N° 1840
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
SEIZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 8 novembre 2023.
RAPPORT D’INFORMATION
DÉPOSÉ
en application de l’article 145 du Règlement
PAR LA COMMISSION DE LA DÉFENSE NATIONALE ET DES FORCES ARMÉES
en conclusion des travaux d’une mission flash, créée le 8 mars 2023,
sur le bilan du soutien militaire à l’Ukraine
ET PRÉSENTÉ PAR
MM. Lionel ROYER-PERREAUT et Christophe NAEGELEN,
Députés.
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SOMMAIRE
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Pages
A. En France : un cadre et deux procédures
1. Une procédure de cession des équipements militaires impliquant l’ensemble des parties prenantes
B. Le cadre européen organise la solidarité financière et la coordination entre les ÉTATS-MEMBRES
2. Un instrument de solidarité européenne mis au service des besoins opérationnels des Ukrainiens
C. Une coordination internationale où le rôle de l’OTAN est marginal
1. Une coordination politique, militaire et logistique nécessaire et rapidement mise en œuvre
1. La mission EUMAM Ukraine : une mission de formation exceptionnelle aux objectifs ambitieux
2. La contribution de la France
C. Un soutien militaire dont le coût s’élève à 3,2 milliards d’euros
2. La réalité des chiffres : un soutien militaire de la France à hauteur de 3,2 milliards d’euros
III. L’impact du soutien militaire français à l’ukraine
A. Une contribution significative à l’effort de guerre, particulièrement appréciée des ukrainiens
1. Un impact incontestable sur le terrain
2. Des critiques souvent biaisées et aujourd’hui largement disparues
B. Des conséquences non négligeables mais temporaires sur nos capacités militaires
a. La BITD française en mode « économie de guerre »
b. Des fonds européens ciblés sur le renforcement de la BITD européenne
IV. Les propositions de la mission d’information
1. Renforcer l’information publique sur le soutien militaire de la France
3. Organiser au niveau européen le soutien militaire à l’Ukraine sur le long terme
4. Développer la coopération industrielle avec l’Ukraine dans l’intérêt de nos deux pays
Annexe N° 1 propositions de la mission d’information
Annexe n°2 : Liste des équipements cédés à l’Ukraine
Annexe n°3 : Liste des personnes auditionnées par les rapporteurs
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Le 24 février 2022, la Russie a agressé l’Ukraine, nouvelle étape d’un conflit qui a débuté en 2014 par l’annexion de la Crimée et la déstabilisation de l’Est du pays et n’a, depuis, jamais cessé. Toutefois, depuis cette date, ce qui n’était alors qu’un conflit de basse intensité, progressivement sorti des radars politique, médiatique et militaire, est devenu une guerre de haute intensité, dont les impacts sont mondiaux et les conséquences stratégiques majeures.
Face à la volonté d’anéantissement de l’Ukraine et aux moyens militaires considérables déployés par la Russie, l’ensemble de ses alliés, en Europe et ailleurs, se sont immédiatement mobilisés pour lui fournir les moyens de sa légitime défense et lui permettre, comme l’a déclaré le ministre des Armées lors de son audition à l’Assemblée nationale le 15 mars dernier, « de retrouver la plénitude de sa souveraineté et de ses frontières ». C’est ainsi que des livraisons massives d’armes, de munitions mais également d’autres équipements non moins fondamentaux (équipements de protection des soldats, pièces détachées, carburant, médicaments…) se sont succédées depuis dix-huit mois en faveur de l’Ukraine.
Alliée de longue date de l’Ukraine, impliquée dès 2014 dans le règlement de son conflit avec la Russie dans le cadre du « format Normandie », la France a pris toute sa part à cette aide. Par ses livraisons d’armements et de munitions, notamment ses canons Caesar, mais également par la formation de militaires ukrainiens et sa participation à l’aide militaire européenne via la Facilité européenne pour la paix, notre pays a contribué à donner à l’Ukraine les moyens de tenir le choc face à l’armée russe et d’entamer la reconquête de son territoire.
Alors que le conflit dure depuis plus de dix-huit mois maintenant, sans pour l’heure de perspective crédible de cessez-le-feu, il est apparu nécessaire de faire le bilan de ce soutien militaire français à l’Ukraine. C’est d’autant plus nécessaire qu’au-delà de son impact sur le terrain, celui-ci a des conséquences également sur nos armées, notre BITD ainsi que sur le budget de l’État.
En effet, faute de stocks suffisants, notre pays a donné des armes et des munitions qui étaient en service dans nos armées, amputant celles-ci, en particulier l’armée de Terre, de capacités significatives qu’il faut désormais reconstituer. Or, dans le même temps, les entreprises de la BITD sont confrontées à la fois à une augmentation considérable de la demande, résultant du réarmement massif décidé par nombre de pays européens, mais également à des difficultés pour accroître leur production, contraintes par des problèmes d’approvisionnement et de ressources humaines. Enfin, cette reconstitution de nos capacités militaires et la poursuite de l’aide à l’Ukraine ont un coût croissant tandis que nos finances publiques demeurent sous pression, entre inflation et hausse des taux d’intérêt.
Dans ces conditions, la commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale est dans son rôle lorsqu’elle a décidé de lancer la présente mission d’information visant à faire le bilan du soutien militaire de la France à l’Ukraine. Par leurs analyses et leurs propositions, ses rapporteurs entendent contribuer à faire la transparence sur ce dernier, parfois contesté par certaines parties prenantes, mais également à améliorer son fonctionnement, pour le bénéfice tant de notre pays que de l’Ukraine.
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I. Le soutien militaire de la France à l’Ukraine s’inscrit dans un cadre européen et une coordination internationale
A. En France : un cadre et deux procédures
Le cadre français du soutien militaire à l’Ukraine, s’il est unique dans son objectif, à savoir la légitime défense de ce pays, repose toutefois sur deux procédures différentes suivant le contexte : décision du gouvernement de céder du matériel ou volonté des Ukrainiens de les acquérir directement des entreprises de notre BITD.
1. Une procédure de cession des équipements militaires impliquant l’ensemble des parties prenantes
Le cadre français du soutien militaire à l’Ukraine, qui a été rappelé par le ministre des Armées lors de son audition à l’Assemblée nationale le 15 mars dernier, repose sur trois principes :
– premièrement, l’aide française est « une aide de légitime défense en faveur d’un pays qui est agressé. Par définition, elle est destinée à permettre à l’Ukraine de retrouver la plénitude de sa souveraineté et de ses frontières, selon les critères que les Ukrainiens voudront bien définir » ;
– deuxièmement, « l’aide militaire ne doit pas abîmer notre propre outil de défense […]. La soutenabilité de l’aide est une ligne rouge que nous nous sommes fixée dès le début » ;
– enfin, troisièmement, l’aide militaire de la France s’efforce de « coller au plus près des besoins de notre allié ukrainien », d’une part, et se distingue par sa fiabilité. « Nous livrons vraiment ce que nous avons promis [et] cette fiabilité est notre marque de fabrique ».
Ces principes sont mis en œuvre dans la procédure nationale de cessions des équipements que le ministre des Armées a également, au cours de la même audition, détaillée : « le Président de la République, chef des armées, avalise politiquement l’ensemble des décisions de cession. Je les fais préparer systématiquement par l’état-major des armées. Comme je vous l’ai dit, l’une des lignes rouges consiste à ne pas abîmer notre outil de défense. Il revient donc aux armées de formuler un premier avis. Je demande ensuite celui de la direction générale de l’armement pour savoir si l’industriel concerné, le cas échéant, est en mesure de remplacer rapidement le matériel cédé. Ces deux critères permettent d’éclairer la préparation de la décision. Mon équipe et moi- même discutons aussi avec notre partenaire ukrainien pour que l’aide corresponde à des besoins identifiés, en liaison avec la mission de défense à Kiev et avec la mission de défense ukrainienne à Paris ».
À cela s’ajoute un organisme essentiel dans le fonctionnement de ce soutien : la Task Force Ukraine (TFU). Comme l’a expliqué lors de son audition le général de division Nicolas Le Nen, qui la dirige avec un représentant de la Direction générale de l’armement (DGA), la TFU est « une structure ad hoc et la tour de contrôle du soutien militaire de la France à l’Ukraine. Composée de six personnes, elle a pour mission de proposer au ministre, et à son cabinet, une stratégie de soutien global à l’Ukraine et d’en piloter la mise en œuvre en fédérant l’action de tous les acteurs du ministère dans leurs périmètres de responsabilités respectifs, tout en s’inscrivant dans les comitologies déjà existantes. Elle s’attache en particulier à coordonner et optimiser les actions au sein du ministère pour le soutien à l’Ukraine, dans toutes leurs dimensions » : les cessions de matériels militaires, le MCO desdits matériels et la formation. Elle participe également aux deux instances internationales de coordination de l’aide à l’Ukraine que sont l’UDCG (Ukrain defence contact group) et le SAGU (Security assistance group for Ukrain) – voir infra.
Il est enfin important de souligner que, dans cette procédure de cession, les industriels concernés n’ont pas leur mot à dire sur la décision prise par le gouvernement, puisque les équipements appartiennent à l’armée française. Les différents industriels auditionnés par vos rapporteurs ont tous indiqué que la décision de céder des équipements militaires appartenait au seul gouvernement, qu’il soit français ou étranger d’ailleurs.
2. Un instrument financier dédié aux acquisitions par les Ukrainiens de matériels militaires français : le fonds spécial de soutien à l’Ukraine
À côté de ce soutien sous la forme de cessions d’armements, de munitions et autres équipements militaires, par définition gratuites pour les Ukrainiens, s’ajoute une deuxième forme de soutien qui repose sur un fonds dédié. Annoncé par le président de la République le 7 octobre 2022 à Prague, ce fonds a été officiellement créé le 13 octobre 2022 par un accord signé entre le ministre des Armées et son homologue ukrainien d’alors, M. Oleksii Reznikov.
Initialement doté de 100 millions d’euros, montant porté à 200 millions d’euros par la loi de finances pour 2023, ce fonds permet aux Ukrainiens d’acquérir directement auprès des industriels français les équipements correspondant à leurs besoins. Il complète donc les cessions gratuites qu’ont été, notamment, celles de 18 canons Caesar au début de la guerre. L’ingénieur général de l’armement Jérôme Perrin, chargé de la gestion de ce fonds au sein de la DGA où il est l’adjoint au directeur des relations internationales, a expliqué, lors de son audition, que ce fonds spécial de soutien à l’Ukraine « est divisé en deux parts. La première, dotée de 170 millions d’euros, permet à l’Ukraine d’être remboursée de ses acquisitions de matériels militaires auprès des entreprises françaises. La deuxième partie, dotée de 30 millions d’euros, vise les opérations qui accompagnent les cessions d’armement ». Ce fonds fonctionne donc selon le mécanisme du remboursement : les Ukrainiens avancent les fonds et sont remboursés sur présentation de la facture.
Le Fonds a ainsi permis, par exemple, de rembourser aux Ukrainiens l’achat auprès de l’entreprise Nexter de pièces détachées et de 11 000 obus de 155 mm ainsi que, auprès de l’entreprise Thales, d’un radar de défense aérienne. Il a également été utilisé, selon une procédure plus sophistiquée, pour l’achat de 12 canons Caesar, venant compléter les 18 auparavant cédés. Afin qu’ils soient livrés au plus vite à l’Ukraine, ils ont été prélevés sur les stocks de l’armée de Terre qui a signé, de son côté, avec Nexter un contrat de cession remboursable en nature. La procédure, qui mêle donc à la fois cession et achat, peut être schématisée comme suit :
Les Ukrainiens peuvent également se fournir auprès d’entreprises dites cessionnaires qui achètent aux armées des équipements militaires qu’elles souhaitent remplacer, les remettent à niveau et les revendent ensuite sur le marché international. C’est ainsi qu’une de ces sociétés, S2M, a acquis 15 canons TRF1 – prédécesseur du Caesar, qu’elle a remis à niveau et revendus à l’Ukraine, celle-ci bénéficiant, comme pour une acquisition directement auprès du fournisseur, du remboursement via le fonds spécial de soutien. Lors de son audition, l’IGA Perrin a toutefois souligné que, compte tenu de l’enjeu, avant que l’exportation de tels matériels vers l’Ukraine ne soit autorisée, « les entreprises cessionnaires [avaient] été auditées par le ministère des armées afin de s’assurer de la qualité des produits livrés, afin que ceux-ci soient en cohérence avec la stratégie d’ensemble du ministère en faveur de l’Ukraine ».
Après une période de rodage, les Ukrainiens se sont approprié le fonds spécial, si bien que celui-ci était entièrement « gagé » – au sens où il ne pouvait plus rembourser de nouveaux projets autres que ceux déjà transmis – à la date de l’audition de la TFU – le 11 juillet 2023.
Enfin, vos rapporteurs insistent sur les deux points suivants :
– parce que ses crédits sont votés directement en loi de finances, le fonds spécial de soutien à l’Ukraine donne aux parlementaires un droit de regard sur son fonctionnement et sur le soutien militaire de la France à l’Ukraine en général ;
– comme l’a expliqué le ministre des Armées lors de l’examen de la loi de programmation militaire, les dépenses liées à l’effort national de soutien à l’Ukraine, par nature imprévisibles, seront financées par des ressources autres que les 400 milliards d’euros de crédits budgétaires prévus par la LPM, en application de l’article 4 de la loi de programmation militaire 2024-2030.
B. Le cadre européen organise la solidarité financière et la coordination entre les ÉTATS-MEMBRES
1. La transformation, sous l’impulsion de la France, de la Facilité européenne de paix en un instrument majeur de soutien à l’Ukraine
La guerre en Ukraine a éclaté le 24 février 2022 alors que la France assurait la présidence du Conseil des ministres de l’Union européenne. L’action de cette dernière, unanimement soutenue par les États-membres, a pris deux formes principales :
– la première est l’adoption de sanctions à l’encontre de la Russie, avec dans les jours qui ont suivi l’agression, un premier « paquet » de sanctions politiques, économiques et financières, que dix autres ont complété et renforcé depuis ;
– la deuxième est l’aide à l’Ukraine dans toutes ses dimensions : économique, financière, politique mais aussi et surtout, militaire.
C’est sur cette dernière dimension que vos rapporteurs se sont arrêtés, laquelle implique un retour en arrière pour présenter l’instrument utilisé à cette fin : la Facilité européenne pour la paix (FEP).
Créée en 2021, la FEP est un instrument hors budget européen, c’est-à-dire qu’il est abondé directement par les États-membres, selon une clé de répartition aboutissant à ce que la France finance 18 % de son montant de 5,7 milliards d’euros sur la période 2021-2027 (euros courants), soit un peu plus d’un milliard d’euros. Concrètement, la FEP permet à l’UE de financer l’acquisition, par des États tiers, de matériels militaires, y compris létaux, destinés à renforcer leurs capacités de défense.
Fortement soutenue par la France, dans son montant mais également dans sa portée, en particulier la possibilité de fournir des équipements létaux, la FEP était initialement conçue pour assurer un soutien ponctuel et mesuré aux pays amis de l’Union européenne faisant face à des défis sécuritaires, notamment en Afrique, le cas échéant en complément d’une mission de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC). À titre d’exemple, c’est ainsi que le Mozambique, en novembre 2021, a bénéficié d’un soutien en équipements à hauteur de 40 millions d’euros, au profit de ses forces armées par ailleurs formées dans le cadre de la mission européenne EUTM Mozambique.
Lorsque la guerre a éclaté en Ukraine, l’idée d’utiliser la FEP pour armer l’Ukraine a immédiatement surgi et, avec le soutien de la France et de l’ensemble des États-membres, a été mise en œuvre dans les jours qui ont suivi. C’est ainsi que dès le 28 février 2022, une première tranche de 500 millions d’euros a été débloquée par le Conseil pour fournir des équipements militaires à l’Ukraine, suivie de plusieurs autres, l’impulsion politique initiale ayant été confirmée au plus haut niveau par le Conseil européen de Versailles des 10 et 11 mars 2022.
Cette transformation de la FEP et son utilisation pour le soutien militaire à l’Ukraine ont évidemment eu pour conséquence que la totalité des crédits prévus pour la période 2021-2027 a été consommé en moins d’un an, au rythme de 500 millions d’euros toutes les six semaines. L’abondement en urgence de la FEP décidé par les États-membres s’est donc fait dans un double objectif :
– d’une part, continuer à soutenir militairement l’Ukraine, puisque tel est désormais l’objectif principal de la FEP ;
– d’autre part, permettre à la FEP d’assurer sa mission initiale de soutien – ponctuel et mesuré – au renforcement des capacités militaires des pays tiers.
C’est ainsi que la décision du Conseil du 12 décembre 2022 a rehaussé de 2,3 milliards d’euros le plafond de la FEP, plafond à nouveau augmenté de 3,5 milliards d’euros par une décision du 26 juin 2023. En d’autres termes, en moins d’un an, le plafond de la FEP aura plus que doublé.
2. Un instrument de solidarité européenne mis au service des besoins opérationnels des Ukrainiens
Le déplacement de vos rapporteurs à Bruxelles a permis de mieux comprendre comment la FEP avait été, concrètement, utilisée pour soutenir l’effort de guerre de l’Ukraine.
Au printemps 2022, alors que l’Ukraine faisait face au choc de l’offensive russe, la priorité était de lui fournir des armes et des munitions immédiatement opérationnelles, que ses soldats connaissaient et maîtrisaient : en d’autres termes, de conception soviétique. Ce besoin des Ukrainiens ne pouvait, par définition, être satisfait que par les pays Est-européens anciennement membres du Pacte de Varsovie. Parce qu’ils avaient conservé des stocks importants d’armes et de munitions soviétiques, l’objectif de la FEP était de les inciter financièrement à les déstocker le plus rapidement possible. Un mécanisme de remboursement partiel a donc été mis en place, avec un taux de remboursement très avantageux sur la première tranche puisque s’élevant à 85 %. Le taux a ensuite diminué pour s’établir entre 50 et 60 %.
Ces remboursements sont instruits par un organe institué dès le 26 février 2022 au sein de l’état-major de l’Union européenne (EMUE) : la « chambre de compensation » (en anglais : CHC, pour « Clearing House Cell ») dont le fonctionnement a été présenté par l’Amiral Bléjean lors de son audition par la commission de la défense le 16 novembre 2022. La CHC décide de « l’éligibilité des aides fournies par les États membres à un remboursement par le comité de la Facilité européenne pour la paix. Ce remboursement est conditionné, d’une part à la confirmation de la réception de ces aides dans les centres de distribution ou à leur destination ; d’autre part à leur adéquation aux priorités fixées par les autorités ukrainiennes ». Seuls les matériels correspondant au niveau de priorité n° 1 (sur 3) des Ukrainiens sont en effet remboursés par la FEP.
Le rôle de la CHC ne se borne donc pas à instruire les demandes de remboursement des cessions de matériels par les États-membres. Comme l’a expliqué l’amiral Bléjean lors de son audition, elle a aussi pour mission de « recenser les besoins et priorités exprimés par les Ukrainiens, d’une part, et de l’offre en matériel des États membres et de leurs partenaires, d’autre part. En contact permanent avec la mission de l’Ukraine auprès de l’Union européenne, mais aussi avec l’état-major général et le ministère de la défense ukrainien, la CHC continue à coordonner les efforts de soutien des États membres, au travers de réunions régulières, sur la base d’une liste unique de besoins prioritaires mise à jour par les armées ukrainiennes et partagée avec les États membres comme avec l’OTAN, afin qu’ils orientent leurs efforts en conséquence ». En d’autres termes, une véritable coordination du soutien militaire des États-membres à l’Ukraine est mis en œuvre dans le cadre de cette CHC.
Comme l’ont appris vos rapporteurs à Bruxelles, l’EMUE et la CHC n’évaluent pas les demandes des Ukrainiens qui sont, d’une manière générale, les mieux placés pour connaître leurs besoins opérationnels et les moyens de les satisfaire. Toutefois, par ses contacts quotidiens avec eux, les militaires européens sont parfois en mesure de faire passer certains messages s’agissant des types de matériels demandés. Ainsi, au début du conflit, les Ukrainiens avaient demandé des avions F-16 mais ont rapidement compris que cette demande était prématurée et qu’il était bien plus efficace d’obtenir du matériel soviétique immédiatement opérationnel. En revanche, le nombre de matériels demandés n’est, lui, jamais remis en cause, les militaires européens s’alignant sur ce point totalement sur les demandes des Ukrainiens.
Ce mécanisme de remboursement au titre de la FEP piloté par l’EMUE via la CHC a été un succès puisque les pays de l’Est ont massivement donné à l’Ukraine les armements dont celle-ci avait besoin. Par la suite, le mécanisme a évolué parce que le soutien européen à l’Ukraine est monté en puissance, avec des cessions toujours plus importantes de matériels militaires par les États-membres dont les demandes de remboursement sont, désormais, largement supérieures aux ressources de la FEP. La conséquence a été une baisse du taux de remboursement qui est aujourd’hui stabilisé entre 50 et 60 %.
Comme l’a expliqué l’ambassadrice de France auprès du Comité politique et de sécurité du Conseil de l’Union européenne (COPS), Mme Claire Raulin, l’objectif n’est plus aujourd’hui le déstockage – qui est largement achevé – mais « l’achat conjoint de munitions et missiles auprès de l’industrie de défense européenne qui produit ces munitions et missiles en Europe, pour les livrer à l’Ukraine ». Il s’agit désormais de « favoriser les commandes à l’industrie, prenant ainsi le relais du déstockage. L’Union européenne a mis un milliard d’euros sur la table pour encourager l’acquisition conjointe de munitions et missiles, avec une contractualisation à assurer d’ici le 30 septembre 2023 et une livraison d’ici le 19 mars 2024. Ces achats conjoints seront remboursés a posteriori à un taux entre 50 et 60 % », toujours par la FEP.
Enfin, la dernière conséquence de cette montée en puissance de l’aide européenne est sa diversification. Alors que les premières semaines, elle était surtout constituée de matériels de conception soviétique, l’épuisement rapide des stocks des pays de l’Est fait qu’aujourd’hui, ce sont presque uniquement des matériels militaires « occidentaux » qui sont fournis à l’Ukraine. Cette diversification entraîne logiquement un rééquilibrage entre les pays donateurs, les pays d’Europe de l’Ouest bénéficiant à leur tour des remboursements de la FEP.
Sur ce point, vos rapporteurs insistent sur le fait que la FEP constitue un instrument de solidarité en ce que les matériels militaires, quand bien même ils sont donnés par un pays en particulier, sont en réalité financés, via le mécanisme de remboursement, par l’ensemble des États-membres. Si la Pologne, qui a beaucoup donné à l’Ukraine, est le premier bénéficiaire des remboursements de la FEP, à hauteur d’un milliard d’euros, la France a contribué à hauteur de 18 % à ces remboursements de l’effort polonais, étant précisé que la contribution de la Pologne à la FEP est limitée à 3,7 %. Le mécanisme de la FEP contribue donc à brouiller les classements des donateurs au détriment de pays qui, au-delà des annonces, contribuent financièrement (voir infra).
C. Une coordination internationale où le rôle de l’OTAN est marginal
1. Une coordination politique, militaire et logistique nécessaire et rapidement mise en œuvre
L’agression de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022 a déclenché un élan de solidarité internationale qui s’est traduit par un afflux d’offres de soutien militaire de l’ensemble des alliés de l’Ukraine. Toutefois, le risque d’un tel élan était, par le caractère redondant des offres autant que par les lacunes qu’elles pouvaient présenter, de ne pas satisfaire totalement les besoins des Ukrainiens. De plus, offrir des armes est une chose mais encore faut-il que, malgré les distances et les difficultés liées à la nature particulières des équipements, elles parviennent aux Ukrainiens dans un délai raisonnable.
Ces problématiques rendaient nécessaire une coordination étroite de l’aide militaire, laquelle s’est rapidement mise en place sous la direction des États-Unis. Elle s’effectue désormais à plusieurs niveaux.
Le premier niveau est politique. La coordination politique a pour cadre le groupe de contact pour la défense de l’Ukraine, également connu sous le nom de groupe de Ramstein, en référence à la base aérienne américaine en Allemagne sur laquelle il s’est réuni la première fois en avril 2022. Se réunissant une fois par mois en moyenne, il rassemble aujourd’hui 54 pays : tous les pays membres de l’OTAN – soit 31 à ce jour, dont la France – et 23 autres (les pays membres de l’Union européenne non-membres de l’OTAN, le Japon ou encore l’Australie), qui soutiennent la défense de l’Ukraine par l’envoi de matériels militaires. Les réunions se tiennent en format ministériel sous la présidence du secrétaire américain à la défense, M. Lloyd Austin. C’est au sein de ce groupe que sont discutées les demandes des Ukrainiens et que sont prises les décisions majeures concernant l’envoi d’armements, en particulier lorsqu’ils soulèvent des difficultés comme ce fut le cas pour les chars ou les avions de chasse.
Le deuxième niveau de coordination est militaire. Il a pour cadre le groupe d’assistance pour la sécurité de l’Ukraine (en anglais SAGU : Security assistance group for Ukrain) ; institué par les États-Unis en novembre 2022 et dirigé par un général américain, il est situé à Wiesbaden, en Allemagne, au sein du quartier général des forces américaines en Europe. Le SAGU a pour mission de coordonner l’approvisionnement de l’Ukraine en armes et munitions ainsi que l’entraînement de ses forces armées, conformément aux directives politiques émises par le groupe de contact précité. À titre d’exemple, l’EMUE, qui assure via sa Capacité militaire de conduite et de planification (en anglais, MPCC), le commandement de la mission de formation EUMAM Ukraine (voir infra), coordonne cette offre de formation avec celles de nos partenaires, notamment les formations américaines ou encore l’opération britannique Interflex. Est donc présent au SAGU une équipe de liaison de l’EMUE tandis que ce dernier accueille un officier de liaison américain pour fluidifier le dialogue.
La création du SAGU est ainsi directement liée au besoin d’institutionnalisation de l’aide à l’Ukraine qui, après l’urgence des premiers mois, s’inscrit désormais dans la durée. C’est le chef de la TFU qui, pour la France, participe à ces réunions.
Enfin, ce n’est pas tout de décider d’une aide militaire ; encore faut-il qu’elle parvienne aux Ukrainiens et ce, le plus rapidement possible compte tenu de l’état de guerre et de leurs besoins considérables en matière d’armes et de munitions. Le défi logistique de l’acheminement de cette aide est considérable, à la fois par son volume mais également par sa nature particulière. Les matériels militaires se transportent en effet beaucoup moins facilement que d’autres, notamment les matériels lourds (chars, véhicules blindés…) et obéissent à des règles strictes (notamment pour les munitions). Le fait qu’ils viennent du monde entier ajoute encore à la complexité des opérations.
Il est rapidement apparu que laisser à chaque État la responsabilité d’acheminer son aide en Ukraine pourrait, par les charges administratives et les délais en découlant, compromettre l’efficacité de ce soutien militaire sur le terrain. C’est pourquoi une coordination s’est rapidement mise en place où la Pologne joue le premier rôle. C’est en effet sur son territoire, à Rzeszów, à 80 km de la frontière ukrainienne, que se trouve le hub logistique centralisant les matériels militaires – mais pas seulement – avant leur envoi par voie terrestre ou ferroviaire vers l’Ukraine. Selon M. François Heisbourg, chercheur à la fondation pour la recherche stratégique, qui s’est rendu sur place en septembre 2022, « entre le 27 février et le 6 septembre 2022, 1 million de tonnes d’armements, de munitions et équipements militaires ont été envoyés en Ukraine », ce qui donne une idée de l’ampleur du soutien comme du défi logistique qu’il peut représenter.
2. L’OTAN laisse le premier rôle à ses membres s’agissant de l’aide militaire à l’Ukraine, se concentrant sur sa mission première de défense territoriale de l’Europe
Il est vrai que, dans la guerre en Ukraine, l’OTAN apparaît en première ligne. C’est en effet sous la bannière de l’Alliance atlantique que se sont rassemblés les États européens qui se sentaient menacés par la Russie, que 40 000 soldats ont été déployés en Europe de l’Est et que la police du ciel est exercée aux frontières de l’Europe. D’ailleurs, le narratif russe n’hésite pas à présenter la guerre en Ukraine comme une guerre contre l’OTAN dont ce dernier serait d’ailleurs responsable… Il n’en reste pas moins que, par ses opérations, l’OTAN apparaît parfaitement dans son rôle d’organisation défensive en charge de la défense territoriale de ses membres, dont l’Ukraine ne fait pas partie.
L’OTAN est par ailleurs très attentive, afin de ne pas nourrir ce même narratif russe, à ne pas sortir de son rôle défensif. C’est ainsi qu’au début de la guerre, l’OTAN n’a pas répondu à la demande du gouvernement ukrainien de mettre en place une zone d’exclusion aérienne (no fly zone) qui interdirait l’entrée dans l’espace aérien ukrainien aux avions ou hélicoptères russes. Comme l’a expliqué le général Jérôme Goisque, représentant permanent militaire de la France auprès de l’OTAN, « l’OTAN joue un rôle limité dans le soutien militaire à l’Ukraine qui comprend principalement des mesures d’assistance non-létales (tenues NRBC, des protections, des uniformes) et de conseil. Ce sont les alliés qui tenaient ce rôle individuellement ».
Le paradoxe est ainsi particulièrement saisissant. Alors que l’OTAN, organisation militaire, n’aide pas l’Ukraine autrement que par du matériel non-létal, l’Union européenne, historiquement réticente à la chose militaire, n’a pas hésité à soutenir massivement l’Ukraine par l’envoi d’armes et de munitions.
Cette position de retrait de l’OTAN en matière d’aide militaire à l’Ukraine s’est encore confirmée lors du sommet de Vilnius, les 11 et 12 juillet derniers, qui a vu l’adoption de trois mesures en sa faveur :
– les Alliés ont convenu qu’un plan d’action pour l’adhésion ne serait plus une nécessité et que l’adhésion de l’Ukraine se ferait donc en une étape, et non pas en deux ; dans le même temps, ils ont souligné que « l’avenir de l’Ukraine est dans l’OTAN » ;
– a été créé le Conseil OTAN‑Ukraine, une instance pour les consultations et la prise de décisions où les pays de l’Alliance et l’Ukraine siègent sur un pied d’égalité. La réunion inaugurale de ce conseil s’est tenue à Vilnius, sous la présidence du secrétaire général et avec la participation du président Zelensky ;
– enfin, les Alliés ont approuvé un programme d’assistance pluriannuel en faveur de l’Ukraine. Ce programme vise à répondre à des besoins en matière d’équipements de déminage, de carburant ou encore de matériel médical.
II. Le soutien concret de la France : 3,2 milliards d’euros et des capacités militaires complètes mises à disposition de l’Ukraine, alignées sur ses besoins opérationnels
A. Adaptée aux besoins opérationnels de l’Ukraine, le soutien français privilégie aujourd’hui le terrestre et la défense sol-air
1. Les besoins opérationnels de l’Ukraine ont évolué selon la situation militaire sur le terrain et les décisions stratégiques qu’elle a prises
Une aide militaire ne peut être efficace qu’à la condition de répondre aux besoins opérationnels de l’armée qui en bénéficie. Or, ceux de l’Ukraine ont évolué depuis le début du conflit, comme l’a rappelé l’amiral Bléjean lors de son audition, en distinguant les différentes phases du conflit et les besoins en armements en découlant. Lors du déclenchement de la guerre, le 24 février 2022, l’absolue nécessité de l’Ukraine était d’arrêter l’offensive russe. Dès lors, « les équipements militaires nécessaires aux forces armées ukrainiennes lors de cette première phase [étaient des] man-portable anti-tank systems de la défense aérienne type Stinger, etc. [qui] devaient permettre une extrême mobilité des équipes de combattants, dans une tactique de harcèlement de l’ennemi, fixé quant à lui sur les axes de circulation ».
Une fois son offensive stoppée, « l’armée russe a concentré ses efforts pour conquérir les territoires séparatistes à majorité russophone et protégeant la Crimée, avec l’intention de s’emparer de l’intégralité de la zone littorale, pour relier ainsi la Crimée et la Transnistrie occupée en République de Moldavie ». Si la Russie a échoué dans cette tentative, ne parvenant qu’à fermer la Mer d’Azov après la chute de Marioupol, une guerre de haute intensité avec une ligne de front s’est alors installée, exigeant cette fois des chars de combat, des véhicules de transport blindés, de l’artillerie à longue portée, de la défense antiaérienne et des missiles antinavires, sans oublier un nombre considérable de munitions et en particulier d’obus, dont l’Ukraine tire jusqu’à 7 000 par jour.
Début septembre 2022, les Ukrainiens ont repris l’initiative et leur contre-offensive a réussi à bousculer les Russes, reprenant Kherson et repoussant la ligne de front du Sud sur les rives du Dniepr. En réponse, « la Russie a changé sa stratégie et s’attaque désormais à la force morale de la population ukrainienne, en détruisant les infrastructures civiles stratégiques dans l’ensemble du pays par des frappes aériennes de missiles et de drones armés ». C’est à cette époque, alors que l’hiver pointait, que des attaques massives ont frappé le réseau énergétique ukrainien, incluant la centrale nucléaire de Zaporijia. Si les besoins militaires des ukrainiens étaient alors les mêmes que lors de la phase précédente, « leur demande s’est accrue en matériel de défense aérienne et en matériel de maintenance et équipements d’hiver : lubrifiant, pièces de rechange, sacs de couchage d’hiver, etc., de manière à pouvoir tenir la ligne de front pendant l’hiver ». C’est aussi à ce moment-là que leur demande pour des chars lourds s’est faite plus pressante.
Depuis la sortie de l’hiver, la guerre de haute intensité se poursuit, marquée par une forte demande de munitions et, en particulier, d’obus de 155 mm et de missiles à plus longue portée, pour alimenter la contre-offensive de l’Ukraine. Par ailleurs, un nouveau besoin est apparu avec les avions de chasse nécessaires pour acquérir une supériorité aérienne sans laquelle aucune victoire ne sera possible.
2. La fourniture de matériels, d’armes et de munitions a répondu à l’évolution des besoins des Ukrainiens
Les besoins opérationnels ukrainiens sont parfaitement connus. Ils sont transmis à la fois aux deux organes de coordination que sont le groupe de contact et le SAGU mais également à l’EMUE ainsi que, directement, aux chefs d’État et de gouvernement par le président Zelenski lui-même à l’occasion de ses visites chez ses soutiens. Lors de son audition, le général Le Nen, Chef de la TFU, a ainsi confirmé que « cette aide militaire se construit à partir des urgences opérationnelles des Ukrainiens, telles qu’elles sont transmises au plus haut niveau politique, directement par le président Zelenski au président Macron. C’est ainsi que dans un premier temps, la France a livré du matériel terrestre avant, dans un deuxième temps, de livrer des missiles sol-air ».
Matériels terrestres, défense sol-air et munitions constituent ainsi le cœur de l’aide militaire de la France à l’Ukraine, laquelle s’est, à chaque phase de la guerre, adaptée à ses besoins opérationnels. Lors des deux premières phases de la guerre, alors que l’Ukraine encaissait le choc de l’offensive russe, la France a, dans les premières semaines du conflit, livré des missiles anti-char Milan, une centaine de missiles à courte portée Mistral, 30 canons Caesar et 6 canons TRF1 de 155 mm, ancêtre des Caesar mais toujours en service dans l’armée française, ainsi que des lance-roquettes unitaires, des missiles anti-char et des systèmes Crotale de défense anti-aérienne. Elle a aussi livré des véhicules de l’avant blindés (VAB), destiné au transport de troupes, des véhicules tactiques et logistiques (camions, P4...) ainsi que des AMX 10RC, véhicules blindés de reconnaissance.
L’aide française s’est poursuivie au-delà de ces deux premières phases, principalement dans ces deux domaines que sont le terrestre et la défense aérienne, s’adaptant le cas échéant à l’évolution des besoins des Ukrainiens. Lorsque les Russes ont commencé à bombarder massivement les infrastructures civiles, la France a livré à l’Ukraine du système franco-italien de missiles sol-air SAMP/T/ Mamba. Doté d'un radar, de lanceurs armés de huit missiles Aster d'une portée d'environ 100 km et d'un module de lancement terrestre, c’est un système de défense anti-aérienne mobile de moyenne portée qui aide l'Ukraine à faire face aux attaques de drones, de missiles et d'avions russes. Après la cession des Crotale, au début de la guerre, la livraison du système Mamba complète l’arsenal anti-aérien de l’Ukraine. En effet, ainsi que l’a expliqué le ministre des Armées, « pour être efficace, la défense sol-air doit être multicouches. C’est la raison pour laquelle nous avons d’abord livré des missiles Mistral à très courte portée, puis des Crotale pour protéger la zone intermédiaire. Cette aide sera complétée par la livraison de Samp/T et par les missiles Patriot américains ».
Par ailleurs, ainsi qu’il a été dit supra, le lancement en juin 2023 par les Ukrainiens de leur contre-offensive a mis en évidence leur besoin de missiles à plus longue portée, afin de leur donner la capacité de frappe dans la profondeur, au-delà des lignes russes. La France a satisfait ce besoin, le président de la République ayant annoncé, le 11 juillet, la livraison de missiles Scalp. Déjà opérationnels lors de cette annonce, ils permettent aux Ukrainiens de frapper jusqu’à 250 km, « d'appuyer une percée, d'aller frapper des centres de commandement militaire, des intérêts stratégiques militaires russes, bien au-delà de la ligne de front », comme
l’a expliqué dans la presse le ministre des Armées. Comme le Mamba pour le Crotale, le Scalp complète utilement les missiles à plus courte portée que sont les Mistral.
La France a également livré des munitions, en particulier des obus de 155 mm utilisées par les canons Caesar. Comme l’a annoncé le ministre des Armées le 28 mars dernier, le rythme des livraisons à l’Ukraine doublera à partir de cette date, à 2 000 obus par mois. Le soutien militaire a également pris la forme de livraisons de matériels non-létaux tels que des casques, des gilets pare-balles, des jumelles vision nocturne, des rations de combat, des tenues NBC ou du matériel médical. L’ensemble des matériels cédés par notre pays en Ukraine est retracé dans l’annexe du présent rapport.
Enfin, alors que la demande ukrainienne pour des avions de chasse se faisait plus pressante, la France a aussi offert de former les pilotes ukrainiens sur Mirage 2000 mais cette proposition n’a pas eu de suite, les Ukrainiens préférant une formation sur des F-16 dont la livraison leur a été promise par de nombreux États européens en disposant. Toutefois, à défaut de former des pilotes, des équipages ukrainiens sont formés en France, notamment à la défense sol-air et à la survie au cas où leur appareil serait abattu. En outre, comme l’a expliqué notre attaché de défense à Kiev, « l’offre française sur les drones s’est accélérée depuis mai 2023 avec des industriels qui se sont rendus à Kiev ». Cette accélération s’est conclue, en septembre dernier, par l’annonce de la livraison par notre pays de 150 drones de reconnaissance de l’entreprise Delair à l’Ukraine, financés par le fonds spécial.
La question se pose d’éventuelles lignes rouges dans le soutien de notre pays à l’Ukraine. Si ce n’est l’envoi de troupes au sol, qui caractériserait un état de co-belligérance, notre pays n’en a pas, pas plus d’ailleurs que les autres alliés de l’Ukraine. On peut d’ailleurs observer que toutes les prétendues « lignes rouges » sont tombées les unes après les autres, certes après d’âpres débats : chars lourds, avions de chasse, missiles longue portée, munitions à uranium appauvri…
3. Au-delà des matériels, une aide complète incluant la formation et le maintien en condition opérationnelle
Lors de son audition le général Le Nen a insisté sur « la spécificité de l’aide française, qui n’est pas de fournir des équipements mais des capacités complètes : matériels, MCO et formation. Son autre spécificité, c’est d’impliquer l’industrie et les Ukrainiens sont très intéressés par cette approche ».
En effet, l’attention politique et médiatique a tendance à se focaliser sur les types de matériels militaires fournis et leur nombre en oubliant que ceux-ci exigent une formation pour leur utilisation sur le terrain ainsi que des pièces détachées et une autre formation pour leur maintenance en condition opérationnelle (MCO). La France, forte de sa longue expérience militaire, ne l’a pas oublié et a fait le choix d’éviter les livraisons « sèches », accompagnant toujours la livraison de ses matériels des éléments nécessaires à leur pleine efficacité opérationnelle. Comme l’a souligné le ministre des Armées dans une interview au journal Le Parisien le 15 octobre 2022, « un combattant sur un matériel, c’est bien, mais s’il y a le mécano en plus, c’est mieux, et si le combattant peut lui- même être mécano, c’est encore plus intéressant, notamment pour le combat terrestre ».
Les véhicules de l’avant blindé (VAB) sont, de ce point de vue, exemplaires de la vision française du soutien militaire à l’Ukraine. Non seulement la France a cédé à l’Ukraine plusieurs dizaines de ces véhicules mais elle a également fourni la formation nécessaire pour les utiliser. Ainsi, c’est en Pologne, auprès des militaires du détachement français de Wedrzin, que des soldats ukrainiens apprennent à piloter ces engins, avec lesquels ils repartiront ensuite en Ukraine. Les VAB utilisés pour la formation ont en effet vocation à être envoyés en Ukraine, d’autres venant de France les remplacer afin que la formation puisse
se poursuivre. Dans le même temps, d’autres Ukrainiens sont formés à la maintenance des VAB (et d’autres matériels) au sein de l’école du matériel militaire de Bourges.
L’armée française n’est pas la seule à former les Ukrainiens sur le matériel qui leur est cédé. Les industriels concernés sont également fortement impliqués. Comme l’a expliqué le directeur général de Nexter, M. Nicolas Chamussy, « tant pour les canons Caesar que pour les AMX-10RC, Nexter a contribué, aux côtés de l’armée de Terre, à la formation en France des opérateurs et des maintenanciers ukrainiens ». Cette formation est d’autant plus
nécessaire que « Nexter n’assure pas en direct le MCO des canons Caesar cédés à l’Ukraine. Certes, l’entreprise fournit les pièces de rechange – elles aussi éligibles au fonds spécial – et assiste les maintenanciers ukrainiens mais ce sont des entreprises privées ukrainiennes qui se chargent du MCO, sur place, en Ukraine. Il n’est donc pas besoin de rapatrier les Caesar pour assurer leur maintenance, contrairement à d’autres matériels comme les canons PZH 2000 de KNDS Allemagne ». La formation dispensée par l’armée et les industriels français
aux Ukrainiens leur fait donc gagner un temps précieux en évitant le temps
de transport des matériels vers et depuis la France. Ils sont donc plus
rapidement de retour sur le terrain après leurs opérations de maintenance et/ou de réparation.
Cette externalisation de la formation est d’ailleurs l’une des voies suivies par le ministère des Armées qui, le 11 août dernier, a publié un appel d’offres pour, notamment, la formation à la mise en œuvre des systèmes d’armes ou la formation des postes de commandement des unités de mêlées (infanterie ou blindés).
Enfin, il convient de souligner que l’aide militaire ne représente qu’une partie de l’aide que la France apporte à l’Ukraine. À travers l’aide macro-financière de l’UE mais également directement, la France contribue à financer le fonctionnement de l’État ukrainien ainsi qu’à alléger, par son aide humanitaire mais également technique (envoi de générateurs électriques, par exemple), les souffrances du peuple ukrainien et soutenir son moral. Bien que non militaire stricto-sensu, cette aide contribue de manière importante à l’effort de guerre.
B. Une contribution importante à la formation de l’armée ukrainienne via notamment la mission européenne EUMAM Ukraine
1. La mission EUMAM Ukraine : une mission de formation exceptionnelle aux objectifs ambitieux
Face l’agression russe, l’Union européenne a utilisé l’ensemble des instruments à sa disposition pour venir en aide à l’Ukraine : outre les onze paquets de sanctions, des aides financières et humanitaires massives ainsi que l’aide militaire au titre de la FEP, elle a également mis en place, très rapidement, une mission de formation de l’armée ukrainienne : EUMAM Ukraine.
Comme l’a expliqué l’amiral Bléjean lors de l’audition susmentionnée, « cette mission répond à une demande des forces armées ukrainiennes. L’objectif de court terme pour les Ukrainiens est de mettre sur pied trois nouveaux corps d’armée d’ici mars 2023, pour un volume estimé de 75 000 hommes, afin de pouvoir prendre l’initiative des opérations au printemps prochain. Cet objectif très ambitieux correspond pratiquement au volume de la force opérationnelle terrestre de l’armée de terre française ».
Déclarée en capacité opérationnelle totale le 13 février 2023, la mission contribue à cet objectif. En effet, elle « fournit un entraînement individuel et collectif à la préparation au combat, en se fondant sur les besoins déclarés par l’Ukraine. Il vise notamment l’encadrement des échelons subalternes (de la section et l’escouade jusqu’aux compagnies, bataillons et commandements de brigades), incluant la préparation des compagnies, bataillons et brigades, l’entraînement à la manœuvre collective, à la tactique jusqu’au niveau de la brigade, ainsi que des conseils en planification, préparation et conduite d’exercices nombreux et de manœuvres à tir réel, des formations spécialisées dans le domaine du soutien médical, de la logistique, du combat du génie, des transmissions, de la protection nucléaire, radiologique, bactériologique et chimique, et de la maintenance des équipements militaires. EUMAM participe aussi à la coordination plus avancée des activités des États membres liées à l’entraînement ».
Pour l’amiral Bléjean, cette mission est exceptionnelle à plusieurs points de vue. Elle représente, en effet, « un véritable défi, tant par le volume des forces à entraîner que par son coût financier. Elle introduit un changement d’échelle quant au périmètre de la mission (une formation collective jusqu’au niveau brigade) et sur l’intensité et l’objet (la préparation à des missions de haute intensité) : nous entraînerons des soldats à tuer pour gagner la guerre ». C’est, en outre, la première fois qu’une mission de formation de l’Union européenne a lieu sur le territoire de l’Union européenne, puisque les centres de formation sont établis principalement en Pologne et en Allemagne. Enfin, le coût de cette mission s’établit à 106,7 millions d’euros pour deux ans, auxquels doivent s’ajouter l’ensemble des coûts relevant des États-membres (notamment de personnel).
L’objectif de la mission est de former 40 000 soldats ukrainiens d’ici à la fin 2023, objectif rehaussé en août 2023 (il était auparavant de 30 000). Lors du déplacement de vos rapporteurs à Bruxelles, ils ont appris qu’environ 22 000 avaient déjà été formés et qu’environ 2 400 étaient en cours de formation par 13 États-membres dans le cadre de 350 modules de formation.
Ce nombre peut apparaître faible au regard d’une armée ukrainienne composée aujourd’hui, sous toutes réserves, d’un million de soldats ([1]). Toutefois, ce serait oublier l’effet démultiplicateur de la formation reçue puisque les soldats formés par EUMAM Ukraine, une fois de retour sur le terrain, partageront leur expérience avec d’autres soldats. En outre, la mission européenne est très axée sur le collectif et le commandement (chef de section, de bataillon, de brigade…), palliant l’une des faiblesses de l’armée ukrainienne qui est son encadrement, en raison des fortes pertes subies depuis le commencement du conflit.
2. La contribution de la France
Si l’ensemble des formations dispensées par la France se font aujourd’hui dans le cadre d’EUMAM Ukraine, notre pays n’a pas attendu cette mission pour former les militaires ukrainiens. Comme l’a expliqué le ministre des Armées dès le 15 octobre 2022, « notre nouvel objectif est d’assurer celle de 6 000 soldats ukrainiens, à raison de 2 000 dans des unités françaises stationnées sur le sol national et de 4 000 dans le cadre de missions de formation européennes ou franco-polonaises déployées en Pologne ».
Les auditions de vos rapporteurs ainsi que leur déplacement en Pologne au mois de juillet, sur la base de Wedrzyn, ont permis d’en savoir plus le déroulement concret de ces missions de formation. S’agissant du bilan de ces formations, selon les informations transmises à vos rapporteurs, au 2 novembre 2023, 7 154 militaires ukrainiens ont été formés depuis le déclenchement de la guerre, dont 2 795 en Pologne.
Plus précisément, 200 militaires français (120 formateurs et 80 éléments de soutien national) sont déployés en Pologne depuis avril où ils forment, toutes les cinq semaines, un bataillon ukrainien de 450 soldats au combat d’infanterie. La formation est à la fois individuelle et collective, au niveau du groupe, de la section, de la compagnie et, enfin, du bataillon. Plusieurs ateliers sont organisés en parallèle afin de gagner du temps. Par exemple, lors de leur visite, vos rapporteurs ont pu assister à un atelier de tir de précision, un atelier de premiers secours, un atelier de réaction en zone minée, tandis qu’une opération collective de prise d’un village était organisée. L’objectif ultime de la formation collective est en effet que les Ukrainiens soient capables d’agir en tant que bataillon sur le terrain. Ils ont également constaté la présence de VAB que les Ukrainiens apprennent à piloter, avant de repartir avec eux en Ukraine.
Les journées sont longues. Elles commencent à 6 heures et ne s’achèvent qu’à 17 heures, le déjeuner étant pris sur le terrain, là encore pour gagner du temps. Un exercice de nuit est en outre organisé par semaine. Cette obsession du temps se justifie par le fait qu’il faut, en cinq semaines, assurer une formation qui prendrait deux mois minimum en France. Mais les besoins sur le terrain sont tels qu’il n’est pas possible de rallonger la formation dont la durée a été établie, comme d’ailleurs son contenu, conformément aux demandes de l’armée ukrainienne. Les formations sont d’ailleurs adaptées à chaque rotation, toujours à la demande des Ukrainiens mais également à l’initiative des formateurs, compte tenu du retour d’expérience. C’est ainsi qu’une formation de sensibilisation aux drones a pu être créée, destinée non au maniement de ces appareils mais à leurs différents emplois, aux opportunités et aux risques qu’ils présentent sur le terrain.
Vos rapporteurs ont pu échanger avec des soldats ukrainiens qui ont souligné les atouts de la formation dispensée et, en particulier le fait que les formateurs étaient à la fois patients et à l’écoute de leurs besoins. C’est en effet essentiel compte tenu de l’hétérogénéité des bataillons, composés d’hommes (exclusivement), âgés de 18 à 45 ans, engagés ou mobilisés, avec ou sans expérience militaire. Ils sont par ailleurs rapidement convaincus par la formation, dispensés par des soldats qui, eux aussi, ont connu le feu en opérations extérieures. Comme l’a dit un officier français, pour un fantassin, en opération extérieure, la guerre est toujours de haute intensité.
Enfin, il faut dire un mot des interprètes. En effet, compte tenu de la barrière de la langue – les soldats ukrainiens ne parlent généralement pas anglais ni français – aucune formation ne serait possible sans la présence systématique d’interprètes franco-ukrainiens (et franco-polonais puisque les Polonais sont également impliqués dans les formations), recrutés via DCI sur des contrats courts de cinq semaines. Vos rapporteurs ont pu les voir lors des ateliers et échanger avec eux une fois la formation achevée. Souvent des femmes, elles sont originaires d’Ukraine, de Pologne ou encore de France. Certaines ont même mis entre parenthèse leur vie professionnelle et/ou leur vie de famille en France pour venir assurer l’interprétariat à Wedrzyn et, ainsi, selon les mots de l’une d’entre elles, « faire leur part de la guerre ».
Vos rapporteurs tiennent à souligner l’engagement et le travail des militaires français participant à cette mission de formation en Pologne. Ces derniers ont pu exprimer leur satisfaction d’assurer cette mission de soutien à l’Ukraine aussi prenante qu’exigeante.
C. Un soutien militaire dont le coût s’élève à 3,2 milliards d’euros
1. La communication limitée du gouvernement, en particulier dans les premiers mois de la guerre, qui s’est révélée contre-productive
Dans les premiers mois du conflit, le gouvernement a fait le choix, parfaitement assumé, d’une communication minimale sur le soutien que la France apportait à l’Ukraine, n’accordant aucune importance aux différents classements qui hiérarchisaient les donateurs. Comme l’a expliqué le ministre des armées lors de son audition à l’Assemblée nationale le 15 mars dernier, « l’honneur de la France est d’être utile et fiable. Lors de réunions ministérielles au sein de l’UE, de l’Otan ou à Ramstein, j’ai été parfois stupéfait de constater que certains de mes homologues jugeaient l’efficacité de leur aide militaire en fonction de son tonnage. Nous avons choisi de coller au plus près des besoins de notre allié ukrainien. Nous livrons vraiment ce que nous avons promis. […] Cette fiabilité vaut mieux que tous les classements du monde ».
Cette discrétion se justifiait par la volonté de ne pas donner des informations à la Russie sur les matériels que pouvaient lui opposer l’armée ukrainienne mais avait également un objectif politique. Dans les premiers mois de la guerre, la France, tout en aidant fortement l’Ukraine, a cherché à ne pas couper les ponts avec la Russie, essayant jusqu’au bout de pousser une solution diplomatique qui pourrait arrêter le conflit. C’est en ce sens qu’il faut interpréter les déclarations du président de la République appelant à « ne pas humilier la Russie » ou à lui apporter des « garanties de sécurité ». On se souvient que c’est à cette époque que la Russie multipliait les déclarations menaçantes sur le recours éventuel à l’arme nucléaire.
Il n’en reste pas moins que la conjonction de cette discrétion et de ces déclarations a affaibli la position de notre pays en Europe, surtout que dans le même temps, d’autres pays tels que le Royaume-Uni multipliaient les déclarations en faveur de l’Ukraine mettant en valeur le soutien militaire qu’ils lui apportaient. Comme l’a expliqué M. Léo Péria-Peigné, chercheur à l’IFRI, cette position « a été très mal comprise de nos alliés. La France est ainsi apparue comme un partenaire peu fiable pour ces derniers mais également comme un maillon faible pour la Russie ». Si cette discrétion pouvait être justifiée, à la fois pour des raisons opérationnelles et politiques, elle pouvait également être comprise, par certaines âmes mal intentionnées, comme le « cache-misère » d’une aide insuffisante.
Si ce rapport montre que ce n’est pas le cas et que notre pays a, dès les premiers jours du conflit, répondu aux demandes des Ukrainiens, à la fois en tant que nation mais également en tant que membre de l’Union européenne, ce manque de transparence a nourri à l’évidence la suspicion.
Face à cette absence d’informations exhaustives et de chiffrages sur le soutien militaire de la France, d’autres sources d’information ont pu être utilisées, notamment dans les médias. Toutefois, comme l’a souligné lors de son audition M. François Heisbourg, conseiller spécial à la Fondation pour la recherche stratégique, elles présentent toutes de sérieuses limites.
La première source et la plus médiatisée est le classement des donateurs établis par l’Institut de Kiel. Pour utile qu’il soit, « ce dernier est un institut économique qui […] n’est pas très au fait des questions militaires. Il a, très logiquement, une approche économique. Il regarde les dépenses financières telles qu’elles découlent des annonces des gouvernements. Le problème de cette approche, c’est qu’elle ne prend pas en compte ce qu’il y a réellement sur le terrain » ni l’aide militaire européenne mutualisée dans le cadre de la FEP.
Ce qu’il y a réellement sur le terrain, c’est justement ce que cherche à mesurer le site Internet Oryx, « qui recense les matériels sur le terrain, en Ukraine, à partir de preuves photos et vidéos. Une telle approche est peut-être la plus pertinente, car elle permet de savoir ce qui est véritablement donné par les alliés et utilisé par les Ukrainiens au front. Elle présente toutefois une limite : elle est très progressive et des mois s’écoulent parfois entre une annonce gouvernementale et la présence des matériels sur le terrain ». En outre, l’absence de photos ou de vidéos ne signifient pas que les matériels ne sont pas déployés en Ukraine. Enfin, centré sur le matériel, le site ne peut évidemment pas prendre en compte ce qui ne peut être photographié ou filmé : formation, renseignement…
Enfin, il est possible d’estimer l’ampleur du soutien d’un pays par les volumes envoyés en Ukraine. Comme l’explique M. Heisbourg, « la quasi-totalité des armements, munitions et autres équipements envoyés en Ukraine sont centralisés dans des entrepôts à la frontière polono-ukrainienne et comptabilisés selon leur tonnage […] Entre le 27 février et le 6 septembre 2022, 1 million de tonnes d’armements, de munitions et équipements militaires ont été envoyés en Ukraine. Cette approche donne une indication de l’engagement des différents pays. Pour la France, c’est 14 000 tonnes, soit 1,4 % du total. Le problème de cette approche, c’est qu’elle ne dit rien de la nature et de la qualité des biens envoyés en Ukraine » et ne prend pas en compte la formation, le renseignement etc…
L’absence de communication du gouvernement, au moins dans les premiers mois du conflit, a ainsi donné une importance d’autant plus grande à ces différentes sources, en particulier le classement de Kiel, qui avaient toutes en commun de ne pas présenter l’aide de la France sous un angle favorable.
2. La réalité des chiffres : un soutien militaire de la France à hauteur de 3,2 milliards d’euros
Un tel silence, avec pour conséquence une place disproportionnée faite dans les médias à des classements au mieux limités, au pire biaisés, s’est révélé contre-productif, affaiblissant l’image de notre pays alors même qu’il n’a aucunement à rougir du soutien militaire qu’il apporte à l’Ukraine.
Vos rapporteurs saluent donc le choix de la transparence du gouvernement vis-à-vis du présent rapport d’information. Plusieurs réunions ont eu lieu avec le cabinet du ministre des Armées, croisées avec de nombreuses auditions, qui leur ont permis de disposer d’une vision d’ensemble et d’un chiffrage affiné du soutien militaire de notre pays à l’Ukraine.
Le soutien militaire de la France à l’Ukraine comporte plusieurs composantes qui, chacune, ont fait l’objet d’une valorisation spécifique.
Première composante : les cessions de matériels. Plusieurs choix étaient possibles quant à leur valorisation : valeur d’acquisition, valeur comptable, coût de remplacement. Le choix a été fait de retenir, pour la valorisation des cessions de matériels, le coût budgétaire de leur remplacement. Le gouvernement considère que ce choix est le plus pertinent et le moins susceptible d’interprétation. Il est celui qui traduit le mieux l’effort de la France, en valorisant ce que coûte aujourd’hui le remplacement des matériels cédés, plutôt que sans remettre à des coûts d’acquisition qui n’ont plus de sens des années après, ou des valeurs comptables qui obéissent à des règles arbitraires et variables selon les pays. Par conséquent, lorsque notre pays donne à l’Ukraine des VAB ou des AMX 10RC, ces derniers sont valorisés au coût de leur remplacement, lequel prend la forme d’acquisition de véhicules Griffon et Jaguar. Quant à la cession de carburant, celle-ci a été valorisée au prix auquel le paie les armées, tel qu’il est défini dans les règlements applicables.
Ainsi calculés le coût pour notre pays des cessions d’armements à l’Ukraine s’élève à 1,7 milliard d’euros.
À ce coût s’ajoute celui des formations dispensées par les militaires français aux soldats ukrainiens, qu’il s’agisse des formations sur le territoire national ou dans le cadre d’EUMAM Ukraine. Ce coût s’élève à 300 millions d’euros.
À ces montants s’ajoutent :
– le fonds spécial de soutien à l’Ukraine, désormais totalement engagé à hauteur de 200 millions d’euros ;
– la contribution de la France à la FEP en ce qu’elle est ciblée sur le soutien militaire à l’Ukraine, soit 1 milliard d’euros.
Enfin, deux précisions doivent être apportées s’agissant de l’interprétation de ce coût de 3,2 milliards d’euros :
– ce coût est un coût brut, que viendront diminuer les remboursements faits à notre pays par la FEP, évalués à 500 millions d’euros ;
– ce coût est celui de l’aide française à l’instant T et va s’étaler dans le temps, puisque le remplacement des matériels cédés à l’Ukraine se poursuivra jusqu’en 2027.
III. L’impact du soutien militaire français à l’ukraine
A. Une contribution significative à l’effort de guerre, particulièrement appréciée des ukrainiens
1. Un impact incontestable sur le terrain
Il ressort de l’ensemble des travaux de la mission d’information que l’aide militaire de la France a eu un impact significatif incontestable sur le terrain, impact qui s’explique par les caractéristiques de cette dernière.
Le soutien militaire de la France est aligné sur les besoins opérationnels des Ukrainiens et s’efforce de satisfaire au mieux à leurs demandes, lesquelles ont par ailleurs évolué au cours des différentes phases du conflit. Il s’est appuyé sur deux des points forts de sa BITD que sont la défense sol-air et l’armement terrestre, ces matériels étant par ailleurs parvenus aux Ukrainiens au moment précis où ils en avaient besoin. Comme l’a déclaré l’ambassadeur de France en Ukraine lors de son audition le 9 novembre 2022, l’offensive russe du printemps 2022 « s’est enrayée, grâce à l’aide occidentale, et notamment grâce à l’artillerie – HIMARS américains et canons Caesar français – qui a permis de frapper les stocks russes en profondeur, et donc de gripper la machine. C’est pourquoi le rouleau compresseur s’est progressivement arrêté ». M. François Heisbourg n’a pas dit autre chose lors de son audition : « la livraison des canons Caesar, dont la qualité est reconnue, n’aurait pu intervenir à un meilleur moment, en contribuant à arrêter l’avancée de l’armée russe et à son reflux ». Sur l’utilisation des canons Caesar, citons enfin l’exemple de l’Île aux Serpents dont le pilonnage par l’armée ukrainienne obligea les forces russes à évacuer l’île le 30 juin 2022.
Le rôle particulier qu’ont tenu les canons Caesar dans la guerre est reconnu publiquement par les Ukrainiens eux-mêmes, de manière parfois surprenante. Dans une vidéo publiée mercredi 12 octobre 2022, multipliant les vues du canon Caesar, le ministère de la Défense de Kiev a remercié la France pour son aide, avec ce message : « les preuves d'amours prennent bien des formes, mais si vous voulez gagner nos cœurs, rien ne bat un calibre de 155 mm ».
Le caractère décisif du soutien militaire de la France a aussi pu prendre une voie indirecte. Ce fut le cas de la cession des AMX 10RC. À l’automne 2022, l’Ukraine pressait ses alliés de lui fournir des chars lourds afin de soutenir sa contre-offensive et l’aider à tenir la ligne de front. Or, ses alliés étaient hésitants, en particulier l’Allemagne, qui abrite le fabricant du char le plus répandu en Europe : le Leopard, et dont l’accord est indispensable pour qu’il puisse être livré à l’Ukraine par les pays le possédant. L’année 2023 commence sans que le blocage ne soit levé, jusqu’à ce que la France annonce la livraison d’AMX 10RC. Comme l’a expliqué l’attaché de défense à Kiev, le colonel Roucher, « l’envoi des AMX 10RC a été une rupture ; par cette décision, la France a en effet brisé le verrou politique et psychologique qui bloquait la cession de chars de combat à l’Ukraine ». C’est en effet à la suite de cette annonce que l’Allemagne et d’autres pays ont accepté l’envoi de chars lourds en Ukraine. En d’autres termes, la décision française a eu un impact bien au-delà de l’intérêt propre des AMX 10RC (qui ne sont pas des chars lourds).
Les livraisons de matériel de défense sol-air ont également contribué à protéger les villes et les infrastructures ukrainiennes ; en mobilisant en faveur de l’Ukraine l’ensemble de sa gamme de missiles sol-air – Crotale, Mistral et SAMP/T – pour une défense multicouches, la France a garanti son efficacité et sauvé de nombreuses vies.
L’autre spécificité du soutien de la France est son caractère complet, incluant formation, MCO, carburant et pièces détachées, lequel est également très apprécié des Ukrainiens. Comme l’a expliqué le ministre des Armées dans l’audition précitée : « c’est une des raisons de notre popularité chez les Ukrainiens, car recevoir une carcasse en ferraille qui ne fonctionnera que quelques jours n’a pas d’intérêt ». L’attaché de défense français à Kiev a confirmé que « contrairement à ce qui est parfois affirmé par certains médias ukrainiens, les autorités du pays se montrent très satisfaites de l’aide française, à la fois par le type et la grande qualité du matériel donné, mais également par sa cohérence. C’est en effet une des spécificités majeures et appréciées de l’aide française que d’intégrer dès la livraison du matériel les munitions, la maintenance et la formation et d’avoir convaincu les Ukrainiens que cette approche était préférable à leur pratique du « j’utilise et je jette ».
En effet, au commencement de la guerre, le MCO des armements qui leur étaient cédés n’était pas le sujet pour les Ukrainiens. Face à l’agression russe, ces derniers avaient un besoin urgent d’armes et de munitions qu’ils utilisaient massivement et de manière parfois pas forcément adéquate. L’enjeu fondamental de la maintenance n’est apparu que quelques mois plus tard et, aujourd’hui, le MCO est un aspect essentiel du soutien à l’Ukraine que l’aide militaire française, depuis ses grandes entreprises jusqu’à S2M, avait justement anticipé, parfois même à leurs frais, comme S2M qui a gracieusement accompagné les Ukrainiens après qu’elle leur ait vendu des canons TRF1.
Enfin, la meilleure preuve de la qualité des formations dont bénéficient les Ukrainiens est le fait que, lors de la réunion du SAGU en juin 2023, le responsable ukrainien des formations ait dit que ses soldats étaient tous partants pour aller à Wedrzyn auprès, donc, des militaires français.
En conclusion, le soutien militaire de la France a eu un impact sur le terrain, reconnu par tous, à commencer par les Ukrainiens, contribuant à resserrer les liens entre les deux pays. Comme l’a expliqué Mme Alice Rufo, directrice générale des affaires internationales et de la stratégie lors de son audition par la commission de la défense le 14 décembre 2022 : « la France a établi une réelle relation de confiance avec l’Ukraine […], qui est régulièrement saluée par le ministre ukrainien de la défense. Cette relation de confiance a pu se construire parce que nous faisons ce que nous disons, que nous disons aux Ukrainiens ce que nous faisons et que nous ne nous bornons pas à une stratégie d’annonce ».
2. Des critiques souvent biaisées et aujourd’hui largement disparues
Bien que reconnue pour sa qualité et son impact sur le terrain, le soutien militaire de la France a été critiqué, en particulier dans les premiers mois du conflit. Ces critiques s’appuyaient particulièrement sur le classement des donateurs établi l’Institut de Kiel, basé sur la valeur financière des matériels cédés, lequel mettait en évidence le rang peu glorieux occupé par la France, très loin de pays comme les États-Unis, bien sûr, mais également la Pologne, l’Allemagne ou le Royaume-Uni. S’ajoutant aux déclarations mal comprises du président de la République sans qu’une communication efficace du gouvernement – qui avait choisi la discrétion – ne puisse leur être opposée (voir supra), ces critiques ont jeté la suspicion sur la réalité du soutien français.
Les auditions de vos rapporteurs ont toutes confirmé le peu de valeur du classement de l’Institut de Kiel, comme d’ailleurs des autres approches cherchant à hiérarchiser le soutien des alliés de l’Ukraine. Comme l’a expliqué le général Le Nen, « ce classement repose sur la valeur déclarée des matériels, qui ne veut rien dire, ni de la qualité, ni de l’efficacité sur le terrain, ni de si elle correspond aux besoins opérationnels du moment. ».
En outre, deux autres types de biais, défavorables à la France, doivent être soulignés lorsqu’il s’agit d’évaluer le soutien militaire des alliés de l’Ukraine :
– le premier est le besoin opérationnel des Ukrainiens. Dans les premières semaines du conflit, face au « rouleau compresseur » russe, les Ukrainiens avaient besoin de matériels immédiatement utilisables par ses armées : en d’autres termes, de matériels soviétiques. Or, notre pays n’était pas en mesure de fournir ce type de matériel, n’en ayant pas en stock, contrairement à l’Allemagne, la Pologne et d’autres pays de l’Est. Ces matériels ont été donnés en masse aux Ukrainiens tandis que la France fournissait, elle, du matériel en bien moindre quantité mais néanmoins décisifs, comme les canons Caesar ou la défense sol-air ;
– le deuxième est le mécanisme de solidarité mis en œuvre par l’intermédiaire de la FEP. Lorsqu’un État-membre donne du matériel et
est remboursé par cette dernière, la France contribue à ce remboursement à hauteur
de 18 %. Comme l’a expliqué le ministre des Armées, « on ne peut pas comptabiliser seulement l’aide bilatérale et faire comme si l’aide multilatérale ne rentrait pas en ligne de compte. D’autre pays apparaissaient comme des donateurs, alors que les armes qu’ils avaient livrées avaient en fait été payées par la France ».
Enfin, d’autres critiques, bien que non pertinentes, apparaissent plus difficiles à démonter parce qu’elles reposent sur une mauvaise connaissance des matériels cédés. Ainsi en est-il de celle relayée par le Washington Post dans un article paru le 13 juin 2023, faisant état de critiques sur la qualité des véhicules AMX 10RC par un commandant ukrainien « Ils sont utilisés pour des tirs d'appui, à cause de leur blindage léger. Leur armement est bon, leurs instruments d'observation sont très bons. Mais hélas c'est un blindage léger, ce qui les rend inadaptés (pour attaquer) ». De plus, « l'officier ukrainien affirme que le blindage des véhicules de transport légers américains Oshkosh et britanniques Husky, également livrés à Kiev, est plus adapté et efficace que celui des AMX-10 RC ». Toutefois, la comparaison est un spécieuse. Comme l’a souligné le général Le Nen, « ce véhicule était un char à roue, équipé d’un simple canon de 105 mm, destiné à rouler sur les axes et à être utilisé comme véhicule de reconnaissance. Il n’a rien d’un char de combat et ne doit pas être utilisé à cette fin ». En d’autres termes, l’usage détourné de matériel français par les Ukrainiens a pu être utilisé pour remettre en cause leur qualité et mettre en valeur les matériels anglo-saxons.
Ces critiques des médias anglo-saxons ne concernent d’ailleurs pas seulement l’aide française mais l’aide européenne. Comme l’a expliqué l’amiral Bléjean dans son audition précitée, « la presse, notamment anglo-saxonne, a pu indiquer que l’effort de l’Union européenne représentait moins de 20 % de celui des États-Unis. Or, en incluant la Facilité européenne pour la paix et les livraisons dont le remboursement n’a pas été réclamé par certains États membres, l’Union européenne a consacré collectivement plus de 8 milliards d’euros à l’assistance militaire à l’Ukraine, soit 45 % de l’effort américain à périmètre égal. […]. Il faut ainsi contrer le narratif inexact selon lequel « l’anglosphère » aiderait l’Ukraine et l’Union européenne n’aiderait qu’elle-même ».
Force est toutefois de constater que ces critiques, très orientées, sont aujourd’hui largement révolues et, surtout, qu’elles sont restées cantonnées à la sphère médiatique. Pour le général Goisque, représentant permanent militaire de la France auprès de l’OTAN et de l’UE, « aucun représentant militaire d’un pays allié ou d’Ukraine n’avait porté de critique sur la contribution militaire de la France au profit des forces armées ukrainiennes. Notre soutien était bien compris de tous, tout comme l’équilibre recherché entre la volonté résolue d’aider l’Ukraine et la nécessité de ne pas mettre en difficulté l’appareil de défense. De même, les cessions ne donnaient pas lieu à compétition et relevaient toutes d’une intention commune de permettre à l’Ukraine d’atteindre ses objectifs militaires ».
Enfin, vos rapporteurs désirent souligner que l’Ukraine Support Tracker du Kiel Institute indique maintenant que l’Europe (pays de l’Union européenne et institutions européennes) trône à la première place du classement. Ce changement est expliqué par la prise en compte de la « proposition de la Commission européenne pour la création d’une nouvelle « facilité spécifique pour soutenir le redressement, la reconstruction et la modernisation de l’Ukraine » d’un montant total de 50 milliards d’euros maximum sur la période 2024-2027 », bien que cette aide ne soit pour l’heure pas encore effective.
B. Des conséquences non négligeables mais temporaires sur nos capacités militaires
1. La recherche de l’équilibre entre la volonté absolue d’aider les Ukrainiens et la nécessité de ne pas dégrader nos capacités militaires
a. Une forte contribution des armées françaises qui ont cédé à l’Ukraine les matériels qu’elles utilisaient
Lorsque le conflit s’est déclenché, l’urgence était de répondre aux besoins opérationnels des Ukrainiens par des livraisons massives d’armes, de munitions et autres équipements indispensables à la conduite d’une guerre de haute intensité. Par conséquent, les alliés de l’Ukraine ont donné ce qu’ils avaient en stock. L’Allemagne, la Pologne et les pays de l’Est – pour ne citer que certains alliés européens – ont immédiatement cédé des matériels soviétiques dont ils avaient conservé des stocks considérables hérités de leur passé de membre du pacte de Varsovie (RDA pour l’Allemagne).
La France, quant à elle, ne pouvait évidemment pas satisfaire ce besoin ukrainien de matériels soviétiques immédiatement opérationnels. Elle a toutefois répondu à d’autres besoins – défense sol-air et matériel terrestre notamment – avec néanmoins une grande différence par rapport aux alliés précités : elle a donné des matériels qui étaient en service dans ses armées.
C’est un point qu’il convient de souligner, même si la situation est aujourd’hui différente. La France n’avait pas de stocks inutilisés d’armes, de munitions et autres équipements militaires dont elle aurait pu faire don à l’Ukraine. Si notre pays disposait de 76 canons Caesar, de milliers d’obus de 155 mm et de missiles sol-air, l’ensemble de ces matériels, incluant leurs pièces détachées, étaient utilisés par les armées au quotidien, servaient à la préparation opérationnelle de nos militaires et au respect des contrats opérationnels. Même les matériels plus anciens et en cours de remplacement, comme les canons TRF1, les AMX 10RC ou les VAB, avaient encore une utilité dans les armées.
Le soutien français est donc, depuis le début, sur une ligne de crête. Comme l’a rappelé le chef d’état-major de l’armée de Terre lors de son audition à l’Assemblée nationale le 20 juillet 2022, « si [des matériels] sont envoyés en Ukraine, c’est une capacité militaire qui est amputée ». Ainsi, lorsque la France décide de céder à l’Ukraine 30 canons Caesar et plusieurs dizaines de missiles sol-air, selon les informations parues dans la presse, elle accepte une réduction significative de la capacité de son artillerie et de sa défense sol-air.
Les autorités politiques sont d’ailleurs, sur ce point, alignées avec les militaires et sont parfaitement conscientes des conséquences de ces cessions pour les armées. Le ministre des Armées, présentant les principes encadrant le soutien militaire à l’Ukraine lors de son audition précitée, a ainsi souligné que « « l’aide militaire ne doit pas abîmer notre propre outil de défense […]. La soutenabilité de l’aide est une ligne rouge que nous nous sommes fixée dès le début ».
b. Le remplacement des matériels cédés à l’Ukraine participe à la modernisation des capacités de nos armées
La soutenabilité de l’aide à l’Ukraine qu’a évoquée le ministre des Armées suppose que la réduction de nos capacités militaires que celle-ci entraîne soit la plus brève possible. Deux cas de figures sont à distinguer selon que les équipements sont anciens ou récents En effet, comme l’a expliqué le ministre des Armées, « il faut faire la distinction entre la cession d’armes anciennes, dont on a d’une certaine manière accéléré le retrait mais qui auraient quand même fait l’objet d’une recomplétude […] et la cession d’armes neuves, comme les Caesar, qui devront être remplacées par du matériel neuf ».
S’agissant des matériels récents, le remplacement se fait donc à l’identique. Les 30 canons Caesar cédés à l’Ukraine seront remplacés par des canons neufs. Comme l’a expliqué le directeur général de Nexter lors de son audition,
« la DGA a commandé, le 13 juillet 2022, 18 canons à Nexter, s’ajoutant aux 12 qui seront livrés en application du contrat de cession remboursable en nature précité. Nexter ayant lancé en production sur ses propres fonds des canons CAESAR, le recomplètement des 18 premiers devrait être effectif début 2024 ».
S’agissant des missiles sol-air, selon les informations communiquées par MBDA, la France a commandé 100 Mistral 3 fin 2022, auxquels s’ajoute la lettre d’intention pour 1 000 missiles supplémentaires signée en juin 2023 par la France, la Hongrie, Chypre, la Belgique et l’Estonie. Le ministre des Armées a quant à lui indiqué que « la future loi de programmation militaire devrait consacrer près de 5 milliards d’euros [à la défense sol-air]. Le recomplètement pour les missiles Crotale et VL Mica a été acté ».
Par conséquent, la fin de la réduction de capacités consécutive à la cession de ces matériels à l’Ukraine a déjà été actée par le gouvernement, certaines commandes étant même en cours d’exécution.
S’agissant des matériels plus anciens, le remplacement à l’identique n’était ni souhaitable, ni même possible, lesdits matériels n’étant plus produits. Le choix s’est donc imposé de les remplacer par des matériels plus récents
et, surtout, de caler la cession des plus anciens sur le rythme de livraisons de
ces derniers. Comme l’a expliqué l’ingénieur général de l’armement Jérôme Perrin, « les cessions de VAB se calent en grande partie sur le rythme de livraisons des Griffons, comme celles des AMX 10RC le sont sur les livraisons des Jaguar ».
En d’autres termes, non seulement la cession de ses matériels anciens à l’Ukraine pourrait se traduire par une accélération de leur remplacement par les matériels les plus récents issus du programme Scorpion mais la réduction de capacités pour nos armées est, de ce fait, considérablement limitée dans le temps. C’est, pour le général Le Nen, la condition du respect des contrats opérationnels qui, a-t-il souligné, « ont toujours été respectés malgré les cessions ».
Cette même contrainte de stocks faibles et ce même souci de limiter leurs conséquences pour nos armées ont guidé les choix faits en matière de cessions de munitions. Comme l’a expliqué l’IGA Perrin, « il a été nécessaire de puiser dans les stocks des armées afin de répondre aux besoins des Ukrainiens. Là encore, une logique de flux est privilégiée, qui essaie de caler les cessions aux Ukrainiens sur les livraisons aux armées, afin d’éviter l’épuisement des stocks ». Sur ce point, le directeur général de Nexter a précisé que le gouvernement avait passé une commande de recomplètement de 20 000 obus de 155 mm.
2. La mobilisation de la BITD et des fonds européens, soutiens essentiels à l’aide militaire de la France à l’Ukraine
a. La BITD française en mode « économie de guerre »
Parce que le principe a été acté que « l’aide militaire ne doit pas abîmer notre propre outil de défense », celle-ci est par conséquent étroitement liée la capacité de notre BITD à produire les remplaçants des armes, munitions et autres équipements qui sont donnés à l’Ukraine ainsi que ceux que cette dernière lui commanderait directement (et dont elle serait remboursée via le fonds spécial de soutien).
Face à ce défi de l’augmentation, et du niveau, et de la vitesse de la production, les auditions faites par vos rapporteurs ont confirmé que les entreprises de la BITD se sont adaptées pour y répondre. Ainsi en est-il de Nexter dont son directeur général a expliqué « les efforts faits par l’entreprise pour raccourcir les délais de production dans une logique d’économie de guerre. À cette fin, l’entreprise a anticipé la hausse de la production à venir dès les premières semaines de la guerre, en passant des commandes massives de composants, de tubes, de châssis, de poudre et d’explosif. Elle a également amélioré son cycle de production afin de l’accélérer. Au final, le délai de production d’un canon Caesar, hier de 36 mois, pourrait être raccourci jusqu’à 18, voire 17 mois (i.e produire plus vite). De plus, alors que Nexter produisait 2 canons Caesar par mois en moyenne, la cadence s’élèvera à 6 par mois fin 2023 et 8 par mois au premier semestre 2024 (i.e produire plus) ».
De même pour MBDA qui, « dans le cadre des travaux sur l’économie de guerre, et déjà avant, a entamé de grands efforts sur les délais des cycles de production et sur la conduite des programmes. Depuis 2018, MBDA a investi plus de 300 millions d’euros pour moderniser ses outils de production, sécuriser ses sites et répondre aux besoins croissants de ses programmes (mise en place d’un centre de calcul haute puissance, construction de soutes supplémentaires et de bâtiments de stockage, nouveau bâtiment de démilitarisation, agrandissement de l’espace de production etc). Pour les cinq années à venir, plus de 500 millions d’euros sont prévus pour poursuivre ces efforts. Sur plusieurs produits comme le Mistral 3, l’Akeron MP ou l’Aster, cela a permis de gagner plusieurs mois dans le cycle de production de ces missiles. Par exemple, sur le Mistral 3, initialement de 27 mois, il a été réduit à 24 mois et l’objectif est 21 mois ».
Comme l’a souligné le ministre des Armées lors de l’audition précitée, « cette amélioration significative de la production par les industriels nous permet de regarder de manière un peu différente les cessions à venir ».
Toutefois, une telle adaptation à l’économie de guerre ne va pas sans trois difficultés, présentées notamment par MBDA lors de son audition :
– La capacité des fournisseurs à répondre aux commandes, à recruter le personnel qualifié et à financer leur outil industriel ainsi que leurs propres approvisionnements. Or, « certains fournisseurs sont saturés, notamment pour les composants électroniques, avec un délai d’attente allant parfois jusqu’à 20 mois » ;
– le financement des stocks. Face à des goulots d’étranglement, la solution pourrait être la constitution de stocks de composants sans attendre les commandes des clients. MBDA a ainsi consacré « 200 millions d’euros supplémentaires à la constitution de stocks de composants », comme l’a d’ailleurs fait Nexter (voir infra).
– des délais de production incompressibles. « En effet, un missile est comparable à un avion de chasse miniaturisé pour entrer dans un tube de quelques mètres. Un missile comme l’ASTER représente plusieurs dizaines de milliers de références et une soixantaine de sous-ensembles dont certains nécessitent plus de 50 opérations d’usinage (fluotournage, chaudronnerie, soudage, traitement de surface, assemblage, contrôle et test) ».
En outre, si ces difficultés peuvent, pour certaines d’entre elles, être surmontées, il n’en faut pas moins d’importants moyens financiers qui ne sont pas forcément à la portée de toutes les entreprises de la BITD, en particulier les plus petites et/ou fragiles d’entre elles.
b. Des fonds européens ciblés sur le renforcement de la BITD européenne
L’Union européenne porte une part considérable du soutien à l’Ukraine. Comme indiqué supra, elle a mobilisé en faveur de l’Ukraine l’ensemble des moyens à sa disposition, détournant en particulier la Facilité européenne pour la paix (FEP) pour en faire l’instrument principal de son aide militaire. Au total, d’après les informations communiquées à vos rapporteurs lors de leur déplacement à Bruxelles, le montant de cette aide militaire à l’Ukraine, cumulée avec celle des États-membres, s’élève à 22 milliards d’euros entre le début de la guerre et l’été 2023.
Toutefois, alors que le conflit dure depuis dix-huit mois maintenant, l’Union européenne a évolué de l’organisation d’un soutien militaire d’urgence à la recherche d’une solution plus pérenne. Ainsi qu’il a été dit supra, l’objectif n’est plus d’inciter les États-membres à livrer leurs stocks à l’Ukraine – les stocks étant désormais largement vidés – mais à produire sur le sol européen les armements, munitions et matériels militaires nécessaires à la poursuite du soutien à l’Ukraine. Un tel objectif exige d’autres instruments que la FEP qui, s’inscrivant sur le long terme et ciblant les entreprises de la BITD européenne, relèvent de la politique industrielle.
En conséquence, c’est le commissaire en charge du marché intérieur, M. Thierry Breton, qui est à la manœuvre et à l’origine du projet ASAP (Act to Support Ammunition Production) qui signifie également, en anglais « as soon as possible », soit le plus vite possible. Comme l’a expliqué le commissaire, cité par le journal Le monde le 3 mai 2023, « il y a désormais urgence. Il faut agir vite, car la guerre en Ukraine, qui a d’abord été une guerre de stocks, devient une véritable guerre industrielle ». C’est pourquoi ce projet « vise à soutenir directement, avec de l’argent de l’Union, l’effort de montée en cadence de notre industrie de défense, et ce pour l’Ukraine et pour notre propre sécurité. Ce soutien communautaire est aujourd’hui essentiel pour amplifier la production de munitions, notamment des obus d’artillerie de calibre 155, dont a désespérément besoin l’Ukraine pour se défendre et préparer sa contre-offensive contre l’armée russe ».
Présenté le 3 mai et entré en vigueur en moins de trois mois (le 25 juillet), ce projet devenu le règlement n° 2023/1525 vise à soutenir la montée en puissance des capacités européennes de production de munitions sol-sol et
de munitions d'artillerie ainsi que de missiles. Concrètement, l’Union européenne financera par des subventions, à hauteur de 500 millions d’euros provenant directement du budget européen, un certain nombre d’actions
parmi lesquelles « l’optimisation, l’expansion, la modernisation, la mise à niveau ou la réaffectation de capacités de production existantes, ou la création de nouvelles capacités de production » ou « la formation, la reconversion ou le perfectionnement professionnels du personnel en rapport avec les activités précédentes ». L’objectif affiché par la Commission européenne est d’atteindre, en 2024, une production d’un million d’obus, sachant que la seule Ukraine en tire jusqu’à 7 000 par jour.
IV. Les propositions de la mission d’information
1. Renforcer l’information publique sur le soutien militaire de la France
Les travaux de la mission d’information ont clairement montré que la communication de notre pays en matière de soutien militaire à l’Ukraine n’était pas satisfaisante, avec des conséquences négatives pour l’image de la France à la fois vis-à-vis de ses partenaires mais également de l’opinion publique. Dans un monde où n’existe que ce qui est médiatisé, ne pas communiquer, ou le faire mal, c’est prendre le risque d’apparaître inexistant ou en retrait.
Ainsi, l’ouverture à la presse de la base de Wedrzyn à l’occasion de la visite du ministre des Armées le 11 juillet dernier, a donné lieu à de nombreux comptes rendus mettant en valeur la qualité de la formation des soldats français. D’autres initiatives de même nature sont envisageables, avec l’ensemble des précautions requises, auprès des soldats ukrainiens formés en France, à la fois par nos armées et par les industriels.
De plus, il semble également possible et hautement souhaitable à vos rapporteurs de renforcer l’information sur le soutien militaire de la France sur Internet, notamment sur les sites de nos ambassades. La consultation de ces sites – d’ambassades situées dans l’Union européenne mais aussi celui de l’ambassade de France en Ukraine – révèle que la présentation du soutien militaire français n’avait pas été actualisée depuis des mois, lorsqu’elle existait. Le moins qu’on puisse attendre est qu’une telle présentation soit régulièrement actualisée et mise en valeur, en particulier sur le site de l’ambassade de France en Ukraine, voire fasse l’objet d’un site Internet dédié.
2. Renforcer et inscrire dans la durée le pouvoir de contrôle du Parlement sur le soutien militaire de la France
Si l’information du public sur le soutien militaire de la France est nécessaire, celle du Parlement l’est encore plus, ne serait-ce que parce qu’il a un coût budgétaire. Ce coût allant d’ailleurs croissant, à mesure que la guerre se prolonge et que le soutien s’amplifie, en particulier au niveau européen (voir infra), il n’est pas envisageable, pour vos rapporteurs, que le gouvernement demande au Parlement de voter des crédits pour le soutien militaire à l’Ukraine sans, en échange, lui donner les moyens de contrôler l’usage qu’il en fait.
Parmi ces moyens, deux ont été utilisés jusqu’à présent – et même trois en incluant la présente mission d’information :
– une audition du ministre des Armées, le 15 mars dernier, qui a permis d’en apprendre plus sur l’organisation et la portée du soutien militaire à l’Ukraine ;
– le rapport sur les exportations d’armes, transmis au Parlement à la fin du mois de juillet, qui contient des informations intéressantes, quoique datées, sur les matériels cédés à l’Ukraine.
Toutefois, compte tenu du fait que ce soutien militaire s’organise désormais sur le long terme, il semble nécessaire à vos rapporteurs que le contrôle du Parlement s’inscrive lui aussi dans la durée et puisse s’appuyer sur des informations privilégiées, en particulier le nombre et le type d’armements et de munitions fournis à l’Ukraine, le nombre de militaires formés ou encore la cession ou la vente de matériels non-létaux, sur une base régulière. Plusieurs formes sont envisageables pour un tel suivi :
– des auditions plus régulières et, s’il le faut, à huis clos du ministre des Armées ;
– un renouvellement de la présente mission d’information ;
– l’utilisation de la future commission parlementaire d’évaluation de la politique du Gouvernement en matière d’exportation de matériels de guerre et de matériels assimilés, de transfert de produits liés à la défense ainsi que d'exportation et de transfert de biens à double usage, créée par la loi de programmation militaire 2024-2030. Par son format réduit et la qualité de ces membres, cette commission pourrait être en mesure d’avoir des informations privilégiées sans que puisse lui être opposée leur nature confidentielle.
3. Organiser au niveau européen le soutien militaire à l’Ukraine sur le long terme
C’est un fait que la guerre, sauf surprise stratégique, est partie pour durer des années. Selon de nombreux observateurs, il serait même pertinent de la faire commencer en 2014, le 24 février 2022 n’étant finalement que le passage à la haute intensité d’un conflit qui, jusqu’alors, était de basse intensité. En conséquence, comme l’a expliqué l’amiral Bléjean, « plus que jamais, il s’agit d’une guerre d’attrition » qui implique d’inscrire le soutien à l’Ukraine dans la durée, lequel exige, tout en conservant le même objectif de la victoire finale de l’Ukraine, d’adapter les moyens de l’atteindre.
Si, dans les premiers mois du conflit, les moyens utilisés par les soutiens de l’Ukraine et, singulièrement, l’Union européenne et les États-membres était la mise à disposition immédiate d’armes et de munitions présents dans les stocks dans leurs armées, la priorité, aujourd’hui que les stocks sont vides ou presque, est de les produire en Europe au bénéfice des Ukrainiens. La demande ukrainienne s’ajoutant à celles des pays européens et d’autres pays inquiets pour leur sécurité, elle ne pourra cependant être satisfaire que par une augmentation du niveau et du rythme de la production, laquelle ne pourra se faire sans des investissements massifs de la part des entreprises de la BITD européenne.
Certes, l’Union européenne a conscience de l’enjeu et, avec le règlement ASAP susmentionné, a mis 500 millions d’euros sur la table pour soutenir la production européenne d’armements et de munitions. Toutefois, compte tenu des besoins, cette somme apparaît loin d’être suffisante. Comme l’a souligné le directeur général de Nexter, « même si cette aide est bienvenue, il n’en reste pas moins qu’une usine doit produire. L’investissement, même subventionné, doit être amorti et faire l’objet de commandes suffisantes ».
Les entreprises de la BITD sont, pour l’essentiel, des entreprises privées soumises à une obligation de rentabilité. Elles n’engageront pas les investissements considérables qu’exige l’augmentation massive de leur production sans garantie de chiffre d’affaires et donc, de commandes de la part de leurs uniques clients que sont les États. Nexter l’a clairement expliqué lors de son audition : « l’industrie de défense, d’une manière générale, n’avait pas ou peu de stocks. Dans ces conditions, sans flux régulier de commandes, il est compliqué d’augmenter la capacité de production, notamment de munitions. Nexter est capable de produire aujourd’hui 60.000 obus par an, production qu’il est capable de porter à 90.000 en réalisant des investissements. Aller au-delà implique la construction d’usines supplémentaires et le recrutement de nombreux personnels, souvent hautement qualifiés, autant de coûts impossibles à rentabiliser s’il n’y a pas de commandes régulières sur la durée ». En d’autres termes, l’Union européenne et les États européens, à commencer par la France, doivent « réfléchir à des contrats de long terme avec flux planchers suffisants, permettant de rentabiliser les investissements mais aussi de constituer des stocks de produits stratégiques : composants, corps d’obus, poudre, explosif… ».
Vos rapporteurs ne peuvent que souscrire à cette proposition de Nexter qui s’inscrit parfaitement dans le cadre de l’économie de guerre mis en place par la nouvelle loi de programmation militaire. Ces commandes massives pourraient d’ailleurs prendre la forme de commandes conjointes entre plusieurs pays européens sur le modèle de la lettre d’intention pour l’acquisition de 1000 missiles Mistral 3 par cinq pays européens, dont la France, laquelle garantirait plusieurs années de production à MBDA. De tels commandes conjointes, pour autant que les produits soient destinés à l’Ukraine, pourraient par ailleurs bénéficier du milliard d’euros prévu au titre de la FEP pour les encourager.
S’agissant de la FEP, le soutien militaire à long terme au bénéfice de l’Ukraine implique de régler une délicate équation financière. En effet, depuis qu’elle est utilisée à cette fin, ses crédits sont consommés au rythme de 500 millions d’euros toutes les six semaines, rythme qui risque de s’accélérer puisque désormais, ce sont des armements et des munitions neuves qu’il faut financer, dans un contexte d’inflation et de demande croissantes. En d’autres termes, la question du coût de ce soutien sera encore plus régulièrement à l’ordre du jour du Conseil, avec le risque que l’unanimité des États-membres se fissure.
C’est pour pallier ce risque et inscrire ce soutien dans le long terme que le Haut représentant de l’Union européenne, M. Josep Borrell, a présenté en juillet dernier une proposition pour garantir à l’Ukraine un soutien militaire à hauteur de 20 milliards d’euros sur les années 2024-2027, soit 5 milliards d’euros par an, auquel s’ajouterait l’aide économique de 50 milliards d’euros proposée par la Commission européenne. Vos rapporteurs soutiennent, dans son principe, l’idée de ce soutien sur le long terme, conforme à l’engagement du président de la République de soutenir l’Ukraine « aussi longtemps que nécessaire » ; toutefois, compte tenu de l’ampleur des sommes en jeu, ils estiment d’autant plus nécessaire de l’assortir de mécanismes de contrôle parlementaire étroits tels que ceux proposés supra.
4. Développer la coopération industrielle avec l’Ukraine dans l’intérêt de nos deux pays
Le soutien de notre pays à l’Ukraine sous la forme de cessions d’équipements en service dans nos armées était une réponse à l’urgence opérationnelle à laquelle était confrontée les Ukrainiens. Ceux-ci ne pouvaient, tout simplement, pas attendre que de nouveaux équipements soient produits par les entreprises de la BITD pour faire face à l’offensive russe.
Maintenant que la guerre se prolonge et qu’elle se transforme en une guerre d’attrition, sans aucune perspective de cessez-le-feu crédible, le soutien de notre pays doit également se transformer pour s’inscrire, lui aussi, dans la durée.
Or, pour gagner une guerre d’attrition, il faut produire toujours plus et entretenir ce qui a été produit au plus près du terrain et ce, pour des raisons évidentes.
– le transport d’équipements militaires produits par ses alliés vers Ukraine est contraint par des règles strictes, dont la mise en œuvre prend beaucoup de temps, tout en exposant le transport desdits équipements à des risques de sabotage et/ou de destruction par la Russie ;
– le maintien en condition opérationnelle, s’il implique de renvoyer dans le pays qui les a produits les équipements concernés, prive l’Ukraine de ces derniers pendant un temps rallongé que la Russie peut mettre à profit pour ses opérations militaires ;
Par conséquent, la poursuite du soutien dans ce contexte de guerre d’attrition impose de passer d'une logique de cessions à un véritable partenariat industriel entre les entreprises de la BITD française – et européenne – et leurs homologues ukrainiennes. Comme l’a souligné l’IGA Perrin, « c’est particulièrement le cas pour la maintenance des matériels français, mais d’autres coopérations pourraient émerger autour de la fabrication de systèmes neufs, s’appuyant sur les compétences et le dynamisme de la base industrielle de défense ukrainienne.
Tel était l’objet du déplacement du ministre des Armées, accompagné de représentants d’entreprises de la BITD (Nexter, Arquus, MBDA mais aussi des PME), à Kiev le 28 septembre, pour le premier forum des industries de défense. Les discussions ont en particulier permis à Nexter de signer un accord avec une société ukrainienne pour assurer sur le territoire ukrainien le MCO des Caesar déjà livrés, accord comprenant la production locale de pièces de rechange. Arquus, le fabriquant de VAB, s’est engagé, au travers d’un accord signé avec une société ukrainienne, à soutenir les véhicules cédés par l’armée française – notamment à travers la production locale de pièces de rechange – et à étudier la mise en place d’un partenariat avec des entreprises ukrainiennes afin de produire des VAB neufs dans le pays. D’après les informations transmises à vos rapporteurs, les achats faits auprès d’entreprises ukrainiennes travaillant sous licence française ou de co-entreprises ukraino-françaises ne seront pas éligibles au remboursement par le fonds spécial de soutien.
L’Ukraine cherche à multiplier les accords de coopération de ce type. Ainsi, le constructeur allemand de chars et véhicules blindés Rheinmetall a installé un atelier de réparation de chars en Ukraine et envisage, au travers d'une coentreprise créée pour l'occasion, de produire certains de ses équipements en Ukraine. L'Ukraine a par ailleurs annoncé, cet été, la production avec la Suède de véhicules de combat d'infanterie CV-90 ou encore la coproduction de systèmes de défense antiaérienne avec les États-Unis, à l'occasion d'une visite du président Zelensky à Washington en septembre.
Bien que soutenant cet « acte II » du soutien de notre pays à l’Ukraine, vos rapporteurs souhaitent attirer l’attention sur les dangers qu’une coopération industrielle incontrôlée, allant par exemple au-delà des pièces de rechange, ferait courir à notre BITD. Comme l’a souligné le général Jérôme Goisque, « la BITD ukrainienne, bien développée avant la guerre, le serait probablement davantage après, forte de l’expérience acquise et d’éventuels transferts de technologies ». En d’autres termes, elle pourrait constituer un concurrent d’importance pour nos entreprises. D’ailleurs, le ministre ukrainien de la défense, lors de sa conférence de presse commune avec le ministre des Armées, n’a pas caché les ambitions de son pays dans ce domaine : « avant, nous importions des armes ; maintenant, nous nous lançons dans des partenariats ; après la guerre, nous pourrons exporter ».
Bien que difficile, un équilibre doit donc être trouvé entre le soutien à l’industrie de défense ukrainienne et la nécessité de ne pas fragiliser l’avenir de l’industrie de défense européenne.
5. Préparer l’après-guerre : renforcer la traçabilité des équipements militaires et anticiper leur éventuel retour en Europe une fois la guerre terminée
Depuis le 24 février 2022, des masses considérables d’armes et de munitions ont été envoyées en Ukraine par ses alliés, pressés par l’urgence d’aider le pays à faire face à l’agression russe. Vos rapporteurs se sont donc inquiétés, au cours de leurs travaux, du suivi qui était fait de ces matériels, à la fois par les fournisseurs et par le destinataire. Interrogées sur ce point, les différentes personnalités auditionnées ont pu apporter un certain nombre d’éléments.
S’agissant du suivi fait par les Ukrainiens, l’IGA Perrin a souligné que ces derniers « avaient mis en place, très tôt, des dispositifs destinés à montrer à leurs alliés que le risque de détournement était maîtrisé. Des systèmes d’information ont été mis en place dont l’un, appelé Korovaï (« liste de mariage » en ukrainien) recense l’intégralité des cessions ». À Bruxelles, il a été confirmé à vos rapporteurs que l’Ukraine s’était engagée à assurer à tout moment le contrôle des équipements cédés, à ne pas les exporter ni à les transférer. De telles obligations découlent par ailleurs de la décision n° 2021/509 du Conseil du 22 mars 2021 établissant la facilité européenne pour la paix.
À ces contrôles par le destinataire s’ajoutent les contrôles réalisés par les alliés de l’Ukraine. Comme l’a expliqué l’IGA Perrin, « deux approches sont possibles : la première est américaine, très stricte, avec des contrôles sur place ; l’autre est l’approche britannique, qui est de faire confiance. La position française devrait être entre les deux ».
D’après les informations transmises par le gouvernement, les matériels cédés et exportés vers l’Ukraine par la France font l’objet de licences d’exportation accordées par le Gouvernement sous l’autorité de la Première ministre. Comme toutes les licences, celles-ci sont accompagnées d’un engagement à ne pas réexporter le matériel de guerre livré sans l’accord du gouvernement français. Dans le cas de l’Ukraine, cet engagement est aussi prévu par un arrangement technique signé au niveau des ministres. Les armes cédées par la France sont ainsi toutes identifiées par des numéros de série qui sont répertoriés par les services de l’État. Des contrôles sont susceptibles d’être effectués auprès de l’état-major ukrainien en charge de la logistique.
Par ailleurs, au niveau européen, un plan d’action concerté relatif à la surveillance du trafic d’armes légères issues des donations à l’Ukraine a été mis en place. La France prend part également à d'autres systèmes de contrôle, associant notamment les États-Unis. L’OTAN a quant à elle fourni un logiciel permettant de tracer les différents matériels.
De l’avis général, le suivi ainsi organisé semble robuste mais il se heurte néanmoins à une difficulté de taille : le contexte de guerre de haute intensité. En effet, de nombreux matériels sont quotidiennement détruits et/ou abandonnés par les soldats ukrainiens, sans qu’il soit systématiquement possible de vérifier
in situ et de manière incontestable :
– qu’ils ont bien été détruits ou sont inutilisables par l’ennemi ;
– qu’ils n’ont pas été récupérés par ce dernier.
Toutefois, les Ukrainiens ont à cœur de montrer que le sujet est « maîtrisé ». En effet ces derniers seraient les premiers concernés par d’éventuels détournements de ces matériels par l’armée russe, ce sont bien les soutiens de l’Ukraine qui devront affronter les conséquences d’un retour en Europe de ces derniers. Le risque est pour le moment limité mais il sera majeur dans les quelques semaines qui suivront le cessez-le-feu, lequel ouvrira une période critique pendant laquelle il sera tentant, pour les soldats démobilisés, de tenter de revendre leurs armes et munitions. Ces armes pourraient être récupérées par le crime organisé ukrainien et/ou russe. Ce serait d’ailleurs d’autant plus facile qu’à ce jour, il n’y a pas, dans le droit pénal ukrainien, d’infraction de trafic d’armes.
À défaut d’informations plus précises sur le système mis en place par la France et les contrôles auxquels il a donné lieu, informations classifiées, vos rapporteurs appellent le gouvernement, en collaboration avec nos partenaires, à anticiper autant que possible la fin du conflit et l’éventuel retour de ces dernières dans l’Union européenne. Compte tenu de la géographie, il est probable que ces matériels transiteront par la Moldavie, ce qui donne un rôle majeur à la mission européenne EUBAM d’assistance à la frontière ukraino-moldave ainsi qu’à l’agence Frontex, appelée en renfort par les autorités moldaves pour l’aider à sécuriser ses frontières.
— 1 —
Au cours de sa séance du mercredi 8 novembre 2023, la commission examine le présent rapport.
L’enregistrement de cette séance est accessible sur le portail vidéo de l’Assemblée nationale à l’adresse suivante :
La commission autorise le dépôt du rapport d’information sur le bilan du soutien militaire à l’Ukraine en vue de sa publication.
— 1 —
Annexe N° 1
propositions de la mission d’information
Proposition n°1 : Renforcer l’information sur le soutien militaire de la France à l’Ukraine, à destination de l’opinion publique, française et étrangère, notamment par une mise en valeur de celui-ci dans les médias et en particulier sur Internet
Proposition n°2 : Renforcer et inscrire dans la durée le pouvoir de contrôle du Parlement sur le soutien militaire de la France, par des auditions plus régulières du ministre des Armées, une prolongation de la présente mission d’information ou l’utilisation à cette fin de la future commission parlementaire d’évaluation de la politique du gouvernement en matière d’exportation d’armements, créée par la nouvelle LPM
Proposition n°3 : Organiser au niveau européen le soutien militaire à l’Ukraine sur le long terme, en soutenant les différentes initiatives visant à renforcer les capacités de production européennes d’armements et de munitions
Proposition n°4 : Développer la coopération industrielle avec l’Ukraine dans l’intérêt de nos deux pays, un équilibre devant être trouvé entre le renforcement des capacités de production de l’Ukraine en matière d’armements et de munitions et la préservation des intérêts à long terme de la BITD européenne
Proposition n°5 : Préparer l’après-guerre en renforçant la traçabilité des équipements militaires et en anticipant leur éventuel retour en Europe une fois la guerre terminée, notamment par un renforcement des contrôles aux frontières de l’Union européenne
Annexe n°2 :
Liste des équipements cédés à l’Ukraine
Soutien militaire à l’Ukraine – cessions d’équipements
Liste des équipements cédés à l’Ukraine
Catégorie |
Type |
Prise en charge par fonds de soutien |
Équipements individuels |
Casques |
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Gilets pare-balles |
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Tenues NRBC |
|
|
Effets de vol |
|
|
GPS |
|
|
Effets temps froid |
|
|
Trousses premiers secours |
|
|
Plasma lyophilisé (PLYO) |
|
|
Systèmes optiques |
Jumelles vision nocturne |
X |
Systèmes Anti-Char |
Système lance-roquettes AT4 |
|
MILAN |
|
|
Artillerie |
Canons TRF1 |
|
Canons CAESAR |
X |
|
LRU |
|
|
Mortiers 120mm |
|
|
Défense sol-air |
CROTALE NG |
|
Missiles CROTALE |
|
|
Radar CM200 |
X |
|
MISTRAL |
|
|
SAMP/T |
|
|
Véhicules blindés |
AMX10 RC |
|
VAB armés et VAB sanitaires |
|
|
Véhicules de transport/ liaison |
VLTT P4 |
|
Camions GBC 180 |
|
|
Véhicules nautiques |
Zodiacs FUTURA |
|
Carburants |
Citernes carburant (TRM 10 000) ACH |
|
Produits pétroliers |
|
|
Carbu-réacteur (en m3) |
|
|
Munitions
|
Munitions petit calibre (9mm, 5.56mm,…) |
|
Grenades |
|
|
Cartouches 12,7mm |
|
|
105mm AMX10 RC |
|
|
155mm Caesar et TRF1 |
X |
|
Missiles air-sol |
SCALP |
|
Systèmes de transmission |
Scanners de fréquence |
|
Postes IRIDIUM |
|
|
Drones / LAD |
Détecteurs de drones |
|
Drones de reconnaissance |
|
|
Soutien électrique |
Groupes 300 kVA |
|
Génie |
Pétards |
|
Détonateurs |
|
|
Matériels pyro |
|
|
Mines anti-char |
|
|
Ponts flottants motorisés |
X |
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Armement petit calibre |
Mitrailleuse 7.62mm |
|
Mitrailleuse 12.7mm |
|
|
FAMAS |
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Fusil de précision |
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Annexe n°3 :
Liste des personnes auditionnées par les rapporteurs
M. Léo Peria-Peigné, chercher l’Institut français des relations internationales
M. François Heisbourg, conseiller spécial à la fondation pour la recherche stratégique
M. Jean-René Gourion, directeur général délégué de MBDA France
M. Nicolas Chamussy, directeur général de KNDS France (Nexter)
M. le général Bertrand Boyard, conseiller spécial du Président d’Arquus
M. François Moreau, conseiller parlementaire et élus, M. Vincent Braconnay, conseiller diplomatique, M. Clément Le Gouellec, conseiller industriel et innovation, M. François Bolard, conseiller chargé des Affaires budgétaires et financières, et M. le capitaine de vaisseau Hugues Lainé, cabinet du ministre des Armées
M. le général Nicolas Le Nen, chef de la Task force Ukraine et M. l’ingénieur général de l’armement Jérôme Perrin, adjoint au directeur des relations internationales de la DGA
M. le colonel Édouard Roucher, attaché de défense à Kiev
M. Cosmin Dobran, directeur en charge de l'approche intégrée pour la sécurité et la défense, Service européen pour l’action extérieure
Mme Claire Raulin, ambassadrice de France au comité politique et de sécurité du Conseil de l’Union européenne
M. le lieutenant-Général Michiel Van Der Laan, directeur général de l’état-major de l’Union européenne
M. le général Jérôme Goisque, représentant permanent militaire de la France auprès de l’OTAN et de l’Union européenne
Mme Lucie Stepanyan, première conseillère à l’ambassade de France à Varsovie, M. le colonel Jérôme Mallard, attaché de défense et M. Arnaud Balner, conseiller politique
M. Ziemowit Waligora, chef de cabinet du directeur de la politique de défense, ministère de la défense polonais
M. le colonel Benoît de la Ruelle, chef du détachement français de la mission EUMAM Ukraine à Wedrzyn ainsi que les officiers et sous-officiers et soldats du rang de ce détachement
M. Bruno Pichon, directeur adjoint de S2M-Equipment
([1]) Voir à ce titre l’ouvrage de Michel Goya et Jean Lopez, L’ours et le Renard (2023, Perrin)