N° 2298
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
SEIZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 6 mars 2024.
RAPPORT D’INFORMATION
DÉPOSÉ
en application de l’article 145 du Règlement
PAR LA COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES
sur le déplacement d’une vice-présidente de la commission à Kiev
à l’occasion d’une réunion de présidents et vice-présidents des commissions des affaires étrangères de plusieurs Parlements européens, les 23 et 24 février 2024
présenté par
Mme Mireille CLAPOT,
Députée
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SOMMAIRE
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Pages
I. L’Ukraine, deux ans après le début de la guerre d’agression de la Russie
A. Une situation contrastée sur le plan militaire
1. En dépit de pertes très lourdes, l’armée russe a reconstitué ses forces humaines et matérielles
2. Un front terrestre malgré tout de plus en plus difficile à tenir
3. Des victoires ukrainiennes majeures en mer Noire, dans le ciel et dans la profondeur
B. un état et une société résilients
C. Un pays désormais résolument tourné vers l’Europe et l’occident, ainsi que les réformes
1. Une orientation plus ou moins marquée depuis l’indépendance du pays
2. Un tropisme irréversible depuis le 24 février 2022
a. Le choix officiel de l’Ukraine d’appartenir à l’Union européenne
b. Une aspiration ferme d’intégrer l’OTAN
II. 2024, année charnière pour la suite du conflit
A. Des atouts indéniables pour Kiev
1. Un soutien financier et matériel formalisé de la plupart des pays du G7
2. Le lancement des négociations pour une adhésion à l’Union européenne
B. Des hypothèques qui demeurent, malgré tout
1. Les défis de l’approvisionnement en armements et de la mobilisation
a. Des livraisons d’armes et de munitions trop lentes ou insuffisantes
b. L’enjeu des effectifs sous les drapeaux
2. Les incertitudes liées aux élections américaines
3. La persistance du contournement des sanctions contre la Russie
C. Une menace devenue directe pour d’autres pays européens
III. présentation de la communication de Mme Mireille CLAPOT en commission, le 6 mars 2024
Annexe N° 1 : Programme du dÉplacement À Kiev de MME Mireille Clapot
Pour la deuxième année consécutive, le réseau parlementaire United4Ukraine a décidé de marquer la solidarité de la plupart des commissions des affaires étrangères des Parlements d’États européens avec les autorités et la population ukrainiennes en dépêchant à Kiev, les 23 et 24 février 2024, des représentants de celles-ci afin d’y avoir des échanges et de signifier, deux ans après le début du conflit ukrainien, leur refus d’une quelconque intimidation par l’agresseur russe.
Comme l’an passé, Mme Mireille Clapot a participé à ce déplacement au titre de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, dont elle est vice-présidente. Au total, une vingtaine de pays qui soutiennent l’Ukraine étaient représentés.
Preuve de l’importance accordée à ce triste anniversaire du début de la guerre d’agression de la Russie, la journée du 24 février a coïncidé avec la venue dans la capitale ukrainienne de la présidente du Conseil des ministres italien, présidente en exercice du G7, Mme Giorgia Meloni, de la présidente de la Commission européenne, Mme Ursula von der Leyen, du premier ministre canadien, M. Justin Trudeau, et du premier ministre belge, M. Alexander de Croo.
À la différence de février 2023, la situation sur le front militaire ukrainien apparaît aujourd’hui contrastée : au prix de pertes considérables, les troupes russes grignotent quelques parcelles de terrain à l’Est du pays ; en revanche, la partie occidentale de la mer Noire leur est devenue inaccessible grâce aux succès des drones ukrainiens et, de surcroît, leur supériorité aérienne est fortement contestée par les destructions d’aéronefs que leur infligent les forces armées de Kiev. L’Ukraine fait donc face, malgré des difficultés d’approvisionnement en armes et malgré un rapport numérique sur le terrain qui lui est défavorable.
L’orientation euro-occidentale de Kiev s’est vue récompensée par l’ouverture formelle de négociations d’adhésion à l’Union européenne. Le processus n’en est qu’à ses débuts mais il marque indéniablement un premier succès et récompense tout un peuple pour les sacrifices douloureux consentis pour protéger l’Union des appétits impérialistes de Vladimir Poutine.
L’Europe s’est montrée au rendez-vous, non seulement en accédant à l’aspiration des Ukrainiens à la rejoindre mais également en acceptant de leur accorder une aide supplémentaire de 50 milliards d’euros pour tenir face à l’agresseur. Désormais, tous les regards se tournent vers les États-Unis, qui sont l’autre grand soutien de l’Ukraine dans son combat pour la liberté et le respect des principes de la Charte des Nations Unies, et dont les échéances électorales du mois de novembre commencent à entraver la poursuite d’une aide pourtant cruciale.
De retour de son déplacement en Ukraine, Mme Mireille Clapot a rendu compte de ses échanges et rencontres à la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale. Celle-ci a autorisé la publication de sa communication sous la forme de ce rapport d’information, le 6 mars 2024.
I. L’Ukraine, deux ans après le début de la guerre d’agression de la Russie
A. Une situation contrastée sur le plan militaire
1. En dépit de pertes très lourdes, l’armée russe a reconstitué ses forces humaines et matérielles
Après deux ans de conflit sur le théâtre ukrainien, il est certain que la Fédération de Russie a subi des pertes colossales auxquelles ses dirigeants et l’état-major des armées ne s’attendaient pas.
En effet, selon un rapport des services de renseignement américains datant de décembre 2023 et dont la presse s’est faite le relais [1], au moins 315 000 soldats russes ont été tués ou blessés depuis le début de la guerre en Ukraine. Le 29 janvier 2024, le ministre britannique de la défense Grant Shapps a pour sa part estimé le nombre de victimes russes à plus de 350 000 morts et blessés.
L’armée ukrainienne estime, quant à elle, avoir tué ou blessé plus de 392 000 soldats russes en deux ans. À titre de comparaison, le président Zelensky a indiqué, lors de sa conférence de presse du 25 février, que 31 000 soldats ukrainiens avaient perdu la vie depuis le début de ce conflit, cette évaluation étant peut-être un peu édulcorée [2].
S’agissant des dommages subis en termes d’équipements militaires, les chercheurs du blog néerlandais Oryx chiffrent à au moins 2 754 chars, 104 avions, 135 hélicoptères et 20 navires ou sous-marins les pertes russes. Auraient également été détruits quelque 350 lance-missiles et 210 systèmes de lancement de missiles antiaériens. L’armée russe, qu’on a cru affaiblie, a accru sa mobilisation et rémunéré les familles des combattants, afin d’atténuer les risques de protestation. Toutefois, nombre de jeunes Russes éduqués ont fui le pays. Pour ses moyens matériels, la Russie s’est tournée vers l’Iran (pour les drones) et la Corée du Nord (pour les munitions). À noter que ce dernier pays a bénéficié d’un transfert de technologies depuis plusieurs années de la part de l’industrie militaire russe, ce qui montre un certain sens de l’anticipation du Kremlin…
L’attrition des forces russes, si elle est considérable, ne semble pas obérer leur puissance, du moins à court terme. Les Ukrainiens en sont conscients.
2. Un front terrestre malgré tout de plus en plus difficile à tenir
La contre-offensive ukrainienne (juin-septembre 2023) avait permis de libérer 360 kilomètres ². Depuis octobre, l’armée russe en a repris 250 et continue de pousser dans plusieurs secteurs. La situation est donc aujourd’hui délicate pour l’Ukraine, qui souffre d’une grave pénurie de munitions.
Source : Institute for the study of war and AEI’s Critical Threats Project et la Voix du Nord,
février 2024.
Au Nord de la ligne de front de 1 000 kilomètres, l’armée russe a massé 40 000 soldats pour attaquer la ville de Koupiansk, libérée en septembre 2022. Elle procède depuis des semaines à un lent grignotage des positions ukrainiennes.
La ville de Bakhmout, à 120 kilomètres au Sud, fait toujours l’objet de durs combats depuis sa conquête par les mercenaires de Wagner en mai 2023. La situation y est toutefois figée, les deux armées se neutralisant.
À 50 kilomètres de là, la ville d’Avdiivka est finalement tombée début février. La cité, aménagée en forteresse par l’armée ukrainienne, résistait depuis dix ans aux assauts des séparatistes d’abord, puis de l’armée russe. Les Ukrainiens se sont repliés sur des lignes de défense aménagées quelques kilomètres plus à l’Ouest et les Russes, qui ont payé très cher cette victoire, n’ont plus les forces nécessaires pour aller plus loin.
Le front de Zaporijjia, où s’étaient concentrés les Ukrainiens à l’été 2023, était quant à lui inactif depuis octobre. Mais les Russes repartent à l’assaut depuis la chute d’Avdiivka. Leur objectif est de reprendre le village fortifié de Robotyne et de repousser l’armée ukrainienne pour l’éloigner de la ville de Tokmak, centre logistique de l’armée russe.
Enfin tout à l’Ouest du front, les Ukrainiens ont franchi le Dniepr devant la ville de Kherson. Ils y mènent une guerre d’usure face à des Russes en surnombre.
3. Des victoires ukrainiennes majeures en mer Noire, dans le ciel et dans la profondeur
À défaut de disposer de l’ensemble de la panoplie d’armements modernes qui leur permettraient de lutter à armes égales avec les armées russes, les forces ukrainiennes usent d’une ingéniosité notable qui leur a permis d’obtenir de francs succès sur certains secteurs de la confrontation militaire.
Au plan naval tout d’abord, alors que la flotte russe de la mer Noire était de loin supérieure aux quelques bâtiments des forces ukrainiennes, ces dernières ont développé en un temps record des capacités de drones maritimes qui se sont révélées redoutables sur le terrain. Alors que Moscou entendait empêcher toute sortie en mer de bateaux depuis le port d’Odessa, pour entraver les exportations de céréales de l’Ukraine, les forces ukrainiennes ont réussi à imposer une zone d’interdiction d’approche à la flotte russe, qui a subi de nombreux dommages dans le port de Sébastopol et a dû se replier sur la partie orientale de la mer Noire.
Environ la moitié des navires de la flotte russe de la mer Noire ont été neutralisés, endommagés ou coulés grâce à des drones navals munis de charges explosives et de plus en plus perfectionnés. Selon les indications du porte-parole de la marine ukrainienne, Dmytro Pletenchuk, le 3 février 2024, 25 bâtiments auraient ainsi été coulés et 15 autres gravement endommagés (sur un total de 80) depuis le début de la guerre [3]. Ces succès permettent aussi de limiter notablement la capacité de la Russie à tirer des missiles sur les villes ukrainiennes.
Dans le secteur aérien, ensuite, alors que l’armée de l’air ukrainienne est actuellement dotée essentiellement de quelques avions de conception soviétique (Soukhoï Su-24, Su-25, Su-27 et Mikoyan-Gourevitch MiG-29), dans l’attente de la livraison de F 16 donnés par certains États européens (Danemark, Pays-Bas, Norvège et Belgique), les appareils russes ne se hasardent plus guère sur le territoire ukrainien de peur de subir le même sort que les quelque 80 aéronefs détruits dans leurs rangs depuis le début du conflit.
Dernièrement, en janvier et février 2024, l’armée ukrainienne a abattu au-dessus de la mer d’Azov deux avions russes de détection et de commandement A‑50, similaires aux Awacs occidentaux, alors que la Russie n’en dispose que d’une dizaine et que leur rôle sur le front est essentiel. La conduite des opérations aériennes des forces russes s’en trouve nécessairement affectée.
Enfin, depuis quelques mois, certaines installations stratégiques (stations radars, dépôts de munitions ou systèmes antiaériens) ou à haute valeur symbolique (entrepôts logistiques et raffineries) sur le territoire de la Fédération de la Russie, situées parfois à des milliers de kilomètres de l’Ukraine, ont été frappées et endommagées ou détruites par des drones. Si l’Ukraine n’a jamais directement revendiqué ces succès, ils n’en ont pas moins illustré la capacité nouvelle du pays à procéder à des frappes dans la profondeur pour infliger des dommages douloureux à son agresseur.
Loin de donner l’image d’un pays acculé, ces véritables prouesses militaires ukrainiennes signifient, comme le président Zelensky l’affirme lui-même, que ce sont les moyens donnés à son pays pour se défendre qui décideront de l’issue de la guerre.
B. un état et une société résilients
La guerre qui sévit en Ukraine a d’ores et déjà causé de nombreuses blessures et créé de sérieux dommages au pays. Si, à la différence des premiers mois du conflit, plus aucune violation de masse des droits humains n’a été dénoncée ces derniers temps, il n’en demeure pas moins que les combats continuent de faire des ravages.
Sur le plan humain, tout d’abord, quelque 6,3 millions de personnes ont fui l’Ukraine pour se réfugier en Europe. Parmi les quelques 36,5 millions de personnes restées au pays, plus de 14,6 millions (40 % de la population) ont aujourd’hui besoin d’aide humanitaire. De même, depuis février 2022, le Haut-commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme a recensé 30 041 victimes civiles : 10 382 personnes tuées et 19 659 autres blessées. Parmi ces victimes, près de 600 enfants ont été tués, plus de 1 300 blessés et des milliers ont été déportés vers la Russie pour y être coupés de leurs racines. Toutes ces sinistres statistiques sont malheureusement probablement en-deçà de la réalité.
Le Haut-commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme a constaté que le nombre de victimes civiles a considérablement augmenté en décembre 2023 et en janvier 2024 par rapport aux mois précédents, inversant la tendance antérieure à la baisse. Pour le seul mois de janvier, ce sont ainsi 158 civils qui ont été tués et 483 autres blessés du fait des combats.
Du point de vue matériel et financier, le conflit en Ukraine a déjà occasionné 152 milliards de dollars de dommages directs aux bâtiments et aux infrastructures du pays, selon les Nations Unies, le Groupe de la Banque mondiale, la Commission européenne et le gouvernement ukrainien [4]. Le coût total de la reconstruction et du redressement du pays s’élèvera à 486 milliards de dollars au cours de la prochaine décennie. Pour la seule année 2024, le gouvernement ukrainien a déjà chiffré les besoins prioritaires à 15 milliards de dollars. La rencontre des parlementaires avec la représentante du ministère ukrainien de la reconstruction a permis de noter que des immeubles destinés à reloger les déplacés intérieurs s’érigent dans de nombreux endroits du pays. Les dommages très graves causés à l’environnement, par exemple par la destruction partielle du barrage de Karkhovka, et les inondations qui en ont résulté, mais aussi par la pollution inouïe des sols (mines), de l’eau et de l’air, devront être traités dans les opérations de reconstruction.
S’agissant de l’économie, le produit intérieur brut (PIB) de l’Ukraine pour 2023 devrait avoisiner 74 % de celui de 2021, en termes réels. Les dommages sont concentrés dans les oblasts de Donetsk, Kharkiv, Louhansk, Zaporizka, Kherson et Kyivska. Fin décembre 2023, dans les régions de Donetsk, Kharkiv, Louhansk, Zaporijia et Kiev, 8 400 kilomètres d’autoroutes et de routes nationales avaient été endommagés ou détruits, ainsi que 300 ponts, 50 kilomètres de lignes ferroviaires et 1 400 kilomètres de caténaires ferroviaires.
Les secteurs qui ont été les plus touchés sont le logement, les transports, le commerce et l’industrie, l’énergie et l’agriculture. Dans l’ensemble du pays, 10 % des logements ont été endommagés ou détruits.
Enfin, selon l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), la guerre a causé au patrimoine ukrainien et au secteur culturel des dommages chiffrés à 3,5 milliards de dollars pour le bâti et à 19 milliards de dollars pour les pertes de revenus dans le divertissement, l’art et le tourisme. Quelque 5 000 sites culturels ont notamment été détruits depuis l’invasion russe de février 2022, et 341 autres endommagés.
L’ensemble des énergies se trouve aujourd’hui mobilisé autour de la survie du pays. Les institutions nationales ont réussi à rallier la communauté internationale à la cause ukrainienne ; les collectivités locales, quant à elles, s'attellent à résoudre les multiples difficultés du quotidien d’un pays en guerre, tandis que les forces vives essaient d’innover pour permettre à l’économie de se maintenir.
Les autorités ukrainiennes se sont déjà attachées à engager la reconstruction. Des travaux de restauration ont par exemple été achevés pour près de 4 000 immeubles et 19 000 maisons. Des réparations d’urgence ont aussi été effectuées sur plus de 2 000 kilomètres d’autoroutes et routes nationales, tandis que 115 ponts ont été restaurés. Un membre de la délégation a témoigné, s’étant rendu sur place, que la ville martyre de Butcha se relevait à très grande vitesse.
Dans le secteur de l’éducation, les autorités locales ont reconstruit environ 500 établissements d’enseignement et, depuis janvier 2023, la proportion d’établissements d’enseignement équipés d’abris anti-bombes est passée de 68 % à 80 %.
Désormais, les besoins concernent plus particulièrement le logement (17 %), les transports (15 %), le commerce et l’industrie (14 %), l’agriculture (12 %), l’énergie (10 %), la protection sociale et les moyens de subsistance (9 %), et la gestion des risques d’explosion (7 %).
Ces opérations s’effectuent avec un fonds de 6,3 milliards d’euros, financé à 60 % par des fonds non ukrainiens, en collaboration étroite avec les autorités locales et sur la base de 2 000 projets de restauration des communautés portés par les autorités de celles-ci.
L’Ukraine est un pays très numérisé, avec de nombreux services publics accessibles depuis un smartphone. Le procédé permettant aux habitants de choisir où habiter fait partie de ces procédures largement accessibles à la population, même déracinée. Il semble que le retour des habitants vivant à l’étranger, même s’il est envisagé, ne soit pas pour l’instant un phénomène massif, en particulier pour des raisons de sécurité et sans doute de priorisation, car il reste beaucoup de déplacés intérieurs à reloger. Signalons néanmoins que des liens devraient être établis entre les jeunes Ukrainiens exilés et les entreprises ukrainiennes, par exemple sous forme de stages, afin de préparer leur retour et leur contribution à relever l’économie ukrainienne.
2. Malgré une résistance et une résilience qui forcent l’admiration, une inquiétude pour les enfants enlevés et les dégâts physiques et psychologiques
Malgré les souffrances, l’Ukraine tient toujours. Bien peu se seraient risqués à prédire, aux premiers jours du conflit, qu’elle résisterait autant à la Russie.
Le conflit a tout à la fois révélé la nation ukrainienne, qui a fait bloc contre toute attente et malgré les différences culturelles entre les différentes régions du pays, mais aussi un État ukrainien agile, décentralisé et finalement plutôt efficace en dépit du poids de la corruption.
En février 2024, plus encore qu’en février 2023, Kiev est une ville vivante, protégée des attaques aériennes par un système efficace de batteries anti-missiles, ce qui n’empêche pas les sirènes de retentir parfois et ce qui n’a pas totalement supprimé le risque. Pour le deuxième hiver consécutif, l’endommagement systématique des infrastructures énergétiques n’a pas empêché les Ukrainiens de vaincre le froid et de vaquer à leurs tâches habituelles. La conférence « YES » s’est ainsi tenue à l’hôtel Intercontinental avec des personnalités du monde entier, dont Boris Johnson, qui attirait micros et caméras.
La délégation de parlementaires a visité un centre de réhabilitation, dans lequel de jeunes hommes amputés d’une voire de deux jambes ou gravement handicapés réapprennent la mobilité. Les irréversibles dommages humains prennent corps dans les témoignages de ces victimes.
Ont également été rencontrés les représentants de l’association Save the Children, qui consacre son énergie aux enfants ukrainiens kidnappés pour être russifiés de force. Son but est de les recenser, les retrouver, les faire revenir, les aider à se réhabiliter et soutenir les familles ainsi déchirées.
Il est frappant de constater que la plupart des interlocuteurs ukrainiens rencontrés sur place ne s’apitoient pas sur leur sort. Tous se projettent vers l’avenir, en espérant toutefois que les sacrifices consentis jusqu’à présent n’auront pas été vains.
C. Un pays désormais résolument tourné vers l’Europe et l’occident, ainsi que les réformes
1. Une orientation plus ou moins marquée depuis l’indépendance du pays
Depuis son indépendance, en 1991, l’Ukraine a cherché à plusieurs reprises à se rapprocher du monde occidental, sans pour autant souhaiter rompre ses relations avec la Russie. En 1993, le gouvernement ukrainien décrivait déjà l’adhésion à l’Union européenne comme un objectif à long terme. Le 8 février 1994, le pays adhérait au Partenariat pour la paix, un programme de coopération de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et, la même année, un accord de partenariat et de coopération était signé avec l’Union européenne.
L’année 2004 marque néanmoins une étape fondamentale, à l’occasion des élections présidentielles qui voient s’affronter Viktor Ianoukovytch, originaire du Donbass, soutenu par la Russie, et Viktor Iouchtchenko, ancien gouverneur de la Banque centrale et premier ministre, qui souhaite se rapprocher de l’Occident et accélérer la démocratisation du pays. Après un premier scrutin marqué par des fraudes généralisées, des manifestations massives se déroulent sur la place de l’indépendance (Maïdan), à Kiev. Finalement, après annulation du scrutin par la Cour suprême le 3 décembre, un nouveau scrutin est organisé le 26 décembre 2004, en présence de milliers d’observateurs ukrainiens et internationaux, qui donne la victoire à Viktor Iouchtchenko.
Dès 2005, l’Ukraine entame des discussions avec les institutions européennes pour approfondir sa relation avec l’Union européenne : elles aboutissent en 2009 avec le Partenariat oriental, permettant au pays de bénéficier, à terme, d’un accord d’association, d’un accord de libre-échange approfondi et d’un régime sans visa. La présidence Iouchtchenko est aussi marquée par l’échec de l’adhésion du pays à l’OTAN, à l’occasion du sommet de Bucarest d’avril 2008. L’Alliance atlantique refuse alors d’accorder à l’Ukraine et à la Géorgie le Plan d’action pour l’adhésion, préalable à une intégration, mais elle reconnaît leurs aspirations euro-atlantiques : le communiqué final ne mentionne aucune date mais déclare que ces pays seront membres de l’OTAN.
Le Partenariat oriental de 2009 aboutit, en mars 2012, à un accord d’association ambitieux avec Bruxelles, prévoyant une zone de libre-échange approfondi et complet, dont la signature est fixée aux 28 et 29 novembre 2013. Sous la pression de Moscou, le nouveau président ukrainien Viktor Ianoukovytch décide d’abandonner le projet initié par son prédécesseur, quelques jours seulement avant la signature. Cette décision, qui va à l’encontre de l’aspiration d’une majorité d’Ukrainiens à vivre selon les valeurs européennes, heurte la population : des manifestations pro-européennes débutent dès lors à Kiev sur la place Maïdan pour réclamer la signature de l’accord d’association. La mobilisation devient vite un phénomène de masse, que le pouvoir cherche à réprimer violemment. Les premières revendications évoluent, en janvier 2014, vers une demande de changement de régime. Le président Ianoukovytch fuit Kiev dans la nuit du 21 au 22 février et se réfugie en Russie. Quelques heures plus tard, le Parlement vote sa destitution.
Le mandat de son successeur, Alexandre Porochenko sera accaparé par la question de la guerre civile dans les régions séparatistes du Donbass et l’annexion illégale de la Crimée par la Russie, en février-mars 2014.
2. Un tropisme irréversible depuis le 24 février 2022
Le déclenchement de l’invasion militaire russe à l’encontre de l’Ukraine a décillé les yeux des citoyens ukrainiens qui continuaient à penser, en dépit de la révolution d’Euromaïdan, de l’annexion illégale de la Crimée et de la guerre civile dans le Donbass, que les liens entre leur pays et la Fédération de Russie étaient essentiels et nécessaires à un avenir de paix. Dès le début de la guerre, les autorités et la population ukrainiennes ont logiquement fait le choix d’un rapprochement irréversible avec l’Europe – plus de 90 % des Ukrainiens souhaitant intégrer l’Union – et l’Occident.
a. Le choix officiel de l’Ukraine d’appartenir à l’Union européenne
L’Ukraine a présenté formellement sa demande d’adhésion à l’Union européenne à la fin du mois de février 2022, quelques jours seulement après que la Russie a lancé son agression injustifiée. La Commission européenne a rendu son avis sur cette demande en juin 2022 et l’Ukraine s’est vue accorder le statut de pays candidat à l’adhésion par tous les États membres le même mois.
Cette décision a créé une dynamique de réforme puissante malgré la guerre en cours, avec un fort soutien de la population ukrainienne. Grâce à l’aiguillon européen, le pays a ainsi réalisé des progrès sur plusieurs volets importants, notamment grâce à l’adoption de plusieurs lois par la Verkhovna Rada, visant à :
– réformer le système judiciaire ;
– réduire l’emprise des oligarques (dans l’économie et les médias) ;
– lutter contre le blanchiment de capitaux ainsi que la corruption (renforcement du Bureau national anti-corruption et prérogatives étendues de l’Agence nationale anti-corruption) et encadrer le lobbying au sein des institutions ukrainiennes ;
– protéger les droits des minorités nationales (notamment ceux des minorités roumaine et hongroise).
L’Ukraine a finalement démontré une capacité impressionnante à progresser en vue d’un alignement sur l’acquis communautaire, alors même qu’elle se trouve en période de guerre. Des réformes fondamentales ont ainsi été réalisées dans des délais extrêmement courts, autant pour maximiser la perspective d’une ouverture des négociations d’adhésion à l’Union européenne que pour rompre avec un passé porteur de dysfonctionnements, de mauvaises habitudes et de liens trop étroits avec un voisin russe souhaitant garder une forte emprise sur le pays.
b. Une aspiration ferme d’intégrer l’OTAN
Le pays a aussi souhaité tirer les conséquences de l’incapacité du mémorandum de Budapest du 5 décembre 1994 à lui assurer des garanties de sécurité, l’un des signataires étant son agresseur de 2014 et 2022. Il a donc demandé, par la voix de son président, à pouvoir adhérer à l’OTAN.
Pour l’heure, certains États membres de l’Alliance atlantique, à commencer par les États-Unis, se montrent réservés à l’égard d’une perspective trop précise, alors qu’ils jouaient un rôle moteur en 2008. De fait, une adhésion de l’Ukraine tant qu’elle se trouve en état de guerre reviendrait à faire de l’ensemble des alliés des cobelligérants. C’est ainsi que le sommet des chefs d’État et de gouvernement qui s’est tenu à Vilnius, en juillet 2023, s’est borné à installer un Conseil OTAN-Ukraine, tandis que le communiqué final affirmait pour sa part que : « L’avenir de l’Ukraine est dans l’OTAN. Nous réaffirmons l’engagement que nous avons pris en 2008 au sommet de Bucarest, à savoir que l’Ukraine deviendrait membre de l’OTAN. »[5].
À Kiev, l’espoir d’une adhésion future à l’OTAN n’est pas pour autant retombé. Certains États membres ont évolué dans leur approche, à l’instar de la France qui se montre désormais favorable à cette perspective. Les différents représentants des commissions des affaires étrangères des Parlements européens qui se sont retrouvés dans la capitale ukrainienne ont, de concert, appelé « les gouvernements et les Parlements [des États membres de l’OTAN] à entamer des discussions pertinentes sur la nécessité de prendre des décisions audacieuses et historiques lors du 75e sommet de l’Alliance atlantique sur l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN », se disant convaincus que celle-ci contribuera grandement à la sécurité collective en Europe sans pour autant signifier une invocation de l’article 5 du traité de Washington tant que la guerre actuelle perdure.
En tout état de cause, la perspective atlantiste de l’Ukraine n’est remise en cause par personne : elle a été actée en 2008 et réaffirmée en 2023. La question est désormais principalement celle de la séquence de ce processus.
II. 2024, année charnière pour la suite du conflit
A. Des atouts indéniables pour Kiev
1. Un soutien financier et matériel formalisé de la plupart des pays du G7
L’Ukraine n’est pas seule dans son combat et, contrairement à ce que voudrait faire croire le narratif russe, aucune fatigue ne s’installe dans le camp occidental au sujet du soutien à ce pays injustement agressé.
Depuis l’an passé, l’implication des pays occidentaux au côté de l’Ukraine a pris une nouvelle dimension, plus formelle. En effet, en marge du sommet de l’OTAN à Vilnius en juillet 2023, les États membres à la fois de l’Alliance atlantique et du G7 avaient décidé de conclure des engagements bilatéraux de sécurité avec Kiev. Ce ne sont pas à proprement parler des accords internationaux au sens habituel et juridique du terme ; il s’agit davantage d’engagements politiques volontaires détaillés sur la durée, afin de donner des perspectives à court et moyen termes pour les forces armées ukrainiennes.
Après celui avec le Royaume-Uni, en janvier, l’Ukraine a signé des accords de ce genre avec l’Allemagne et la France, le 16 février, puis avec vingt-deux autres États, dont l’Italie, le Canada, la Pologne et le Danemark.
Dans le cas de la France, l’accord, conclu pour une durée de dix ans et valide tant que l’Ukraine n’aura pas rejoint l’OTAN, comprend des engagements précis et énumère des domaines de coopération prioritaires identifiés conjointement par les parties dans les domaines militaire et civil. Paris s’y engage à :
– apporter jusqu’à 3 milliards d’euros d’aide militaire supplémentaire pour l’Ukraine en 2024 ;
– poursuivre son aide sur tous les plans (fourniture de matériels militaires, coopération entre industries de défense avec le développement de co-productions, formation, renseignement, aide civile).
Il est heureux que, dans le cas français, à défaut d’autorisation à proprement parler de l’approbation ou de la ratification de ces engagements, le Parlement soit malgré tout appelé à s’exprimer par un vote, à l’issue d’une déclaration du Gouvernement prononcée sur la base de l’article 50-1 de la Constitution.
Le premier ministre du Royaume-Uni Rishi Sunak a indiqué, pour sa part, que l’accord signé pour son pays permettra d’engager 2,5 milliards de livres pour le soutien militaire à l’Ukraine en 2024, dont 200 millions pour fournir des drones et livrer 8 000 obus pour les chars Challenger ainsi que six millions de munitions de petit calibre. Le Canada a, quant à lui, fait savoir qu’il fournira à l’Ukraine environ 2,2 milliards de dollars d’aide financière et militaire en 2024, tandis que le Danemark apportera une aide d’un montant de 8,5 milliards d’euros pour la période 2024-2028, principalement axée sur le renforcement des capacités aériennes et maritimes.
Une conférence internationale de soutien à l’Ukraine s’est réunie à Paris le 26 février, sous l’égide du président Emmanuel Macron, afin de mieux coordonner et d’amplifier les efforts. Quelque vingt-cinq pays y étaient représentés à haut niveau et des décisions fortes y ont été prises, notamment pour améliorer l’approvisionnement de l’Ukraine en munitions et armements.
Parallèlement à ces engagements bilatéraux portant spécifiquement sur les questions de sécurité et de défense, l’Union européenne a décidé lors du Conseil européen extraordinaire du 1er février d’accorder une enveloppe de 50 milliards d’euros d’aide financière (33 milliards de prêts et 17 milliards de dons) à l’État ukrainien, de manière à lui permettre de fonctionner jusqu’en 2027. Cette enveloppe ne poursuit pas un objectif proprement militaire mais se veut complémentaire. En outre, des partenariats entre certaines agences européennes et les autorités ukrainiennes ont été noués, à l’instar de celui du 13 novembre 2023 entre l’Agence européenne pour la cyber-sécurité, le Centre national ukrainien de coordination de la cyber-sécurité et l’administration du service d’État des communications spéciales et de la protection de l’information de l’Ukraine.
Cumulées, toutes ces annonces d’efforts financiers et matériels, qui s’inscrivent dans la durée, confortent le soutien apporté à l’Ukraine pour continuer à mener la guerre et à se défendre. Elles représentent autant de démentis au discours officiel russe qui voudrait faire croire que le temps joue contre Kiev. En cela, la situation actuelle s’avère meilleure que l’an passé pour l’Ukraine.
2. Le lancement des négociations pour une adhésion à l’Union européenne
Le 14 décembre 2023, les dirigeants de l’Union européenne ont convenu d’ouvrir les négociations d’adhésion avec l’Ukraine et appelé à adopter le cadre de négociation une fois que celle-ci aura achevé les réformes pertinentes énoncées dans les recommandations de la Commission du 8 novembre 2023.
Cette rapidité de traitement du dossier de candidature ukrainien est relativement inédite dans les annales de la construction européenne. Elle ne préjuge pas, pour autant, du déroulement des étapes ultérieures, qui demanderont plusieurs années de discussions et négociations. Pour mémoire, il avait fallu quatre ans à la Finlande pour intégrer l’Union en 1995, contre neuf ans d’attente pour les trois pays baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie) en 2004.
Lors de sa venue à Kiev le 24 février 2024, la présidente de la Commission européenne, Mme Ursula von der Leyen, a précisé que le mandat de négociation sur les trente-cinq chapitres de l’acquis communautaire ne sera pas fixé avant la seconde moitié de l’année, soit après l’échéance des prochaines élections européennes. Cette étape sera assurément un moment clé, dès lors qu’elle lancera concrètement la phase technique destinée à préparer la convergence du pays candidat avec la somme des droits et obligations juridiques qui lient les vingt-sept actuels États membres de l’Union européenne entre eux.
Un travail de longue haleine s’engagera alors, les autorités ukrainiennes devant poursuivre les réformes fondamentales de la législation et des normes nationales pour s’accorder avec celles de l’Union européenne, s’agissant plus particulièrement de l’État de droit, de l’économie, du fonctionnement des institutions démocratiques, de l’administration publique ou encore de la politique de lutte contre la corruption.
D’ores et déjà, l’Ukraine fait preuve de volontarisme dans la reprise de l’acquis communautaire au sein de sa législation interne. Le 9 février dernier, dans le sillage du décret présidentiel du 8 novembre 2023 sur la mise en œuvre de certaines mesures visant à préparer le processus de négociation sur l’adhésion à l’Union européenne, le conseil des ministres ukrainiens a adopté un plan d’action qui, pour transcrire quelque 2 800 actes de la législation de l’Union et mettre en œuvre les recommandations de la Commission européenne énoncées dans son rapport de progrès sur l’Ukraine [6], a défini 350 mesures et axes de réformes, assorties de délais et d’un algorithme de suivi.
Ce n’est qu’une fois l’ensemble de ces négociations terminées et les exigences de l’Union européenne respectées, que la Commission européenne pourra livrer son avis final sur l’aptitude de l’Ukraine à devenir un État membre à part entière. S’il est positif, les États membres devront ensuite voter à l’unanimité pour clore le processus de négociation, le Parlement européen se prononçant également.
Même s’il ne s’agit que d’une étape, dont l’issue est à ce stade difficile à présager, le lancement des négociations d’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne n’en représente pas moins une avancée considérable pour ce pays en guerre qui aspire à arrimer son avenir au continent européen. Il y a un an, l’Ukraine avait le statut de candidat à l’adhésion ; désormais, elle entre dans le vif du sujet à travers les négociations et la population du pays peut constater que les sacrifices consentis sont assortis de perspectives de lendemains meilleurs.
B. Des hypothèques qui demeurent, malgré tout
1. Les défis de l’approvisionnement en armements et de la mobilisation
Si l’Ukraine résiste de manière héroïque aux coups de boutoirs de la chair à canon russe, ses dirigeants et responsables militaires ne cachent pas que la situation sur le terrain demeure difficile en raison de deux problèmes structurels.
a. Des livraisons d’armes et de munitions trop lentes ou insuffisantes
La première des difficultés majeures auxquelles est confrontée l’Ukraine a trait à la fourniture en armements, et plus particulièrement celle de munitions, dont le pays a un besoin impératif pour contrer les offensives russes. À l’occasion de la commémoration du deuxième anniversaire du début de la guerre, tant le président Zelensky que le nouveau commandant en chef des forces armées ukrainiennes, le général Oleksandr Syrsky, ont souligné que seulement la moitié des armements promis par les alliés américains et européens étaient effectivement livrés dans les délais. S’agissant du seul cas des obus d’artillerie, dont la consommation sur le champ de bataille est très élevée (entre 5 000 et 6 000 par jour), environ 30 % du million d’exemplaires de 155 millimètres annoncés par l’Union européenne en mars 2023 ont été véritablement fournis l’an passé.
L’Ukraine est très reconnaissante de l’effort substantiel engagé par les États-Unis et les États européens. Depuis février 2022, près de 100 milliards d’euros ont ainsi été consacrés à la livraison d’équipements militaires et de munitions, soit par prélèvement sur des stocks d’armées nationales, soit par achat sur étagères. En globalisant les engagements propres à l’Union européenne et ceux de ses États membres, l’effort orienté vers les armements apparaît relativement similaire entre les États-Unis et l’ensemble des pays de l’Union européenne (de l’ordre de 45 milliards d’euros).
LES AIDES FINANCIÈRES APPORTÉES À L’UKRAINE DEPUIS LE 24 FÉVRIER 2022,
en milliards d’euros
(situation au 31 décembre 2024)
Source : Kiel Institute, janvier 2024.
Comme l’a justement précisé un rapport d’information de la commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale, la France a pris toute sa part à ce soutien, avec 3,2 milliards d’euros de dépenses supportées en appui à l’Ukraine (1,7 milliard d’euros de cessions d’armements, 300 millions d’euros de formations des militaires ukrainiens, 200 millions d’euros pour le fonds spécial de soutien à l’Ukraine et 1 milliard d’euros de contribution à la facilité européenne pour la paix - FEP) [7]. À Kiev, les Ukrainiens rencontrés se sont tous félicités de la qualité des armements fournis par la France ; beaucoup de parlementaires d’autres pays européens, en revanche, estiment ouvertement que notre pays pourrait faire plus.
Il n’en reste pas moins que, malgré un soutien aussi significatif dans les chiffres, la dure réalité d’une guerre de haute intensité, où la consommation de munitions en tous genres (obus, missiles, etc.) dépasse les capacités habituelles de production des industries de l’armement, s’impose à l’Ukraine et ses alliés. La Fédération de Russie est parvenue à compenser ses manques par des approvisionnements auprès de la Corée du Nord et de l’Iran, tandis que l’Ukraine constate aujourd’hui une forme de tarissement de ses sources de munitions. Un changement de braquet s’impose donc et il est heureux que la Conférence internationale de Paris du 26 février 2024 ait dégagé un consensus en faveur de l’acquisition de munitions, notamment d’obus, hors d’Europe pour compenser le manque de rythme de l’économie de guerre dont les dirigeants européens ont appelé à la mise en place.
b. L’enjeu des effectifs sous les drapeaux
La seconde difficulté structurelle à laquelle l’Ukraine fait aujourd’hui face concerne le nombre de ses soldats sur le front. Même si les autorités du pays s’avèrent bien plus soucieuses que les autorités russes de la vie des hommes qui combattent, le rapport démographique est à l’avantage de la Russie : malgré l’absence de mobilisation générale, celle-ci ferait parvenir quelque 30 000 soldats sur le front chaque mois, ce qui excède les pertes infligées par les troupes ukrainiennes. Ainsi, 470 000 soldats russes sont actuellement présents sur le sol ukrainien, contre 320 000 au début du conflit, alors que le total des effectifs des armées ukrainiennes est de 600 000 hommes, tout inclus.
Côté ukrainien, le précédent commandant en chef des forces armées ukrainiennes, le général Valery Zaloujny, n’avait pas caché attendre des renforts en effectifs. Un projet de loi destiné à permettre de mobiliser jusqu’à 500 000 nouveaux combattants, devait être discuté à la Verkhovna Rada en janvier dernier mais il a finalement été retiré pour être retravaillé. Un nouveau texte a été voté en première lecture le 7 février 2024, afin de simplifier les procédures d’enrôlement, d’introduire des sanctions pour les réfractaires et de prévoir des périodes de repos obligatoires. La conscription restera obligatoire mais les 18-24 ans auront la possibilité de bénéficier de sursis, à condition de suivre des formations militaires. Ce sujet était dans l’actualité parlementaire lorsque la délégation de parlementaires a rencontré Ruslan Stefantchuk, président de la Verkhovna Rada, et les présidents de plusieurs commissions permanentes de celle-ci.
Ainsi, l’Ukraine et ses alliés essaient de surmonter avec lucidité les défis qui se posent à eux aujourd’hui. Ceux-ci ne sont pas insurmontables mais le sort de la guerre peut en dépendre.
2. Les incertitudes liées aux élections américaines
Depuis le déclenchement du conflit par la Russie, les États-Unis ont joué un rôle capital dans l’aide à l’Ukraine. Les volumes financiers mobilisés, ainsi que la valeur des équipements militaires fournis ont été décisifs pour la résilience du pays.
Il faut rendre hommage à cet égard à la clairvoyance de l’administration Biden, qui a refusé de céder à la facilité de se désintéresser du sort des Ukrainiens aux premières heures de l’invasion russe. Cet engagement, même s’il a bénéficié d’un soutien transpartisan au Congrès jusqu’à la fin de l’année dernière, n’aurait sans doute pas été aussi franc et substantiel sous une administration Trump, l’intéressé se targuant de pouvoir résoudre le conflit en Ukraine en 24 heures.
Le graphique ci-après montre que quatre lois de finances adoptées par le Congrès américain ont permis des décaissements de fonds échelonnés pour l’aide civile et militaire à l’Ukraine, dans les mois qui ont suivi.
LES ENGAGEMENTS MILITAIRES DES ÉTATS-UNIS À L’ÉGARD DE L’UKRAINE
ET LEUR RÉPARTITION DANS LE TEMPS
(en milliards d’euros)
New commitments = nouveaux engagements via les lois de finances du Congrès américain
Remaining funds = fonds restants
Les derniers engagements étant arrivés à épuisement à la fin de l’année 2023, l’administration Biden a sollicité auprès du Congrès une enveloppe supplémentaire d’aide à l’Ukraine d’un montant de 60 milliards de dollars, incluse dans un paquet plus global de soutien à Taïwan et Israël, afin de pouvoir surmonter les réticences d’une partie des élus sensibles aux arguments électoraux de Donald Trump.
La coïncidence de cette demande avec le lancement des primaires pour la prochaine élection présidentielle du 5 novembre 2024 n’a pas aidé, Donald Trump ne se privant pas de faire savoir aux élus républicains qu’il était opposé à toute concession à l’administration démocrate. Les entretiens du président Zelensky avec les plus hauts responsables du Congrès américain lors de sa venue à Washington, le 12 décembre 2023, n’y ont rien fait.
Le Sénat, à majorité démocrate, a réussi à voter cette nouvelle enveloppe le 13 février dernier, grâce à l’appui de quelques sénateurs républicains, mais son adoption finale dépend désormais des partisans de l’ancien président républicain à la Chambre des représentants, qui refusent en l’état d’examiner le texte au motif que la question migratoire à la frontière du Mexique est plus urgente.
Le président Biden a assuré son homologue ukrainien de sa conviction que le Congrès approuverait le texte autorisant le déblocage de 60 milliards de dollars en faveur de son pays. La procédure propre à la Chambre des Représentants laisse effectivement une telle hypothèse encore ouverte. Dans cette perspective, il apparaît souhaitable que les parlementaires européens se mobilisent, afin de sensibiliser le Speaker de la Chambre sur la nécessité de permettre au débat sur cette question cruciale de se tenir et au vote d’avoir lieu.
Le candidat Trump, pour sa part, ne fait pas mystère de ses positions isolationnistes. Il a ainsi affirmé lors de ses meetings électoraux que les États-Unis devaient « arrêter de donner de l’argent sans espérer être remboursés ». De même, sur son propre réseau social, le 12 février, il martelait : « Nous aidons l’Ukraine pour plus de 100 milliards de dollars de plus que l’OTAN. L’OTAN doit égaliser, et maintenant. Sinon, ce sera l'Amérique d’abord ! ».
Aussi, l’issue de l’échéance du 5 novembre 2024, qui décidera du futur président des États-Unis et de la configuration politique du Congrès, s’avère à bien des égards essentielle pour la suite du conflit en Ukraine. Du vote des Américains dépendra beaucoup, ce qui signifie que les Européens, comme les Ukrainiens, doivent se préparer à toutes les éventualités.
Cette inquiétude a amené l’initiateur de la délégation de parlementaires qui s’est rendue à Kiev, M. Žygimantas Pavilionis, à être actif dans un plaidoyer auprès du Congrès américain pour débloquer cet indispensable soutien financier.
3. La persistance du contournement des sanctions contre la Russie
Les interlocuteurs rencontrés dans la capitale ukrainienne ont attiré l’attention sur les sources de financement et sur le contournement des sanctions, qui permettent à la Russie de s’approvisionner en composants ou en pièces détachées d’armements, celles-ci venant par exemple de Chine.
Dans le domaine hautement sensible du nucléaire, ils signalent que Rosatom est encore un fournisseur de certaines puissances occidentales, dont la France, mais aussi que le transfert de technologies par Framatome et Siemens Energy permet à Rosatom de prospérer. Un plaidoyer pour des sanctions européennes s’appliquant également à cette filière est donc porté par des organisations non gouvernementales (ONG).
Par ailleurs, les entreprises françaises qui continuent de travailler en Russie ont été pointées du doigt par certaines ONG rencontrées. Enfin et surtout, la question de la confiscation des avoirs russes gelés dans les pays occidentaux, estimés à 300 milliards d’euros, ou à tout le moins des intérêts que ceux-ci génèrent se pose avec de plus en plus d’acuité. D’ailleurs, ce sujet – dont la base juridique fait l’objet de réflexions – a donné lieu au dépôt de propositions de résolutions au Parlement européen [8] et à l’Assemblée nationale [9].
C. Une menace devenue directe pour d’autres pays européens
Vladimir Poutine est très fortement soupçonné d’avoir commandité des exécutions ciblées de ressortissants russes à l’étranger (affaires Skripal, au Royaume Uni, et Kuzminov, jeune pilote russe déserteur assassiné en Espagne). Il accuse directement la première ministre estonienne de mépriser des symboles chers à la mémoire soviétique de la grande guerre patriotique. Ses forces déstabilisent la Transnistrie, province séparatiste de la Moldavie, et poussent leurs pions pro-russes en Géorgie.
Le Kremlin tente d’influencer les élections de certains pays, dont la France, par des campagnes de désinformation, et par le soutien à des mouvements de déstabilisation. Lors de ce séjour en Ukraine, le président Volodymyr Zelensky se trouvait à la frontière polonaise pour échanger avec les agriculteurs polonais qui bloquaient l’entrée des produits agricoles ukrainiens. Cette hostilité des agriculteurs communautaires aux produits ukrainiens (céréales, poulets, œufs, noix…) est pour partie spontanée, pour partie entretenue par ceux qui veulent retourner l’opinion publique contre l’Ukraine.
Les interlocuteurs ukrainiens ont régulièrement mentionné cette bataille de la popularité, avec notamment la crainte que les tragiques événements du 7 octobre 2023 en Israël et la répression féroce envers les Gazaouis ne fassent passer les souffrances ukrainiennes au second plan des médias, et donc des pensées des citoyens européens.
Pour la commémoration de l’entrée forcée de son pays dans un conflit existentiel provoqué par le président de la Fédération de Russie, le président Volodymyr Zelensky a fait valoir qu’après l’« année de la survie », en 2022, et l’« année de la résilience », en 2023, 2024 serait celle « des défis ».
Ce sentiment ne peut qu’être partagé par ceux qui se rendent en Ukraine et mesurent, sur place, les enjeux auxquels est confronté ce pays pleinement européen. De ce point de vue, le déplacement à Kiev de délégations parlementaires s’apparente, de l’aveu même des responsables ukrainiens, à bien plus qu’une simple marque de solidarité.
Indéniablement, les armées ukrainiennes subissent actuellement une pression de plus en plus forte des forces de l’agresseur russe, non par faiblesse mais principalement par manque de munitions et d’armes. Grâce à la remobilisation des partenaires de l’Ukraine, à travers la conclusion d’engagements de sécurité mais aussi lors de conférences internationales comme celle qui s’est tenue à Paris le 26 février 2024, le conflit peut changer de dynamique et les troupes ukrainiennes prendre un ascendant décisif sur le terrain.
La posture des autorités russes, qui tient davantage du jusqu’au-boutisme et du raidissement – comme l’illustrent hélas l’assassinat de l’opposant Alexeï Navalny, le 16 février, et l’instrumentalisation macabre de sa dépouille, de même que la multiplication des cyberattaques et des ingérences informationnelles hostiles à l’encontre des pays qui aident Kiev – que du sens du dialogue et de la négociation, ne laisse malheureusement pas d’alternative à un soutien sans faille et déterminé à l’Ukraine pour parvenir à une résolution du conflit qui soit conforme aux principes fondamentaux du droit international.
L’Ukraine s’est résolument engagée sur la voie d’un rapprochement irréversible avec l’Occident. Elle appartient d’ores et déjà à la famille euro-Atlantique, qui doit lui apporter assistance. Les difficultés rencontrées sur le front ont permis une prise de conscience, un réveil des Européens. Il en va de l’avenir de l’Ukraine mais aussi de tout le continent : l’enjeu de ce conflit n’est rien moins que la définition du futur de l’Europe et des États qui la composent.
À cet égard, les paroles du président de la République évoquant la possibilité d’envoyer des troupes au sol en Ukraine ont déclenché un électrochoc que beaucoup de connaisseurs de la situation sur place espèrent salutaire. Cette guerre qui dure et qui pourrait voir triompher la force brute et les violations du droit international n’est pas une guerre lointaine : c’est une guerre européenne que cette mission de terrain a permis d’approcher de plus près.
I. Table ronde du 28 février 2024 sur la guerre en Ukraine et ses conséquences sur les belligérants, deux ans après son déclenchement par la Fédération de Russie
Au cours de sa séance du mercredi 28 février 2024, la commission auditionne, dans le cadre d’une table ronde ouverte à la presse sur la guerre en Ukraine et ses conséquences sur les belligérants, deux ans après son déclenchement par la Fédération de Russie, Mme Tatiana Kastoueva-Jean, directrice du centre Russie-Eurasie de l’Institut français des relations internationales (IFRI), le général Christophe Gomart (2e section), ancien directeur du renseignement militaire et ancien commandant des opérations spéciales, et M. Philippe Gros, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), coordinateur de l’Observatoire des conflits futurs.
M. le président Jean-Louis Bourlanges. Notre ordre du jour appelle la tenue d’une table ronde sur la guerre en Ukraine et ses conséquences sur les belligérants, deux ans après son déclenchement par la Fédération de Russie le 24 février 2022. Le feu de l’actualité qui déferle sur nous, notamment la conférence qui s’est tenue le 26 février au palais de l’Elysée, rend cette table ronde opportune.
Avant de brièvement brosser le contexte et les attendus de nos échanges, je tiens à souhaiter la bienvenue aux intervenants qui ont bien voulu nous faire bénéficier de leur expertise sur ce dossier toujours, hélas, d’une grande actualité.
Madame Tatiana Kastoueva-Jean, vous êtes directrice du centre Russie-Eurasie de l’Institut français des relations internationales (IFRI). Vous êtes spécialiste des politiques intérieure et étrangère russes. Avant de rejoindre l’IFRI en 2005, vous avez enseigné les relations internationales à l’Institut d’État des relations internationales de Moscou. Vous avez publié de nombreux ouvrages, parmi lesquels La Russie de Poutine en 100 questions, en 2018. Votre expertise nous sera très utile pour essayer de comprendre ce qu’il se passe en Russie, notamment le contexte de l’élection présidentielle du 17 mars prochain, et ce qui se joue en Ukraine pour la Fédération russe.
Monsieur le général Christophe Gomart, vous êtes général d’armée en 2e section. Vous avez été l’adjoint au coordonnateur national du renseignement de 2008 à 2011, puis commandant des opérations spéciales jusqu’en 2013 et, enfin, directeur du renseignement militaire jusqu’en 2017. En 2020, vous avez coécrit avec Jean Guisnel, Soldat de l’ombre : au cœur des forces spéciales. Aujourd’hui, vous êtes un chroniqueur avisé et reconnu sur les questions militaires, géopolitiques et internationales et vous livrez régulièrement votre analyse sur l’évolution du conflit ukrainien.
Enfin, monsieur Philippe Gros, vous êtes maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). Vous avez exercé différents postes dans les administrations de la défense et contribué à l’élaboration de documents de doctrine de l’état-major des armées. Grand connaisseur des différentes formes de conflits armés et d’interventions militaires, mais aussi des évolutions technico-opérationnelles et de leur impact capacitaire, vous coordonnez les travaux de l’Observatoire des conflits futurs sur la prospective en matière d’armement et sur l’emploi des systèmes d’armes. Votre appréciation sur les besoins en armes de l’Ukraine nous sera très précieuse.
En guise d’introduction, j’énoncerai cinq interrogations fondamentales.
La première interrogation a émergé dès le début de l’attaque russe, dont on peut se demander si elle a commencé il y a deux ans ou bien au moment de l’offensive sur la Crimée de 2014 : quels sont exactement les objectifs que poursuit la Russie ? Et quels sont ceux que l’Ukraine est en mesure d’atteindre ? À ces questions, il n’existe pas de réponse simple mais elles se tiennent en arrière-plan de toutes les autres.
La deuxième interrogation, très forte, porte sur l’évolution du rapport de forces. Nous sommes passés de la certitude que l’Ukraine serait vaincue en trois jours par l’armée russe à la certitude que cette dernière allait connaître la défaite. La forte résilience de l’armée russe a fait se lever un vent de défaitisme et a donné l’impression que l’Ukraine se trouvait dans une situation extrêmement précaire. Il convient pourtant de rappeler que l’Ukraine a démontré sa capacité à infliger un échec politique majeur au pouvoir russe.
La troisième interrogation concerne les lenteurs de l’économie de guerre. Le président de la République a évoqué la nécessité de mettre en place une économie de guerre il y a deux ans. Or, il semble que la prise de conscience des exigences d’une économie de guerre en termes budgétaires, techniques, économiques et sociaux date de quelques semaines, en particulier de la conférence du 26 février – et je ne fais pas là allusion au commentaire final apporté par le président de la République. Nous savons que l’Ukraine rencontre d’extrêmes difficultés et nous ne lui fournissons pas les moyens nécessaires pour faire jeu égal avec la Russie, y compris sur l’aspect défensif.
La quatrième interrogation est liée aux incertitudes quant aux positions américaines. Elles pèsent sur le degré de soutien, immédiat et financier, à l’effort de guerre mais concernent également, à terme et au cas où Donald Trump serait élu, les conséquences d’une désorganisation morale et juridique partielle, voire totale, du système de défense incarné par l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN).
Enfin, la cinquième interrogation est née des déclarations du président de la République sur le degré d’implication envisagé pour les pays d’Europe occidentale. Ces déclarations ont surpris et prouvent la dissonance entre un texte et un sous-texte. Le texte indique qu’il n’existe pas de consensus quant à une intervention des forces occidentales en Ukraine. Cependant, en recourant au mot « dynamique » et en refusant d’exclure cette hypothèse, ce texte a été perçu comme une annonce. Produit de manière assez unilatérale et semblant ne pas refléter les discussions qui se sont tenues au cours des heures précédentes, il introduit des éléments d’analyse complexes dont nous mesurons les effets dans la presse.
M. le général Christophe Gomart, ancien directeur du renseignement militaire et ancien commandant des opérations spéciales. Je vous propose d’évoquer la situation militaire sur le terrain, telle que je la perçois. Je considère que la ligne de front n’a pas évolué depuis environ un an, même si les Russes progressent peu à peu. Hier encore, l’armée russe a conquis trois villages près de la ville d’Avdiïvka. Aujourd’hui, il est certain que la tendance n’est pas favorable à l’Ukraine.
Quelques points positifs sont toutefois à relever. L’Ukraine est aujourd’hui perçue comme une nation, en dépit des dissensions politiques qui sont les siennes. L’OTAN s’est renforcée avec l’adhésion de la Suède et de la Finlande. L’Ukraine fait preuve d’un esprit de résilience inimaginable en février 2022, au moment où chacun prédisait une victoire de la Russie en trois jours. D’ailleurs, un certain nombre d’analystes, dont je faisais partie, n’avaient pas envisagé une attaque russe en Ukraine.
Un autre point positif est l’attitude de l’Union européenne, qui fait bloc derrière l’Ukraine. À mon sens, les récentes déclarations du président de la République en témoignent, et assurent les Russes d’une véritable volonté de passer d’une Europe puissance à une Europe puissance militaire, bien que cet objectif soit encore éloigné.
En revanche, les points négatifs sont assez nombreux. De mon point de vue, l’Occident a commis deux erreurs. La première est d’avoir sous-estimé les Russes, et vous savez que, en matière militaire, sous-évaluer l’adversaire est une faute. L’Occident a considéré en effet que la Russie ne parviendrait pas à surmonter les difficultés engendrées par les sanctions économiques qui leur ont été imposées. Or l’économie russe se porte bien, au moins ponctuellement, grâce à une économie de guerre qui, elle, a été réellement mise en place. Il convient de reconnaître que la Russie a su anticiper les sanctions. Ainsi, elle a multiplié par 2,5 sa production de blé entre 2014 et 2022, ce qui montre que Vladimir Poutine s’était bien préparé aux futures sanctions.
L’autre erreur de l’Occident est d’avoir laissé croire aux Ukrainiens qu’ils remporteraient cette guerre grâce à son apport en munitions et en armements. Le ministre de la défense ukrainien, me semble-t-il, a affirmé que les Occidentaux n’avaient fourni que 50 %, voire 30 %, de ce qu’ils avaient promis. Ainsi, un million d’obus de 155 mm avaient été annoncés pour mars 2024 mais, à ce jour, seuls 300 000 obus ont été livrés.
L’Ukraine est un pays de 40 millions d’habitants. Entre 6 et 8 millions de personnes ont quitté le territoire, surtout des femmes et des enfants. Mais cette population réduite à 32 millions de personnes fait face à la population russe, qui s’élève à 140 millions d’habitants et dispose d’une véritable profondeur stratégique. Non seulement les munitions sont insuffisantes mais les hommes eux-mêmes sont en nombre insuffisant. Par conséquent, la capacité de relève est quasi-inexistante. Les premières relèves se produisent actuellement, ce qui signifie que certains des soldats ukrainiens sont au front depuis deux ans. D’ailleurs, il est à noter que des manifestations de femmes et de mères de soldats ont lieu. La moyenne d’âge des soldats au front se situe entre 40 et 45 ans, les Ukrainiens ayant pris la décision de ne pas envoyer leurs étudiants à la guerre de façon à préserver leur avenir. Néanmoins, cette moyenne d’âge diminue. L’âge minimum, qui était de 27 ans, doit être abaissé dans la loi ukrainienne, me semble-t-il, à 25 ans.
Enfin, l’armée ukrainienne éprouve des difficultés en matière de planification, faute d’une logistique suffisante. Cette logistique s’appuie sur les apports occidentaux mais la faiblesse de ceux-ci ne permet pas d’établir une vision.
Le conflit est bénéfique aux États-Unis. Il leur permet d’élargir l’OTAN et d’accéder à un marché de l’armement en progression, puisque les dons à l’Ukraine sont réinvestis dans l’industrie de l’armement américaine. Les États-Unis sortent largement gagnants dans la compétition économique qui les oppose à l’Union européenne. Il est difficile de prévoir ce qu’il adviendra du plan d’aide américain de 60 milliards de dollars actuellement en discussion. Mais les déclarations de Donald Trump sur l’OTAN résonnent comme un appel aux Européens à bâtir une défense européenne. Les Européens ont été accoutumés à la protection américaine depuis longtemps et les budgets de la défense ont largement diminué depuis trente ou quarante ans. De mon point de vue, l’Europe doit faire face à ses responsabilités et devenir une puissance militaire.
Du côté des Russes, la profondeur stratégique s’avère cruciale. En effet, leur deuxième échelon militaire est à l’abri des coups, de même que leur troisième échelon industriel. L’armée ukrainienne peine à frapper les bases et les flux logistiques, en dépit des missiles du Système de croisière conventionnel autonome à longue portée (SCALP), donnés par les Français et les Britanniques, et des missiles du High Mobility Artillery Rocket System (HIMARS), livrés par les Américains. Cette profondeur stratégique russe les protège. Les actions commandos et les frappes de drones réalisées non loin de Moscou sont des épiphénomènes, même si les Ukrainiens ont démontré leur capacité, sans doute appuyée par les Occidentaux, à frapper la marine russe en mer Noire.
Chez les Russes, la violence est source de victoire et Poutine considère cette guerre comme une guerre préventive. Poutine, selon moi, n’entend que le rapport de forces. Il a bien compris que le monde ne s’organise que par la guerre, alors qu’en Europe de l’Ouest, on estime qu’une autre approche est possible. La guerre en Ukraine est présentée comme une guerre hybride. Or, de mon point de vue, toute guerre est hybride. On a toujours cherché à intoxiquer, tromper, soudoyer l’adversaire, à le renverser par différents moyens, et pas uniquement par la guerre classique. J’ai entendu notre ministre de l’intérieur dire que les Russes étaient nos ennemis. Je pense que c’est exact dans le champ informationnel, même si les attaques cyber ont été moins nombreuses que prévu.
Le conflit ukrainien marque un retour à la guerre de haute intensité classique, avec un besoin de masse que les Ukrainiens ne peuvent satisfaire. Il s’agit d’une guerre d’attrition, où les pertes sont nombreuses. Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, annonce un bilan de 31 000 soldats ukrainiens tués. De mon point de vue, ce bilan est sous-estimé. Zelensky affirme que le camp russe compte 180 000 morts. Or, quand les Ukrainiens tirent un obus, les Russes en tirent deux ou trois. Dès lors, j’estime qu’il y a autant de morts russes qu’ukrainiens. Rappelons que la bataille de Verdun a fait presque autant de victimes allemandes que françaises. À Verdun, un million d’obus ont été tirés le premier jour de la bataille. Je vous laisse imaginer le bilan en Ukraine, où les forces ukrainiennes tirent entre 3 000 et 5 000 obus par jour, quand les Russes en tirent environ 10 000 chaque jour.
La guerre se déroule dans tous les milieux : sur terre, sur mer, dans les airs, dans le champ informationnel, dans le champ cybernétique. Sur ce dernier point, il n’y a pas de fatalité dès lors qu’un pays est bien préparé. Et la France est bien préparée, notamment dans la perspective de la tenue des Jeux olympiques, puisque toutes les entreprises se préparent à des possibilités d’attaque. Le champ terrestre reste le principal lieu d’affrontement. Certes, les Ukrainiens ont montré que, sans marine, ils sont en mesure de repousser les bateaux de la flotte russe vers l’Est et de permettre ainsi aux céréaliers ukrainiens de poursuivre leurs livraisons ; mais la flotte russe de la mer Noire ne passe pas pour la plus performante de la marine russe. La guerre électronique russe est très puissante et a été sous-estimée, alors qu’elle est parvenue à annihiler des drones utilisés par les Ukrainiens.
Cette guerre révèle également la transparence du champ de bataille et la difficulté à produire un effet de surprise. En effet, tous les mouvements sont repérés grâce à des drones mais aussi grâce aux réseaux sociaux sur lesquels circulent de nombreuses fausses informations. Connaître les intentions de l’adversaire est très complexe. De mon point de vue, l’objectif militaire de Moscou est d’achever la conquête des quatre oblasts que les Russes ont annexés – Zaporijia, Kherson, Lougansk et Donetsk –, ainsi que sans doute, mais dans un second temps, de prendre la ville de Kiev et de renverser le président Zelensky.
La guerre est un affrontement de volontés et de forces morales. La capacité de résilience ukrainienne est assez importante, tout comme celle des Russes, qui comptent énormément sur leur profondeur stratégique pour durer. La profondeur stratégique ukrainienne dépend, en premier lieu, de celle de l’Europe et, aussi, de celle des États-Unis. L’inventivité et la faculté d’adaptation des belligérants sont primordiales et nous avons pu mesurer la capacité des Ukrainiens à résister de manière inventive face à une armée russe bien plus puissamment dotée.
De mon point de vue, le camp qui remportera cette guerre est celui qui tiendra un quart d’heure de plus que son adversaire. C’est aussi celui qui peut compter sur la meilleure logistique. Les déclarations de Donald Trump et l’affaiblissement actuel de l’Ukraine font prendre conscience aux Européens qu’il est temps de prendre les choses en main.
La France est le seul pays de l’Union européenne qui siège au Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies (ONU) et qui tente de prendre l’initiative sur ce point. Le système otanien est un système solaire où les États-Unis d’Amérique sont l’étoile autour de laquelle gravitent les autres pays. Aucun pays européen ne souhaite voir la France prendre la place du soleil et j’ignore d’ailleurs si la France en a la volonté et la capacité. En tout cas, la France veut empêcher la victoire de la Russie à tout prix.
Qu’est-ce que cela signifie ? Est-ce que cela suppose de rendre les territoires détenus par les Russes, qui représentent 20 % du territoire ukrainien ? Empêcher les Russes de prendre Kiev ? Les empêcher de renverser Zelensky ?
Il convient de définir l’objectif réel des Européens. Tant que cet objectif ne sera pas défini, nous ne disposerons pas d’une stratégie claire. Or, si vous me pardonnez l’expression, « à chaque objectif flou correspond une connerie précise ». Je pense qu’il est nécessaire d’éviter la pensée magique, de rester pragmatiques et réalistes quant aux capacités réelles qui sont les nôtres et qui sont celles des Ukrainiens face aux Russes.
L’Union européenne a augmenté ses capacités militaires. Onze pays européens consacraient 2 % de leur produit intérieur brut (PIB) à la défense. Ils seront dix-huit à la fin de l’année. Pour autant, l’économie de guerre n’est pas une réalité. Passer d’une production de 1 000 obus par mois à une production de 3 000 obus par mois ne traduit pas la réalité d’une économie de guerre. Les Ukrainiens consomment 5 000 obus par jour.
M. Philippe Gros, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), coordinateur de l’Observatoire des conflits futurs. Il est indispensable de rester prudents sur la lecture de cette guerre. Les informations sont contradictoires et fragmentaires et l’appréciation des situations au sein des états-majors diverge grandement des lectures extérieures qui en sont faites.
Le général ukrainien Valeri Zaloujny a expliqué en novembre dernier que les technologies actuelles, qui favorisent la défense, plaçaient la confrontation en cours dans une guerre de positions qui, selon lui, constitue une impasse. Cet affrontement attritionnaire ferait, à long terme, le jeu d’une Russie aux ressources supérieures à celles de l’Ukraine.
Depuis la suspension de l’aide américaine, l’assèchement des ressources en munitions qu’elle implique sur le terrain et les possibilités accrues de progression russe qui en résultent, font craindre une conclusion accélérée des hostilités. Cela étant, ne nous y trompons pas : les Russes eux-mêmes semblent avoir compris qu’ils ne pourront pas gagner la guerre dans les prochains mois. Plusieurs sources estiment que Moscou viserait l’atteinte de son but de guerre, c’est-à-dire l’annihilation de l’État ukrainien – et par la même occasion une défaite majeure du système de sécurité transatlantique – à l’horizon 2026. Quant à l’Ukraine, quand bien même elle parviendrait à éviter trop de pertes de terrain au cours des prochains mois, la régénération d’un potentiel lui permettant de reprendre l’initiative opérationnelle sur le front est, au mieux, une perspective distante.
La guerre d’usure devrait donc se poursuivre, et il importe donc de prendre la mesure de sa soutenabilité pour les deux belligérants. Dans cette perspective, j’aborderai quatre paramètres militaires essentiels : le volet humain, le volet matériel, le volet moral et le volet mental.
Sur le volet humain, en déployant plus de 470 000 soldats en Ukraine, contre 320 000 un an plutôt, selon le renseignement ukrainien, la Russie a démontré en 2023 qu’elle avait été en mesure de compenser ses pertes énormes, qui approchent les 400 000 hommes, toutes causes confondues. Toutefois, la soutenabilité de ce que l’on appelle la « crypto-mobilisation russe », reste une question ouverte, de même que l’incertitude entourant un nouvel effort de mobilisation massive par Vladimir Poutine, option jugée par beaucoup très sensible politiquement.
Les forces armées ukrainiennes comptent pour leur part environ 600 000 hommes. Cependant, rien ne filtre quant à l’état des effectifs réels engagés sur le front, sur lequel l’Ukraine semble désormais en infériorité numérique notoire, ce qui obère sa capacité à régénérer son potentiel. Les pertes humaines ukrainiennes, estimées à 42 000, sont également lourdes, quoique largement inférieures à celles des Russes en valeur absolue. Rétablir la situation n’est pas aisé car le flux de volontaires a fini par se tarir. La soutenabilité de l’effort constitue également un enjeu politique. La loi d’abaissement de l’âge de la mobilisation évoquée par le général Gomart suscite des interrogations mais pourrait permettre à Kiev de combler, au moins partiellement, ses pertes en 2024. De nombreuses voix, à commencer par celle du général Zaloujny lui-même, craignent que l’Ukraine atteigne les limites physiques de la mobilisation plus rapidement que la Russie.
Sur le volet matériel, le facteur qui dictera le sort de la confrontation est la capacité de production d’armements. Ni l’Ukraine et ses soutiens occidentaux, ni la Russie ne disposent des capacités nécessaires à la soutenabilité du combat de haute intensité tel qu’il se présente jusqu’à maintenant, à l’exception des drones dont la production explose dans les deux camps. La seule bataille d’Avdiïvka a coûté aux Russes des pertes en chars et en blindés supérieures à leur production de chars et de blindés neufs en 2023. Cette guerre reste donc, pour un certain temps encore, un affrontement de stocks : 70 à 90 % des 1 500 chars et des 2 500 blindés reçus par l’armée russe en 2023, selon les chiffres donnés par le ministère russe de la défense, représentent en réalité des restaurations de matériels stockés. Il en va de même du côté ukrainien, à la suite de l’arrêt des livraisons de munitions tirées des stocks américains.
Cette situation soulève deux interrogations. D’une part, les stocks russes sont-ils suffisants pour continuer à alimenter le front ? D’autre part, les capacités de production de la base industrielle de défense (BID) russe seront-elles suffisantes pour prendre le relais des stocks, une fois ceux-ci épuisés ?
S’il est impossible d’apporter des réponses certaines à ces deux questions, il convient de noter que les tactiques utilisées et la supériorité des matériaux occidentaux entraînent chez les Russes des pertes plusieurs fois supérieures à celles des Ukrainiens, ce qui tend à niveler les taux d’attrition réelle de chaque camp. En outre, les Russes ont probablement déjà consommé la meilleure part de leurs stocks. Sur la base des études par imagerie, on peut estimer que Moscou a déstocké environ 40 % des armes lourdes conservées dans ses grandes bases de réserve, et même plus de 50 % en ce qui concerne l’artillerie. Ces 40 % recouvrent l’essentiel des matériels les mieux entretenus et les plus récemment stockés. Rappelons à cet égard que la stratégie de modernisation des forces russes lancée en 2008 s’est faite au détriment de la maintenance, voire de l’existence même d’une part très importante des énormes stocks hérités de la guerre froide, déjà passablement abîmés au cours de la décennie 1990. Dès lors, une part importante du matériel encore stocké est probablement impossible à restaurer et une autre part ne pourrait l’être qu’au prix de difficultés. La nature du matériel engagé sur le terrain par les Russes, analysée à partir des pertes visuellement confirmées, confirme cette tendance.
Concernant les productions de la BID russe et leur dynamique, je suis extrêmement dubitatif devant l’emploi du terme « économie de guerre ». Dans le contexte actuel, il n’a rien de commun avec la conversion de l’industrie soviétique durant la seconde guerre mondiale. Il est question ici d’une mise sous tension maximale de la base industrielle existante, au mieux de son extension partielle, dont la réalité fait d’ailleurs débat.
Certains experts mettent l’accent sur les nombreuses contraintes de l’industrie russe, telles que le manque structurel de personnels, le caractère obsolète des processus industriels ou encore la dépendance à l’égard des technologies occidentales, en particulier dans le cas des machines-outils et, bien sûr, de l’électronique des systèmes d’armes. Les sanctions pèsent indiscutablement sur de nombreux programmes d’armements russes, même s’il paraît totalement illusoire de stopper les flux de technologies électroniques duales dans notre économie mondialisée, ce qui d’ailleurs sert aussi les drones ukrainiens. À l’appui de cette thèse, certaines données officielles mettent en lumière une croissance de plus en plus modérée – voire un plateau – de la production russe au cours de ces derniers mois. Ainsi, l’état-major russe aurait exprimé le besoin de disposer d’environ 5,5 millions d’obus pour 2024 et pour 2025. Or son industrie ne pourra lui en fournir, en 2024, qu’environ 2,5 millions, soit un quart d’augmentation seulement par rapport à 2023. Ce volume de production, en outre, inclut probablement l’indispensable restauration des derniers stocks de vieilles munitions. Dès lors, Moscou ne peut poursuivre ses opérations qu’à la faveur de livraisons massives de matériel nord-coréen, dont la qualité est extraordinairement médiocre.
D’autres experts se montrent davantage circonspects et notent les objectifs de progression des installations industrielles russes. Ils mentionnent, en outre, les réelles erreurs d’appréciation des Occidentaux quant à la capacité de production de missiles russes. Néanmoins, il semble que la substitution de la restauration des stocks par des productions de nouveaux matériels représente un objectif trop élevé pour Moscou à l’horizon 2025, et ce à intensité équivalente de pertes. En outre, une part non négligeable des capacités industrielles russes est consommée par les réparations des matériels endommagés ou usés qui sont très sous-estimés dans les calculs de pertes.
La fin du soutien occidental en armements est donc absolument indispensable pour la Russie. La question politique sur ce sujet est le facteur le plus déterminant mais aussi le plus incertain. Alors que la quasi-totalité des opinions publiques, hormis en Italie, reste majoritairement favorable au soutien militaire à l’Ukraine, il ne s’agit nulle part de la principale des préoccupations, hormis sur les franges orientales de l’Europe.
Aux États-Unis, l’aide a été massive, surtout en munitions, mais également dosée en fonction des risques d’escalade et parce que l’Ukraine n’y est pas le premier sujet de préoccupation. De plus, les Américains semblent avoir des doutes sérieux quant à la faculté de Kiev à libérer l’ensemble de son territoire. Un arrêt définitif du soutien américain aurait néanmoins d’énormes conséquences sur la suite du conflit, ce qui place l’Europe plus que jamais en première ligne. Certes, les délais d’obtention des contrats et des financements nécessaires à l’extension des capacités de production sont à déplorer et les défis de rationalisation et d’unité de l’effort sont multiples. Mais ne sont-ils pas consubstantiels au club européen ?
Le temps de la montée en puissance ne peut être celui du champ de bataille. Le raidissement des Européens aura été spectaculaire. Sur le plan capacitaire, les BID européennes mais aussi celle de l’Ukraine partent de bien plus loin que celles de leur adversaire. Cependant, la courbe de progression des capacités apparaît, sur la période 2023-2025, supérieure à celle de la BID russe. Empiriquement, le soutien européen comporte d’importantes limites, tant en volume qu’en diversité des ressources.
On peut se risquer à avancer que les capacités ukrainiennes et européennes sont en mesure, à elles seules et à condition que l’effort soit consolidé, de permettre à Kiev d’affermir sa posture défensive. Mais elles ne semblent pas en mesure d’aller au-delà, d’autant qu’une fraction des productions européennes pourrait servir au re-complètement des inventaires des armées européennes elles-mêmes.
Le volet moral revêt une réelle criticité pour l’Ukraine. La société et la troupe sont encore très majoritairement déterminées à poursuivre la lutte, même si les critiques à l’égard de la politique suivie, la corruption des institutions et le découragement suscité par l’échec de la contre-offensive érodent quelque peu cette détermination. En Russie, ce que j’appellerais « le système de commandement par coercition » a montré en 2023 sa résistance, en dépit des lamentations de la troupe et des désertions croissantes. Rien n’indique une rupture prochaine de ce point de vue, ni sur le champ de bataille, ni sur l’arrière, quel que soit le niveau réel de soutien de la population à l’entreprise sanglante de ses dirigeants. C’est bien la détermination de Poutine et de ses séides qui importe.
Enfin, sur le volet mental, la situation est tout aussi critique. L’armée russe n’est plus dans l’état de désorganisation qu’elle connaissait à la fin de l’année 2022. Elle a reconstruit une cohérence et une faculté à régénérer son potentiel. Sur le plan opérationnel, elle s’améliore. Ainsi, l’offensive actuelle dans l’oblast de Louhansk s’appuierait sur un schéma d’attaque coordonné à grande échelle qui n’avait encore jamais été organisé par les Russes. Sur le plan tactique, l’armée russe montre des facultés d’adaptation, émule les procédés ukrainiens et organise une force à plusieurs vitesses incluant cyniquement des troupes consommables, dont le massacre est préférable à la perte de matériels et surtout de vétérans. Ses piètres performances à l’offensive témoignent néanmoins du caractère encore très partiel de cette adaptation. À cette échelle tactique, les Ukrainiens semblent plus innovants et flexibles mais ils n’ont pas résolu leurs importants problèmes d’organisation, notamment l’hétérogénéité de leurs forces soulignée par les coopérants avant la guerre. En outre, démentant les succès de 2022, la conduite de la contre-offensive en 2023 n’a pas convaincu quant à la capacité de la haute hiérarchie ukrainienne à concevoir un art opératif réellement efficace.
Si les Ukrainiens parviennent à régénérer leur potentiel, à gagner la bataille de l’attrition en 2024-2025, quel concept de campagne leur permettrait de traduire cette usure en succès opérationnel significatif ? Compte tenu de la densité d’une armée russe claquemurée derrière ses champs de mines, la question reste sans réponse mais tel est le principal défi militaire auquel sont confrontés les Ukrainiens. Leur succès en mer Noire, l’accroissement de la campagne d’interdiction sur le système pétrogazier russe, mais aussi la famine de missiles qui menace leur système de défense anti-aérien, pèseront beaucoup dans la balance des potentiels.
En conclusion, il convient de retenir de tous ces éléments que, pour Moscou, la guerre d’usure se joue sur le plan de la confrontation directe avec l’armée ukrainienne et sur le plan de la confrontation indirecte avec les Occidentaux. À la condition sine qua non que ces derniers, à tout le moins les Européens, consolident leur aide, il n’est pas du tout certain que cette confrontation favorise, au-delà de 2024, une armée russe qui se resoviétise à grands pas mais sans disposer de la masse de l’armée rouge. Pour autant, une victoire de l’Ukraine est difficile à concevoir pour l’instant, en raison des immenses défis capacitaires, opérationnels et organisationnels qui se posent à elle. Dans l’éventualité où elle parviendrait à les surmonter, l’effet coercitif d’une défaite militaire sur une Russie lancée dans une fuite en avant reste à démontrer.
Un tel contexte est de nature à accroître les tensions, et les tentations d’escalade russes, surtout si un découplage s’opère entre les États-Unis et l’Europe. Le vieux continent ne dispose pas d’autre choix que de durcir et de consolider sa posture dans cette confrontation qui dépasse le sort de l’Ukraine. Plus la Russie épuisera ses ressources dans cette guerre, moins les menaces de nouvelles agressions conventionnelles sur les alliés de l’OTAN à l’Est sembleront crédibles, au moins jusqu’à la fin de la décennie.
Mme Tatiana Kastoueva-Jean, directrice du centre Russie-Eurasie de l’Institut français des relations internationales (IFRI). Je vous propose une plongée dans la politique intérieure russe. La Russie est déjà entrée en période électorale, avec le vote anticipé pour l’élection présidentielle. Le terme d’élections est une commodité de langage, les oppositions russes évoquant de préférence une « opération électorale spéciale ». En effet, les résultats des élections sont connus d’avance dans un régime autoritaire et Vladimir Poutine recueillera au moins 77 % des voix, c’est-à-dire le score qu’il a obtenu lors des précédentes élections, en 2018.
Ces élections se déroulent selon le format le plus conservateur et le plus verrouillé de toutes les élections auxquelles Vladimir Poutine a participé. Face à lui se présentent trois candidats peu connus du grand public, au point que l’un d’eux, Leonid Sloutski, utilise sur ses affiches électorales la photo du président-fondateur de son parti, le parti libéral-démocrate de Russie (LDPR), plutôt que la sienne. Aucun de ces trois candidats n’ira faire campagne dans les régions nouvellement annexées par la Russie, afin de ne pas gêner les autorités russes. Aucune stratégie efficace de l’opposition n’est possible. Nous avons appris récemment la disparition d’Alexeï Navalny en prison : sa mort ainsi que le traitement de son corps ont heurté même dans les rangs du camp loyaliste.
Néanmoins, ces élections méritent d’être observées. Il existe des points de tension inattendus pour les autorités russes, notamment autour de Boris Nadejdine, qui apparaissait comme un candidat inoffensif et qui finalement a dû être évincé de la course électorale. D’autres questions se posent pendant et après ces élections. L’identité du candidat qui arrivera en deuxième position nous renseignera sur l’état d’esprit de la société russe. Le candidat communiste sera-t-il le dauphin de Poutine, comme lors des précédentes élections présidentielles ? Ou bien cette place sera-t-elle occupée par Vladislav Davankov, le candidat du parti Nouvelles personnes, qui tente de porter un agenda anti-guerre ? Surtout, une mobilisation partielle sera-t-elle enclenchée après les élections, afin d’assurer une percée en Ukraine ? Il faut dire que tout est prêt pour cette éventualité. Les dossiers sont numérisés, et il existe très peu d’échappatoires pour quiconque voudrait se soustraire à cette obligation, comme ce fut le cas lors de la première mobilisation partielle. Ce type de décision représente un coût politique et économique. Si le discours officiel, pour l’instant, prétend qu’une telle mobilisation n’est pas nécessaire, les correspondants militaires, depuis les tranchées, font état d’un manque de personnels dans les formations d’unités régulières. De plus, les chiffres des militaires sous contrat sont très probablement surévalués, puisque les personnes qui signent le contrat une deuxième fois sont comptées comme de nouvelles recrues.
Dans quel état d’esprit se trouvent les élites russes, après deux années de guerre ? Les élites russes sont extrêmement homogènes. La moyenne d’âge de la soixantaine de personnes la plus proche de Vladimir Poutine est de 64 ans. La différence est flagrante avec les quadragénaires des élites ukrainiennes qui, elles, n’ont pas vécu sous le régime soviétique, et ont toujours connu l’Ukraine indépendante. Depuis le début de la guerre, très peu de défections ont été constatées dans les rangs des élites russes. Rares sont les personnalités qui sont parties à l’étranger ou ont abandonné la citoyenneté russe comme sept milliardaires l’ont fait. Les coupables des échecs initiaux n’ont pas été punis. Le ministre de la défense Sergueï Choïgou et le chef de l’état-major Valeri Guerassimov sont toujours en poste. La guerre n’a pas non plus joué un rôle d’ascenseur social pour les anciens combattants. Il y a donc une stabilité, voire une sclérose, des élites russes depuis deux ans et il faudra attendre la période post-électorale pour observer un éventuel jeu de chaises musicales au sommet du pouvoir.
Pourquoi ces élites sont-elles aussi soudées ? Différents sentiments les animent. En premier lieu, la peur de tout perdre et la crainte pour leur vie et celle de leur famille, surtout depuis la série de meurtres, y compris à l’étranger, qui s’est produite en 2022. Ces élites sont également motivées par un calcul pragmatique. Le prix de la sortie est en effet très élevé et il est bien plus avantageux de rester à bord du navire. Pour beaucoup, la guerre représente aussi un moyen d’enrichissement et la possibilité de mettre la main sur des actifs, y compris des actifs étrangers comme ce fut le cas pour le clan Kadyrov, qui s’est accaparé les actifs de Danone. Néanmoins, si la situation des élites est vivable, elle n’est pas tout à fait confortable et comporte des risques. Vladimir Poutine vieillit et le temps ne joue pas pour lui. Les loyautés sont fragiles, comme en témoigne la mutinerie de Evgueni Prigojine, durant laquelle les élites sont restées en retrait. Ce sont d’ailleurs les mêmes personnes qui avaient prêté allégeance à Dmitri Medvedev qui ont prêté de nouveau allégeance à Vladimir Poutine. Les élites russes sont extrêmement malléables, à partir du moment où elles conservent leur fortune et leur position.
Quel est l’état d’esprit de la société russe, après deux années de guerre ? Officiellement, le taux d’approbation de l’action du président Poutine s’élève à 80 % et 77 % des Russes approuvent l’action des forces armées russes en Ukraine. Ces chiffres sont stables depuis le début de la guerre mais ils masquent plusieurs tendances et plusieurs groupes de populations. Le nombre de Russes émigrés pourrait s’élever à un million. Les Russes anti-guerre, qui représenteraient entre 20 et 25 % de la population, sont restés au pays mais se manifestent d’une manière extrêmement discrète, avec des tags anti-guerre ou des fleurs déposées aux pieds des monuments après la mort d’Alexeï Navalny : 200 000 dossiers seraient en cours d’instruction pour des actions hostiles à la guerre. Cette partie de la population exprime dans les sondages un sentiment de lassitude, de dépression et de désarroi.
La deuxième Russie, la Russie pro-guerre, ne représente, selon l’aveu même du directeur du centre pan-soviétique d’étude de l’opinion publique VTsIOM, un institut de sondages proche de l’administration présidentielle, que 10 à 15 % de la population. Au sein de ce groupe, nombreux sont ceux qui bénéficient économiquement et socialement de la guerre, qui représente pour eux une opportunité pour améliorer leur situation financière, augmenter leur prestige social et profiter d’avantages pour eux et pour leur famille. Pour la première fois peut-être, la Gloubinka, la Russie profonde, a le sentiment d’être considérée et valorisée par les autorités russes.
Le troisième groupe est la Russie apolitique. C’est la Russie majoritaire, qui occupe la position d’un petit homme qui n’influe sur rien, qui n’est responsable de rien, qui se concentre sur sa vie privée et professionnelle et se tient à distance de la guerre. Cette attitude est rendue possible et encouragée par le gouvernement, qui s’emploie à ce que cette partie de la population ne ressente pas directement les effets de la guerre, même s’il convient de remarquer que, au sein de ce groupe, le mouvement des femmes de soldats – qui au début réclamait seulement le retour des maris partis au front depuis plusieurs mois – porte de plus en plus un message anti-guerre. Cette Russie est fatiguée de la guerre : 83 % souhaitent que les autorités se concentrent sur les problèmes internes, 58 % sont même favorables à un cessez-le-feu avec l’Ukraine. Si cette population n’a pas soutenu la guerre et ne sent pas responsable de son déclenchement, en revanche elle ne souhaite pas non plus la défaite de la Russie. Elle en redoute les conséquences, craignant de devoir payer les réparations et d’être désignée elle aussi comme responsable. Ainsi, si les sondages montrent qu’un hypothétique cessez-le-feu immédiat recueillerait l’approbation de 70 % des Russes, alors qu’un cessez-le-feu accompagné d’une condition de restitution à l’Ukraine de ses territoires serait soutenu par seulement 34 % de la population.
Sur le plan économique, la Russie a connu en 2023 une croissance de 3,6 %. Plusieurs facteurs ont contribué à ce résultat, parmi lesquels les revenus élevés tirés du pétrole et du gaz, la réorientation des flux vers la Chine et l’Inde et toutes sortes de techniques utilisées pour contourner les sanctions, comme l’utilisation de la flotte fantôme. L’État a massivement investi dans l’économie, notamment dans le secteur militaro-industriel, qui représente aujourd’hui 6 % du PIB et 30 % du budget russe. Des aides distribuées aux soldats et aux volontaires, ainsi qu’une hausse des salaires, en particulier dans le secteur du complexe militaro-industriel, ont alimenté la consommation, moteur de la croissance.
L’effort de guerre de 6 % n’est pas critique pour l’économie russe et le fond de prospérité nationale représente 134 milliards de dollars, au 1er février 2024. L’économie russe n’est pas encore tout à fait sur les rails de la guerre, une marge de progression existe. Elle fonctionne à plein régime mais sans recourir à la main-d’œuvre féminine, et sans reconvertir des entreprises civiles en entreprises de production militaire. Cependant, l’équation économique globale est difficile à tenir. Financer l’effort de guerre, assurer la stabilité macroéconomique, porter la dépense sociale et investir dans les régions annexées supposent des fonds considérables. Or la Russie accumule des fragilités. Les avantages dont bénéficie le complexe militaro-industriel créent une forte distorsion ; les compagnies privées sont obligées de recourir à de nouvelles chaînes de logistique, plus longues et plus coûteuses, et doivent recommencer lorsqu’elles sont démantelées par la menace des sanctions secondaires ; les banques émiraties et chinoises commencent à refuser de traiter des transactions russes ; le nombre de cadres qualifiés est insuffisant. Il est d’ailleurs intéressant de noter que la critique sur les questions économiques reste permise en Russie. Ainsi, la présidente de la Banque centrale elle-même a affirmé que l’économie russe était en surchauffe : « nous allons rouler rapidement », a-t-elle déclaré, « mais pas longtemps ».
Je terminerai par un point sur l’Ukraine. L’âge moyen des soldats et les difficultés de recrutement ont déjà été évoqués. La nouvelle loi sur la mobilisation rencontre une vive opposition à la Verkhovna Rada, le Parlement ukrainien. Elle est toujours en cours d’examen et 1 700 amendements ont été déposés. Certaines dissensions sont apparues au sommet de l’État ukrainien, notamment entre Volodymyr Zelensky et le général Valeri Zaloujny, le commandant en chef des forces armées ukrainiennes, qui a été remplacé. Cette situation interpelle quant à la solidité de l’union sacrée autour du président Zelensky.
Les sondages font état d’une petite érosion du soutien de l’opinion publique ukrainienne. Le taux d’Ukrainiens estimant que la situation en Ukraine évolue favorablement n’a jamais été aussi bas. Il est de 36 % aujourd’hui, contre 46 % de sondés faisant preuve de pessimisme. Toutefois, cela ne signifie pas qu’un défaitisme s’empare des esprits ukrainiens. Le sentiment qui anime la population reste qu’il n’existe pas d’alternative au combat.
Kaja Kallas, la première ministre estonienne, a eu cette bonne formule, qui, je pense, est partagée par nombre d’Ukrainiens : « depuis la seconde guerre mondiale », a-t-elle dit, « la paix a signifié la liberté et la prospérité pour l’Europe occidentale quand, pour nous, elle a signifié l’occupation et la déportation ». Les Ukrainiens redoutent une paix synonyme de perte d’identité nationale, de perte de souveraineté et d’occupation. Ils ne sont, dès lors, pas prêts à échanger la paix contre des concessions territoriales. Certes, la proportion de la population qui pourrait y être favorable commence à augmenter, notamment à l’Est et au Sud du pays, mais 80 % des Ukrainiens refusent toujours cette éventualité. Il est à noter que, parmi eux, 65 % sont des citoyens russophones.
En conclusion, l’analyse montre qu’il ne faut pas s’attendre à l’effondrement de l’un des deux belligérants, à court et à moyen termes. Ni l’un, ni l’autre n’est frappé par le défaitisme. Par conséquent, la guerre d’attrition risque de se poursuivre longtemps. Les volontés politiques, le soutien occidental et la vigueur du corps social du côté ukrainien, conjugués à l’apathie du corps social russe, installent la guerre dans la durée. Les Occidentaux, et je rejoins les propos des autres intervenants, détiennent la clé de ce conflit. Sa durée et son issue dépendent du soutien à l’Ukraine ou de son abandon.
M. le président Jean-Louis Bourlanges. Je vous remercie tous les trois de nous introduire à une vision extrêmement nuancée de la situation. Je donne, en ouverture des interventions des orateurs des groupes politiques, la parole à Mireille Clapot, qui revient d’Ukraine où elle a participé, au nom de cette commission, aux manifestations commémorant la résistance du peuple et de l’État ukrainiens à l’agression dont ils sont l’objet.
Mme Mireille Clapot (RE). Je salue à mon tour la qualité des éclairages de nos intervenants mais j’aimerais prévenir un glissement sémantique. Le conflit oppose un agresseur à grande échelle et un agressé, et il convient de se garder de donner l’impression d’une forme de symétrie entre les deux protagonistes.
Malgré les retraits de l’armée russe, cette guerre hybride se poursuit, avec son cortège de crimes. À l’heure où nous discutons, 31 000 soldats ukrainiens, sans doute plus, sont officiellement décédés sur une ligne de front parcourant près de 1 000 kilomètres ; 10 millions de civils ont fui le pays ; 12 % du territoire ukrainien sont occupés par la Russie ; 20 000 enfants ukrainiens auraient été kidnappés pour être russifiés. Cette guerre est également meurtrière du côté russe, bien sûr. Je tiens à rendre hommage aux soldats et au peuple ukrainiens, qui résistent et honorent chaque citoyen européen par leur résilience.
Il y a quatre jours, j’étais à Kiev avec une délégation de présidents et de vice-présidents d’une vingtaine de pays européens et du Canada. Nous avons rencontré nos homologues parlementaires de la Verkhovna Rada, ainsi que de nombreux responsables de la société civile. De ces échanges, il ressort que les Ukrainiens, s’ils saluent l’aide des États-Unis et de l’Europe, nous alertent à juste titre sur les retards des livraisons d’armes et de munitions. L’aide européenne à l’Ukraine s’élève à 80 milliards d’euros, à comparer aux 220 milliards d’euros engagés dans l’effort de guerre russe. Cette guerre n’est pas seulement celle des Ukrainiens, elle est aussi celle des pays menacés par une Russie de plus en plus agressive. Les représentants des pays baltes et de l’Europe de l’Est présents dans notre délégation se sont montrés particulièrement sensibles à ce sujet. Afin d’accompagner l’Ukraine, notre soutien doit être en premier lieu financier et militaire, ainsi que l’a annoncé le président de la République. L’accord bilatéral de 3 milliards d’euros d’aide à destination de l’Ukraine renforcera notre soutien en matière de matériels de défense et d’aide humanitaire.
La conférence du 26 février a replacé dans le débat public ce conflit qui nous concerne. Je salue l’expression forte du président de la République à l’occasion de cette conférence. À titre personnel, je remarque que la question de combattants autres qu’ukrainiens ne se pose pas. En revanche, les experts et les spécialistes de la maintenance ont toute leur place pour aider les Ukrainiens.
J’aimerais vous interroger sur les sanctions et les sources de financement. Comment les sanctions sont-elles autant contournées par des entreprises et par des pays ? J’aimerais vous entendre également sur la question de la filière du combustible nucléaire en France, avec la société Rosatom et sur l’appropriation des avoirs gelés. Enfin, que pensez-vous des entreprises françaises qui restent à Moscou malgré toutes les alertes ?
M. le président Jean-Louis Bourlanges. Je vous remercie et je suis sûr que vous êtes très consciente, pour la bonne tenue de nos échanges, de la nécessité de respecter le temps de parole de deux minutes trente, madame la vice-présidente.
M. Philippe Gros. Le sujet des sanctions est extrêmement complexe, et je n’évoquerai que celles sur les systèmes militaires. Il existe, à mes yeux, deux types de contournement des sanctions. D’une part, certains acteurs continuent sciemment d’alimenter la machine de guerre russe. D’autre part, le ruissellement des technologies duales en matière d’électronique constitue un autre type de contournement. Par exemple, le Lancet, cette munition rôdeuse russe qui fait tant de dégâts sur l’artillerie ukrainienne, contient 168 composants électroniques. Parmi eux, quatre sont fabriqués en Russie. Les autres sont pour la plupart des technologies américaines, notamment de Texas Instruments. Il s’agit d’un cas typique d’usage de technologies duales. Empêcher cet usage suppose un jeu du chat et de la souris permanent, afin d’identifier l’acteur intermédiaire qui a transmis ces technologies. Ensuite, le temps de la prise de décision laisse tout loisir à une autre filière de contournement de se mettre en place. J’ajouterai d’ailleurs que ce principe de ruissellement des technologies duales sert également, bien qu’en des proportions moindres, l’Ukraine, dont les drones s’appuient sur des technologies chinoises.
Mme Tatiana Kastoueva-Jean. Le contournement des sanctions s’explique, à mon sens, par la prédominance d’une logique de rationalité économique et de coûts. S’y ajoute le problème du remplacement de certaines matières premières russes. Il y a quelques années, les sanctions prises sur l’aluminium avaient fait augmenter le prix de celui-ci de 30 % sur le marché mondial. Les Américains ont dû, ce qui est rare, faire marche arrière afin de continuer à acheter de l’aluminium russe.
L’économie russe, par son riche réservoir de matières premières, est au cœur de l’économie mondiale. Il convient en effet d’ajouter au flux du pétrole et du gaz d’autres matières premières telles que le titane par exemple, qui est indispensable aux industries occidentales. D’ailleurs, ces entreprises occidentales continuent d’acheter le pétrole et le gaz russes. Elles s’approvisionnent parfois indirectement, via l’Inde par exemple. Ce moyen de contournement représente cependant un coût pour la Russie et diminue les rentrées d’argent nécessaires au financement de l’effort de guerre.
En ce qui concerne les entreprises françaises, je vous renvoie à l’excellente enquête sur Leroy Merlin, parue dans L’Express. Certaines entreprises ont quitté rapidement la Russie, pour préserver leur réputation. D’autres restent mais pas nécessairement pour de mauvaises raisons. En effet, quitter la Russie suppose de laisser des actifs aux mains des Russes ou de clans, comme le clan Kadyrov qui, comme je l’évoquais précédemment, a saisi les actifs de Danone. Par ailleurs, la porte de sortie est difficilement accessible aujourd’hui. Une commission spéciale gouvernementale examine les dossiers au cas par cas et impose ses conditions. Les pertes financières sont considérables. C’est la raison pour laquelle de nombreuses entreprises françaises sont toujours implantées en Russie, mais sous forme de coquilles vides. Elles n’ont quasiment pas de chiffre d’affaires, ni de ventes, mais, officiellement, elles poursuivent leur activité et continuent à présenter leurs comptes.
M. Thibaut François (RN). Deux ans après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, et à la suite d’une conférence internationale de soutien à l’Ukraine, le président de la République Emmanuel Macron a franchi un nouveau cap, ce lundi 26 février, en n’excluant pas l’envoi de troupes occidentales au sol en Ukraine. Cette déclaration suscite de nombreuses inquiétudes et divise nos alliés. Allemagne, Espagne, Hongrie, Suède, Pologne, République tchèque, Italie, Slovaquie : les réponses des alliés sont claires, aucun d’entre eux n’est favorable à l’envoi de troupes au sol. Le président est le seul à évoquer cette éventualité, ce qui témoigne de son isolement diplomatique sur la scène internationale et d’un manque évident de consultation de nos alliés actuels. Même l’OTAN a affirmé n’avoir aucun projet d’envoi de troupes. Le chancelier allemand Olaf Scholz a déclaré qu’aucun soldat ne serait envoyé sur le sol ukrainien, ni par les États européens, ni par les États membres de l’OTAN. Tous souhaitent éviter toute cobelligérance avec l’Ukraine et préserver l’intégrité de leur territoire. Même les États-Unis l’ont confirmé.
Cette déclaration suscite également de nombreuses inquiétudes pour nos concitoyens. En effet, une telle intervention représenterait une menace pour la vie de nos soldats et pour la sécurité dans notre pays. Cette intervention serait d’ailleurs injustifiée puisque l’intégrité et l’indépendance de notre pays ne sont pas menacées. Enfin, cette déclaration stratégiquement non ambiguë du président de la République représente une menace importante pour la sécurité européenne et peut faire planer le risque d’une nouvelle escalade, qui n’est souhaitée par personne.
Comment évaluez-vous la crédibilité de cette déclaration ? Quels sont, selon vous, les risques d’escalade du conflit consécutifs à la déclaration du président de la République ?
M. le général Christophe Gomart. Il est bien évident que, sur tous les théâtres d’opérations et sur tous les théâtres de crise, la France envoie ce que l’on appelle des « conseillers ». Ces conseillers sont des soldats qui ne sont pas forcément en uniforme. Nous avons toujours un attaché de défense en poste à Kiev, et il n’est pas seul. Par ailleurs, le ministre des armées, M. Sébastien Lecornu, a admis, me semble-t-il, que la France envoyait des conseillers techniques, éventuellement des démineurs.
La Grande-Bretagne a reconnu disposer sur place de membres de son service de santé. Livrer de l’armement suppose un accompagnement en matière de connaissances techniques. De plus, des membres des services de renseignement français sont présents en Ukraine. Des agents de liaison transmettent à leurs homologues ukrainiens les renseignements fournis par la France. Autrement dit, en Ukraine comme sur tous les théâtres de crise en général, des personnes qui dépendent du ministère des armées sont présentes.
M. le président Jean-Louis Bourlanges. Il convient sur ce point d’être extrêmement précis. L’analyse du texte du président de la République montre que l’envoi officiel et assumé de troupes au sol n’est pas à l’ordre du jour. Voilà ce que signifie ce texte.
Mais une double ambiguïté dans la phrase prononcée rend sa compréhension difficile. Premièrement, et comme le général Gomart vient de le rappeler, des troupes peuvent être présentes en Ukraine, de manière non officielle. Deuxièmement, en employant le mot « dynamique », le président de la République sous-entend que si l’envoi de troupes n’est pas à l’ordre du jour, il pourrait le devenir.
Mais le texte lui-même ne fait que rappeler que, à l’issue de la conférence, l’envoi de troupes n’était pas à l’ordre du jour. Je pense qu’il est bon de le rappeler, puisque l’expression du président était effectivement assez complexe.
M. Arnaud Le Gall (LFI-NUPES). Le président de la République a annoncé la possibilité d’envoyer de troupes au sol. La déclaration est ambiguë et il semble que nous ne sommes pas les seuls à n’avoir pas saisi la pensée complexe du président, puisque les Américains, les Allemands, les Italiens, les Espagnols, l’OTAN et d’autres, même son ministre des armées, ne l’ont pas comprise non plus.
Malgré tous les rétropédalages, en prétendant distiller une ambiguïté stratégique, le président de la République a offert beaucoup de clarté à Poutine puisque les démentis immédiats, à commencer par ceux des États-Unis et de l’OTAN, lui ont assuré qu’il n’y aura jamais de forces au sol en Ukraine. Pensez-vous que cette déclaration a, en effet, réduit toute ambiguïté stratégique ?
Puisque vous avez parlé de réalisme quant aux capacités militaires, est-il exact que le canon Caesar, l’un des fers de lance de l’aide militaire française à l’Ukraine, est très peu utilisé ? Et si oui, pourquoi ?
Le président de la République a indiqué très justement qu’il avait été imprudent de promettre un million d’obus par an à l’Ukraine. Quels enseignements peut-on en tirer quant aux capacités de production européennes ? Cela remet-il en cause le choix de produire de l’armement de très haute technologie, au détriment de la production d’armements plus simples tels que des obus et des munitions, qui s’avèrent nécessaires ? Estimez-vous possible de recouvrer des capacités de production ? Enfin, qu’implique réellement l’expression « économie de guerre » dans une économie de marché capitaliste ?
À propos du contournement des sanctions, l’explosion des importations de pétrole raffiné en France depuis l’Inde est significative. De la même manière, on peut supposer que la forte hausse des exportations de biens à double usage vers l’Asie centrale masque une réexportation des surplus vers la Russie. Dès lors, comment procéder afin que les sanctions soient efficaces ?
M. le président Jean-Louis Bourlanges. Merci, votre question est très claire.
M. Arnaud Le Gall (LFI-NUPES). Madame la vice-présidente a eu trois minutes de temps de parole !
M. le président Jean-Louis Bourlanges. Ce n’est pas un précédent ! Et madame Clapot revient d’Ukraine. Il convient d’instaurer de la discipline.
M. Arnaud Le Gall (LFI-NUPES). Mais vous ne la respectez pas vous-même ! Vous laissez chacun dépasser son temps de parole.
M. le président Jean-Louis Bourlanges. C’est en mon pouvoir. Ne vous prévalez pas des fautes de vos collègues. La parole est à nos invités.
M. Philippe Gros. Le terme « économie de guerre » fait écho aux deux guerres mondiales, alors que les réalités de production de systèmes d’armes n’ont rien en commun. On ne fabrique pas un canon Caesar ou un char T-72 comme les Russes fabriquaient les chars T-34 dans des usines de tracteurs il y a quatre-vingts ans. Il en va différemment pour les drones, une économie de drones s’étant développée en Ukraine et en Russie.
Je ne dispose pas de données précises confirmant ce que vous dites à propos des canons Caesar. Cependant, il est évident que la famine de munitions de 155 mm affecte mécaniquement la brigade d’artillerie qui les utilise.
Concernant le privilège accordé aux armes de haute technologie, il s’agit en effet d’un point déterminant. Il conviendrait de faire évoluer notre système vers ce que l’on pourrait nommer un « high-low mix » de capacités. Cependant, il faut se garder de l’excès inverse, c’est-à-dire de produire surtout du matériel rustique et peu performant, ce qui serait une catastrophe. Les soldats de la 47e brigade ukrainienne préféreront toujours le M2 Bradley américain au BMP-1 russe. Il convient de trouver un équilibre, ce qui n’est pas encore le cas dans nos appareils de force.
M. le général Christophe Gomart. Les obus de 155 mm sont les munitions qui font défaut aujourd’hui aux Ukrainiens. La France en produisait jusqu’à une date récente 1 000 par mois. Elle en produit désormais 3 000 par mois. La capacité de production a donc augmenté mais les entreprises de défense, si elles sont disposées à produire davantage, réclament des commandes fermes. Les lignes de production n’augmenteront pas sans commandes fermes. Si les commandes affluent, les industriels produiront davantage sur notre sol, même si la poudre, par exemple, est importée depuis l’Australie. Nous manquons également de cellulose, que nous ne produisons plus en France. Tous ces éléments concourent à nos difficultés en matière de production.
Mme Tatiana Kastoueva-Jean. L’impact des sanctions n’est pas complètement nul. Il abaisse les capacités de financement de la Russie. L’appareil industriel russe est sous tension et si la Russie est contrainte de se fournir en munitions auprès de la Corée du Nord ou de l’Iran, elle le doit en partie aux sanctions. De plus, le manque de composantes oblige la Russie à réparer son matériel obsolète et à vider ses stocks issus de la guerre froide plutôt que développer de nouveaux armements. Les Russes misent sur l’effet de masse mais le défaut de modernisation représente un problème majeur à long terme.
En matière d’innovation, de technologies, de capitalisation des entreprises ou d’investissements dans la recherche et le développement, la Russie ne fait pas jeu égal avec l’Occident. Par exemple, le nombre de thèses soutenues en Russie a été divisé par trois au cours de la dernière décennie, ce qui s’ajoute au manque de cadres qualifiés. Je pense que l’économie russe, d’ici cinq ans, va se simplifier. Il convient de rappeler qu’elle est basée sur la rente énergétique et que, sur cet aspect, les sanctions mises en œuvre en 2014 empêchent le développement de nouveaux gisements sur le territoire russe, au moment où les gisements anciens sont en train de s’épuiser.
M. Meyer Habib (LR). L’attaque russe contre l’Ukraine représente non seulement une agression contre une nation souveraine, en violation du droit international, mais aussi une attaque contre nos valeurs fondatrices de démocratie libérale, qui fondent notre République comme l’Union européenne. Oui, il faut se tenir au côté de l’Ukraine pour préserver sa souveraineté. Oui, il faut dénoncer les attaques russes. Oui, il faut soutenir la démocratie ukrainienne assiégée. Ces positions sont celles de la France, des pays de l’Union européenne et des États-Unis.
Dès lors que nous avons posé ce diagnostic, quelle peut être l’issue de cette guerre aux conséquences globales délétères, y compris pour la France ? Le parallèle avec la lutte contre le nazisme ne tient pas. Poutine n’est pas Hitler. Hitler n’aurait pas été reçu au Fort de Brégançon comme Poutine l’a été par les présidents Sarkozy, Hollande et Chirac. On fait de lui, à raison, un interlocuteur de premier plan. Cependant, il ne faut pas oublier que le régime ukrainien entretient une posture très ambiguë vis-à-vis des collaborationnistes ukrainiens, notamment Stepan Bandera, qui s’était rallié à l’Allemagne nazie contre l’Union des Républiques socialistes soviétiques (URSS).
Quatre-vingts ans après la création du régiment Normandie-Niemen, socle de l’amitié franco-russe, l’invasion de Poutine en Ukraine a mis un coup d’arrêt à notre relation apaisée. Mais l’enjeu dépasse aujourd’hui la relation entre Paris et Moscou. C’est de la sécurité et de la pérennité du monde qu’il est question. La puissance nucléaire russe et ses relations avec la Chine rendent, selon moi, la victoire militaire contre Moscou absolument illusoire. Cela ne signifie pas qu’il faille abandonner l’Ukraine. Il convient de la soutenir autant que possible, tout en se gardant de transformer ce conflit en guerre mondiale.
Les propos du président de la République sur l’envoi d’hommes en Ukraine sont cruciaux mais aussi inquiétants. Ils méritent un débat parlementaire. La France doit être une force d’équilibre, qui soutient la démocratie ukrainienne mais aussi un facteur apaisant qui facilite les discussions entre les deux parties, afin de poser les bases d’un cessez-le-feu à défaut de paix.
Ce conflit aurait peut-être pu être évité, comme l’ont rappelé les plus grands spécialistes, dont le regretté Henry Kissinger. Trop de vexations, trop de maladresses, trop d’imprudences ont été commises de chaque côté. Peut-on imaginer demain le départ de la Russie de la Crimée et du Donbass ? Cela me paraît compliqué.
Enfin, notons le « deux poids, deux mesures » avec la situation en Israël. Personne ne parle de cessez-le-feu en Ukraine, alors que les victimes y sont dix fois plus nombreuses qu’à Gaza, alors qu’il existe un leitmotiv international contre le Hamas, un groupe terroriste islamiste qui a tué 42 Français dans un pogrom historique.
M. le président Jean-Louis Bourlanges. Je suis obligé de vous interrompre.
M. Meyer Habib (LR). Pourquoi un « deux poids, deux mesures » ici aussi ? Je demande trois minutes de temps de parole, comme tout le monde.
M. le président Jean-Louis Bourlanges. Tous les orateurs n’ont pas eu trois minutes pour s’exprimer. J’ai interrompu monsieur Le Gall comme je vous interromps, vous. Respectez l’autorité de la présidence ! Vous pouvez sortir si vous n’êtes pas content ; nous nous passerons de vous dans ce cas. (Protestations dans la salle)
M. Meyer Habib (LR). Alors je sors ! (M. Meyer Habib quitte la salle)
M. Pierre Cordier. Des centaines de milliers de personnes nous regardent, Monsieur le président. Les interventions doivent pouvoir aller à leur terme pour être comprises par ceux qui suivent nos débats.
M. le président Jean-Louis Bourlanges. J’ai annoncé très clairement que chacun des orateurs de groupe aurait deux minutes trente pour s’exprimer et je m’y tiendrai.
M. Nicolas Dupont-Aignan. Madame Clapot a eu trois minutes, elle !
M. le président Jean-Louis Bourlanges. Madame Clapot revient d’Ukraine ; elle avait certainement plus de choses à dire. (Protestations dans la salle)
Je vous signale que je l’ai interrompue également. Cela suffit !
Nous menons un débat très important. Nous avons trois orateurs qui ont beaucoup de choses à dire et la règle du temps de parole s’applique à tous les orateurs des groupes parlementaires. Je vous en prie, ne vous prévalez pas du manque de discipline de vos collègues. Et j’ajoute que ma sévérité est impartiale.
Revenons-en à nos échanges.
M. Philippe Gros. J’aimerais réagir sur les craintes exprimées, ici, d’escalade ou de déstabilisation. Si en 2022, on avait dit à l’ensemble des spécialistes de politique étrangère et de stratégie que les Ukrainiens, dans leur défense contre l’agression russe, seraient en mesure de frapper des objectifs sur le territoire de la Russie, aucun ne l’aurait cru. En effet, la Russie est dotée de l’arme nucléaire et la dissuasion rendait cette hypothèse inconcevable. Pourtant, les Ukrainiens atteignent des cibles sur le territoire ennemi et le feront encore davantage en 2024. Je vous renvoie ici aux chiffres de production des drones ukrainiens, y compris des drones stratégiques. Les Ukrainiens considèrent qu’ils ont atteint la parité avec les Russes en termes de drones. Ils sont en mesure, avec des drones de conception assez simple, et très peu coûteux, de frapper des cibles, y compris sur le système pétrogazier russe, qui est le centre de gravité économique du pays. Cet exemple montre que nous sommes en terre inconnue, sans comparaison, y compris avec la guerre froide. Dès lors, il convient de ne pas s’appuyer sur des schémas préétablis quant au risque d’escalade.
Ceci explique d’ailleurs l’ambiguïté de la politique américaine. Ainsi Jake Sullivan, le conseiller à la sécurité nationale de Joe Biden, réagissant aux critiques sur l’attitude américaine, rappelle qu’il est comptable de la sécurité des Américains et que, à ce titre, il ne peut ignorer le risque d’escalade. Ce risque est l’un des éléments d’explication de la retenue américaine sur la livraison d’équipements. Rien ne permet, j’y insiste, d’anticiper des schémas préétablis quant à la suite du conflit.
Mme Tatiana Kastoueva-Jean. Toutes les erreurs commises sont instrumentalisées par le discours russe, autant à l’attention du public qu’à l’attention du Sud global, et même à l’attention de certaines forces au sein de nos sociétés. Le conflit à Gaza est du pain bénit pour Vladimir Poutine. D’une part, ce conflit détourne l’attention et attire à lui des financements et des armes, notamment américaines. D’autre part, il permet de pointer un « deux poids, deux mesures », qui a été amplifié dans le discours russe.
Pour ma part, je ne vois pas, à court ou moyen terme, de possibilité d’effondrement interne de l’un ou de l’autre régime. Autrement dit, je ne conçois pas une issue au conflit qui se traduirait par une défaite claire ou une victoire claire de l’un ou de l’autre belligérant. Dès lors, la situation pourrait être celle d’une ligne de front pourrie et une absence d’accord du même type que l’accord de Minsk II, c’est-à-dire une ligne de front qui bouge en permanence, comme après 2014.
Il convient en effet de garder à l’esprit que la Russie a annexé quatre régions dans leur totalité à l’intérieur des frontières administratives ukrainiennes. Or elle ne les contrôle pas, et tant qu’elle ne les contrôle pas, elle cherchera à contrôler la totalité du territoire ukrainien, ce qui répond d’ailleurs à la question sur ses objectifs. À plus long terme, son but est de contrôler à la fois ces territoires, qui sont d’ailleurs très rapidement russifiés, puis par ricochet l’ensemble de l’espace postsoviétique.
Cette guerre, en effet, a des répercussions dans le Caucase et en Asie centrale, ainsi qu’en Moldavie. La Russie a aussi l’habitude de vivre avec des conflits non résolus à sa périphérie. Le régime de Vladimir Poutine ne sera pas dérangé par cette situation. Cependant, l’Ukraine risque d’empêcher son développement et son intégration à des structures euro-atlantiques.
M. Frédéric Petit (Dem). Je voudrais en premier lieu rappeler à mes collègues que les sujets dont nous débattons ne sont pas nouveaux. Nous avons écrit et voté, après le début de la guerre, une loi de programmation militaire (LPM) qui anticipait ces évolutions.
Ma question porte sur les territoires et s’adresse à Madame Kastoueva-Jean. J’aimerais avoir votre éclairage sur les forces centripètes de la Fédération de Russie et des Etats voisins de la Fédération de Russie. La Finlande est attaquée, des événements se produisent en Moldavie, la situation en Roumanie est délicate. Les zones de crises et les zones grises favorisent toujours l’impérialisme. Où situez-vous la Biélorussie dans votre perspective ? Comment concevez-vous l’avenir de cette immense zone grise, dont personne ne parle, dans l’architecture finale ?
Mme Tatiana Kastoueva-Jean. Les États souverains à la périphérie de la Russie sont effrayés par la guerre en Ukraine. Leur dépendance vis-à-vis de la Russie est extrêmement importante. Certains le découvrent, à l’image du Kazakhstan, qui prend la mesure de sa complète dépendance à la Russie en matière de produits alimentaires, de téléphonie ou d’automobile. Depuis le début de la guerre, ces pays cherchent à s’émanciper de la Russie, même si certains cultivent l’ambiguïté, à l’image de la Géorgie qui suit un mouvement très ambivalent de rapprochement et d’éloignement par rapport à Moscou.
Évidemment, la Biélorussie est l’allié le plus proche de la Russie, et même son cobelligérant. Depuis le début de la guerre, elle a perdu l’essentiel – sinon la totalité – de sa souveraineté puisqu’elle a accepté l’installation d’armes nucléaires sur son territoire sans en avoir la maîtrise, ni la possibilité de dire non à la Russie. Il convient cependant de reconnaître que le président Loukachenko a réussi à résister à la Russie concernant l’envoi de troupes biélorusses sur le sol ukrainien. Une telle décision ne jouirait d’aucune popularité au sein de la société biélorusse, et même au sein de l’élite des siloviki biélorusses, c’est-à-dire les membres des forces de sécurité.
Je ne prendrai toutefois pas de pari sur la capacité du président Loukachenko à tenir cette position sur le long terme. Sa marge de manœuvre s’est considérablement réduite avec cette guerre. Lui qui, auparavant, pouvait jouer un rôle entre l’Occident et la Russie n’en a désormais plus la possibilité. Les élections en Biélorussie seront riches d’enseignement et il convient de rappeler également qu’une grande partie des Biélorusses vivent à l’étranger. Le sort de ce pays me semble directement lié à celui de la Russie et à l’issue de la guerre.
M. Alain David (SOC). Un nouveau débat suivi d’un vote sera prochainement organisé en séance publique, ce qui permettra à la représentation nationale de s’exprimer utilement après les déclarations surprenantes du président de la République quant à la perspective d’un envoi de soldats français en Ukraine. Afin de ne pas avoir à engager des troupes au sol, il conviendrait plutôt d’augmenter notre aide à l’Ukraine, de lui livrer rapidement ce qui lui a été promis et de consacrer davantage de moyens à l’économie de guerre en Europe, qui est le seul avantage comparatif dont pourrait bénéficier l’Ukraine face au géant russe et au risque de désengagement des États-Unis à terme.
Ma question porte sur un avantage comparatif interne, celui des munitions et des moyens. Certains commentaires évoquent un rapport d’un à deux, voire moins, en termes de nombre d’obus dont dispose l’Ukraine par rapport à la Russie. Les Européens et les Américains sont certes en retard par rapport à leurs promesses de livraison mais les sanctions internationales devraient finir par limiter la production russe. Or ce n’est pas le cas. Comment empêcher des États ou des entreprises de contourner l’embargo contre les exportations d’armes et de technologies militaires vers la Russie ? Par ailleurs, la Chine nous semble bien silencieuse actuellement. L’est-elle vraiment ?
M. le général Christophe Gomart. La Chine, bien évidemment, est très présente et soutient largement la Russie. Elle contourne les sanctions en fournissant un certain nombre de processus utiles à la Russie. Pour la Russie, l’Europe et les États-Unis représentent certes un marché incontournable en termes économiques et de fabrications, mais elle s’alimente essentiellement ailleurs et sans aucune difficulté, en dépit des sanctions. Celles-ci n’empêcheront pas les Russes de fabriquer des obus, ni d’en acheter à la Corée du Nord, même s’ils sont de piètre qualité.
M. Philippe Gros. En m’éloignant de la question des munitions, j’aimerais présenter un exemple d’impact concret et durable des sanctions sur la production russe. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, les Russes ne disposent pas de composantes optiques spatiales (CSO) performantes, c’est-à-dire l’équivalent de nos satellites Helios. Leurs satellites sont hors d’état ou obsolètes et tous les programmes russes sont à l’arrêt depuis plusieurs années en raison de leur hyper-dépendance aux technologies occidentales. Le système Razdan, par exemple, qui est l’équivalent du KH-11 américain, est annoncé depuis plusieurs années mais il n’est pas déployé du fait des sanctions.
Cette situation entrave considérablement la capacité russe de ciblage dans la profondeur. Elle explique en partie pourquoi les Russes tirent sur des cibles fixes et ne sont pas capables de viser des cibles re-localisables, telles que des postes de commandement, à la différence des Ukrainiens massivement appuyés par le renseignement occidental.
Les multiples cheminements qui permettent à la Chine de fournir aux Russes du renseignement d’imagerie sont bien identifiés. Mais les Chinois reconnaissent eux-mêmes qu’ils sont confrontés à de très importants défis en matière de cycle de ciblage et d’exploitation d’imagerie. Voici un exemple type de l’effet déterminant des sanctions sur une capacité opérationnelle critique.
Mme Tatiana Kastoueva-Jean. Lutter contre le contournement des sanctions recouvre des réalités très concrètes. Bien entendu, il faut agir au niveau général des règles et chercher à combler les failles, afin d’éviter que d’autres pays ne violent les sanctions. Mais de manière plus pragmatique, ce cadre règlementaire possède des déclinaisons très concrètes en termes financiers et en termes de ressources humaines, par exemple en mobilisant des douaniers pour suivre les systèmes de traçage et identifier l’origine des produits importés.
M. Jean-François Portarrieu (HOR). Depuis 1945, l’Europe n’avait pas connu de guerre d’agression d’un État souverain contre un autre. Seuls les dissidents russes et quelques États d’Europe de l’Est, les pays baltes et la Pologne notamment, redoutaient une telle fuite en avant et alertaient sur les dérives du régime de Poutine. L’agression russe en Ukraine a été une surprise pour tous les autres, comme l’a souligné le général Gomart.
Malgré les précédents de la Géorgie en 2008 et de la Crimée en 2014, nous savons aujourd’hui ce qu’il en coûte de prendre à la légère les visées impérialistes du régime russe. Alors, même si la France et l’Allemagne ne ménagent pas leurs efforts et ont signé le 16 février des accords de sécurité avec l’Ukraine, pour quelle raison la plupart des Européens ont-ils manifestement sous-estimé le coût et la durée de la guerre, et compté sans doute un peu trop sur les efforts américains ?
M. le général Christophe Gomart. La gravité de la situation a été indéniablement sous-estimée dès le début. En 2014, personne n’avait imaginé que la Russie envahirait la Crimée, à tel point que certains services avaient retiré leurs agents d’Ukraine. J’oserais même affirmer qu’en France, jusqu’en 2022, personne ne se souciait vraiment de la situation ukrainienne.
Depuis, les pays européens sont devenus dépendants à la protection américaine, ce dont témoigne l’importante réduction des budgets de la défense, qui dans certains pays sont descendus sous la barre des 1 % du PIB. Les armées françaises sont sans doute les seules armées ayant conservé des moyens suffisants leur permettant d’être en capacité de réagir. Néanmoins, il leur manque de la masse et, dans cette guerre, la problématique porte sur le décalage entre l’armement de précision dont disposent les Occidentaux et l’armement de masse des Russes, qui au cours de leur histoire militaire se sont toujours appuyés sur leur artillerie. Les Russes disposent d’un stock de canons incomparablement supérieur à celui des Occidentaux.
Les capacités russes ont été sous-estimées, de la même manière qu’a été sous-estimée la capacité de résistance ukrainienne. Au début, tout le monde pensait que ce conflit serait l’affaire de quelques jours. Les Ukrainiens eux-mêmes n’ont pas cru les renseignements américains et britanniques annonçant une invasion imminente.
M. Philippe Gros. Ces dernières années, ni les Européens, ni les Américains, du moins dans leur majorité, n’ont voulu prendre la mesure de la poursuite de projets impériaux qui se situent pourtant dans la droite ligne de l’histoire stratégique russe. L’argumentaire de la guerre hybride ne représente certes qu’une fraction du débat mais il a pesé dans cette mauvaise appréhension de la réalité. Or le conflit montre, comme la guerre en Syrie l’avait déjà démontré en 2015, que les Russes sont tout à fait prêts à recourir à la force. Cette donnée n’a pas été intégrée.
Mme Tatiana Kastoueva-Jean. Les Occidentaux bénéficient des dividendes de la paix et ne croient plus à la possibilité de la guerre. Il en va très différemment pour les Russes. Depuis la chute de l’Union soviétique, la guerre les a toujours accompagnés, tant sur leur territoire, à l’image des deux guerres en Tchétchénie, qu’à leur périphérie, à l’exemple de la Transnistrie, de la Géorgie, de la Crimée ou du Tadjikistan, où la Russie a d’ailleurs joué un rôle plutôt stabilisateur. Un sondage mené depuis le début des années 2000 par le centre Levada montre que le taux de Russes ressentant une menace militaire directe n’est jamais descendu au-dessous de 38 %.
Les pics de popularité de Vladimir Poutine correspondent aux guerres qu’il a menées. Le président russe tient, depuis son arrivée au pouvoir, un discours sur l’environnement hostile dans lequel évolue la Russie, qui s’accompagne d’un discours sur une cinquième colonne à la solde de l’Occident à l’intérieur de ses frontières. Malheureusement, la guerre en Ukraine a mûri dans les esprits russes depuis longtemps. Tous les jalons étaient posés bien avant l’invasion russe et ils ont pris soudainement sens pour une grande partie de la population à ce moment-là. Les Occidentaux, quant à eux, ont pensé jusqu’à l’invasion de l’Ukraine que ces manifestations de guerre constituaient les vestiges d’un monde ancien plutôt que les prémices d’un monde nouveau, qui est le nôtre aujourd’hui.
M. Nicolas Dupont-Aignan (NI). Les différentes interventions nous ont confirmé le caractère totalement fratricide de cette guerre tragique, ainsi que l’usure des deux belligérants. Nous sommes très loin du narratif du président de la République et de certains bellicistes. Ce narratif totalement irresponsable fait croire, ou veut faire croire, que les Russes vont attaquer la Pologne, les pays baltes et l’OTAN, ce qui est contradictoire avec l’analyse proposée ici de l’efficacité des sanctions, avec les difficultés de la Russie à maintenir son emprise sur le Donbass et enfin avec le rapport de forces conventionnel et nucléaire entre l’OTAN et la Russie.
Pourquoi cette manipulation mensongère, si ce n’est pour justifier d’aller toujours plus loin ? Monsieur le président de la commission, au risque de vous contredire, je considère que le président de la République a bien dit que l’envoi de troupes n’était pas exclu. Il a été désavoué par l’ensemble des pays européens, par les États-Unis et par l’OTAN, accélérant ainsi l’isolement de la France dû à ses fréquentes déclarations irresponsables et contradictoires.
Les propos des intervenants montrent également qu’aucune issue immédiate au conflit n’est envisageable. Aucun des deux belligérants ne peut l’emporter, alors que l’Occident se montre incapable de faire appliquer douze paquets de sanctions et qu’un treizième est annoncé. Dès lors, cette cicatrice au cœur du continent est-elle dans l’intérêt de l’Europe ? Est-il dans son intérêt de pousser la Russie dans les bras de la Chine et des 3,8 milliards d’habitants des pays du groupe des BRICS + (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud, auxquels s’ajoutent l’Arabie saoudite, l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Éthiopie et l’Iran) ? Est-il dans son intérêt de se fâcher avec l’Afrique, où notre influence diminue ? Le bilan de la guerre est catastrophique pour l’Europe. En matière économique, la puissance industrielle allemande s’effondre et paie son gaz quatre fois plus cher. La diplomatie française perd son indépendance et son crédit. Quel est notre intérêt dans cette affaire ? Une voie vers la paix est-elle possible ?
Je vous invite à relire une conférence de presse tenue le 20 octobre 2000 par Jacques Chirac, Vladimir Poutine et Romano Prodi, alors président de la Commission européenne. On y entendait qu’il n’existait pas de voie possible sans l’existence d’une zone neutre tampon entre la Russie, d’un côté, et l’Union européenne et l’OTAN, de l’autre ; cette zone, c’est l’Ukraine. La création d’une zone démilitarisée, l’autonomie du Donbass et le retrait des troupes russes sont conditionnés par un cessez-le-feu. La France s’honorerait à proposer cette paix au moment où les deux belligérants sont épuisés par la guerre, contrairement à ce que veut faire croire le président de la République pour alimenter une rhétorique dangereuse.
M. Philippe Gros. La tendance du conflit est celle d’un épuisement des deux belligérants. Cependant, il n’y a pas de symétrie. Les Ukrainiens font face à une agression et une volonté d’anéantir leur État. Par conséquent, ils continueront à se battre. Quant aux Russes, ils suivent un schéma de guerre à but absolu. Dès lors, il est difficile de s’extraire de cette configuration stratégique et de concevoir, depuis l’extérieur, des projets d’arrêt des hostilités à la place de belligérants, dont l’un veut détruire l’autre tandis que l’autre veut rester en vie. Cela n’aurait aucune cohérence sur le plan stratégique.
Une autre option consisterait à forcer les Ukrainiens à renoncer. Mais comment oublier que l’objectif final des Russes est double, qu’il vise tant à détruire l’État ukrainien qu’à briser le système de sécurité transatlantique ? Il suffit pour le comprendre de songer à tout ce que les Russes développent depuis de nombreuses années et qu’ils rappellent à chaque déclaration. À ce titre, je suis critique à l’égard des realpolitikers, qui envisagent séparément le problème ukrainien et le rôle des Occidentaux. La situation est extrêmement complexe, j’en conviens. Mais les Occidentaux sont engagés, qu’ils le veuillent ou non.
M. le président Jean-Louis Bourlanges. J’ajouterais, monsieur Dupont-Aignan, que lorsque j’ai préparé mon rapport, pour le compte de cette commission, sur l’intégration à l’OTAN de la Suède et de la Finlande, la même question que la vôtre a été posée. Mes interlocuteurs, notamment le président de la République de Finlande, m’ont dit avoir espéré l’établissement de ce que la Commission européenne, une autorité que vous citez rarement, avait appelé une « politique de double voisinage » pour un certain nombre de pays, dont l’Ukraine. Ces pays avaient compté sur cette ligne intermédiaire, dont vous avez parlé.
Mais, manifestement, Vladimir Poutine ne partageait pas cette idée. L’agression russe contre l’Ukraine a, de ce point de vue, imposé une ligne claire, qui est une ligne de confrontation. Bien entendu, il serait préférable de créer une zone tampon mais c’est bien la Russie qui a pris l’initiative de l’empêcher.
Mme Tatiana Kastoueva-Jean. L’Ukraine était ce pays neutre dont vous parlez, monsieur Dupont-Aignan. Sa constitution même en faisait un pays hors blocs. Ce sont les événements de 2014 qui l’ont poussée à frapper à la porte de l’OTAN, qui n’était pourtant pas populaire à l’époque. La Russie de Vladimir Poutine disposait de tous les leviers d’influence en Ukraine, avec des médias pro-russes, des partis politiques pro-russes et un agenda pro-russe. Tout cela a été perdu en 2014, lorsque l’Ukraine a pris conscience de son identité nationale et de l’importance de sa souveraineté. En Ukraine, la génération des 35-40 ans, qui n’a jamais connu l’URSS, ne comprend pas pourquoi elle n’aurait pas le droit de faire les choix souverains nécessaires à sa protection contre les intentions russes.
Je pourrais également vous objecter qu’il n’y a pas d’automatisme entre les éléments d’analyse laissant penser à une intervention et un éventuel passage à l’acte. Autrement dit, personne ne croyait à une intervention de la Russie parce que ses bases économiques, sa démographie et ses liens commerciaux avec l’Union européenne dans le domaine de l’énergie ne la prédisposaient pas à cette intervention. J’avais prévu, avant le début de l’invasion, les conséquences que les Russes subissent actuellement : la résistance des Ukrainiens, la consolidation de leur identité, l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN, la dégradation du positionnement stratégique de la Russie. Néanmoins, tout cela n’a pas empêché le passage à l’acte de Vladimir Poutine, parce que le pouvoir est extrêmement centralisé en Russie et parce qu’il n’y a pas de débat sur ces sujets au Parlement russe. Vladimir Poutine a reconnu lui-même, dans un film documentaire, que la décision d’annexer la Crimée avait été prise avec seulement trois ou quatre personnes réunies autour de lui.
Dès lors, affirmer qu’il n’y aura pas d’autres interventions dans les pays baltes me semble risqué. Je ne parle pas forcément d’une agression directe et ouverte mais tout autant de ce que l’on nomme « le scénario de Narva », c’est-à-dire la guerre hybride, en allant exciter les populations russophones. Le Kazakhstan redoute ce scénario, de même que les pays baltes et la Finlande. Ces sujets ne peuvent être balayés d’un revers de main, simplement en affirmant que Vladimir Poutine ne passera pas à l’acte parce que cela ne serait pas dans ses intérêts. Sur ce point, le 24 février 2022 nous a offert un spectaculaire démenti.
M. le président Jean-Louis Bourlanges. Je vous remercie pour cet avertissement précieux. Chers collègues, avant de céder la présidence de cette séance à Madame la vice-présidente Éléonore Caroit, je vous prie de m’excuser d’avoir été quelque peu vif dans nos échanges mais ma réaction visait à faire observer le respect des temps de parole fixés par le bureau de la commission.
Présidence de Mme Éléonore Caroit, vice-présidente.
Mme Éléonore Caroit, présidente. Nous passons aux interventions individuelles, chacun disposant à présent d’une minute de temps de parole.
M. Michel Guiniot (RN). Ma question s’adresse à madame Kastoueva-Jean. L’historien et anthropologue Emmanuel Todd s’est rendu célèbre pour son anticipation précise de l’effondrement de l’Union soviétique, quinze ans avant les faits. Il évoque aujourd’hui une « défaite de l’Occident », en se fondant sur sa connaissance de la Russie quant à ses capacités et à ses difficultés, tandis que l’Occident se voilerait la face. Selon lui, les Russes sont conscients de leur faiblesse démographique à venir et des futures classes creuses de recrutement militaires. Ces mêmes données seraient connues mais non traitées en Occident. Madame, que pensez-vous de cette analyse ? Comment percevez-vous l’aspect anthropologique de ce conflit ?
J’aimerais également interroger le général Gomart sur son emploi, à plusieurs reprises, des termes « sous-estimer » et « sous-évaluer ». Le renseignement militaire a-t-il failli, ce qui m’étonnerait ? Ou bien cela est-il dû au pouvoir politique ?
Je souhaite enfin, en tant qu’élu de la Nation et à titre personnel, que nous gardions toujours à l’esprit, à l’heure où nous comptabilisons les obus, que chaque obus qui tombe enlève des vies humaines, qu’elles soient ukrainiennes ou russes.
Mme Tatiana Kastoueva-Jean. Emmanuel Todd doit en effet une part de sa notoriété à la prédiction qu’il a formulée de la chute de l’URSS et qu’il partageait avec Hélène Carrère d’Encausse. Je tiens cependant à vous faire observer que l’URSS n’a pas disparu en raison des éléments mis en lumière par leur analyse. L’URSS ne s’est effondrée ni pour des raisons démographiques, ni pour des raisons nationalistes. Bien entendu, on ne retient que la justesse de la prédiction et l’on en déduit que ces personnes détiennent le don d’extra-lucidité. Les arguments déployés par Emmanuel Todd dans son nouvel ouvrage ne me semblent pas relever de la science objective : il ne retient que les éléments étayant sa thèse et évince tous les autres. Je vous invite à lire les recensions de son livre par Anna Colin Lebedev ou Olivier Schmitt qui, de manière très impartiale, ont démonté son argumentaire.
Bien évidemment, l’élément démographique est déterminant en Russie, où les tendances sont très négatives aujourd’hui. La natalité chute et la baisse de la population constatée entre 2022 et 2023 n’a été compensée qu’à hauteur de 44 % par l’immigration. La pyramide des âges est très déséquilibrée, avec de plus en plus de retraités et de moins en moins de jeunes. En 2007, la Russie comptait environ 12 millions de jeunes âgés entre 15 et 19 ans, c’est-à-dire le réservoir pour l’avenir, pour les universités ou pour l’armée. Aujourd’hui, cette tranche d’âge correspond à un peu moins de 7 millions de personnes. Cette crise démographique russe est très préoccupante et accentuée par l’émigration ainsi que la fuite des cerveaux.
M. le général Christophe Gomart. Les services de renseignement font souvent l’objet de critiques parce qu’ils n’apportent jamais un éclairage complet. Les services de renseignement français ont subi des critiques pour n’avoir pas su prévoir des coups d’État en Afrique ou l’intervention russe en Ukraine. Mais vous savez qu’il existe toujours un écart entre ce que dit le renseignement et ce que décide le politique, voire le chef militaire intermédiaire. De fait, la capacité des Ukrainiens à résister à l’agression russe a été sans aucun doute sous-évaluée. Mais les Russes eux-mêmes l’avaient sous-estimée. Il est exact également que la capacité des Russes à surmonter dans la durée les sanctions a été sous-évaluée, ce qui est une erreur en temps de guerre.
M. Olivier Faure (SOC). L’argent est le nerf de la guerre. C’est l’argent qui fait tenir les élites russes, dont madame Kastoueva-Jean nous a rappelé qu’elles trouvaient un avantage à la guerre. L’argent, c’est aussi ce qui conditionne le soutien des opinions publiques occidentales : quand on en donne trop, le public éprouve le sentiment de se priver de quelque chose.
Il faut trouver de l’argent pour soutenir l’effort de guerre ukrainien. Cet argent, où le trouve-t-on ? On nous explique qu’au moins 200 milliards d’euros d’avoirs russes sont aujourd’hui détenus dans les banques européennes, sans compter le patrimoine important des oligarques. Pourquoi ne sommes-nous pas parvenus à passer du gel de ces avoirs à leur confiscation, afin de financer à la fois l’effort de guerre et, demain, la reconstruction de l’Ukraine ?
Mme Tatiana Kastoueva-Jean. Cette question a été soulevée dès le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Elle bute sur le fondement juridique de la confiscation. De plus, les Européens appréhendent de paraître comme non fiables et d’introduire une dimension politique dans le traitement des avoirs étrangers. Néanmoins, du chemin a été accompli depuis 2022, puisque désormais la rémunération de ces avoirs placés peut être confisquée, sans toucher aux avoirs eux-mêmes. La Russie avait pris les devants en annonçant que, au cas où ces avoirs seraient utilisés au profit de l’Ukraine, elle confisquerait à son tour les avoirs des entreprises occidentales sur son territoire. Par conséquent, le retour de bâton peut être sévère. À mes yeux, un cadre juridique irréprochable est nécessaire et une réflexion est en cours à ce sujet.
Mme Éléonore Caroit, présidente. J’ajoute que nous menons également cette réflexion ici, à l’Assemblée nationale, où une proposition de résolution portée par nos collègues du groupe d’amitié France-Ukraine sera examinée prochainement.
Mme Béatrice Piron (RE). Selon le ministre des armées, M. Sébastien Lecornu, la France a pu observer et commenter le comportement agressif de la Russie à travers le signalement de plus d’une centaine d’incidents, allant de menaces verbales à des tentatives de prise de contrôle sur des patrouilles françaises dans des espaces internationaux. M. Lecornu a souligné qu’un tel niveau d’agressivité n’avait jamais été constaté auparavant et attribué cette escalade aux difficultés rencontrées par les forces russes sur le terrain en Ukraine. Il a cité, à titre d’exemples, un système de contrôle aérien russe menaçant d’abattre des avions français en mer Noire et un navire de guerre russe mouillant en baie de Seine, près des eaux territoriales françaises, suscitant des inquiétudes par son attitude intimidante. M. Lecornu a mis en garde contre le retour d’une posture russe particulièrement agressive, incluant des dimensions cyber, informationnelles et de chantage énergétique, évoquant une atmosphère semblable à celle de la guerre froide.
Comment la France peut-elle répondre à ce type d’agressions ? Plus récemment, nous avons appris le démantèlement de l’organisation de hackers LockBit, opération coordonnée par plusieurs pays et impliquant la gendarmerie nationale, le Federal Bureau of Investigation (FBI) et Europol. S’agit-il d’une forme de réponse ? D’autres types de réponses à cette agressivité sont-elles envisageables ?
M. le général Christophe Gomart. En effet, nous sommes revenus à un climat typique de la guerre froide, avec des sous-marins russes au large de nos côtes, non loin des zones d’atterrage de nos câbles sous-marins. Mais cela a toujours existé. En mer Noire, des tentatives de forcer nos avions ou nos patrouilleurs à se détourner ont été constatées. En Turquie, un avion russe qui avait franchi la limite territoriale au Nord de la Syrie a été abattu mais cet incident n’a pas généré de conséquences majeures. Des mesures de rétorsion existent. Il est possible de rendre la pareille mais jusqu’à un certain point. S’il est souhaitable de dénoncer ces agissements, y répondre est parfois plus compliqué.
M. Michel Herbillon (LR). Les déclarations récentes et réitérées de Donald Trump, ainsi que le retour de la guerre en Europe, ont redonné vigueur aux concepts d’Europe de la défense et d’autonomie stratégique. Il s’agit pourtant d’une incantation de longue date. Croyez-vous, général Gomart, à cette Europe de la défense ? Quelle forme et quelle consistance devrait prendre, selon vous, cette autonomie stratégique que nous appelons de nos vœux ? Quelles sont les conditions qu’il conviendrait de réunir, afin de passer de l’incantation à la réalité ?
M. le général Christophe Gomart. L’idée d’un pilier européen de la défense a toujours été évoquée. Actuellement, et ce n’est pas une boutade, le pilier européen de la défense, c’est l’OTAN, sans les États-Unis et sans la Turquie. Un réel pilier européen de défense ne consisterait pas en une accumulation de moyens mais en la constitution de postes de commandement interopérables, c’est-à-dire habitués à travailler ensemble. L’intérêt de l’OTAN réside dans ses structures de commandement, au sein desquelles des gens qui parlent différentes langues sont en mesure de se comprendre à travers des outils communs. Un tel dispositif est possible au sein de l’Union européenne mais il faudrait pour cela augmenter dès à présent nos budgets.
Par ailleurs, je ne crois pas du tout aux déclarations de Donald Trump, même s’il venait à être élu président des États-Unis. Selon moi, l’OTAN représente avant tout un marché, puisque ses membres achètent du matériel américain afin de bénéficier du parapluie américain.
M. Philippe Gros. Je serais plus circonspect à propos du risque représenté par les menaces de Donald Trump. D’abord, les Américains ne sont pas obligés de sortir de l’OTAN pour la vider de sa substance en termes de présence et d’apport. Ensuite, je pense que l’OTAN restera le pilier effectif de la défense européenne, avec ou sans les Américains. L’Alliance recouvre trois réalités : une alliance politico-militaire, des chaînes de commandement et une machine normative qui fabrique de l’interopérabilité. L’autre machine normative au niveau mondial, ce sont les Américains eux-mêmes, dont les commandements ne sont pas dans l’OTAN.
J’ajoute une réflexion plus générale concernant l’autonomie stratégique. Contrairement à ce qui est souvent répété, la France dispose d’une autonomie stratégique. Nous sommes, il est vrai, contraints par la limite de nos moyens, qui se sont érodés au fil du temps. Pour autant, je mets quiconque au défi de démontrer que, sur les grands engagements stratégiques, la France est limitée en termes d’autonomie. Nous ne sommes pas indépendants mais nous jouissons d’une liberté de décision. Il suffit de reprendre l’historique de tous les engagements de ces trente dernières années pour le constater.
Mme Éléonore Caroit, présidente. La question de l’autonomie stratégique, qui nous intéresse tout particulièrement, pourrait peut-être faire l’objet d’une étude ou d’une mission flash.
M. Bertrand Bouyx (RE). J’aimerais des éclaircissements sur le rôle clé joué par les drones dans le conflit et plus particulièrement sur la position stratégique de l’Iran, dont on sait aujourd’hui qu’il fait circuler des drones en Russie et qu’il a probablement implanté sur le sol russe une usine de production de drones. J’aimerais également que vous évoquiez la position de la Serbie et les accords qu’elle a passés avec la Russie dans cette activité de drones. Que sait-on de ce triptyque Russie-Serbie-Iran ?
M. Philippe Gros. Concernant les drones, on observe actuellement ce que l’on peut qualifier de manière générale de phénomène de rattrapage réciproque sur le plan capacitaire. Dans le domaine tactique, les Ukrainiens font la course en tête sur les drones First Person View (FPV) mais les Russes les rattrapent. Il convient de rappeler que, dans le domaine des drones et de la guerre électronique, le pas d’évolution est de quelques mois. Autrement dit, ce qui est vrai au printemps n’est plus vrai à l’hiver. Les rapports de force évoluent en permanence, l’évolutivité est extrêmement forte, mais les Ukrainiens gardent une avance en termes d’innovation que les Russes compensent par la masse et par le suivi ainsi que l’émulation. Dans le domaine des drones stratégiques, on observe le phénomène inverse. Les Russes utilisent en effet un modèle de drone à bas coût livré par l’Iran, qui épuise et attritionne les défenses anti-aériennes ukrainiennes, selon des schémas d’attaque de plus en plus coordonnés. Dans le même temps, les Ukrainiens reviennent à parité avec les capacités russes en matière de drones stratégiques.
Les deux années à venir diront laquelle des deux puissances sera en mesure de fabriquer un cycle d’engagement et de ciblage dans ce que l’on appelle la profondeur tactico-opérative, c’est-à-dire sur les distances de 150 à 200 kilomètres, afin de frapper avec une masse de système suffisante les systèmes re-localisables adverses. Pour le moment, aucune des deux parties n’y parvient. Or cet avantage aura un impact déterminant sur l’évolution du combat.
Mme Tatiana Kastoueva-Jean. La coopération entre la Russie et l’Iran s’est nettement renforcée depuis l’invasion russe de l’Ukraine. Non seulement l’Iran vend des drones aux Russes mais il en produit au Tatarstan, dans la ville de Ielabuga. L’Iran partage également avec la Russie son expérience de vie dans un contexte de sanctions et l’informe sur les différentes possibilités de contournement.
La Serbie quant à elle participe au contournement des sanctions. Elle est extrêmement proche de la Russie, au point que des mercenaires serbes ont intégré les forces armées russes déployées en Ukraine.
M. Pierre Cordier (LR). J’aimerais avant tout saluer de nombreuses associations qui, en France, soutiennent le peuple ukrainien. Ma première question porte sur le groupe Wagner. Son nom n’apparaît plus dans l’actualité et son patron est mort dans les conditions que l’on sait. Quel rôle jouent désormais ses troupes dans le conflit ? Ma seconde question concerne le rôle des mères de combattants. L’action de ces femmes trouve un écho médiatique en Occident. Pensez-vous qu’elles puissent tenir un rôle plus important que ce qu’en dit la propagande russe ?
Mme Tatiana Kastoueva-Jean. Environ 50 000 mères de combattants sont actives actuellement. Comme je l’ai indiqué, elles ont commencé en prenant de la distance par rapport à l’agenda politique. Elles ne se disaient pas opposées à la guerre mais seulement soucieuses de justice et préoccupées par la rotation des hommes au front. Ce mouvement est-il comparable à celui des mères de soldats au moment de la guerre en Afghanistan et en Tchétchénie ? À l’époque, les soldats étaient de jeunes conscrits souvent inexpérimentés et la voix des mères trouvait des conditions politiques bien plus favorables pour s’exprimer librement et se faire entendre des autorités.
La situation est très différente aujourd’hui. Les autorités russes rémunèrent grassement la participation à la guerre. Les combattants envoyés en Ukraine sont des volontaires très bien payés. Dès lors, le regard de la société russe sur l’action de ces femmes n’est pas du tout le même. La position des mères de soldats évolue vers une hostilité à la guerre. Leur action déplaît fortement au pouvoir russe, qui exerce sur elles une forte pression et n’hésite pas à payer pour les faire taire.
En ce qui concerne la compagnie militaire privée Wagner, tous ses combattants qui le souhaitaient sont passés sous l’autorité du ministère de la défense russe, qui les contrôle entièrement. Ces miliciens sont toujours présents dans différents pays d’Afrique. Il convient d’ailleurs de noter qu’ils cohabitent, si je puis dire, avec des milices privées américaines en République centrafricaine et l’évolution de cette cohabitation est à surveiller. Les membres de Wagner qui voulaient prendre leur retraite ont pu le faire aussi. Cependant, si la majorité des combattants a signé un contrat avec le ministère russe de la défense, il est difficile d’obtenir un chiffrage précis.
Les autorités russes ont retenu une leçon de l’affaire Wagner, à savoir qu’il convient d’empêcher que des ressources financières, médiatiques et autres soient concentrées entre les mains d’une seule et même personne qui ne serait pas contrôlée par l’administration présidentielle et le Kremlin.
M. Philippe Gros. L’héritage du groupe Wagner est également tactique. Wagner a été en quelque sorte le « bêta-testeur » de la majorité des tactiques d’infanterie utilisées aujourd’hui par les Russes. Lors de la bataille de Bakhmout, Wagner a permis de tester la distinction entre des troupes d’élite et des troupes consommables, autrement dit de la chair à canon. Cette gestion des troupes peut être comparée à l’usage des systèmes de drones et à la distinction entre des systèmes de drones consommables, d’autres récupérables et d’autres encore très sophistiqués et précieux.
Wagner a permis de tester ce modèle différencié au niveau des troupes et ce modèle, en dépit de différences structurelles, a été répercuté sur l’ensemble des troupes russes. Il constitue désormais un fondement de la pensée tactique russe.
Mme Liliana Tanguy (RE). Le président de la République Emmanuel Macron a organisé ce lundi 26 février une réunion de soutien à l’Ukraine, afin de répondre à l’appel de Volodymyr Zelensky. Comme il l’a rappelé, il est temps pour les Européens d’opérer un sursaut collectif, étant donné qu’ils ne sont pas en mesure de débloquer une aide américaine toujours hypothétique. Il convient de réarmer l’Europe, afin de fournir à l’Ukraine les armes et les munitions qui lui manquent cruellement sur le front. Pensez-vous que l’augmentation des capacités de production d’armes, de munitions et de véhicules blindés suffira à mettre fin à cette guerre ?
M. le général Christophe Gomart. Je ne suis pas certain que les armées occidentales soient en mesure de donner tout ce qu’elles possèdent, contrairement au Danemark, par exemple, qui donne à l’Ukraine toute son artillerie. En termes de production et comme je l’ai indiqué précédemment, alimenter les capacités de production est conditionné par des commandes fermes. Les industriels sont en capacité de produire mais ils ont besoin de commandes fermes, afin de recruter les ingénieurs, les techniciens et les ouvriers nécessaires à leur satisfaction. Là réside la véritable difficulté, à mon sens, et je pense que l’Europe, en effet, devrait disposer d’un budget suffisant pour passer ces commandes fermes.
Si l’Europe se résout à cette initiative, sa mise en place nécessitera du temps. Dès lors, je crains que l’année 2024 soit difficile pour les Ukrainiens, d’autant que le montant de l’aide américaine est toujours incertain. Quant au montant de l’aide européenne, s’il est connu, sera-t-il suffisant pour 2024 ?
M. Philippe Gros. J’opérerais une distinction, qui d’ailleurs vaut également pour les Américains, entre la situation des munitions et la situation des plateformes, c’est-à-dire les systèmes d’armes tels que les chars ou les véhicules blindés. Dans le domaine des blindés, peut-être un peu moins dans celui des chars, le stock à disposition, et par conséquent le potentiel de livraison, demeure important.
Sur les systèmes d’armes livrés à l’Ukraine, il convient de tordre le cou à une idée reçue : la majeure partie des systèmes d’armes a bien été livrée à l’Ukraine. Cependant, compte tenu des tactiques ukrainiennes, la totalité de ces systèmes d’armes livrés n’a pas été utilisée. En effet, une brigade ukrainienne dotée en matériel occidental engage ses bataillons par rotation, lesquels bataillons vont monter au front avec deux compagnies. C’est la raison pour laquelle une part importante des chars Léopard et des chars Bradley reste à disposition.
Dès lors, au-delà de la livraison de nouveaux matériels, l’enjeu porte sur la consolidation et le maintien en condition opérationnelle du matériel déjà livré. Cet élément est fondamental dans le conflit, puisque le taux d’indisponibilité du matériel se situe entre 25 % et 35 %. Du côté des forces ukrainiennes, la sophistication du matériel occidental génère des difficultés de maintenance, tandis que du côté russe, la question se pose davantage en termes de pertes et d’endommagement, notamment en raison du recours aux drones FPV – first person view –, qui endommagent plus qu’ils ne détruisent. Pour l’Ukraine, le maintien en condition opérationnelle des matériels déjà livrés est un élément absolument déterminant. S’il est bien pris en compte dans les chaînes de soutien, il convient d’en poursuivre la consolidation.
Mme Éléonore Caroit, présidente. J’aimerais, en guise de conclusion, vous entendre sur le sujet de l’ingérence russe et du comportement très agressif de la Russie vis-à-vis de la France.
Une centaine d’incidents ont été relevés en 2023, notamment des campagnes de manipulation de l’information souvent relayées sur les réseaux sociaux, et ce dans le contexte des élections européennes qui se tiendront en juin. D’ailleurs, cette année 2024 sera marquée par une multitude de votes sur la planète, avec un citoyen sur deux qui sera appelé aux urnes.
Comment percevez-vous la menace russe dans ce domaine et de quelles marges de manœuvre pouvons-nous disposer afin de la contrer ?
Mme Tatiana Kastoueva-Jean. Sur ce sujet extrêmement sensible, il convient de garder à l’esprit la nature des objectifs russes. Comme je l’ai expliqué, ceux-ci portent sur le contrôle des territoires annexés, le contrôle des choix stratégiques de l’Ukraine et le contrôle de ce que les Russes nomment « l’étranger proche ». Ces objectifs consistent également à affaiblir l’Occident autant que possible, en enfonçant des coins entre les différentes forces politiques et entre les Etats membres de l’Union européenne. La Russie mène ce type d’actions depuis très longtemps. Celles-ci sont devenues extrêmement visibles depuis 2014 et ce phénomène ne cesse de s’amplifier.
La France s’est prémunie contre ce type d’ingérences, notamment avec la création du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum), qui opère un travail de démasquage des différentes formes d’ingérences et s’attache à les rendre publiques. Il est évident qu’en contexte électoral, la surveillance doit être renforcée. Le risque zéro n’existe pas. La protection contre l’ingérence est un travail de longue haleine. Il consiste à traiter des incidents très précis mais aussi à faire comprendre le traitement de l’information, ainsi que la nature et le fonctionnement des fake news, et ce dès l’école. Sur ce point, il en va aussi de votre responsabilité devant le public français.
M. le général Christophe Gomart. Poutine est le grand diviseur. Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022, la situation mondiale s’est dégradée. Le Venezuela est prêt à envahir le Guyana. Les Houthis du Yémen coulent des navires commerciaux en mer Rouge. La Corée du Nord tire des missiles au plus près des îles de la Corée du Sud. La Chine se montre de plus en plus présente et pressante à Taïwan. Le Hamas attaque Israël, qui riposte. Une véritable déstabilisation est en cours et l’un des buts de la Russie, comme l’a souligné Mme Kastoueva-Jean à l’instant, est bien de désolidariser les pays occidentaux, en particulier les pays de l’OTAN, afin de les affaiblir. Il convient de garder ces éléments à l’esprit.
La Russie, ou plutôt l’URSS, est l’inventeur de la désinformation. Elle utilise cette arme depuis très longtemps. Grâce à certaines actions, parmi lesquelles la création de Viginum, et grâce au travail des services de renseignement, les Occidentaux connaissent mieux ces attaques dont le but est de diviser – entre eux – les Français, les Européens, les Occidentaux. L’objectif est de désoccidentaliser, et en cela la Russie est très proche de l’Iran, de la Chine et d’autres pays.
M. Philippe Gros. Je souscris à ce qui vient d’être dit. J’ajoute que les actions informationnelles russes sont bien relayées en France à la faveur d’une forte connexion avec une minorité de la population très sensible aux thématiques dites « anti-système ». Les Russes ne l’ignorent pas et savent s’adresser à cette population, qui recoupe d’ailleurs une partie de l’électorat de Donald Trump. Un effort d’explication sans cesse renouvelé doit être fourni en direction de cette population, en dépassant le narratif existant et les éléments de langage martelés. Il faut expliquer la situation actuelle mais aussi ses origines sur plusieurs décennies.
Cela précisé, je nuancerais l’impact de cette guerre informationnelle, dont les effets réels restent à déterminer. Si la guerre informationnelle n’est pas adossée à des capacités d’action réelle, ses résultats s’avèrent très relatifs. Il est souvent question de l’efficacité de la guerre informationnelle russe en Afrique. Or je considère que certains événements s’expliquent bien davantage par la question politique du rapport entre la France et les États de la région, qui a été ultérieurement exploitée par la guerre informationnelle russe. Il n’existe pas, selon moi, de théorie convaincante montrant qu’une agression hybride sous le seuil du conflit armé peut atteindre des objectifs stratégiques équivalents à ceux d’un conflit armé.
Mme Éléonore Caroit, présidente. Nous vous remercions tous les trois pour vos éclairages très intéressants.
II. audition, le 5 mars 2024, de M. frédéric mondoloni, directeur général des affaires politiques et de sécurité du ministère de l’Europe et des affaires étrangères
Au cours de sa séance du mardi 5 mars 2024, la commission procède à l’audition, ouverte à la presse, de M. Frédéric Mondoloni, directeur général des affaires politiques et de sécurité du ministère de l’Europe et des affaires étrangères, sur la situation en Ukraine deux ans après le début de la guerre déclenchée par la Fédération de Russie.
M. le président Jean-Louis Bourlanges. Mes chers collègues, nous recevons aujourd’hui M. Frédéric Mondoloni, directeur général des affaires politiques et de sécurité du ministère de l’Europe et des affaires étrangères. Monsieur le directeur général, avant d’occuper l’un des postes les plus importants et sensibles du Quai d’Orsay, vous avez exercé des fonctions de terrain qui vous confèrent une excellente connaissance de l’Europe centrale et orientale, ce qui s’avère des plus utiles pour appréhender le conflit ukrainien. Vous avez ainsi été, notamment, ministre-conseiller à l’ambassade de France à Moscou de 2013 à 2017, ambassadeur en Serbie de 2017 à 2019, et directeur de l’Europe continentale de 2019 à l’an passé.
Nous avons souhaité vous entendre car des développements très importants, pour certains appelés à donner lieu prochainement à des débats dans notre hémicycle, sont intervenus ces dernières semaines. Le dernier en date est la subite dégradation de la situation en Moldavie, où les séparatistes de Transnistrie ont appelé Moscou à les soutenir face aux autorités légitimes, pro-européennes, incarnées par la présidente, Mme Maïa Sandu.
Auparavant, dans le prolongement de leur déclaration en marge du sommet de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) à Vilnius en juillet dernier, les pays du G7 et une quinzaine d’autres États, dont la Pologne et le Danemark, ont pris des engagements de long terme en faveur de l’Ukraine afin de contribuer davantage à sa défense et à sa sécurité. Si l’accord entre le Royaume-Uni et l’Ukraine a été le premier officialisé, lors de la venue du premier ministre Rishi Sunak à Kiev le 12 janvier, celui entre la France et l’Ukraine a été signé lors de la dernière visite du président ukrainien à Paris, le 16 février.
Cet accord de coopération en matière de sécurité entre la France et l’Ukraine – dont l’intégralité du contenu a été publiée sur le site Internet de l’Élysée, ce qui dénote une saine démarche de transparence – n’est pas, formellement et juridiquement, un accord international au sens de l’article 53 de notre Constitution car il ne comporte pas de dispositions juridiquement opposables. Il donnera toutefois lieu à un débat au Parlement, sur la base de l’article 50-1 de la Constitution, ce dont je me réjouis parce que la situation est très mouvante.
Nous allons vous interroger, monsieur Mondoloni, sur la nature de cet accord bilatéral. Comment l’analyser sur le plan institutionnel ? S’il n’est pas un accord au sens strict du terme, il s’inscrit dans une série d’accords bilatéraux, ce qui traduit une certaine incapacité de l’Union européenne à entreprendre une approche multilatérale dans ses relations avec l’Ukraine. La réunion du 26 février avait pour objet de compenser cette sorte d’éclatement et de bilatéralisation des rapports entre les pays de l’Union européenne et l’Ukraine, en dégageant ce que le président de la République a appelé des « coalitions capacitaires ». Celles-ci permettraient de redonner une cohérence à cette approche quelque peu partielle.
Nous souhaitons également vous entendre sur l’effort de la France, comparé aux efforts fournis par nos partenaires, et en particulier notre partenaire allemand. Nous sommes très sensibles au fait que les Allemands ne manquent pas une occasion de dire, selon la formule qu’ils affectionnent, que « nous voyageons en première classe avec un billet de seconde », et que si nous parlons haut et fort en faveur de l’Ukraine, nous en faisons beaucoup moins qu’eux. J’ai personnellement l’impression, au contraire, que notre effort est de grande qualité. Si la structure de nos armées ne nous permet pas d’agir dans les créneaux qui sont ceux de plusieurs de nos partenaires, dont les Allemands, nous sommes en pointe sur des armements que les Allemands répugnent à livrer aux Ukrainiens.
Le ministère de la défense nous donne peu d’informations sur la nature, le montant et la qualité de notre contribution. Il se contente d’affirmer que les chiffres produits par les instituts allemands chargés de cette évaluation sont incertains et combinent des éléments hétérogènes. Or notre commission désire connaître précisément la réalité de notre effort, ainsi que les éventuels défauts quantitatifs et les avantages qualitatifs de notre coopération militaire avec l’Ukraine.
Le texte de l’accord de coopération avec l’Ukraine intervient dans le contexte d’une agressivité renforcée de la Russie, dont les buts de guerre ne se limitent pas à l’Ukraine. Il comporte également un sous-texte, à savoir la déclaration du président de la République, dont l’analyse s’est révélée ardue. Personnellement, je l’ai analysé devant cette commission le 5 mars en soulignant que, contrairement à ce qui a été dit et répété, le président de la République avait rappelé que la présence de troupes en Ukraine n’était pas aujourd’hui à l’ordre du jour tout en ajoutant qu’elle n’était pas exclue. Dans cette déclaration d’une ambiguïté dont j’ignore si elle est stratégique ou terminologique, cette exclusion a été marquée mais n’a pas été temporalisée, c’est-à-dire que nous ne savons pas si la présence de troupes en Ukraine est exclue aujourd’hui ou demain.
Le chancelier allemand Olaf Scholz a quant à lui affirmé, en des termes dépourvus d’ambiguïté, qu’elle était exclue définitivement. Nous sommes nombreux dans cette commission à considérer que cette affirmation est un cadeau fait à Vladimir Poutine. En effet, il n’est jamais bon de dévoiler à son adversaire le niveau d’engagement que l’on se refuse à atteindre. Le président de la République a tenu à rappeler récemment que nous n’étions pas dans une logique d’escalade. Or l’escalade, si je me réfère à Clausewitz, a pour caractéristique d’être déterminée par l’autre. Il me semble que président de la République a voulu dire, et j’aimerais en avoir confirmation par votre analyse, monsieur Mondoloni, que nous n’étions pas à l’initiative d’une escalade mais que nous nous tenions prêts à répondre à un mouvement d’escalade de Moscou.
La forte réaction du chancelier Scholz, portée par une opinion allemande traditionnellement pacifiste, s’est pourtant heurtée à une certaine réserve des partis politiques allemands, des verts aux libéraux en passant par l’opposition chrétienne-démocrate, à l’exception toutefois de l’AfD (Alternative für Deutschland). Au-delà du cas allemand, comment analysez-vous, les réactions à la déclaration du président de la République ?
Si aux premiers jours le sentiment d’une assez grande solitude de la France prédominait, la situation s’est décantée depuis. Nous sommes aperçus que les Britanniques, dont l’aide à l’Ukraine implique la présence de personnels sur le terrain et la livraison d’armes que les Allemands refusent, n’étaient pas insensibles à l’argumentaire français. Certains États baltes ont également réagi favorablement. Enfin, le secrétaire à la défense américain a estimé que, dans une logique escalatoire imposée par M. Poutine, l’OTAN serait dans l’impossibilité de ne pas s’impliquer davantage dans un conflit, au cas où l’Ukraine s’effondrerait militairement.
Les textes, les sous-textes, les contextes et leurs répercussions internationales appellent un certain nombre de questions. Depuis quelques semaines, nous avons le sentiment d’avoir, non pas changé d’ère comme dirait le chancelier Scholz, mais d’avoir changé de conjoncture. Les Européens et les Occidentaux peinent à baliser le chemin qu’ils ont à parcourir. Nous devons toutefois partir du texte de l’accord signé entre l’Ukraine et la France, afin d’étayer une réflexion plus approfondie sur une situation profondément dramatique.
M. Frédéric Mondoloni, directeur général des affaires politiques et de sécurité du ministère de l’Europe et des affaires étrangères. Sur tous les sujets que vous avez évoqués, monsieur le président, je m’efforcerai de vous donner ma vision, qui est celle du ministère de l’Europe et des affaires étrangères.
J’aimerais, en guise de propos liminaire, m’arrêter d’abord sur quelques éléments de contexte et sur la période charnière que traverse le conflit ukrainien. J’aborderai ensuite les modalités de notre soutien à l’Ukraine, puisque, à l’évidence, il convient d’effectuer un travail de communication vis-à-vis des parlementaires et de l’opinion publique pour en expliquer la nature. Enfin, et comme vous m’y invitez, j’évoquerai la conférence de soutien à l’Ukraine du 26 février, souhaitée par le président de la République afin de provoquer un sursaut collectif pour mettre en échec l’agression russe.
Le contexte est marqué par l’installation du conflit dans la durée, au triste anniversaire des deux ans de l’invasion en Ukraine, et par la posture de plus en plus agressive de la Russie, non seulement en Ukraine mais aussi à l’égard des principaux soutiens de celle-ci, c’est-à-dire les pays occidentaux et la France en particulier.
Les autorités ukrainiennes ont elles-mêmes reconnu que la contre-offensive de l’été 2023 n’avait pas produit les résultats escomptés. Je ne reviendrai pas ici en détail sur la situation militaire, sinon pour souligner que cette guerre est plus que jamais une guerre de position et d’attrition. À cet égard, la Russie dispose de certains avantages, notamment sur le plan démographique, bien que les gains marginaux qu’elle réalise sur le terrain depuis quelques semaines, et qui ont fait la « une » de quelques titres de presse – surtout russes –, se font au prix de pertes humaines et matérielles considérables. La prise de la ville d’Avdiïvka, par exemple, et avant elle celle de Bakhmout le démontrent bien puisque le ratio entre les pertes et les gains est, de notre point de vue, totalement disproportionné.
Dans cette période difficile, l’Ukraine continue néanmoins à remporter des succès significatifs, notamment en mer Noire où elle est parvenue à repousser la flotte russe de la partie nord-occidentale de cette zone, ce qui lui a permis d’assurer la reprise de ses exportations maritimes. La mer Noire n’est désormais plus un lac russe et il s’agit d’un revers significatif pour la Russie qui, après s’être retirée de l’initiative céréalière de la mer Noire en juillet 2023, avait tenté d’imposer un blocus et frappé délibérément les infrastructures céréalières, les ports ukrainiens et la ville d’Odessa, dans l’espoir d’asphyxier l’économie ukrainienne. Cet espoir est aujourd’hui déçu. De la même manière, la Crimée n’est également plus à l’abri des frappes ukrainiennes.
Les exemples de la mer Noire et de la Crimée rappellent que l’agression russe a été, depuis le début, mise en échec à de nombreux égards. C’est la conséquence de la résistance héroïque de l’Ukraine, de ses forces armées et de sa population, ainsi que de la mobilisation inédite de ses partenaires, qui lui ont fourni les moyens de résister sur le plan civil et militaire. La Russie se trouve pour l’instant dans l’incapacité d’atteindre ses buts de guerre. Elle a manqué sa guerre éclair en février 2022 et n’est pas davantage en mesure, deux ans plus tard, d’atteindre les objectifs qu’elle s’est fixés, à savoir la neutralisation de l’Ukraine, sa démilitarisation et, entre guillemets, sa « dénazification » – autrement dit, la prise de contrôle totale de tout le pays par la force et au prix de la négation du droit de l’Ukraine à exister en tant qu’État indépendant. Ces objectifs, énoncés à la veille de l’agression, n’ont pas changé. Ils ont été rappelés à de multiples reprises, récemment encore par le président Poutine lors de son discours à la nation.
L’agression de l’Ukraine par la Russie constitue une violation flagrante du droit international et des principes de la Charte des Nations Unies. Elle remet en cause les principes mêmes de notre sécurité collective. Les conséquences pour l’ordre international que nous défendons sont d’autant plus graves que la Russie est un membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies et un État doté, au sens du traité de non-prolifération nucléaire. Cette agression se caractérise en outre par des violations massives du droit international humanitaire, des exactions perpétrées par les forces combattantes russes contre la population ukrainienne de manière indiscriminée, des crimes de guerre dont s’est saisie la justice internationale et qui ont été plusieurs fois qualifiés de crimes contre l’humanité, notamment par nos autorités.
La Russie, de plus, a perdu une part de son crédit sur la scène internationale. Lors de la conférence sur la sécurité de Munich en 2023, le président de la République a qualifié la Russie de « puissance de déséquilibre et de désordre ». Cette caractérisation est toujours valable aujourd’hui. Elle est perçue comme telle par un grand nombre de pays, puisque 140 Etats ont condamné l’agression russe à l’Assemblée générale des Nations Unies.
Enfin, en s’engageant dans cette guerre, la Russie a selon nous accentué un certain nombre de ses fragilités internes. Elle a accentué son déclin démographique en essuyant des pertes terribles. Elle a poussé à l’exil près d’un million de Russes, notamment des jeunes diplômés. Elle compromet également son potentiel économique, pourtant très important, en s’entêtant dans la conduite d’une guerre qui pèse lourdement sur ses finances publiques, en transformant son économie en économie de guerre et en réduisant son potentiel de croissance à long terme. J’énonce ces éléments afin de contrebalancer ce que la propagande russe tente depuis deux ans de présenter comme un conflit de plus en plus favorable à ses intérêts. Une vision beaucoup plus claire de la réalité de la situation montre, je le crois, que celle-ci est loin de bénéficier à la Russie sur le moyen terme et sur le long terme.
La Russie a tenté de justifier son agression de l’Ukraine par la nécessité d’empêcher celle-ci de rejoindre l’OTAN et en présentant le choix effectué par les pays d’Europe orientale de rejoindre l’Alliance atlantique comme une menace vis-à-vis de ses intérêts de sécurité. Deux ans plus tard, il convient de souligner que l’OTAN est renforcée par l’adhésion de la Finlande et, prochainement, de la Suède. Le souhait de ces deux pays de rejoindre l’Alliance, impensable il y a deux ans, est une conséquence directe de l’agression russe lancée le 24 février 2022. De la même manière, la Russie comptait diviser les Européens. Or, elle fait face depuis deux ans à la peine mobilisation de l’Union européenne. Bien entendu, des sensibilités différentes s’expriment au sein de l’Union européenne mais force est de constater que l’Europe a su surmonter ces divergences et même vaincu ce que je qualifierais de tabous.
Les Européens ont apporté une assistance militaire et civile considérable à l’Ukraine, notamment par la mise en place de nouveaux instruments, par exemple la Facilité européenne pour la paix (FEP). Ils ont également formé des soldats ukrainiens en Europe, adopté des sanctions d’une ampleur inédite, réduit leur dépendance énergétique à l’égard de la Russie et accueilli des dizaines de milliers de réfugiés ukrainiens. Ces éléments montrent que, quelle que soit la confiance que Moscou affiche pour des raisons politiques et de propagande, cette guerre est catastrophique. Non seulement pour l’Ukraine bien sûr, qui en est la première victime, non seulement pour nous, non seulement pour l’ordre international, mais également – et c’est ma conviction profonde – pour la Russie elle-même et pour son avenir. Le choix funeste des autorités politiques russes, et de Vladimir Poutine en particulier, conduit la Russie à un affaiblissement durable et quasiment inexorable. Celle-ci n’a pas changé ses buts de guerre, elle redouble d’efforts pour consolider son occupation des territoires ukrainiens et continuer de menacer le reste du pays, mais elle compte avant tout l’emporter en pariant sur notre lassitude, sur notre désunion, sur un éventuel affaiblissement du lien de transatlantique et sur un éventuel affaiblissement de notre soutien à l’Ukraine.
La guerre est peut-être devenue existentielle pour le régime en place à Moscou, qui ne manifeste pour le moment aucune intention de négocier. Il ne s’y résoudra pas tant qu’il croira à un effritement du soutien européen et américain à l’Ukraine. Je souligne ce point parce qu’il n’est pas impossible, dans les mois qui viennent, de voir la Russie tenter de montrer qu’elle se situe « du bon côté de la balance ». Cette stratégie russe constitue une menace non seulement pour l’Ukraine mais aussi pour nos intérêts de sécurité européens comme nationaux.
La Russie a franchi un nouveau seuil d’agressivité par la conduite d’actions hybrides de déstabilisation, notamment en matière de manipulation de l’information et dans le domaine cyber. Par exemple, elle a récemment accusé la France d’envoyer de supposés mercenaires français et nous avons évidemment contré ce message de désinformation. De la même manière, elle cible particulièrement des institutions et des entreprises stratégiques. Le ministre de l’Europe et des affaires étrangères a annoncé, le 12 février, la détection, sur la base d’un rapport technique du Service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum), d’un réseau de désinformation pro-russe baptisé « Portal Kombat », comprenant au moins 193 sites. Ces agissements visent à déstabiliser nos démocraties, jeter le doute dans nos opinions publiques, interférer dans l’organisation de nos processus électoraux et fissurer notre front uni de soutien à l’Ukraine. Nous les prenons au sérieux, en particulier à l’approche des élections européennes et des Jeux olympiques et paralympiques de Paris.
Les modalités de notre soutien à l’Ukraine s’adaptent dans la durée et tiennent compte des évolutions de ce contexte. Le président de la République a fixé une ligne très claire, qui consiste à donner à l’Ukraine les moyens de se défendre dans la perspective d’une guerre longue et à défendre nos intérêts de sécurité face à une menace russe plus directe, sans évidemment entrer en guerre contre elle et sans dépasser le seuil de la cobelligérance.
Sur le plan militaire, la France ancre son soutien dans la durée. Il revient, pour répondre à votre demande de transparence, monsieur le président, au ministère des armées de détailler les livraisons d’armements. Néanmoins, je peux dire ici que la France a livré pour une valeur totale de 2,6 milliards d’euros d’équipements militaires à l’Ukraine, qui s’ajoutent au 1,2 milliard d’euros de la contribution française à la FEP. Selon des données rendues publiques, la France a livré à l’Ukraine, en matière d’artillerie, 6 canons TRF1, 30 canons Caesar et 12 mortiers de 120 millimètres. En matière de défense sol-air, elle a livré 2 systèmes Crotale, 6 systèmes Mistral et 1 système sol-air moyenne portée/terrestre (SAMP/T). En matière de véhicules blindés, elle a livré 38 AMX-10 et 250 VAB blindés. Des missiles air-sol SCALP, dont le nombre reste confidentiel, ont également été livrés, ainsi que des munitions, des systèmes de transmission, des drones, de l’armement de petit calibre et du génie.
Ces livraisons ont été effectuées de manière coordonnée avec nos alliés. Nous avons pris la tête de ce que l’on appelle une coalition capacitaire dans le domaine de l’artillerie, afin d’amplifier la fourniture de canons Caesar, considérés par nos amis ukrainiens comme parmi les meilleurs du monde. Le président de la République et le ministre des armées ont souhaité en accélérer la production et nous serons en capacité de produire 72 canons Caesar supplémentaires en 2024, ce qui représente une hausse remarquable par rapport aux délais en usage avant la guerre.
Au-delà des cessions de matériel, qui ont pour limite les stocks de nos propres forces armées, nous nous sommes engagés à aider les Ukrainiens à produire et maintenir en conditions opérationnelles les équipements dont elle a besoin. Définir notre appui en la matière était le but de la visite du ministre des armées à Kiev à la fin de l’année dernière, ainsi que d’une initiative récente portée par le président de la République.
Cet ancrage dans la durée a été marqué par la signature de l’accord de coopération en matière de sécurité avec l’Ukraine. Cet accord décline au plan bilatéral les engagements pris à Vilnius lors du dernier sommet de l’OTAN par le président de la République aux côtés des partenaires du G7. Les pays du G7, rejoints ensuite par d’autres pays, avaient acté les principaux points devant figurer dans chacun des accords bilatéraux, ce qui leur confère une dimension multilatérale. Vingt-cinq États ont rejoint cette déclaration. Notre accord bilatéral a été signé le 16 février à Paris par le président ukrainien Volodymyr Zelensky. D’autres États ont conclu des accords similaires, dont le Royaume-Uni – qui a été le premier – l’Allemagne et l’Italie, ou sont en cours de discussion.
Ces accords témoignent d’un engagement à long terme pour la sécurité de l’Ukraine. Ils contribuent à renforcer la sécurité du flanc oriental de l’Alliance atlantique. Je n’entrerai pas de façon détaillée dans le contenu de l’accord franco-ukrainien, qui a été rendu public. Cet accord n’entre pas dans le champ de l’article 53 de la Constitution parce qu’il n’est pas, ainsi que nous l’avons conçu avec nos partenaires lors du G7, juridiquement contraignant. Néanmoins, un débat aura lieu la semaine prochaine au Parlement sur le fondement de l’article 50-1 de la Constitution.
Le soutien civil à l’Ukraine est extrêmement important, avec un fonds de reconstruction indissociable du soutien militaire. Nous sommes particulièrement engagés dans la région de Tchernihiv, au Nord de Kiev, et nous avons ouvert un mandat afin que l’Agence française de développement (AFD) puisse intervenir en Ukraine, au plus près des besoins des Ukrainiens.
La France joue un rôle très important pour accompagner l’Ukraine sur le chemin d’une adhésion à l’Union européenne. Parmi les étapes de ce chemin, il convient de rappeler la visite à Kiev, en juin 2022, du président de la République et de ses homologues allemand, italien et roumain notamment, afin de soutenir l’obtention par l’Ukraine du statut de pays candidat. Citons également l’ouverture des négociations d’adhésion à la fin de l’année 2023, ou encore l’adoption de la facilité pour l’Ukraine au Conseil européen extraordinaire du 1er février dernier, qui mobilise jusqu’en 2027 quelque 50 milliards d’euros destinés à doter le pays de l’aide économique et de l’appui technique nécessaires.
Sur le plan militaire comme sur le plan civil, nous cherchons à adapter notre soutien à l’Ukraine dans la perspective d’une guerre déjà longue et qui durera encore probablement longtemps. Nous ne souhaitions pas cette guerre mais nous sommes contraints de nous y adapter car la Russie s’entête dans son projet d’agression. Le calcul de la Russie demeure inchangé : il consiste à parier sur l’érosion du soutien occidental à l’Ukraine, la fracturation l’Union européenne et peut-être sur l’arrivée aux États-Unis d’une prochaine administration, en novembre prochain, qui serait moins disposée à soutenir l’Ukraine.
La conférence qui s’est tenue le 26 février à Paris avait pour objet de prendre acte de cette situation et d’améliorer notre soutien à l’Ukraine. Le président de la République a souhaité réunir cette assemblée informelle afin de mener une discussion de fond au niveau des chefs d’État ou de gouvernement dans cette période particulière. Le moment, ainsi que l’ont reconnu nos partenaires, a été particulièrement bien choisi. En effet, la conférence sur la sécurité de Munich, qui s’est déroulée une semaine plus tôt, avait mis en évidence les difficultés rencontrées par l’Ukraine sur le terrain, un doute sur le soutien américain et une ambiance n’incitant pas à l’optimisme. Dès lors, il était important de prendre acte de cette situation et de manifester le souhait de s’y adapter afin de tenir dans la durée.
Cette conférence a permis aux participants de constater de façon unanime, et j’insiste sur ce point, l’accroissement de l’agressivité russe. Elle a permis de mieux caractériser cette menace pour nos intérêts de sécurité mais aussi de confirmer plusieurs points d’accord, à commencer par l’urgence d’une mise à l’échelle de notre soutien à l’Ukraine au vu de la tendance militaire sur le terrain.
Comment se procurer davantage de munitions ? Comment acquérir davantage de capacités, éventuellement auprès d’États tiers ? Une initiative en ce sens est portée par la République tchèque. Elle est complémentaire, et non contradictoire, avec le travail conduit au niveau européen dans le cadre de la FEP. Il nous reste à déterminer précisément le montant de notre contribution ou la manière dont nous allons soutenir cette initiative mais je pense que celle-ci est importante. Je signale également la mise en place d’une neuvième coalition capacitaire sur la frappe dans la profondeur ou dans la durée, dans le cadre du groupe de contact sur la défense de l’Ukraine, dit « groupe de Ramstein ».
Lors de la conférence du 26 février, les chefs d’État ou de gouvernement ont souhaité aborder, dans un second temps, les pistes menant à des options potentiellement nouvelles de soutien à l’Ukraine et qui permettraient d’envoyer à la Russie un signal fort sur notre détermination à mettre en échec son agression. L’idée est de signifier à la Russie que nous ne faiblirons pas et que ce conflit met en jeu non seulement la souveraineté et le territoire de l’Ukraine mais aussi la sécurité de l’Europe. Nous inscrivons dans la durée ce message de détermination à l’attention du président Poutine.
À ce titre, cinq points ont donné lieu à des discussions : le cyber défensif, la protection de la frontière ukraino-biélorusse par des forces potentiellement non militaires afin de dégager des moyens ukrainiens, la coproduction de capacités militaires sur le sol ukrainien, la défense de pays menacés directement par l’offensive russe en Ukraine – en particulier la Moldavie – et, enfin, des opérations de déminage. Tous ces points ne font pas consensus mais chacun a accepté de les étudier. Ils feront l’objet d’un processus de suivi, déjà en place au niveau des hauts fonctionnaires, et le 7 mars, les ministres des affaires étrangères et de la défense se réuniront par visioconférence afin de déterminer leur déclinaison opérationnelle.
Sur ce thème, qui a suscité plusieurs interprétations malheureusement erronées, il convient de préciser que l’idée consiste à n’exclure a priori aucun moyen. Dans un combat face à un adversaire, il est préférable de montrer sa détermination plutôt que de dévoiler à l’avance ce que l’on ne fera absolument pas. Toutefois, il convient de garder à l’esprit la nécessité de garder la maîtrise de l’escalade et de ne pas franchir le seuil de la cobelligérance. C’est bien la Russie, et j’insiste, qui a décidé de l’escalade. C’est bien la Russie qui a décidé, après avoir occupé la Crimée et une partie du Donbass, d’attaquer l’Ukraine de manière globale, du Nord au Sud, d’Est en Ouest. Nous déplorons cette escalade et nous considérons que la Russie agresse non seulement l’Ukraine mais également une partie de ses soutiens par des attaques hybrides dans le domaine cyber et dans le domaine informationnel.
Nous gardons à l’esprit la nécessité de maîtriser cette escalade et de ne pas franchir le seuil de la cobelligérance. Nous avons toujours été très clairs sur ce point. Le 26 février, le président de la République a rappelé sans ambiguïté que nous n’étions pas en guerre avec le peuple russe. Cependant, il est nécessaire que la Russie comprenne notre détermination, ce qui n’est pas possible si nous dévoilons par avance à Moscou les limites de ce que nous sommes prêts à faire. Je le répète, nous ne nous considérons pas nous-mêmes en guerre contre la Russie et contre le peuple russe mais, à la lecture des discours du président Poutine, on peut légitimement se demander si l’inverse est vrai, tant les autorités russes alimentent l’idée d’une nouvelle formule de la guerre des civilisations, d’une guerre directe avec ce qu’elles appellent « l’Occident collectif ».
En conclusion, j’aimerais rappeler qu’en aidant l’Ukraine nous défendons le droit international, le droit des États à la souveraineté et à l’indépendance, leur droit de choisir librement leurs alliances et leurs arrangements de sécurité, et l’intangibilité des frontières. Mais nous défendons également notre sécurité et notre stabilité économique. Le coût du soutien à l’Ukraine, qui est important, doit être mis en perspective avec le coût que représenterait une victoire de la Russie, ainsi que ses conséquences en termes de droit international, de nécessité pour nous de rehausser nos dépenses de défense, de vagues de réfugiés ou encore de contrôle sur les exportations agricoles. Il me semble très important de le souligner.
M. le président Jean-Louis Bourlanges. Nous passons aux prises de parole des groupes parlementaires, en demandant à chacun de bien vouloir se tenir aux règles d’usage sur le temps de parole.
M. Hadrien Ghomi (RE). Le 24 février, l’Ukraine entrait dans sa troisième année de guerre après l’invasion brutale de son territoire par la Russie de Vladimir Poutine. Depuis deux ans, cette guerre met à l’épreuve la ténacité du peuple ukrainien. Elle a également révélé la détermination des nations européennes dans leur engagement aux côtés de Kiev. Le bilan humain de cette guerre est très lourd. Il se compte en milliers de vies perdues, tant civiles que militaires. La détermination du peuple ukrainien à défendre son territoire reste malgré tout inébranlable et cette persévérance dans la lutte pour la liberté doit nous inspirer et nous encourager à ne pas faiblir.
Nous pouvons nous féliciter d’avoir, dès les premiers instants, démontré une solidarité sans faille à l’égard de l’Ukraine à travers un appui militaire et une assistance économique continus. Cet engagement s’est récemment illustré par la signature d’un accord de sécurité bilatéral à l’occasion de la visite du président ukrainien en France. Cet accord d’une durée de dix ans prévoit une aide militaire française supplémentaire de 3 milliards d’euros en 2024, la formation d’au moins 7 000 soldats ukrainiens, et il facilite l’acquisition par Kiev de matériels en propre. Ces initiatives, symboles de notre appui indéfectible, s’inscrivent dans une dynamique européenne de soutien financier à l’Ukraine marquée notamment par le nouvel accord d’aide financière de 50 milliards d’euros.
Cependant, il convient de reconnaître que notre soutien, vital pour la résistance ukrainienne, est désormais confronté à de nouveaux défis. Les dynamiques politiques intérieures de nos alliés, notamment aux États-Unis, ainsi que les prochaines élections européennes pourraient en effet amoindrir la volonté de la communauté internationale de maintenir un fort niveau d’engagement en faveur de l’Ukraine. Face à cette incertitude, le rôle de la France demeure crucial. Nous devons intensifier notre engagement à soutenir les Ukrainiens sur les plans militaire et économique, alors que la Russie redouble d’efforts pour saper le soutien européen, notamment en ciblant la France par des campagnes de désinformation et des cyberattaques. Il nous faut être à la hauteur de l’histoire. C’est dans l’unité et la solidarité que nous pourrons aider Kiev à traverser cette terrible épreuve.
La Cour pénale internationale a délivré des mandats d’arrêt à l’encontre de deux hauts gradés de l’armée russe, accusés d’avoir mené des attaques contre des infrastructures civiles en Ukraine. Pensez-vous, monsieur Mondoloni, que nous avons franchi une nouvelle étape pour que justice soit rendue à toutes les victimes de cette guerre ?
M. Frédéric Mondoloni. Vous me permettrez de revenir dans un premier temps sur l’arrangement de sécurité porté par l’accord signé le 16 février. Cet accord s’étale en effet sur dix ans et prévoit jusqu’à 3 milliards d’euros d’aide supplémentaire et de la formation sur place. Il s’agit d’un accord holistique, comprenant à la fois un volet militaire et un volet civil. Il entend soutenir l’Ukraine dans son chemin vers l’adhésion à l’Union européenne et en déploie les conditions sous forme de réformes à entreprendre, en termes de lutte contre la corruption et de consolidation de sa démocratie et de l’État de droit. Les Ukrainiens sont courageux. Ils ont produit les efforts nécessaires à l’ouverture des négociations d’adhésion à la fin de l’année dernière mais beaucoup reste à faire et nous l’avons consigné dans cet accord.
La lutte contre l’impunité en matière de crimes de guerre est en effet très importante. Selon nous, un pas a été franchi. Nous soutenons très clairement le travail d’enquête mené, d’une part, par les Ukrainiens, d’autre part, par la Cour pénale internationale, qui a délivré plusieurs mandats d’arrêt. Des enquêtes menées sur place ont révélé des crimes de guerre, dont certains peuvent être probablement assimilés à des crimes contre l’humanité. Le Conseil de l’Europe a mis en place un registre des dommages et, par ailleurs, des réflexions sont en cours sur la mise en place d’un tribunal international. Un débat est né autour de l’idée d’un tribunal d’agression, notamment au sein des soutiens de l’Ukraine.
Il est clair pour nous que les responsables des crimes commis en Ukraine devront être jugés, non seulement par le tribunal de l’histoire mais, si possible, aussi par la justice pénale internationale. Ceci ouvre un champ important de coopération et aussi un champ pour les Nations Unies, avec la Cour internationale de justice, qui a condamné très clairement l’agression russe en Ukraine, et avec la Cour pénale internationale pour la lutte contre l’impunité.
M. Jérôme Buisson (RN). Le président de la République a déclaré, à la suite de la conférence de Paris le 26 février, que l’envoi de troupes occidentales au sol en Ukraine n’était pas exclu. Alors que la parole présidentielle inquiète au plus haut point nos compatriotes, rappelons qu’un récent sondage a montré que près des trois-quarts des Français se disent opposés à l’envoi de troupes occidentales au sol. Certains analystes français ont emboîté le pas du président Macron et louent sur les plateaux de télévision sa volonté de maintenir une ambiguïté stratégique à l’égard de la Russie. Mais comment peut-on parler d’ambiguïté stratégique lorsque les propos du président de la République sont démentis par l’unanimité des capitales occidentales, de Washington à Londres, en passant par Rome, Berlin et même Varsovie ?
Nous n’osons imaginer que le président manie maladroitement le risque de guerre mondiale à des fins de politique intérieure, pour mieux désigner le premier parti d’opposition comme une cinquième colonne. S’il fallait encore une preuve de l’impréparation de cette déclaration, Emmanuel Macron a partiellement démenti cette annonce en excluant l’envoi de troupes françaises dans un avenir proche.
Tout cela n’est pas sérieux. Ces paroles martiales contrastent avec le bilan mitigé du soutien Ukraine, qui explique la tenue de cette conférence. Le président ukrainien a déploré n’avoir reçu que 30 % du million d’obus que l’Union européenne lui avait promis. Le président de la République a balayé cette promesse non tenue d’un revers de main, en rappelant lors de la même conférence de presse que, je cite, « force est de constater que nous n’avions pas ce million ».
Nous nous réunissons aujourd’hui pour débattre de la situation en Ukraine, deux ans après le début de l’invasion russe. Mais, à l’évidence, la situation de l’industrie de l’armement française ne s’est pas améliorée, en dépit du passage à une économie de guerre annoncée par le président Macron. Les politiques menées par les gouvernements successifs depuis quarante ans ont affaibli notre pays sur tous les plans : industriel, militaire, énergétique, politique. Le redressement tant attendu, et surtout tant annoncé, n’arrive jamais. Force est de constater que l’incurie de l’action du président de la République n’a d’égal que la grandiloquence de son verbe.
C’est la deuxième fois que le président de la République envoie une coalition internationale fantôme sur le terrain, à Gaza contre le Hamas et aujourd’hui en Ukraine. Voilà pourquoi, je souhaite vous poser cette question : les annonces présidentielles intempestives et démenties, je dirais même anéanties par le chancelier allemand, ne participent-elles pas d’un affaiblissement de la parole de la France dans le monde, et particulièrement dans ce conflit ?
M. Frédéric Mondoloni. Vous ne serez pas étonné, monsieur le député, que je ne partage pas votre appréciation de nos efforts de soutien envers l’Ukraine. S’agissant de l’envoi de troupes au sol, le président de la République a clairement indiqué qu’aucune option ne devait être exclue mais il a tout aussi clairement indiqué que nous ne souhaitions pas nous présenter en situation de cobelligérance vis-à-vis de la Russie. Les équipements militaires que nous avons fournis à l’Ukraine n’ont pas fait de la France une partie au conflit. J’insiste : nous ne sommes pas partie prenante dans ce conflit et nous ne souhaitons pas le devenir, ainsi que le président de la République l’a rappelé à de nombreuses reprises. Sur ce point, il ne semble pas avoir été démenti.
Nous examinons aujourd’hui les options qui nous permettent, dans la période complexe que j’ai décrite – je crois – avec une réelle transparence, de nous assurer que la Russie ne l’emporte pas et qui montrent par la même occasion notre détermination à soutenir l’Ukraine dans la durée. Certaines des options que j’ai indiquées sont susceptibles de conduire à une aide accrue aux Ukrainiens sur le terrain, ce qui ne signifie en aucune manière l’envoi de troupes combattantes face aux militaires russes sur le front.
Je considère qu’il est inutile de lancer de faux débats. Notre position est cohérente. Les discussions entre les partenaires de l’Ukraine témoignent de leur unité, tant à l’égard de l’objectif de mise en échec de l’agression russe qu’à l’égard du constat de l’accroissement de la menace russe.
L’ambiguïté que vous avez décrite, ou du moins la volonté du président de la République de n’exclure aucune option, participe de notre souhait de signifier à la Russie que notre détermination ne faiblira pas. Il n’est pas utile de dévoiler toutes nos cartes à l’adversaire.
J’insiste une nouvelle fois : nous considérons que nous ne sommes pas en guerre contre la Russie. Mais à la lecture de certains propos du président russe, datant d’avant l’invasion russe ou d’aujourd’hui, on peut se demander si lui-même ne pense être en guerre contre l’Occident.
M. Arnaud Le Gall (LFI-NUPES). La semaine prochaine se tiendra au Parlement, sur la base de l’article 50-1 de la Constitution, un débat portant sur l’accord de sécurité entre la France et l’Ukraine. Un vote non contraignant vaut mieux qu’une absence de vote. Toutefois, l’application concrète de cet accord dépendra d’un certain nombre de facteurs, notamment capacitaires. Quelles sont les conditions à réunir pour que cet accord soit applicable ? Indépendamment de ce que l’on pense du contenu d’un accord, le pire, en matière de relations internationales, consiste à ne pas respecter sa parole.
Des portes sont ouvertes menant à l’intégration de l’Ukraine dans l’OTAN et à son adhésion à l’Union européenne. Cette démarche mérite un véritable débat parlementaire. La perspective d’une intégration de l’Ukraine dans l’OTAN est-elle sérieuse ? Ou bien s’agit-il seulement de donner un gage aux Ukrainiens et, plus généralement, à l’Europe de l’Est ? Sauf erreur de ma part, une telle initiative outrepasse les conclusions du G7 lors du sommet de juillet 2023.
Ces éléments s’inscrivent dans le contexte du trouble créé par les propos du président de la République. Certes, de nombreux alliés de la France ont peut-être mal compris la complexe pensée présidentielle. Néanmoins, un certain nombre d’entre eux ont jugé utile de démentir l’envoi de troupes en Ukraine, ce qui montre que leur interprétation de la déclaration du président de la République allait dans ce sens. M. Chevènement lui-même, qui ne passe pas pour un adversaire résolu du président, a estimé nécessaire d’écrire une tribune dans Le Figaro pour rappeler que les Français ont élu Emmanuel Macron, et non M. Zelensky. La ligne de crête entre les intérêts de la France et les intérêts de l’Ukraine, entre nos intérêts mutuels et ceux de l’Europe, semble difficile à dessiner.
Le plan européen proposé par la présidente de la Commission européenne, Mme von der Leyen, est-il applicable ? En d’autres termes, l’Europe est-elle en mesure, comme elle l’a prétendu, de dégager les financements nécessaires aux industries européennes pour rivaliser avec leurs homologues américaines ? Le risque ne consiste-t-il pas à obtenir une petite enveloppe servant de rallonge d’achat, au lieu de passer de 70 % à 50 % d’armements américains ? Les conditions financières d’une telle ambition sont-elles réunies à court terme ?
Enfin, pourriez-vous nous éclairer sur les conséquences tactiques potentielles de la fuite d’une conversation, interceptée il y a quelques jours dans des conditions d’amateurisme assez désarmantes, entre officiers du haut état-major allemand ?
M. Frédéric Mondoloni. L’accord de coopération en matière de sécurité avec l’Ukraine ne comporte en effet aucune disposition juridiquement contraignante. C’est la raison pour laquelle il ne relève pas de l’article 53 de la Constitution. Aucune autorisation de ratification parlementaire n’est dès lors nécessaire. En revanche, il est, de notre point de vue, essentiel que la représentation nationale puisse exprimer sur ce sujet.
L’accord porte sur dix ans, ce qui est la durée choisie par les autres pays ayant signé un accord de ce type avec l’Ukraine, et notre soutien militaire représente jusqu’à 3 milliards d’euros. La crédibilité de la mise en œuvre de cet accord ne fait pas de doute. Aucune de ces dispositions ne pourrait pas être inappliquée et, bien entendu, nous nous assurerons avec les autorités ukrainiennes de la mise en œuvre de chacune d’elles.
Il convient de distinguer la discussion de l’accord de sécurité avec l’Ukraine du débat portant sur son intégration dans l’OTAN. En effet, l’accord n’évoque pas cette possibilité. L’Ukraine souhaite par ailleurs rejoindre l’OTAN et ce souhait a fait l’objet de discussions entre chefs d’État ou de gouvernement lors du dernier sommet de l’Alliance atlantique à Vilnius. Elles se poursuivront au cours du prochain sommet, qui aura lieu à Washington en juillet. Certains membres de l’OTAN sont opposés à adresser à l’Ukraine ce que l’on appelle une invitation, c’est-à-dire à formaliser l’engagement que celle-ci deviendra membre de l’Alliance. D’autres, au contraire, y sont très favorables. Le plus important, me semble-t-il, est d’affirmer l’unité de l’Alliance dans le conflit entre l’Ukraine et la Russie. De ce point de vue, la France a joué un rôle essentiel afin de parvenir à un consensus à Vilnius et nous souhaitons faire de même à Washington. Des mesures ont été prises, telles que la création d’un conseil OTAN-Ukraine, la définition de l’aide capacitaire, ou le renforcement de l’interopérabilité, qui ancrent dans la durée, et peut-être de manière difficilement réversible, la perspective de l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN. Mais j’insiste à nouveau sur la nécessité de distinguer ces discussions de l’accord de coopération que nous avons signé avec l’Ukraine.
Les ambitions formalisées par la présidente de la Commission européenne doivent être mises en œuvre. La France soutient de manière constante qu’il convient d’utiliser l’argent européen en priorité pour consolider la base industrielle et technologique de défense en Europe. Autrement dit, favoriser la mise en place d’une véritable industrie de défense européenne. L’accueil de l’initiative tchèque consistant à acheter des munitions là où elles se trouvent, dans une perspective à court terme et d’urgence, n’est pas contradictoire avec cette priorité.
M. Pierre-Henri Dumont (LR). Je reviens sur les propos tenus par le président de la République à l’issue de la conférence du 26 février. Je comprends parfaitement l’intérêt de l’ambiguïté stratégique. Cependant, comme l’a souligné le président Bourlanges, elle ne peut fonctionner qu’à la condition que la France ne soit pas isolée et si cette ambiguïté est partagée par l’ensemble des alliés occidentaux. Préalablement à la déclaration du président de la République, l’ambiguïté stratégique pouvait prévaloir au niveau européen. Mais à l’issue de cette déclaration et des propos de dirigeants européens qui l’ont commentée, cette ambiguïté stratégique a disparu. Cette question de l’ambiguïté stratégique a-t-elle été clairement évoquée lors de la conférence du 26 février ? La position des alliés occidentaux était-elle connue au moment de la conférence ? Ou bien le président de la République s’est-il lancé seul dans une sorte de bravade solitaire pour annoncer la position qui est la sienne, et ainsi non seulement se retrouver isolé en Europe mais aussi mettre en péril les Ukrainiens ?
Ensuite, j’aimerais évoquer le narratif russe et les possibilités de le contrer. Ce narratif russe inonde les réseaux sociaux mais aussi la sphère médiatique et politique, jusque dans cette salle, où des amis de M. Poutine s’appliquent à le répercuter. Nous ne recevons que très peu d’échos sur la réalité de la situation russe, dont les données sont trafiquées par la Russie. Que font le gouvernement et le ministère de l’Europe et des affaires étrangères pour mettre sur la place publique la réalité des chiffres, démographiques et économiques, de la situation russe ? Aujourd’hui, nous ne disposons que des chiffres communiqués par les Russes, ce qui est bien évidemment dommageable, ne serait-ce que pour appréhender au mieux les besoins militaires et économiques de l’Ukraine.
Enfin, j’aimerais vous interroger sur la notion de seuil de cobelligérance. Je ne vous demanderai pas une définition de cette notion, puisqu’elle est comprise dans cette fameuse ambiguïté stratégique. Mais j’aimerais savoir si cette définition est commune aux pays occidentaux.
M. le président Jean-Louis Bourlanges. Je m’associe à la question de monsieur Dumont sur la dissymétrie en matière d’information. Les Russes multiplient les fausses informations, naturellement. Mais nous-mêmes sommes extrêmement laconiques et nous ne semblons pas en mesure d’analyser de façon régulière et complète le bilan des sanctions, de notre effort de soutien et de la situation de manière générale. J’estime qu’il y a un manque cruel d’informations du côté européen et français.
M. Frédéric Mondoloni. L’envoi potentiel de troupes au sol en Ukraine, je le rappelle, n’a pas été évoqué lors de la conférence du 26 février, puisque le président de la République et le Gouvernement n’ont jamais eu l’intention de se lancer dans cette option. Il ne s’agit pas d’envoyer des troupes combattre les forces russes mais d’étudier les modalités d’une possible présence sur le territoire ukrainien pour accompagner l’élargissement de notre soutien l’Ukraine, ce qui est très différent. Tel a été l’objet des discussions.
Lors de la conférence de presse qui a suivi la conférence, un journaliste a évoqué l’envoi de troupes au sol. Le président de la République a répondu, je le cite, « Tout a été évoqué ce soir de manière très libre et directe. Il n’y a pas de consensus aujourd’hui pour envoyer de manière officielle (…) Mais rien ne doit être exclu. Nous ferons tout ce qu’il faut pour que la Russie ne puisse pas gagner cette guerre ». Ensuite, si vous interrogez un chef d’État ou de gouvernement sur la possibilité d’envoyer des troupes au sol, il répondra évidemment par la négative. Mais cela n’entre pas en contradiction avec les propos du président de la République, puisqu’il n’a jamais dit le contraire. Je pense que, de ce point de vue, les choses sont claires.
Vous avez raison, Monsieur le député, de soulever le problème de la dissymétrie des narratifs. Nous avons à ce sujet commencé un travail coordonné entre le ministère de l’Europe et des affaires étrangères, le ministère des armées, le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) et Viginum, qui consiste à concevoir des contre-narratifs, au-delà de la communication classique. Ce travail est lourd et complexe, puisque notre démocratie, fort heureusement, n’est pas dirigée par des agents de renseignements ou par des généraux du KGB (Komitet Gossoudarstvennoï Bezopasnosti), comme c’est le cas en Russie. Nous n’avons ni les mêmes méthodes, ni les mêmes réflexes. Dans le combat hybride mené contre nous, il nous revient de développer les modalités de notre réaction.
Enfin, pour vous répondre sur la situation économique en Russie, je rappelle que nous nous basons sur les chiffres communiqués par les institutions internationales telles que le Fonds monétaire international (FMI) ou la Banque mondiale. La Russie entretient une opacité très forte et volontaire afin de masquer la réalité de sa situation, qui est bien moins favorable que ce qu’elle affirme. La liberté de la presse qui, contrairement à nos démocraties, n’existe pas du tout en Russie, est exploitée par elle à notre détriment. On voit d’ailleurs le porte-parole de l’ambassade de Russie à Paris s’exprimer régulièrement sur les chaînes de télévision françaises.
Mme Maud Gatel (Dem). Nous avons célébré le 24 février le triste anniversaire de l’invasion russe. Deux ans plus tard, et en dépit de ce qui avait été annoncé, la Russie n’a pas gagné et l’Ukraine fait preuve d’un courage extraordinaire sur le front militaire. L’Ukraine se bat également sur le front démocratique, en engageant un certain nombre de réformes absolument nécessaires. Nous assistons aujourd’hui à une guerre d’attrition, qui a laissé à la Russie le temps, durant ces deux dernières années, de se réarmer et de bénéficier de matériels militaires plus modernes et innovants qu’au début du conflit. Nous sommes nombreux dans cette enceinte à considérer que notre soutien ne doit pas faiblir pour l’Ukraine, et doit même se renforcer.
Vous avez évoqué, monsieur Mondoloni, l’aide française, qui s’élève à 3,8 milliards d’euros depuis le 24 février 2022. S’y ajoutent la formation des militaires ukrainiens en Pologne et en France, afin qu’ils soient en mesure d’utiliser les armements livrés par la France, et l’accord bilatéral signé récemment. Pour m’être rendue sur place il y a quelques mois, je peux témoigner de la reconnaissance de nos partenaires ukrainiens, au regard de la qualité des armements que nous leur fournissons, et surtout de la tenue des engagements qui sont les nôtres.
Au niveau européen, 50 milliards d’euros d’aide ont été débloqués et treize paquets de sanctions ont été déployés. Pour autant, cette aide ne suffit pas et nous devons dès lors actionner tous les leviers à disposition. Comme vous l’avez indiqué, nous ne fermons pas la porte à des achats sur étagères, parce que les Ukrainiens ont besoin d’aide maintenant, eu égard notamment à la situation américaine.
Le levier financier doit être lui aussi actionné et j’aimerais vous entendre sur la question du gel des avoirs russes. Enfin, vous avez évoqué très brièvement le mandat de l’AFD : nous savons les besoins ukrainiens en matière de reconstruction écologique et en matière de santé.
Par ailleurs, et puisque vous avez été en poste à Moscou, pourriez-vous nous donner des éléments sur l’état de l’opinion publique russe ? J’aimerais savoir ce que vous inspire l’importante assistance rassemblée lors des obsèques d’Alexeï Navalny.
M. le président Jean-Louis Bourlanges. Nous avons été très heureux que M. Pierre Lévy, ambassadeur de France en Russie, soit présent aux obsèques d’Alexeï Navalny. Je tiens d’ailleurs à lui rendre hommage.
M. Frédéric Mondoloni. Avant de répondre à votre question, madame la députée, j’aimerais revenir un instant sur le réarmement russe. Si la Russie, en effet, a transformé son économie en économie de guerre et a relancé sa production d’armements, je ne suis pas du tout certain qu’elle ait augmenté son niveau technologique. Il convient de souligner sa coopération accrue avec deux pays qui ne sont à la pointe ni de la démocratie, ni de la haute technologie, à savoir l’Iran et la Corée du Nord. La Russie est quasiment dépendante de l’Iran pour les drones et quasiment dépendante de la Corée du Nord en matière de livraison de missiles et de munitions, ce qui est significatif quant à ses choix d’alliances.
La question des avoirs russes à l’étranger revêt une grande complexité juridique. La Russie doit payer pour rembourser les dommages qu’elle a causés. Un travail très poussé sur le plan juridique est mené dans le cadre du G7 et dans celui de l’Union européenne. Les avoirs russes sont gelés mais ils ne sont pas confisqués car cette confiscation soulève d’importantes difficultés juridiques. Les États-Unis et la Grande-Bretagne considèrent que nous disposons de la base juridique nécessaire pour les taxer. La France, mais aussi l’Allemagne et l’Italie, n’ont pas la même analyse à ce jour. En revanche, nous progressons sur le sujet de l’utilisation des revenus et des profits d’aubaine de ces avoirs. La Commission européenne a formulé des propositions en ce sens et un consensus prend consistance. Nous espérons aboutir rapidement sur ce sujet.
L’AFD a renforcé sa présence dans les Balkans occidentaux, en Europe orientale, ou encore en Moldavie. Cette présence est importante, afin de ne pas se trouver en décalage par rapport à nos partenaires, en particulier l’Allemagne. Nous souhaitons en outre développer une coopération bilatérale entre l’AFD et l’Ukraine.
Le Kremlin ayant cassé le thermomètre permettant de mesurer l’état de l’opinion publique russe, il est extrêmement difficile de le connaître. Je m’associe à l’hommage rendu à notre ambassadeur en Russie et à son équipe qui travaillent dans un environnement très délicat. La propagande russe est si puissante que l’on peut estimer qu’une partie importante de l’opinion est favorable à la guerre en Ukraine, puisqu’il lui a été expliqué que la Russie n’avait pas d’autre choix. Mais à l’occasion de certains événements, comme les obsèques d’Alexeï Navalny, on pressent que, sous la chape de plomb, des braises restent intenses et ne demandent qu’à reprendre vie.
M. Alain David (SOC). Après deux ans de conflit, il est important que la représentation nationale puisse s’exprimer, notamment après la déclaration du président de la République sur la perspective d’un envoi de soldats français en Ukraine. Je ne suis d’ailleurs pas convaincu par la pertinence de cette hypothèse, qui intervient après de trop nombreux revirements. La position de la France a été très fluctuante. Au départ, elle considérait qu’il ne fallait pas humilier la Russie ; désormais elle se montre plutôt va-t-en-guerre. Or la diplomatie mérite constance et continuité.
Afin de ne pas engager les troupes au sol, il conviendrait plutôt d’augmenter l’aide à l’Ukraine et de lui livrer rapidement ce qui lui a été promis. La France a promis 3 milliards d’euros pour 2024. Cependant, dans un contexte très compliqué, avec 3 000 milliards d’euros de dettes, un budget 2024 très contraint et un ministre des finances qui demande 10 milliards d’euros d’économies pour l’année 2024, nous ne voyons pas comment tenir nos promesses. Il faudra bien, pourtant, faire face puisque nous souhaitons la défaite de la Russie. Il faudra bien se doter des moyens nécessaires pour parvenir à cet objectif. Malgré les apports de la France en matière d’aide à l’Ukraine, nous apprenons, sous réserve que ce chiffre soit exact, que la France se situe à la 16e place du classement des donateurs à l’Ukraine. Nos efforts sont très faibles par rapport aux autres pays. L’Allemagne a promis 17,7 milliards d’euros pour 2024, quand nous promettons 3 milliards d’euros hypothétiques.
Ma question porte sur les avoirs russes détenus en Europe, et notamment en France. Il est question de 200 milliards d’euros. Pourrait-on envisager de les mobiliser au bénéfice de l’effort de guerre ukrainien ?
M. Frédéric Mondoloni. Nous devons densifier notre soutien à l’Ukraine. La somme de 3 milliards d’euros qui figure dans l’accord bilatéral représente un objectif. Il sera probablement difficile à atteindre mais nous espérons y parvenir malgré un contexte compliqué en termes de finances publiques. Toutefois, comme je l’ai souligné, ce coût doit être rapporté au coût d’une victoire russe. Soutenir l’Ukraine favorise nos intérêts de sécurité et nos intérêts économiques, puisque notre croissance économique dépend aussi de notre sécurité. Par ailleurs, il convient d’examiner de nouvelles options, qui n’ont pas vocation à se substituer – ni à contredire – les formes de soutien déjà évoquées.
La mobilisation allemande est très importante et très utile. Mais le soutien de la France est aussi très significatif, qualitativement et quantitativement.
M. le président Jean-Louis Bourlanges. Pardonnez-moi de vous interrompre. La France vient d’organiser une conférence de soutien à l’Ukraine mais notre collègue nous rappelle qu’elle se situe au 16e rang des pays donateurs. Il convient de répondre politiquement aux questions soulevées par ce décalage.
M. Frédéric Mondoloni. La France occupe en effet la 16e place dans le classement établi par le Kiel Institute. Nous n’en reconnaissons pas la pertinence. Ainsi que l’a fait observer le ministre des armées à plusieurs reprises, ce classement ne prend pas en compte les chiffres réels de notre soutien à l’Ukraine.
Il serait légitime de critiquer la France pour n’avoir pas, en amont, suffisamment expliqué la nature et les modalités de notre soutien. La politique que nous avons choisi de suivre consistait à rester prudents en matière d’annonces publiques, afin d’assurer une aide réelle et concrète à l’Ukraine davantage que se contenter d’effets d’annonce.
Il est vrai que nous avons eu à produire un effort de communication sur les chiffres de notre soutien, parce que la publicité du classement de Kiel nous porte préjudice. Il est important de rétablir la réalité chiffrée de l’aide française, et nous nous y employons en communiquant davantage. Mais je concède volontiers que nous devons encore progresser dans ce domaine.
M. Jean-François Portarrieu (HOR). J’aimerais vous entendre, monsieur Mondoloni, sur l’évaluation des risques de déstabilisation ou d’extension de l’agression russe en Ukraine à d’autres territoires de la région. Je pense en particulier à la Transnistrie, cette province séparatiste de Moldavie, mais aussi à la Géorgie, où des mouvements pro-russes ont été observés.
M. Frédéric Mondoloni. La Russie mène une guerre hybride sur différents champs de conflictualité. Parmi eux, les pays qui entourent l’Ukraine et au-delà, puisque nous observons des manœuvres russes de déstabilisation jusque dans les Balkans occidentaux, représentent un champ de conflictualité majeur. La Moldavie constitue une zone particulièrement fragile. La France se tient à ses côtés dans son chemin vers la démocratie et l’autonomie stratégique, et dans la lutte contre la corruption. Elle l’accompagne aussi sur le chemin d’une adhésion à l’Union européenne, qui ne saurait relever que de son seul souhait souverain. La Moldavie dispose d’un statut de pays candidat et des négociations sont ouvertes. Le président de la République a su nouer une relation très forte avec la présidente moldave, qui se rendra prochainement en France.
Nous savons que la Russie cherche à déstabiliser la Moldavie dans la perspective de l’élection présidentielle prévue en octobre 2024. Il est par conséquent crucial de renforcer la résilience de la Moldavie, avec laquelle nous avons mis à place une coopération bilatérale en matière de sécurité, de lutte contre la désinformation, de soutien de défense et de soutien économique.
La Transnistrie est une entité séparatiste de la Moldavie. Les autorités moldaves souhaitent travailler de manière pacifique au retour de la Transnistrie dans le giron de la République de Moldavie, notamment par une intégration économique plus poussée. Depuis l’agression russe en Ukraine, nous constatons que les relations économiques de la Transnistrie avec l’Union européenne, la Moldavie et la Roumanie sont plus importantes que ses relations avec la Russie, ce qui est significatif. Nous espérons que les autorités moldaves seront en mesure de résoudre ce conflit de manière pacifique et parviendront à réintégrer la Transnistrie en Moldavie.
M. le président Jean-Louis Bourlanges. Considérez-vous qu’il sera aisé pour les Russes, d’un point de vue stratégique, de répondre à l’appel – angoissé et spontané… – de la population de Transnistrie ?
M. Frédéric Mondoloni. D’abord, permettez-moi de relativiser le caractère spontané de cet appel, émis dans des conditions que nous ne connaissons pas. D’après ce que nous savons des discussions entre les Moldaves et les Transnistriens, rien ne porte à croire à une volonté forte et spontanée de soulèvement des Transnistriens, ni qu’ils sont habités par un sentiment profond de crainte pour leur propre sécurité.
Cependant, la conduite d’actions hybrides russes est probable. Il n’existe pas de continuité territoriale entre la Transnistrie et les parties occupées par les forces pro-russes. Un peu moins de 2 000 soldats russes sont présents dans cette enclave et supposés surveiller un dépôt de munitions. Cela représente un sujet de préoccupation pour les Moldaves, qui sont parvenus à maintenir leur pays en dehors du conflit armé, malgré des opérations hybrides russes et un important afflux de réfugiés ukrainiens. Les Moldaves sont très attachés à leur neutralité, définie dans leur Constitution.
Tout ce qui permet de stabiliser ce pays est bon ; tout ce qui le déstabilise est mauvais. Cette déstabilisation est probablement moins facile que ce que voudrait faire croire une certaine propagande. Dès lors, je resterais prudent sur ce sujet.
M. le président Jean-Louis Bourlanges. Nous en venons à présent aux questions posées à titre individuel.
Mme Liliana Tanguy (RE). La semaine dernière, notre commission a auditionné le général Christophe Gomart, qui nous a indiqué que 2024 serait une année difficile pour l’Ukraine, du fait de l’insuffisance de munitions dont dispose son armée, ainsi que du manque de capacités de production en Europe. Quelle serait la réaction de la France et de l’Union européenne si les Russes venaient à prendre Kiev, Odessa, ou une autre grande ville ukrainienne ? Cette perspective difficile pour 2024 n’entre-t-elle pas en contradiction avec le souhait ukrainien d’organiser une conférence pour la paix, énoncé lors d’une récente conférence de presse par le président Zelensky ?
M. Frédéric Mondoloni. Nous partageons le constat du général Gomart. L’année 2024 sera difficile pour l’armée ukrainienne, qui se place en position défensive et subit un rapport de force complexe et une disproportion en termes de ressources humaines et d’artillerie. C’est la raison pour laquelle nous souhaitons accroître notre soutien à l’Ukraine, y compris, si l’urgence et la situation le commandent, en acquérant éventuellement des munitions qui ne seraient pas produites sur le sol européen. Une telle option représenterait pour nous un compromis mais serait justifiée par la situation.
Même si la situation est complexe, l’éventualité d’un effondrement soudain de l’Ukraine représente une perspective que nous n’envisageons pas. Si la Russie avait disposé des moyens de prendre Kiev ou Odessa, elle aurait déjà pris ces villes. Elle a tenté de le faire et a échoué. Il a fallu des mois aux Russes pour récupérer la petite Avdiïvka, qui comptait moins de 80 000 habitants avant le conflit et où ne subsistent aujourd’hui qu’à peine 900 personnes, dans une ville totalement rasée. Dès lors, je vous rassure : les Russes n’en sont pas à envisager la prise de Kiev ou d’Odessa.
La perspective d’organiser une conférence pour la paix en 2024 est-elle crédible ? Il est clair que les Ukrainiens souhaitent faire avancer une telle initiative et nous les soutenons. Dans ce cadre, des réunions régulières regroupent un nombre croissant de pays. Malheureusement, la Russie ne me semble pas se trouver dans un état d’esprit favorable à une conférence pour la paix. Le terme même de conférence pour la paix peut s’avérer quelque peu trompeur pour nos oreilles occidentales. Il supposerait que la Russie décide de faire la paix avec l’Ukraine, ce qui pour l’instant, hélas, ne correspond absolument pas à notre analyse.
Mme Laurence Robert-Dehault (RN). Lors de sa conférence de presse du 16 février, le président de la République a déclaré « nous ne pouvons pas laisser la Russie gagner ». Cette formulation n’a trompé personne. Dans la guerre, le temps est souvent la meilleure arme des régimes autoritaires et le président russe l’a bien compris. Deux ans après le début du conflit, la résilience du peuple ukrainien est mise à rude d’épreuve et la lassitude s’installe dans l’esprit des peuples occidentaux. Aujourd’hui, nous sommes au pied du mur de la vérité. La Russie a complètement réorienté son économie, le « Sud global » nous nargue et la Chine met tout en œuvre pour tourner la page de la domination occidentale. Du côté des États-Unis, si Donald Trump parvient à surmonter les obstacles judiciaires et politiques et à accéder de nouveau à la Maison Blanche, le conflit pourrait se régler sans nous et à notre détriment. Dans ce cas de figure, quelles pourraient être les conséquences sur l’influence européenne et sa diplomatie ?
M. Frédéric Mondoloni. Comme vous le rappelez, madame la députée, la Russie est un régime autoritaire. Mais je ne suis pas certain que le temps joue en faveur des régimes autoritaires. Notre position est claire, elle consiste à soutenir le gouvernement ukrainien légitimement élu par le peuple ukrainien. Ce conflit connaît des répercussions mondiales, en matière de sécurité collective, d’approvisionnement ou encore de sécurité alimentaire. C’est la raison pour laquelle il concerne l’ordre international.
Vous avez parlé de Sud global et de domination occidentale. Ce ne sont pas des termes que nous employons, parce que nous considérons qu’ils sont connotés au service de la propagande de ceux qui veulent opposer l’Occident aux autres parties du monde. Il n’y a, selon nous, ni Sud global, ni domination occidentale, mais simplement des pays qui souhaitent être souverains et demandent que leur liberté soit respectée.
Je vous l’accorde, il convient d’éviter un règlement du conflit sans les Européens et sans la France. C’est la raison pour laquelle nous devons faire davantage pour soutenir l’Ukraine et rétablir un rapport de force permettant à l’Ukraine d’être rétablie dans ses droits. La Russie connaît de fortes fragilités de long terme, au plan de sa démographie, de son système politique, de la cohésion de son territoire, de son économie ou encore en matière sociétale. Aussi, je le redis, je ne suis pas certain que le temps joue pour elle, au contraire. Dès lors, notre soutien doit être ancré dans la durée, afin que la Russie comprenne qu’elle n’a d’autre choix que de revenir à la table des négociations et de reconnaître qu’elle s’est trompée en envahissant un pays souverain.
M. Bertrand Bouyx (RE). Je souhaiterais entendre votre analyse, monsieur Mondoloni, sur le Caucase, et plus particulièrement l’influence russe dans cette région, notamment sous l’aspect de la relation entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan.
M. Frédéric Mondoloni. La Russie a fait le choix de la déstabilisation et du désordre dans le Caucase, alors qu’elle se présentait comme garante d’une certaine stabilité. Il convient ainsi de rappeler qu’elle occupe de manière illégale une partie de la Géorgie. Depuis deux ans, elle est toute entière focalisée sur la guerre en Ukraine, qui est quasi existentielle pour elle. À cette fin, la Russie se montre prête à sacrifier ses meilleurs alliés potentiels, du moins ceux qui s’estimaient protégés en partie par elle. Il en va ainsi de l’Arménie, qui est membre de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) et qui n’a bénéficié d’aucune protection de la part de la Russie dans la guerre qui l’a opposée à l’Azerbaïdjan, ni en 2020, ni plus récemment lorsque l’Azerbaïdjan a souhaité mettre en place un blocus du Haut-Karabagh, qui a conduit la population arménienne de cette zone à fuir son territoire.
La Russie a choisi de facto de soutenir l’Azerbaïdjan dans sa volonté de reconquérir par la force le Haut-Karabagh et maintenant de mettre en danger l’intégrité territoriale et la souveraineté de l’Arménie. La Russie voit également dans cette reconfiguration une manière d’exercer une pression sur le premier ministre arménien, M. Nikol Pashinyan, qui a été élu contre le candidat du Kremlin. M. Pashinyan affirme sa volonté de réformes, de démocratie et de rapprochement avec l’Occident et ses valeurs, ce qui déplaît fortement au président Poutine. L’Arménie fait preuve d’un grand courage, en dépit d’une situation politique et sécuritaire difficile et d’une dépendance économique à la Russie du fait de son fort enclavement.
M. le président Jean-Louis Bourlanges. Une partie non négligeable du territoire arménien est actuellement occupée par les forces azerbaïdjanaises.
M. Frédéric Mondoloni. Indépendamment de la question du Haut-Karabagh, aucun traité de paix n’a été conclu entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan et la frontière n’est pas encore totalement définie entre les deux pays. Nous souhaitons bien entendu que les deux parties se mettent d’accord.
Le président azerbaïdjanais a reconnu la pertinence de la déclaration d’Alma-Ata de 1991, qui délimite précisément les territoires et les frontières. Or l’Azerbaïdjan occupe de manière illégitime certains territoires arméniens. Nous appelons par conséquent les autorités azerbaïdjanaises à reconnaître l’intégralité du territoire de l’Arménie et à évacuer les zones de facto arméniennes. L’Azerbaïdjan doit cesser de menacer de couper en deux l’Arménie, notamment dans la région du Syunik, où il a exprimé à plusieurs reprises sa volonté d’établir une continuité territoriale entre le Nakhitchevan et le reste de son territoire.
M. David Habib (NI). Il a souvent été reproché au Quai d’Orsay, sous la Ve République, de faire preuve de naïveté et de complaisance par rapport à la Russie. Je soutiens totalement la prise de position du président de la République lors de la conférence de Paris. Il arrive un moment où la France doit s’exprimer avec force et, même si elle le fait seule, le mérite lui en revient. En revanche, je comprends moins que l’on ne dénonce pas les agissements de la Russie, alors que nous sommes parfaitement informés de ses exactions en Afrique, par exemple. J’ai moi-même découvert sur notre territoire, dans mon département des Pyrénées-Atlantiques, comment interviennent les proches de Poutine. Le journal Le Monde s’en est d’ailleurs fait l’écho.
Un véritable travail pédagogique à destination de l’opinion publique française doit être entrepris. Je pense que l’on ne mesure pas l’impact sur l’opinion publique de l’affaire du poulet ukrainien, par exemple, lors de la crise agricole. La France, la vraie France, a compris que l’on avait sacrifié nos agriculteurs au bénéfice des Ukrainiens, ce qui est inadmissible.
Nous devons faire œuvre pédagogique pour dénoncer l’entrisme de la Russie en Afrique et en France.
M. Frédéric Mondoloni. Je ne peux que souscrire à votre propos, Monsieur le député. Nous dénonçons le comportement de la Russie, peut-être avec insuffisamment de force, de moyens et de coordination, mais nous le dénonçons, en Afrique comme sur notre sol. J’ai cité l’affaire du réseau pro-russe « Portal Kombat », qui a été rendue publique. Nous attribuons maintenant à la Russie les cyberattaques que nous subissons régulièrement de sa part, ce qui n’était pas toujours le cas auparavant. Nous avons évolué à ce sujet mais, encore une fois, je partage votre sentiment que nous pouvons faire encore plus et renforcer notre capacité à produire des contre-narratifs.
Cependant, il convient de rappeler que nous travaillons sur ces sujets dans le respect des règles démocratiques, ce qui n’est pas le cas de nos adversaires. Nous sommes par conséquent tenus d’observer une prudence et une éthique qui, parfois, peuvent ralentir notre prise de parole. Les Jeux olympiques et paralympiques de Paris et les prochaines élections européennes sont autant d’événements à propos desquels nous sommes extrêmement vigilants.
Le président de la République s’est rendu au salon de l’agriculture, entre deux réunions de préparation de la conférence du 26 février. Sans trahir le secret de certaines délibérations, je peux affirmer qu’il a, au cours de ces réunions, manifesté le souhait que nous travaillions à contrer la pénétration de certains discours russes dans l’opinion publique, qui est en effet particulièrement dommageable.
M. le président Jean-Louis Bourlanges. Je vous remercie, monsieur le directeur général, de vous être exprimé devant notre commission. Nous sommes tous conscients, par-delà nos appréciations divergentes, de vivre un moment charnière dans l’histoire de l’Europe.
Je suis inquiet que la situation, par la faute du pouvoir russe, creuse le fossé entre la Russie et nous, alors que les personnalités russes les plus éclairées prédisaient, après la dislocation de l’Union soviétique, une normalisation politique, économique et commerciale de nos relations et un rapprochement avec l’Europe occidentale.
Dans cette configuration, l’Ukraine et d’autres pays auraient joué un rôle conforme au concept, finalement peu utilisé, de « double voisinage », c’est-à-dire un voisinage avec la Russie, fait de coopération et de neutralité dans le droit fil de ce qui avait été décidé à Budapest, et un voisinage économique et politique avec l’Union européenne, synonyme non pas d’adhésion mais d’association très étroite. Cette option était très intéressante mais la Russie l’a compromise, ce qui s’est traduit par des modifications de nos rapports avec l’Ukraine et des modifications du système de défense occidental avec l’entrée de la Finlande et de la Suède dans l’OTAN.
La quasi-dictature de Poutine enracine la Russie dans une position subordonnée à la Chine et dans des partenariats avec des pays assez peu fréquentables, tels que la Corée du Nord et l’Iran. Il ne s’agit pas d’un Sud global mais de la constitution d’un bloc extrêmement inquiétant, notamment au regard de l’avenir des Républiques d’Asie centrale. Cette configuration n’est pas conforme à l’ordre géopolitique que nous avions souhaité et que Boris Eltsine lui-même, malgré tous ses défauts, avait appelé de ses vœux. Dès lors, nous devons prendre acte de ces nouvelles réalités et souhaiter, comme l’écrit Malraux dans L’Espoir, « que la victoire demeure avec ceux qui auront fait la guerre sans l’aimer ».
III. présentation de la communication de Mme Mireille CLAPOT en commission, le 6 mars 2024
Au cours de sa séance du mercredi 6 mars 2024, la commission entend une communication sur le déplacement à Kiev de l’une de ses vice-présidentes, à l’occasion d’une réunion des présidents de commission des affaires étrangères de Parlements européens les 23 et 24 février 2024.
L’enregistrement de cette séance est accessible sur le portail vidéo de l’Assemblée nationale à l’adresse suivante :
À l’issue des échanges, la commission autorise le dépôt de cette communication sous forme de rapport d’information, en vue de sa publication.
Annexe N° 1 : Programme du dÉplacement
À Kiev de MME Mireille Clapot
vendredi 23 février 2024
Entretien avec M. Ruslan Stefanshuk, président de la Verkhovna Rada en compagnie de députés ukrainiens.
Entretien avec Mme Katarina Mathernova, représentante de l’Union européenne en Ukraine.
Entretien avec M. Kyrylo Budanov, chef de la direction principale du renseignement du ministère de la défense.
Entretien avec M. Rustem Umerov, ministre de la défense.
Entretien avec M. Oleksandr Kubrakov, vice-premier ministre pour la reconstruction de l’Ukraine, ministre des communautés, des territoires et du développement des infrastructures.
Dîner de travail avec des représentants des forces démocratiques du Belarus, organisé sous l’égide de la Fondation Friedrich Naumann pour la liberté.
Samedi 24 février 2024
Visite d’un centre de réadaptation.
Réunion avec des représentants de Sauver l’Ukraine, organisation non gouvernementale spécialisée dans l’assistance caritative ainsi que l’aide aux familles et aux enfants affectés par la guerre.
Participation à la session de la Verkhovna Rada.
Déambulation dans la rue Khreschatyk de Kiev.
Visite du Yalta European Strategy (YES) Forum.
Entretien avec Mme Olha Stefanishyna, vice-première ministre en charge de l'intégration européenne et euro-Atlantique.
Annexe N° 2 : Liste de la dÉlÉgation parlementaire qui s’est rendue À Kiev, les 23 et 24 fÉvrier 2024
• Allemagne
– M. Michael Roth, président de la commission des affaires étrangères du Bundestag.
• Belgique
– Mme Els van Hoof, présidente de la commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants.
– M. Mark Demesmacker, président de la commission des affaires étrangères du Sénat.
• Canada
– M. Ali Ehsassi, président de la commission des affaires étrangères et du développement international de la Chambre des communes.
• Espagne
– M. Carlos Rojas, vice-président de la commission des affaires étrangères du Congrès des députés ;
– M. Pepe Mercadal vice-président de la commission des affaires étrangères du Congrès des députés ;.
• Estonie
– M. Marko Mihkelson, président de la commission des affaires étrangères du Riigikogu ;
• Finlande
– M. Jukka Kopra, président de la commission de la défense de l’Eduskunta.
• France
– Mme Mireille Clapot, vice-présidente de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale.
• Grèce
– M. Stefanos Sotiriou Gkikas, vice-président de la commission des affaires étrangères de la Vouli ;
• Islande
– Mme Diljá Mist Einarsdóttir, présidente de la commission des affaires étrangères de l’Althing.
• Irlande
– M. Charles Flanagan, président de la commission des affaires étrangères et de la défense du Dáil Éireann.
• Italie
– Mme Lia Quartapelle, vice-présidente de la commission des affaires étrangères et communautaires de la Chambre des députés ;
• Lituanie
– M. Žygimantas Pavilionis, président de la commission des affaires étrangères du Seimas ;
– M. Giedrius Surplys, vice-président de la commission des affaires étrangères du Seimas.
• Lettonie
– M. Richard Kols, président de la commission des affaires étrangères de la Saeima ;
– Mme Irma Kalmiņa, vice-présidente de la commission des affaires étrangères de la Saeima.
• Luxembourg
– M. Christophe Hansen, président de la commission des affaires étrangères, européennes et de défense, ainsi que du commerce extérieur de la Chambre des députés.
• Moldavie
– Mme Dolma Gherman, présidente de la commission des affaires étrangères et de l’Union européenne du Parlement de la République de Moldavie.
• Pays-Bas
– M. Derk Boswick, membre de la commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants.
• Pologne
– M. Bogdan Klich, président de la commission des affaires étrangères et de l’Union européenne du Sénat.
• République tchèque
– M. Marek Ženišek, président de la commission des affaires étrangères de la Chambre des députés ;
– M. Pavel Fisher, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et de la sécurité du Sénat.
• Royaume-Uni
– Mme Alicia Kearns, présidente de la commission des affaires étrangères de la Chambre des communes.
• Parlement européen
– M. Andrius Kubilius, président de l’alliance parlementaire « Unis pour l’Ukraine » (United4Ukraine).
[1] https://www.lefigaro.fr/international/le-renseignement-americain-decompte-315-000-soldats-russes-blesses-ou-tues-depuis-le-debut-de-l-invasion-de-l-ukraine-20231212
[2] Voir à cet égard le compte-rendu n° 38 de la table ronde de la commission des affaires étrangères du 28 février 2024 sur la guerre en Ukraine et ses conséquences sur les belligérants, deux ans après son déclenchement par la Fédération de Russie.
[3] https://fr.euronews.com/2024/02/04/destruction-dun-navire-russe-en-mer-noire-le-president-ukrainien-decore-des-officiers.
[5] Point 11 du communiqué publié par les chefs d’État et de gouvernement des pays membres de l’OTAN à l’issue de la réunion du Conseil de l’Atlantique Nord tenue à Vilnius le 11 juillet 2023.
[6] SWD(2023) 699 final, Commission Staff Working Document, Ukraine 2023 Report Accompanying the document Communication from the Commission to the European Parliament, the Council, the European Economic and Social Committee and the Committee of the Regions 2023 Communication on EU Enlargement policy.
[7] Rapport d'information n° 1840 de MM. Lionel Royer-Perreaut et Christophe Naegelen, enregistré le 8 novembre 2023 à la présidence de l’Assemblée nationale, p. 26.
[8] Résolution du Parlement européen du 9 novembre 2023 sur l’efficacité des sanctions de l’Union européenne à l’encontre de la Russie (2023/2905(RSP)).
[9] Proposition de résolution relative à l'utilisation des avoirs russes gelés au profit de l'effort de guerre et de la reconstruction de l'Ukraine, n° 2225, déposée le jeudi 15 février 2024 par M. Julien Bayou et plusieurs députés.