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N° 1542

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

SEIZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 19 juillet 2023.

RAPPORT

DÉPOSÉ

en application de l’article 145 du Règlement

PAR LA COMMISSION DEs affaires ÉTRANGÈRES

en conclusion des travaux d’une mission d’information constituée le 12 octobre 2022

sur la politique des sanctions internationales

et présenté par

MM. Thibaut François et Christopher Weissberg,

Députés.

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SOMMAIRE

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Pages

propositions des rapporteurs

introduction

I. les sanctions, complément ou substitut à la guerre

A. Un vieil instrument de contrainte dans le cadre des relations internationales

1. Une pratique ancienne visant à exercer une pression économique ou politique sur un adversaire

2. Une institutionnalisation progressive des sanctions au cours du XXe siècle

B. Un éventail de mesures de pression

1. Les différentes typologies de sanctions internationales

a. Les sanctions générales

b. Les sanctions dites « intelligentes »

2. Les diverses catégories de sanctions internationales

a. Les sanctions économiques et financières

i. Les sanctions commerciales

ii. Les sanctions financières

b. Les autres types de sanctions

i. Les sanctions touchant les déplacements

ii. Les sanctions touchant les armements

iii. Les sanctions d’ordre diplomatique

iv. Les sanctions culturelles et sportives

C. des objectifs multiples et indépendants

II. Une mise en œuvre différenciée en fonction des régimes concernés

A. Une approche onusienne perçue comme plus légitime mais confrontée à des lenteurs ou à d’importants blocages

1. Un outil à la main du Conseil de sécurité des Nations unies

a. Un instrument prévu par la Charte des Nations unies

b. Les diverses catégories de sanctions mises en œuvre par le Conseil de sécurité

2. La mise en œuvre et le suivi des régimes de sanction onusiens

a. Les comités des sanctions et les panels d’experts

b. La mise en œuvre des sanctions onusiennes

i. Le suivi de la bonne application au niveau des organes de l’ONU

ii. La transposition en droit européen et en droit national

3. L’impact des sanctions sur les populations civiles et la question des dérogations et exemptions humanitaires

B. Une approche américaine intégrée et uniforme

1. Les sanctions internationales, axe central de la politique étrangère américaine

a. Le recours aux sanctions, usage ancien et bien établi

b. Les sanctions secondaires ou sanctions extraterritoriales, une spécificité américaine

2. Le rôle prépondérant de la branche exécutive du pouvoir en matière de sanctions internationales

a. Le rôle central du Département du Trésor

b. L’OFAC, guichet unique en charge de déterminer la doctrine de mise en œuvre des sanctions et de délivrer des autorisations ou dérogations

3. Le Congrès américain dispose cependant d’un véritable pouvoir d’influence et de contrôle en matière de sanctions

a. Un pouvoir de définition du cadre juridique relatif aux sanctions

b. Un pouvoir de contrôle et d’influence

C. Une approche européenne moins intégrée et moins uniforme

1. Les sanctions, instrument permettant à l’Union européenne d’exercer une influence et de défendre ses valeurs dans les affaires internationales

a. Les catégories de sanctions européennes

i. Le régime de sanctions prises par l’ONU

ii. Le régime de sanctions mixtes

iii. Le régime de sanctions autonomes

b. Les bases juridiques des sanctions européennes

c. La procédure d’adoption des mesures restrictives européennes

i. Un processus faisant l’objet de négociations, parfois longues, pour parvenir à des compromis entre les vingtsept États membres

ii. L’implication des autorités publiques françaises dans le processus d’adoption des sanctions européennes

2. Une mise en œuvre des sanctions effectuée par chacun des États membres

a. Les disparités constatées dans la mise en œuvre des sanctions peuvent amoindrir leur efficacité

b. Le rôle central de la DG Trésor et de la DGDDI à l’échelon national pour la mise en œuvre des sanctions européennes

3. Un recours européen moins souple et moins dissuasif en comparaison avec la pratique américaine

a. Un refus de principe de recourir aux sanctions secondaires

b. Un contrôle juridictionnel effectif des sanctions européennes

III. Un outil dont l’efficacité peut faire débat et nécessitant un strict suivi

A. L’efficacité des sanctions doit être mesurée à l’aune des objectifs politiques poursuivis

1. Une efficacité variable en fonction des cas considérés

2. La nécessaire question de l’évaluation des régimes de sanction

a. Nations unies : un travail d’évaluation bien trop limité

b. Sanctions américaines : une culture de l’évaluation qui semble fortement se développer au sein des agences en charge de cette thématique

c. Sanctions européennes : un travail d’évaluation trop faiblement organisé

B. Les difficultés économiques et le coût engendrés par les régimes de sanction

1. Les difficultés spécifiques rencontrées par les opérateurs économiques dans un contexte de sanctions internationales

a. L’aversion au risque des entreprises

b. Les différents effets préjudiciables engendrés par l’approche américaine des sanctions internationales

c. Les solutions mises en avant au sein des Nations unies pour ne pas entraver le travail des acteurs humanitaires et rassurer les opérateurs économiques

2. La question de l’accompagnement des entreprises françaises face aux effets des sanctions

a. L’implication des autorités publiques en appui aux entreprises

i. Le rôle central de la DG Trésor aux côtés des opérateurs économiques

ii. Les autres acteurs œuvrant aux côtés des opérateurs économiques

b. Les pistes d’améliorations pour mieux accompagner les entreprises dans un contexte de sanctions internationales

i. Recommandations d’améliorations à l’échelon européen

ii. Recommandations d’améliorations à l’échelon national

C. Les risques de contournements et de pratiques opportunistes

1. Le contournement ou l’évitement représentent une menace pour l’efficacité des régimes de sanction

a. Les diverses pratiques d’évitement ou de contournement

b. Les stratégies d’adaptation des pays sous sanctions

c. Les réponses développées face au risque d’évitement et de contournement des sanctions

i. Les démarches diplomatiques

ii. Les démarches coercitives

2. À plus long terme, les stratégies de contournement et d’adaptation des pays sous sanctions ne risquent-elles pas de rendre inopérants les régimes de sanction ?

TRAVAUX DE LA COMMISSION

annexe : Liste des personnes auditionnées par les rapporteurs


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propositions des rapporteurs

Renforcer le contrôle et le suivi des régimes des sanctions

1) Mettre en place une délégation parlementaire pour le contrôle et l’évaluation des sanctions, sur le modèle de la délégation parlementaire au renseignement, afin de permettre des échanges réguliers – en cas de besoin confidentiels – avec le Gouvernement. Un meilleur suivi apparaît, aux yeux des rapporteurs, comme le gage d’une plus grande efficacité des sanctions ;

2) Donner la possibilité aux députés et sénateurs membres de la délégation parlementaire aux sanctions dont les rapporteurs préconisent la création, de soumettre au Gouvernement des recommandations relatives à la mise en place de dérogations ou à la levée de certaines mesures, à l’occasion des révisions des régimes de sanction européens ;

3) Sur le modèle américain et selon la pratique en vigueur au Congrès des États‑Unis, tenir des réunions semestrielles ou annuelles sur le suivi des régimes de sanction au sein de la commission des affaires étrangères pour faire un point régulier et public sur l’efficacité et les conséquences socio‑économiques des sanctions adoptées ;

4) Mettre en place, à l’échelon national sous l’égide de la Direction générale du Trésor, un système formalisé d’évaluation des sanctions, en amont et en aval de la prise de décisions ;

5) Mobiliser notre outil diplomatique pour mieux expliciter notre position et nos objectifs en matière de sanctions, afin de répondre utilement et efficacement aux contre‑narratifs développés par les pays ciblés.

Améliorer le processus d’élaboration et d’application des régimes de sanction

6) Initier une réflexion concernant l’établissement d’une véritable doctrine française en matière de sanctions, élément capital qui semble parfois manquer et peut entraîner des incohérences dans notre politique étrangère ;

7) Mettre en place – à l’échelon national pour M. Thibaut François et à l’échelon européen pour M. Christopher Weissberg – une structure mieux intégrée sur le modèle de l’OFAC américain ou de l’OFSI britannique, afin de favoriser une application plus uniforme des sanctions et d’offrir la possibilité aux opérateurs économiques de disposer d’un guichet unique, efficace et réactif, vers lequel se tourner ;

8) Développer à l’échelon européen un mécanisme d’exemptions générales (general licenses américaines) et de dérogations, au cas par cas, sur le modèle américain, afin de permettre plus de souplesse face aux éventuelles difficultés rencontrées par les opérateurs économiques ;

9) Accroître, aux échelons européen et national, la sécurité juridique des entreprises en renforçant leur accompagnement et leur information dans un contexte de sanctions internationales.

Lutter contre les risques d’évitement et de contournement des sanctions

10) Intensifier les échanges diplomatiques avec certains États tiers pouvant favoriser l’évitement ou le contournement des sanctions et qui sont parfois des partenaires avec lesquels nous entretenons des relations de grande proximité (Émirats arabes unis, Israël, Turquie, Serbie) ;

11) Entamer une réflexion sur les risques de développement de « mécanismes de résistance » aux sanctions par les pays ciblés, afin de se préparer à adapter notre outil en conséquence ;

M. Chrisopher Weissberg soutient seul deux propositions auxquelles s’oppose M. Thibaut François :

12) Instaurer un procureur général européen indépendant pour l’application des sanctions. Il serait chargé de lutter contre les violations des sanctions européennes et serait habilité à rechercher, poursuivre et traduire en justice les auteurs de ces infractions ;

13) Entamer une réflexion sur l’établissement d’une doctrine concernant les sanctions secondaires à l’échelon européen, afin éventuellement de renforcer, par ce biais, la crédibilité de notre parole face aux risques de contournement.

 


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   introduction

Les sanctions internationales, qui consistent en des mesures prises par un ou plusieurs États à l’encontre d’un autre État ou d’un groupe d’individus, sont devenues un élément fondamental des relations internationales.

Ces mesures visent, grâce à la pression exercée en vue d’affecter le bien‑être ou les ressources de l’entité visée, à dénoncer publiquement ses agissements, à diminuer sa capacité de manœuvre, à fragiliser sa position et enfin à l’amener à modifier son comportement.

Ce type d’instrument est utilisé quand il n’est pas possible ou souhaitable d’agir autrement : quand, face à une situation inacceptable, l’inaction constituerait une faute et le recours à la guerre aurait un coût trop important. Si les sanctions ne peuvent, à elles seules, régler une crise, elles constituent indéniablement un outil de pression non négligeable. Elles se révèlent souvent insuffisantes tout en étant indispensables face à certaines situations critiques. En revanche, elles ne peuvent en aucun cas remplacer une politique étrangère et ne sont qu’un instrument au service de celle‑ci, un levier devant permettre de déboucher sur un processus politique. Les sanctions ne peuvent pas être éternelles – ce serait d’ailleurs là le signe d’un échec – et doivent toujours offrir une perspective de sortie de crise avec une possibilité de retour au droit international.

La plupart des critiques adressées aux sanctions internationales visent principalement les sanctions unilatérales, notamment américaines, souvent perçues comme injustes, à l’image de l’embargo économique et commercial qui frappe Cuba depuis plus de six décennies. À l’inverse, les sanctions émises par l’Organisation des Nations unies (ONU) demeurent consensuelles et légitimes comme en atteste le renouvellement régulier des régimes de sanction actuellement mis en œuvre. Cependant, la crise actuelle que traverse le multilatéralisme ne permet pas à l’ONU de jouer pleinement son rôle, la situation de blocage au Conseil de sécurité des Nations unies, empêchant l’organisation d’intervenir face à certaines crises comme l’invasion russe de l’Ukraine.

Les sanctions ne sont efficaces que lorsqu’elles impliquent une large coordination entre plusieurs pays ayant la ferme volonté de pousser l’entité visée à changer de comportement. Leur efficacité ne peut être évaluée qu’au regard des objectifs politiques qui leur ont été assignés, lesquels peuvent par ailleurs être multiples et indépendants les uns des autres. En outre, les sanctions peuvent mettre du temps à produire pleinement leurs effets et entraînent nécessairement des effets négatifs pour les pays émetteurs qu’il est indispensable d’expliciter et d’assumer auprès des populations, afin de maintenir dans la durée la légitimé des mesures prises.

La doctrine française en matière de sanctions a évolué, depuis vingt‑cinq ans au gré des événements et des crises qui ont modifié notre position. C’est là un instrument important de politique étrangère auquel nous avons peut-être trop systématiquement recouru, le transformant ainsi en une solution de facilité.

Dans le contexte actuel de multiplication et de complexification des sanctions internationales faisant suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les rapporteurs estiment qu’un suivi plus efficace et qu’une meilleure évaluation des régimes de sanction devraient être rapidement mis en œuvre en suivant, sur ce point, la pratique relevée aux États-Unis. Ils proposent notamment la création d’une délégation parlementaire pour le contrôle et l’évaluation des sanctions, sur le modèle de la délégation parlementaire au renseignement, qui pourrait régulièrement – et si nécessairement de manière confidentielle – permettre des échanges réguliers avec le Gouvernement sur cette thématique. Cet organe permettrait, par ailleurs, aux parlementaires y siégeant de faire remonter auprès de l’administration les difficultés rencontrées sur le terrain par les opérateurs économiques. Un meilleur suivi apparaît ainsi aux yeux des rapporteurs comme le gage d’une plus grande efficacité des sanctions, celles-ci devant par définition s’adapter en permanence aux évolutions du contexte.

 


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I.   les sanctions, complément ou substitut à la guerre

Les sanctions, qui peuvent revêtir un caractère préventif, dissuasif voire punitif constituent de plus en plus, sur la période récente, un recours alternatif à l’utilisation des forces armées. Sur la période récente, cet outil a été de plus en plus utilisé de manière alternative à la guerre, puisque plus de 85 % des sanctions économiques ont été mobilisées de manière autonome, contre 60 % avant les années 1960 ([1]).

A.   Un vieil instrument de contrainte dans le cadre des relations internationales

1.   Une pratique ancienne visant à exercer une pression économique ou politique sur un adversaire

L’usage de cet instrument de coercition, en complément ou en substitut à la guerre, est une pratique ancienne dans les relations internationales. Bien que différent dans sa nature et dans son application par rapport aux régimes de sanction contemporains, cet outil était déjà utilisé dans l’Antiquité. Plusieurs cités‑États qui cherchaient à exercer des pressions économiques et politiques sur leurs adversaires y ont eu recours, à l’image de l’embargo commercial imposé par Athènes à la ville de Mégare, alliée de Sparte, en 432 av. J.‑C. ([2]).

Plus récemment, le blocus continental imposé par Napoléon Ier à l’Angleterre à partir de 1806 constitue un autre exemple historique de sanctions. Cette mesure visait essentiellement à interrompre les échanges commerciaux entre le Royaume‑Uni et l’Europe continentale dans le but de la ruiner économiquement et de l’isoler politiquement ([3]).

Au XIXe, les embargos économiques américains contre plusieurs nations étrangères (Embargo Act de 1807 ; NonIntercourse Act de 1809 ; NonImportation Act de1811) visaient à préserver la neutralité des États‑Unis dans les conflits opposant notamment le Royaume‑Uni à la France. Ces mesures restrictives eurent in fine des conséquences néfastes importantes pour l’économie américaine.

2.   Une institutionnalisation progressive des sanctions au cours du XXe siècle

Au XXe siècle, pour la première fois dans l’histoire des relations internationales, un organe collectif international – la Société des Nations (SDN), en 1919 puis l’Organisation des Nations unies en 1945 – s’est vu octroyer la possibilité de prendre des sanctions contre un État en vue de maintenir ou rétablir la paix, introduisant ainsi l’idée de sécurité collective. Jusqu’à la création de la SDN, les réactions aux violations du droit international étaient principalement de nature étatique et décentralisée. Ces réactions se traduisaient par la guerre ou par des représailles qui pouvaient être armées ou bien seulement de nature économique ou diplomatique. Avec la création de la SDN, sont apparues pour la première fois les réactions collectives, institutionnalisées à l’article 16 du Pacte fondant l’organisation internationale. Cet article précise notamment que « si un membre de la Société recourt à la guerre, contrairement aux engagements pris (…), il est ipso facto considéré comme ayant commis un acte de guerre contre tous les autres membres de la Société. Ceuxci s’engagent à rompre immédiatement avec lui toutes relations commerciales ou financières, à interdire tous rapports entre leurs nationaux et ceux de l’État en rupture de pacte et à faire cesser toutes communications financières, commerciales ou personnelles entre les nationaux de cet État et ceux de tout autre État, membre ou non de la Société ».

La rédaction de cet article a cependant soulevé d’importants problèmes en raison notamment de l’absence de gradation et de l’automaticité de l’application des mesures énoncées ([4]). En outre, l’ensemble du processus de mise en œuvre demeurait alors encore individuel et non collectif, les organes de la SDN n’étant pas autorisés à constater la rupture du Pacte ni à décider des mesures de réaction ou du moment opportun pour les prendre ([5]). Ces difficultés sont apparues, en 1935 et en 1938, au moment de l’imposition de sanctions contre l’Italie suite à l’invasion de l’Éthiopie et contre le Japon suite à l’invasion de la Chine. Certains pays membres de la SDN n’ayant pas pleinement appliqué les mesures de sanctions ou d’autres les ayant contournées, ces régimes ont in fine produit peu d’effets.

La réelle collectivisation des sanctions n’a été réalisée qu’avec l’adoption de la Charte des Nations unies en 1945, laquelle a prévu la possibilité de recourir à des mesures non militaires pour faire pression sur les États et tenter de rétablir la paix et la sécurité internationale. La Charte des Nations unies a notamment confié au Conseil de sécurité le pouvoir de constater « l’existence d’une menace contre la paix, d’une rupture de la paix ou d’un acte d’agression » (article 39). Le choix des mesures nécessaires pour faire face à une telle situation peut notamment comprendre plusieurs mesures alternatives à la force comme « l’interruption complète ou partielle des relations économiques et des communications ferroviaires, maritimes, aériennes, postales, télégraphiques, radioélectriques et des autres moyens de communication, ainsi que la rupture des relations diplomatiques » (article 41). Cette collectivisation de la réaction internationale, organisée dans le chapitre VII de la Charte des Nations unies, a été considérée comme préférable aux réactions individuelles, ces dernières pouvant apparaître comme injustes et subjectives ([6]). Il ressort d’ailleurs des travaux des rapporteurs que les sanctions prises sous l’égide de l’ONU jouissent encore, à ce jour, d’une légitimité plus forte que celles prises à titre national et apparaissent comme globalement consensuelles. Toutefois, elles se trouvent présentement empêchées ou tout du moins fortement limitées par la crise que traverse le multilatéralisme ainsi que par l’exacerbation des tensions entre les différents membres de l’organisation dans son ensemble et du Conseil de sécurité en particulier.

Rarement utilisée pendant la période de la guerre froide, hormis pour la Rhodésie et l’Afrique du Sud dans les années 1960, la mise en œuvre de sanctions internationales sur décision du Conseil de sécurité s’est très fortement développée à partir des années 1990, qui a pu être qualifiée de « décennie des sanctions ». Le Conseil de sécurité a ainsi imposé de nombreuses sanctions à l’encontre notamment de l’Irak suite à l’invasion du Koweït en 1990, de la Yougoslavie en raison de violations graves du droit humanitaire en 1991, de la Somalie en raison de la guerre civile et de problèmes humanitaires en 1992 et, la même année, de la Libye pour des questions relatives au terrorisme international, ou encore de l’Afghanistan en raison des activités terroristes dans le pays en 1999.

B.   Un éventail de mesures de pression

Dans la pratique, les sanctions recouvrent une gamme étendue de mesures. Il est important de noter que les diverses catégories de sanctions peuvent se chevaucher et que les régimes mis en œuvre peuvent prendre différentes formes en fonction du contexte ou des objectifs visés. En outre, les sanctions peuvent varier en termes de durée, d’intensité et de portée, en fonction des circonstances et des décisions prises par les acteurs internationaux concernés.

1.   Les différentes typologies de sanctions internationales

Les sanctions peuvent être générales ou sélectives – on peut également parler de sanctions « ciblées » ou « intelligentes » – en frappant uniquement certains individus, certains groupes de personnes ou encore certains secteurs ou produits.

a.   Les sanctions générales

Les sanctions générales visent un pays ou une région dans son ensemble, en réponse à des actions ou à des politiques considérées comme inacceptables. Elles peuvent inclure des mesures politiques, diplomatiques, militaires, économiques, culturelles ou sportives. Les sanctions imposées à l’Irak, dans les années 1990, à la suite de l’invasion du Koweït, par exemple, ont été considérées comme des sanctions générales entraînant des conséquences économiques majeures pour le pays.

Face aux conséquences importantes que des sanctions générales peuvent entraîner pour les populations civiles, un consensus croissant a progressivement émergé en faveur de sanctions dites « intelligentes » car plus sélectives et visant principalement les dirigeants politiques ou les responsables des actes considérés comme nuisibles à la paix et à la sécurité.

b.   Les sanctions dites « intelligentes »

Les sanctions dites intelligentes, également dénommées sanctions ciblées ou sélectives, visent spécifiquement des individus ou des entités ayant porté atteinte à la paix et à la sécurité internationales ou ayant commis des violations des droits de l’Homme ou des actes de terrorisme. Les sanctions ciblées peuvent, par exemple, inclure des restrictions commerciales, des interdictions de voyager ou encore des gels d’avoirs.

L’objectif des sanctions intelligentes vise, en ciblant de manière appropriée des individus, des groupes de personnes ou des entreprises, à préserver la vie des civils tout en exerçant une pression suffisante sur les dirigeants politiques ou leurs soutiens.

Les sanctions ciblées constituent la grande majorité des sanctions du Conseil de sécurité des Nations unies. Leur objectif vise à faire changer le comportement des acteurs désignés, généralement afin que ceux‑ci rejoignent un processus de paix soutenu par la communauté internationale. Ces sanctions ne sont pas une fin en soi, et la perspective de leur levée constitue alors un levier incitatif.

Le régime de sanctions onusien relatif à la lutte contre le terrorisme, créé par la résolution n° 1267 (1999) du Conseil de sécurité concernant Al-Qaïda et les talibans, constitue un exemple particulièrement efficace de sanctions ciblées visant à réduire les canaux de financement et donc d’opération des réseaux terroristes. Il cible un nombre important d’individus aux avoirs gelés et constitue ainsi une réponse politique forte en matière de lutte anti‑terroriste.

2.   Les diverses catégories de sanctions internationales

a.   Les sanctions économiques et financières

Selon Brigitte Stern, professeure émérite à l’Université Paris‑I, Panthéon‑Sorbonne et ancienne vice‑présidente du Tribunal administratif de l’ONU, les sanctions économiques correspondent à « toute mesure financière, monétaire ou commerciale, prise par un État isolément ou par plusieurs États collectivement pour exercer des pressions sur un autre État pour lui faire ou l’empêcher de faire certains actes » ([7]).

Les sanctions économiques comprennent deux catégories de mesures principales : les sanctions commerciales et les sanctions financières. Ces deux catégories se recoupent en grande partie, surtout lorsqu’elles sont d’application générale.

i.   Les sanctions commerciales

Les sanctions commerciales visent à affecter directement les flux commerciaux, en limitant ou en interdisant les importations en provenance et les exportations en direction du pays visé par la pratique de l’embargo.

À titre d’illustration, s’agissant de mesures restrictives adoptées par l’Union européenne contre la Russie suite à l’invasion de l’Ukraine, le cinquième paquet de sanctions (7 avril 2022) instaure notamment une interdiction des importations de charbon en provenance de Russie. De même, le sixième paquet de sanctions (2 juin 2022) instaure quant à lui une interdiction des importations de pétrole en provenance de Russie, à quelques exceptions près, et prohibe certaines exportations vers ce même pays de biens et technologies dans le secteur du raffinage de pétrole.

ii.   Les sanctions financières

Les sanctions financières consistent à interdire les exportations de capitaux à destination de l’entité ciblée ([8]). Ces mesures peuvent notamment prendre la forme d’un gel des avoirs détenus à l’étranger de l’entité visée, d’une restriction de leur accès aux marchés financiers, d’une interdiction des transferts de fonds internationaux, ainsi que de la vente de biens immobiliers à l’étranger et de transactions sur ces biens ([9]). Les mesures de « déswiftage » privent, par exemple, les banques de la connexion au réseau de messagerie financière SWIFT ([10]), complexifiant ainsi fortement les relations avec les banques ciblées.

À titre d’illustration, la Corée du Nord est le seul pays sous sanctions financières quasi totales de l’ONU (résolution n° 1718). Ces mesures sont justifiées par la nécessité de maintenir une pression maximale sur Pyongyang pour l’obliger à renoncer à ses programmes nucléaire et balistique. Dans les faits, la Corée du Nord n’a accès à aucun marché financier international. De même, les sanctions financières onusiennes visant la Libye (résolution n° 1970) soumettent aux gels d’avoirs de nombreux fonds détenus par des entités libyennes. Certains avoirs demeurent gelés à dessein dans l’intérêt de la population libyenne, en attendant une solution politique et sécuritaire viable dans le pays. Ces mesures protègent en particulier ces fonds publics libyens de la prédation d’acteurs sécuritaires non étatiques (forces étrangères, mercenaires, milices), dont l’enrichissement nourrit actuellement le conflit.

b.   Les autres types de sanctions

i.   Les sanctions touchant les déplacements

Ces sanctions comprennent les interdictions de voyager pour certains individus ou groupes d’individus. Elles sont par nature, le plus généralement, ciblées.

À titre d’illustration, dans le cadre des mesures adoptées par l’Union européenne contre la Russie suite à l’invasion de l’Ukraine, des interdictions de voyager empêchent les personnes inscrites sur une liste – comprenant des autorités politiques comme des soutiens du pouvoir – de pénétrer sur le territoire de l’Union européenne ou de transiter par celui‑ci, que ce soit par voie terrestre, aérienne ou maritime. En outre, en février 2022, l’Union européenne a décidé que les diplomates russes, les autres fonctionnaires et les hommes et femmes d’affaires russes ne pouvaient plus bénéficier des dispositions visant à faciliter la délivrance des visas donnant un accès privilégié au territoire de l’Union européenne. Par la suite, en septembre 2022, le Conseil a adopté une décision suspendant totalement l’accord visant à faciliter la délivrance de visas entre l’Union européenne et la Russie.

De même, le régime de sanctions adoptées par le Conseil de sécurité des Nations unies, issu de la résolution n° 1267 et des suivantes impose des restrictions de déplacement aux talibans et à leurs soutiens. Ces interdictions de voyager sont considérées comme l’un des outils essentiels, en ce qu’elles confèrent une visibilité au Conseil de sécurité sur les mouvements des individus sanctionnés, le Conseil pouvant au cas par cas autoriser des déplacements internationaux, si les raisons le justifient.

ii.   Les sanctions touchant les armements

Les sanctions sur les armes, qui se traduisent par un embargo, visent à empêcher la prolifération d’armes vers des zones à risques. Ces restrictions sont généralement utilisées pour tarir le flot d’armements permettant aux belligérants de poursuivre les violences et de commettre des exactions ([11]). Les embargos sur les armes peuvent inclure des restrictions sur la fourniture, la vente ou le transfert de matériels militaires

À titre d’illustration, l’embargo sur les armes en Côte d’Ivoire (2004‑2016), décidé par le Conseil de sécurité des Nations unies le 15 novembre 2004 à travers la résolution 1572, a contribué à apaiser le conflit dans le pays.

Ces sanctions peuvent toutefois engendrer des difficultés lorsqu’elles portent atteinte au droit pour un pays de se défendre, comme l’a fait valoir la République centrafricaine, qui estime que cette mesure, décidée par le Conseil de sécurité des Nations unies dans sa résolution 2127 du 5 décembre 2013, la pénalise contre les actions des groupes rebelles.

iii.   Les sanctions d’ordre diplomatique

Les sanctions diplomatiques visent directement les dirigeants d’un État ainsi que les diplomates qui peuvent voir leurs visas annulés ou se trouver exclus des activités d’instances internationales. Elles peuvent également se traduire par une rupture des relations diplomatiques.

Ainsi, après leur prise du pouvoir en Afghanistan, en 1996, les talibans ont été largement isolés sur la scène internationale en raison notamment des violations des droits de l’Homme commises et du soutien apporté à des groupes terroristes.

iv.   Les sanctions culturelles et sportives

Les sanctions culturelles ou sportives font référence à des mesures prises pour restreindre ou limiter les échanges dans les domaines culturels ou sportifs avec certains pays, dans le but de condamner des actions considérées comme inacceptables par la communauté internationale. Ces mesures visent à priver le pays ciblé des bénéfices et de la visibilité associés à ces événements.

Ces mesures peuvent prendre plusieurs formes, telles que l’annulation de manifestations culturelles ou artistiques voire l’exclusion pour une équipe nationale de compétitions sportives internationales.

Ainsi, suite à l’invasion russe de l’Ukraine, le comité international olympique (CIO), l’Union européenne des associations de football (UEFA), la Fédération internationale de l’automobile (FIA), ainsi que la Fédération internationale de football association (FIFA) se sont prononcées pour l’exclusion de la Russie du sport mondial. En outre, en mars 2022, trente‑sept États ont signé une déclaration commune sur l’initiative du Royaume‑Uni pour interdire, la Russie et, la Biélorussie d’organiser, de candidater ou de se voir attribuer des évènements sportifs internationaux ([12]).

C.   des objectifs multiples et indépendants

Les objectifs des sanctions peuvent être très divers. Elles peuvent notamment viser à faire respecter le droit international, à lutter contre les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité, à éviter la prolifération des armes de destruction massive, à favoriser le respect des droits de l’Homme, à empêcher le soutien au terrorisme ou encore à conduire à un changement de régime politique.

Selon George T. Barber, il est possible de classer les objectifs politiques des sanctions selon trois catégories : les objectifs primaires, les objectifs secondaires et les objectifs tertiaires.

Les objectifs primaires visent à obtenir une modification du comportement de la cible, les objectifs secondaires sont orientés vers la satisfaction des forces politiques domestiques et visent ainsi à faire la preuve d’une volonté gouvernementale d’agir contre la cible. Enfin, les objectifs tertiaires visent les partenaires internationaux – États tiers ou institutions internationales –, afin de démontrer la volonté du pays émetteur à défendre certaines valeurs.

George T. Barber souligne que la réussite des objectifs secondaires et tertiaires est indépendante de celle des objectifs primaires. De la sorte, l’analyse relative à l’efficacité des sanctions ne peut pas reposer uniquement sur le degré de conformité aux objectifs primaires (cf. infra).

II.   Une mise en œuvre différenciée en fonction des régimes concernés

Les différents régimes de sanction sont mis en place par différentes entités internationales et nationales, chacune ayant ses propres objectifs et modalités de mises en œuvre. En matière de sanctions internationales, l’ONU, les États‑Unis et l’Union européenne représentent les principales entités émettrices mais d’autres pays (Canada, Japon, Royaume-Uni…) ou organisations internationales (Union africaine, Organisation des États américains) peuvent également prendre des mesures restrictives dans leurs domaines d’action respectifs.

La concertation et la coordination entre pays ou organisations internationales sont courantes, afin de renforcer l’impact des régimes de sanction.

A.   Une approche onusienne perçue comme plus légitime mais confrontée à des lenteurs ou à d’importants blocages

Les sanctions sont un outil important fréquemment utilisé par l’ONU pour promouvoir la paix, la sécurité internationale et le respect du droit international.

1.   Un outil à la main du Conseil de sécurité des Nations unies

a.   Un instrument prévu par la Charte des Nations unies

Les sanctions font partie des outils à la disposition du Conseil de sécurité de l’ONU afin de maintenir ou de restaurer la paix et la sécurité internationales, conformément au chapitre VII de la Charte des Nations unies. Aux termes de l’article 41 de cette dernière, le Conseil de sécurité peut décider des mesures alternatives au recours à la force armée. Parmi les mesures possibles, l’article 41 précise « l’interruption complète ou partielle des relations économiques et des communications ferroviaires, maritimes, aériennes, postales, télégraphiques, radioélectriques et des autres moyens de communication, ainsi que la rupture des relations diplomatiques ».

Le Conseil de sécurité décide de la mise en place de sanctions, sur la base, généralement, d’un rapport du Secrétaire général de l’ONU, ainsi que d’informations combinées provenant de l’organisation et des États membres qui établissent un consensus autour de la nécessité de mesures. Une résolution du Conseil de sécurité est ensuite nécessaire pour instaurer un régime de sanctions.

Il est courant que les pays demandent eux‑mêmes un régime de sanctions, en particulier quand il s’agit d’aider leurs processus politiques nationaux et de mettre un terme aux actions de groupes criminels.

S’agissant plus précisément des propositions d’inscriptions de personnes et d’entités à sanctionner, celles‑ci peuvent émaner des États membres du Conseil de sécurité ou des panels d’experts rattachés aux divers comités des sanctions (cf. infra), qui constituent des organes subsidiaires du Conseil de sécurité où siègent les représentants des mêmes quinze États membres. Les panels d’experts effectuent un travail minutieux de recherche par l’analyse de sources, ouvertes et confidentielles, l’exploitation de données diverses, des entretiens, ainsi que des visites de terrain. Ils préparent des exposés des motifs étayant précisément les raisons pour lesquelles ils préconisent de sanctionner un individu ou une entité, en lien avec les critères de désignation fixés par le Conseil de sécurité dans ses résolutions. Les preuves figurent généralement en annexe de leurs rapports. Les États membres du Conseil de sécurité peuvent également, selon les informations dont ils disposent et la concordance de leurs objectifs politiques, proposer des désignations ou radiations de manière conjointe. Les désignations sont ensuite formellement effectuées par les États membres du Conseil de sécurité au sein des différents comités de sanctions selon une procédure par consensus. Par ailleurs, les individus ou entités sanctionnés peuvent demander à être radiés de la liste en saisissant l’Ombudsperson, s’ils sont sanctionnés au titre du régime Al‑Qaïda‑Daech (résolution n° 1267 et suivantes) ou en saisissant le point focal pour les autres régimes. Les demandes de radiation peuvent également être introduites par des États.

La grande majorité des régimes onusiens font l’objet d’un examen annuel et nécessitent d’être reconduits par une résolution, tout comme la composition des comités des sanctions qui leur sont rattachés. Certaines résolutions peuvent formaliser la tenue d’examens plus approfondis, en prescrivant la manière dont ils doivent se tenir. Des critères de réussite, dont l’atteinte est mesurée à une échéance donnée, peuvent être définis pour spécifier les attentes du Conseil de sécurité avant toute évolution d’un régime de sanctions (objectifs politiques ou techniques assignés aux autorités sur le terrain, demandes de rapports). Ces outils sont par exemple utilisés dans un certain nombre de régimes de sanction comportant des embargos sur les armes pour évaluer les progrès réalisés en matière de lutte contre la dissémination.

Il existe des divergences de sensibilité entre les membres du Conseil de sécurité au sujet du pilotage et de l’évolution dans le temps des régimes de sanction. La France défend l’utilisation des sanctions comme une voie médiane entre l’inaction et le recours à la force, ce qui est une position globalement partagée par les États‑Unis, le Royaume‑Uni ainsi que, dans la configuration actuelle du Conseil, le Japon, Malte, l’Équateur, l’Albanie ou encore la Suisse.

b.   Les diverses catégories de sanctions mises en œuvre par le Conseil de sécurité

Le Conseil de sécurité peut adopter les sanctions suivantes, des plus au moins employées :

-         des mesures ciblées visant des individus et des groupes (gels d’avoirs, interdictions de voyager) dont l’action nuit à la paix et à la sécurité internationales dans certaines crises suivies par le Conseil de sécurité. Il s’agit là de la grande majorité des sanctions du Conseil de sécurité ;

-         des mesures d’entraves afin de lutter contre des terroristes ou des organisations terroristes ; ces sanctions (gels d’avoir, interdiction de voyager) s’inscrivent directement dans une logique de prévention des actions terroristes ;

-         des mesures d’embargo sur les armes (armes légères et de petits calibres ou de destruction massive, ainsi que les formations associées, les matériels et technologies pouvant servir à leur fabrication). Ces mesures visent à contrôler les livraisons d’armes et matériels militaires vers des zones où existent des risques importants et démontrés de dissémination, ainsi qu’à donner de la visibilité aux membres du Conseil de sécurité sur ces flux ;

-         des mesures d’entrave afin de lutter contre la prolifération nucléaire : depuis la conclusion de l’accord de Vienne en 2015 sur le nucléaire iranien ou Plan d’action global commun (Joint Comprehensive Plan of ActionJCPoA en anglais), ces mesures se résument au régime de sanctions du Conseil de sécurité contre la Corée du Nord, qui vise des secteurs, des types de biens et des individus (interdictions de travailler à l’étranger) afin de tarir les sources de revenus utilisées par le régime pour le développement de son programme nucléaire militaire.

Depuis 1966, le Conseil de sécurité a mis en place trente régimes de sanctions. Ces derniers ont été adoptés par des résolutions du Conseil de sécurité avec une majorité minimale de neuf voix nécessaires, sans vote négatif d’un membre permanent ([13]).

Il existe actuellement quinze régimes de sanction du Conseil de sécurité. Une partie d’entre eux doivent être renouvelés périodiquement par l’adoption d’une nouvelle résolution :

- le régime concernant la Somalie, issu de la résolution n° 751 (1992) ;

- le régime relatif à Al‑Qaïda‑Daech issu de la résolution n° 1267 (1999) ;

- le régime portant sur l’Irak, issu de la résolution n° 1483 (2003) ;

- le régime touchant la République démocratique du Congo, issu de la résolution n° 1533 (2004) ;

- le régime s’appliquant au Darfour, issu de la résolution n° 1591 (2005) ;

- le régime concernant le Liban, issu de la résolution n° 1636 (2005) ;

- le régime visant la Corée du Nord, issu de la résolution n° 1718 (2006) ;

- le régime relatif à la Libye, issu de la résolution n° 1970 (2011) ;

- le régime touchant la Guinée‑Bissau, issu de la résolution n° 2048 (2012) ;

- le régime portant sur la République Centrafricaine, issu de la résolution n° 2127 (2013) ;

- le régime visant les talibans, issu de la résolution n° 2255 (2015) ;

- le régime applicable au Soudan du Sud, issu de la résolution n° 2206 (2015) ;

- le régime sur le Mali, issu de la résolution n° 2374 (2017) ;

- le régime ciblant le Yémen, issu de la résolution n° 2140 (2014) ;

- le régime s’agissant de Haïti, issu de la résolution n° 2653 (2022).

Fin 2022, 703 personnes et 253 entités faisaient l’objet de sanctions ciblées et de mesures restrictives imposées par l’ONU. Environ un tiers de ces inscriptions relève du régime issu des résolutions n° 1267 et n° 1989 (régime Al-Qaïda et Daech).

De même qu’elles fixent des critères de désignation sous sanctions adaptés à chaque situation, les résolutions du Conseil de sécurité déterminent également des critères de radiation prévoyant, sous certaines conditions, la levée des sanctions.

Les sanctions onusiennes qui, contrairement aux sanctions bilatérales, s’imposent en droit à l’ensemble des 193 États membres des Nations unies, ne sont globalement pas remises en cause dans leur principe. Malgré certaines divisions au sein du Conseil de sécurité tenant à la guerre en Ukraine, la grande majorité des régimes de sanction onusiens continuent à être renouvelés à échéance sans blocage. Il est d’ailleurs important de souligner qu’en octobre 2022 le Conseil de sécurité a décidé à l’unanimité l’adoption d’un nouveau régime de sanctions en Haïti (résolution n° 2653).

L’adaptation des régimes de sanction aux nécessités de l’action humanitaire fait également consensus, comme le montre l’adoption à l’unanimité des membres du Conseil de sécurité, en décembre 2022, de la résolution n° 2664 (cf. infra).

2.   La mise en œuvre et le suivi des régimes de sanction onusiens

a.   Les comités des sanctions et les panels d’experts

Les résolutions du Conseil de sécurité instaurant les régimes de sanction ont, pour la grande majorité d’entre elles, également institué des « comités de sanctions ». Les États membres du Conseil de sécurité siègent dans ces organes, où sont notamment examinées les propositions de désignations, radiations, éventuelles notifications ou demandes d’exemptions et problématiques de mise en œuvre.

Certains comités de sanctions sont également dotés, aux termes des résolutions du Conseil, de panels d’experts – également appelés « groupe d’experts » ou « équipe de surveillance » selon les cas. Il s’agit là d’équipes de petite taille – entre quatre et dix personnes – composées de personnalités indépendantes nommées par le secrétariat des Nations unies et qui ont notamment la charge de remettre des rapports aux comités sur la mise en œuvre des sanctions et l’adaptation de celles‑ci aux objectifs recherchés.

Tous les comités de sanctions rendent compte publiquement de leurs activités au Conseil de sécurité au moins une fois par an.

b.   La mise en œuvre des sanctions onusiennes

i.   Le suivi de la bonne application au niveau des organes de l’ONU

Les États membres de l’ONU ont la responsabilité de mettre en œuvre les sanctions décidées par l’organisation qui sont adoptées sur le fondement du Chapitre VII de la Charte des Nations unies et sont donc juridiquement contraignantes.

Les panels d’experts en suivent la bonne application à travers leurs rapports. Ils peuvent pointer dans ces documents différentes défaillances qui peuvent être le fait d’un contournement volontaire des sanctions – comme, par exemple, le maquillage de son pavillon par un navire nord‑coréen sous sanctions – ou bien d’un manque de capacités pour les appliquer correctement. Certains panels d’experts, comme celui concernant la lutte contre la prolifération d’armes de destruction massive au profit d’acteurs non‑étatiques (résolution n° 1540), en coordination avec les comités du Conseil de sécurité chargés de la lutte contre le terrorisme, jouent un rôle d’assistance pour aider les États à renforcer les mesures d’application des sanctions.

Il faut, par ailleurs, noter que le groupe d’action financière (GAFI) comporte dans son mandat le suivi de la mise en œuvre, sur les aspects financiers (gels d’avoirs), de certaines dispositions des résolutions du Conseil de sécurité relative à la lutte contre le financement du terrorisme, ainsi que des résolutions relatives aux sanctions portant sur la Corée du Nord.

Enfin, les régimes de sanction du Conseil de sécurité prévoient de possibles dérogations sur lesquelles les comités des sanctions statuent au cas par cas, ce qui constitue un levier supplémentaire de contrôle de l’application des sanctions.

ii.   La transposition en droit européen et en droit national

Les sanctions du Conseil de sécurité sont transposées, dans les trente jours suivant l’adoption de la résolution du Conseil de sécurité, en droit de l’Union européenne. La procédure législative requiert l’adoption d'un instrument juridique de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et d’un règlement d’application du Conseil, sur la base d’une proposition conjointe du Haut représentant et de la Commission.

Les nouvelles désignations, modifications ou radiations décidées par le Conseil de sécurité entrent en vigueur sur le territoire européen par des règlements d’exécution, d’application immédiate en France. Afin de répondre à l’impératif de mettre en œuvre « sans délai » les désignations onusiennes et palier aux délais de transposition européenne de ces décisions dans les règlements européens correspondant, la France s’est dotée fin 2020 d’un mécanisme d’application « sans délai » par ordonnance. Les décisions du Conseil de sécurité deviennent exécutoires sur le territoire national, y compris dans les Pays et territoires d’outre‑mer (PTOM), dès la publication de leurs éléments d’identification au registre national des personnes et entités faisant l’objet d’une mesure de gel des avoirs, tenu par la Direction générale du Trésor (DG Trésor).

3.   L’impact des sanctions sur les populations civiles et la question des dérogations et exemptions humanitaires

La doctrine en matière de sanctions a considérablement évolué à propos de l’impact de ces mesures sur les populations civiles. Les effets négatifs des sanctions générales prises contre l’Irak dans les années 1990 en réponse à l'invasion du Koweït en 1990 – mesures restrictives drastiques qui ont conduit à des difficultés économiques majeures – ont ainsi motivé la création de régimes davantage ciblés sur des secteurs ou des personnes spécifiques, comprenant en outre des systèmes de dérogations et d’exemptions.

Dans le cas irakien comme dans le cas cubain, les sanctions appliquées de manières générales sont, de la sorte, considérées comme un facteur majeur ayant contribué à l’effondrement de l’économie du pays. Cette approche globale a ainsi été progressivement abandonnée au profit des sanctions dites « intelligentes ». Il apparaît cependant important pour les rapporteurs de dénoncer les discours visant actuellement à rendre les sanctions seules responsables des difficultés dans les zones en crise. Ainsi, en Syrie, c’est bien la politique du régime qui est la cause des souffrances des populations, et non pas les sanctions internationales. De même, en Corée du Nord, ce sont les choix effectués par le régime d’utiliser ses ressources très limitées pour le développement d’armes de destruction massive, au détriment de sa population, qui expliquent l’état de dénuement des Nord‑Coréens. Cependant

Les régimes de sanction onusiens prévoyaient initialement des dérogations, au cas par cas, aux gels d’avoirs et aux interdictions de voyager, notamment pour des motifs humanitaires ou politiques afin, par exemple, d’autoriser le voyage d’une personne sous sanctions pour recevoir des soins ou pour participer à des pourparlers de paix. Depuis quelques années, des exemptions humanitaires ciblées ont été mises en place pour certains régimes afin de faciliter l’acheminement de l’aide. Cela a été le cas pour les régimes de sanction concernant l’Afghanistan (résolution n° 1988) et la Somalie (résolution n° 751). Concrètement, dans ce cadre spécifique, n’était pas soumise aux sanctions l’aide humanitaire acheminée par des acteurs légitimes pour répondre à des besoins précis.

Dans le cadre de la résolution n° 2462 (2019) dédiée à la lutte contre le financement du terrorisme, la France a joué un rôle précurseur pour la mise en œuvre de dispositions concernant les exemptions humanitaires et le respect du droit international humanitaire. Par la suite, notre pays a défendu une approche visant à minimiser les conséquences humanitaires des sanctions pour plusieurs régimes de sanction concernant notamment la République démocratique du Congo, le Mali, et la République centrafricaine.

Grâce à l’adoption de la résolution n° 2664 ([14]), coparrainée par la France, ces exemptions ciblées ont fait place, depuis 2022, à une clause d’exemption humanitaire s’appliquant de manière transversale à tous les régimes de sanction du Conseil ([15]). Cette exemption généralisée permet ainsi aux acteurs humanitaires de ne pas être concernés par les mesures de gels d’avoir prévus par les régimes onusiens. Elle répond, par ailleurs, à une demande des acteurs humanitaires qui souhaitaient un cadre commun à tous les régimes, pour faciliter leurs activités sur le terrain ainsi que les collectes de fonds auprès des bailleurs. Cette résolution constitue un signal fort envoyé aux institutions bancaires, afin de lutter contre les phénomènes de sur‑conformité (ou overcompliance en anglais, cf. infra) qui pouvaient entraver le travail des acteurs humanitaires.

La France a défendu ce projet, tout en obtenant dans la résolution une clause limitant spécifiquement la validité juridique de cette exemption à deux ans pour le régime n° 1267 (Al‑Qaïda et Daech), afin que le Conseil de sécurité puisse dresser un bilan de la mise en œuvre de ce dispositif avant de décider ou non de sa reconduction. Il s’agit essentiellement de s’assurer que l’aide humanitaire n’est pas détournée à des fins terroristes.

B.   Une approche américaine intégrée et uniforme

1.   Les sanctions internationales, axe central de la politique étrangère américaine

a.   Le recours aux sanctions, usage ancien et bien établi

L’usage des sanctions internationales par les États‑Unis constitue un axe central de la politique étrangère américaine. Le recours aux sanctions est, en effet, une pratique ancienne et bien établie. L’usage de cet outil fait, par ailleurs, consensus au sein des différents organes décisionnels américains (Maison Blanche, Congrès). En outre, les sanctions font souvent l’objet d’un soutien bipartisan, c’est‑à‑dire d’une coopération entre les membres du parti démocrate et du parti républicain, indépendamment de leurs différences idéologiques et politiques. C’est notamment le cas des sanctions visant la Russie et la Biélorussie suite à l’invasion de l’Ukraine.

Les États‑Unis disposent actuellement de trente‑huit régimes de sanction actifs, dont vingt‑sept sont des régimes « géographiques » et onze des régimes « transversaux » visant à lutter notamment contre la corruption, la prolifération, les trafics, le terrorisme ou encore les interférences électorales.

En octobre 2021, le Département du Trésor américain a publié une revue de sa politique de sanctions, issue d’une large consultation des parties prenantes et menée sous l’égide de la Secrétaire du Trésor des États‑Unis, Janet Yellen. Cet exercice fait notamment état de l’efficacité de certaines mesures, ainsi que des défis pesant sur les différents régimes de sanction. Le rapport final présente cinq pistes d’amélioration et d’actualisation de la politique américaine en la matière. Parmi celles‑ci, il est fait mention d’un meilleur calibrage des sanctions pour atténuer les effets négatifs sur les individus et les entreprises non visés, ainsi que l’importance de prévoir des exemptions humanitaires.

Il est important de souligner que les partenaires européens ont noté, depuis la finalisation de cette revue des sanctions américaines, un réel changement d’approche doctrinale à Washington, notamment illustré par la volonté de renforcement de la coopération multilatérale, en particulier transatlantique, en matière de sanctions. Cette évolution s’est rapidement traduite dans les faits comme le montrent l’étroite concertation et la forte coordination entre les États‑Unis et l’Union européenne en amont des régimes adoptés depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022.

L’importance de la coordination entre pays émetteurs de sanctions pour assurer une pleine efficacité à cet instrument

Le cas des sanctions dirigées contre la Russie depuis février 2022

L’adoption de sanctions sans précédent dans le contexte de la guerre en Ukraine a renforcé la nécessité d’une coordination efficace entre pays affinitaires, et plus particulièrement entre partenaires membres du G7. Lors du sommet du G7 qui s’est déroulé à Hiroshima en mai 2023, une déclaration sans précédent a été faite, affirmant la volonté commune des États d’accroître leur coordination en matière de sanctions ([16]).

Le groupe « G7 sanctions », créé suite à l’invasion de la Crimée par la Russie, s’est à cet effet réuni à plusieurs reprises depuis le début de la guerre lancée en février 2022. Certains pays pour qui les sanctions ne sont pas un outil traditionnel de politique étrangère, comme le Japon, ont activement participé à ces réunions et ont adopté des sanctions envers la Russie. Une telle coordination permet de démultiplier l’impact des mesures restrictives de chaque pays émetteur, d’améliorer leur mise en œuvre effective et de réaliser des démarches coordonnées envers les pays tiers, notamment ceux susceptibles d’être utilisés pour le contournement des sanctions.

La coordination étroite et inédite entre les membres du G7 et plus particulièrement entre les États‑Unis, le Royaume-Uni et l’Union européenne a permis de mettre sur pied des mesures restrictives précises et complémentaires. Cela a été le cas en particulier pour les mesures visant le secteur financier et les restrictions à l’exportation de biens à double usage mais aussi pour les mesures de plafonnement du prix du pétrole russe (price cap) visant à réduire les revenus russes à l’exportation tout en maîtrisant la stabilité des marchés. Ces concertations et cette coordination inédites se sont traduites de manière concrète par des groupes de travail techniques réguliers et des échanges politiques à haut niveau.

Au-delà de cette coordination dans la conception et le suivi de l’application des sanctions, des groupes de travail sur la mise en œuvre en format G7 ont émergé. La task force dite REPO (Russian Elites, Proxies and Oligarchs) permet ainsi de partager les meilleures pratiques entre membres du G7. En termes de résultats, cette task force a pu annoncer en février 2023 que 58 milliards de dollars américains avaient été gelés.

Au niveau européen, les États membres ont beaucoup travaillé en filière finances‑justice pour partager leurs pratiques tant sur le gel des avoirs que sur la judiciarisation des mesures. La Commission européenne a créé plusieurs groupes de travail pour se concentrer sur la mise en œuvre et ouvir des discussions sur la détention ou le contrôle des actifs ou encore sur le devenir des avoirs gelés.

b.   Les sanctions secondaires ou sanctions extraterritoriales, une spécificité américaine

L’approche américaine se caractérise également par un recours aux sanctions dites « secondaires », dont la dimension extraterritoriale est justifiée par la volonté de protéger des intérêts majeurs de sécurité nationale.

Les sanctions primaires américaines sont applicables en présence d’un lien de rattachement avec les États‑Unis (US nexus) tandis que les sanctions secondaires sont applicables à toute personne ou entité étrangère qui ferait des transactions avec les pays ou les individus visés par les sanctions américaines. Les sanctions relevant de cette dernière catégorie sont donc explicitement extraterritoriales. Ainsi, plusieurs entreprises françaises ont été particulièrement frappées par cette approche extensive américaine, comme en atteste l’amende record de près de 9 milliards de dollars payée par la banque BNP‑Paribas en 2014 pour avoir effectué des transactions financières avec des pays sous embargo américain.

Toutefois, l’interprétation large des liens de rattachement avec les États‑Unis (US nexus) qui est faite par la plupart des acteurs – en particulier bancaires et financiers –, par crainte de possibles poursuites et amendes, rend l’application des sanctions américaines, y compris primaires, très large, même lorsqu’elles ne sont pas strictement extraterritoriales (définition large du concept de « US person » ; utilisation de la devise américaine dans les transactions ; produit considéré comme « américain » si la valeur de la production américaine dépasse 10 % de la valeur totale…). Ces éléments concernent en particulier les acteurs économiques qui ont une dimension internationale et qui ne peuvent se passer des liens avec le marché américain.

À l’occasion des auditions menées par les rapporteurs, certains interlocuteurs américains, conscients de l’inquiétude que peut susciter l’utilisation des sanctions extraterritoriales, ont affirmé que l’ère des sanctions secondaires de grande ampleur était, de leur point de vue, dépassée. Ils ont notamment insisté sur le fait que cette approche particulière avait été développée, de manière ciblée, par l’administration américaine pour certains régimes de sanction très spécifiques touchant notamment l’Iran, la Corée du Nord et la Syrie. Ils ont souligné que l’actuel et fort investissement des États‑Unis aux côtés de leurs partenaires du G7 pour l’imposition de sanctions coordonnées à la suite de l’invasion russe de l’Ukraine avait, entre autres, changé les perspectives en la matière. Ainsi dans un tel contexte, les sanctions secondaires ne paraissent plus, à leurs yeux, pertinentes : les meilleures sanctions secondaires sont celles qu’il n’est pas nécessaire de prendre car vos partenaires les plus proches imposent eux‑mêmes des sanctions du même ordre.

Une telle analyse trouve en effet une justification dans la concertation très étroite et inédite mise en place entre tous les partenaires du G7 et plus particulièrement entre les États-Unis et l’Union européenne pour concevoir de manière précise les mesures restrictives les plus efficaces et pour se coordonner sur leur mise en œuvre (cf. supra). Il convient toutefois de rappeler que le souci de coordination renforcée entre alliés en matière de sanctions – mis en avant par l’actuelle administration américaine – est susceptible d’évoluer en fonction des résultats de la prochaine élection présidentielle.

Cependant, les rapporteurs relèvent que les sanctions secondaires américaines constituent toujours un outil particulièrement dissuasif, la simple menace d’un recours à un tel instrument pouvant pousser utilement un partenaire récalcitrant ou un pays tiers à changer de comportement.

2.   Le rôle prépondérant de la branche exécutive du pouvoir en matière de sanctions internationales

Les sanctions économiques américaines sont fondées sur des textes généraux tels que l’International Emergency Economic Powers Act (IEEPA) ([17]) voté par le Congrès en 1977, qui constitue la principale base légale pour les sanctions économiques unilatérales mises en œuvre par les États‑Unis. Cette loi confère notamment au président des États‑Unis des pouvoirs étendus lui permettant de répondre à des situations d’urgence, en imposant, de manière rapide et flexible, des sanctions économiques via des executive orders.

a.   Le rôle central du Département du Trésor

Le Département du Trésor joue un rôle central dans l’élaboration et la mise en œuvre des sanctions internationales imposées par les États‑Unis en lien avec d’autres agences gouvernementales américaines. Il est important de souligner que la contribution du Département d’État – qui est responsable de la mise en œuvre de la politique étrangère américaine – dans le cadre de l’adoption de sanctions se limite aux études de renseignement et aux choix des entités ou pays sanctionnés.

Le Département du Trésor accorde une grande importance à la compréhension des implications économiques des sanctions et collabore activement avec les pays alliés pour en définir les contours. Son administration se trouve ainsi impliquée dès la phase d’élaboration des mesures en effectuant un travail de collecte d’informations, que celles‑ci soient classifiées ou non, et en menant une réflexion sur l’opportunité politique visant à imposer de telles mesures. Une partie des équipes des différents bureaux du Département du Trésor mobilisées sur cette thématique effectuent ainsi un travail d’analyse politique et technique permettant de s’assurer que le signal émis par de telles mesures produira bien l’effet recherché. D’autres travaillent sur l’élaboration même des paquets de sanctions, pendant que certains œuvrent pour la meilleure coordination possible avec les États partenaires. D’autres encore sont mobilisés pour répondre aux interrogations des opérateurs économiques, tandis que d’autres enfin effectuent un travail en liaison avec la presse afin d’expliciter au mieux les mesures prises auprès du grand public.

S’agissant des modalités d’adoption des sanctions, les décisions finales sont prises à un très haut niveau en interministériel. Les modalités d’adoption sont discutées dans le cadre d’une procédure interagences associant notamment les Départements d’État, du Trésor et de la Justice ainsi que le Conseil de sécurité nationale. Lorsqu’il s’agit de désignations portant sur des entités ou des individus, un quasi‑consensus entre agences est nécessaire pour que ces désignations soient adoptées. En effet, si les services de renseignement estiment, par exemple, que la désignation d’une entité ou d’un individu peut affecter une opération de renseignement conduite à l’étranger, ils disposent dans les faits d’un pouvoir de veto ; de même pour le Département d’État, s’il estime qu’un paquet de sanction peut nuire aux objectifs de politique étrangère, ou le Département du Trésor, s’il considère que le dommage économique pour un pays allié serait trop important. Dans certaines situations très sensibles, la Maison Blanche prend directement les décisions ; toutefois, dans la majorité des cas, les sanctions sont adoptées grâce à un consensus interagences.

b.   L’OFAC, guichet unique en charge de déterminer la doctrine de mise en œuvre des sanctions et de délivrer des autorisations ou dérogations

Le Département du Trésor dispose de plusieurs bureaux œuvrant sur la thématique des sanctions, dont l’Office of Foreign Assets Control (OFAC) qui est spécifiquement chargé de la mise en œuvre et du contrôle de l’application des sanctions internationales américaines. Il rassemble à lui seul environ 240 employés, parmi lesquels un grand nombre d’experts et de juristes.

Ce bureau peut notamment délivrer des interprétations officielles de la politique américaine de sanction américaine améliorant ainsi la prévisibilité et la sécurité juridique pour les entreprises. L’OFAC échange d’ailleurs sur une base régulière avec les acteurs du monde économique pour assurer une bonne compréhension des sanctions et des procédures. Ces communications peuvent tout aussi bien se faire en ligne via une adresse courriel spécifique à laquelle il est possible d’écrire sur la base de l’anonymat, au téléphone grâce à une ligne dédiée ou encore directement sur place dans les locaux de l’OFAC avec un accueil physique.

L’OFAC peut notamment autoriser des exemptions de manière générale sans besoin de consultation préalable pour certaines activités via la délivrance de licences générales (general licenses). L’OFAC peut également délivrer des exemptions spécifiques, sollicitées et délivrées au cas par cas après analyse, permettant à certaines entités de déroger aux sanctions pour éviter des impacts indésirables sur les pays tiers ou pour répondre à des logiques de défense d’intérêts commerciaux. À titre d’illustration, les Départements du Trésor américain et britannique ont conjointement publié une fiche ([18]), le 28 juin 2023, précisant les autorisations et exceptions existantes en matière d’assistance humanitaire et de sécurité alimentaire dans le cadre des sanctions adoptées par les États‑Unis et le Royaume‑Uni à l’égard de la Russie.

L’OFAC apparaît ainsi comme le guichet unique des opérateurs américains et étrangers en charge de déterminer la doctrine de mise en œuvre des sanctions et de délivrer des autorisations ou dérogations en application des sanctions. L’approche américaine se révèle de la sorte intégrée et uniforme, constituant ainsi un gage d’efficacité pour les autorités et de transparence et de sécurité pour les entreprises.

3.   Le Congrès américain dispose cependant d’un véritable pouvoir d’influence et de contrôle en matière de sanctions

Bien que la branche exécutive du pouvoir fédéral dispose de facultés considérables lui permettant d’imposer des sanctions de manière réactive et adaptée, le Congrès des États‑Unis joue également un rôle significatif dans ce domaine.

a.   Un pouvoir de définition du cadre juridique relatif aux sanctions

Le Congrès peut adopter des textes spécifiques qui autorisent ou, dans certains cas, obligent le Président des États‑Unis à prendre des sanctions contre des pays, des entités ou des individus pour répondre aux préoccupations en matière de politique étrangère et de sécurité nationale.

À titre d’illustration, le Congrès américain a ainsi pu adopter en 1996 la loi Helms‑Burton – du nom de ses deux principaux promoteurs, le sénateur républicain Jesse Helms et le représentant républicain Dan Burton –, visant à renforcer l’embargo économique et commercial des États‑Unis contre Cuba. Un exemple plus récent est, en 2017, le vote par le Congrès du Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act, ou loi CAATSA, qui a été conçue pour renforcer les sanctions économiques contre la Corée du Nord, l’Iran et la Russie en réponse à leurs activités perçues comme hostiles envers les intérêts américains.

Dans les faits toutefois, comme indiqué précédemment, la plupart des régimes américains de sanction sont mis en œuvre par le Président, et non par le Congrès, en vertu de l’International Emergency Economic Powers Act (IEEPA) de 1977. Même lorsque le Congrès crée des programmes de sanctions, il le fait généralement en ordonnant au Président de prendre des mesures en vertu de cette loi ([19]).

Ainsi, comme cela a été précisé lors des auditions menées par les rapporteurs au Congrès, les questions relatives aux sanctions internationales relèvent en priorité de la branche exécutive du pouvoir fédéral. Le temps parlementaire – plusieurs mois de procédure législative dans le meilleur des cas – n’étant pas celui des sanctions – qui doivent pouvoir être déployées rapidement –, cet outil est progressivement passé des mains du Congrès à celles du Département du Trésor, ce dernier étant le plus à même de réagir vite et fort.

b.   Un pouvoir de contrôle et d’influence

Au‑delà d’un pouvoir d’initiative législative, le Congrès bénéficie d’un pouvoir de contrôle et d’influence important en matière de sanctions.

Le Sénat dispose d’un pouvoir de confirmation des nominations présidentielles pour les postes stratégiques au sein des différentes agences gouvernementales. Dans ce cadre, le comité sénatorial en charge des questions relatives aux sanctions procède à des auditions de confirmation avant un vote sur la nomination pour les postes concernées. Par ce biais, le Sénat exerce un contrôle sur l’action du gouvernement fédéral en matière de sanctions. Ainsi, Mme Elizabeth Rosenberg, assistant secretary en charge de la lutte contre le financement du terrorisme et des crimes financiers au Département du Trésor, que les rapporteurs ont eu l’occasion d’auditionner, a dû être confirmée dans le cadre de cette procédure.

Par ailleurs, des auditions (hearings), publiques et ouvertes à la presse, peuvent être organisées au Sénat comme à la Chambre des représentants pour contrôler les politiques, les programmes ou les actions spécifiques mis en œuvre par le pouvoir exécutif. En vertu du principe de responsabilité (accountability), l’administration vient rendre des comptes ou expliquer son action devant les membres du Congrès. Ainsi, les comités des deux chambres du Congrès – principalement le comité bancaire au Sénat et le comité des affaires étrangères à la Chambre des représentants – peuvent entendre des membres de l’administration, demander des documents et poser des questions sur la mise en œuvre de cette politique. Par ailleurs, les comités du Sénat et de la Chambre peuvent également demander à l’administration la transmission de rapports à échéance régulière sur l’évaluation des régimes de sanction.

En outre, en déterminant le budget des agences fédérales, le Congrès exerce un véritable contrôle sur les actions menées par les différentes administrations en charge de cette thématique. Comme indiqué, à l’occasion d’auditions menées par les rapporteurs auprès de responsables du Département du Trésor, si les critiques émanant du Congrès peuvent être virulentes, elles apparaissent cependant comme constructives puisqu’imposant in fine à l’administration un constant travail de transparence et de remise en question. En outre, en dépit de remarques parfois négatives, le Congrès n’a eu de cesse, ces dernières années, d’augmenter le budget des équipes dédiées à la thématique des sanctions au sein du Département du Trésor.

Enfin, le Congrès dispose d’un pouvoir d’influence significatif en matière de sanctions, tout membre du Sénat ou de la Chambre pouvant se saisir de cette thématique en raison de son intérêt personnel ou en réponse à des interpellations ou actions émanant d’électeurs ou de lobbies. En mobilisant certains de leurs collègues parlementaires, les sénateurs peuvent, comme indiqué précédemment, faire inscrire une question en lien avec les sanctions à l’ordre du jour des travaux d’un comité via une demande d’audition ou via le dépôt d’un texte. Bien que l’exécutif ait largement la main en matière de sanctions, les membres du Congrès peuvent ainsi œuvrer pour, par exemple, élargir les listes des régimes de sanction ou au contraire les restreindre. Les membres du Congrès peuvent ainsi faire adopter des waivers (dérogations) permettant, selon certains critères, de prévoir des exceptions à des régimes de sanction ou de lever certaines mesures. Il faut cependant garder en tête que le processus législatif américain peut se révéler particulièrement long – plusieurs mois – et semé d’embûches.

Afin de renforcer souplesse et réactivité dans un contexte de sanctions, il serait utile de donner la possibilité aux députés et sénateurs membres de la délégation parlementaire aux sanctions dont les rapporteurs préconisent la création, de soumettre au Gouvernement des recommandations relatives à la mise en place de dérogations ou à la levée de certaines mesures, à l’occasion des révisions des régimes de sanction européens.

Proposition des rapporteurs : donner la possibilité aux députés et sénateurs membres de la délégation parlementaire aux sanctions dont les rapporteurs préconisent la création, de soumettre au Gouvernement des recommandations relatives à la mise en place de dérogations ou à la levée de certaines mesures, à l’occasion des révisions des régimes de sanction européens.

Il a, par ailleurs, été indiqué aux rapporteurs au cours de leurs auditions à Washington, qu’une partie des échanges menés sur cette thématique entre les administrations en charge des sanctions et les membres du Congrès se déroulent sur une base régulière mais de manière informelle. Une telle procédure permet ainsi aux différents acteurs de s’impliquer concrètement sur cette thématique tout en maintenant la discrétion indispensable à la protection de l’efficacité des régimes de sanction. Le Département du Trésor comporte à cet effet une division spécifiquement dédiée aux affaires législatives qui effectue un travail de liaison avec les membres Congrès. Une structure de ce genre offre un canal de discussion très utile entre les branches exécutive et législative du pouvoir fédéral, de tels échanges pouvant se révéler fructueux notamment en ce qui concerne le partage d’idées et la transmission d’informations techniques, ainsi que les remontées de difficultés rencontrées sur le terrain par les acteurs économiques.

Proposition des rapporteurs : sur le modèle américain et selon la pratique en vigueur au Congrès des ÉtatsUnis, tenir des réunions semestrielles ou annuelles sur le suivi des régimes de sanction au sein de la commission des affaires étrangères pour faire un point régulier et public sur l’efficacité et les conséquences socioéconomiques des sanctions adoptées.

C.   Une approche européenne moins intégrée et moins uniforme

En application des traités européens, l’Union européenne adopte des sanctions visant des États, personnes et entités qui ne respectent pas le droit international ou les droits de l’Homme ou qui mènent des politiques ou des actions contraires à l’État de droit ou aux principes démocratiques.

Ces mesures permettent à l’Union européenne de répondre rapidement aux enjeux et événements politiques, conformément aux principes de la politique étrangère et de sécurité commune. Les effets de ces mesures sont plus puissants que de simples déclarations politiques incantatoires tout en offrant une alternative au recours à la force armée.

1.   Les sanctions, instrument permettant à l’Union européenne d’exercer une influence et de défendre ses valeurs dans les affaires internationales

Les sanctions européennes – officiellement dénommées « mesures restrictives » – comprennent à la fois des mesures sectorielles et des mesures individuelles.

Les mesures sectorielles comportent une diversité de mesures telles que des embargos et des sanctions économiques (interdiction d’exportations, d’importations, d’investissements, de fourniture de certains biens ou services). Les mesures individuelles comprennent des restrictions à l’admission (interdiction d’entrée sur le territoire Schengen, sauf s’il s’agit de citoyens européens), des gels d’avoirs et de ressources économiques ainsi que l’interdiction de mettre des fonds et des ressources économiques à disposition des personnes sanctionnées.

Ces mesures restrictives sont à la fois dirigées contre un ou plusieurs secteurs de l’économie d’un pays, contre un gouvernement ou contre des individus ou entités spécifiques.

a.   Les catégories de sanctions européennes

L’Union européenne peut imposer des sanctions soit de sa propre initiative, soit pour mettre en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies. Les sanctions européennes peuvent ainsi être regroupées en trois catégories : les régimes de sanction européens transposant des décisions du Conseil de sécurité des Nations unies, les régimes de sanction européens mixtes transposant un régime de sanctions onusien mais comportant aussi des critères ou des désignations autonomes complémentaires de l’Union européenne et, enfin, les régimes européens autonomes.

L’Union européenne dispose actuellement de quarante‑et‑un régimes de sanctions (vingt‑six autonomes, huit mixtes et sept onusiens) Parmi eux, trente‑six sont des régimes « géographiques » et cinq sont des régimes « transversaux » (portant notamment sur les violations des droits de l’Homme, les cyber-attaques, la prolifération chimique et le terrorisme).

i.   Le régime de sanctions prises par l’ONU

Le régime des sanctions de l’ONU comprend l’ensemble des sanctions adoptées par le Conseil de sécurité des Nations unies que l’Union européenne a l’obligation de transposer en droit européen et d’appliquer.

La Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) exerce un contrôle rigoureux du bien‑fondé de l’acte de l’Union transposant la décision du Conseil de sécurité de l’ONU.

Les mesures restrictives adoptées en application de résolutions du Conseil de sécurité ne comportent pas de date limite. Elles sont modifiées ou levées immédiatement, à la suite d'une décision du Conseil de sécurité en ce sens.

ii.   Le régime de sanctions mixtes

Le régime des sanctions mixtes correspond aux mesures mises en place lorsque l’Union européenne décide d’ajouter des mesures supplémentaires à celles déjà adoptées par l’ONU, afin de renforcer leur impact ou de spécifier des préoccupations propres de l’Union.

Les dispositions des Nations unies ont une durée indéterminée tandis que les dispositions autonomes de l’Union européenne font l'objet d'un réexamen au moins une fois tous les douze mois.

iii.   Le régime de sanctions autonomes

Il existe également un régime de sanctions autonomes, l’Union européenne pouvant aussi adopter des sanctions de manière indépendante. De telles mesures sont élaborées et mises en œuvre lorsque l'Union européenne considère que des mesures spécifiques sont nécessaires pour atteindre certains de ses objectifs en matière de politique étrangère.

Les décisions du Conseil imposant des mesures restrictives autonomes de l’Union européenne s’appliquent en règle générale pendant douze mois, tandis que les règlements correspondants du Conseil ont une durée indéterminée. Avant de décider de prolonger une telle décision, le Conseil réexamine les mesures restrictives. En fonction de l'évolution de la situation, il peut décider à tout moment de modifier, de proroger ou de suspendre temporairement ces mesures.

b.   Les bases juridiques des sanctions européennes

Les sanctions européennes sont adoptées sur la base du chapitre 2 du titre V du Traité sur l’Union européenne (TUE) – dispositions spécifiques concernant la PESC. Elles prennent la forme de décisions PESC du Conseil, adoptées sur proposition du Haut‑représentant (le cas échéant avec le soutien de la Commission) ou d’un État membre.

Les mesures relevant des compétences de l’Union – mesures visant à interrompre ou à limiter les relations économiques avec un pays tiers, notamment les mesures de gel de fonds et de ressources économiques – sont mises en œuvre au moyen d’un règlement du Conseil, proposé conjointement par la Commission et le Haut‑représentant et adopté à la majorité qualifiée sur le fondement de l’article 215 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), directement contraignant pour l’ensemble des citoyens et entreprises de l’Union. Les interdictions d’accès au territoire de l’Union, prévues par la décision PESC, sont directement mises en œuvre par les États membres sans être répliquées dans ce règlement.

Les règlements font, dans leur totalité, l’objet d’un contrôle juridictionnel assuré par la CJUE, qui est également compétente pour exercer le contrôle de la légalité des décisions PESC prévoyant des mesures restrictives à l’encontre de personnes physiques ou morales, conformément à l’article 275 du TFUE.

Les régimes de sanction européennes sont adoptés à l’unanimité du Conseil. Les autres décisions (ajout ou retraits de désignations, renouvellement d’un régime existant) pourraient théoriquement prendre la forme de décisions de mise en œuvre, adoptées à la majorité qualifiée conformément à l’article 31.2 du TUE ; toutefois, en pratique, la règle du consensus prévaut (gentlemen’s agreement).

c.   La procédure d’adoption des mesures restrictives européennes

i.   Un processus faisant l’objet de négociations, parfois longues, pour parvenir à des compromis entre les vingt‑sept États membres

Les mesures européennes sont décidées à l’unanimité des vingt‑sept États membres et doivent donc faire l’objet de négociations, parfois longues, pour parvenir à des compromis. En outre, l’élaboration des régimes de sanction à l’échelon européen est un processus complexe impliquant plusieurs acteurs.

Le service européen pour l’action extérieure (SEAE), qui assiste le Haut‑représentant de l’Union, joue un rôle particulier dans le processus législatif du Conseil concernant les sanctions. Le SEAE prépare notamment, au nom du Haut‑représentant, des propositions de décision et, conjointement avec la Commission européenne, des propositions de règlement qui sont ensuite examinées et adoptées par le Conseil, c’est‑à‑dire les États membres. Pour mémoire, les décisions sont contraignantes pour les États membres eux‑mêmes tandis que les règlements sont directement applicables au sein de l’Union européenne et contraignants à l’égard de toute personne ou entité, y compris les opérateurs économiques.

S’agissant des décisions PESC proposées concernant les mesures restrictives de l’Union européenne, celles‑ci sont examinées et débattues par les instances préparatoires compétentes du Conseil, à savoir le groupe compétent pour la région géographique à laquelle appartient le pays visé par les sanctions (par exemple le groupe Europe orientale et Asie centrale pour l’Ukraine ou la Biélorussie et le groupe  Machrek/Maghreb pour la Syrie), le groupe des conseillers pour les relations extérieures (Relex), le Comité politique et de sécurité (COPS) et le Comité des représentants permanents (Coreper).

La décision est ensuite adoptée par le Conseil à l’unanimité.  Si la décision du Conseil prévoit un gel des avoirs ou d'autres types de sanctions économiques ou financières, ces mesures doivent être mises en œuvre par un règlement du Conseil.

S’agissant des règlements du Conseil concernant les mesures restrictives de l’Union européenne, sur la base de la décision PESC du Conseil, le Haut‑représentant et la Commission présentent conjointement une proposition de règlement. Celle‑ci est examinée par le groupe Relex et transmise au Coreper et au Conseil pour adoption. Le règlement adopté définit le champ d’application précis des mesures ainsi que les modalités de leur mise en œuvre.

La décision PESC et le règlement du Conseil sont adoptés simultanément afin que ces actes puissent produire leurs effets en même temps, ce qui est particulièrement important dans le cas du gel d’avoirs, par exemple.

Les mesures établies uniquement dans la décision PESC, telles que les embargos sur les armes ou les restrictions en matière de déplacement, seront mises en œuvre par les États membres, tandis que la Commission vérifiera que les États membres ont appliqué les règlements de manière adéquate et en temps voulu. La Commission est, en outre, chargée de répondre aux questions d'interprétation des opérateurs économiques, la en vertu de sa mission de veiller à l’application uniforme des sanctions.

Toutes les décisions relatives à l’adoption, à la modification, à la levée ou au renouvellement des sanctions sont prises par le Conseil après avoir été examinées par les groupes de travail compétents du Conseil. Les États membres de l’Union sont, par la suite, responsables de la mise en œuvre des sanctions adoptées par le Conseil, dans leurs juridictions respectives.

S’agissant des sanctions visant la Russie, depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, il convient de noter que le processus décisionnel a été très resserré pour permettre une adoption rapide des paquets de sanctions, afin de pouvoir répondre de manière dynamique à l’agression de Moscou.

ii.   L’implication des autorités publiques françaises dans le processus d’adoption des sanctions européennes

Concernant la France, c’est le ministère de l’Europe et des affaires étrangères qui est compétent pour définir la politique des sanctions et qui est en charge de négocier les mesures à Bruxelles.

Dans le cadre des négociations, la DG Trésor est, quant à elle, chargée d’apporter son expertise sur l’impact économique des sanctions. Il a été indiqué aux rapporteurs dans le cadre de leurs auditions que les services de la DG Trésor se mobilisaient auprès des opérateurs économiques, en amont des négociations des paquets de sanctions à Bruxelles, afin d’entendre leur point de vue et éventuellement d’œuvrer en faveur d’exemptions ou pour la mise en place de périodes transitoires. Cependant peu de détails ont été donnés sur le contenu de ces échanges avec l’administration – qui ne semblent d’ailleurs concerner que les plus grands acteurs économiques. En outre, un tel dialogue préalable, se trouve par définition limité par le caractère de confidentialité entourant la prise de décisions relatives à l’adoption de sanctions.

Le secrétariat général des affaires européennes (SGAE) joue, pour sa part, un rôle de coordination et de mobilisation de l’ensemble des ministères et administrations pouvant être concernés sur un plan sectoriel comme la Direction générale des entreprises ou le service des biens à double usage du ministère de l’économie et des finances ou encore les administrations en charge des transports, de l’agriculture, de la culture, etc.

2.   Une mise en œuvre des sanctions effectuée par chacun des États membres

a.   Les disparités constatées dans la mise en œuvre des sanctions peuvent amoindrir leur efficacité

Les mesures restrictives adoptées au niveau de l’Union européenne sont mise en œuvre par les autorités nationales compétentes dans chaque État membre dans le cadre juridique prévu par les règlements. De la sorte, une coopération étroite entre les États membres apparaît essentielle pour garantir une application cohérente des sanctions dans toute l’Union européenne. Cependant, des législations différentes ou des intérêts nationaux divergents ainsi que des difficultés en matière de coordination peuvent entraver une coopération efficace et rendre plus difficile la mise en œuvre harmonisée des sanctions à l’échelle de l’Union.

De ce fait, en comparaison avec le système américain, l’application des régimes de sanction en Europe apparaît comme moins intégrée – même si la Commission, en tant que gardienne des traités, est compétente pour établir des lignes directrices générales – et moins uniforme, étant donné que chaque État membre définit son organisation et que les opérateurs économiques européens n’ont pas accès à un guichet unique.

Les difficultés rencontrées peuvent notamment avoir trait à des différences dans les législations nationales et les procédures administratives, ce qui peut entraîner des disparités dans l’application effective des sanctions et in fine affaiblir leur impact. De même, les capacités de mise en œuvre peuvent se révéler hétérogènes, certains États membres disposant de ressources et de moyens plus importants pour surveiller et faire respecter les sanctions que d’autres qui peuvent être confrontés à des difficultés opérationnelles.

Les interprétations divergentes des mesures restrictives européennes, qui peuvent se révéler particulièrement complexes et techniques, constituent une autre difficulté relevée par les rapporteurs au cours de leurs travaux. Les différentes interprétations peuvent ainsi conduire à des divergences dans l’application des sanctions engendrant des incertitudes pour les opérateurs économiques. Lors des auditions menées par les rapporteurs, les services de la Direction générale des douanes et des droits indirects (DGDDI) ont insisté sur les problèmes rencontrés en matière d’interprétation des paquets de sanctions européens mis en œuvre à l’égard de la Russie, en précisant devoir solliciter régulièrement des explications et des précisions auprès de la Commission européenne. Une autre difficulté réside dans le temps de réponse des services de la Commission, qui peut se révéler particulièrement long et donc préjudiciable car ne correspondant pas à la temporalité des opérateurs économiques. À titre de comparaison, l’OFAC, bureau américain faisant office de guichet unique pour les opérateurs outre‑Atlantique (cf. supra), compte environ 240 collaborateurs quand la direction générale FISMA ([20]) de la Commission européenne n’en dénombre qu’une vingtaine.

Les rapporteurs insistent sur ce point pour que soit mis sur pied dans les meilleurs délais une interface permettant de traiter de manière réactive et harmonisée l’ensemble des questions qui pourraient être soulevées sur le terrain par les services des douanes de l’ensemble des États membres de l’Union.

L’application différenciée des mesures restrictives dans l’Union européenne peut, en outre, favoriser des risques de contournement, les individus et les entités soumis aux sanctions pouvant alors rechercher à exploiter les différences entre les États membres. Pour surmonter ces difficultés, les rapporteurs recommandent que soient mis en place rapidement des mécanismes réactifs et efficaces de coordination, de consultation et d’échange d’informations entre les services concernés des États membres, d’une part, et les services de la Commission, d’autre part. Comme cela a été précisé au cours des auditions menées par les rapporteurs, le système mis en place dans l’urgence – (« jusquelà nous avons bricolé ») – avec une véritable efficacité au regard de la modestie des moyens alloués à l’échelle européenne sur ces questions – doit impérativement évoluer pour gagner en solidité et en efficacité, les politiques des sanctions ayant en l’espèce vocation à perdurer dans le temps.

b.   Le rôle central de la DG Trésor et de la DGDDI à l’échelon national pour la mise en œuvre des sanctions européennes

En France, c’est la DG Trésor qui est l’autorité nationale compétente en matière de mise en œuvre des sanctions européennes et qui a, de ce fait, un rôle de coordination, d’impulsion et d’expertise sur cette thématique.

En matière de sanctions, la DG Trésor œuvre avec d’autres administrations tel le service des biens à double usage (SBDU) qui assure la fonction d’autorité de classement et de délivrance des licences d’exportation pour les questions relatives à l’export des biens concernés. La DG Trésor travaille également avec les capitaineries, lesquelles sont notamment responsables de la mise en œuvre des sanctions concernant les prohibitions d’accès aux ports français des navires battant pavillon russe. De même, elle œuvre avec la Direction générale de l’aviation civile (DGAC), qui est compétente pour les mesures sectorielles portant sur l’espace aérien.

Lorsqu’une violation ou une tentative de violation de sanction est constatée, la DG Trésor saisit la DGDDI pour enquête. Les Douanes sont compétentes pour caractériser les infractions et, le cas échéant, procéder à des saisies douanières avant de transmettre les dossiers à l’autorité judiciaire.

Pour rappel, contrevenir ou tenter de contrevenir aux sanctions internationales est passible de cinq ans d’emprisonnement et d’amendes douanières en vertu de l’article 459 des codes douanes ([21]). Il a été précisé aux rapporteurs au cours de leurs travaux que ces dispositions, comprenant un arsenal répressif lourd, avaient été « redécouvertes » à la suite de l’invasion russe de l’Ukraine. De telles dispositions permettent ainsi aux autorités françaises de réagir rapidement et efficacement en cas de besoin, à la différence d’autres États membres de l’Union européenne ne disposant pas d’un tel outil. Cette situation – qui en l’espèce met à l’honneur nos procédures nationales – souligne à nouveau combien une approche non intégrée et non uniforme peut engendrer des difficultés et disparités sur le terrain. Poussée à l’extrême, une telle situation peut rendre l’application des sanctions européennes incohérentes et ainsi nuire à leur crédibilité et à leur efficacité globale.

3.   Un recours européen moins souple et moins dissuasif en comparaison avec la pratique américaine

a.   Un refus de principe de recourir aux sanctions secondaires

À la différence des États‑Unis, l’Union européenne n’applique pas de sanctions secondaires extraterritoriales qui, pour mémoire, doivent être mises en œuvre par des personnes et entités sans lien de rattachement avec le pays qui les édicte.

Les sanctions européennes restent, en principe, d’application territoriale : elles doivent être mises en œuvre sur tout le territoire de l’Union, à bord de tout aéronef ou de tout navire relevant de la juridiction d’un État membre, par toute personne, à l’intérieur ou à l’extérieur de l'Union, qui est ressortissante d’un État membre, par toute personne morale, entité ou organisme, à l’intérieur ou à l’extérieur de l’Union, établi ou constitué selon le droit d’un État membre et, enfin, par toute personne morale, entité ou organisme, en ce qui concerne toute opération commerciale réalisée intégralement ou en partie dans l’Union. Ces mesures restrictives peuvent toutefois avoir des conséquences pour les pays tiers, par exemple l’interdiction de fourniture de services de messagerie financière (SWIFT) ou le plafonnement des prix pétroliers imposés par l’interdiction de fournir des services au transport maritime de pétrole russe au‑dessus d’un prix plancher.

Cependant, bien que maintenant son refus de recourir à des sanctions extraterritoriales dans le respect du droit international, l’Union européenne a ouvert une brèche dans le huitième paquet de sanctions contre la Russie (6 octobre 2022), visant à imposer des sanctions nominatives à des ressortissants de pays tiers contribuant au contournement des sanctions de l’Union contre la Russie ainsi que dans le dixième paquet de sanctions (25 février 2023), contre les ressortissants des pays tiers contribuant à l’effort de guerre de la Russie contre l’Ukraine, visant plus spécifiquement les producteurs de drones iraniens qui en vendent aux armées russes. Le onzième paquet de sanctions a significativement élargi cette brèche en prévoyant, en parallèle de restrictions sur les exportations de produits sensibles – comme les biens et technologies à double usage – la mise en œuvre d’un « outil anti‑contournement » (anti-circumvention tool). Un tel instrument permet ainsi de sanctionner des États tiers dont il existe des motifs sérieux de penser qu’ils facilitent le contournement de sanctions en acquérant massivement des produits européens en vue de leur réexportation vers la Russie. Il convient de noter que cet outil, qui ne peut être enclenché qu’avec l’accord unanime des vingt‑sept États membres de l’Union européenne, ne trouvera à s’appliquer en dernier recours. Des négociations ont ainsi permis de retirer de la liste des entreprises étrangères sanctionnées plusieurs entités chinoises pour lesquelles le gouvernement de Pékin s’est engagé à agir en vue d’une mise en conformité avec les sanctions européennes. De tels aménagements répondent ainsi aux inquiétudes formulées par plusieurs États membres relatives aux risques de détérioration des relations bilatérales avec des États tiers voyant leurs entreprises sanctionnées.

Compte tenu de l’efficacité de cet outil et de l’utilisation que les Américains continuent d’en faire dans les faits, les rapporteurs estiment qu’une véritable réflexion en vue d’établir une doctrine sur les sanctions secondaires devrait être ouverte avec pour objectif de crédibiliser notre parole en matière de lutte contre le contournement des sanctions.

Proposition de M. Christopher Weissberg, co-rapporteur : entamer une réflexion sur l’établissement d’une doctrine concernant les sanctions secondaires à l’échelon européen, afin éventuellement de renforcer par ce biais la crédibilité de notre parole face aux risques de contournement.

M. Thibaut François, corapporteur, s’oppose pour sa part à cette proposition.

b.   Un contrôle juridictionnel effectif des sanctions européennes

Le contrôle juridictionnel et la protection des droits fondamentaux des personnes et entités lésées sont beaucoup plus forts s’agissant des sanctions européennes que des sanctions américaines.

En effet, les sanctions individuelles de l’Union européenne sont soumises au contrôle strict du juge de l’Union, qui est compétent pour contrôler la légalité des mesures restrictives de l’Union européenne à l’encontre de personnes physiques ou morales, mises en œuvre par des décisions PESC (article 275.2 TFUE). En cas de recours, le juge de l’Union veille au respect de l’exigence de motivation et vérifie notamment si la désignation repose sur une base factuelle suffisamment solide et publique.

Le juge de l’Union est, par ailleurs, également compétent pour contrôler le bien‑fondé des mesures restrictives de l’Union européenne ayant pour origine une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies.

Les personnes et entités désignées peuvent ainsi adresser au Conseil de l’Union européenne, institution qui adopte les sanctions, une demande de réexamen de la décision par laquelle elles ont été inscrites sur la liste de sanctions. Elles peuvent ensuite contester la décision du Conseil devant le Tribunal de l’Union européenne, dans les conditions prévues à l'article 275.2 et à l'article 263, alinéas 4 et 6 TFUE.

Le cas de la fille de Mouammar Kadhafi, Aïcha Kadhafi, listée par les Nations unies dans le cadre du régime de sanctions appliquées à la Libye (résolution n° 1970), constitue un exemple récent et emblématique de recours devant les juridictions européennes introduit par une personne listée dans le droit européen en transposition d’une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU. Elle avait initialement formulé un recours devant la Tribunal de l’Union européenne qui avait annulé sa désignation au regard de la fragilité du dossier de preuves. À la suite d’un pourvoi formulé par le Conseil, la CJUE a confirmé, le 21 avril 2023, la décision du Tribunal annulant donc la désignation d’Aïcha Kadhafi dans le cadre du régime de sanctions pour la Libye, en transposition d’une désignation onusienne. Les conséquences de l’arrêt de la CJUE posent désormais une difficulté, le Conseil ayant l’obligation de se conformer rapidement aux décisions de la CJUE, ce qui pourrait in fine placer l’Union européenne en porte à faux vis‑à‑vis d’une résolution du Conseil de sécurité et donc en contradiction avec la Charte des Nations unies.

Face à cette situation, des évolutions et une meilleure coordination paraissent indispensables. En ce sens, le rôle de l’Ombudsperson pour le régime de sanctions onusiennes liées au contre‑terrorisme constitue un élément intéressant. Sa mission pourrait être étoffée et élargie, afin de renforcer le respect du droit à un procès équitable.

III.   Un outil dont l’efficacité peut faire débat et nécessitant un strict suivi

A.   L’efficacité des sanctions doit être mesurée à l’aune des objectifs politiques poursuivis

1.   Une efficacité variable en fonction des cas considérés

Le succès d’un régime de sanctions s’évalue à l’aune des objectifs politiques qui lui sont assignés, et donc au cas par cas. Une étude du Peterson Institute for International Economics portant sur 204 régimes de sanction adoptés depuis 2014 ([22]) estime que celles‑ci ont joué un rôle important dans un tiers des cas analysés, notamment en Irak (désarmement), en Libye (renoncement aux armes de destruction massive), en Angola (sanctions contre l’Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola) ou en Côte d’Ivoire (embargo sur les armes qui a contribué à apaiser le conflit).

Il est, par ailleurs, généralement établi que les sanctions mises en place contre la Rhodésie et l’Afrique du Sud dans les années 1970 et 1980 ont eu des effets significatifs sur les changements politiques dans ces pays. De même, la conclusion en 2015 du JCPoA sur le nucléaire iranien a pu donner à voir l’effet incitatif que peuvent revêtir les sanctions puisque Téhéran avait alors décidé de changer de comportement. À l’inverse, on peut s’interroger sur le maintien du régime de sanctions contre Cuba mis en place par les États‑Unis dans les années 1960 et qui perdure – principalement pour des raisons de politique intérieure américaine – sans atteindre ses objectifs. De même, les sanctions onusiennes contre la Corée du Nord n’ont pas eu l’effet escompté, puisque le régime de Pyongyang n’a pas modifié son comportement et a même développé diverses stratégies techniques pour contourner les sanctions.

Les sanctions étant l’un des outils d’une politique étrangère en vue d’un objectif déterminé, la part relative à la contribution à l’atteinte ou l’échec de cet objectif peut être difficile à distinguer de celles des autres outils de politique étrangère. Il convient également de différencier les effets attendus d’une politique de sanction, entre l’effet signal permettant de dénoncer publiquement un comportement d’une cible de sanctions, l’effet restrictif permettant de diminuer la capacité de la cible à réaliser ce comportement, l’effet coercitif, qui vise à forcer le changement de comportement de la cible ou encore l’effet punitif qui peut aussi être recherché (gel des avoirs et de ressources économiques), même s’il s’agit d’une mesure à titre conservatoire et donc temporaire et réversible. Par ailleurs, la mesure de l’efficacité doit également être réalisée en comparaison de moyens alternatifs, comme le recours à la force, visant les mêmes effets.

Lors de leurs auditions, les représentants de la Commission européenne comme les représentants de la DG Trésor et du Quai d’Orsay ont précisé aux rapporteurs que les sanctions adoptées à l’égard de la Russie en réponse à l’agression de l’Ukraine avaient un impact significatif au plan économique (cf. encadré infra). Selon la DG Trésor « l’impact des restrictions européennes à l’exportation sur la Russie est avéré, comme en témoigne l'évolution négative des flux commerciaux entre l’Union européenne et la Russie. Nous avons réussi à limiter fortement l'accès de la Russie aux biens essentiels pour fabriquer et produire des équipements et des armes qui sont utilisés par la Russie pour faire la guerre à l’Ukraine. Il convient de mentionner ici que la Russie a également adopté diverses contre-mesures pour tenter d’atténuer l’impact des sanctions et de stabiliser son économie. Nos mesures ont donc largement affecté la base industrielle et technologique de la Russie ».

La forte coordination entre les pays affinitaires émetteurs de sanctions permet également de renforcer leur efficacité. Cependant, des stratégies d’évitement, de contournement et d’adaptation restent à l’œuvre, expliquant en partie l’actuel résilience de l’économie russe.

Effets des sanctions contre la Russie

De manière générale, en raison de l’application des sanctions, on observe une lente détérioration de la situation économique russe. Cependant, la Russie semble disposer de plusieurs instruments – comme la réorientation de ses exportations – lui permettant, à ce stade, de renforcer la résilience de son économie et donc de maintenir son effort de guerre en l’adaptant.

Au plan macro-économique, tous les indicateurs sont négatifs : contraction du produit intérieur brut (PIB) de 1,9 % au premier trimestre 2023 ; inflation de 2,3 % en avril 2023 (contre 3,1 % en mars et plus de 11 % en 2022) ; déficit budgétaire de 45 milliards de dollars sur les quatre premiers mois de l’année 2023, soit un niveau supérieur à la cible annuelle pour 2023 ; chute de 28 % de la main-d’œuvre dans le secteur industriel, touchant en particulier les ingénieurs et les travailleurs qualifiés ; réduction des dépenses publiques (-9 % pour la santé, -2 % pour l’éducation, -24 % pour les infrastructures) dans le budget 2023, affectant le niveau de vie de la population et la demande agrégée ; hausse des prix à la consommation de 12 % en 2022, non compensée par la hausse des salaires (+1,9 %) ; multiplication des défauts de crédit (14 millions de prêts non remboursés) ; dépréciation du rouble (-12 % par rapport au dollar et -10 % par rapport à l’euro en 2023). In fine, le maintien d’un niveau de production relativement stable, porté par la hausse des dépenses militaires et une politique de subvention massive de l’économie, se fait au prix d'une détérioration de la position financière du pays.

Le secteur de l’énergie est particulièrement touché avec une chute de 52 % des revenus énergétiques au premier trimestre 2023 malgré le maintien de niveaux de production et d’exportations constants. Le pétrole russe se vend actuellement à un prix inférieur au plafond de prix défini par l’Union européenne et le G7 en raison des rabais accordés.

Le complexe militaro-industriel se trouve fortement affecté par les sanctions (semi-conducteurs et composants électroniques) et plus encore par les pénuries de main-d’œuvre (ingénieurs), avec un impact majeur sur la production d’armements (missiles de précision notamment). Ces difficultés sont partiellement compensées par le recours à des stocks d’armements anciens et l’intensification de l’effort de production.

Au plan externe, la résilience de l’économie russe repose en premier lieu sur le maintien d’un niveau élevé d’exportations, avec une réorientation des flux vers la Chine (+100 % depuis le début de la guerre), la Turquie (+ 100 %) et l’Inde (+300 à 400 %) et une stratégie relativement efficace de diversification des débouchés.

Au plan interne, plusieurs mesures ont permis d’atténuer l’impact des sanctions comme :

- la mobilisation du Fonds de la richesse nationale (transfert de 38 milliards de dollars vers le budget fédéral en octobre 2022, suivi de la vente de 4,42 milliards de dollars d’or et d’actifs libellés en yuan sur la période janvier-mars 2023. Le montant des actifs détenus par le fonds s’élevait à 154,5 milliards de dollars en mars 2023, contre 145 milliards avant la guerre) ;

- la hausse de la taxation des produits pétroliers, désormais calculée sur la base du prix du Brent réduit d’un montant forfaitaire ;

- l'imposition d'une « contribution volontaire » de 10 % sur la moitié ou le total de la valeur marchande estimée des biens vendus par les opérateurs économiques ayant quitté la Russie après le déclenchement de la guerre ;

- le prélèvement, à compter du 1er janvier 2024, d’une taxe de 10 % sur les profits excessifs réalisés sur la période 2021‑2022 par rapport aux niveaux de 2018‑2019.

La très grande majorité des personnes entendues dans le cadre des travaux des rapporteurs ont indiqué que les sanctions contre la Russie étaient efficaces. Ces mesures ont tout d’abord permis d’envoyer un message diplomatique clair d’unité transatlantique, qui n’a pas été remis en cause depuis le début de l’invasion russe de l’Ukraine. Cependant, les personnes auditionnées ont également précisé que les sanctions contre la Russie nécessiteraient du temps pour pleinement produire leurs effets et atteindre les autres objectifs assignés, à savoir peser sur la capacité de la Russie à faire la guerre en Ukraine d’une part et asphyxier lentement le système énergétique russe d’autre part

2.   La nécessaire question de l’évaluation des régimes de sanction

a.   Nations unies : un travail d’évaluation bien trop limité

S’agissant des sanctions onusiennes, des évaluations portant sur l’effet des mesures mises en œuvre ne sont réalisées que dans la mesure où le Conseil de sécurité le demande au secrétariat des Nations unies. À titre d’illustration, la résolution n° 2664 (2022) demande que le Secrétaire général publie, dans les neuf mois suivant l’adoption du texte, un rapport sur les conséquences humanitaires négatives engendrées par les sanctions. Ainsi, depuis décembre 2022, des éléments sur les effets négatifs involontaires des sanctions figurent également dans le rapport du Secrétaire général sur la mise en œuvre de la résolution 2642 (2022) sur le mécanisme transfrontalier d’acheminement de l’aide en Syrie.

Il convient de noter que, dans les deux cas, ces demandes de rapport ont été incluses dans les résolutions suite à des requêtes de la Chine et de la Russie. Or, ces deux pays entretiennent régulièrement dans leurs discours un amalgame entre sanctions onusiennes et sanctions unilatérales. Cette stratégie de désinformation a pour objectif de délégitimer l’outil dans son ensemble pour mieux contester les sanctions affectant la Russie et ses alliés (Biélorussie, Corée du Nord, Cuba, Iran, Syrie) ou d’autres régimes (comme celui des talibans en Afghanistan).

Pour les rapporteurs, un véritable travail d’évaluation et de transparence est indispensable afin de s’assurer de l’efficacité des mesures prises, d’une part, et pour asseoir dans la durée leur légitimé, d’autre part. L’ensemble des membres du Conseil de sécurité, dont la France, devrait soutenir la systématisation de telles études ex post, afin de ne pas laisser cette question cruciale être accaparée et instrumentalisée par d’autres.

L’Ombudsperson œuvrant dans le cadre du régime contre Daech et Al‑Qaïda, actuellement M. Richard Malanjum, que les rapporteurs ont eu l’opportunité d’entendre à l’occasion de leur déplacement au siège des Nations unies, présente deux fois par an un rapport dans lequel il formule des observations sur l’effet des sanctions. Il en rend également compte annuellement devant le Conseil, au cours de réunions publiques. Les rapporteurs estiment que le développement de telles pratiques pour les autres régimes de sanction pourrait constituer une évolution positive.

Proposition des rapporteurs : mettre sous tension notre outil diplomatique pour mieux expliciter notre position et nos objectifs en matière de sanctions, afin de répondre utilement et efficacement aux contrenarratifs développés par les pays ciblés.

b.   Sanctions américaines : une culture de l’évaluation qui semble fortement se développer au sein des agences en charge de cette thématique

Comme indiqué précédemment, le Département du Trésor a effectué en 2021 une revue de sa politique de sanctions qui avait notamment pour objectif de faire état de l’efficacité de certaines mesures. Le rapport publié à l’issue de ces travaux ([23])  a proposé plusieurs pistes d’actualisation et d’amélioration de la politique américaine (meilleur calibrage des sanctions pour atténuer les « effets négatifs » sur les individus et les entreprises non visés, nécessité de prévoir des exemptions humanitaires, importance d’une meilleure coordination avec les États partenaires, etc).

À l’occasion de l’audition de représentants du Département Trésor, les rapporteurs ont pu relever d’intéressantes initiatives ou pratiques en matière d’évaluation des régimes de sanction aux États‑Unis. En premier lieu, la revue générale des sanctions a conduit à instituer récemment une division centralisée spécifiquement dédiée à l’évaluation et au contrôle des différents régimes de sanction. Cette division est désormais opérationnelle et dotée de moyens et de personnels propres. En outre, il a été précisé aux rapporteurs que le Département du Trésor veillait, en parallèle de l’institution de cette nouvelle division, à former et à sensibiliser l’ensemble de ses équipes à la prise en compte de manière constante de l’évaluation des sanctions à chaque étape du processus. La diffusion d’une culture de l’évaluation apparaît ainsi comme primordiale au sein de l’administration américaine et conduit les différentes équipes du Département du Trésor à régulièrement produire des études sur les impacts économiques, les impacts politiques ou encore les impacts diplomatiques des régimes de sanction permettant ainsi de les adapter au mieux aux exigences politiques et économiques des autorités américaines.

Enfin, le Congrès des États‑Unis, grâce à son travail de contrôle et de surveillance des actions du gouvernement fédéral, participe pleinement de cette procédure d’évaluation fondée sur la base du principe de responsabilité (accountability). Ainsi, les échanges réguliers entre la branche législative et la branche exécutive du pouvoir – via des auditions, la production de rapports, des transmissions de questions et de réponses – permettent d’effectuer des points réguliers et transparents sur les effets des régimes de sanction.

c.   Sanctions européennes : un travail d’évaluation trop faiblement organisé

Les régimes de sanction autonomes de l’Union européenne font l’objet de revues annuelles ou semestrielles, permettant d’évaluer si les objectifs visés ont été atteints. Cependant, un tel travail mériterait d’être mieux mis en lumière et paraît impératif pour les institutions européennes, ainsi que pour les différentes autorités nationales alors que nous observons depuis plus d’un an une multiplication et une complexification des sanctions faisant suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

Pour les rapporteurs, une attention particulière doit être rapidement et impérativement portée au sujet de l’application uniforme et harmonisée des mesures restrictives par les autorités nationales de mise en œuvre. En outre, un travail de pédagogie et de transparence avec définition de critères permettant d’évaluer l’efficacité des mesures devrait être réalisé, afin de mieux associer les élus, de mieux renseigner les opérateurs économiques et de mieux informer les citoyens. Le narratif entourant les régimes de sanction – expliquant leurs origines, leurs objectifs politiques, leurs effets potentiellement négatifs mais assumés – constitue un enjeu essentiel car il conditionne le soutien le plus large possible à de telles mesures et par là même participe de leur efficacité.

Proposition des rapporteurs : mettre en place d’une délégation parlementaire pour le contrôle et l’évaluation des sanctions, sur le modèle de la délégation parlementaire au renseignement, afin de permettre des échanges réguliers – en cas de besoin confidentiels – avec le Gouvernement. Un meilleur suivi apparaît, aux yeux, des rapporteurs comme le gage d’une plus grande efficacité des sanctions.

B.   Les difficultés économiques et le coût engendrés par les régimes de sanction

Les entreprises et les établissements bancaires rencontrent des difficultés liées à la complexification et à la multiplication des mesures restrictives adoptées par les différents pays.

1.   Les difficultés spécifiques rencontrées par les opérateurs économiques dans un contexte de sanctions internationales

a.   L’aversion au risque des entreprises

Les opérateurs économiques sont notamment confrontés, dans un contexte de sanctions internationales, à deux phénomènes cumulatifs, l’over-compliance (surconformité), et – dans le cas plus récent des sanctions visant la Russie – la crosscompliance, c’est‑à‑dire la nécessité de se conformer simultanément à des régimes de sanction convergents mais non identiques. En effet, malgré une coordination au niveau du G7 concernant les différentes catégories de sanctions et le moment de leur introduction, les régimes de sanction peuvent différer dans leur champ d’application ou leurs modalités juridiques de mise en œuvre.

Pour les établissements bancaires, qui font l’objet d’une supervision étroite notamment dans le champ des sanctions financières et économiques, la difficulté principale réside dans l’augmentation du nombre de juridictions recourant à ces mesures (sanctions européennes, sanctions britanniques, sanctions américaines…) et le recours de plus en plus massif aux sanctions financières individuelles qui nécessitent une forte vigilance sur toutes les transactions avec certains pays. Le coût des dispositifs de conformité augmente ainsi de façon constante. Les dispositions insuffisamment claires ou incohérentes créent une insécurité juridique, renforcée ces dernières années par le montant des pénalités.

Les entreprises multinationales qui opèrent dans des secteurs ou géographies concernés par des mesures restrictives rencontrent des difficultés similaires bien que le risque financier se limite principalement à de potentielles procédures judiciaires, en France ou à l’étranger.

Les entreprises de plus petite taille, généralement peu habituées à gérer des problématiques de conformité aussi complexes, ont des difficultés différentes liées au manque de connaissance et de compréhension des mesures et à l’absence de personnel dédié ainsi qu’à l’opacité et la mauvaise qualité de l’environnement des affaires des pays concernés, qui augmente le risque de violation involontaire des sanctions et les coûts de vérification. Cette problématique a pu notamment concerner les petites et moyennes entreprises (PME) souhaitant exporter vers l’Iran ou Cuba et craignant les sanctions américaines ou ayant des difficultés à trouver des intermédiaires, notamment bancaires, pour leurs opérations. Cette problématique a changé d’envergure avec les sanctions, nombreuses et complexes, adoptées par l’Union européenne et ses partenaires contre la Russie depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2022.

La bonne information des entreprises sur les mesures restrictives, d’une part, et leur montée en compétence sur ce sujet, d’autre part, apparaît aujourd’hui pour les rapporteurs comme un enjeu de taille.

b.   Les différents effets préjudiciables engendrés par l’approche américaine des sanctions internationales

Le phénomène de surconformité ou d’overcompliance est lié à la complexité grandissante des régimes de sanction et à la volonté des opérateurs économiques d’éviter à tout prix de se mettre en difficulté au regard des réglementations. Cette situation s’applique en particulier aux acteurs qui ont une dimension internationale et qui ne pouvant se passer des liens avec le marché américain qui par conséquent se considèrent comme assujettis aux sanctions américaines, y compris primaires, en raison de l’interprétation large des liens de rattachement avec les États‑Unis (cf. supra).

D’une manière générale, les sanctions et mesures extraterritoriales américaines présentent un certain nombre d’effets préjudiciables pour notre économie. Elles menacent l’intégrité du marché unique de l’Union européenne et de son système financier tout en pesant sur les opérations commerciales, financières et d’investissement légitimes de l’Union européenne et d’autres pays.

En outre, elles génèrent des pertes économiques substantielles pour l’économie européenne. Par exemple, selon l’évaluation du think tank Conseil européen pour les relations internationales (ECFR), les sanctions à portée extraterritoriale américaines contre l’Iran depuis leur réimposition en 2018 ont coûté aux entreprises de l’Union européenne plus de 22,5 milliards de dollars américains (soit environ 18,8 milliards d’euros) en pertes directes. Ce chiffre ne tient, par ailleurs, pas compte des coûts indirects, tels que la perte d’opportunités commerciales, qui pourraient être beaucoup plus importants. S’agissant plus précisément des entreprises françaises, le montant total des investissements qu’elles ont perdu ou n’ont pas eu le temps de réaliser sur le marché iranien suite à la pression maximale américaine en 2018‑2020 peut être estimé entre 3 et 4 milliards d’euros.

En outre, le coût de l’incertitude pour des entreprises opérant sur le territoire d’États soumis à des sanctions extraterritoriales est élevé et permet de renforcer la position de certains États concurrents qui sont exemptés de ces mesures ou y sont moins exposés, tels que la Chine.

Enfin, si les répercussions de l’extraterritorialité sur les trajectoires de développement de grandes entreprises sont difficiles à évaluer, une croissance importante des dépenses en matière de conformité se laisse constater, avec notamment des investissements dans des outils informatiques de traitement automatisé des alertes, des formations des personnels, ainsi que des actions de communication et de sensibilisation.

Comme le relevait le rapport du député Raphaël Gauvain, remis le 26 juin 2019 au Premier ministre, l’extraterritorialité du droit américain en prenant prétexte du non‑respect de sanctions décrétées unilatéralement a souvent visé à défendre en priorité des intérêts américains. Force est de constater qu’à quelques rares exceptions près, l’Europe n’a toujours pas trouvé de parades pertinentes. Bien que l’approche américaine en matière de sanctions secondaires semble désormais sensiblement évoluer (cf. supra) les rapporteurs considèrent qu’il y a tout de même urgence à agir afin de défendre efficacement nos intérêts et préserver notre souveraineté. Dans cette optique de nouveaux outils doivent être élaborés et c’est pour cette raison qu’ils ont déposé deux amendements identiques ([24]) – dans le cadre de l’examen du projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023‑2027 – portant sur la protection des avis juridiques des juristes d’entreprise afin de lutter contre les procédures américaines dites de « discovery » ([25]) qui permettent d’obtenir de la part d’entreprises des informations internes et confidentielles.

c.   Les solutions mises en avant au sein des Nations unies pour ne pas entraver le travail des acteurs humanitaires et rassurer les opérateurs économiques

La standardisation, au sein des résolutions du Conseil de sécurité, des mécanismes dérogatoires au cas par cas, puis l’introduction de l’exemption humanitaire transversale mentionnée précédemment (cf. supra) comptent parmi les réponses au risque de surconformité.

L’Union européenne a d’ailleurs fait sienne cette approche en matière d’exemption humanitaire pour ses propres régimes de transposition des sanctions onusiennes ou mixtes. Les discussions se poursuivent actuellement pour l’introduction d’exemptions similaires dans les régimes autonomes, sur proposition du service européen pour l’action extérieure.

L’autre voie de réponse à l’échelle des Nations unies concerne la manière dont les sanctions sont libellées et désignées. Plus les sanctions sont explicites, détaillées (informations sur les dates et lieux de naissance, les numéros de passeport, etc.) et mises à jour régulièrement, plus la mise en œuvre par les opérateurs économiques est simplifiée et les incertitudes liées aux risques d’homonymies ou de non‑respect des sanctions sont réduites. La surconformité bancaire est, en effet, le plus souvent le résultat des incertitudes des acteurs privés sur leur respect des sanctions, et leur choix dès lors de « dé‑risquer » en ne procédant pas à l’opération bancaire ou à la transaction plutôt que de s’exposer à une infraction et donc à des poursuites. C’est pour cette raison que les lignes directrices des différents comités de sanctions du Conseil de sécurité fixent des standards précis sur le détail des informations devant être fournies à l’appui d’une proposition de désignation.

2.   La question de l’accompagnement des entreprises françaises face aux effets des sanctions

a.   L’implication des autorités publiques en appui aux entreprises

Certains services de l’État – DG Trésor, DGDDI et services du Quai d’Orsay – représentent les interlocuteurs privilégiés des entreprises lors de la préparation des régimes de sanction de l’Union européenne et de leur mise en œuvre.

Au moment de la préparation des régimes de sanction, ces trois services sollicitent les entreprises sur l’impact potentiel des sanctions dans leur secteur et sont attentifs aux demandes et difficultés envisagées par les opérateurs économiques. Ces échanges apparaissent comme indispensables pour permettre aux négociateurs français de porter à Bruxelles d’éventuelles propositions de dérogations ab initio ou de mesures transitoires.

Dans la phase de mise en œuvre, les services du Trésor ou des Douanes sont présents en appui des entreprises pour clarifier l’interprétation des sanctions et, le cas échéant, donner leur avis sur des transactions ou des montages envisagés par les entreprises.

i.   Le rôle central de la DG Trésor aux côtés des opérateurs économiques

En France, la DG Trésor, en tant qu’autorité nationale en charge de la mise en œuvre de sanctions, représente l’interlocuteur principal de l’ensemble des opérateurs économiques français en la matière (banques, secteur financier, entreprises, cabinets d’avocats ou de conseil, etc.). Dans ce cadre, son rôle consiste notamment à accompagner les opérateurs dans la compréhension et la bonne application des règlements de sanctions, étant entendu que sur le plan juridique les opérateurs sont seuls responsables de la conformité de leurs opérations et transactions au regard des sanctions. Son rôle consiste également à délivrer les autorisations et dérogations prévues par les textes, après analyse de la situation et des transactions financières.

Afin de remplir cette mission au mieux, la DG Trésor a mis en place plusieurs outils à la disposition des opérateurs accessibles en ligne :

-         un site internet contenant l’ensemble des informations utiles sur les régimes de sanction et les ressources documentaires utiles pour l’interprétation et la compréhension des textes (FAQ, lignes directrices etc.) ;

-         un registre national de gel des avoirs, qui donne accès à l’ensemble des personnes et entités visées par les régimes de sanction mis en œuvre en France ;

-         une lettre d’information adressée aux inscrits à chaque modification du registre national de gel des avoirs. À noter que, s’agissant des sanctions visant la Russie, une Lettre d’information spécifique Russie est communiquée dès publication d’un nouveau paquet de sanctions ;

-         une boîte mail dédiée à la réception des questions des opérateurs et à la communication d’avis ou d’interprétations. Une boîte mail SanctionsRussie a également été mise en place dès l’adoption du premier paquet de sanctions, afin d’orienter les opérateurs sur les spécificités de ce régime de sanction en évolution constante.

-         Un téléservice : une application informatique dédiée à la délivrance d’autorisations et dérogations prévues par les règlements de sanctions et permettant d’échanger de manière confidentielle avec les opérateurs sur leur demande.

En outre, s’agissant des sanctions visant la Russie, plusieurs sessions d’information et de sensibilisation ont été conduites par les équipes de la DG Trésor auprès de Fédérations professionnelles générales (Medef, Confédération générale des PME) ou sectorielles (banques, assurances, avocats, experts‑comptables, notaires, industrie etc.), le cas échéant en lien avec le SBDU et les Douanes également. À noter que, selon les statistiques internes de la DG Trésor, la mise en œuvre de ces sanctions a entraîné une multiplication des demandes d’opérateurs par treize, avec des questions d’une complexité inédite.

Il a été indiqué aux rapporteurs dans le cadre de leurs travaux que les équipes de la DG Trésor étaient particulièrement mobilisées pour accompagner les PME et faciliter la réception de paiements dans le respect des sanctions ou pour sensibiliser les opérateurs sur les restrictions en matière de fourniture de services de conseil. Elles échangent, par ailleurs, quotidiennement avec le SBDU sur des questions de doctrine, afin d’adopter une approche commune sur les réponses à donner aux opérateurs. Elles sont également de plus en plus sollicitées pour accompagner les entreprises ayant entamé un processus de retrait de Russie.

En revanche, la DG Trésor n’est pas compétente pour se prononcer sur l’interprétation de régimes de sanction étrangers, notamment américains. Elle peut toutefois appuyer les demandes d’entreprises françaises auprès d’autorités comme l’OFAC. Cependant, s’agissant des échanges entre l’OFAC et les entreprises étrangères, il a été précisé aux rapporteurs, au cours d’une audition, que les services américains pouvaient prendre un temps très long avant d’apporter une réponse, s’ils en apportaient une, obligeant ainsi souvent les entreprises étrangères, et donc parfois françaises à agir dans l’incertitude. En sens inverse, les entreprises américaines obtiendraient des réponses précises dans des délais bien plus courts. Une telle situation, si elle était confirmée, constituerait une véritable distorsion de concurrence et semblerait incompatible avec l’esprit de coopération mis en œuvre depuis plusieurs mois s’agissant de l’application des sanctions visant la Russie.

ii.   Les autres acteurs œuvrant aux côtés des opérateurs économiques

La Direction de la diplomatie économique du ministère de l’Europe et des affaires étrangères mais également la DGDDI représentent les autres interlocuteurs de premier ordre avec lesquels les opérateurs économiques français échangent régulièrement à propos des sanctions, afin de mieux comprendre leurs difficultés et de les prendre en compte dans la définition de la politique de sanctions ainsi que dans sa mise en œuvre.

Par ailleurs, la Commission européenne accompagne les régimes de sanction de lignes directrices, lorsque cela est pertinent, afin d’aider à la bonne compréhension et d’accroître la lisibilité des mesures.

D’autre part, les acteurs du secteur privé comme par exemple les fédérations ou associations professionnelles comme l’Association française des entreprises privées (AFEP) ou le Comité Français de la Chambre de Commerce Internationale (ICC France) représentent des interlocuteurs privilégiés pour améliorer la compréhension des sanctions internationales pour les entreprises.

b.   Les pistes d’améliorations pour mieux accompagner les entreprises dans un contexte de sanctions internationales

Concernant l’accompagnement des entreprises dans un contexte de sanctions internationales plusieurs améliorations pourraient être proposées.

i.   Recommandations d’améliorations à l’échelon européen

Pour accroître la sécurité juridique s’agissant de l’appréciation de la notion de contrôle par des personnes sous le coup de sanctions nominatives, et donc de gels d’avoirs, ou de certaines restrictions sectorielles, il est possible d’imaginer trois options au niveau européen.

Tout d’abord, le Conseil pourrait changer le mode de désignation des entités sous contrôle des personnes sanctionnées, en renonçant à la méthode du faisceau de critères, et identifier nominativement – donc limitativement – celles‑ci dans des annexes aux décisions PESC et règlements portant sanctions nominatives, sur le modèle des sanctions nominatives adoptées par les États‑Unis.

À défaut, le Conseil pourrait simplement adopter de nouvelles lignes directrices pour préciser encore davantage la notion de contrôle et, le cas échéant, réduire sa portée à des schémas plus clairement analysables par les parties. Il s’agirait notamment de recentrer celle‑ci sur les cas de contrôle du capital ou des droits de vote comme dans d’autres régimes étrangers de sanction, notamment ceux adoptés aux États‑Unis.

En tout état de cause, les États membres devraient envisager la mise en place d’un système déclaratif faisant porter la charge de la preuve sur les entités avec lesquelles les entreprises font des transactions. Concrètement, les entités concernées rempliraient une déclaration de non‑contrôle (attestant qu’elles ne sont pas contrôlées par des personnes sous sanctions nominatives) et seraient exposées aux conséquences juridiques d’une déclaration inexacte ou fallacieuse. L’introduction d’un régime déclaratif pour le contrôle du respect du prix plafond sur le pétrole russe transporté à destination des pays tiers montre que la Commission européenne et les États membres sont ouverts à ce type de solution pragmatique.

Propositions des rapporteurs :

- accroître au niveau européen la sécurité juridique pour les entreprises en clarifiant la notion de contrôle par des personnes sous le coup de sanctions nominatives, et donc de gels d’avoirs ou de certaines restrictions sectorielles ;

- proposer une généralisation des certificats ou déclarations portant sur les destinataires finaux des biens – déjà pratiqués dans le domaine du contrôle des exportations d’armement ou de biens à double usage – en faisant porter la charge de la déclaration et de la preuve sur les acquéreurs et non sur les vendeurs.

Pour sécuriser les administrations nationales dans l’interprétation des sanctions et parvenir à une mise en œuvre plus harmonisée, il faudrait passer à un niveau supérieur de coordination au niveau européen entre services compétents des États membres et de la Commission européenne. À cette fin, on pourrait envisager la création d’un service, à l’image de l’OFAC aux États-Unis, ou à tout le moins d’une taskforce informelle regroupant les services compétents de la Commission et du Conseil au sens large, donc également les unités concernées du service européen d’action extérieur et des représentants des autorités compétentes des États membres. Ce type de mise en réseau existe déjà pour la mise en œuvre du règlement général de protection des données (RGPD) ou de la réglementation européenne dans le secteur de l’énergie. Une telle taskforce serait particulièrement utile pour valider des interprétations des sanctions ou des dérogations proposées par les États membres, ainsi que pour adopter des recommandations afin d’en harmoniser plus encore la mise en œuvre, au-delà des lignes directrices rédigées par la Commission.

Il serait, par ailleurs, utile que cette taskforce, pour gagner en souplesse et en réactivité, puisse, comme l’OFAC américain, adopter des exemptions générales sur le modèle des general licenses, ainsi que des dérogations au cas par cas. Pour mémoire, à l’heure actuelle, ces exemptions et dérogations existent bien dans le droit européen mais doivent être prévues ab initio dans le texte instituant les sanctions.

Les rapporteurs tiennent, par ailleurs, à souligner que le Royaume-Uni s’est récemment doté d’une organisation similaire à celle de l’OFAC. En 2016, a ainsi été créé l’Office of Financial Sanctions Implementation (OFSI), organisme rattaché au Trésor britannique et chargé de la réglementation des sanctions britanniques, assumant à la fois une mission de suivi, d’information et de répression en cas de contournement des mesures restrictives mises en œuvre par le Royaume‑Uni. De taille plus modeste que l’OFAC mais bien plus importante que la DG FISMA européenne, l’OFSI dispose d’une centaine de collaborateurs, nombre en augmentation depuis sa création mais qui apparaît encore nettement insuffisant, aux yeux de son directeur, pour assurer le suivi des nouveaux paquets de sanctions contre la Russie ([26]).

Propositions des rapporteurs :

- Mettre en place à l’échelon national pour M. Thibaut François et à l’échelon européen pour M. Christopher Weissbergune structure mieux intégrée sur le modèle de l’OFAC américain ou de l’OFSI britannique, afin de favoriser une application plus uniforme des sanctions et d’offrir la possibilité aux opérateurs économiques de disposer d’un guichet unique, efficace et réactif, vers lequel se tourner ;

- développer à l’échelon européen un mécanisme d’exemptions générales (general licenses américaines) et de dérogations, au cas par cas, sur le modèle américain, afin de permettre plus de souplesse face aux éventuelles difficultés rencontrées par les opérateurs économiques.

ii.   Recommandations d’améliorations à l’échelon national

À ce stade, l’administration française rend des avis sur certaines transactions que lui soumettent à titre individuel les entreprises, sans que ces avis ne soient juridiquement opposables ni communicables aux autres entreprises confrontées à la même situation.

Compte tenu de l’insécurité juridique inhérente à certains régimes de sanction, il semblerait très utile pour les entreprises que soit mis en place un régime ad hoc de rescrit, avec une validation éventuelle par la taskforce européenne dont les rapporteurs préconisent la création, pour éviter des écarts d’interprétation entre États membres. Le cas des problèmes génériques pourrait être réglé par la diffusion des éléments non‑confidentiels et à portée générale de ces rescrits auprès des autres entreprises.

Cette dernière solution pourrait en outre décharger les services concernés de saisines répétitives et leur permettre de se concentrer sur les dossiers les plus complexes à instruire.

Proposition des rapporteurs : mettre en place un régime ad hoc de rescrit, avec, concernant le niveau européen, une validation éventuelle par une taskforce, dédiée afin d’éviter des divergences d’interprétation entre États membres. Le cas des problèmes génériques pourrait être réglé par la diffusion des éléments non-confidentiels et à portée générale de ces rescrits auprès des autres entreprises.

C.   Les risques de contournements et de pratiques opportunistes

L’évitement ou le contournement des sanctions internationales fait référence à des actions menées par des individus, des entreprises ou des entités gouvernementales pour échapper aux restrictions imposées par ces sanctions.

1.   Le contournement ou l’évitement représentent une menace pour l’efficacité des régimes de sanction

a.   Les diverses pratiques d’évitement ou de contournement

Il est important de distinguer les notions d’évitement et de contournement qui peuvent l’un et l’autre limiter l’efficacité des régimes de sanction. Le contournement en droit de l’Union européenne désigne spécifiquement des violations intentionnelles des sanctions européennes par des acteurs soumis à la juridiction européenne (enregistrés en Europe ou exerçant une part significative de leurs activités sur le territoire européen ou, pour un individu, de nationalité européenne). L’évitement correspond quant à lui à des cas de substitution par des acteurs non soumis à la juridiction européenne.

Plusieurs types de contournements peuvent correspondre à différents types de mesures.

Les gels d’avoirs et les interdictions de transaction peuvent être contournés par le transfert de fonds à des proches ou à des sociétés écrans, ou leur déplacement dans des pays à faible transparence financière.

Les interdictions d’importation ou d’exportation peuvent être contournées par la dissimulation de la véritable origine ou destination finale des biens, en passant par des opérateurs intermédiaires dans des pays tiers, ou par l’imposition de circuits logistiques traversant le pays sous sanctions et susceptibles d’intercepter les marchandises sous restrictions (cas, par exemple, des transbordements maritimes, afin de contourner l’embargo du régime 1718 du Conseil de sécurité s’agissant de la Corée du Nord).

La Russie encourage ainsi les importations parallèles, c’est-à-dire les importations de biens étrangers sans l’accord de leurs fabricants, pour une liste de biens interdits par les pays occidentaux à l’exportation ou que ces fabricants refusent de vendre pour des raisons qui leur sont propres.

Les restrictions sur les services dématérialisés posent, par ailleurs, des difficultés accrues de contrôle.

b.   Les stratégies d’adaptation des pays sous sanctions

Les États visés par des sanctions économiques et financières édictées par les États‑Unis et par l’Union européenne, en particulier, sont contraints de s’adapter compte tenu de la prépondérance des opérateurs issus des pays occidentaux pour le commerce international et les flux financiers internationaux.

Les opérateurs occidentaux, tenus de respecter les sanctions, cherchent à éviter de ternir leur réputation vis‑à‑vis de leurs autorités et de leurs clients, y compris dans le cas de relations pourtant légitimes avec des opérateurs de pays sous sanctions. Ils ont donc tendance à renoncer à toute transaction impliquant des pays ciblés. Cela entraîne une éviction des États sanctionnés et de leurs opérateurs des circuits traditionnels des flux internationaux ainsi que la privation de l’accès à des technologies occidentales de pointe ou à des services financiers.

De ce fait, ces États sont obligés de s’adapter notamment en développant des industries nationales, ainsi qu’en renforçant leurs liens commerciaux et financiers avec les États non soumis aux sanctions occidentales.

On observe dans les faits un rapprochement des pays sous sanctions comme la Russie, le Venezuela, l’Iran, la Syrie ou la Corée du Nord, lesquels sont soutenus par des États plus forts comme la Chine ou d’autres pays en situation de rivalité ou d’opposition idéologique avec les puissances occidentales, ou bien en situation de dépendance vis-à-vis des États sanctionnés (comme par exemple les pays d’Asie centrale vis-à-vis de la Russie).

Ainsi, des schémas d’évitement ou de contournement des sanctions se mettent en place à travers des circuits commerciaux (livraison de pétrole vénézuélien ou iranien) ou de fourniture de produits technologiques (drones iraniens fournis à la Russie dans le cadre de la crise russo-ukrainienne), voire le développement d’outils financiers communs.

Divers phénomènes sont actuellement observés, notamment à la suite des sanctions visant la Russie. Il faut notamment relever une réorganisation des exportations de pétrole russe vers la Turquie, l’Inde, la Chine, le Moyen‑Orient et dans une moindre mesure l’Amérique latine et l’Afrique du Nord, ainsi qu’une réorganisation des plateformes logistiques depuis des pays d’Asie centrale, la Turquie et le Moyen‑Orient.

Au-delà de la Russie, des schémas de contournement des sanctions ont déjà été mis en œuvre par l’Iran et la Corée du Nord pour l’acquisition de biens et technologies à double usage au profit de programmes d’armes de destruction massive ou pour accumuler des devises à l’étranger. À ce titre, la pleine mobilisation du secteur privé, qui reste confronté en première ligne à ces menaces, constitue un rouage indispensable de la politique de prévention, de détection et de répression que les autorités françaises ont développée. C’est notamment dans ce cadre que la France a élaboré une analyse nationale des risques de financement de la prolifération, afin de sensibiliser les opérateurs et d’encourager la mise en œuvre de procédures de vigilance, en lien avec les administrations compétentes.

c.   Les réponses développées face au risque d’évitement et de contournement des sanctions

i.   Les démarches diplomatiques

Pour limiter les risques d’évitement et de contournement des sanctions, les États peuvent conduire des démarches diplomatiques et de sensibilisation auprès des autorités, institutions financières et opérateurs économiques d’États tiers pour les inciter à être vigilants et à ne pas faciliter le contournement des sanctions sur leur territoire.

C’est la mission importante qui a notamment été confiée au nouvel Envoyé spécial de l’Union européenne pour les sanctions, M. David O’Sullivan, ainsi qu’à M. Jim O’Brien, Envoyé spécial pour les sanctions du Département d’État américain.

Proposition des rapporteurs : intensifier les échanges diplomatiques avec certains États tiers pouvant actuellement favoriser l’évitement ou le contournement des sanctions et qui sont parfois des partenaires avec lesquels nous entretenons des relations de grande proximité (Émirats arabes unis, Israël, Turquie, Serbie).

ii.   Les démarches coercitives

Plusieurs réponses peuvent correspondre aux différents types de contournement.

Tout d’abord, le contournement des mesures commerciales peut être traité par un travail de conformité par les opérateurs économiques européens, requérant un contrôle sur l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement et de distribution pour s’assurer de l’origine et de la destination finale des biens tout comme un système d’alerte sur des flux anormaux pour des produits ou des acheteurs‑fournisseurs sensibles, notamment en raison de leur localisation.

Le contournement des mesures de gel peut être traité en désignant et gelant les avoirs des proches des personnes sanctionnées, ainsi qu’en gelant les avoirs des entités écrans, après avoir mené des enquêtes révélant la structure de détention des avoirs et d’évasion des sanctions mise en place. La notion européenne de contrôle d’entité pour considérer si une entité est soumise à un gel des avoirs en raison de la désignation d’un individu permet aussi d’éviter le transfert de parts dans une entité à des personnes considérées comme proches de l’individu désigné, qui permettrait à ce dernier d’exercer un contrôle indirect sur cette entité.

Par ailleurs, innovation importante, l’Union européenne a adopté un nouveau critère de désignation permettant de frapper de mesure de gel des avoirs des acteurs, même hors Union européenne, qui aident à contourner les sanctions. Cet outil constitue un message clair adressé à ceux qui aident ouvertement à la violation des sanctions.

L’Union européenne a adopté une nouvelle mesure qui fait de la violation des sanctions une infraction pénale. C’était déjà le cas en France, mais ce sera le cas désormais partout dans l’Union européenne. Une directive est ainsi en cours de discussion sur l’harmonisation de la définition de l’infraction pénale qui résulte des contournements des sanctions internationales ; de même, les peines seront harmonisées pour éviter tout opportunisme entre États membres.

M. Christopher Weissberg, co‑rapporteur, appelle par ailleurs de ses vœux pour plus d’efficacité à l’instauration d’un procureur général européen indépendant pour l’application des sanctions. Il serait chargé de lutter contre les violations des sanctions européennes et serait habilité à rechercher, poursuivre et traduire en justice les auteurs de ces infractions. M. Thibaut François, co‑rapporteur, ne souscrit pas pour sa part à cette proposition.

Proposition de M. Christopher Weissberg, corapporteur  : instaurer un procureur général européen indépendant pour l’application des sanctions. Il serait chargé de lutter contre les violations des sanctions européennes et serait habilité à rechercher, poursuivre et traduire en justice les auteurs de ces infractions.

M. Thibaut François, corapporteur, ne souscrit pas pour sa part à cette proposition.

2.   À plus long terme, les stratégies de contournement et d’adaptation des pays sous sanctions ne risquent-elles pas de rendre inopérants les régimes de sanction ?

Les pays ciblés par des sanctions peuvent, comme nous l’avons vu précédemment, se trouver fortement touchés par les mesures mises en œuvre, pour peu que celles‑ci soient appliquées avec rigueur, dans la durée et de manière coordonnée par le plus grand nombre d’acteurs possible. Grâce à leurs effets restrictifs, les sanctions peuvent, sur le court terme, permettre de diminuer la capacité du pays ciblé à poursuivre ses agissements. Sur le long terme, leurs effets coercitifs peuvent pousser le pays considéré à changer de comportement.

Cependant, les rapporteurs tiennent également à souligner le risque de répercussions indésirables que sont également susceptibles d’engendrer les régimes de sanction sur le long terme. En effet, en réponse aux mesures les ciblant, les pays considérés cherchent, avec plus ou moins de succès en fonction de leurs capacités et de leur importance, à s’adapter. Ils vont ainsi établir des partenariats avec des pays tiers pour diversifier leurs sources d’approvisionnement, créant ainsi des circuits alternatifs à même de satisfaire leurs besoins.

En outre, cette adaptabilité peut être renforcée par le développement de capacités souveraines importantes, notamment dans des secteurs clés tels que la défense, l’énergie, les technologies de pointe ou l’agro‑alimentaire. Ce phénomène trouve notamment une illustration avec la Russie qui, à la suite des sanctions et contre‑sanctions adoptées après l’annexion de la Crimée en 2014, a fortement investi dans l’agriculture avec comme objectif affiché l’autosuffisance alimentaire. En conséquence, ce secteur a enregistré, ces dernières années, un développement considérable que ce soit dans le domaine de la production céréalière ou dans celui de la production animale ([27]).

De plus, les pays sous sanctions peuvent également chercher à établir des systèmes monétaires et financiers alternatifs pour contourner les restrictions sur les transactions financières internationales. Cela peut inclure la création de nouveaux réseaux financiers tout comme le recours à des devises alternatives, voire à des cryptomonnaies. Ainsi, en 2014, suite à l’annexion de la Crimée et en réponse à certaines menaces de sanctions – et plus particulièrement de « dé-swiftage » –  la banque centrale de Russie a développé un réseau alternatif équivalent au réseau SWIFT : le Système de transfert de messages financiers (SPFS). Bien qu’actuellement limité sur les plans technique et géographique, ce système parallèle pourrait progressivement gagner en importance et in fine affaiblir les effets des sanctions qui visaient à isoler l’économie russe. De plus, à terme, le réseau russe SPFS pourrait être raccordé au système chinois CIPS (CrossBorder InterBank Payments System), système national de paiement interbancaire transfrontalier lancé en 2015 par Pékin. Ainsi la création à moyen terme d’un réseau mondial alternatif à SWIFT, même partiel, regroupant la Chine et la Russie, pourrait-il constituer un enjeu considérable ([28]).

Il apparaît donc crucial aux yeux des rapporteurs de maintenir une vigilance constante vis-à-vis de ces phénomènes d’évitement, de contournement et d’adaptation aux sanctions car ils pourraient, sur le long terme, conduire à fragmenter durablement l’économie mondiale et rendre in fine inopérantes les sanctions elles‑mêmes. Pour cette raison, les rapporteurs insistent à nouveau sur le nécessaire travail de suivi et d’évaluation des effets des régimes de sanction.

Proposition des rapporteurs : entamer une réflexion sur les risques de développement de « mécanismes de résistance » aux sanctions par les pays ciblés, afin de se préparer à adapter notre outil en conséquence.

 


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   TRAVAUX DE LA COMMISSION

 

Au cours de sa séance du mercredi 19 juillet 2023, la commission examine le présent rapport.

L’enregistrement de cette séance est accessible sur le portail vidéo de l’Assemblée nationale à l’adresse suivante :

 

https://assnat.fr/ka0qXG

 

La commission autorise le dépôt du rapport d’information sur la politique des sanctions internationales.

 

 


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   annexe :
Liste des personnes auditionnées par les rapporteurs

Association française des entreprises privées (AFEP) sur la situation des acteurs économiques français face aux sanctions

— M. Jean-Luc Matt, directeur général ;

— M. Marc Poulain, directeur négociations commerciales internationales.

 

Business France

— M. Didier Boulogne, directeur général délégué Export ;

— M. Benoît Trivulce, directeur général délégué Stratégie et Ressources.

 

Chambre de commerce et d’industrie francorusse 

— M. Emmanuel Quidet, président.

 

Chercheurs et universitaires :

— M. Thierry Coville, enseignant en économie à l’INALCO et chercheur à l’IRIS, spécialiste de l’Iran ;

— Mme Agathe Demarais, directrice des prévisions mondiales auprès de l’Economist Intelligence Unit, chercheuse spécialiste des questions relatives aux sanctions internationales ;

— Mme Elina Ribakova, membre du Peterson Institute for International Economics, de l’Institut Bruegel, directrice du programme des affaires internationales et vice-présidente pour les affaires étrangères de l’École d’économie de Kiev ;

— M. Julien Vercueil, enseignant en économie et vice-président de l’INALCO, spécialiste de la Russie.

 

Comité international de la Croix-Rouge (CICR)

— M. Tristan Ferraro est conseiller juridique principal à la Division juridique du CICR ;

— Mme Ghislaine Doucet, conseillère principale de la délégation du CICR en France.

 

Comité français de la Chambre de commerce internationale – ICC France

— Mme Emmanuelle Butaud-Stubbs, déléguée générale d’ICC France.


 

Département du Trésor des États-Unis

— Mme Elizabeth Rosenberg, Assistant Secretary for Terrorist Financing and Financial Crimes at the U.S. Department of the Treasury (Département du Trésor des États-Unis) ;

— Mme Leslie Stubbs, Sanctions enforcement officer at OFAC, Department of the Treasury (Département du Trésor des des États-Unis).

 

Ministère de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique :

-          Direction générale du Trésor et de la politique économique (DG Trésor) :

— Mme Muriel Lacoue-Labarthe, directrice générale adjointe du Trésor ;

— M. Pierre Allégret, chef du bureau lutte contre la criminalité financière et sanctions internationales.

-          Direction générale des douanes et droits indirects (DGDDI) :

— Mme Corinne Cléostrate, sous-directrice des affaires juridiques et lutte contre la fraude ;

— M. Guillaume Vanderheyden, sous-directeur "Commerce international".

 

Ministère de l’Europe et des affaires étrangères :

— M. Etienne Ranaivoson, sous-directeur, correspondant européen, sous-direction des relations extérieures de l’Union européenne ;

— M. Julien Buissart, sous-directeur, sous-direction des sanctions, des normes économiques et de la lutte contre la corruption ;

— Mme Coline Méchinaud-Desmedt, rédactrice au sein de la direction de l’Union européenne.

 

Représentation permanente de la France auprès de l’Union européenne

— Mme Claire Raulin, Ambassadrice, Représentante permanente de la France auprès du Comité politique et de sécurité de l’Union européenne ;

— M. Clément Arminjon, conseiller du service d'action extérieure (conseiller Relex, point de contact COARM et CODUN).

 

Table ronde réunissant des organisations non gouvernementales sur la question des dérogations humanitaires et sur les actions de terrain dans le contexte particulier des sanctions internationales

— Mme Francoise Saulnier, directrice juridique internationale, Médecins sans frontière ;

— Mme Léa Gauthier, Responsable plaidoyer humanitaire, Médecins du monde ;

— Mme Lucile Grosjean, directrice communication, plaidoyer et programmes, Action contre la faim ;

— Mme Lise Salavert, responsable du plaidoyer humanitaire, Handicap international.

 

Service européen pour l’action extérieure (SEAE)

— M. Fabio Cannizzaro, chef de secteur, divisions des sanctions ;

— M. Robert Takacs, chef de secteur, divisions des sanctions.

 

Déplacement à Bruxelles

Commission européenne, direction générale de la fiscalité et de l'union douanière

— M. Matthias Petsche, directeur des douanes ;

— M. Claes Bengtsson, conseiller principal pour la coordination de la stratégie et de l'analyse économique.

 

Commission européenne, direction générale de la protection civile et des opérations d’aide humanitaire européennes

— M. Charles Pirotte, chef d’unité adjoint, relations internationales et interinstitutionelles ;

— Mme Gabriela Filipova, juriste ;

— Mme Florine Guerrero, assistante juridique.

 

Commission européenne, direction générale de la stabilité financière, des services financiers et de l’union des marchés des capitaux

— Mme Isabelle Monfort, coordinatrice, sanctions européennes (Russie) ;

— Mme Charlotte Teyssèdre, chargée de politiques, sanctions européennes.

 

Déplacement à New York et à Washington D.C.

 

À New York :

Entretien avec M. Alexandre Olmedo, coordinateur politique adjoint et des diplomates de la Mission permanente de la France aux Nations unies en charge des sanctions ;

 

Entretien avec l’équipe Organes Subsidiaires/Comités de sanctions de la division des affaires du Conseil de Sécurité du Secrétariat des Nations unies : M. Erik Marzolf et Mme Joanne Michi Ebata ;

 

Entretien avec M. Amir Saeid Iravani, Représentant Permanent de la République islamique d’Iran ;

 

Entretien avec l’Ambassadeur Nicolas de Riviere, M. Alexandre Olmedo, coordinateur politique adjoint, Mme Eléonore Peyrat, conseillère économique et financière, cheffe du service, et des Représentants permanents d’Albanie, de Malte et de Suisse ;

 

Entretien avec M. Richard Malanjum, Médiateur (Ombudsperson) et Mme Leah Campbell ;

 

Entretien avec M. Aurélien Buffler, chef du service de l’élaboration des politiques et des études au Bureau pour la coordination des affaires humanitaires des Nations unies (OCHA), et M. Julien Piacibello, chargé des affaires humanitaires adjoint.

 

À Washington D.C. :

Entretien avec le président de la sous-commission Europe à la Chambre des Représentants, M. Thomas Keane Jr. (R-New Jersey) ;

 

Rencontre avec les équipes démocrates de la Commission bancaire du Sénat ;

 

Rencontre avec les numéros 2 des ambassades du G7 (Canada, Italie, Allemagne) ;

 

Entretien avec Mme Erin McConaha, adjointe de M. Jim O’Brien, Envoyé spécial pour les sanctions, département d’État ;

 

Rencontre avec l’ambassadeur Laurent Bili et des experts des think-tanks spécialisés sur les sanctions (Atlantic Council, CSIS, Brookings, FDD).

 


([1]) Sanctions économiques : quelles leçons à la lumière des expériences passées et récentes ?, Trésor Éco, n°150, juillet 2015

([2]) Elie Bar-Hen, Le parti de la paix à Sparte à la veille de la guerre du Péloponnèse, Ancient Society, 1977.

([3])Bernard Ferrand, Quels fondements juridiques aux embargos et blocus aux confins des XXe et XXIe siècles, Guerres mondiales et conflits contemporains, 2004.

([4]) René Mangin, rapport d’information sur les sanctions internationales, Commission des affaires étrangères, Assemblée nationale, 2001.

([5]) Djacoba Liva Tehindrazanarivelo Les sanctions des Nations unies et leurs effets secondaires, Graduate Institute Publications, 2005.

([6]) Ibid.

([7])Sylvie Mattely, Carole Gomez, Samuel Carcanague, Performances des sanctions internationales, IRIS, 2017

([8]) Ibid.

([9]) Marc Bossuyt, Conséquences néfastes des sanctions économiques pour la jouissance des droits de l’Homme, Conseil économique et social des Nations unies, Commission des droits de l’Homme, 2000.

([10]) SWIFT (Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication) est un réseau mondial, jouant un rôle crucial, utilisé par les institutions bancaires et financières pour échanger des informations et effectuer des transactions internationales.

([11]) Qu’est-ce qu’un embargo sur les armes ?, Amnesty international.

([12])Hadrien Ghomi et Julien Hubert‑Lafferrière, rapport d’information sur la géopolitique du sport, Commission des affaires étrangères, Assemblée nationale, 2023.

([13]) Les cinq membres permanents du Conseil de sécurité sont la Chine, les États‑Unis, la Russie, la France et le Royaume-Uni.

([14]) Pour la première fois, le Conseil de sécurité crée une exemption humanitaire à ses régimes de sanctions, ONU, 2022.

([15]) La résolution n°2615 (2021) pour l’aide humanitaire en Afghanistan conserve néanmoins un traitement spécifique.

([16])  Déclaration des chefs d’État et de gouvernement du G7 sur l’Ukraine, Hiroshima, 19 mai 2023.

([17])Congressional research service, The International Emergency Economic Powers Act: Origins, Evolution, and Use, 2020.

([18]) OFAC, OFSI, Humanitarian Assistance and Food Security Fact Sheet: Understanding UK and U.S. Sanctions and their Interconnection with Russia, 2023.

([19])Andrew Boyle, Reining in the President’s Sanctions Powers, Brennan center for justice, 2021.

([20])  Directorate‑General Financial Stability, Financial Services and Capital Markets Union (FISMA) soit en français : Direction générale Stabilité financière, services financiers et union des marchés des capitaux.

([21]) Article 459 du code des douanes.

([22]) Gary Clyde Hufbauer, Jeffrey J. Schott, Kimberly Ann Elliott, Barbara Oegg, Economic Sanctions Reconsidered, Peterson Institute for International Economics, 2014.

([23]) Département du Trésor, The Treasury Sanctions Review, 2021.

([24])  Liens vers les amendements de MM. Thibaut François et Christopher Weissberg : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/amendements/1440/AN/1421 et https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/amendements/1440/AN/728.

([25]) la procédure « discovery » est le nom donné à la procédure américaine permettant, dans le cadre de la recherche de preuves pouvant être utilisées dans un procès, de demander à une partie tous les éléments d’information (faits, actes, documents...) pertinents pour le règlement du litige dont elle dispose quand bien même ces éléments lui seraient défavorables.

([26]) Audition du 29 novembre 2021 du Comité du Trésor de la Chambre des communes britannique.

([27]) Muryel Jacque, Comment l’agriculture russe prospère sous les sanctions, Les Échos, 25 avril 2017.

([28]) Laurent Carroué, SWIFT : le réseau international de messagerie au cœur de la mondialisation financière face à la crise ukrainienne, Géoconfluences, 31 mars 2022.