin, le cas échéant, de répondre aux cas d’urgence. Il est ainsi arrivé, comme cela a été rapporté à la mission d’information, qu’une femme donne naissance à son enfant dans le bateau des garde‑côtes. Les migrants sont conduits ensuite directement, par les services de police, du quai Favaloro au hotspot. Celui‑ci est un centre fermé, contrairement au centre de Samos, en Grèce, également visité dans le cadre de ce rapport d’information, qui n’est fermé que la nuit et dont les migrants peuvent sortir librement au cours de la journée. Les carabinieri n’ont pas de rôle dans l’accueil ou le transport des migrants accueillis à Lampedusa mais sont chargés de veiller au maintien de l’ordre public et peuvent, s’ils en sont requis, prêter une assistance aux services de police.

Au sein du hotspot, il est procédé à un travail de détection des vulnérabilités. Des photographies sont prises, de même que les empreintes digitales. Les migrants reçoivent une information relative à la procédure de dépôt d’une demande d’asile.

Les migrants sont ensuite très rapidement, au bout de quelques heures ou de quelques jours, transférés en Sicile ou sur le continent dans des centres d’accueil proprement dit. Pour faire face à l’augmentation des arrivées à Lampedusa et à la saturation du hotspot, le nombre de transferts vers le continent a été augmenté. Sous la supervision de la questure d’Agrigente, il a été décidé d’utiliser jusqu’à deux ferrys par jour et de recourir, lorsque c’est nécessaire, à des avions de transport militaire. Il a également été décidé d’accroître le nombre de places du hotspot, pour passer de 400 à 1 250 places. La Croix‑Rouge italienne va par ailleurs reprendre la gestion du hotspot qui était jusqu’à présent confiée au secteur privé.

Grâce à cette organisation, et à l’implication de tous les acteurs, y compris les associations, la présence des migrants à Lampedusa, en dépit de sa très forte augmentation, reste aujourd’hui peu perceptible pour la population insulaire. On sait que celle‑ci avait fait preuve d’une vraie solidarité lors des premières arrivées de migrants dans les années 1990 et 2000 mais qu’elle avait protesté contre l’absence de prise en charge par l’État italien d’un phénomène qui nuisait à l’activité touristique, principale ressource des habitants de cette île très exigüe (20 km2([15]).

Les rapporteurs saluent l’organisation mise en place à Lampedusa, qui a permis de préserver l’île et ses habitants tout en garantissant le respect des droits des migrants. Elle a fait en sorte que ne se renouvelle pas le chaos observé au début des années 2010, lors des premières vagues d’arrivées de migrants. On voit ici concrètement à l’œuvre la solidarité manifestée par le reste de l’Italie, Sicile et continent, avec son île située en première ligne.

L’augmentation exponentielle des arrivées de migrants en Italie depuis la fin de l’année 2022 a poussé les autorités italiennes à prendre un certain nombre de mesures exceptionnelles.

La réaction des autorités italiennes

La réaction des autorités italiennes ne s’est pas limitée à la suspension des transferts Dublin en décembre 2022. Elles ont aussi proclamé un « état d’urgence migratoire ».

Une ordonnance (ou décret-loi) du 16 avril 2023 a désigné un préfet délégué, entouré d’une task force. Celui‑ci a notamment pour mission d’augmenter les capacités d’accueil des hotspots, d’accroître le nombre de prestataires en charge de leur gestion et de simplifier la procédure.

Le gouvernement italien a également fixé de nouvelles règles aux organisations non‑gouvernementales (ONG) opérant en Méditerranée, en leur imposant de revenir au port après chaque intervention. Ce faisant, l’Italie espère diminuer le nombre d’arrivées, estimant que l’activité des navires d’ONG constitue un facteur déclenchant des traversées. Les ONG ont protesté contre ces règles mais s’y sont pliées.

Bénéficiant de contacts privilégiés en Libye et en Tunisie, le gouvernement italien a souhaité en tirer profit dans le cadre d’accords de coopération et de lutte contre l’immigration clandestine. Le 4 mai 2023, la Première ministre Giorgia Meloni et le général Khalifa Haftar se sont entretenus à huis clos, à l’occasion du déplacement du second à Rome. Le ministère italien de l’intérieur a fait savoir qu’un accord avait été signé, prévoyant une surveillance renforcée, par les autorités du général Haftar, des départs de migrants depuis la Cyrénaïque, en échange d’un soutien du gouvernement italien au secteur de l’agriculture dans l’Est du pays. L’Italie fournirait par ailleurs à son partenaire cinq patrouilleurs et des camions ainsi que des instruments de contrôle des déplacements comme des radars et des drones. La première ministre Meloni s’était déjà rendue à Tripoli, le 28 janvier, accompagnée de ses ministres des affaires étrangères et de l’intérieur, pour un premier contact avec les différentes autorités libyennes, mais n’avait pas pu se rendre alors dans la région de Benghazi contrôlée par général Haftar. Ce serait, semble‑t‑il, l’intervention des dirigeants égyptiens, dont le général Haftar est réputé proche, qui aurait facilité la prise de contact entre celui‑ci et Rome.

L’Italie s’appuie enfin sur le soutien de l’agence Frontex dans certains aéroports, ainsi que dans cinq ports, en particulier Lampedusa, Porto Empedocle et Crotone.

 

Les principales nationalités de migrants arrivés par voie maritime en Italie du 1er janvier au 8 mai 2023 sont retracées dans le digramme ci‑après.

Classement des principales nationalitÉs de migrants

arrivÉs en Italie À la date du 8 mai 2023

Source : ambassade de France à Rome

Les chiffres ci‑dessus montrent que, au sein des migrants arrivés par voie maritime en Italie, le nombre de ressortissants tunisiens ne figure, contrairement à ce que l’on aurait pu croire, qu’en sixième position. Les autorités italiennes mettent ce constat au crédit de leurs bonnes relations avec la Tunisie ([16]). L’arrivée de Soudanais à Lampedusa a aussi été relevée mais ceux‑ci sont encore peu nombreux. Les deux premières nationalités parmi les arrivants sont, en réalité, des francophones : les Ivoiriens et les Guinéens. Si la France, pour ce qui est au moins de l’hexagone, a jusqu’à présent été épargnée par les arrivées directes de bateaux de migrants dans ses eaux ou sur ses plages, la surreprésentation de nationalités francophones parmi les arrivées en Italie en 2023 doit donc, en revanche, constituer pour elle un sujet d’alerte.

 

Une alerte pour la France

Au vu du nombre élevé de francophones parmi les migrants arrivés en Italie depuis le début de l’année 2023, il serait illusoire de la part de la France de considérer que ces flux massifs ne la concernent pas.

Didier Leschi, directeur général de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII), a attiré l’attention le 5 mai 2023 sur « une augmentation des tentatives de passage à travers les Alpes ([17]) ». Comme il l’a expliqué : « il y a près de 40 000 personnes qui ont débarqué en Italie depuis le début de l’année 2023. Les nationalités qui arrivent en Italie sont pour près de la moitié d’entre elles, des nationalités qui ont un rapport avec l’espace historique francophone des Subsahariens. La première nationalité, ce sont les Ivoiriens et il y a aussi des Guinéens et des Maliens. Ces personnes sont peu enregistrées pour une partie d’entre elles et donc se dirigent immédiatement vers la France. »

Le directeur général de l’OFII ajoutait : « On a une poussée globale sur toute l’Union européenne puisque depuis le début de l’année, c’est plus de 300 000 personnes qui ont demandé ou déposé une demande d’asile dans l’Union européenne. Plus de 30 % par rapport à 2022. Les premières nationalités, ce sont toujours les Syriens, les Afghans. On a une très forte poussée de Turcs aussi, les Vénézuéliens ou les Colombiens vont plutôt vers l’Espagne. En Italie il y a un flux particulier qui ne concerne pas d’une certaine manière l’ensemble de l’UE, au sens où ce ne sont pas des nationalités qui ont des communautés dans toute l’Union européenne, mais qui concernent principalement l’Italie et la France. C’est pour ça que les tensions entre les deux pays sont fortes. On a une augmentation des tentatives de passage à travers les Alpes parce que justement, ce sont pour beaucoup d’entre elles des nationalités où on parle le français. »

3.   La Méditerranée orientale, troisième porte d’entrée

Quelque 42 831 franchissements irréguliers des frontières ont été détectés sur la route de la Méditerranée orientale en 2022, en doublement par rapport à l’année précédente. Ces chiffres demeurent certes, pour l’instant, inférieurs de plus de moitié à ceux de 2019. La situation dans les îles grecques ne présente donc plus le caractère de crise aiguë qu’elle a eu de 2015 à 2020. C’est en effet en Grèce que s’était concentrée en 2015 la grande majorité des arrivées (850 000 en un an, dont plus d’une moitié de Syriens, un quart d’Afghans et le reste composé d’Irakiens et d’autres nationalités). Les rapporteurs ont pu se rendre compte de cette évolution en visitant en mars 2023 le centre d’hébergement de Samos, moderne et construit entièrement grâce à des financements européens. Plus vaste centre de Grèce et même d’Europe ([18]), doté d’une capacité de 3 000 places, le camp de Samos est occupé aujourd’hui par environ 900 migrants.

Les principales nationalités concernées par les franchissements irréguliers sur cette route de la Méditerranée orientale ont été les Syriens, les Afghans et les Nigérians. Lors du déplacement effectué en Grèce, il a été signalé une proportion importante, depuis août 2022, de migrants palestiniens arrivant dans ce pays, en provenance du Liban ou de Gaza, via l’Égypte. La présence de ressortissants palestiniens sur cette route depuis 2022 est effectivement mentionnée dans les différents rapports de veille des institutions européennes. Les Palestiniens constituent la première nationalité arrivée dans les îles de la mer Égée pour l’année 2022 et le premier trimestre de l’année 2023.

Si les chiffres des franchissements irréguliers sur cette route n’ont donc pas, en valeur absolue, le caractère critique d’il y a quelques années, ils n’en ont pas moins connu une hausse de 108 % par rapport à 2021. On note, de surcroît, une accélération des flux aux frontières grecques au début de l’année 2023, avec un doublement par rapport à la même période en 2022. S’agissant de Chypre, la situation y est particulièrement difficile : le nombre de demandeurs d’asile y a doublé en 2022 par rapport à 2021.

4.   La Méditerranée occidentale et l’Afrique de l’Ouest : des routes relativement sous contrôle

a.   La Méditerranée occidentale

L’Espagne a eu recours, depuis plusieurs années, à la mise en place d’un système intégré de surveillance des frontières, notamment sur le détroit de Gibraltar, avec l’utilisation de radars. La coopération entre le Maroc et l’Espagne s’est révélée efficace. Un accord de réadmission a été conclu entre les deux États. Les autorités marocaines ont accepté d’exercer une mission de surveillance des côtes. Les arrivées irrégulières par cette route ont diminué de 21 % en 2022 par rapport à 2021, avec un chiffre de 14 582.

b.   L’Afrique de l’Ouest

Le renforcement progressif au cours des dernières années du contrôle dans le détroit de Gibraltar a eu pour effet, dans un premier temps, de détourner un certain nombre de flux migratoires vers la route de l’Atlantique Ouest. La fin des années 2000 a ainsi vu une forte augmentation des arrivées dans les îles Canaries de migrants partant de Nouadhibou, en Mauritanie, ou même du Sénégal. Toutefois, là encore, les Espagnols ont développé leur coopération avec les pays de départ concernés, qu’ils ont accompagnés par un plan de développement appelé « plan Afrique ». L’agence Frontex a apporté son soutien à cette action : l’une de ses premières opérations d’envergure a eu lieu au large des îles Canaries. Cette politique a porté ses fruits. Les arrivées irrégulières par cette route ont diminué de 31 % en 2022 par rapport à 2021, avec 15 462 franchissements irréguliers détectés (468 pour le mois de décembre 2022).

Les évolutions des différentes routes vers le flanc Sud de l’Union européenne en 2022 sont résumées dans le tableau ci-après.

Évolution des franchissements irrÉguliers sur le flanc sud de l’Europe

Route

Janvier-décembre 2022

Décembre 2022

2022/2021

Principales nationalités

Balkans occidentaux

145 600

8 944

+ 136 %

Syriens, Afghans, Turcs, Tunisiens

Méditerranée centrale

102 529

7 760

+ 51 %

Égyptiens, Tunisiens, Bangladais, Syriens

Méditerranée orientale

42 831

1 898

+ 108 %

Syriens, Afghans, Nigérians, Congolais (Kinshasa)

Méditerranée occidentale

15 462

784

– 21 %

Algériens, Marocains, Syriens

Afrique de l’ouest

71 081

468

– 31 %

Marocains, Sénégalais, Guinéens, Ivoiriens

Source : Frontex

L’un des enseignements que l’on peut tirer de ce qui précède est celui d’une certaine efficacité des accords bilatéraux, conclus par exemple par l’Espagne. Après l’Autriche, l’Italie semble également vouloir s’engager dans cette voie, comme elle l’avait d’ailleurs déjà fait par le passé ([19]). Si la Grèce, compte tenu de ses relations difficiles avec la Turquie, n’est jamais entrée avec son voisin dans ce type de coopération bilatérale, l’Union européenne, en revanche, s’y est essayée, avec l’accord du 7 mars 2016 ([20]).

Comme l’écrit le chercheur Matthieu Tardis, « la coopération avec les pays tiers en matière migratoire (…) fait l’objet d’un consensus parmi les États membres de l’Union européenne. Si ces derniers ne s’accordent pas sur leurs responsabilités quant à l’accueil et à la solidarité européenne, ils se retrouvent sur deux points : « réduire les flux de migration illégale et accroître les taux de retour » (déclaration du Conseil européen de Bratislava de septembre 2016) des étrangers en situation irrégulière. Pour cela, l’Union européenne a besoin des pays tiers, appelés à davantage contrôler leurs frontières et à réadmettre leurs ressortissants ([21]). »

5.   L’augmentation des non‑admissions aux frontières françaises

Les flux migratoires décrits précédemment ont eu d’ores et déjà des impacts sur les frontières françaises qu’il est possible de mesurer, par exemple, par le biais des non‑admissions sur le territoire national opérées par les services de la police aux frontières. Ces non‑admissions ont augmenté de 12 % en 2022 et de 5 % sur les deux premiers mois de 2023.

Concernant les frontières intérieures terrestres, la frontière franco‑italienne a vu les non‑admissions augmenter de 8 %, sous l’effet des mouvements secondaires de personnes débarquées en Italie ou en provenance des Balkans. Elles ont concerné essentiellement des Tunisiens, des Afghans, des Ivoiriens, des Guinéens et des Marocains. Les Alpes‑Maritimes, suivies de la Savoie, ont absorbé la majorité de ces flux.

Les non‑admissions à la frontière franco‑espagnole, en légère baisse de 3 %, sont liées aux débarquements en Espagne, qui sont eux-mêmes en reflux. Elles ont concerné essentiellement des Marocains (25 %) et des Algériens (24 %). Les Pyrénées‑Orientales ont absorbé 51 % de ce flux (personnes plutôt en provenance de la péninsule) et les Pyrénées‑Atlantiques 48 % (migrants plutôt en provenance des îles Canaries).

Les non-admissions ont augmenté de 5 % à la frontière franco-belge. Elles ont concerné, pour l’essentiel, des Marocains, des Congolais et des Algériens. Cette hausse est liée surtout aux contrôles effectués dans le cadre de la lutte contre les « small boats ».

La très forte augmentation des non‑admissions à la frontière franco-suisse (+ 95 %) s’explique par la lutte contre les mouvements secondaires en provenance des Balkans, qui empruntent la route de la Hongrie ou la Slovénie, ou de l’Autriche et de la Suisse. Ces non‑admissions ont concerné surtout des Afghans et des Tunisiens mais aussi des Algériens et des Marocains.

S’agissant des frontières intérieures aériennes, les flux, notamment extra‑Schengen, ont nettement repris en 2022, en lien avec l’amélioration de la situation sanitaire. L’aéroport de Roissy‑Charles de Gaulle est resté le plus touché par la pression migratoire irrégulière, suivi de ceux de Beauvais et d’Orly. Les Marocains, les Turcs et les Algériens y ont été les nationalités les plus refusées, à la suite de la réouverture des espaces aériens en 2022.

C.   des migrations appelÉes À durer

1.   Des facteurs de migration plus prégnants

Tous les signaux laissent présager, pour les années à venir, l’amplification des flux migratoires actuels, sous les effets conjugués de la levée des dernières restrictions sanitaires appliquées aux déplacements internationaux et des tensions géopolitiques en cours. Les crises, manifestes ou larvées, au Sahel, au Soudan, dans la région des Grands Lacs, en Tunisie, au Liban, en Turquie, etc., continueront d’alimenter les flux migratoires à destination du flanc Sud de l’Europe. La situation sécuritaire, démocratique et humanitaire de même que l’existence de menaces hybrides dans un certain nombre d’États du Moyen Orient, d’Afrique sahélienne et subsaharienne et de la Corne africaine sont, de ce point de vue, particulièrement préoccupantes.

L’instabilité économique mondiale constituera un facteur aggravant. La directrice générale du Fonds Monétaire International (FMI), Mme Kristalina Georgieva, a annoncé pour 2023 une année « plus difficile » que la précédente et pointé les risques liés à l’inflation, au chômage et à l’impact de la hausse des taux sur les pays endettés. Le FMI a alerté, en particulier, sur le risque de voir 60 % des pays émergents ou en développement basculer dans une crise de la dette souveraine ([22]). Le dérèglement climatique constituera un second facteur aggravant. Le changement climatique est, selon un rapport publié le 26 avril 2023 par l’Imperial College de Londres ([23]), responsable de la sécheresse qui sévit actuellement en Somalie, au Soudan, au Kenya, en Éthiopie, en Érythrée ou encore à Djibouti. À ce sujet, le 3 mai 2023, une agence de l’Organisation des Nations Unies a lancé une alerte quant aux conséquences du phénomène météorologique El Niño : « Le phénomène météorologique El Niño a de fortes probabilités de se former cette année (…) El Niño est un phénomène climatique naturel généralement associé à une augmentation des températures, une sécheresse accrue dans certaines parties du monde et de fortes pluies dans d’autres (…) El Niño est généralement associé à une augmentation des précipitations dans certaines régions du sud de l’Amérique du Sud, le sud des États-Unis, la Corne de l’Afrique et l’Asie centrale ([24]). ».

À court ou moyen terme, la dégradation de la situation politique et socio‑économique en Tunisie pourrait avoir un impact important sur le volume des flux migratoires vers l’Europe, comme l’a souligné le ministère italien des affaires étrangères auprès des rapporteurs lors de leur déplacement à Rome. Le Haut‑commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) anticipe, par ailleurs, l’arrivée d’un nombre non négligeable de Syriens, voire de Turcs, en provenance des régions touchées par le séisme de février 2023.

Selon les indications apportées aux rapporteurs par la direction centrale de la police aux frontières (DCPAF), les mouvements secondaires, notamment vers la France, devraient se maintenir à un niveau élevé en 2023. Les frontières intérieures françaises seront exposées en 2023 en 2024 à une pression migratoire d’autant plus forte que les contrôles frontaliers seront renforcés, notamment à l’occasion de la coupe du monde de rugby et des jeux olympiques et paralympiques. La DCPAF milite pour cette raison pour le maintien de la réintroduction temporaire du contrôle aux frontières intérieures dans le cadre de l’espace Schengen, recommandation que les rapporteurs reprennent à leur compte.

Proposition des rapporteurs : Maintenir la réintroduction temporaire du contrôle aux frontières intérieures de l’espace Schengen.

2.   Les impacts sur les routes vers l’Europe et sur les frontières françaises

L’Italie continuera à être soumise à une forte pression migratoire au cours des prochains mois. Les mesures prises par le gouvernement italien, qu’il s’agisse du contrôle de l’activité des ONG ou de la coopération bilatérale avec les États d’Afrique du Nord, ne suffiront pas à freiner durablement l’augmentation des flux que nourriront la guerre au Soudan, la sécheresse en Afrique de l’Ouest et dans la Corne africaine et l’insécurité au Sud du Sahara. Comme l’a montré le déplacement à Lampedusa et à Rome, une forte proportion des migrants arrivant aujourd’hui en Italie, de l’ordre de 50 %, sont des francophones, en particulier des Tunisiens, des Ivoiriens et des Guinéens. Si les Tunisiens tendent à rester en Italie, les Ivoiriens et les Guinéens cherchent quant à eux, dans leur très grande majorité, à rejoindre la France, en raison des diasporas qui y sont déjà implantées.

Sur la route des Balkans, la pression demeurera forte en 2023 en raison d’un vivier important de migrants déjà présents. Son intensité dépendra notamment de la politique de visas appliquée par certains États de la région, ainsi que de l’évolution de la situation en Turquie. Concernant la frontière franco-suisse, on peut s’attendre toutefois à une atténuation de la pression, compte tenu du plan d’action bilatéral conclu par la Suisse avec l’Autriche et du renforcement de sa coopération avec l’Allemagne.

À la frontière espagnole, la pression migratoire pourrait continuer à baisser à l’avenir, compte tenu des investissements réalisés par l’Espagne dans les pays africains voisins. Le contrôle exercé par le Maroc sur la façade atlantique, à la suite de l’amélioration des relations diplomatiques entre les deux pays, conjugué à une surveillance accrue au départ de la Mauritanie, du Sénégal et de la Gambie, apparaît de nature à contrer les flux renaissants. La maîtrise de ces flux reste toutefois soumise à l’aléa du maintien d’une bonne entente diplomatique avec ces différents États.

La frontière franco‑allemande devrait rester soumise à une forte pression en 2023. Du fait de la densité du réseau de circulation, elle est relativement poreuse et peu contrôlée. L’implantation des deux côtés de la frontière de fortes diasporas turques et balkaniques donne lieu à de fréquents passages transfrontaliers. Leur faible détection ne reflète pas tant un faible flux migratoire qu’une insuffisante disponibilité des effectifs policiers au contrôle frontalier. La forte augmentation (+47 %) des primo-demandes d’asile en Allemagne en 2022 (essentiellement de Syriens, d’Afghans et de Turcs) contribuera à cette pression, les déboutés de l’asile étant portés à poursuivre leur périple vers la France.

Une pression migratoire au moins égale est à prévoir à la frontière franco‑belge. À l’instar de la frontière germanique, elle s’avère difficilement contrôlable, du fait de la densité du réseau de circulation. De nombreux mouvements pendulaires y sont recensés en matière de flux irréguliers, notamment dans le cadre des tentatives de traversées vers le Royaume-Uni, en « small boats » ou en poids lourds, et compte tenu également de l’implantation des deux côtés de la frontière de fortes diasporas, maghrébines en particulier.

 


  1  

 

II.   La situation spÉcifique de Mayotte : une bombe À retardement

L’île de Mayotte, territoire français depuis 1841 ([25]) et département français depuis 2011, pourrait sembler, à certains égards, dans une situation bien différente de celle des côtes méditerranéennes dont elle est séparée par des milliers de kilomètres. On peut pourtant dresser des parallèles éclairants avec les problématiques migratoires que connaissent les îles de Samos et de Lampedusa même si les réponses qui sont apportées apparaissent bien différentes. Cette différence d’approche pose question lorsqu’on se rappelle que Mayotte, bien qu’elle ne fasse pas partie de l’espace Schengen, n’en constitue pas moins une « région ultrapériphérique » de l’Union européenne.

Mayotte subit depuis plusieurs années des flux migratoires massifs, très majoritairement en provenance des Comores. Ces flux sont à l’origine de problèmes dramatiques pour la population de l’île, dans tous les domaines : démographie, sécurité, santé, école, approvisionnement en eau, etc. Face à ces conséquences extrêmement graves, les réponses apportées sont loin d’être à la hauteur des enjeux. Elles se résument à certaines dérogations au droit commun, notamment en matière d’acquisition de la nationalité française, et à une politique d’interception et de reconduite qui est certes nécessaire mais pas suffisante.

A.   des flux migratoires massifs

1.   Des flux très majoritairement comoriens

Après une courte accalmie liée au Covid-19 en 2020, les flux migratoires ont repris entre les Comores et Mayotte dès le début de l’année 2021. Les Comoriens ont représenté, en 2021, 30 000 détections à l’entrée ou sur le territoire de Mayotte. Sur la période 2019‑2022, 87,12 % des étrangers en situation irrégulière placés en rétention après une arrivée maritime étaient de nationalité comorienne. En 2022, les Comoriens ont été de très loin, comme les années précédentes, la première nationalité détectée pour les entrées irrégulières à Mayotte (96 %). Les premiers mois de 2023 montrent que les flux à destination du territoire mahorais continuent d’augmenter.

Ces flux comoriens sont facilités par la faible distance qui sépare Anjouan de Mayotte (70 kilomètres), comme le montre la carte ci-après. Les traversées se font sur des canots de pêche rapides et effilés, à fond plat et équipés d’un ou deux moteur, appelés « kwassas ». Les passagers doivent payer entre 300 et 1 200 euros par personne, le prix variant en fonction du nombre de personnes dans l’embarcation (moins il y a de passagers, plus le prix est élevé) et de la puissance des moteurs utilisés (plus ils sont puissants, plus les bateaux augmentent leur chance de ne pas être interceptés). C’est un motif essentiellement économique qui motive la décision des Comoriens de s’installer à Mayotte, le produit intérieur brut (PIB) du département étant près de huit fois supérieur à celui des Comores.

Situation géographique de l’archipel des Comores et de Mayotte