N° 2461

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

SEIZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 10 avril 2024.

RAPPORT D’INFORMATION

DÉPOSÉ

en application de l’article 145 du Règlement

PAR LA COMMISSION DE LA DÉFENSE NATIONALE ET DES FORCES ARMÉES

portant recueil d’auditions de la commission (1)

sur la politique française de défense en Afrique

ET PRÉSENTÉ PAR

M. Thomas GASSILLOUD,

Président

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  1.    La composition de la commission figure au verso de la présente page.

Composition de la commission de la défense nationale et des forces armées :

M. Thomas Gassilloud, président ;

M. Jean-Philippe Ardouin, M. Xavier Batut, M. Julien Bayou, Mme Valérie Bazin-Malgras, M. Mounir Belhamiti, M. Denis Bernaert, M. Pierrick Berteloot, M. Christophe Bex, M. Christophe Blanchet, M. Frédéric Boccaletti, M. Benoît Bordat, Mme Yaël Braun-Pivet, M. Hubert Brigand, M. Vincent Bru, M. Elie Califer, M. Steve Chailloux, M. Yannick Chenevard, Mme Caroline Colombier, M. François Cormier-Bouligeon, M. Jean-Pierre Cubertafon, Mme Christelle D'Intorni, Mme Geneviève Darrieussecq, M. Olivier Dussopt, Mme Martine Etienne, M. Yannick Favennec-Bécot, M. Emmanuel Fernandes, M. Jean-Marie Fiévet, Mme Anne Genetet, M. Frank Giletti, M. Christian Girard, M. José Gonzalez, M. Pierre Henriet, M. Laurent Jacobelli, M. Jean-Michel Jacques, M. Hubert Julien-Laferrière, M. Philippe Juvin, M. Loïc Kervran, M. Bastien Lachaud, M. Jean-Charles Larsonneur, M. Didier Le Gac, Mme Anne Le Hénanff, Mme Gisèle Lelouis, Mme Patricia Lemoine, Mme Murielle Lepvraud, Mme Alexandra Martin, Mme Pascale Martin, Mme Michèle Martinez, M. Frédéric Mathieu, Mme Lysiane Métayer, M. Pierre Morel-À-L'Huissier, M. Christophe Naegelen, M. François Piquemal, Mme Josy Poueyto, Mme Natalia Pouzyreff, Mme Valérie Rabault, M. Julien Rancoule, Mme Marie-Pierre Rixain, M. Fabien Roussel, M. Lionel Royer-Perreaut, M. Aurélien Saintoul, Mme Isabelle Santiago, Mme Sabrina Sebaihi, M. Mikaele Seo, Mme Nathalie Serre, M. Philippe Sorez, M. Bruno Studer, M. Michaël Taverne, M. Jean-Louis Thiériot, Mme Sabine Thillaye, Mme Mélanie Thomin, Mme Corinne Vignon, membres.

 


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SOMMAIRE

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Pages

Avant-Propos du Président

I. L’Afrique : un continent stratégique pour la France et  l’Europe

II. Il faut poursuivre la transformation du partenariat Afrique-France entamée depuis 2017

Contributions écrites des Groupes parlementaires

1. Groupe Renaissance

2. Groupe Rassemblement National

3. Groupe La France Insoumise – Nouvelle Union Populaire écologique et sociale

4. Groupe Les Républicains

5. Groupe Démocrate (MoDem et Indépendants)

6. Groupe Horizons et apparentés

7. Groupe Socialistes et apparentés

8. Groupe Gauche démocrate et républicaine – NUPES

Comptes rendus des auditions

1. Audition, ouverte à la presse, de M. Achille Mbembe, Professeur d’histoire et de sciences politiques à l’université du Witwatersrand à Johannesburg et directeur de la Fondation de l’innovation pour la démocratie (mercredi 15 novembre 2023)

2. Audition commune, ouverte à la presse, de M. Arthur Banga, Docteur en histoire, chercheur, de M. Gilles Yabi, président-fondateur de WATHI (think-tank citoyen de l’Afrique de l’Ouest) et de M. Karim Bitar, Professeur à l’École normale supérieure de Lyon et à l’Université de Saint Joseph à Beyrouth (mercredi 15 novembre 2023)

3. Audition conjointe, ouverte à la presse, avec la commission des finances, sur la thématique « l’Afrique, l’endettement et les coopérations monétaires » : de M. Bruno Cabrillac, directeur adjoint à la direction générale des statistiques, des études et de l’international à la Banque de France, de M. William Roos, chef de service des affaires multilatérales et du développement à la direction générale du Trésor, et de M. Pierre Jacquemot, ancien ambassadeur et universitaire (mercredi 22 novembre 2023)

4. Audition conjointe, ouverte à la presse, avec la délégation française à l’Assemblée parlementaire de la Francophonie (APF), de M. Emmanuel Kasarhérou, président du Musée du quai Branly-Jacques Chirac et de Mme Cécile Megie, directrice des stratégies et coopérations éditoriales transverses de France Média Monde, sur les enjeux médiatiques et culturels dans la relation Afrique-France (mercredi 22 novembre 2023)

5. Audition conjointe, à huis clos, avec la délégation française à l’Assemblée parlementaire de la Francophonie (APF), de Mme Anne-Claire Legendre, porte-parole, directrice de la communication et de la presse au Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, sur la lutte informationnelle en Afrique (mercredi 22 novembre 2023)

6. Audition, à huis clos, de M. Sylvain Itté, ambassadeur de France au Niger (mercredi 29 novembre 2023)

7. Table ronde conjointe avec la commission des affaires étrangères et la commission du développement durable et de l'aménagement du territoire, ouverte à la presse, sur « l’avenir du continent africain face à l’enjeu climatique », avec notamment la participation de M. Gilles Pecassou, directeur délégué de l’institut de recherche pour le développement (IRD), M. Gilles Kleitz, directeur exécutif du développement durable de l’Agence française du développement (AFD) et Mme Angélique Palle, chercheure associée à l’IRSEM et à l’INSP (mardi 12 décembre 2023)

8. Table ronde, ouverte à la presse, sur les enjeux de la démilitarisation de la politique africaine de la France, avec la participation de M. Alain Antil, chercheur et directeur du Centre Afrique Subsaharienne de l'Ifri, M. Abdennour Benantar, Maître de conférences à l'Université Paris 8 et Mme Sonia Le Gouriellec, Maîtresse de conférences en Science politique à l'Université Catholique de Lille (mercredi 13 décembre 2023)

9. Audition conjointe avec la commission des affaires étrangères, ouverte à la presse, de M. Hubert Védrine, ancien secrétaire général de la présidence de la République et ancien ministre des affaires étrangères, sur « la politique africaine de la France : bilan et perspectives » (mardi 13 décembre 2023)

10. Audition commune, ouverte à la presse, de M. Maxime Audinet, chercheur à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM), de M. Paul Charon, directeur du domaine « Renseignement, anticipation et stratégie d’influence » de l’IRSEM et de M. Jonathan Guiffard, senior fellow à l’Institut Montaigne, sur les stratégies de nos compétiteurs (Russie, Chine, Turquie) en Afrique. (mercredi 20 décembre 2023)

11. Audition commune, à huis clos, de M. le général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros, directeur du renseignement militaire, de M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure, et du vice-amiral d’escadre Nicolas Cailliez, directeur général adjoint de la sécurité extérieure, sur les risques et les menaces sécuritaires en Afrique (mercredi 20 décembre 2023)

12. Audition conjointe avec la commission des Affaires européennes, ouverte à la presse, du Dr Martin Schäfer, ministre plénipotentiaire à l’ambassade d’Allemagne en France, de M. Antonino Cascio, ministre plénipotentiaire à l’ambassade d’Italie en France et de M. Benjamin Saoul, ministre-conseiller aux Affaires étrangères et stratégiques, intérieures et de justice à l’ambassade du Royaume-Uni en France, sur la politique africaine de leur pays respectif. (mercredi 24 janvier 2024)

13. Audition, à huis clos, du général d’armée Thierry Burkhard, chef d’état-major des armées, sur la contribution des armées à une nouvelle politique africaine de la France. (mercredi 31 janvier 2024)

14. Audition, ouverte à la presse, du général de corps d’armée Régis Colcombet, directeur de la coopération de sécurité et de défense au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères et du général Allah Joseph Kouame, directeur de l’Académie internationale de lutte contre le terrorisme d’Abidjan, sur la coopération de sécurité et de défense avec les pays africains. (mercredi 7 février 2024)

15. Audition, ouverte à la presse, de M. Jérémie Pellet, directeur général d’Expertise France, de M. Samuel Fringant, président-directeur général de Défense Conseil international et du général (2S) Didier Castres, président de Geos Groupe, sur la politique de coopération française à l’égard de l’Afrique (mercredi 7 février 2024)

16. Audition, à huis clos, de M. Jean-Pierre Lacroix, secrétaire général adjoint aux opérations de paix des Nations Unies (mercredi 14 février 2024)

 


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   Avant-Propos du Président

« La France aura un avenir en Afrique si elle sait lui proposer une offre de sens ». Achille Mbembe

 

Après dix années d’opérations notamment au Sahel, la France, encouragée et parfois contrainte par les évènements, a entrepris une remise à plat profonde des stratégies militaires qu’elle déploie sur le continent africain avec ses partenaires.

Invitée par le Président de la République, à l’issue des premières rencontres de Saint-Denis, à débattre des perspectives nouvelles que la France doit tracer en Afrique, la représentation nationale a multiplié les initiatives. La commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale a tenu à y prendre toute sa place en organisant, à partir du mois de novembre 2023, un large cycle d’auditions sur les mutations stratégiques du continent. Elle a associé quatre autres commissions à ses travaux ([1]), mobilisé la délégation française à l’Assemblée parlementaire de la Francophonie (APF) ainsi que les groupes d’amitié et organisé une série de déplacements ([2])  pour se rendre compte, in situ, des opportunités et des contraintes qui s’offrent aux efforts de la France.

Le présent recueil regroupe les comptes rendus de ces travaux. Chaque groupe parlementaire a été invité à apporter une contribution écrite sur sa vision des évolutions de la politique française de défense en Afrique. Enfin, il m’a semblé utile d’introduire ce document par quelques réflexions personnelles ci-dessous.

I.   L’Afrique : un continent stratégique pour la France et  l’Europe

Les Afriques au cœur des transformations du monde et d’un multi-bilatéralisme décomplexé

Le monde change sous nos yeux. Les dynamiques démographiques, les changements environnementaux et les conflits régionaux accélèrent les transformations engagées depuis la fin de la Guerre froide et l’internationalisation massive des chaînes de valeur. Derrière « l’affolement du monde » se joue une redistribution profonde des cartes de la puissance. Les Afriques sont aux premières loges de ces mutations. Leurs dynamiques démographiques l’expliquent en grande partie : en 2050, elles compteront 2,5 milliards d’habitants, soit un quart de l’humanité. Le Nigéria sera par exemple à lui seul aussi peuplé que l’Europe ! Cette croissance démographique s’accompagne de mutations politiques, sociales, économiques, technologiques, sécuritaires et migratoires. Continent jeune et de plus en plus connecté, l’Afrique est l’un des moteurs de la croissance économique mondiale, malgré les difficultés de tout ordre qu’elle rencontre et une concurrence stratégique croissante.

Face à ces évolutions, pour maximiser leurs atouts, la plupart des États africains usent d’un multi-bilatéralisme décomplexé. Il n’y a plus de « chasse-gardée » depuis bien longtemps ; il n’y a plus désormais de partenariats exclusifs. La mondialisation a internationalisé les chaînes de valeur ; elle a aussi multi-bilatéralisé les partenariats politiques, sécuritaires, économiques et culturels. Les Afriques sont engagées dans une contractualisation généralisée de leurs rapports de puissance, même si les dynamiques régionales ou l’Union africaine permettent encore de multilatéraliser certaines réponses aux enjeux globaux. Cette évolution doit conduire à un double apprentissage : celui, en Europe, d’une relation d’égal à égal avec les pays africains, celui, en Afrique, d’une juste réciprocité dans la mise en œuvre des partenariats.

Notre destin est lié à celui du continent africain

Sans tabou, il est important de rappeler aux africains eux-mêmes, que nous avons des intérêts à promouvoir et à défendre dans les relations que nous avons avec les 54 pays du continent :

– D’abord des intérêts liés à la gestion des grands défis globaux : changement climatique, préservation de la biodiversité, prévention des épidémies, flux migratoires, etc ;

– Ensuite des intérêts économiques, qui vont des industries créatives au secteur de l’énergie en passant par la distribution ou les travaux publics, intérêts dont la géographie a profondément évolué et qui se concentrent désormais en Afrique du Nord et en Afrique non-francophone : la France est par exemple le 1er investisseur au Nigéria ;

– Mais aussi des intérêts d’influence alors que la France n’a pas abandonné son ambition d’être une puissance d’équilibres et de solutions, promouvant un modèle démocratique, culturel et linguistique au service d’un ordre international fondé sur le droit international, le dialogue des cultures et le respect des droits humains fondamentaux ;

– Enfin des intérêts sécuritaires liés, d’une part, à la présence d’une large communauté française en Afrique et, d’autre part, à notre volonté de participer à la sécurité de l’Europe et à celle de nos partenaires en Afrique en luttant contre les groupes armés terroristes, en entravant les trafics illicites ou en contribuant à la stabilisation régionale, du golfe de Guinée au canal du Mozambique, du soutien aux opérations africaines de paix à la sécurisation de nos voies d’approvisionnement. Nous avons aussi intérêt à ce que se développe une Afrique pacifiée dont le développement économique soit apte à réduire les flux migratoires illégaux qui pèsent aujourd’hui sur l’Europe.

Observons au passage que la géographie de nos intérêts a significativement évolué depuis le début des années 2000 mais qu’un décalage s’est créé progressivement entre nos intérêts et nos priorités politiques. Pour ne prendre qu’un exemple, l’essentiel de nos efforts militaires s’est concentré depuis dix ans dans la bande sahélienne où nous avons peu de résidents et très peu d’intérêts économiques.

Nos destins sont d’autant plus liés que la France est le pays européen qui a la plus grande part d’africanité dans son identité. La France a hérité d’une forte tradition africaine qui est à la fois un atout et un défi. À l’heure où les réseaux sociaux ont tendance à segmenter le monde en sphères cognitives autonomes, les cultures francophones et la francophonie sont devenues une « plateforme de partage » indispensable au dialogue des cultures et aux échanges politiques pour « bâtir des communs ». Mais l’identité africaine de la France, ce sont aussi les 50 % d’immigrés vivant sur son sol qui sont nés en Afrique, soit une diaspora -ou plutôt des diasporas, tant les contours de ces communautés sont complexes à appréhender- estimées à plus de six millions de personnes (Afrique du nord et subsaharienne).

Toutefois, malgré ces liens et nos efforts, nous faisons face à un recul relatif de l’influence de la France dans la partie francophone du continent africain alors que notre présence et nos liens se renforcent avec l’Afrique anglophone et lusophone. En l’absence d’une réaction forte, nous faisons face à un risque de déclassement et à une réduction accrue de notre influence en Afrique francophone. Cette partie du continent reste toutefois étroitement liée à notre pays par l’histoire et par la culture dans une relation complexe de type « je t’aime moi non plus » dont il est parfois difficile de décrypter des signaux souvent contradictoires.

II.   Il faut poursuivre la transformation du partenariat Afrique-France entamée depuis 2017

Face à ces mutations, le virage engagé en 2017 est le bon. Il faut l’accentuer encore pour faire évoluer nos postures sécuritaires, pour transformer nos relations politiques avec les pays du continent, et pour renouveler le dialogue entre nos sociétés.

Cette impulsion doit accompagner les actes forts qui ont déjà été posés depuis le discours de Ouagadougou en 2017 : le rapport Sarr-Savoy qui a conduit à la restitution du trésor d’Abomey au Bénin ou du sabre d’Omar Saïdou Tall au Sénégal ; la réforme du « franc CFA » qui n’a toutefois jamais cessé d’être un puissant moyen de stabilité monétaire ; l’apaisement des mémoires avec les courageux rapports Duclert et Stora ; l’affirmation d’une ouverture plus grande vers l’Afrique anglophone et lusophone ; l’initiative Choose Africa qui permet de dépasser un modèle épuisé d’aide au développement ; ou encore le sommet de Montpellier qui ouvre de nouvelles voies à nos relations avec les sociétés civiles africaines.

 

La France doit rester un pourvoyeur de sécurité fiable et crédible

Les questions militaires n’ont pas échappé aux transformations africaines alors que la France est un acteur engagé de la stabilité du continent. Rappelons que depuis 1963, 255 de nos militaires sont morts pour la France en Afrique, dont 58 au Sahel depuis 2013. Saluons l’action de nos armées et les résultats qu’elles ont obtenus, de la lutte contre la piraterie au large de la Somalie, à celle contre les trafics illicites dans le golfe de Guinée, en passant par les évacuations de ressortissants comme l’opération Sagittaire au Soudan ou le renforcement des capacités militaires de pays africains via une politique active de formation et d'entraînement conjoint. Félicitons aussi nos forces qui, de Serval à Barkhane, ont su contenir une menace djihadiste déstabilisatrice pour l’Afrique comme pour l’Europe : leur retrait contraint du Mali et du Niger s’est fait en bon ordre et en sécurité, manœuvre opérationnelle à haut risque conduite avec un grand professionnalisme.

Il nous faut toutefois regarder en face le fait que nos succès tactiques n’ont pas été transformés, au Sahel, en succès politique et stratégique. Et que l’efficacité de notre présence militaire est aujourd’hui entravée par l’affaiblissement de son acceptabilité sociale par les sociétés africaines, notamment, mais pas seulement, en raison de son instrumentalisation par des puissances étrangères à l’Afrique. C’est pourquoi, j’avais appelé dès 2020 à “rester autrement”.

Désormais dans la contrainte, nous devons faire en sorte que le retrait des forces au Sahel soit une opportunité pour ajuster nos postures alors qu’il n’est pas question de laisser tomber nos partenaires africains : auprès d’eux, la France a vocation à rester un pourvoyeur de sécurité fiable et crédible.

Quatre conditions doivent être remplies pour réussir cet aggiornamento stratégique :

– D’abord, il convient de redéfinir les conditions d’une solidarité stratégique qui conjure la tentation de faire “à la place de”. La meilleure voie est de puiser ses principes dans l’humilité stratégique des approches dites indirectes tout en renforçant nos mécanismes de réassurance réactive. L’objectif est de revivifier notre offre de coopération, en l’adaptant au plus près des demandes de nos partenaires et en proposant un large panel d’outils dans lequel nos partenaires doivent pouvoir choisir, de la formation spécialisée à l’appui renseignement, en passant par l’apprentissage du Français (langue majeure pour les opérations africaines de paix) pour qu’ils assurent par eux-mêmes leur propre sécurité.

– Ensuite, il nous faut poursuivre l’adaptation de notre réseau africain de points d’appuis, de bases, d’écoles et d’académies, en répondant toujours mieux aux besoins exprimés localement et en sachant, chaque fois que cela est possible, associer nos partenaires européens voire nos alliés américains, comme nous avons su le faire avec la République de Côte d’Ivoire en créant l’AILCT, y compris par une mobilisation accrue des instruments européens de financement comme la FEP.

– Nous devons aussi réinventer une intimité stratégique avec les cadres dirigeants africains du secteur de la défense et de la sécurité. Le doublement prévu de nos capacités d’accueil de stagiaires africains au sein de nos écoles militaires d’ici à 2030 va dans le bon sens mais ne paraît pas suffisant en comparaison de ce que font certains compétiteurs qui en accueillent parfois jusqu’à dix fois plus. Nous devons changer d’échelle en insérant, en retour, des cadres africains dans l’encadrement de formations, comme l’armée de terre a su le faire à Saint-Cyr par exemple. Il nous faut également mieux accueillir les chercheurs et stratèges africains dans nos organismes de recherche et systématiser les « séquences Afrique » dans les colloques comme le Paris Defence & Strategy Forum.

– Enfin, un effort significatif doit être fait pour mobiliser davantage nos industriels et équipementiers afin de fournir un accompagnement capacitaire au plus près des besoins de nos partenaires. Dans cette logique, il nous faut développer une offre sachant mieux allier maîtrise des coûts, simplicité du MCO et efficacité technologique ainsi qu’une capacité d'acquisition, de stockage et de livraison réactive pour répondre aux besoins d'équipements de nos partenaires dans de brefs délais. La réactivité de notre « industrie de combat » doit être une composante centrale de la profondeur stratégique des partenariats que la France doit pouvoir offrir à ses partenaires africains.

La France doit être économiquement plus allante et politiquement plus humble

Nos difficultés au Sahel, outre un manque d’humilité de notre part, un manque de volontés et de capacités des pays aidés face aux difficultés structurelles, n’ont pas été le résultat d’une approche militarisée à l’excès, mais au contraire l’échec d’une stratégie qui n’a pas su accompagner l’opération militaire par des « lignes d’opérations » autres que sécuritaires.

Notre politique africaine doit remettre en son centre les autres dimensions de notre coopération avec le continent, notamment sa dimension économique.

– D’abord, en abandonnant toute logique « d’aide au développement », qui est aujourd’hui refusée par les africains eux-mêmes, comme mes collègues Fuchs et Tabarot l’ont rappelé récemment, pour passer à une véritable stratégie de partenariat économique et d’investissement stratégique (j’estime à cet égard que la notion « d’investissement solidaire et durable » n’est pas la plus appropriée).

Nous pouvons compter pour cela sur de nombreux atouts. En effet, nos positions commerciales restent fortes : la balance commerciale de la France avec l’Afrique est excédentaire, contrairement à de nombreuses autres zones dans le reste du monde. Le nombre de filiales françaises en Afrique augmente : il a doublé au cours des dix dernières années. Les entreprises françaises sont impliquées dans des contrats majeurs (TER de Dakar, Métro d’Abidjan etc.) et sont présentes dans de nombreux secteurs (agriculture, BTP, santé, énergie etc.). La France s’illustre par ailleurs en ce qu’elle favorise l’emploi local, ce qui n’est pas le cas d’autres pays qui viennent avec leur main d'œuvre (plus de 500 000 emplois directs sont générés par les entreprises françaises sur le continent) ; elle contribue à la montée en puissance des entreprises africaines ainsi qu’à l'amélioration des standards environnementaux et sociaux. Le dynamisme français est réel en Afrique anglophone et lusophone ; il convient de continuer à promouvoir et soutenir le tissu des PME-PMI françaises sur les marchés africains situés hors Afrique francophone qui restent encore trop peu explorés par nos entreprises qui, lorsqu’elles s’aventurent sur le continent africain, se limitent trop souvent aux marchés francophones.

– Nous devons aussi tirer toutes les conséquences politiques des mutations africaines qui conduisent à ce que nous soyons un « partenaire parmi d’autres ». Après l’humilité stratégique, il nous faut faire preuve « d’humilité politique ». Si nous voulons écarter durablement les accusations de pratiquer un « double standard » et démontrer que le « sud global » n’est que l’habillage rhétorique d’un « sud plus éclaté » que ce qu’en disent les propagandistes des puissances autoritaires révisionnistes, il nous faut apprendre à mieux peser les limites des « conditionnalités » que nous exigeons de nos partenaires pour éviter qu’elles ne soient perçues comme d’inacceptables ingérences. La question de la « conditionnalité démocratique » est la plus complexe alors que les promesses de la Conférence de la Baule ont globalement échoué à faire percer une « démocratie substantive ». Nous devons avoir le courage d’accompagner des démocraties imparfaites sans pour autant renier nos valeurs et nos principes, en adoptant le principe de la “juste distance” développé par Achille Mbembe. C’est en ce sens qu’il convient de continuer à soutenir les initiatives de la Fondation de l’innovation pour la démocratie, organisation africaine créée en 2022 à l'initiative de Achille Mbembe dont l’objectif est de réinventer, à partir de savoirs endogènes, la démocratie en Afrique et les liens du continent avec le reste du monde.

La France doit affermir sa stratégie d’influence et sa communication stratégique

Enfin, un effort significatif devra être fait pour renforcer notre stratégie d’influence sur le continent africain. La France doit démontrer que l’érection de l’influence en fonction stratégique se traduit concrètement, et notamment sur le continent africain qui est particulièrement sujet aux campagnes de désinformation menées par nos compétiteurs.

La dégradation de l’image de la France en Afrique, qui n’intervient pas partout et n’est pas homogène selon les zones, ne s’explique toutefois pas seulement par l’activisme de nos compétiteurs et ne se limite pas à un enjeu de communication. Celle-ci s’inscrit dans un mouvement plus profond de questionnement par les populations du rôle des acteurs extérieurs. Il est nécessaire de prendre acte du caractère central de l’affrontement dans le champ informationnel, en définissant une stratégie crédible dans un contexte asymétrique face à des compétiteurs recourant sans limite à la désinformation et à la manipulation, en portant à la hauteur des enjeux les moyens consacrés à ce sujet.

Ce réinvestissement passe notamment par une nouvelle politique d’expansion dans les domaines culturel et informationnel : activité des centres culturels, stratégie de développement du français sur l’ensemble du continent, animation des relais d’opinion, mise en place d’une filière spécifique de formation pour des diplomates et fonctionnaires spécialisés sur l’Afrique etc. Le Quai d’Orsay gagnerait aussi à améliorer l’articulation de ses approches continentale, régionales et sous-régionales pour mieux combiner ses effets : si le ministère des armées doit faire le retour d’expérience de son retrait du Sahel, le ministère des affaires étrangères doit lui aussi analyser les raisons pour lesquelles il n’est pas parvenu à déployer ses actions pour accompagner avec succès l’effort sécuritaire que la France consentait.

L’affermissement de notre stratégie d’influence passera aussi par le réinvestissement des « études africaines » par nos établissements d’enseignement supérieur et de recherche, alors que beaucoup d’experts ont alerté sur la fragilisation de ce qui fut longtemps une terre d’excellence de la recherche française.

Cela passera enfin par une meilleure sensibilisation des équipes de France Médias Monde aux enjeux de la guerre informationnelle, plusieurs exemples ayant malheureusement montré qu’une légèreté coupable pouvait parfois présider à certains choix éditoriaux conduisant, de facto, à relayer la propagande « d’ingénieurs de chaos » identifiés.

Mais ces efforts resteront insuffisants s’ils ne s’accompagnent pas d’un accueil plus ouvert des élites africaines en France, que ce soit pour étudier ou développer une activité économique alors qu’aujourd’hui les tensions introduites par une politique restrictive des visas amputent l’ouverture nécessaire et détournent de la France une partie de l’avenir africain.

La France doit mieux intégrer le potentiel d’actions des parlementaires dans sa politique d’influence

Pour terminer, je voudrais insister sur le rôle décisif que peut jouer le Parlement pour accompagner l’évolution de nos stratégies et bâtir des ponts avec l’Afrique.

Les relations interparlementaires permettent à nos sociétés de se parler et de se comprendre. Elles permettent aussi de préparer un avenir commun. Le Parlement dispose en effet de plusieurs atouts :

– la représentation nationale ne représente pas le Gouvernement et constitue à ce titre un acteur alternatif crédible et légitime pour le grand public, la société civile, les corps intermédiaires et la classe politique, en France comme en Afrique ;

– le Parlement regroupe toutes les sensibilités de la Nation et représente un gage d’ouverture, de transparence et de continuité aux interlocuteurs politiques étrangers que ses membres rencontrent, d’autant plus lorsque les positions exprimées par les principaux partis de gouvernement sont concordantes ;

– certains députés et sénateurs ont noué des liens personnels avec leurs homologues africains, permettant des discussions franches et confiantes dans lesquelles des messages de tous ordres peuvent être passés ;

– les groupes d’amitié sont constitués de parlementaires de toutes les sensibilités, en mesure d’engager des actions que nos services diplomatiques ne peuvent parfois pas mener du fait de leur positionnement institutionnel.

Pour y parvenir, il y a un double défi à surmonter. D’un côté, le Gouvernement doit apprendre à associer plus largement les parlementaires à la définition et la mise en œuvre de sa politique étrangère, en les informant mieux et en anticipant plus systématiquement la place qu’ils peuvent tenir dans une manœuvre d’influence. De l’autre, le Parlement doit apprendre à jouer le jeu de l’Exécutif en conjurant toute diplomatie personnelle et en organisant les conditions dont il rend compte à l’Exécutif. Il me semble que l’Assemblée nationale y est prête. La Commission de la défense est même déjà engagée dans cette approche. Les relations Afrique-France ont tout à y gagner.

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Les défis qui accompagnent les mutations de nos relations avec les 54 pays africains sont colossaux. Nous n’avons pas d’autres choix que de nous attacher à les surmonter car nos destins sont liés de part et d’autre de la Méditerranée. Mais il n’existe aucune solution sur étagère. Notre avenir dépend de la façon dont une multitude d’acteurs interagira. Nous sommes condamnés à une humilité qui n’est pas une impuissance mais une claire conscience que chacun à sa part à jouer. C’est vrai du Gouvernement, de nos partenaires africains, mais aussi de nous, élus, et de chacun de nos concitoyens.

Pour bâtir un avenir commun, il faut se connaître, se parler, s’aimer un peu sans doute, et vouloir cheminer de concert dans une “juste distance” conjointement consentie. Nous espérons que cette modeste contribution de la commission de la défense y contribuera.

 

   


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   Contributions écrites des Groupes parlementaires

1.   Groupe Renaissance

La commission de la défense nationale et des forces armées a initié un cycle d’auditions sur l’Afrique en novembre dernier. Notons qu’il n’est pas juste de parler d’une Afrique, mais bien plus pertinent de parler « d’Afriques » au pluriel, compte tenu de la diversité de ce continent.

Ce cycle a tout d’abord mis en lumière les défis vertigineux qui s’y télescopent : vulnérabilité climatique, crises sécuritaires, sans oublier la forte dynamique démographique qui donne une place prépondérante à une jeunesse hyperconnectée. Comme le déclarait le Président de la République dans son discours à l’université de Ouagadougou en 2017 : « C’est en Afrique que se jouera une partie du basculement du monde (…) et une partie de sa croissance ». Le Sahel – où se concentrent épidémie de coups d’État, terrorisme, guerres, et trafics en tout genre – est en première ligne.

L’Afrique est également (re)devenue le théâtre d’une compétition internationale accrue. Les pays du continent se tournent vers de nouveaux partenaires qui répondent à leurs besoins immédiats (financements importants, protection de régimes, etc.), sans conditionnalité en matière de gouvernance ou de droits humains. Cette compétition passe également par une guerre des narratifs et une bataille des opinions qui ont fait de l’Afrique le « continent des rumeurs » (pour reprendre les mots du Chef d’État-major des Armées).

Compte tenu de la somme des défis, des mutations et des bouleversements récents, nous avons collectivement réinterrogés les partenariats noués par la France avec les pays africains, le sens de notre action sur le continent, ainsi que le niveau de militarisation de notre politique africaine.

RÉDUIRE NOTRE EMPREINTE

Le Groupe Renaissance tient à rappeler les objectifs de l’action de la France en Afrique : lutter contre la menace terroriste islamiste, garantir la sécurité de nos ressortissants sur place et approfondir nos partenariats stratégiques. Par les coopérations établies avec les partenaires africains, notre pays défend aussi ses intérêts, parmi lesquels la défense du modèle démocratique, une nouvelle ambition économique pour le continent, l’élaboration de réponses aux défis globaux ou encore la lutte contre les menaces sécuritaires. Assumons-les !

Le groupe Renaissance tient également à rappeler que la contribution militaire de la France au Sahel a été une réussite sur le plan tactique. Elle a permis d’enrayer fermement la menace terroriste et de mettre en sécurité des milliers de civils. La dégradation sécuritaire de certains États après le départ des forces françaises ne relève pas de la responsabilité politique de la France mais bien de celle de certains gouvernants africains. Malgré des résultats significatifs sur le plan tactique, sans présence d'autorités locales volontaires sur le terrain pour lutter contre la corruption ou mettre en place localement l'aide publique au développement, la menace terroriste ne pourra pas disparaître.

Lors de son discours du 27 février 2023, le Président de la République a annoncé deux axes pour repenser la présence militaire française sur le continent :

-          Réduction des effectifs français dans les bases militaires, et montée en puissance de la présence des partenaires africains (vers une forme de cogestion sur certains éléments) ;

-          Meilleure formulation des besoins militaires et sécuritaires afin d’accroître l’offre de formation, d’accompagnement et d’équipement, et créer ainsi « un nouveau modèle d’intimité et d’imbrication des armées ».

Le groupe Renaisse relève que la pertinence de ces deux axes a été confirmée par le cycle d’auditions. Celui-ci a également souligné la nécessité d’améliorer la prise en compte des entreprises de services de sécurité et de défense (ESSD) dans la politique africaine de la France pour enrichir la coopération, notamment dans les domaines de la formation, du maintien en condition opérationnel (MCO), de la lutte contre la piraterie et de celle contre les manipulations de l’information.

Concernant la coopération structurelle dans le champ de la « sécurité élargie », le cycle d’auditions a fait écho aux recommandations de la mission d’information sur le continuum sécurité-développement conduite sous la précédente législature (février 2020). Le groupe Renaissance relève la nécessité d’améliorer la coordination des actions menées par les différents acteurs publics et privés de l’Équipe France (ministère des Armées, ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, opérateurs, entreprises, organisations non gouvernementales, etc.) engagés dans des coopérations avec les États africains. Leur action s’inscrit dans une approche globale (sécurité, économie, santé, justice, éducation, etc.) essentielle afin d’agir concrètement pour la stabilité, la sécurité et le développement du continent. Afin de veiller à la cohérence des actions déployées et au partage d’une même vision globale, il apparaît indispensable de structurer les actions des différents acteurs en identifiant un intégrateur ou une instance de pilotage interministériel, qui serait ainsi le garant d’une stratégie gouvernementale d’ensemble vis-à-vis de nos partenariats avec les États africains. Cette restructuration améliorera la lisibilité de l’action de la France.

En outre, le groupe Renaissance considère que la refonte et la redynamisation des relations entre les pays européens et africains doit être synonyme d’une coordination accrue entre les partenaires européens. Nous devons jouer collectif.

POURSUIVRE ET DÉPLOYER L’AGENDA TRANSFORMATIONNEL INITIÉ DÈS OUAGADOUGOU

Dès le début de son premier mandat, le Président de la République s’est rendu au Burkina Faso pour y prononcer un discours programmatique, initiateur d’une nouvelle relation entre la France et les 54 pays du continent africain. La refonte de ces partenariats est bâtie autour de la société civile – plus particulièrement la jeunesse et les diasporas – et du soutien au secteur privé. À cet égard, la création de la Maison des mondes africains (MansA), ainsi que la mise en place d’une Fondation de l’innovation pour la démocratie ont été saluées à différentes auditions.

Une diplomatie de combat est également nécessaire pour contrer les actions de nos compétiteurs sur tout le spectre de l’hybridité. Volet aujourd’hui essentiel à l’expression de puissance et élément clé de notre capacité à promouvoir les intérêts de la France, l’influence a ainsi été érigée en fonction stratégique par la revue nationale stratégique (RNS) publiée en novembre 2022. Le groupe Renaissance salue à cet égard :

-          les chantiers de modernisation engagés au sein du ministère de l’Europe et des affaires étrangères : création d’une sous-direction dédiée, mise en place d’une taskforce interministérielle informationnelle (TF2I), feuille de route « Médias et Développement » pour 2023-2027, ou encore développement d’une communication d'influenceurs ;

-          le réarmement des moyens du ministère susmentionné par la dernière loi de finances, qui s’est traduit par une hausse de 7 % des crédits du programme 185 (diplomatie culturelle et influence) ;

-          une coopération bilatérale placée directement à la main du Quai d’Orsay avec le lancement des « Fonds Équipe France », qui permettent désormais aux ambassades présentes sur le continent de soutenir les entrepreneurs, les acteurs des industries culturelles et créatives, et de monter des projets à haute valeur politique pour lesquels la France a un avantage compétitif reconnu ;

-          le basculement d’une logique d’« aide » (au développement) à une politique pleinement partenariale, incarné par le passage à une stratégie d’investissement solidaire et durable (ISD).

La lutte dans le champ des perceptions passe également par le rôle moteur de la France dans le lancement de différentes initiatives internationales en direction du continent africain (initiative internationale ACT-A en 2020, sommet de financement des économies africaines en 2021, mission pour la résilience alimentaire et agricole en 2022, nouveau pacte financier mondial en 2023).

Face à l’assèchement du flux de connaissances françaises sur l’Afrique décrits lors de différentes auditions, le Groupe Renaissance considère cependant urgent et nécessaire de réinvestir intellectuellement les « Afriques ». Cela nous permettra de renforcer l’attractivité de nos offres stratégiques en répondant spécifiquement aux attentes de chaque pays hôte.

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L'évolution de ces partenariats doit être poursuivie pour nouer des coopérations mutuellement bénéfiques avec l’ensemble de nos partenaires. Le nouveau modèle de partenariat s’inscrit dans la volonté de la France de demeurer une puissance d’équilibre influente, solidaire et partenaire de souveraineté ; notions qui sont cœur de la loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030 votée l’année dernière et de son identité.

 


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2.   Groupe Rassemblement National

En novembre 2017, à l'université Joseph Ki-Zerbo de Ouagadougou, le président Emmanuel Macron avait ouvert son discours en annonçant qu'il n'y avait « plus de politique africaine de la France » et le 23 février 2023, à l’Élysée à la veille d’un déplacement sur le continent, il confirmait : « ces mots sont toujours d'actualité ». Le président de la République a magistralement résumé la situation : il n’y a plus, en effet, de politique africaine de la France ! Sous Emmanuel Macron, celle-ci a disparue.

Les premiers à en prendre bonne note - et comment pourrait-il en être autrement ? - sont les Africains eux-mêmes qui ne peuvent que constater l’effacement de l’influence française sur le continent.

Il nous faut prendre acte du tsunami à l’œuvre sur le continent africain : du coup d’État malien d’août 2021 à celui de 3 Libreville le 30 août 2023, en passant par la Guinée Conakry, le Burkina Faso et le Niger, ce qui s’est passé en Afrique francophone s’apparente à un mouvement tectonique profond. Ce qui fut notre zone d’influence et de solidarité́ prioritaire a basculé dans une nouvelle ère. Une ère marquée en premier lieu par la défiance croissante de l’Afrique tout entière vis-à-vis d’un multilatéralisme pensé à Washington et à Bruxelles selon des conceptions mondialistes et uniformisatrices. Malheureusement la France a sous-estimé l’importance de ce nouveau contexte et la capacité effective de subversion de son dispositif par ses compétiteurs, comme elle a sous-estimé les attentes africaines à l’égard d’un monde multipolaire qui donne au continent, plus que jamais, le loisir de choisir ses amis, ses partenaires et, si nécessaire, ses protecteurs.

La politique menée ces dernières années au Sahel en est peut-être la plus visible illustration ; malgré le professionnalisme et le courage de notre armée, Emmanuel Macron a surestimé notre capacité à changer la donne stratégique dans la région. Il n’y a pas de fatalité ; dans ce domaine aussi d’autre choix politiques peuvent aboutir à d’autres résultats. Il y a en revanche une forme d’urgence car nos compétiteurs ne nous attendent pas et les Africains se tournent vers les puissances qui paraissent le plus en mesure de leur apporter les soutiens dont ils ont besoin.

Le groupe RN entend donc proposer la vision d’une relation entre la France et l’Afrique qui récuse les repentances infondées et les nostalgies d’antan. Avec la même conviction, il récuse l’inscription de la relation franco-africaine dans un cadre multilatéral désincarné qui impose au continent des modèles politiques, économiques et même anthropologiques qui ne tiennent pas compte de son génie propre.

Par son histoire, son savoir-faire technique, ses moyens, et, pour une large partie du continent, sa langue, la France peut accompagner positivement le processus de construction et de consolidation des États nations africains en se basant sur le respect dû à nos partenaires quant au choix souverain de leur politique et de leur modèle de développement.

Sur ce sujet, nous devons être clairs : la non-ingérence dans les affaires intérieures des États souverains doit être notre règle d’action. Le Groupe RN entend aussi que cessent les incohérences diplomatiques qui alimentent l’incompréhension des populations africaines à notre égard. La France ne peut pas à la fois accepter la situation institutionnelle créée au Tchad après la mort du président Idriss DEBY, tout en condamnant le Mali d’Assimi GOÏTA, en reconnaissant la junte du colonel DAMIBA au Burkina Faso, en envisageant de faire la guerre au régime nigérien via la CEDEAO et en donnant son feu vert au coup d’État mené au Gabon par le général Brice OLIGUI NGUEMA.

Pour comprendre les enjeux, être compréhensibles pour nos partenaires, pour mener une politique étrangère digne de ce nom, nous avons besoin d’experts ; cela nécessite de renforcer la formation de diplomates, d’agents de renseignement et de militaires aux relations bilatérales et non de mettre en place une absurde réforme du corps diplomatique dont nombre de personnes auditionnées à l’occasion du cycle Afrique ont déploré les résultats.

Les enjeux communs, les sujets où les intérêts de la France et ceux des pays africains convergent, ne manquent pas : démographie, énergie, environnement, sécurité… Devant une telle liste, l’absence de politique africaine revendiquée par le président de la République apparaît comme une absurdité, une incongruité, et une faute politique.

Alors que le continent a dû faire face au choc de la pandémie puis aux effets dévastateurs de l’inflation induite par la guerre en Ukraine et la désorganisation des marchés alimentaires, il est temps que la France renoue avec une politique africaine qui constituera le cadre des partenariats qu’elle proposera en toute transparence à nos amis africains. Une politique africaine qui réponde à une définition clarifiée de nos intérêts dans cette partie du monde, en particulier la prévention des migrations, la sécurisation de nos ressortissants, la dynamisation de la francophonie et le développement de nos échanges commerciaux qui sont scandaleusement insuffisants. À titre d’exemple, la zone franc ne représente que 0,6 % du commerce extérieur français.

La langue est un atout à valoriser. La francophonie est en effet l’autre grande réalité humaine qui doit structurer notre partenariat avec l’Afrique car elle trouve sur le continent africain un cadre de développement naturel. Comme le disait Léopold Sédar Senghor, la Francophonie est « un mode de pensée et d’action », un canal naturel de dialogue et d’échanges pour les pays ayant le français en partage et pour près de 300 millions d’hommes et de femmes de par le monde, dont beaucoup vivent sur le continent. La francophonie est essentielle par ce qu’elle apporte au monde en termes de préservation de la diversité culturelle et linguistique, mais elle doit apparaître aussi comme directement utile à la jeunesse africaine. Au-delà de la langue qui doit bien sûr servir à promouvoir les coopérations éducatives, scientifiques, universitaires, techniques, la francophonie devra être la base du développement d’une véritable Union francophone avec notamment un volet économique et financier comportant la création d’une banque de développement de la francophonie, à laquelle serait adjointe une Agence francophone de promotion de l’industrialisation en Afrique. Cette agence pourrait notamment relancer l’initiative portée il y a quelques années par Jean-Louis Borloo d’électrification de l’Afrique.

À plus court terme, il faut dépasser la notion d’aide publique au développement, qui est une notion étroitement budgétaire, pour redonner tout son lustre au concept de coopération. La coopération rénovée, c’est notamment la promotion des investissements pour aider l’Afrique à réussir son industrialisation et sa montée en gamme technologique et productive. Pour l’aider dans cette voie, il manque aujourd’hui à la France un ministère de la coopération qui assure la tutelle effective de l’Agence française de développement et qui donnerait des impulsions conformes à une loi d’orientation de cinq ans qui devrait être votée après un large débat. Cette loi devrait notamment avoir pour objectif de donner un avenir à la jeunesse africaine sur le sol africain.

Nous avons donc, Français et Africains, dès maintenant, la responsabilité de tout faire pour voir aboutir un cercle vertueux qui amènera deux milliards d’Africains à vivre de leur travail, selon leurs valeurs propres, leurs propres identités et leurs propres cultures sous la gouvernance d’États stables.

C’est l’intérêt de la France, c’est l’intérêt des pays africains et c’est plus largement une nécessité pour la stabilisation du monde.

 


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3.   Groupe La France Insoumise – Nouvelle Union Populaire écologique et sociale

La commission de la défense nationale et des forces armées a procédé à un cycle d’auditions au sujet des enjeux et défis de la politique de défense et sécurité en Afrique.

Le groupe de la France insoumise souhaite y contribuer par les quelques observations et propositions suivantes.

1. Il est tout d’abord indispensable de cesser durablement de parler de l’Afrique ou de la politique africaine de la France. Cet abus de langage contribue beaucoup à restreindre les vues des dirigeants français et suscite un agacement légitime chez une majorité de nos interlocuteurs. Bien que ce soit une évidence, il est bon de rappeler que du Sénégal à l’Afrique du Sud en passant par Djibouti, les enjeux et défis auxquels le continent africain fait face sont nombreux et extrêmement divers et que la France ne peut contribuer à y répondre d’une manière uniforme.

2. De fait, les priorités que la France doit définir tiennent en grande partie à son passé. Elle ne peut le négliger ni s’y enfermer. L’histoire coloniale doit être évidemment regardée en face et la persistance de ses mécanismes doit également être documentée pour enfin être surmontée. La Francophonie est d’ailleurs emblématique de la tension entre le passé et le futur. Largement perçue comme un héritage colonial visant à maintenir le statu quo, elle pourrait au contraire devenir un moyen de le dépasser, à condition d’en faire véritablement et clairement une organisation politique vouée à rassembler bientôt la première communauté linguistique au monde. La France ne saurait s’enfermer dans la répétition ou le ressassement du passé. Elle doit prendre acte d’une situation singulière qui a fait naître des communautés binationales relativement nombreuses, tant en France que dans de nombreux pays africains. Il serait illusoire et même à certains égards irresponsable de prétendre se détourner des pays africains, même après l’échec politique de Barkhane - dont un bilan rigoureux manque encore - et la dégradation accélérée des relations avec les pouvoirs de fait qui se sont installées au Niger, au Mali et au Burkina Faso.

3. À ce propos, il est impératif de sortir d’une approche punitive et fondée sur la défiance voire la xénophobie. Le groupe de la France insoumise a ainsi pu dire à quel point les choix faits ces dernières années en matière de politique d’accueil et de visa ont pu être désastreux. Après le coup d’État au Niger, rien n’était plus inopportun que la suspension des visas qui a pénalisé une diaspora ouverte et susceptible de faire entendre au Niger même une voix différente face à la junte. Quelques années auparavant, le relèvement des frais de scolarité à l’université a constitué une faute grave et une véritable déclaration d’hostilité à l’égard des étudiants africains. La loi immigration adoptée en force en décembre 2023 parachève, hélas, de désigner la France comme un pays replié sur lui-même.

4. Pourtant, aucune politique en direction des États africains ne pourra faire l’économie d’investissements massifs pour connaître les sociétés et renouer avec elles. Un des principaux problèmes auxquels se heurte la France dans son action, y compris sécuritaire, sur le continent africain, tient à une connaissance superficielle et très inégalement partagée des pays où elle s’engage. La faiblesse des moyens alloués à la recherche en sciences humaines sur ces pays et la difficulté à organiser les échanges entre l’Université et les services de l’État sont aussi aggravées par le délitement du réseau diplomatique français au fil des ans. Tout concourt enfin à reconduire des modèles de développement et de partenariat largement inadéquats.

5. À cet égard, il est impératif de rappeler que la dégradation de la situation politique et sécuritaire en Afrique de l’Ouest est très largement l’effet des politiques d’aide au développement conditionnées à la mise en œuvre de réformes structurelles qui ont affaibli les États et nourri la défiance à l’égard de ceux qui les avaient imposées. De fait, la priorité donnée par la France à une politique d’aide au développement fondée sur le crédit a pour effet d’alimenter la conviction que ces politiques visent davantage à maintenir les États africains sous tutelle plutôt qu’à leur permettre de s’en délivrer.

6. De même, la pratique du « double standard » en matière de droits humains et de libertés démocratiques est devenue aussi évidente qu’insupportable. Alors que la France prétend motiver son action internationale par le respect du droit international, son silence concernant des conflits extrêmement meurtriers comme en RDC ou au Tigré, mais surtout le soutien constant que le gouvernement français apporte au régime tchadien et les accommodements qu’il consent avec des chefs d’État dont la pratique dérive sans cesse vers l’autoritarisme, comme c’est notamment le cas en Guinée, ne peuvent qu’achever de nous discréditer aux yeux des Africains et du monde et d’affaiblir notre capacité à agir sur la scène internationale.

7. Aussi faut-il admettre que si les manipulations et la guerre d’influence menée par certains acteurs, comme la Russie, sont bel et bien réelles, on ne peut les contrecarrer qu’en faisant le choix de la transparence et de la cohérence, notamment en ne se dissimulant pas que parmi nos alliés eux-mêmes, bon nombre considèrent l’Afrique comme l’enjeu d’une lutte d’influence et d'une compétition pour les ressources dont les populations et les écosystèmes sont les victimes.

8. Pour ce faire, il faudra aussi répondre à une question faussement simple : que sont les intérêts français en Afrique ? En effet, année après année, on a considéré comme une évidence que la présence de multinationales dont les capitaux sont majoritairement français ou dont les sièges sociaux sont en France étaient le meilleur critère pour parler « d’intérêts français ». C’est pourtant loin d’être évident. L’activité prédatrice ou corruptrice de certains de ces groupes est au contraire aux antipodes des intérêts de la France dont ils participent à ternir la réputation et à amoindrir la capacité d’action. C’est par exemple le cas des sociétés du groupe Bolloré qui ont exploité pendant des années de nombreux ports et en particulier celui de Lomé au Togo, à la faveur d’une stratégie de corruption d’agents étrangers dont l’ampleur devrait être documentée prochainement par un procès.

9. La France devrait sortir de l’ambiguïté en cessant d’agir comme VRP des activités de grands groupes mais en tâchant plutôt de proposer des partenariats transparents et ambitieux où l’intérêt de chacun est clairement énoncé. Elle devrait par exemple proposer aux États africains qui le souhaitent un véritable partenariat dans le domaine spatial qui leur permettrait de gagner en compétences dans un domaine clé pour le progrès humain et pour la souveraineté des États et à la France d’asseoir son statut de puissance spatiale, de contribuer à réguler plus efficacement ce secteur en poursuivant des objectifs conformes à l’intérêt général humain, dans le domaine de la santé ou de la protection de l’environnement par exemple.

10. Enfin, on ne peut évoquer les enjeux de la stratégie française en direction des pays africains sans souligner à quel point le choix fait par l’exécutif de « réduire l’empreinte au sol » et de faire preuve de discrétion est un contresens dangereux de nature à encore aggraver la suspicion qui pèse sur nos forces. Il ne rompt pas avec la logique de « pré carré » qui a valu tant de déboires à notre pays ces dernières années et conforte l’idée selon laquelle les bases militaires françaises sont les derniers vestiges d’une puissance coloniale en déclin et qui ne parvient même plus à assumer ses intentions. À l’inverse et sans faire de la question des bases militaires un totem ou un tabou, il serait infiniment plus utile et cohérent de décider de mener en toute transparence et en particulier devant la représentation nationale, un audit des accords de défense entre la France et les États africains, afin notamment de sortir d’un cadrage intellectuel qui s’intéresse presque exclusivement aux questions de terrorisme et de migration.

 


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4.   Groupe Les Républicains

Le 26 juillet 2023, les Français apprenaient, en pleine torpeur estivale, que le Niger, était secoué par son septième coup ou tentative de coup d’état depuis 1974.

Quatre jours plus tard, le 30 juillet, les forces à l’origine du coup d’état organisent une manifestation à Niamey. Des milliers de nigériens pro-putschistes se rendent devant l'ambassade de France avec des drapeaux nigériens et russes.  Les slogans hostiles fleurissent : « À bas la France, à bas Barkhane, on s'en fout de la Cédéao, de l'Union européenne et de l'Union africaine ! », ou « À bas la France, vive Poutine ! ».

L'ambassade de France est attaquée par quelques dizaines d’individus sans nuls doutes téléguidés par la Russie, le drapeau français est brûlé, les murs et les portes sont incendiés et gravement endommagés… dans les jours qui suivent 577 ressortissants français et 502 ressortissants étrangers sont évacués.

 Moins d’un mois plus tard, l’Ambassadeur de France, resté sur place avec une équipe réduite, est déclaré « persona non grata » avec obligation de quitter le territoire dans les 48 heures, alors que dans le même temps un blocus de l’ambassade est mis en place. L’ambassadeur ne regagnera la France qu’à la fin du mois de septembre ([3]).

Pour la troisième fois en moins de trois ans, après le Mali en 2021 et le Burkina Faso en 2022, la France est « chassée » d’un pays africain -le Niger- et les différents accords militaires et de défense qui l’engageaient depuis des années, sont dénoncés unilatéralement.

Comment la France si profondément engagée dans la zone depuis des décennies, ayant perdu près de 60 soldats depuis 2013 et son engagement direct au Mali pouvait-elle être si brutalement et violement exclue de ces territoires, renforçant dans l’opinion publique le sentiment de déclassement de notre pays ?

La commission de la défense et des forces armées de l’Assemblée nationale forte déjà de nombreux travaux sur la présence militaire française en Afrique ne pouvait rester en dehors de la réflexion globale sur les relations entre la France et l’Afrique.

Le cycle d’auditions sur l’Afrique lancé par la commission en novembre 2023, constitue un complément utile aux travaux entamés en décembre 2022 par la commission des affaires étrangères qui a publié, le 8 novembre 2023, un rapport d’information largement salué pour sa qualité « sur les relations entre la France et l’Afrique » (Rapporteurs M. Bruno Fuchs et Mme Michèle Tabarot).

 

Ce programme d’audition, qui a associé différentes commissions de l’Assemblée nationale mais aussi la délégation française à l’Assemblée parlementaires de la Francophonie (APF), démontre tout l’intérêt que porte l’Assemblée nationale au continent africain. Les députés Les Républicains se félicitent de la diversité des sujets abordés et de la qualité des intervenants sollicités.

Aborder les relations entre la France et l’Afrique revient nécessairement à interroger le niveau de militarisation de notre politique africaine. Cette réalité est issue à la fois de notre histoire et de luttes d’influence entre grandes puissances de l’époque mais aussi directement de la période de la décolonisation et de notre volonté de maintenir des liens forts – à la fois politiques, économiques, linguistiques, culturels ou militaires- avec les anciens pays qui faisaient partie de la sphère d’influence francophone.

Dès la première audition, le débat a été situé : « Si nous voulons réformer la relation entre la France et l’Afrique, il faut bien comprendre que, du côté africain, nous sommes entrés dans un tournant historique, mû en particulier par des forces endogènes. En effet, le continent fait l’expérience de transformations multiples et simultanées, d’ampleur évidement variables, mais qui touchent tous les organes de la société et qui se traduisent par des ruptures en cascade. La France, comme d’ailleurs ses compétiteurs, jouera un rôle secondaire dans ce nouveau cycle historique. Dès lors, la question consiste à savoir si la France est prête à l’accepter» ([4]) .

Pour l’accepter et rénover durablement et utilement notre relation avec ce continent d’avenir, notre pays doit s’engager dans des voies innovantes sans pour autant rejeter les acquis -nombreux- d’une relation séculaire qui ne sauraient être fondée sur une quelconque repentance d’un passé commun.

Ces voies doivent se concentrer autour de trois grands axes :

1/ Axe stratégique afin de faire de la politique africaine de la France un domaine partagé

●  Repolitiser l’aide au développement

–  Avoir une offre stratégique ambitieuse assumant nos intérêts et nos attentes.

–  Créer un grand ministère des Coopérations et des partenariats.

–  Instaurer un véritable pilotage stratégique interministériel de l’Aide Publique au Développement (APD)

●  Reconnaitre et renforcer le rôle du Parlement

–  Organiser des débats, au moins semestriels, sur la politique africaine de la France.

–  Développer une vraie diplomatie parlementaire.

●  Associer l’ensemble des acteurs

–  Créer un Conseil des Affaires étrangères à l’Elysée associant a minima les ministres en charge des Affaires étrangères, de la coopération et des Armées, sur le modèle du Conseil de défense et de sécurité (CDSN).

2/ Axe réputationnel afin de moderniser et renforcer la cohérence de notre action

●  Déterminer et résoudre les points de tensions

–  Accompagner la réforme du franc CFA qui dépend du seul vouloir des pays africains.

–  Clarifier la doctrine de conditionnalité démocratique des aides

–  Réformer la politique des visas sans renoncer à la maitrise des flux.

●  Définir une stratégie de communication ambitieuse

–  Mettre en œuvre les stratégies de lutte contre la désinformation avec plus de moyens.

–   Identifier des acteurs d’influence dans les pays africains pour relayer notre action.

–  Demander aux médias français plus de responsabilité sur la valorisation de l’action de la France et sur la diffusion de discours haineux ou complotistes envers notre pays.

●  Utiliser nos avantages stratégiques

–  Miser sur la francophonie.

–  Développer le réseau des écoles et instituts culturels Français en portant les efforts sur les pays avec lesquels nous avons de bonnes relations.

–  Poursuivre l’ouverture à l’«autre Afrique» anglophone, lusophone…

3 / Axe opérationnel afin de se renforcer dans la bataille des idées

●  Refaire de la diplomatie une force

–  Instaurer une véritable filière Afrique au Quai d’Orsay et valoriser les carrières

–  Mieux préparer les diplomates à leur affectation avant l’arrivée dans un pays du continent Africain

–  Créer un institut des hautes études sur l’Afrique

–  Développer et renforcer significativement le nombre de coopérants sur le terrain

–  Créer une véritable « équipe France » sous la responsabilité de l’Ambassadeur.

●  Réinventer notre offre stratégique

–  Être présents là où nous sommes souhaités et attendus

–  Identifier les attentes de nos partenaires pour adapter notre offre stratégique

–  Renforcer les moyens de nos services de renseignement en Afrique

–  Adapter notre offre de formation aux besoins de nos partenaires

–  Encourager notre BITD à faire évoluer son catalogue en conséquence.

●  Faire de l’aide publique au développement rénovée et modernisée l’outil majeur de notre stratégie d’influence

– Réformer l’Agence Française de développement (AFD) pour institutionnaliser son pilotage politique et repositionner son action.

–  Changer le nom de l’AFD en « France Partenariats ».

–  Donner beaucoup plus de moyens aux Ambassades pour soutenir directement des projets locaux à fort impact réputationnel.

– Assumer une politique universitaire et scientifique tournée vers les futures élites africaines

– Créer un programme de coopération sur le modèle de « young leaders » à destination des hauts potentiels africains.

Force est de constater qu’après avoir déclaré morte la politique africaine de la France en 2017, notre pays tarde encore à mettre en œuvre concrètement des nouveaux partenariats innovants.

Les députés les Républicains entendent participer activement à cette nouvelle redéfinition des relations entre la France et l’Afrique.

 


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5.   Groupe Démocrate (MoDem et Indépendants)

La Commission de la Défense nationale et des forces armées clôt un passionnant cycle d’auditions consacrées à l’Afrique à travers lequel une somme considérable d’éléments a été exposée et collectée. Le groupe Démocrate tire un bilan très positif de cet exercice notamment en raison de la diversité et de la complémentarité des intervenants.

Nous saluons la volonté partagée d’éditer un recueil dédié au travail parlementaire accompli à cette occasion. En effet, outre le contenu qui devient ainsi accessible au plus grand nombre, c’est un signe d’ouverture de notre commission vers la Nation entière, à l’heure où politiques et militaires plaident en faveur du renforcement du lien avec nos armées. C’est aussi une démarche pédagogique qui nous permet d’exposer nos méthodes d’appréhension des enjeux, dans leurs plus profondes complexités.

Sur le fond, chaque commissaire a pu vérifier à quel point le fait de désigner l’Afrique sous un terme générique seulement emprunté à la géographie n’assurait pas la juste vision d’un ensemble bien plus complexe. À l’image de la vieille Europe, les États africains et les populations africaines forment des réalités singulières, non sans exprimer parfois des intérêts contradictoires au sein même du continent et dans leurs relations avec le reste du monde.

Au fil de ce cycle, nous avons pu aborder des enjeux transversaux qui allaient au-delà de notre périmètre habituellement consacré à la défense et à la sécurité. Nous avons débattu, à travers de riches échanges avec des interlocuteurs aux compétences multiples, aussi bien de développement durable, de diplomatie, d’économie et de finances, de francophonie, de culture, du traitement de l’information, de la désinformation, des phénomènes d’influence ou encore des univers numériques.

Cela a été rendu possible grâce à l’implication et à l’association de nos collègues d’autres Commissions permanentes. Au nom du groupe Démocrate, il s’agit ici de les remercier pour la qualité de leurs apports respectifs, non sans oublier de rendre hommage aux nombreux intervenants qui ont accepté de participer à cet exercice en mettant leur expertise à notre disposition.

À travers sa contribution, le Groupe Démocrate n’a pas l’ambition de redéfinir en seulement quelques lignes la politique française de la défense sur le continent africain ou, plus globalement, la politique de la France dans ses relations avec les Africains. L’objectif que nous nous sommes assigné n’est pas non plus de commenter la synthèse des auditions ou d’éclairer sous un angle renouvelé le Rapport d’information sur « les relations entre la France et l’Afrique » de nos collègues Bruno Fuchs et Michèle Tabarot. Nous voulons plutôt participer au débat après avoir identifié un certain nombre de points à renforcer et qui sont, à nos yeux, essentiels dans l’action à venir de la France.

À cet égard, nous retenons deux thèmes principaux. D’une part, l’hétérogénéité de l’Afrique qui implique de mobiliser une forte capacité à mieux comprendre, à réagir, à s’adapter à la vie d’un continent en pleine mutation. D’autre part, notre Groupe souhaite insister sur le caractère interministériel à mettre très concrètement en œuvre dans la stratégie française, à l’heure où « l’hybridité renforce le « brouillard de la guerre » en Afrique mais aussi à l’échelle internationale.

Pour le Groupe Démocrate, ces deux points présentent des trajectoires qui se rejoignent inévitablement et caractérisent la profonde évolution à laquelle nous assistons : la multiplication des champs de la compétition, du conflit, dans le visible et l’invisible. Faut-il traduire ce constat, comme les Occidentaux le font, par la place occupée par une seule hybridité ? Ou comme d’autres, par l’émergence de « la guerre hors limite » définie par les haut gradés chinois Qiao Liang et Wang Xiangsui ou « de la guerre nouvelle génération » comme théorisée par le général russe Gerasimov ?

En vérité, en gardant notamment à l’esprit la guerre de Troie, ces trois concepts sont à relativiser et disent à peu près la même chose. Les évènements nous montrent bien que le continent africain est, lui aussi, le théâtre d’un renforcement et d’une accélération, stimulée par les réseaux numériques et sociaux, des luttes d’influence et de déstabilisation dans une sorte de réveil des fantômes de la guerre froide.

En somme, soyons clairs, l’usage d’une arme destructrice n’est plus le seul levier en capacité de déstabiliser ou renverser un compétiteur. Plus que jamais vraisemblablement, tous les secteurs d’activité qui structurent nos sociétés constituent des cibles potentielles. Car la guerre s’empare de tous les moyens pour atteindre son but : dominer ou contourner la volonté de l’autre.

Après le temps des diagnostics, la France a-t-elle encore le temps de repenser ses moyens d’actions ? Les témoignages recueillis en commission nous disent que nous en sommes désormais au temps d’agir, d’anticiper et de répondre, plus vite et différemment, pour que la France, qui a déjà pris ce chemin notamment en rapport avec la dernière loi de programmation militaire, reste un partenaire majeur en Afrique.

Il ne serait pas responsable, cependant, de nier les difficultés. Nous sommes bien placés pour le savoir à la Commission de la Défense nationale. L’exemple des opérations conduites au Sahel, entre Serval et Barkhane, de 2013 à 2022, nous le rappelle cruellement. Au total, 59 de nos soldats y ont laissé leur vie. Ce que nous ne pouvons oublier. C’est pourquoi il nous semble utile de redire, autant de fois que nécessaire, que l’engagement des troupes françaises a été mené à la demande des États-partenaires. C’est d’ailleurs à la suite d’un sommet entre chefs d’État de la Mauritanie, du Mali, du Burkina Faso, du Niger et du Tchad que le « G5 Sahel » se concrétise dès 2014 dans une approche de développement et de sécurité. La Force conjointe du G5 Sahel (FC G5S) est apparue en 2017 mais n’atteindra pas ses objectifs.

Bien qu’objet de critiques dont les analyses restent à réaliser, le rôle de la France n’a pas été vain, que ce soit en termes de lutte contre le terrorisme, de coopération et de formation des militaires d’États qui partageaient pourtant initialement une vision commune. Pourtant, les putschs successifs se sont souvent accompagnés d’une remise en cause de l’opération Barkhane. « On a du mal à imaginer comment des soldats nigériens qui, 8 jours auparavant, se battaient aux côtés des soldats français, ont retourné contre eux leurs canons de 75 », témoignait il n’y a pas si longtemps encore notre ambassadeur au Niger, Sylvain Itté, devant la commission de la Défense.

Notre pays souffre aujourd’hui, à tout le moins, d’un déficit d’image. En cause, à tort ou à raison : des erreurs et des malentendus issus d’un passé parfois lointain. D’une présence militaire mal acceptée mais pourtant ancrée dans des accords de sécurité, de déceptions animées par des discours anti-français, aux manipulations et aux tensions qui ont émaillé la période la plus récente, la place de la France en Afrique fait l’objet en 2024 d’un besoin de reconstruction qu’il ne faudrait pas minimiser.

Pour affronter l’avenir, la question est de savoir si tous les services de l’État sont totalement mobilisés et coordonnés. Cette approche interministérielle, complète et sans faille, a du sens pour à la fois faire face aux menaces de toutes formes et pour encourager, accompagner les projets, publics et privés, dans une coopération réenchantée, vectrice de progrès.

Nos efforts doivent notamment porter sur le renseignement et le cyber, deux domaines clés pour renforcer la protection de nos forces armées et dont les budgets ont été augmentés grâce à la loi de programmation militaire votée en 2023. Si la guerre conventionnelle demeure, les conflits asymétriques se développent encore et nous obligent à nous adapter et à développer une performance multi-milieux et multi-champs.

Notre groupe considère que la France est prête à relever les défis. Elle doit s’y engager, avec confiance mais sans candeur, aux côtés et à l’écoute des Africains, dans un lien « gagnant-gagnant ». Mais aussi, cela est évident pour le groupe Démocrate, avec ses partenaires européens, dans une Europe puissante, ouverte, volontaire et porteuse de valeurs universelles.


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6.   Groupe Horizons et apparentés

Le cycle d’auditions de la commission de la défense nationale et des forces armées sur l’Afrique a pris fin en février 2024, et avec lui, une période riche en réflexions sur l’évolution des partenariats entre la France et les pays africains. Pour le groupe Horizons et apparentés, il ressort de ces auditions que la position de la France sur le continent africain doit s’adapter à un contexte géopolitique toujours plus concurrentiel, porté par les ambitions de grandes puissances, l’instabilité politique des démocraties africaines au Sahel, et la montée de l’extrémisme religieux. Face à cela, c’est bien une logique de partenariat qu’il s’agit de privilégier, autant au niveau militaire, mais aussi de manière plus globale sur tous les champs de coopération possible. Le regard de la France doit aussi se porter au-delà de la zone Sahel, renouveler et renforcer les partenariats avec l’ensemble du continent. Avec, comme ambition, de redonner aux pays africains une envie de France, mais aussi une envie d’Europe.

  1.   Le départ des troupes françaises du Niger a accéléré la transformation de la présence militaire française en Afrique engagée à la fin de l’opération Barkhane

Ce cycle d’audition s’inscrit dans une transformation profonde du dispositif sécuritaire français déployé en Afrique. Entamé par la fin de l’opération Barkhane annoncée en novembre 2022, cette transformation s’est accélérée suite au coup d’État au Niger, et est confirmée par la réduction des effectifs militaires en Afrique de l’Ouest.

  1.   La fin de l’opération Barkhane et l’amorce d’une transformation du dispositif militaire français en Afrique

Le Président de la République annonçait, le 9 novembre 2022, la fin de l’opération Barkhane, opération militaire chargée de lutter contre les groupes armés djihadistes dans toute la région du Sahel. Cette décision ne remet en cause ni la légitimité ni l’efficacité des opérations françaises au Sahel. Nos soldats ont lutté contre la menace djihadiste à la demande des États africains. Aux côtés des militaires des armées africaines et au péril de leur vie, nos soldats y ont remporté des victoires contre des groupes armés djihadistes. Le groupe Horizons et apparentés renouvelle ici son hommage à ces soldats, aux blessés et à ceux qui ont perdu la vie au Sahel, ainsi qu’à leurs familles. L’action de nos forces armées dans son ensemble mérite d’être saluée, ayant mis fin aux attentats de grande ampleur et permis une baisse structurelle des capacités opérationnelles et médiatiques de ces groupes djihadistes.

Mais Barkhane s’est heurtée entre autres aux dynamique politiques internes des partenaires de la France au Sahel, en proies à plusieurs coup d’États. C’est pour cela qu’en sus de la fin de l’opération Barkhane, le Président de la République a amorcé une transformation du dispositif sécuritaire et de nos bases militaires sur le continent, lors de son discours sur le Partenariat Afrique-France du 27 février 2023 : « Au fond, la logique, c'est que notre modèle ne doit plus être celui de bases militaires telles qu'elles existent aujourd'hui. Demain, notre présence s'inscrira au sein de bases, d'écoles, d'académies qui seront cogérées, fonctionnant avec des effectifs français qui demeureront, mais à des niveaux moindres et des effectifs africains qui pourront aussi accueillir, si nos partenaires africains le souhaitent et à leurs conditions, d'autres partenaires. » Cette transformation devrait s’accélérer au lendemain du coup d’État au Niger de juillet 2023, qui a provoqué le départ des troupes françaises du pays.

  1.   Vers une présence militaire de moindre ampleur centrée sur des partenariats militaires opérationnels

Au plan militaire, la présence de bases permanentes facilite la réaction aux crises sécuritaires sur court préavis, capacité qu’il semble pertinent de conserver. Cependant, ces missions ne justifient pas à elles-seules l’ampleur de la présence française sur place. Une stratégie d’ensemble pour l’évolution de la présence militaire sur le continent pourrait être de recentrer la mission des points d’appui permanent sur la réaction aux crises sécuritaires. Cela permettrait d’en diminuer les effectifs permanents, les rendant plus « discrets ». En parallèle, les ressources ainsi dégagées pourraient être partiellement réemployées pour des missions ponctuelles de partenariats militaires opérationnels dans les bases des pays hôtes, en diversifiant les partenaires.

  1.   La situation sécuritaire du continent reste inquiétante et nécessite une réponse adaptée aux nouveaux enjeux

La vision stratégique de la France vis-à-vis de l’Afrique doit pouvoir aussi s’émanciper de l’aspect purement sécuritaire pour aborder les enjeux du continent de manière plus globale. Un premier aspect est de rester lucide sur les réalités sécuritaires de fonds, la compétition entre puissances, l’instabilité politique et la montée de l’extrémisme religieux.

  1.   Des rivalités stratégiques entre puissances

Le continent africain est extrêmement dynamique, du fait de sa croissance économique et démographique importante et de son intégration toujours plus forte dans l’économie mondiale. Par conséquent, et à mesure que les échanges entre le continent africain et les principales puissances mondiales se renforcent, l’accès aux marchés et aux partenariats sur le continent devient de plus en plus concurrentiel. C’est notamment le cas pour la Russie qui, via des groupes mercenaires comme Wagner, assure la sécurité de certains autocrates africains tout en cultivant un sentiment anti-français par le biais de fake-news et d’attaques hybrides. D’autres puissances visent avant tout à proposer un modèle alternatif aux financements occidentaux, souvent exigeants sur la lutte contre la corruption et la libéralisation des marchés. La Chine investit massivement sur le continent, par des prêts intégrés dans sa stratégie de Nouvelles Routes de la Soie, pour financer des projets d’infrastructure. Les États-Unis réinvestissent aussi dans la région. Nos concurrents proposent des formats de collaboration plus souples, souvent commodes aux autocrates africains qui se voient confortés dans leur pouvoir sans pour autant régler les risques sécuritaires sur l’ensemble de leur territoire.

  1.   Le piège des coups d’État et la démocratie en danger

Notre stratégie doit aussi s’adapter à une instabilité politique croissante qui touche en particulier la zone Sahel. Plusieurs coups d’États successifs depuis 2020 ont remis en cause les engagements français au Sahel : au Mali (2020 et 2021), en Guinée (2021) au Soudan (2021), au Burkina Faso (deux fois en 2022) et au Niger (2023). Le coup d’État au Niger a accéléré le retrait des troupes françaises du Sahel. Les coups d’États sont souvent de bons prédicteurs de coup d’États futurs (phénomène de piège du coup d’État), l’instabilité politique issue d’une prise de pouvoir par une faction donnant lieu à d’autres tentatives successives. L’équilibre démocratique dans la zone Sahel et ouest-africaine est donc clairement menacé. À la compétition croissante entre puissances et l’instabilité politique s’ajoute la montée en puissance des groupes armés djihadistes dans la zone Sahel. Ces derniers profitent de l’instabilité politique pour renforcer leurs actions dans les territoires abandonnés par les puissances publiques. Les principaux groupes armés (Al Quaïda au Maghreb islamique, Boko-Haram, État islamique) multiplient leurs attaques terroristes.

  1.   Au-delà du Sahel, des coopérations à renforcer sur l’ensemble de continent

Un deuxième aspect de cette vision stratégique doit être la prise en compte de ces réalités globales pour adapter nos partenariats, au-delà de l’enjeu purement sécuritaire, au-delà aussi de la zone Sahel, qui concentre actuellement l’essentiel de l’effort militaire français, et porter le regard vers l’ensemble du continent.

Le continent africain souffre de nombreuses caricatures, que ce cycle d’audition a permis de dépasser. La première d’entre elles est de le considérer sous le seul prisme sécuritaire. Les coups d’État qui ont gangrené le Sahel ces dernières années ne doivent pas nous aveugler quant à la richesse et à la diversité de ce continent. S’affranchir des caricatures, c’est aussi garder en tête la diversité des pays africains. La France entretient des liens avec chacun des cinquante-quatre pays du continent dans le cadre de relations bilatérales. Les domaines dans lesquels la coopération entre la France et les pays africains peut être renforcée sont nombreux. Le groupe Horizons et apparentés estime que nous pouvons développer une stratégie, dans nos relations avec le continent, reposant sur trois piliers : la lutte contre le changement climatique, la jeunesse et la démocratie. Pour lutter contre le changement climatique, d’abord, le continent africain peut devenir un acteur majeur de la réduction des émissions de carbone. Il n’est finalement responsable que de 10 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Les États africains pourraient se développer rapidement sans répéter les erreurs d’un siècle de développement occidental fondé sur les énergies fossiles. Du fait de son dynamisme démographique, le continent africain est le plus jeune du monde ; par conséquent, l’accompagnement de la jeunesse y est un enjeu majeur. Enfin, face à la recrudescence des coups d’État depuis 2020, la France doit soutenir le plus possible l’intérêt pour la démocratie. Plutôt que d’imposer et de proclamer ses valeurs, elle a la possibilité de soutenir des réseaux d’intellectuels et d’acteurs civils pour qu’ils fassent vivre la démocratie au niveau local.

Enfin, ces défis communs ne se limitent pas aux relations franco-africaines : ils concernent l’ensemble des pays européens. Que ce soit par des accords politiques ou par une révision de la logique d’aide au développement, nous devons, plutôt que d’agir seuls, nous appuyer les uns sur les autres afin de renouveler nos partenariats.


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7.   Groupe Socialistes et apparentés

Il convient d’emblée de réaffirmer que l’Afrique est plurielle. On ne saurait l’appréhender correctement sans entrevoir sa diversité et sans entrer dans la complexité de la structuration de ses sociétés. De la même manière, les États qui composent la région de la bande Sahélo-saharienne ont chacun leurs spécificités et imposerait une analyse et des recommandations politiques propres à chacun d’entre eux. C’est avant tout à un regard nouveau sur ce continent et ses transformations multiples qu’invite cette contribution.

C’est donc en ouvrant le prisme de manière beaucoup plus large, à la fois au niveau décisionnel, avec une politique française plus largement concertée mais aussi en l’élaborant au travers d’une consultation beaucoup plus approfondie de l’ensemble des acteurs disposant d’une compétence sur l’Afrique qu’une stratégie de long terme véritablement adaptée aux nouveaux défis contemporains pourra être redéfinie. C’est donc avant tout à un regard nouveau, positif et objectif qu’invite cette contribution qui doit se comprendre comme une base en vue de l’élaboration d’un diagnostic et de recommandations partagées.

1. La dégradation des relations entre la France et ses partenaires africains : la rhétorique « anti-française », un artefact ?

Les critiques vis-à-vis de la France qui se sont développées au sein des populations des pays de la bande Sahélo-Saharienne concentrent plusieurs griefs : le rôle du franc CFA comme « instrument de contrôle » ; l’action de l’aide publique au développement (APD) perçue comme bénéficiant « plus aux régimes en place qu’aux populations » ; la présence militaire française ressentie comme « un leg d’inspiration néocoloniale ». Elles s’insèrent cependant dans un contexte nouveau marqué par le néo-souverainisme. Ces attaques et fausses informations se propagent de manière virale à travers les réseaux sociaux et sont utilisées par de nouveaux leaders d’opinion qui exploitent le ressentiment des populations. Une rhétorique anti-française dont on peut imputer, en partie, la diffusion à des opérations de puissance étrangères propageant de fausses informations s’appuyant sur l’incompréhension des populations face au maintien d’une situation d’insécurité.

Il reste que dans beaucoup de pays africains, la relation à la France est diverse et propre à chacun d’entre eux. La défiance s’y est cristallisée de manière différente. Dans un certain nombre de cas, c’est moins la France en tant que telle qui est critiquée que l’attitude et les politiques de son gouvernement. Il existe donc une possibilité de renouer des relations sur d’autres bases.

Sous l’effet d’une démographie dynamique, de la démocratisation de l’accès au savoir et à la culture, et de l’accès à la connaissance de l’évolution des relations internationales, les sociétés africaines se sont, profondément transformées. L’Afrique entame un nouveau cycle historique qui vient parachever les mouvements de décolonisation des années 60-70 et clos un système de relations économiques, politiques et culturelles étroitement tissées et formalisée sous le terme de « relation privilégiée » ou de « françafrique ».

2. Le nécessaire redéploiement du dispositif militaire français

Malgré le succès de l’opération Serval et les succès militaires indéniables de l’opération Barkhane contre les groupes djihadistes, ces interventions n’ont pas permis l’élimination de la menace djihadiste, ni de poser les conditions d’une reprise effective de ces régions par les États de la zone sahel, ce djihadisme recouvrant régulièrement des conflits locaux autour de l’usage du foncier notamment, qui sont structurels et qui s’intensifient sous l’effet du dérèglement climatique. En mars 2019, un consensus international se dégage, celui de l’échec de la stratégie sécuritaire en la matière. Pourtant, la France s’entête. Une présence continue sur une décennie, sans atteindre les objectifs attendus par les populations, ne peut, en Afrique comme ailleurs, que susciter le sentiment à la fois d’inefficacité et d’illégitimité. Les groupes djihadiste se considèrent et agissent comme des acteurs politiques à part entière. Il y a donc nécessité pour lutter efficacement contre le fléau djihadiste et les réseaux mafieux internationaux au Sahel de penser les dynamiques socio-politiques et socio-économiques, de démanteler et d’assécher les financements de ces « économies de la misère » que sont les trafics d’armes, de stupéfiants et d’êtres humains. C’est tout le défi de la redéfinition de notre coopération dans cette région.

3. Perspectives pour une redéfinition de notre coopération

L’Afrique est entrée dans un nouveau cycle historique où elle cherche dans ses valeurs, sa culture, ses traditions et structures les référents et ressources de sa propre modernisation et de son adaptation aux enjeux contemporains. De plus en plus, les moteurs de développement de l’Afrique sont endogènes. Il convient d’accompagner ces changements en tentant de redéfinir nos différents outils de coopération dans un intérêt mutuel.

  1.   La coopération en matière d’aide publique au développement et d’investissement solidaire

L’aide française doit être orientée prioritairement vers l’atteinte effective des objectifs de développement durable. Dans cette optique, la France gagnerait à travailler à une décentralisation de son action. Elle doit trouver une formule dans laquelle elle peut maintenir son aide aux pays d’Afrique subsaharienne et centrale en se rapprochant des populations et de leurs besoins vitaux quotidiens, et en travaillant au renforcement de la gouvernance démocratique locale au-delà des grands investissements en infrastructures. L’accroissement important de l’aide qui transite via les OSC et ONG comme via les collectivités locales peut permettre à court terme de maintenir un niveau d’aide suffisant sans passer par la coopération d’État à État. La coopération décentralisée devrait redevenir un canal de coopération majeur qui permet un véritable échange d’expertise de collectivité à collectivité. L’action extérieure des collectivités territoriales est un vecteur de coopération qui doit pouvoir bénéficier de financements plus conséquents.

  1.   Vers le réagencement de la coopération économique et monétaire

Les ressources naturelles stratégiques que contient son sol font de l’Afrique un acteur majeur pour relever les défis de l’économie bas carbone et de la lutte contre le changement climatique. En matière commerciale, le nouveau contrat de développement de long terme doit notamment se baser sur une protection adéquate des ressources naturelles et minières des États africains, à lorigine des nombreux conflits en cours. Il conviendrait pour cela que la communauté internationale procède avec la plus grande vigilance tout d’abord à des audits des chaînes dapprovisionnement industrielles et s’assure que la production et la consommation mondiales respectent la souveraineté des États africains en matière de ressources et ne profitent pas des conflits et souffrances des communautés locales.

La situation politique au Mali, Burkina-Faso et Niger qui ont tout trois annoncé la volonté de se regrouper au sein d’une structure de coopération propre dénommée « Alliance des États du Sahel » pose la question de la survie des organisations régionales existantes, la CEDEAO et la CEAC ainsi que de l’avenir de la monnaie commune le Franc CFA à travers l’Union Économique et Monétaire Ouest-Africaine (UEMOA). Là encore, il convient d’anticiper les choses et de définir, ensemble, une nouvelle feuille de route reconnaissant nos intérêts stratégiques communs. Ceci constituerait un bon moyen de rétablir des relations de coopération avec ces États.

  1.   La réorientation de la coopération militaire

La mise en avant des actions de formation et de soutien

La stratégie française de redéploiement de son dispositif militaire et de sa présence notamment en Afrique privilégie désormais plus des actions de soutien et de formation afin de maintenir des relations de proximité et de confiance avec des États africains. Il s’agit notamment de structures comme les différentes Écoles Nationales à Vocation Régionale (ENVR). Si la France a la capacité de former au niveau européen des soldats Ukrainiens et dans d’autres pays, elle doit pouvoir être capable dans un cadre multilatéral agréé (ONU, Union Africaine) ou régional (CEDEAO, CEC, CEAC notamment) de former les troupes africaines sur demande de ces dernières organisations.

Vers une nouvelle doctrine d’engagement : l’impératif d’une approche multilatérale

C’est la nature même des interventions militaires française en Afrique qui doit changer. Comme le notait Hubert Védrine dans une audition à l’Assemblée nationale le 13 décembre 2023 : « À lavenir, il faudra être très clair sur le fait que nous n’interviendrons militairement en Afrique que ponctuellement, pour des durées précises et sur demande expresse au moins des organisations africaines, idéalement du Conseil de sécurité de lONU. (…) Par ailleurs, il faut souhaiter que les Africains se dotent dune force d’interposition et décident eux-mêmes de ses interventions ».

L’échelon adéquat pour répondre aux enjeux du continent africain ne doit plus être seulement bilatéral mais être multilatéral. Pour éviter les nombreux écueils liés à notre histoire commune, il est donc nécessaire et urgent de nouer des relations et partenariats à l’échelon multilatéral le plus approprié : Union européenne, Union africaine et organisations régionales comme la CEDEAO.

De manière plus générale, c’est la logique même de la présence militaire française qu’il conviendrait de redéfinir. Face aux véritables causes socio- économiques des problèmes politiques qu’expriment les populations sur le terrain, lintervention militaire nest souvent pas appropriée, particulièrement au Sahel, parce qu’elle ne peut quapporter au mieux quun répit en vue de créer les conditions dun développement plus serein ou sécurisé. L’outil militaire ne doit être envisagé que comme un dernier recours à la demande d’organisations multilatérales et uniquement au service d’objectifs politiques et socioéconomiques plus larges auxquels il doit être subordonné.

Conclusions 

L’Afrique est un continent d’avenir. La population africaine va doubler dici 2050 pour atteindre 2,4 milliards d’habitants, dont la moitié aura moins de 25 ans. Cest le continent de la jeunesse. La France doit être au rendez-vous de cette étape historique et renouveler ces partenariats incontournables. De fait, le continent africain est celui qui concentrera à lui seul d’ici 2050 tous les enjeux majeurs du monde contemporain et aura donc la possibilité de les résoudre, seul ou vraisemblablement en coopération avec des États partenaires. Le continent africain va devenir le moteur d’un développement économique qui reste largement à inventer et un acteur majeur pour le succès à l’échelle mondiale de l’économie verte, notamment grâce à ses ressources naturelles. L’Afrique sera incontournable dans la préservation de l’environnement et la lutte contre le changement climatique. Elle sera indispensable pour assurer la sécurité des routes maritimes internationales. Elle pourra enfin, si elle réussit sa transition, contribuer à participer activement aux nouveaux modes d’échanges, de production et de coopération et ainsi marquer de son empreinte ce XXIème siècle.

L’insatisfaction suscitée par les approches de coopération mises en œuvre par la France implique d’être plus à l’écoute et de respecter les nouvelles logiques de développement plus endogènes à l’œuvre actuellement en Afrique et d’y répondre en agissant expressément à la demande de ces pays. Si les crises actuelles en Afrique Sub-Saharienne pouvaient avoir la conséquence de renouveler notre vision de l’Afrique et par là-même de redéfinir conjointement et de manière concertée nos politiques de coopération sur le long terme, elles n’auraient pas été vaines. La France possède des atouts pour cela, le professionnalisme et l’excellence de nos diplomates, l’atout formidable de la francophonie, notre audiovisuel extérieur respecté et l’attractivité encore importante de notre enseignement secondaire dans les pays africains et supérieur en France.


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8.   Groupe Gauche démocrate et républicaine – NUPES

Quelles nouvelles coopérations avec l’Afrique pour la France ? Posée à intervalles réguliers, la question tourne en boucle comme une antienne tandis que la réponse, elle, prend des allures de serpent de mer. Et pour cause, là où il faudrait revoir complètement notre approche, changer notre logiciel, nous nous contentons, depuis des décennies, de remettre à jour les éternels ressorts de la Françafrique.

Or ce temps-là, hérité du gaullisme triomphant, est révolu, comme l’a démontré le rapport d’information de Bruno Fuchs et Michèle Tabarot, présenté en commission des affaires étrangères le 8 novembre 2023. La présence française en Afrique est, selon les auteurs, plus contestée de nos jours qu’elle ne l’a été au cours des cinquante dernières années. Les temps ont changé et c’est à nous de nous adapter.

Les 54 États d’Afrique sont, faut-il le rappeler, tous indépendants, formellement. Mais aujourd’hui, ils aspirent à une « seconde indépendance », celle de la pleine souveraineté politique, économique et financière. Cette ambition, collective et légitime, nous impose d’abandonner nos vieux réflexes paternalistes, de délaisser notre propension naturelle à asséner des leçons et d’en finir avec les propos péremptoires. En d’autres termes, nous devons prendre en compte la réalité qui s’impose à nous, sans chercher à imposer nos vues, coûte que coûte.

À cet égard, notre entêtement à vouloir nous maintenir à tout prix au Niger après le coup d’État, en dépit des récriminations populaires et des risques encourus par nos ressortissants, cristallise une attitude devenue totalement anachronique.

Nouer de nouvelles relations, plus conformes aux exigences de notre temps, avec les États africains, suppose donc non seulement d’écouter les aspirations des peuples, mais aussi d’y répondre, avec des orientations et des comportements différents. C’est à ces conditions que nous pourrons enrichir nos réflexions et nourrir des propositions d’actions.

Répondre au besoin de pleine souveraineté si fortement exprimé, en particulier par la jeunesse, passe évidemment par l’abandon du franc CFA, symbole mortifère de la France postcoloniale. Cet instrument n’a plus aujourd’hui aucune légitimité aux yeux des peuples africains. Il est plus que temps de couper le cordon avec le Trésor français et de libérer des économies entravées par un système monétaire arrimé à l’euro, ignorant des réalités économiques africaines. Un système qui favorise aussi, en raison de son dispositif de change fixe et de son manque de transparence, l’évasion fiscale pratiquée par les multinationales, comme l’avait révélé dès 2012 le rapport de l’ONG Action Aid, puis l’affaire UBS en 2014 et les Paradise papers en 2017. La lutte contre l’évasion fiscale, qui coûte aux pays en développement quelque 100 milliards par an, devrait d’ailleurs figurer en tête des priorités pour mener de nouvelles coopérations.

Privés des leviers essentiels pour ajuster leur politique monétaire et stabiliser leurs économies, soumises aux fluctuations externes, les pays de la zone Franc revendiquent depuis des années leur indépendance monétaire. Laissons-les décider eux-mêmes plutôt que de procéder à des ajustements à la marge, comme la transformation du franc CFA en « ECO » proposée par le Président de la République. Ne faisons pas semblant, soyons à la hauteur de l’enjeu : la fin du franc CFA pourrait ouvrir la voie à une monnaie commune africaine, prélude à la construction d’une unité économique et politique du continent. La France doit d’ailleurs se mobiliser pour accélérer la réforme des Droits de tirage spéciaux du Fonds monétaire international.

Le deuxième signal d’ouverture que nous pourrions envoyer concerne l’aide publique au développement (APD), mise à mal par la coupe budgétaire de 740 millions d’euros pour 2024. Les députés GDR dénoncent avec force cette coupe claire dans le budget de l’Aide publique au développement au nom du pacte budgétaire européen et des sacro-saintes règles de réduction du déficit public. C’est la mauvaise gestion du budget de l’État par le gouvernement qui impose ces choix très durs.

Au-delà du montant accordé, si loin de la promesse d’y consacrer 0,7 % de notre richesse nationale, c’est notre vision de son utilisation qui doit changer. Il faut d’abord supprimer toute conditionnalité à son versement, en particulier au respect de notre politique migratoire. Cessons aussi de subordonner notre aide et notre coopération à la signature d’accords avec la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, qui conduisent à supprimer des services publics pour rembourser les dettes. C’est un non-sens.

L’APD doit au contraire servir à renforcer les états, à rendre plus efficaces leurs administrations fiscales, leurs services publics, pour l’éducation, la santé, la sécurité, les infrastructures routières… Les députés du groupe GDR proposent d’ailleurs de dédier 10 % de l’enveloppe globale de l’APD à ces objectifs, au service d’un développement économique réellement autonome, « endogène ».

Favoriser l’autonomie des peuples et des états doit être notre ligne de conduite. Elle doit nous pousser à repenser en profondeur notre politique sécuritaire et commerciale vis-à-vis du continent. Depuis longtemps, nous plaidons pour une révision complète des traités de coopération militaire. Beaucoup d’entre eux ont gardé une matrice postcoloniale. Il faut rompre avec cet état d’esprit. Le bilan des opérations extérieures menées en Afrique ces vingt dernières années doit aussi nous inciter à une remise en question profonde.

Bien que nous rendions un hommage appuyé aux soldats français déployés dans ces opérations et pour ceux qui sont morts pour la France, nous contestons le bien-fondé politique de ces opérations quand elles ne permettent pas l'émergence de solutions politiques durables répondant à la volonté populaire. Oui, il faut lutter contre le terrorisme et la France paye un lourd tribut à ce combat. Oui, il fallait intervenir au Sahel et au Mali en 2013 quand sa capitale était menacée. Mais lorsqu’une armée reste des années sans être accompagnée d’une politique de développement à la hauteur, les peuples finissent par se poser la question d’un « agenda caché » de la présence militaire. Et si ces opérations ont permis de déstructurer les groupes terroristes, ils ont toujours su se recomposer face à l’armée, et cette lutte n’a finalement amélioré le sort d’aucun peuple pas plus qu’elles n’ont réglé le problème du terrorisme au Sahel.

On ne combat pas le terrorisme uniquement par les armes : la paix n’est pas l’absence de guerre, c’est l’ensemble des sécurités : sanitaire, sociale, économique, éducative, alimentaire, etc.

Sans compter la diplomatie française, hélas détricotée par l’omniprésence du Président et des équipes de l’Élysée.

Notre politique du « deux poids deux mesures », en tant que membre permanent du Conseil de Sécurité, dans le traitement des conflits fait de nous un partenaire illisible, imprévisible et finalement, peu fiable.

Quand la France ne critique pas le troisième mandat illégal du président ivoirien Alassane Ouattara tout en condamnant le même troisième mandat illégal du président guinéen Alpha Condé, non seulement elle perd sa crédibilité, mais elle suscite de la défiance. Même chose quand le président de la République se rend en personne au Tchad pour adouber, en 2021, le fils du président Déby, au mépris de la constitution tchadienne. Ces relations à géométrie variable de la France avec certains dirigeants nourrissent un certain rejet de notre pays, pas seulement en Afrique. Pour nous, parlementaires communistes et ultramarins, la seule boussole doit être le respect du droit international, pour toutes les crises actuelles. C’est en suivant cette ligne de conduite, et non en tergiversant sans cesse, que nous pourrons contribuer à régler des dossiers épineux comme l’occupation par le Maroc du Sahara occidental.

Mais même contestée, la France conserve de solides atouts à faire valoir en Afrique, à commencer par la francophonie. Pas moins de 22 pays africains, en effet, utilisent le français comme langue officielle ou co-officielle. Parmi eux, la République démocratique du Congo, le Mali, le Niger, le Burkina Faso, la Guinée et bien d’autres qui traversent des bouleversements majeurs.

Dans un monde où la puissance s’affirme de manière décomplexée et parfois brutale, le collectif est mis à mal et ce sont les intérêts nationaux qui priment. De fait, dans la lutte d’influence sur le continent africain que nous mènent la Chine, la Russie, les États-Unis, la Turquie ou encore l’État d’Israël, la francophonie reste un formidable levier en matière culturelle, géopolitique, stratégique, voire militaire ou économique.

D’autant que selon les projections démographiques, l’avenir de la francophonie, d’ici 2050, se jouera non pas en France, au Canada, au Liban ou au Vietnam, mais bel et bien en Afrique. Or aujourd’hui, l’influence de la francophonie dans l’organisation de l’activité économique au sein de son espace est trop peu perceptible. Aux Nations-Unies, de plus en plus d’états francophones refusent d’être vus avec la France, et il n’y a plus de cadre concerté des francophones pour faire pression sur le secrétariat général des Nations-Unies. La France doit en urgence se reprendre sur ce sujet-là.

Comme l’écrivait Henriette Marinez en conclusion d’un rapport de l’Assemblée parlementaire de la francophonie, « le français doit pleinement assumer sa richesse et son caractère multiusage : langue de littérature, langue d’étude et de recherche, langue de science, mais aussi langue du commerce et de l’entreprise ». Notre langue est suffisamment riche pour en finir avec ces mots qui instillent, presque sournoisement, une relation de subordination. Il faut désormais, comme l’a pointé la Fondation Jaurès dans un récent rapport, établir une relation fondée sur l’écoute réciproque et le respect. Il ne s’agit pas seulement d’une question sémantique : pour la nouvelle génération d’Africains, l’aide évoque une conception caritative et une posture de donneur de leçon qui nourrit une forme de paternalisme, antinomique avec le partenariat d’avenir qu’ils souhaitent.

Renouveler en profondeur nos relations avec les pays d’Afrique, c’est d’abord écouter et soutenir les aspirations des peuples qui veulent pouvoir se former, se soigner, travailler et vivre dans des espaces pacifiés. C’est aussi comprendre que la mise en œuvre de cette ambition collective relève de décisions prises en pleine souveraineté et en toute indépendance. Prendre en compte cette exigence redonnera à la France et à sa diplomatie une voix singulière et originale, dans le droit fil de son message universaliste.

 


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   Comptes rendus des auditions

(par ordre chronologique)

 

1.   Audition, ouverte à la presse, de M. Achille Mbembe, Professeur d’histoire et de sciences politiques à l’université du Witwatersrand à Johannesburg et directeur de la Fondation de l’innovation pour la démocratie (mercredi 15 novembre 2023)

 

M. le président Thomas Gassilloud. Mes chers collègues, cinq missions d’information vous sont proposées par le bureau et présentées, dans le tableau qui vous a été transmis.

Les deux premières missions sont d’ordre capacitaire.

La première porte sur le sujet suivant : « l’industrie de défense européenne, pourvoyeuse d’autonomie stratégique en Europe ? » Elle serait conduite par le député Jean-Charles Larsonneur pour la majorité et par un député du groupe Les Républicains, qui sera désigné la semaine prochaine.

La seconde mission a pour sujet « Enjeux, rôle et stratégie d’influence de la France dans l’OTAN » et serait menée par Anne Genetet et Bastien Lachaud.

Les trois autres missions sont des missions préparatoires au cycle Défense globale.

La première mission, intitulée « L’après Orion : faire face aux crises de demain », serait dirigée par Benoît Bordat et Michaël Taverne.

La deuxième mission, « Défense et territoires : faire face aux crises de demain », serait conduite par Patricia Lemoine et Mélanie Thomin.

La troisième mission porte sur « Le rôle de l’éducation et de la culture dans la défense nationale ». Elle serait menée par Christophe Blanchet et Julien Bayou.

En l’absence de commentaires et d’opposition, je considère donc que les rapporteurs cités sont désignés (assentiment).

À présent, il est temps de nous consacrer à notre ordre du jour, qui concerne l’ouverture de notre cycle Afrique. Comme vous le savez, les événements récents en Afrique, et notamment au Sahel et au Gabon, questionnent légitimement notre politique africaine. Au centre de ces interrogations apparaît souvent le questionnement sur le niveau de militarisation de notre politique africaine.

Après le travail que nous avons produit l’an dernier sur le retour d’expérience de la guerre en Ukraine, il nous a donc semblé légitime et nécessaire que la commission de la défense s’empare de ce sujet, d’autant plus que nous constatons une montée en puissance en Afrique de nos compétiteurs stratégiques et parfois une dégradation de l’image de la France auprès de certaines franges de la population.

Pour nos travaux, nous pourrons nous appuyer sur le travail déjà réalisé au sein de notre Assemblée et au Sénat. Je pense notamment au rapport que viennent de déposer nos deux collègues de la commission des affaires étrangères, Bruno Fuchs – que je remercie pour sa présence aujourd’hui – et Michèle Tabarot. Ensemble, nous devons également arriver à nous projeter au-delà du bilan, pour nous interroger sur un grand nombre de questions, afin de repartir sur l’objectivation de nos intérêts en Afrique, nos objectifs et la forme pourrait prendre nos engagements auprès des pays africains. Il s’agit également de décliner ce partenariat stratégique en matière de défense et de sécurité.

En tant que président de commission, mon objectif vise à donner des éléments d’appréciation et de réflexion, afin que les groupes politiques puissent ensuite émettre des propositions au débat public national et éclairer les décisions qui devront être prises pour notre pays. Compte tenu de la variété des enjeux, il nous était bien entendu impossible de nous limiter au point de vue uniquement militaire, même si les enjeux de défense seront naturellement une référence constante dans ce cycle. Il nous a semblé important d’adopter une focale plus large, multidimensionnelle et continentale.

C’est la raison pour laquelle j’ai proposé à d’autres commissions de s’associer à nos travaux. Nous tiendrons plusieurs auditions conjointes dès la semaine prochaine, dont une audition avec la commission des finances concernant la question de la dette en Afrique et celle du franc CFA. Nous mènerons des travaux en commun avec d’autres commissions comme la commission du développement durable et la commission des affaires européennes par exemple, sur l’impact du dérèglement climatique en Afrique. Nous travaillerons également avec la délégation française de l’Assemblée parlementaire de la francophonie (APF) sur les enjeux de la francophonie, mais également, je l’espère, avec la commission des affaires étrangères. Les présidents des groupes d’amitié des pays africains peuvent bien entendu s’associer également à nos travaux. L’ensemble de ces travaux fera l’objet d’un recueil, à l’image de ce que nous avions produit sur le retour d’expérience de la guerre en Ukraine, où l’ensemble des groupes politiques pourront également s’exprimer.

Pour l’ouverture de ce cycle, il nous a semblé indispensable de mieux comprendre et connaître l’Afrique. Notre interlocuteur pourra d’ailleurs nous dire s’il est juste de parler d’une Afrique ou s’il ne serait pas plus pertinent de parler « d’Afriques » au pluriel, compte tenu de la diversité de ce continent. Dans ce cadre, il me semblait que le meilleur choix était de convier Achille Mbembe, que je suis fier et heureux d’accueillir aujourd’hui en visioconférence.

Monsieur Mbembe, il est difficile de vous décrire en quelques mots, mais je rappelle que vous êtes à la fois philosophe et écrivain camerounais. Vous avez enseigné au sein des universités les plus prestigieuses et vous êtes actuellement professeur d’histoire et de sciences politiques à l’Université de Johannesburg, ainsi que directeur de la Fondation pour l’innovation et la démocratie.

Dans le cadre du sommet qui s’est tenu le 8 octobre 2021 à Montpellier, vous aviez été chargé par le Président de rédiger un rapport sur les nouvelles relations Afrique-France. Vous pourriez sans doute aujourd’hui revenir sur vos principales propositions et nous dire si elles vous apparaissent toujours adaptées dans le contexte actuel. Vos travaux ont acquis une renommée certaine, en particulier la thèse de la juste distance démocratique et politique qui, selon vous, devrait caractériser les relations entre la France et le continent africain.

Aussi, nous sommes vraiment très heureux de vous entendre sur les modalités concrètes de ce nouveau positionnement et sur les conditions d’un partenariat renouvelé entre la France et les États africains. D’une manière plus récente, vous défendiez dans les colonnes du Monde, en août dernier, l’idée que les putschs en Afrique de l’Ouest annoncent la fin d’un cycle qui aura duré près d’un siècle, laissant au continent africain le choix entre le néo-souverainisme et la démocratie.

Comment expliquez-vous ces évolutions et quelles conclusions en tirez-vous sur la relation que devra avoir la France avec l’Afrique ? Selon vous, quelle est notre place ainsi que celle de l’Union européenne dans cette relation ?

M. Achille Mbembe, professeur d’histoire et de sciences politiques à l’université du Witwatersrand à Johannesburg et directeur de la Fondation de l’innovation pour la démocratie. Je vous remercie de m’avoir invité à cet exercice et précise que nous avons pris connaissance il y a quelques jours les propositions du rapport des deux membres de la commission des affaires étrangères auquel vous avez fait allusion.

Dans un premier temps je souhaite vous faire part de remarques d’ordre général pour notre débat.

Depuis le coup d’État intervenu au Niger, les critiques de la politique africaine de la France se sont amplifiées. Elles revêtent une teneur différente selon qu’elles proviennent des milieux militaires et du renseignement ; des acteurs du développement ou de la coopération, culturelle en particulier ; des mouvements de défense et de protections des migrants et des réfugiés ; des milieux de la recherche scientifique, voire des milieux diplomatiques. Dans les milieux d’affaires, certains estiment parfois l’aide au développement devrait servir en priorité à l’expansion des entreprises françaises en Afrique.

Ces critiques franco-françaises sont importantes et il faut les entendre. Je voudrais néanmoins m’appesantir sur les critiques qui émanent du continent lui-même et qui sont, elles aussi, loin d’être homogènes. Elles portent sur la supposée persistance de l’héritage colonial et du système dit de « la Françafrique ». Ce système, qui fut progressivement mis en place au lendemain de la deuxième guerre mondiale, avait pour but de prolonger la mainmise de la France sur ses anciennes possessions africaines, par l’indépendance formelle, le mélange de mécanismes officiels assumés ou revendiqués, et des logiques de l’ombre. Je souhaite insister sur la critique effectuée par divers milieux en Afrique sur trois de ses piliers. Le premier pilier concerne le système du franc CFA ; le deuxième porte sur les bases militaires dont beaucoup pensent qu’elles sont illégitimes, et le troisième, sur les désillusions de la francophonie.

Il m’apparaît important de partager avec votre commission l’idée d’un nouveau cycle historique dans lequel l’Afrique est lancée. Si nous voulons réformer la relation entre la France et l’Afrique, il faut bien comprendre que, du côté africain, nous sommes entrés dans un tournant historique, mû en particulier par des forces endogènes. En effet, le continent fait l’expérience de transformations multiples et simultanées, d’ampleur évidemment variables, mais qui touchent tous les organes de la société et qui se traduisent par des ruptures en cascade. La France, comme d’ailleurs ses compétiteurs, jouera un rôle secondaire dans ce nouveau cycle historique. Dès lors, la question consiste à savoir si la France est prête à l’accepter.

Ce nouveau cycle historique sera également caractérisé par une accélération des luttes internes pour le contrôle des moyens de prédation, qu’illustrent certains des coups d’État intervenus récemment. Ces logiques de prédation se sont elles-mêmes accélérées au détour des années 1990, lorsque l’Afrique est rentrée sous la coupe des institutions financières internationales et que les pays ont été obligés non seulement de consacrer l’essentiel de leurs revenus au remboursement de la dette, mais également de procéder à des privatisations massives, ouvrant de ce fait un nouveau cycle de lutte pour l’accumulation et un nouveau cycle d’inégalités, qui n’ont cessé de croître depuis.

Au fond, ces coups d’État sont des symptômes de ces lames de fond, de ces transformations en profondeur. En ce moment, tous les États africains se caractérisent par une emprise plus ou moins forte du militariat – c’est-à-dire à la fois les forces armées formelles, mais aussi toutes les entités pouvant disposer d’armes – sur les positions de pouvoir et d’accumulation.

Compte tenu de ces éléments, il me semble nécessaire de réactiver le projet démocratique, le projet d’une démocratie substantive, qui irait au-delà des réformes introduites ici et là dans les années 1990 et qui ont abouti au multipartisme. Cependant, l’introduction du multipartisme n’a pas fondamentalement signifié le passage à la démocratie, sauf si l’on s’accorde à dire que celle-ci est une démocratie purement électorale, et encore. La relance de l’agenda démocratique sur le continent sera fondamentalement réalisée par des forces africaines, qui accepteront d’initier sur le terrain et dans la durée un mouvement de fond, lui-même adossé à de nouvelles coalitions sociales, intellectuelles et culturelles qui accepteront de travailler sur le temps long.

Quelle est la place de la France dans ce type de projet ? La France a une place, à certaines conditions. Tout d’abord, elle doit accepter d’effectuer un certain nombre de choix. Trois choix sont ainsi possibles.

Le premier choix serait celui de l’entêtement, c’est-à-dire des interventions militaires à répétition, une suite sans fin d’opérations extérieures conduites par des forces spéciales. Il s’agirait là d’une logique sécuritaire réduite à son degré zéro. À mon avis, il faut la remplacer par une conception de la sécurité élargie, une sécurité humaine, dont l’aspect militaire ne serait qu’une des composantes. Il est difficile de voir quels seraient les objectifs à long terme de cette politique de la force. Dans le climat actuel de montée d’une vision néo-souverainiste en Afrique, une telle option constituerait pour la France un auto-sabordage.

La deuxième voie est celle de la purge ou de la rupture unilatérale. Comme vous le savez, ce scénario avait été mis en œuvre en 1958 en Guinée Conakry, au moment de la décolonisation. Il me semble qu’une version soft de cette décolonisation, par défaut cette fois-ci, est en cours au Mali ou au Niger, où la France n’est plus au centre du jeu. Ceux qui ont visité ces pays récemment ont constaté un début d’assèchement des rentes de toutes sortes : rentes militaires, rentes de l’aide publique au développement, rentes alimentaires. Mais il est très difficile pour le moment d’en mesurer les conséquences. Lorsque la purge sera terminée, il sera peut-être envisageable de construire quelque chose d’autre, sur des bases différentes. Mais pour le moment, nous n’en savons rien.

La troisième option consiste à forger consciemment une autre voie, que j’appelle la voie de la « juste distance ». Cette voie est d’ores et déjà à l’œuvre dans certains pays. Vivant en Afrique du Sud, je travaille étroitement avec l’ambassade de France dans ce pays et j’observe la manière dont la relation se tisse. Ce qui se passe là-bas est l’exemple même de la politique de la juste distance à laquelle je fais référence. Mais j’imagine qu’elle est également à l’œuvre dans d’autres pays comme l’Angola, le Nigeria ou le Kenya.

Je pense que cette voie de la juste distance permettrait de sauver ce qui peut encore l’être, des deux côtés. Pourrait alors commencer une longue période de réinvention, avec de part et d’autre, de nouvelles connexions intellectuelles, culturelles, économiques et sociales. Mais pour y parvenir, la France doit reconstruire de fond en comble son outil diplomatique sur le continent. Le rapport de Bruno Fuchs et Michèle Tabarot contient une longue liste de propositions qui, à mon avis, devraient être prises en considération. Dans cette liste, une place est notamment accordée à l’idée d’une réinvention de l’outil diplomatique.

Ensuite, il faut tourner le dos à une vision à mon avis statique et souvent décontextualisée de la paix, de la sécurité et de la stabilité. Cette nouvelle conception ne doit pas être uniquement militaire. Il est évidemment important de lutter contre les groupes djihadistes, mais cette lutte ne peut constituer l’intégralité de la sécurité humaine sur le continent. Cette sécurité humaine ne peut pas non plus être envisagée uniquement sous le prisme des seuls intérêts européens, à commencer par la protection des frontières extérieures de l’Union et de la lutte contre l’immigration dite illégale.

Au fond, le meilleur moyen de contribuer à la sécurisation des frontières externes de l’Union sur son flanc africain consiste à soutenir les politiques de modernisation des frontières à l’intérieur même du continent et de faciliter au maximum la circulation des Africains au sein de ce continent. Or pour le moment, la politique européenne se limite à une externalisation de ses frontières, en dehors du contexte européen lui-même.

D’autres conditions sont naturellement nécessaires. Ainsi, il faut relancer un nouveau cycle d’innovations, mais également rouvrir le débat sur la présence et la légitimité des bases militaires en Afrique et sur l’avenir du franc CFA. Une fois que nous nous serons débarrassés de ces « chiffons rouges », nous nous serons donné un espace de respiration pour poser des bases nouvelles d’une relation bénéfique pour tous.

M. Mounir Belhamiti (RE). Au nom du groupe Renaissance, je tiens à vous remercier pour votre exposé et pour la clarté de vos propos. Dans la tribune publiée dans Le Monde en août 2023, vous décriviez « la montée du néo-souverainisme version appauvrie et frelatée du panafricanisme » qui grandit sur le terreau du « désarroi idéologique, de la désorientation morale et de la crise du sens ». Vous nous en avez dit quelques mots à l’instant.

Ce néo-souverainisme recruterait selon vous dans la jeunesse continentale et dans les diasporas africaines. Il rompt avec les trois piliers de la conscience moderne que sont la démocratie, les droits de l’homme et une idée d’une justice universelle, puisqu’il se construit contre le concept d’une communauté humaine universelle. Ses adeptes rejettent la démocratie qu’ils considèrent comme le cheval de Troie de l’ingérence internationale. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce phénomène, sur votre vision du rôle de la France dans la défense de ses valeurs et sur la voie de la juste distance que vous évoquiez à l’instant ?

M. Achille Mbembe. Ce que j’appelle le néo-souverainisme va au-delà de ce que beaucoup appellent le « sentiment anti-français ». Ce sentiment fait partie d’un mouvement idéologique beaucoup plus vaste, qui est le néo-souverainisme. Dans l’article que vous avez mentionné, j’ai essayé de définir rapidement les grandes lignes de ce mouvement. Ce mouvement gagne en influence et en ampleur, non seulement auprès des jeunes en Afrique, mais aussi dans certaines sphères dirigeantes sur le continent.

Je réaffirme également le fait qu’il puise une grande partie de ses ressources idéologiques et matérielles dans les diasporas. Au début, ce mouvement revendiquait la souveraineté entière du continent, au moment de la décolonisation. À partir des années 1980-1990, le mouvement s’est érigé en particulier contre ce qui apparaissait comme l’ingérence des institutions financières internationales dans le gouvernement économique du continent, par le biais des plans d’ajustement structurels. Il existe donc une dimension purement intellectuelle dans ce mouvement.

Depuis l’échec des grands mouvements citoyens des années 2000 et l’impasse des transitions dites démocratiques qui avait été initiées à l’époque, ce phénomène est devenu populiste. Il recrute dans toutes les couches de la société et utilise énormément les nouvelles technologies numériques aujourd’hui à la disposition de presque tous ceux qui veulent articuler n’importe quel propos. Ce mouvement émerge également au terme de plusieurs années de déscolarisation, qui ont accompagné d’ailleurs la mise en œuvre des plans d’ajustement structurel, du passage d’économies planifiées à des économies dérégularisées. Cette longue période de déscolarisation conduit aujourd’hui beaucoup de jeunes, que l’on peut qualifier « d’analphabètes » d’un point de vue fonctionnel, mais disposant évidemment de ces technologies, à relayer toutes sortes de messages sur les réseaux sociaux.

M. Frédéric Boccaletti (RN). Monsieur Mbembe, nous sommes ravis de vous recevoir ce matin en audition. Bénéficier de l’éclairage d’enseignants-chercheurs sur des sujets complexes s’avère précieux pour éclairer le travail parlementaire, et notamment sur l’évolution du continent africain, qu’il est d’ailleurs illusoire de vouloir traiter d’un seul bloc, tant il est divers et multiforme. Vous noterez que contrairement à ce que vous avez pu écrire dans un passé récent nous aimons le débat et la diversité des analyses, singulièrement au sein de notre groupe Rassemblement national.

Je souhaite vous interroger sur la politique du Président de la République sur le continent africain qui, avouons-le, ressemble de plus en plus à un échec spécifique en Afrique de l’Ouest ou au Sahel. Vous qui écriviez tant craindre la violence, celle-ci semble s’être accélérée ces dernières années dans la région, où la tension est à son comble. Pas moins de six coups d’État ont eu lieu en quatre ans. L’édifice diplomatique et militaire bâti par la France dans le cadre du G5 Sahel pour lutter contre le terrorisme s’est effondré. Les tensions interethniques et interconfessionnelles sont exacerbées et elles ont même été ravivées, hélas, par certaines de nos interventions

À ce titre, lors de l’opération Serval, nos troupes ont dû s’interposer entre l’armée malienne et les populations locales lors de leur entrée dans Kidal pour éviter un massacre. Devant cette commission, le chef d’état-major de l’armée française a appelé à revoir totalement la politique de la France en Afrique. Aussi, nous sommes très intéressés par votre regard sur la perception de la politique de la France dans les pays francophones. Au-delà de nos divergences, votre avis de chercheur nous importe. Selon vous, par quel chemin la France pourra-t-elle renouveler en profondeur et non pas seulement en façade sa politique en Afrique ?

M. Achille Mbembe. Il est très difficile d’ouvrir la presse sans tomber sur une critique de la politique africaine de la France. En revanche, il est faux d’affirmer que rien n’a été fait sur la longue durée. Nous n’en entendons pas suffisamment parler, mais depuis 2010, d’innombrables chantiers ont été ouverts, dans les domaines de la santé, de l’éducation, des technologies numériques, des industries créatives et culturelles, de la réconciliation des mémoires, de la mise en place du nouveau dispositif de partenariat économique avec les acteurs africains et de la plaidoirie en faveur d’une réforme de la gouvernance des institutions financières internationales. Naturellement, les résultats ne sont évidemment pas les mêmes d’un chantier à l’autre, et il faudrait essayer d’analyser pourquoi certaines réussites se sont combinées à des échecs. En résumé, je ne voudrais pas donner l’impression que rien n’a été fait ou qu’il n’existe pas de base à partir desquelles réinventer la rénovation de ce lien.

Il existe néanmoins un certain nombre d’obstacles. Certains sont internes à l’Afrique. Ainsi, j’ai parlé tout à l’heure du passage à un nouveau cycle historique et des contradictions qui émergent de ce basculement vers un nouveau cycle historique. Les Africains devront les régler. La plupart des acteurs externes vont devoir assumer en Afrique un rôle secondaire, dans la mesure où les forces internes du continent sont en train de prendre le dessus sur l’évolution de leur propre société.

C’est la raison pour laquelle je prône l’idée d’une juste distance qui consisterait effectivement à solder tous les chiffons rouges, comme les bases militaires et le franc CFA. De l’avis de nombreux observateurs, ces outils sont devenus contre-productifs. La France doit avoir le courage de régler la question des bases militaires et de réinventer une politique de coopération monétaire et militaire, qui repose sur une conception élargie à la fois de la paix, de la sécurité et de la stabilité. Ceci est possible et faisable. Peut-être manque-t-il le courage et l’imagination. Dans ce cas, il faut aller les chercher là où ils se trouvent.

Mme Christelle D’Intorni (LR). Je tiens à vous remercier au nom du groupe Les Républicains pour votre présence aujourd’hui, qui a ouvert des perspectives très intéressantes. Vous avez indiqué que l’Afrique était rentrée dans un nouveau cycle de son histoire, dans lequel la France ne jouerait qu’un rôle secondaire. Pensez-vous que ce cycle est enclenché par une nouvelle forme de souverainisme africain ou bien par la mutation des acteurs présents en Afrique où la France se voit petit à petit remplacée par la Russie et la Chine ?

Quels sont selon vous les facteurs endogènes ayant mené à ce nouveau cycle en l’Afrique ? Pensez-vous que des ajustements pourraient être apportés pour assurer une présence militaire occidentale plus efficace et surtout respectueuse des souverainetés nationales dans ce contexte de crise ?

Enfin, comment percevez-vous l’état actuel de la démocratie en Afrique et comment voyez-vous la place de la France dans les décennies à venir ? N’a-t-elle pas vocation à réinventer son rôle d’ancienne puissance historique ?

M. Achille Mbembe. Je souhaite évoquer certaines des propositions effectuées dans le rapport de M. Fuchs et Mme Tabarot. Ces derniers proposent d’abord d’en finir avec les « irritants », que j’ai appelés les « chiffons rouges ». Il faut ainsi achever la réforme du franc CFA, en annonçant un agenda de fin du franc CFA, avec les pays des différentes zones. Ensuite, il est possible de s’attaquer à la politique des visas. Ici aussi, des rapports ont été commandités et proposent des pistes très concrètes sur la manière dont ces irritants pourraient être mis au repos. Les deux rapporteurs ont ainsi formulé des propositions, que vous devez avoir lu.

Il y a sans doute lieu de revoir le travail mené par l’Agence française de développement (AFD) en Afrique, qui est d’ores et déjà immense : il s’agit d’un outil absolument fondamental de la politique française de solidarité. L’AFD doit être renforcée. Ici, je diverge un peu des recommandations du rapport : à mon avis, il importe d’accorder à cette agence un peu plus d’autonomie, au-delà du changement de nom, mais aussi l’obliger à changer nombre de ses procédures, et notamment celle qui concerne le soutien aux organisations de la société civile. En résumé, le rapport explore un certain nombre de pistes. L’idée consisterait à les mettre en commun, afin de construire un nouveau chemin.

M. François Piquemal (LFI-NUPES). Je vous remercie pour votre propos liminaire. Pour nous, ce cycle d’auditions sur l’Afrique, un an après la fin de l’opération Barkhane, est l’occasion de montrer que notre ligne était la bonne depuis le début et de tirer maintenant des conclusions du constat actuel. Pour rappel, la France est encore largement présente en Afrique. Vous l’avez bien dit : les subsides de « la Françafrique » perdurent, sur les plans militaire, économique et culturel, comme en témoignent les bases militaires actuellement implantées à Djibouti, en Côte d’Ivoire, au Gabon, au Sénégal et au Tchad.

S’agissant des sociétés africaines et de leurs relations avec le pouvoir et l’extérieur, ces dynamiques ne peuvent être prises en compte sans prendre conscience du rôle de la France. Je pense notamment aux positions à géométrie variable des autorités françaises lors des coups d’État au Gabon en 2023 ou au Niger en 2021. Parmi les points d’espoir figurent les révoltes citoyennes qui ont eu lieu notamment en Guinée et au Tchad. Elles doivent nous inspirer pour aller dans la voie que vous avez nommée comme étant celle de la « juste distance », que nous rejoignons à plusieurs égards.

Vous avez été l’auteur d’un rapport commandité par M. Macron. Parmi vos propositions, lesquelles ont été retenues ? Ensuite, pensez-vous que la coopération scientifique puisse être approfondie, afin précisément de contribuer justement à cette juste distance entre les États ? Enfin, face à l’urgence du dérèglement climatique, nos deux continents auraient beaucoup à échanger, afin de parvenir à une issue heureuse pour les générations futures. Qu’en pensez-vous ?

M. Achille Mbembe. J’ai effectivement remis un rapport au Président de la République, qui comportait treize propositions. Nous avons déjà commencé à travailler sur les deux premières. La première concernait la mise en place d’une fondation de l’innovation pour la démocratie. Cette petite fondation, composé de huit personnes, dispose d’un siège à Johannesburg, de trois laboratoires au Cameroun, en Côte d’Ivoire et à Marseille. L’année prochaine, deux autres laboratoires verront le jour, l’un au Kenya pour l’Afrique orientale et l’autre à Maputo pour l’Afrique lusophone. Dotée d’un petit budget de deux millions d’euros, la fondation intervient dans trois domaines : le domaine de la recherche, parce qu’il faut réarmer la pensée de la démocratie en Afrique ; le domaine de la formation ; et enfin l’appui à des initiatives phares qui existent déjà. L’objectif consiste bien à consolider les sociétés civiles. En effet, l’essentiel de la transformation du continent et de la mise en place des conditions d’un rapport apaisé avec la France dépendent en grande partie de la contribution de cette société civile. La fondation poursuit ainsi une priorité orientée en direction des jeunes et des femmes.

La deuxième proposition concerne la construction à Paris d’une maison des mondes africains. Cette proposition est en cours d’exécution. La mission de préfiguration a remis son rapport et Mme Liz Gomis pilote pour le moment ce projet, qui est absolument important pour la France elle-même, mais aussi pour sa politique des diasporas. Nous indiquions ainsi précédemment qu’une partie de ce que l’on appelle le sentiment anti-français naît d’abord en France, avant d’être « exporté » sur le continent. Cette maison des mondes africains est extrêmement importante, dans la mesure où les deux domaines qui marchent le mieux entre la France et l’Afrique sont l’art et la culture. Ainsi, la France dispose d’un avantage comparatif presque unique par rapport aux États-Unis à l’Allemagne ou à la Chine dans le domaine de la création artistique, intellectuelle et culturelle.

Nous sommes également en train de travailler sur d’autres propositions, comme la mise en place d’un campus nomade et la création en Afrique d’un institut d’études avancées qui se chargerait effectivement de renforcer la coopération scientifique entre la France et le continent. Dans le domaine de cette coopération scientifique et de la recherche, je suis frappé par deux éléments : d’une part, l’effort fourni par un certain nombre d’organismes français en ce moment, comme le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), qui a révolutionné en quelques années sa politique africaine en mutualisant une grande partie de ses ressources avec les principales universités de recherche africaine ; et d’autre part, la nécessité de redynamiser la recherche africaine dans les institutions françaises. En effet, au cours des cent dernières années, la France a accumulé un immense avantage dans la connaissance des transformations en cours en Afrique dans tous les domaines. Malheureusement, nous sommes en train de perdre cet avantage, parce que nous n’avons pas suffisamment investi ou réinvesti dans la recherche africaniste. Or la politique de la connaissance fera partie effectivement des éléments qu’il faut absolument mettre en place si nous voulons relancer cette relation.

M. le président Thomas Gassilloud. Je cède à présent la parole à notre collègue Bruno Fuchs, co-auteur d’un rapport d’une mission d’information qui vient d’être rendu à la commission des affaires étrangères.

M. Bruno Fuchs (Dem). Je partage les propos du professeur Mbembe, notamment concernant les actions réalisées depuis de nombreuses années, et notamment depuis 2017, mais qui sont insuffisamment entendables, en raison des « irritants » qui polarisent aujourd’hui l’attention médiatique. Nous sommes donc dans une situation subie alors que nos avantages comparatifs sont encore nombreux, en dépit de la perte de connaissances dont parlait le professeur.

Afin de passer d’une situation subie à une situation choisie, il importe, pour la France, de réinventer son rôle. Au moment des indépendances, le général de Gaulle a proposé un contrat stratégique très clair, même s’il est aujourd’hui dépassé. Il s’agissait ainsi d’offrir l’aide et la sécurité des régimes en échange d’une loyauté des pays africains envers la France, notamment lors des votes à l’ONU. Une nouvelle ère s’est ouverte sous François Mitterrand. Ce dernier a diminué la garantie en accordant l’aide aux États et non plus aux régimes, et en établissant une nouvelle conditionnalité : cette aide et cette sécurité étant principalement accordées aux États faisant preuve d’efforts en matière de démocratie. Vertueuse dans son principe, cette offre a entraîné en réalité des incohérences dans son application. Il est vrai que cette règle est appliquée strictement dans certains cas, mais pas du tout dans d’autres cas. Par exemple, le président Hollande refusait de parler avec la Guinée équatoriale, mais nous avons conservé des relations privilégiées avec le Gabon dans tous les domaines politiques, économiques et du renseignement, alors même que les régimes sont assez voisins dans leur mode de fonctionnement.

Ces incohérences entraînent une grande illisibilité. Nous manquons d’une redéfinition de notre offre stratégique. Monsieur Mbembe, vous avez évoqué dans votre propos liminaire la notion de « sécurité élargie ». Qu’entendez-vous par là, concrètement ? Au Niger, nos 1500 forces présentes sur place ne sont pas intervenues pour empêcher le coup d’État contre le président Bazoum. De ce fait, cette absence de réaction peut inquiéter les États voisins, qui se demandent si la France est encore un partenaire solide pour assurer leur sécurité. De quelle manière notre offre de sécurité peut-elle être enrichie, et surtout crédible et légitime ?

M. Achille Mbembe. Votre intervention illustre très bien la complexité du problème. La plupart des régimes politiques africains sont en quête de sécurité, d’abord pour les classes dirigeantes en place, et éventuellement pour les États que ces classes gouvernent. Cette sécurité est à une sécurité « à tout prix », y compris aux dépens de leurs sociétés. En réalité, un immense conflit n’a cessé de s’aggraver entre les États et les sociétés. Le rapport de force a connu des évolutions assez rapides au cours des trente dernières années, mais il est néanmoins à l’avantage des classes dirigeantes, qui sont inamovibles. En effet, le renouvellement des élites âgées au pouvoir en Afrique n’est pas à la mesure de l’évolution démographique de ces sociétés, qui sont de plus en plus jeunes. Il existe donc un décalage formidable entre la demande de sécurité des classes dirigeantes et la demande de sécurité et de protection des populations.

Si la France doit s’engager dans la compétition sur le marché de l’offre de sécurité, elle doit savoir qu’elle se mettra à dos les populations, à plusieurs égards. De son côté, la Russie vend à celui qui veut acheter. Par conséquent, il sera nécessaire de réfléchir davantage au type d’offre de sécurité que la France veut fournir. Cette question n’est pas aisée.

Mme Mélanie Thomin (SOC). Je vous remercie pour votre exposé. Au nom du groupe Socialiste, je tiens à saluer le début de notre cycle d’audition sur l’Afrique. Ce cycle d’audition répond en effet à un besoin réel d’alimentation des travaux de notre commission parlementaire sur un sujet majeur des relations internationales et de la géopolitique.

Le 27 février 2021, Mohamed Bazoum, alors candidat du Parti nigérien pour la démocratie et le socialisme, remportait le second tour de l’élection présidentielle nigérienne avec 55,67 % des voix face à Mahamane Ousmane, ancien président du Niger et candidat du Renouveau démocratique et républicain. Si Mohamed Bazoum avait remporté l’élection à l’échelle du pays, il restait minoritaire au sein de Niamey et son électorat se trouvait principalement dans les régions rurales du Niger. Or lors du coup d’État intervenu cet été, il n’y a pas eu de soulèvement populaire pour soutenir ce président face aux militaires. Établissez-vous un lien sociologique entre ce faible niveau de soutien politique de Mohamed Bazoum dans la capitale et la faiblesse de la révolte populaire dans les rues de Niamey à la suite du coup d’État ?

Je termine mon propos en rappelant que le groupe Socialiste se tient aux côtés du président Bazoum. Il exprime toute sa solidarité à son égard et aux côtés de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao). Nous en appelons à sa libération enfin nous soutenons toute médiation pour le rétablissement des institutions démocratiques au Niger.

M. le président Thomas Gassilloud. Monsieur Mbembe, pourriez-vous nous faire part de votre évaluation de la réaction française à la suite de ce coup d’État ?

M. Achille Mbembe. Je n’ai pas de réaction particulière à formuler à ce sujet. La France a choisi d’évacuer le Niger, la situation semblant intenable. Le président Bazoum n’a rien à faire en prison. Les coups d’État ne sont pas identiques partout. Dans un certain nombre de pays où les processus de réforme ont été bloqués, il existe un réel désir de coup d’État. Cependant, comme je l’ai indiqué, ces coups d’État ne constituent pas la réponse aux multiples crises auxquelles le continent fait face. L’effort doit porter sur la recherche d’options qui garantissent aux sociétés africaines des conditions de sécurité élargie.

La fondation de l’innovation pour la démocratie et d’autres forces qui soutiennent l’agenda démocratique en Afrique estiment que seule une démocratie substantive permettra justement d’enraciner la démocratie sur le continent et d’assurer suffisamment de paix et de stabilité pour que l’Afrique puisse marcher sur ses propres jambes. Je pense qu’il n’y a pas d’autre voie raisonnable que celle-là. Mais peut-être suis-je en train de prêcher pour ma propre petite chapelle ?

M. Christophe Naegelen (LIOT). À votre connaissance, quels sont les pays où l’influence française a le plus diminué ? À l’inverse, quels sont ceux où elle demeure forte ? J’imagine en effet que la situation n’est pas similaire dans tous les pays d’Afrique. Comment expliquer l’évolution de cette situation ?

M. Achille Mbembe. Vous avez absolument raison, mais nous ne disposons pas d’études très fines de ces différentes situations. Il n’est pas exact que l’influence française est en déclin partout en Afrique.

Dans certains pays, une brouille existe effectivement ; raison pour laquelle je recommande de s’attaquer à ces « chiffons rouges » pour trouver une solution.

Mais dans un certain nombre d’autres pays, l’influence française est en hausse en matière économique et de développement des industries culturelles et créatives, comme en Afrique du Sud. Dans un pays comme le Cameroun, pays très jaloux de son indépendance, la critique de la France peut être très forte. Mais dans le champ de la culture et des arts, il en va différemment d’au Mali.

Un grand nombre de chantiers ont été ouverts. Hier soir j’ai dîné à Gorée avec l’ambassadrice de France, qui m’a révélé qu’elle ne disposait que d’une seule base de données sur les actions menées dans un pays comme le Sénégal. Cependant, il ne suffit pas d’avoir ce type d’outils, mais aussi de tisser un récit cohérent autour de ces interventions. Depuis 2017, l’ensemble des réformes qui ont été introduites n’ont pas fait l’objet d’un récit cohérent. Cette absence de mise en cohérence est fondamentalement due, non à la mauvaise volonté, mais à l’affaissement de nos connaissances des évolutions récentes du continent. De fait, nous connaissons de moins en moins les transformations en cours en Afrique. Or nous ne pourrons pas intervenir utilement en Afrique pour nos intérêts et pour les intérêts des Africains si nous maintenons cette espèce d’ignorance, qui, au surplus, s’accroît. En outre, cette ignorance débouche sur l’incapacité à articuler un récit cohérent, palpable et lisible au sujet de ce que nous y faisons. Dans ces conditions, comment s’étonner que les fausses informations prolifèrent ?

M. Jean-Charles Larsonneur (HOR). Monsieur Mbembe, je souhaite déplacer la focale vers l’Est du continent, m’étant intéressé cette année dans le cadre d’un rapport parlementaire à la situation de Djibouti. La France renégocie, comme du reste les Américains, un traité de coopération avec Djibouti. Notre relation bilatérale avec Djibouti est spécifique, dans la mesure où nos forces sont très présentes au sein de la population. En outre, la clause de défense conduit nos forces françaises stationnées à Djibouti à assurer la protection du territoire djiboutien. Il s’agit là d’un cas unique par rapport à d’autres pays comme la Chine, qui ne disposent pas ce genre de clause. De quelle manière voyez-vous Djibouti dans cet espace et la relation de la France avec Djibouti dans la durée ? Enfin, je serais intéressé par votre analyse sur la situation de l’Éthiopie, qui est aujourd’hui en proie à des crises multiples depuis déjà quelques années et qui ne semble pas en voie d’amélioration.

M. Achille Mbembe. Cette question est extrêmement intéressante. En réalité, un géo-espace part du flanc atlantique, c’est-à-dire la Mauritanie, et se prolonge jusqu’à Djibouti et la mer Rouge. Au fond, si l’on excepte l’est du Congo, les secousses les plus importantes en Afrique ont lieu le long de ce large couloir, qu’il s’agisse de guerres, de circulation d’armes, de crise environnementale et écologique et de dislocation des populations. Dès lors, nous n’avons finalement pas affaire à des crises nationales ni à des crises sous-régionales, mais à des crises « horizontales ». Par exemple, l’implosion en cours au Soudan n’a pas seulement des conséquences sur le Darfour, mais aussi sur le Tchad, le Niger ou le Mali. Les lignes de continuité, pour les observateurs avertis, sont ainsi tout à fait claires.

Ensuite, l’Éthiopie est en guerre depuis la déchéance de l’empereur Haïlé Sélassié, qu’il s’agisse des guerres pseudo révolutionnaire à l’époque de Mengistu et au lendemain de sa chute, jusqu’à la partition de l’Érythrée, la fédéralisation du pays et les événements qui se déroulent aujourd’hui au Tigré. Parallèlement, ces guerres n’ont pas empêché l’Éthiopie d’être une des économies africaines enregistrant une croissance assez intéressante.

Que vous dire de Djibouti ? J’ai l’impression que Djibouti tourne le dos à cet immense couloir que j’ai essayé de définir rapidement. Dans le cadre de la stratégie Indopacifique, Djibouti pourrait peut-être jouer un rôle, mais je ne sais pas lequel ; c’est à vous de nous le dire.

Cependant, s’agissant des autres bases militaires françaises sur le continent, tout le monde s’accorde à dire qu’il faut réviser la politique de présence militaire française en Afrique. Cette discussion doit être ouverte largement avec les États africains, les armées africaines et les sociétés civiles africaines et françaises, afin d’inventer de nouvelles formes de coopérations militaires qui reposent, une fois de plus, sur une conception élargie de la sécurité humaine.

Mme Delphine Lingemann (Dem). Je voudrais évoquer avec vous l’enjeu du renouvellement des élites, que vous avez mentionné. En réponse aux défis économiques sécuritaires auxquels l’Afrique fait face, ce renouvellement passe par la formation des jeunes générations. La France a longtemps été, il me semble, un partenaire privilégié, notamment au niveau universitaire. Je pense entre autres au Centre d’études et de recherches sur le développement international (Cerdi), qui regroupe des enseignants du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), de l’Institut de recherche pour le développement (IRD), de l’Université Clermont Auvergne. Je pense également au Forum de l’Institut des hautes études de défense nationale sur le continent africain (Fica). Où en sont aujourd’hui les relations universitaires entre l’Afrique et la France ? Concrètement, de quelle manière la France pourrait-elle resserrer ses liens avec l’Afrique et optimiser également son influence de façon indirecte ?

Mme Michèle Martinez (RN). J’aimerais vous interroger sur l’évolution d’un pays qui était autrefois au cœur de ce qu’on a appelé « la Françafrique », le Sénégal. Des élections auront lieu en 2024 dans ce pays et le président Macky Sall semble très contesté par une partie de la population, qui lui reproche précisément sa proximité réelle ou supposée avec Paris. En mars 2021, des manifestations anti-françaises ont éclaté dans tout le pays. Des enseignes comme Auchan, Eiffage ou Orange ont été mises à sac. Plus récemment, l’Institut français a été incendié.

Bien des facteurs peuvent expliquer cette situation, comme une forme de tutelle économique notamment mal vécue. Ainsi, les francs CFA en cours au Sénégal sont imprimés par la Banque de France. Monsieur Mbembe, quel est votre regard sur l’évolution de ce pays ? Pensez-vous que la politique de Macky Sall pourra perdurer ? La France ne risque-t-elle pas de perdre un allié de plus dans la région ?

Mme Jacqueline Maquet (RE). Votre travail sur l’interconnexion entre les mythes ancestraux africains et les enjeux contemporains, notamment dans votre dernier ouvrage, La communauté terrestre, offre une perspective fascinante sur la façon dont les sociétés africaines peuvent contribuer à la compréhension globale des problèmes actuels, comme la crise écologique. À votre avis, comment les narratifs et la sagesse africains peuvent-ils éclairer et influencer les transformations actuelles des sociétés africaines, notamment dans leurs relations avec le pouvoir et l’extérieur ? Quelle place devraient-ils occuper dans la formulation des politiques et des stratégies qui façonnent l’avenir du continent ?

M. Emmanuel Fernandes (LFI-NUPES). Je vous remercie pour la qualité de votre propos et les éclairages précieux que vous nous apportez aujourd’hui. Ma question concerne l’actualité. L’armée malienne a annoncé hier sa reconquête de la ville de Kidal, considérée jusqu’ici comme le bastion imprenable de la rébellion, plus de onze ans après en avoir été chassée par les rebelles indépendantistes du Mouvement national de libération de l’Azawad et les islamistes d’Ansar Dine. L’état-major des forces armées du Mali a indiqué ce 14 novembre à la mi-journée que ses soldats ont pris position dans la ville de Kidal.

Quel est selon vous l’état d’esprit de l’armée malienne ? Quelle est la perception de l’armée régulière malienne, et par extension, du pouvoir central par les habitants du nord du Mali après plus de dix ans d’opérations militaires aux côtés des militaires français, dans le cadre des opérations Serval et Barkhane ?

M. José Gonzalez (RN). Depuis plusieurs années, la présence française en Afrique se délite, le plus souvent par une vague de contestations militaires. Ma question porte sur l’avenir, car de nombreux pays abritent encore des bases militaires françaises dans le cadre des coopérations militaires sur ce continent, berceau de l’humanité. La France, présente à Djibouti, en Côte d’Ivoire, au Gabon, au Sénégal ou au Tchad, participe en effet activement à la stabilisation de ces zones, au perfectionnement de l’entraînement des militaires, des capacités de défense, de commandement, de renseignement et de logistique des pays hôtes. Ces coopérations constituent in fine une aide cruciale apportée en matière de sécurité.

À l’heure où certains pays africains font le choix de se détourner de la République française et par extension de l’ONU, préférant dès lors l’autoritarisme russe ou l’opportunisme chinois, comment les pays africains envisagent-ils la lutte contre le terrorisme, le maintien de la paix et la sécurité de leurs populations à l’avenir ? Que doit faire la France afin d’éviter que cette vague de contestations ne déferle à l’avenir sur les pays qui sont encore ses alliés ?

M. Achille Mbembe. Vos questions sont particulièrement intéressantes. Je débuterai en répondant aux questions sur la coopération universitaire. Comme toujours, la situation est très contrastée. De nombreuses initiatives sont en cours, mais, malgré tout, de nombreux obstacles structurels demeurent.

Tout d’abord, de moins en moins de jeunes étudiants français s’engagent à étudier l’Afrique. Le nombre de doctorants choisissant de travailler sur l’Afrique ou sur des sujets ayant rapport avec l’Afrique est en nette diminution. De moins en moins sont disposés à faire du terrain, c’est-à-dire passer du temps à apprendre des langues africaines, à séjourner auprès des objets d’études, à recueillir des données et à procéder au type d’ethnographie qui était de mise par exemple à l’époque coloniale. Dès lors, le niveau et la qualité des connaissances françaises sur l’Afrique sont en baisse.

Si l’on y ajoute évidemment les obstacles que nous connaissons tous, comme l’obtention des visas en particulier, le potentiel intellectuel et scientifique africain est aujourd’hui happé par des réseaux différents, en particulier les réseaux américains et chinois. Ainsi, le nombre d’étudiants africains en Chine a significativement augmenté au cours des dix à quinze dernières années. La réalité de l’assèchement des flux de connaissances françaises sur l’Afrique est à mon avis un phénomène tout à fait inquiétant, puisqu’il entraînera nécessairement des conséquences sur l’avenir de la politique française en Afrique.

Cela étant, je dois relever un certain nombre d’initiatives qui sont en cours. Mme la députée Lingemann en a cité quelques-unes, mais il en existe bien d’autres, en particulier dans le domaine des sciences dures. Malheureusement, ces initiatives sont plus rares dans le domaine des sciences humaines. À mon avis, il faut réinvestir dans ce domaine, en privilégiant la mise en place, au sein même du continent, de pôles régionaux de production des connaissances et en appuyant tous les projets qui visent à favoriser la circulation intracontinentale des étudiants et des chercheurs.

Ensuite, il est évident que le Sénégal est à un point de bascule. Ce pays a été pendant très longtemps un symbole de fierté pour tous les Africains. Je pense notamment à la contribution sénégalaise à l’intelligence africaine, à travers des personnages comme Léopold Sédar Senghor, Cheikh Hamidou Kane ou Cheikh Anta Diop. Le Sénégal a été également un symbole des avancées démocratiques sur le continent, mais ce n’est plus tout à fait le cas, pour toutes sortes de raisons. Les élections qui auront lieu au début de l’année prochaine constitueront un moment décisif pour l’histoire de ce pays. Elles auront, sans doute, des effets sur ses relations avec la France : qu’elle s’y implique ou non, la France sera de toute manière pointée du doigt. Idéalement, il faudrait que ces élections soient libres et transparentes, afin que les Sénégalais puissent choisir eux-mêmes leurs dirigeants. D’ores et déjà, un débat est en cours entre les candidats et différentes propositions sont sur la table. Mais c’est ici également que la théorie de « la juste distance » pourrait être mise en œuvre ; elle ne suppose ni ingérence ni indifférence.

Par ailleurs, j’ai appris moi aussi que l’armée malienne se trouve désormais à Kidal. Au sein de l’opinion africaine, le sentiment est le suivant : le Mali doit préserver son unité. Ma consultation des réseaux sociaux me fait dire que la présence de l’armée malienne à Kidal est saluée par beaucoup. J’ignore s’il s’agit d’une victoire décisive sur les opposants au régime à Bamako. Comme je l’ai indiqué au départ, nous sommes entrés dans un cycle long et il faut s’attendre à tout. En Afrique, tout est désormais possible, le pire comme le meilleur. Nous assisterons sans doute à des renversements de situation au Mali, au Niger et au Burkina Faso, mais pour le moment, rien n’est clôturé.

Madame Maquet, vous avez évoqué mon dernier livre, La communauté terrestre. Celui-ci s’efforce, en cette ère de combustion du monde, à rouvrir les archives de l’Afrique, souvent négligées, pour essayer d’y trouver des alternatives qui nous permettraient de répondre d’une autre façon aux grands défis planétaires. Ces défis touchent l’ensemble de la communauté terrestre, les humains comme les non humains, afin de repenser ce que l’on pourrait appeler « une politique du vivant ». Je pense que la démocratie, dans sa forme substantive, est le dernier nom du vivant.

M. le député Fuchs parlait dans son rapport d’une « offre stratégique ». Si la France envisageait faire une offre stratégique à l’Afrique, celle-ci devrait être à mon avis nécessairement ancrée dans ce souci du vivant, que ce livre s’efforce de déchiffrer. En effet, la politique de la force en elle-même ne suffit plus. La politique des instrumentalités, qui est le propre des rapports purement économiques, est importante, mais elle ne suffit pas non plus.

La France aura un avenir en Afrique si elle sait lui proposer une offre de sens. S’agissant justement de cette offre de sens, je considère que l’action pour le vivant, en représenterait la quintessence. Autour de cette préoccupation, de ce souci pour le vivant, il serait effectivement possible de réenchanter et de rebâtir un horizon commun. Nous devons nous situer à ce niveau, si nous voulons donner à la France et l’Afrique la chance de se rencontrer et de continuer à écrire une histoire qui est loin d’être terminée.

M. le président, je m’arrête là et vous remercie une nouvelle fois très d’avoir contribué à cette quête.

M. le président Thomas Gassilloud. Je vous remercie pour ces échanges et ces paroles de sagesse, qui constituent une bonne introduction à notre cycle sur l’Afrique. Nous retenons notamment votre dernière phrase sur notre offre stratégique à la fois fondée sur des éléments très concrets et matériels, mais aussi sans doute sur une quête de sens nécessaire pour ce nouveau partenariat. Nous retenons également votre proposition d’articuler ce sens autour de nouveaux horizons communs, que nous devons développer ensemble. Nous espérons en outre pouvoir vous rencontrer à l’occasion de l’un de vos prochains passages en région parisienne.

 


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2.   Audition commune, ouverte à la presse, de M. Arthur Banga, Docteur en histoire, chercheur, de M. Gilles Yabi, président-fondateur de WATHI (think-tank citoyen de l’Afrique de l’Ouest) et de M. Karim Bitar, Professeur à l’École normale supérieure de Lyon et à l’Université de Saint Joseph à Beyrouth (mercredi 15 novembre 2023)

 

M. le président Thomas Gassilloud. Nous accueillons pour cette seconde audition de matinée, M. Arthur Banga, docteur en histoire et maître de conférences à l’Université Houphouët-Boigny, que je remercie pour sa présence à nos côtés. En visioconférence, nous accueillons également M. Gilles Yabi, chercheur et président fondateur de Wathi, think tank citoyen de l’Afrique de l’Ouest, ainsi que, toujours en visioconférence, M. Karim Bitar, professeur à l’École normale supérieure de Lyon et à l’Université de Saint Joseph à Beyrouth.

Le thème de cette audition porte sur les sociétés africaines, leurs transformations, leurs relations avec le pouvoir et l’extérieur. J’espère que vous pourrez revenir selon vos prismes respectifs sur les évolutions intrinsèques aux États africains, aux sociétés africaines et notamment sur le rôle joué par les sociétés civiles dans les grandes transformations qui sont à l’œuvre.

Monsieur Banga, vos recherches portent particulièrement sur les questions de défense en Afrique, l’armée ivoirienne et sur les relations afro-françaises. Au-delà de ces travaux, vous menez des réflexions sur plusieurs questions d’ordre général dans le débat public et vous êtes notamment l’un des chroniqueurs médias les plus suivis en Côte d’Ivoire.

Monsieur Gilles Yabi, vous êtes président fondateur de Wathi, mais également analyste politique et docteur en économie du développement. Vous intervenez régulièrement dans les médias internationaux sur les questions de paix, de sécurité, de gouvernance politique et économique en Afrique de l’Ouest. J’imagine que vous aurez notamment à cœur de nous présenter votre think tank, qui se conçoit comme une plateforme ouverte de production, d’échange d’idées et de formulation de pistes d’action pour transformer les sociétés ouest-africaines ; mais également de nous livrer votre regard sur la consolidation démocratique en Afrique de l’Ouest à l’heure où les coups d’État se sont succédé dans la région.

Monsieur Karim Bitar, ancien élève de l’École nationale d’administration, vous êtes chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), spécialiste du Moyen-Orient et de la politique étrangère des États-Unis. Nous serons notamment heureux de vous entendre et d’échanger avec vous sur les dynamiques propres aux sociétés du Maghreb.

Messieurs, je vous laisse la parole sur tous ces points et sur l’ensemble des sujets que vous souhaiteriez aborder.

M. Arthur Banga, docteur en histoire, chercheur. Je me réjouis que cette question des rapports entre l’Afrique et la France sorte du pré carré présidentiel et soit traitée par l’Assemblée nationale, par les représentants du peuple français. La réflexion que je vous proposerai évoquera la société civile africaine, ses transformations, ses regards et attentes en matière de relations extérieures.

Les sociétés civiles africaines sont en pleine transformation, en partie liée à la jeunesse du continent, puisque près de trois quarts de sa population ont moins de 35 ans. Cette jeunesse est beaucoup plus éduquée, instruite et surtout beaucoup plus connectée aux évolutions du monde, y compris dans les points les plus reculés de l’Afrique. Il s’agit là d’un grand changement par rapport aux décennies précédentes. La jeunesse et la société civile africaines s’intéressent de plus en plus aux questions internationales et au rapport que le continent peut avoir avec d’autres acteurs, notamment africains, quand ces questions ont longtemps été réservées aux experts ou aux diasporas. Cette transformation sociétale concerne également les femmes, qui ont longtemps été éloignées de ces questions et qui commencent à s’y intéresser grâce aux progrès réalisés en matière d’éducation, de formation et de connexion.

La transformation des sociétés africaines s’inspire des transformations et des ruptures mondiales. Elle permet au continent africain d’aborder ces changements et ces ruptures géopolitiques d’un point de vue mondial. Aujourd’hui, si vous allez dans un quartier d’Abidjan, on vous parlera de ce qui se passe en Israël ou en Ukraine.

Finalement, cette société civile s’organise et se structure, notamment face aux pouvoirs en Afrique. Certes, une partie de cette société civile peut être inféodée en quelque sorte aux différents pouvoirs : une bataille se dissimule souvent dans les espaces publics africains entre une société civile proche du pouvoir et une société civile, au sens propre du terme, qui s’attache à la transformation de la société, mais aussi, et de plus en plus, à la vie internationale et aux rapports internationaux sur le continent. Malheureusement, cette dernière peut être souvent persécutée dans sa façon de voir et de s’exprimer ; et quand elle est persécutée, elle peut attribuer la responsabilité de cette persécution d’abord au pouvoir en Afrique, mais aussi à ceux qui sont vus comme des partenaires de ce pouvoir.

Je souhaite à présent m’attarder sur la manière dont la société civile et, au-delà, la société africaine perçoit aujourd’hui ses relations avec le monde extérieur, avec la France et l’Europe. Ainsi que je l’ai dit un plus tôt, ces questions sont de plus en plus présentes, notamment concernant des problèmes nationaux dont les interprétations sont internationales. Par exemple, la question des troisièmes mandats présidentiels touche les sociétés africaines, en dehors du simple cadre national. En effet, les rapports que l’extérieur peut entretenir avec un président qui va prolonger son mandat ou avec un régime qui va être dictatorial peuvent alimenter la réflexion, voire la suspicion, la société civile considérant que ce maintien au pouvoir est lié à des soutiens extérieurs au sein de la communauté internationale.

Sur le plan social, face à la pauvreté et aux difficultés, la société civile recherche des raisons, des ressorts, tels que le franc CFA dans le monde francophone ou le poids important des entreprises internationales dans le système économique local, afin d’expliquer les freins au développement. Ainsi, les questions nationales sont bien discutées dans le cadre de l’Afrique entière. Le même prisme intervient sur les questions de sécurité, notamment dans la lutte contre le terrorisme, qui n’a pas produit les effets escomptés. En la matière, les opérations Serval et Barkhane fournissent des exemples assez symptomatiques. Il convient également de mentionner le poids d’une histoire très compliquée et des perceptions qu’elle suscite.

En attendant de rentrer dans le cœur du débat, les enjeux de la relation avec la France concernent de nombreux domaines, comme le franc CFA, le soutien aux démocraties, les présences militaires et l’usage militaire, mais aussi l’héritage de l’histoire et ses implications dans les rapports de dominants à dominés. Je me rappelle que lorsque l’ambassadeur pour le droit des personnes LGBT+ devait arriver au Cameroun, un tweet a été assez largement repris. Celui-ci disait « Les Chinois nous envoient des infrastructures, les Russes de la sécurité et les Français des homosexuels. » La société civile a l’impression que les agendas internationaux lui sont imposés.

Or je pense que cette société doit jouer un rôle beaucoup plus important. À ce titre, il faut saluer l’initiative de Montpellier, mais surtout continuer de travailler avec elle, dans la mesure où elle peut contribuer en grande partie à la transformation dont je parlais. Dès lors, il importe d’accompagner sa formation et son réseautage, mais aussi de lui donner des outils. À ce titre, je salue la Fondation de l’innovation pour la démocratie, qui doit permettre l’accompagnement de cette société civile qui s’engage en faveur de la démocratie et de l’écologie.

La société civile doit donc prendre une place bien plus importante dans la construction ou plutôt la co-construction de cette relation : nous devons pouvoir aborder ensemble et à tous les niveaux les problèmes qui seront communs. Je pense à la co-construction entre les dirigeants, mais également à la co-construction avec le peuple, les sociétés civiles ou la diplomatie parlementaire. Ces projets doivent donc être montés ensemble, en entendant les remarques et les critiques. Ce bloc permettra alors de donner un avenir à cette relation afro-française.

En conclusion, les sociétés civiles africaines sont en pleine transformation et en pleine rupture. À l’image de toute rupture, celle-ci peut paraître brutale et abrupte, mais elle est nécessaire. La voie pour construire l’avenir de nos relations et pour mieux prendre en compte la place de l’Afrique consiste donc bien à associer ces sociétés civiles à la construction d’un avenir afro-français.

M. le président Thomas Gassilloud. Je vous remercie pour votre présentation complète, dynamique et inspirante sur ce qu’il est possible de réaliser ensemble, et notamment avec les sociétés civiles. Nous sommes effectivement dans une démarche d’écoute et d’humilité. À ce titre, vous entendre est pour nous extrêmement important.

M. Gilles Yabi, président-fondateur de Wathi (think tank citoyen de l’Afrique de l’Ouest). Mesdames Messieurs les députés de la commission défense de l’Assemblée nationale française, je me réjouis d’avoir cet échange avec vous ce matin depuis Dakar. Je débuterai en évoquant le think tank Wathi, un think tank ouest-africain basé à Dakar. Ancré dans la région, Wathi essaye de mettre au service de cette région une plateforme de production et de circulation de connaissances, d’idées et d’animation de débat public sur les questions qui nous semblent être les plus importantes pour le présent et l’avenir de la région ouest-africaine, en sachant que les frontières de cette région ne sont pas très précisément fixées. Nous travaillons sur l’Afrique de l’Ouest en tenant compte de l’extrême diversité du continent africain et de cette région en particulier. À ce titre, nous ne prétendons pas nécessairement avoir une connaissance suffisante de l’Afrique de l’Est, de l’Afrique australe, de la corne de l’Afrique ou de l’Afrique du Nord. Cependant, la perspective est panafricaine.

Mon intervention portera sur le regard du monde vis-à-vis de l’Afrique en ce moment, le regard des Africains sur eux-mêmes et le regard des Africains, dans leur diversité, sur la France.

Je commencerai – et je ne suis pas sûr qu’il s’agisse du meilleur moyen de m’attirer la sympathie – par la citation d’un article du New York Times publié le 28 octobre dernier, dont le titre était The world is becoming more African, c’est-à-dire Le monde devient de plus en plus africain. Dans son introduction, cet article indique que « des changements étonnants sont en cours en Afrique, où la population devrait presque doubler pour atteindre 2,5 milliards d’habitants au cours du prochain quart de siècle, une ère qui non seulement transformera de nombreux pays africains selon les experts, mais qui remodèlera aussi radicalement les relations avec le reste du monde. Les taux de natalité chutent dans les pays riches, ce qui suscite des inquiétudes quant à la manière de prendre soin de leur société vieillissante et d’en assurer le financement. Mais le baby-boom africain se poursuit à un rythme soutenu, alimentant la population la plus jeune et la plus dynamique de la planète. En 1950, les Africains représentaient 8 % de la population mondiale. Un siècle plus tard, ils représenteront un quart de l’humanité et au moins un tiers de tous les jeunes âgés de 15 à 24 ans. Selon les prévisions des Nations unies, l’âge médian sur le continent africain est de 19 ans. En Inde, le pays le plus peuplé du monde, il est de 28 ans, en Chine et aux États-Unis il est de 38 ans ».

Des données démographiques pourront également être retrouvées dans le rapport d’information sur les relations de la France et l’Afrique rédigé par vos collègues de la commission des affaires étrangères. Dans la même veine, un autre article de Jack A. Goldstone et John F. May, publié en mai dernier par le magazine Foreign Affairs avait pour titre « L’économie mondiale dépend de l’Afrique ». Il rappelle que si la croissance de l’économie mondiale au cours des dernières décennies a été très fortement bâtie sur la croissance de la Chine, cette croissance était très liée aussi au poids démographique de ce pays et à la main-d’œuvre qui y était disponible, laquelle a permis d’accélérer la productivité de la Chine. L’article mettait en évidence le fait que le seul réservoir de main-d’œuvre aujourd’hui disponible pour le monde est l’Afrique : le continent fournira près de 90 % de la croissance nette de la main-d’œuvre dans le monde d’ici 2040.

L’article du New York Times met en lumière les dynamiques d’urbanisation, mais aussi l’influence culturelle de l’Afrique, à travers notamment ses artistes et ses musiciens. Ces artistes africains se produisent partout dans le monde et atteignent aujourd’hui la jeunesse en Europe, en Amérique et en Asie. Cette influence culturelle constitue un élément très important de cette proposition d’un monde devenant de plus en plus africain. Il s’agit là d’un tournant historique, lorsque l’on connaît l’histoire de ce continent, notamment le dernier siècle et demi, qui fut malgré tout un siècle de domination et d’exploitation du continent africain.

Notre continent n’est pas le seul à avoir connu ce type d’épisode historique, mais il est très clair que la période la plus récente est quand même celle d’une marginalisation du continent. Les différences de dynamisme démographique entre l’Afrique et le reste de la planète sont historiques et engendreront des impacts importants pour les rapports de l’Afrique avec le monde, mais aussi pour le regard des Africains sur eux-mêmes. Arthur Banga a beaucoup insisté sur la connexion de la jeunesse africaine et je pense avec lui qu’il s’agit effectivement d’un élément essentiel.

À force de nous concentrer sur les dégâts réels de la désinformation et des manipulations diverses par un très grand nombre d’acteurs internationaux, nous risquons peut-être d’oublier qu’internet et la téléphonie mobile ont fondamentalement apporté une diversité de perspectives et de sources d’information, pour les populations africaines en particulier. Ces éléments induisent une forme de relecture de l’histoire africaine et de l’histoire du rapport des pays africains avec les anciennes puissances colonisatrices. Cela participe aussi du changement dans la perception que les jeunes Africains ont d’eux-mêmes, de leur pays, de leur culture, de leurs identités multiples, mais aussi de leurs rapports avec la France et tous les autres acteurs internationaux.

Cela ne signifie pas que les défis, notamment démographiques, sanitaires, éducatifs et économiques ne sont pas immenses. Cela ne signifie pas non plus que les conditions de vie en Afrique vont nécessairement s’améliorer de manière significative. Tout dépendra bien sûr des choix politiques qui seront conduits et de la capacité de redresser des politiques publiques qui ont été absentes pendant des décennies.

Ensuite, je souhaite évoquer le rapport à la France en Afrique de l’Ouest et au Sahel. Les termes de « rejet de la France » ou de « sentiment anti-français », très présents dans les médias, ne me semblent pas décrire la réalité : je n’ai pas connaissance d’actes ciblés sur des individus français dans aucune capitale ouest-africaine, ni même dans les pays sahéliens où les relations diplomatiques sont les plus difficiles.

En revanche, il existe un rejet et une contestation de l’influence politique, militaire et économique française telle qu’elle est perçue. Il est tout à fait établi dans certains cas que cette perception est exagérée, mais elle est aussi parfois bâtie sur des faits et surtout sur une histoire réelle de colonisation, de décolonisation et de prolongement de cette influence par des mécanismes que tout le monde connaît aujourd’hui et qui ne sont pas spécifiques d’ailleurs à la France. Toutes les puissances grandes et moyennes du monde essaient de défendre leurs intérêts et le font avec les moyens et la supériorité dont elles disposent.

Aujourd’hui, au-delà de la situation sahélienne sur laquelle nous pourrons revenir, la nécessité de « passer à autre chose », de tourner la page de la décolonisation et des mécanismes mis en place après les indépendances formelles semble se faire jour, pour aboutir à ce que les Ivoiriens ont appelé pendant la crise la « deuxième indépendance ». Pendant longtemps, j’ai trouvé ce terme peu approprié, mais finalement, il traduit l’état d’esprit d’une nouvelle génération, même si elle n’a pas connu la colonisation et la « Françafrique ». Cette génération a une connaissance de ce passé, qui l’incite effectivement à demander une forme de rupture.

En guise de conclusion temporaire, je pense que la France a besoin de prendre conscience du fait que l’histoire coloniale et de l’influence française après les indépendances est extrêmement récente. Les effets politiques, économiques et symboliques de cette influence française sont encore présents. Il faut passer à autre chose et ne pas nier le besoin pour les jeunesses africaines d’avoir de nouvelles relations, qui soient finalement les mêmes qu’avec les autres partenaires dans le monde.

Ensuite, et cela a été souligné dans le rapport d’information de vos collègues de la commission des affaires étrangères, lorsque nous regardons la perception de la France dans la région, nous observons qu’elle est très différente en Afrique de l’Ouest d’une part, en Afrique australe et en Afrique de l’Est d’autre part. Ainsi, la perception de la France est la plus négative là où elle a été politiquement, militairement et économiquement très présente, c’est-à-dire dans ses anciennes colonies. Cela me semble normal. Nous vivons aujourd’hui une forme de transition qui, de mon point de vue, est naturelle et s’inscrit dans la longue durée.

La comparaison des poids démographiques relatifs témoigne d’un grand changement et il est naturel qu’il se traduise également par une demande de changement dans la forme et dans le fond de ces relations.

M. Karim Bitar, professeur à l’École normale supérieure de Lyon et à l’Université de Saint Joseph à Beyrouth. Je m’adresse à vous depuis Beyrouth au Liban, pays qui traverse une véritable crise existentielle, et qui aujourd’hui encore plus fragilisé par la guerre en cours depuis les massacres du 7 octobre, le pogrom qui a coûté la vie à plus de 1 200 civils israéliens, et la réaction démesurée de l’armée israélienne, qui a déjà provoqué plus de 12 000 morts. Ces événements viennent nous rappeler à tous la persistance de la question palestinienne, sa centralité et son universalité.

Ils me permettent d’aborder les questions de l’Afrique du Nord et du Maghreb, l’une des régions qui témoignent d’un sentiment de solidarité particulièrement marqué envers ce qui se passe à Gaza. Nous sommes en train de réaliser jour après jour à quel point le monde dans lequel nous vivons est marqué par une stupéfiante interdépendance. La charge émotionnelle est extrêmement lourde et ce qui se passe sous nos yeux est un conflit global, qu’il n’est pas possible de restreindre à une seule zone. Il ne s’agit pas d’un conflit de basse intensité ni un conflit mineur : il se répercute à Tunis, à Alger, à Rabat et ailleurs.

Ainsi, pour évoquer les sociétés de l’Afrique du Nord et du Maghreb aujourd’hui, je pense qu’il est indispensable de revenir douze ans en arrière, en 2011. À cette époque, nous avons assisté à une véritable rupture épistémologique, avec la révolte de vastes franges de la jeunesse, ce qui a permis la chute de Ben Ali. Le 14 janvier 2011, nous avons vu pour la première fois des êtres humains de cette partie du monde avoir enfin la capacité de se faire entendre par les opinions publiques occidentales.

En effet, l’Occident a longtemps perçu cette partie du monde – l’Afrique et le monde arabo-musulman en particulier – à travers certains prismes déformants, des prismes ethnocentriques et orientalistes. Ils reposaient sur le triptyque suivant : un despote oriental, l’Islam et les ressources. Mouammar Kadhafi était la parfaite illustration de ce despote oriental. L’Islam était également convoqué, sans tenir compte de l’extraordinaire diversité à l’intérieur de cette ère civilisationnelle qui regroupe des dizaines de pays, des dizaines de langues, des dizaines de mouvances religieuses et idéologiques. Enfin, les ressources, essentiellement énergétiques, constituaient la troisième face du triptyque.

Derrière ce triptyque despote oriental-Islam-ressources, on ne voulait pas voir ou l’on occultait les êtres humains de chair et de sang, les populations, les sociétés civiles qui se sont révoltées massivement. Il s’agissait essentiellement de « révolutions de la dignité » : au-delà du pain et de la liberté, les masses réclamaient surtout la dignité. L’expérience tunisienne montre que pendant une décennie, il a été possible d’envisager une transition démocratique. Malgré son incapacité à résoudre tous les problèmes sociaux et économiques, elle a quand même montré qu’il était possible de conjuguer un espace de liberté et une alternance au pouvoir.

Malheureusement, nous sommes revenus aujourd’hui à la case départ : dans la quasi-totalité des pays de la région, la contre-révolution l’a emporté et plus spécifiquement en Tunisie, depuis que le président actuel Kaïs Saïed, enseignant en droit constitutionnel, a suspendu la constitution pour commencer à emprisonner et persécuter tous ses opposants. Il incarne un phénomène de plus en plus répandu aujourd’hui à l’échelle mondiale, celui du retour d’un national-populisme, un autoritarisme mâtiné d’une forte dose de conspirationnisme également. À ce titre, vous avez peut-être entendu récemment sa déclaration assez hallucinante où il évoquait l’ouragan Daniel en disant qu’il s’agissait d’un « complot », parce que Daniel était le nom d’un prophète hébraïque. Ce mélange de nationalisme, d’antisémitisme, de complotisme et de populisme est de retour au pouvoir en Tunisie, alors même que l’on espérait que ce pays constituerait un modèle pour une évolution démocratique, libérale et progressiste, dans tous les pays d’Afrique du Nord, mais également dans le reste du monde arabe.

Je me dois de pointer devant vous une certaine responsabilité française, européenne et occidentale en général dans le retour de cet autoritarisme. Vu du Sud global, nous avons parfois le sentiment de l’existence d’une préférence occidentale pour l’autoritarisme, où les dirigeants de la région sont essentiellement vus comme des gardes-frontières, comme ceux qui empêcheront les vagues migratoires de déferler sur l’Europe. Dès lors, l’Occident a tendance à fermer les yeux sur leurs dérives autoritaires liberticides, pour gagner ainsi une stabilité à très court terme en plantant les germes d’une instabilité de plus long terme, qui risque d’affecter non seulement l’Afrique du Nord, mais également l’Europe. Par conséquent, ce qui se passe en Tunisie est particulièrement préoccupant.

Les Tunisiens ironisent en disant qu’à l’époque de Ben Ali, « on avait le pain, mais pas de liberté » ; que pendant la période de la transition démocratique, « on avait la liberté, mais pas de pain » et qu’on aujourd’hui « on n’a plus ni pain ni liberté ». À cet égard, la période est infiniment plus inquiétante que celle qu’ont pu connaître les régimes les plus autoritaires du monde arabe pendant ces quatre dernières décennies.

En Algérie, la situation est également préoccupante. L’étude des relations franco-algérienne atteste que la cicatrisation mémorielle n’a pas encore pu se faire ; que le passé reste extrêmement présent : soixante ans après l’indépendance de l’Algérie, de nombreuses récriminations demeurent. La phrase de William Faulkner, « Le passé n’est jamais mort. Il n’est même jamais passé », s’applique particulièrement bien aux relations entre l’Algérie et la France : le président Tebboune utilise parfois une certaine rhétorique pour mobiliser son opinion publique contre la France. Simultanément, on a également le sentiment que le Hirak, le mouvement de protestation des démocrates et des libéraux algériens, n’a pas eu le soutien qu’il aurait pu mériter de la part de l’Europe et du reste du monde.

Le Maroc offre une situation un peu plus singulière. Le pays est certes confronté à des problèmes sociaux et économiques considérables et certaines atteintes aux libertés publiques, notamment aux droits des journalistes, doivent être signalées. Cependant, le Maroc a réussi un peu mieux à juguler cette colère populaire née en 2011 en réformant sa constitution, et à offrir un certain modèle de respect du pluralisme. Par exemple, le Maroc est l’un des pays de la région où la communauté juive est particulièrement présente et a été protégée pendant la seconde guerre mondiale.

Par ailleurs, le Maroc est l’un des pays qui seront le plus affectés par les événements qui se déroulent en Israël et à Gaza. En effet, le Maroc avait joué le jeu des accords d’Abraham et s’était rapproché d’Israël, en dépit d’opinions publiques qui n’étaient pas sur la même longueur d’onde. Ce dernier point mérite d’être généralisé : on observe dans toutes les sociétés de la région une rupture entre les opinions publiques et les dirigeants. La Coupe du monde au Qatar en a fourni l’illustration. Lorsque l’équipe marocaine a commencé à gagner plusieurs matchs, les joueurs, sans en référer à leurs autorités politiques, ont brandi le drapeau palestinien et sont devenus en quelque sorte les symboles de la persistance de la question palestinienne, de l’Atlantique jusqu’au Golfe.

Les opinions publiques restent très sensibles aux injustices subies par les Palestiniens et ces images ont sans conduit le prince héritier d’Arabie saoudite, l’émir du Qatar et les Émiratis à réaliser que les opinions publiques n’étaient pas encore prêtes à une normalisation et à un processus de paix avec Israël, tant que les droits des Palestiniens n’auront pas été respectés. Les autorités marocaines doivent aujourd’hui s’efforcer de maintenir un jeu d’équilibriste et de tenir compte de la colère de leurs populations – colère légitime compte tenu du carnage qui se déroule à Gaza –, mais aussi de maintenir ce respect du pluralisme, qui a historiquement marqué le Maroc, et cette capacité à demeurer un intermédiaire.

Le cas de la Libye illustre également une certaine faillite de l’interventionnisme débridé. L’atroce dictature de Mouammar Kadhafi, qui était resté quarante et un ans au pouvoir, est tombée. Mais le fait que la chute de M. Kadhafi ait été la conséquence d’une intervention militaire des pays de l’Otan et que d’innombrables milices locales aient pu émerger conduit la Libye à se retrouver, douze ans après, dans l’incapacité de disposer d’un État ayant le monopole de la violence légitime. Les milices et les armes prolifèrent, rendant la situation encore plus compliquée, celle d’une guerre par procuration entre des puissances régionales comme le Qatar ou les Émirats arabes unis.

La Russie est également présente et se sert parfois des maladresses et d’une certaine hypocrisie occidentales pour essayer de prendre pied, aussi bien en Afrique du Nord qu’en Afrique subsaharienne. Il me semble aujourd’hui plus que jamais indispensable que l’Europe, et la France en particulier, restent fidèles à ses valeurs de libéralisme, de démocratie, de respect du pluralisme et des droits de l’homme. Nous ne devons pas revenir au schéma d’avant 2011, qui nous faisait croire qu’en soutenant certains régimes autoritaires, nous allions gagner en stabilité et nous protéger de vagues migratoires. Ce soutien ne fait que retarder le problème : en gagnant un répit temporaire, nous sollicitons une colère de plus en plus vive.

Il est absolument indispensable que l’Afrique du Nord puisse aujourd’hui trouver les voies d’un nouveau développement économique et d’un nouveau contrat social, afin de conjuguer libéralisme politique, justice sociale et développement économique. À ce titre, je m’inscris en faux contre cette idée qui revient en force dans le débat public et selon laquelle il y a un « exceptionnalisme » arabe selon lequel les pays d’Afrique du Nord ou du Moyen-Orient ont besoin d’avoir à leur tête des dictateurs qui maintiennent l’ordre et évitent la montée des mouvements terroristes, tout en empêchant l’émigration.

Les masses qui ont manifesté en 2011 étaient là pour montrer qu’il y avait une troisième voie dans cette partie du monde entre d’une part, les régimes autoritaires nationalistes et militariste ; et d’autre part, les mouvements islamistes radicaux. Il existe énormément de libéraux, de démocrates et de progressistes dans le monde arabe qui souhaitent se faire entendre, mais ils ont souvent le sentiment de ne pas trouver d’oreilles attentives de l’autre côté de la Méditerranée. Ils considèrent que les Européens les ont quelque peu abandonnés à leur sort.

Malheureusement, ces libéraux et ces démocrates berbères ou arabes en Afrique du Nord, chrétiens et musulmans au Liban et ailleurs, sont tous devenus minoritaires, dans un monde marqué par l’interdépendance. Cette utilité culturelle ne pourra être gérée que dans le cadre d’une émergence de la citoyenneté, d’une égalité des droits et des devoirs entre tous les citoyens. En outre, le gouvernement français et les autres gouvernements européens doivent faire preuve de beaucoup plus de sévérité envers certains dirigeants autoritaires qui ont repris les vieilles habitudes de la répression. Si tel n’est pas le cas, nous verrons réapparaître les conditions permettant l’émergence, dans dix ou vingt ans, d’une nouvelle vague de mouvements terroristes et d’émigration encore plus importante.

Au-delà de ce qui se passe dans la région, il existe également une responsabilité française, européenne et occidentale. Ce n’est que par un partenariat entre l’Occident et les sociétés civiles que nous pourrons évoluer vers une démocratisation pérenne et non pas uniquement temporaire comme ce fut le cas dans la Tunisie.

M. le président Thomas Gassilloud. Je vous remercie pour ce panorama très complet de la situation des pays du Maghreb et ce plaidoyer en faveur du développement démocratique et économique qui seul peut apporter des solutions de long terme.

Je cède à présent la parole aux orateurs de groupe.

M. José Gonzalez (RN). Je vous remercie pour vos interventions enrichissantes. Votre expertise et votre éclairage sur des sujets aussi vastes et complexes que la question des sociétés africaines permettront à coup sûr d’affiner nos travaux parlementaires.

Le continent africain, dont la démographie dépassera 4,5 milliards d’habitants en 2100, devra répondre à de multiples défis. En premier lieu, il s’agit d’un défi économique, car il est confronté à de multiples chocs tels que les effets de la pandémie de la Covid-19, les perturbations des chaînes d’approvisionnement exacerbées par l’invasion de l’Ukraine et le resserrement des conditions financières mondiales. Ces chocs, qui ont entraîné une réduction du taux de croissance réel de 4,8 % en 2021 et de 3,8 % en 2022, ont également permis de démontrer la résilience des économies africaines.

En deuxième lieu, il convient de noter un défi sécuritaire et démocratique. Nous assistons en effet à une aggravation de l’instabilité des sous-régions fragiles comme le Sahel miné par les mouvements djihadistes, tant au sein des pays anglophones tels que le Nigéria le Cameroun que dans des régions francophones du Sahel où la France a d’ailleurs acté la fin de l’opération Barkhane. Nous assistons également un regain des tensions entre États, notamment au sein de la corne de l’Afrique où la fragile Somalie cohabite avec un Soudan instable confronté à un regain de violence et une Éthiopie secouée par le conflit du Tigré.

À cela s’ajoute enfin le défi climatique, car l’Afrique subit les conséquences du réchauffement climatique : hausse des températures, sécheresse, érosion des côtes, risque d’affaissement des sols et inondations. Les défis sont immenses et les moyens limités. Les perspectives économiques soulignent en ce sens l’urgence d’accélérer l’action climatique et des transitions vertes pour stimuler le développement inclusif et durable du continent, afin de répondre aux besoins de financement climatique du continent, estimés à 2 800 milliards de dollars sur la période 2022-2030.

Ces défis entraîneront des conséquences importantes sur les populations concernées et un impact direct sur la crise migratoire d’ores et déjà si aiguë en Méditerranée. Nous sommes intéressés par votre regard sur les perspectives pour les pays africains concernés, les solutions politiques adoptées, la résilience démocratique de ces États et sur le rôle que pourront jouer la France, l’Occident et le monde pour soutenir les pays africains et enrayer la crise migratoire aujourd’hui synonyme de tragédie et de marchandisation de l’humain. Enfin, quel regard portez-vous également sur l’aide au développement et ses effets sur ce continent ? Qu’en est-il de l’aide au développement bilatéral ?

M. François Piquemal (LFI-NUPES). Il est vrai que la France est confrontée à une forte contestation de sa présence en Afrique sur de nombreux plans. Cependant, il est important de rappeler que ce n’est pas la France en elle-même qui est contestée, mais peut-être davantage une certaine idée de la France, après des années de politique néocoloniale et de Françafrique. Dans quelle mesure les positions tenues par la France sur les différents coups d’État et leur dénonciation à géométrie variable par nos élites politiques ont-elles influencé les ressentis des populations, envers leurs propres élites politiques, les gouvernants et la France ?

Ma deuxième question porte sur le dénigrement de la France. Nous entendons souvent dire que les populations sur place sont influencées par des puissances extérieures notamment la Chine et la Russie. Nous pensons que si des puissances ont pu utiliser effectivement ce ressenti et s’en servir à l’encontre de l’image de la France et potentiellement de ses intérêts, celle-ci porte une grande responsabilité dans ce déficit d’image eu égard aux déclarations de certains de ses dirigeants et aux prises de position officielles. Dans quelle mesure partagez-vous ce point de vue ?

Enfin, nous avons reçu Achille Mbembe précédemment. Il parlait des différentes postures que pouvait avoir la France et il a forgé cette notion assez intéressante de « juste distance ». J’aimerais savoir ce que vous en pensez. Quels seraient les chemins permettant à la France de retrouver un langage commun avec les pays africains, notamment sur la question écologique et de la défense du vivant ?

M. Jean-Louis Thiériot (LR). Je vous remercie pour vos apports très enrichissants. Ma première question concerne le champ des perceptions. Selon vous, les difficultés de perception concernent-elles spécifiquement la France ? D’anciennes puissances coloniales comme la Grande-Bretagne souffrent-elles des mêmes problèmes ? Les histoires coloniales différentes engendrent-elles des conséquences différentes au regard de ces perceptions ? Cette perception négative est-elle plus vaste, dans ce qui est parfois présenté comme « the West versus the Rest » ? Les « Afriques » ont-elles le sentiment d’appartenir à un « Sud global » ?

Enfin, ma dernière question porte particulièrement sur l’intervention de M. Karim Bitar. Nous partageons tous le vœu d’une libéralisation générale, notamment de l’Afrique du Nord. Compte tenu du développement assez généralisé du populisme dans le monde, ne s’agit-il pas néanmoins d’un vœu pieux ? Je pense notamment à la situation de l’Algérie. Le président de la République a évoqué à ce titre l’existence d’une « rente mémorielle » et nous savons à quel point la mémoire des événements de la décolonisation est aujourd’hui un outil de justification du maintien du Front de libération nationale (FLN). Quels sont les espoirs, mais aussi la réalité d’une opposition démocratique en Algérie ?

M. Arthur Banga. Le premier élément à mentionner concerne la cohérence de la politique étrangère : les coups d’État au Mali et au Niger ont été très fortement condamnés quand celui ayant eu lieu au Gabon a fait l’objet d’une bien moindre dénonciation et que celui intervenu au Tchad donnait l’impression d’avoir bénéficié d’une forme de quitus. Ce manque de cohérence affecte la clarté de la position française. Cette forme d’incohérence constitue un véritable problème pour la politique étrangère française. En l’absence d’un minimum de cohérence, les initiatives et les prises de position de principe sur les valeurs démocratiques deviennent inaudibles.

Ensuite, je souhaite revenir rapidement sur la perception de la France par rapport aux autres pays. Il faut comprendre que la France a été le seul pays à mener une véritable politique africaine au lendemain des indépendances. L’ouvrage de Maurice Vaïsse, La grandeur : politique étrangère du général de Gaulle, est à ce titre particulièrement intéressant. La politique étrangère gaullienne était une politique de puissance reposant sur deux pieds : un pied européen avec la construction franco-allemande et le projet européen ; et un pied africain, qui s’appuyait sur les anciennes colonies.

La France a été le pays qui a le plus voulu maintenir des liens militaires, à travers l’implantation de bases militaires, et économiques. Dès lors, la « perception de France » est bien plus aiguë en Afrique, où elle donne l’impression de représenter la voix occidentale sur un grand nombre de sujets, comme la guerre en Ukraine, la crise palestinienne ou les coups d’État en Afrique. La contestation de la France symbolise de plus en plus une contestation de l’Occident.

C’est à ce titre qu’il faut effectivement envisager la question de la « juste distance », même si les contours de cette dernière ne sont pas évidents. Par exemple, faut-il se taire, au nom de cette juste distance, lorsqu’un président élu démocratiquement, qui engage des réformes et qui bénéficie de l’assistance française est renversé par un putsch au Niger ? Il importe donc de trouver un espace entre cohérence et juste distance. Cependant, sur certains sujets, comme ceux relatifs à l’écologie, à la démocratie ou à la pauvreté, il est impossible d’être distant. Dans ces cas-là, la distance se paye.

La démarche pertinente consiste selon moi à aborder cette juste distance en faisant confiance aux organisations régionales africaines, en essayant de s’allier aux décisions qu’elles prennent et en leur donnant plus de moyens. Sur le plan militaire, cette juste distance passe selon moi par la non-intervention : les interventions militaires alimentent le rejet, car elles ont longtemps été synonymes d’interventions politiques et d’ingérence. Aujourd’hui, ces interventions n’ont plus leur place d’un point de vue militaire et doivent être remplacées par une montée en puissance de la formation et de la fourniture d’équipements.

Cette juste distance doit également concerner la monnaie : il est temps de tourner la page du franc CFA. À ce titre, si le discours de 2019 à Abidjan était assez intéressant en termes de réforme, le statu quo demeure. Il importe donc de trouver des mécanismes pertinents pour être moins présent, pour normaliser la relation afro-française et tirer tout ce qu’il y a de positif dans la relation entre la France et l’Afrique, et notamment ses anciennes colonies : les diasporas, la langue, la culture, les échanges universitaires.

Enfin, le soutien aux démocraties doit revenir sur le devant de la scène. En 1990, le discours de La Baule a donné un coup de pouce aux partisans de la démocratie, mais aujourd’hui, ils manquent souvent de ce soutien français.

M. Gilles Yabi. Je commencerai par répondre à la question de M. le député Thiériot concernant la différence de perception entre la France et d’autres anciens pays colonisateurs, en m’appuyant sur la notion de distance. La Grande-Bretagne a ainsi fait preuve d’une plus grande distance que la France à l’égard de ses anciennes colonies africaines. À ce titre, le système politique spécifique de la France n’est sans doute pas suffisamment exploré lorsque l’on étudie la proximité politique qui s’est établie entre la France et un grand nombre de pays d’Afrique de l’Ouest. En effet, ce système est très incarné par le président de la République en France. Au fond, de nombreux Africains reprochent en réalité à la France de privilégier des relations politiques directes entre chefs d’État et de se servir de ces relations privilégiées pour obtenir des avantages économiques. Il n’en est pas de même dans les systèmes parlementaires ou qui bénéficient de contre-pouvoirs plus puissants dans les choix de politique extérieure. À ce titre, il semble nécessaire que les pays francophones réfléchissent à des réformes institutionnelles profondes, pour réduire significativement la personnalisation du pouvoir et la présidentialisation des régimes.

Ensuite, j’ai mentionné dans mon propos liminaire les défis colossaux auxquels le continent africain fait face, dans les domaines éducatifs, sanitaires économiques, environnementaux et démographiques. À ce titre, il faut distinguer les aspects conjoncturels (épidémie de la Covid, resserrement des conditions financières internationales, crise en Ukraine) des éléments structurels. L’amélioration des conditions de vie des populations s’effectue ainsi sur plusieurs décennies. Ainsi, la véritable question consiste à se demander pourquoi l’Afrique n’a pas connu des taux de croissance semblables à ceux rencontrés dans d’autres parties du monde, notamment en Asie, et qui auraient permis d’obtenir de meilleures conditions de vie et d’accès à l’énergie. En effet, sans un accès suffisant à l’électricité, un véritable développement économique et social n’est pas envisageable.

S’agissant des dynamiques de longue durée, la question économique stratégique porte sur les ressources naturelles et leur transformation locale. Les facteurs de changement concernent ainsi la faculté de disposer localement d’industries de transformation, pour créer de la valeur sur place. Dès lors, cela implique une remise en cause d’un certain nombre de conditions dans le commerce des ressources naturelles.

Ensuite, les opérations de désinformation sont patentes et factuelles. Il est ainsi possible de montrer que des manipulations de l’information interviennent sur les grands réseaux sociaux, par exemple du fait de la Russie, mais pas uniquement. De nombreux journalistes ont travaillé sur ce sujet et ont pu montrer que derrière ces manipulations, des entreprises de sécurité israéliennes ont parfois agi pour offrir leurs services. Au-delà de cette réalité, je pense néanmoins qu’on ne peut expliquer le rejet de la politique française uniquement par les manipulations de l’information par les réseaux russes. Ainsi, la main russe est souvent évoquée dans les événements qui sont intervenus en République centrafricaine et au Mali. Mais dans ces deux pays, il est possible de montrer de manière très précise les décisions françaises qui ont créé les conditions d’un affaiblissement de l’image de la France et les conditions de renversement d’alliances.

Par ailleurs, le rapport d’information sur la relation entre la France et l’Afrique mentionne clairement le caractère prédateur de la Chine. Cet élément est avéré, mais les Africains vous répondront que les Chinois ne sont pas les seuls et qu’historiquement, une telle prédation a aussi été le fait de la Belgique au Congo et de la France dans des pays d’Afrique centrale et occidentale. Aujourd’hui, les Africains réalisent la nécessité de définir un espace de défense de leurs propres intérêts. En outre, de nombreux pays africains sont à la fois conscients des travers de l’investissement chinois, mais reconnaissent également que sur les vingt à trente dernières années, ces investissements ont joué également un rôle important aussi dans l’amélioration des conditions économiques sur le continent, à travers les infrastructures et la hausse des prix des matières premières.

M. Karim Bitar. Le ressentiment envers la France semble plus élevé, précisément parce que les attentes étaient fortes et que la France nous avait donné l’habitude de faire entendre un son de cloche discordant par rapport à « l’Occident collectif ». La voix de la France était celle qui avait été portée par le général de Gaulle et qui consistait justement à prendre en considération les aspirations, non pas uniquement des Occidentaux, mais aussi du reste du monde. En 2003, lorsque Jacques Chirac et Dominique de Villepin se sont élevés contre l’invasion illégale de l’Irak, jamais le soft power de la France n’a été aussi fort, aussi présent en Afrique, en Asie, au Moyen-Orient et même chez une grande partie des citoyens américains. À l’époque, la France avait su jouer le rôle qui est le sien, rappeler l’importance du multilatéralisme et refuser de déclencher des guerres et des interventions de façon débridée, sans prendre en compte l’avis du Conseil de sécurité des Nations unies.

Quand la France est fidèle aux valeurs qui sont les siennes, la France est acceptée et il y a même une demande, un désir de France. En revanche, dès lors qu’elle semble s’éloigner des grands idéaux de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, il est naturel que les opinions publiques dans le Sud se montrent particulièrement critiques, car elles ont le sentiment d’une forme d’hypocrisie.

M. Thiériot se demande avec justesse si continuer de parler de démocratie et de libéralisation ne relève pas aujourd’hui du vœu pieux, compte tenu du contexte international. Il est exact qu’à l’échelle planétaire, nous assistons à un retour des nationalismes autoritaires et à un refus des valeurs des Lumières. Certains sociologues ont même théorisé l’idée d’une « demande despotique », une soif d’autoritarisme, mais je pense que nous sommes là dans une vague liée aux angoisses suscitées par la mondialisation et que cette vague ne sera que temporaire.

Si l’on souhaite véritablement ancrer une relation solide entre la France et les pays du sud de la Méditerranée, malgré toutes les difficultés actuelles, ce n’est qu’en poussant au maintien de la démocratie et des idéaux libéraux que la France pourra être fidèle à sa mission historique. La Tunisie dispose d’une classe moyenne éduquée, mais elle n’a pas pu préserver sa transition démocratique. Cet échec n’est pas lié à l’aspiration d’un retour à la dictature au sein de la société tunisienne. Il est aussi intervenu, car les voix ont manqué en Europe et en Occident pour s’opposer aux dérives du président actuel, pour lui faire comprendre que les temps ont changé et qu’on ne peut plus revenir à la période des années 1970, celle d’un pouvoir personnel totalement arbitraire.

Par conséquent, les efforts doivent être menés des deux côtés. Certes, les défis sont innombrables et le nationalisme autoritaire a le vent en poupe. Mais il n’y a pas de fatalité à ce que le ressentiment envers la France perdure, si l’on crée cette jonction entre les jeunesses assoiffées de changement du Sud et des politiques européennes qui resteraient fidèles à leurs principes et à leurs valeurs. S’il existe un dépit envers la France, il s’agit d’un dépit amoureux, parce que l’on aime la France et que l’on croit dans les valeurs qui ont été portées par des intellectuels français. Or nous pouvons parfois avoir le sentiment que même en France ou en Europe, certains pensent qu’elles ne sont plus à l’ordre du jour, au nom de la realpolitik, de la géopolitique et des intérêts économiques mal compris.

Pour préserver la stabilité de ces sociétés et le développement économique à long terme, il est indispensable de promouvoir également une certaine dose de libéralisme politique. En effet, l’autoritarisme et le développement économique ne sont conciliables que momentanément. Cela put être le cas en Amérique latine pendant une vingtaine d’années, mais à long terme le développement économique ne peut être pérenne que s’il se conjugue avec la justice sociale et avec le libéralisme politique.

Mme Sabine Thillaye (Dem). De quelle manière l’Union européenne en tant que telle est-elle perçue dans les différentes parties de l’Afrique ? Je pense notamment à son positionnement en matière d’aide au développement, mais aussi sur les questions sécuritaires et d’immigration ?

Mme Mélanie Thomin (SOC). Le groupe Socialiste a reçu le 12 juillet dernier les ONG composant le collectif France-Sahel, qui nous alertait déjà deux semaines avant le coup d’État au Niger sur les risques d’une présence et d’une coopération uniquement militaire de la France au Sahel.

Ce collectif évoquait le fait qu’une présence physique de la France uniquement incarnée par des militaires, d’abord dans le cadre de l’opération Barkhane, puis sans aucun cadre à la fin de celle-ci, crée une défiance certaine chez les populations civiles à notre égard. Il demandait au contraire que soient développés rapidement de solides programmes de coopération internationale, en lien avec la société civile, autour de l’aide au développement bien sûr, mais pas uniquement.

Ces programmes devaient aussi concerner tous les autres domaines comme la culture, les arts, la science, la francophonie, l’économie, le sport et bien d’autres sujets encore, pour construire des relations d’égal à égal entre la France et les pays du Sahel. Je sais que vous avez déjà répondu en partie à cette question, mais je souhaitais connaître vos opinions à ce sujet, et en particulier celle de Monsieur Yabi, dont le think tank représente la société civile.

Je souhaiterais également savoir comment construire aujourd’hui des relations plus équilibrées entre la France et le Sahel après le coup d’État au Niger. J’aimerais également évoquer la question qu’a posée tout à l’heure mon collègue, notamment sur les partenariats économiques avec la Chine, mais aussi avec la Russie. Je souhaite tout particulièrement mentionner la question du rapport à la ressource et au bien commun. Ce rapport à la ressource évolue-t-il au sein des pays africains ? Quel regard la société civile porte-t-elle sur l’exploitation de ces ressources par les puissances économiques étrangères ?

Mme Anne Le Hénanff (HOR). Notre commission débute aujourd’hui un cycle d’auditions dédiées à l’Afrique. Mardi prochain, en séance publique à l’Assemblée nationale aura lieu une déclaration du gouvernement relative au partenariat renouvelé entre la France et les pays africains, suivie d’un débat. J’aurai d’ailleurs l’honneur de m’exprimer au nom du groupe Horizon. Le président de la République, dans son discours du 27 février dernier, a appelé à l’humilité et à la responsabilité en dressant un bilan de l’action française vis-à-vis des pays africains. À cette occasion, il a également tenté de définir une nouvelle approche de la politique africaine de la France davantage axée sur un partenariat avec l’ensemble du continent. Ce partenariat se déclinerait dans divers secteurs tels que l’économie, la culture, le sport ou encore les questions sécuritaires.

Il nous faut construire une nouvelle relation équilibrée, réciproque et responsable avec les pays africains. La stratégie annoncée repose sur trois piliers : la présence militaire les partenariats renouvelés et la jeunesse. À cet effet, je suis absolument convaincue que la diplomatie parlementaire jouera un rôle essentiel. C’est la raison pour laquelle des parlementaires souhaitant s’investir sur ce sujet, dont je fais partie, se sont engagés dans un groupe spécifique dédié aux relations avec l’Afrique. Je suis très confiante pour ma part en notre capacité à proposer des actions, une nouvelle voie d’être et de faire. Nous en avons l’envie. La première question que je souhaite vous poser est peut-être la plus difficile : cette envie est-elle réciproque, partagée ?

Ma deuxième question portera sur les partenariats en tant que tels. Quels sont selon vous les partenariats prioritaires ? Sur quoi pouvons-nous finalement avancer en priorité afin de vous faire gagner du temps et de le faire bien, plutôt que de nous disperser ? Quels en sont les enjeux et éventuellement les obstacles ? Pouvez-vous les partager avec nous ?

Mme Gisèle Lelouis (RN). Je vous remercie de nous avoir exposé la situation actuelle en Afrique ; vous avez en partie répondu à nos préoccupations. Ma question s’adresse à tous les trois. Devant cette commission, le chef d’état-major des armées françaises a appelé à revoir totalement la politique de la France en Afrique. Notre pays est confronté à un sentiment hostile, voire une haine qui semble croissante sur le continent, notamment dans les pays francophones.

Cette hostilité n’est pas le seul fait de la propagande étrangère, notamment russe. Le président Macron, qui entendait renouveler les relations avec le continent, est dans une impasse et les retraits successifs des troupes françaises attestent de son échec criant. Aussi, nous sommes très intéressés par vos regards sur la perception de la politique de la France dans les pays francophones. Pouvez-vous nous détailler les raisons de ce sentiment anti-français dans les sociétés civiles comme au sein de régimes désormais hostiles ? Par quel chemin selon vous la France pourra-t-elle renouveler en profondeur – et non pas seulement en façade – sa politique en Afrique ?

Mme Delphine Lingemann (Dem). Puisque cette audition est consacrée aux sociétés en Afrique, je souhaiterais vous parler des femmes africaines, qui représentent la moitié de la population du continent. Elles jouent un rôle central dans le développement de l’Afrique et elles ont également un impact significatif dans de nombreux domaines tels que l’éducation, les soins de santé et l’agriculture, l’entrepreneuriat ou encore la politique. Toutefois, elles sont encore confrontées à de nombreux obstacles qui les empêchent d’être plus impliquées et d’avoir un impact sur le développement de l’Afrique.

En matière d’éducation, les hommes et les femmes ne sont toujours pas égaux en Afrique. Dans le domaine économique, les femmes africaines stimulent la croissance, créent des opportunités d’emploi, encouragent l’innovation, mais peu occupent des fonctions de direction et de gouvernance au sein des entreprises. Un autre enjeu essentiel du développement de l’Afrique concerne la santé des femmes. Je pense à l’amélioration de l’accès à des services de santé de qualité, et notamment aux droits en matière de procréation ou aux soins de santé maternelle. Ces éléments sont en effet essentiels pour le bien-être des femmes et le progrès sociétal en général. Enfin, la participation des femmes à la vie politique est également aussi cruciale pour favoriser des processus décisionnels inclusifs et un développement durable. Membre de la délégation aux droits des femmes j’aimerais recueillir votre analyse sur la place des femmes en Afrique et leur contribution au développement de leur pays, mais aussi sur la diversité des situations selon les zones du continent africain.

Quel rôle joue selon vous la religion sur cette place des femmes au sein des sociétés africaines ? Enfin, comment la France peut-elle accompagner au mieux les femmes pour les aider à prendre toute leur place au sein des sociétés africaines aujourd’hui ?

M. Karim Bitar. Il existe un désir de France, mais également un désir d’Europe, particulièrement face au monde américano-chinois qui est en train de se dessiner. Pour que la voix de la France puisse se faire entendre en Europe et dans le reste du monde, un préalable est nécessaire : cette voix ne doit pas devenir la réplique exacte des autres discours occidentaux. Or depuis le début de la guerre à Gaza, un grand nombre d’intellectuels, du Maghreb jusqu’au Golfe, ont le sentiment que plus rien ne distingue la voix de la France de celle d’un autre pays occidental comme la Grande-Bretagne ou les États-Unis. Cette tendance a vu le jour à partir de 2007, mais aujourd’hui, il devient véritablement difficile de discerner les nuances entre la position française et celle des autres pays occidentaux, même si le président Macron a quelque peu marqué une inflexion lors ses deux dernières interventions en disant qu’il fallait commencer à œuvrer pour un cessez-le-feu et en dénonçant les bombardements contre les femmes et les enfants.

Le général de Gaulle était un allié fidèle des États-Unis, ce qui ne l’a pas empêché de s’y opposer fermement dans son discours de Phnom Penh, en dénonçant par exemple la politique américaine au Vietnam. En 1967, lors de la guerre des Six Jours, il avait indiqué que l’annexion de territoires par la force allait créer une occupation, laquelle allait faire naître à son tour une résistance, qui allait être qualifiée de terrorisme. Il considérait donc que l’on ne pourrait pas sortir de ce cercle vicieux si l’on acceptait ce principe d’annexion de territoires par la force et si l’on ne revenait pas aux principes fondateurs du droit international. Certes, les temps ont changé et le monde est infiniment plus complexe qu’en 1967, mais la France a accumulé un capital de sympathie, depuis les positions du général de Gaulle jusqu’au refus de la guerre en Irak. Il ne faut pas laisser ce capital de sympathie s’étioler.

La France doit continuer à faire entendre une voix pas nécessairement en opposition avec celle de la famille occidentale, mais un tout petit peu discordante, en introduisant les nuances nécessaires pour prendre en considération le ressenti des peuples du sud. La France, pays qui a produit tellement d’intellectuels et tellement d’historiens, est la mieux placée pour contextualiser les événements et revenir à cette ligne historique qui a été marquée par le tournant gaulliste dans les années 1960 et qui s’est prolongée dans une large mesure avec Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand.

Si tel est le cas, la France et l’Europe pourront véritablement influer sur les États-Unis, qui ont eux aussi besoin d’intermédiaires pouvant construire des ponts avec le reste du monde. À mes yeux, ce sentiment anti-français n’est en rien dû à un rejet des idéaux de la France, il est à l’inverse consécutif à la déception de voir la France être parfois elle-même infidèle à certains grands principes, au nom de la protection d’intérêts économiques et de la nécessité de maintenir une stabilité à court terme, pour éviter des vagues migratoires. Si la France ne met pas son drapeau dans sa poche, si elle continue à faire entendre sa voix lorsque les circonstances l’exigent, elle se retrouvera considérablement renforcée au sein même de l’Europe et elle trouvera énormément d’échos favorables en Afrique et ailleurs.

L’autre question essentielle concerne le rôle des femmes. Les révolutions arabes de 2011 ont marqué une rupture épistémologique parce qu’elles étaient en grande partie menées avec ou par des femmes. Les mouvements syndicalistes, des mouvements féministes tunisiens, des universitaires femmes ont été à l’avant-garde, en s’efforçant de conjuguer le combat nationaliste contre les régimes autoritaires et dictatoriaux avec le combat pour une émancipation sociale et économique, notamment des femmes. La Tunisie bénéficiait d’un long historique : le pays a été l’un des premiers pays à avoir adopté la pilule contraceptive bien avant la France, et a autorisé l’avortement dès 1965, dix ans avant la loi Veil.

En contrepoint, un risque doit être pris en considération ; celui de la mise en place d’une sorte de « féminisme d’État », qui a pu être extraordinairement contre-productif. Par exemple, l’épouse du président de la République tunisienne, Mme Ben Ali, patronnait elle-même le droit des femmes. Le modèle auquel il faut revenir est celui qui a émergé en Égypte dans les années 1920, lorsqu’une femme admirable, Huda Sharawi, a décidé de militer en ne portant plus le voile. Elle a contribué au lancement de plusieurs grands journaux, notamment de langue française, et a créé l’Union des femmes. C’est d’ailleurs face à la percée de ces mouvements libéraux démocratiques, féministes et progressistes, que les Frères musulmans ont vus le jour.

Il existe donc un historique extrêmement important dans lequel on pourrait puiser, à l’image de la Nahda, la renaissance arabe de la moitié du XIXe siècle. À cette époque, de grands intellectuels, hommes et femmes, ont placé au cœur du débat la question de la citoyenneté et de l’égalité des droits entre les hommes et les femmes. Boutros al-Boustani, grand intellectuel libanais, disait ainsi que c’était par la citoyenneté et l’émancipation des femmes que viendraient le libéralisme et la démocratie dans le monde arabe. De fait, le combat politique doit être mené à travers ce levier, à condition d’éviter toutes sortes de récupérations politiques.

Par ailleurs, vous avez ajouté une question subsidiaire concernant le rôle de la religion. En effet, l’Occident a tendance à percevoir ces sociétés comme monolithiques et à penser que le rôle des femmes sera par définition marginal en raison de l’existence de courants islamo-conservateurs très présents. Cependant, l’histoire montre que des courants libéraux et progressistes ont insisté sur le rôle que doivent jouer les femmes. De plus, à l’intérieur même des mouvements islamo-conservateurs, des femmes se servent de certaines interprétations du Coran pour dire aux hommes que la vision machiste patriarcale qu’ils leur imposent ne provient pas des textes religieux eux-mêmes.

En s’appuyant à la fois sur les femmes issues du contexte islamo-conservateur qui luttent en s’appuyant sur certains versets plus progressistes du Coran ou certains hadiths favorables à l’émancipation des femmes, mais aussi, dans le camp laïque, sur tous les progressistes et les libéraux, je pense que nous pourrons construire une sorte de courant assez significatif. Certes, il n’est pas aujourd’hui majoritaire. Honnêtement, la moitié de la population d’Afrique du Nord ne serait pas entièrement favorable à la constitution votée en Tunisie, qui permettait l’égalité totale des droits et des devoirs et qui reconnaissait l’égalité entre les hommes et les femmes. Les islamistes avaient initialement essayé de remplacer le mot « égalité » par le mot « complémentarité », mais le parti islamo-conservateur Ennahdha avait finalement reculé face à la forte mobilisation de la société civile. À ce titre, permettre à M. Kaïs Saïed, l’actuel président tunisien, de revenir sur ces immenses avancées a constitué une grande erreur. La décennie de l’ouverture démocratique a été tumultueuse, mais elle a quand même constitué une parenthèse dans laquelle nous pourrons puiser à l’avenir.

M. Gilles Yabi. Madame la députée Le Hénanff, vous nous avez interrogés sur l’existence d’une envie réciproque. Tout d’abord, il faut rappeler la nécessité de tenir compte de la diversité des pays africains. Par conséquent, la relation de la France avec les pays qui furent ses anciennes colonies est très différente de celle de la France avec les autres pays africains. Depuis de nombreuses années, la France a d’ailleurs opéré une diversification de ses partenariats vers des pays comme l’Afrique du Sud, le Nigéria, mais aussi le Mozambique, pays qui dispose de ressources naturelles importantes.

Des tensions existent ainsi entre la France et les pays africains avec lesquels elle avait noué des relations particulières lors des dernières décennies. Ces derniers pays expriment leur volonté de changer les partenariats, mais deux éléments doivent néanmoins être soulignés. Tout d’abord, il faut tenir compte de la hiérarchisation des priorités : ces pays doivent effectuer des choix prioritaires, y compris dans le temps qu’ils vont accorder à la discussion et la négociation des partenariats extérieurs face au temps qu’ils doivent consacrer au renforcement de leurs bases institutionnelles, économiques et sociales, dans un contexte de ressources humaines plus restreintes au sein de l’administration d’État.

Ensuite, ces partenariats extérieurs sont diversifiés : la France est naturellement un interlocuteur, mais au même titre que d’autres pays ou institutions, comme l’Allemagne, l’Union européenne, la Chine ou les pays du Golfe. Dès lors, il ne faut pas nécessairement envisager cet élément comme un message négatif spécialement adressé à la France, mais plutôt comme une nouvelle phase historique.

Par ailleurs, la question des coups d’État au Sahel et de leurs suites a également été évoquée. La dénonciation des coups d’État militaires est conforme aux règles et protocoles que la région ouest-africaine s’est donnée, notamment dans le cadre de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). En revanche, décider des sanctions à mettre en place et de la menace d’une intervention est d’un autre ordre. Or je rappelle que des déclarations de soutien à une éventuelle intervention militaire de la CEDEAO ont été effectuées au plus niveau de l’État français. Ce type de message est extrêmement dévastateur pour la perception de la France par les Sahéliens, et les Africains plus largement. De fait, les interventions militaires ont produit des résultats catastrophiques pour l’ensemble de la région.

Vous nous avez également interrogés sur la perception de l’Union européenne (UE) en Afrique. Certains Africains – ils sont peu nombreux – s’intéressent à ces questions et sont conscients de l’action de l’UE sur le continent, notamment en matière de financement des infrastructures. En revanche, bien plus nombreux sont ceux qui perçoivent surtout l’Europe à travers le débat continu sur l’immigration. De fait, beaucoup d’Africains ont surtout la vision d’une Europe qui établit la lutte contre l’immigration irrégulière comme sa priorité absolue. L’Europe, au même titre que les États-Unis, est considérée comme une instance de triage, de sélection, qui cherche uniquement à attirer les talents africains lorsqu’ils font face à des pénuries, dans tel ou tel domaine, notamment celui de la santé. Cette perception est forcément négative, parce qu’elle ne tient pas compte de la longue histoire des migrations qui ont concerné aussi l’Europe pendant très longtemps. Le drame des milliers de migrants morts en tentant de franchir la Méditerranée relève à la fois de la responsabilité des pays de départ, qui ne parviennent pas à améliorer les conditions économiques des jeunes, mais également des politiques migratoires européennes, qui ferment les voies légales de délivrance de visas. De fait, la question migratoire demeure l’élément déterminant dans la vision assez négative que beaucoup d’Africains portent sur l’Union européenne.

Par ailleurs, il existe néanmoins une polarisation sur la France et une distinction entre cette dernière et les autres pays européens. Ainsi, l’Allemagne et quelques autres pays européens ont une lecture quelque peu différente de la situation en Afrique de l’Ouest et dans le Sahel. Par exemple, l’Allemagne est beaucoup plus présente aujourd’hui dans la région sahélienne. Ensuite, la place des femmes dans les sociétés africaines, notamment ouest-africaines, est effectivement essentielle au sein de notre think tank. Cependant, ici aussi, ces questions doivent d’abord relever des sociétés africaines elles-mêmes. Les changements importants décidés par le Parlement français ou un autre parlement d’Europe ne peuvent pas tout de suite s’imposer dans des pays africains. En effet, les évolutions sur ces sujets relèvent de débats internes et parfois féroces sur des points de vue différents. En Afrique, les sujets de société ont également besoin d’un débat public informé, sérieux et constructif.

Par ailleurs, des progrès importants ont été réalisés pour améliorer la représentation des femmes dans l’espace politique. Ainsi, quelques pays africains figurent aujourd’hui parmi les tout premiers au niveau mondial en termes de représentation des femmes dans les parlements. Je pense notamment au Rwanda, mais aussi au Sénégal qui a voté une loi sur la parité, ou au Bénin, qui a mis en place des quotas.

Sur le plan économique, des initiatives ont également vu le jour, notamment de la part d’entrepreneures femmes, pour financer les activités d’autres femmes. À cet égard, je pense que la France peut, de manière réaliste et en conservant une certaine humilité, accompagner ces initiatives déjà établies, en respectant la nécessité de débats publics internes, lesquels feront évoluer ces sociétés sur la place des femmes.

Je souhaite conclure mon intervention en évoquant la démocratie et son soutien. Les sondages soulignent ainsi que 66 % des Africains sont systématiquement favorables à la démocratie et qu’ils considèrent qu’il s’agit là du meilleur système de gouvernement. Dès lors, les contestations portent non pas sur la démocratie en tant que telle, mais sur la dénonciation de démocraties non effectives, de démocraties factices, qui n’obtiennent pas de résultats sur le plan sécuritaire, ni pour l’amélioration du bien-être économique et social. L’enjeu ne porte donc pas sur la démocratie en tant que telle, mais sur la manière de construire des démocraties substantielles et des États efficaces. Ces deux questions sont liées, mais elles ne sont pas identiques. Nous avons besoin d’État, de politiques publiques, mais aussi d’une légitimité politique passant par une démocratie qui ne se réduise pas aux processus électoraux.

M. Arthur Banga. Je partage un grand nombre des idées exprimées par Gilles Yabi, mais nous avons également quelques points de désaccord. Par exemple, j’étais favorable au soutien de la France à une intervention militaire, à partir du moment où elle est prise par une institution africaine légitime, comme la CEDEAO. Malheureusement, des atermoiements ont eu lieu et la junte au pouvoir au Niger est selon moi indigne. Elle s’installe et enracine la pratique des coups d’État. Souvent, les intellectuels africains ne sont pas suffisamment sévères avec les juntes et préfèrent expliquer les raisons pour lesquelles elles prennent le pouvoir. Il ne faut pas négliger la remise en cause même de la démocratie. Le soutien à la démocratie, aux initiatives et réformes démocratiques, est important, particulièrement pour la France, qui se positionne comme le pays de la liberté et des droits de l’homme.

Ensuite, j’estime qu’il existe effectivement une réciprocité dans la volonté de construire une relation nouvelle entre l’Afrique et le reste du monde, et notamment la France. En revanche, il faut également être conscient des faiblesses de notre projet commun, qui tiennent particulièrement aux ombres de notre histoire longue partagée. Il importe donc d’assumer ce passé colonial, qui a conduit à des privations de droits et des spoliations. Dans son ouvrage Pourquoi l’Afrique est entrée dans l’histoire (sans nous) ? Sonia Le Gouriellec cherche ainsi à déconstruire les visions stéréotypées et dévalorisantes du continent africain. À ce titre, je salue l’une des recommandations du sommet de Montpellier concernant le projet d’une Maison des mondes africains et des diasporas.

En outre, il est temps de tenir compte des changements et de voir l’Afrique, et particulièrement l’Afrique francophone, comme un véritable espace géopolitique et non plus comme un pré carré au sein duquel toute concurrence est perçue comme une rivalité. En réalité, la France doit accepter, sans ressentiment, qu’il existe un véritable espace géopolitique où la concurrence et la coopération se construisent en fonction des nécessités et des besoins. La France et l’Afrique disposent d’atouts communs, comme la langue, la culture et les diasporas, par exemple.

Les deux principaux écueils liés à la présence historique de la France en Afrique concernent la monnaie et la présence militaire. Le franc CFA a permis aux économies de mieux résister aux crises, mais il est temps de passer à un autre modèle, tout en conservant les réussites passées. Malheureusement, depuis la Déclaration d’Abidjan 2019, peu d’avancées sont intervenues en la matière. Dans le domaine militaire, la juste distance doit porter sur la transformation, notamment des bases militaires, et non leur disparition pure et simple, pour mettre l’accent sur la formation. Je pense par exemple à l’Académie internationale de lutte contre le terrorisme, qui est implantée en Côte d’Ivoire.

La culture, les humanités et les échanges, notamment entre centres de recherche universitaires, sont également essentiels. Dans ce domaine, la présence française a régressé alors que l’on voit fleurir de plus en plus d’instituts Confucius ou de clubs canadiens par exemple. Ces moyens permettront justement d’impliquer les sociétés civiles dans la réforme et la pensée, en faveur de la co-construction d’un avenir afro-français. Pour sa part, l’enjeu de l’aide pose question, notamment parce que le mot ramène à une formation de domination magnanime. En revanche, il importe de recherche l’efficacité, en définissant des priorités et en vérifiant les résultats à obtenir au sein des partenariats. Aujourd’hui, certains investissent moins et gagnent plus, en termes d’image.

La condition des femmes a progressé, mais des défis importants demeurent, notamment en matière de scolarisation et de santé. Les relations entre les sociétés civiles, les partenariats et les retours d’expérience nord-sud, mais également sud-sud, sont à ce titre essentiels. Au-delà, il faut accompagner les sociétés civiles dans leurs transformations, en fonction des attentes, mais avec des valeurs claires. En effet, les valeurs de liberté et de la démocratie sont trop souvent mises de côté, au profit des intérêts géopolitiques et économiques. Une fois encore, la cohérence est, là aussi, primordiale.

En guise de conclusion, nous sommes très attachés à l’établissement de ce débat par l’Assemblée nationale, qui représente le peuple français. Ce type d’initiative permettra de reconstruire la relation afro-française, qui s’est trop longtemps limitée à une relation personnelle entre nos chefs d’État, dont les décisions étaient plus établies en fonction de leurs propres intérêts ou ceux des entreprises que dans l’intérêt des peuples. Il est important que les peuples et les humanités retrouvent leur place.

Lorsque je parle avec les responsables de l’ambassade à Abidjan, je les incite à associer la société civile et les entrepreneurs dans les débats et à ne pas se limiter à l’État, aussi légitime soit-il. Les acteurs africains, la société civile et les chercheurs sont à disposition pour agir en ce sens, comme en témoigne notre présence aujourd’hui. J’espère que vos travaux parlementaires permettront d’aller plus loin et de peser réellement dans le débat. Au-delà de la phase de rupture, qui peut comporter ses propres turpitudes et dangers, je suis confiant dans l’avenir de nos relations afro-françaises. Nos liens sont réels, à travers les diasporas, la langue et la beauté de nos continents. La France et l’Afrique pourront ainsi continuer leur long cheminement, dans un cadre plus équilibré, dans un intérêt réciproque et « gagnant-gagnant ».

M. le président Thomas Gassilloud. Je vous remercie tous les trois pour ces échanges très riches, qui permettent de lancer nos travaux.             

 


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3.   Audition conjointe, ouverte à la presse, avec la commission des finances, sur la thématique « l’Afrique, l’endettement et les coopérations monétaires » : de M. Bruno Cabrillac, directeur adjoint à la direction générale des statistiques, des études et de l’international à la Banque de France, de M. William Roos, chef de service des affaires multilatérales et du développement à la direction générale du Trésor, et de M. Pierre Jacquemot, ancien ambassadeur et universitaire (mercredi 22 novembre 2023)

 

 

M. le président Thomas Gassilloud. Mes chers collègues, la commission de la défense nationale a entamé la semaine dernière un cycle d’auditions sur les enjeux sécuritaires en Afrique. Avant de traiter des enjeux sécuritaires stricto sensu, et notamment les questions relatives à nos bases, aux opérations de maintien de la paix et des entreprises de sécurité et de défense, il nous a semblé intéressant de mener un travail pour réfléchir à l’environnement élargi.

À ce titre, je remercie le président Coquerel d’avoir accepté l’organisation d’une audition conjointe avec la commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire dans le cadre de ce cycle. Il me semble ainsi extrêmement intéressant de favoriser l’interaction entre nos commissions respectives. Elle est d’autant plus importante qu’elle matérialise la nécessité d’une défense globale. Notre politique de défense doit être l’affaire de l’ensemble des députés, mais aussi des Français. L’un de nos grands anciens disait ainsi que chaque Français doit se sentir personnellement responsable de la défense de son pays. En outre, l’ensemble des politiques publiques contribue de facto à définir la politique de défense d’un pays, et notamment sa capacité de résilience face à une crise.

Il va de soi que les sujets de financement, notamment d’endettement et de souveraineté financière, ont un impact direct sur l’autonomie stratégique d’un pays et par conséquent sur sa politique de défense. Les enjeux financiers peuvent également constituer un levier de puissance. Ces derniers mois, il a par exemple été beaucoup question de gels d’avoirs. Enfin, nous devons tous avoir conscience d’évoluer dans un monde en compétition, parfois en proie à une forme de guerre informationnelle.

À cet égard, notre audition fournit l’occasion de questionner, en toute transparence, le lien entre souveraineté financière et souveraineté stratégique. Ce lien est d’autant plus prégnant en Afrique, dans un contexte où le ratio d’endettement moyen de l’Afrique subsaharienne a presque doublé en dix ans.

Afin d’évoquer cette thématique, nous avons le plaisir d’accueillir M. Pierre Jacquemot, universitaire et ancien ambassadeur en poste dans plusieurs pays africains, notamment le Kenya, le Ghana et la République démocratique du Congo. Monsieur, vous pourrez nous éclairer sur les conséquences géopolitiques de l’endettement pour les pays africains – je pense notamment au rôle de la Chine, qui s’est affirmée ces dernières années comme un créancier majeur des pays africains – et la dépendance stratégique, voire militaire, qui pourrait découler d’une telle situation.

Nous accueillons également M. William Roos, chef de service des affaires multilatérales et du développement à la direction générale du Trésor. Avec lui, nous pourrons aborder l’action de la France vis-à-vis des dettes des pays africains, notamment dans le cadre du Club de Paris qui traite des opérations de restructuration et de dettes souveraines.

Enfin M. Bruno Cabrillac, directeur adjoint à la direction générale des statistiques, des études et de l’international à la Banque de France évoquera plus particulièrement le bilan des réformes du franc CFA depuis 2017.

M. le président Éric Coquerel. Nous tenons effectivement ce matin une réunion consacrée à l’Afrique. Elle porte sur l’endettement et les coopérations monétaires qui relient les pays de ce continent à la France.

Je remercie les trois intervenants pour leur participation à cet échange et me réjouis de l’occasion qui nous est donnée de tenir une réunion commune avec la commission de la défense nationale et des forces armées, afin d’aborder un sujet majeur qui dépasse nos frontières et que nous n’avions plus évoqué en commission des finances depuis une audition de 2020. Cette audition avait permis de traiter l’accord de coopération entre la France et les États membres de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa), composée de la Côte d’Ivoire, du Sénégal, du Burkina Faso, du Bénin, du Togo, du Niger et du Mali. Cet accord avait été signé le 21 décembre 2019 et mettait fin à la centralisation au Trésor français des réserves de change de la banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest (BCEAO) et prévoyait le retrait de la France des instances de gouvernance.

Nul doute que nous avons désormais un peu plus de recul pour analyser les conséquences de ces changements. Au seuil de cette audition, je me permets de livrer deux interrogations majeures.

Les pays occidentaux, même s’ils se donnent l’illusion ou la bonne conscience de faire ce qu’il faut pour alléger la dette des pays africains, ne se placent-ils pas dans un entre-deux finalement ambigu, voire hypocrite ? Cette dette constitue effectivement un facteur de préoccupation, puisqu’elle expose ces pays aux marchés financiers et à la spéculation sur leur dette publique. Mais il est regrettable de s’alarmer sur le niveau des dettes sans envisager leurs besoins et les moyens nécessaires pour y répondre, alors que pour chaque pays le poids de la dette représente en moyenne 57 % du PIB, soit un niveau inférieur à celui prévu par le traité de Maastricht pour adhérer à l’euro.

La crise climatique et la bifurcation écologique viendront nécessairement alourdir cette dette. Selon un groupe d’experts indépendants créé sous l’égide de l’ONU, l’ensemble des pays en développement, à l’exception de la Chine, devra dépenser plus de 2 000 milliards de dollars par an d’ici 2030 pour assurer leur développement et s’engager dans la bifurcation écologique si nous voulons atteindre les objectifs de l’Accord de Paris. En l’absence de financement supplémentaire, les pays les plus vulnérables au changement climatique seront donc incapables de financer leur adaptation. Les solutions ne peuvent pas reposer sur les anciennes logiques fondées sur la croissance éternelle. Pour dépasser cette contradiction, ne faudrait-il pas proposer d’augmenter massivement les financements fléchés vers les pays africains ?

Ensuite, des économistes, dont Joseph Stiglitz et Jayati Ghosh, proposent d’instaurer une taxe élargie sur les transactions financières qui permettrait de lever jusqu’à 400 milliards d’euros par an. Des ONG plaident également en faveur d’une taxe sur les énergies fossiles, dont le produit serait affecté aux pays à faibles revenus. Enfin, une taxe sur le transport maritime est également envisageable.

Ma deuxième interrogation est la suivante : la récente réforme du franc CFA n’est-elle pas en trompe-l’œil, dans la mesure où elle maintient une parité avec l’euro, souvent pénalisante pour les exportations et la compétitivité des économies africaines ?

M. Pierre Jacquemot, ancien ambassadeur et universitaire. Je suis heureux de prendre la parole devant vos deux commissions pour vous parler de la situation qui prévaut actuellement en matière économique et sociale en Afrique. Pour ma part, j’évoquerai quelques éléments généraux de cadrage de la situation actuelle, avant d’aborder les questions plus spécifiques de financement et de gestion de la dette.

Tout d’abord, il est difficile de parler de l’Afrique comme d’un tout cohérent, puisque la situation peut être fort différente dans chacun des cinquante-quatre ou cinquante-cinq pays qui composent le continent. Je m’en tiendrai donc à quelques généralités qui me semblent pertinentes.

L’épidémie de la Covid a été gérée d’assez bonne manière par la majorité des pays africains, étant entendu que le problème a été moins sanitaire qu’économique. Les entraves à la mobilité des personnes ont été très largement respectées et se sont traduites par une série d’effets négatifs en termes d’insécurité alimentaire et nutritionnelle. Les échanges ont été réduits, les budgets familiaux ont été amputés et les transferts financiers des migrants ont été moindres, alors qu’ils sont absolument essentiels dans le financement de la vie économique d’un certain nombre de pays africains.

Les importations alimentaires ont diminué et les prix ont augmenté. En rajoutant l’impact de la crise ukrainienne sur le prix des produits alimentaires et celui des engrais, une double contrainte a pesé sur ces pays, qui font face un très gros problème nutritionnel. Dans de nombreux pays africains existent des phénomènes de malnutrition par carence alimentaire et carence en nutriments, mais également le développement de phénomènes d’obésité dans les villes. Nous constatons l’existence d’une assez forte corrélation spatiale entre l’insécurité physique des personnes et la malnutrition.

Nous observons en outre un phénomène de montée de la violence dans les relations entre pasteurs et éleveurs. La vie pastorale en Afrique concerne à peu près 250 millions de personnes, soit 20 % de la population africaine. Par exemple, dans une communauté peule, nous avons observé que pratiquement tous les pasteurs, sur la bande sahélienne, mais également à Madagascar et en partie au nord de l’Afrique du sud, sont armés pour se défendre contre les vols de bétail.

Un autre phénomène important vous intéresse au premier chef : le retour des coups d’État en Afrique. Ces coups d’État étaient fréquents jusque dans les années 1990, avant de diminuer par la suite. Or lors des trois dernières années, nous avons assisté à onze coups d’État, notamment en Guinée, au Mali, au Burkina Faso, au Niger, au Soudan, au Gabon. Au Tchad, s’est opéré un quasi-coup d’État, en tout cas une transmission non constitutionnelle du pouvoir. La situation qui prévaut est donc celle d’une insécurité assez généralisée, qu’elle soit climatique, alimentaire, agricole, ou simplement sécuritaire.

Je souhaite à présent évoquer les tendances lourdes. Nous assistons à ce que la Banque mondiale appelle une croissance à deux vitesses. La Banque mondiale distingue les pays pauvres en ressources naturelles des pays riches en ressources naturelles. À ce titre, il peut être paradoxal de constater que l’impact de la crise associée à la Covid et au conflit l’ukrainien est plus forte sur les pays riches en ressources naturelles. En effet, il existe dans les pays riches en ressources naturelles un phénomène de concentration sur l’activité minière et pétrolière, que l’on appelle la « malédiction des matières premières », qui se traduit par une réduction de la diversification des activités et donc une plus grande vulnérabilité aux chocs extérieurs, notamment les chocs de prix. La première des solutions que nous devons appuyer dans notre réflexion sur l’avenir de l’Afrique porte donc sur la promotion de la diversification. Naturellement, cette diversification est plus facile à préconiser qu’à mettre en œuvre.

Les estimations certes un peu grossières des démographes font état d’une projection d’un continent africain à 2 milliards d’habitants en 2050, qui se traduira par deux phénomènes : une très importante proportion de jeunes et l’urbanisation. De même, le poids relatif de l’Afrique dans la population en âge de travailler ne cesse d’augmenter, notamment vis-à-vis de la Chine et de l’Inde. Potentiellement, l’Afrique offrira une main-d’œuvre disponible à l’échelle de l’économie mondiale de plus en plus importante, de l’ordre de 20 % à l’horizon 2050. Le continent connaîtra donc la plus forte croissance de la population en âge de travailler, ce qui obligera les États à absorber une dizaine de millions de jeunes chaque année, alors que la capacité du secteur salarié privé classique est de l’ordre de trois millions. Cela signifie que la jeunesse devra trouver une intégration dans d’autres activités, dans ce qui est appelé très sobrement « le secteur informel », c’est-à-dire le secteur non structuré, non fiscalisé, non enregistré.

L’urbanisation est déjà notable : un Africain sur deux est « rurbain », en particulier dans les villes intermédiaires de 200 000 à 300 000 habitants. Cependant, les phénomènes de métropolisation ne cessent de s’accroître, comme en témoignent des villes comme Le Caire, Lagos, Kinshasa ou Abidjan. Il existe même des ceintures urbaines reliant plusieurs villes, telle celle qui va de Dakar à Yaoundé, qui sont marquées par une très forte densité de population. Cette urbanisation croissante pose naturellement des problèmes d’organisation et de gestion de la ville.

Compte tenu de ces données, les besoins financiers sont considérables. On estime ainsi que pour financer la reprise post-Covid, il fallait environ 285 milliards de dollars sur le continent et que pour financer les objectifs du développement durable à l’horizon 2030, il faudrait 200 milliards de dollars. L’amortissement de la dette supposait, au début de l’année 2022, 65 milliards d’euros. À titre de comparaison, le budget de la ville de Dakar est de 40 euros par habitant par an, quand celui de la ville de Paris est de l’ordre de 3 600 euros par habitant chaque année. De même, la ville de Ouagadougou, qui compte 5 millions d’habitants dispose d’un budget à peine deux fois plus important qu’une ville française de 25 000 habitants comme Rodez.

Dans ce contexte, nous assistons à une résurgence d’un problème d’endettement, qui avait été en partie résolu au début des années 2000, grâce à un certain nombre de processus d’annulation ou de report de dettes. Des situations d’endettement extrêmement dramatique pèsent sur des pays comme l’Angola, l’Éthiopie, le Kenya ou la République démocratique du Congo. L’analyse des données budgétaires pour trois pays clés de la zone sahélienne, le Burkina Faso, le Mali et le Niger, montre que l’année 2013 constitue une année charnière, à partir de laquelle les budgets militaires ont connu une hausse très marquée. Un collègue chercheur a démontré que plus ces budgets militaires augmentent, plus la probabilité d’un coup d’État ou d’un renversement constitutionnel est importante. Cette thèse se révèle absolument exacte puisque les budgets du Mali et du Burkina Faso n’ont jamais été aussi élevés que l’année où ces pays ont connu un coup d’État.

Je terminerai mon intervention en évoquant quelques considérations qui pourront faire réagir mes collègues du Trésor et de la Banque de France. Je prétends que l’Afrique a une grande légitimité à réclamer un soutien financier du reste du monde. D’abord, il s’agit du continent qui supporte le plus les externalités négatives de la mondialisation, notamment en termes de perte de biodiversité, d’expansion des grandes endémies et de réchauffement climatique. De plus, l’Afrique subit de plein fouet l’impact de crises comme celle de l’Ukraine. En outre, l’Afrique n’est pas émettrice de CO2, mais en subit le plus fortement l’impact. Le continent est dans une situation extrêmement pénalisante du point de vue économique et social.

Simultanément, l’Afrique joue un rôle fondamental dans l’équilibre de la planète, en particulier dans l’équilibre de sa biodiversité. Le bassin du Congo absorbe à lui seul l’émission de gaz à effet de serre de l’ensemble des véhicules de la planète. Il s’agit là du deuxième « poumon » mondial, derrière l’Amazonie. Le continent africain joue ainsi un rôle éminent en termes de services environnementaux, qui mérite compensation et rémunération, si nous voulons que ce bien public mondial puisse être correctement géré. Sur la scène financière internationale, l’Afrique dispose donc d’un certain nombre d’arguments pour exprimer le besoin d’un traitement particulier en ce qui concerne le financement de son développement.

Enfin, on pourrait se poser la question de savoir si l’Afrique n’est pas finalement créancière du reste du monde. La fuite des capitaux est si répandue que le continent est devenu un créancier net. Les flux de sortie sont divers. Ils concernent bien évidemment la fraude fiscale, mais surtout les rapatriements par le biais des prix internes des multinationales, par le truchement en particulier dans le secteur minier. La Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced) évalue les flux de sortie à 90 milliards de dollars environ par an, à comparer avec le montant de l’aide publique pour le continent, qui s’établit à 40 milliards de dollars. Au-delà des prix de transaction, figurent également parmi les flux de sortie des activités criminelles ou de la corruption. Ces flux de sortie sont particulièrement significatifs dans certains pays comme le Nigéria, l’Afrique du Sud, l’Angola, le Congo, l’Égypte ou le Maroc. Compte tenu de ces données, il est loisible de se demander si l’effort ne doit pas être aussi principalement porté sur la gestion de ces flux de sortie, de façon à « intérioriser » le modèle de financement.

Cette interrogation est régulièrement posée par les chefs d’État africains, qui ont décidé de créer une zone de libre-échange à l’échelle continentale, soit potentiellement la plus grande zone de libre-échange du monde. Les orientations portent sur l’agriculture, les infrastructures, l’intégration commerciale, les chaînes de valeur de production, la libre circulation des personnes et l’intégration financière et macroéconomique.

En guise de conclusion, je souhaite mentionner les termes de la discussion par les Africains eux-mêmes. Nous assistons aujourd’hui à la remontée de deux tendances assez fortes que l’on croyait éteintes depuis les années 1970 : le retour d’une certaine forme de souverainisme et d’un néo-panafricanisme, une conscience africaine. Felwine Sarr, grand économiste et philosophe sénégalais, nous rappelait que « L’Afrique n’a personne à rattraper » : l’idée d’un rattrapage a été hérité d’une conception du développement très ancienne, qui date des années 1960. C’est à l’Afrique de choisir son sentier, son cheminement. De son côté, le philosophe burkinabé Joseph Ki-Zerbo souligne que dans la tradition africaine, « il faut apprendre à ne pas se coucher sur la natte des autres, car c’est le plus sûr moyen de se retrouver par terre ».

M. William Roos, chef de service des affaires multilatérales et du développement à la direction générale du Trésor. Au sein de la direction du Trésor, je suis en charge des affaires multilatérales et du développement, notamment en charge du Club de Paris, avec notre directeur général Emmanuel Moulin.

Nous travaillons au quotidien sur les sujets d’évolution de l’endettement et de restructuration de dettes, mais nous couvrons aussi le volet financement, puisque nous gérons les banques multilatérales de développement, notre présence au Fonds monétaire international (FMI), ainsi que les relations bilatérales avec les pays d’Afrique sub-saharienne et la co-tutelle de l’Agence française de développement (AFD). Les enjeux de restructuration de dettes ne constituent donc qu’une petite part du sujet.

Ma présentation insistera particulièrement sur le volet budgétaire. Les pressions pour augmenter les dépenses sont nombreuses, compte tenu des différents chocs – le choc Covid, le choc du conflit en Ukraine –, mais également des besoins spécifiques liés à la sécurité ou aux catastrophes naturelles. En revanche, la capacité à financer ces dépenses a été moindre que celle des pays avancés, compte tenu d’une politique monétaire et d’une structuration financière totalement différente de celle que nous connaissons.

Les déficits ont augmenté et l’enjeu consiste aujourd’hui à retrouver une trajectoire soutenable : plus que le niveau de la dette à proprement parler, c’est la trajectoire d’endettement qui importe, au même titre que les règles budgétaires que l’on se donne pour assurer une soutenabilité à moyen terme. À ce titre, il convient de diminuer les dépenses qui ne sont pas efficaces, par exemple les subventions à la consommation d’énergies fossiles, qui ne bénéficient pas de manière préférentielle aux personnes les plus pauvres, et qui peuvent représenter plusieurs points de PIB dans le budget d’un État. À cet égard, la hausse du niveau des recettes fiscales – qui est globalement faible - fait partie de la solution, notamment par l’augmentation des bases taxables ou le relèvement de certains niveaux d’imposition.

Cela n’enlève en rien les besoins de financement extrêmement importants de ces pays pour répondre aux objectifs de développement, aux enjeux climatiques et sécuritaires. Les sources de financement peuvent être internes ou externes. Dans de nombreux pays se sont développés des marchés financiers locaux permettant des émissions de dettes souscrites par les acteurs locaux. Cependant, les institutions financières locales ont atteint une limite en termes prudentiels. Assez peu de pays africains ont accès aux marchés obligataires internationaux et à des émissions d’eurobonds ([5])  sur le marché obligataire, lesquelles n’ont d’ailleurs pas eu lieu en Afrique subsaharienne depuis le début de l’année 2022. Même les pays qui étaient les plus insérés dans les marchés financiers internationaux sont confrontés à des difficultés, notamment liées à la remontée des taux et une aversion au risque plus grande des investisseurs internationaux. Des pays comme le Ghana ne sont plus aujourd’hui en situation de pouvoir refinancer les eurobonds qui arrivent à maturité. Par ailleurs, pour la plupart des pays, le financement externe concessionnel ou commercial s’effectue plus de manière bilatérale ou multilatérale.

Pendant plusieurs années, après l’initiative des pays pauvres très endettés (PPTE) ayant conduit à de nombreuses annulations de dette, de nouveaux créanciers sont apparus, dont la Chine, mais également des créanciers privés dont des banques, ou dans certains pays, des créanciers obligataires. Nous assistons aujourd’hui à un tarissement très important des financements chinois, qui avaient porté de nombreux projets d’infrastructures en Afrique. Ainsi, certains pays ne bénéficient plus de financements nets de la part de la Chine. Ensuite, dans le contexte de la guerre en Ukraine, les flux d’aide publique au développement vers l’Afrique ont diminué. La France est ici un contre-exemple puisque nous avons continué à augmenter nos financements d’aide au développement.

Le besoin d’un financement concessionnel ou à bas coût a été à l’origine de l’initiative portée par le Président de la République d’un sommet sur le financement des économies africaines, en 2021. Ce sommet constituait la reconnaissance de la légitimité de cette question et cherchait à trouver des pistes de solution. En 2021, nous avons soutenu une dynamique de financement vers l’Afrique, notamment à travers l’allocation exceptionnelle de droits de tirage spéciaux (DTS) du FMI. Ainsi, 100 milliards de dollars de DTS figurant dans les réserves des pays développés ont été mobilisés en faveur des pays vulnérables, et en grande partie en Afrique. Des appels ont également porté sur la reconstitution ambitieuse de poches concessionnelles en dons ou en prêts à très bas taux d’intérêt, de la part de la Banque mondiale ou de la Banque africaine de développement. Pendant la période de la Covid, a été prise une initiative de suspension du service de la dette : les remboursements ont été stoppés puis rééchelonnés avec le même taux d’intérêt. Cet allégement des paiements avait pour objectif d’accroître les ressources disponibles des pays africains et leur permettre de faire face aux difficultés engendrées par la crise sanitaire.

Au-delà, demeurent des problèmes structurels de dette. À la fin de l’année 2021, nous avons mis en place un « cadre commun » entre les pays du Club de Paris (qui comprend des émergents comme le Brésil ou l’Afrique du Sud) et du G20 non membres du Club (Arabie Saoudite, Chine, Inde, Turquie), une structure qui n’est pas limitée aux pays développés et qui demeure attractive pour les pays émergents créanciers. Ce cadre commun partait du constat qu’il était nécessaire de mener un dialogue avec la Chine, qui est souvent le premier pays détenteur de dette dans les pays d’Afrique. Aujourd’hui, le FMI estime qu’il n’existe pas de risque systémique de crise de dette, que la situation n’implique pas une réduction transversale et automatique du stock de dette des pays, et qu’il faut les analyser au cas par cas.

Au sein du Club de Paris, dont le secrétaire général Philippe Guyonnet Dupeyrat est parmi nous aujourd’hui, nous avons traité le dossier du Tchad, il y a quelques mois. Quand le pays a demandé une restructuration de sa dette, les prix du pétrole étaient bas, mais compte tenu de la lenteur du processus, et c’est une critique justifiée, le pétrole était remonté lorsqu’il fut question de décider. Dès lors, il n’était plus nécessaire de procéder à un traitement de dettes quantitatif. Si les prix du pétrole devaient redevenir bas, nous nous sommes engagés à opérer un traitement de dettes. Nous avons donné au Tchad un levier pour négocier un reprofilage des paiements envers son principal créancier, qui est un créancier privé, Glencore.

Actuellement, nous finalisons le cas de la Zambie, à travers un reprofilage très fort : nous modifions totalement les flux de paiement sur l’ensemble des dettes, qui permet une réduction de 40 % en termes de valeur actualisée nette. Ces efforts importants donnent du levier pour que la Zambie négocie avec le comité de créanciers obligataires.

Un accord sur les grands paramètres est presque achevé avec le Ghana et nous sommes dans l’attente d’un accord technique entre le FMI et l’Éthiopie (staff level agreement). Au-delà des restructurations de dettes, nous réfléchissons à des clauses interrompant automatiquement le paiement du service de la dette en cas de catastrophe naturelle (« CRDC – climate resilient debt clauses »). Le sommet pour un nouveau pacte financier de Paris en juin 2023 a non seulement reconnu toutes ces avancées, mais il a également couvert des questions que vous avez posées, Monsieur le Président, sur l’importance d’avancer vers de nouvelles sources de financement. Une task force est ainsi chargée de sujets comme la taxation maritime ou la taxation de l’aérien.

M. Bruno Cabrillac, directeur adjoint à la direction générale des statistiques, études et international de la Banque de France. La direction générale de la Banque de France comprend une unité qui s’occupe pour le compte de l’État des questions de financement du développement, en lien très étroit avec la direction générale du Trésor.

Mon intervention portera particulièrement sur l’ex-zone franc, dont le nom a été changé, d’une part parce qu’il constituait un irritant à l’égard de nos partenaires africains et ensuite pour corriger une inexactitude. En effet, contrairement à ce que l’on entend encore aujourd’hui, il ne s’agit pas d’une véritable zone monétaire, mais d’un ensemble de pays ayant des accords de coopération monétaire avec la Banque de France, autour de trois zones monétaires totalement différentes. Il existe également deux francs CFA, deux monnaies totalement différentes qui ne sont pas librement convertibles entre elles.

Le seul lien qui unit ces pays de coopération monétaire Afrique-France est l’existence d’accords monétaires avec la France, qui reposent sur les mêmes principes, même si leurs textes sont différents. Ces accords de coopération monétaire représentent également le résultat d’un double choix librement exercé, par les pays de l’Union monétaire ouest-africaine (Uemoa) et de la Coopération financière en Afrique centrale (Cemac) : le choix d’être en union monétaire et d’avoir un taux de change fixe vis-à-vis de l’euro. Ce double régime de change rigide est unique au monde. Au titre de ces accords de coopération monétaire, la France donne sa garantie à chacune des banques centrales, donc à chacune des zones monétaires, et non à chacun des États. Cette garantie de change signifie qu’en cas d’épuisement des réserves mutualisées au sein de chaque zone, la France fournit de façon illimitée et inconditionnelle des réserves de change à ces zones.

À long terme, l’avantage principal de ce régime de change concerne sa stabilité monétaire : les études montrent que sur les trente dernières années, l’inflation cumulée a été significativement inférieure à celle des autres pays d’Afrique subsaharienne, pour des croissances à peu près comparables, notamment dans les pays du Sahel, ceux de l’Uemoa, ainsi que le Tchad, malgré tous les chocs qu’ils ont subis. Dans ce régime de change, la valeur de la monnaie est restée intacte lors des périodes de crise, qu’il s’agisse des troubles sécuritaires ou des périodes de poussée inflationniste internationale.

En 2023, la croissance a été relativement résiliente dans les pays de l’Uemoa, mais aussi de la Cemac, ces derniers étant essentiellement des pays exportateurs de pétrole, sont en convalescence depuis le retournement des cours en 2014. De même, les ratios d’endettement public sont plus faibles dans ces pays que dans le reste de l’Afrique subsaharienne. Ils disposent en outre de réserves de change substantielles. Ces fondamentaux se sont améliorés même si ces pays ont un peu plus utilisé leurs marges de manœuvre budgétaires et monétaires pour faire face à la crise Covid qu’en moyenne les autres pays d’Afrique sub-saharienne.

Le contexte de ralentissement de la croissance mondiale, de pressions inflationnistes persistantes et de durcissement des conditions de financement extérieur, notamment la fermeture des marchés de capitaux aux pays d’Afrique subsaharienne, et particulièrement ceux de l’UEMOA, est marqué par un recul des financements concessionnels dans l’Afrique subsaharienne et la diminution des financements chinois, auxquelles s’ajoutent des tensions sécuritaires et politiques, ainsi qu’une vulnérabilité élevée au changement climatique. De fait, les pays du Sahel figurent parmi les pays les plus sensibles aux risques physiques liés au changement climatique.

Malgré tout, je tiens à signaler la résilience de ces pays, en particulier les pays du Sahel au sein de l’UEMOA : le Mali, le Niger et le Burkina Faso, dont les performances macroéconomiques, selon les chiffres de la BCEAO, n’ont pas été fortement affectées malgré la dégradation de la situation sécuritaire et les coups d’État militaires. Ces derniers se sont généralement traduits par une petite poussée d’inflation, mais n’ont pas entraîné une forte régression du taux de croissance. Dans ces zones, le FMI a joué un rôle déterminant pour permettre à ces pays de mener une politique macroéconomique favorable à la croissance et au développement sur le long terme. Dans la zone CEMAC, composée de pays exportateurs de pétrole, le régime de change a permis une réelle stabilité monétaire, en comparaison avec d’autres pays exportateurs de pétrole comme l’Angola ou le Nigeria, qui ont subi un enchaînement dramatique, fait de hausse des prix, d’inflation et de détérioration du taux de change.

Au titre des déceptions relatives, on aurait pu penser que le régime de taux de change fixe aurait permis de limiter les effets du « syndrome hollandais », mais en réalité, ces pays n’ont pas fait plus de progrès en matière de diversification économique et de sortie progressive des énergies fossiles. La dépendance aux énergies fossiles demeure ainsi encore trop forte. Malgré tout, je souhaite conclure que dans la conjoncture actuelle marquée par une forte poussée inflationniste internationale, les avantages de ce régime de change demeurent significatifs.

M. le président Éric Coquerel. Je vous remercie pour vos interventions passionnantes, dont certaines ont permis de battre en brèche quelques idées reçues. Je vous avoue néanmoins que je reste un peu sur ma faim concernant votre réponse à la question de l’impact de la bifurcation écologique dans la prise en compte de financements supplémentaires. Je m’interroge également sur la récente réforme qui instaure une parité avec l’euro et qui, je le redoute, sera pénalisante pour la compétitivité des économies africaines.

M. Jean-René Cazeneuve, rapporteur général de la commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire. En 2023, l’aide publique au développement s’est établie à 15,9 milliards d’euros, en progression de 700 millions d’euros par rapport à 2022. La France tient ses engagements de montée en puissance d’une programmation de l’aide publique au développement, qui correspond aujourd’hui à 0,55 % de notre revenu national brut.

Dans le cadre de son aide, la France continue à comptabiliser l’annulation de dettes et généralement l’action sur l’endettement des pays africains. Considérez-vous cette pratique comme normale et est-elle commune aux autres pays prêteurs ? Je sais qu’elle est discutée. Ensuite, quel contrôle exerçons-nous aujourd’hui sur l’utilisation de cette aide publique au développement par les pays bénéficiaires ?

Le Président de la République a exprimé sa volonté de mettre fin au franc CFA. Quels sont les points d’attention auxquels le gouvernement sera confronté dans le cadre de la mise en œuvre de cette promesse ? Selon vous, sera-t-elle tenue et si tel est le cas, à quelle échéance ? Enfin, quel est aujourd’hui le niveau de sinistralité de la dette des pays africains ?

M. Philippe Sorez (RE). Mes chers collègues au nom du groupe Renaissance, je tiens tout d’abord à exprimer mes sincères remerciements à nos trois intervenants pour la qualité de leurs propos et de leur expertise, qui contribuent à éclairer nos débats dans le cadre du cycle Afrique. Les liens historiques entre la France et l’Afrique se distinguent particulièrement par le soutien et la coopération dans deux domaines clés, la défense et la monnaie. La coopération dans le secteur monétaire a été marquée par une certaine inertie générale des critiques et des mouvements de contestation dirigés en particulier contre le franc CFA.

Ainsi, en mai 2020, le Président ivoirien Alassane Ouattara et le Président français Emmanuel Macron ont officiellement validé la réforme du franc CFA en reconnaissant que cette monnaie était perçue comme un vestige de la Françafrique. Cet accord entre le Trésor français et la BCEAO implique deux changements majeurs : l’arrêt du versement de 50 % des réserves de change de la zone sur le compte d’opération du Trésor français et le retrait de la France des instances de gouvernance de la devise. Cependant, un point crucial demeure inchangé pour le moment : la France continue de garantir le franc CFA.

Cette étape représente une transition avant le remplacement du franc CFA par l’éco, censé devenir la future devise commune de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). Alors que cette réforme a eu un retentissement considérable au moment de son annonce, le franc CFA reste donc le symbole de l’ensemble des difficultés économiques de la zone franc et parfois, un prétexte pour des revendications plus larges contre la présence française en Afrique. À cet égard, quel regard portez-vous sur cette réforme et comment évaluez-vous ses impacts économiques et politiques, trois ans après sa mise en œuvre ? Concernant l’avenir du projet de transition vers l’éco et la disparition du franc CFA en Afrique de l’Ouest, quelles perspectives pourrions-nous envisager ?

M. Emeric Salmon (RN). Le 28 novembre 2017, le Président Emmanuel Macron a affirmé qu’il ne faisait pas un dogme du maintien de la zone de coopération monétaire des francs CFA. Il a rappelé l’importance du respect de la souveraineté des États africains en la matière. En parlant de ces derniers, il déclarait : « S’ils considèrent qu’il faut même supprimer totalement cette stabilité régionale et que c’est mieux pour eux, je considère que c’est eux qui décident et donc je suis favorable. » Nous nous reconnaissons pleinement dans cette position de respect de la souveraineté des États.

Un certain nombre de pays ont fait le choix de quitter la zone de coopération monétaire franc CFA, comme la Guinée ou la Mauritanie. Je ne pense pas qu’il soit dans l’intérêt de ces pays de quitter cette zone de coopération, facteur de stabilité économique, mais si telle est leur décision souveraine, qu’il en soit ainsi. En revanche, il me semble que l’on étudie beaucoup et a raison l’intérêt de l’existence des francs CFA pour les États membres africains et pas assez l’intérêt pour la France. Existe-t-il des études économiques prospectives anticipant les conséquences qu’aurait pour la France une disparition du franc CFA, au-delà de l’hypothèse d’une disparition de la zone ? Existe-t-il des études économiques sur les inconvénients et les avantages de l’existence du franc CFA, afin de déterminer si le maintien de cette zone monétaire est dans l’intérêt de la France ?

M. David Guiraud (LFI-NUPES). Je tiens à rappeler en préambule nos principales positions consistant à annuler en partie les dettes des pays africains, à permettre aux États des zones CFA d’Afrique de l’ouest devenue zone Eco d’avoir une monnaie dont ils sont les seuls maîtres et, enfin de consacrer 0,7 % de notre revenu national brut à l’aide publique au développement. En octobre 2023, un entretien d’Émilie Laffiteau publié par l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) dresse trois scénarios pour l’avenir monétaire des États qui utilisent le franc CFA : une monnaie commune aux quinze pays de la Cedeao, la création d’une monnaie unique au sein de l’Uemoa et enfin la fin d’une monnaie commune et la création de monnaies nationales. Quel scénario vous semble-t-il le plus probable ? Dans quelle mesure les trajectoires politiques et sécuritaires auxquels font face certains États pourraient-elles influencer ces trajectoires économiques ? Puisque la mise en œuvre de projets d’émancipation économique et financière annoncés par les présidents Macron et Ouattara en décembre 2019 est aujourd’hui au point mort, comment permettre aux pays africains des zones CFA de disposer d’une monnaie dont ils soient les seuls maîtres et dont ils puissent définir les contours, tout en leur garantissant une stabilité monétaire ?

M. Jean-Louis Thiériot (LR). Avant de poser ma question, je voudrais simplement témoigner, au nom de notre groupe, d’une légère divergence sur les présupposés, je pense aux propos de Monsieur Jacquemot concernant la légitimité des financements à l’Afrique. Je crois qu’il ne faut pas raisonner en termes de légitimité. S’il est évident que les pays développés ont pu générer des externalités négatives, des externalités positives ont également été fournies. Je pense notamment aux progrès en matière sanitaire. Le monde développé ne doit pas assumer une culpabilité collective vis-à-vis des pays africains.

Cela étant posé, pour éviter davantage d’externalités négatives et de difficultés, il est absolument nécessaire d’être présent en Afrique, et de participer au financement du développement des économies africaines et de la transition écologique. À défaut, d’une manière ou d’une autre, les problématiques, notamment démographiques, deviendront des problèmes qui toucheront l’Europe en général et la France en particulier.

Vous avez peu évoqué les questions de gouvernance étatique, mais aussi des entreprises. Comment améliorer la gouvernance des flux financiers en direction de l’Afrique ?

M. Mohamed Laqhila (Dem). Selon un proverbe africain, « la main qui donne reste toujours au-dessus de celle qui reçoit ». Comment pouvons-nous structurer notre relation économique, financière et sécuritaire, afin qu’elle soutienne l’Afrique, dans le cadre d’une relation plus équilibrée et pour éviter cette perpétuelle dynamique de dépendance ?

Ensuite, quelle stratégie pouvons-nous adopter pour renforcer l’autonomie économique et sécuritaire des pays africains ? En quoi la France peut-elle réviser sa politique d’aide au développement, pour évoluer vers un partenariat plus égalitaire avec les pays africains, favorisant leur développement durable et leur stabilité à long terme ?

Enfin, ne devons-nous pas nous interroger sur notre politique d’immigration dite « choisie » qui consiste finalement à attirer des étudiants aujourd’hui pour ensuite les retenir, privant l’Afrique de sa matière grise ?

Mme Lise Magnier (HOR). Nous avons absolument tous conscience que l’Afrique est au carrefour géographique, économique, diplomatique et militaire de notre monde et que la question des besoins de financement est donc cruciale, d’autant plus qu’aujourd’hui, l’Ouest et l’Est se font de nouveau face et que cette contestation entraîne évidemment des conséquences pour le continent africain.

À ce sujet, les investissements de la Chine et la communication associée sont symptomatiques d’une volonté d’expansion économique, entraînant un risque fort de mainmise politique et diplomatique sur le continent africain par des pays autoritaires, en lien avec des opérations de désinformation et d’influence visant à opposer l’Afrique et l’Europe. En quoi notre politique de coopération monétaire peut-elle enrayer ces opérations de contestation des partenariats euro-africains, et particulièrement franco-africains ?

M. Karim Ben Cheikh (Écolo-NUPES). Je retiens particulièrement de vos exposés les besoins de financement. Aujourd’hui, nous avons besoin de 285 milliards de dollars pour la période post Covid et de 200 milliards de dollars par an pour atteindre les objectifs du développement. Face à cela, l’aide publique au développement en direction de l’Afrique s’établit à 40 milliards de dollars. Le rapport entre les besoins de financement et l’aide réelle est donc d’un à dix.

J’ai retenu également de vos propos une corrélation entre financement des armées et coups d’État militaires. Serait-il pertinent de produire un graphique sur la même période pour mettre en lumière la relation entre le démantèlement du réseau diplomatique français au sens large et la détérioration de notre relation avec certains pays ? Par ailleurs, j’ai bien entendu les remarques du rapporteur général sur le niveau de notre aide publique au développement, à hauteur de 15 milliards d’euros, dont nous devons nous féliciter.

Cependant, nous savons aussi par ailleurs que nos outils de coopération en matière de développement reposent essentiellement sur des prêts. Pensez-vous que cet outil est aujourd’hui le plus pertinent, pour répondre aux défis que nous voyons en Afrique subsaharienne et surtout pour cibler les zones que nous considérons comme prioritaires ?

M. Jean-Marc Tellier (GDR-NUPES). Le 18 octobre dernier était publié le rapport de la Banque de France sur la coopération monétaire entre la France et l’Afrique. Je tire plusieurs conclusions de sa lecture. Tout d’abord, l’Afrique a besoin de financements massifs et de créations monétaires. La France doit cesser sa mise sous dépendance de la zone du franc CFA, mais plus encore, elle doit agir sur le plan international, pour changer radicalement les règles d’attribution des droits de tirage spéciaux (DTS) par le Fonds monétaire international (FMI).

Au-delà d’une nouvelle distribution des DTS non utilisés par les pays riches, qui s’effectue actuellement au compte-gouttes, une réforme des conditions d’émission des DTS devrait favoriser les critères de lutte contre la pauvreté et le financement à grande échelle de la transition économique et écologique du continent africain. Par ailleurs, les pays africains ont besoin de nouvelles recettes fiscales et nous devrions y consacrer des efforts en cohérence avec la réalisation des objectifs contenus dans le pacte international relatif aux droits économiques et sociaux et culturels, que la France a ratifié.

Il est souvent dit que l’Afrique est notre avenir, mais elle est d’abord l’avenir des Africains. Pourquoi ne pas flécher au moins 10 % de l’aide publique au développement (APD) vers le soutien et le renforcement des systèmes fiscaux de ces pays, pour leur fournir des moyens budgétaires de développement et de financement endogènes ?

Enfin, alors que les pays africains souhaitent recouvrer une souveraineté monétaire, comment expliquer que 81 % des stocks d’or de la Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest soient toujours détenus par la Banque de France ?

M. Charles de Courson (LIOT). L’Afrique est le continent dont la population croît le plus vite dans le monde, ce qui crée des besoins considérables en matière d’éducation, de santé, de logement et tout simplement de développement économique. Or, Monsieur l’ambassadeur, vous signalez que le taux de croissance économique de l’Afrique ne peut absorber cette croissance démographique. Quelles sont les grandes mesures qui permettraient d’ajuster l’offre et la demande en la matière ? Si nous ne parvenons pas à procéder à cet ajustement, des émigrations massives interviendront, à la fois à l’intérieur de l’Afrique et entre l’Afrique et l’Europe, des coups d’État militaires permanents surviendront et des régimes autoritaires s’installeront un peu partout.

Quelles peuvent être les grandes mesures en matière de freinage de la croissance démographique et d’aide au développement ? Notre système d’aide au développement permet-il réellement le développement de l’Afrique ? La politique monétaire n’est pas décisive à ce titre.

Mme Valérie Bazin-Malgras (LR). La situation financière en Afrique est préoccupante. L’endettement en Afrique subsaharienne a presque doublé en dix ans, passant de 30 % du PIB en 2013 à environ 60 % du PIB en 2022. Par conséquent, le coût du remboursement de la dette a également augmenté. Le ratio paiement d’intérêts sur recettes a été multiplié par plus de deux depuis le début des années 2010. Plus de la moitié des pays en Afrique subsaharienne présentent un risque de surendettement élevé ou sont en surendettement. L’augmentation des taux d’intérêt entraîne de fait des difficultés de remboursement, notamment pour les pays endettés. Elle accroît le fardeau financier, rend les remboursements plus coûteux et influence négativement l’économie. La situation est très inquiétante. Quelles actions spécifiques recommandez-vous pour atténuer ces problèmes de remboursement liés à l’augmentation des taux d’intérêt ?

M. Yannick Favennec-Bécot (HOR). Grâce au budget consacré à l’AFD, la France est dotée d’un outil de développement très puissant. Pour autant, il est peu visible sur le terrain, puisque les populations concernées l’ignorent et ne l’associent pas à l’amélioration de leur situation. Que préconisez-vous pour réformer la stratégie politique de l’AFD ? Comment rendre cette action plus visible et lisible pour les populations ? Que préconisez-vous concernant la réforme du franc CFA ? La France doit-elle, selon vous, attendre la décision des pays concernés ou faut-il leur fixer une échéance ?

M. Patrick Hetzel (LR). Monsieur Roos, vous avez insisté sur le fait que les investissements chinois sur le continent africain, après avoir été très conséquents, ont récemment reflué. À quelle hauteur s’étaient-ils établis lors de la dernière décennie ? Quels sont les pays aujourd’hui concernés par un retrait des investissements de la part de la Chine, qui entre très largement en conflit avec un certain nombre de politiques, à la fois françaises et européennes ?

Mme Marie-Christine Dalloz (LR). Monsieur Jacquemot a indiqué que les besoins financiers sont considérables. Messieurs Roos et Cabrillac, partagez-vous le chiffrage de cette évaluation ? Ensuite, au sein des accords de coopération monétaire, est-il prévu d’aider les pays d’Afrique subsaharienne à traiter les 90 milliards d’euros de flux financiers perdus annuellement ? Enfin, dans les pays de la Cemac, l’inflation est estimée à 5,7 % en 2023 pour une croissance du PIB de 2,7 %. La différence étant assez conséquente, quels seront les impacts sur la capacité de remboursement de la dette ?

M. Michel Castellani (LIOT). La croissance démographique en Afrique s’est établie l’an dernier à 23,4 pour 1 000, ce qui signifie que quand il y avait 1 000 Africains au 1er janvier, ils étaient 1 023 au 31 décembre. Cette croissance nous interpelle. Ainsi, la formation brute de capital nécessaire pour augmenter le revenu moyen individuel et donc le développement devrait donc être considérable. L’endettement africain, en particulier auprès de la France, vous semble-t-il vraiment constituer un vecteur de développement ? Ces dons ou ces prêts sont-ils véritablement dirigés vers des secteurs moteurs et inducteurs de développement ?

M. Bruno Cabrillac. Monsieur le président Coquerel, vous avez demandé si le système de change pénalise la compétitivité des pays de la coopération monétaire Afrique-France. Selon les estimations du FMI, depuis la dévaluation de 1994, le taux de change n’a jamais été durablement surévalué par rapport au taux de change d’équilibre. Il n’a pas non plus été durablement sous-évalué. Évidemment, le régime de change n’a pas d’effet sur la compétitivité hors prix. Par exemple, la France partage avec l’Allemagne la même monnaie, mais les résultats en matière de commerce extérieur sont loin d’être au même niveau.

Le 10 novembre dernier a été publiée une étude financée par l’AFD et réalisée par la Fondation pour les études et la recherche sur le développement international (Ferdi) sur la compétitivité hors prix dans les pays de l’Uemoa, qui évalue les différents facteurs, notamment ceux liés à la gouvernance, au climat des affaires, mais aussi aux infrastructures, et particulièrement les infrastructures d’énergie. Sur les avantages ou les inconvénients du système de change, il existe une littérature assez abondante, mais qui est peut-être un peu ancienne. Une autre étude récente de la Ferdi montre que sur le long terme, le système de change a été favorable pour la stabilité monétaire et donc pour la réduction de la pauvreté, puisque l’inflation touche avant tout les pauvres, notamment lors des périodes d’hyperinflation, qui conduisent à la dollarisation des économies. En revanche – et c’est effectivement un peu décevant – cette étude ne décèle pas d’effets significatifs sur la croissance, ni dans un sens négatif, ni dans un sens positif.

Ensuite, plusieurs d’entre vous ont indiqué que les pays de la coopération monétaire devaient récupérer une monnaie dont ils seraient les seuls maîtres. A priori, aujourd’hui, ils sont déjà les seuls maîtres de leur monnaie. Simplement, ils ont effectué un premier don de souveraineté monétaire, en créant des unions monétaires. Ils ont renoncé, comme nous l’avons fait nous-mêmes, à leur souveraineté monétaire au niveau des États. Ils ont choisi un système de change fixe qui contraint beaucoup leur politique monétaire, mais qui n’est pas si anormal pour les pays de niveaux de développement comparables. De fait, la plupart des pays à faibles revenus ont soit des systèmes de change fixe, soit des systèmes de change fortement gérés, pour éviter la volatilité des taux de change. Par conséquent, l’idée qu’ils ne seraient pas les seuls maîtres de leur politique monétaire me paraît erronée.

Vous avez également demandé si la politique de coopération monétaire pouvait enrayer la propagande antifrançaise. Elle l’a plutôt entretenue. C’est la raison pour laquelle nous avons conduit la réforme de la coopération monétaire avec l’UEMOA et que nous mènerons la réforme de la coopération monétaire avec CEMAC, afin d’enlever un certain nombre de symboles qui favorisaient les fausses interprétations. Malheureusement, certaines de ces fausses interprétations demeurent, comme celle consistant à dire que la France contrôle l’émission monétaire parce que les billets sont fabriqués à la Banque de France. La plupart des pays d’Afrique subsaharienne importent leurs billets sur la base de relations commerciales avec des entreprises allemandes ou britanniques, de la même manière que la Banque de France entretient des relations commerciales avec la BCEAO ou la Banque des États de l’Afrique Centrale. Le même raisonnement peut s’appliquer au stock d’or. La Banque de France détient effectivement le stock d’or de la BCEAO, de la même manière que nous gérons les stocks d’or d’un grand nombre de banques centrales. Cela leur permet de valoriser leurs réserves, mais n’a rien à voir avec une quelconque mainmise de la Banque de France sur les stocks d’or.

Par ailleurs, la question de la fuite des cerveaux a également été mentionnée. Des travaux, notamment ceux du professeur Hillel Rapoport, montrent qu’il existe également des effets positifs et qu’il faut, au cas par cas, en tenir compte pour évaluer les conséquences de la fuite des cerveaux. D’une part, elle encourage une diaspora encore plus active dans les relations entre les pays de départ et les pays d’accueil, ce qui engendre à son tour de la croissance. Ensuite, comme vous le savez, au niveau mondial, les remises de travailleurs émigrés ont dépassé maintenant les volumes d’aide publique au développement. En outre, la possibilité de partir à l’étranger et d’émigrer pour valoriser ses compétences renforce l’attractivité de l’éducation, et notamment de l’éducation supérieure dans un certain nombre de pays.

À titre personnel, je suis frappé par la disproportion entre d’un côté, les besoins de financement annoncés et calculés par les diverses institutions internationales ; et d’un autre côté, les flux officiels d’aides que nous pouvons mettre sur la table. Peut-être existe-t-il une surestimation des besoins de financement, lesquels sont calculés pour atteindre les dix-sept objectifs de développement durable, par nature très difficiles à établir.

M. William Roos. La légitimité que je mentionnais au titre des besoins de financement n’est pas d’ordre moral. Nous observons bien l’existence de besoins pour le développement économique ou pour l’action climatique, qu’il s’agisse de la réduction des émissions de gaz à effet de serre ou, surtout pour l’Afrique, de l’adaptation au changement climatique. La présidence indienne du G20 a commandé un rapport à deux économistes, Larry Summers et Nand Kishore Singh. Sur l’ensemble des besoins dans les pays en développement, ils considèrent qu’à l’horizon 2030, 3 000 milliards supplémentaires seront nécessaires, à la fois pour les enjeux de développement et les enjeux de climat au sens large. Selon eux, les deux tiers de cette somme (2 000 milliards de dollars) doivent provenir de financements locaux, c’est-à-dire d’institutions financières locales, de banques locales, et de la mobilisation des recettes fiscales dans ces pays. Le tiers restant, soit 1 000 milliards de dollars, doit provenir de l’extérieur, dont la moitié au titre de l’aide publique au développement et l’autre moitié au titre du secteur privé des pays riches. L’aide publique au développement se scinde elle-même en actions bilatérales et multilatérales.

À cet effet, l’agenda du G20 vise à accroître les capacités de financement des banques multilatérales de développement à des taux très bas, qu’il s’agisse de financements concessionnels ou non. L’ensemble des pays du G20 et des actionnaires des banques multilatérales s’efforcent d’optimiser le capital de ces banques, afin d’accroître les financements. en parallèle, la France est ouverte à une discussion sur des augmentations de capital de ces banques multilatérales, qui permettent d’obtenir un important effet de levier. Ainsi, pour un euro injecté dans une banque multilatérale, celle-ci peut délivrer six ou sept euros en capacité de prêt.

Ensuite, vous nous avez interrogés sur l’aide publique au développement, notamment pour savoir si la répartition entre les dons et les prêts est pertinente. Cette légitime question relève d’un choix politique, qui s’effectue chaque année lors de la présentation de la mission sur l’aide publique au développement. Sur le plan technique, il importe que des pays comme la France ou d’autres maintiennent un volet d’aide en prêts au-delà de ceux du FMI, dans la mesure où des besoins doivent être financés de cette manière, comme les besoins d’infrastructures ou des besoins de financements budgétaires.

Ensuite, le placement du curseur entre prêts et dons est une décision d’ordre politique. Selon la méthodologie de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), sur les 15 milliards d’euros d’aide au développement fournis par la France, douze milliards d’euros concernent des dons et trois milliards d’euros portent sur des prêts.

Faut-il procéder à des annulations systématiques de prêts ? Ma réponse technique est négative. En effet, si nous savons par avance que les prêts vont être automatiquement annulés au bout de quelques années, la bonne réponse consiste cesser les prêts et à ne procéder que par des dons. Il s’agit là d’une forme d’honnêteté vis-à-vis du Parlement. Si nous voulons continuer à pouvoir effectuer des prêts, les restructurations ne doivent intervenir que lorsqu’elles sont absolument nécessaires. Nous les réalisons dans le cadre du secrétariat du Club de Paris, assumant la priorité d’un retour le plus important possible pour la France et les contribuables français qui ont financé ces prêts, tout en respectant les capacités de remboursement des pays bénéficiaires.

Lorsque nous négocions aujourd’hui des restructurations de dette, comme nous le faisons pour des pays comme la Zambie, l’Éthiopie ou le Ghana, notre priorité vise à réduire les flux financiers et le service de la dette, mais aussi à faire en sorte que l’ensemble du capital soit remboursé. De fait, les annulations en capital sont très rares. Lorsque nous avons agi de la sorte, notamment de manière massive dans un cadre coordonné multilatéral comme celui de l’initiative pays pauvres très endettés, elles étaient comptabilisées comme une aide publique au développement. Mais sur le fond, une annulation de dette est un don. Encore une fois, il est logique d’être transparent, afin qu’un débat politique nécessaire sur la répartition puisse avoir lieu, mais il ne faut pas faire un prêt pour faire in fine un don.

Sachez que le contrôle de l’aide publique au développement de la France est effectivement un sujet majeur, sur lequel porte notamment la loi de 2021. Cette évaluation est incontournable pour s’assurer de la bonne utilisation des fonds par les pays qui en bénéficient, qu’il s’agisse de prêts de politiques publiques ou des aides budgétaires. La plupart du temps, nous nous associons à des programmes FMI ou de la Banque mondiale, lorsque nous fournissons un appui budgétaire à un pays en difficulté. Nous interrompons les aides lorsque le pays n’est plus d’accord pour mettre en œuvre les améliorations de la gouvernance financière et de la transparence prévue dans le cadre d’un programme avec le FMI.

Enfin, je souhaite achever mon intervention en évoquant le sujet du franc CFA. Comme l’a indiqué M. Bruno Cabrillac, cette réforme a été symbolique, mais les symboles comptent. Ensuite, il n’y a aucun tabou dans notre dialogue avec les ministères des finances d’Afrique centrale ou d’Afrique de l’Ouest. Comme le Président de la République et le ministre des finances l’ont rappelé, nous sommes à l’écoute et si les gouvernements de ces pays souhaitent une évolution, la France l’accompagnera, évidemment.

Mais dans les faits, nous constatons que dans de nombreuses zones du monde, il existe une demande d’appui externe ou d’une coopération régionale pour réduire la volatilité des monnaies et les risques de change, au-delà de l’Afrique centrale ou de l’Afrique de l’Ouest. D’une certaine manière, la coopération monétaire telle que nous l’avons mise en place est une réponse possible, mais elle n’est pas la seule. Elle comporte un certain coût en termes de risques pour la France et il est logique, politiquement, que vous l’évaluiez.

M. Pierre Jacquemot. Tout d’abord, l’Assemblée nationale dispose probablement du meilleur rapport sur la coopération française réalisé depuis une dizaine d’années, le rapport de 2018 de M. Hervé Berville, alors parlementaire en mission, qui a abouti au texte de loi le 4 août 2021, une loi travaillée avec l’ensemble des acteurs, notamment de la société civile et des collectivités locales. Ce rapport est remarquable et je regrette qu’il soit à peine cité dans le rapport de M. Fuchs et de Mme Tabarot. Malheureusement, il a été largement remis en cause par les décisions du comité interministériel de la coopération internationale et du développement de juillet 2023 concernant un certain nombre de principes de base, notamment en matière de déliement de l’aide.

La question de l’efficacité de l’aide publique au développement est en effet traitée dans ce document. En tant qu’ex-directeur du développement et de la coopération à l’ancien ministère de la coopération et au ministère des affaires étrangères, je peux témoigner du grand contrôle, jusqu’au dernier centime, des sommes de l’APD, pour s’assurer qu’elles ne profitent pas à des opérations de blanchiment ou à des financements de terrorisme. Ce contrôle est particulièrement rigoureux jusqu’au dernier bénéficiaire, ce qui est d’ailleurs techniquement très difficile à mettre en œuvre, dans des pays où il n’existe pas d’état civil. Nous sommes soumis à des audits permanents sur nos opérations. Il est très difficile, sur du prêt ou sur du don, de détourner de l’argent public.

Ensuite, la question fondamentale consiste à savoir si la destination de cet argent est la plus optimale, en termes de besoins. À cet égard, 90 % des projets que nous avons en portefeuille ne sont pas financés, le plus souvent pour des raisons liées aux capacités de mise en œuvre. À ce titre, l’exemple le plus emblématique concerne le projet du plus grand barrage hydroélectrique au monde, le projet Grand Inga, à l’embouchure du fleuve Congo, dont il est question depuis vingt ans. De fait, de nombreux projets, notamment d’infrastructure, manquent aujourd’hui non de financement, mais d’une véritable capacité de mise en œuvre et d’une démonstration de leur pertinence.

Par ailleurs, je n’ai pas parlé de culpabilité de l’Occident vis-à-vis de qui que ce soit. Je pourrais dire plus précisément qu’il existe des problèmes de responsabilité croisée et de solidarité à l’échelle planétaire. J’ai simplement mis en lumière le cas du continent africain, qui ne produit pas de CO2, mais qui dispose en revanche de capacités de captation de CO2 très importantes et qui fournit là un service environnemental. Dans une logique économique, ce service environnemental doit trouver un financement.

La question du renforcement des capacités de contrôle par les ambassades de l’aide publique au développement qui transite par l’AFD ou de son émancipation est récurrente, depuis de nombreuses années. Localement, et je suis bien placé pour le dire, la capacité de l’ambassade à pouvoir gérer l’ensemble des partenariats français, y compris privés, constitue un véritable sujet. Il est certain que la mise en cause du statut d’ambassadeur par le gouvernement est un handicap terrible, lorsque l’on sait que pour travailler dans certains pays africains, il est nécessaire d’opérer un apprentissage long, pour être en mesure d'appréhender les réalités anthropologiques, sociologiques, politiques et linguistiques d’un pays. Il n’est pas possible d’exercer ce métier dans de bonnes conditions et de servir au mieux la France en étant parachuté.

Je souhaite également évoquer la situation du Niger, dont j’étais très proche, pour un ensemble de raisons. Il me semble extrêmement grave de n’avoir pas parlé des 25 millions de Nigériens qui du jour au lendemain sont trouvés sous sanction de la Cedeao, indirectement appuyée par la France, sans médicaments, sans produits vivriers, sans essence, ni énergie. Simultanément, la France a décidé d’arrêter son APD. Le réseau des dix-sept ONG que je préside a donc été obligé de licencier plus de 50 personnes sur place, de suspendre ses programmes en direction de la mère et de l’enfant, de la lutte contre la malnutrition, de l’insertion des jeunes et de la promotion de l’agroécologie, soit des dizaines de projets en direction des populations les plus vulnérables.

En disant « la France arrête de vous aider », nous avons contribué au ressentiment à l’encontre des Français. En outre, la junte au pouvoir se détourne de sa mission de sécurité et de lutte contre les groupes armés pour redistribuer les prébendes après avoir évincé un certain nombre de politiques et de dirigeants d’entreprises publiques. Le pays est désormais dans une situation dramatique. En tant que citoyen français et ancien diplomate, je trouve que cette attitude est absolument contre-productive pour notre image. Cette même erreur a déjà été accomplie par le passé au Togo et en République démocratique du Congo, et nous l’avons reproduite au Mali, au Burkina Faso et au Niger.

Par ailleurs, le franc CFA demeure un élément de fantasme important. Le billet de banque est fabriqué à Chamalières et s’appelle le franc ; 50 % des dépôts de la zone Cemac sont en France. Aujourd’hui, en compagnie d’un certain nombre d’experts africains, nous travaillons sur ces questions depuis un certain temps et nous savons qu’il faut sortir du rattachement à l’euro. Dès lors, un rattachement à un panier de devises représentatives des activités commerciales de la zone me paraît absolument évident. Une certaine marge de flexibilité est également nécessaire.

En conclusion, deux questions, qui n’ont pas été abordées lors de notre discussion, me semblent incontournables concernant le franc CFA. D’une part, la parité actuelle ne constitue-t-elle pas une prime aux importations ? Si tel est bien le cas, il y a là un sérieux problème pour pouvoir établir des politiques de souveraineté alimentaire. D’autre part, le crédit à l’économie tel qu’il existe encore, favorise-t-il le financement dans les pays concernés ? Cela ne me semble pas certain.

M. le président Thomas Gassilloud. Je vous remercie tous les trois pour cette audition très intéressante, qui témoigne des liens entre les enjeux financiers et les enjeux de sécurité. Nous comptons sur la commission des finances pour continuer à s’investir sur des sujets de défense et à ce titre, nous nous tenons à sa disposition.

M. le président Éric Coquerel. La commission des finances est disponible pour renouveler cette expérience sur des sujets croisant finances, défense et enjeux internationaux.


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4.   Audition conjointe, ouverte à la presse, avec la délégation française à l’Assemblée parlementaire de la Francophonie (APF), de M. Emmanuel Kasarhérou, président du Musée du quai Branly-Jacques Chirac et de Mme Cécile Megie, directrice des stratégies et coopérations éditoriales transverses de France Média Monde, sur les enjeux médiatiques et culturels dans la relation Afrique-France (mercredi 22 novembre 2023)

 

 

M. le président Thomas Gassilloud. Nous continuons notre cycle Afrique en partageant ce matin notre audition avec la section française de l’Assemblée parlementaire de la Francophonie (APF), que préside Mme Amelia Lakrafi. Après avoir évoqué les enjeux d’endettement et de coopération monétaire avec la commission des finances, nous abordons maintenant des enjeux médiatiques et culturels, également très importants dans la relation Afrique-France. La diversité de ces sujets témoigne du caractère pleinement multidimensionnel de notre partenariat avec les États africains et démontre la nécessité d’avancer dans ce cycle avant que nous ne replongions directement dans les enjeux de sécurité.

Madame Cécile Mégie, vous êtes directrice des stratégies et coopérations éditoriales transverses de France Médias Monde, qui regroupe notamment la chaîne d’information continue France 24 et la radio mondiale RFI. Vous pourrez certainement revenir sur les enjeux relatifs à l’image des médias français sur le continent, leur audience et leur portée réelle, à l’heure où les réseaux sociaux sont omniprésents, mais également sur la contribution de ces médias au rayonnement de la francophonie. Nous serions également intéressés de vous entendre sur le rôle que peut jouer l’audiovisuel extérieur de la France dans notre relation avec les Afriques, alors que certaines voix s’élèvent pour en faire un outil d’influence à part entière. De fait, les Africains nous interrogent parfois pour savoir si France 24 est une chaîne dont la ligne éditoriale est totalement libre ou si elle est au service des intérêts français. Vous pourriez peut-être revenir à ce titre sur le lancement des États généraux de l’information souhaité par le Président de la République.

Monsieur Emmanuel Kasarhérou, vous êtes président du musée du quai Branly-Jacques Chirac. Nous serions heureux d’entendre votre analyse sur la perception de l’action culturelle en Afrique, alors que d’autres pays développent des stratégies parfois plus visibles, notamment la Chine, qui multiplie l’ouverture d’instituts Confucius. Vous pourriez notamment revenir sur les enjeux entourant la restitution d’œuvres et la coopération entre les musées français et africains, mais également avec les représentants des diasporas en France.

Amélia Lakrafi, présidente déléguée de la délégation française de l’Assemblée parlementaire de la francophonie. Mes chers collègues, c’est à ma connaissance la première fois qu’un délégué de la section française, et certainement une présidente déléguée, copréside une réunion commune avec une commission permanente de l’Assemblée nationale. C’est pourquoi je tiens à remercier très chaleureusement mon collègue Thomas Gassilloud de m’avoir sollicité pour être aujourd’hui à ses côtés, avec la commission défense. Je veux également saluer son initiative visant à associer les membres de la section française de l’Assemblée parlementaire de la francophonie aux travaux qu’ils mènent dans le cadre d’un cycle d’information sur leur relation entre la France et le continent africain.

À cet égard, je souhaite rappeler que si l’Assemblée parlementaire de la francophonie réunit à ce jour quatre-vingt-douze sections membres, associés ou observateurs, la section française y occupe une place toute particulière pour plusieurs raisons. Elle est en effet la plus nombreuse, avec quatre-vingt-dix députés et soixante sénateurs. Le Parlement français est aussi le deuxième le plus gros contributeur financier de l’APF, après l’Organisation internationale de la francophonie, l’OIF. De même, plusieurs parlementaires français occupent des fonctions importantes au sein des différents organes de l’APF.

Je veux ici saluer le travail de notre collègue Bruno Fuchs, qui a été désigné délégué général de l’APF et anime cette institution aux côtés du député canadien Francis Drouin, qui la préside. Plusieurs de nos collègues députés et sénateurs sont également soit présidents de commission et de réseau, soit rapporteurs au sein de ces mêmes organes. Je suis moi-même l’une des vice-présidentes de l’APF. Vous le voyez, la section française s’implique fortement dans le fonctionnement et l’animation de l’APF. Elle met un point d’honneur à être représentée et à intervenir à chaque réunion d’instance. La position française portée par les élus français est toujours attendue et écoutée.

Pour autant, l’APF n’est pas un outil au service du Parlement français. Les parlementaires membres de la section française ont à cœur de concilier leur double statut de membres de l’APF et de membres du Parlement français. C’est pourquoi les échanges que nous aurons ce matin m’apparaissent très importants et je veux remercier très chaleureusement M. Emmanuel Kasarhérou et Mme Cécile Mégie pour les éclairages qu’ils pourront nous apporter. La relation entre la France et le continent africain est marquée par la « confusion d’une histoire pesante », pour reprendre les termes utilisés par Jean-Louis Borloo, comprenant trois périodes, la colonisation, la décolonisation et la mondialisation de l’Afrique, qui se tourne aujourd’hui vers d’autres partenaires.

Nous en avons largement parlé hier en séance publique lors des débats sur les partenariats renouvelés entre la France et les pays africains. Face à cette Afrique nouvelle, la France s’est longtemps interrogée et a engagé des actions très fortes en ce sens, dont la restitution des biens culturels, mais aussi bien d’autres actions. Ainsi que le Président de la République l’a indiqué le 23 février lors de son dernier déplacement en Afrique centrale, nous avons un destin lié avec le continent africain et nous devons choisir quel rapport nous voulons entretenir avec les pays africains, en sortant des grilles de lecture du passé. Il nous faut considérer les pays africains comme des partenaires avec qui nous avons des intérêts et des responsabilités partagées.

Nous devons bâtir des relations respectueuses, équilibrées et responsables pour œuvrer ensemble pour des causes communes, comme la lutte contre le changement climatique. Cette nouvelle réalité s’incarne dans cette nouvelle politique de partenariat que nous menons désormais. Il est très intéressant pour nous de vous entendre, tant les champs culturels et médiatiques sont importants pour ces relations renouvelées que la France entend bâtir avec l’Afrique. L’importance de nos relations culturelles avec les pays africains est évidente. Nous en avons eu la preuve lors de l’organisation de la session Africa 2020. Je la constate sur le terrain, avec la programmation de nos instituts français ou de nos alliances françaises partout en Afrique.

Cette nouvelle politique de partenariat est sans doute appelée à s’accroître avec le projet de la Maison des mondes africains ou la cité de la langue française à Villers-Cotterêts, qui fera la part belle, je l’espère, à des projets communs avec les pays d’Afrique. La question du relais de l’information et des médias en langue française au travers de France Média Monde et de TV5 Monde est également un enjeu politique de taille, comme nous l’avons vu avec l’interdiction de France 24 ou de RFI dans certains pays du Sahel. Sans doute allez-vous nous donner quelques pistes pour établir cette nouvelle relation par le dialogue et l’échange, par le croisement des savoirs et des expériences que nous partageons déjà à l’APF et dans l’espace francophone.

Mme Cécile Mégie, directrice des stratégies et coopérations éditoriales transverses de France Média Monde. Directrice des stratégies et coopérations éditoriales transverses à France Média Monde, j’ai l’honneur de représenter Marie-Christine Saragosse, la PDG du groupe, qui s’excuse de ne pas être présente en raison d’un déplacement en Roumanie.

Pour débuter mon propos, je tiens à rappeler quelques points concernant notre groupe. France Médias Monde regroupe trois médias : RFI, la radio d’actualité mondiale en français et en seize autres langues ; France 24, la chaîne d’information internationale en continu, en français, en anglais, en arabe et en espagnol ; et Monte Carlo Doualiya, la radio française en langue arabe diffusée au Proche et au Moyen-Orient, qui ne concerne pas directement le continent africain, mais qui est une part importante du dispositif de l’audiovisuel extérieur de la France. Nos trois médias ont compté en 2022 près de 260 millions d’auditeurs, téléspectateurs et internautes chaque semaine à travers le monde. L’Afrique est historiquement notre premier bassin d’audience et constitue donc un continent majeur pour nos médias.

Mon propos s’articulera autour de deux grands points. Il s’agit d’une part de l’ancrage historique de nos médias en Afrique, mais qui évolue aujourd’hui dans un contexte de tensions accrues. D’autre part, j’évoquerai la stratégie de proximité que nous développons depuis plusieurs années auprès des publics du continent africain et que nous entendons encore renforcer dans les années à venir.

RFI et France 24 constituent des médias référents pour couvrir l’actualité du continent africain : l’expertise de nos journalistes à Paris, un service dédié à RFI, le service Afrique, des journalistes spécialisés à France 24, mais également une grande présence sur le continent, avec un très important réseau de près d’une centaine de correspondants, des envoyés spéciaux permanents à Abidjan, à Dakar et à Nairobi. Les Afriques, autant l’Afrique de l’Ouest que l’Afrique de l’Est, sont concernées par la présence de ces professionnels de RFI et des rédactions délocalisées.

Nos médias proposent quotidiennement une couverture de l’actualité africaine, tant dans les programmes d’information qu’à travers les émissions référentes, les sessions d’actualité africaine sur RFI, deux journaux dédiés à l’Afrique sur France 24 où nous donnons un écho mondial à tout ce qui fait événement en Afrique, en offrant également une image positive et fédératrice du continent à travers notamment des événements comme la prochaine Coupe d’Afrique des Nations, qui aura lieu au mois de janvier 2024. Un magazine hebdomadaire dédié à la jeunesse, « Alors, on dit quoi ? », traite des sujets qui concernent le quotidien de notre auditoire. Enfin, il est toujours extrêmement impressionnant de mesurer la notoriété des journalistes et des animateurs de RFI et de France 24 lors des déplacements sur le continent.

Par ailleurs, comme le prévoient les missions de France Média Monde, nous donnons un très large écho à l’actualité française dans toute sa diversité, dans toutes ses dimensions. Le lien indéniable avec le continent africain est souligné à travers cette actualité – la saison Africa 2020 avait ainsi été un moment phare de notre couverture – et il nourrit nos programmes, à travers la présence des diasporas et des échanges humains réguliers entre la France et l’Afrique.

En matière de distribution et de diffusion, nous bénéficions d’une présence extrêmement importante sur le continent africain. En radio, RFI dispose du plus grand parc FM avec 115 émetteurs. Elle est également reprise par près de 500 radios partenaires à travers le continent. Ces radios locales reprennent ainsi une grande partie de nos programmes et notamment nos programmes d’information. Nous avons également conservé une diffusion en ondes courtes, qui conservent une grande importance dans cette région du monde et permettent de toucher notamment des populations plus isolées des grandes villes, et singulièrement dans la bande sahélienne.

En télévision, France 24 est diffusée sur le satellite et sur la TNT quand cela est possible dans certains pays et dans les zones urbaines. Au total, 62 millions de foyers sont distribués par France 24 sur le continent africain. Mentionnons également le numérique, nos sites propres RFI, France 24 dans leurs différentes déclinaisons, mais également les différentes plateformes, les réseaux sociaux, la syndication avec des sites panafricains. Depuis le mois d’octobre 2023, nous avons lancé des chaînes WhatsApp, nouveau vecteur de diffusion d’information pour nos médias et nous enregistrons des performances records en la matière.

Nos médias sont très puissants et enregistrent des résultats d’audiences exceptionnelles. La dernière étude Africascope menée par l’Institut Kantar montre que près de 60 % de la population en Afrique francophone suit RFI et/ou France 24 de façon hebdomadaire. RFI est la première radio internationale en Afrique francophone, elle est toujours classée dans le top 5 des radios les plus écoutées quotidiennement dans les sept villes couvertes par cette étude. En outre, France 24 conforte son statut de première chaîne d’information internationale, toutes cibles confondues sur l’Afrique francophone. Elle figure parmi les dix chaînes les plus regardées chaque semaine.

Le contexte évolue sur le continent africain et il est marqué ces dernières années par de grandes tensions. Très concrètement, cela se manifeste par une recrudescence des manipulations de l’information, de la désinformation, des « infox ». À travers ces manipulations de l’information, des tentatives de déstabilisation sont instrumentalisées par certains États.

À ce titre, il nous semble important de noter le lancement de chaînes à destination de l’Afrique par la Turquie qui propose et assume une vision alternative de l’actualité du monde, c’est-à-dire alternative à la vision occidentale. Il faut également relever la présence d’une offre francophone du média russe Russia Today, avec l’installation d’un bureau à Alger, de manière à couvrir l’ensemble du continent africain, et singulièrement l’Afrique francophone. Ces médias nourrissent des « narratifs » anti-français de manière assumée par ceux qui les dirigent. Ces contenus, disséminés sur les réseaux sociaux pénètrent progressivement au sein des opinions publiques et se manifestent ensuite sur le terrain, parfois de façon très violente.

Nous sommes également en première ligne à travers nos médias face aux attaques contre la liberté d’informer. Nos médias ont récemment fait l’objet de coupures, de censures dans trois pays africains, d’abord au Mali et au Burkina Faso l’année dernière, puis au Niger depuis le mois d’août dernier. L’ensemble de nos médias, y compris les diffusions par les radios partenaires de RFI, sont soumis à la censure et ont été coupés. Si nous sommes coupés, c’est d’abord parce que nous sommes puissants, mais aussi parce que nous apportons une information libre et indépendante qui parfois, et même souvent, dérange.

Dans ces circonstances, nous avons conscience que nous sommes coupés parce que nous sommes certes français, mais aussi, plus généralement, parce que nous sommes des médias internationaux. Ces censures sont habituellement les signes d’une très forte dégradation de la liberté de la presse et du droit d’informer dans ces pays, dont font les frais très rapidement et très lourdement les journalistes et les médias locaux du continent. Malgré les coupures, nous réussissons à être quand même suivis. Des stratégies de contournement sont mises en place et nous arrivons à voir à travers nos antennes que des publics continuent, au Mali, à nous suivre, par exemple sur YouTube et à participer à nos émissions interactives.

Nos chaînes WhatsApp ont connu un succès fulgurant, en un temps record. Ainsi, la chaîne WhatsApp consacrée à l’émission « Appel sur l’actualité » de RFI compte près d’un million d’abonnés et la chaîne de France 24 en français en enregistre pour sa part 1,4 million. Ces moyens de contournement reçoivent un public extrêmement nombreux et montrent combien nos médias sont aussi attendus.

Les coupures, néanmoins, nous font perdre près de sept millions de téléspectateurs et auditeurs, uniquement dans les trois pays que sont le Mali, le Burkina Faso et le Niger.

Il est évident que ces situations de grande tension, voire de confrontation, font courir des risques sécuritaires majeurs à nos équipes. Nos envoyés spéciaux ne peuvent plus aller sur ces terrains et les correspondants qui doivent y rester sont évidemment suivis d’extrêmement près et de façon très régulière par notre dispositif de sécurité. Nous continuons malgré tout à effectuer notre travail d’un journalisme indépendant et libre, qui lutte contre les infox, sans naïveté.

Nous restons attachés à nos valeurs et nous poursuivons notre action à destination des publics africains et nos partenariats avec les professionnels du continent africain. À ce titre, trois de nos rédactions sont localisées sur le continent africain, dont la dernière en date est située à Dakar, pour y produire et diffuser des contenus en langues régionales. Le mandenkan et le fulfulde sont opérés depuis Dakar, l’haoussa et le swahili sont opérés depuis Lagos depuis 2007 et Nairobi depuis 2010. Ces ancrages et ces stratégies visent à favoriser une plus grande proximité avec les auditeurs, à travers le développement de notre politique de production et de diffusion vers le continent africain dans des langues transnationales, de façon à pouvoir servir des publics le plus largement possible. Nous ne voulons pas nous enfermer dans un dialogue qui serait totalement déséquilibré, où nos médias seraient perçus comme émettant depuis de Paris vers des publics qui entendent un message venu de beaucoup trop loin.

Enfin, nous poursuivons notre lutte contre la désinformation et la manipulation de l’information. Nous allons augmenter nos productions dans ce domaine, nous organisons en réseau notre production de lutte contre les infox, le « débunkage », afin que l’ensemble des rédactions de RFI puissent avoir un impact encore plus large dans ce domaine et mettre en valeur le travail de nos équipes. Pour finir, nous conduisons deux projets essentiels et structurants portés par Marie-Christine Saragosse, PDG de France Médias Monde : une offre 100 % numérique panafricaine à destination des jeunes publics africains et un décrochage en télévision pour France 24 qui serait opéré depuis Dakar, où l’offre d’information professionnelle devenue depuis et vers l’Afrique francophone serait encore plus valorisée.

M. Emmanuel Kasarhérou, président du Musée du quai Branly-Jacques Chirac. Ma contribution sera beaucoup plus modeste, puisque le Musée du quai Branly-Jacques Chirac a dans ses missions la préservation, l’étude et la valorisation des cultures des quatre continents en dehors de l’Europe. L’Afrique constitue donc une partie de notre perspective, de nos missions. Nous conservons 370 000 œuvres, dont certaines remontent à quatre cents ans, et les collections africaines représentent 90 000 œuvres.

Nous conservons également plusieurs millions de documents, photos et archives que nous nous employons à enrichir. Notre présence et notre action en direction du continent africain sont assez anciennes, puisque nous partageons cette histoire commune, une histoire parfois complexe à analyser et que nous découvrons nous-mêmes, tant sur la partie de la colonisation que la partie des décolonisations. La transparence est au cœur de l’ADN de ce musée, qu’il s’agisse de la transparence sur ces collections, sur ces documents, mais aussi sur l’information que l’établissement détient sur les collections et sur le partage.

Nous portons l’idée qu’une étude moderne et contemporaine de ces collections ne peut s’effectuer qu’avec un double regard. Il s’agit d’une part du regard porté depuis Paris sur l’histoire de ces collections et de leur constitution, l’histoire du goût et du rapport de la France aussi avec ses différents espaces ; et d’autre part de la perception que peuvent avoir nos collègues africains de cette histoire, de leur appréciation sur ces objets. Nous avons donc mis en place une série de projets de recherche scientifique sur nos collections, avec ce double regard.

Nous bénéficions pour ce faire de bourses du ministère de la culture qui nous permettent de faire venir nos collègues africains pour étudier ensemble les collections, en toute transparence. Ces collègues, qui exercent des responsabilités au plus haut niveau dans les musées nationaux, conservent les collections dans les pays qui nous intéressent et sont intéressés également par cette relation. Ces travaux s’effectuent dans le cadre de cette nouvelle offre de relations entre la France et les pays d’Afrique, lancée lors du discours de Ouagadougou et qui comprend également la proposition d’opérer des restitutions. C’est aussi dans ce cadre qu’intervient ce travail d’ouverture, de partage, d’analyse et de culture communes sur la manière d’aborder les collections anciennes et les différents épisodes historiques.

À ce titre, nous avons travaillé avec le musée national du Tchad, qui formulait une demande assez globale sur l’ensemble de nos collections. La venue de notre collègue pendant trois mois à Paris en 2021 lui a permis de se rendre compte que ces collections étaient en grande partie impressionnantes en nombre, mais que la qualité n’était pas forcément en rapport avec cette impression numérique. Nous avons donc commencé un travail très précis d’analyse des différentes collections, en sachant qu’une grande partie des collections qui sont conservées à Paris ont aussi une histoire commune avec les collections qui constituent le cœur des collections nationales, que ce soit au Tchad, au Sénégal, au Burkina Faso ou dans d’autres pays.

Ce travail commun est mutuellement bénéfique. Nous avons également travaillé avec le Burkina Faso, mais aussi avec le Mali et notamment le directeur du musée national, avec lequel nous tentons de maintenir des relations, malgré les difficultés. Nous sommes en effet persuadés que ces relations humaines et cette passion commune créent un fil, certes fragile, mais qui peut permettre de passer une période de tension, où nous sentons également que certains de nos collègues sont parfois victimes de suspicions en raison des rapports qu’ils peuvent avoir avec nous. Nous devons ainsi nous adapter en fonction de l’actualité. Ceci est particulièrement vrai pour le Mali, mais nous allons pouvoir renouer ce partenariat, ne serait-ce que par des voies de visioconférence, afin de poursuivre ce travail très important sur cette histoire commune et complexe de la constitution des collections, en particulier en période coloniale.

En travaillant avec ces différents pays, nous nous sommes aperçus que nous avions besoin d’un cadre plus global, qui nous permette de travailler de manière multilatérale, au-delà du dialogue bilatéral habituel, qui demeure nécessaire. Nous sommes donc saisis d’une des principales missions de collecte et de recherche menée de 1931 à 1933, qui est partie de Dakar pour aller jusqu’à Djibouti. Nous avons ainsi constitué un programme de recherche avec l’ensemble des partenaires, l’ensemble des pays qui constitue cette diagonale. Il est bien évident qu’aujourd’hui, nous avons dû moduler notre enthousiasme initial, puisqu’un certain nombre de pays et de régions sont aujourd’hui impossibles à rejoindre. L’idée consistait à confronter cette histoire ancienne, la perception que nous pouvons avoir depuis l’Europe, avec l’appréhension qui pouvait en être faite depuis ces différents pays. Cela concerne les pays que j’ai cités, mais également Djibouti, le Cameroun, le Sénégal et évidemment la Côte d’Ivoire. Ce travail de longue haleine verra son aboutissement dans un premier temps à travers une exposition qui aura lieu au musée du quai Branly-Jacques Chirac en 2025 et qui, ensuite, sera déclinée dans les différents pays qui auront la volonté de le faire. Il ne s’agira pas d’une exposition pensée à Paris et envoyée en Afrique, mais bien d’une reformulation, d’une réinvention de cette exposition en fonction des intérêts propres de chaque pays.

Cet exemple montre bien qu’il nous faut nous adapter à chaque fois à des perceptions et des sensibilités. Plus encore, au sein même de chaque pays, il existe des relations intercommunautaires extrêmement complexes et évolutives, dont nous devons absolument tenir compte. Nous travaillons évidemment de manière très étroite avec la Côte d’Ivoire, puisque le projet de loi sur les restitutions sera bientôt présenté devant l’Assemblée nationale, en particulier un projet qui leur tient à cœur et qui remplit jusqu’à présent les différents critères retenus pour des restitutions.

Afin que ces restitutions ne soient pas simplement un geste, certes important, mais qui finalement s’achève avec le retour de l’objet, nous travaillons également à la mise en œuvre de collaborations, pour accompagner ce processus politique de restitution. Ces collaborations visent à partager la formation professionnelle et à faire en sorte que nos propres agents, mais aussi les agents des différents musées concernés, puissent travailler en bonne intelligence pour le futur. Ces collaborations concernent particulièrement le musée historique d’Abomey et le musée d’histoire de Ouidah, au Bénin, qui ont été décidées après la restitution de vingt-six œuvres des collections nationales françaises en direction du Bénin. Un autre exemple concerne le musée des civilisations de Côte d’Ivoire, avec lequel nous travaillons à la préparation d’une restitution, si telle en était la volonté nationale.

Nous œuvrons également à la formation de nos futurs collègues conservateurs et restaurateurs du patrimoine, en collaboration avec les instituts de formation, l’Institut national du patrimoine, l’École du Louvre ; et nous accueillons différents futurs collègues, pour des stages qui sont souvent de longue durée. Nous avons travaillé avec deux personnes venues du Gabon, une personne du Bénin, une personne des Comores et une autre de Côte d’Ivoire. Nous continuons à accueillir très régulièrement, chaque année, ces personnels. J’en profite pour souligner d’ailleurs que nous accueillons actuellement le directeur du musée national de Côte d’Ivoire. Nos professionnels participent évidemment à des formations. Je voudrais insister sur le fait qu’il nous semble important de créer les conditions d’une circulation des œuvres, qui était également au cœur du discours de Dakar.

Enfin, nous avons organisé avec les collègues européens à Dakar, au début de cette année, une grande réunion rassemblant une soixantaine de musées africains, pour essayer de définir quels pourraient être leurs besoins et comment faire en sorte de travailler en dehors de nos relations historiques limitées avec les pays autrefois colonisés par la France. Nous avons présenté à la Commission européenne un projet assez ambitieux portant sur une collaboration plus large entre la France via l’Europe et les pays africains.

Mme Lysiane Métayer (RE). Au nom du Groupe Renaissance, je vous remercie sincèrement pour votre participation au sein de nos commissions et délégations conjointes, ainsi que pour la qualité de vos interventions. Vos contributions de ce jour, abordées sous l’angle culturel et médiatique enrichissent significativement nos travaux en cours consacrés à l’Afrique. En introduction, il conviendra de rappeler qu’au moment de son élection en 2017, le Président de la République française a exprimé son engagement à revitaliser les liens entre la France et le continent africain. Cette démarche est concrétisée par diverses initiatives, mettant particulièrement l’accent sur la refonte de notre aide en faveur d’une relation partenariale. Je peux citer les dialogues Afrique-France conduits par Achille Mbembe, philosophe africain, mais également le nouveau sommet Afrique-France.

Cette refonte du partenariat de la France avec les pays du continent africain, bâtie autour de la société civile et du soutien au secteur privé, offre un nouveau cadre de réflexion aux nouvelles générations sur la relation entre l’Afrique et la France. Dans le domaine de la culture, cette refonte est mise en œuvre très concrètement, notamment ici en France et à Paris. Je souhaite profiter de votre présence pour évoquer le forum Création Africa qui s’est déroulé en octobre dernier. Il s’agit du premier salon de ce type en Europe, autour des industries culturelles et créatives, qui se déroulera de façon alternative entre la France et les pays du continent africain.

Ces industries culturelles et créatives englobent les secteurs liés à la création, au développement, à la production et à la diffusion de biens, de services et d’activités à contenu culturel, artistique et/ou patrimonial. À la croisée des diplomaties économiques et d’influence, la promotion des industries culturelles et créatives est un élément clé de la politique française. Le forum Création Africa vise ainsi à encourager la création de passerelles créatives et le partage d’idées innovantes entre la France et les pays du continent africain, et a pour ambition de devenir le rendez-vous incontournable des créateurs.

Ces initiatives contribuent à renforcer les liens entre les individus en favorisant un échange interculturel dynamique. La mise en avant de nos cultures respectives constitue-t-elle un des moyens appropriés pour approfondir la compréhension entre nos peuples et redéfinir la relation entre l’Afrique et la France ? Quelle est votre perception de ce genre d’initiative axée sur la promotion d’une approche partenariale ?

Mme Gisèle Lelouis (RN). En tant qu’élue de Marseille, je suis ravie de vous entendre ce matin, car ma ville, la plus ancienne de France, est un lieu où les cultures dialoguent, pour reprendre une devise du musée du quai Branly-Jacques Chirac. En tant que membre de la commission de la défense, je ne peux que déplorer les errements de la politique française actuelle en Afrique, qui conduisent à une telle hostilité et incompréhension dans certains pays que les troupes françaises sont contraintes de se retirer dans la précipitation.

À l’inverse, la coopération culturelle offre des perspectives encourageantes, comme en atteste l’audience de France Média Monde en Afrique. France 24 est ainsi la première chaîne d’information en Afrique francophone avec 40 millions de téléspectateurs hebdomadaires, RFI compte pour sa part 38 millions d’auditeurs hebdomadaires. Nous nous en réjouissons, même si nous déplorons l’écho parfois donné à des discours anti-français ou plus récemment anti-israéliens. Les restitutions de certaines œuvres sont également vues comme un élément d’apaisement des relations. Le groupe Rassemblement national est d’ailleurs favorable à des restitutions au cas par cas, car il n’est pas question de vider les collections nationales.

Nous considérons que certaines restitutions participent au maintien du dialogue culturel si précieux que j’évoquais en préambule. Nous sommes tout aussi convaincus que la conservation, la restauration et la présentation d’œuvres sur notre sol, au quai Branly par exemple, permettent une connaissance et une protection du très riche et très divers patrimoine africain à destination du public du monde entier. Sur le plan de cette protection, j’aurais justement une question quant au patrimoine malien. Lors des raids Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi), notamment à Tombouctou en 2013, des témoignages exceptionnels du passé ont été détruits ou partiellement détruits par les terroristes islamistes. Disposez-vous d’éléments quant à la restauration de ce patrimoine exceptionnel ?

Ensuite, nous savons que des pays étrangers comme la Russie, la Chine ou la Turquie déploient leurs médias en Afrique avec un discours parfois hostile à la France. Pouvez-vous nous en dire plus sur leur pénétration du paysage audiovisuel, notamment en Afrique francophone ?

Mme Pascale Martin (LFI-NUPES). Compte tenu de l’héritage colonial français sur le continent africain, la coopération entre l’Afrique et la France est particulièrement riche. Elle l’est d’autant plus ces derniers temps avec la volonté – en tout cas affichée – de la France de démocratiser sa relation avec ses partenaires africains. De nombreux forums culturels participent notamment au rayonnement de la culture française en Afrique et au rayonnement des cultures d’Afrique en France. Cette politique culturelle, de la même manière qu’elle s’inscrit dans un contexte historique chargé, s’avère souvent être un levier de puissance et de politique étrangère pour la France, comme en témoignent plusieurs décisions et déclarations françaises.

La plus récente concerne la cacophonie autour de la « suspension de tous les projets de coopération qui sont menés avec des institutions ou des ressortissants et ressortissantes du Burkina Faso, du Mali et du Niger », puis la déclaration de la ministre Rima Abdul-Malak qui indiquait « qu’aucune déprogrammation d’artistes n’avait été demandée par le Gouvernement ». La France a sciemment mis un coup d’arrêt à la coopération culturelle avec ces États, affectant de fait le dialogue interculturel entre les peuples concernés.

Aussi, plusieurs articles universitaires de presse dénoncent le fait que le musée du quai Branly-Jacques Chirac ne traite que trop peu, voire pas du tout de la question de l’héritage colonial de la France en Afrique, alors qu’il pourrait s’agir d’un moyen de renforcer, voire de relancer le dialogue interculturel avec l’Afrique. Il pourrait également être intéressant de savoir de quelle manière est perçue dans le milieu culturel français l’émancipation des artistes et des intellectuels et universitaires africains, ainsi que la dénonciation croissante d’une certaine politique néopatrimoniale menée par la France. Quelle est votre perception sur la politique française de suspension des visas, y compris pour les artistes ? Cette décision ne risque-t-elle pas d’entacher le dialogue interculturel entre les peuples d’Afrique et de France, ainsi que les perceptions de ces peuples dans leur culture ?

M. Vincent Bru (Dem). Madame Megie, vous avez évoqué à plusieurs reprises la censure dont nous avons été l’objet de la part des autorités nigériennes, et précédemment au Mali et au Burkina Faso. Les dirigeants africains ont-ils fourni les motivations de ces décisions ? Par ailleurs, cette politique de censure touche-t-elle uniquement la France ou bien d’autres pays européens ou occidentaux y sont également confrontés ? Vous avez en outre évoqué des chaînes qui ne sont pas toujours très amicales vis-à-vis de notre pays, notamment les chaînes turques ou russes. Qu’en est-il de la Chine ?

Monsieur Kasarhérou, je souhaiterais obtenir de plus amples détails sur l’accompagnement de la France et particulièrement de votre musée, pour assurer des conditions nécessaires à la réception et à la conservation des œuvres qui sont restituées dans les pays africains.

Mme Isabelle Santiago (SOC). M. Kasarhérou, j’ai écouté avec un très grand intérêt votre exposé, qui met en lumière la nécessité des échanges, des recherches, mais aussi la restitution d’œuvres. Ce travail de partage est essentiel pour jeter des ponts entre les peuples et les cultures, et il nécessite un réel d’engagement, afin de ne pas décevoir. Ma question s’adresse toutefois à vous deux. Compte tenu des enjeux transversaux, notamment de partage sur ces territoires, disposez-vous des moyens nécessaires ?

Mme Delphine Lingemann (Dem). Plus de la moitié de la population africaine est âgée de moins de 24 ans. Vous avez évoqué la montée en puissance des réseaux sociaux dans la diffusion de vos programmes. Vous avez ainsi parlé de WhatsApp et de YouTube, mais je souhaite m’attarder sur TikTok, le navire amiral du soft power chinois. Il a dépassé dans de nombreux pays africains les réseaux sociaux dits traditionnels, notamment en Afrique subsaharienne, puisqu’il arrive en deuxième position. Quelle place accordez-vous à TikTok dans votre stratégie de déploiement sur le continent africain ? Intervenez-vous en prévention ou en sensibilisation concernant les fake news véhiculées sur les réseaux sociaux ? Participez-vous à des programmes de sensibilisation auprès des jeunes sur le continent africain ?

M. Jean-Philippe Ardouin (RE). Dans plusieurs conflits civils touchant des pays africains, la France, ex-puissance coloniale, est souvent pointée du doigt et accusée de nombreux maux. Ce constat de rejet de la France s’inscrit également dans une lutte d’influence informationnelle menée par la Russie et la Chine. Le 3 mai 2023, Reporters sans frontières a souligné la désinformation en hausse et les menaces envers les journalistes dans de nombreux pays africains. RFI et France 24 ont notamment été suspendus au Mali en avril 2022 pour des raisons politiques qui relèvent d’une évidente atteinte à la liberté de la presse. Aussi, comment conciliez-vous votre statut de médias indépendants avec l’image des médias français qui vous est renvoyée localement et quelles en sont les conséquences, notamment sur votre ligne éditoriale ? De plus, comment assurez-vous la sécurité de vos correspondants dans les pays qui traversent ces troubles ?

M. Christophe Marion (RE). M. Kasarhérou, j’ai eu le plaisir d’échanger avec vous il y a quelques semaines dans le cadre de la proposition de loi relative à la restitution des restes humains appartenant aux collections publiques. Il me semble que ce sujet représente un enjeu culturel et diplomatique important pour la relation entre les pays étrangers, notamment africains, et la France. En effet, cette proposition de loi devrait permettre de répondre aux demandes de restitution formulées, notamment par l’Australie, l’Argentine ou Madagascar. L’Afrique n’est pas particulièrement représentée, ce qui peut sembler étonnant au regard du passé colonial de notre nation. Comment expliquez-vous cette situation ?

Pensez-vous, à partir de vos connaissances et des coopérations que vous menez avec les musées du continent africain, que des demandes de restitution sont à venir ou que la France devrait communiquer davantage sur ses capacités de restitution auprès des pays africains ? Je me souviens qu’en tant que directeur du centre culturel Tjibaou, vous aviez décidé, après discussion avec les anciens, de laisser des restes kanaks au musée de San Francisco, où ils étaient conservés. Si une telle décision était prise par un État africain dans les prochaines années, comment envisageriez-vous les conditions d’exposition de ces restes humains dans nos musées, pour en faire de véritables ambassadeurs culturels de leur pays d’origine ?

Mme Cécile Mégie. Madame Métayer, vous avez évoqué le forum Création Africa et les partenariats. Ils s’inscrivent dans ces initiatives auxquelles nous donnons de l’écho depuis Paris, mais également en très grande proximité, grâce à notre réseau de correspondants et nos envoyés spéciaux, qui nous permettent d’observer leur effet sur le continent africain.

Cet aller-retour entre la France et le continent est essentiel et nous nous efforçons de le cultiver sur nos antennes. Nous nous efforçons en outre de maintenir ce lien à travers la valorisation de l’ensemble des manifestations qui ont lieu sur le continent ou en France, mais également en restant cohérents et fidèles aux valeurs et principes éthiques d’un média de service public d’un pays démocratique tel que le nôtre. Ce dispositif éthique et déontologique constitue pour nous la pierre angulaire de notre travail et nous sommes persuadés aujourd’hui que conserver cette ligne, sans compromission, nous permet de rester fidèles aux exigences d’un média libre et indépendant, comme l’avait rappelé le Président de la République devant les ambassadeurs. Nous sommes bien conscients que nous sommes directement attaqués parce que nous sommes un média de service public français – et non un média d’État – et que notre indépendance constitue en quelque sorte notre influence. En maintenant nos principes, nous pensons pouvoir répondre au défi qui est le nôtre aujourd’hui et que vous décrivez parfaitement, celui de rester résilient mais démocratique, dans un contexte de plus en plus difficile et tendu.

S’agissant des moyens, les arbitrages budgétaires pour l’année 2024 ont eu lieu. Le mécanisme de la recette affectée constitue pour nous un signe extérieur d’indépendance. Marie-Christine Saragosse a l’habitude d’insister sur ce point et il s’agit effectivement d’un élément essentiel. Notre dotation est en hausse, même si elle comprend un effet d’optique compte tenu du changement de modalité de financement, désormais lié à la TVA et non plus à la contribution à l’audiovisuel public. Cependant, nos budgets restent bien en deçà de ceux de nos partenaires et amis des services publics internationaux, que sont la BBC et la Deutsche Welle, alors même que nos performances dans notre périmètre d’Afrique francophone sont bien supérieures à celles de la BBC en Afrique anglophone. Très sommairement, en termes de moyens, plus serait mieux. Nous pouvons encore développer des programmes, mais nous sommes bien conscients d’être en retrait par rapport à la BBC World Service ou la Deutsche Welle, sans parler de USA Global Media, le service extérieur des médias publics américains.

Ensuite la question de TikTok et des réseaux sociaux au sens large rejoint également celle des moyens. Nous sommes bien sûr conscients qu’il s’agit d’un vecteur extrêmement important, et notamment pour toucher les jeunes publics. WhatsApp en est un également, mais aussi un terrain considérable de prolifération d’infox. Le fait que l’opérateur Meta permette aujourd’hui aux médias d’arriver sur WhatsApp nous a permis de rentrer dans la boucle très rapidement. France 24 a commencé à se développer sur TikTok et nous menons également des projets pour RFI.

Ici aussi, la question porte sur les moyens, dans la mesure où la « grammaire » pour s’adresser à ces publics et s’exprimer sur TikTok n’est absolument pas la même que celle de la diffusion pour France 24, sur WhatsApp ou sur X, sans compter Facebook. Les moyens concerneraient ainsi des personnels et un apprentissage supplémentaire. Nous travaillons pour pouvoir y être présents, car nous sommes bien conscients que cette présence est primordiale. Quand je parlais de ce projet 100 % numérique à destination des jeunes publics du continent africain, je pensais spécifiquement aux réseaux sociaux.

Nous sommes en train d’étudier plus précisément la configuration future, qui comprendra de la vidéo, sans doute sur TikTok, mais aussi sur YouTube. Les champs sont extrêmement vastes et nous devons évidemment nous adresser au plus grand nombre de publics possibles, sur les plateformes les plus diverses possibles.

M. Emmanuel Kasarhérou. S’agissant des partenariats de la création, nous pensons que la co-construction est essentielle, à travers un regard commun porté sur le passé qui peut d’ailleurs être divergent, afin de travailler durablement, en toute vérité et en toute transparence. Mais le musée ne s’attache pas qu’au passé, il se tourne également vers le présent et la création contemporaine, et je pense que les demandes sont aussi importantes dans ce domaine : voir l’Afrique au travers de ses créateurs et peintres d’aujourd’hui permet également un regard différent. À ce titre, un marché de l’art africain contemporain est en train de se développer. Par ailleurs, les musées africains n’ont pas forcément vocation à ne s’intéresser qu’à l’Afrique. Nous avons, nous-mêmes, à la demande de nos collègues sénégalais, organisé en 2022 une exposition sur Picasso et les arts africains à Dakar, qui constituait une première depuis 1966. Nous devons connaître les lieux d’où nous parlons, être fiers de nos héritages et, en même temps, pouvoir les confronter et partager de manière plus apaisée.

Il existe effectivement une menace permanente de destruction du patrimoine. Malheureusement, je n’en sais pas plus. Il faudrait demander à mes collègues qui travaillent à l’Alliance internationale pour la protection du patrimoine dans les zones en conflit (Aliph). Cependant, nous sommes bien conscients de cette problématique. À cet égard, nous menons par exemple un travail avec notre collègue du musée national du Mali pour identifier les collections qui, si elles retournaient sur place, ne seraient pas soumises aux risques d’une destruction. Je pense qu’il en est absolument aussi conscient que nous.

Nous essayons de travailler également sur la question de l’héritage colonial, et de la complexité associée. De notre côté, nous n’avons qu’une partie de la source, des documents qui vont dans un sens unique. Le travail sur l’histoire coloniale mérite là aussi une double lecture, à tout le moins plusieurs points de vue. Il existe en effet des ressentis qui n’apparaissent pas dans nos sources, des imprégnations mémorielles très fortes que nous ne percevons pas forcément de notre côté au travers de l’étude scientifique ou historique. Dès lors, un travail commun doit être mené. Celui-ci peut être réalisé sur le moyen et le long terme, comme en témoigne le projet « Dakar-Djibouti » dont je parlais précédemment et qui consiste notamment à regarder les conditions d’acquisition, de collection et de recherche réalisées en période coloniale, dans un contexte spécifique.

S’agissant de l’accompagnement que nous réalisons auprès de différents musées et collègues, les transferts de documents sont très importants. Les musées avec lesquels nous travaillons souffrent d’une sous-représentation de la documentation, compte tenu des vicissitudes de l’histoire. Le partage, la mise en commun de ces documents est à ce titre essentielle et nous nous essayons de porter cette expertise, de manière très modeste : nous attendons que le besoin s’exprime et nous évitons d’arriver avec ce que nous pensons être le bon regard. L’idée consiste ainsi à inverser la dimension, à susciter l’émergence du besoin pour pouvoir mieux y répondre, et ainsi avoir une relation de nature différente.

Ensuite, nous travaillons à moyens constants et nous essayons de réorienter une partie de nos ressources. Le musée compte à la fois un département des collections, mais aussi un département de la recherche. Nous avons en effet la chance d’avoir une double tutelle, à la fois du ministère de la culture mais aussi du ministère de la recherche et de l’enseignement supérieur. Dans le détail, une grande partie de nos moyens de recherche ont été réorientés vers ces questions d’histoire coloniale, qui aident à éclairer les restitutions. Un grand travail doit être mené dans ce domaine et je me réjouis de l’annonce de la ministre de la Culture, qui a présenté un fonds commun germano-français permettant de financer aussi ces recherches de provenance. Il s’agit là d’un travail long et fastidieux, que nous devons engager avec les partenaires européens. En effet, cette histoire n’est pas que française, elle est aussi européenne. Les informations sont souvent diffuses et appartiennent à d’autres pays. Il nous faut donc les concentrer et, simultanément, accomplir ce travail que j’évoquais tout à l’heure avec les pays d’origine.

En ce qui concerne les restes humains, je pense que nous avons effectivement besoin de continuer à mener ce travail proactif que nous avons entamé. Il ne faut pas attendre que la demande arrive, mais être capable de répondre le plus clairement possible avec les éléments les plus objectifs, comme nous le faisons exactement pour les objets. Plus globalement, il importe de ne pas nous contenter de répondre aux demandes, mais d’anticiper, en nous interrogeant sur la légitimité et les circonstances historiques de l’arrivée de ces collections dans les biens de la nation.

J’ajouterai pour terminer que nous faisons aussi un important travail de « désanonymisation » des personnes qui ont été photographiées en contexte colonial, qui implique là aussi un effort soutenu. Souvent, l’époque voulait qu’on enlève l’information singulière et personnelle pour la remplacer par une information générique de type humain. Ce travail peut être d’ailleurs être lié à la question des restes humains. Le musée a ainsi été saisi d’une demande du département de la Guyane concernant des personnes qui ont été exhibées en Europe et qui sont mortes en France. En lien avec l’association guyanaise qui porte cette mémoire, nous avons mené un travail pour retrouver les individus photographiés, afin de leur « rendre » leurs noms.

Mme Amélia Lakrafi. Je vous remercie infiniment pour les éclairages que vous nous avez apportés. J’ai été témoin privilégiée de la co-création et de la co-construction muséale de l’exposition « La route des chefferies du Cameroun », qui a été exposée d’abord au Cameroun, puis au musée du quai Branly-Jacques Chirac et qui a connu le succès que nous connaissons tous.

Je me rends presque tous les mois dans les pays africains et je peux constater à quel point la notoriété des antennes de France Médias Monde est grande. Je tiens notamment à saluer votre collègue Juliette Fievet, dont l’émission « Légendes urbaines » est suivie par tant de jeunes Maliens, Burkinabé ou Nigériens, grâce à des réseaux privés virtuels (VPN).

Je ne peux pas conclure cette table ronde sans corriger une infox. Les soi-disant errements de la France ne sont en aucun cas la cause du retrait de Barkhane. La France n’est pas non plus responsable des putschs de militaires antidémocratiques.

M. le président Thomas Gassilloud. Je remercie vivement nos deux invités pour les précisions apportées.


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5.   Audition conjointe, à huis clos, avec la délégation française à l’Assemblée parlementaire de la Francophonie (APF), de Mme Anne-Claire Legendre, porte-parole, directrice de la communication et de la presse au Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, sur la lutte informationnelle en Afrique (mercredi 22 novembre 2023)

 

M. le président Thomas Gassilloud. Bonjour à tous. Cette séance, à huis clos, traitera de la lutte informationnelle en Afrique. Nous accueillons Mme Anne-Claire Legendre. Vous êtes diplomate et avez été notamment ambassadrice de France au Koweït. Vous occupez depuis 2001 le poste de porte-parole et de directrice de la communication et de la presse au ministère de l’Europe et des affaires étrangères. Ce poste revêt une importance particulière alors que les discours anti-français ne cessent de se développer sur le continent africain, que les fausses informations sont instrumentalisées et qu’une nouvelle fonction stratégique influence a été consacrée dans le cadre de la revue nationale stratégique (RNS). De l'influence découle la notion de lutte informationnelle, qui fait partie des nouveaux champs de conflictualité. Reste que la France, en tant que démocratie, ne peut employer les mêmes méthodes que certains de ses compétiteurs et ne joue pas, d'une certaine manière, à armes égales avec eux.

Madame la directrice, vous nous expliquerez sans doute comment la France peut répondre aux stratégies de désinformation menées à son encontre et mettre en place un nouveau narratif. Nous sommes également curieux de savoir si cette dimension est suffisamment prise en compte au niveau interministériel, et notamment ce qu'il en est de la coopération avec le ministère des armées sur ce point.

Mme Amélia Lakrafi, présidente déléguée de la délégation française de l’assemblée parlementaire de la francophonie. J'ai le plaisir de retrouver Mme Anne-Claire Legendre, qui a été ambassadrice dans ma circonscription. Je voulais vous souhaiter la bienvenue à cette audition conjointe inédite entre la commission de défense nationale et des forces armées et la section française de l'APF. La section française joue un rôle de premier plan au sein de l'APF et ses représentants sont très attendus et écoutés lors des réunions, tout particulièrement en Afrique francophone. C'est pourquoi la question de la diffusion de l'information sur ce continent revêt une importance considérable, à la fois pour la section française mais également pour l'APF et la Francophonie plus largement. Trop souvent, les amalgames et les approximations sont largement diffusés par les autorités de certains pays, qui reprochent à la France d'apporter seule des réponses politiques et/ou militaires aux crises, au lieu d'assumer leurs responsabilités, conduisant à faire de la France un bouc émissaire bien utile. L'action de la France fait également l'objet d'une propagande intense de la part de pays tiers hostiles. Celle-ci a démontré dans plusieurs cas son efficacité.

La France a pris tardivement la mesure de ce phénomène et, avouons-le, les diplomates n'étaient pas armés pour le contrer. Le Quai d'Orsay a toutefois décidé de réagir et est censé avoir mis en place des instruments pour répondre à cette campagne de dénigrement contre notre pays. J'espère que vous nous en parlerez.

Mme Anne-Claire Legendre, porte-parole, directrice de la communication et de la presse au ministère de l’Europe et des affaires étrangères. Je vous remercie de votre invitation pour cette session conjointe que je comprends sans précédent.

Vous m'avez invitée pour évoquer la lutte informationnelle en Afrique et les moyens dont nous disposons. Cette lutte informationnelle et la manière dont nous pouvons y répondre au titre de la communication diplomatique ont fait l'objet, depuis maintenant plus de deux ans, d'un certain nombre d'expressions de nos autorités politiques, qui ont guidé notre action. Le Président de la République s’est exprimé à l’occasion de plusieurs discours, notamment aux deux conférences des ambassadeurs de ces dernières années, où il nous a appelés à une diplomatie de combat et à un changement d'échelle en matière de communication face à cette menace informationnelle qu'il a lui-même identifiée, en provenance notamment d'acteurs étatiques, à savoir la Russie, la Chine et la Turquie. Le discours de Toulon s’en est suivi, avec la Revue nationale stratégique (RNS) et l’appel à la création d'une stratégie nationale d'influence dont le Quai d'Orsay est le chef de file interministériel. Enfin, le Président de la République a conclu les états généraux de la diplomatie en février dernier en annonçant à la fois un renforcement et un réarmement de notre capacité diplomatique, notamment en matière de communication et d'influence. La ministre a confirmé cette montée en puissance en matière de communication qui s’est traduit dans la programmation budgétaire et les moyens humains en 2023 et 2024. Il s’agit du cadre conceptuel dans lequel nous nous inscrivons et nous travaillons. Cette stratégie nationale d'influence est en cours d'élaboration au Quai d'Orsay, en lien avec les autres ministères compétents.

Je voudrais tout d'abord revenir sur quelques termes. Le thème de cette audition est la lutte informationnelle. Mais le Quai d'Orsay ne s’inscrit pas dans une guerre informationnelle. Ce registre relève davantage de nos partenaires de l'interministériel, à savoir nos partenaires de l'état-major des armées et de sa cellule d’influence, le commandement de la cyberdéfense (Comcyber) ou d'autres membres de l'appareil d'État. Le Quai d'Orsay mène quant à lui une stratégie d'influence et de communication stratégique à l'égard de l'Afrique dans un cadre non agressif. Tel est le rôle de la diplomatie.

Pour répondre à cette menace, nous avons conduit depuis deux ans et demi une réforme profonde de notre dispositif de communication stratégique, qui se poursuit pour renforcer notre action, tout particulièrement en Afrique, où la menace est particulièrement criante, et plus largement sur la totalité du globe. Nous estimons en effet que la menace informationnelle actuelle en Afrique relève en partie d’une manifestation de la guerre hybride menée par différents acteurs. Nous y sommes également particulièrement attentifs dans le cadre de la guerre en Ukraine, qui se déploie notamment dans son aspect informationnel vis-à-vis de nos opinions occidentales et du reste de la planète. Cet effort doit être tous azimuts de notre part.

Je tiens à souligner à quel point le travail est mené en lien étroit entre différents acteurs de l'État. Le ministère de l'Europe et des affaires étrangères, à travers la direction Afrique et de l’Océan indien et la direction générale de la mondialisation, est concerné sur tous les aspects de coopération et de soutien aux médias mais il en est de même pour les opérateurs, puisque le travail en équipe France correspond à une demande particulièrement forte du Président de la République. Nous travaillons également avec l’état-major des armées, sa cellule d’influence et le Comcyber. Les contacts sont quotidiens, en flux, dans le traitement de la menace informationnelle. Nous travaillons également étroitement avec le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères, Viginum, quand la menace touche à nos intérêts vitaux nationaux sur le territoire.

L’état de la menace en Afrique est toujours aussi fort. Nous avons vu cette menace se concentrer et se déployer à partir d’un certain nombre de pays. Cette menace est principalement russe dans son expression. Evguéni Prigojine, qui est désormais décédé, a mis en place un appareil de désinformation à l'appui de la milice Wagner. Il l'a fait en commençant par le Mali et la République centrafricaine. Ces deux pays sont aujourd'hui des diffuseurs actifs de la désinformation russe, que l'on voit aujourd'hui se déployer dans une géographie beaucoup plus large. Un effort particulier a été identifié sur le Mali, le Burkina Faso et le Niger mais il se déploie plus largement, avec des campagnes de désinformation à Madagascar mais également au Bénin et au Sénégal, notamment à l'occasion d'échéances électorales particulièrement sensibles sur lesquelles les Russes souhaitent jouer.

La mort d’Evguéni Prigojine a entraîné une certaine confusion dans cet appareil, constitué d’une série d'individus financés par la Russie et des fermes à trolls, qui permettent de créer de la viralité inauthentique sur les réseaux sociaux et qui sont en partie installées dans ces pays, mais aussi à Saint-Pétersbourg. Certains acteurs sont donc sur le continent africain et d'autres en dehors. Tout ceci est amplifié par une série de médias audiovisuels, RT et Spoutnik, qui ont, à la suite des sanctions de l'Union européenne, reporté toute leur capacité francophone vers l'Afrique, mais aussi toute une série de faux médias qui ont été créés par la Russie, finançant ainsi des acteurs locaux qui se créent pour soutenir l’action de la Russie sur le terrain.

Ce dispositif a connu une certaine forme de confusion au décès d’Evguéni Prigojine. Nous avons pu le voir parce que ce décès est intervenu de façon concomitante avec le coup d'État au Niger. Nous avons pu noter, malgré l'efficacité de la propagande russe, que certains acteurs avaient du mal à prendre position et que ces lignes de commandement avaient probablement été affectées par sa mort. Aujourd'hui, nous assistons à une reprise en main par les forces armées russes de ce dispositif de désinformation. Il est clair que pour l'avenir, nous allons faire face au même type de menaces informationnelles de la part de la Russie, du fait d'une stratégie désormais portée par le ministère de la défense russe.

Nous devons aussi faire face sur le continent à une désinformation chinoise, qui est de nature différente puisqu'elle vise davantage à promouvoir les intérêts de la Chine qui, aujourd'hui, sont survalorisés dans l'espace médiatique africain au regard de la réalité du bénéfice que peuvent en tirer les populations africaines.

La Turquie a également déployé un certain nombre de médias francophones, dont la chaîne TRT. Celle-ci propose depuis un an et demi une chaîne en français à destination de l'Afrique. Elle diffuse notamment des contenus sur l'islam hostiles aux intérêts français.

Il ne faut pas oublier les acteurs locaux. Ce que nous avons vécu au Niger a marqué un tournant dans la désinformation. Les acteurs locaux se sont approprié le discours anti-français et anti-occidental. La production de contenus désinformant sur notre pays n’a pas été majoritairement le fait de la Russie mais celui d’acteurs au Niger pour soutenir le coup d'État en cours. La Russie est ensuite intervenue de façon opportuniste pour soutenir cette dynamique. Une autonomisation de ce discours se produit aujourd'hui, dont il faut bien avoir conscience. Ce discours et ces pratiques sont devenus une ressource politique dans ces pays, instrumentalisée par certains. Nous devons en tenir compte dans l’analyse de notre réponse.

Face à ces menaces, nous avons très nettement transformé notre dispositif de communication stratégique mais également le narratif, qui est cœur de ce que nous devons porter à l'échelle du continent. Ce narratif a été fixé par le Président de la République, dans le cadre de l’agenda transformationnel défini dès le discours de Ouagadougou et que nous continuons à déployer sur le terrain. Vous évoquiez, avec France Médias Monde et RFI auparavant, la puissance de la poussée démographique africaine et de la créativité. Tout cet agenda vise à se rapprocher de la jeunesse africaine, qui est aujourd'hui en demande d'emplois, de formations, de perspectives et de reconnaissance de sa capacité créatrice. Tout l'effort aujourd'hui porte sur la transformation de notre narratif pour pouvoir parler à cette jeunesse, soutenir ses actions en matière d'industrie culturelle et créative mais également dans le domaine du sport ou d’autres domaines.

Ce changement de narratif s'accompagne d'un changement de portage de notre communication. Nous avons depuis deux ans développé une communication d'influenceurs. Il s'agit, dans un contexte où la parole institutionnelle est profondément remise en cause, de travailler à trouver des voies tierces qui permettent de parler de la coopération positive qu'elles peuvent entretenir avec la France. Cela passe par le développement de toute une série d'actions pour identifier, nourrir et alimenter ces influenceurs ou ces communautés d'alliés que nous trouvons sur le terrain, qui sont le meilleur antidote à la désinformation. Nous leur adressons quotidiennement des éléments de contenus sur la réalité de notre action. Nous avons développé des produits de communication digitaux dédiés à l'Afrique. Notre compte Facebook du Quai d'Orsay a été recentré sur l'Afrique puisqu’il s’agit du réseau le plus important sur le continent. Nous avons développé de nouvelles séries vidéo dédiées aux diasporas sur le continent pour mettre en valeur leur rôle dans la construction de nos relations. Des newsletters dédiées à l'Afrique permettent de rassembler et de fédérer tous ces acteurs.

Il s’agit d’une nouvelle manière de faire de la communication positive.

Reste que face à cette menace, un dispositif de veille, de riposte et de coordination de notre stratégie, avec un certain nombre de partenaires, était nécessaire. Depuis août 2022, à la demande de la ministre Catherine Colonna nous avons créé une sous-direction dédiée à ces questions au sein de la direction de la communication et de la presse. Celle-ci nous permet aujourd'hui, au Quai d'Orsay, de disposer d’une analyse autonome des dynamiques informationnelles sur le continent africain et ailleurs.

Son premier rôle est d’effectuer de la veille. Elle produit, en cas de crise, une analyse des menaces informationnelles auxquelles nous faisons face, en lien avec les ambassades qui nous font remonter les signaux faibles, Viginum et le Comcyber.

Cette analyse permet ensuite de construire des stratégies de riposte que nous déployons avec des moyens de communication, très agiles, qui ont été renforcés. Il convient en effet de réagir très vite. Lors de la crise au Niger, nos services ont ainsi déconstruit, avec les ambassades, une quarantaine de campagnes de désinformation qui visaient nos emprises et nos intérêts, en faisant remonter des contenus qui permettaient de rétablir les faits auprès de toute une série d’acteurs mais aussi par les réseaux sociaux et la production de contenus vidéo.

Cette sous-direction a enfin pour troisième objectif de construire une stratégie de façon collaborative. Outre le travail quotidien avec les acteurs étatiques que j'ai évoqués, nous travaillons aussi à construire des stratégies avec nos partenaires européens. Nous avons contribué à cet effet à accroître les capacités du service européen de l'action extérieure, puisque mandat lui a été donné de créer une cellule de communication stratégique dédiée à l'Afrique. Nous avons par ailleurs créé une cellule de coordination avec les Européens. Nous voyons aujourd'hui monter en puissance ces stratégies collaboratives européennes pour contrer les fake news russes. À titre d’exemple, un sommet s’est tenu entre la Russie et le continent africain à Saint-Pétersbourg. En préparation de ce sommet, dont nous pouvions anticiper que la Russie l'utilise pour faire valoir toute une série de fausses informations dans ses relations avec l'Afrique, nous avons travaillé avec l'Union européenne et tous les autres États membres, ainsi qu'avec les États-Unis, mais aussi l'Ukraine, à démonter un certain nombre de fausses informations, notamment sur la sécurité alimentaire.

Une task force interministérielle informationnelle (TF2I), qui a vocation à être mise en place en cas de crise informationnelle, a en outre été créée. Elle a évidemment été activée à l'occasion du coup d'État au Niger. Elle permet de rassembler les capacités de la sous-direction veille et stratégie, avec des capacités de la cellule d’influence de l’état-major des armées, pour pouvoir travailler ensemble. C'est ce que nous avons fait pour le Niger en août 2023 et ponctuellement dans d’autres situations de désinformation massive.

Aujourd'hui, la coordination interministérielle est donc bien en place et elle est par ailleurs renforcée par des structures de long terme. Le comité interministériel de lutte contre les manipulations de l'information (COLMI) est une instance qui se réunit à l’invitation du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN). Il permet de partager nos analyses en matière de menaces internationales et de proposer aux autorités, au plus haut niveau de l'État, des stratégies de riposte et de caractérisation. Je vous donnerai des exemples qui ne concernent pas l'Afrique mais dont vous avez sûrement entendu parler. Ces derniers jours, nous avons dénoncé une campagne de la Russie qui visait à amplifier l’apposition d’étoiles de David sur les murs du dixième arrondissement de Paris. Nous avions auparavant dénoncé pour la première fois une opération en juillet dernier ; Madame Colonna l'avait fait elle-même à propos de la copie de sites informatiques par la Russie, dont nous avions été victimes au Quai d'Orsay comme une trentaine d’autres médias européens, dans le but de diffuser de fausses informations.

Un dernier élément de coordination interministérielle tient au lien avec les plateformes de réseaux sociaux, qui ont un rôle essentiel à jouer puisqu’elles constituent une partie du problème de notre point de vue. Celles-ci n'exercent pas de modération suffisante en Afrique, où elles dédient très peu de capacités. Aucun modérateur n’est présent en Afrique et très peu de réponses sont apportées aux régulateurs africains. Ce constat a été très clairement exprimé, notamment dans le cadre du réseau francophone des régulateurs des médias (REFRAM), auquel l'autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM) participe. Aucune réponse n'est apportée aux régulateurs africains lorsqu’il s'agit de lutter contre des campagnes de manipulation de l'information qui mettent en cause l'ordre public ou d'autres questions. Nous avons, en tant qu'État français, un rôle de signalement auprès de cette plateforme quand nous faisons face à des campagnes de désinformation. Nous travaillons à cette fin en lien avec le ministère de la transition numérique, l’ambassadeur pour le numérique Henri Verdier et d'autres services de l'État qui permettent de faire pression ou de demander à ces plateformes de réagir.

Enfin, puisque ce travail se conduit directement avec elles, un travail est mené pour renforcer nos ambassades sur le terrain, afin qu’elles soient mieux équipées pour ce faire. Un certain nombre d'augmentations d'emplois sont prévues pour le ministère des affaires étrangères en 2024, qui vont bénéficier à la direction de la communication mais aussi à nos ambassades, avec une priorité pour celles situées en Afrique.

M. Yannick Chenevard (RE). La Chine est engagée depuis plusieurs années dans un travail progressif de consolidation de sa présence en Afrique. Elle a investi massivement et est le premier créancier mondial de ces pays pauvres. Ce qui peut être lu comme un avantage pour certains pays africains réside dans le fait que la Chine offre une aide sans conditionnalité de gouvernance. Celle-ci devient ainsi la principale détentrice de la dette extérieure africaine à hauteur d'un tiers, soit 365 milliards de dollars. En termes de puissance douce, la quasi-totalité des pays du continent a rejoint l'initiative chinoise des nouvelles routes de la soie. En outre, 61 instituts Confucius ont été inaugurés dans 46 pays. Néanmoins, des inquiétudes commencent à se faire jour autour du piège de la dette.

Quant à la Russie, elle a de nouveau étendu son influence en Afrique, après avoir été très présente au moment des indépendances : intervention militaire en Libye ; renforcement de ses liens avec l'Algérie et l'Égypte ; soutien au gouvernement du Mali et du Soudan ; tentative d'action au Mozambique et un peu plus largement à Madagascar. Le sommet Russie-Afrique de Sotchi a incarné cette montée en puissance, la Russie se présentant sous deux aspects, celui d'un partenaire économique et d'un prestataire de sécurité, ainsi que celui d'un défenseur des souverainetés et d'un rempart contre « les ingérences des anciennes puissances coloniales ». Se cache derrière ces aspects une recherche d'importants contrats dans le domaine du gaz, de la sécurité ou du paiement.

Malgré la mort d’Evgueni Prigojine, Moscou semble avoir l'intention de garder la main sur le marché de la sécurité privée, avec l'officialisation fin septembre du nouveau recruteur du groupe Wagner, Andreï Trochev, qui est secondé en sous-main par Dimitri Syty, un homme de 34 ans qui a pour mission de faire en sorte que les clients ne fuient pas, fort de son profil de jeune cadre commercial ayant d'ailleurs étudié dans plusieurs de nos universités européennes. Compte tenu du temps imparti, je ne parlerai pas de la Turquie.

Mes questions sont les suivantes. Au-delà des exercices que mènent nos armées, comment le Quai d'Orsay perçoit-il la constitution de médias d'influence sur Internet pour contrer les narratifs anti-français (aspect défensif) mais également pour montrer et dépeindre la réalité des actions russes, turques ou chinoises (aspect offensif) ? Par ailleurs, comment renforcer les synergies et la coordination entre les effectifs militaires présents en Afrique et les acteurs de la diplomatie pour défendre les intérêts français, en particulier dans la lutte informationnelle, conformément à l'ambition de la loi de programmation militaire (LPM)
2024-2030 ?

M. Laurent Jacobelli (RN). Merci pour votre exposé très clair, à travers lequel nous reconnaissons bien l'expertise et l'excellence du Quai d'Orsay. Nous sentons à travers vos propos que vous appartenez au corps diplomatique et nous avons réellement besoin de cet outil précieux, qu'il faut d'ailleurs renforcer. Certaines déclarations, parfois peu mesurées, du Président de la République ont pu jouer un rôle dans les questions d'information et de désinformation. C'est la raison pour laquelle il est rassurant de pouvoir en parler avec des diplomates, dont il faut souligner le rôle. Vous avez très bien dressé le tableau de ce qu’il se passe en matière d’information et de désinformation. Vous avez montré la volonté de contrer les fausses nouvelles et d'améliorer l'image de notre pays. Vous avez évoqué un certain nombre d'outils institutionnels. Je voulais savoir si vous envisagiez également une communication à travers des moyens moins officiels, un peu plus détournés, sans aller bien évidemment jusqu'à utiliser les mêmes armes que nos contradicteurs.

Par ailleurs, nous avons évoqué les zones d'influence en matière de désinformation, notamment de la Russie et de la Chine, en particulier contre la France. Voyez-vous de nouvelles zones poindre, qui mériteraient notre attention et sur lesquelles vous avez déjà pris les devants, probablement à travers des outils pour assurer l'image de notre pays et une information juste de notre action ?

M. Emmanuel Fernandes (LFI-NUPES). Je souhaite profiter de cette occasion pour remercier les fonctionnaires du Quai d'Orsay, qui font preuve d'exemplarité et qui, singulièrement en cette période, font montre de leurs compétences d'analyse et de gestion de crise. Je souhaite également, au nom de mon groupe, réaffirmer notre attachement au corps diplomatique et à l'ensemble de ses personnels. Celui-ci démontre au quotidien sa capacité à servir les intérêts de notre pays et s'applique à œuvrer au rayonnement de la France à travers le monde.

Il apparaît que la stratégie d'influence de la France en Afrique, formulée dans la revue nationale stratégique 2022, s'apparente à une stratégie de contre-influence chancelante. En effet, celle-ci concède à nos adversaires les très grandes difficultés, pour ne pas dire l'échec de la France à rayonner et apporter une politique pragmatique et cohérente ces dernières années. En témoigne par exemple la montée du ressenti anti-français, par lequel j'entends évidemment un rejet des politiques menées par la France et non pas de la France ou de son peuple en soi. Ce sentiment constitue un terreau fertile aux influences russes, chinoises ou turques que vous avez citées, qui semblent n'avoir jamais été aussi efficaces qu'aujourd'hui et qui nous nuisent. Ces très grandes difficultés sont celles de la France, des doubles standards, des discours à géométrie variable ou des opérations militaires sans objectif politique. Ce sont les petites phrases, les compromis à l'africaine et ces doubles standards et ce mépris parfois ressentis par les peuples africains qui sont rejetés. Nos discours sont tantôt illisibles, tantôt insincères et ils rendent floues des politiques sans orientation.

Alors que nos instruments de rayonnement apparaissent aujourd'hui trop faiblement opérants et peu crédibles pour les peuples, ne serait-il pas temps de remobiliser la culture, les arts, la coopération scientifique et technique pour réapparaître comme une puissance crédible ? Comment vos activités s'articulent-elles avec ces domaines, qui nous semblent être la clé de notre influence et de notre rayonnement ?

Mme Anne-Claire Legendre. Merci beaucoup pour ces questions.

Monsieur Chenevard, vous évoquiez tout à fait justement les tentatives de la Chine et de la Russie pour étendre leurs influences. Il faut en effet revenir sur le cas de la Chine, qui a beaucoup gagné ces dernières années en termes d'influence et d'image positive sur le continent africain. Je pense toutefois que nous arrivons à un tournant aujourd'hui. Le poids de la dette est extrêmement visible pour nos partenaires africains. Par ailleurs, la France agit pour tenter de les soulager de cette question de la créance qui pèse extrêmement lourd. Tel a été l'objet du nouveau pacte financier de juillet, qui nous a d'ailleurs permis, pour un certain nombre d'entre eux, de lever la créance chinoise. C'est un travail que nous conduisons avec la Chine et que va d'ailleurs poursuivre Madame Colonna dans son déplacement cette semaine.

Vous évoquiez plus précisément la question des médias, qu'il s'agirait de développer pour pouvoir contrer ces tentatives d’un certain nombre de compétiteurs. Une feuille de route médias et développement a été adoptée par la ministre deux mois plus tôt à la conférence des ambassadeurs. Elle permet de renforcer l'action de la France en soutien aux médias indépendants à travers le monde. L'idée est de soutenir le droit de tous les individus à travers le monde, et particulièrement en Afrique, à avoir accès à une information fiable, ce qui n'est malheureusement plus le cas. Nous travaillons à former des journalistes et à soutenir des médias indépendants sur place. Tel est également le rôle de France Médias Monde, qui possède une branche dédiée à la formation des journalistes, CFI, pour laquelle nous avons accru très nettement nos financements, afin qu'elle puisse jouer ce rôle de soutien à des médias locaux. La création de médias est envisagée dans le cadre de la Maison des mondes africains, qui est un des projets portés dans le cadre de l'agenda transformationnel annoncé par le Président de la République. Le groupement d’intérêt public devrait être créé dans les mois à venir et a vocation à porter un média et toute une plateforme de contenus digitaux, qui sera précisément non institutionnelle et qui permettra de s'adresser à d'autres types de publics qui pourraient être rebutés a priori par des contenus de nature institutionnelle.

S’agissant du caractère agressif de notre action pour contrer la propagande russe, j'évoquais notre action collaborative avec l'Union européenne au moment du sommet de Saint-Petersbourg où nous avons agi de la sorte. Nous avons démonté, les unes après les autres, les promesses faites par la Russie en 2019 lors du premier sommet avec l'Afrique, pour montrer que Vladimir Poutine pouvait afficher une ambition avec l'Afrique mais que celle-ci se révélait illusoire voire qu'elle constituait dans certains cas une atteinte à la souveraineté. Wagner est la première de ces atteintes puisque cette milice, au-delà des aspects informationnels, et se finance sur des ressources qu'elle pille pour chacun des pays concernés. Nous mettons tous ces éléments en valeur frontalement. Nous le faisons aussi en informant un certain nombre de journalistes et d'acteurs de l’OSINT sur ce que nous percevons de l'action de prédation menée par Wagner et la Russie. Ceux-ci peuvent ensuite réaliser leur travail mener leurs propres investigations sur les actions de prédation.

Vous évoquiez la nécessité de renforcer la coordination entre diplomates et membres des forces armées. Ce travail a été au cœur de notre action depuis deux ans, à travers le Comcyber, l'état-major des armées et la cellule d'influence. Un travail extrêmement étroit a lieu depuis Paris et a vocation à être dupliqué sur le terrain. Nous demandons à nos ambassadeurs de tenir un comité de communication avec la totalité des acteurs de l'équipe France, c'est-à-dire nos opérateurs et les attachés de défense, et de faire en sorte que la France ne parle que d'une seule voix mais de façon démultipliée dans l'ensemble des réseaux.

La présence sécuritaire et militaire est au cœur des actions de désinformation. La désinformation a très vigoureusement ciblé ce qui touchait à la présence militaire de la France en Afrique. Il faut que nous puissions aujourd'hui valoriser la culture, les industries culturelles et créatives et le sport. Notre stratégie vise donc à communiquer moins sur notre présence mais mieux sur le bilan qui a été le nôtre en matière de lutte contre le terrorisme et valoriser davantage tout cet agenda positif transformationnel qui est au cœur de notre action.

Monsieur Jacobelli, vous avez évoqué différentes questions, les outils institutionnels et les moyens détournés. En tant que démocratie, nous n'utilisons pas les moyens de la Russie. Nous n'allons pas tomber dans la désinformation. Nous n'allons pas créer de trolls et de campagne de désinformation. Ce serait à terme faire gagner les compétiteurs, en créant une équivalence entre tous les contenus. Je pense d'ailleurs que ce que recherchent aujourd'hui la Russie et la Chine est d'entraîner une confusion des esprits qui ferait que plus rien ne serait crédible et jugé légitime. Pour désinstitutionnaliser, nous travaillons avec des acteurs tiers, comme les fact checkers. Nous menons une action de soutien au fact checking en Afrique, pour faire croître ces réseaux. Quant aux autres zones de désinformation, nous faisons face à une montée en puissance du phénomène. Les Russes sont en train de tester manières de tester leurs capacités et les modalités de mener des guerres hybrides. L'Afrique est un terrain de jeu. L'Ukraine en est un autre majeur, avec une guerre hybride menée contre la population russe, sous le coup d'une désinformation massive. Nos opinions publiques occidentales sont évidemment visées. Le reste du monde l'est également. À mon sens, la Chine observe ces pratiques très précisément Nous faisons également face à de la désinformation en provenance d'Azerbaïdjan. Nous surveillons tous ces théâtres avec beaucoup d'intérêt. S'agissant des intérêts français, les Jeux olympiques risquent d'être un moment d'exposition massif. Nous nous coordonnerons avec tous les autres appareils de l'État pour y répondre.

Enfin, pour répondre à la dernière question, je suis présente pour aborder la menace informationnelle et n’ai évoqué que cet aspect de notre action en Afrique. Je vous renverrai néanmoins aux propos de la ministre qui est intervenue en séance publique, dans le cadre de l'article 50-1 de la constitution, sur notre politique en Afrique. Les pays que nous citons abondamment aujourd'hui sont le Mali, le Niger et le Burkina Faso, qui ne sont que 3 sur 54. Notre coopération est en croissance sur tout le reste du continent africain. Les étudiants africains viennent massivement en France. Nous restons le premier pays d'accueil des étudiants d’Afrique subsaharienne. Nous avons connu une augmentation de plus de 40 % des demandes de visa pour la France de cette catégorie de demandeurs. Notre pays reste visiblement attractif pour la jeunesse africaine. Tout le travail mené aujourd'hui dans le cadre de l'agenda transformationnel vise précisément à mettre l'accent sur les attentes de la jeunesse africaine, avec qui des coopérations extrêmement positives doivent être mises en place. Le secteur des industries culturelles et créatives est au cœur de notre agenda, tout comme le sport et de soutien à l’entreprenariat. Notre réseau de coopération reste aujourd'hui le plus important sur le continent. Il a reçu un soutien de moyens de la part de nos autorités puisque dans le cadre du projet de loi de finances, un certain nombre de nouvelles mesures ont été prises pour renforcer notre action en matière de soutien à ces industries créatives et pour confier à nos ambassades des moyens de plus grande agilité sur le terrain. Nous avions été critiqués sur le fait que nous intervenions sur de grands projets d'infrastructures, peu visibles et lisibles car financés par un certain nombre de bailleurs institutionnels. Nous avons aujourd'hui redonné à nos ambassades la capacité de financer de petits projets, visibles de la part des communautés et dont les effets bénéfiques pour les populations locales sont immédiatement lisibles et compréhensibles.

Mme Nathalie Pouzyreff (RE). Nous ne pouvons que nous féliciter du bon niveau de coordination interministérielle et de la stratégie d'influence qui est développée. Entre l'éthique que nous nous devons de respecter et le fait que nous aimerions disposer de narratifs plus offensifs ou tout au moins plus proactifs, la question de la limite demeure. Nous aimerions bien que la voix de la France soit parfois plus assumée et assertive, par rapport notamment à la désinformation menée par les Russes.

Ma question porte sur un autre sujet, à savoir le narratif postcolonial que vous développez. Dans l'opinion publique mondiale, à travers cette opposition entre l’Ouest et le Sud global, les reproches aux anciens colons ressortent, plus particulièrement en Afrique. Il est d'ailleurs facile pour les Russes d'exploiter ce filon. Nous le voyons aussi dans la guerre en Israël, où les universitaires de Harvard s'emparent du fait qu'Israël puisse être une puissance colonisatrice en Cisjordanie pour développer tout un narratif qui nous place au cœur de la guerre informationnelle entre des démocraties occidentales et d'autres démocraties moins libérales voire des dictatures.

Mme Anne-Claire Legendre. Votre remarque est tout à fait juste. De fait, il existe une manipulation principale du fait colonial et d'un narratif post-colonial. Il s’agit du ressort central de la désinformation russe que nous voyons se déployer et, de façon opportuniste, également de la Turquie et de la Chine, qui surfent sur cette vague postcoloniale. Nous y apportons des réponses sur le fond. Vous savez que le Président de la République a souhaité travailler très activement sur ces questions de mémoire, en ouvrant toute une série de chapitres qui restaient douloureux dans notre histoire avec le continent, en Algérie, au Cameroun et au Bénin avec les restitutions. Notre volonté, face à la montée de ce discours, est de répondre avec une attitude de vérité. Nous sommes prêts à regarder notre histoire en face. Nous avons ouvert cette démarche avec toute une série de pays, dont certains d'ailleurs sont plus ou moins volontaires pour la mener. L’action est appréciée et demande à être poursuivie.

Le Président de la République a également souhaité et mis en œuvre une réforme du franc CFA dans le courant de ses mandats. Il s’agit d’un des points d'accroche de la désinformation. Nous cherchons à faire mieux connaître cette réforme car il est impressionnant de constater que l'effet de désinformation reste plus prégnant que la réalité des démarches que nous avons engagées. Il faut aujourd'hui répéter qu'à l'initiative de la France et du Président Emmanuel Macron, nous avons réformé le franc CFA mais que la réforme n'a pas été jusqu'au bout du fait, sur certains aspects, d'un certain nombre de dirigeants africains qui n'ont pas souhaité se détacher de cette accroche monétaire.

Le reproche du double standard constitue un sujet plus vaste. Nous l’avons vu très largement émerger au moment de la guerre en Ukraine et aujourd'hui, il se cristallise dans le cadre du conflit que nous voyons se développer au Proche-Orient.

Tout notre effort de réforme de la gouvernance internationale vise à y répondre. La France, avec ses partenaires, est à la manœuvre pour réformer la gouvernance internationale de manière qu'elle soit plus représentative, légitime et efficace. Nous devons évidemment intégrer dans ces organes de gouvernance internationale des représentants des États émergents et des grands acteurs de la planète pour pouvoir la transformer et répondre aux besoins qui s'expriment dans certaines parties du monde. Nous soutenons la réforme du Conseil de sécurité. Nous avons soutenu, les premiers, la présence de l'Union africaine au G20. Nous sommes en train de réformer la gouvernance des institutions financières internationales pour permettre que les besoins de financement de la transition écologique, en Afrique notamment, soient pris en compte.

Nous répondons à cette demande qui relève de la souveraineté des États. À ce titre, nous sommes aujourd'hui des partenaires de souveraineté pour ces États, alors que la Russie et la Chine vont dans le sens contraire. La Russie met en cause la souveraineté des États par le chantage réglementaire et énergétique mais également Wagner. La Chine met quant à elle en cause la souveraineté des États par l'accumulation de créances qui créent une dépendance dans les décisions souveraines des États. Cette action doit également passer par un état des lieux de la signification de ce double standard. Aujourd'hui, le vrai double standard tient au fait que personne ne parle des conflits en Afrique, du Yémen, des victimes en Syrie ou en République démocratique du Congo. Il faudrait lire ce double standard dans le sens inverse.

Enfin, tous ces phénomènes bénéficient à un certain nombre de puissances autoritaires. La Chine et la Russie ont pour objectif stratégique de remettre en cause le système international pour proposer un autre système au bénéfice de leurs intérêts. Nous devons nous mobiliser avec tous les autres partenaires pour maintenir ce système international de façon rénovée, en répondant aux intérêts de tous les États souverains, pour que la souveraineté soit finalement au cœur de notre système. C'est ce que nous présentons comme offre à nos partenaires africains et plus largement à travers le monde. Il me semble que cette offre est aujourd'hui entendue.

M. le président Thomas Gassilloud. Merci, Madame la directrice, pour cette présentation précise et dynamique. Je vous félicite pour l’action que vous menez, que j'estime très courageuse, dans un contexte où l'Occident est remis en cause dans une guerre informationnelle, qui ne se mène pas à armes égales et qui donne une priorité forte à l'attaquant.


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6.   Audition, à huis clos, de M. Sylvain Itté, ambassadeur de France au Niger (mercredi 29 novembre 2023)

 

M. Loïc Kervran, président. Monsieur l’ambassadeur, je vous prie de bien vouloir excuser l’absence du président Thomas Gassilloud, qui assiste aux obsèques de Gérard Collomb. Je vous remercie d’avoir accepté notre invitation à venir, dans le cadre de notre cycle Afrique, nous aider à mieux comprendre ce que vous avez vécu au Niger avant et après le coup d’État du 26 juillet dernier et, plus largement, nous entretenir de notre politique africaine et de ses évolutions souhaitables ou possibles. Cette audition se déroule dans un strict huis clos.

Ambassadeur de France au Niger depuis septembre 2022, vous êtes rentré en France en septembre 2023 à la suite du coup d’État, après deux mois passés dans des conditions difficiles. Je vous rends hommage, ainsi qu’à l'ensemble du personnel de l’ambassade, pour avoir continué d’assumer votre mission et d’incarner le visage de la France au Niger dans des conditions de tension extrême, de privations et de menaces.

Vous êtes un fin connaisseur du continent africain puisque vous occupiez précédemment la fonction d’envoyé spécial pour la diplomatie publique en Afrique, après avoir été ambassadeur de France en Angola. Nous entendrons avec intérêt votre analyse de la situation politique avant le coup d’État au Niger ; vous nous direz s’il existait des signes avant-coureurs d’une contestation du président Bazoum, démocratiquement élu en mars 2021 et qui s’était beaucoup investi dans la lutte contre les groupes djihadistes et contre la corruption.

Le Niger était souvent présenté comme le laboratoire et le meilleur exemple de la volonté française d’être « présente autrement », par un partenariat de combat d’égal à égal, les forces françaises intervenant exclusivement en appui des forces nigériennes. Cela n’a pas suffi à prémunir la France contre l’instrumentalisation d’un sentiment anti-français par les opposants au régime du président Bazoum. Vous nous direz les leçons qu’il importe d’en tirer.

Nous souhaitons aussi vous entendre nous dire un mot de la manière dont se passe le désengagement de nos armées, de votre appréciation de l’évolution de la menace terroriste et de l’éventualité parfois évoquée de voir se créer un corridor entre le lac Tchad et le Sahel.

M. Sylvain Itté, ambassadeur de France au Niger. C’est un plaisir pour moi de vous rapporter ce que faisait la France au Niger, car il y a beaucoup d’approximations ou en tout cas d’incompréhensions et de méconnaissances à ce propos, et ce qui s’est passé depuis ce 26 juillet qui a vu le renversement du président Bazoum.

On imagine souvent la présence française au Niger, et dans le Sahel en général, comme uniquement militaire ; je veux essayer de vous montrer que notre présence était loin de se limiter à cela. D’ailleurs, j’ai rencontré une bonne dizaine de fois le président Bazoum en un an et si le sujet militaire et la lutte contre le terrorisme étaient évidemment au menu de nos conversations, nous consacrions les trois quarts du temps que nous passions ensemble à parler d’éducation et de développement économique – notamment d’éducation, ce professeur de philosophie jugeant le sujet fondamental pour le développement de son pays.

Je rappellerai tout d’abord la chronologie des événements.

Le coup d’État du général Tiani se déroule le 26 juillet. Je le rencontre le 28 juillet en compagnie de l’ancien président Issoufou. Le 29 juillet, la France suspend sa coopération et son appui budgétaire avec effet immédiat. Le 30 juillet a lieu l’attaque de l’ambassade de France, une des plus violentes qu’une représentation française ait eue à connaître. Le dispositif était celui de l’assaut de l’ambassade des États-Unis à Téhéran en 1979 et la volonté était la même ; heureusement, l’issue a été autre. Ensuite a eu lieu l’évacuation des Français et des étrangers, notamment européens, présents sur place ; nous avons évacué plus de mille personnes dont une grosse moitié de Français.

Après quoi, le manuel du parfait putschiste a été appliqué. Les auteurs du coup d’État ont repris les étapes qui avaient été suivies au Mali et au Burkina Faso. Mais au Mali les putschistes ont mis huit mois pour mettre en œuvre leur programme, quatre mois au Burkina Faso et un peu moins d’un mois au Niger. Le 3 août, la diffusion de France 2, France 24 et RFI est suspendue, et les quatre accords militaires passés avec la France sont dénoncés : l’accord de défense-cadre de 1977, les deux accords concernant le stationnement des forces et les conditions dans lesquelles elles pouvaient intervenir, et un quatrième accord qui n’a jamais vraiment vu le jour puisqu’il concernait la force Takuba installée au nord au Mali et qui devait se développer au Niger, ce qui n’a jamais véritablement eu lieu. Le 7 août Ali Lamine Zeine, qui exerçait les fonctions de représentant de la Banque africaine de développement au Tchad, est nommé Premier ministre. Le 25 août, je suis déclaré persona non grata, avec obligation de quitter le territoire dans les 48 heures. Ensuite vient le blocus de l’ambassade et la période un peu compliquée que nous avons vécue.

Les photos de l’attaque de l’ambassade projetées devant vous montrent que celle-ci n’était pas une plaisanterie. Il y a eu volonté d’entrer dans le bâtiment et de l’incendier. Le consulat, vous le voyez, a été entièrement saccagé. On prétend que nous refusons actuellement la délivrance de visas. C’est faux : il n’y a pas refus volontaire ni d’instructions qui vont dans ce sens, mais le consulat a été démoli, et donc le personnel n’est évidemment plus là et l’ambassade subit un blocus qui interdit toute entrée.

Vous noterez sur une autre photo un membre des forces de l’ordre nigériennes censées assurer la protection de l’ambassade juché sur un véhicule de la Garde nationale – d’ailleurs placé contre le mur de l’ambassade pour permettre aux manifestants de grimper plus facilement sur le mur – en train de haranguer la foule, tenant à la main un drapeau russe encore plié car à peine sorti de son emballage. Vous voyez aussi des photos du poste de sécurité que les manifestants ont essayé de brûler, et celles des milliers de pierres que nous avons reçues pendant près de deux heures.

Les gardes nigériens de la société de gardiennage ont été extraordinaires. N’auraient-ils pas eu le courage qu’ils ont montré, auraient-ils déserté comme on aurait pu le comprendre étant donné la violence à laquelle ils ont été confrontés que nous n’aurions pas tenu. Je rends hommage à ces hommes qui nous ont pour une bonne part sauvé la vie.

L’évacuation des ressortissants français a été décidée le soir même de l’attaque de l’ambassade. Le Gouvernement a mobilisé le centre de crise du ministère de l’Europe et des affaires étrangères et le centre de planification et de conduite des opérations (CPCO) du ministère des armées pour une manœuvre réalisée du 2 au 4 août dans des conditions extrêmement difficiles. Quatre avions militaires sont venus chercher 577 ressortissants français et 502 ressortissants étrangers, sans faire de distinctions. Nous avons ainsi évacué un équipage de la Turkish Airlines, et aussi près de quatre-vingts citoyens américains ainsi que soixante-dix Allemands – alors même que les États-Unis et l’Allemagne proclamaient que la situation sécuritaire ne justifiait pas le rapatriement de leurs ressortissants. D’une part, ils disaient que tout allait bien, d’autre part, ils nous demandaient de rapatrier le personnel de leurs ambassades et de leurs ONG…

Je reviens un instant sur la coopération militaire, formalisée juridiquement par l’accord de 1977 mais qui préexistait à ce texte. L’accord a été complété par deux arrangements inter‑gouvernementaux en 2013 et un arrangement technique en 2015, après l’intervention française au Mali dans le cadre de l’opération Barkhane. Niamey était alors une base aérienne de projection servant de point d’arrivée et de départ des forces et des matériels et de stationnement des Mirage et des Rafale permettant les interventions, notamment dans la zone « des trois frontières » et au Mali, sur demande des autorités nigériennes. Les forces françaises étaient donc stationnées au Niger depuis 2019 dans le cadre d’un partenariat en trois volets avec les forces armées nigériennes : le partenariat au combat et, en dépit de la présence allemande, italienne et américaine au Niger, seule l’armée française accompagnait les militaires nigériens sur le terrain ; le renseignement ; la formation et la coopération civile et militaire.

Dans la lutte contre les groupes armés terroristes, la France a apporté au Niger un soutien matériel, en équipant et en formant plusieurs bataillons dont, dans la région de Dosso, le 71e bataillon spécial d’intervention, aujourd’hui considéré comme une des unités nigériennes les plus opérationnelles. Nous avons mené de nombreuses actions civilo‑militaires, dans les régions où les forces françaises étaient présentes et ailleurs, pour permettre la réalisation de projets de développement en collaboration entre l’ambassade, l’Agence française de développement (AFD) et les forces militaires. Ainsi, dans le grand camp militaire de Dosso, nous avons non seulement formé et équipé les militaires mais construit des écoles, des cantonnements et des logements pour les soldats et leurs familles, considérant qu’un militaire dont la famille est mal logée et mal traitée ne peut se battre correctement. Nous avions donc essayé de mettre en œuvre un ensemble de moyens très complémentaires dans le cadre d’une action de coopération multidimensionnelle.

Outre la coopération militaire, il existait une coopération en matière de sécurité intérieure. Le service, dirigé par le commissaire général Éric Belleut, présent à mes côtés aujourd’hui, embrassait toutes les missions de coopération avec les forces nigériennes de sécurité intérieure : soutien à la gendarmerie, à la police nationale, aux douanes, aux gardes forestiers, aux pompiers. Des photos vous montrent l’activité des assistants de coopération placés auprès des différents commandements nigériens. J’insiste sur le fait que ces programmes de coopération, qui ont aussi mobilisé pas mal d’argent, étaient entièrement organisés en fonction des besoins exprimés par les administrations concernées, et spécifiquement mis en œuvre à la demande des autorités nigériennes.

La coopération opérationnelle dans la lutte contre le terrorisme supposait aussi, évidemment, du renseignement pour combattre les trafics : trafics de drogue – de gros réseaux ont été démantelés – et traite humaine puisque le couloir qui part de la région du Lac Tchad et passe par Agadez est l’un des principaux couloirs de trafic d’êtres humains et d’immigrés. À ce sujet, la junte au pouvoir à Niamey, considérant que les Européens ne coopéraient pas suffisamment avec elle, a abrogé le 26 novembre dernier, par ordonnance, la loi de 2015 criminalisant le trafic de migrants. La junte est même allée plus loin : elle a décidé de libérer tous ceux qui, depuis 2015, avaient été condamnés à des peines de prison pour ce trafic, si bien que dans les prochaines semaines, ces gens pourront reprendre leurs activités. Évidemment, une partie des « recettes » provenant de ce trafic viendra très certainement alimenter le régime.

Je vous l’ai dit, la présence française au Niger ne se limitait pas à la sécurité, loin s’en faut. La France était le premier bailleur bilatéral de ce pays, et l’un des principaux bailleurs avec l’Union européenne, elle-même premier bailleur multilatéral du Niger. Nous tenions donc une place essentielle. L’ensemble de nos en-cours d’aide publique au développement représentait plus de 760 millions d’euros dans les trois domaines essentiels sur lesquels nous nous étions focalisés.

Le premier domaine était l’éducation et, à la demande expresse du président Bazoum, il existait des projets de création d’internats de jeunes filles. Au Niger, où la scolarisation est particulièrement déficiente dans les zones rurales, la déscolarisation des filles est très forte dans l’enseignement primaire et plus encore au niveau secondaire, car même si les enfants ont réussi, souvent dans de très mauvaises conditions, à suivre le cursus scolaire, la plupart d’entre elles n’entrent pas en sixième parce que les collèges sont situés dans les chefs-lieux principaux et qu’il n’est pas question de laisser les jeunes filles y partir, pour des raisons financières et traditionnelles. Alors ces jeunes filles sont souvent mariées à 12 ans, et elles ont leur premier enfant à 15 ans. Le président Bazoum voulait véritablement s’attaquer au problème global de l’éducation, particulièrement de l’éducation des filles et nous nous étions profondément investis dans ce domaine. Nous devions ouvrir au mois d’octobre dernier à Zinder le premier internat destiné à des jeunes filles issues de milieu rural. Il n’ouvrira pas, pas pour l’instant en tout cas. Nous étions en mesure de financer ces projets à hauteur de plusieurs centaines de millions d’euros par le biais du Fonds commun sectoriel pour l’éducation.

Nos projets concernaient d’autre part l’agriculture et l’environnement, domaine considérablement monté en puissance dans le cadre des financements par l’AFD. Il ne s’agissait pas d’éléphants blancs mais de projets tout à fait concrets. J’ai visité au mois de mai, dans la région d’Agadez, le lieu de réalisation d’un programme d’irrigation de 67 millions d’euros qui a permis à plus de 80 000 personnes de passer d’une agriculture de subsistance à une agriculture leur permettant non seulement de se nourrir mais de commencer à créer une industrie locale. Nous poursuivions aussi l’aide alimentaire et d’importants projets de pôles ruraux, et nous soutenions une dizaine d’organisations paysannes locales à l’activité tangible. J’entends souvent dire que ces grands projets seraient très vaseux. Je puis vous assurer que ce que nous faisions était tout ce qu’il y a de plus concret et que ces projets servaient directement la population.

Notre troisième domaine d’intervention était l’énergie, sans laquelle il n’y a pas de développement économique possible. Environ 30 % du territoire nigérien est équipé en électricité. Une des priorités du gouvernement du président Bazoum était de mettre en œuvre à marche forcée des projets de développement d’énergie solaire. Une centrale avait été inaugurée à Niamey au mois de juillet, qui ne fonctionnait pas encore quand le coup d’État a eu lieu. Elle a été mise en service depuis lors, dans des conditions loin d’être optimales sur le plan de la sécurité, mais elle permet à plus de 500 000 habitants de la région de Niamey d’avoir de l’électricité. Une autre centrale solaire en cours de construction à Agadez aurait permis d’assurer le développement énergétique de toute cette région. Au travers de l’AFD, de nombreux projets de construction de transformateurs devaient aussi être menés à bien.

L’AFD intervient aussi sur l’accès à l’eau. À Zinder, où vivent 500 000 habitants, un très important projet d’infrastructure était en cours, destiné à améliorer sensiblement la qualité de l’eau. Les extraordinaires nappes phréatiques du Niger font de ce pays l’un des endroits au monde où les réserves d’eau douce sont les plus grandes. Il y a quelques millions d’années, cette région était un lac immense et de considérables quantités d’eau sont disponibles qui ne sont pas très profondément enfouies. À Niamey, où la Société nigérienne de traitement de l’eau était partenaire de Véolia, la qualité de l’eau, de l’avis des experts, est la meilleure de l’Afrique de l’Ouest, et la moins chère, les Nigériens le disant eux-mêmes. De nombreux autres projets opérés par le biais de la coopération décentralisée ont permis à des dizaines de milliers d’habitants de nombreux villages d’avoir un accès à l’eau exceptionnel.

En matière d’accès à la santé enfin, la France n’était pas le premier opérateur direct – c’est l’Organisation mondiale de la santé –, mais l’un des principaux contributeurs au Niger pour tous les programmes, particulièrement dans quelques secteurs considérés comme prioritaires : la santé de la mère et de l’enfant pour réduire la mortalité infantile, et la santé sexuelle et reproductive en raison de volonté du gouvernement et du président Bazoum de prévenir les grossesses précoces. Avec 7,8 enfants par femme, le Niger a le taux de fécondité le plus élevé au monde et, comme beaucoup de Nigériens, le président Bazoum considérait que l’on ne pouvait mettre en œuvre avec succès un programme de développement sans réguler la natalité. Au moment de l’indépendance du Niger, sa population était un peu inférieure à 3 millions d’habitants. Elle est de 25 millions aujourd’hui ; au rythme actuel, elle sera de 50 millions en 2030 et de 100 millions en 2070. C’est un problème fondamental pour le développement du pays.

M. Loïc Kervran, président. Je vous remercie, Monsieur l’ambassadeur, pour cette présentation. Nous en venons aux interventions des orateurs de groupe.

Mme Patricia Lemoine (RE). Monsieur l’ambassadeur, je vous remercie pour cette analyse, dont certains éléments sont inquiétants pour l’avenir. Au nom du groupe Renaissance, je salue votre engagement, qui vous a conduit à représenter dignement la France malgré le danger intense auquel vous étiez exposé. Dès votre installation à Niamey, en septembre 2022, vous aviez fait de la lutte contre le sentiment anti-français une priorité, dénonçant les professionnels de la manipulation et du populisme qui exacerbent les tensions et le ressentiment à l’égard de la présence française au Niger.

Dans ces manœuvres, quel rôle joue la Russie, qui cherche à étendre son influence au Sahel par divers moyens, de la coopération commerciale à l’organisation de grands sommets Russie-Afrique, et qui occupe le champ informationnel de manière particulièrement agressive ? La milice Wagner n’a eu de cesse, en plus de ses activités militaires, de diffuser des éléments de propagande pro-russe, et vous avez mentionné la présence de drapeaux russes lors du soulèvement. Publication de fake news en série sur les réseaux sociaux, financement d’influenceurs opposés à la présence française au Sahel pour renforcer l’hostilité à notre égard… Quel regard portez-vous sur cette stratégie de désinformation et de manipulation de l’opinion ? Pourquoi fonctionne-t-elle ? Comment évoluera-t-elle après le départ précipité des troupes françaises et la disparition d’Evgeni Prigojine, qui a eu d’importantes conséquences sur la structuration du groupe Wagner en Afrique ?

M. Sylvain Itté. Avant même d’arriver au Niger, le cœur du travail qui m’avait été demandé par la Ministre des affaires étrangères et par le Président de la République dans mes fonctions d’envoyé spécial pour la diplomatie publique en Afrique était justement de me pencher sur la désinformation et la manipulation sur les réseaux sociaux. C’était en 2020. Nous avions constaté que nous nous étions laissés complètement déborder et que nous n’arrivions plus à maîtriser ces agissements. Il m’a été demandé d’établir un diagnostic et de réfléchir à la manière de lutter contre ces façons de faire. Nous sommes très loin d’avoir endigué le phénomène même si de gros efforts et des mesures efficaces ont été pris depuis lors : nous avons seulement un peu résisté.

On parle souvent de « sentiment anti-français » et à mon sens, ce n’est pas le terme exact. Cela ne signifie pas qu’il n’existe pas un sentiment anti-français qui pourrait trouver sa source dans certains comportements de la France – et d’autres, d’ailleurs. Le président Bazoum me disait souvent : « Le problème, c’est que l’on vous reproche aujourd’hui une Françafrique qui n’existe plus depuis vingt ans ». C’est d’ailleurs pourquoi nous avons été chassés du Mali, du Burkina et du Niger : si nous avions utilisé les outils de la Françafrique, nous ne serions pas partis. Nier un sentiment anti-français serait ignorer la réalité, mais je préfère utiliser le terme « discours antifrançais ». Ce n’est pas la même chose, parce qu’au Niger comme au Mali et au Burkina-Faso, ce discours a été organisé et découle d’une stratégie mise au point avec certaines personnes dont je peux citer les noms. Il y a le franco-béninois Kémi Séba, condamné en France pour propos antisémites et violences et dont les liens avec Wagner ont été établis – il les a lui-même reconnus. Il y a aussi Nathalie Yamb, Suisso-camerounaise qui se fait appeler « la dame de Sotchi » puisqu’elle s’est illustrée lors du sommet de Sotchi en 2019 et qui tient un discours d’une extrême violence à l’encontre de la France principalement. Il y a encore le franco-camerounais Franklin Nyamsi, professeur de l’Éducation nationale française dans un lycée à Rouen dont le fonds de commerce est d’attaquer la France. Les deux derniers cités ont été les conseillers de Guillaume Soro dont on connaît les liens étroits qu’il entretient avec la Russie en Afrique, d’ailleurs passé par Niamey il y a dix jours pour proposer, on le suppose les services du groupe Wagner. Si ce groupe n’est pas encore au Niger, c’est que ce n’est pas une ONG : il ne fonctionne que si ça lui rapporte, et pas grand-chose ne rapporte aujourd’hui au Niger.

Pour avoir étudié la stratégie russe au Sahel et en Afrique depuis trois ans, j’ai constaté un avant et un après-guerre en Ukraine. Jusqu’au déclenchement de cette guerre, les Russes menaient une propagande anti-française mais c’était une propagande anti-européenne et anti-occidentale, et si nous étions les premiers visés c’est pour être les plus présents et les plus visibles dans un certain nombre de pays africains. La stratégie des Russes est celle du désordre et du coucou. Ils ne sont pas les instigateurs des mouvements, ils n’en ont ni les moyens ni l’envie. Ils parviennent à financer certaines personnes, on l’a vu au Niger, et déjà au Mali. Ils achètent des gens pour alimenter les outils extraordinaires que sont leurs fermes à trolls, et leur réseau de désinformation leur coûte très peu cher. On a vu les premières expérimentations de désinformation russes à Madagascar au moment des élections présidentielles ; Kémi Séba y était d’ailleurs venu.

Une très bonne enquête de journalistes de France 5 a montré que des gens sont payés pour alimenter entre cinq et vingt comptes anti-français chacun. Depuis quelques mois, on a vu apparaître des fermes à trolls animées par des algorithmes d’intelligence artificielle. Je l’ai perçu très nettement au Niger, où des comptes sont capables de dialoguer et d’interagir avec les personnes à partir de mots-clés. La stratégie des Russes est extrêmement déstabilisatrice parce qu’ils appliquent le vieux principe du KGB « Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose ». Des énormités sont mises en ligne sur les réseaux sociaux, et il suffit que 10 % de ceux qui prennent connaissance de ces monuments de désinformation les croient pour que le mal soit fait. C’est une machine infernale que nous avons énormément de mal à combattre. Je l’ai constaté au Niger, où j’en ai été la cible dès mon arrivée parce que les Russes m’avaient identifié dans mes fonctions précédentes.

Aujourd’hui encore, à supposer que j’écrive un tweet aussi insignifiant que « Jeudi, il fait beau à Paris », je reçois immédiatement vingt-cinq messages dans lesquels je suis traité de néo-colonialiste. Le ministère des armées et le Quai d’Orsay ont réussi à stopper certaines opérations de désinformation lancées contre moi et contre la France, notamment pendant la crise nigérienne, mais ce combat est extrêmement difficile à gagner. Les Russes sont dans une logique du chaos. Ils n’ont aucunement l’intention de s’installer en Afrique ni d’y prendre des ressources minières – exceptés l’or et le diamant qui sont faciles à extraire et cela, c’est Wagner. Ils n’ont pas de stratégie d’influence à court, moyen ou long terme sur ce continent mais, notamment depuis le début de la guerre en Ukraine, ils ont engagé une politique du chaos et de la désorganisation qui, malheureusement, fonctionne assez bien.

M. Laurent Jacobelli (RN). Monsieur l’ambassadeur, alors que les violences contre les intérêts français se multipliaient, vous et vos collaborateurs êtes restés fidèles au poste et avez accompli votre devoir jusqu’au bout. Au nom de mon groupe, je vous témoigne notre profond respect et notre gratitude. Après l’évacuation de notre ambassade à Khartoum, c’est la deuxième fois en un an que nous devons exfiltrer un ambassadeur et son personnel du sol africain. L’assassinat de l’ambassadeur des États-Unis en Libye, en septembre 2012, nous rappelle que ces situations peuvent mal se terminer. Nous nous félicitons de l’efficacité des services qui ont mené ces exfiltrations à bien, mais il est légitime de se demander comment nous en sommes arrivés là.

Il faut le reconnaître : en raison des populations concernées, de puissances extérieures telles que la Russie et la Chine ou encore de sa politique étrangère, la France perd petit à petit son influence en Afrique, notamment en Afrique francophone. Nous ne parvenons plus à être informés en amont des événements capitaux que sont les coups d’État et nous avons du mal à contrer la propagande anti-française, vous l’avez dit. Aviez-vous, vous-même, décelé les faits annonciateurs de ce coup d’État ? Aviez-vous prévenu Paris ? La France a semblé étonnée de la survenue de cet événement – n’aviez-vous pas été écouté ? Pouvez-vous nous dire comment l’exfiltration a pu se dérouler et se conclure sans drame ?

M. Sylvain Itté. « La France perd son influence en Afrique » est une déclaration qui me met mal à l’aise. Le terme « influence » n’est pas le bon : on n’a pas à être influents en Afrique, on a à y construire des partenariats utiles à chacun. D’autre part, le continent compte cinquante-quatre pays et il reste à préciser de quelle Afrique on parle en disant que la France « y perd son influence ». J’ai été ambassadeur en Angola, qui n’est pas un pays francophone et avec lequel nous avons connu des moments compliqués au moment d’une guerre civile qui était en réalité la transposition dans ce pays du conflit Est-Ouest. Je peux vous assurer que dans toute l’Afrique australe, toute une partie de l’Afrique de l’Est et beaucoup de pays, la France, loin d’avoir « perdu son influence », est très présente et recherchée. Il faut sans doute se demander pourquoi on en est arrivé là dans la partie francophone de l’Afrique, qui est elle-même très diverse. Mais pour être né au Mali, être allé en Afrique australe et en Afrique centrale, avoir été ministre-conseiller au Cameroun, chef du cabinet du ministre de la coopération et ambassadeur au Niger, j’ai quelques idées sur l’Afrique et à mon avis le sujet est plus complexe qu’une question d’« influence ».

J’en viens aux conditions de mon exfiltration. Les putschistes m’avaient déclaré persona non grata parce que cela permettait d’entretenir leur rhétorique. En même temps, ils ne souhaitaient pas mon départ. Le coup d’État s’étant fait d’une certaine manière « à l’insu de leur plein gré », ils n’avaient pas grand-chose à proposer, si bien que leur seul carburant politique, qui est un carburant populiste, était de désigner la France comme la raison de tous les maux. C’est pourquoi ils ont demandé le départ de nos forces, alors même que la moitié des putschistes étaient présents le 14 juillet à la Résidence – et ce jour-là, le général Toumba, ministre de l’intérieur, était quasiment tombé dans mes bras en me disant combien extraordinaire était la politique française en Afrique en matière de sécurité. Précédemment, lors de la visite au Niger du chef d’état-major des armées, le même général Toumba, qui avait été commandant des forces opérationnelles à Ouallam où se trouvaient les forces françaises, avait longuement expliqué que nous devions rester là et qu’il fallait montrer aux Maliens et aux Burkinabés que le système de coopération avec la France était celui qu’il fallait mettre en œuvre.

En réalité, une fois que j’étais parti, les putschistes n’avaient plus de carburant politique, ou en tout cas un de moins. Aussi, entre le moment où le président de la République a annoncé le départ des forces et le mien, et celui de mon départ effectif, 48 heures se sont écoulées pendant lesquelles les autorités nigériennes ont tout fait pour m’empêcher de partir et ont organisé mon départ pour qu’il soit le plus humiliant et le plus agressif possible. Une voiture de police devait m’attendre à la sortie de l’ambassade, des policiers devaient me menotter pour que l’on m’emmène à l’aéroport civil – ils avaient refusé que je parte de l’aéroport militaire – en passant par le fameux rond-point Escadrille où se trouvaient tous les manifestants et où Kémi Seba, opportunément arrivé le lundi matin, expliquait à la foule qu’il venait soutenir les putschistes et me régler mon compte. Tout cela a été extrêmement difficile à gérer, et si les choses se sont terminées correctement, c’est parce qu’ils savaient que s’ils allaient trop loin cela pouvait mal finir pour eux. Redoutant une intervention française, ils ont fini par considérer que le jeu n’en valait pas la chandelle. Mais la tension a été vive jusqu’à la dernière minute.

M. Bastien Lachaud (LFI-NUPES). Je vous remercie, Monsieur l’ambassadeur, et à travers vous l’ensemble du personnel du corps diplomatique qui a rempli sa mission jusqu’au bout dans des conditions terribles. On ne compte plus les coups d’État dans la bande sahélo-saharienne alors même que nous disposions de milliers de soldats sur le terrain et que tous nos services de renseignement étaient présents. Comment peut-on expliquer une telle faillite de nos services ? Quels étaient les liens entre l’ambassade et les services ? Nous avions auditionné, également à huis clos, le directeur général de la DGSE, selon lequel, au Mali, l’ambassade n’avait rien vu. Qu’en est-il au Niger ? D’autre part, comment s’est passée la coordination entre l’Élysée, le ministère des affaires étrangères et celui de la défense dans les quelques jours qui ont suivi le coup d’État ? Des décisions ont été prises qui ont mis en péril certains de nos soldats isolés, qui ne pouvaient plus être approvisionnés. Comment tout cela a-t-il été anticipé et coordonné ?

Vous nous avez parlé de l’influence russe. Soit. Mais les troupes américaines restent au Niger sans être éjectées par les putschistes. Comment les Américains ont-ils réussi à négocier cela avec les Russes si, comme vous nous le dites, ils sont les maîtres du jeu ? Et si ce ne sont pas les Russes, comment l’influence russe s’exerce-t-elle pour faire partir la France mais pas les États-Unis ? Comment les Américains ont-ils réussi à conserver une base essentielle à leur présence en Afrique mais pas nous ? Enfin, comment se passent les discussions pour permettre le retrait de nos soldats dans le bon ordre et en sécurité ?

M. Sylvain Itté. Voilà qui me donne l’occasion de revenir sur une question à laquelle je n’avais pas répondu : « Pourquoi n’avez-vous rien vu ? ». C’est que ce coup d’État est dû à un paramètre que personne ne pouvait imaginer : l’implication directe de l’ancien président Issoufou, dont on peut avancer sans grand risque de se tromper qu’il a fomenté ou pour le moins accompagné le coup d’État contre son successeur.

Pourquoi les services de renseignement n’ont-ils rien vu venir ? Au Niger comme au Mali et au Burkina-Faso, la DGSE, était entièrement tournée vers la lutte contre le terrorisme. C’est la mission qui lui avait été donnée en partenariat avec les services de renseignement nigériens, puisque nous n’étions pas là pour mener cette guerre sans y associer les autorités locales dans le cadre d’un partenariat stratégique d’égal à égal. Avec le recul, on peut se demander s’il n’aurait pas fallu disposer de plus d’antennes dans le système politique nigérien. Mais j’aurais tendance à vous dire que nous avions ces antennes, grâce aux deux collaboratrices qui m’accompagnent ici et dont je vous assure qu’elles connaissent la société civile nigérienne comme peu de monde. Nous avons vu s’établir une distorsion entre le président Bazoum, homme éclairé qui avait une vision pour son pays mais qui était sans doute en décalage assez marqué avec le reste de sa société, et une administration nigérienne d’une très grande faiblesse au-delà même des questions de corruption. Le président Bazoum traçait son chemin avec des idées claires, par exemple au sujet de l’éducation des filles, je vous l’ai dit. Mais ses idées n’avaient rien d’évident pour la partie patriarcale traditionnelle de la société nigérienne, qui ne voulait pas entendre parler de pas pouvoir marier ses filles à 12 ans. Il s’est donc heurté à des gens, a peut-être eu des paroles maladroites ou qui ont semblé l’être, et il s’est progressivement coupé de la réalité du pays.

D’autre part, le Parti nigérien pour la démocratie et le socialisme, le PNDS-Tarayya, créé par M. Bazoum avec M. Issoufou, était devenu un parti pour une part extrêmement corrompu et directement lié au trafic du pétrole géré par les Chinois. Une des raisons du coup d’État est que le président Bazoum, dans la perspective d’une augmentation importante de la rente pétrolière – le pays devait passer de 20 000 à 120 000 barils par jour avec le pipeline partant des zones de production jusqu’au port de Cotonou –, s’est attaqué à dater du mois de mars à la gouvernance pétrolière. Le jour du coup d’État devait se tenir un conseil des ministres pour créer une nouvelle société pétrolière dont le gouvernement nigérien aurait été majoritaire, et le président Bazoum avait refusé que le directeur général soit celui qui lui était proposé par le ministre du pétrole et qui n’était autre que le fils Issoufou.

Notre analyse était que le président Bazoum rencontrerait des difficultés dans un an, quand, entrant dans la deuxième partie de son mandat, il devrait rendre des comptes sur ce qu’il avait promis et ce qui n’avait pas été fait, mais nous n’imaginions pas un instant que Issoufou enverrait le chef de la garde présidentielle, son homme, renverser celui qui était son camarade de parti depuis trente ans. Nous avons effectivement failli, mais pas grand monde n’imaginait un tel scénario.

La coordination entre les services de l’État s’est faite rapidement. Le président de la République était en voyage dans le Pacifique, ce qui a compliqué les choses : avec le décalage horaire, nous avons eu des difficultés à recevoir ses instructions au cours des premières heures qui ont suivi le coup d’État. Mais je l’ai eu au téléphone le lendemain et il a été extrêmement présent. Le jour de l’attaque de l’ambassade, nous sommes passés à deux doigts d’une catastrophe puisque nous avions tiré toutes nos munitions non létales et que je venais de donner au chef de la sécurité l’autorisation de tirer – je ne sais pas si vous vous rendez compte de ce que signifie de donner cette autorisation parce que la vie de 70 à 80 personnes dans l’ambassade était menacée. À ce moment, j’ai appelé l’ancien président Issoufou, dont il était évident pour moi qu’il était dans le coup, pour lui dire d’agir sur les militaires pour arrêter le mouvement des 6 000 personnes qui nous attaquaient. Alors que je venais de raccrocher après mon troisième appel à Issoufou, le président de la République m’a téléphoné pour me demander ce qu’il pouvait faire. Qu’il appelle à son tour Issoufou me semblait la clé de tout. C’est ce qu’il a fait, et il a été convaincant : dix minutes plus tard, le général Modi, numéro 2 de la junte, était devant l’ambassade pour calmer les troupes, et dans les dix minutes suivantes tout le monde était parti. Les éléments de preuve sont donc assez flagrants.

Vous dites que les décisions prises ont mis des troupes françaises en danger. Mais il faut garder en tête la différence avec ce qui valait lors des opérations Barkhane et Sabre, les forces françaises au Niger étaient totalement intégrées aux unités nigériennes pour combattre à leurs côtés. Pas un seul soldat français ne sortait du camp si ce n’est dans le cadre d’une instruction opérationnelle donnée par les forces nigériennes. Aucune opération militaire française ne se faisait hors du cadre de partenariat avec les troupes nigériennes, où que nos troupes soient stationnées. Même la base aérienne projetée française n’était pas une base française mais un espace dans la base nigérienne, et les forces opérationnelles stationnées à Ouallam et à Tabaré n’étaient pas dans des camps français mais avec leurs camarades nigériens. On a du mal à imaginer aujourd’hui comment des soldats nigériens qui, huit jours auparavant, se battaient aux côtés des soldats français ont retourné contre eux leurs canons de 75.

Il y a sans doute des enseignements à tirer de tout cela. Cependant, on a souvent reproché à la France de mener ses opérations militaires, telles Barkhane, sans tenir compte de la souveraineté des États concernés. Au Niger, nous faisions l’inverse, et c’est d’ailleurs pourquoi la force ne s’appelait plus « Barkhane » : c’étaient les forces françaises au Sahel, intégrées aux forces nigériennes.

Les États-Unis, pour garder leur base d’Agadez, ont placé la libération du président Bazoum et le retour à l’ordre constitutionnel au bas de leurs priorités ; certains pays européens n’ont d’ailleurs pas fait mieux. On reproche souvent à la France d’avoir soutenu des régimes considérés comme illégitimes ; en l’occurrence, nous soutenions un président élu légitime. Le secrétaire d’État Anthony Blinken était venu à Niamey, tout comme sept ministres allemands ou européens en un an. Tout le monde venait voir le président Bazoum, et chacun sortait de ses entretiens avec lui en faisant son éloge. Les Américains ont cru pouvoir faire ami-ami avec la junte, notamment avec le général Barmou, formé aux États-Unis et ancien chef des opérations spéciales. Ce faisant, ils ont commis la même erreur que nous, croyant que parce qu’il avait été formé aux États-Unis il leur était acquis, ce qui n’est pas le cas du tout. À ce jour, les Américains ont divisé leur effectif par deux : ils avaient 1 100 personnes, ils en sont à la moitié et ils se posent sérieusement la question de savoir s’ils vont rester sur leur base d’Agadez, car il n’est pas question pour eux d’aller sur le terrain et il n’y aura plus de militaires français pour le faire à leur place. Il n’est donc pas impossible que les Américains quittent un jour le Niger. Nous connaissions bien le contingent italien, qui se limitait à des programmes de formation ; les Allemands faisaient également de la coopération et de la formation, mais ils ne sont jamais sortis sur le terrain. En bref, des États qui étaient les premiers à soutenir Bazoum ont été les premiers à l’abandonner.

Sur les conditions de désengagement des forces, mieux vaudrait interroger l’état-major mais, pour m’en être entretenu hier encore avec le commandement des forces, je sais qu’il s’est fait dans les meilleures conditions possibles, les militaires nigériens nous ayant laissés partir parce qu’ils craignaient une intervention militaire. Je crois savoir qu’aujourd’hui ne restent plus que 300 militaires français sur la base de Niamey, des logisticiens qui assurent le démontage et le désengagement complet. L’ensemble des matériels sensibles, hélicoptères et drones ont été rapatriés au terme d’une importante rotation d’hélicoptères. Les Nigériens nous interdisant de passer par Cotonou, tous les véhicules blindés lourds ont dû traverser le Niger. L’opération devrait être terminée, dans de bonnes conditions, à Noël.

M. Jean-Louis Thiériot (LR). Monsieur l’ambassadeur, je m’associe, au nom de notre groupe, à l’hommage rendu à votre action et à l’ensemble du personnel de notre ambassade à Niamey. Nous avons depuis longtemps de belles preuves du rôle du corps diplomatique : je pense à ce que vous avez fait au Niger, je pense aussi à votre collègue Martinon qui a dû gérer le départ d’Afghanistan dans les conditions que l’on connaît. C’est une très belle image de la France.

Je vous interrogerai sur les causes plus générales du coup d’État. Mis à part la gestion de l’activité pétrolière et le rôle du président Issoufou, pensez-vous que les tensions tribales ou en tout cas la composition ethnique du Niger ont joué un rôle ? Selon la presse française, le président Bazoum aurait payé le fait d’être issu de la frange arabe de la population ; qu’en pensez-vous ? D’autre part, ce que vous avez dit de son engagement en faveur de l’éducation des jeunes filles m’a fait penser à la fin du shah d’Iran, qui essayait d’avancer à marche forcée, ce qui avait heurté une partie de la population traditionnelle iranienne. Enfin, quels intérêts de la France au Niger doivent être préservés, même si on a probablement surévalué le rôle des coopérations économiques et si l’uranium des mines d’Arlit est loin d’être aussi stratégique qu’on a bien voulu le dire ?

M. Sylvain Itté. Il ne faut ni surévaluer ni sous-estimer les tensions tribales et ethniques. Le Niger se distingue des autres pays de la région par une intégration ethnique notable. À la différence de ce qui vaut au Mali notamment, on y voit de nombreux mariages inter-ethniques. Ce n’est pas un sujet fondamental. Cela étant, il y a deux grandes familles au Niger, les Haoussas et les Zarmas. La région de Niamey est principalement peuplée de Zarmas. En gros, le pouvoir économique est aux Haoussas et le commandement supérieur des armées va souvent aux Zarmas ; le général Modi est un Zarma. Niamey était depuis toujours majoritairement opposée à Bazoum : il n’a obtenu que 22 % des voix aux élections présidentielles de 2021 et, au moment du coup d’État, certains milieux zarmas de Niamey ont pu penser qu’avec l’arrivée de Modi au pouvoir, même si Tiani est un Haoussa, ils pourraient peut-être prendre certains postes qui leur avaient échappé jusqu’alors. Mais ces questions n’ont pas été au cœur des événements.

M. Bazoum est effectivement arabe, et certains contestent sa nationalité nigérienne : ainsi du colonel malien Maïga le disant libyen lors de l’assemblée générale des Nations unies de 2022. C’était un élément de fragilité réel pour Bazoum qui n’a pas de base électorale ethnique. Certains disent aujourd’hui, et je ne suis pas loin de partager cette analyse, que si Issoufou a choisi Bazoum pour lui succéder face à un autre candidat, Hassoumi Massaoudou, c’est précisément parce que Bazoum appartenait à la minorité arabe et que, sans base électorale importante, il ne pourrait jamais vraiment le concurrencer sur les plans électoral et politique. En résumé, ces questions ne sont pas déterminantes mais elles jouent un rôle assez important.

Les intérêts économiques de la France dans la région et au Niger en particulier sont quasiment nuls. Il n’y a pratiquement plus d’entreprises françaises ni européennes dans le pays. Malheureusement, le plan de retour des entreprises européennes au Niger, qui était sur le point d’aboutir, avec la création d’une zone franche où plusieurs entreprises européennes avaient été convaincues de venir s’installer, va tomber à l'eau. Aujourd’hui, les principales entreprises qui ont des intérêts économiques au Niger sont, de très loin, chinoises, et on trouve des Turcs dans le bâtiment et les travaux publics. La France n’y avait quasiment plus d’intérêts.

On entend répéter inlassablement « l’uranium, l’uranium ». Mais Orano s’apprêtait à exploiter une nouvelle zone de forage dans des conditions d’extraction extrêmement compliquées qui allaient demander plus de 100 millions d’euros d’investissement auxquels devaient s’ajouter 40 millions d’euros de projets de responsabilité sociétale des entreprises (RSE), dont les internats pour jeunes filles, l’entreprise finançant une partie de ces projets. Aujourd’hui, l’uranium nigérien représente de 10 à 14 % de la production d’Orano, et les coûts d’exploitation, extrêmement élevés, allaient coûter plus cher encore étant donné la difficulté des méthodes d’extraction à mettre en œuvre au cours des années à venir pour les nouveaux gisements. C’est pourquoi les sociétés étrangères ne se bousculaient pas pour remplacer Orano. La ministre des mines du président Bazoum avait approché les Chinois pour leur demander de faire une offre pour l’exploitation d’une mine d’uranium en concurrence avec Orano. Selon mes informations la Chine était disposée à travailler dans l’uranium au Niger, mais à condition que ce soit avec nous. Aujourd’hui, il n’y a personne, et Orano n’est pas la cible de campagnes d’attaques pour l’instant : les putschistes savent pertinemment qu’il n’y a personne pour les remplacer.

Nos intérêts stratégiques se comprenaient dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, sur laquelle nous pourrons revenir.

M. Christophe Blanchet (Dem). Monsieur l’ambassadeur, je vous remercie, au nom du groupe démocrate, pour le courage et sang-froid dont vous avez fait preuve avec vos équipes, et pour les éclaircissements que vous nous avez apportés. La clarté de vos propos et votre franchise rendent cette audition passionnante comme rarement. Qu’est-ce qui vous a fait prendre conscience que le coup d’État était joué ? Vous avez décrit le discours anti-français perceptible et évoqué les réseaux sociaux. J’ai eu des contacts avec beaucoup d’expatriés dans différentes régions d’Afrique ; ils disent faire le constat, dont je ne sais s’il reflète la vérité, que le discours antifrançais s’entend même sur France 24. Qu’en pensez-vous ? Vous avez mentionné l’abrogation par le général Tiani de la loi réprimant le trafic de migrants. C’est une déstabilisation à terme de l’Europe et de la France qui s’annonce, avec l’arrivée prévisible de flux sans doute organisés par des mafias. Selon vous, cette manœuvre est-elle uniquement motivée par des raisons économiques et politiques ou est-elle influencée par le pays tiers dont vous avez montré les drapeaux frais sortis de leur emballage ?

M. Sylvain Itté. Au troisième jour, lorsque je me suis rendu compte du rôle trouble d’Issoufou, j’ai compris que les choses seraient très compliquées. Sans reprendre le déroulement complet des événements, je rappellerai que dès le 30 juillet, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) a condamné le coup d’État et fixé un ultimatum aux putschistes, avec menace d’intervention militaire pour rétablir le président Bazoum. On a reproché à la France d’avoir été isolée en ne prenant pas le train des putschistes en marche. En tant que citoyen, je suis très fier de ce que nous avons fait. Le président de la République m’a demandé plusieurs fois si je voulais rester ; je suis resté parce que j’estimais de notre responsabilité d’agir autrement que les Américains et que certains partenaires européens.

Au sujet du discours anti-français, je le dis sans ambages, l’attitude de France 24 et RFI est parfois sujette à interrogations. J’avais demandé plusieurs fois au président Bazoum pourquoi il interdisait les manifestations de l’opposition, notamment du Mouvement M62 – prétendument un mouvement de citoyens et de défense de la société civile, mais dont les leaders ont en grande partie été achetés par les Russes. La raison est qu’il avait autorisé une manifestation du M62 le 19 septembre 2022, que vous pouvez retrouver sur les réseaux sociaux. Réunissant entre mille et 1 500 personnes, avec des drapeaux russes partout et une mise en scène clairement dirigée contre Bazoum, elle a été retransmise immédiatement par France 24 et RFI avec pour commentaire : « Le peuple nigérien se soulève contre le régime ». Bazoum me disait : « J’autoriserai les manifestations le jour où France 24 arrêtera de présenter les manifestations avec des drapeaux russes comme étant la réalité de la société nigérienne ». Nous lui expliquions alors que chez nous les journalistes ont la liberté de leurs propos.

Je vous donnerai un autre exemple. Après le coup d’État, une équipe de France 2 est venue. Prise en charge par le directeur de la communication des putschistes qui n’est autre que le porte-parole de la junte – vous savez, cet aviateur à lunettes qui arbore fièrement l’insigne de l’École de guerre française – elle a été baladée partout par les militaires. Un jour, une première manifestation a été organisée dans le stade de Niamey, qui compte 28 000 places ; le stade était plein – ce qu’on ne dit pas, c’est que pour partie les gens ont été payés pour venir, mais certains étaient là volontairement. Quelques semaines plus tard, une deuxième manifestation a eu lieu dans le même stade, à laquelle les journalistes de France 2 avaient été invités, et amenés par les militaires. Ce jour-là, il y avait moins de 9 000 personnes. L’équipe de France 2 a filmé l’événement, les commentant en disant : « Grande manifestation à Niamey, le stade est plein, avec 22 000 personnes ». J’ai eu les journalistes au téléphone pour leur demander où ils avaient vu ces 22 000 personnes dans un stade de 28 000 places dont ils avaient pu constater qu’il était aux deux tiers vide. D’où avaient-ils sorti ce chiffre ? La réponse a été : « C’est celui que l’on nous a donné ».

Cet exemple de la manière dont la presse, notamment française, a couvert le coup d’État et ce qui s’en est suivi est intéressant, parce que s’il ne fait aucun doute qu’une partie de la population soutient les putschistes, notamment à Niamey, ville zarma qui a toujours été contre le PNDS et contre Bazoum, les manifestations, à l’exception d’une, n’ont jamais réuni plus de 4 500 personnes. Ceux qui connaissent l’Afrique savent que jour et nuit, toute l’année, il y a toujours des milliers de personnes sur les ronds-points. Or, des journalistes arrivent et, montrant des ronds-points, disent : « Voyez la foule » ! Effectivement 300 à 400 personnes « manifestaient » avec des panneaux à la teneur incroyable – « Wagner = la liberté », « La Russie c’est le progrès » – cependant que 3 000 ou 4 000 autres personnes passaient par là, pour qui c’était un moment de fête.

Enfin, je ne sais si l’abrogation de la loi criminalisant le trafic de migrants était programmée ou si elle a été suggérée par les Russes, mais même si elle n’a pas été suggérée, elle était dans la tête de ses auteurs depuis un moment déjà. Ils sont dans une situation financière terrible : ils n’ont plus d’argent et un sommet de la Cedeao va se tenir le 10 décembre qui devrait reconduire les sanctions. Ils sont donc pris à la gorge, et cette manœuvre tend à faire pression sur l’Europe, en espérant que les Européens demanderont à la Cedeao de modérer son ardeur, sans quoi les putschistes rouvriront les vannes d’émigration vers l’Europe. De plus, ce trafic est une source de revenus importante.

M. Loïc Kervran, président. Vous avez indiqué dans une interview avoir reçu beaucoup de soutien de Nigériens au moment de l’attaque, et vous avez rappelé tout à l’heure le rôle qu’ont joué les gardes nigériens de l’ambassade. Pourtant, un journaliste déclarait, dans un reportage diffusé par l’un des médias que vous citiez, que « le sentiment anti-français est unanime » avant de donner la parole à deux personnes disant : « La France n’a jamais rien fait pour nous, ça n’a jamais rien changé, etc. ». C’est dans la ligne de ce que vous expliquiez.

Mme Anna Pic (SOC). Monsieur l’ambassadeur, je vous remercie vivement pour votre liberté de ton et pour les précisions que vous nous apportez. Au début du mois de juillet dernier, le groupe socialiste recevait dans les locaux de l’Assemblée nationale un collectif d’ONG travaillant depuis de nombreuses années dans la zone sahélienne, particulièrement au Niger. Elles venaient nous dire leur inquiétude devant ce qui leur semblait monter dans la société nigérienne. Vous l’avez indiqué, il s’est dit beaucoup de choses sur la présence française au Sahel et sur l’équilibre entre notre soutien militaire et notre aide au développement. Les parlementaires ayant rarement l’occasion de traiter ces sujets, nous avons demandé un débat qui a eu lieu la semaine dernière.

Ces ONG étaient venues nous demander si nous connaissions la feuille de route des troupes redéployées au Niger à la suite du retrait des forces françaises du Mali et nous alerter sur l’agitation que suscitait ce redéploiement, l’incompréhension et le ressentiment que cela faisait monter dans des populations locales parfois très éloignées des centres de décision. Nous avons souhaité poser une question écrite au Gouvernement à ce sujet ; malheureusement, le temps que cela soit fait, trois semaines plus tard, Mohamed Bazoum était renversé. Après le Mali et le Burkina Faso, le Niger devenait ainsi le troisième pays sahélien historiquement proche de la France où avait lieu un coup d’État en un temps très court. Vous avez parlé des fermes à trolls ; mais, selon vous, quels éléments structurels de nos politiques et partenariats ont donné prise à ces manipulations, qui s’appuient nécessairement sur un substrat ? Nous devons avoir un retour d’expérience. Avez-vous ressenti vous-même ce qui montait et, en ce cas, avez-vous fait remonter des informations sur l’éventuel retournement de l’opinion nigérienne quant à l’acceptation de la présence militaire française, comme semblaient le penser les ONG que nous avons rencontrées, étant donné le développement du discours anti-français ? Quelle leçon tirer de ce jeu de domino au Sahel ? Comment restaurer la confiance et les relations diplomatiques entre les pays sahéliens et la France ?

M. Sylvain Itté. Au-delà de mes fonctions d’ambassadeur au Niger, j’ai suivi de très près la présence militaire française au Sahel dans mes fonctions précédentes. Sur le fond, une armée étrangère peut-elle rester dix ans dans un pays sans qu’à un moment donné cela emporte des conséquences et qu’en tout cas elle soit mal ressentie et rejetée ? La réponse est dans la question, mais les situations au Mali et au Niger sont très différentes. Je me concentrerai sur le Niger, où nos forces étaient complètement intégrées aux forces nigériennes et où le rejet de la présence militaire française a été sinon orchestré, tout au moins largement instrumentalisé. Mais si elle a pu l’être, c’est que notre présence posait un problème. Devions-nous être présents, ne le devions-nous pas ? Cette question vaudrait sans doute un débat à elle seule. Mais à la question « Avons-nous servi à quelque chose ? », ma réponse est que du temps de la présence militaire française dans cette région nous avons quasiment réussi à endiguer les mouvements terroristes. Depuis que nous ne sommes plus au Niger, il ne se passe pas de jour sans attaques terroristes – en quatre mois, il y a eu plus de morts au sein de la population civile et des forces de sécurité qu’au cours des trois années précédentes. Donc, dire que la présence militaire française était sans résultats n’est pas vrai, et cela avec des effectifs extrêmement limités.

La présence militaire française était-elle rejetée ? Je me souviens d’un déplacement à Ouallam, ville importante où étaient les forces françaises. J’y ai entendu les représentants de la société civile qui par la suite organisaient le blocus de nos forces, expliquer avec des trémolos dans la voix combien ils sont heureux de voir l’armée française présente sur leur territoire. L’imam de Ouallam tient des propos limpides sur les grands bienfaits de la présence française aux côtés des Nigériens et demande une plus forte présence militaire française. Cela fait s’interroger.

J’avais souhaité que notre empreinte militaire soit la plus légère possible. L’état-major des armées partageait ce point de vue, et l’instruction de l’Élysée était claire : notre présence correspond uniquement à l’expression de la volonté nigérienne dans un cadre de coopération avec l’armée nigérienne, et le démontage éventuel doit être possible rapidement. C’est bien pourquoi nous aurons pu dégager la presque totalité de nos forces en trois à quatre mois, ce qui n’avait rien d’évident. J’ai toujours beaucoup insisté pour que l’on ne cède pas à la demande des autorités nigériennes de renforcer notre présence. Je me souviens de la visite, au mois de mai 2022, du président de votre commission, venu à Niamey avec la nouvelle présidente du groupe d’amitié France-Niger. Au cours des rencontres politiques qu’a eues la délégation, chacun demandait l’accroissement de la présence militaire française ; nous étions entre nous d’accord pour ne pas tomber dans ce piège et ne pas nous engager plus loin car nul ne savait comment les choses pouvaient tourner.

Comment retrouver et restaurer la confiance ? Le temps nous manque pour répondre en détail à cette question, mais il faut absolument faire la part des choses. Il serait stupide de nier le sentiment anti-français et de ne pas admettre que nous avons commis certaines erreurs de fond et de forme mais il serait illogique de jeter le bébé avec l’eau du bain et de considérer que l’Afrique dans son ensemble nous rejette. J’ai été insulté sur les réseaux sociaux. Pour 80 % d’entre eux, ces messages injurieux sont le fait de trolls ; ce sont de faux comptes. Mais j’ai reçu des centaines de messages de Nigériens, et il m’en arrive encore tous les jours. Des gens m’écrivent pour me dire « Continuez, c’est bien ce que vous faites, la France doit rester, ça passera ». Je note aussi qu’au Mali, de plus en plus de voix s’élèvent pour dire que le moment serait peut-être venu de se remettre à discuter ensemble, parce que l’on ne peut séparer la France et le Mali. Sans nier les erreurs commises, nous ne devons pas sombrer dans la dépression en croyant que les Africains, notamment de l’Ouest, ne veulent plus travailler avec la France, c’est entièrement faux. Je le redis, il y a cinquante-quatre pays en Afrique, et dans nombre de ces pays nous sommes attendus.

M. Loïc Kervran, président. Nous en venons aux questions des autres députés.

Mme Mélanie Thomin (SOC). C’est un plaisir de vous entendre, Monsieur l’ambassadeur, et je vous remercie pour votre engagement en faveur de la représentation de la France au Niger. Y a-t-il toujours des réseaux favorables à la France dans ce pays ? Des partenariats de projets sont-ils maintenus ? Les militaires français ont formé pendant des années des militaires des pays du Sahel ; ces formations ont-elles laissé les armées sahéliennes suffisamment préparées face à l’offensive terroriste ? Au Mali et au Niger, elles sont en recul. Ainsi, la base malienne de Niafunké a été attaquée samedi dernier par le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), lié à Al-Qaïda. Peut-on considérer que la formation militaire des troupes par la France a été un échec, et n’est-ce pas une raison expliquant notre débâcle ?

M. Jean-Pierre Cubertafon (Dem). La semaine dernière, le général Tiani, chef des putschistes, a fait sa première sortie à l’étranger, et il a rencontré le 23 novembre ses homologues à la tête des régimes militaires malien et burkinabé. Ces rencontres auraient en partie porté sur la lutte contre le terrorisme, dans l’idée affichée de transformer le Sahel, zone d’insécurité, en zone de prospérité. Après le retrait des troupes françaises du Niger, comment analysez-vous le risque d’évolution de la menace terroriste dans la région ? La communauté internationale pousse au retour à des régimes démocratiques au Mali, au Burkina Faso et au Niger. Quelles sont les perspectives, en particulier au Niger ?

Mme Gisèle Lelouis (RN). Monsieur l’ambassadeur, je rends hommage à votre courage et à votre dévouement exceptionnel. La protection des intérêts français, les négociations diplomatiques et la recherche d’informations demandent une forte implication. En l’état, vos missions sont entravées par votre éloignement du Niger. Comment s’organise votre action à distance ?

Mme Jacqueline Maquet (RE). Le coup d’État a profondément affecté les relations diplomatiques entre le Niger et la France. Cette détérioration, notamment la demande faite par le nouveau régime de voir les 1 500 militaires français quitter le territoire nigérien, s’inscrit dans une série d’événements similaires au Mali et au Burkina Faso où les Français avaient déjà été poussés vers la sortie. Cette évolution montre une hostilité grandissante à l’égard de la France, pourtant appelée il y a quelques années. Depuis le coup d’État et après la fin de la coopération militaire entre les deux pays, le Niger a connu une recrudescence des attaques djihadistes, dont une trentaine ont été recensées, entraînant la perte tragique d’au moins 210 vies, principalement le long des frontières avec le Mali et le Burkina Faso. Peut-on parler d’un échec de la stratégie militaire et diplomatique de la France et de ses opérations militaires au Sahel ? Comment notre pays, autrefois considéré comme le principal allié de ces pays dans la lutte contre le djihadisme, en est venu à être considéré comme indésirable ?

Mme Delphine Lingemann (Dem). L’enseignement supérieur est la meilleure des armes pour le développement et contre l’obscurantisme. Le Niger, un des pays lauréats du premier appel à projets du programme Partenariats avec l’enseignement supérieur africain, est absent de la deuxième édition. L’institut de recherche pour le développement (IRD) était présent au Niger depuis 1957, s’occupant notamment de la recherche sur l’eau et de la sécurité alimentaire ; pour des raisons sécuritaires, la France a suspendu toutes ses coopérations scientifiques avec le Niger. Quel est l’état des lieux des relations ou des partenariats universitaires et scientifiques ? Comment envisagez-vous le futur de ces coopérations essentielles ?

M. Karim Ben Cheikh (Écolo-NUPES). Je peux témoigner de l’importance du travail accompli par notre représentation diplomatique au Niger, notamment pour l’évacuation de nos ressortissants. Je les ai accueillis à leur retour en France et tous ont témoigné de la mobilisation de l’ambassade ; je vous en remercie. Vous nous avez dit que nous ne pouvons nier nos erreurs, mais qu’elles ont-elles été ? Vous nous avez rapportés une de vos conversations avec le président Bazoum, selon qui on nous reprochait une politique que nous avions abandonnée depuis vingt ans. Mais n’avons-nous pas abandonné au passage les moyens qui allaient avec cette politique ? Voyez la disparition du ministère de la coopération, celle de l’assistance technique, celle de nos moyens d’intervention en subventions, toutes décisions que vous avez suivies de très près. On s’essaye à une reconstruction avec Expertise France et une petite remontée de l’aide publique au développement (APD). Les 767 millions d’en-cours que vous mentionniez tout à l’heure représentent l’APD versée au Niger au cours des dix dernières années, soit environ 0,62 % de notre APD totale et, pendant la dernière décennie, 2,6 milliards d’euros, soit 2,3 % de notre APD totale, ont été versés au Sahel. Il faut remettre les chiffres en perspective. La Françafrique, était-ce bien cette politique qui a effectivement été abandonnée ? A-t-on su reconstruire quelque chose, réallouer ces moyens ? Enfin, tout le monde a salué votre efficacité en tant que diplomate. Pourtant, il a été dit par une réforme que le métier de diplomate n’existe pas ; peut-être qu’en regardant ce que vous faites sur le terrain, on se rendrait compte qu’il existe bel et bien.

M. Frank Giletti (RN). Une entreprise de ma circonscription qui commerçait avec le Niger et qui avait notamment Orano pour client se trouve dans une situation économique difficile. Des mesures d’aide existent-elles pour les entreprises françaises qui comme celle-là ont des créances, doivent payer leurs salariés et n’ont plus de recettes ?

M. Sylvain Itté. Oui, des réseaux au Niger nous sont encore favorables et des projets sont maintenus. C’est une des raisons pour lesquelles nous avons reconstitué à Paris une ambassade hors les murs, et nous ne chômons pas. Sur place, de nombreux Nigériens ont peur. Les putschistes ont mis en place un régime militaire qui emprisonne ceux qui sont en désaccord avec lui. Énormément de Nigériens sont restés fidèles à une relation avec la France, à commencer par les artistes, consternés que les putschistes aient décidé de dénoncer l’accord bilatéral de 1977 concernant le centre culturel franco-nigérien. Nous avons quotidiennement des contacts avec des gens qui se sont réfugiés en Afrique ou en France, avec d’autres qui viennent et qui espèrent qu’un jour ce régime tombera. Ils attendent de nous que nous continuions à les accompagner, à les aider dans leurs démarches parfois, parce que certains ont été exfiltrés de nuit dans des conditions extrêmement difficiles. De très nombreux Nigériens ne sont pas du tout satisfaits de la situation qui règne dans leur pays, et cela vaut aussi dans les forces de sécurité.

Je ne pense pas que la formation de l’armée nigérienne soit un échec. La France, et avec elle les États-Unis, l’Italie et l’Allemagne, a formé et équipé une armée nigérienne qui est maintenant sans doute la meilleure armée de la région. Aujourd’hui, cette armée n’est pas en mesure d’assurer la riposte contre les terroristes parce que ses unités les plus solides ont été envoyées à Niamey pour protéger la junte, laissant les zones jihadistes sans forces ou avec des forces minimales, mais elle fonctionne plutôt bien. Certes, elle a des faiblesses, mais la formation de l’armée nigérienne, de la Garde nationale, de la gendarmerie, de la police et des douanes donnait des résultats plutôt encourageants.

Une sorte d’internationale des juntes s’installe avec la création de l’Alliance des États du Sahel, conçue par les autorités burkinabées, maliennes et nigériennes pour lutter ensemble contre le terrorisme. Les trois États ont même annoncé envisager de quitter la Cedeao et, une fois sortis du franc CFA, de créer une monnaie, dont on verra qui en voudra. Ces trois pays sont aujourd’hui dans une situation extrêmement difficile, sur le plan économique comme dans la lutte contre le terrorisme.

Au Burkina Faso, la situation sécuritaire est catastrophique. Plus de 55 % du territoire n’est plus sous le contrôle des autorités et Ouagadougou est quasiment cerné par les mouvements djihadistes. Au Niger, Niamey n’est qu’à quarante kilomètres des premiers mouvements djihadistes, et à moins de cent kilomètres de la frontière burkinabée ; c’est très différent de Bamako et de Ouagadougou, situés au centre de leur pays respectif. À Niamey, les terroristes sont à deux pas ; dans le passé, ils ont d’ailleurs frappé à 40 kilomètres de la ville. La situation sécuritaire de la zone des trois frontières dans laquelle nous agissions se détériore d’heure en heure. La région de Diffa, dans le bassin du lac Tchad, d’où nous avions réussi sinon à éradiquer les mouvements terroristes, notamment Boko Haram, ou du moins à rétablir une sûreté suffisante pour que des échanges commerciaux reprennent, repart en vrille ; d’ailleurs, les Américains, notamment la CIA, en sont partis, considérant que la zone n’est plus assez sûre.

La perspective d’évolution du risque terroriste est donc considérable et, mis à part les rodomontades de généraux qui n’ont jamais fait la guerre, on ne voit pas comment cela pourrait s’améliorer à court terme, les groupes armés habituellement adversaires affiliés à Al Qaïda et à l’État islamique au Sahel ayant décidé de faire alliance au Niger. Ils ont compris que c’est un maillon faible et que si cette zone tombait cela entraînerait une déstabilisation globale.

Pour notre part, nous nous efforçons de déterminer comment maintenir certains programmes de coopération et dans quelles conditions. Nous aidons au règlement du cas de gens qui sont dans des situations personnelles difficiles. Nous suivons, grâce à nos contacts sur place, la politique intérieure nigérienne et continuons donc d’alimenter nos autorités politiques en informations sur la situation. En d’autres termes, même sans être à Niamey, nous exerçons activement notre activité et nos missions. J’ignore combien de temps durera cette situation.

Peut-on parler, comme c’est très à la mode, d’un échec de la France ? On ne saurait dire en tout cas que ce soit une victoire, pas plus que pour les Américains en Afghanistan et d’autres. C’est la démonstration que les mouvements terroristes ne sont pas seulement cela : ce sont aussi des rébellions internes de groupes socialement différents. C’est particulièrement vrai au Niger, où 80 % des combattants des groupes armés terroristes sont de jeunes Peuls. Les Peuls ont toujours été maltraités et stigmatisés par les populations locales, au Niger, au Burkina Faso et au Mali. Ils se sont d’une certaine manière enrôlés dans ces mouvements par dépit et parce que des chefs de guerre, en général algériens ou sahraouis, venus de Syrie ou d’ailleurs, leur disent : « Tu as 20 ans, tu es sans avenir ; voilà une Kalachnikov, 100 000 francs CFA par mois et une moto, et tu vas devenir un cador ». Pour ces jeunes gens qui n’ont aucune perspective, c’est une manière de trouver du travail. Pendant un temps, la politique de Bazoum avait permis que beaucoup de ces combattants se repentissent. C’est d’ailleurs une des accusations formulées par Tiani, selon lequel Bazoum avait trahi le pays en libérant des terroristes. Il s’agissait évidemment de tout autre chose : c’était faire le pari de trouver à ces jeunes un projet de vie qu’ils n’avaient pas tout en tapant assez fort sur le plan militaire pour qu’ils se disent que mieux valait peut-être finalement redevenir berger ou aller travailler que de continuer dans la voie terroriste et de se faire tuer. Le résultat n’était pas parfait, mais on allait dans le bon sens. Tout cela a été compromis.

En arrivant au Niger, une de mes priorités était de doubler le nombre d’étudiants nigériens en France. Nous étions bien partis pour cela, la campagne Campus France avait été une grande réussite et des étudiants très nombreux étaient sur le point de pouvoir se rendre en France. Mais nous n’avons pu leur délivrer de visas parce que, je le rappelle une nouvelle fois, on nous a attaqués, on a détruit le consulat et le personnel de l’ambassade et le personnel consulaire ont été rapatriés, leur vie étant en danger. Il faut donc faire la part des choses. Il n’y a pas eu interdiction de délivrance de visas ; d’ailleurs, nous sommes parvenus à régler le problème pour les étudiants nigériens qui ne se trouvaient pas au Niger et dont le dossier Campus France était à jour. La situation actuelle est la suivante : les autorités interdisent toute entrée à l’ambassade de France qui, malgré mon départ, reste depuis deux mois sous blocus, la délivrance de visas est impossible et la campagne Campus France a pris fin parce que les autorités nigériennes ont dénoncé l’accord de coopération culturelle qui liait nos deux pays. Il n’y a pas de volonté française de stopper la coopération universitaire mais les décisions d’une junte qui entraînent des conséquences tangibles. Je ne sais comment les choses évolueront. Nous réfléchissons à la possibilité de traiter des cas spécifiques dans les pays limitrophes du Niger, mais nous ne pourrons donner des visas aux étudiants présents à Niamey. C’est terrible et j’en suis le premier désolé, mais ce n’est pas de notre fait.

Nous gardons l’espoir de pouvoir relancer un jour des projets de coopération, y compris dans le domaine de l’éducation. Nous avons suspendu certains projets parce qu’il est hors de question pour nous de financer des projets dans lequel interviennent les administrations putschistes ; en revanche, tous les projets humanitaires, notamment d’alimentation, sont maintenus. Nous traiterons avec l’AFD, des moyens de garder la flamme allumée.

Enfin, nous essayons de régler systématiquement les factures des entreprises françaises qui participaient à des projets financés par l’État français à travers l’AFD. Mais pour les nombreuses entreprises qui avaient obtenu des marchés auprès des autorités nigériennes, il n’y a malheureusement pas de solution à court et moyen terme et je n’imagine pas l’État français indemniser une entreprise française pour la défaillance de l’État nigérien.

M. Loïc Kervran, président. Monsieur l’ambassadeur, je vous remercie vivement pour cette audition très marquante.


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7.   Table ronde conjointe avec la commission des affaires étrangères et la commission du développement durable et de l'aménagement du territoire, ouverte à la presse, sur « l’avenir du continent africain face à l’enjeu climatique », avec notamment la participation de M. Gilles Pecassou, directeur délégué de l’institut de recherche pour le développement (IRD), M. Gilles Kleitz, directeur exécutif du développement durable de l’Agence française du développement (AFD) et Mme Angélique Palle, chercheure associée à l’IRSEM et à l’INSP (mardi 12 décembre 2023)

 

M. Thomas Gassilloud, président de la commission de la défense nationale et des forces armées. Mes chers collègues, nous continuons cet après-midi notre cycle de travaux sur l’Afrique, avec une audition consacrée à l’avenir du continent africain face à l’enjeu climatique. Nous avons la chance de mener cette audition conjointement avec, d’une part, la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire et, d’autre part, la commission des affaires étrangères. Je tiens donc à remercier les présidents de ces commissions, MM. Jean-Marc Zulesi et Jean-Louis Bourlanges d’avoir accepté cette audition conjointe.

Je me réjouis de ces échanges qui seront nourris par les points de vue et expertises des uns et des autres. La commission de la défense s’intéresse bien entendu en priorité aux impacts sécuritaires du dérèglement climatique, notamment en Afrique, mais il est toujours plus efficace de traiter les causes davantage que les conséquences. Contrairement à une idée reçue, les armées apportent leur part dans la lutte contre le dérèglement climatique, en essayant de veiller à la réduction de leur empreinte écologique. Je tiens à vous signaler que sous la précédente législature, nos collègues Jean-Marie Fiévet et Isabelle Santiago ont rédigé sur ce sujet un excellent rapport d’information (rapport n° 4145 en date du 5 mai 2021). Par ailleurs, pour les armées, la préoccupation écologique rejoint souvent une préoccupation opérationnelle d’efficacité et de furtivité.

Les conséquences du dérèglement climatique ont bien entendu des effets concrets, et notamment en Afrique qui les subit au premier chef, alors que ce continent contribue de manière marginale aux émissions de gaz à effet de serre. Les manifestations des bouleversements climatiques en Afrique sont violentes : hausse des températures, sécheresses, migrations climatiques, érosion des côtes, risque d’affaiblissement des sols et inondations.

Dans le dernier numéro de la Revue de défense nationale, le major général des armées, l’amiral Vandier, relevait que ces bouleversements, d’ampleur croissante, affectent la sécurité humaine dans leur acceptation globale, c’est-à-dire alimentaire, sanitaire, économique, environnementale, politique et, par conséquent, sécuritaire. Je vous invite également tous à lire le petit livret qui a été édité par l’état-major des armées, « Changement climatique, quels enjeux stratégiques pour les armées ? ».

Quoi qu’il en soit, ce dérèglement climatique exacerbe le développement et l’amplification des menaces, comme nous pouvons le voir au Sahel ou dans la Corne de l’Afrique, où les groupes armés terroristes prospèrent. Pour débattre avec nous de cette thématique, nous avons le plaisir d’accueillir trois experts et chercheurs, que je remercie pour leur présence et leur disponibilité.

Monsieur Gilles Pecassou, vous êtes directeur délégué de l’Institut de recherche pour le développement (IRD), qui défend un modèle original de partenariat scientifique équitable avec les pays du Sud, une science interdisciplinaire et citoyenne, engagée pour la réalisation des objectifs de développement durable (ODD). Vous nous exposerez la réalité et les enjeux du changement climatique en Afrique. Nous saluons également la présence parmi nous de la présidente directrice générale de l’IRD, Mme Valérie Verdier.

Madame Angélique Palle, vous êtes chercheuse associée à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) et vous avez rejoint en 2023 l’Institut national du service public (INSP). Vos travaux portent sur la gestion des crises environnementales et vous avez co-fondé à l’IRSEM un cursus de recherche sur la sécurité climatique. Vous nous exposerez, si vous le souhaitez, la manière dont les crises climatiques peuvent être source de conflictualité en Afrique.

Monsieur Gilles Kleitz, vous êtes directeur exécutif du développement durable de l’Agence française du développement (AFD). Vous nous ferez part de l’action de la France pour aider les pays africains à résoudre les problèmes que suscitent les dérèglements climatiques.

M. Jean-Marc Zulesi, président de la commission du développement durable et de l'aménagement du territoire. Je me réjouis que nos trois commissions se réunissent aujourd’hui autour de l’avenir du continent africain face aux enjeux climatiques. Il s’agit d’une question dont les implications sont très larges et je tiens à saluer l’initiative du président Thomas Gassilloud, qui a proposé que nous débattions conjointement de ce sujet.

Chers collègues, chacun connaît l’équation : à l’exception de l’Afrique du Sud, productrice de charbon et largement industrialisée, les pays africains sont peu émetteurs de gaz à effet de serre, mais ils subissent de plein fouet les effets du dérèglement climatique. Par ailleurs, ils ont de grands besoins en énergie et en réseaux électriques. À titre d’exemple, au Sénégal, la ville de Saint-Louis est menacée par une érosion côtière contre laquelle elle s’efforce de lutter avec l’appui, notamment, de l’AFD.

Au Sahel, le désert continue de progresser malgré les efforts de muraille verte. Le sud de Madagascar subit une sécheresse historique. La pluie n’y est pas tombée depuis trois ans, générant ainsi la première famine climatique de l’histoire et détruisant toute la vie sociale de cette région. Trois enfants sur quatre ont été retirés de leur école, leurs parents n’ayant plus les moyens de les y envoyer. Malheureusement, cet événement passe quasiment inaperçu.

Enfin, l’actualité récente revêt un caractère dramatique. Après deux ans sans pluie, la Corne de l’Afrique vient d’enregistrer des précipitations record, entraînant des inondations et provoquant le déplacement de deux millions de personnes en Somalie et au nord du Kenya. Si l’accès à l’eau devient un problème très aigu au Maghreb, l’ensemble du continent africain est aujourd’hui touché.

Pour reprendre les mots de Mme Madeleine Diouf Sarr, présidente à la Conférence des parties sur les changements climatiques (COP 28) du groupe des quarante-six pays les moins avancés, il est nécessaire que la communauté internationale agisse en faveur de la justice climatique. Celle-ci a salué l’avancée de cette COP, à savoir l’adoption du fonds « pertes et dommages », mais attend qu’il soit abondé à la hauteur des pertes déjà subies, qui se chiffrent à des milliards de dollars. La question climatique en Afrique ne se résume toutefois pas aux seuls dommages. Les pays africains sont engagés dans un processus ambitieux de développement avec pour certains, comme le Maroc, le Sénégal, le Kenya, ou encore la Mauritanie, de réelles perspectives de progrès économique et social. Or l’accès à l’énergie et le développement de réseaux d’électricité fiables conditionnent l’ensemble du développement de ce continent.

Actuellement, celui-ci recourt aux énergies fossiles, abondantes et à prix abordable mais ne dispose toujours pas de moyens financiers et de l’ingénierie qui lui permettent de passer avec ambition aux énergies renouvelables. Pour la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire, l’une des questions du débat de ce jour porte sur les modalités et la méthode par lesquelles le continent africain pourra s’engager vers cette mutation, qui n’a rien d’évidente, qui provoque même parfois des conflits d’usage de dimension géopolitique, comme en témoigne la tension actuelle entre l’Égypte, le Soudan et l’Éthiopie, avec la construction par cette dernière du barrage Renaissance sur le Nil. J’espère que nos invités pourront nous apporter quelques pistes sur l’ensemble de ces sujets.

Mme Mireille Clapot, vice-présidente de la commission des affaires étrangères. Permettez-moi tout d’abord d’excuser l’absence du président Jean-Louis Bourlanges. Il aurait souhaité être parmi nous mais n’a pu décommander d’autres engagements au titre de ses fonctions et m’a donc demandé de le représenter. Au nom de la commission des affaires étrangères de notre Assemblée, je me félicite de la tenue de cette réunion commune sur une thématique qui intéresse au plus haut point l’ensemble de mes collègues.

Coïncidence de calendrier sans doute non fortuite, nous abordons ce sujet au moment même où s’achève la COP 28, qui doit déboucher sur des avancées pour le financement des pertes et dommages pour les pays les plus vulnérables, au premier rang desquels figurent les pays africains.

Si l’Afrique est le continent qui contribue le moins aux émissions de gaz à effet de serre – 7 % des émissions depuis le milieu du XIXe siècle, contre 45 % pour l’ensemble des pays développés –, elle est malheureusement l’un de ceux qui en subit le plus directement et massivement les conséquences. Le continent africain se réchauffe en effet plus vite que la moyenne mondiale, puisque ses températures ont augmenté de 1,4 degré depuis l’ère préindustrielle, contre 1,1 degré à l’échelle du globe. À titre d’illustration, les pays d’Afrique de l’Ouest sont d’ores et déjà confrontés à des températures excédant en moyenne les 40,6 degrés pendant deux mois. Cette canicule pourrait s’étendre sur quatre mois et demi à l’échéance de 2060 et sur plus de la moitié de l’année à la fin du siècle.

Dans une publication du 30 août 2023, le Fonds monétaire international (FMI) a mis en exergue le fait que le changement climatique en Afrique aggrave considérablement les conflits et les difficultés telles que la famine, la pauvreté et les déplacements forcés. Selon cette même publication, d’ici à 2060, les décès liés aux conflits pourraient augmenter de 14 % dans les pays confrontés à une hausse extrême des températures. Cela concerne trente-neuf pays abritant près d’un milliard d’habitants et 43 % des personnes les plus pauvres, dont la moitié se trouve en Afrique. Très concrètement, les pénuries d’eau pourraient déplacer jusqu’à 700 millions d’Africains au cours de la décennie. D’ores et déjà, la Corne de l’Afrique connaît sa pire période de sécheresse depuis quarante ans. Plus de 50 millions de personnes souffrent de la faim. Parallèlement, jusqu’à 116 millions de ressortissants africains seront affectés par les dangers liés à l’élévation du niveau de la mer au cours de cette décennie.

Les échanges de cet après-midi permettront, nous l’espérons, de mieux appréhender la manière dont nous pouvons aider l’Afrique à faire face aux défis du changement climatique. Nous attendons également de cette réunion des précisions sur l’action et les initiatives d’ores et déjà engagées par notre pays, ses partenaires européens et occidentaux dans la lutte contre le dérèglement climatique sur le continent africain. En effet, les enjeux du changement climatique et de ses conséquences pour l’Afrique nous concernent très directement, non seulement parce que les liens entre la France et le continent africain sont étroits et importants mais aussi parce que l’impact du dérèglement du climat en Afrique peut se répercuter jusque sur notre territoire hexagonal ou nos outre-mer, dans l’océan Indien notamment.

Il nous faut intégrer davantage la prise en compte du changement climatique dans nos actions de coopération internationale avec l’Afrique, au niveau de notre aide publique au développement mais aussi de nos partenariats économiques et diplomatiques. En effet, le réchauffement climatique a d’ores et déjà des conséquences dramatiques pour les populations locales, qui menacent la réalisation des objectifs de développement durable à l’horizon de 2030.

Je voudrais par ailleurs souligner la diversité des contextes africains et des enjeux qui se posent aux pays de la région, selon leur environnement géographique, météorologique, politique et économique. Ne sous-estimons pas, malgré le titre de cette table ronde, que l’Afrique est plurielle et que les enjeux climatiques auxquels sont confrontés les pays de ce continent sont spécifiques à chacun. Enfin, pour sortir d’une relation à sens unique entre la France et cette Afrique plurielle, je pense qu’il est important de mesurer ce que l’adaptation de certains pays africains, comme ceux de la bande du Sahel, qui ont appris à vivre depuis toujours avec la sécheresse, l’aridité, le manque d’eau, peut nous apporter pour que la France prépare sa propre adaptation au changement climatique.

Permettez-moi, pour finir, d’avoir un mot pour les femmes et les filles d’Afrique, qui payent un lourd tribut aux modifications climatiques, en particulier parce qu’elles ont la charge de l’approvisionnement en eau. Nos échanges d’aujourd’hui interviennent donc à propos et je suis heureuse qu’ils mobilisent nos commissions. À n’en pas douter, cet intérêt est largement partagé parmi nous et cette réunion devrait s’avérer particulièrement enrichissante.

M. Gilles Pecassou, directeur délégué de l’Institut de recherche pour le développement (IRD). J’aborderai la question de l’avenir de l’Afrique face à l’enjeu climatique en dressant d’abord le constat scientifique des évolutions climatiques et de leurs conséquences, en rappelant que la science est aussi un acteur de l’agenda d’adaptation du continent et en nous invitant collectivement à faire évoluer notre regard sur le continent africain. À ce titre, je salue le choix effectué par vos commissions d’élargir la focale des questions de sécurité et d’aborder ainsi la politique africaine de la France dans toute sa richesse et sa complexité.

Le constat établi par les scientifiques est univoque. Le chapitre neuf du sixième rapport d’évaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) de 2022 souligne que le continent se réchauffe plus vite que la moyenne mondiale. Le scénario pessimiste d’évolution des émissions de gaz à effet de serre porte sur une augmentation de plus de 3,5 degrés dans certaines régions et au minimum de 2 degrés d’ici 2050. Les conséquences de ces dérèglements sont évidemment variables d’une région à l’autre du continent.

Au Maghreb, dans les régions Sud-Ouest et côtières d’Afrique du Nord, les précipitations devraient diminuer, accentuant le risque hydrique, raréfiant l’accès à l’eau, accentuant les sécheresses et la désertification. À l’inverse, la partie Est de la région sahélienne, l’Afrique de l’Est et l’Afrique centrale connaissent d’ores et déjà une augmentation des précipitations et des inondations. Les régions côtières, en particulier de la Mauritanie au golfe de Guinée, ainsi que les archipels, sont confrontés à une élévation croissante du niveau de la mer, qui pourrait atteindre jusqu’à quarante centimètres en 2050 par rapport au début du XXe siècle, exposant ces territoires aux érosions, aux intrusions salines dans les eaux douces, aux inondations et aux immersions. Or d’ici 2030, entre 108 et 116 millions d’Africains vivront dans ces zones à risque.

Ces bouleversements, auxquels s’ajoutent la hausse de la fréquence et de l’intensité des catastrophes naturelles, l’érosion de la biodiversité et le bouleversement des écosystèmes, entraîneront des conséquences importantes sur les conditions de subsistance des populations et sur l’habitabilité des territoires. Les pays côtiers d’Afrique de l’Ouest, par exemple, risquent de devenir très inhospitaliers entre 50 et 350 jours par an, à l’horizon de 2060. Nous en observons déjà des conséquences sur la santé des populations à travers les maladies et la malnutrition, l’émergence des zoonoses et des maladies à transmission vectorielle.

Les changements de régimes de précipitations mettent les systèmes alimentaires et hydriques sous très forte tension, avec des conséquences sur l’agriculture et les pêcheries. Cette raréfaction des ressources naturelles génère déjà des conflits d’usage à l’origine de tensions sociales et peut conduire à des affrontements à plus grande échelle. Le rapport sur les migrations climatiques internes dans les pays d’Afrique de l’Ouest, publié en 2021 par la Banque mondiale et auquel l’IRD a participé, estime qu’il y aura jusqu’à 32 millions de déplacés climatiques internes dans la région d’ici 2050. Sans mesures concrètes en matière de climat et de développement, ce chiffre pourrait monter à 86 millions à l’échelle du continent.

Or nous sommes en retard sur les engagements de l’accord de Paris et de l’Agenda 2030. Le rapport mondial sur le développement durable, publié en septembre dernier, montre que les progrès dans l’atteinte des objectifs de développement durable sont faibles en Afrique. Il est donc urgent d’agir et d’appréhender les dynamiques dans toute leur complexité. Dans le domaine de la recherche, il importe de se décloisonner, des sciences de la terre aux sciences humaines, si nous voulons prévenir les déstabilisations socio-économiques et politiques du continent.

Au-delà du constat, l’enjeu consiste aussi à construire des solutions fondées sur des connaissances scientifiques. C’est ce que l’IRD s’applique à réaliser depuis quatre-vingts ans maintenant, aux côtés de la communauté scientifique africaine. Ce modèle de co-construction sur le temps long n’est pas le plus aisé à mettre en œuvre pour faire avancer la connaissance mais il a permis de renforcer les capacités scientifiques de nos partenaires et, à travers eux, de contribuer à faire émerger des solutions en phase avec leurs besoins. Nous le menons grâce à la dotation annuelle votée par le Parlement et nous vous en remercions.

Nous sommes présents en Asie et en Amérique latine mais le continent africain reste de loin notre première zone d’intervention. Nous menons des activités dans trente-sept pays, par l’intermédiaire de dix-sept bureaux permanents qui pilotent quatre-vingt-sept dispositifs de recherche, de formation et de renforcement de capacités. Au total, près de 70 % de nos investissements sont fléchés vers l’Afrique francophone et anglophone.

Au sein de l’observatoire hydrométéorologique de l’Afrique de l’Ouest, les chercheurs de l’IRD et leurs partenaires observent depuis trente-cinq ans les variations de la mousson au Sahel, qui apporte les principales précipitations indispensables aux récoltes et aux ressources en eau dont dépendent 300 millions de personnes. Le dérèglement climatique rend cette mousson moins prévisible. Autre exemple : des chercheurs de l’IRD ont démontré que la production du mil et du sorgho, principales cultures vivrières d’Afrique de l’Ouest et des pays anglophones de la région des Grands Lacs, a déjà diminué de 15 à 20 % ces vingt dernières années en raison des changements climatiques. Les chercheurs de l’IRD travaillent au transfert de gènes de plantes adaptées afin de renforcer la résilience du mil et du sorgho. Cet exemple constitue une illustration concrète de la nécessaire adaptation des modèles agricoles rappelée à Dubaï par le président de la République il y a quelques jours.

N’oublions pas non plus que le continent regorge d’atouts pour ouvrir une voie de développement originale et compatible avec les ambitions mondiales de zéro émission nette. La déclaration des dirigeants africains sur le changement climatique, adoptée le 6 septembre 2023 à Nairobi, a servi de base à la position commune de l’Afrique à la COP 28 et revendique pour l’Afrique le potentiel et l’ambition de constituer un élément central de la solution mondiale au changement climatique.

Ce point appelle deux observations de ma part. Il s’agit tout d’abord d’investir dans la jeunesse africaine. Aujourd’hui, 62 % des Africains ont moins de 25 ans et, en 2050, 35 % des jeunes dans le monde seront africains. Cette jeunesse portera les transformations des décennies à venir et nous l’accompagnons à travers des éléments de médiation scientifique, afin de faire des jeunes des acteurs informés et engagés en matière de formation, en finançant et en encadrant des thèses, des écoles doctorales, des masters ; enfin en soutenant l’innovation et l’entrepreneuriat. Il y a quelques semaines, l’IRD a récompensé la première lauréate de ces trophées de l’innovation, en la personne d’Adèle Ouédraogo, du Burkina Faso, pour son projet entrepreneurial de formulation de biofertilisants à partir des déchets ménagers agricoles et agro-industriels, pour améliorer la fertilité des sols et donc le rendement des cultures.

Le second atout majeur de l’Afrique tient à la richesse et au potentiel de ses ressources naturelles. La recherche ne dissocie pas climat et biodiversité. Comment les protéger et les rémunérer en mobilisant fonds publics et privés ? Telle est l’ambition du pacte de Paris pour les peuples et la planète mais aussi l’objectif des plateformes pour la forêt, la nature et le climat visant à rémunérer les pays des trois grands bassins forestiers pour leur engagement en faveur de la protection des réserves vitales de carbone et de biodiversité. L’IRD coordonne le volet scientifique de ces contrats politiques, dont trois viennent d’être signés à Dubaï avec le Congo, la Guinée et la Papouasie Nouvelle-Guinée. Plus au Sud, l’initiative de la grande muraille verte vise à inverser durablement les processus de dégradation des terres et à améliorer les conditions de vie, tout en protégeant les systèmes de production des agrosystèmes. De la région de Dakar à Djibouti, l’IRD coordonne un réseau interdisciplinaire de laboratoires français et étrangers ayant vocation à structurer, renforcer et rendre visible la communauté de recherche impliquée dans cette grande initiative sahélienne, qui est avant tout une initiative africaine.

Pour conclure, les changements climatiques représentent un défi de taille mais constituent également une occasion de repenser nos modèles de développement, ainsi que le regard que nous portons sur le continent africain. Ce regard scientifique porté depuis la France doit aussi évoluer et notre histoire commune nous dote d’atouts que d’autres pays, partenaires européens ou compétiteurs stratégiques, n’ont pas. Nous avons investi historiquement dans des partenariats scientifiques relativement peu visibles, peu coûteux, qui sont aujourd’hui autant de réseaux solides car bâtis sur la confiance et tournés vers la réponse aux défis communs. Il est donc important de les maintenir, y compris au Sahel, si nous voulons préparer l’avenir de la planète et nos relations avec le continent africain.

Mme Angélique Palle, chercheuse associée à l’IRSEM et à l’INSP. Je commencerai ma présentation en vous parlant du consensus scientifique sur le lien entre conflit et climat. Dans un deuxième temps, je vous présenterai deux exemples, à partir des travaux du GIEC et de ceux menés à l’IRSEM sur la question de la sécurité climatique. Enfin, dans un troisième temps, je conclurai sur les effets du changement climatique sur la conduite des conflits en Afrique.

Tout d’abord, il n’existe pas de consensus sur le lien entre changement climatique et conflit : la communauté scientifique se refuse à établir un lien de causalité direct entre le changement climatique et des guerres, qui seraient jugées comme « climatiques ». En effet, tout dépend de la façon dont une société ou un État réagit au changement climatique, la façon dont leur gouvernance s’adapte. Tout dépend de la gestion des chocs climatiques par la société qui en est victime.

En revanche, il existe une confiance relative au sein de la communauté scientifique sur le fait que le changement climatique est un risque pour la paix. Ce risque est donc la conséquence de ces chocs qui sont produits sur les sociétés par les effets du changement climatique. Un premier modèle porte sur les « guerres du climat », qui ont été théorisées à la fin des années 2010, notamment en Allemagne, avec l’idée que le changement climatique induit une compétition pour la ressource, qui mène nécessairement à des guerres formalisées entre États.

Un deuxième modèle est situé à l’extrémité inverse du spectre. Il considère que l’absence de ressources conduit, dans une certaine mesure, à une absence de guerre formalisée, dans la mesure où les sociétés sont trop accaparées par la gestion des effets du changement climatique pour recourir à des conflits prenant la forme de guerres. Un certain nombre de travaux publiés par des hauts responsables militaires américains émettent des avertissements concernant l’implication de leurs forces armées sur leur propre sol pour la gestion de catastrophes environnementales imputables pour partie au changement climatique (incendies sur la côte Ouest des États-Unis, ouragans de type Katrina, engagement des forces armées dans la gestion du Covid). Selon eux, le système militaire américain ne pourra pas s’engager de façon durable sur son territoire national sans le faire au détriment de sa capacité de projection.

Entre ces deux modèles, il existe un troisième, celui d’une violence sociale généralisée. Il ne s’agit pas d’une guerre. Il s’agit en revanche, dans un contexte où la puissance publique est faible et le consensus social fragile, de phénomènes de violence entre communautés, entre individus, qui sont documentés par la communauté scientifique et qui mènent à ce climat de violence généralisée.

Ces trois modèles doivent être gardés en tête lorsque l’on évoque le continent africain, où la puissance publique et le consensus social font partie des plus fragiles au monde. Laissez-moi illustrer mes propos par quelques exemples à partir des cartes qui vous sont diffusées. Un premier exemple est issu des travaux du GIEC, qui a cartographié les campements de réfugiés du Haut-commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) et les campements de déplacés internes, dans un contexte d’augmentation des températures. Ces cartes de projection pour la période 2040-2060 illustrent à la fois la vulnérabilité sociale et le choc climatique. La question qui se pose ici est celle du sens de la causalité. S’agit-il d’une causalité génératrice de conflits ou s’agit-il au contraire d’une causalité génératrice d’effondrement, qui conduit non pas à des conflits armés entre États mais à des phénomènes de violence généralisée à l’intérieur de sociétés constituées ?

Un deuxième exemple concerne des travaux menés par l’axe de recherche sur la sécurité climatique de l’IRSEM, où nous avons essayé d’anticiper les effets des paramètres environnementaux sur la conduite des opérations au Sahel. La carte qui vous est projetée superpose des effets de choc.

Le premier porte sur les espaces pour lequel le GIEC anticipe, d’ici 2040 une augmentation du nombre de jours annuels (au-delà trente jours par an) où la température dépasse 35 degrés. La quasi-totalité de la zone sahélienne est ainsi concernée.

Le deuxième effet de choc concerne le glissement des isohyètes, c’est-à-dire des lignes de pluviométrie, en l’espèce un front de pluviométrie à hauteur de 200 millimètres par an, entre deux périodes : d’une part entre 1940 et 1967 et d’autre part entre 1968 et 2000. Ce front recule vers le sud de la zone étudiée, avec des effets très importants sur les cultures, les possibilités d’élevage, le type de végétation disponible.

Le troisième élément cartographié concerne les espaces de surpâturage qui ont été identifiés par les chercheurs en sciences sociales, à la fois français et africains.

Vous pouvez constater sur les cartes que la zone autour de Gao concentre ces trois chocs, où la croissance des températures, le changement dans la pluviométrie et le surpâturage, entraînent des effets importants sur les sociétés présentes dans cet espace. Nous avons projeté cette cartographie sur le dispositif français au Sahel, et notamment sur les lignes d’approvisionnement, en l’occurrence l’approvisionnement en carburant. La zone de Gao était l’un des plots importants de la logistique de l’opération française Barkhane. Cette carte introduit l’idée que ce changement climatique, qui a des effets sur la paix en Afrique et des effets de déstabilisation sur les sociétés, produit également des effets sur la façon dont les conflits sont et seront conduits dans cette zone.

Le changement climatique affecte aussi les armées dans la conduite des opérations. De manière très pratique, cela peut concerner le poids du paquetage qu’un soldat est capable de transporter, des horaires auxquels une opération peut être menée dans des conditions à plus de 35 degrés, trente à cent cinquante jours par an, ou de la capacité de refroidissement d’un véhicule.

De fait, il est d’ores et déjà possible de dire que les effets du changement climatique sur les conflits déjà existants en Afrique seront importants à la fois sur un plan stratégique, parce que les zones conflictuelles peuvent être affectées par les effets du changement climatique, mais aussi sur la conduite des opérations, parce que les effets du changement climatique sur celle-ci sont déjà importants et qu’ils iront croissants.

M. Gilles Kleitz, directeur exécutif du développement durable de l’AFD. Mon intervention a pour objet de montrer que l’AFD est impliquée dans la mise en œuvre des solutions d’adaptation, d’atténuation et de renforcement de la résilience des territoires, des populations, des États et des communautés locales dans les différents contextes d’une Afrique plurielle.

Les besoins de financement du continent africain sont très substantiels. Le Fonds monétaire international les chiffre à plus de 400 milliards de dollars pour la période 2021-2023, en particulier pour faire face aux impacts du changement climatique. Les coûts croissants liés à l’adaptation au changement climatique s’ajoutent à cette estimation, à hauteur de 50 à 80 milliards de dollars par an. L’Agence française de développement – l’un de vos opérateurs principaux en Afrique – consacre, depuis sa création il y a plus de plus de soixante-quinze ans, près de la moitié de ses moyens au continent africain, sous des formes très diverses : prêts, dons, assistance technique, appui aux acteurs publics et privés. La moitié de ces montants, environ 2,5 millions d’euros par an, sont consacrés à la question climatique.

La première de ces actions porte sur l’atténuation. Vous avez vu que l’Afrique n’est responsable que de 7 % des émissions globales de gaz à effet de serre. Cependant, il est malgré tout nécessaire d’encourager, d’aider et d’appuyer les itinéraires de décarbonation des économies africaines, notamment celles qui sont les plus développées et émettrices mais également celles qui souffrent de gros problèmes d’accès, notamment en matière de transition. Nous menons ainsi de nombreux projets sur les énergies renouvelables, en géothermie, en solaire, en éolien, mais aussi sur l’efficacité énergétique des bâtiments.

Nous conduisons également de nombreux financements d’infrastructures durables et résilientes, par exemple, le train express régional (TER) à Dakar, qui permet une grande économie d’émissions par rapport à des systèmes de véhicules à moteur thermique. Nous finançons en outre les puits de carbone en Afrique, dont les forêts du bassin du Congo – en particulier les mangroves –, mais également le stockage de carbone dans les sols par l’agroécologie. Nous contribuons de façon très engagée, à hauteur de plusieurs centaines de millions d’euros, en Afrique du Sud en particulier et, demain, au Sénégal, aux partenariats pour une transition énergétique juste – Just Energy Transition Partnership ou JETP –, qui vont aider les pays à financer la décarbonation de leur production énergétique, et notamment le moindre recours au charbon.

Par ailleurs, nous sommes très engagés en Afrique sur les solutions d’adaptation, puisque 40 % des financements de l’Agence dans ce domaine y sont consacrés. Les approches portent ici sur les écosystèmes et les territoires, à travers la reforestation, l’agriculture résiliente au changement climatique et la gestion durable de l’eau et de la lutte contre les inondations, notamment dans les quartiers. Un certain nombre d’aménagements sont ainsi menés dans les villes du golfe de Guinée, de même qu’en matière de trait côtier pour protéger les villes, comme Saint-Louis au Sénégal.

Pour réaliser ces actions en adaptation et en atténuation, nous avons développé un certain nombre d’outils spécifiques. Face aux 400 milliards de dollars de besoin, la France ne peut pas agir seule. Nous mettons en commun des moyens et des facilités d’étude pour préparer les pays à ces actions d’atténuation et d’adaptation. Il s’agit en particulier de l’outil AdaptAction, qui permet précisément de financer la préparation de projets, qui sont ensuite pris en charge par la communauté de bailleurs. Nous menons également dans les villes des projets spécifiques bénéfiques pour le climat. Je pense notamment à la facilité Ciclia – Cities and Climate in Africa , qui nous permet de renforcer la durabilité des villes. Nous proposons en outre une facilité 2050 pour contribuer à dessiner des trajectoires de résilience et de décarbonation, sur les vingt à trente prochaines années. Par ailleurs, nous intégrons de plus en plus la dimension des risques climatiques dans notre appréhension des politiques d’activité bancaire et de prêts bonifiés. En effet, le risque climatique imprime des profils de risque spécifiques.

Ensuite, dans les solutions que nous finançons en Afrique, nous essayons d’intégrer la prise en compte du risque climatique dans l’ensemble des politiques publiques, comme les politiques agricoles, les politiques de l’eau ou d’aménagement du territoire. Nous aidons un certain nombre d’opérateurs dans ces secteurs à progressivement intégrer les scénarii qui nous ont été présentés sur les prochaines années et à adapter progressivement leurs politiques publiques, de manière à être plus résilients sur le long terme et à mieux résister aux chocs climatiques par des mécanismes d’assurance et de couverture budgétaire en cas de catastrophes climatiques. Il peut s’agir, par exemple, de clauses de suspension de mensualités ou de remboursement de la dette, de manière à pouvoir attribuer les budgets publics à la couverture des catastrophes.

Nous menons également une approche scientifique et d’appui technique, avec l’aide de partenaires comme l’IRD, sur des trajectoires de durabilité forte. Nous aidons les pays à modéliser les bons compromis entre les politiques de couverture et d’aménagement du territoire, les politiques énergétiques et les questions démographiques. Ces éléments nécessitent de combiner les meilleurs compromis possibles.

Il convient également de souligner que l’Afrique n’est pas seulement un récipiendaire d’aides. L’Afrique se mobilise de façon très puissante sur le changement climatique en ce moment, comme en témoigne le premier Sommet africain du climat qui a eu lieu en septembre 2023 et s’est engagé vers une croissance verte, des emplois verts, les énergies renouvelables de façon extrêmement convaincante. Nous appuyons fortement cette « Afrique solution » qui s’est exprimée à la COP 28, par exemple à travers les paquets forêts, le financement sur les infrastructures résilientes, le « global shield », instrument de bouclier assurantiel pour les pays. Nous menons enfin un travail important sur les zones de conflits et les liens géographiques, notamment dans le Sahel.

En conclusion, le climat et les impacts du changement climatique en Afrique nécessitent de travailler avec l’ensemble de la communauté des bailleurs publics. L’économie africaine, portée par la jeunesse et l’entrepreneuriat, est extrêmement dynamique et sait inventer des solutions. Il faut l’aider.

M. le président Jean-Marc Zulesi, coprésident. Je vous remercie. Les orateurs des groupes vont à présent s’exprimer et vous interroger.

Mme Danielle Brulebois (RE). Le phénomène de réchauffement climatique frappe tous les continents mais il est encore plus violent en Afrique qu’ailleurs, alors que de nombreux États africains sont déjà en état de surendettement ou risquent de l’être. Ces phénomènes entraînent des répercussions négatives sur le secteur agricole, les écosystèmes et le développement socioéconomique.

Les gouvernements des pays africains ont peu ou pas de marge de manœuvre pour anticiper ou s’adapter à la crise climatique. Il est donc urgent de mettre en œuvre des mesures d’allègement de la dette et de permettre aux gouvernements africains d’augmenter leurs liquidités. Pensez-vous que, pour une grande partie d’entre eux, la croissance peut se fonder sur l’économie bleue, sur les énergies renouvelables et le fort potentiel de ressources qui pourraient faire de l’Afrique, comme vous l’avez dit, une solution ?

La France y déploie de nombreux moyens avec le conseil présidentiel du développement, pour promouvoir une stratégie d’investissement solidaire et durable. Les pays industrialisés ont promis une aide de 100 milliards d’euros chaque année et nous avons vu à la COP 28 émerger un fonds privé doté de 30 milliards d’euros, en provenance des Émirats arabes unis. Cependant, à l’heure où la COP 28 s’achève, certains chefs d’État africains ont dit ne pas vouloir renoncer aux énergies fossiles. De plus, d’autres ont dit craindre que les donateurs et financeurs internationaux s’accordent le droit d’influencer les décisions nationales et souveraines de pays africains en ce qui concerne la transition énergétique. D’après vous, ce choc de financement annoncé suffira-t-il pour faire en sorte qu’aucun pays n’ait à choisir entre la réduction de la pauvreté et la lutte contre le dérèglement climatique ?

M. Gilles Kleitz. Le choc de financement attendu n’est malheureusement pas là. Pourtant, l’effort des pays du Nord est réel, notamment à travers les 700 millions de dollars du fonds « pertes et dommages », l’engagement de fonds privés ou le renouvellement du fonds vert pour le climat, qui s’annonce de façon assez favorable, compte tenu de l’engagement français mais aussi d’autres gouvernements européens.

Il me semble absolument nécessaire de compléter ces ressources du Nord par des ressources africaines, notamment des ressources budgétaires. À ce titre, la mobilisation de la fiscalité africaine est cruciale. En effet, en Afrique, les taux de fiscalisation représentent 10 à 15 % du produit intérieur brut (PIB) et ne fournissent pas suffisamment de moyens aux finances publiques. Nous avons également besoin de renforcer l’investissement privé et l’ensemble de l’équipe France s’assure que toutes les opportunités soient bien saisies, notamment en matière d’énergies renouvelables.

Je remarque malgré tout que le Kenya dispose d’un profil constitué de 75 à 80 % d’énergies renouvelables, grâce à l’aide d’un réseau d’acteurs bancaires privés actifs et des acteurs publics qui ont réussi à apporter des garanties à ce secteur pour pouvoir encourager l’investissement. En conséquence, la décarbonation est possible. Le Sénégal, qui produit moins d’un millième des émissions de CO2 du monde, s’engage lui aussi, dans le cadre la discussion JETP, à une décarbonation progressive.

M. Matthieu Marchio (RN). Il est compliqué d’aborder un continent aussi vaste que l’Afrique avec des considérations d’ordre général. Les chercheurs parlent d’ailleurs d’Afriques plutôt qu’une seule et même Afrique, en matière de réchauffement climatique. Néanmoins, un constat s’impose pour l’ensemble du continent africain : ce continent est celui qui souffre le plus de la mondialisation et du changement climatique qui l’accompagne, alors qu’il émet le moins de CO2. Les contraintes climatiques pèsent de fait lourdement sur les sociétés africaines, avec la désertification, la déforestation, les cyclones ou encore l’élévation du niveau de la mer. Madagascar représente d’ailleurs un concentré édifiant de ces phénomènes.

Les conséquences sont lourdes. Le changement climatique renforce l’insécurité alimentaire et nutritionnelle, déjà élevée avec la crise du Covid et la guerre en Ukraine, qui a entraîné une diminution des importations alimentaires et une inflation du coût des engrais. Ces phénomènes ont pour corollaire de forts enjeux sécuritaires au sein des pays d’Afrique. Le pastoralisme, qui représente 20 % de l’économie africaine, est menacé par le réchauffement. La communauté peule de la bande sahélienne s’arme pour faire face aux vols de bétail, avec comme conséquence une hausse des violences. Si l’on songe que le pastoralisme concerne 250 millions de personnes, nous mesurons pleinement les défis de stabilité et de sécurité des sociétés africaines.

Le réchauffement climatique et ses conséquences incitent également une part croissante de la population africaine à l’immigration, qui implique de nombreux défis. Pourtant, l’Afrique représente une partie de la solution pour limiter les effets du réchauffement climatique. Le bassin du Congo, deuxième poumon de la Terre après l’Amazonie, absorbe à lui seul l’essentiel des émissions de CO2 émises par les véhicules de la planète et le continent reste également un réservoir exceptionnel de biodiversité.

Dans ce contexte, des États sont-ils susceptibles d’entrer en conflit en raison des conséquences du réchauffement ? Des guerres civiles sont-elles à craindre pour ces mêmes raisons ? Ensuite, alors que l’Amazonie subit une lourde déforestation, le bassin du Congo, ce poumon africain si précieux pour la planète, est-il lui aussi menacé ?

Mme Angélique Palle. Comme je l’évoquais précédemment, il n’existe pas de modèle de prédiction d’une guerre climatique. Nous ne pouvons pas affirmer dans quelle mesure le changement climatique engendrera ou non ces conflits, puisque tout dépend de la réaction des États concernés. En revanche, des débats scientifiques commencent à poindre sur les effets du changement climatique sur certains conflits.

Je pense par exemple au conflit syrien. La communauté scientifique débat ainsi pour savoir dans quelle mesure un certain nombre de sécheresses ayant touché une partie du pays dans les années précédant le conflit auraient pu avoir un impact sur des déstabilisations de la société syrienne et alimenter une partie du conflit. En revanche, il est impossible d’affirmer que le changement climatique engendre la guerre.

Il en va de même sur le plan intra-étatique. Il est documenté que le changement climatique conduit à une augmentation des violences à l’intérieur des sociétés mais il est impossible de prédire de manière certaine que, à une échéance de dix à quinze ans, tel pays connaîtra une déstabilisation forte de l’État. Cela reviendrait à déresponsabiliser l’État et la société.

M. Gilles Pecassou. Vous avez également posé une question sur le Congo. Effectivement, le bassin forestier africain est important, non seulement pour le continent mais également pour toute la planète. Il est dans l’intérêt de tous de disposer d’une offre consolidée à l’échelle des trois principaux bassins : le bassin asiatique autour de l’Indonésie, le bassin amazonien et le bassin africain.

En revanche, les prises de conscience diffèrent dans le temps. Ainsi, en Amazonie, la conscientisation des risques de la déforestation date d’une trentaine d’années et a entraîné un effort de mobilisation financière, notamment de la part de la Norvège, qui a beaucoup investi dans le fonds Amazonie, de manière à rémunérer l’État brésilien lorsqu’il se fixe des limites en termes de déforestation. En Afrique, les éléments sont quelque peu différents, ne serait-ce que parce que les États africains ne connaissent pas encore la richesse de leur biodiversité. En ce sens, la science peut les aider à comprendre un peu mieux ce qu’ils doivent faire.

Mais les défis sont immenses. La mise en place d’aires protégées passe par une cartographie des données fiables d’un point de vue scientifique, grâce à des données satellitaires. La mise en place de crédits carbone ou de certificats de biodiversité doit se fonder sur des données ouvertes, accessibles, qui nécessitent la mise en place d’infrastructures d’observation et de formation de personnes capables de les traiter. En résumé, nous partons d’un peu plus loin pour le bassin africain mais son importance est dans l’esprit de tout le monde.

M. Gabriel Amard (LFI-NUPES). Le continent africain subit de manière disproportionnée les effets du changement climatique. D’après l’organisation météorologique mondiale, l’Afrique dans son ensemble est responsable de moins de 7 % des émissions globales, alors qu’elle abrite 17,5 % de l’humanité.

Toutefois, les conséquences du réchauffement climatique sur les populations du continent sont implacables. Les inondations qui ont touché la Corne de l’Afrique depuis le mois de novembre en témoignent. Plus de 200 personnes sont mortes et 2 millions de déplacés sont dénombrés au Kenya, en Somalie et en Éthiopie. En septembre dernier, la Libye a subi des inondations terribles causant la mort d’au moins 11 000 personnes. D’après le Haut-commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, 22 millions de personnes à travers le monde sont déplacées de force chaque année depuis 2008 pour motif climatique, et ce chiffre est amené à augmenter.

Toutefois, ces phénomènes ne surgissent pas de nulle part. Le dérèglement climatique n’est pas un coup du sort mais bien le résultat du développement européen capitaliste et colonial, qui s’est fondé sur le pillage des ressources naturelles et du vivant. Ce néocolonialisme a la vie belle, par exemple avec les projets d’extraction d’hydrocarbures climaticides en Tanzanie ou en Ouganda menés par le groupe TotalEnergies. Ces projets sont conduits contre les écosystèmes et la biodiversité. Le Gouvernement accorde un blanc-seing à ces projets destructeurs, en symbolisant le pire de la Françafrique et en accordant la Légion d’honneur à M. Pouyanné, président-directeur général de TotalEnergies. Pensez-vous qu’il faille mettre un terme à ces politiques pour que l’Afrique puisse enfin commencer à faire face à l’enjeu du dérèglement climatique ?

M. Gilles Kleitz. La question de la position des autorités françaises, européennes ou africaines sur les énergies fossiles est cruciale. Elle est d’ailleurs au cœur du débat de la COP 28 qui se termine en ce moment même. Il suffit de penser au vocabulaire extrêmement insuffisant sur les trajectoires de sortie progressive, mais raisonnable, des énergies fossiles que nous appelons collectivement de nos vœux aux niveaux français et européen autour des échéances 2040 et 2045. Nous sommes loin d’un consensus international.

S’agissant du dispositif français, l’AFD a exclu tout financement des énergies fossiles dans son portefeuille et est parfaitement alignée sur l’accord de Paris. Ainsi, les 12 milliards que nous engageons chaque année doivent être compatibles avec des trajectoires de bas carbone et la moitié de nos financements doivent générer des bénéfices mesurables en termes de tonnes de CO2.

En revanche, à titre personnel, je pense que nous sommes toujours confrontés à la réalité d’une industrie pétrolière et fossile qui continue effectivement de prioriser la rémunération des actionnaires par rapport à un intérêt international urgent, qui fait l’objet des différentes COP.

M. Jean-Louis Thiériot (LR). Madame Palle, votre présentation de la causalité entre le réchauffement climatique, les guerres du climat et la conflictualité globale est très éclairante. Le phénomène des migrations résulte directement du réchauffement climatique, ne serait-ce que parce que les conflits autour des ressources ou de l’eau conduisent des populations à se déplacer et à affronter parfois des tragédies.

Ces migrations peuvent être intra-africaines mais également en direction de l’Europe et suscitent de nombreux enjeux, notamment ceux sur lesquels l’Assemblée nationale a été conduite à se prononcer, ou plutôt ne pas se prononcer, hier. Une modélisation a-t-elle été effectuée concernant la corrélation des flux migratoires à venir ? Par ailleurs, au sein des programmes de l’AFD, des actions sont-elles menées pour permettre aux populations de rester sur place et de ne pas s’engager dans ces difficultés migratoires, qui représentent aussi une tragédie pour ceux qui doivent s’exiler ?

Mme Angélique Palle. S’agissant des modélisations, nous savons que les populations se déplacent d’abord en proximité, donc à l’intérieur de leur propre État, puis dans les États voisins, puis plus loin si elles en ont la possibilité. On évalue ainsi le nombre de déplacés climatiques de 100 à 150 millions à l’échelle mondiale. Par ailleurs un autre phénomène existe, bien qu’il soit moins étudié. Il concerne le frein à la mobilité induit par le changement climatique. Des populations qui se déplaçaient initialement vont être contraintes de se sédentariser, ce qui sera source d’un certain nombre de conflits entre communautés.

M. Gilles Kleitz. L’AFD dispose d’un mandat pour aider les pays à gérer les flux de migration légaux et illégaux entre les régions africaines et à l’international. Un travail est notamment mené sur l’établissement et la consolidation des états-civils, de manière à traiter l’attribution de passeports et autres documents d’identité permettant de gérer les flux légaux. À travers notre filiale Expertise France, nous disposons d’un portefeuille important d’activités en matière de régulation des flux illégaux, notamment pour combattre la traite des personnes, les fameux passeurs, mais aussi en matière de construction de centres d’hébergement sur le continent africain.

Nous consacrons ainsi quelques dizaines de millions d’euros à une demi-douzaine d’actions à la demande des pays, dans des contextes spécifiques. Par ailleurs, le comité interministériel de la coopération internationale et du développement et le comité présidentiel du développement ont choisi de placer la gestion des migrations, notamment illégales, au cœur des priorités pour les dix prochaines années. À ce titre, nous disposons d’un mandat assez clair pour accroître encore nos activités dans ce domaine.

M. Gilles Pecassou. Il est également important de traiter la question des migrations comme un objet de science. Ainsi, des laboratoires et des chercheurs travaillent sur les questions des mobilités, des circulations, de l’insertion dans les espaces urbains et de l’impact sur les familles. Si nous nous contentons de produire de la science « dure » sans établir de lien avec l’impact du changement climatique sur les populations et leur mobilité, nous ne parviendrons pas à formuler des solutions adaptées. Il faut donc avancer des deux côtés si nous voulons apporter des réponses aux défis climatiques. Ce corpus existe, il faut le développer.

M. Bruno Fuchs (Dem). L’Afrique est très faible contributrice de gaz à effet de serre mais elle est le premier continent impacté par les effets du changement climatique. Les conséquences négatives affectent tous les secteurs vitaux : agriculture, élevage, santé, énergie, environnement. À ce titre, les pays d’Afrique subsaharienne subissent notamment la baisse des ressources en eau, la dégradation des terres, l’extension des zones arides, la réduction de moitié des rendements de l’agriculture pluviale, mais aussi la baisse drastique des nappes oasiennes et des inondations dans les zones côtières, qui abritent 30 % de la population. Les défis vis-à-vis de l’activité humaine et de la préservation des ressources naturelles seront exacerbés par une croissance démographique qui accentue les enjeux et l’urgence.

Il importe donc de trouver des solutions. Selon l’économiste en chef de la Commission économique pour l’Afrique des Nations Unies, Mme Hanan Morsy, le continent dispose d’abondantes ressources en énergies renouvelables et représente 40 % de l’irradiation solaire. La France a mobilisé à elle seule 6 milliards d’euros par an, dont 2 milliards pour l’adaptation. Elle a ainsi montré un exemple significatif de sa contribution à l’engagement collectif de 100 milliards de dollars par an, issu de l’accord de Paris.

Il est nécessaire d’aller plus loin et il faut compter sur la mobilisation des acteurs privés pour être inventifs et efficaces. Existe-t-il selon vous, à moyen et plus long terme, un modèle de croissance verte inclusif qui soit capable de doubler la production agricole actuelle pour nourrir les populations africaines, c’est-à-dire un modèle qui intègre la croissance démographique exponentielle, tout en restaurant la résilience des écosystèmes et en préservant l’accès aux ressources naturelles, particulièrement l’eau potable ?

M. Gilles Kleitz. Techniquement, la diplomatie française, l’AFD et les organismes de recherche investissent de manière conséquente dans l’agroécologie, conçue comme un modèle de productivité, de résilience et d’intensité de travail. Il s’agit aussi d’employer la jeunesse africaine dans des emplois décents, modernisés et par ailleurs efficients en termes d’usage de l’eau.

Nous déployons ces solutions à travers la grande muraille verte et ses différentes déclinaisons nationales. L’agroécologie constitue donc l’une des solutions, notamment dans les écosystèmes de savane, relativement secs. Cette solution d’intensification requiert toutefois des filières établies d’approvisionnement en intrants. De fait, il faut aussi plus d’engrais en Afrique et, d’une façon générale, cela n’est pas incompatible avec la durabilité écologique.

En matière de politiques publiques, au sein de l’équipe France, nous pensons également au rôle important des très petites entreprises (TPE) et petites et moyennes entreprises (PME). En Afrique de l’Ouest, 75 à 80 % des emplois sont liés à l’alimentation et à la production agricole. Par conséquent, les dimensions agroalimentaire, de transformation, de vente et d’export doivent attirer ces entreprises, ce qui implique un dispositif bancaire permettant de les financer. Des investisseurs européens peuvent accompagner cette dynamique, qui permet effectivement de dessiner des scénarii, à la fois d’inclusivité économique et de résilience écologique face aux crises climatiques.

M. Gilles Pecassou. Une partie de la solution provient du lien entre recherche et développement. Nous menons des recherches pour améliorer la résilience de l’outil agricole africain mais il est essentiel de les réaliser en lien avec la communauté scientifique africaine. En effet, faire adopter les outils et les solutions par les agriculteurs africains constitue un enjeu important.

Mme Angélique Palle. À mon sens, il faut veiller à ne pas plaquer sur le continent africain un modèle de développement d’une énergie décarbonée qui serait celui utilisé notamment dans les pays européens ou les États-Unis. Ainsi, la politique de décarbonation européenne se fonde en grande partie sur l’utilisation de l’électricité et sur l’interconnexion de nos réseaux européens d’électricité extrêmement développés, qui ont consommé beaucoup de ressources pour leur construction. Ce modèle ne peut pas être répliqué sur le continent africain pour des questions de disponibilité de la ressource mais aussi pour des questions d’inertie, de temps de construction des réseaux. Dès lors, le modèle de développement africain décarboné passe aussi par des innovations particulières à l’Afrique, à travers des réseaux plus petits, plus indépendants, plus résilients.

M. Gérard Leseul (SOC). Le continent africain, qui pâtit de manière disproportionnée du changement climatique, est confronté à des enjeux majeurs pour son développement. Les effets de ce changement renforceront l’ensemble des difficultés et risqueront de mettre sur le chemin de l’exil des centaines de milliers de personnes.

L’agriculture est au fondement des moyens de subsistance et des économies nationales en Afrique : elle fait vivre plus de 55 % de la population active. En raison du changement climatique, la croissance de sa productivité agricole a chuté de plus de 34 % depuis 1961. Le coût de l’adaptation au changement est élevé car l’ensemble des actions de développement subira de plein fouet les conséquences d’un climat déréglé dans les secteurs de l’eau, de l’agriculture, de la pêche mais aussi dans d’autres domaines, comme la construction ou les infrastructures.

Par conséquent, tous les programmes de développement doivent désormais prendre en compte ce changement climatique. D’après l’Organisation des Nations Unies (ONU), le financement de l’adaptation au climat ne représente qu’une goutte d’eau dans l’océan des besoins du continent. Plus de cinquante pays africains ont récemment estimé leurs contributions à la lutte contre ce changement climatique. Pour mettre en œuvre ces contributions, il faudrait près de 2 800 milliards de dollars, entre 2020 et 2030. Comment peut agir l’Afrique face à ces montants gigantesques ?

Ensuite, avec les collègues du groupe Socialistes, depuis plusieurs années, nous soutenons l’idée du déploiement d’une grande muraille verte sur près 8 000 kilomètres, du Sénégal à Djibouti. Ce projet vise, entre autres, à stopper l’avancement du désert vers le sud du continent, tout en insérant des zones de développement responsable au cœur du désert. D’après nos informations, il semblerait que le projet n’ait pas atteint son objectif, en raison de plusieurs freins à son déploiement. Outre le sujet de sa gouvernance, la question principale concerne l’engagement financier des États occidentaux. Nous aimerions vous entendre sur ce sujet de manière un peu plus détaillée.

M. Gilles Kleitz. La grande muraille verte a fait l’objet d’un engagement de 18 milliards des pays bailleurs à l’occasion du One Planet Summit sur la biodiversité. Nous avons mis en place un mécanisme de suivi des engagements sur le terrain, avec un tableau de bord des engagements. La France dépense environ 150 millions d’euros chaque année dans des projets de reforestation, d’agroécologie, de lutte contre l’érosion des sols, d’organisation des filières durables agricoles, de protection de zones naturelles. Il existe donc un cadre de redevabilité disponible. L’AFD est prête à partager avec la représentation nationale ses résultats, qui sont intéressants. Parmi les freins identifiés, ce sujet a été confié, à l’échelon national, au seul représentant des ministères de l’environnement, alors qu’il s’agit d’un sujet beaucoup plus vaste. Ce goulet d’étranglement a contraint fortement l’identification de projets (agricoles, pastoraux, forestiers) sur le terrain. Le problème ne porte pas tant sur les engagements financiers que sur les conditions de leur mise en œuvre et leur priorisation au niveau national.

Ensuite, la responsabilité des pays du Nord vis-à-vis de l’Afrique est importante, lorsque l’on considère le problème à travers la lunette de la justice climatique. Nous sommes quasiment parvenus à la somme de 100 milliards de dollars à laquelle ces pays s’étaient engagés. Cet engagement devra être renouvelé mais, de toute manière, il ne couvrira qu’une partie des besoins. Il sera donc nécessaire de travailler sur les fiscalités locales, l’investissement privé et la coordination de l’ensemble des bailleurs mondiaux. Mais la question sera d’abord résolue en créant des conditions permettant l’investissement privé, ce qui implique pour nous d’apporter des outils permettant de le sécuriser.

M. Jean-François Portarrieu (HOR). Le continent africain est le plus vulnérable aux effets du dérèglement climatique, d’autant qu’il peine encore à mobiliser tous les financements internationaux pour s’adapter, malgré les efforts de l’AFD. L’Afrique sub-saharienne connaît une forte intensification des périodes de sécheresse et, dans un futur proche, les zones méditerranéennes et australes du continent seront les plus touchées par le manque de pluie. Il faut naturellement aider et accompagner les populations africaines, à commencer par les agriculteurs, pour espérer subvenir un jour aux besoins alimentaires.

Pour être le plus efficace possible dans cet effort, pourquoi ne pas chercher à comprendre davantage et surtout développer les techniques traditionnelles, comme le zaï au Sahel, ou le développement des légumineuses comme le niébé, qui est un véritable engrais vert utilisé depuis des générations dans la savane ? Pourquoi ne pas développer l’agroforesterie, comme le fait le Soudan ?

Autrement dit, pour aider utilement l’agriculture africaine, essentiellement familiale, sans doute faut-il bien la connaître et la comprendre et ne pas forcément projeter nos modèles occidentaux. C’est pourquoi il serait possible de s’inspirer davantage des techniques agricoles africaines plutôt que de les laisser s’éteindre. Qu’en pensez-vous, Monsieur Kleitz ?

M. Gilles Kleitz. Vous avez parfaitement raison. L’innovation est faite de science, de technologie, mais aussi d’histoires, de gestes et de pratiques ancestrales. La mobilisation de l’ensemble de ces registres permet d’aller de l’avant. Nous sommes confrontés à une dure réalité, qui oblige à augmenter les productivités et, dans de nombreuses situations, cette mobilisation de pratiques ancestrales ne suffit malheureusement pas. Le continent africain est déficitaire en engrais phosphatés mais aussi en engrais azotés, dans une certaine mesure.

Il est donc nécessaire de conduire une recherche scientifique et de mener un accompagnement des filières agricoles intégré dans les contextes sociétaux, qui mobilisera aussi bien les traditions que les innovations pour inventer l’agriculture de demain. Cette agriculture doit être productive, résiliente et durable écologiquement, afin de pouvoir nourrir les populations. Il s’agit de préserver évidemment la richesse fondamentale des sols agricoles en Afrique et d’offrir des rémunérations et des emplois décents aux femmes et aux hommes qui arrivent sur le marché de l’emploi. Nous insistons beaucoup également sur l’accès aux services numériques, qui sont un facteur essentiel d’attractivité des professions agricoles pour la jeunesse en Afrique.

M. Hubert Wulfranc (GDR-NUPES). Un collègue a évoqué tout à l’heure la question des captations des ressources minières et leurs liens avec les problématiques climatiques, voire les tensions sociales. Pour ma part, j’aurais tendance à établir un lien entre la croissance des inégalités et les guerres.

Ensuite, la propriété des sols représente un enjeu majeur. Ne pensez-vous pas qu’au regard du déclin des productions vivrières d’autoconsommation sur le continent africain, au profit notamment de monocultures à vocation d’exportation, il faudrait apporter un soutien à une réforme agraire ?

En redonnant de la justice en matière de propriété des sols, cette réforme pourrait contribuer à la lutte contre le réchauffement climatique. Je le dis d’autant plus que les responsables de la République démocratique du Congo, avec lesquels j’ai dialogué, m’ont indiqué que la jeunesse fuit aujourd’hui les campagnes et l’emploi agricole. Il me semble donc que les enjeux de formation se doublent d’enjeux politiques autour de la propriété des sols, afin de combattre le changement climatique en Afrique.

M. Gilles Kleitz. La question du foncier est effectivement cruciale. À ce titre, sur les 500 à 800 millions d’euros que nous consacrons chaque année au secteur agricole, plus de 70 % sont dévolus à l’Afrique et quasiment 95 % sont en direction de la petite agriculture familiale. Cette dernière a besoin de sols pour produire, qui sont pour la majorité en propriété coutumière, une petite partie étant en propriété privée.

Au Sénégal, par exemple, nous finançons le foncier sur les périmètres d’aménagement en agriculture irriguée sur le delta du fleuve Sénégal depuis plus de trente ans. En Côte d’Ivoire, nous finançons le ministère en charge de l’établissement d’un cadastre. Ces exemples montrent que nous travaillons sur ces questions foncières avec des approches très ouvertes, sans solution unique. Il faut sécuriser l’accès au foncier, tout en respectant à la fois les traditions et les besoins de rendre les petits agriculteurs solvables. Nous œuvrons activement sur ces questions pour nous assurer, dans des conditions africaines, d’une agriculture productive familiale, écologiquement durable et dont les ressources foncières sont effectivement sécurisées.

Mme Angélique Palle. Il convient de rappeler que pour le continent africain, la question des énergies renouvelables, et notamment des biocarburants, se pose également sur le plan agricole, puisqu’elles entrent en compétition, dans certains cas, avec des cultures vivrières qui sont destinées à la population ou simplement à l’exportation. Il est donc nécessaire de placer le curseur au bon endroit entre les effets de la transition, ce qui est possible en termes d’agriculture vivrière, et la compétition entre usages, qui concerne aussi cette propriété des sols.

Mme la vice-présidente Mireille Clapot, coprésidente. Nous en venons à présent aux questions posées à titre individuel.

Mme Sophie Panonacle (RE). En Afrique de l’Ouest, un tiers de la population vit à moins de cent kilomètres des côtes, lesquelles sont extrêmement vulnérables à l’érosion côtière. La Banque mondiale a lancé en 2008 le programme de gestion du littoral ouest-africain (WACA), afin d’apporter soutien et financement à des pays côtiers d’Afrique de l’Ouest en faveur de la construction d’infrastructures grises ou d’ouvrages de protection, ou encore du développement d’infrastructures vertes, c’est-à-dire de solutions fondées sur la nature, avec également le déplacement des habitants, la mise en place de stratégies d’adaptation des communes littorales, par exemple par l’aménagement urbain. L’observation du littoral est assurée par la mission Moloa, tandis que le Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (CEREMA) pilote la contribution française en assurant la formation des acteurs locaux.

Pouvez-vous nous faire part de l’avancée de ces travaux ? En tant que présidente du comité national du trait de côte, il me semble intéressant de mettre en parallèle les travaux en Afrique et les travaux dans notre pays. Les objectifs sont les mêmes : éviter l’immigration, donc les tensions, sauver des vies et aussi économiser des milliards.

Mme Mélanie Thomin (SOC). L’économie africaine repose sur un fort secteur primaire, plus de la moitié des emplois relevant du secteur agricole. D’après l’ONU, l’adaptation des sociétés humaines à l’enjeu climatique implique une tertiarisation des économies. Le passage des économies africaines à l’économie de services sans passer par une étape industrielle est-il, selon vous, possible ?

Par ailleurs, l’intérêt pour la Chine du financement d’infrastructures en Afrique n’est plus à démontrer. La vision de ces investisseurs chinois est-elle complémentaire ou antagoniste de celle de la France, et en particulier de l’AFD, tant en termes d’intérêts économiques et stratégiques que de vision du développement du continent, notamment au regard de la transition écologique ?

Mme Eléonore Caroit (RE). Les experts du GIEC considèrent que l’Afrique est le continent le plus vulnérable au changement climatique, bien qu’il n’y contribue que très marginalement. Bien que les plus grandes terres arables de la planète soient situées en Afrique, deux-tiers des personnes qui y vivent ne peuvent se nourrir correctement. Le continent est en effet particulièrement touché par le changement climatique et les conflits, qui représentent les deux principales causes de la faim dans le monde.

Au Sommet africain qui s’est tenu à Nairobi en septembre dernier, les États ont notamment conclu que l’adaptation de leurs systèmes alimentaires pouvait répondre à l’urgence climatique. Quelles sont les actions de l’IRD et l’AFD pour lutter contre la faim en Afrique ?

M. Jérôme Buisson (RN). Je souhaite aborder la question des métaux stratégiques, qui sont primordiaux tant pour la transition écologique à l’échelle mondiale que pour le développement des pays africains. Certains pays en sont très richement dotés, comme le Congo, qui dispose de grandes réserves de cobalt.

Nous devons relever à ce titre plusieurs défis. Il s’agit d’abord de celui du développement de ces pays, qui constituera la solution de long terme pour parvenir à une très forte réduction des flux migratoires. Il s’agit ensuite du défi économique, de l’accès à ces matières stratégiques pour notre industrie et celui, également stratégique, d’empêcher le monopole de pays comme la Chine sur ces matières.

Quel rôle ces matières joueront-elles dans le développement de l’Afrique ? Comment pourrions-nous articuler l’impératif du développement africain avec nos intérêts économiques et stratégiques ?

M. Alain David (SOC). Lors de la dernière législature, j’ai eu l’honneur de présenter avec mon collègue Frédéric Petit un rapport qui faisait le point sur les impacts du dérèglement climatique quant aux risques de conflits dans le monde. Nos conclusions et nos propositions restent pertinentes.

Cette table ronde fait également écho à notre actualité parlementaire et je souhaiterais rappeler les déclarations de Filippo Grandi, Haut-commissaire des Nations Unies pour les réfugiés lors de la présentation du dernier rapport du HCR, qui pointait la hausse spectaculaire du nombre de réfugiés et déplacés. Il avait ainsi sensibilisé les dirigeants internationaux à la nécessité de convaincre leurs opinions publiques qu’il existe des personnes qui méritent une protection internationale du fait des conflits, de la persécution, des discriminations, des violences souvent mélangées à d’autres motifs, comme le changement climatique.

Comment peut-on inciter les pays africains à agir en faveur du climat en tenant compte de leur nécessaire demande de modernisation et de développement, sans leur imposer les mêmes contraintes qu’aux pays riches et développés, sans apparaître par ailleurs comme des donneurs de leçons ?

Mme Stéphanie Galzy (RN). Le continent africain continue sa progression démographique avec 1,4 milliard d’habitants en 2023, contre 1 milliard en 2010 et environ 810 millions en 2000. Les modifications climatiques entraîneront des effets, notamment sur la santé de ces habitants par l’augmentation des maladies et des décès liés à la hausse des températures trop élevées. Ceci entraînera également des conséquences alimentaires, notamment sur les ressources en eau et sur l’agriculture. Si l’Afrique ne trouve pas une solution pour régler cette problématique, cela risque de nous toucher de plein fouet à travers l’augmentation d’une immigration clandestine supplémentaire. Pourtant, le continent africain est riche en énergies fossiles et peut développer ses ressources dans des énergies propres comme l’énergie solaire. L’électrification de l’Afrique devrait être une priorité. Comment développer le potentiel d’énergies renouvelables de ce continent ?

Mme Huguette Tiegna (RE). Ma question concerne les formations. Les pays africains ont bien sûr besoin d’investissements. Mais il me semble aussi que l’Afrique regorge de jeunesse qui a besoin aussi d’être formée sur les enjeux liés au climat. Or ces formations n’existent pas forcément dans les pays d’Afrique. Les fonds à destination de l’Afrique en matière écologique comportent-ils des volets attachés à la formation ?

M. Gilles Pecassou. Nous abordons le sujet de la formation sous un angle un peu particulier, celui de la recherche. Nous finançons ainsi des thèses et des masters, en France comme en Afrique. Dès lors, la question de la liberté de circulation et de la politique des visas a un impact très important sur dispositif. Nous plaidons auprès de nos tutelles, afin que cette partie ne soit pas trop impactée pour pouvoir continuer à accueillir les chercheurs africains de demain, qui sont aussi ceux qui apporteront des solutions à l’Afrique.

Ensuite, l’Afrique est au cœur du travail de l’IRD, depuis sa création. À ce titre, nous pouvons proposer aux Africains la co-construction de projets scientifiques et de recherches. Nous devons agir avec les moyens dont nous disposons ; mais la recherche porte sur le temps long et si elle n’est pas toujours très visible, elle constitue le début de toute solution. Tout l’enjeu consiste à faire en sorte que la science ne soit pas oubliée au sein de cet immense effort de solidarité internationale d’aide publique au développement et de financement de projets.

Mme Angélique Palle. Nous savons que le rôle des métaux stratégiques sera immense dans la transition écologique et énergétique en cours. Une géopolitique associée se développe et diffère de celle du pétrole et des énergies fossiles. Pour la France et les pays européens, il y a donc là une forme de cumul des dépendances vis-à-vis des pays producteurs, qui sont extrêmement convoités par nos partenaires ou nos adversaires stratégiques pour leur propre approvisionnement en matériaux.

Cet aspect me permet de parler de la présence de la Chine : les deux cartes des investissements chinois en matière d’infrastructures, d’une part, et de leur intérêt pour des matériaux stratégiques présents en Afrique, d’autre part, se recoupent quasi parfaitement. La Chine investit dans des pays capables de lui fournir des matériaux stratégiques dont elle a besoin pour son propre développement et pour sa propre transition énergétique. Aujourd’hui, sans être directement dans une logique de conflit ou de confrontation, la Chine et d’autres États, dont la France, sont en compétition en Afrique.

Ensuite, comment peut-on développer le potentiel en énergies renouvelables du continent africain ? Il n’y a pas de solution globale... Les solutions sont locales et donc à différentes échelles. Par exemple, il n’est pas possible d’adopter une solution solaire pour l’intégralité du continent africain. Dans certains cas, il peut s’agir d’un « hors réseau » complet, avec des villages qui s’organisent autour de panneaux solaires. Dans d’autres cas, il est nécessaire de construire un petit réseau électrique local pour alimenter un réseau de petites entreprises et de petites industries. Il est donc nécessaire d’avoir une recherche de terrain et de disposer d’entreprises prêtes à adopter des solutions sur mesure pour les besoins des territoires.

M. Gilles Kleitz. S’agissant du trait de côte, nous sommes partenaires financiers, techniques et scientifiques de l’initiative WACA de la Banque mondiale. Nous avons à ce titre financé différents projets, par exemple sur la lagune à Lomé ou pour la protection de Saint-Louis. Nous considérons que ce projet est pilote et exemplaire pour la coordination régionale qu’il a suscitée, autour d’une chaîne qui allie science, décision, aménagement local et financement.

La question de la tertiarisation de l’économie est excellente. Historiquement, le secteur agricole a hélas pâti de son image perçue comme « rétrograde », qui n’est pas motrice du développement, et l’Afrique en souffre actuellement. Il faut donc veiller à ne pas sous-investir dans le secteur agricole, qui reste au cœur de l’économie africaine. Le secteur tertiaire se développe bien mais je pense que nous ne ferons pas forcément l’économie de toutes les industrialisations en Afrique.

Ensuite, 43 % de la dette souveraine africaine est détenue par la Chine, qui s’est rendu compte des problèmes de solvabilité de cette dette ces dernières années. De fait, les investissements chinois se sont brusquement asséchés ces deux à trois dernières années. De leur côté, les Européens – et les Français en particulier – jouent toujours la carte de la qualité et de l’exigence sociale et environnementale. Les taux de retour sur nos interventions, c’est-à-dire des marchés remportés par des entreprises françaises, restent très élevés, de l’ordre de 70 à 80 %.

Madame Caroit, vous avez parfaitement raison sur la résilience alimentaire. Une très grande proportion des 800 millions de personnes souffrant de la faim dans le monde vit en Afrique. L’ensemble des sommes que nous consacrons à l’agriculture concourt à lutter contre ces insuffisances alimentaires et nutritionnelles.

La formation occupe par ailleurs un rôle essentiel dans nos activités. Nous impliquons systématiquement la science, les citoyens, les associations, les ministères, localement, dans tous les débats en matière énergétique. Les experts européens ou français ne viennent pas « dire » la science ; les projets sont co-construits.

Enfin, l’équipe France lance, avec ses différents outils de soutien, un appui aux filières dans les pays qui détiennent des métaux stratégiques et s’impliquent notamment sur les infrastructures nécessaires au développement de filières, en ciblant évidemment celles qui peuvent être utiles aux secteurs industriels et à l’autonomie énergétique de la France mais aussi en s’intéressant à la réglementation du secteur minier, qui est souvent très défaillante dans plusieurs pays.

M. le président Thomas Gassilloud, coprésident. Je remercie les trois orateurs pour leurs interventions et l’ensemble des collègues pour leur mobilisation.


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8.   Table ronde, ouverte à la presse, sur les enjeux de la démilitarisation de la politique africaine de la France, avec la participation de M. Alain Antil, chercheur et directeur du Centre Afrique Subsaharienne de l'Ifri, M. Abdennour Benantar, Maître de conférences à l'Université Paris 8 et Mme Sonia Le Gouriellec, Maîtresse de conférences en Science politique à l'Université Catholique de Lille (mercredi 13 décembre 2023)

 

M. le président Thomas Gassilloud. Mes chers collègues, avant d’aborder notre ordre du jour, je voudrais vous solliciter pour la nomination d’un nouveau co-rapporteur pour la mission d’information sur « le rôle de l’éducation et de la culture dans la défense nationale ». Je vous propose de nommer Martine Étienne comme co-rapporteure pour travailler avec notre collègue Christophe Blanchet. En l’absence de commentaire et d’opposition, je considère donc que la députée citée est désignée (assentiment).

Nous allons évoquer ce matin les enjeux de notre défense en Afrique alors que le Président de la République a annoncé une réorganisation d’ensemble de notre présence militaire sur le continent africain.

Pour nous en parler ce matin, nous avons le plaisir d’accueillir trois chercheurs. Monsieur Alain Antil, vous êtes directeur du centre Afrique subsaharienne de l’Institut français des relations internationales (Ifri). Spécialiste des questions de sécurité au Sahel, vous enseignez à l’Institut d’études politiques de Lille et à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Vous aurez sans doute à cœur de partager votre analyse sur l’avenir de notre présence au Sahel et en Afrique de l’Ouest, alors que les discours anti-français s’y multiplient.

Madame Sonia Le Gouriellec, vous êtes docteur en science politique, maître de conférences en science politique à l’Université catholique de Lille. Vos travaux portent principalement sur les problématiques de paix et de sécurité dans la Corne de l’Afrique. Cette région abrite notamment la base de Djibouti, stratégique pour l’influence de la France dans l’Indo-Pacifique.

Monsieur Abdennour Benantar, vous êtes professeur à l’Université Paris 8, enseignant à Sciences Po-Collège universitaire de Menton et chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). Vos travaux de recherche portent essentiellement sur les questions de sécurité et de défense en Méditerranée et au Maghreb. Alors que la France ne possède pas de base militaire permanente au Maghreb, les discours anti-français n’en sont pas moins présents dans certains États. Aussi, nous serions heureux de vous entendre sur la manière de valoriser davantage l’aspect multidimensionnel de nos partenariats.

M. Alain Antil, directeur du centre Afrique subsaharienne de l’Institut français des relations internationales. Je vous remercie pour cette invitation et suis très heureux de partager avec vous quelques points de vue sur l’Afrique subsaharienne, en particulier sur le Sahel et l’Afrique de l’Ouest. Je traiterai successivement des évolutions sécuritaires en Afrique de l’Ouest ces derniers mois ; puis de la politique française vis-à-vis du Sahel, dont la composante militaire était importante ; et enfin des changements géopolitiques qui s’accélèrent dans cette zone comme dans le reste de l’Afrique subsaharienne.

La situation sécuritaire s’est dégradée depuis les putschs au Mali, au Burkina Faso et plus récemment au Niger. Les pouvoirs militaires n’ont pas fait la preuve, en tout cas pour le moment, qu’ils étaient plus efficaces que les pouvoirs civils qu’ils ont renversés. En effet, le nombre d’attaques et de victimes a augmenté ces dernières années dans ces trois pays. Nous suivons cette évolution à travers des bases de données et nous avons par exemple observé la survenue au Mali, depuis le mois de septembre, d’attaques régulières contre des cibles dures, c’est-à-dire contre des bases militaires maliennes, par des groupes djihadistes. Ces attaques ont à la fois pour objectif d’humilier l’armée malienne, mais également de récupérer des armements.

Il existe un potentiel non négligeable d’extension de ces multiples foyers djihadistes implantés dans le Sahel central vers la Mauritanie, l’est du Sénégal et le nord de la Guinée dans les années à venir. À partir du sud du Burkina Faso, les extensions vers les pays du golfe de Guinée sont déjà étudiées par de multiples chercheurs, mais elles sont pour le moment géographiquement très limitées en Côte d’Ivoire, au Ghana et au Togo. En revanche, la situation au Bénin est plus difficile, l’implantation des groupes y est véritable et les zones touchées par les violences se sont étendues depuis deux ans.

Le Nigéria constitue un cas spécifique, puisque de nombreux États de la Fédération sont touchés par des violences. La dynamique Boko Haram est bien connue, mais ces deux dernières années, le grand problème sécuritaire concerne la structuration d’armées de bandits dans certains États du nord-ouest du pays. On estime ainsi qu’il existe au minimum 30 000 bandits qui ont la capacité d’encercler des villes moyennes et de lever le siège quand celles-ci versent un impôt. En exagérant à peine, il est possible de partir de la frontière mauritano-malienne et d’aller jusqu’au lac Tchad en traversant des zones qui sont pratiquement toutes non contrôlées par les États. En résumé, nous assistons donc aujourd’hui à une phase très particulière de fragilisation des pouvoirs civils, accompagnée d’une tentation des appareils militaires d’intervenir dans le champ politique.

Ensuite, je souhaite évoquer le lourd investissement politique français au Sahel, d’un point de vue sécuritaire, mais aussi diplomatique. D’indéniables succès tactiques ont été réalisés, à l’instar de l’opération Serval. L’opération Barkhane, très critiquée, a tout de même permis de durement éprouver les principaux groupes salafistes djihadistes qui étaient présents dans les zones d’intervention de cette opération. Pendant plusieurs années, l’appui aérien proposé par la France a permis d’empêcher les groupes armés de se réunir en grand nombre pour attaquer des cibles dures ou des villes. Depuis le retrait du partenaire français, cette couverture aérienne est imparfaitement comblée par les achats de drones de la part des pays sahéliens.

Au-delà, nous observons que la France a éprouvé de grandes difficultés à lire ce qui se passait politiquement chez les partenaires sahéliens, et notamment le fait que la présence de Barkhane était de plus en plus impopulaire et aurait à terme des impacts politiques sur ces pays. De fait, ces dangers avaient pourtant été pointés par les chercheurs, mais aussi dans certains ministères. Des avertissements ont été adressés, mais ils n’ont pas été intégrés à la décision politique. Par ailleurs, la France a aidé des appareils sécuritaires et des régimes massivement corrompus et la présence militaire majeure de la France dans ces zones ne s’est pas accompagnée d’une évolution positive dans les pratiques de ces appareils sécuritaires.

En outre, les responsables français n’ont pas suffisamment perçu que la classe politique au pouvoir au Burkina Faso et au Mali déployait une vision de l’avenir très pessimiste. Aujourd’hui, au Burkina Faso, l’État et son appareil sécuritaire contrôlent peut-être 30 ou 40 % du territoire. Ces régimes craignent pour l’existence de leurs pays. Et c’est pour passer ce moment crucial qu’ils avaient exprimé des besoins que la France ne pouvait pas satisfaire, c’est-à-dire des livraisons d’armes massives et le passage à des pratiques de contre-insurrection classiques très brutales, sans respect du droit international humanitaire. La France ne pouvait l’accepter et elle aurait évidemment été critiquée dans les instances internationales si elle avait appuyé une armée qui commettait des massacres dans des villages. Ce décalage allait crescendo au Burkina Faso, mais surtout au Mali.

Enfin, la France a évidemment engagé de nombreux moyens militaires, mais aussi énormément de moyens diplomatiques en faveur du Sahel et elle a été chef de file de la communauté internationale – en particulier des Européens – à travers l’appui au G5 Sahel, la création du partenariat pour la sécurité et la stabilité au Sahel (P3S). Le retrait des Français du Sahel à la demande des Sahéliens va évidemment impacter le poids de la France dans les institutions européennes en tant que leader vis-à-vis du continent africain.

Enfin, je souhaite évoquer brièvement les changements géopolitiques rapides auxquels nous assistons actuellement. Ils se traduisent notamment par l’Alliance des États du Sahel, soit trois pays qui sortent du G5 et menacent peut-être à terme l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa) et la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao).

De son côté, la Russie investit massivement politiquement et militairement dans cette zone. Les Russes appuient en armes et en soutien contre-insurrectionnel, à la stabilisation et à la protection des régimes. D’un point de vue sécuritaire, leur offre est assez complète. La présence russe tend en outre à se développer. Ainsi, à l’instigation du Mali, un rapprochement entre des officiels russes et des officiels nigériens est intervenu. Depuis la fin novembre, nous entendons parler de la naissance d’un corps africain en Russie : une partie de l’armée russe sera dédiée aux partenaires africains.

Par ailleurs, le maire de la ville de Thiès au Sénégal a entamé un jumelage avec la ville de Sébastopol en Crimée. L’Ukraine a décidé d’être plus présente en Afrique, pour contrer la Russie. Le président biélorusse effectue des visites officielles en Afrique subsaharienne, au Kenya et en Guinée équatoriale, alors que la politique africaine de ce pays était jusqu’à présent inexistante. Enfin, nous avons appris il y a quelques semaines que la Hongrie allait envoyer des soldats au Tchad.

Si ces éléments ne sont pas nécessairement en cohérence, ils dessinent un environnement géopolitique en évolution rapide. Les régimes font état d’une demande de protection de plus en plus prononcée. Il est donc nécessaire de se positionner sur ces sujets.

Mme Sonia Le Gouriellec, maître de conférences en science politique à l’Université catholique de Lille. La France se retrouve aujourd’hui entre l’embarras de choisir une ligne politique claire et la difficulté de plus en plus forte de peser sur les événements sur le continent. Il me semble que la question du « pourquoi » de notre politique en Afrique est souvent moins questionnée que celle du « comment » nous sommes sur le continent.

Or si la France se pense comme une puissance, elle se doit d’identifier ses intérêts et les valeurs qu’elle souhaite défendre sur le continent africain. La cohérence de notre réponse doit également se réaliser avec nos partenaires sur le continent, comme l’a précédemment rappelé Arthur Banga devant votre commission. Ma réflexion s’articulera en trois temps, pour évoquer d’abord quelques constats généraux ; puis l’importance de mener des politiques de défense différentes sur le continent africain, en particulier sur la côte est-africaine qui est aujourd’hui au cœur de grandes transformations du système international.

Il semblerait que nous assistions effectivement à un rejet de notre politique de défense en Afrique de l’Ouest. Toutes les actions de la France sont soupçonnées d’être des instruments de « l’impérialisme » et du « néo-colonialisme ». La population du continent est très jeune et exprime de différentes manières son attachement à la démocratie et l’importance pour elle de défendre ses droits. Les entités qui se reconnaissent dans le « Sud global » ou « les Sud » dénoncent les discours à « double standard » des Occidentaux. Une forme de néo-souverainisme est ainsi portée par les pays du Sud global et en Afrique en particulier, qui invoquent le principe d’équivalence morale. Les interventions militaires au Sahel, en Libye comme celle en Irak au préalable, sont dénoncées comme de l’ingérence et sont vécues dans ces pays, et notamment chez les jeunes, comme une manifestation d’un impérialisme occidental.

Un sentiment d’humiliation se retrouve en outre fréquemment dans les discours de nombreux pays, qui estiment perdre une partie de leur souveraineté en se soumettant aux politiques des institutions financières internationales ou au droit international. Ils considèrent que nous les forcerions à répondre à des conditionnalités politiques que des pays comme la Russie ou la Chine ne leur demandent pas nécessairement. En réponse, la France dilue sa présence en ayant une empreinte plus discrète et cherche à « multilatéraliser » et « européaniser » son action, pour légitimer le maintien de sa présence et ses intérêts propres.

Pourtant, il me semble important de penser notre politique de défense sur le continent au pluriel, puisque l’Afrique est un continent très grand, aux dynamiques parfois très différentes. Dès lors, il me semble nécessaire d’avoir des politiques de défense plutôt qu’une politique uniforme. À ce titre, j’invite à une ouverture hors du champ traditionnel francophone de l’Afrique de l’Ouest. L’idée consisterait ici à corréler capacités militaires et intérêts économiques. Nous devons clairement identifier nos intérêts pour les défendre.

Si l’Indo-Pacifique a été érigée en priorité, la côte est africaine est souvent délaissée dans cette stratégie. La France peut pourtant constituer une nation-cadre dans l’Union européenne (UE) pour porter le projet indo-pacifique, puisque depuis le Brexit, les territoires ultramarins de l’UE sont à 95 % français. La liberté de circulation, notamment en mer Rouge, constitue une priorité à l’heure où le conflit israélo-palestinien semble s’exporter dans cette zone, comme en témoignent les diverses attaques des Houthis ces derniers jours contre des navires, notamment commerciaux ou pétroliers.

De nombreux acteurs cherchent aujourd’hui à contrôler la mer Rouge, notamment à travers les ports. Je pense aux pays du Golfe en général et aux Émirats arabes unis en particulier. Or si nous souhaitons vraiment nourrir une ambition en Indo-Pacifique, nous ne devons pas délaisser cet espace, qui est très investi par la Chine. En effet, la Corne de l’Afrique fait partie des routes maritimes du projet chinois des Nouvelles Routes de la soie, dite Initiative BRI (Belt and Road Initiative) lancée en 2013. La Chine est ainsi présente militairement à Djibouti depuis 2017, avec l’idée d’intégrer cette région dans la BRI, dont les 120 millions d’habitants de l’Éthiopie et, plus largement, le Marché commun de l’Afrique orientale et australe (Comesa).

De son côté, la Russie témoigne d’un intérêt particulier pour la mer Rouge et notamment l’Érythrée. Un accord est ainsi intervenu entre Sébastopol et le port de Massawa. L’Érythrée, à la frontière djiboutienne, est un des derniers États totalitaires du monde et un trublion de la Corne de l’Afrique. Son président Isaias Afwerki est très certainement un des grands gagnants des transformations et des conflits qui ont eu lieu dans la Corne de l’Afrique, et notamment en Éthiopie les trois dernières années.

Djibouti constitue un centre important pour la France et le traité qui organise notre présence sur place est en cours de renégociation. Cette présence a parfois été un peu questionnée, de manière paradoxale puisque tout le monde arrive à Djibouti désormais. Quoi qu’il en soit, elle nous permet d’être un acteur de sécurité dans l’océan Indien, où la liberté de navigation est plus menacée que dans l’océan Atlantique.

Contrairement à l’Afrique de l’Ouest, la France dispose d’un avantage concurrentiel dans la région, où elle ne subit pas encore le fardeau de l’histoire : pour le moment, il y a peu de sentiment anti-français à Djibouti ou dans la Corne de l’Afrique. Il semble donc essentiel de conserver une présence militaire dans cet espace, qui est aussi une zone d’appui pour organiser des opérations de sécurisation dans la région.

La limite de cette approche et de l’importance de la Corne de l’Afrique et de l’Afrique de l’Est concerne l’instabilité qui y règne. La France doit en tenir compte pour son positionnement. Les chercheurs nourrissent ainsi des craintes quant à l’évolution de la situation en Éthiopie, puissance régionale. Certains juristes ont ainsi évoqué une politique génocidaire du Premier ministre Abiy Ahmed, détenteur du Prix Nobel de la paix, contre la population tigréenne. Le conflit est loin d’être terminé puisqu’il perdure avec les Amhara. Je rappelle par ailleurs qu’Abiy Ahmed a émis le souhait que son pays, enclavé, dispose d’un accès à la mer, ce qui pourrait fragiliser l’Érythrée, mais aussi Djibouti.

La pandémie, le recul de la démocratie sur le continent africain et en Afrique de l’Est en particulier, et les changements climatiques modifient radicalement le contexte. Le Nord n’est plus nécessairement entendu lorsqu’il défend la démocratie, parce que nos propres défaillances en matière de démocratie ne rendent plus audible ce discours, notamment auprès d’une certaine jeunesse en Afrique et dans la Corne de l’Afrique. Nous sommes aujourd’hui confrontés au défi de répondre à un autre récit qui est proposé au Sud global, qui ambitionne une émancipation de toute forme de domination, en proposant l’instauration d’un ordre international différent de celui qui existe actuellement. Les limites de ce nouvel arrangement sont claires et portent sur une manipulation de ce récit par des acteurs qui ont des ambitions hégémoniques, dont la Chine et à la Russie, qui mettent en récit ces revendications du Sud global.

En conclusion, il me semble important de penser l’Afrique dans sa diversité et de conduire des politiques de défense. Les Afriques sont pleinement entrées dans le XXIe siècle et ont intégré largement les dynamiques du système international. Il nous revient d’en faire de même avec nos politiques africaines. Sénèque disait que « les vents ne sont favorables qu’à celui qui sait où il va ». Il me semble nécessaire de conserver cet adage en tête.

M. Abdennour Benantar, professeur à l’Université Paris 8. Mes propos concerneront essentiellement le Maghreb, mais je commencerai mon intervention par quelques remarques d’ordre général.

Intervenir ou ne pas intervenir ? Agir ou ne pas agir ? Telles sont les questions qui se posent à la France. J’estime que la France a intérêt à intégrer un dilemme structurel dans sa politique africaine : lorsqu’elle intervient, on lui reproche son néo-colonialisme et lorsqu’elle n’intervient pas, on lui reproche de ne pas assumer ses responsabilités d’ancienne puissance coloniale. Puisqu’elle est critiquée dans les deux cas de figure, il vaut mieux parfois agir.

Les relations franco-maghrébines sont très complexes et ne peuvent être appréhendées d’un seul angle. Par exemple, il est très difficile de dissocier les aspects de défense et de sécurité des aléas de la relation politique franco-algérienne, comme le démontrent l’ouverture, la fermeture, puis la réouverture de l’espace aérien algérien aux forces armées françaises. Cette problématique doit donc être appréhendée dans son ensemble.

Les relations franco-maghrébines se caractérisent par une forme de proximité immédiate, y compris humaine et culturelle, et simultanément, une distanciation en termes de perception stratégique. Le Maghreb est aujourd’hui mis à distance. Ensuite, la configuration sécuritaire au Maghreb – j’emploie davantage la notion de sécurité que celle de défense dans la mesure où elle est plus large – est d’abord marquée par l’absence de menace stratégique d’ordre existentiel : aucun État ne perçoit son voisin comme une menace à sa survie. Par ailleurs, les insécurités au Maghreb sont essentiellement la conséquence de la faiblesse des États et non de leur puissance, comme cela est un peu partout le cas en Afrique. Mais elles résultent également de l’intervention en Libye, qui a « moyen-orientalisé » le Maghreb.

Le Maghreb est ensuite caractérisé par la problématique des relations algéro-marocaines. En matière sécuritaire, les deux pays s’arment depuis au moins une vingtaine d’années à un rythme très accéléré, en dépit de l’absence de menaces existentielles. Le principal déterminant de cet armement est donc d’ordre local ; il est lié à cette rivalité structurelle entre les deux pays et ne concerne en aucun cas la rive nord ou d’autres pays de la région. De fait, dans ces pays qui ne sont pas des puissances majeures, les logiques d’armement sont toujours déterminées par des considérations régionales ou sous-régionales.

De fait, en matière de sécurité, la perception de la menace compte plus que sa réalité. À ce titre, un discours tend à gagner de l’importance dans certains cercles militaires et académiques. Ainsi, certains think tanks français tendent à s’alarmer de l’armement de l’Algérie, notamment en matière de forces navales. Ils formulent cette fameuse hypothèse selon laquelle l’Algérie pourrait disposer de capacités suffisantes pour bloquer le détroit de Gibraltar. Le concept de déni d’accès est ainsi une notion utilisée aux États-Unis depuis 2003, mais il renvoie en fait à une réalité très ancienne.

Ici, le risque consisterait en une mise à jour de la thèse d’une menace en provenance du sud, qui date des années 1990 et qui avait conduit les pays européens et ceux de l’Alliance atlantique à lancer des dialogues en direction des pays de la rive sud, afin de dissiper cette menace. Ces initiatives avaient réussi à changer le climat perceptuel en Méditerranée, même si elles n’ont pas eu d’incidence sur les conflits non résolus dans la région.

Il me semble erroné de bâtir l’idée une nouvelle menace émanant de la rive sud, pour diverses raisons. D’abord, comme je l’ai indiqué, l’armement est déterminé par des considérations locales. Ensuite, aucun État arabe de la rive sud de la Méditerranée, y compris l’Algérie, l’Égypte ou le Maroc ne prétend à une parité stratégique avec les pays de la rive nord qui font partie de l’Alliance atlantique et qui bénéficient tous du fameux article 5 du Traité de l’Atlantique Nord. De plus, ces pays-là ne prétendent pas disposer d’armes nucléaires ou ne sont pas considérés comme des États proliférants. En conséquence, la menace n’existe ni au plan conventionnel, ni en matière d’armes de destruction massive.

Cette remise en cause du discours de la menace doit nous conduire à nous interroger pour savoir que faire. À mon sens, l’essentiel consisterait à se focaliser sur certaines initiatives qui fonctionnent, par exemple l’initiative 5+5 et notamment son volet défense lancé en 2004 à l’instigation de la France. Ce dispositif de coopération régionale présente ainsi l’avantage d’être restreint à la Méditerranée occidentale, ce qui limite les risques qu’il soit tributaire des aléas politiques dans l’ensemble de la Méditerranée. En effet, ce volet défense constitue réellement une plateforme de socialisation régionale entre les élites militaires et sécuritaires des deux rives du bassin ouest-méditerranéen. L’autre initiative qui mérite aussi d’être davantage valorisée concerne le dialogue méditerranéen de l’Alliance atlantique, même s’il faudra réfléchir évidemment sur la valeur ajoutée de chaque dispositif pour éviter des doubles emplois.

Enfin, je souhaite achever mon intervention en évoquant des remarques d’ordre général concernant l’Afrique. L’Afrique est traversée par des clivages au sein de ses sociétés et de ses États, mais en matière de politique française de défense, le risque consiste à s’attarder davantage sur ce que font les autres. Dans un article publié dans Le Monde dans les années 1990, Mohammed Dib avait trouvé une belle formule : « Les fautifs sont toujours les autres. Et les autres vont du voisin du palier au fermier de l’Oklahoma ». Au lieu de pointer les interventions des autres et leur influence supposée, il convient d’abord de s’interroger sur les failles et les insuffisances de sa propre stratégie.

Par ailleurs, il est nécessaire de s’interroger sur la puissance française. La moitié de la planète, voire au-delà, s’oppose aux États-Unis, mais tout le monde compose avec la puissance américaine. Dans ce cas, pourquoi dans d’autres lieux et sous d’autres cieux, ne composerait-on pas avec la puissance française ? Il faut d’abord interroger ses propres ressorts et ses propres ressources de puissance avant de dénoncer les autres. Dénoncer ne fait pas progresser le débat et ne relève jamais de la réflexion stratégique.

M. Benoît Bordat (RE). Je vous remercie pour votre présence et vos propos utiles sur les défis de la démilitarisation de la politique africaine de la France. En tant que président du groupe d’amitié France-Djibouti et vice-président du groupe d’amitié France-Tchad, je suis particulièrement sensible à la question de la présence militaire française en Afrique. La remise en question de cette présence s’inscrit dans un contexte qui met à l’épreuve la sécurité et la stabilité du continent. Certains pays africains veulent le retrait des troupes françaises, tandis que d’autres maintiennent des bases militaires pour une coopération stratégique.

Un exemple récent de cette évolution concerne le retrait progressif de nos forces au Niger en octobre dernier. Un autre point porte sur les discussions en cours entre les ministres français et djiboutiens pour réviser le traité de coopération en matière de défense depuis mai 2023. D’un point de vue géographique et maritime, Djibouti occupe une place centrale dans la politique africaine de la France. Je rappelle qu’il s’agit là d’un pays francophone entouré de pays anglophones.

La base française de Djibouti a récemment démontré son importance stratégique lors de l’opération Sagittaire en avril 2023, soulignant la réactivité des forces françaises face aux crises émergentes. Il importe donc d’observer la situation dans sa globalité : si la France ne quitte pas l’ensemble du continent africain, il importe néanmoins de s’interroger et peut-être de revoir nos fonctionnements. Je m’inquiète pour l’évolution de Djibouti, ce tout petit pays très regardé par les Chinois et les Américains, dont l’emplacement est stratégique pour nous. Nous avons donc besoin de solidifier nos accords et nos échanges avec ce pays.

M. le président Thomas Gassilloud. Je me permets de prolonger ce raisonnement pour interroger directement Madame Le Gouriellec : quel est l’état actuel de nos relations avec Djibouti ?

Mme Sonia Le Gouriellec. Je me garderai bien de parler du traité parce que je pourrais être détrompée ou démentie, demain. Cependant, je rappelle un fait trop rarement souligné : Djibouti est le dernier État africain à avoir obtenu son indépendance de la France, en 1977. Durant la colonisation et même après 1977, les Djiboutiens se sont toujours sentis un peu délaissés par la France, qui privilégiait à leurs yeux l’ouest du continent.

Il est sûrement très important pour Djibouti d’être sorti du tête-à-tête avec la France et d’avoir multilatéralisé ses relations. Mais Djibouti est peut-être tombé dans un autre tête-à-tête avec la Chine ; l’endettement contracté par Djibouti est très important et doit être surveillé. Mais nous avons aussi quelque peu provoqué cette situation. Par exemple, quand les Djiboutiens ont voulu refaire leur port, ils se sont d’abord tournés vers la France, qui n’a pas donné suite. Ce n’est qu’ensuite qu’ils ont sollicité les Émirats arabes unis.

Les Djiboutiens nous ont également souvent reproché un manque de loyauté, notamment pendant la guerre civile au début des années 1990, où le régime a estimé que nous soutenions l’autre camp. L’affaire Borrel a également contribué à tendre les relations et, en 2008, lorsque les Érythréens ont attaqué à la frontière, ils ont estimé que nous n’étions pas suffisamment intervenus et que nous n’avions pas fait fonctionner notre accord de défense.

Il faut se souvenir que lorsque l’État djiboutien est né en 1977, deux porte-avions français croisaient au large pour protéger le référendum d’indépendance face aux velléités éthiopiennes et somaliennes d’envahir le pays. Djibouti s’est donc construit dans l’idée que les voisins sont dangereux et cette crainte renaît actuellement, compte tenu des propos récents d’Abiy Ahmed.

M. Frédéric Boccaletti (RN). Il est un sujet sur lequel nous devrions tous tomber d’accord : la politique africaine de la France est à revoir intégralement. Le chef d’état-major des armées Thierry Burkhard l’a lui-même rappelé devant cette commission. Ce constat ne vaut pas que pour la politique de défense. Comment envisager que nos troupes françaises qui luttent contre le terrorisme a fortiori islamiste se désengagent alors que ce combat est encore inachevé ? Certes, l’intervention militaire n’est pas la seule réponse viable au terrorisme, mais elle n’en reste pas moins nécessaire : on ne combat pas des fanatiques violents par la parole. Comment ne pas considérer cette perspective de désarmement comme un affaiblissement de la puissance de la France sur le continent ? Cela serait d’autant moins compréhensible que d’autres puissances comme les États-Unis maintiennent leur position et que des compétiteurs comme la Russie ne se privent pas de maximiser leurs intérêts en Afrique.

Nous ne devons pas oublier que la France n’est intervenue au Mali en 2013 qu’à la demande des autorités maliennes et que le rôle qu’elle a joué dans ce contexte a été largement reconnu par la communauté internationale. Nous ne devons pas non plus oublier tous les militaires français qui sont morts sur le sol africain. Leur sacrifice ne doit pas rester vain dans la lutte que nous menons dans ces territoires, dans le seul objectif de maintenir un équilibre de paix nécessaire pour les populations locales. Enfin, nous devons penser à nos ressortissants qui vivent et travaillent sur le continent. La France doit leur apporter la protection et le soutien qu’ils méritent. L’effacement de l’armée française du continent africain n’est pas souhaitable pour de nombreux pays africains et pour la France elle-même. Beaucoup de choses doivent cependant être modifiées dans notre politique africaine. Néanmoins, nous ne pouvons pas envisager une démobilisation pure et simple du territoire africain. Les comportements vis-à-vis des populations et autorités doivent-ils être remodelés afin de satisfaire aux exigences diplomatiques équitables ?

M. Alain Antil. Les questions que vous soulevez sont réelles. Il existe à la fois un rejet, mais aussi une demande de France. Nous avons constaté l’attitude des pays sahéliens ces dernières années, mais simultanément des pays nous sollicitent, à l’instar du Bénin, qui est plutôt en demande de coopération avec la France pour faire face au foyer djihadiste.

La notion de politique africaine m’a toujours hérissé à titre personnel. Je rappelle en effet qu’on ne parle pas de politique américaine ou de politique asiatique de la France. De fait, les dynamiques, les historiques et les relations sont très différents selon les régions du continent. Par ailleurs, les intérêts économiques ont considérablement évolué géographiquement sur le continent depuis les indépendances. De mémoire, le continent africain représente à peu près 5,3 % de nos échanges commerciaux, mais les zones franc CFA ne constituent que 0,6 % de notre commerce extérieur. Le premier partenaire subsaharien francophone dans nos échanges bilatéraux est la Côte d’Ivoire, qui n’apparaît qu’à la huitième ou neuvième place ces dernières années. Cela ne signifie pas que nous devons quitter les pays francophones, mais il faut prendre conscience que nos premiers partenaires en Afrique subsaharienne sont la république d’Afrique du Sud et le Nigéria. En résumé, sur les questions sécuritaires comme dans les autres domaines, il importe de réfléchir de manière différenciée.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Nous partageons en fait l’essentiel du diagnostic, c’est-à-dire le dilemme qui existe entre la responsabilité à intervenir et le souci de ne pas tomber dans le néo-colonialisme. De même, si les discours souverainistes ne sont pas exempts de mauvaise foi, il est nécessaire de s’interroger sur les intérêts et la réalité des ressources de la France. La question du double standard existe bien effectivement, quand on pense que Djibouti est classé cent trente-septième pays sur cent soixante-sept à l’index des démocraties et que le Tchad pointe à la cent-soixantième position. De même, le soutien de la France aux Émirats arabes unis et à l’Arabie saoudite dans leur guerre au Yémen particulièrement cruelle et criminelle explique probablement une partie de l’hostilité que les Houthis peuvent avoir à notre égard.

Cela étant posé, quels sont les circuits financiers qui font vivre aujourd’hui le Sahel ? En effet, cette espèce d’effondrement des États n’est pas nécessairement synonyme d’une disparition de l’argent. D’une certaine façon, nous vivons aujourd’hui au Sahel ce qui s’est passé au préalable en Afghanistan, où des groupes se substituent à l’État.

Ensuite, je souhaiterais recueillir votre avis sur le Somaliland, qui peut être un exemple emblématique du fait que la non-intervention produit parfois ou souvent des fruits plus intéressants que l’intervention systématique, même si elle peut nous laisser dans une forme d’expectative qui est difficile à admettre.

Ma troisième question porte sur la réalité des intérêts qui sont liés aux populations. Nous avons ainsi un grand nombre de binationaux et des communautés françaises sont présentes dans de nombreux pays, en particulier au Maghreb. Comment pouvons-nous mobiliser ces communautés pour conduire une politique plus respectueuse ?

M. Alain Antil. Les circuits financiers des groupes armés djihadistes sont connus. Ces derniers instaurent une forme d’impôt sur les populations et vivent aussi sur la taxation des circulations de marchandises. Ils sont notamment très présents autour des zones aurifères. Les données remontant du terrain témoignent de l’existence de tels circuits et battent en brèche le fantasme de « parrains » du djihadisme sahélien qui verseraient de l’argent à ces groupes.

Mme Sonia Le Gouriellec. Il y a quelques années, Jean-François Bayart disait que le Sahel était un interstice des systèmes internationaux, une zone mouvante où les États n’existent plus vraiment. Ensuite, le Somaliland est un État non reconnu au niveau international, puisque je vous rappelle que la reconnaissance s’effectue de manière bilatérale. Il est évident que les pays occidentaux ne vont pas reconnaître le Somaliland, qu’il revient aux voisins de le faire, et que la Somalie ne le veut pas.

Mais il est exact qu’il y a là un contre-exemple de développement. Le Somaliland est le pays le moins endetté du continent africain puisqu’on ne peut pas lui prêter d’argent et certains le présentent comme le secret le mieux gardé du continent africain. Dans sa construction, le Somaliland a su mélanger d’une part des attributs de l’État tels qu’on les connaît en Europe et d’autre part des éléments de la justice traditionnelle et des modes de régulation traditionnels. Ce mélange semble avoir plutôt bien fonctionné, même s’il existe des conflits à l’est du pays. Quoi qu’il en soit, le Somaliland représente le contre-modèle parfait du « laboratoire » des interventions étrangères qu’est la Somalie.

M. Abdennour Benantar. Je pense qu’il est très difficile de réformer un système relationnel à la marge, en essayant de s’appuyer sur la société civile, elle-même tributaire du bon vouloir du pouvoir politique de part et d’autre de la Méditerranée. Ensuite, la communauté des binationaux la plus à même d’agir dans ce sens-là est dans une situation très inconfortable. Dépasser les blocages politiques et institutionnels par le biais de la société civile restera toujours marginal et n’affectera pas, me semble-t-il, le modèle relationnel euromaghrébin en général.

Mme Nathalie Serre (LR). Monsieur Antil, vous avez indiqué qu’il était très difficile pour la France de lire la vision de ses partenaires sahéliens, malgré l’existence de think tanks et le travail de chercheurs. Ne serait-ce pas lié au fait que nos interlocuteurs sahéliens ne sont jamais les mêmes ? Madame Le Gouriellec, vous avez souligné la nécessité de porter une vision et vous avez indiqué que le projet indo-pacifique pouvait constituer un cadre. Je me suis rendue récemment au Gabon, qui vient de signer un accord avec le Commonwealth. Comment pouvons-nous nous insérer dans ce processus, si nos partenaires se tournent vers d’autres que la France ? Enfin, Monsieur Benantar, vous avez pointé la nécessité d’interroger nos propres ressorts de puissance. Selon vous, vu du Maghreb, quels sont les ressorts de puissance de la France ?

M. Alain Antil. De nombreux chercheurs et analystes des ministères ont pointé assez tôt les éléments que je vous avais évoqués précédemment, mais sans impact réel sur les décisions. Ensuite, il faut relever une asymétrie de connaissances, qui n’est pas suffisamment reconnue. Nos partenaires nous connaissent beaucoup mieux que nous nous les connaissons : ils parlent notre langue, ils ont étudié dans nos universités et ont une connaissance intime de nos débats politiques, y compris intérieurs ; quand l’inverse n’est pas vrai. S’ils sont effectivement plus faibles que nous sur les plans sécuritaires, politiques et économiques, ils savent travailler la relation du faible au fort.

Mme Sonia Le Gouriellec. Il est exact que nous ne sommes plus les seuls sur le continent africain, qui attire nos concurrents. Dès lors, nos partenaires peuvent jouer de ces concurrences et aller vers le plus offrant. Je partage par ailleurs les derniers propos : la France est aujourd’hui confrontée à un problème de méconnaissance du continent africain, que l’on observe dans de nombreux domaines. Par exemple, à l’université, il existe très peu d’africanistes internationalistes et nos partenaires africains nous reprochent de reprendre les discours ambiants qu’ils taxent de paternalisme. À un moment donné, il sera nécessaire de réaliser un bilan de ce qui s’est passé en Afrique de l’Ouest. Le cadre intellectuel conditionne l’action ; la formation sur les questions africaines de nos militaires et des personnes présentes en Afrique de l’Ouest doit aussi être attentivement prise en compte.

M. Abdennour Benantar. S’agissant des leviers de puissance français au Maghreb, le voisinage géographique constitue un élément important, y compris pour les échanges économiques. Nous constatons un découplage total entre d’une part, les mobilités humaines et politiques des sociétés sud-méditerranéennes qui continuent en général à être orientées vers la rive nord ; et d’autre part, les gouvernements, qui se tournent davantage vers l’est (la Chine) ou un peu plus au nord-est (la Russie).

Ensuite, l’autre ressort de la puissance de la France est d’ordre politique. Dans les arcanes des institutions européennes à Bruxelles, il est connu que les quatre pays sud-européens (France, Espagne, Italie, Portugal) sont les avocats des gouvernements maghrébins. Ces leviers de puissance donnent à ces pays du poids dans leurs rapports avec leurs partenaires européens, mais aussi maghrébins.

La relation économique est par ailleurs asymétrique : les deux tiers du commerce des pays maghrébins s’effectuaient avec les pays de l’Union européenne, quand leur part dans les échanges des pays européens n’est que de 3 %. Dès lors, la moindre décision de la part de l’Union européenne peut impacter grandement leurs économies. Il suffit pour s’en convaincre de se rappeler de la « guerre de la tomate » entre le Maroc et l’UE et les accords de pêche UE-Mauritanie.

On ne mène pas des politiques en fonction des tempéraments changeants de l’opinion publique et des couvertures médiatiques. Il faut tenir un cap politique qui résiste aux secousses sismiques de l’opinion publique et des relais médiatiques.

Mme Josy Poueyto (Dem). Nous évoquons aujourd’hui les enjeux de la démilitarisation de la politique africaine de la France pour évaluer les alternatives qui se présentent désormais à nous. Dans l’hypothèse d’une démilitarisation dont l’impact reste à évaluer sérieusement, elles apparaissent clairement comme des alternatives politiques, puisque la démilitarisation débouche par définition sur l’exclusion de toute présence ou action militaire. Cela sous-entend donc de se positionner, de dialoguer et de s’adresser à de multiples acteurs, institutionnels ou plus informels. Plus que jamais, nous devons convaincre.

Pour ma part, j’ai souvent plaidé en faveur du renforcement du troisième pilier de notre doctrine 3D, c’est-à-dire Diplomatie-Défense-Développement. Le développement est le vecteur permettant que le progrès soit rapide, efficace, visible et il se manifeste largement en dehors des grands centres urbains. Mais, pour de nombreuses raisons, la France a toujours éprouvé des difficultés à communiquer sur sa politique africaine. La communication politique est une force quand elle appuie des actions concrètes de terrain. Où en est aujourd’hui cette capacité à communiquer alors que même l’aide publique au développement fait l’objet de critiques, de surcroît dans un environnement géopolitique où les actions d’influence et de compétiteurs percutent le réel ?

Monsieur Antil, vous avez par exemple analysé les forces à l’œuvre au Sahel, dont le but est de dégrader et d’attaquer l’image de la France. L’information circule très vite, en particulier via le relais des jeunes générations et de la diaspora. Nous avons besoin de nous déployer dans cet espace public. Selon vous, par quels moyens notre pays est-il en mesure de tourner la page de la militarisation pour se concentrer sur le champ politique et faire ainsi entendre sa parole ?

Pensez-vous que notre réseau diplomatique est adapté ? L’armée doit-elle encore jouer un rôle ? Le moment ne serait-il pas venu d’aborder par ailleurs les enjeux de défense comme étant des enjeux transversaux interministériels, ce qui nous interroge sur des outils d’une analyse commune et sur l’adaptation de nos moyens d’intervention tant en France qu’en l’Europe, ou plus largement encore avec les instances de discussions multilatérales ?

M. Alain Antil. Au début de l’opération Barkhane, le diplomate français Laurent Bigot s’était interrogé sur le nombre de diplomates français présents au Sahel face au nombre de militaires déployés. De fait, il y a eu pratiquement un débranchement de la diplomatie au profit d’une approche sécuritaire très marquée. Nous disposons de très bons analystes au sein de nos ministères, mais il faut sans cesse nous donner les moyens que ces analyses soient effectivement produites. Au-delà des interventions militaires, il faut muscler notre capacité politique d’analyse, pour cerner l’impact de nos actions et sa perception par nos partenaires.

Au Sahel, nous pensons combattre le terrorisme international, mais les études dont nous disposons sur la zone montrent que la situation est en réalité bien plus complexe. Les ressorts sont parfois très locaux : dans certaines zones, il existe des règlements de compte entre communautés, voire au sein des communautés elles-mêmes, entre des couches anciennement serviles et leurs anciens maîtres. Or je ne suis pas certain que le rôle de la France consiste à venir appuyer le Mali pour régler des problèmes de cette nature. Quand nous envisageons d’intervenir militairement quelque part, nous devons être en mesure de connaître les tenants et les aboutissants véritables, au risque de nous faire instrumentaliser.

Par ailleurs, les politiques d’aide et de développement sont certes nécessaires, mais il ne s’agit pas d’une solution miracle qui permettrait de tout changer. Le développement est un terme général qui recouvre diverses actions. Certaines sont efficaces, à l’instar des formations, mais d’autres fonctionnent très mal. Dans certains cas, les flux d’argent liés au développement ont alimenté les problèmes. De fait, il faut comprendre l’aide publique au développement de manière politique : il s’agit d’un des aspects de la politique étrangère française, comme de celle de nombreux partenaires africains, de pays du Golfe, des pays asiatiques, de pays européens et de certains pays latino-américains. Par ailleurs, dans les pays où la situation sécuritaire n’est pas stabilisée, il est très difficile de déployer des projets de développement. À titre d’exemple, que signifie aujourd’hui mener des politiques de développement au Burkina Faso ou au Mali ?

M. Abdennour Benantar. Face au terrorisme, les différents acteurs, démocratiques ou non, agissent plus ou moins de la même manière. Ainsi, le fait de brandir la menace terroriste fait généralement peur à tout le monde, compte tenu des risques encourus à la fois pour les citoyens, mais aussi pour les États. En relations internationales, on parle ainsi du concept de sécuritisation, c’est-à-dire le processus performatif à travers lequel un phénomène ou une question ne relevant pas de la sécurité devient de facto une question de sécurité. À titre d’illustration, c’est par ce biais que la question de l’Azawad au nord du Mali est devenue un problème terroriste. Mais ce type de problème ne se règle pas par la voie militaire.

Quoi qu’il arrive, ce prisme terroriste conduit à l’urgence sécuritaire, qui confronte les États du nord comme du sud à leurs propres échecs. Au lieu d’agir en amont, ils attendent, pour réagir en aval. En cela, la militarisation de la lutte antiterroriste est en soi un échec politique, puisque cela signifie que l’on n’a pas réussi à traiter le problème à sa source. En cas d’urgence perçue comme sécuritaire, les fonds se libèrent beaucoup plus facilement. Ainsi, la France a mobilisé la communauté dite internationale pour lever des fonds en faveur de la force G5 Sahel, mais aucune initiative de la même ampleur n’est intervenue sur les aspects économiques. En résumé, l’urgence sécuritaire « force » toute la politique, même avec les meilleures intentions.

L’exemple du Sahel montre que d’une part, on n’agit pas, mais que l’on ne fait que réagir et que d’autre part, lorsque l’on réagit, on réagit souvent mal, provoquant des effets d’inflation. Un certain nombre de travaux ont ainsi montré que les pays sahéliens n’avaient pas les capacités d’absorber toute l’aide qu’ils recevaient : la bureaucratisation de l’aide pose des problèmes sécuritaires. Un travail universitaire mentionnait que les militaires sahéliens étaient tellement sollicités pour assister à des réunions à l’étranger qu’ils en venaient à passer plus de temps dans des salons que sur le terrain, pour combattre le terrorisme.

Mme Isabelle Santiago (SOC). Je vous remercie pour vos interventions et salue à nouveau la tenue de ce cycle consacré à l’Afrique. La question du rejet de la France comme partenaire militaire, économique, mais aussi diplomatique dans certains pays du Sahel ou de l’Afrique occidentale a déjà fait l’objet de nombreux développements.

Je souhaite pour ma part aborder la mission Atalante, qui constitue un bon exemple de coopération européenne, à l’initiative de la France, dans le domaine de la lutte contre la piraterie. Cette mission a produit de très bons résultats et je me demande si ce type de coopération européenne peut constituer un modèle que nous devrions développer, à l’heure où l’action de la France fait l’objet de contestation par différents compétiteurs stratégiques. Qu’en pensez-vous ?

Mme Sonia Le Gouriellec. Il est vrai que la France a cherché à européaniser sa présence. Par ailleurs, on parle trop peu en France du projet Global Gateway de l’UE qui représente en quelque sorte la réponse européenne au projet de BRI chinoise. Par ailleurs, de nombreux pays européens sont présents en Afrique de l’Est. J’imagine que si des attaques houthies doivent se multiplier dans la zone de la mer Rouge, il sera nécessaire de réagir face à cette « guerre de course », vraisemblablement grâce à une coalition.

Je rappelle que le gouvernement djiboutien a aussi profité des évolutions du système international. Lors de la « guerre contre le terrorisme » initiée au début des années 2000, les Américains ont ainsi installé leur seule base du continent à Djibouti. Par la suite, la lutte contre la piraterie a pris le relais, à travers la présence japonaise et européenne. La guerre au Yémen a conduit les Émirats arabes unis à s’investir dans la région, plutôt en Érythrée, puis les Chinois s’y sont intéressés dans le cadre de la BRI.

Je rappelle que près de 20 000 navires circulent dans la zone de la mer Rouge et du détroit du Bab-el-Mandeb. La sécurisation sera vraisemblablement à nouveau à l’ordre du jour, ce qui peut constituer une nouvelle opportunité pour les États parfois autoritaires de la région de se rendre indispensables pour les Occidentaux.

M. le président Thomas Gassilloud. Je rappelle que l’opération Atalante a été couronnée de succès pour neutraliser des opérations de piraterie menées depuis les côtes somaliennes contre les navires commerciaux. À partir de 2016, les attaques avaient quasiment disparu.

Mme Sonia Le Gouriellec. Le problème n’était pas qu’en mer. Il prenait ses racines dans l’évolution de l’État somalien à terre. La situation a évolué à partir de 2012 avec l’élection d’un président en Somalie et les changements également intervenus au Puntland, qui est aujourd’hui autonome.

M. Alain Antil. Les coopérations internationales sont multiples pour lutter contre différentes formes de trafic. Par exemple, l’Afrique de l’Ouest est devenue une zone de transit de la cocaïne à partir des années 2000 et la plupart des saisies en mer ont été réalisées par des pays européens. La coopération sécuritaire avec les pays d’Afrique de l’Ouest fonctionne et la France y a pris sa part, au même titre que d’autres pays européens, dans les domaines de la formation, du renseignement et de la surveillance du domaine aérien.

Dans le cadre de la réflexion concernant les nouvelles positions et postures militaires françaises sur le continent, il importe donc de ne pas sombrer dans un trop grand pessimisme. Les demandes de collaboration plus ponctuelles continuent ainsi à voir le jour et elles peuvent être moins impliquantes pour le partenaire français, d’un point de vue politique. À ce titre, l’opération Barkhane qui a mobilisé plusieurs milliers d’hommes en Afrique pendant des années constitue une exception. On aurait tort à ne lire la présence militaire française qu’à travers Barkhane, qui ne constitue qu’un aspect parmi d’autres.

M. Abdennour Benantar. Je souhaite à mon tour revenir sur l’instrumentalisation par les acteurs locaux de la coopération internationale. En effet, ces derniers jouent leur propre partition. Par exemple, le Tchad se retrouve dans une situation de surengagement, qui pèse sur le repos des forces armées impliquées dans des opérations de maintien de la paix. Pour reprendre l’expression de Jean-François Bayart, il s’agit de « stratégies d’extraversion », où des pays se placent dans des situations de dépendance stratégique, pour en tirer profit pour leurs propres intérêts et pour pérenniser leurs propres régimes. Les opérations internationales conduisent donc parfois à la consolidation de l’autoritarisme, en Afrique ou ailleurs.

Ensuite, les mutations que connaît l’Afrique entraînent des débats sur les opérations de maintien de la paix onusiennes, dont la plupart ont lieu sur le continent. Ce débat oppose des partisans de l’africanisation et ceux de l’appropriation. L’africanisation consiste ainsi à impliquer davantage les contingents africains dans les opérations de maintien de la paix financées par les Nations unies, qui remboursent en priorité les États pauvres. De leur côté, les partisans de l’appropriation veulent non seulement des contingents africains, mais également un contrôle africain du déroulé des opérations. Il y a donc là un enjeu de leadership et il n’est pas fortuit que les trois pays les plus favorables à cette appropriation soient l’Afrique du Sud, le Nigéria et l’Algérie.

M. le président Thomas Gassilloud. Je précise que le 17 janvier, nous mènerons vraisemblablement une audition dédiée au rôle sécuritaire des Nations unies à travers les opérations de maintien de la paix, mais également de l’Union européenne.

M. Yannick Favennec-Bécot (HOR). Je souhaite revenir sur Djibouti dont vous avez à juste titre rappelé l’importance stratégique pour la France, tout en disant qu’effectivement rien n’est acquis compte tenu de son environnement politique et que nous devons y prêter une meilleure attention. La France et l’armée française ont tout intérêt à entretenir cette amitié et cette coopération en appuyant la montée en puissance de l’armée djiboutienne et en revoyant à la hausse l’aide publique au développement sous peine de voir d’autres puissances prendre le relais. La renégociation du traité de coopération doit par conséquent être gagnant-gagnant et être valorisée à juste titre.

Le monde change, particulièrement dans cette partie de l’Afrique ; Djibouti change. C’est la raison pour laquelle notre coopération doit évoluer dans le sens d’un équilibre et de plus de considérations envers cet allié fidèle. Je ne sais pas si vous pourrez répondre à cette question, mais comment imaginez-vous l’évolution de notre accord avec la République djiboutienne ? Selon vous, que serait un bon accord ?

Mme Sonia Le Gouriellec. Cette question est particulièrement compliquée. Djibouti est un allié fidèle, mais nous a aussi reproché parfois de tenir un double langage. La tâche difficile des politiques consiste à la fois à défendre des intérêts et, dans le même temps, à maintenir le cap sur les valeurs des droits de l’homme et de la démocratie. Face à des acteurs internationaux de plus en plus présents comme la Russie et la Chine, nous devons nous efforcer de maintenir ces valeurs, ce qui n’est pas toujours aisé à accomplir sur le terrain.

Le traité actuel comporte une clause sur la défense sécuritaire de Djibouti en interne et j’imagine que les Djiboutiens ont insisté pour conserver cette clause. Par ailleurs, sous l’effet les investissements chinois dans les infrastructures, le pays change. De notre côté, peut-être aurions-nous pu faire plus, avant, mais aussi après l’indépendance de 1977, pour participer au développement des infrastructures, mais aussi de la population dans les domaines de l’éducation ou de la santé. À ce titre, la consommation de khat, plante euphorisante, impacte beaucoup l’économie djiboutienne.

M. le président Thomas Gassilloud. Dans les grands axes, notre base à Djibouti sert à appuyer les opérations françaises, ce qui fut le cas notamment lors de l’opération Sagittaire, mais également à effectuer un travail de coopération avec l’État djiboutien au niveau régional. Je crois que nous assurons à ce titre la police du ciel à Djibouti. Il convient également de mentionner les actions civiles ou militaires que nous pouvons effectuer sur place. Enfin, nous disposons à Djibouti d’un complexe d’entraînement terre-air-mer assez exceptionnel, pour préparer nos manœuvres interarmées.

M. Jean-Charles Larsonneur (NI). Vous avez indiqué à juste titre que le Global Gateway est peu évoqué en Europe et en France, mais les Djiboutiens déplorent également le manque de lisibilité du dispositif. Une clarification de l’ambition et de la vision de l’Europe dans la Corne de l’Afrique apparaît donc à ce titre nécessaire.

Ensuite, je pense que les opérations Atalante et Agénor devront vraisemblablement faire l’objet d’évolutions, pour mieux protéger les navires qui passent par les détroits à cet endroit. Madame Le Gouriellec, vous avez précisé que l’on ne décelait pas encore de sentiments anti-français à Djibouti, mais méfions-nous malgré tout. J’attire par ailleurs votre attention sur le déclin de la francophonie dans ce pays, qui nécessite un fort investissement de notre part pour insister sur l’apprentissage du français dans ce pays.

Ensuite, que pouvons-nous faire aujourd’hui avec le président éthiopien Abiy Ahmed, Prix Nobel de la paix en 2019, mais engagé dans des guerres extrêmement difficiles ? La France s’est assez largement rapprochée de l’Éthiopie il y a quelques années, mais la situation est aujourd’hui plus compliquée. Peut-on mener une politique française vis-à-vis de l’Éthiopie ?

Mme Sonia Le Gouriellec. Je partage vos remarques. Il n’est pas toujours aisé d’européaniser les relations, car nos partenaires veulent également continuer en bilatéral. Il existe donc bien un problème de communication politique. Pourtant, l’ambition existe bien et la proposition européenne est bien réelle. S’il n’existe pas de sentiment anti-français à ce jour, les partenaires peuvent être tentés de susciter des campagnes lorsque certains agendas les dérangent. Lorsque les Européens et les Américains ont essayé de faire peser une pression sur le président Abiy Ahmed lors du conflit, des drapeaux russes ont opportunément été sortis dans des manifestations, pour transmettre un message.

Par ailleurs, je suis d’accord avec vous concernant le rôle de la francophonie à Djibouti. Depuis une dizaine d’années, j’entends dire que le niveau diminue ; un examen postbac sur le français a ainsi dû être rajouté. Il me semble donc que ce domaine doive effectivement être réinvesti.

Que faire avec Abiy Ahmed ? Je ne saurais vous répondre dans le détail. La France a continué à garder des liens avec l’Éthiopie pendant le conflit et des entreprises françaises y sont allées dernièrement. L’image de l’Éthiopie en France est parfois restée figée sur la famine des années 1980, en oubliant le développement que le pays a connu dans les années 2000 et 2010. Ce pays est une future puissance du continent africain et a intégré le groupe des BRICS. Mais face aux trois ans de conflit, je pense que la nation éthiopienne ne pourra se reconstruire que si la justice est placée au cœur des priorités de l’accompagnement de la France et de l’UE.

M. le président Thomas Gassilloud. Le projet Global Gateway suscite-t-il des réactions en Afrique de l’Ouest ?

M. Alain Antil. Nous ne voyons malheureusement pas ce sujet émerger pour le moment. Pour ma part, je me concentrerai sur la question de la francophonie évoquée par M. Larsonneur. Paradoxalement, la politique africaine de la France s’appuie peu sur la francophonie et sur ses institutions. Plus largement, elle s’est quelque peu désengagée de l’enseignement supérieur et d’un certain nombre de coopérations, alors qu’il existe pourtant une demande très forte en la matière, dans les pays francophones comme dans les pays non francophones.

Les coopérants français étaient assez nombreux dans les institutions de formation, que nous avons désinvesties, alors même qu’il s’agit d’un levier d’influence considérable. Dans ces pays, les quarantenaires ou cinquantenaires évoquent souvent avec nostalgie un professeur français qui les a marqués lorsqu’ils étaient étudiants. Désormais, cela est beaucoup moins le cas. Par conséquent, une réflexion doit être menée pour réactiver ce levier naturel d’influence dont nous nous servons finalement assez peu.

Mme Mélanie Thomin (SOC). Vous avez beaucoup évoqué la Corne de l’Afrique et la place forte que constitue Djibouti. Dans quelle mesure les pays du Moyen-Orient, voisins par leur proximité géographique, ont-ils eux aussi une influence sur cette Corne de l’Afrique ? Vous avez cité au début de vos propos le rôle des Émirats arabes unis, notamment comme un partenaire pour Djibouti et l’axe stratégique de la mer Rouge. De quelle manière l’Afrique et le Moyen-Orient communiquent-ils ? Comment s’organisent les flux entre ces deux territoires ?

M. François Piquemal (LFI-NUPES). Je vous remercie pour vos exposés. Nous nous réjouissons évidemment d’entendre que la francophonie puisse être un levier dans les relations futures entre la France et les pays de l’Afrique. Nous regrettons d’ailleurs la suspension des visas à l’encontre des personnes en provenance du Sahel l’été dernier. La Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma) vient de quitter le Mali après des années d’engagement ayant impliqué plus de 15 000 soldats et personnels. Selon vous, quel rôle peut tenir l’ONU vis-à-vis des pays africains ?

Mme Jacqueline Maquet (RE). Ma question s’adresse à M. Antil. Considérant l’approche collaborative à la sécurité mise en avant par le Président Macron qui englobe la formation, l’équipement et le soutien des forces de sécurité africaines, ainsi que la coopération renforcée en matière de renseignement et de lutte contre le terrorisme, comment évaluer l’impact potentiel de ce modèle de partenariat sur la stabilité à long terme en Afrique ? Plus spécifiquement, dans quelle mesure cette transition vers un modèle où les pays africains sont en première ligne des opérations sécuritaires avec l’appui de la France et de ses partenaires européens pourrait-elle influencer la sécurité en Europe ?

M. Karim Ben Cheikh (Écolo-NUPES). Pourrions-nous imaginer que les politiques européennes de contrainte des mobilités sahéliennes, notamment vers le nord, ont pu participer à la marginalisation du Sahel et à sa déconnexion avec les pays du Maghreb ? Par ailleurs, le démantèlement de la diplomatie française qui s’appuyait dans la région, notamment sur un réseau constitué de plusieurs milliers de coopérants, mais aussi de diplomates spécialistes de la zone a-t-il pu jouer un rôle ? Le fait que la France ait investi moins de 3 % de ses moyens de coopération au Sahel ces dix dernières années a-t-il participé à cette perte de pied sur place ? La fin de la diplomatie de métier vous paraît-elle de bon augure ?

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Je souhaiterais vous entendre sur la relation qui existe entre la France, les États-Unis et les États africains. Je pense évidemment à l’attitude spécifique des États-Unis au Niger qui nous a laissés un peu isolés, mais aussi à la manière dont le chef de filat français exercé au Sahel pouvait se concevoir largement comme une forme de délégation par les États-Unis, par exemple dans le cadre des relations qui existaient entre la Minusma et Barkhane. Nous savons par exemple que certains des membres de la Minusma, notamment les Allemands, en référaient fréquemment au cadre otanien plutôt qu’au cadre onusien.

M. Abdennour Benantar. Les pays du Golfe produisent de plus en plus un discours soulignant la nécessité de développer les relations avec la Corne d’Afrique considérée comme leur « profondeur stratégique ». Cependant, le Golfe n’agit pas de manière coordonnée puisqu’il n’y existe pas en tant qu’ensemble politique semblable à l’Union européenne. De grandes rivalités caractérisent ainsi les relations entre l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Qatar. Ces trois pays se servent de l’investissement comme un levier d’influence économique, mais ils se partagent en quelque sorte les rôles. Le Qatar s’intéresse davantage à la médiation au Soudan ou en Éthiopie, les Émirats développent une stratégie portuaire et l’Arabie saoudite mène une action mêlant l’économie et la religion.

La Minusma ne fonctionnait pas très bien et illustrait les limites de la coopération internationale avec les Africains. Par exemple, en matière de renseignement, un pays comme l’Allemagne préfère le standard de l’Alliance atlantique parce qu’il est plus élevé que le standard onusien. De fait, le partage du renseignement s’effectuait entre les Européens, mais pas avec les Africains qui constituaient pourtant la plus grande partie du contingent.

Par ailleurs, il existe une déconnexion entre le Sahel et les pays maghrébins, qui étaient au moins jusqu’à très récemment tournés vers le nord, oubliant leur profondeur africaine. Cette politique tend à se modifier depuis une dizaine d’années, mais il n’en demeure pas moins que l’UE joue un rôle qui force un peu la relation. À travers l’externalisation de la gestion migratoire et frontalière, l’Union européenne intervient dans la définition des relations du Maghreb avec son voisinage sahélien immédiat : les espaces de mobilité qui étaient jusque-là ouverts ont été fermés et les pays maghrébins ont instauré un système de visas sous pression européenne.

Mme Sonia Le Gouriellec. Je souhaite juste clarifier un élément : les pays du Golfe ont toujours nourri des relations avec les pays de la Corne de l’Afrique, mais les Émirats arabes unis (EAU) ne sont plus un partenaire de Djibouti, qui a nationalisé son port. Cependant, les EAU contrôlent une bonne partie des ports de la mer Rouge. Par ailleurs, l’Iran et la Turquie sont également présents dans la Corne de l’Afrique.

M. Alain Antil. Le mandat de la Minusma consistait à appuyer les accords d’Alger. Mais puisque le Mali n’a pas pour objectif politique de respecter ces accords, cette mission n’avait plus de raison d’être, d’une certaine manière, même si l’on peut le déplorer. Il convient à ce titre d’observer que l’année 2023 a vu la fin des deux plus grosses opérations de l’ONU en Afrique : la Minusma et la Mission de l’Organisation des Nations unies pour la stabilisation en république démocratique du Congo (Monusco). Nous sommes donc en train de passer dans une autre phase.

En matière d’approche collaborative, les annonces réalisées par l’exécutif français d’un passage en deuxième ligne sont moins exposantes d’un point de vue politique et vont vraisemblablement dans le bon sens.

Ensuite, une réflexion doit effectivement être menée concernant notre appareil diplomatique. Il me semble que, ces dernières années, les postes de diplomates en Afrique ne sont pas les plus valorisés au Quai d’Orsay.

Enfin, s’agissant du Niger, pendant la guerre froide, il y a eu un partage des tâches entre les États-Unis, l’Angleterre et la France sur certaines zones. La France s’occupait de l’Afrique francophone et il est probable que les États-Unis ne jugent plus aujourd’hui que notre pays est capable de mener à bien certaines missions en Afrique francophone.

M. le président Thomas Gassilloud. Je vous remercie.


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9.   Audition conjointe avec la commission des affaires étrangères, ouverte à la presse, de M. Hubert Védrine, ancien secrétaire général de la présidence de la République et ancien ministre des affaires étrangères, sur « la politique africaine de la France : bilan et perspectives » (mardi 13 décembre 2023)

 

M. le président Jean-Louis Bourlanges. Mes chers collègues, la commission des affaires étrangères et la commission de la défense nationale et des forces armées auditionnent conjointement M. Hubert Védrine, ancien secrétaire général de la présidence de la République auprès de François Mitterrand, ministre des affaires étrangères de 1997 à 2002, au sujet du désengagement militaire de la France en Afrique.

Monsieur le ministre, c’est un grand bonheur pour nous d’entendre votre analyse de la politique africaine de la France ; peut-être évoquerez-vous incidemment la situation particulièrement urgente et tragique du Moyen-Orient.

Pour ce qui concerne l’Afrique, nous avons récemment eu un grand débat, en commission des affaires étrangères, à l’occasion de la présentation par nos collègues Michèle Tabarot et Bruno Fuchs de leur rapport d’information sur les relations entre la France et ce continent, appelant notamment à une révision en profondeur de notre politique africaine. La commission de la défense nationale et des forces armées, pour sa part, a mené au mois de novembre un cycle d’auditions très instructif sur plusieurs aspects de cette même politique africaine. Cette audition conjointe nous offre ainsi l’occasion de faire converger nos questionnements et nos analyses.

Nous serons très heureux d’apprendre comment vous percevez les défis inhérents à la nouvelle approche de la politique africaine et de vous entendre sur plusieurs points particuliers. Hier soir, notre collègue Jean-Paul Lecoq a organisé la projection d’un film saisissant sur les guerres qui ont agité la République démocratique du Congo (RDC) au cours des dernières années. Vous qui vous êtes beaucoup exprimé sur le Rwanda, vous aurez sans doute des observations à formuler à ce sujet.

M. le président Thomas Gassilloud. Pour la commission de la défense nationale et des forces armées, que j’ai l’honneur de présider, cette audition s’inscrit dans notre cycle d’auditions sur les aspects sécuritaires de la politique africaine de la France. Dans le cadre d’une approche multidimensionnelle du sujet, nous avons proposé à plusieurs commissions de s’associer à nos travaux. Hier, nous avons mené une audition conjointe avec la commission des affaires étrangères et la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire sur l’avenir du continent africain face à l’enjeu climatique.

Si l’opération Barkhane est close, la présence militaire de la France en Afrique persiste. Nous y conservons d’importantes forces prépositionnées, notamment à Dakar, à Djibouti, à N’Djamena, à Abidjan et au Gabon. Nous entretenons une coopération militaire avec de nombreux pays du continent. Il n’est pas exclu que nous devions y mener des opérations dans les années à venir. À plusieurs reprises, nous avons considéré ne plus avoir à conduire des opérations en Afrique, avant d’être rappelés à nos responsabilités par les événements.

Monsieur le Ministre, deux questions me semblent particulièrement pertinentes à vous poser compte tenu de votre expérience. La première est celle du pourquoi de notre politique africaine. Quel en est l’intérêt réel ? Parfois, nous semblons y consacrer une énergie disproportionnée au regard de nos intérêts sécuritaires, économiques, d’influence ou plus globaux, tels que la lutte contre le réchauffement climatique. La seconde est celle du comment, dans le cadre d’une approche globale du sujet. Vous avez l’habitude de dire que les grands discours ne fonctionnent plus. Quelles nouvelles coopérations avec l’Afrique, outre les coopérations sécuritaires, vous semblent envisageables ?

M. Hubert Védrine, ancien Secrétaire général de la présidence de la République, ancien Ministre des affaires étrangères. Mesdames et Messieurs les députés, je vous remercie de votre invitation. J’ai été auditionné à plusieurs reprises par les commissions parlementaires depuis que je ne suis plus ministre. Ces échanges ont toujours été intéressants, précieux et stimulants. Si toutes mes informations ne sont pas à jour, j’aurai plaisir à me livrer à une mise en perspective historique.

Je devais initialement être auditionné conjointement avec M. Dominique de Villepin, dont je partage certaines analyses. Il dit souvent qu’il est un homme du Sud : né au Maroc, élevé au Venezuela, en poste très tôt en Inde. Si sa sensibilité n’efface pas celle des autres, il dispose de nombreuses antennes au sein de ce que l’on appelle le « Sud global », qui est en réalité hétéroclite mais qui pèse dans les affaires du monde, notamment dans l’avenir de l’Afrique.

Presque toutes les puissances ont sinon une politique africaine, du moins une politique en Afrique, laquelle compte plus de cinquante pays.

Pour y réfléchir, il faut partir de l’histoire, même si je ne m’exprime pas devant une académie historique – il arrive à des assemblées souveraines d’adopter des lois mémorielles, qui sont à mes yeux sinon une sottise, du moins un mélange des genres.

Plus personne, ni en France, ni en Europe, ne connaît l’histoire longue de l’Afrique. Les spécialistes de l’Afrique d’avant les colonisations se font rares. La période de la colonisation est très peu connue car elle est exclusivement abordée sous l’angle moral : c’est Mal, donc il n’y a rien à analyser. Or les colonisations sont très différentes entre elles : certaines ont été atroces et sanglantes ; d’autres faciles. Faute de les connaître, on mélange tout.

Les décolonisations ne sont pas mieux connues. On a oublié que c’est Houphouët‑Boigny, et non la France, qui a inventé la Françafrique. Avec Senghor et d’autres, il a demandé au général de Gaulle de maintenir des bases militaires françaises en Afrique pour ne pas avoir à mettre sur pied des armées coûteuses et susceptibles de faire des putschs. La première période de la décolonisation, comme en attestent les écrits et les films de l’époque, est optimiste en Afrique subsaharienne.

Pour la suite, il faut distinguer les politiques menées par les chefs d’État successifs et leurs évolutions quasi-permanentes. De ce point de vue, le discours prononcé par François Mitterrand à La Baule en juin 1990 est une césure. L’Union des République socialistes soviétiques (URSS) est alors sur sa fin ; les régimes africains auxquels nous demandions de réprimer un peu moins et de laisser sortir des gens de prison ne pouvaient plus nous répondre en substance : « Si vous insistez trop, je conclus une alliance avec l’URSS ».

Nous avons saisi l’occasion d’avancer, en proposant l’arbitrage suivant, résumé en une phrase du discours de La Baule – par ailleurs interminable – : nous ne laisserons tomber personne mais nous aiderons plus volontiers les pays qui avancent sur la voie de la démocratie. Certes, cela a incité les minoritaires à prendre le pouvoir sans attendre d’en être exclus. Il n’en reste pas moins que plusieurs pays ont procédé à des élections et ont fait évoluer leur Constitution. Il s’agit d’une véritable césure historique.

Quant à la fameuse Françafrique, elle mériterait une entrée dans le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert. Régulièrement, depuis trente ans, nous y mettons un terme. C’est idiot : plus personne, à part vous peut-être, ne connaît bien l’Afrique. Les journalistes, les politiques ne la connaissent plus. La connaissance des Afriques, en France, s’est effondrée. Les dirigeants africains, très soucieux de savoir ce qui se décide à Paris, à Bruxelles ou ailleurs, sont plus aguerris sur la France que nous ne le sommes sur l’Afrique.

La Françafrique, au sens sociologique du terme, désignant des relations étroites et la connaissance du terrain, n’existe presque plus. Seuls quelques hommes d’affaires et quelques grands chefs d’entreprise ont une connaissance de l’Afrique mais elle est utilitaire et spécialisée. Quant au sens que l’on donne habituellement au mot, il ne désigne plus rien depuis longtemps. Il en résulte que ce que l’on entend dire de l’Afrique de nos jours est uniquement corrélé à un état particulier de l’opinion française qui, sur ce sujet comme sur tant d’autres, est prise de convulsions et aux opinions de quelques pays d’Afrique peu nombreux (il y a plus de 50 pays en Afrique).

Les pays d’Afrique font partie du Sud que l’on dit « global » et qui est en fait hétéroclite. Le discours sur l’avènement d’un monde sinon post-occidental, désoccidentalisé, y est entendu, plus ou moins distinctement. Les désaccords sont nombreux, notamment entre la Chine et l’Inde, mais il est inévitable que ce bruit de fond soit présent en Afrique.

Aux pays d’Afrique qui s’en sortent mal et sont mal gouvernés, Obama, au cours de son premier mandat, avait tenu depuis le Ghana, qui ne rentre pas dans la catégorie des pays visés, un discours formidable, en disant : « Arrêtez de dire que vos problèmes viennent de l’esclavage et de la colonisation, tout cela est très ancien, vous êtes indépendants depuis plusieurs dizaines d’années et vous êtes responsable de votre situation ». Il faut être Obama pour avoir le culot de dire cela !

Le fameux sentiment anti-français n’est le fait que d’un petit nombre de pays, dont les gouvernements ont besoin de bouc-émissaires ; et d'une opinion excitée par des diasporas radicalisées en Europe. Ils ne sont nullement représentatifs de l’Afrique en général. La France est bienvenue dans presque tous les pays du continent. Même ceux qui la dénoncent ne tenaient pas ce discours pendant une longue période après la décolonisation, plutôt réussie. Au demeurant, nous verrons ce qu’il en sera dans quelques années, quand ils se seront lassés de Wagner et consorts.

Il faut donc relativiser cette évolution et aborder nos relations avec les pays d’Afrique sans repentance, laquelle, outre qu’elle est historiquement injustifiée et pratiquement inutile, n’est pas demandée par les Africains – tout au plus par des électeurs africains en France, et encore.

Il faut adopter une approche plus historique, d’autant que, si la France est attaquée, c’est parce qu’elle a été assez bonne fille pour rester disponible en Afrique. Les Belges ont laissé derrière eux au Rwanda, au Burundi et en RDC des situations affreuses. Les Portugais ont laissé des guerres civiles en Angola et au Mozambique. Les pays sous domination britannique, contrairement à ce que l’on croit généralement, ont souvent connu des guerres civiles une fois indépendants. Toutes les puissances coloniales ont décampé, sauf la France, sous l’effet conjoint de la demande des Africains, d’une certaine idée sinon de notre intérêt bien compris, du moins de la conception que nous nous faisions de notre rôle, et d’un véritable intérêt pour l’Afrique. Nous avons inauguré la coopération de substitution et la coopération de formation, qui ont évolué.

Les quelques pays du Sahel, particulièrement éprouvants à gouverner au demeurant, se heurtent à des difficultés, dont certaines découlent du fait que leurs gouvernements sont mauvais et corrompus et d’autres de contraintes objectives, notamment en matière économique et climatique. Le pays occidental le plus susceptible de leur servir de bouc émissaire occidental est la France, encore assez présente.

Lorsque la ville de Bamako s’est trouvée sous la menace djihadiste, le gouvernement malien et les pays voisins ont appelé à l’aide. Le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies (ONU) a admis la nécessité d’une intervention mais la force d’interposition annoncée par les pays africains depuis vingt ans n’avait toujours pas vu le jour. Seule la France, peut-être pas partante mais présente, pouvait intervenir. Le président François Hollande a eu raison de prendre la décision, courageuse et juste, d’autoriser l’opération. Comme le système de décision hérité du général de Gaulle n’a pas été – heureusement – démantibulé, sa décision a été rapidement suivie d’effet.

Même si nous n’aurions sans doute pas dû rester par la suite, cet exemple illustre à quel point la France, en Afrique, est dans une situation particulière. Elle seule peut rendre service à la demande des Africains, qui devraient agir, ce qui fait d’elle un bouc émissaire facile. Par conséquent, ne vous laissez pas impressionner par les discours des putschistes des pays du Sahel, qui en reviendront. Il faut inscrire cette séquence dans une perspective historique longue.

Nous sommes obligés d’être réalistes. La France ne peut pas rester dans des pays qui ne souhaitent pas qu’elle reste. L’approche historique teintée de moralisme est incomplète et ne mène à rien. Quels que soient les débats historiques, les choses sont aussi simples que cela. Au demeurant, personne en France n’a décidé que notre présence en Afrique serait pour l’essentiel militaire. Il y a eu des demandes des Africains, des décisions et des engrenages, mais à aucun moment un choix de la France, qui n’a jamais envisagé de faire une croix sur son influence économique, culturelle et humaine.

La situation actuelle ne doit traumatiser personne, d’autant qu’elle n’est qu’apparente. Des régimes, nuls par ailleurs, nous demandent de partir mais nous sommes venus à leur demande et nous avons fait le job. Ils ne veulent pas que nous restions, nous partons. Il n’y a rien de vexant là-dedans, d’autant que nous nous sommes bien comportés. Il faut penser à l’avenir. Nous ne pouvons pas continuer à être le seul pays potentiellement disponible par une sorte d’abus de générosité mal conçue et de dérive de l’idée que nous nous faisons de notre rôle. Il faut cesser de nous croire irremplaçables et nous en tenir à la réalité.

Un jour, de retour de Mauritanie avec le président Chirac et Pierre Messmer, auquel un village venait de rendre hommage en rassemblant 350 chameaux, ce dernier, excellent connaisseur de l’Afrique, nous dit : « Dans une vingtaine d’années, l’Afrique sera revenue à ce qu’elle était avant la colonisation : des pouvoirs variés et des entités multiples, dont certaines se développent bien et d’autres non ». Il prévoyait, avec sa connaissance de l’Afrique d’avant, l’émergence de ces nombreuses zones grises que nous constatons de nos jours.

Dans ce contexte, nous sommes intervenus à la demande des Africains et n’avons à rougir de rien.

Chacun connaît mon intérêt pour le Rwanda. Plus de quarante livres ont été publiés dans le monde entier, notamment en Afrique, en Angleterre, au Canada et aux États-Unis, démontrant qu’il n’y a rien à reprocher à la France. J’ai gagné plusieurs procès en diffamation.

Mitterrand a-t-il eu raison, lorsque Paul Kagame déclenche en 1990 une guerre civile pour reprendre le pouvoir tant que la minorité tutsi le peut encore, de dire que la France s’interposera pour éviter des massacres comparables à ceux de 1962 ? Cela a permis d’aboutir au compromis formalisé par les accords d’Arusha. Tout le monde l’a oublié car nous avons commis l’erreur monumentale de ne pas communiquer sur la situation, qui au demeurant n’intéressait personne.

S’il s’agit objectivement d’un succès (Arusha), on peut s’interroger sur la décision initiale. Mitterrand a-t-il eu raison de considérer que nous avions la responsabilité, comme au Koweït, au Tchad ou aux Malouines, de refuser toute modification de frontière par la force ? Pour ma part, j’en doute. Je pense avec le recul qu’il ne fallait pas y aller. J’ai toujours dit que les attaques sur ce qui a été fait ensuite étaient malhonnêtes et infondées, et sont maintenant démenties mais, s’agissant de la décision initiale, je la considère, avec le recul du temps, que l'on peut la discuter.

S’agissant du Mali au contraire, je considère que François Hollande a eu raison d’intervenir. Quant à savoir si nous avons eu raison de rester ensuite, c’est une autre question. Ce qui est sûr, c’est que nous ne bâtirons pas la suite sur la repentance. Nous n’avons pas à rougir de notre action en pensant à l'avenir.

M. le président Jean-Louis Bourlanges. Vous diriez la même chose de la Libye ?

M. Hubert Védrine. S’agissant de la Libye, la France est intervenue avec la Grande-Bretagne et avec le soutien de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). La résolution 1973 du Conseil de sécurité de l’ONU visait à empêcher Khadafi d’inonder Benghazi de « rivières de sang », selon les mots de son fils. Nous avons eu raison d’intervenir. Quant à l’engrenage ayant fait de l’opération une chasse à l’homme à l’issue de laquelle Khadafi a été tué, mieux aurait valu l’éviter. Si contestable qu’ait été le rôle de Bernard-Henri Lévy, il ne faut pas l'exagérer.

À partir de la haine de soi, de la repentance et de l’autoflagellation, nous ne bâtirons rien et serons de moins en moins pris au sérieux. Au demeurant, les Africains ne demandent rien de tel. En 2013, j’ai rédigé avec Lionel Zinsou, à la demande de MM. Hollande et Moscovici, un rapport sur la présence économique de la France en Afrique. Nous avons pris la mesure de son recul. Les Africains ne sont pas plus idiots que les autres. Ils utilisent les opportunités de la mondialisation. Une bonne quinzaine de puissances sont prêtes à investir et à développer des projets en Afrique, où nous perdons des parts de marché. Nous avons dressé la liste de ce que devaient faire les entreprises et les gouvernements français et africains.

Au sommet franco-africain où nous avons présenté notre rapport, quinze chefs d’État sont venus me dire le bonheur qu’ils ont eu à le lire en ces termes : « Nous en avons ras-le-bol de la France qui passe son temps à se lacérer sur son passé ! Cela ne nous intéresse pas et ne règle aucun de nos problèmes. Gardez cela pour vous. Si vous êtes prêts à rester, nous nous en réjouissons, car nous ne voulons pas d’un tête-à-tête avec les Chinois, mais vous n’êtes plus des privilégiés. Vous devez accepter d’être mis en concurrence. Être une entreprise française ne suffit pas à obtenir automatiquement la construction d’un pont ou d’un aéroport. ». Cela fait vingt ans que l’écart entre les convulsions sporadiques de la France au sujet de l’Afrique et ce que disent les dirigeants africains me frappe. La France n’est pas le seul pays ayant un héritage colonial mais c'est maintenant de l'Histoire.

Par ailleurs, rien ne justifie que notre présence en Afrique soit essentiellement militaire. Elle l’a été, à la demande des Africains. Cette époque s’achève. Dire « plus jamais » serait reconnaître que nous avons mal agi. Nous avons parfois été maladroits mais nous n’avons pas mal agi. À l’avenir, il faudra être très clairs sur le fait que nous n’interviendrons militairement en Afrique que ponctuellement, pour des durées précises et sur demande expresse au moins des organisations africaines, idéalement du Conseil de sécurité de l’ONU.

Tel était le cas de l’opération franco-africaine Turquoise, dont le retard de deux mois est imputable à un blocage des Américains au Conseil de sécurité. Nous avions un mandat limité, dans le temps et dans l’espace, et sommes intervenus après une demande humanitaire expresse et précise. Par ailleurs, il faut souhaiter que les Africains se dotent d’une force d’interposition et décident eux-mêmes de ses interventions.

Dans les autres domaines, l’influence française dispose d’un champ énorme où se déployer, dès lors que notre approche est moderne et pas péremptoire : en Afrique comme ailleurs, nous devons changer de ton. Sur les terrains économiques, culturel et artistique, comme dans les domaines des échanges humains en général et des multiples coopérations qu’appellent les immenses chantiers de l’écologisation, les potentialités sont énormes.

Les trois ou quatre pays du Sahel que leurs gouvernements ont fait entrer dans un cycle russe pour nous rejeter n’y resteront pas car aucun de leurs problèmes ne s’en trouvera réglé. Soyons disponibles, ouverts tous azimuts et ne gardons la porte entrouverte à des interventions militaires, qu'à la demande expresse des Africains et dans des conditions très précises.

M. le président Jean-Louis Bourlanges. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.

Mme Olga Givernet (RE). En 2017, le président de la République a ouvert un nouveau chapitre des relations entre la France et l’Afrique par le discours de Ouagadougou. Le groupe Renaissance soutient fermement ce partenariat renouvelé, fondé sur une relation d’égal à égal avec l’Afrique. Cette nouvelle dynamique comporte des engagements sans précédent de la France.

Un engagement pour la jeunesse d’abord : l’éducation est une priorité absolue pour stimuler la croissance et lutter contre les inégalités. La France a versé une contribution historique de 330 millions d’euros en faveur du Partenariat mondial pour l’éducation, notamment pour favoriser la scolarisation des filles. Notre groupe considère qu’il est essentiel de poursuivre sur cette lancée car l’école est la garantie d’un développement durable pour le continent.

Un engagement pour la lutte contre le réchauffement climatique, porté haut par le président de la République, ensuite. Nous saluons l’organisation du One Forest Summit par le Gabon et la France, à l’issue duquel un fonds de 100 millions d’euros a été annoncé pour protéger les forêts tropicales. Ce sommet est une première mondiale. Il en faudra d’autres.

Un engagement pour la sécurité, enfin. Il nous mobilise tous, notamment après la dissolution du G5 Sahel. La France s’attache à promouvoir des solutions strictement africaines pour lutter contre le terrorisme et les conflits, sans interférer dans leur résolution.

En dépit de tout cela, l’image de notre pays sur le continent africain est de plus en plus abîmée, alors même qu’il n’a à rougir de rien, comme vous l’avez indiqué, Monsieur le ministre. Avant de quitter le G5 Sahel, le Mali a dénoncé une instrumentalisation de l’extérieur. Des vidéos anti-françaises, attribuées au groupe Wagner, ont été visionnées des centaines de milliers de fois. La Russie renforce massivement sa présence en Afrique sur les plans militaire, économique et informationnel. Ces acteurs officiels et privés ciblent la France pour nuire à sa réputation. Il faut relever le défi de cette guerre de l’image.

Dans ce contexte, nous aimerions vous entendre sur la manière dont nous devrions lutter contre les campagnes anti-françaises et faire face à l’accroissement de l’influence russe sur le continent. Quelles mesures concrètes pouvons-nous prendre rapidement ?

M. Hubert Védrine. À l’avenir, nous devrons être guidés par la demande des Africains et non de "l’Afrique" en général, terme qui n’a pas plus de signification que l’Europe en général, d’autant que les Africains ne sont pas d’accord entre eux. Selon les sujets, la réponse ne sera pas la même. J’ai cité plusieurs domaines de coopération. Il faut déterminer si nous pouvons répondre aux demandes et qui doit y répondre : les entreprises ou le gouvernement, la France ou l’Europe. Il faut des solutions ad hoc et pragmatiques.

La campagne anti-française actuelle s’inscrit dans une ambiance, une rhétorique, pour ne pas dire un baratin, dont l’essence est d’être tournée contre l’Occident. Elle est menée par des dirigeants qui sont à la tête de pays où les gens rêvent de ne plus vivre sous la coupe des Occidentaux, mais à l’occidentale. Tout le monde veut vivre comme nous. On n’a jamais rien vu de mieux, dans l’histoire de l’humanité, que les sociétés européennes contemporaines. Mille choses sont à réformer ou à corriger mais, historiquement et géographiquement, il n’y a pas mieux. Partout, les populations rêvent de vivre comme nous.

Les régimes qui se contentent de tenir un discours anti-occidental en se liant les mains avec des entités étrangères, russes ou non, n’arriveront à rien. Cela ne résoudra aucun des problèmes de ces malheureuses populations. Il faut garder confiance. Dans l’immédiat, nous ne pouvons pas les empêcher de raconter des sottises. Le monde actuel est une gigantesque bataille d’influence, en attendant qu’émerge un jour une "communauté" internationale. Toutes les puissances emploient de tels procédés. Au Niger, les islamistes ont torpillé le planning familial, et ce depuis plusieurs années.

Il ne faut pas fuir la bataille d’influence. Il faut la mener, calmement et méthodiquement, sans s’épouvanter que l’on ose nous attaquer en diffusant des mensonges monumentaux, dont nous ne comprenons pas que des gens les croient – aux États-Unis, la moitié de la population nourrit des croyances anti-scientifiques ! Il faut traiter la situation avec un sang-froid inébranlable, en attendant qu’elle se retourne, et alimenter notre communication, notamment sur les réseaux sociaux. Il nous arrive d’en faire un peu trop, ce qui donne des arguments à nos adversaires, mais il ne faut pas avoir peur des manœuvres russes, d’autant que la Russie revient non sur le continent en général, mais dans quatre ou cinq pays qui sont au fond du trou.

M. Kévin Pfeffer (RN). Monsieur le ministre, vous avez inscrit la politique étrangère de François Mitterrand dans la lignée de la vision gaulliste, en contribuant à en façonner une approche réaliste, et mis en avant le rôle central des États-nations en tant qu’acteurs historiques, légitimes et pertinents. Cette vision de la diplomatie est aussi la nôtre.

C’est pourquoi je me permets de mettre en avant nos préoccupations au sujet de la direction de notre diplomatie sous la présidence d’Emmanuel Macron. Depuis six ans, elle semble dépourvue de ligne directrice et plongée dans un flou regrettable. De nombreux exemples l’illustrent, au premier rang desquels l’Afrique, qui est l’exemple typique de l’échec de la politique du « en même temps ». La dégradation des relations de la France avec les peuples et les nations africaines est forte.

Emmanuel Macron voulait tout changer après les présidents Sarkozy et Hollande. En fin de compte, le continent est toujours aussi instable et, de surcroît, les intérêts de la France sont menacés, notamment par nos compétiteurs – Russie, Chine, Turquie –, qui agissent sans nous attendre.

L’ancien président tchadien Déby disait que la France doit avoir une politique africaine et, en son sein, des priorités et des alliances privilégiées avec ses amis historiques. Tel est aussi notre avis mais pas celui du président Macron, qui a affirmé à deux reprises qu’il n’y a plus de politique africaine de la France. Nous pensons au contraire que la France a plus que jamais besoin d’une politique africaine pour prévenir l’immigration, sécuriser ses ressortissants, dynamiser la francophonie et développer ses échanges commerciaux, qui sont insuffisants.

Monsieur le ministre, vous qui défendez l’idée selon laquelle les États-nations jouent un rôle central dans les relations internationales, que pensez-vous de la volonté d’Emmanuel Macron de renoncer à certains pans de notre diplomatie au profit de l’Union européenne (UE) ? Dans quelles limites une telle évolution vous semble-t-elle concevable et acceptable ? Concernant l’Afrique, la France n’a-t-elle pas intérêt à l’aider à obtenir un siège de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU ?

M. Hubert Védrine. J’avais employé le concept de « gaullo-mitterrandisme » pour désigner la continuité de la politique française en matière de dissuasion nucléaire. Par la suite, son sens a été élargi à d’autres aspects de la politique étrangère.

Nul n’est obligé d’être d’accord avec tout ce qu’a fait Emmanuel Macron depuis qu’il est président de la République mais il est absurde de lui imputer la responsabilité de tous les problèmes de l’Afrique. Au demeurant, plusieurs de ses initiatives s’agissant de l’Afrique ont été très appréciées de ses dirigeants et de ses élites. Par ailleurs, les pays situés hors de la zone d’influence de la France ont eux aussi des problèmes, notamment l’Afrique du Sud, qui devient un grand pays africain normal avec mille difficultés. En outre, je le répète, la plupart de ceux qui nous critiquent se servent de la France comme d’un bouc émissaire, faute d’être capables de résoudre les problèmes de leurs populations respectives.

Sur la question migratoire, toute l’Europe sera obligée, un jour ou l’autre, de s’aligner sur la politique des sociaux-démocrates danois. Nous n’échapperons pas alors à une discussion qui sera difficile, mais inévitable avec les Africains, même avec nos amis.

S’agissant du Conseil de sécurité de l’ONU, qui est à l’image du monde de 1945 et où nous siégeons comme membre permanent grâce à l’insistance de Churchill auprès de Roosevelt et de Staline, Alain Juppé et moi-même considérons depuis longtemps que la France doit être ouverte à sa réforme, avec de nouveaux membres, en proposant d’y inclure notamment le Japon, l’Inde, un pays africain et un pays latino-américain. Or la modification de sa composition suppose l’unanimité de ses membres. Et la Chine a fait savoir qu’elle ne veut ni du Japon, ni de l’Inde, tandis que les Américains ne veulent pas précipiter les choses et les Africains ne parviennent pas à se mettre d’accord sur un représentant, certains refusant que ce rôle soit confié au pays exerçant la présidence de l’Union africaine (UA). Quant aux Arabes, ils s’estiment refaits, puisqu’ils ne sont identifiés à aucun continent en particulier. Sur ce sujet comme sur les autres, la France n’a rien à se reprocher, au contraire. Même les Africains de Paris les plus critiques doivent en convenir.

M. Emmanuel Fernandes (LFI-NUPES). L’ancien ministre des affaires étrangères et ancien secrétaire général de l’Élysée que vous êtes bénéficie d’une bonne appréciation du fonctionnement de l’appareil diplomatique et militaire français, notamment en Afrique.

Notre groupe souhaite connaître votre avis sur les échecs récents de la diplomatie et des services de renseignement français, qui n’ont pas anticipé les coups d’État au Mali, au Burkina Faso et au Niger. La concentration de l’attention de la France et des partenaires militaires du Mali sur la lutte contre le terrorisme djihadiste, qui est certes cruciale mais n’épuise pas le sujet, explique-t-elle cet état de fait ?

Nous plaidons depuis longtemps en faveur d’une loi de programmation du ministère des affaires étrangères, calquée sur la loi de programmation militaire (LPM). Dans quelle mesure une telle loi serait-elle utile pour construire une stratégie de politique étrangère à plus long terme, notamment en Afrique ? À ce sujet, nous tenons à rappeler l’attachement de notre groupe au corps diplomatique, dont l’expertise et le travail dévoué participent au rayonnement de notre pays et à la qualité de son service public de la diplomatie.

Plus généralement, comment voyez-vous l’avenir de la relation de la France avec les pays d’Afrique compte tenu des dynamiques de recomposition en cours ? Nous pensons que ce n’est pas la France qui est rejetée, dans un petit nombre de pays au demeurant, mais une certaine idée de la France, ainsi que certains de ses actes politiques et diplomatiques encore très imprégnés de post-colonialisme ou de paternalisme.

Nous prônons depuis longtemps une coopération au service des peuples de France et d’Afrique pour relever les défis auxquels l’humanité est confrontée, au premier rang desquels le réchauffement climatique, dont le continent africain souffre de manière particulièrement intense, à l’heure de la clôture d’une COP 28 pour le moins décevante. Francophonie, coopération scientifique, développement, émancipation économique : comment la France peut-elle humblement opérer un tournant dans ses relations bilatérales avec les pays d’Afrique ? La France vous semble-t-elle capable d’adopter la posture d’humilité nécessaire à une telle évolution de sa politique vis-à-vis des États africains ?

M. Hubert Védrine. L’humilité, c’est un peu trop. Au demeurant, aucun Africain ne s’y laisserait prendre ni ne nous prendrait au sérieux, tant elle n’est pas dans notre nature. Être moins prétentieux, moins pérorant, moins déclamatoire serait déjà très bien.

Sur nos échecs du renseignement, nous pourrions aussi nous demander pourquoi les Américains eux-mêmes ni Zelensky lui-même, ne croyaient pas à l’attaque russe de 2022 ou pourquoi les Israéliens n’ont pas vu venir l’attaque du Hamas, comme ils n’ont pas vu venir la guerre israélo-arabe de 1973. Même les services les plus compétents peuvent se tromper dans l’analyse d’une situation donnée. Obtenir des informations et distinguer celles qui sont pertinentes n’est pas chose facile. Il est possible que la focalisation de l’attention sur la seule lutte contre le terrorisme ait créé un biais de perception. Quoi qu’il en soit, il ne s’agit pas d’un problème gigantesque.

Sur l’adoption d’une loi de programmation du ministère des affaires étrangères, j’y suis évidemment favorable. Lorsque le budget du Quai d’Orsay a été matraqué de façon déraisonnable, Alain Juppé et moi-même avons cosigné un article pour dire : « Stop, cela suffit ! » ; nous n’avons fait que gagner un an ou deux. C’est une erreur fondamentale. Le budget de la diplomatie est ridiculement faible, de l’ordre de 1 % du budget de l’État. La moindre diminution a des conséquences énormes sur nos centres de formation et nos bourses à l’étranger.

Quant au corps diplomatique, le problème est que l’Institut national du service public (INSP) ne garantit, si j'ai bien compris, aucune professionnalisation. Indépendamment des raisons, bonnes ou mauvaises, qui ont présidé à sa création, nous ne pouvons pas être la seule puissance au monde dépourvue de filière professionnalisante pour le métier de diplomate, qui consiste notamment à mener des négociations, ce qui ne s’improvise pas. Entre ceux qui veulent briser la possibilité de faire carrière dans une même activité et ceux qui reconnaissent que tout métier suppose un apprentissage, le débat n’est pas clos. Je suis résolument pour la logique de métiers. Ce combat est devant nous.

Mme Michèle Tabarot (LR). Monsieur le ministre, je vous remercie de nous faire bénéficier de votre regard expérimenté sur la situation actuelle. Bruno Fuchs et moi-même avons récemment présenté le rapport issu de notre mission d’information sur les relations entre la France et l’Afrique, dans le cadre de laquelle nous vous avons auditionné : nous y mettons en évidence la perte d’influence de la France sur le continent. Si certaines de ses causes nous échappent, telles l’attitude souvent déloyale de nos compétiteurs stratégiques et le comportement des juntes, qui font de nous des boucs émissaires, d’autres sont propres à notre pays. L’annonce de la fin de la politique africaine de la France par François Hollande puis par Emmanuel Macron a été une erreur. L’un et l’autre ont été rattrapés par les exigences de la realpolitik.

En février dernier, le discours de l’Élysée a donné le sentiment que le chef de l’État tente de dessiner une nouvelle stratégie. Malheureusement, celle-ci se heurte à plusieurs constats sur lesquels j’aimerais connaître votre sentiment. Sur le plan stratégique, partagez-vous le constat d’une centralisation excessive et d’un manque de concertation préjudiciables à la cohérence de nos actions ? S’agissant de l’aide publique au développement (APD), qui devrait être notre principal atout, pensez-vous qu’elle est suffisamment mise au service de nos intérêts ? Nos médias publics en Afrique diffusent trop souvent des critiques et une image négative de la France ; ne doivent-ils pas s’employer un peu plus à valoriser ses actions positives ? Sur le rôle de nos armées et de nos valeureux soldats, la réflexion sur l’offre stratégique est en cours : quelle est votre opinion à ce sujet ?

Toutes ces questions se résument à celle-ci : pourquoi la France, qui a le potentiel d’avoir l’une des diplomaties d’influence les plus puissantes au monde, ne parvient-elle pas à mieux l’utiliser pour en faire une véritable force ?

M. Hubert Védrine. La France n’est pas seule à perdre de l’influence. Les Occidentaux n’ont plus le monopole de l’influence dans le monde, même s’ils conservent la puissance et la richesse. Je le dis depuis vingt ans. Aux Chinois qui me soutiennent que nous vivons la fin de la parenthèse occidentale, je réponds que je ne souscris pas à cette vision mais le fait est qu’une large part de la population mondiale le pense. La perte d’influence relative est un phénomène plus occidental que spécifiquement français.

Par ailleurs, il faut se souvenir que, je le répète, si certains dirigeants tiennent un discours anti-occidental, les populations, elles, veulent vivre à l’occidentale. Il faut se garder de tout masochisme et ne pas prendre pour du post-colonialisme, qui a disparu depuis longtemps, la désignation de boucs émissaires.

La bonne stratégie est d’être disponibles, agiles et prêts à répondre aux demandes, qui sont innombrables et contradictoires entre elles, ainsi qu’entre les gouvernements, d’autant qu’on ne parle pas avec ces derniers comme on parle avec les entreprises, les organisations non-gouvernementales (ONG) ou les associations. Nous devons nous montrer très disponibles et réinvestir dans la proximité sociologique, amicale, culturelle et linguistique avec l’Afrique. Nous pourrons alors bâtir une stratégie en réponse aux demandes. Ce qui est sûr, c’est que nous ne pouvons pas en décréter une de façon unilatérale.

S’agissant de l’APD, la plupart des pays disent qu’ils n’ont plus besoin d’aide et qu’ils veulent un accès aux marchés, des investissements et des actions communes dans les technologies avancées, d’autant qu’on ne sait jamais si l’aide sert à quelque chose. L’APD ne peut pas être le seul élément de la stratégie de disponibilité que j’ai esquissée.

Mme Geneviève Darrieussecq (Dem). Monsieur le ministre, nous souscrivons à la ligne que vous proposez : ne pas rougir de ce que nous avons fait ni de ce que nous sommes et toujours agir selon la volonté des Africains.

Vous avez évoqué le discours de La Baule, dans lequel François Mitterrand annonçait que la France aiderait plus favorablement les pays qui avancent sur la voie de la démocratie. Devons-nous continuer, en tant que nation prônant la démocratie et les droits de l’Homme, à défendre ces valeurs sur le continent africain et à faire dépendre notre aide de leur respect ?

S’agissant de l’aide au développement, qu’il faudrait renommer tant cette appellation est péjorative pour l’Afrique, ne pensez-vous pas que nous devons changer de paradigme au profit d’une véritable coopération entre nations, qui se sentent sur un pied d’égalité et se respectent mutuellement, pour dessiner un avenir meilleur avec les peuples africains ?

M. Hubert Védrine. Ne pas rougir du passé n’est pas refuser l’histoire. Souvent, nous avons fait des erreurs gigantesques. Parfois, nous avons fait des choses condamnables. Ce dont il n’y a pas à rougir, c’est du bilan global. Je ne suis pas très favorable au "devoir de mémoire", qui est une fabrication déterminée par le rapport de forces ayant cours dans le pays qui la produit, mais je suis pour l’Histoire, pratiquée en totale liberté sur tous les sujets.

Sur les "valeurs", l’Occident prosélyte et missionnaire a vécu. Lorsque Poutine a attaqué l’Ukraine, un peu moins de quarante pays, représentant les deux-tiers de l’humanité, ont refusé de choisir un camp. Tous ne soutiennent pas la guerre, ni même Poutine, mais ils ne veulent pas être dans notre camp. Sur les horreurs commises au Proche-Orient, le bloc occidental et le bloc musulman s’opposent et de nombreux pays asiatiques refusent de se prononcer.

Nous ne pouvons plus fonder notre action sur le seul prosélytisme ni sur la croisade. Cela est dur à admettre – je suis critiqué à chaque fois que je le dis –, car nous sommes attachés à notre mission universelle, mais il faut être lucides. Quand la France se présente comme "la patrie des droits de l’Homme", les gens applaudissent automatiquement. Elle n’est en fait, comme le rappelle Robert Badinter malicieusement, que la patrie de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen.

Cela ne nous donne pas de baguette magique pour transformer la Russie en un gros Danemark. Si le discours sur les valeurs, tenu à nouveau par l’Occident depuis la fin de l’URSS avec d’autant plus de vigueur que nous n’avions plus peur de le tenir, produisait des effets, Poutine n’aurait jamais attaqué l’Ukraine, la Chine serait restée sur la ligne de Deng et ne serait pas devenue ce qu’elle est et la situation au Proche-Orient ne serait pas ce qu’elle est.

L’un de mes sujets de réflexion consiste à se demander ce que serait un Occident non-prosélyte, soucieux que ses valeurs soient adoptées par les autres pays en raison de leurs dynamiques propres, car tout le monde tient au respect des droits fondamentaux de l’être humain, plutôt que par l’envoi de missionnaires et de militaires – je n’ai pas la réponse. Répondre à cette question est difficile, tant elle ressortit à nos fondamentaux, par-delà les clivages politiques. Nous devons nous réinventer comme entité défendant sa civilisation et son mode de vie, sans l’imposer aux autres. Sur ce point, je suis proche de Lévi-Strauss.

M. Alain David (SOC). La nouvelle donne africaine a récemment animé nos débats en commission et le 21 novembre dernier dans l’hémicycle. Dans ce cadre, le groupe des députés Socialistes et apparentés a soulevé la question des raisons profondes de cette évolution accélérée, du lancement de l’opération Serval en 2013, saluée par les populations, à la récente succession de coups d’État associée à une remise en cause de la présence française en Afrique.

Un partenariat renouvelé avec les pays africains est impérieusement nécessaire. Chaque pays, avec ses particularismes, doit concentrer l’attention de notre diplomatie. Nous devons combattre l’idée d’un Occident égoïste qui ne nouerait des accords qu’entre pays développés et œuvrer au contraire à un réel multilatéralisme.

La France possède encore des atouts, du professionnalisme et de l’excellence de ses diplomates à l’avantage formidable qu’est la francophonie, de notre audiovisuel extérieur respecté à l’attractivité encore forte de notre enseignement, secondaire dans les pays africains et supérieur en France. Il convient d’aborder la relation avec les pays africains avec optimisme, mais aussi avec vigilance, pour ne pas reproduire nos erreurs et surtout tenir compte du nouvel ordre global né du conflit en Ukraine.

Quelles sont les conséquences immédiates et de long terme de la nouvelle donne internationale sur notre relation avec les pays africains ? Notre diplomatie parlementaire, dans la complémentarité et la diversité des structures parlementaires, peut-elle apporter sa contribution à l’amélioration des relations ?

M. Hubert Védrine. Disons les choses simplement : il faut plus se rendre en Afrique. Il faut aller voir les gens, dans tous les pays, et discuter avec eux, beaucoup. Il faut cesser de penser l’Afrique comme une entité globale, où projeter nos remords ou nos projets. C’est trop général et artificiel et cela ne fonctionne pas. Plus les parlementaires, les responsables de tout ordre et les journalistes iront en Afrique pour y parler aux gens, plus nous approcherons la réalité des Afriques d’aujourd’hui et de demain, et plus nous aurons des chances de répondre de façon adéquate aux demandes qui nous seront adressées.

La disponibilité que j’évoquais à l’instant ne peut pas être abstraite, dans le vide. Il faut avoir une bonne connaissance de ce qui se passe dans ces pays. Beaucoup de gens le font très bien dans des domaines spécialisés. Dans les COP, les Africains sont nombreux. Ils le sont au G20 avec l'Afrique du Sud. Il faut réinvestir ces espaces de négociation. Il fallait liquider une certaine Françafrique. Nous ne pouvions pas continuer à fonctionner avec des valises de billets, comme à l’époque Bongo. Malheureusement, cette liquidation a été de pair avec un désinvestissement intellectuel massif.

Mme Anne Le Hénanff (HOR). La commission de la défense nationale et des forces armées a auditionné plusieurs chercheurs et membres de think tanks au sujet de la présence française en Afrique. Tous ont indiqué que les pays africains ont envie de développer et de renforcer leurs partenariats avec la France.

En février dernier, le président de la République a défini une nouvelle approche de ce que l’on peut appeler la politique africaine de la France, à l’aune de ce qui s’est récemment passé dans plusieurs pays du Sahel. Nos perspectives m’intéressent plus que le bilan de la politique de la France en Afrique. À l’aune de votre expérience, pensez-vous qu’il y a réellement, côté africain, une envie de travailler et de coopérer avec la France ?

À l’Assemblée nationale, nous avons publiquement exprimé notre envie d’adopter une approche nouvelle. Nous plaçons beaucoup d’espoir dans la diplomatie parlementaire, comme en témoigne le cycle d’auditions que mènent nos deux commissions. Plusieurs déplacements de délégations parlementaires ont été effectués ou auront lieu prochainement.

Pensez-vous que la nouvelle approche présentée par le président de la République nous donne toutes les chances de développer et de renforcer nos partenariats dans divers domaines ? Si oui, lesquels ? Quelles priorités, notamment géographiques, devrions-nous adopter en la matière ? Faut-il au contraire considérer que les crispations, voire le rejet, induits par les événements récents exigent de remettre à plus tard l’établissement de relations partenariales apaisées et équilibrées ?

M. Hubert Védrine. Je n’ai aucun doute sur le fait que la plupart des Africains veulent maintenir des relations étroites avec la France, voire les développer. Les contacts que j’ai gardés au cours des dernières années le confirment. Ils ne veulent pas d’une France arrogante, ni d’une France – l’actuelle – qui rase les murs, ce qui les met mal à l’aise, tant notre repentance ne les intéresse pas. Ils veulent une France moderne, pragmatique, présente, capable de réagir, disponible.

Ce n’est pas à nous de dresser ex ante la liste de nos partenaires. Elle découlera des contacts du président de la République, de ses ministres et des parlementaires. Ce qui importe, c’est d’être en phase avec l’Afrique d’aujourd’hui. Au demeurant, les Africains font aussi partie du monde global et les désaccords au sein de l’UA sont légion. Selon les domaines – agricole, économique en général, technologique –, nous bâtirons des partenariats à géométrie variable. Il ne faut pas s’enfermer dans des schémas préconçus.

En matière de perspectives, l’Afrique ne sera sans doute jamais unifiée. Je doute qu’un pouvoir africain global émerge un jour et peser en tant que tel dans les affaires du monde. Prétendre que l’Afrique sera demain le centre du monde au motif que sa population atteindra 2 milliards d’individus au milieu de ce siècle est simpliste.

Le seul problème un peu compliqué à gérer qui en résultera - mais nous y arriverons -, sera l’immigration. L’Europe finira par prendre le sujet au sérieux, constatant qu’il lui faut des gens, mais pas n’importe qui, et que le regroupement familial ainsi que le droit d’asile ont été détournés de leur vocation première. Un jour ou l'autre, nous nous lancerons alors dans une négociation sérieuse avec les pays de départ et de transit, sur la base de quotas par métier. Les Scandinaves ont la meilleure politique possible.

Au début, nous nous disputerons. Les Africains crieront à l’Europe forteresse alors que c'est l'inverse. Après trois ou quatre ans, nous aurons établi une relation saine et structurante entre une Europe aux accords de Schengen redynamisés et les pays africains partenaires. Je suis certain du point d’arrivée mais y arriver peut prendre dix ans. Entre-temps, il est inévitable que des tensions surgissent. Tel a, par exemple, été le cas lorsque le président Macron a réagi à l’attitude des pays du Maghreb consistant à ne pas reprendre des gens condamnés par OQTF. Il a serré la vis sur les visas, à raison, ce qui a provoqué des crises bilatérales aiguës dont nous sortons à peine. La même chose se produira avec les pays d’Afrique subsaharienne. Au demeurant, les trois-quarts des Africains qui émigrent pour vivre mieux vont plutôt au Nigeria, et si possible en Afrique du Sud, qui se dit elle-même envahie par les flux migratoires incontrôlés.

M. Nicolas Dupont-Aignan (NI). Monsieur le ministre, j’aimerais vous poser trois questions, inspirées de témoignages d’interlocuteurs variés, d’Amérique latine, d’Afrique et du Moyen-Orient. Différents par leurs origines et leurs couleurs politiques, tous avouent en privé la déception extrême que leur inspire la France, qu’ils disent ne plus reconnaître.

D’abord, ils regrettent l’absence d’interlocuteur fiable à Paris. Hormis le président de la République et une vague cellule diplomatique à l’Élysée, il n’y a rien ! J’aimerais entendre votre analyse sur l’organisation de notre politique étrangère. D’où vient ce sentiment de ne plus être écoutés, reçus, traités ?

Ensuite, la cohérence générale de notre politique étrangère leur échappe. Tous disent qu’elle oscille entre realpolitik, au Tchad par exemple, et leçons de morale, au Niger dernièrement. La cohérence entre le discours du Quai d’Orsay et celui de l’Agence française de développement (AFD) leur échappe aussi. Obtenir un soutien sur un problème concret leur est impossible. Ils se tournent donc vers les Chinois, ce qui leur permet d’obtenir une solution en deux ans de moins qu’avec l’AFD ou l’UE.

Enfin, ne pensez-vous pas qu’il existe un lien très fort entre notre perte d’influence et notre alignement systématique sur les États-Unis, qui a commencé avec notre retour dans l’organisation militaire intégrée de l’OTAN ? En Ukraine comme au Proche-Orient, quelle déception ! Que la France s’efface d’un monde multipolaire dont le général de Gaulle avait anticipé l’avènement n’est pas le moindre des paradoxes. L’alignement sans faille de la France sur les États-Unis n’est pas sans conséquence, me semble-t-il, sur le regard des peuples du Sud dit global sur notre pays, qui aimeraient entendre une voix forte de la France sur les grands problèmes du monde et ont l’impression qu’elle s’est évanouie, ce qui ne laisse pas de les décevoir.

M. Hubert Védrine. Il faut revigorer le Quai d’Orsay – ses métiers, ses moyens, sa disponibilité – pour sortir de la séquence un peu incertaine que nous avons connue Il faudra reprofessionnaliser le métier de diplomate.

S’agissant de la cohérence de notre politique étrangère, elle ne sera jamais complète. En matière de relations internationales, il y a dix poids, dix mesures ! Il faut chercher à être cohérent sans avoir la naïveté de croire qu’il est possible de l’être complètement. Ce qui est sûr, c’est qu’il vaut mieux éviter de donner des leçons à tout propos. La France pouvait pérorer lorsqu’elle était gouvernée par Louis XIV ou Napoléon Ier, plus maintenant.

Ne renonçons à rien de ce que nous sommes et de ce que nous voulons mais cessons de faire la leçon à tout le monde. Si les Africains préfèrent faire des affaires avec la Chine plutôt qu’avec la France et l’Europe en général, quitte à s’en mordre les doigts dix ans après, lorsqu’ils sont lourdement endettés, c’est parce que la Chine ne leur impose aucun critère démocratique ou autre. À défaut d’être plus cohérents, efforçons-nous d’être moins incohérents.

Quant à la perte relative d’influence, elle caractérise non la seule France mais tous les pays occidentaux, États-Unis inclus. Certes, il est possible que la France pâtisse d’une forme de banalisation au sein de l’Occident depuis la fin de la présidence Chirac. Peut-être faut-il réinventer un gaullo-mitterrandisme modernisé ?

M. le président Jean-Louis Bourlanges. Pour résumer vos propos, monsieur le ministre, il y a clairement des Afriques et non une Afrique et nous ne sommes pas les sauveurs du genre humain, si dur que cela soit à admettre pour nous.

Au cours des dernières années, nous nous sommes concentrés sur l’Afrique de l’Ouest. Or ce qui saute aux yeux, c’est l’immensité et la tragédie absolue des problèmes de l’Afrique de l’Est, qu’il s’agisse de la région des Grands Lacs, à l’Est de la RDC, du Soudan ou de la région du Tigré, en Éthiopie. Tout cela compose un paysage absolument terrifiant.

Comment pouvons-nous – Français, Européens, Occidentaux –, à partir de ce que nous ne sommes plus et de ce que nous sommes encore, contribuer à un apaisement, voire à une solution dans cette Afrique en convulsion totale ?

M. Hubert Védrine. Cher président Bourlanges, n’abandonnons pas l’approche plus saine et plus réaliste de nos relations et de nos responsabilités en Afrique de l’Ouest pour une responsabilité fabriquée vis-à-vis de l’Afrique de l’Est, où nous n’avons aucun relais et où – moins encore qu’ailleurs – nous ne sommes pas les sauveurs du genre humain ! Notre pays est membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU et dispose d’une armée remarquable. Nous ne pouvons que nous montrer disponibles.

Il faut parler aux organisations régionales africaines et partir de la demande des Africains. Nous ne pouvons pas partir de notre sentiment ni de l’état de notre opinion publique, si horrifiée soit-elle. Il faut mettre un terme aux politiques dont l’objet premier est de calmer les souffrances des téléspectateurs français. Nous sommes obligés de nous inscrire dans le monde tel qu’il est. Que pouvons-nous faire en Éthiopie ou en Somalie ? Pas grand-chose. Je le dis à regret. Le système onusien joue un rôle à la marge. Soyons disponibles et abstenons-nous de pérorer.

Il ne faut pas s’en tenir à l’Afrique de l’Ouest, moins encore aux trois ou quatre gouvernements incapables qui nous utilisent non parce que nous aurions une attitude postcoloniale mais parce qu’ils ont besoin d’un bouc émissaire. L’Afrique compte plus de cinquante pays. Déjà, à l’époque de Mitterrand, nous invitions aux sommets France-Afrique des pays situés hors de notre zone d’influence, tels que l’Angola.

Il y a longtemps que nous avons élargi notre focale. Les initiatives du président Macron ont renforcé cette approche. J’ignore si tous ceux qui cherchent à obtenir des contacts à Paris en trouvent mais ce qui est sûr, c’est que les dirigeants français ont compris depuis longtemps que l’Afrique ne se réduit pas à sa partie francophone.

M. le président Thomas Gassilloud. Nous en venons à présent aux interventions, à titre individuel, des autres orateurs.

Mme Éléonore Caroit (RE). Dès 2017, le président de la République a fait de la redéfinition de notre relation avec l’Afrique une priorité, dont les grandes lignes ont été présentées lors du discours de Ouagadougou : engagement citoyen et démocratie ; enseignement supérieur et recherche ; entrepreneuriat et innovation ; culture ; sport et développement. Nous saluons la volonté d’associer plus étroitement les secteurs privés et les sociétés civiles au renouveau du partenariat entre la France et les pays du continent africain. Plusieurs programmes de l’AFD, tels que les initiatives Digital Africa et Choose Africa, soutiennent les jeunes entrepreneurs africains et les start-up.

Monsieur le ministre, vous avez publié en 2013 un rapport – qui fait référence – intitulé « Un partenariat pour l’avenir : 15 propositions pour une nouvelle dynamique économique entre l’Afrique et la France ». Considérez-vous que la nouvelle dynamique insufflée par le président de la République depuis le début de son mandat tient compte de vos propositions ?

Mme Stéphanie Galzy (RN). La France a toujours eu des liens forts avec le continent africain, en raison de notre histoire commune. Léopold Sédar Senghor a écrit : « La colonisation a charrié de l’or et de la boue. Pourquoi retenir la boue et pas les pépites ? ».

Nous perdons notre attache privilégiée avec l’Afrique, notamment avec ses futures élites, qui désertent nos formations universitaires au profit des formations anglo-saxonnes, faute d’une politique de la francophonie volontariste. L’image de notre pays parmi les dirigeants et les populations s’est dégradée en raison de l’illisibilité de notre politique. Le rapport d’information rendu par nos collègues Fuchs et Tabarot, le mois dernier, est sans concession sur les manquements de notre diplomatie.

Monsieur le ministre, pouvez-vous nous rassurer sur les possibilités qui s’offrent à nous pour rétablir la confiance entre l’Afrique et la France ? Notre perte d’influence politique entraînera une perte de confiance économique, dont les entreprises françaises pâtiront.

Mme Ersilia Soudais (LFI-NUPES). Novembre 2022 : les troupes françaises de l’opération Barkhane au Sahel se retirent et une question subsiste : comment en sommes-nous arrivés là ? Monsieur le ministre, dans un contexte où notre perte d’expertise sur le terrain fait couler beaucoup d’encre, que pensez-vous de la réforme du corps diplomatique ?

Dans leur rapport d’information à ce sujet, nos collègues Le Gall et Ledoux écrivent : « Le ministère de l’Europe et des affaires étrangères (MEAE) a subi dans le même temps une concurrence accrue – de l’Élysée, d’autres ministères, d’opérateurs ou d’acteurs nonétatiques – qui tend à réduire son poids dans la conduite de l’action extérieure. […] Dans les régions où l’armée française est engagée sur des théâtres d’opérations extérieures, les prérogatives du Quai d’Orsay tendent à se réduire par rapport à celles du ministère des armées. Enfin, le poids du président de la République et de la cellule diplomatique de l’Élysée tend également à marginaliser le Quai d’Orsay. ». Partagez-vous cette analyse ? Ne pensez-vous pas que l’expertise et les compétences spécifiques des diplomates ne sont pas employées à leur juste valeur, notamment pour agir dans des régions du monde exposées à la lutte contre les groupes djihadistes ?

M. Jean-Pierre Cubertafon (Dem). Il y a quelques semaines, nos collègues Bruno Fuchs et Michèle Tabarot ont présenté, devant la commission des affaires étrangères, un projet de rapport d’information sur la relation entre la France et l’Afrique. En 175 pages, ils détaillent un changement de paradigme : la présence française en Afrique est plus contestée de nos jours qu’elle ne l’a été au cours des cinquante dernières années. Par ailleurs, le continent africain est traversé par des mutations profondes. D’après nos collègues, il est urgent de repenser la stratégie française pour l’Afrique et de mettre un terme au déclin, ainsi qu’à la contestation que la France y subit, notamment en Afrique de l’Ouest. Ils insistent notamment sur la communication et sur son rôle essentiel dans notre relation avec ce continent.

Monsieur le ministre, s’agissant du prisme informationnel, je souhaite vous poser trois questions. Considérez-vous que la stratégie française en matière de communication est insuffisante ? Quels outils pourraient être utiles à la politique africaine française à l’heure de la guerre informationnelle ? Pensez-vous que la montée du sentiment anti-français en Afrique est inexorable ?

Mme Lysiane Métayer (RE). Monsieur le ministre, je vous remercie de votre analyse de la politique africaine de la France et surtout de vos observations préliminaires mettant en lumière la méconnaissance du processus de décolonisation et les problèmes qui en découlent. Cette lacune suscite de l’incompréhension et des raccourcis. Née en Afrique, j’y ai vécu. Le poids de la colonisation en France est étranger à mes amis et partenaires africains, qu’ils soient ivoiriens, sénégalais, nigérians ou congolais.

Au cours des deux dernières décennies, nos exportations en Afrique ont connu une croissance remarquable, qui en a doublé la valeur, et notre présence militaire s’est significativement renforcée, à la demande de plusieurs États africains. Ces évolutions, que ne doivent pas occulter les récents putschs et le retrait consécutif de nos forces armées, donnent la mesure de l’importance des relations franco-africaines, à l’heure où les projections démographiques prévoient un doublement de la population du continent d’ici 2050 et une aggravation du dérèglement climatique.

Dans ce contexte, quelle est votre vision de l’avenir des relations entre la France et les pays africains ? Comment envisagez-vous notre relation avec la jeunesse africaine, dont le rôle croissant dans le paysage socio-économique est indéniable ?

M. Vincent Bru (Dem). La méconnaissance de l’Afrique n’est pas seulement le propre de l’opinion publique française, notamment des médias. Nos collègues Fuchs et Tabarot, dans leur rapport d’information, l’ont identifiée au sein même du Quai d’Orsay, sans doute en raison, au moins en partie, de la disparition d’un ministère de la coopération de plein exercice en 1998. Comment améliorer la connaissance qu’ont nos diplomates de l’Afrique et rétablir, au sein du Quai d’Orsay, une culture du continent africain ?

Mme Mélanie Thomin (SOC). Monsieur le ministre, j’aimerais vous interroger sur la question épineuse de la reprise des liens avec les pays d’Afrique où des coups d’État ont récemment eu lieu.

Le mois dernier, Air France a rétabli la liaison entre l’aéroport de Paris-Charles de Gaulle et l’aéroport Modibo-Keïta de Bamako, en dépit du maintien du classement du Mali en zone rouge par le ministère de l’Europe et des affaires étrangères. La reprise des liaisons aériennes avec le Burkina Faso est envisagée, alors même que ce pays fait l’objet du même niveau d’alerte de nos services diplomatiques. Ces décisions contrastent fortement avec la force des sanctions prononcées cet été par la France à l’encontre des gouvernements putschistes du Mali, du Burkina Faso et du Niger.

Quels liens, notamment économiques, la France peut-elle et doit-elle inventer dans la configuration nouvelle du Sahel ? Sur quel support devons-nous nous appuyer pour démontrer notre bonne foi à agir en partenaires égaux et non pas en Occidentaux prosélytes ?

M. Mounir Belhamiti (RE). Monsieur le ministre, vous avez dit que les sociétés africaines rêvent de vivre à l’occidentale. Cela ne me semble pas tout à fait exact. La perte d’influence des sociétés occidentales en Afrique découle aussi du rejet de certains aspects du mode de vie occidental, notamment de ses évolutions sociétales, dont je précise d’emblée que j’y suis favorable. Ce diagnostic me semble confirmé par le fait que les Russes et les Chinois, qui promeuvent des modèles traditionalistes et autoritaires, gagnent du terrain.

Je souhaite que nos diplomates traitent le mal avec le remède approprié. Considérer que notre mode de vie est envié des sociétés africaines me semble relever d’une lecture surannée. Cela n’est plus vrai. Il faut en prendre acte avec réalisme.

M. Hubert Védrine. Je souhaite réagir à la dernière intervention pour clarifier, au besoin, le propos que j’ai tenu. En disant cela, je ne parlais pas spécifiquement des Africains, mais des classes moyennes des pays du Sud global, qui veulent vivre à l’occidentale. Si leur adhésion à nos valeurs démocratiques est variable, leur envie de vivre comme nous est certaine.

Il faut distinguer le social et le sociétal. Quelle que soit leur conception de la famille et du couple, tous veulent vivre mieux, envoyer leurs enfants à l’école, bénéficier d’une justice qui fonctionne honnêtement, posséder une voiture et acheter une maison. Cette observation permet de mettre à sa juste place la rhétorique politique du rejet de l’Occident.

M. Olivier Faure (SOC). Monsieur le ministre, j’apprécie à sa juste valeur, comme chacun ici, votre regard réaliste sur les affaires du monde. J’aimerais profiter de votre présence parmi nous et de votre influence pour rappeler une vérité simple : la France s’honore lorsqu’elle tient sa parole. Certains Afghans, qui ont été auxiliaires de l’armée française lorsqu’elle combattait en Afghanistan, risquent d’être renvoyés chez eux. Ils nous ont aidés lorsque nous luttions contre les talibans et pourtant ils n’obtiennent pas le visa qui les protégerait. Si la France veut conserver une influence dans le monde, elle doit honorer sa parole.

Mme Marine Hamelet (RN). Rentrée hier du Cameroun, je constate moi aussi que la connaissance de l’Afrique, en France, fait défaut. Non seulement personne en France ne connaît l’Afrique, mais nous avons le défaut de ne pas écouter nos ambassadeurs. L’exemple du Cameroun est éloquent. Son classement en zone orange est blessant pour les Camerounais, qui en déduisent que nous considérons leur pays comme dangereux.

Depuis plusieurs années, notre ambassade en fait état auprès du ministère de l’Europe et des affaires étrangères, afin que ce classement soit modifié et les déplacements vers et depuis le Cameroun facilités. Le classement de leur pays dans la liste des pays dangereux semble d’autant plus injustifié aux Camerounais que l’image du nôtre offerte par France 24, qui rapporte les attentats qui s’y produisent, leur donne le sentiment d’un deux poids, deux mesures.

Sur place, nous avons rencontré de nombreux élus régionaux et locaux. Tous sont de grande qualité et connaissent très bien leurs dossiers. Ils savent exactement ce dont ils ont besoin. Vous avez raison de dire que nous devons être à leur écoute.

S’agissant du sentiment anti-français, il est malheureusement bien réel, sinon parmi les élites, du moins au sein des populations. Nos compatriotes qui vivent en Afrique en font de plus en plus les frais. Il est urgent d’agir.

M. Hubert Védrine. Je persiste à penser que le sentiment anti-français s’inscrit dans un sentiment anti-occidental plus général, qu’il est artificiellement attisé et organisé, qu’il ne durera pas et qu’il existe mille façons de lui faire pièce.

Monsieur Faure, je suis d’accord avec vous. Le détournement du droit d’asile, sur lequel je suis très bien renseigné, est devenu un business dans toute l’Afrique. Les fausses filières, les fausses expertises et les faux témoignages rapportent désormais plus d’argent que le trafic de drogue. Mais les Afghans que vous évoquez relèvent au contraire typiquement de la protection au titre de l’asile. Je ne comprends même pas qu’une hésitation subsiste.

Le droit d’asile n’a pas été conçu, dans les conventions internationales, pour faciliter l’immigration économique illégale mais pour protéger des gens en danger en raison de leur race, de leur orientation sexuelle, de leur religion, de leurs opinions politiques ou d’une situation de guerre. Je m’associe à toute démarche de nature à aider nos anciens auxiliaires afghans.

M. Olivier Faure (SOC). Ils sont actuellement à Téhéran. Les renvoyer en Afghanistan, c’est les envoyer à la mort. Je tenais, indépendamment du débat sur le détournement du droit d’asile, à appeler l’attention sur leur sort dans l’espoir que le ministère de l’intérieur leur octroie les visas dont ils ont besoin.

M. Hubert Védrine. Je m’associe à toute démarche utile à cet effet. Il va de soi que nous ne pouvons pas envoyer à la mort des gens qui ont eu le courage de se mettre de notre côté, que nous ayons eu raison ou non d’aller en Afghanistan.

Pour en revenir à l’Afrique, il faut faire une analyse réaliste et équilibrée de la situation, et non défaitiste ou désespérée, moins encore masochiste, ce qui ne sert à rien. L’Afrique est travaillée par des forces variées. Certaines rejettent l’Occident dans sa globalité ; ce dernier n’en conserve pas moins une force d’attraction. Penser que nos sociétés sont dégénérées n’empêche pas de vouloir vivre comme nous. Selon les domaines et les zones géographiques – le Cameroun a toujours été très remonté contre la France pour des raisons historiques –, les appréciations varient.

En tout état de cause, je réfute l’idée selon laquelle nous assistons à un déferlement du sentiment anti-français, d’autant que ceux qui le gèrent n’ont rien à proposer et qu’eux-mêmes seront ensuite rejetés par ceux qu’ils ont excités contre le bouc émissaire du moment qu’est la France. Les Russes n’ont pas de solution à offrir. Les Chinois offrent des solutions ponctuelles, certes dépourvues de conditions démocratiques, mais qui placent les pays qui les choisissent dans une spirale d’endettement.

La situation est ouverte et, à mon avis, assez mobile. Il faut que la France retrouve confiance en elle et adopte – tous les groupes politiques en conviennent – une approche moins pérorante, moins dominante, moins paternaliste, une approche disponible et pragmatique dans ses partenariats. En réalité, cette approche est pratiquée depuis longtemps. Si le Cameroun ou l’Algérie sont des cas compliqués, pour de nombreux pays d’Afrique, la question ne se pose même pas car ils se débrouillent plutôt bien. Leurs diasporas en France n’ont pas besoin d’activer un sentiment anti-français. Plusieurs candidats à la présidence de la République du Sénégal m’ont dit être très gênés par les réseaux de critique systématique des Sénégalais de Paris.

Quoi qu’il en soit, parmi la quinzaine de puissances qui ont une politique en Afrique, notamment la Russie, la Chine, le Brésil, l’Inde, les Émirats arabes unis, le Qatar, Israël et le Japon, la France a de nombreux atouts. Notre histoire commune a parfois été cruelle mais elle a aussi été passionnelle. Il faut réinvestir cette relation, humainement d’abord, financièrement ensuite – les chefs d’entreprise n’ont pas besoin des responsables politiques pour savoir ce qui est rentable.

Au sein du système global, nous sommes en compétition avec l’influence américaine. Il nous arrive d’en faire un peu trop pour nous distinguer. Les Français doivent retrouver un peu de confiance raisonnable en eux-mêmes, sans basculer à nouveau dans la prétention. Tout cela est certes de bon sens mais peu conforme à « l’ADN français ». Je n’en demeure pas moins optimiste, surtout après avoir échangé avec vous.

Quant au professionnalisme diplomatique, quel que soit le nom de l’institution, de la formation et de l’école, il faut le reconstituer. Ouvrir le corps diplomatique est une bonne chose ; au demeurant, il y a longtemps que l’on nomme à des postes d’ambassadeurs des gens qui n’en sont pas issus.

Le métier de négociateur, en revanche, ne s’improvise pas. J’ai préfacé un livre à ce sujet, qui paraîtra en janvier. Nous vivons dans un monde rythmé par les négociations complexes, par exemple sur l’intelligence artificielle, les vaccins ou l’avenir du nucléaire. Y réussir dépend moins d’une connaissance spéciale que de la maîtrise du métier de négociateur, qui consiste notamment à savoir ce que l’on veut, à identifier les compromis que l’on peut accepter et à comprendre ce que veut la partie adverse. Propulser brusquement dans ce métier des gens dont la carrière dans la fonction publique n’a jamais rien eu à voir avec tout cela n’est pas une bonne idée.

Il faut respecter ce métier, et d’abord le reconstituer. À l’INSP, il y a des gens qui ne disent pas le contraire et considèrent que les directions des ressources humaines des ministères pourront gérer des carrières à trois ou quatre postes d’avance. Mais d’autres refusent catégoriquement que des gens prétendent faire carrière dans le même métier. Si ces derniers l’emportent, nous subirons une perte de capacités en matière de négociation, qu’il faudra compenser ultérieurement. Cette question a été soulevée par plusieurs groupes politiques ; elle me semble importante.

Dans l’Afrique de demain, nous devrons nous montrer très disponibles, sans assommer nos partenaires de scénarios, de politiques, d’annonces et de stratégies. Ils nous demanderont d’être disponibles. Pour quoi faire ? Nous verrons, selon les cas. Nous avons de nombreux atouts.

Les Africains ne veulent pas d’un tête-à-tête avec la Chine. Aucun dirigeant africain, sauf quelques putschistes tenus par les Russes dans un moment de crise aiguë, ne veut se passer de la France. Quel que soit le degré d’excitation, plus ou moins fabriqué, des populations contre la France, nous avons énormément de cartes à jouer, pour peu que nous nous fassions un peu violence et que nous acceptions de nous écarter de notre approche traditionnelle, si difficile à corriger soit-elle. C’est une forme d’optimisme que je développe devant vous.

M. le président Thomas Gassilloud. Monsieur le ministre, au nom de la commission de la défense nationale et des forces armées, je vous remercie de cette audition passionnante et positive.

M. le président Jean-Louis Bourlanges. Monsieur le ministre, vous avez dit que nos échanges ont fortifié votre optimisme. J’espère que votre audition aura pour effet de fortifier notre réalisme. Si tel est le cas, nous n’avons pas perdu notre matinée.


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10.   Audition commune, ouverte à la presse, de M. Maxime Audinet, chercheur à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM), de M. Paul Charon, directeur du domaine « Renseignement, anticipation et stratégie d’influence » de l’IRSEM et de M. Jonathan Guiffard, senior fellow à l’Institut Montaigne, sur les stratégies de nos compétiteurs (Russie, Chine, Turquie) en Afrique. (mercredi 20 décembre 2023)

 

M. le président Thomas Gassilloud. Mes chers collègues, l’audition de ce jour porte sur les stratégies de nos compétiteurs en Afrique, essentiellement la Russie, la Chine ou encore la Turquie, qui cherchent à y étendre leur influence. Ces stratégies sont multiples, notamment sur le plan diplomatique, mais également sécuritaire, comme le démontre le rôle joué par le groupe de mercenaires russes Wagner, la présence chinoise à Djibouti ou l’activisme turc en Libye, par exemple à travers l’exportation d’armes, notamment les drones.

Au-delà, ces stratégies sont également économiques et alimentaires. Ici, nous pouvons penser à la prédation chinoise sur les ressources naturelles en contrepartie de prêts à faible conditionnalité ou encore à l’instrumentalisation russe des enjeux d’exportation des céréales ukrainiennes vers l’Afrique. Une étude récente relevait que l’or extrait par Wagner en Afrique pourrait avoir rapporté au Kremlin jusqu’à 2,5 milliards de dollars, depuis le début de la guerre en Ukraine, ce qui est malheureusement la preuve du bon fonctionnement du néocolonialisme russe. Enfin, les stratégies mises en œuvre par ces compétiteurs sont informationnelles. Elles visent à modeler les opinions, en Afrique comme en Europe, par l’instrumentalisation des réseaux sociaux et des médias, pour imposer leur vision du monde, trop souvent au détriment de la vérité et de nos intérêts.

Pour nous aider à mieux comprendre la réalité de ces influences, les stratégies mises en place, ainsi que les États africains les plus concernés, nous avons le plaisir d’accueillir aujourd’hui trois chercheurs que je remercie pour leur présence et leur disponibilité. Monsieur Maxime Audinet, vous êtes chercheur à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM), dans les domaines de stratégie d’influence et des études russes post-soviétiques. Vous pourrez nous parler du rôle de la Russie, notamment en Afrique.

Monsieur Paul Charon, vous êtes directeur du domaine « Renseignement, anticipation et stratégie d’influence » de l’IRSEM et spécialiste de la Chine. Nous comptons sur vous pour nous expliquer les opérations d’influence chinoises en Afrique, mais aussi au niveau mondial.

Monsieur Jonathan Guiffard, vous êtes chercheur à l’Institut Montaigne. Vous travaillez notamment sur la Turquie et nous serions heureux de vous entendre sur les ressorts de puissance de la Turquie en Afrique, mais aussi sur les différents relais d’influence sur lesquels ce pays s’appuie pour relayer sa politique.

Maxime Audinet, chercheur à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM). Mon intervention portera sur la présence de la Russie en Afrique, notamment en Afrique subsaharienne, sur laquelle je travaille depuis à peu près deux ans à partir d’une approche essentiellement empirique. Le réengagement de la Russie en Afrique qui date de la fin des années 2000 a très longtemps été dominé par la coopération de défense et la vente d’armements, qui demeure un marché essentiel pour la Russie. Cependant, un nouveau positionnement a vu le jour depuis le sommet Russie-Afrique de Sotchi en octobre 2019, depuis lequel la Russie cherche à s’affirmer comme un prestataire de sécurité et un protecteur des souverainetés africaines, ainsi qu’un partenaire économique qui serait « fiable » et non conditionnel. Il convient de relever cependant que les volumes d’échanges commerciaux entre la Russie et l’Afrique n’ont pas considérablement augmenté ces dernières années.

Dans ce cadre, un élément essentiel porte naturellement sur le déploiement progressif du groupe Wagner depuis 2018 dans un certain nombre de pays de la région, qui s’est accompagné parallèlement d’une conflictualité informationnelle considérablement accrue. Toujours dans le même ordre d’idées, depuis la mort au mois d’août 2023 d’Evgueni Prigojine, le fondateur du groupe Wagner, nous observons une restructuration de ce que j’avais appelé dans mes travaux la « bicéphalie » de la présence russe en Afrique. Cette bicéphalie se caractérise en effet par une face étatique et une face non étatique, qui était justement incarnée par Wagner, mais aussi très fortement soutenue par l’État russe. Si nous ne sommes pas revenus à une direction monocéphale, le cas du Burkina Faso témoigne des tentatives par le ministère de la défense et les services – notamment le GRU (le renseignement militaire), mais aussi le SVR (le renseignement extérieur) – de reprendre le contrôle sur cet héritage de Wagner en Afrique subsaharienne.

Un autre élément doit être mentionné, puisqu’il concerne directement la critique de la présence française et porte sur l’actualisation et l’affirmation d’un véritable récit stratégique russe, celui de la lutte contre le néocolonialisme. En réalité, la Russie actualise le récit qui avait été déployé par l’Union soviétique en Afrique subsaharienne dans les années 1950 et 1960. Ce récit est à la fois très simple, mais il résonne énormément auprès des sociétés africaines. Simultanément, il connaît une véritable explosion quantitative dans le discours politique russe. Par exemple, depuis l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, Vladimir Poutine a employé deux fois plus le champ lexical du colonialisme dans ses discours qu’il ne l’avait fait entre 2000 et 2022.

De la même manière, au sein du parlement russe, notamment de la Douma, sont menés de multiples débats sur cette question de l’anticolonialisme. De fait, nous constatons véritablement une restructuration dans le discours politique russe de la critique antioccidentale et notamment de la critique de la présence française en Afrique, à partir de ce récit anticolonial, qui est déjà bien présente, mais qui continuera d’être mobilisé dans le discours russe. En effet, il permet à la Russie de légitimer sa position vis-à-vis de ce que l’on appelle parfois improprement le Sud global, c’est-à-dire un certain nombre d’États qui se rejoignent sur ce récit d’un interventionnisme occidental délétère. L’Inde est aussi un pays privilégié par la Russie pour diffuser ce récit.

Ce récit est d’autant plus efficace qu’il n’est pas à l’origine pensé et diffusé par la présence russe. En effet, ce récit préexiste : il est déjà très présent au sein des sociétés africaines et mobilisé par des acteurs politiques et des activistes. La Russie s’efforce de l’amplifier, de la même manière qu’elle a pu le faire auparavant et qu’elle cherche d’ailleurs toujours à le faire vis-à-vis de certains mouvements populistes, notamment d’extrême droite en Europe.

Par ailleurs, l’Afrique, notamment subsaharienne, constitue un espace très pertinent pour étudier l’éventail des pratiques d’influence et de lutte informationnelle de la Russie. En effet, l’ensemble des dispositifs qui mobilisent ces pratiques (la diplomatie publique, la désinformation, les manipulations de l’information) est déployé dans la région, et notamment dans des pays comme le Mali, la République centrafricaine ou le Burkina Faso. Dans ce cadre, trois types d’acteurs peuvent être distingués.

Il s’agit tout d’abord des acteurs étatiques russes, qui deviennent aujourd’hui de plus en plus dominants, notamment des instruments médiatiques transnationaux comme RT et Sputnik, qui ont été suspendus au sein de l’Union européenne à la suite de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine. Cependant, contrairement à une idée reçue, ils n’ont pas disparu. Par exemple, RT France s’appelle aujourd’hui « RT en français », même si elle a été relocalisée à Moscou. Surtout, ces médias cherchent de nouveaux marchés pour compenser cette éviction des pays occidentaux et l’Afrique subsaharienne en fait clairement partie. Ainsi, la part des audiences africaines de ces médias s’accroît très nettement. En outre, 30 % des contenus produits et diffusés par la chaîne anglophone de RT concernent aujourd’hui l’Afrique.

Il faut également mentionner les acteurs de la diplomatie numérique, c’est-à-dire la manière dont les ambassades de Russie, le ministère des affaires étrangères et le ministère de la défense communiquent en ligne pour atteindre des audiences étrangères. La communication numérique des ambassades de Russie en Afrique a vraiment évolué depuis l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, avec des contenus beaucoup plus agressifs et plus importants sur les plans qualitatifs et quantitatifs. Enfin, il faut souligner les opérations informationnelles des unités du ministère de la défense russe et surtout des services de renseignements, notamment le GRU, qui essaye peu à peu de reprendre la main sur la partie des activités informationnelles de Wagner.

Le deuxième type d’acteurs sont des acteurs non-officiels ou semi étatiques, que mes collègues Kevin Limonier et Marlène Laruelle ont appelé les « entrepreneurs d’influence » et que je nomme des acteurs « adhocratiques », c’est-à-dire mobilisés de manière ad hoc par l’État russe pour justement intervenir là où l’État ne souhaite pas s’impliquer directement, et agir de manière beaucoup plus souple et beaucoup plus flexible que des acteurs bureaucratiques. L’idéal type était ici le groupe Wagner, dans un modèle tridimensionnel alliant la prestation de sécurité à travers un entrepreneuriat de violence ; l’activité économique à travers la prédation et l’exploitation de matières premières et une partie informationnelle, qui était bien incarnée autour du projet d’usines à trolls mis en place par Evgueni Prigojine d’abord centralisé à Saint-Pétersbourg, puis décentralisé, y compris dans un certain nombre de pays africains.

L’un des événements les plus marquants de ces agissements fut l’affaire du charnier de Gossi, qui a été « débunké » et attribué à Wagner par le ministère des armées français. Il existe aujourd’hui une espèce de reliquat de cet écosystème d’influence informationnelle mis en place par Wagner en Afrique, puisque des actifs informationnels comme des faux comptes sur X ou Telegram continuent d’être actifs et de propager des contenus, y compris des informations hostiles à la présence française. Lors de la prise de Kidal, Wagner a par exemple essayé de se servir de cet événement pour relégitimer son rôle dans la région après la mort d’Evgueni Prigojine.

Simultanément, nous assistons également à une tentative de recyclage d’un certain nombre d’anciens membres de Wagner par les structures étatiques du ministère de la défense ou du GRU, notamment dans le cadre de cette nouvelle organisation qui s’appelle l’Africa Corps. Cette dernière a été mise en place à l’initiative du ministère de la défense russe et notamment de son vice-ministre Yunus-Bek Ievkourov, une figure très importante de cette deuxième phase de l’expansion de la présence russe en Afrique subsaharienne

Enfin, il faut bien se rappeler qu’une stratégie d’influence n’est efficace que lorsqu’elle s’appuie aussi sur un écosystème beaucoup plus large que les acteurs nationaux qui en sont à l’origine, ce que Yochai Benkler appelle dans ses travaux la propagande en réseau. Les Russes ont cherché à pénétrer des espaces informationnels et médiatiques locaux et à tisser des liens avec des acteurs locaux de chacun de ces pays qui vont agir pour des raisons lucratives, militantes, idéologiques – parfois les trois simultanément – au service de la présence russe, mais qui ont aussi parfois leur propre agenda. En effet, ces acteurs trouvent aussi un intérêt à coopérer avec des acteurs russes. RT et Sputnik ont par exemple signé vingt-trois accords de coopération avec des médias africains, qui sont soit des médias généralistes, des agences de presse ou des médias alternatifs ou contre hégémoniques. Ces médias participent aussi à la diffusion de leurs contenus dans les pays africains selon une forme d’externalisation de l’influence, en tentant de s’appuyer sur des leaders d’opinion et des activistes locaux pour servir aussi parfois de « blanchisseurs » des récits russes. Je pense notamment à la figure de Kémi Séba, qui a été financé à hauteur de 400 000 dollars par Wagner et qui était à Moscou ces derniers jours. Parmi d’autres entrepreneurs de désinformation figure Harouna Douamba.

Enfin, des médias sont financés par les acteurs russes et notamment par Wagner, comme Radio Lengo Songo en République centrafricaine (RCA). Ils étaient financés par une entreprise de prospection minière liée à Wagner en RCA et aujourd’hui il est difficile de savoir si de nouveaux circuits de financement ont été mis en place. Cependant, nous pouvons voir que malgré la mort de Evgueni Prigojine, Wagner est toujours présent. Son héritage est conservé en réalité par l’État russe, qui comprend bien qu’il ne peut pas remplacer cet écosystème du jour au lendemain et qu’il a intérêt à s’appuyer sur ces actifs pour continuer à pérenniser cette influence.

M. le président Thomas Gassilloud. Je vous remercie. Il est particulièrement étonnant d’observer cette capacité du pouvoir russe à développer un discours anticolonialiste tout en adoptant un comportement de prédation en Afrique et en envahissant son voisin. La question du champ informationnel est donc absolument capitale.

M. Paul Charon, directeur du domaine « Renseignement, anticipation et stratégie d’influence » de l’IRSEM. Ma présentation portera essentiellement sur la stratégie informationnelle de la Chine, qui est maintenant assez bien connue dans ses dimensions mondiales, surtout pour les terrains asiatiques, européens et nord-américains. En revanche, elle l’est beaucoup moins en Afrique. Cette stratégie informationnelle ou stratégie narrative et discursive de la Chine en Afrique s’inscrit dans une stratégie plus globale, qui peut se résumer en trois points. Le premier enjeu consiste à maintenir l’hégémonie du Parti sur le système politique chinois, ce qui passe par la lutte contre les « cinq poisons » : les Taïwanais, les Ouïgours, les Tibétains, les dissidents démocrates et les Falun Gong. Cela passe également par la production d’une image positive de la Chine.

Le deuxième point porte sur la défense de la souveraineté chinoise, et notamment de sa souveraineté territoriale, d’où la lutte très rude menée par la Chine pour éliminer tout soutien diplomatique à Taïwan en Afrique.

Le troisième concerne l’ambition de façonner un environnement favorable à la Chine, c’est-à-dire de peser sur les normes, les institutions, les standards techniques, mais aussi les idées.

Sur le terrain africain plus particulièrement, l’objectif de la Chine consiste d’abord à développer une stratégie informationnelle qui favorise la construction, l’établissement et le renforcement des relations sino-africaines, en montrant notamment tout le bénéfice que ces pays peuvent trouver à établir des relations avec Pékin. Il s’agit ensuite d’affaiblir les États-Unis, et de manière plus large, le modèle démocratique. Ici, l’objectif consiste à produire une image négative de l’adversaire et du modèle démocratique d’une manière générale, en montrant notamment tous les effets néfastes de l’interventionnisme américain et plus largement occidental.

Les enjeux informationnels ont été identifiés depuis longtemps par la Chine. Une année après l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2013, s’est tenue une conférence très importante sur la propagande et le travail idéologique, qui a identifié le champ informationnel comme un champ de bataille et qui a placé les acteurs du champ informationnel chinois au centre de cette stratégie. Les Chinois ont le sentiment d’être encerclés sur le plan informationnel et donc de devoir lutter contre des acteurs qui occupent déjà très largement le terrain, et sont pour le moment plus efficaces que les médias chinois. Dès 2014, Xi Jinping a donc voulu construire des médias de rang international, sur le modèle de CNN et d’Al Jazeera, pour rivaliser avec l’Occident et imposer les récits chinois.

Quatre grands médias mènent cette lutte informationnelle : l’agence de presse Xinhua, Radio Chine internationale, la chaîne de télévision internationale CGTN (China Global Television Network) et le China Daily. Ils produisent deux types de publications : d’une part, des publications publiques – des articles, des émissions, des reportages – et d’autre part ; des publications à destination du Parti.

Il est loisible d’identifier les récits et les motifs argumentatifs récurrents dans cette stratégie informationnelle. De manière très intéressante, la Chine éprouve des difficultés à parler des problématiques locales : la stratégie informationnelle de la Chine en Afrique reste très centrée sur la Chine elle-même. Les récits les plus forts qui dominent la stratégie chinoise concernent la construction d’une communauté de destin Chine-Afrique, qui s’inscrit elle-même dans une communauté de destin pour l’humanité, à travers la dénonciation de l’hégémonie américaine, la présentation de la démocratie américaine comme malade et dysfonctionnelle en interne et belliqueuse à l’extérieur, désireuse de propager des révolutions de couleur dans toutes les zones du monde. Ces discours cherchent en outre à promouvoir un monde multipolaire et à réformer la gouvernance mondiale. Enfin, ils tendent à mettre en avant les changements positifs en Afrique, en essayant de les associer le plus souvent possible à des actions de la Chine.

La stratégie informationnelle chinoise peut être découpée en quatre grandes catégories d’actions. Il s’agit d’abord d’une action de propagande, qui repose sur l’accroissement de la présence médiatique de la Chine en Afrique et qui passe par une augmentation des bureaux implantés dans un nombre croissant de pays, des productions dans des langues diversifiées, une diffusion de contenus dans les médias locaux traditionnels et en ligne.

Cette stratégie passe ensuite par la censure, qui prend différentes formes : l’intimidation de journalistes locaux ou occidentaux, des attaques cyber, des campagnes de trolling pour intimider et la prise de contrôle d’un certain nombre d’infrastructures de communication locales.

Le troisième axe concerne les manipulations de l’information, à travers l’amplification de campagnes informationnelles chinoises, la production de faux contenus et d’informations manipulées, l’utilisation de faux comptes sur les réseaux sociaux et la mise en œuvre de campagnes coordonnées. Une tendance plus récente, mais de plus en plus forte cherche à simuler l’authenticité, notamment en recrutant des relais locaux qui s’expriment dans les médias chinois, via des comptes anonymisés ou dont les liens avec les agences chinoises sont effacés. Enfin, cette stratégie informationnelle passe par l’exportation du modèle chinois via la formation des journalistes et un soutien technique aux médias locaux.

À titre d’illustration, je souhaite détailler le cas du Sénégal, qui est le plus intéressant en Afrique francophone, en sachant que la pénétration chinoise la plus prononcée a lieu au Nigéria, au Kenya et en Afrique du Sud. Le champ informationnel comprend des contenus produits ou diffusés par la Chine, qui mettent en avant les réalisations chinoises, comme sa capacité à gérer la pandémie de Covid 19, qui est mise en regard du chaos qu’ont subi les hôpitaux européens ou nord-américains. L’idée sous-jacente consiste à dire qu’un régime autoritaire comme celui de la Chine gère bien mieux ce type de crise qu’une démocratie et à souligner les avantages économiques pour le Sénégal d’une coopération avec la Chine. La Chine y est naturellement présentée comme une amie de l’Afrique.

Les messages sont véhiculés par une présence médiatique locale chinoise importante, à travers Radio Chine internationale, CGTN et Xinhua, qui disposent de correspondants et de bureaux locaux ; mais aussi la présence de la société de diffusion via satellite Star Times. Radio Chine internationale dispose de journalistes chinois et sénégalais, dont les productions sont toujours contrôlées par Pékin. Une part importante de la production informationnelle médiatique est d’ailleurs directement issue de médias chinois et couvre bien entendu et avant tout les activités de la Chine sur le sol africain.

Cette stratégie repose aussi sur des accords d’échange de contenus. Ainsi, Seneweb, l’un des principaux sites d’information au Sénégal, mais aussi de l’ensemble de l’Afrique francophone, a établi un accord d’échanges de contenus avec Xinhua en 2017. Bien que le responsable de Seneweb ait expliqué à plusieurs reprises qu’il était prudent vis-à-vis de l’information venue de Chine, une étude approfondie prouve que cela n’est pas tout à fait le cas : nombre d’informations sont directement issues des médias chinois, sans dimension critique de la part des journalistes de Seneweb. Le même site a également diffusé de nombreux discours ou articles de l’ambassade de Chine au Sénégal mettant l’accent sur la coopération sino-africaine et les réalisations du Forum sur la coopération sino-africaine (Focac). D’autres accords existent également avec le quotidien Le Soleil, mais aussi avec l’agence de presse sénégalaise (APS). En résumé, des articles de médias chinois sont directement repris par les médias sénégalais, sans dimension critique.

La présence chinoise sur les réseaux sociaux au Sénégal est également patente. Les médias chinois disposent de comptes sur Twitter et Facebook, mais ils sont assez peu actifs pour le moment. Par ailleurs, les journalistes sénégalais ont bénéficié de nombreux voyages et programmes de formation en Chine. Pour la seule année 2019, une trentaine de rédacteurs en chef, cadres de médias et journalistes sénégalais ont pu se rendre en Chine. Le programme a ensuite été interrompu en raison de la pandémie de Covid 19, mais il reprend.

De plus, les acteurs chinois sont présents dans le domaine des infrastructures de communication, comme Star Times, mais aussi Huawei. Le Sénégal est aussi très intéressé par le modèle de gouvernance de souveraineté des données chinois et entend s’en inspirer dans le contrôle de l’information. En revanche, la diaspora joue un rôle relativement limité. Nous avons identifié deux comptes WeChat jouant un rôle important en direction de cette population : le compte de Xinhua Africa et le compte Chine-Afrique, qui est issu de l’ambassade de Chine.

M. Jonathan Guiffard, senior fellow à l’Institut Montaigne. Entre la fin de la chute de l’empire ottoman et la fin du XXe siècle, l’Afrique n’était absolument pas un sujet pour les Turcs. Ce n’est qu’en 1998 qu’un premier plan de coopération Turquie-Afrique est apparu, un an après le premier rejet de la candidature européenne de la Turquie. En 2001, l’ancien Premier ministre turc Ahmet Davutoglu a écrit un livre sur la nécessité pour la Turquie de s’affirmer comme une puissance moyenne, à travers notamment une reprise de cette politique dans la profondeur stratégique turque, et notamment ottomane. L’idée parfois galvaudée d’un « néo-ottomanisme » date donc de cette époque.

Cette stratégie est certes assez récente, mais elle a malgré tout vingt-cinq ans d’âge. Cohérente, elle s’inscrit vraiment dans la durée de la prise de pouvoir de l’AKP, le parti de Recep Tayyip Erdoğan, et de cette volonté d’affirmer la puissance turque à l’international. Une accélération est intervenue à partir de juillet 2016, date du coup d’État manqué contre Recep Tayyip Erdoğan par le mouvement güleniste. En effet, ce mouvement, jusque-là allié avec l’AKP avait beaucoup investi l’Afrique, notamment avec des écoles et des programmes humanitaires de la coopération. À partir de ce moment, l’AKP a cherché à « dé-gülleniser » la présence turque en Afrique. De fait, de nombreux partenaires africains ont fermé les écoles gülenistes et ont arrêté de soutenir ou de recevoir de l’aide de ce mouvement.

Les motivations de la politique turque en Afrique sont multiples. Au-delà de la lutte antigüleniste, figure la volonté de s’affirmer comme une puissance moyenne. À ce titre, l’Afrique et ses cinquante-quatre pays constitue un terrain particulièrement opportun pour développer des partenariats. À l’image de la Chine et de la Russie, la Turquie a tout à fait identifié la vulnérabilité des Occidentaux et particulièrement des Français sur le continent africain. Cependant, à la différence de la Chine et de la Russie, la Turquie peut mettre en avant un lien culturel et religieux avec un ensemble de pays et de populations musulmanes en Afrique. De fait, elle joue beaucoup de cette proximité religieuse et culturelle.

Cette politique est également structurée par une compétition, aujourd’hui un peu moins prononcée, avec les Émirats arabes unis, sur fond d’une tension entre deux courants de l’islam politique. Sur le territoire africain, cette compétition a eu un impact assez important dans la motivation des Turcs à rallier des partenaires ou à s’engager dans des crises. Enfin, si la politique étrangère turque constitue effectivement un moyen de s’affirmer comme une puissance moyenne, elle reste avant tout une façon de légitimer le pouvoir à l’intérieur de ses frontières.

Pour parvenir à ses fins, la Turquie met en place un grand nombre d’outils différents et propose une stratégie extrêmement vaste et exhaustive. Elle se matérialise d’abord par une présence diplomatique : le nombre d’ambassades est ainsi passé de douze à quarante-quatre. Dans le cadre la lutte anti-gülleniste, la fondation Maarif est utilisée pour proposer des programmes scolaires et un certain nombre de coopérations.

L’agence de développement Tika a ouvert vingt-deux bureaux sur le continent et s’engage fortement dans le domaine du développement, essentiellement bilatéral, avec les différents partenaires africains. De son côté, la compagnie aérienne Turkish Airlines a ouvert un nombre de lignes aériennes très importantes. Il revient par exemple aujourd’hui moins cher d’aller en Afrique de l’Ouest en utilisant Turkish Airlines plutôt qu’Air France. Cet élément est particulièrement significatif, car il entraîne un effet réseau très important : un grand nombre d’Africains, notamment l’Afrique de l’Ouest, voyagent en Turquie ou en Europe via la Turquie.

L’outil de coopération économique est très important. Il est axé sur des secteurs très spécifiques comme le BTP, la construction d’infrastructures, la vente de produits manufacturés, mais également un peu d’activités minières. Depuis 2018 et la crise économique, le pays transforme son économie vers une économie d’exportation ; et l’Afrique représente un terrain gigantesque pour exporter des produits turcs.

La coopération universitaire s’accroît également. À ce titre, de nombreux étudiants africains viennent en licence ou en master dans les universités turques, mais aussi en République chypriote du Nord. La coopération culturelle passe quant à elle par les instituts Yunus Emre et il faut mentionner une coopération entre syndicats, qu’il s’agisse des syndicats patronaux, mais aussi des syndicats de travailleurs, qui opèrent une diplomatie économique horizontale dans nombre de pays africains. Enfin, des ONG, notamment musulmanes, viennent apporter une aide dans les domaines de l’humanitaire, du développement et de l’éducation.

Il convient naturellement de mentionner la coopération médiatique, mais surtout la coopération militaire. Une présence militaire turque est ainsi permanente dans deux pays : la Libye et la Somalie. Cette coopération se traduit également par la vente de matériels et d’armements, dont le drone Bayraktar TB2 est aujourd’hui l’emblème. Ainsi, pas moins de sept pays en Afrique de l’Ouest et trois pays en Afrique de l’Est en disposent ou en ont commandé. La coopération sécuritaire se matérialise par le rôle particulier confié aux services de renseignements turcs ou à des sociétés militaires privées (SMP), telle la Sadat. Au-delà des deux têtes de pont de l’influence turque en Somalie et en Libye, cette présence se développe aussi au Maghreb sur les plans économiques et politiques. La présence au Sahel reste limitée, mais elle tend néanmoins à s’affirmer, par le biais de ventes d’équipements militaires.

En conclusion, la stratégie turque, initiée il y a vingt-cinq ans, est discrète, mais ambitieuse. Elle sera continue et ne s’arrêtera pas. Elle sert d’affirmation de la puissance turque par du hard power même si elle utilise aussi nombre d’outils de soft power, mais également la coopération économique. Elle mobilise également des narratifs anticoloniaux et des narratifs et antioccidentaux, qui sont faciles à exploiter. Elle mobilise en outre sa proximité religieuse et culturelle avec un certain nombre de partenaires musulmans dans la région.

Enfin, son positionnement central permet de réaliser des effets d’échelle et de bénéficier d’effets de réseau. Le fait d’attirer des partenaires africains, des étudiants et des entreprises, de proposer des facilités infrastructurelles à commencer par la Turkish Airlines est essentiel, et lui permet de se placer en quelque sorte au milieu du continent. L’idée consiste ainsi à rendre la Turquie incontournable en termes politiques et économiques, pour rejoindre le continent.

En revanche, deux limites doivent être pointées. La première est d’ordre otanien : la Turquie ne peut mener une politique agressive comme la Russie et la Chine. En effet, une partie de sa politique et légitimée par sa présence dans l’Otan, comme sa présence en Libye par exemple. La Turquie peut se permettre de franchir quelques lignes rouges, notamment vis-à-vis de partenaires avec lesquels il peut avoir des tensions comme la France, mais de manière générale, elle ne passera pas à l’agression directe.

Une deuxième limite est aussi un paradoxe. Si la stratégie turque en Afrique est importante, elle l’est beaucoup moins en termes de budget, d’engagement et de priorité politique que son engagement en Asie centrale ou dans les Balkans : l’aide au développement turque en Afrique est inférieure à celle à destination des Balkans.

M. le président Thomas Gassilloud. Je vous remercie pour ces présentations vraiment éclairantes sur trois acteurs qui, s’ils se coordonnent assez peu, ont des agendas communs de puissances en grande partie guidées par des considérations intérieures. Cependant, je retiens que les modalités d’intervention sont assez variées. Chez les Russes, la dominante est plutôt sécuritaire et s’appuie sur le narratif antifrançais, quand la Chine met plus l’accent sur l’angle économique, dans le cadre d’un agenda de puissance globale très orienté vers son duel avec les États-Unis. De son côté, la Turquie cherche à s’affirmer comme une puissance moyenne, particulièrement en mettant en œuvre des leviers de coopération culturels et éducatifs.

Cependant, ces compétiteurs disposent d’une stratégie informationnelle extrêmement forte pour imposer leur narratif, associée à un pilier sécuritaire extrêmement solide : l’influence ne peut se concevoir sans la puissance. Notre responsabilité consiste donc à contribuer à la construction de la stratégie française et européenne dans ce contexte.

Je cède à présent la parole aux orateurs du groupe.

Mme Patricia Lemoine (RE). Au nom du groupe Renaissance, je tiens tout d’abord à remercier nos trois intervenants pour leur expertise tout à fait enrichissante. Les stratégies d’influence de pays tels que la Russie, la Chine ou la Turquie prennent de multiples formes. Elles se déploient aussi bien sur les plans diplomatiques, militaires, commerciaux, mais aussi la coopération humanitaire, sans oublier l’organisation de grands sommets comme celui de Saint-Pétersbourg cette année, le sommet Russie Afrique ou sommet Turquie-Afrique en 2021.

Ces influences concurrentes s’avèrent problématiques pour la stabilité du continent africain, d’autant que plus que, contrairement à la France, ces compétiteurs proposent de répondre aux besoins immédiats des pays africains sans jamais conditionner leur aide à des exigences de gouvernance ou de droits humains. Par ailleurs, ces pays mènent une véritable guerre informationnelle contre la France en exacerbant le sentiment antifrançais dans les opinions publiques africaines. Par exemple, la milice Wagner organise des campagnes de désinformation contre l’armée française. La disparition d’Evgueni Prigojine le 23 août dernier emporte des conséquences importantes sur la structuration de Wagner en Afrique, dont nous ne mesurons pas pour le moment les effets à moyen et long terme.

La France est bien sûr lucide quant à sa perte d’influence sur le continent et nous voyons bien que nos compétiteurs tentent de nous imposer un narratif pessimiste selon lequel la France n’aurait plus aucun rôle à jouer en Afrique. Ces nouvelles puissances sont pourtant porteuses de contradictions qu’il convient de mettre en exergue. Je pense notamment à la relation asymétrique que construit la Chine avec les pays dont elle est la principale créancière et qui tendent à fragiliser ces derniers plutôt qu’à encourager leur développement. Selon vous, de quels leviers disposons-nous pour inverser la tendance et réaffirmer auprès de ces pays que la présence française concourt à la stabilité du continent ?

M. Paul Charon. En tant que spécialiste de la Chine, je suis frappé par la capacité de ce pays à imposer un certain nombre de récits, y compris dans nos institutions. Ainsi, vous avez expliqué que les Chinois ne pratiquent pas l’ingérence dans les modèles politiques étrangers et ne demandent aucune contrepartie politique. Or ceci est faux : la Chine impose à tous les États d’Afrique qu’ils ne reconnaissent pas Taïwan. Nos démocraties devraient d’ailleurs le pointer plus souvent. De même, les médias locaux ne peuvent pas parler de tous les sujets qu’ils souhaitent, ils ne peuvent pas évoquer ce qui se passe en Chine si le Parti communiste chinois s’en trouve indisposé. Ils ne peuvent pas parler du Xinjiang, des Ouïghours, des Tibétains.

D’une manière générale, il ne faut pas céder à la tentation d’imiter les Russes ou les Chinois dans leur modèle très agressif utilisant la désinformation. Je pense qu’il faut se déprendre de cette tentation et au contraire essayer de promouvoir des interprétations et des récits qui nous avantagent et qui dévoilent la réalité de l’action de la Chine. Mais il s’agit là d’un travail du quotidien, qui ne pourra être achevé que par petites touches à la manière d’un peintre impressionniste.

M. Jonathan Guiffard. Lors de mon intervention, j’ai insisté à dessein sur la notion de réseau et de centralité. Je pense que la France est en train de perdre cette centralité sur le continent africain. Or pour être central, il faut être attractif, particulièrement dans le domaine universitaire et des coopérations. Ainsi, la politique à destination des partenaires africains concernant l’aide à la formation de leurs étudiants et de leurs fonctionnaires n’a cessé de diminuer.

En matière de centralité, la différence de positionnement entre Turkish Airlines et Air France est assez significative. Si vous permettez aux Africains de venir travailler, de s’éduquer, de rencontrer des entreprises, vous augmentez quelque part votre attractivité. De même, les Américains se rendent très attractifs auprès des populations et des élites africaines. Il faut savoir qu’en raison de notre histoire commune, et notamment la langue que nous partageons, l’ensemble de nos débats politiques est très suivi en Afrique de l’Ouest. Ces éléments exercent un impact extrêmement fort sur l’attractivité.

M. José Gonzalez (RN). Si l’Afrique semble aujourd’hui pour partie rejeter le modèle et la pensée occidentale, elle jette son dévolu sur des nations plus dures, parfois autoritaires, qui savent user de leurs atouts pour s’implanter sur un continent africain impacté d’ailleurs par le terrorisme.

De tous les nouveaux acteurs sur le continent africain, la Russie est celui qui a le plus accru son influence. Si son engagement ne date pas d’hier, Moscou s’appuie dorénavant sur des moyens irréguliers, souvent extra-légaux, pour étendre son influence mercenaire des informations ingérence électorale soutien au coup d’État et accords d’échanges d’armes contre des ressources, la Russie voulant ainsi s’assurer un ancrage durable en Afrique et dans la mer Rouge, saper l’influence occidentale et normaliser l’autoritarisme.

La Chine est également un acteur de premier plan en Afrique. Le Parti communiste chinois (PCC) cherche à diffuser une image positive de la Chine et à contrer ce que les responsables chinois appellent la diabolisation de la Chine par l’Occident. La Chine voit en l’Afrique un réservoir de matières premières énergétiques et minières et une possibilité d’étendre son empire militaire et diplomatique. Elle dispose ainsi d’une base navale militaire stratégique à Djibouti et pourrait vouloir en construire davantage. Ce faisant, sur le plan social politique et environnemental, la présence chinoise en Afrique pose problème.

Enfin, la Turquie fait également une grande percée en Afrique. Ses relations commerciales avec les pays africains sont en augmentation et sa stratégie va du soft power aux projets d’infrastructures. Les entreprises de bâtiment turques sont bien implantées et en retour, le continent africain devient un fournisseur d’énergie et de matières premières de plus en plus important. Sous Recep Tayyip Erdoğan, cette stratégie a pris une dimension plus militaire : Ankara y a installé sa plus grande base militaire en dehors de ses frontières

Par conséquent plusieurs questions s’imposent. Les relations russo-africaines évolueront-elles après la mort d’Evgueni Prigojine ? En prenant directement en charge les opérations de Wagner en Afrique, le gouvernement russe ne peut aujourd’hui plus prétendre à l’ignorance ou à l’impuissance face aux actions illégales et déstabilisatrices.

Quels sont les apports de la Chine au continent africain ? Est-elle un danger pour la démocratie et/ou l’économie africaine ? Quelles sont les contreparties des relations de la Turquie avec le continent africain ? Pensez-vous que ces différents acteurs arriveront à coopérer en Afrique ? L’Occident a-t-il un rôle à jouer ? Doit-il se concentrer sur des pays alliés ou adopter des stratégies similaires à celles de nos concurrents ?

Maxime Audinet. La recomposition de la présence russe en Afrique n’est pas exemple de tensions entre les acteurs russes eux-mêmes. En République centrafricaine, le chef de la branche militaire de Wagner, Vitali Perfilev, fidèle parmi les fidèles d’Evgueni Prigojine, a été évincé. Il a été remplacé par Denis Pavlov dont les enquêtes du collectif All eyes on Wagner ont montré qu’il était un agent du SVR. Des tensions existent également au Mali, où Wagner est très présent. Le Burkina Faso va quant à lui devenir le laboratoire de l’expansion d’une présence officielle et étatique de la Russie. Nous observons donc l’existence de différents modèles de recomposition.

Ensuite, il faut s’attendre à une perte de flexibilité dans la capacité d’action de ces acteurs. Wagner était une entité unique, ni une SMP, ni un acteur étatique. Elle a été créée pour agir de manière beaucoup plus désinhibée que ne peuvent le faire des acteurs bureaucratiques et étatiques, y compris l’armée russe, qui s’est pourtant affranchie de toute une série de principes d’éthique de la guerre en Ukraine.

Cette transition se traduit d’ailleurs dans les hésitations de l’État russe vis-à-vis de l’héritage de Wagner. Dans l’espace informationnel, Moscou s’aperçoit qu’il est peut-être plus intelligent de s’appuyer sur l’écosystème d’acteurs d’influence mis en place depuis des années dans la région plutôt que de tout remplacer du jour au lendemain, en s’appuyant sur des unités du GRU ou du SVR qui disposent d’un savoir-faire et d’une pratique moins importantes dans cette région.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Les trois puissances que vous avez évoquées sont caractérisées désormais par leur degré de désinhibition sur la scène internationale, c’est-à-dire le fait que rien ne les retient, et certainement pas les principes du droit. En revanche, si elles ont la possibilité de s’exprimer, cela est en grande partie lié au fait que nous leur avons laissé la place, mais aussi parce qu’elles n’ont pas colonisé l’Afrique au XIXe siècle.

Par ailleurs, leurs messages sont beaucoup plus faciles à véhiculer dans la mesure où elles bénéficient aussi de notre double standard et de nos hypocrisies, puisque la décolonisation très imparfaite nous place aujourd’hui comme des interlocuteurs pas toujours crédibles. De plus, nos propres décisions dans le champ de la politique interne témoignent aussi d’une forme d’hypocrisie, voire de renoncement. La semaine dernière, dans cette même commission, nous déplorions tous le fait que la France n’avait pas de politique de coopération universitaire à la hauteur. Mais hier, certains d’entre nous ont voté la restriction de l’accès des étudiants étrangers en France, qui induit entre autres un affaiblissement considérable de la politique universitaire de notre pays, au détriment en particulier des étudiants africains qui seront évidemment les plus vulnérables aux mesures contenues dans la loi immigration.

Partagez-vous l’analyse que je viens de faire de cette loi ? Considérez-vous qu’elle offre d’une certaine façon un boulevard aux narratifs russes, chinois et éventuellement turcs ?

Ma deuxième question porte sur les enjeux généraux de notre compétition avec ces pays. Pour quoi faire ? Pour quels enjeux ?

Enfin, les États-Unis ont créé en 2008 un commandement pour l’Afrique, dit Africom. L’Afrique n’est pas un champ homogène où les uns et les autres viendraient s’affronter sans contrepartie. J’aimerais donc connaître votre point de vue sur la bataille globale qui se mène sur le terrain.

M. Jonathan Guiffard. Je ne me prononcerai pas sur la loi immigration, puisque tel n’est pas mon rôle dans cette enceinte. En revanche, je partage votre constat concernant la désinhibition, que nous ne devons pas reproduire à mon sens : nous devons défendre un modèle, des valeurs, dans des tempos qui peuvent être différents. Nos partenaires ont souvent besoin d’une aide rapide. Lorsque l’on parle avec des familles maliennes dont les membres se font massacrer par des djihadistes d’un côté ou par l’armée de l’autre, elles partagent l’objectif d’une gouvernance démocratique et de valeurs libérales, mais il ne s’agit pas de leurs priorités à court terme.

Ensuite, je partage l’idée que la France ait pu laisser la place. L’Afrique est composée de cinquante-quatre pays, dont les enjeux ne sont pas identiques. Le sujet de la colonisation doit par ailleurs être affiné : la Turquie a colonisé le nord de l’Afrique, mais cet aspect est passé sous silence. De fait, toutes les puissances peuvent être soupçonnées ou accusées de pratiquer des doubles standards.

Pour pouvoir être influent dans une région, il est nécessaire de diminuer ses propres vulnérabilités et d’être attractif, notamment dans le domaine de la coopération universitaire. À ce titre, le sujet des visas est mal vécu par les populations, au jour le jour. De son côté, la Turquie mobilise fortement le levier de la coopération éducative et culturelle et propose à ses partenaires un certain nombre de diplômes et de formations, en finançant des bourses complètes ou des années d’études.

M. Paul Charon. Je reprends à mon compte les réponses qui viennent d’être formulées. La Chine n’est pas exempte de colonialisme : elle a colonisé le Xinjiang ou le Tibet par exemple. Il ne faut pas nécessairement laisser l’argument de la colonisation à ces compétiteurs, nous ne devons pas nous sentir handicapés face à ces sujets. Cela ne signifie pas pour autant qu’il faille imiter les méthodes russes ou chinoises, car cela reviendrait à jouer leur jeu et à affaiblir nos propres institutions et l’idée de démocratie elle-même.

Maxime Audinet. Il existe effectivement une asymétrie dans la production de récits s’agissant de l’Afrique, puisque la Russie n’a pas été une puissance coloniale sur le continent. Dans sa volonté de créer une nouvelle stratégie nationale d’influence qui passe par la création de récits, la France est naturellement soumise à ce problème. Les paradoxes sont de fait nombreux : si l’invasion de l’Ukraine est à bien des égards une guerre de type néo impériale, voire néocoloniale, elle n’est pas perçue comme telle par les opinions publiques africaines. La guerre en Ukraine y est ainsi vue comme un conflit entre la Russie et l’Occident, soit une vision très mise en avant par la propagande russe.

Ensuite, s’agissant de la question sur la loi immigration, je me permettrai malgré tout une prise de position, notamment au sujet de l’imposition d’une caution aux étudiants étrangers. Travaillant au département d’études slaves de l’université Paris Nanterre, j’ai de nombreux étudiants extracommunautaires qui proviennent justement d’Europe de l’Est et de Russie. À ce titre, il est clair que cette mesure est désastreuse sur le plan de l’attractivité. Elle me semble d’ailleurs très contradictoire avec cette volonté de faire de l’influence une fonction stratégique.

Le soft power fait ainsi partie des stratégies d’influence, lesquelles ne se limitent pas à créer des comptes inauthentiques sur les réseaux sociaux. Le rayonnement est d’ailleurs l’une des principales forces de la France à l’étranger. Entre 4 000 et 7 000 étudiants africains étudient dans les universités russes, soit un nombre bien inférieur à celui que nous connaissons en France et qui prévalait à l’époque soviétique. Cependant, depuis quatre ou cinq ans, nous observons une politique d’augmentation des quotas de la part de l’Agence fédérale qui s’occupe de ce sujet. L’année dernière, pour le seul Mali, 150 places supplémentaires ont ainsi été créées.

M. le président Thomas Gassilloud. Les volumes que vous mentionnez restent cependant dérisoires.

M. Jean-Louis Thiériot (LR). Le soft power est pour nous évidemment essentiel et passe notamment par un rayonnement à travers les échanges universitaires. Puisque le vote d’hier occupe beaucoup notre commission ce matin, je précise que nous avons voté sans aucun état d’âme. En France, nous savons bien que certains étudiants étrangers viennent pour se former. En revanche, d’autres filières dans des secteurs où l’emploi est assez limité, comme la sociologie par exemple, constituent en réalité des filières parallèles d’émigration.

Cependant, je pense profondément que la coopération universitaire est vitale. Les Américains sont capables d’identifier les futures élites – je pense notamment au programme Young Leaders qui en est la tête de gondole – qui, demain, seront des relais d’influence. Quelle est la stratégie employée par les Turcs ou les Russes pour sélectionner les étudiants qu’ils accueillent dans leurs universités ?

Nous accueillons les futures élites africaines et nous le faisons avec enthousiasme. Simplement, le système ne doit pas être détourné.

M. Jonathan Guiffard. Il n’existe pas de singularité dans la sélection des étudiants en Turquie. Le processus est relativement similaire au nôtre et s’effectue sur le plan bilatéral, c’est-à-dire une discussion d’État à État. La sélection se fait en partie par l’État partenaire, ce qui entraîne le plus souvent une représentation des gens issus de l’élite.

En revanche, la pénétration du tissu social à différents niveaux, notamment par les ONG turques, religieuses ou non, notamment par les fameux syndicats patronaux ou de travailleurs, permet également d’identifier les partenaires à faire venir. Cela peut concerner notamment la formation d’imams.

Maxime Audinet. Il existe un programme russe équivalent au programme Young Leaders américain, Novoe pokolenie (« Nouvelle génération »). Il sélectionne avec un intérêt relativement opportuniste, qui d’ailleurs n’est pas en soi un modèle à valoriser, en estimant que la personne que l’on fait venir sera, par exemple, un futur ministre dans un pays africain et un partenaire privilégié pour la coopération avec la Russie. C’est la raison pour laquelle l’université joue un rôle essentiel dans ce domaine, car nous ne savons pas ce que ces étudiants deviendront. Pour ma part, je n’ai jamais vu dans mes départements universitaires des gens qui étaient uniquement là pour obtenir des permis de séjour.

Par ailleurs, la Russie conduit des programmes très intenses, dans le cadre desquels des dizaines de journalistes de médias africains se rendent par exemple à Moscou. RT et Sputnik accueillent ainsi des journalistes et les forment aux standards de ces médias, c’est-à-dire une vision très conflictuelle de l’espace informationnel, un engagement très contre-hégémonique.

M. Paul Charon. La Chine déploie le même mécanisme de Young Leaders et mobilise d’autres programmes, comme le programme « Mille talents » pour identifier les talents à l’étranger qu’il faudrait faire venir travailler en Chine. Mais les stratégies d’influence ne concernent pas seulement les élites, elles visent également les masses. La France doit donc être en mesure d’allier les deux.

M. Jean-Pierre Cubertafon (Dem). Depuis plusieurs semaines, nous avons engagé au sein de la commission de la défense nationale un travail important sur la question de l’influence, de la stratégie, et de la place de la France sur le continent africain.

J’aimerais aujourd’hui me concentrer sur le sujet russe. Nous savons tous que la Russie, principalement autour du groupe paramilitaire Wagner, a vu son influence fortement grandir ces dernières années en Afrique. Monsieur Audinet, vous avez indiqué que l’un des principaux objectifs de la Russie en Afrique est d’acquérir une influence sur les territoires stratégiques le long de la Méditerranée méridionale et de la mer Rouge. Pensez-vous aujourd’hui que la Russie soit parvenue à cet objectif ?

Un deuxième objectif consisterait bien évidemment à supplanter l’influence occidentale – je pense ici notamment à la République centrafricaine ou au Mali – parfois par des méthodes non officielles comme l’ingérence ou la désinformation. Quelles évolutions observez-vous dans les relations des différents gouvernements africains avec la Russie ? Quelles implications pour la gouvernance et la stabilité en Afrique envisagez-vous, compte tenu de l’investissement russe sur ce continent ?

Maxime Audinet. Les objectifs que vous avez énoncés sont en partie réalisés, quand certains en doutaient fortement il y a quelques années. Sur les plans symboliques et politiques, la Russie a réussi à obtenir des dividendes considérables depuis 2018. Vous avez eu raison de mentionner la côte méditerranéenne : deux des trois partenaires stratégiques de la Russie en Afrique sont en Afrique du Nord : l’Algérie et l’Égypte, qui sont des partenaires économiques majeurs notamment dans la coopération militaire et la vente d’armements. L’ancrage des médias russes transnationaux RT et Sputnik y est significative, avec des millions de visites sur leurs sites arabophones, et dans une moindre mesure francophones, chaque mois.

La présence russe se traduit aussi par l’alliance AES qui vient d’être créée entre le Niger, le Mali et le Burkina Faso. La Russie essaie de devenir un prestataire d’offre politique, sécuritaire, militaire et informationnel. Force est de constater que ce système fonctionne et s’exporte aujourd’hui. Bien que l’influence américaine y soit beaucoup plus importante que dans d’autres pays sahéliens, le Niger semble tenté par un rapprochement avec la Russie, quand le Burkina Faso est en train de totalement s’orienter vers ce type de coopération.

Cela peut sembler difficile à entendre, mais ce modèle est attractif pour des gouvernements qui sont issus de putschs ou qui défendent un agenda néo-souverainiste. La Russie parvient à s’appuyer sur des phénomènes endogènes, préexistants.

Mme Valérie Rabault (SOC). Vous avez abordé la question des étudiants. Quand les cabinets ministériels des pays africains communiquaient hier en français, ils parlent aujourd’hui en anglais. Y voyez-vous une offensive des États-Unis ?

Ensuite, sauf erreur de ma part, il me semble que les formations de l’Otan réservaient un certain nombre de places aux officiers africains, mais cela n’est plus le cas aujourd’hui, ces places étant plus consacrées aux officiers du Proche et du Moyen-Orient. Le confirmez-vous ? Dans ce cas, d’autres pays ont-ils pris la relève pour assurer la formation d’officiers africains ?

M. Jonathan Guiffard. Il est vrai que les Américains sont très offensifs sur le plan de la communication et l’administration Biden a effectué de nombreux déplacements. En revanche, les moyens engagés par les Américains sont très faibles : l’Afrique n’est pas beaucoup plus une priorité aujourd’hui à Washington qu’elle ne l’était hier. L’attractivité de l’anglais est essentiellement d’ordre culturel en Afrique subsaharienne et au Maghreb. Au Maroc, les élèves apprennent désormais l’anglais plutôt que le français.

S’agissant de la partie militaire, je ne peux vous répondre spécifiquement sur le volet otanien. En revanche, la France continue de former des officiers, au même titre que les États-Unis, notamment dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Certains des militaires ayant conduit des putschs au Sahel ont ainsi été formés par les Américains, à un moment ou un autre de leur carrière.

Les Turcs ont également investi le champ de la formation en Libye et en Somalie. De même, la Turquie a noué une trentaine d’accords de défense en Afrique. Une fois encore, il faut rappeler que la Turquie est une armée formée au standard Otan et les Américains sont très satisfaits que les Turcs s’en chargent.

Enfin, la mission de formation de l’Union européenne (EUTM) des forces armées maliennes (Fama) a duré très longtemps, mais la plupart des officiers Fama estiment que cela a peu servi. La formation dispensée dans le cadre de Barkhane a bien mieux fonctionné pour de simples raisons organisationnelles. En la matière, la formation en bilatéral est plus efficace.

Maxime Audinet. Au-delà de la pénétration des espaces médiatiques et informationnels dont j’ai déjà parlé, il existe effectivement une tentative de noyautage dans la sphère politique. À ce titre, la République centrafricaine en a fourni un exemple particulièrement marqué, puisque des Russes conseillaient directement le président Touadéra et leur influence était particulièrement forte. De même, Wagner a installé une espèce de proto usine à trolls appelée le « Bureau information et communication », liée au projet Lakhta, qui était rattaché à la présidence et qui existe probablement toujours, peut-être sous une nouvelle forme. Elle permettait à la fois de légitimer Wagner en RCA et dans la région, mais aussi le président Touadéra et son parti politique, le mouvement Cœurs unis. Il y a donc une forme de convergence d’intérêts entre acteurs russes et acteurs locaux, qui concerne aussi la sphère politique.

Pour un certain nombre d’élites politiques africaines, le fait même d’utiliser dans leurs discours politiques une volonté de rapprochement et de coopération accrue avec la Russie constitue pour eux un gage de gain et de capital politique. À peu de frais, ils affichent ainsi une opposition à la présence française.

M. Paul Charon. Les Chinois offrent eux aussi de nombreuses formations aux officiers africains, sur l’ensemble du continent. Ils y ont en effet identifié un levier d’influence, qui peut se traduire d’ailleurs ensuite en matière de ventes d’armes, même si les Chinois évoluent plutôt sur un segment d’armes légères et de qualité relativement moyenne sur le continent africain.

M. Jonathan Guiffard. Il convient néanmoins de ne pas établir de raccourcis. Former des officiers ne garantit en rien que d’une manière ou d’une autre, ils seront favorables à une politique française, plus tard. Les militaires putschistes au Sahel ont été formés de près ou de loin par les Français ou les Américains. En revanche, plus les liens sont maintenus avec les personnes formées, plus la remontée d’information peut se réaliser, à défaut d’un alignement politique.

M. Loïc Kervran (HOR). Je vous remercie pour vos interventions. Au nom du groupe Horizon, je tiens à indiquer que nous ne partageons pas certains propos qui ont pu être tenus par d’autres groupes sur la perte d’influence de la France en Afrique. Nous croyons que la situation est plus complexe et que la France gagne par exemple du terrain en Afrique non francophone. Vos présentations étaient très claires et mes questions se situent plutôt sur les intersections et les hiérarchies.

Des trois acteurs russes, chinois et turcs, quels sont selon vous les plus influents ? Leur influence a-t-elle atteint des niveaux réellement significatifs sur le continent ? M. Guiffard a replacé l’intérêt turc en Afrique dans le contexte des priorités du pays à l’égard d’autres zones du monde, comme les Balkans. Peut-on en faire de même pour la Russie et la Chine ?

S’agissant des motivations, lors d’autres auditions, nous avons constaté que la Russie recherchait plutôt le chaos ailleurs et la Chine la prédation sur place, mais que tous poursuivaient l’affermissement de leur pouvoir et de leur légitimité dans leur pays. Percevez-vous d’autres différences fondamentales ? Enfin, s’agissant des moyens, je suis frappé par exemple par la présence de produits turcs peu chers au Liban, mais également de commerçants turcs sur place. Le constatez-vous également en Afrique ? De prime abord, on a tendance à penser que la Chine aurait également de telles capacités.

M. Jonathan Guiffard. Je ne prétends pas pouvoir établir une hiérarchie. Cependant, en termes de dynamique politique, la Russie est selon moi très largement devant la Turquie, de la même manière que la Chine l’est en termes d’empreinte économique. En revanche, la Turquie est la seule à pouvoir jouer la carte de l’islam et de la culture, soit un levier à la fois plus subtil et plus pérenne. Des imams turcs viennent effectuer des dons pendant l’Aïd, ce que ne peuvent pas faire des Chinois ou des Russes.

Un autre point de tension existe sur les théâtres. À juste titre il me semble, certains ont pu parler d’une connivence et d’une espèce de « compétition par la coopération » entre Erdoğan et Poutine. La Libye constitue à ce titre un terrain de compétition très fort ou ni l’un ni l’autre ne prend l’avantage d’une manière ou d’une autre. Lorsque cela les arrange, les Turcs adoptent une proximité avec les Russes dans leurs discours ; mais dans d’autres cas, ils mettront en avant le bouclier de l’Otan.

Ensuite, en matière économique, les Turcs se positionnent sur des gammes importantes d’exportations de produits manufacturés, des produits de consommation courante. Avant la crise économique de 2018, l’économie de la Turquie était située au centre des chaînes d’approvisionnement, soit une économie de transformation des produits grâce à une base industrielle très importante, avant de les exporter en Europe. Désormais, la Turquie veut plus produire et exporter de produits, y compris des produits à faible valeur ajoutée. Dans ce cadre, il est plus simple de les exporter en Afrique qu’en Europe, puisque la compétition n’est pas la même. Aujourd’hui, Arçelik, fabricant d’appareils électroménagers, exporte massivement ses produits.

M. Paul Charon. Je partage ces derniers propos concernant la hiérarchie : la Chine domine très largement sur le plan économique les acteurs russes et turcs, en raison de sa très forte présence économique sur le continent africain, mais aussi l’étendue de ses moyens. Cela pourrait changer lors des années à venir, compte tenu de l’inflexion de la politique des Nouvelles routes de la soie (BRI), de la diminution des investissements chinois et du retrait sur un certain nombre de projets. Cependant, en matière économique, la Chine est bien au-dessus des compétiteurs russes ou turcs.

À l’exception de la base à Djibouti, sur le plan sécuritaire, la présence chinoise est somme toute modérée. Plusieurs projets d’implantation d’une base à l’ouest de l’Afrique sont prêtés à la Chine, mais il n’y a pas eu pour le moment d’éléments de preuve suffisamment forts pour confirmer cette hypothèse, qui est également évoquée dans l’océan Indien ou dans l’océan Pacifique, à moyen terme.

Sur le plan informationnel, des efforts importants sont entrepris, mais les Chinois ne sont pas à la hauteur des capacités russes, sans doute parce qu’ils comprennent moins bien les écosystèmes locaux, sont moins capables d’instrumentaliser les problématiques locales, et se concentrent surtout sur la promotion de leur propre image.

Par ailleurs, on se représente très souvent les régimes autoritaires comme des systèmes extrêmement centralisés où des acteurs très disciplinés obéissent aux ordres qui émanent du pouvoir central. Mais la Chine ne fonctionne absolument pas de cette manière. Il existe ainsi une multitude d’acteurs, avec des redondances multiples. Par exemple, parfois jusqu’à trente agences différentes sont susceptibles d’intervenir de manière concurrente dans le champ d’une même politique publique. Il n’y a pas de coordination sur le terrain, ce qui peut susciter parfois le chaos. Dans le cas chinois, cela se matérialise notamment sur le plan informationnel.

De même, dans le champ économique, la domination économique actuelle de la Chine en Afrique n’est pas liée à un vaste plan préparé à Pékin et mis en œuvre sur le terrain par des acteurs disciplinés. Elle provient essentiellement d’entrepreneurs d’abord privés qui ont conquis le terrain. Ce n’est qu’ensuite que cette présence est instrumentalisée par le Parti et les agences gouvernementales.

Ensuite, nous manquons d’études sérieuses sur les réceptions des opérations d’influence. Quelques études soulignent que les médias officiels chinois en Afrique sont peu regardés, peu écoutés et peu lus ; mais quand ils le sont, l’effet est positif sur l’image perçue de la Chine. En outre, il faut distinguer les médias officiels des opérations clandestines beaucoup plus sophistiquées, dont il est par définition plus difficile de mesurer l’influence, qui est cependant parfois loin d’être négligeable.

Par ailleurs, si l’on se représente les intérêts chinois comme une succession de cercles concentriques à partir de la Chine, l’Afrique semble forcément plus lointaine et compte moins que l’environnement direct. L’Afrique est moins importante que Taïwan, que la péninsule coréenne, que le Japon, que la mer de Chine méridionale, que la présence américaine dans le Pacifique à proximité de la Chine, que l’océan Indien ou l’Asie centrale. Simultanément, il y a de plus en plus de citoyens chinois en Afrique, que le pays doit être capable de protéger. Les Chinois ont été traumatisés par les Printemps arabes et leur incapacité à évacuer correctement leurs ressortissants de Libye. Dans ce cadre, Djibouti présente un intérêt logistique pratique, à la fois de soutien aux opérations de lutte contre la piraterie, pour intervenir en cas de crise humanitaire, mais cette base vise aussi à jouer dans la « cour des grands », dans un pays où sont également implantés les Américains, les Français, les Italiens et les Japonais.

Il convient également d’évoquer l’instrumentalisation des États africains à l’ONU quand il s’agit de voter en soutien de la Chine. Dans le cas de l’Ukraine, la Russie et la Chine ont œuvré pour que les États africains au minimum s’abstiennent ou refusent de voter des sanctions contre la Russie.

Peut-on parler de prédation ? La Chine n’arrive pas en Afrique en se disant qu’elle adoptera une attitude de prédateur, mais elle fait des affaires, ce qui peut impliquer des conséquences négatives sur les acteurs locaux, d’autant plus que les Chinois ont tendance à proposer des « packs complets » aux acteurs locaux. Ainsi, quand un projet d’infrastructure est signé avec un État africain, des entreprises chinoises en assurent la construction, avec des ouvriers chinois.

Enfin, les entreprises chinoises inondent les marchés africains de produits peu chers et les producteurs locaux sont incapables de rivaliser. Ici aussi, il ne s’agit pas de laminer les sociétés ou prendre le contrôle des pouvoirs politiques. Cela relève simplement d’une stratégie commerciale qui fonctionne, comme elle a fonctionné ailleurs.

Maxime Audinet. L’influence passe aussi en grande partie par des ressources symboliques immatérielles, pour agir sur des perceptions. Très clairement, les acteurs russes et notamment Wagner, disposent d’une capacité absolument extraordinaire à faire parler d’eux. En témoignent ces drapeaux russes brandis selon les circonstances, de manière authentique ou inauthentique, mais qui produisent un effet « magnétique » pour les journalistes sur place, avant d’être repris dans les journaux internationaux. Evgueni Prigojine l’avait bien compris et était obsédé par ce capital symbolique. Cela conduit à nous interroger sur l’avenir : ces acteurs officiels dont on sait qu’ils préfèrent souvent agir de manière beaucoup plus clandestine ou semi-clandestine, adopteront-ils ce genre d’attitude, cette volonté de faire parler d’eux-mêmes ?

En matière d’affaires, la Russie n’est certes pas un nain économique, mais ses 20 milliards de dollars d’échanges avec l’Afrique sont loin des 250 milliards de dollars dont la Chine peut se prévaloir. Dans le domaine informationnel, RFI et France 24, qui ne sont pas des médias d’État, mais des médias de service public internationaux, sont incommensurablement plus écoutés, lus et vus en Afrique subsaharienne que ne le sont RT et Sputnik, malgré leur dynamique d’expansion.

Quant aux motivations, au-delà évidemment de la volonté d’affaiblissement de la présence occidentale, l’objectif consiste aussi à obtenir des soutiens de la part d’un certain nombre d’États, notamment lors des votes à l’Assemblée générale des Nations unies. Par exemple, le Mali est passé d’une abstention à un vote contre les résolutions visant à condamner l’invasion à grande échelle de l’Ukraine.

La Russie déploie en Afrique un discours sur la stabilité associé à une offre politique, sécuritaire et informationnelle proposée à des pays qui sont précisément en proie à de très fortes instabilités.

Mme Jacqueline Maquet (RE). Compte tenu de l’expansion rapide des activités géopolitiques de la Russie, de la Chine et de la Turquie en Afrique, notamment à travers des investissements économiques substantiels, des alliances militaires et des initiatives culturelles, comment voyez-vous l’évolution de l’influence française sur le continent ? Quelles seraient selon vous les approches les plus efficaces pour la France, afin de préserver ses intérêts économiques, politiques et culturels en Afrique ? Pourriez-vous également discuter des implications à long terme de la présence renforcée de ces acteurs sur la stabilité régionale et sur les relations franco-africaines, en tenant compte des héritages historiques et des dynamiques actuelles ?

Mme Mélanie Thomin (SOC). Je souhaite vous interroger sur les conséquences des mesures adoptées dans le cadre du projet de loi immigration pour nos partenariats humains. France université, garant privilégié des liens qui nous unissent aux pays d’Afrique, a rappelé à travers ses chefs d’établissement son opposition farouche à des mesures validées hier soir et qui portent, selon elle, une atteinte grave à nos traditions d’ouverture.

Vous avez évoqué la caution retour et le risque de n’accueillir que des étudiants riches et non plus la masse, qui sont contraires aux liens traditionnels qui nous unissent. Parmi les amendements adoptés, l’un vise à mieux encadrer la délivrance d’une carte de séjour pour un étudiant, prévoyant de la conditionner au caractère « sérieux » de ses études. Considérant les conditions restreintes d’accès à l’université française et dans un climat ambiant de rejet de la présence française en Afrique, comment et dans quels domaines faire perdurer les liens ? Concrètement en quoi un État africain serait-il plus enclin à favoriser une coopération avec la France, et plus globalement à accepter l’aide de l’Agence française du développement plutôt qu’une autre ?

M. Jonathan Guiffard. S’agissant de l’évolution française sur le continent, il importe de différencier plusieurs zones. Dans les pays d’Afrique anglophone, l’influence française sera en expansion, notamment à partir du moment où le choix est désormais axé sur la coopération économique et culturelle. S’agissant de l’Afrique francophone, je pense que les partenaires qui travaillent encore avec la France sont à la fois contents de le faire, mais ils se sentent fragiles sur le plan politique.

Dans l’avenir proche, il est capital de scruter avec beaucoup d’attention la situation au Sénégal, en Côte d’Ivoire et au Tchad, trois pays où le compétiteur russe consacre des moyens pour questionner la présence occidentale et française. Sur le long terme, j’ai tendance à croire que la présence turque et chinoise perdurera, nous obligeant, Français et Européens, à être compétitifs. À ce titre, les Européens font part de leur motivation pour agir sur différents champs, qu’ils soient militaires, économiques et culturels.

Il me semble que les domaines économiques et culturels sont extrêmement importants. En matière économique, les grandes entreprises françaises n’ont pas besoin du gouvernement pour gagner des marchés. Il s’agit plutôt d’aider les PME à aller sur un terrain qu’elles connaissent extrêmement peu. En termes sectoriels, le secteur de l’agriculture est fondamental pour l’Afrique de l’Ouest, mais l’investissement public ou privé est encore trop faible.

M. Paul Charon. Je partage les propos qui viennent d’être tenus. J’ajouterai que France 24 et RFI constituent deux joyaux, qu’il convient de soutenir encore plus, au moins pour stabiliser l’image de la France, voire la renforcer et surtout offrir des moyens pour les populations locales de s’informer ailleurs que via les médias russes, chinois ou turcs, qu’ils soient officiels ou non.

Ensuite, je suis d’accord pour dire que l’on ne mobilise pas assez en France le niveau européen, qui présente pour nous un intérêt immense, car il permet de disposer de plus de moyens ou d’en coordonner un plus grand nombre, mais aussi d’éteindre des critiques que nos compétiteurs peuvent nous adresser concernant les actions menées.

Maxime Audinet. Les mesures évoquées par Mme Thomin représentent un signal très nettement négatif pour l’attractivité de notre système d’enseignement supérieur et notre recherche, qui pourrait être exploité par nos compétiteurs.

Ensuite, notre politique vis-à-vis de l’Afrique doit être aussi articulée avec cette stratégie nationale d’influence qui a été appelée de ses vœux par le Gouvernement. De ce point vue, nous devons défendre une approche en cohérence avec nos valeurs. De la même manière qu’il existe une éthique de la guerre, il doit y avoir aussi une éthique de la lutte et de la guerre informationnelles. Il y a des lignes rouges qu’on ne peut pas franchir et des pratiques qu’il ne faut surtout pas utiliser, comme l’usage systématisé du mensonge et de la désinformation.

Si une démocratie libérale recourt de manière systématique et désinhibée à la désinformation, au mieux elle prend un risque considérable ; au pire elle s’expose à un retour de boomerang extrêmement violent, ce qui n’est pas le cas de régimes autoritaires, qui n’engagent pas leur responsabilité politique dans ce genre d’action.

Je partage également ce qui a été dit sur RFI et France 24, qui représentent un atout majeur de l’influence française en Afrique subsaharienne, en tant qu’instruments de la diplomatie publique. Ces médias ne servent évidemment pas à promouvoir des récits produits par le gouvernement français ni à légitimer la présence officielle de la France, mais bien d’informer, entre autres, sur ce qu’estla France en tant que nation, en tant que porteuse de principes, de valeurs, de ressources culturelles, etc.. Au même titre, le réseau des alliances françaises et des instituts français participe aussi au rayonnement de la présence française, au sens le plus large possible.

M. le président Thomas Gassilloud. Je vous remercie tous les trois pour cette audition passionnante et très éclairante.


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11.   Audition commune, à huis clos, de M. le général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros, directeur du renseignement militaire, de M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure, et du vice-amiral d’escadre Nicolas Cailliez, directeur général adjoint de la sécurité extérieure, sur les risques et les menaces sécuritaires en Afrique (mercredi 20 décembre 2023)

 

M. le président Thomas Gassilloud. Nous allons entendre, à huis clos, trois acteurs clés des services de renseignement, venus nous parler des risques et menaces sécuritaires en Afrique et depuis l’Afrique : le général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros, directeur du renseignement militaire ; M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure, la DGSI, dont la présence s’explique par la porosité entre les sujets de sécurité intérieure et ceux de sécurité extérieure ; le directeur général adjoint de la sécurité extérieure, que nous avons le plaisir de recevoir pour la première fois, sachant que nous avons déjà auditionné dans le passé le directeur général de la sécurité extérieure, M. Bernard Emié, lors des auditions relatives au projet de loi de programmation militaire.

Conflits, migrations économiques et climatiques, réseaux criminels, États défaillants narcotrafics, les risques et menaces sécuritaires en Afrique et depuis l’Afrique sont nombreux. On peut mentionner la situation au Maghreb et en Afrique de l’Ouest, la déliquescence de la Libye et du Soudan, les tensions dans la Corne de l’Afrique et ses approches maritimes, la guerre en Éthiopie, les menaces au Mozambique, les exactions commises à l’Est de la République démocratique du Congo (RDC), les difficultés au Cameroun, l’insécurité dans le Golfe de Guinée. Nous ne pourrons traiter aujourd’hui de l’ensemble de ces sujets mais il nous intéresse d’entendre l’analyse toujours éclairée et pondérée de nos services de renseignements sur l’évolution géopolitique des risques et des menaces sécuritaires sur ce continent. Cela nous permettra de mieux comprendre les enjeux de l’adaptation de la politique de défense que nous y déployons et de contribuer à la stratégie française et européenne.

M. le général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros, directeur du renseignement militaire. L’exercice auquel vous nous conviez a quelque chose de frustrant, pour nous comme pour vous, car il va de soi qu’aucune information classifiée ne sera diffusée au cours de cette audition, pour la raison principale que nous devons protéger nos accès, le bien le plus précieux des services de renseignement, et protéger nos forces.

Le renseignement d’intérêt militaire, vise à évaluer les capacités que nos compétiteurs ou des groupes armés peuvent être amenés à utiliser, et leurs intentions opérationnelles. Il est produit au profit du chef d’état-major des armées pour lui permettre d’élaborer des options stratégiques, et des forces en opérations pour préparer leur engagement. Le renseignement d’intérêt militaire ne traite ni du renseignement d’intérêt économique, ni du renseignement politique. En Afrique, la direction du renseignement militaire (DRM) a pour mission de fournir des appréciations de situation sécuritaire pour préparer des opérations de diverses natures : évacuations de ressortissants, comme ce fut le cas au Soudan en avril dernier ; opérations conduites à la demande de nos partenaires, telle Serval il y a une dizaine d’années ; opérations de lutte contre le terrorisme, souvent en coopération avec la direction générale du renseignement extérieur (DGSE). La DRM est aussi chargée d’appuyer ceux de nos partenaires africains qui le demandent, sur le plan méthodologique ou capacitaire.

Vous le savez, notre dispositif militaire en Afrique évolue. Le dispositif, la capacité et les accès de la DRM évoluent parallèlement, mais pas nécessairement de la même manière ni de façon synchronisée dans l’espace ou dans le temps, parce que le renseignement précède la décision et l’action.

Quelles sont, de notre point de vue, les évolutions à l’œuvre en Afrique ? S’il est risqué de tenter de globaliser un continent d’une extrême variété, des tendances de fond se dégagent. La première est une instabilité historique qu’illustrent les 220 coups d’État dénombrés sur le continent depuis soixante-dix ans – environ trois par an. Faiblesse de certains États ou de systèmes de gouvernance, corruption, trafics, clivages ethniques, fragilité des frontières au regard de réalités locales, de multiples facteurs expliquent cette instabilité chronique qui constitue une fragilité.

Or, cette instabilité s’aggrave à mesure que la prolifération des armements s’accroît, qu’apparaissent des armes de plus en plus sophistiquées tels les drones armés et que les capacités aériennes des États montent en puissance. Les capacités d’action et la létalité des armes utilisées dans les conflits en sont accrues. D’autre part, certaines armées ou certains pays recourent de plus en plus à des supplétifs qui complètent leur capacité à user de la force, parfois au mépris de règles dont ils pensent pouvoir s’affranchir.

Par ailleurs, les organisations régionales africaines peinent à contenir les conflits et à réguler les tensions sécuritaires sur le continent, en dépit d’une réelle volonté politique qui a cependant du mal à s’incarner et à se concrétiser sur le terrain. Enfin, le système de régulation internationale est contesté, affaibli, certains pays exprimant leur défiance à l’égard d’un dispositif dont ils constatent la relative inefficacité. Ainsi le Mali a souhaité le départ de la MINUSMA de son territoire, et la RDC celle de la MONUSCO.

L’aggravation de l’instabilité et l’usage de modes d’actions plus durs entraînent un nombre accru de victimes : on estime qu’il y a eu environ 120 000 morts civils dans les conflits sur le continent en 2022. D’autre part, ceux-ci ont changé de nature : ce ne sont plus des conflits étatiques ou infra-étatiques mais de plus en plus souvent des conflits régionaux ou sous-régionaux. On le voit au travers des actions terroristes au Sahel, bien souvent transfrontalières – au point de déborder sur certains pays du Golfe de Guinée – dans la région des Grands Lacs, dans la Corne de l’Afrique, autour du lac Tchad, etc.

Trois facteurs risquent d’accélérer cette fragilisation : l’explosion démographique sur un continent qui compte aujourd’hui 1,3 milliard d’habitants et qui en comptera 2,5 milliards en 2050 ; l’urbanisation, puisque deux tiers de ces 2,5 milliards de femmes et d’hommes vivront en zones urbaines en 2050, avec une capacité de sécurisation souvent absente ou très diffuse hors des centres urbains principaux ; la régression du modèle démocratique dans certains pays africains.

Ces fragilités structurelles qui s’accentuent sont autant d’opportunités à saisir pour les terroristes et pour certains de nos compétiteurs qui pourraient trouver là des moyens de contester l’ordre établi pour faire valoir leurs intérêts.

Les deux mouvances terroristes principales sont la branche africaine d’Al Qaïda, relativement affranchie d’Al-Qaïda « centrale », et l’État islamique par le biais de ses quatre principales wilayas africaines (Sahel, Afrique de l’Ouest, RDC et Mozambique), qui poursuivent leur essor de manière inégale, la « tête de gondole » étant l’État islamique au Sahel. Ces wilayas, qui savent parfaitement exploiter la permissivité des États africains, peuvent mobiliser des ressources humaines presque illimitées.

Face à ces mouvances terroristes vivaces et même en expansion, les réponses africaines sont diverses, parfois faibles, et le rejet de l’appui occidental par les juntes sahéliennes facilite l’ancrage territorial terroriste et l’extension de ces groupes vers le Golfe de Guinée. Les États tentent de diversifier leurs appuis partenariaux en faisant appel à la Russie, à la Chine, à l’Iran et à la Turquie mais il n’est en rien certain que cette diversification suffira à leur faire reprendre l’initiative face à la menace terroriste. De plus, la réponse des États africains se limite trop souvent au seul champ sécuritaire.

Pour les armées françaises, la prise en compte de la menace terroriste croissante en Afrique restera un impératif, parce qu’elle vise nos ressortissants, nos emprises, nos intérêts et nos partenaires locaux et aussi parce qu’elle met en péril la stabilité des États.

Ces fragilités constituent des opportunités que nos compétiteurs stratégiques tentent de saisir. Je m’attarderai sur les deux compétiteurs principaux que sont la Russie et la Chine. Moscou s’est réengagé avec volontarisme sur le continent africain depuis le début des années 2000. Son offre sécuritaire est maintenant diversifiée : vente d’armes, déploiement de sociétés militaires privées, formation des armées africaines… Ces offres se conjuguent à une exploitation désinhibée du champ informationnel pour lutter contre les influences ou la présence occidentales. La Russie a fait de la Libye et de la Centrafrique des pays tests avant de propager son influence. Mais l’exploitation par Moscou du renversement de pouvoirs étatiques, notamment au Sahel, par son appui aux juntes, ne sera probablement pas de nature à juguler l’extension de la menace terroriste. L’action russe en Mozambique a été un échec dont on ne parle pas assez, et nulle part l’action russe n’a suffi à imposer la paix.

La Chine, pour défendre ses intérêts et apparaître comme une puissance responsable, déploie une offre militaire au profit d’États africains. Elle le fait sous trois formes : un engagement accru dans les opérations militaires de paix de l’Onu ; l’approfondissement des relations de défense avec la presque totalité des pays d’Afrique ; l’exportation d’armements vers des États africains. À cela se combine la volonté d’ouvrir des bases en Afrique. Il existe une base chinoise à Djibouti depuis quelques années et la Chine essaye désormais de créer une base sur la façade atlantique.

Au nombre de nos autres compétiteurs, je mentionnerai la Turquie et des pays du Golfe, présents de façon structurelle.

En conclusion, l’Afrique, continent en mutation, demeurera une priorité pour la DRM en raison des menaces que font peser son instabilité, le renforcement de l’activité terroriste et la présence croissante de compétiteurs. Faire face de façon cohérente à l’ensemble de ces menaces exige une coopération entre les services qui s’améliore jour après jour.

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. Je vous présente les excuses du directeur général, M. Bernard Emié, empêché d’être présent par de fortes contraintes professionnelles dues à une actualité particulièrement dense. Ayant pris mes fonctions il y a environ deux mois, je suis accompagné par le secrétaire général pour l’analyse et la stratégie, dont la mémoire suppléera la mienne, si besoin est, pour la période des deux dernières années, pendant lesquelles je servais à la DRM.

Cette audition s’inscrit dans le débat parlementaire sur la politique africaine de la France ; ce rendez-vous est très important pour la DGSE, un service secret et spécial certes, mais surtout ancré dans le système démocratique. Le zoom sur l’Afrique fait par le directeur du renseignement militaire correspond parfaitement à la vision de la DGSE. Je compléterai cette présentation à laquelle nous souscrivons entièrement par quelques remarques particulières.

La DGSE a toujours décliné, à son niveau, la politique africaine décidée par les autorités politiques. À ce titre, l’Afrique représente depuis les années 1960 une priorité pour le service, la France ayant des intérêts politiques et économiques à y défendre et des concitoyens à y protéger. Son empreinte en Afrique reflète donc celle que ce continent occupe dans la politique étrangère française. Bien entendu, la part des moyens consacrés par la DGSE à l’Afrique évolue. Ainsi, depuis 2013 et même avant cela, le service a renforcé son dispositif pour soutenir l’engagement français au Sahel et la priorité donnée à la lutte anti-terroriste. Le service se réarticule en permanence en fonction de l’évolution des menaces et des enjeux. C’est ainsi qu’aujourd’hui il se tourne encore plus vers les puissances émergentes anglophones et lusophones.

Je souhaite désamorcer dès maintenant le soupçon selon lequel nous aurions peut-être manqué de caractériser certaines évolutions politiques en Afrique, j’entends par là les récents putschs, parce que nous aurions donné la priorité, voire l’exclusivité, à la lutte antiterroriste. Le service n’a jamais abandonné la recherche et l’analyse politique africaines, dont les moyens ont toujours été préservés et même renforcés ces dernières années. Mais la DGSE n’est pas omnisciente et ses capteurs techniques et humains ne lui permettent pas de savoir ce que mijote chaque officier sahélien. Au Mali, au Burkina, au Niger, le service a, à chaque fois, caractérisé la vulnérabilité des régimes en place ; ces putschs ont été des dérapages rapides, soudains et surprenants, y compris pour leurs auteurs, de mutineries locales ou de coups de sang individuels.

Sur le plan général, pour la DGSE, les risques et les menaces sécuritaires en Afrique sont de trois ordres et s’interpénètrent. Ce sont le terrorisme, la déstabilisation politique et les risques qu’elle fait peser sur la paix civile dans les États concernés, les ingérences étrangères particulièrement hostiles à nos intérêts. Le continent est en effet devenu le théâtre d’une compétition féroce entre les démocraties et des puissances autoritaires qui remettent en cause l’ordre international. Je pense bien sûr à Wagner, mais aussi au piège de la dette chinoise qui encourage la mauvaise gouvernance.

S’agissant du contre-terrorisme, il faut souligner le bilan positif de la lutte menée par la France au regard des objectifs assignés, et les services ont joué un rôle déterminant. Cette lutte doit continuer à nous mobiliser, sous des formes différentes. Les opérations conduites par les forces françaises au Sahel, souvent sur renseignements de la DGSE et de la DRM, ont permis la réduction drastique des actions terroristes contre les intérêts occidentaux, empêché la création d’un sanctuaire d’Al-Qaïda susceptible de devenir un lieu de projection de la menace sur le territoire français et profondément affaibli Al Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi). Il en est résulté qu’aucune attaque meurtrière contre les intérêts occidentaux n’a été perpétrée en Afrique occidentale depuis 2018, ni en Europe depuis l’Afrique.

Malheureusement, les difficultés politiques et économiques qui ont fait le terreau de l’expansion des groupes djihadistes ne pouvaient pas être résolues par la seule action militaire, et les gouvernements sahéliens n’ont pas voulu ou pas pu traiter les problèmes qui étaient et qui sont toujours de leur ressort. Le renseignement de la DGSE visait à entraver des structures et des réseaux menaçant nos intérêts, non à conduire une action globale de contre-insurrection. Plus généralement, la France ne pouvait se substituer à ces États, mais seulement les aider.

Ces groupes prospèrent également en raison de certains mauvais choix. Ainsi, au Mali, les exactions commises par les miliciens de Wagner ne font qu’élargir le fossé entre l’État et certaines franges de la population, les communautés peule ou touareg. Étant donné les déficiences des armées locales et de programmes politiques qui délaissent la lutte antiterroriste, nous anticipons une dégradation rapide de la situation sécuritaire en Afrique, devenue l’épicentre du djihad mondial en raison du relatif affaiblissement des centrales terroristes dans la zone syro-irakienne et dans le sanctuaire afghan, même si ces structures restent très menaçantes.

Aussi peut-on craindre la reprise des opérations contre les capitales sahéliennes et l’instauration d’émirats territorialisés dans la zone des trois frontières entre le Mali, le Niger et le Burkina Faso, et le risque, plus crédible encore à terme, de projection de la menace vers le Maghreb et l’Europe en raison du regain d’attractivité du djihad sahélien et de l’impossibilité pour les volontaires de rallier le théâtre irako-syrien.

Il faut noter que ce danger ne se limite pas au Sahel. Dans la Corne de l’Afrique, le Chabab al-Islami, filiale locale d’Al-Qaïda, contrôle des pans entiers du territoire somalien, et l’État islamique prospère au Mozambique et en RDC. Tout cela advient alors que le nouvel émir mondial de l’État islamique est le djihadiste somalien Abdulqadir Mumin. Cela doit faire craindre une attention renforcée de cette organisation au continent africain : que le nouvel émir de l’État islamique soit un Africain est tout un symbole.

Notre service intensifie ses efforts de recrutement de sources au cœur des cibles pour être en mesure de prévenir aussitôt que possible les menaces qui viseront nos intérêts dans la région. En parallèle, nous demeurons particulièrement vigilants sur l’anticipation et le suivi des crises politiques qui peuvent constituer une menace sécuritaire comportant éventuellement une dimension terroriste. Je citerai l’exemple du Soudan d’où nous avons dû évacuer les ressortissants français et européens en avril dernier,

Mais ces menaces, non plus que les autres défis que sont la démographie et le changement climatiques, ne pourront être réglées par les seules solutions militaires et sécuritaires. Pour réduire la conflictualité, il nous revient, avec nos partenaires européens et africains, de construire une approche plus politique, caractérisée par un investissement collectif coordonné dans l’aide au développement et à la bonne gouvernance. Nous devons aussi être très vigilants face à l’endoctrinement de la jeunesse, désormais soumise, même dans les lieux reculés, à une propagande et à une désinformation massives. Il nous faut pour cela lutter sans relâche contre les auteurs de ces campagnes de désinformation en les privant de leurs moyens d’expression et militer en faveur de l’éducation du grand public à une approche critique des informations diffusées sur les réseaux sociaux.

M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure. Les sujets évoqués par mes collègues touchent avant tout à la stabilité des États africains. Sur le plan sécuritaire, l’exposition principale, pour la France, ce sont les personnes physiques et les sociétés françaises représentées en Afrique plutôt que nos intérêts sur le territoire national. Les conséquences actuelles ou potentielles sur notre territoire de la situation de crise et des tendances décrites à l’instant sont néanmoins réelles. Il était donc logique que la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) soit associée à cette audition et je vous remercie de votre invitation.

L’action de la DGSI sur le territoire national en lien avec l’Afrique suit trois axes. Je dirai d’abord un mot des conséquences éventuelles de la dégradation de la situation en matière de risque terroriste pour nos intérêts à l’intérieur de nos frontières. D’autre part, la DGSI, avec ses partenaires de la communauté du renseignement, notamment les renseignements territoriaux, suit des communautés étrangères ou des individus d’origine étrangère résidant sur le territoire national qui peuvent interagir avec la situation dans les pays dont ils ont la nationalité ou dont ils sont originaires. Enfin, je traiterai des manœuvres de déstabilisation informationnelle, qui s’appuient pour partie sur des structures ou des personnes physiques résidant en France ou pouvant y séjourner. Vous comprendrez que je m’abstienne de partager toute information relevant du secret de la défense nationale.

Il ne m’appartient pas de dresser l’état des lieux de la menace terroriste visant le territoire national. Vous le savez, elle est essentiellement endogène. Néanmoins, depuis une grosse année, les conséquences de l’existence des théâtres extérieurs que sont la Syrie, l’Irak et l’Afghanistan mais aussi l’Afrique pèsent à nouveau, de manière croissance, sur le niveau de la menace terroriste en France. En 2022, pour la première fois en six ans, la DGSI a déjoué un projet d’attentat impliquant deux individus qui venaient de rentrer en France et qui étaient en lien direct avec des opérationnels de l’État islamique en Afghanistan, ce que l’on n’avait plus vu pendant plusieurs années.

En Afrique, où la dégradation de la situation sécuritaire est très nette, les tentatives des groupes jihadistes de prendre pied sur ce continent ne sont pas nouvelles. Mais ce théâtre n’a jamais été très attractif pour les velléitaires ou les sympathisants djihadistes français. Pendant la période postrévolutionnaire en Tunisie, la permissivité à l’égard du groupe Ansar al-Charia avait conduit quelques Français avaient rejoint ce groupe au début des années 2010 ; il s’agissait certes de profils très sérieux qui ont ensuite combattu sur le théâtre syro-irakien, mais ils n’étaient que quatre en Tunisie. De même, de modestes filières s’étaient créées en Libye en 2015 et 2016 mais une dizaine de Français tout au plus y avaient rejoint l’État islamique. En bref, jamais au cours des dernières décennies les théâtres djihadistes africains n’ont conduit à la création de filières de départs de djihadistes français au niveau de ce que l’on a connu en Afghanistan et au Pakistan et surtout en Syrie et en Irak.

La période actuelle ne fait pas exception. C’est que l’accès à ces pays est bien plus compliqué que l’accès au théâtre syro-irakien et qu’à ce jour les groupes terroristes n’ont créé ni structures d’accueil ni réseaux de facilitation pour attirer ce type de combattants. De plus, mes collègues l’ont dit, ces groupes terroristes poursuivent à ce jour un objectif local et n’ont pas, pour l’instant tout au moins, le dessein de projeter la menace. Cela explique qu’aucun projet d’action terroriste en provenance de la zone africaine n’a été détecté ces dernières années visant le territoire national – ce qui ne signifie pas que nos intérêts n’ont pas été visés – et qu’à ce jour aucun ressortissant français n’évolue au sein d’un groupe terroriste en Afrique.

Ce cadre étant dessiné, je tiens à vous dire notre préoccupation quant à l’évolution de la situation, et donc notre vigilance. Nous observons en effet depuis quelques mois des signaux faibles : on constate l’attrait croissant de sympathisants djihadistes pour ce théâtre. Par « attrait croissant », j’entends quelques individus seulement, mais cela ne se voyait pas il y a deux ou trois ans. Ces derniers mois, trois projets de rejoindre une organisation terroriste africaine ont été détectés et déjoués. On est très loin des 1 400 individus qui avaient rejoint l’État islamique sur le théâtre syro-irakien, mais ce phénomène était inexistant il y a peu.

D’autre part, si la dégradation de la situation, qui a été bien décrite, vise avant tout nos intérêts à l’étranger, nous sommes attentifs à cinq facteurs susceptibles d’avoir des conséquences à moyen terme sur le territoire national. C’est d’abord la propagande très active de ces groupes terroristes. C’est ensuite que leurs succès tactiques contribuent à nourrir une image à nouveau dynamique des organisations terroristes, alors que l’attrait pour l’État islamique des velléitaires français pâtissait des revers militaires infligés par la coalition dans la zone syro-irakienne. C’est aussi le risque patent de voir des combattants francophones, notamment en provenance de pays maghrébins, rejoindre ces groupes terroristes et structurer des réseaux de facilitation ou d’échanges avec des sympathisants ou des velléitaires en France. C’est encore le gain territorial à l’œuvre, qui peut traduire une élévation capacitaire et donc peut-être aussi un renforcement de la capacité de planification d’actions extérieures. Enfin, nous devons être extrêmement vigilants pour éviter que des combattants se greffent aux flux migratoires et entrent sur le territoire national animés par la volonté de commettre un acte terroriste, ou que des profils radicalisés ou d’anciens combattants migrent vers l’Europe pour des raisons économiques mais qu’ils présentent des profils à risque compte tenu de leur parcours. Cela entraîne, en lien avec l’ensemble des services, des mesures très strictes de criblage aux frontières et d’interdictions d’accès.

La DGSI a pour autre mission cardinale la lutte contre les ingérences étrangères, ce qui l’amène à suivre les diasporas ou les individus d’origine étrangère résidant en France. Les crises, les coups d’État ou les tensions internes ont des conséquences sur les citoyens des pays concernés résidant sur le territoire national, même si ces communautés sont souvent de taille modeste et bien intégrées. Il s’agit parfois d’une immigration très ancienne, intégrée et présente pour travailler ou pour étudier, si bien que les conséquences en termes d’ordre public des troubles observés en Afrique sont restés très limitées sur le territoire national ces dernières années.

Nous suivons certains mouvements avec attention. Mais, globalement, les conséquences des troubles politiques en Afrique, en termes de sécurité publique sur le territoire national, sont réduites et contenues.

Sachez enfin que le ministère de l’intérieur est mobilisé à chaque fois qu’il nous faut réagir à des coups d’État ou des actions hostiles à nos intérêts.

Je conclurai par quelques mots sur les outils informationnels, devenus une arme aux mains de nos compétiteurs. Ces outils sont l’objet d’une veille par les services et par Viginum, le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères créé il y a deux ans, avec lequel la DGSI interagit. Le cœur de l’activité d’un service de renseignement intérieur est d’essayer de détecter et d’identifier les individus ou les organismes qui participent aux manœuvres informationnelles hostiles à notre égard, parfois manipulés par des puissances étrangères. Certaines ont été citées. En leur nombre, la Russie déploie le dispositif le plus élaboré, en tenant un discours qui touche la sphère panafricaniste francophobe. La DGSI suit et s’efforce d’entraver ces actions, en l’état du droit à chaque fois que c’est possible. Je me réjouis que la délégation parlementaire au renseignement (DPR) ait repris certaines propositions avancées par les services et se soit prononcée en faveur d’une réflexion sur une évolution du cadre légal et juridique qui nous permettrait d’être plus efficaces et plus réactifs dans notre lutte.

M. le président Thomas Gassilloud. Je vous remercie tous les trois pour ces interventions éclairantes et complémentaires. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.

M. Jean-Philippe Ardouin (RE). Pour les Européens, l’Afrique est le symbole d’une perte d’influence et une source d’inquiétude lorsqu’un pays sombre dans l’instabilité. Depuis de nombreuses années, nous constatons avec impuissance les ambitions russes en Afrique. Quel regard portez-vous sur les activités du groupe Wagner sur ce continent ? Un rapport d’experts indépendants vient d’établir que cette société militaire privée a rapporté 2,5 milliards d’euros à la Russie. Son rôle demeure stratégique malgré la disparition de son dirigeant historique en août dernier et elle continue d’exploiter la principale mine de la République centrafricaine et d’extraire de l’or au Soudan, couplant profits indirects pour la Russie et développement de partenariats privilégiés. Nous devinons qu’elle entretient aussi des relations très étroites avec les armées de certains États africains pour nouer des alliances défensives. Elle s’est imposée dans plusieurs pays, sous les ordres de Moscou, notamment au Mali à la suite du retrait des forces françaises, à la demande de la junte au pouvoir. Comment s’articulent les autorités officielles russes et les sociétés telles que Wagner dans la stratégie d’influence de la Russie en Afrique ? Cette stratégie vous paraît-elle pérenne ? Comment la France y réagit-elle ?

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. Avant la tentative de putsch sur Moscou, la société militaire privée (SMP) russe Wagner procurait une offre sécuritaire de garde prétorienne à des régimes fragiles en échange d’une prédation économique ciblée, dépendant des pays considérés – ici, une mine, là une usine –, se nourrissant donc de la déliquescence des États. Depuis lors, la SMP Wagner n’a plus connu de croissance dans cette zone mais elle a conservé l’héritage. Ils sont donc toujours stationnés dans les pays où ils étaient établis et le troc prédation contre-offre sécuritaire locale à des régimes fragiles se poursuit. Dans les faits, le régime russe, qui essaye de récupérer l’héritage de Wagner à des fins différentes, procède à la découpe de la société Wagner par appartements.

La SMP Wagner exerce ses activités sans scrupule : exactions, s’il le faut, pour exercer ses fonctions de garde prétorienne et, dans tous les cas, désinformation de masse pour contribuer à maintenir artificiellement la légitimité des gouvernements en place.

M. le général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros. Pour compléter ce propos sur l’interdépendance entre cette SMP et des États faillis ou en quasi-faillite, je soulignerai que l’offre de Wagner s’articule en deux volets : formation d’une part, lutte contre des opposants/terroristes d’autre part – la définition dépend des circonstances ou des pays. Bien souvent, l’action de Wagner accentue les clivages ethniques, et les exactions mentionnées ciblent telle ou telle ethnie en fonction des régions dans lesquelles ils opèrent. Wagner est implanté dans un nombre de pays très limité : la Libye, la RCA et le Mali. Cela montre que si « l’offre Wagner » a semblé fasciner le continent africain il y a quelques années, certains pays en sont revenus, se rendant compte que l’activité de ce groupe avait un effet déstabilisateur sur les équilibres ethniques et pouvait entraîner une perte de souveraineté. Plusieurs chefs d’État africains ont compris le danger d’y avoir recours. Enfin, on ne souligne pas suffisamment les échecs de Wagner, notamment au Mozambique d’où ils ont été chassés quatre mois après y être intervenus.

Mme Caroline Colombier (RN). Le retrait de nos troupes en Afrique de l’Ouest nous impose de revoir notre positionnement stratégique dans la région. Nous semblons avoir été progressivement remplacés par des compétiteurs inattendus dans cette partie du monde, la Russie et la Chine, qui créent le sentiment anti-français sur place puis en tirent bénéfice. Ces puissances paraissent avoir pris une longueur d’avance dans le champ informationnel, transformant l’Afrique du Nord en champ de bataille potentiel pour les futurs conflits hybrides auxquels la France pourrait être confrontée. En écoutant les spécialistes invités par notre commission, on ne sait pourquoi la France s’est résignée à une posture défensive et réactive, principalement justifiée par des raisons diplomatiques. Cette doctrine a nui à notre capacité d’anticipation des crises et limité notre présence à une sorte de ligne Maginot minimale de défense de nos intérêts dans la région, ce qui nous a coûté cher ces derniers mois. Même si nous avons réussi à déjouer des manœuvres de désinformation au début de l’année 2022, ce succès marginal est loin de traduire une stratégie claire de la France dans la région. Pourtant, certains d’entre vous avaient souligné par le passé la nécessité pour vos services de recevoir des consignes nettes des autorités politiques.

Dans ce contexte, comment envisagez-vous de réorganiser vos services pour ne pas perdre pied en Afrique et pour conserver le renseignement d’intérêt militaire de qualité indispensable à notre liberté d’action dans la région ? Si une volonté politique s’exprimait pour faire de l’offensive la ligne directrice de notre action, quelles seraient les priorités stratégiques budgétaires et humaines ? Enfin, quelles évolutions du cadre juridique du renseignement souhaite la DGSI ?

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. Je n’ai pas le sentiment d’une dichotomie absolue entre offensif et défensif. Les deux axes d’action s’entrecroisent mais, face à des compétiteurs qui usent du mensonge de la désinformation, la France a fait le choix stratégique de ne pas entrer dans ce jeu-là, si bien que, pour ne pas perdre notre âme nous ne jouons pas à armes égales, ce qui peut donner une impression de fragilité. C’est le pari que, dans la durée, la parole française restera fiable. Quand nous observons des opérations de désinformation, nous les condamnons et nous pouvons décider de manœuvres d’entrave, qui restent secrètes. Tout n’est pas dans le monde visible mais sachez que la France se défend, y compris dans le champ informationnel.

La réorganisation du dispositif de renseignement français pour faire face aux menaces est permanente. Je vous ai indiqué que nous nous investissons davantage dans le Golfe de Guinée, pour contrer les nouvelles menaces au Mozambique et j’ai fait allusion à l’Afrique anglophone et lusophone. Nous continuerons de nous adapter en permanence, avec une agilité assez prononcée au regard du tempo habituel de l’administration française.

M. le général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros. Notre dispositif de renseignement évolue en permanence, singulièrement en ce moment. Tout part évidemment des accès, que nous adaptons en fonction des menaces, de l’acceptabilité des pays hôtes et de la capacité du renseignement d’intérêt militaire à s’adosser à des dispositifs de forces déployées en opération ou prépositionnées. Aujourd’hui, nous repensons à nouveau nos accès en essayant d’anticiper sur le temps long. Nous sommes parfois en décalage avec les dispositifs militaires parce qu’il nous faut créer des accès et capitaliser les informations dans la durée pour produire du renseignement. Repenser nos accès en Afrique signifie se diluer davantage et trouver d’autres partenaires, africains ou internationaux. Tous les services de renseignement troquent avec des partenaires étrangers. Il faut le faire sans naïveté et sans créer de dépendance ; cela fonctionne assez bien, mais il faut des monnaies d’échange. Enfin, nous essayons de progresser en matière d’innovations. Même si la technologie ne fait pas tout et que le renseignement humain est un volet essentiel de nos capacités, l’innovation technologique nous offre des accès dont nous ne pouvions bénéficier hier. Sur le plan budgétaire, je pense que nous nous accorderons pour dire que nous faisons un métier infini avec des moyens finis, si bien que quand bien même notre budget et nos effectifs seraient cent fois plus élevés, nous ne remplirions pas notre mission de façon exhaustive.

M. Nicolas Lerner. Le sujet de l’information, sensible à l’étranger, l’est encore plus quand on parle du territoire national où, la question du champ d’activité des services ou leur capacité de réponse peut très vite venir télescoper les principes constitutionnels de liberté de conscience et de liberté d’informer. C’est pourquoi je pense salutaire la définition d’un cadre relatif aux opérations de désinformation et à la manipulation de l’information. Le décret portant création de Viginum définit précisément ce qui relève d’une action publique et ce qui tient de la libre opinion. Qu’on le regrette ou qu’on s’en réjouisse, dès lors qu’on reste dans les limites de la loi, on est libre, dans notre pays, de penser que la France mène une politique coloniale en Afrique ou que le président Poutine mène en Ukraine une action salutaire.

Néanmoins, la manipulation de l’information par une manière trompeuse d’influencer l’opinion entre dans le champ d’action du service. Depuis quelques mois, grâce à la création de Viginum et à une attitude beaucoup plus offensive de nos autorités, un moyen d’action existe, parfaitement démocratique, qui est de décrire les manœuvres en cours et de les dénoncer. Ce fut le cas pour deux opérations hostiles. L’une était pilotée par l’Azerbaïdjan. L’autre – les étoiles de David apposées sur des murs parisiens – par la Russie ; nous en sommes convaincus même si une enquête judiciaire est en cours. Le Gouvernement a donc décidé de nommer et de dénoncer les compétiteurs auteurs de ces opérations. Tel est l’état d’esprit actuel, et je partage l’opinion du directeur du renseignement militaire au sujet de l’entremêlement des volets défensif et offensif de notre action : la France, en tout cas ses services, s’est adaptée au nouveau contexte d’agressivité stratégique, dit ce qui est, et répond.

Sur le plan juridique, deux propositions des services soumises à la DPR ont été reprises dans le volet public de son rapport annuel. Un mot, d’abord, sur le cadre général. Le service chargé de la lutte contre l’espionnage et les ingérences est confronté en France à trois comportements. L’espionnage, puni par le code pénal, consiste à récupérer des informations que l’on n’est pas censé avoir. De l’autre côté du spectre, la politique d’influence menée par les États vise à promouvoir leur modèle et leurs valeurs ; ce procédé est légal et la France mène elle-même une politique d’influence à l’étranger. Entre les deux, il y a une zone grise, l’ingérence, autrement dit la volonté d’un État d’agir au bénéfice de ses intérêts ou contre les nôtres en avançant masqué, utilisant à cette fin des relais qui taisent au nom de qui ils parlent. Cette zone grise pourrait être mieux prise en compte par la loi et c’est à quoi tendent nos propositions.

La première tend à créer un registre des représentants d’intérêts étrangers inspiré du Foreign Agents Registration Act américain, récemment décliné au Canada et au Royaume-Uni, pays qui ne sont pas connus pour être des démocraties moins efficaces que la nôtre. Ce dispositif vise à rendre obligatoire la déclaration des liens de soumission ou de dépendance à un État étranger. Cela ne signifie pas que l’on est empêché de mener une activité d’influence mais qu’il faut dire d’où l’on parle et quels liens préexistent. Il s’agit simplement de renforcer la transparence du débat public.

Notre deuxième proposition tend à pénaliser l’ingérence, et la création d’un registre nous y aiderait : toute personne qui ne dirait pas précisément au nom de quels intérêts elle s’exprime pourrait être sanctionnée. C’est sur ce terrain que le Royaume-Uni a récemment avancé.

Ces deux propositions ont retenu l’attention favorable de la DPR.

M. le président Thomas Gassilloud. Si l’on vous entend bien, l’ingérence serait alors considérée comme une forme de trahison ?

M. Nicolas Lerner. Oui. Le fait d’agir pour le compte d’une puissance étrangère contre nos intérêts ou pour défendre les intérêts de cet État sans le déclarer relèverait alors du crime de trahison, puni de vingt ans de réclusion criminelle.

M. François Piquemal (LFI-NUPES). Je vous remercie tous trois pour vos propos liminaires qui contribuent à éclairer tous les députés. Il est normal que nous parlions de nos intérêts nationaux, mais cette audition porte sur la sécurité en Afrique en général, et si la situation sécuritaire au Maghreb et dans la bande sahélo-saharienne intéresse particulièrement la France, bien d’autres événements méritent aussi une analyse de leur importance et de l’impact qu’ils peuvent avoir sur la sécurité du continent.

Avant d’y revenir, je vous interrogerai, étant donné les récents coups d’État survenus en Afrique, sur les moyens mis en place par les services de renseignement pour repérer d’éventuels signaux de contestation du pouvoir dans les cercles politiques et sécuritaires et au sein de la population. Quels étaient les dispositifs ? Comment la remontée d’informations s’est-elle faite ? Des divergences dans l’analyse du renseignement ont-elles conduit à des appréciations différentes de certaines situations ?

Alors que les activités armées du Mouvement du 23 mars, le M23, déstabilisent la zone frontière entre la République du Congo et le Rwanda et qu’un drame humanitaire perdure dans le Nord-Kivu, des élections vont avoir lieu dans ces deux pays ; comment pourraient-elles influencer la stabilité de la région ? Le conflit entre Israël et le Hamas se poursuit ; quels pourraient être les risques sécuritaires et le potentiel déstabilisateur de cette guerre pour l’Afrique ? Étant donné le risque d’accroissement de conflits liés aux problèmes climatiques ou à l’appropriation de ressources, quel pourrait être le potentiel déstabilisateur pour la région de la compétition entre l’Éthiopie, le Soudan et l’Égypte à propos de la gestion des ressources du Nil ?

Enfin, en soulignant qu’une intervention militaire ne suffit pas à offrir la stabilité à des peuples, vous avez mis en cause les responsables politiques locaux. Mais la France aurait-elle pu faire davantage pour obtenir de meilleurs résultats de ce point de vue ?

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. Vous comprendrez, Monsieur le député, que je ne puisse décrire précisément nos dispositifs de renseignement. De manière générale, tous les services s’attachent à faire converger les trois moyens de captation que sont le renseignement humain, le renseignement technique et le renseignement partenarial. L’exercice est très complexe, car le renseignement qui remonte peut-être positif ou négatif, il peut être faux, et ce peut être une mauvaise piste. Il faut combiner tout cela et analyser les renseignements recueillis avec un discernement qui n’est pas infaillible pour essayer d’en tirer une ligne directrice. Cela continue et je ne trahis aucun secret en vous disant que nous avons des sources humaines et quelques accès techniques en Afrique, et que la remontée d’informations est permanente. Il n’y a aucune rétention d’informations locales des services de renseignement en Afrique.

J’ai traité du résultat obtenu dans mon propos introductif et je le redis : un service de renseignement est un thermomètre, ce n’est pas lui qui fait monter ou baisser la température. Il observe des choses et en fait part. Il dit : « La température monte » ou : « Le régime semble aller à sa chute » ; ensuite, une étincelle se produit au hasard de l’Histoire. D’autre part, tous ces putschs sans exception ont été anticipés parce que nous avions tous sous les yeux des régimes déliquescents, mais aucun n’a été prévu précisément ni par les services de renseignements locaux qui sont les premiers concernés ni par les services de renseignement américains ni par les services de renseignement russes. L’instabilité en Afrique étant très forte, nous avons encore des inquiétudes sur la stabilité à venir de certains régimes.

La RDC est en effet dans une situation inquiétante. Les élections en RDC ont lieu en ce moment même et je ne sais comment elles évoluent mais ce sont effectivement des élections à fort enjeu. À ce stade, je puis seulement vous dire que la conscience collective est très forte qu’un embrasement est possible, et de grands partenaires locaux, tels l’Angola, et internationaux, la France et les États-Unis, tentent de calmer le jeu. Mme Avril Haines, la directrice du renseignement national américain, a fait une tournée locale et a obtenu une déconflictualisation provisoire avec des engagements respectifs, pour qu’au moins les proxies ne soient pas à l’origine d’une flambée régionale. On espère que cet accord local tiendra, mais comme dans toute situation de tension, le risque est fort.

M. le président Thomas Gassilloud. Iriez-vous jusqu’à assimiler les motivations des Rwandais à celles de Wagner ou cette comparaison vous semble-t-elle hasardeuse ? La prédation économique justifie-t-elle, ici aussi, des approches sécuritaires ?

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. Toutes les crises profondes dans des régions compliquées trouvent leur origine dans un mille-feuilles historique, économique, ethnique et sociologique. C’est pourquoi, si l’on s’en tient à une seule grille de lecture, quelle qu’elle soit, on ne répond qu’à une petite partie de la crise. À ne pas traiter le problème dans son ensemble, on en arrive à une paix intermédiaire mais la tension reste sous-jacente.

M. le général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros. Vous avez fait allusion à d’éventuelles divergences entre les services. Ce mot n’est pas adapté à la réalité de la situation ou à la façon dont nous travaillons ensemble ; il y a plutôt des complémentarités. Les échanges sont quotidiens entre les services de renseignement politique, de renseignement militaire, de renseignement économique et les experts du continent africain. Ils permettent des visions souvent complémentaires, parfois identiques, parfois pas exactement alignées. D’autre part, le renseignement produit ne nous appartient pas. Il est exploité au niveau politique ou, pour ce qui me concerne, à celui du chef d’état-major des armées.

L’instrumentalisation des crises à des fins électorales est récurrente en Afrique, avec des pics d’intensité avant les élections. On en voit un exemple aujourd’hui dans la région des Grands Lacs où certains acteurs politiques se sont efforcés de faire vibrer la fibre nationaliste pour mobiliser l’électorat. Mais le conflit lui-même, vieux de plusieurs décennies, a de multiples explications : un volet ethnique qu’il ne faut pas sous-estimer, la gestion de la croissance démographique et celle de ressources à très forte valeur ajoutée.

M. le président Thomas Gassilloud. Malheureusement, l’instrumentalisation des crises à des fins électorales n’est ni un monopole africain ni celui des régimes autoritaires.

M. Jean-Louis Thiériot (LR). Au nombre des outils d’influence il y a la diplomatie de l’armement et la fourniture d’armements. On sait que notre base industrielle et technologique de défense (BITD), historiquement très présente en Afrique, n’a plus les succès à l’export qu’elle a eus en d’autres temps. Comment analysez-vous cette évolution ? Est-ce que notre combinaison prix/produit ne correspond plus exactement aux besoins ? Est-ce lié à des choix politiques des gouvernements considérés ? Est-ce dû à une action particulière de nos compétiteurs stratégiques, puisque l’on parle de drones turcs et iraniens ? Quel rôle les services jouent-ils en cette matière ? Sur un autre plan, pourriez-vous faire le point sur la situation, difficilement intelligible, en Libye ?

M. le général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros. Ma sphère de compétences n’est pas la BITD à proprement parler mais plutôt ce que nous comprenons des souhaits des États africains en matière d’armement. Je vous répondrai donc de manière indirecte, comme je l’ai fait dans mon propos liminaire : nous constatons que les matériels utilisés sont de plus en plus létaux et montent en gamme et en technicité. Mais il faut être conscient des forces et des faiblesses du soutien que nos compétiteurs fournissent en matière d’armement. Ces matériels sont assez compétitifs ce qui correspond aux ressources budgétaires limitées de certains États africains ; on pense par exemple aux drones TB2 turcs et aux avions L-39 présents au Mali. Néanmoins, certains pays sont déçus par ces équipements. D’une part, ils ne sont pas toujours performants ; c’est notamment le cas d’armements chinois qui ne répondent pas aux espérances initiales de leurs acheteurs. D’autre part, il n’y a pas toujours de maintien en condition opérationnelle, singulièrement pour les équipements russes, la Russie se concentrant actuellement sur ses besoins propres au détriment des matériels vendus aux pays africains. Dans ce domaine, notre rôle est d’évaluer les capacités des matériels détenus par les armées africaines et les performances de nos compétiteurs pour aider notre BITD.

M. le président Thomas Gassilloud. Je rappelle l’argument de vente des Turcs : « La qualité européenne au prix des Chinois » Vu d’Afrique, c’est un argument qui fonctionne en général.

M. le général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros. Avec un bémol cependant : le drone TB2 turc était l’alpha et l’oméga au début de la guerre en Ukraine mais au bout de trois mois on n’en a moins parlé car il est brouillé et de ce fait inopérant. Les systèmes de brouillage sont encore peu répandus en Afrique, mais ils apparaîtront un jour.

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. Le conflit israélo-palestinien et la dislocation de l’Afrique sahélienne éclipsent la Libye, qui disparaît de l’actualité. La situation, effectivement assez difficile à comprendre, n’évolue pas beaucoup. Le processus de reconstruction politique, très lent, se fait avec la médiation des Émirats arabes unis et de l’Égypte mais il se heurte à la milicianisation du pays. Une multitude de milices locales tiennent des régions plus ou moins vastes dont elles se nourrissent comme de prébendes qu’elles ne lâcheront pas facilement pour se fondre dans une unité nationale retrouvée. Œuvre aussi en Libye une société militaire privée turque, la Sadat.

En gros, le pays est découpé en quatre zones. À l’est, la Cyrénaïque est toujours tenue par le clan Hafter, le maréchal, essayant de transmettre l’héritage à ses fils et à des proches. La Tripolitaine, très fragilisée, très milicianisée, très morcelée, est tenue par M. Dbeiba qui ne peut guère sortir de Tripoli. Au centre, Misrata, héritage du comptoir turc, essaye de jouer une partition intermédiaire. Enfin, le sud, essentiellement contrôlé par des tribus nomades, n’envisage pas sa géopolitique locale comme nationale mais comme transnationale, sur l’axe migratoire sahélien. Les grandes puissances qui participaient au processus libyen sont désormais occupées à autre chose : la Russie, qui avait une ambition locale, se consacre à l’Ukraine, et l’Égypte regarde soudainement sa frontière Est.

M. le président Thomas Gassilloud. La Libye est en quelque sorte une peau de léopard de groupes semi-privés ou paraétatiques. On en revient quasiment à l’époque coloniale, avec des États qui ont du mal à assurer la souveraineté sur leur territoire et où des pouvoirs locaux se réinstallent.

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. Effectivement, et les États voisins, Algérie et Tunisie d’un côté, Égypte de l’autre, craignent évidemment le débordement de l’instabilité.

Mme Delphine Lingemann (Dem). Quel sera l’impact sécuritaire de la fin de l’opération Barkhane et de la dissolution du G5 Sahel, la force africaine conjointe de lutte contre le terrorisme soutenue par la France ? Quelle coopération sécuritaire pourrait être envisagée avec la Mauritanie et le Tchad ? Comment évaluez-vous le risque djihadiste pour cette région et par répercussion pour notre pays ?

M. le général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros. La fin de l’opération Barkhane et du G5 Sahel ont fragilisé les États sahéliens dans le domaine sécuritaire. Cette dégradation a été un élément déclencheur des différents coups d’État. La fragilisation régionale structurelle tient à plusieurs facteurs précédemment décrits. Les conséquences de ces événements sont d’une part, une fragilisation encore accrue en raison de la disparition d’une partie de l’aide dont bénéficiaient ces pays et dont ils ont choisi volontairement de se séparer, d’autre part l’extension de la menace terroriste, à la fois géographique et en intensité. Aujourd’hui, l’action terroriste s’exprime sur l’ensemble du territoire malien, y compris à proximité de la frontière sénégalaise, voire des frontières guinéenne et ivoirienne, et peut s’étendre au-delà, vers les pays du Golfe de Guinée. Cette tendance est donc plutôt négative. Les juntes coopèrent : les trois pays ont créé une association politique et militaire. L’évolution des pays sahéliens inquiète non seulement les pays du Golfe de Guinée mais aussi d’autres pays limitrophes comme le Sénégal et la Mauritanie. Les pays du Maghreb constatent également avoir moins d’influence sur les pays sahéliens, ce qui fragilise leurs frontières, avec des risques de déstabilisation interne, notamment au sud de l’Algérie.

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. J’ai dit dans mon introduction que nous avons des conséquences de l’évolution au Sahel une vision très pessimiste. Le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, affilié à Al Qaïda, qui a toujours pour objectif de construire un califat local, exerce une pression croissante sur les capitales sahéliennes. En outre se recrée une alliance de proximité avec la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA), qui rallume le feu sécessionniste au Nord Mali avec des jeux troubles entre visions califales et visions sécessionnistes. La tension avec les régimes des capitales est donc croissante. Bamako a réussi à revenir à Kidal, mais il ne faut pas imaginer que cette rentrée très symbolique soit une illustration de la solidité du régime au Nord-Mali, et il sera extrêmement compliqué pour le gouvernement central de se maintenir à Kidal dans les années qui viennent, d’autant que dans le même temps l’État islamique se construit un sanctuaire très fort. Nos inquiétudes sont encore avivées par les liens croissants entre l’État islamique en Afrique centrale, l’État islamique en Afrique de l’Ouest et l’État islamique dans le Grand Sahara. Ces connexions croisées qui se traduisent par des soutiens individuels, logistiques et doctrinaux rendront ces organisations encore plus résilientes.

M. Nicolas Lerner. Si l’on considère le nombre de morts causées, les principales victimes de ces groupes terroristes sont les populations locales des pays considérés. Sont aussi visés les intérêts français dans la région. Je précise à ce sujet que la DGSI est systématiquement saisie en judiciaire des attentats commis à l’étranger. Je l’ai dit, la menace visant le territoire national est aujourd’hui très limitée. Il n’y a aucun combattant français aux côtés des groupes terroristes évoqués qui, à ce jour, n’ont pas pour programme de projeter la menace ni d’ailleurs la capacité de le faire. Néanmoins, des signaux faibles appellent la vigilance sur l’attrait croissant pour ces groupes et sur la double menace que représenterait la création d’un califat territorial structuré : le risque que des populations francophones rejoignent ces groupes combattants, et le risque, par ricochet, que des liens directs s’établissent avec des velléitaires sur le territoire national.

Mme Anna Pic (SOC). Je prends la parole au nom du groupe socialiste pour suppléer ma collègue Isabelle Santiago, empêchée. Le rapport public de la DPR déposé le 29 juin dernier, qui s’appuie sur des entretiens et des auditions conduites avec les services que vous dirigez, détaille les stratégies d’influence et d’ingérence qui menacent les positions stratégiques françaises en Afrique. Il évoque une guerre d’influences, mentionne l’importation massive d’armes russes et chinoises, la mainmise du groupe Wagner sur les mines, l’intensification de la présence de la Chine dans le secteur bancaire et la multiplication des accords de formation militaire. Ces phénomènes se conjuguent au volet plus habituel d’une bataille d’influences par le biais de média de propagande tels que Russia Today et Afrique Media et le soutien de certains partis politiques par des régimes étrangers. Ces manœuvres ont abouti à l’abstention de dix-sept pays africains lors du vote, en mars 2022, de la résolution de condamnation de l’invasion russe de l’Ukraine. Comment ces faits n’ont-ils pas permis d’analyser les risques pour les intérêts stratégiques français de cette guerre d’influence dont nous avons subi ces derniers mois les premières conséquences ? Quels enseignements tirer du retard manifeste de la France à s’adapter aux nouvelles guerres hybrides ?

M. le général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros. La stratégie d’influence des compétiteurs est un sujet pris à bras-le-corps au niveau interministériel. Ces manœuvres sont anciennes, mais il existe effectivement des stratégies d’influence structurées chez certains de nos compétiteurs, et les Russes sont de ceux-là. À certains, on prête parfois des capacités supérieures à ce qu’elles sont. Face à cela, nous ne restons pas les bras ballants. La coordination ministérielle et interministérielle monte progressivement en puissance pour porter nos objectifs stratégiques et nos valeurs. Les services de renseignement coopèrent à l’action des structures d’influence en décrivant l’état de la menace et en aidant à porter les messages les plus efficaces possible.

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. En matière d’influence, l’enjeu principal des services de renseignements est de la détecter, dans ses deux registres. Il y a d’une part la manipulation de l’information, et nous nous efforçons de débusquer les usines à trolls et les auteurs de désinformation. Il y a d’autre part la partie influence, et en ce domaine il faut connaître les hommes et les réseaux ; c’est tout l’enjeu du renseignement géopolitique, que nous n’avons jamais perdu et qui consiste à démasquer les acteurs de l’influence de nos compétiteurs locaux. C’est le travail quotidien des services de renseignement, pour savoir comment s’exercent l’influence chinoise dans tel pays, l’influence russe dans tel autre, qui en sont les acteurs et quels sont leurs leviers.

M. Loïc Kervran (HOR). Je remercie, au nom du groupe Horizons, les hommes et les femmes des services de renseignement qui travaillent en Afrique ou sur l’Afrique dans des circonstances difficiles et parfois dangereuses avec un dévouement remarquable. Je remercie aussi le directeur général adjoint de la DGSE de nous avoir donné des exemples du succès de certaines de nos opérations d’entrave en Afrique, car il y a toujours un déséquilibre dans l’évaluation de l’efficacité de nos services, en raison du secret bien sûr, mais aussi parce que ce que l’on a évité est par définition difficilement mesurable.

Dans le passé, certains services ont justifié notre présence militaire en Afrique par la nécessité de maîtriser le risque de menace projetée. Vous avez tous indiqué que, pour les diverses raisons que vous avez exposées, ce risque est faible aujourd’hui ; dans ce contexte, peut-on imaginer maîtriser la menace projetée sans présence militaire française au Sahel, en tout cas sans présence permanente ? D’autre part, que font les services dans la lutte contre les réseaux d’immigration clandestine ? C’est une autre de leurs missions, assez récente et importante, singulièrement quand on entend l’ambassadeur de France au Niger rappeler que la junte nigérienne a dépénalisé le trafic d’êtres humains et libéré beaucoup de ses auteurs.

M. le général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros. En parlant de la menace, on en revient aux conséquences de l’évolution de notre dispositif militaire en Afrique. Ces dernières années, l’action française dans sa globalité – pas uniquement l’action militaire mais aussi l’action diplomatique, économique et culturelle – a permis de contenir la menace terroriste au Sahel, mais elle ne l’a pas éradiquée car elle n’aurait pu le faire seule. Le directeur général adjoint de la DGSE a souligné certains renoncements ou défaillances d’États africains dans la lutte contre le terrorisme et le fait que nous ne pouvions nous substituer à l’action indispensable de ces États dans tous les domaines. Alors que notre action a permis de contenir la menace terroriste depuis une dizaine d’années, ce sera beaucoup moins le cas désormais, comme on le voit déjà, avec l’extension de leurs zones d’actions et du nombre de victimes depuis le départ de la France du Mali, du Niger et du Burkina Faso où la situation a explosé depuis deux ans. Il faut donc distinguer le passé d’un futur certes difficile à écrire mais dont le directeur général adjoint de la DGSE a souligné plusieurs fois que les tendances, toutes très négatives, incitent au pessimisme à la fois pour ces pays et les pays limitrophes. Le concept de menace projetée sera probablement plus prégnant demain en raison de la fin de l’aide que nous apportions.

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. Que l’on ne se méprenne pas : la DGSE ne travaille pas à entraver l’immigration en cherchant les migrants. Je vous l’ai dit, notre action consiste à prendre la température pour permettre la prise de décisions par nos autorités. Aussi la DGSE s’efforce-t-elle de cerner la réalité objective du panorama des routes de migration pour disposer de l’image la plus actualisée possible des grands axes migratoires. D’autre part, elle agit sous le prisme de la traite d’êtres humains, en s’efforçant d’identifier les réseaux qui profitent de la misère humaine pour s’enrichir. Nous le faisons, hors nos frontières, avec nos moyens, soit avec des partenaires locaux quand ils le veulent et quand ils le peuvent, soit seuls. Une fois des trafiquants identifiés, nous lançons une coopération avec les services locaux pour essayer de les entraver. C’est à ce niveau que nous agissons, et ce ne peut être plus que cela. C’est aussi à cette fin que nous menons un dialogue avec tous les acteurs du Sud de la Méditerranée.

M. le président Thomas Gassilloud. Considérez-vous que le développement des flux migratoires lié à la désorganisation de cette région peut être un objectif recherché par la Russie dans sa lutte systémique contre l’Europe ?

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. Ce n’est pas caractérisé. Je pense que la Russie profitera de toute opportunité pour nous fragiliser mais aucun renseignement fiable ne me signale qu’elle utilise ce moyen à ce stade.

M. le président Thomas Gassilloud. Cependant, elle a utilisé ce moyen à l’Est de l’Europe.

M. le directeur général adjoint de la sécurité extérieure. La thématique était autre et la difficulté tenait aussi au protocole Cazeneuve conclu avec la Turquie.

M. le président Thomas Gassilloud. Nous en venons aux questions des autres députés.

Mme Gisèle Lelouis (RN). Combien de Français sont présents dans des zones à risque ou qui peuvent le devenir ? Comment le contact est-il maintenu entre eux et nos ambassades ?

M. le directeur général adjoint de la DGSE. Je n’ai pas en tête tous les chiffres, tant les zones à risque sont nombreuses. Seul fait référence le site de conseils aux voyageurs du ministère des Affaires étrangères. C’est la voix officielle, avec une granularité précise des zones à risque. Notre mission principale, à laquelle nous nous consacrons chaque jour, est de protéger nos compatriotes, mais elle ne consiste pas à assurer la protection individuelle de tous les Français à l’étranger. Notre stratégie, difficile, est de pénétrer les groupes et les organisations de tous types qui nous menacent pour connaître leurs intentions et anticiper leurs attaques avant qu’ils les concrétisent. Notre sport journalier, que nous conduisons avec plus ou moins de réussite, est de pénétrer les groupes terroristes pour savoir quel est leur prochain coup, et les mouvements subversifs pour savoir comment ils vont évoluer, puis de faire remonter les informations sur les menaces vers le ministère des affaires étrangères pour assurer au mieux la protection des Français à l’étranger.

M. le président Thomas Gassilloud. Messieurs, je vous remercie.


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12.   Audition conjointe avec la commission des Affaires européennes, ouverte à la presse, du Dr Martin Schäfer, ministre plénipotentiaire à l’ambassade d’Allemagne en France, de M. Antonino Cascio, ministre plénipotentiaire à l’ambassade d’Italie en France et de M. Benjamin Saoul, ministre-conseiller aux Affaires étrangères et stratégiques, intérieures et de justice à l’ambassade du Royaume-Uni en France, sur la politique africaine de leur pays respectif. (mercredi 24 janvier 2024)

 

M. le président Thomas Gassilloud. Je remercie le président de la commission des affaires européennes, Pieyre-Alexandre Anglade, d’avoir accepté que sa commission se joigne à la nôtre pour cette audition commune sur les politiques africaines de nos principaux partenaires européens. Nous sommes en effet convaincus qu’une partie de l’avenir de l’Europe se jouera notamment dans sa relation avec le continent africain, et particulièrement dans les domaines sécuritaires.

Nous avons le plaisir d’aujourd’hui d’accueillir le Docteur Martin Schäfer, ministre plénipotentiaire à l’ambassade d’Allemagne en France ; M. Antonino Cascio, ministre plénipotentiaire à l’ambassade d’Italie en France et M. Benjamin Saoul, ministre-conseiller aux affaires étrangères et stratégiques, intérieures et de justice à l’ambassade du Royaume-Uni en France. Je souligne que vous avez accepté tous les trois de vous exprimer en français et je vous en remercie très vivement.

En ces temps où la politique française menée en Afrique fait l’objet de nombreuses réflexions et débats, nous avons pensé qu’il était nécessaire de mieux connaître et comprendre les grandes orientations de la politique africaine de vos pays respectifs et de mettre en exergue leurs similitudes et différences, afin d’en tirer des leçons pour mieux coopérer ensemble. Vos trois pays accordent chacun une place importante à l’Afrique. L’Allemagne a adopté l’an dernier une nouvelle stratégie pour le continent africain, dont nous aurons l’occasion de discuter lors de notre déplacement au Bundestag la semaine prochaine, dans le cadre d’une visite parlementaire de députés et sénateurs.

L’Italie a désigné pour sa part la Corne de l’Afrique comme une priorité de sa politique étrangère et notre commission se rendra également à Rome dans quelques semaines. Enfin, concernant le Royaume-Uni, je relève que le premier dirigeant étranger reçu en visite officielle par le roi Charles III fut, symboliquement, le président sud-africain Cyril Ramaphosa. En outre, Londres accueillera une grande conférence Royaume-Uni-Afrique sur l’investissement en 2024. Mes chers collègues, vous vous souvenez que l’an dernier, nous avions eu l’occasion de nous rendre à Londres, mais également d’auditionner mon homologue Tobias Ellwood, président de la commission de la défense à la Chambre des communes, au sein de notre commission. Nous comptons d’ailleurs relancer en 2024 cette relation interparlementaire.

M. le président Pieyre-Alexandre Anglade. Monsieur le président, je vous remercie d’associer la commission des affaires européennes à la réunion de ce jour. Il me semble effectivement important que nous puissions mener cet échange croisé, tant la dimension européenne est devenue centrale dans la politique africaine. Alors que notre continent fait aujourd’hui l’expérience d’une guerre à haute intensité et qu’une crise majeure secoue le Proche-Orient, l’Afrique ne doit évidemment pas passer au second plan de notre politique nationale et des enjeux européens. Les questions de sécurité liées à ce continent sont évidemment considérables, comme le rappelle la boussole stratégique adoptée par l’Union européenne (UE) en mars 2022.

L’Union européenne déploie actuellement six missions de politique de sécurité et de défense commune (PSDC) sur le continent africain. Elle maintient une relation très complète à travers quarante-sept accords de partenariat économique, conduit un dialogue régulier avec l’Union africaine, ainsi qu’une coopération ambitieuse dans de multiples domaines.

M. Martin Schäfer, ministre plénipotentiaire à l’ambassade d’Allemagne en France. Je vous remercie pour votre invitation, deux jours après cette belle journée franco-allemande que nous célébrons chaque année le 22 janvier. Monsieur le président, votre futur déplacement à Berlin, ainsi que l’invitation de ce jour témoignent de la volonté d’un partenariat approfondi, expression de l’amitié entre la France et l’Allemagne aussi.

En tant que continents voisins, l’Europe et l’Afrique sont étroitement liées sur les plans économiques, politiques, culturels et historiques. Compte tenu de la démographie et des facteurs économiques, l’importance du continent africain est une évidence. D’ici 2050, un quart de la population mondiale vivra ainsi en Afrique, soit presque quatre fois plus qu’en Europe. C’est pourquoi l’Afrique est considérée non pas comme un continent du futur parmi d’autres, mais peut-être comme le continent du futur. Les pays africains sont évidemment déjà des acteurs importants sur la scène internationale. L’action récente de l’Afrique du Sud devant la Cour internationale de justice à l’égard d’un présumé génocide commis par Israël en est une des preuves. Dans ce contexte, le gouvernement fédéral allemand s’est doté en 2014 de lignes directrices pour sa politique vis-à-vis de l’Afrique, et une mise à jour est en cours sous l’autorité du ministère des affaires étrangères. Nous sommes convaincus que nous ne pourrons relever les défis de notre époque qu’en agissant avec nos partenaires africains.

En premier lieu, les premiers défis majeurs rencontrés par l’Afrique concernent le réchauffement climatique et l’approvisionnement énergétique. La pénurie d’énergie touche encore aujourd’hui près de la moitié de la population du continent. Parallèlement, le continent africain subit particulièrement les conséquences du réchauffement climatique. Il est donc dans l’intérêt de tous que les objectifs fixés dans l’accord de Paris soient respectés. De son côté, l’Allemagne a lancé des partenariats sur les sujets de l’énergie et du climat avec une douzaine de pays africains. En 2022, un tiers de notre budget de politique climatique à l’étranger, soit 1,73 milliard d’euros, a été dirigé vers des pays africains.

Dans le cadre de la COP 26, nous avons conclu un partenariat pour une transition énergétique juste (JETP) avec l’Afrique du Sud, en lien avec l’ambassade de France sur place. En juin 2023, un partenariat similaire a été conclu avec le Sénégal lors du sommet de Paris pour un nouveau pacte financier. Mais l’Afrique dispose également d’un grand potentiel pour surmonter le défi du réchauffement climatique et du besoin en ressources énergétiques dans le cadre de la transition énergétique. Le chancelier Scholz a annoncé en novembre 2023 que l’Allemagne fournirait 4 milliards d’euros d’ici 2030 à l’initiative Afrique-UE pour l’énergie verte.

Ensuite, le deuxième défi principal, que nous partageons tous, consiste à atteindre les objectifs de développement durable de l’Agenda 2030 des Nations unies, en faveur de la croissance économique et pour la lutte contre la pauvreté. À cet égard, il reste beaucoup à accomplir, en Afrique comme ailleurs, surtout dans la lutte contre la pauvreté. Les conséquences de la pandémie de Covid et de la guerre d’agression russe contre l’Ukraine ont rendu cette tâche encore plus difficile.

Afin de relever ces défis, l’Allemagne soutient avec détermination une transformation sociale et écologique des systèmes économiques en Afrique. Nous y travaillons par le biais de notre action diplomatique à l’échelle bilatérale – l’Allemagne dispose de quarante-quatre ambassades sur le continent africain – européenne et multilatérale, ainsi que dans le cadre de notre coopération pour le développement.

Mais ces investissements pourraient ne pas suffire à relever ces défis. À notre avis, davantage d’argent est nécessaire, à la fois de l’argent public, mais aussi des investissements du secteur privé, pour permettre de construire des infrastructures modernes et générant moins d’émissions, par exemple dans les secteurs de l’énergie, de la santé et des transports. Nous partageons d’ailleurs cette vision avec la France.

Pour faciliter ces investissements, notamment du secteur privé, il est souvent nécessaire que les pays partenaires entreprennent des réformes. L’Allemagne a lancé un instrument de coopération multilatérale en 2017, le programme G20 Compact with Africa, pour identifier les pays africains les plus aptes à absorber des investissements privés, en ajustant les conditions d’accueil de ces fonds pour générer de la croissance. Le dernier sommet a eu lieu le 20 novembre 2023 à Berlin, en présence de vingt-huit délégations et 700 participants, y compris le Président de la République française.

Enfin, le troisième défi constitue un préalable pour pouvoir relever les deux premiers : la paix et la stabilité. Sans stabilité, les perspectives de croissance, de respect des droits humains et d’adoption des mesures écologiques ne peuvent être qu’éphémères. Notre ministre des affaires étrangères, Annalena Baerbock, est actuellement en visite en Afrique de l’Est, à Djibouti, au Kenya et au Soudan du Sud. Lors de ses entretiens sur place, il sera notamment question des moyens de mieux coordonner les initiatives internationales et européennes de médiation pour mettre fin aux combats au Sahel.

En Afrique, la zone sahélienne est bouleversée par l’instabilité et les coups d’État s’y succèdent. Les pays du Sahel sont confrontés à d’immenses défis, allant des effets du changement climatique à la croissance démographique rapide associée à la pénurie des ressources, en passant par le terrorisme transfrontalier et la criminalité organisée. Nous souhaitons vivement que la région se stabilise et nous sommes prêts à y contribuer. Un « nouveau départ » dans les relations avec l’Afrique est nécessaire et nous aimerons participer à sa création, avec l’ensemble de nos partenaires européens – notamment la France – ainsi que d’autres partenaires internationaux et régionaux, pour favoriser un développement durable, dans le sens le plus large du terme.

Nous restons donc engagés au Sahel, à travers l’aide humanitaire, les mesures de stabilisation et la coopération au développement. Nous voulons nous attaquer aux causes profondes des conflits et aider les populations du Sahel à devenir plus résistantes face au terrorisme et à la criminalité organisée. Parallèlement, nous nous efforçons d’éviter que l’instabilité du Sahel ne se propage aux pays voisins. Dans ce contexte, nous aidons la Mauritanie et les États du golfe de Guinée à stabiliser leurs régions frontalières et à réformer leur secteur de sécurité. Le leadership africain et les approches fondées sur des principes (le développement économique, la bonne gouvernance, l’État de droit) sont essentiels dans ce processus.

En conclusion, nous nous retrouvons pris dans une compétition stratégique, à l’échelle mondiale. Une chose est sûre : pour les pays africains, un partenariat avec la Russie n’apporterait ni paix, ni stabilité, et encore moins la démocratie ou la croissance économique. Nous, Européens, devrons donc rester engagés dans la région, et mieux communiquer nos efforts. Il faut agir ensemble avec une stratégie commune et mettre notre poids économique, nos liens culturels et historiques et nos partenariats politiques au profit d’un développement propre de notre continent voisin, avec lequel nous partageons une communauté de destin.

Permettez-moi de vous assurer de la volonté forte du gouvernement allemand à participer à cet effort pour établir une approche nouvelle et commune de l’Union européenne en la matière. Les contacts bilatéraux et les pourparlers récents ont ainsi été prometteurs et je suis résolument optimiste quant à l’aboutissement d’un partenariat entre l’Europe et l’Afrique, respectant nos valeurs et correspondant aux intérêts de tous, des deux côtés de la Méditerranée, afin de contribuer à la stabilité et la sécurité en Europe et en Afrique.

M. Antonino Cascio, ministre plénipotentiaire à l’ambassade d’Italie en France. Je vous remercie de cette opportunité de parler du sujet de l’Afrique, qui est central pour la politique étrangère italienne. Je souscris aux propos de mon homologue allemand sur la nécessité d’une approche impliquant l’Union européenne, mais également d’autres pays partageant nos valeurs, nos principes et notre vision de la scène internationale.

L’Afrique constitue depuis toujours une priorité pour la politique étrangère italienne, en raison des liens historiques, géographiques, économiques et sociaux faisant de mon pays un « pont naturel » entre l’Europe et le continent africain. L’Afrique est aussi une des priorités de notre présidence du G7 pour l’année 2024. Nous savons tous que ce qui intervient en Afrique entraîne des répercussions immédiates sur l’Italie. À titre d’exemple, nous l’avons constaté en 2011 lors de la chute de Kadhafi en Libye, mais également depuis plusieurs années à travers les crises migratoires qui ont frappé l’Europe.

Nos liens les plus étroits portent évidemment avec les pays de l’Afrique du Nord qui s’ouvrent sur la Méditerranée et avec les pays de la Corne de l’Afrique, pour des raisons historiques. Lors des dernières années, nous avons également développé des liens toujours plus étroits avec les pays du Sahel, que nous percevons comme une région stratégique pour l’Italie et l’Europe.

Nous disposons aussi de relations très étroites avec les pays de l’Afrique centrale et australe, comme le Kenya, l’Angola, l’Afrique du Sud ou le Mozambique. À ce titre, la médiation soutenue par l’Italie a joué un rôle important pour la signature en 1992 à Rome des accords qui ont mis fin à la guerre civile dans ce dernier pays. Nous sommes convaincus que se désintéresser de l’Afrique constituerait une grave erreur. L’histoire récente nous enseigne ainsi que dès qu’il y a un vide, d’autres acteurs – pas forcément animés des meilleures intentions envers l’Europe, nos valeurs et nos intérêts –­ sont immédiatement prêts à le remplir. De plus, les solutions qu’ils proposent ne sont pas non plus les meilleures pour les pays africains.

L’importance stratégique de l’Afrique est évidente, à la mesure de sa croissance démographique, qui verra le continent atteindre 2,5 milliards d’habitants en 2050. Le nombre de travailleurs pourrait quant à lui se situer à 1,1 milliard de personnes, soit plus que la Chine. Pour permettre à cette population de disposer d’une vie digne, la croissance économique devrait être au moins de 6 ou 7 % par an.

L’impact des changements climatiques frappe de manière sévère le continent africain, entraînant l’augmentation du risque d’instabilité en raison des conséquences sur les plans économique, social et politique, l’augmentation des flux migratoires internes et externes sur le continent, ainsi que « l’attractivité » des trafics illicites et de la propagande extrémiste. Un effort conjoint et massif pour accompagner le développement de l’Afrique et en assurer la stabilité est donc nécessaire.

Pour toutes ces raisons, l’Italie est engagée dans le développement d’un partenariat stratégique paritaire et équitable pour promouvoir un développement commun durable dans les trois dimensions environnementale, sociale et économique, respectueux des cultures et des traditions de chacun, tout en restant fidèle à nos principes et valeurs partagées.

Il se matérialise par le plan Mattei, du nom d’Enrico Mattei, le fondateur du groupe énergétique Italien ENI, et l’un des personnages symboles de la coopération et de l’amitié entre l’Italie et l’Afrique. Il sera discuté à l’occasion du premier sommet Italie-Afrique qui se tiendra à Rome, les 28 et 29 janvier 2024. Ce plan contient six domaines opérationnels : la coopération au développement, les partenariats économiques, les flux migratoires, la transition verte, la paix et la sécurité et les partenariats culturels.

Dans ce cadre, nous essayerons de travailler de manière cohérente sur plusieurs lignes d’action. Je voudrais en particulier attirer votre attention sur quelques secteurs qui revêtent une importance prioritaire. Je pense notamment à la réalisation d’infrastructures de qualité, en ligne avec la stratégie de « Global Gateway » de l’UE. Je pense également au domaine de l’énergie, qui doit quant à lui accorder une attention particulière à la promotion des ressources renouvelables. Cela inclut le développement des biocarburants et la réalisation des réseaux de distribution, des solutions pour l’accumulation de l’énergie.

Nous voulons soutenir la production d’hydrogène vert à partir des ressources renouvelables en mettant l’Italie à disposition comme hub de distribution vers l’Europe, aussi grâce aux réseaux de gazoducs existants. Nous promouvons également l’extraction des matières premières critiques de manière durable, par exemple en développant le recyclage et les « mines urbaines ». Par ailleurs, nous avons l’intention de dédier une partie importante du fonds italien pour le climat, doté de quatre milliards d’euros, à la coopération avec l’Afrique. La lutte contre l’immigration illégale doit quant à elle intervenir par le biais d’une approche holistique unissant l’aide au développement économique, la formation professionnelle et les canaux d’émigration légale. Le gouvernement italien a ainsi prévu 450 000 accès en trois ans pour les migrants professionnalisés.

Nous voulons parvenir à la conclusion d’accords de réadmission avec les pays d’origine et à un soutien aux activités de contrôle et de répression de la migration illégale, en les accompagnant par des activités et des formations qui garantissent aussi le respect des droits humains et des libertés fondamentales. Je rappelle également que l’Italie a toujours plaidé à Bruxelles en faveur de l’augmentation des fonds européens destinés au partenariat avec l’Afrique, notamment dans le secteur migratoire pour soutenir la conclusion d’accords avec les pays d’origine et de transit des flux migratoires.

S’agissant plus particulièrement de la sécurité et de la stabilité de l’Afrique, nous pensons qu’il est nécessaire d’éviter un « dérapage » de l’Afrique en matière de sécurité. L’Italie est particulièrement engagée dans ce secteur, par le biais de ses efforts politiques et diplomatiques et des missions militaires et civiles de soutien aux autorités locales. Nous sommes conscients du défi que représente l’affirmation de l’autorité de l’État sur des territoires très étendus, où survivent souvent des logiques tribales, face à une menace extrémiste qui prospère aussi en raison des carences de l’État et des conditions économiques difficiles.

Notre action est particulièrement centrée sur le Sahel, porte de l’Europe par laquelle passent tous les trafics illégaux qui risquent de mettre en danger la stabilité et la sécurité de notre continent, mais aussi la Corne de l’Afrique et l’Afrique du Nord en général. Nous sommes engagés dans des missions en Libye et en Somalie, et notre action au Niger a naturellement été interrompue par le coup d’État. Nous disposons également d’une base opérationnelle à Djibouti et sommes présents dans de nombreuses opérations multilatérales.

Nous attribuons également une grande importance au rôle que l’Otan peut jouer sur son flanc sud et sommes convaincus que notre approche et à la sécurité euro-atlantique doivent s’inscrire dans une vision à 360 degrés. Il nous semble essentiel que l’Otan développe une stratégie d’engagement avec les pays africains dans les dimensions de la sécurité coopérative. Nous vivons actuellement une guerre sur le continent européen, mais nous ne devons pas oublier que nous continuons à faire face à des questions de sécurité en Afrique.

Je tiens également à souligner l’excellente coopération que nous avons toujours entretenue avec la France, avec laquelle nous partageons une vision globale des enjeux en Afrique et des intérêts pour le développement, la sécurité et la stabilité du continent africain. Cette priorité stratégique a clairement été soulignée dans le premier article du traité du Quirinal. Je rappelle que l’Italie a participé à la mission de la task force Takuba et soutient par exemple l’activité des écoles nationales à vocation régionale françaises en Afrique, notamment à Abidjan et à Niamey.

Aucun pays ne peut répondre seul aux défis que l’Afrique nous propose. Il est donc essentiel de travailler dans le cadre de l’Union européenne, de l’Otan, mais aussi avec nos partenaires comme le Royaume-Uni, pour trouver des solutions communes.

M. Benjamin Saoul, ministre-conseiller aux Affaires étrangères et stratégiques, intérieures et de justice à l’ambassade du Royaume-Uni en France. Je vous remercie à mon tour pour cette invitation, qui m’offre l’occasion de souligner l’importance pour nous de la relation de défense franco-britannique dans le cadre des accords de Lancaster House, mais aussi de la relation unissant votre commission avec le Defence Select Committee de la Chambre des communes.

En 2050, plus d’un quart de la population active mondiale et un cinquième de la population mondiale totale vivront en Afrique, continent à très fort potentiel en termes de croissance économique. Onze pays africains connaîtront ainsi cette année une croissance de plus de 5,5 %. Simultanément, l’Afrique fait face à ce que Moussa Faki, le président de la Commission de l’Union africaine, a décrit comme des problèmes bien connus : des récents changements de gouvernement non démocratiques, un accès insuffisant aux financements privés pour le développement, et des taux d’intérêt très élevés. Les effets conjugués de la crise Covid, de l’invasion de l’Ukraine, du changement climatique et de faibles institutions ont aggravé la situation économique sur le continent.

L’instabilité augmente, en particulier dans un arc qui court du Nigéria et du Sahel à l’ouest jusqu’au Soudan et à la Corne de l’Afrique, à l’est. À titre d’exemple, le récent coup d’État au Niger est le neuvième dans la région depuis 2019. Pour le Royaume-Uni, si rien n’est fait, l’instabilité régionale et la fragilité des États risquent d’aggraver les crises humanitaires, d’exacerber la migration irrégulière et, surtout, de compromettre le développement, de créer un espace pour le terrorisme et l’activité d’États hostiles. Ces risques ont un impact direct sur la sécurité et la prospérité du Royaume-Uni, de la France et de l’Europe. Il faut également tenir compte du rôle géopolitique de l’Afrique, qui est le plus grand bloc régional à l’ONU avec cinquante-quatre voix. De même, vingt-et-un des cinquante-quatre pays du Commonwealth sont africains.

Le Royaume-Uni et la France ont tous les deux une longue histoire, des intérêts et des partenariats avec de nombreux pays africains. Nous restons deux des plus grands investisseurs du continent. Nous entretenons des liens diplomatiques, culturels, de développement et de sécurité importants avec les peuples et les États d’Afrique et nous contribuons tous deux de manière significative aux efforts de maintien de paix sur le continent, par le soutien à l’ONU ou aux missions africaines.

Mais l’augmentation de l’intérêt actif pour l’Afrique d’un certain nombre de pays – en particulier la Chine ; l’Inde ; certains états du Moyen-Orient, surtout dans le Golfe ; et dans une certaine mesure aussi la Russie – conduisent les dirigeants africains à avoir le sentiment de disposer d’un choix de partenaires potentiels plus large que par le passé.

Ensuite, je souhaite vous exposer l’approche du Royaume-Uni en Afrique et nos objectifs sur ce continent, tels qu’ils sont développés dans notre Integrated Review publiée en 2021 et mise à jour l’année dernière, soit l’équivalent de la Revue nationale stratégique française. Notre approche réside dans des partenariats constants, établis sur des principes, afin d’assurer la stabilité, une croissance durable et la réduction de la pauvreté. Nous croyons en des partenariats distinctifs et modernes, fondés sur le respect, le choix, le bénéfice mutuel et les intérêts communs, à l’écoute des besoins des pays africains. Ainsi, nous pensons pouvoir construire des partenariats durables avec les pays et les institutions d’Afrique, qui conduiront à un continent plus libre, plus sûr, plus prospère, plus vert et en meilleure santé.

Les objectifs du Royaume-Uni en Afrique visent à promouvoir la démocratie et une bonne gouvernance ; renforcer nos partenariats sécuritaires et de défense ; tisser des liens économiques pour une croissance durable ; rendre la planète plus propre et plus verte ; aider les femmes et les jeunes filles à s’émanciper ; investir dans le développement humain ; soutenir une réponse humanitaire efficace ; approfondir notre coopération scientifique, technologique et pour l’innovation et enfin agir contre les flux migratoires irréguliers.

Je souhaite également aborder notre partenariat avec la France et nos autres partenaires internationaux pour faire progresser notre coopération et notre dialogue avec les dirigeants africains. Nous entendons qu’ils veulent des partenariats authentiques et fondés sur le respect mutuel, qui leur permettent de relever eux-mêmes les défis et de libérer le potentiel de croissance de leur pays. Lors du sommet franco-britannique de mars dernier, le Royaume-Uni et la France se sont engagés à accroître notre coopération bilatérale sur les questions africaines.

Nous voulons également continuer à travailler dans les enceintes multilatérales, notamment le G7, le G20 et le Conseil de sécurité de l’ONU. Cela implique notamment une réforme significative du système multilatéral, afin de mieux refléter les intérêts des pays africains. Nous sommes donc favorables à une grande représentation africaine dans les institutions multilatérales, y compris le Conseil de sécurité. Nous insistons également sur la nécessité de réformer le système financier international. Le sommet du G7 hébergé cette année par l’Italie permettra de mettre l’accent sur l’Afrique. Dans ce cadre, il conviendrait de mieux articuler une offre internationale sur les infrastructures et les investissements, aider la résolution de problèmes tels que la fragilité des États africains, les conflits, le changement climatique ; lesquels sont tous facteurs de migrations à l’intérieur de l’Afrique, mais aussi vers l’Europe. Nous soutenons depuis longtemps une participation africaine au sein du G20 et lors du sommet du G20 à New Delhi en 2023, nous avons progressé en ce sens avec l’intégration de l’Union africaine comme nouveau membre permanent. Enfin, le format P3 (Royaume-Uni, France et États-Unis) est très important dans le cadre africain, en particulier pour mettre en œuvre les politiques de l’ONU.

En dernier lieu, je souhaite revenir sur notre soutien à la démocratie en Afrique, laquelle constitue véritablement une thématique d’actualité, notamment dans le cadre des coups d’État intervenus dans la zone sahélienne. La promotion de la démocratie est la pierre angulaire de notre approche. Nous utilisons notre relation de défense avec l’Afrique pour influencer la trajectoire politique des gouvernements non démocratiques. Par exemple, à la suite du coup d’État survenu au Niger l’année dernière, nous avons suspendu tout soutien bilatéral en matière de défense, en coordination avec nos alliés français et américains, et nous maintenons une position similaire au Burkina Faso et au Mali.

Nous pensons que des institutions démocratiques fortes, des gouvernements responsables qui défendent les droits universels et l’État de droit constituent des éléments clés pour des États sûrs et prospères. Nous travaillons donc à la promotion de ces principes par le biais de nos ambassades en Afrique, par les organisations multilatérales précédemment citées et par nos soutiens aux organismes régionaux, dont la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao).

Concrètement, le soutien du Royaume-Uni à l’Union africaine sur les affaires politiques de paix et de sécurité s’est élevé à 26 millions de livres sterling en 2022-2023, couvrant par exemple les indemnités versées à la mission africaine de transition en Somalie et les travaux de l’Union africaine sur les transitions politiques et les changements anticonstitutionnels de gouvernement.

Nous soutenons aussi, par exemple, la formation judiciaire autour des élections au Kenya, la gestion de finances publiques au Mozambique, la société civile et la prestation de services au Nigéria et le programme de l’Union africaine sur les conflits et la gouvernance, avec un montant de sept millions de livres dédiés à la protection des femmes, la paix et la sécurité, l’observation électorale et l’alerte précoce en cas de conflits.

Enfin, le Commonwealth représente une institution importante et stratégique pour le Royaume-Uni, qui traite notamment des questions climatiques, économiques et des valeurs démocratiques. Dans ce cadre, vous avez élégamment mentionné l’accueil par le roi Charles III de Cyril Ramaphosa, le président de l’Afrique du Sud, lors de sa visite au Royaume-Uni, l’année dernière.

M. le président Pieyre-Alexandre Anglade. Je cède à présent la parole aux orateurs de groupe.

M. Benoît Bordat (RE). Au nom du groupe Renaissance, je vous remercie pour vos propos liminaires, qui nous permettent d’affiner l’ampleur des enjeux. L’Afrique est incontournable : dans vingt-cinq ans, le continent connaîtra un milliard d’habitants supplémentaires, et le tiers de sa population aura moins de 35 ans. Depuis le discours de Ouagadougou en 2017, la France s’est engagée dans un partenariat renouvelé avec les pays africains, tout en renforçant les liens avec les sociétés civiles et les secteurs privés. Cette refonte a également été au cœur du nouveau sommet Afrique-France de Montpellier en octobre 2021, qui a réaffirmé notre volonté de collaborer sur un pied d’égalité, dans un esprit de réciprocité et de responsabilité.

Nous faisons face à un contexte en constante évolution : la montée des groupes terroristes dans la région sahélo-saharienne et leur expansion territoriale, dans un contexte où les États-Unis se concentrent sur la zone Indopacifique, laissant ainsi l’Europe face à de nouveaux enjeux de sécurité à proximité immédiate. Monsieur Schäfer, l’Europe, la France et l’Allemagne se sont longtemps cantonnées à des liens historiques et géographiques qui, nous l’imaginions, nous conféraient des avantages comparatifs immuables. Mais force est de constater que de nombreux pays africains ont tissé des liens étroits avec la Chine, les pays du Golfe, la Turquie et, dans le domaine de la coopération militaire, avec la Russie. De quelle manière l’approche de l’Allemagne, axée sur le respect mutuel, la réciprocité et la promotion des droits humains peut-elle remodeler les dynamiques actuelles et peut-être atténuer l’influence de la Chine et de la Russie sur le continent ?

M. Laurent Jacobelli (RN). Au nom du groupe Rassemblement national, je vous remercie de vous être exprimés en français, ce qui témoigne d’une marque de respect et d’honneur pour la représentation nationale. Vous avez évoqué des relations bilatérales, voire trilatérales, notamment sur le continent africain. En Afrique aujourd’hui, face au péril islamiste, aux risques migratoires majeurs, à la lutte d’influence que nous livrent la Russie et la Chine sur le continent, nos nations ont d’évidence tout intérêt à travailler ensemble. Plusieurs des coups d’État militaires ont contraint la France à se retirer des pays où elle était traditionnellement présente, tels le Burkina Faso, le Mali et, plus récemment encore, le Niger. Dans le sillage de ce retrait forcé, nos ambassades et nos personnels diplomatiques ont parfois été la cible d’attaques. Les nouveaux régimes en place, non démocratiques, nous sont profondément hostiles et ils ne s’en cachent pas.

Il s’agit là d’une rupture stratégique majeure pour la France, mais j’imagine aussi pour tous ses partenaires sur le continent africain. Quelle stratégie comptez-vous mettre en place pour y répondre ? Quel sera l’impact sur la poursuite des opérations anti-terroristes que vous menez aux côtés de la France dans certains pays ? Cette nouvelle donne impactera-t-elle votre présence dans les pays africains concernés ?

Votre audition aujourd’hui est très importante pour éclairer certains points. Parfois, le doute peut nous habiter à la lecture d’articles de presse. Par exemple, l’Allemagne aurait hésité à nous livrer des poches de sang à Niamey pour ne pas offenser la junte en place. Qu’en est-il vraiment ?

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Vous avez manifesté une grande convergence de vues entre les positions de vos pays avec celles de la France, puisque nos principes concordent. Vous avez largement brossé le panorama des grands défis qui font face aux pays africains : le développement, la transition écologique et les enjeux démocratiques.

Monsieur Cascio, la France et l’Italie se sont notoirement opposées sur le dossier libyen. Nos pays sont-ils en mesure de faire aujourd’hui converger leurs positions ? La France a apporté un soutien discret, mais néanmoins avéré au général Haftar. Qu’en est-il aujourd’hui de notre capacité à agir de concert sur ce dossier ?

Monsieur Schäfer, je souhaite évoquer la participation de l’Allemagne à la mission de formation de l’Union européenne au Mali (EUTM) et à la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma). Par exemple, nous avons eu vent du fait que l’Allemagne avait déployé des moyens de renseignement, mais qu’elle n’avait pas forcément toujours été en mesure de transmettre ces renseignements à la Minusma, pour privilégier ses partenaires, notamment états-uniens. Pouvez-vous en dire un peu plus à ce sujet ?

Enfin, Monsieur Saoul, de quelle manière la candidature de pays africains membres du Commonwealth pour intégrer le groupement Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud (Brics) peut-elle avoir un impact sur la stratégie du Royaume-Uni et sa vision du continent ?

M. Jean-Louis Thiériot (LR). La France a été victime d’attaques informationnelles extrêmement importantes en Afrique, en particulier au Sahel, dans lesquelles un certain nombre de nos compétiteurs stratégiques – la Russie notamment – ont joué un rôle important. Avez-vous le sentiment d’être également victimes d’attaques informationnelles ? Quelle stratégie avez-vous mise en œuvre pour lutter contre ces menaces, composantes d’une guerre hybride plus prononcée ?

Monsieur Schäfer, le ministre allemand de la défense, M. Pistorius, s’est rendu en décembre dernier à Niamey au moment où nous étions en train de nous retirer. Quel a été l’objet de cette visite ? Quels ont été ses enseignements ? Monsieur Cascio, de quelle manière le plan Mattei s’articule-t-il avec la doctrine de défense italienne notamment fondée sur le concept très important de « Méditerranée élargie » ?

Mme Sabine Thillaye (Dem). Vous avez évoqué la nécessité d’accompagner la transformation sociale, pour assurer la stabilité et la paix dans ces pays. Il apparaît que bon nombre des pays africains souffrent du fléau de la corruption au plus haut niveau de l’État. Devons-nous composer avec cet élément, à défaut de valoriser notre idéal de la démocratie « à l’occidentale » ?

Ensuite, les pays européens ont parfois tendance à penser que si l’Afrique a des problèmes, l’Europe dispose des solutions. Ne faut-il pas mettre en œuvre un changement de logiciel dans notre approche du continent ? L’histoire nous a montré que les processus de démocratisation ne peuvent émaner que des pays eux-mêmes et ne peuvent être imposés de l’extérieur.

Mme Anna Pic (SOC). Une page historique des relations de la France avec l’Afrique s’est définitivement tournée au cours des derniers mois, tant du point de vue militaire qu’économique ou politique. Les sociétés africaines se sont transformées et, surtout, mondialisées. Cette nouvelle donne, associée à plus de dix ans de présence militaire française, tantôt salutaire, tantôt chaotique, nous oblige à penser la reconfiguration de nos relations. Alors que notre affaiblissement s’accentuait, nombre d’États – dont certains sont des alliés – ont renforcé leur influence. À titre d’exemple, la France a perdu depuis 2017 son statut de premier fournisseur européen du marché africain, dépassée par l’Allemagne, dont les entreprises avaient longtemps préféré se focaliser sur l’Asie ou encore l’Europe de l’est. L’Allemagne fait désormais du continent africain un marché à conquérir et une priorité. De son côté, affaibli pendant par le Brexit, le Royaume-Uni souhaite affirmer sa position en tant qu’investisseur de premier plan en Afrique et accueillera en avril prochain un sommet entre le Royaume-Uni et l’Afrique. Enfin, l’Italie, poursuit un objectif migratoire, mais également d’investissement économique et souhaite relancer ses rapports avec le continent, se focalisant particulièrement sur la Corne de l’Afrique.

En conséquence, cette voie vers le renforcement s’effectue dans une forme de compétition entre pays européens, alors que l’efficacité de notre aide au développement ne peut être que collective. En tant que partenaires de la France, quel regard portez-vous sur le travail que nous avons initié à l’Assemblée nationale pour clarifier nos positions ? Enfin, j’ai bien relevé la volonté des uns et des autres d’une plus grande intégration européenne dans le domaine des actions à destination du continent. Quelle articulation entre les relations bilatérales et la coopération entre organisations régionales et continentales pouvons-nous mener ?

M. Christophe Plassard (HOR). L’histoire complexe de la présence des pays européens en Afrique est vue comme une opportunité pour nos compétiteurs. La repentance de l’Europe vis-à-vis de la colonisation, suivi d’un excès de précaution dans nos partenariats en Afrique, ont laissé le champ libre à des pays dont la stratégie politique de domination est assumée.

Ainsi, nos pays respectifs ne font pas seulement face à une compétition économique et commerciale, mais aussi à une contestation diplomatique et militaire, notamment de la part de la Russie et la Chine. La présence financière et militaire de ces deux pays en Afrique est plus prononcée que jamais. Leur objectif est simple : mettre en place une colonisation économique du continent en dénonçant, par le biais de la propagande et de la désinformation, la responsabilité de nos pays en raison d’événements survenus il y a maintenant plus d’un siècle. Ce n’est pas seulement la France qui est visée : l’Europe tout entière est désignée comme l’ennemi de l’Afrique par ces régimes autoritaires.

Au-delà de la réaffirmation de votre volonté de maintenir des relations diplomatiques et commerciales fortes avec l’Afrique, vos gouvernements respectifs ont-ils entrepris des mesures pour contrer ces opérations de propagande et de déstabilisation, et par quels moyens ? Un partenariat entre nos pays est-il envisageable pour combattre le spectre de la désinformation et de la propagande ?

M. Martin Schäfer. Je vous remercie de me donner l’occasion de répondre aux rumeurs concernant un présumé manque de coopération de l’Allemagne au sujet de ces fameuses poches de sang. Je vous indique très clairement que ces rumeurs sont fausses, ainsi que les militaires français de très haut niveau l’ont reconnu. De même, le soutien de l’armée allemande lors du retrait des forces françaises du Niger a été patent.

Monsieur Thiériot, vous m’avez interrogé sur la présence du ministre Pistorius à Niamey. À ce sujet, je suis tenté de vous soumettre une citation de Winston Churchill : « If two people agree on everything, one of them is unnecessary », soit « Si deux personnes ont la même opinion, l’une d’entre elles est de trop ». Il me semble que si nous partageons les mêmes points de vue concernant la situation illégale au Niger, nous pouvons diverger dans l’approche pour faire en sorte que nos intérêts soient sauvegardés. Le ministre Pistorius a décidé de se rendre à Niamey dans l’intention, entre autres, de servir de interlocuteur entre la foulée de sa présence au sommet de la CEDEAO et le Niger, pour offrir des propositions de médiation, faire en sorte que la querelle entre la CEDEAO et le Niger puisse se résoudre et s’assurer que le retrait des troupes allemandes et étrangères se réalise de manière digne, organisée et sécurisée.

Compte tenu de la nécessité pour la France de reconfigurer assez profondément sa politique à l’égard de l’Afrique, et surtout l’Afrique francophone, il existe une opportunité pour nous tous de nous mettre d’accord et de définir des objectifs communs en tant qu’Européens. Ensuite, Madame Pic, vous avez dénoncé une approche commerciale agressive de l’Allemagne. Je tiens à vous rappeler qu’au sein des échanges commerciaux de l’Allemagne avec le monde entier, la part de l’Afrique ne représente même pas deux pourcent. En outre, fort de mon expérience d’ambassadeur d’Allemagne à Pretoria, je peux vous indiquer que la moitié de ces échanges sont réalisés avec l’Afrique du Sud, pour des raisons historiques. Au-delà, nous pensons effectivement que les échanges commerciaux constituent un facteur positif pour le développement de tous.

Par ailleurs, je ne suis pas en mesure de parler ici, en public, de l’échange des renseignements au Mali dans le cadre de la Minusma et de l’EUTM, dans la mesure où il s’agit de questions opératives confidentielles. Il faudrait trouver un autre forum pour évoquer cette question.

S’agissant des attaques informationnelles et de la propagande, il est exact que dans certains pays d’Afrique, la France représente une cible particulièrement claire pour ceux qui poursuivent d’autres objectifs que les nôtres en matière de développement durable du continent. Je peux vous assurer qu’il existe déjà entre la France et l’Allemagne des coopérations pour analyser les risques et les dangers des attaques informationnelles et pour contrarier la propagande et les fake news.

Madame Thillaye, vous avez mentionné la corruption en Afrique, que j’ai pu notamment observer lorsque j’étais en poste en Afrique du Sud. Il est ainsi estimé que 5 à 6 % du PIB du pays ont été détournés pendant près de dix ans, lors de ce que les Africains du Sud eux-mêmes appellent « State capture ». Je peux vous assurer que la découverte et le traitement de cette question par les médias libres et la société civile du pays ont été admirables et respectables. Ceux-ci ont ainsi conduit le gouvernement et les autorités judiciaires à traquer les criminels et à combattre ce fléau de la corruption comme il se doit.

Il est certain que la corruption existe en Afrique, comme elle existe sur tous les autres continents. Il nous appartient tous de combattre ce fléau au nom de nos valeurs communes, ce qui passe notamment par le renforcement des institutions de nos partenaires africains. Telle a été l’approche européenne en Afrique du Sud, qui doit également s’appliquer dans d’autres pays du continent, afin que la corruption ne contrarie pas la croissance économique et le bien-être des sociétés.

M. Antonino Cascio. S’agissant de l’attitude des pays européens, et comme je l’ai indiqué précédemment, il n’existe pas selon nous de solutions nationales aux enjeux posés par l’Afrique. Cette réponse est cohérente avec l’histoire de l’Italie, ainsi que son engagement dans la construction européenne et les institutions internationales. La compétition entre entreprises pour la conquête de marchés est par ailleurs normale, mais je rappelle que nos échanges commerciaux avec l’Afrique représentent plus ou moins la moitié de nos échanges avec la France. Enfin, la balance commerciale italienne avec l’Afrique est très déficitaire, à la différence de celle de la France.

Nous sommes convaincus de la nécessité d’une action de l’UE à destination du continent africain. À ce titre, nous avons agi à Bruxelles pour réserver à l’Afrique des ressources au sein de l’instrument de politique étrangère de l’Union européenne et de la facilité pour la paix. À ce titre, j’ai précédemment évoqué les moyens opérationnels mis à disposition par l’Italie pour la task force Takuba. De même, l’action dans le cadre du G7, du G20 et des Nations Unies nous apparaît essentielle.

S’agissant de ce qui a été défini comme une rupture stratégique majeure dans les pays du Sahel, s’il existe des nuances entre les pays dans la manière de procéder, nous sommes tous convaincus que la pire erreur serait de laisser un vide, que nos compétiteurs ne manqueraient pas de remplir pour proposer des solutions qui ne sont évidemment pas les bonnes pour les pays de la région et qui représentent un danger pour notre sécurité, notre stabilité et nos intérêts.

Je suis par ailleurs d’accord avec mon collègue allemand au sujet de la corruption et de sa mesure, qui sera notamment traitée dans le cadre du prochain G7. Nous luttons contre la corruption grâce aux programmes d’assistance aux autorités locales et plutôt que de mettre fin à la coopération avec les pays concernés, nous préférons continuer à interagir, en essayant le plus possible de réduire cette corruption et de permettre à ces pays de combattre ce fléau de manière efficace, notamment en soutenant la société civile.

La problématique de la propagande et de la désinformation constitue un enjeu commun, même si la France est évidemment un des pays les plus exposés dans les pays du Sahel. L’Italie n’est pas non plus épargnée par le phénomène. Je me souviens ainsi avoir lu dans plusieurs journaux français que l’attaché militaire italien à Niamey avait été décoré par la junte militaire. Ceci n’est pas exact : il avait reçu une décoration de l’ancien président Bazoum. Dans le cadre du G7, l’une des questions prioritaires portera sur l’intelligence artificielle et la manière dont elle peut aussi être utilisée pour contrer la désinformation ou la propagande négative.

Pour autant, il faut veiller à ne pas trop se concentrer sur nos compétiteurs et critiquer les pays qui dialoguent avec la Chine ou la Russie. Nous devons plutôt les convaincre que nos solutions sont meilleures que les leurs.

Par ailleurs, le plan Mattei et notre doctrine de Méditerranée élargie font partie de la même vision stratégique, face aux mêmes défis sécuritaires et du développement économique et social. En réalité, ces dimensions sont liées et nous participons par exemple à des missions militaires en Afrique, mais aussi en Méditerranée ou en mer Rouge, où nous venons de soutenir le lancement de l’opération Aspides de l’Unione Européenne en compagnie de la France et de l’Allemagne.

Le plan Mattei et les premiers sommets Italie-Afrique sont certes des initiatives nationales, mais elles ont pour objet de lancer un processus qui puisse être développé au niveau européen. Je salue également la présence de notre collègue britannique pour signaler que nous devons également coopérer au sein d’autres instances comme l’Otan ou le Conseil de sécurité de l’ONU.

En raison de notre longue expérience en Libye, nous sommes conscients qu’il s’agit d’un pays compliqué, qu’il faut bien connaître. Par le passé, cela a conduit à des points de vue différents entre Rome et Paris ; mais désormais, la coopération est bien établie, dans une vision largement partagée.

M. Benjamin Saoul. Vous nous avez notamment interrogé sur le défi géopolitique posé par la Chine et la Russie. Il est exact que la Chine est perçue sur le continent africain comme une opportunité économique et géopolitique. Je partage plutôt les propos de mon collègue italien : notre approche consiste à établir un dialogue très franc avec la Chine sur l’ensemble des enjeux internationaux, notamment en Afrique. Simultanément, nous devons effectuer une proposition plus fiable, plus attractive, plus cohérente et plus convaincante pour nos partenaires africains, qui doivent ensuite choisir le chemin qu’ils souhaitent emprunter. Il nous faut également être francs avec eux et leur dire que le choix de l’approche proposée par la Chine entraîne des conséquences, qu’il leur faudra assumer. Cependant, notre objectif en termes d’offres de financement, d’investissement et de transparence se fonde sur le respect mutuel et nous devons les encourager à opérer d’autres choix.

Le sujet de la Russie est intimement lié à la lutte informationnelle évoquée par M. Plassard. La désinformation est souvent menée par des organisations privées telles que Wagner, dont les activités présentent évidemment des risques importants et visent à discréditer la France, des partenaires européens ou les Nations Unies, tout en essayant de présenter leur approche et leurs opérations comme des réussites. Nous prenons ces risques très au sérieux et menons une stratégie de lutte, dont le premier objet consiste à exposer publiquement au maximum ces efforts de désinformation. Si tel n’est pas possible, nous les exposons en privé à nos partenaires africains. Nous disposons à ce titre de capacités très spécifiques pour y parvenir.

Ce risque de désinformation n’est pas limité à l’Afrique ; il est global et se rencontre notamment dans les Balkans, qui sont soumis à la désinformation russe et aux menaces hybrides. Nous aidons également nos partenaires à construire des capacités locales pour leur permettre de surveiller et d’agir contre ces efforts. Nous considérons par ailleurs l’utilisation d’autres outils, tels que les sanctions, qu’elles soient individuelles ou collectives. Enfin, nous nourrissons un dialogue très appuyé avec le gouvernement français dans ce domaine. Il s’agit d’ailleurs d’une des priorités établies en politique étrangère et de défense par le sommet de mars 2023 et nous conduisons un groupe de travail spécifique sur ce sujet.

Je souhaite également aborder la question de la déstabilisation du Sahel et des coups d’État, mentionnée par M. Jacobelli. Nous ne pouvons pas nous contenter de tourner le dos au Sahel. Je rappelle qu’en 2022, 43 % des morts causés par le terrorisme dans le monde ont eu lieu dans cette région sahélienne. Notre approche consiste à travailler avec nos partenaires africains dans cette zone, en particulier le Nigéria et le Ghana. Nous disposons ainsi d’équipes de formation militaire et de défense sur place, pour offrir un appui à nos partenaires africains, avec des mandats limités et des contraintes temporelles et politiques claires. Nous n’agissons pas dans une logique d’intervention militaire opérationnelle directe, mais dans une logique de formation. Nous menons aussi des politiques de développement très sophistiquées dans ces pays et travaillons également avec les partenaires régionaux. Dans le cadre de la réponse à la crise au Niger l’année dernière, notre approche a consisté à écouter les analyses de la Cedeao et du Nigéria et à agir en fonction de leurs demandes.

M. Saintoul a posé une question spécifique sur la candidature de certains pays africains du Commonwealth pour rejoindre les Brics. Si telle est leur volonté, nous respectons ce choix souverain. De notre côté, nous leur proposons un partenariat fort, fiable, transparent, de respect mutuel, en veillant à ne pas les limiter à un choix exclusif du type « eux ou nous ». Au contraire, nous sommes encouragés à renforcer nos propositions.

Au-delà du Nigéria et du Ghana, le Kenya constitue un pays clef pour nous et la visite du roi Charles III dans ce pays a été extrêmement symbolique et importante. Nous coopérons également avec l’Éthiopie.

Enfin, nous sommes naturellement d’accord sur l’importance de lutter contre la corruption en Afrique. Cette lutte fait d’ailleurs partie de nos efforts de développement et nous avons publié à la fin de l’année dernière un Livre blanc sur le développement international, qui aborde ces thématiques. Nous conduisons des programmes conséquents sur la gestion et la réforme des finances publiques en Afrique, qui s’attachent particulièrement à ces questions de corruption.

Un autre aspect a déjà été évoqué par plusieurs membres de votre commission. Nous envisageons également le dialogue économique avec l’Afrique, notamment à travers le sommet sur l’investissement que nous avons organisé pour la première fois en 2020, comme un moyen d’aborder ces thématiques dans un contexte où nous expliquons que la lutte contre la corruption est non seulement essentielle pour les sociétés africaines, mais également pour la croissance économique et donc leur secteur privé. Cette approche nous semble plus efficace que de simplement aborder la corruption comme une problématique seulement politique ou sociétale.

Mme Brigitte Klinkert (RE). Notre engagement à tous sur le continent africain est important, notamment pour lutter contre l’influence de la Russie et la Chine et pour assurer la paix et la sécurité. L’Allemagne a décidé de s’engager de manière significative. Monsieur Schäfer, vous avez évoqué la stratégie franco-allemande et européenne de renouvellement des relations avec l’Afrique. Quelle est selon vous la place de la diplomatie parlementaire ? En particulier, comment l’assemblée parlementaire franco-allemande peut-elle y contribuer ?

Mme Mélanie Thomin (SOC). Monsieur Cascio, vous avez abordé assez longuement dans votre intervention le plan Mattei, ainsi que le contenu des accords associés. Quel changement de paradigme ces accords engendreront-ils dans les relations entre l’Italie et le continent africain ? Quelles sont les attentes du parlement Italien en la matière ?

Monsieur Saoul, que traduisent politiquement la suppression du département du développement international et sa fusion avec le ministère des affaires étrangères et du Commonwealth, survenue en 2020 ? À travers cette fusion, le Royaume-Uni a-t-il fait le choix de se détourner de l’enjeu du développement en Afrique ?

Mme Jacqueline Maquet (RE). Monsieur Saoul, le sommet sur l’investissement prévu à Londres en avril 2024 témoigne de l’engagement du Royaume-Uni à renforcer ses liens économiques avec le continent africain. Dans ce contexte, comment le gouvernement britannique envisage-t-il de concilier ses objectifs économiques en Afrique avec les besoins de développement du continent et comment cette stratégie s’intègre-t-elle dans le cadre plus large de la politique étrangère de votre pays ?

M. Frank Giletti (RN). En octobre et novembre 2023, sa majesté le roi Charles III s’est rendu au Kenya pour une visite de trois jours, soulignant ainsi les liens anciens qui unissent votre pays et ce dernier. Le Kenya, membre du Commonwealth depuis 1963, est en effet l’un des principaux partenaires commerciaux de Londres et de nombreuses entreprises britanniques s’y sont implantées avec succès. Ensuite, le Royaume-Uni voit, à des degrés divers, sa présence militaire remise en cause sur le continent africain, au même titre que la France. De quelle manière Londres analyse cette situation et compte y répondre dans les pays où le Royaume-Uni est implanté militairement ?

M. Martin Schäfer. Mme la députée Klinkert, dans toute démocratie, les parlementaires sont les élus du peuple souverain. En tant que représentant du gouvernement allemand, je ne me sens pas légitime pour émettre des propositions sur l’agenda de votre coopération bilatérale avec l’Allemagne. Cependant, je suis assez convaincu que si les parlementaires français et allemands choisissent d’aborder le sujet de l’Afrique, il me semble que le gouvernement allemand le considérerait avec beaucoup de bienveillance. Nous estimons que nous devons porter des valeurs, y compris auprès de l’Afrique, au premier rang desquelles figurent la défense de la démocratie parlementaire et la séparation des pouvoirs.

Je souhaite en outre revenir sur la question des poches de sang pour rappeler qu’il existe depuis près de dix ans un accord sur l’échange de sang entre les armées allemandes et françaises. Heureusement, il n’a pas dû à être activé à ce moment-là, mais je peux vous assurer que si cela s’était avéré nécessaire, des poches de sang auraient été bien disponibles.

M. le président Thomas Gassilloud. Je rappelle que dans le cadre des rencontres de Saint-Denis, l’organisation d’assises de la diplomatie parlementaire a été actée, dont la date est en cours de fixation entre la présidente de l’Assemblée nationale et le président du Sénat. Ces rencontres devraient intervenir dans les prochaines semaines et permettront d’aborder ces sujets, dont la place que pourraient jouer l’assemblée parlementaire franco-allemande, les groupes d’amitié ou les échanges entre les commissions.

M. Antonino Cascio. Madame Thomin, le plan Mattei a pour ambition d’établir un partenariat stratégique, paritaire et équitable, qui porte à la fois sur les investissements, les relations commerciales et l’aide au développement dans un cadre bilatéral et multilatéral. Au-delà, nous voulons établir un nouveau paradigme pour souligner que face aux défis auxquels nous sommes confrontés, nous ne pouvons agir qu’ensemble. Par exemple, le changement climatique représente un défi pour l’Afrique comme pour l’Europe. En lien avec celui-ci figurent les enjeux de l’innovation, notamment en matière énergétique, mais également ceux des infrastructures.

Par exemple, l’amélioration de la production d’électricité en Afrique représente une problématique non seulement pour l’Afrique, mais aussi pour l’Italie et pour l’Europe. Puisque les problèmes sont communs, les solutions doivent également être communes, et elles doivent être débattues avec les pays intéressés, plutôt qu’imposées à ces derniers.

M. Benjamin Saoul. Madame Thomin, vous m’avez interrogé sur la fusion du ministère chargé du développement avec celui des affaires étrangères. Il ne s’agit pas de tourner le dos à l’Afrique, mais bien au contraire de placer l’aide au développement au centre de notre politique internationale. Désormais, l’aide au développement est intégrée à chaque élément de la politique internationale du Royaume-Uni. Cette fusion a ainsi pour objet de produire un effet maximal sur nos intérêts, nos valeurs et nos priorités. Je souligne d’ailleurs que cette fusion tend à nous rapprocher de l’organisation qui est à l’œuvre en France, puisque l’Agence française de développement (AFD) fait partie du ministère des affaires étrangères.

Cette réorganisation est plus utile en termes d’organisation et de coordination. L’intégration de l’aide au développement au sein de notre activité diplomatique nous semble être une approche plus cohérente sur le long terme, d’autant plus que la croissance économique est de plus en plus liée – et particulièrement en Afrique – à la sécurité, la stabilité, le changement climatique et la résilience des États. Cette réorganisation ministérielle correspond vraiment à la situation et aux besoins sur le terrain et nous permet d’être plus efficaces. Si vous en avez le temps, je vous invite à lire le Livre blanc que nous avons publié à la fin de l’année dernière, l’International Development White Paper, qui met à jour notre approche du développement international de manière très globale et très complète.

Ensuite, le premier sommet Royaume-Uni-Afrique sur l’investissement a eu lieu en 2020 et le prochain interviendra en 2024. Celui-ci souligne notre intérêt pour renforcer et faire évoluer nos liens économiques avec le continent africain. Cette année, notre objectif consiste à approfondir nos partenariats modernes d’investissement, afin de stimuler la prospérité des États africains en intégrant de plus en plus le secteur privé dans ces échanges. De fait, le développement du secteur privé en Afrique est absolument crucial pour la croissance économique durable du continent.

Monsieur Giletti, je comprends l’intérêt que vous portez pour le Kenya, où nous disposons d’une unité, la British Army Training Unit Kenya, qui permet de former nos forces dans le contexte africain. Il convient également de mentionner la British Peace Support Team, dirigée par un général de brigade britannique qui assure une formation en matière de capacity building non seulement pour le Kenya, mais aussi pour plusieurs pays africains qui nous le demandent. L’objectif consiste ici à préparer au mieux les Africains à participer aux missions de maintien de la paix, au sein de l’Union africaine ou de l’ONU. Nous disposons également d’une organisation similaire en Afrique de l’Ouest, établie au Nigéria et nous effectuons également des interventions à petite échelle au Ghana, toujours à la demande de ces pays. Notre rôle est ainsi un rôle d’appui et non de leadership.

M. le président Thomas Gassilloud. Je remercie à nouveau Pieyre-Alexandre Anglade pour cette audition commune, ainsi que nos trois invités du jour pour ces échanges qui non seulement éclairent utilement notre cycle de travaux sur l’Afrique, mais constituent également une bonne introduction au développement de nos relations parlementaires internationales au travers des déplacements nous aurons l’occasion d’effectuer lors des prochaines semaines.

 


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13.   Audition, à huis clos, du général d’armée Thierry Burkhard, chef d’état-major des armées, sur la contribution des armées à une nouvelle politique africaine de la France. (mercredi 31 janvier 2024)

 

M. Loïc Kervran, président. Mes chers collègues, nous auditionnons le général Thierry Burkhard, chef d’état-major des armées (Cema), dans le cadre de notre cycle d’auditions sur l’Afrique, ouvert en novembre dernier. La présente audition a pour objet la contribution des armées à la politique africaine de la France.

Le Président de la République n’a pas attendu les coups d’État de l’été dernier au Niger et au Gabon pour appeler de ses vœux une refonte des relations que la France entretient avec les pays africains. Dès février 2023, quelques mois après le retrait des soldats français du Mali, il l’a annoncée dans le cadre d’une conférence de presse consacrée aux relations franco-africaines, dénonçant l’amalgame qui a fait peser sur nos militaires le rejet d’une classe politique ayant échoué à redresser le pays et la « situation où, par un engrenage de déresponsabilisation et de substitution, la France devient le bouc émissaire idéal ».

Il a appelé de ses vœux un nouveau partenariat avec les pays africains. « La logique », disait-il alors, « c’est que notre modèle ne doit plus être celui de bases militaires telles qu’elles existent aujourd’hui », annonçant l’élaboration d’un nouveau modèle de partenariat militaire.

La réflexion à ce sujet semble parvenue à maturité. Nous souhaitons donc connaître plus précisément le rôle désormais dévolu à nos militaires dans notre politique africaine, et ce qu’il adviendra de nos implantations en Afrique, réparties sur cinq pays – la Côte d’Ivoire, le Gabon, le Sénégal, le Tchad et Djibouti. Nous attendons aussi de vous que vous décriviez la façon dont nos militaires répondront dorénavant aux besoins d’accompagnement exprimés par les pays africains. Quelle présence sera la nôtre, pour quelle influence ? Compte tenu de l’engagement demandé à nos militaires sur le sol africain, il importe que leurs actions s’inscrivent dans un cadre de solidarité affirmée mais aussi de clarification des rôles des uns et des autres.

Nous sommes également intéressés par votre appréciation de la situation stratégique du monde.

Je rends un hommage appuyé aux cinquante-huit militaires morts pour la France au Sahel depuis 2013 et salue l’engagement de nos forces armées dans la crise du Proche-Orient, qui permet à la France en Méditerranée orientale, en Égypte, en Mer Rouge et dans le golfe d’Aden, de contribuer à prévenir un embrasement généralisé.

M. le général Thierry Burkhard, chef d’état-major des armées (CEMA). Mesdames et Messieurs les députés, j’ai plaisir – comme toujours – à m’exprimer devant vous. En ce dernier jour de janvier, il est encore temps de vous adresser mes meilleurs vœux pour 2024.Que l’environnement stratégique soit complexe doit renforcer notre volonté d’agir. L’heure n’est pas au recroquevillement ni à l’attentisme. Nous devons nous emparer des événements.

L’approche ‘large spectre’ que vous avez retenue pour le cycle d’auditions sur l’Afrique est indispensable dans le monde complexe qui est le nôtre parce que résoudre un problème suppose de faire appel à plusieurs domaines de compétence. Les nombreux experts que vous avez entendus ont sans doute réussi à couvrir tous les aspects du sujet. Avec une certaine humilité, je vais donc livrer ma vision de la contribution des armées à la nouvelle politique africaine de la France. En préambule, il est indispensable d’accorder notre manière d’agir au moment que nous vivons. Les ruptures se succèdent à l’échelle mondiale. Nous devons probablement modifier notre façon de faire et nous positionner pour empêcher que certains événements ne surviennent, plutôt que nous préparer à en gérer les conséquences. Cela exige de faire preuve d’anticipation, de courage et d’esprit de décision, d’autant qu’il est plus difficile de faire comprendre aux gens qu’il faut s’engager et prendre des risques avant même que des événements surviennent.

Pour autant, il ne faut pas céder à la tentation de « multiplier les coups ». Nous devons définir des stratégies de long terme pour encadrer nos réponses de court terme. Cela n’empêche pas de profiter des opportunités qui se présentent. Sans stratégie de long terme, il est très difficile d’expliquer ce que l’on veut faire et d’assurer la cohérence de notre action.

Par ailleurs, il est impératif de chercher à agir avec d’autres, même s’il en résulte une complexité accrue et si tout le monde ne voit pas les choses exactement comme nous. Il ne faut pas chercher à agir seuls, mais rechercher des coopérations, et ce le plus tôt possible dans la prise en compte des crises. Cela exige des efforts supplémentaires, notamment pour ne pas se mettre systématiquement en avant et faire preuve d’une capacité à travailler avec les autres.

Dans cet état d’esprit, je donnerai d’abord mon appréciation de l’évolution de l’environnement stratégique avant d’évoquer la façon dont nous travaillons, avec ‘chacun’ de nos partenaires africains, et non avec ‘les’ pays africains. En paroles comme en actes, nous avons tendance à appréhender l’Afrique de façon globale, ce qui irrite assez profondément nos partenaires africains. Chaque pays, de la Côte d’Ivoire au Burkina Faso en passant par le Sénégal, revendique une dynamique propre. Notre façon de parler importe ; elle s’inscrit dans le champ des perceptions et peut donner à nos adversaires des moyens de nous attaquer.

L’environnement stratégique global est caractérisé par un mouvement de désalignement, balisé par quatre marqueurs principaux.

Le premier marqueur est la dynamique de la force, visible dans le retour du rapport de force pour régler les différends ou imposer sa volonté. Après une phase de réarmement et une phase de désinhibition, nous vivons une phase caractérisée par une réelle volonté d’employer la force en raison des effets immédiats qu’elle produit.

Au Haut-Karabagh, une situation qui durait depuis trente ans a été « réglée » en vingt-quatre heures. Autre exemple, les attaques de cargos menées par les Houthis en mer Rouge ont provoqué, en quelques jours, la réorientation des flux du transport maritime vers le Cap de Bonne-Espérance. Celle-ci a des conséquences non seulement sur les pays européens, mais aussi sur les pays de la région, notamment l’Égypte, qui a investi beaucoup dans le canal de Suez et subit les conséquences de la baisse de sa fréquentation.

La dynamique de la force induit une escalade dans l’emploi des moyens et une recherche de la létalité par le biais de munitions toujours plus meurtrières, de l’emploi massif de l’artillerie, de munitions télé-opérées, et de frappes dans la profondeur qui touchent par-delà les cibles militaires, en Ukraine et ailleurs. L’échange de missiles, il y a deux semaines, entre l’Iran et le Pakistan, qui sont deux États respectivement au seuil nucléaire et doté, montre que les acteurs sont prêts à aller assez loin.

Par ailleurs, le fait nucléaire a été remis sur le devant de la scène, au sein du dialogue stratégique, par la guerre d’Ukraine, sous la forme classique d’une grammaire commune aux pays dotés. Certains pays possesseurs, tels que la Corée du Nord, ou qui pourraient l’être, comme l’Iran, n’ont pas la même approche.

La dynamique de la force est aussi caractérisée par l’extension des domaines de l’emploi de la force, qui n’est plus cantonné aux milieux physiques – terre, air et mer. Il s’étend à l’espace, où sont menées des opérations de renseignement, aux fonds marins, comme l’illustre la destruction d’une partie du pipe Nord Stream, et au cyber – tout ce qui s’y passe ne fait pas surface, mais vous avez peut-être entendu parler d’une attaque massive menée en décembre dernier contre l’opérateur majeur de télécommunication ukrainien qui a déstabilisé les opérations militaires.

Surtout, l’emploi de la force s’étend au champ informationnel. L’application TikTok, par exemple, est une arme informationnelle. Elle agit massivement sur les perceptions, récupère des données et sature les systèmes informatiques et électroniques, de sorte que même celui qui ne l’utilise pas en subit les conséquences.

Si la dynamique de la force se déploie, c’est aussi parce que l’ordre international peine à atténuer les crises. Il est urgent de revitaliser l’ONU pour rendre du poids à ses résolutions et en refaire un espace où essayer de traiter les problèmes.

Le deuxième marqueur de la recomposition en cours est la puissance de l’information. Le développement technologique et la numérisation des sociétés confèrent à l’information une valeur stratégique exceptionnelle. En se déployant sous le seuil de l’engagement armé, cette arme très efficace est l’arme principale des stratégies hybrides. Elle porte une large part de l’expression de la compétition, qui est l’état normal de la relation entre grandes puissances. L’information est non seulement l’enjeu de la bataille, qui exige de collecter du renseignement pour être à même d’évaluer et de comprendre la situation et d’obtenir des images pour éventuellement les divulguer ; elle est aussi l’espace de la bataille, qui se déploie aussi dans le champ informationnel et dans le champ des perceptions, sous forme de guerre des narratifs, d’intoxication du système de commandement de l’adversaire.

Nos compétiteurs agissent de façon très offensive sur les perceptions. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les opérations, dans le champ informationnel, doivent s’inscrire dans une stratégie de long terme pour parvenir à agir sur les perceptions. Si un message fait réagir, c’est parce qu’il a été précédé par d’autres qui ont façonné un environnement et préparé les réactions.

Dans le champ informationnel, il n’y a pas de victoire décisive, mais une large palette d’effets, du signalement stratégique à la création d’une caisse de résonance, de l’entraînement à l’inhibition. À l’avenir, la guerre informationnelle structurera de plus en plus les antagonismes, en raison des progrès technologiques. Nous devons nous préparer à un raz-de-marée, porté par l’intelligence artificielle (IA) générative, qui permet au plus grand nombre de faire à peu près tout ce que l’on souhaite dans le champ informationnel, rapidement et à bas coût. La vague sera haute ; il faut s’y préparer. C’est particulièrement vrai en Afrique, continent des rumeurs où la guerre informationnelle a une importance démesurée.

Le troisième marqueur de l’environnement stratégique est la manœuvre de désoccidentalisation en cours. Motivée par une réelle volonté de créer un ordre alternatif, elle prend pour certains pays la forme d’une revanche, pour d’autres celle du simple constat qu’il est temps de changer de paradigme. Promue par un ensemble de pays assez hétéroclite, rassemblés sous l’appellation certes maladroite de « Sud global », elle exprime leur volonté de parvenir à un ordre distinct de celui dont ils estiment qu’il les exclut de la direction des affaires du monde. La Russie est en première ligne dans cette manœuvre.

Dans tous les domaines, nos compétiteurs avancent leurs pions pour contester ce qu’ils considèrent comme des acquis de l’ordre actuel et sécuriser des accès – ports, aéroports, gares – et des flux, ainsi que la maîtrise de nouvelles ressources à terre et en mer. L’affirmation des puissances régionales, qui exploitent toutes les opportunités, est en outre un facteur supplémentaire d’instabilité.

Le quatrième marqueur est le changement climatique. S’il peut sembler moins prégnant que les trois autres, son importance ira croissante. Ses impacts – élévation du niveau de la mer, famines, déplacements de population – en font un catalyseur du chaos. Les pays du Sahel sont en situation de stress hydrique ; en Égypte et au Cameroun, l’élévation du niveau de la mer a déjà des conséquences. Il s’agit donc d’une préoccupation majeure pour la plupart de nos partenaires, donc pour nous – nous ne pouvons pas envisager de travailler avec eux et de répondre à leurs besoins tout en considérant que ce qui est pour eux un sujet important ne l’est pas pour nous.

Par ailleurs, ce paramètre est de plus en plus structurant pour toutes les activités humaines. Les armées n’y échapperont pas. D’ores et déjà, même sur le territoire national, nous nous interrogeons sur la localisation des garnisons et la transition énergétique à mener dans les infrastructures militaires, pour mieux absorber les effets du changement climatique.

Nous nous interrogeons aussi sur la pérennité du moteur thermique. Certes, une exemption pour les moyens militaires terrestres est imaginable, pour des raisons d’efficacité opérationnelle. Toutefois, dès lors que les principaux constructeurs ne produiront plus de véhicules thermiques, aucun n’acceptera de continuer à en produire pour le micromarché que constitue le besoin militaire. Nous serons obligés d’évoluer. Mieux vaut anticiper que subir.

En outre, le changement climatique est important pour les jeunes générations, qui en ont une conscience accrue. Je ne vois pas comment les armées pourront recruter à l’avenir si elles affichent une forme de désintérêt pour ce sujet, ce qui amènerait les jeunes à s’en détourner. Nous devons en tenir compte fortement.

Sur le continent africain, ces quatre marqueurs revêtent des spécificités, que je détaillerai en présentant la contribution des armées à la politique africaine de la France. Je ne vous présenterai pas un plan. Cela signifierait que nous faisons fi du nécessaire dialogue que nous avons d’ores et déjà engagé avec nos partenaires africains. J’indiquerai les principes auxquels nous avons réfléchi et ceux qui sont en cours d’élaboration.

Depuis ma dernière audition, en octobre 2023, nous avons achevé notre retrait du Niger. Si la manœuvre semble désormais banale et maîtrisée, il faut être conscient de sa complexité et de son ampleur, du point de vue logistique et sécuritaire. Elle a été plus difficile au Niger qu’au Mali car, faute de pouvoir évacuer par le Bénin, nous avons dû passer par le Tchad, ce qui a démultiplié les distances à franchir.

De façon générale, nous avons veillé à ne pas hypothéquer l’avenir. Rien d’irréversible ne s’est produit entre les forces militaires françaises et les forces militaires nigériennes, qui étaient auparavant nos frères d’armes avec lesquels nous nous battions contre le terrorisme. Celui-ci n’a pas disparu avec le retrait de la France ; l’armée nigérienne continue à le combattre.

L’opération n’a pas été simple tous les jours, notamment pour nos soldats, qui ont dû faire face à des provocations et à des pressions pendant les deux mois qui ont suivi le coup d’État, de la part de gens aux côtés desquels ils combattaient les groupes armés terroristes quelques jours plus tôt. L’attitude des unités françaises met en lumière la valeur de notre système de commandement. Une fois conclu l’accord de désengagement, nous avons retrouvé la liberté d’action nécessaire pour manœuvrer.

Plus généralement, l’Afrique présente deux caractéristiques qu’il importe d’identifier et de prendre en compte.

La première est l’instabilité. Elle rend difficile toute prévision et la définition d’une ligne de conduite durable.

Le Niger en est un bon exemple. Six ou sept pays occidentaux non seulement aidaient ce pays à lutter contre le terrorisme, mais lui fournissaient aussi une aide dans les domaines du développement, de l’éducation et bien d’autres encore. Pourtant, le 26 juillet au matin, aucun des putschistes ne s’est dit qu’ils étaient peut-être sur le point de faire une erreur et d’emprunter un chemin qui n’est pas exactement celui qu’il faudrait suivre.

À peine dix jours plus tôt, ils étaient reçus à la résidence de l’ambassade de France pour le 14 juillet et remerciaient l’ambassadeur de l’action de la France. Ce faisant, ils étaient sans doute sincères, mais, le 26 juillet, la France a soudainement changé de statut dans leur équation. Il est essentiel non seulement de prendre conscience de cette instabilité, mais aussi de se positionner pour la gérer.

La seconde caractéristique dont il faut tenir compte est la détermination des pays du continent africain à affirmer leur souveraineté. Les bases militaires dont nous bénéficions encore ne sont plus une évidence stratégique. Héberger des bases militaires étrangères sur son territoire est une entaille à la souveraineté qui n’est pas en soi inacceptable, mais qui peut poser problème ou être instrumentalisé.

Notre dispositif militaire historique a produit de nombreux effets positifs. Il était efficace et envié. Toutefois, dans le double contexte d’instabilité et d’affirmation des souverainetés, il produit, notamment dans le champ des perceptions, des effets négatifs qui finissent par peser plus lourd que les effets positifs.

Faut-il en conclure qu’en Afrique il n’y a plus rien à faire ? Non. Le lien entre le continent africain et le continent européen est indissoluble. Leurs interactions sont fortes. Un événement qui survient en Afrique a peu ou pas d’impact sur la Chine, les États-Unis, l’Australie, la Russie et le continent asiatique. Tel n’est pas le cas de l’Europe, qui est directement concernée par quatre enjeux majeurs du continent africain.

Le premier enjeu est la lutte contre le terrorisme. Il faut prévenir l’émergence d’un trou noir sécuritaire formé du Mali, du Niger et du Burkina Faso, sans oublier que le terrorisme touche aussi des pays anglophones.

Le deuxième enjeu est la lutte contre les trafics illicites, notamment celui d’êtres humains. Les flux migratoires ont des conséquences directes sur la politique intérieure des pays européens.

Le troisième enjeu est la lutte contre l’influence de nos compétiteurs stratégiques, notamment la Russie ou la Chine.

Le quatrième enjeu est la protection de l’environnement et la maîtrise des impacts de l’évolution climatique. Nous sommes attendus sur ce point.

Dans ces conditions, nous devons d’abord réduire fortement notre visibilité, d’autant que nous sommes structurellement visibles, plus que nous le souhaitons.

Nous devons ensuite réduire notre empreinte pour être à même de faire évoluer notre dispositif qui, pour des raisons historiques, est important. Si l’instabilité aboutit au chaos, nous devons être capables de nous retirer rapidement si nous le voulons. Si nous restons au cœur des tensions d’un pays en crise, la France en deviendra un acteur qu’on le veuille ou non, instrumentalisé de surcroît par nos compétiteurs. Nous devons être capables de réduire rapidement la voilure et de nous fondre dans le paysage, quitte à rétablir notre dispositif ultérieurement.

Nous devons enfin renforcer considérablement notre capacité d’influence en Afrique pour pouvoir agir dans le champ des perceptions.

Ces trois efforts doivent être conjoints : une trop forte visibilité est un lourd handicap dans le champ des perceptions ; une empreinte trop lourde empêche de gérer l’instabilité chronique.

S’agissant des modalités d’exécution, il faut impérativement agir en coordination étroite avec les pays africains, qui sont nos partenaires. Notre présence ne vaut que si elle correspond à leurs attentes et si elle répond, de la façon la plus précise possible, à une demande de leur part. Si leurs attentes changent, nous devons trouver les moyens de faire évoluer rapidement nos contributions. Dans chaque pays, il faut co-construire une relation singulière aux dispositions et au tempo spécifiques.

Pendant la période d’examen approfondi de leurs besoins, il faut s’attendre à une forme d’incertitude et je ne pourrai pas vous présenter un plan ni un dispositif finalisé. Au demeurant, l’époque n’est plus aux dispositifs arrêtés pour cinq ans. Les choses évolueront vite, au gré des demandes de nos partenaires. Nous devrons être capables de nous adapter, en prévoyant des dispositifs à géométrie variable, notamment dans l’actuelle phase de discussion avec nos partenaires.

Notre dispositif devra inclure la capacité à entretenir des relations avec les autorités militaires locales, et à garantir des accès stratégiques par voie maritime et aérienne. Nous devrons également être capables de recueillir du renseignement et d’exercer une influence dans le domaine de la lutte informationnelle qui est particulièrement prégnant en Afrique. Enfin, nos dispositifs devront permettre de poursuivre les actions de partenariats opérationnels.

Pour tout cela, il faudra faire appel à des renforcements depuis la France sous forme de détachements de renseignement, de détachements d’instruction opérationnelle (DIO) et de capacités d’intervention. Ces déploiements pourront aussi permettre de réaliser des exercices conjoints et offriront un cadre de réactivité.

Cependant, disons-le clairement : ce dispositif, aux caractéristiques différentes du précédent, ne produira pas les mêmes effets. Le précédent était performant en matière d’effets physiques, mais désastreux dans le champ informationnel. Or c’est là que nous sommes en train de perdre. Il faut donc rééquilibrer les choses.

Inévitablement, notre réactivité en matière d’évacuation de ressortissants (Resevac) et de DIO sera amoindrie. Nous devrons en tirer les conséquences en matière capacitaire. Même si les Rafale et les A400M ont une allonge supérieure à celles des Mirage et des Transall, ce qui permet de compenser l’éloignement, le délai d’intervention d’unités projetées depuis la France est inévitablement plus long que celui d’unités stationnées directement dans les pays africains.

Nous devons améliorer nos capacités d’anticipation – nous en discutons avec le ministère de l’Europe et des affaires étrangères. Jusqu’à présent, nous étions sans doute un des seuls pays qui, en cas de crise en Afrique, pouvait se permettre d’attendre assez longtemps avant de prendre formellement la décision d’évacuer ses ressortissants, au point de ne le faire que finalement que rarement car les choses finissaient pas se dégonfler. Les autres pays ont toujours pris des mesures préventives, parfois avec plusieurs mois d’avance, par exemple lors d’élections. Nous devons modifier notre approche et le faire savoir clairement.

L’effort principal devra porter sur le champ informationnel, dès la phase de réorganisation. Il faut impérativement que nous prenions la peine de laisser les pays partenaires souverains communiquer sur leurs actions, sans considérer qu’il nous incombe de chercher à les valoriser. Il faut les aider dans ce domaine, mais ils doivent assumer leur communication. Nous devrons mettre à profit les deux prochaines années pour stabiliser notre dispositif et façonner les perceptions, celles des populations sur place et celles de nos alliés européens.

Je formulerai, en guise de conclusion, trois observations sur la politique africaine de la France.

D’abord, elle ne se limite pas à la contribution qu’y apportent les armées. Sur le terrain, la France doit augmenter la composante civile de son empreinte, ce qui contribuera à rendre moins visible sa composante militaire.

Ensuite, adopter une posture lisible et crédible ne signifie pas que nous devons agir seuls. Nous devons mieux gérer une forme de « multi-bilatéralisme » en Afrique, en cessant d’être plus en compétition avec nos partenaires européens qu’en appui de nos partenaires africains.

Enfin, la politique africaine de la France se fait aussi en France, où vivent d’importantes diasporas africaines, qu’il faut aussi prendre en compte.

M. Loïc Kervran, président. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.

M. Benoît Bordat (RE). Lors de son allocution du 27 février 2023, le Président de la République a évoqué la naissance d’un « nouveau modèle d’intimité et d’imbrication de nos armées ». Ce modèle repose sur l’approfondissement de notre offre de formation, sur l’augmentation des capacités d’accueil et sur la densification de notre réseau diplomatique et de défense, en vue d’une sécurité durable pour tous.

Le ministre des armées, Sébastien Lecornu, a rappelé à l’Assemblée nationale, en novembre 2023, les principes fondamentaux de notre mission : combattre le terrorisme, protéger nos concitoyens et enrichir les alliances stratégiques. Sur le terrain, il est question d’élargir les opportunités de formation dans les écoles militaires en étoffant notre réseau diplomatique et de défense, notamment grâce à l’augmentation du nombre de postes d’attaché de défense et à la récente visite historique du directeur général de l’armement (DGA) en Afrique.

Au Sahel, l’expansion des groupes terroristes se poursuit, menaçant directement la sécurité européenne. Cette dynamique est amplifiée par le pivot des États-Unis vers l’Indo-Pacifique, ce qui induit pour l’Europe de nouveaux enjeux sécuritaires.

Compte tenu de l’engagement militaire continu de la France en Afrique, comment traiter les enjeux de façon réaliste tout en mettant à profit nos liens historiques ? Comment élargir la coopération avec les Européens et les Américains ?

M. le Général Thierry Burkhard. Pour traiter les enjeux auxquels nous sommes confrontés et bien tenir compte des caractéristiques de l’Afrique contemporaine, au premier rang desquels la jeunesse de sa population, nous devons faire évoluer notre dispositif en réduisant sa visibilité et son empreinte, dans les champs physique et informationnel. Nous devons être à même, dans le champ des perceptions, de faire directement comprendre en quoi consiste notre posture.

Nous devons agir en coordination étroite avec les pays africains partenaires et avec nos alliés, sans entrer en compétition avec eux. L’affirmation de leur souveraineté par les pays africains a notamment pour conséquence une forme de refus de travailler dans un cadre multilatéral. La task force Takuba, composée de forces spéciales d’une dizaine de pays européens et déployée dans le cadre de l’opération Barkhane, est un format que les Africains n’acceptent plus. Ils veulent traiter avec nous dans le cadre de relations bilatérales. C’est leur choix ; il faut le prendre en compte.

Nous devons donc créer une structure permettant de gérer des relations dans un cadre multi-bilatéral. Nous devons le faire de façon transparente pour les pays d’accueil : s’ils veulent des relations d’État à État, nous avons intérêt, en matière militaire, à la coordination et à la mutualisation, notamment dans les domaines du soutien et de la logistique. Certaines de nos structures se prêtent à cette démarche, mais il reste à en inventer une permettant d’aller plus loin.

Notre relation avec les États-Unis en Afrique est très forte dans le domaine opérationnel ainsi qu’en matière de partage de renseignements et d’évaluations de situation et d’appui logistique. Nous devons présenter et expliquer aux Américains l’évolution de notre approche en Afrique et les principes qui la régiront désormais, pour que nous puissions continuer à bien coopérer.

Les problèmes qu’ils rencontrent en matière d’accès sont les mêmes que les nôtres.

Nous devons travailler avec les Américains et avec les armées européennes. Toutefois, il ne suffit pas que les armées aient envie de travailler ensemble sur le terrain. Il faut que chaque pays manifeste une authentique volonté politique de travailler en coopération, sans esprit de compétition conduisant chacun à afficher à la fin de l’année ce qu’il a fait pour le pays où il intervient et à faire des comparaisons avec ce qu’ont fait les autres. Ce qui compte est ce que nous faisons globalement pour le pays où nous intervenons.

M. Laurent Jacobelli (RN). Dans un article publié hier, Le Monde annonce « une réduction drastique des effectifs militaires » dans trois pays amis historiquement liés à la France : le Sénégal, la Côte d’Ivoire et le Gabon. On ne peut pas s’empêcher de lire, entre les lignes, un cafouillage diplomatique. Nul ne sait plus très bien quelle politique africaine le Gouvernement mène au nom de la France, ce dont les armées ne peuvent que gérer les conséquences. Tout cela, au lendemain d’événements qui se sont succédé en Afrique, ressemble un peu à « Courage, fuyons ! ».

Le même article évoque l’hypothèse d’une création de bases communes avec les Américains pour conserver une empreinte en Afrique. C’est une seconde surprise : pourquoi opter pour ce partenaire, tout à fait respectable au demeurant, plutôt que pour nos partenaires européens ? La raison en est peut-être que nous avons constaté, au Sahel, que nous étions seuls et que nous ne pouvions pas compter sur nos partenaires européens. Nous avons financé et mené seuls la lutte contre le terrorisme. Pour nos partenaires, la coopération s’est réduite à la politique de la chaise vide. Pire : au Niger, lorsque la France a dû partir, l’Allemagne s’est curieusement montrée plus encline à discuter avec la junte qu’avec nous.

Cet article soulève de nombreuses questions au sujet de notre présence sur le sol africain, s’agissant notamment de notre coopération militaire avec des partenaires historiques, culturellement et économiquement, de la France, et de notre relation avec nos partenaires européens.

M. le Général Thierry Burkhard. Un article de journal n’est pas une position officielle de la France. Le simple fait d’annoncer des décisions contrevient au principe selon lequel nous veillons à dialoguer avec nos partenaires.  Quoi qu’il en soit, les journalistes publient les informations qu’ils recueillent et recoupent, et nous devons faire avec.

Réduire notre visibilité et notre empreinte exigera probablement de réduire les effectifs. Toutefois, il faut se garder de toute approche simpliste. Certains effectifs sont déployés en permanence. Ils sont composés de militaires installés sur place avec leurs familles pour un an ou deux, et de gens qui se relaient tous les quatre mois. Les uns et les autres n’entretiennent pas avec le pays d’accueil la même relation, tant s’en faut, mais tous participent à notre présence permanente.

Par ailleurs, des effectifs sont déployés ponctuellement, notamment dans le cadre des DIO, dont certains sont réalisés à partir de nos bases du Sénégal et du Gabon. Si demain les effectifs des DIO viennent de France, il est probable que leur effet sur le terrain et la perception qu’en auront nos partenaires seront assez similaires à ce qu’ils sont aujourd’hui, mais notre visibilité ainsi que notre empreinte seront différentes.

Je cherche donc à éviter une approche par les moyens, pour privilégier une approche par les effets. Dire à nos partenaires que nous serons demain dix fois moins nombreux qu’aujourd’hui ou leur dire que nous nous organiserons pour produire des effets répondant à leurs besoins, ce n’est pas la même chose.

La réduction des effectifs déployés en permanence est possible, elle ne doit pas avoir d’effets trop importants sur notre efficacité ou notre réactivité. En ce qui concerne la création de bases communes avec les Américains ou d’autres : mutualiser les bases est souhaitable si nous voulons réduire notre visibilité tout en conservant le minimum d’empreinte nécessaire pour maintenir ouverts nos accès.

Nous avons des bases au Sénégal, au Tchad, en Côte d’Ivoire et au Gabon. Elles sont installées dans les capitales, et même parfois enclavées dans des aires urbaines en expansion. Leur empreinte et leur visibilité sont devenues difficiles à gérer. Nous devrons sans doute modifier notre schéma d’implantation pour réduire nos vulnérabilités (« moins posé, moins exposé »). Si nous pouvons le faire avec des alliés, tant mieux.

En matière de lutte contre le terrorisme, nous ne pouvons pas tourner le dos à ces pays et les laisser se débrouiller sans en subir les conséquences. Il faut conserver une approche réaliste et une vision stratégique à long terme.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). La situation stratégique comporte de nombreux défis politiques.

La compétition, que vous présentez comme l’état normal des relations entre grandes puissances, doit être surmontée et non banalisée. Sur la prise en compte du changement climatique, nous nous réjouissons d’avoir fait école, nous qui recommandions, dès l’examen de la loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030, de nourrir dès à présent l’ambition réfléchie de sortir du tout-pétrole.

Quant à l’équilibre désastreux entre effets physiques et effets dans le champ des perceptions, il appelle selon nous une réponse articulée autour de trois notions : la légitimité des régimes et des relations ; la cohérence d’une approche dans la durée ; l’explicitation des intérêts de chaque partie, car la question de savoir pourquoi les seules implantations de la France à l’étranger sont sur le continent africain finira par se poser.

J’aimerais entendre votre appréciation des événements en mer Rouge, qui ont des effets sur l’Afrique. La réorientation des flux vers le cap de Bonne-Espérance ne réduit pas le risque, qui est élevé dans le canal du Mozambique.

S’agissant de nos partenariats, j’aimerais vous entendre sur deux faits précis. Comment réagir à la visite du président tchadien Idriss Déby à Moscou ? Mamady Doumbouya s’est fait proclamer général, selon un tropisme bien connu des régimes autoritaires. Où en est notre partenariat avec la Guinée ?

M. le Général Thierry Burkhard. Le canal du Mozambique, où les flux du transport maritime n’ont jamais été interrompus, est bien identifié comme une zone à risques. Nous renforçons notre vigilance. Toutefois, il est plus large que l’accès à la mer Rouge, et les enjeux y sont plus économiques ou environnementaux que sécuritaires.

Notre partenariat militaire avec la Guinée est maintenu. Un schéma de transition est identifié et respecté. Par ailleurs, ce pays a pris ses responsabilités lors de la formation de l’Alliance des États du Sahel (AES). Approchée par le Mali, le Niger et le Burkina Faso, qui cherchaient à sécuriser un accès à la mer, la Guinée a conservé une posture ouverte et prudente. Notre partenariat militaire a été maintenu à un niveau raisonnable. Lorsqu’un dépôt de carburant a explosé à Conakry le mois dernier, les armées françaises ont apporté une aide à la population, ce qui me semble aussi justifié que nécessaire.

M. Jean-Louis Thiériot (LR). Notre culture militaire inclut un tropisme africain, qui prend place au sein de nos affections et de nos nostalgies. Les nécessités de l’heure, si fort que l’on puisse « regretter la douceur des lampes à huile », nous amènent à réduire notre empreinte. Cela aura-t-il un effet sur l’attractivité de la carrière militaire ? Si oui, comment le compenser ? Dans certaines unités, notamment les troupes de marine, aller en Afrique est une perspective espérée.

S’agissant de la création de bases communes avec certains de nos partenaires, je conçois aisément qu’elle permette de réduire notre empreinte et de limiter les risques dans la guerre informationnelle. Certains pays européens sont-ils intéressés ? L’Italie, par exemple, est attachée au concept de « Méditerranée élargie ». Peut-il offrir un cadre à un éventuel partenariat, ce dont pour ma part je doute ?

S’agissant de Djibouti, où en est le renouvellement de notre traité de coopération militaire et de défense ? L’impression domine que nous n’y sommes pas exposés à la guerre informationnelle, contrairement à ce que nous vivons en Afrique de l’Ouest. Comment expliquer que notre présence y soit bien mieux acceptée ?

M. le Général Thierry Burkhard. La perception par nos soldats de la reconfiguration de notre dispositif africain est une question essentielle en matière de ressources humaines. Que des jeunes Français s’engagent dans les armées en vue d’être envoyés en opération est une très bonne chose. Par ailleurs, cela correspond à notre modèle d’armée d’emploi. Qui s’y engage sait qu’il peut être désigné pour partir en mission, en Afrique ou ailleurs : au lendemain du Nouvel An, je me suis rendu en Estonie et en Lituanie, où nous déployons des effectifs dans le cadre de missions opérationnelles par des températures de -25 ou -30 degrés, preuve que le soleil n’est pas la seule motivation des jeunes Français qui s’engagent dans les armées ! Les militaires veulent accomplir les missions qui leur sont données. Nous ne les envoyons pas en mission pour les occuper, mais parce qu’il y a des effets à produire.

S’agissant de nos effectifs déployés en Afrique, de façon permanente ou non, leur activité demeurera assez soutenue, au moins parce qu’elle produit des effets – si les gens sont heureux, tant mieux –, et parce qu’elle fait vivre la culture de l’engagement au sein de nos armées, notamment la culture de l’alerte. De ce point de vue, un déploiement d’un mois offre d’autres opportunités qu’un détachement de quatre mois, car il est plus intense, et peut être reproduit plusieurs fois dans l’année.

Telle est la perspective que le Ministre a défendue lors de l’examen de la LPM, et vous nous avez suivis. Vous avez porté une attention toute particulière au maintien de l’activité, qui est cruciale pour nos soldats, Ils ne se sont pas engagés dans les armées pour rester dans leur caserne, dans leur base ou sur leur bateau à quai, mais pour s’entraîner et réaliser les missions qui leur sont confiées. Cela suppose de disposer d’un budget suffisant pour mener des activités. Le soldat est un professionnel, que sa mission peut amener à s’engager un jour pour défendre son pays, ce pour quoi il souhaite s’entraîner et maîtriser le matériel avec lequel il peut être amené à s’engager.

Pourquoi entretenir une armée ? Pour en avoir une le jour où il en faut une. Cette évidence a été perdue de vue, car la guerre s’est éloignée, se réduisant à des interventions à l’étranger. De façon significative, nous rémunérons nos soldats « à l’acte » plutôt qu’en fonction de ce qu’ils sont capables de faire. Or on possède une armée pour ce qu’elle est capable de faire (l’ultima ratio), plus que pour ce qu’elle fait quotidiennement, sauf à considérer que l’armée devient inutile dès lors qu’il ne se passe rien. Nous devons faire évoluer cette perception et le traduire aussi en matière de rémunération, en privilégiant l’indiciaire à l’indemnitaire, le statut du soldat étant avant tout un contrat qui le lie à la nation française.

Nous devons veiller à ne pas laisser croire que l’armée n’offre plus l’aventure. Elle continuera à l’offrir, à un rythme soutenu mais dans des formats modifiés et dans un monde plus divers. Les armées devront toujours être capables de faire ce que l’on attend d’elles en situation de crise ou de guerre.

S’agissant du dispositif, La création de bases communes dépend d’abord de l’accord des pays partenaires, qui seront à la manœuvre pour dire avec qui ils souhaitent travailler. Nous devrons nous entendre avec des pays qui veulent et peuvent en créer, en identifiant une communauté de missions, ainsi qu’avec les pays d’accueil, dans un cadre multi-bilatéral. Une approche politique commune sur les effets attendus des troupes déployées est indispensable. Les complémentarités potentielles sont nombreuses, ce qui nous dispenserait d’agir sur tout le spectre.

En ce qui concerne Djibouti, les négociations visant au renouvellement de notre traité de coopération militaire et de défense sont en cours. Djibouti est un pont entre l’Afrique et le Moyen-Orient.

Mme Josy Poueyto (Dem). Avant d’aborder la politique française de défense en Afrique, il convient de se mettre d’accord sur l’objet précis de notre discussion. Persister à évoquer l’Afrique sous un angle générique semble assez fou, chacun en conviendra. Nous parlons d’un continent qui se compose d’une cinquantaine d’États qu’aucune vision commune ne rassemble. Notre sujet est complexe et multiforme. À l’évidence, il exige une grande capacité d’adaptation ainsi qu’une approche réaliste et pragmatique.

À l’heure où nous faisons face, à l’échelle du continent africain, à de multiples défis, au premier rang desquels une lutte, voire une guerre d’influence sans commune mesure avec ce que nous avons connu par le passé, il s’agit d’envisager non pas des relations idéales telle que nous aimerions qu’elles existent, mais des relations assises sur la réalité. En matière de défense, la politique à construire, ou plutôt à co-construire avec nos partenaires, consiste essentiellement à faire la part du souhaitable et du possible. Comment y parvenir ? Comment définir et renouveler une politique de défense en Afrique à la lumière de notre histoire, de nos expériences, de nos réussites et de nos échecs ?

Pour progresser, nous devons d’abord dresser un bilan aussi complet et objectif que possible de l’action de la France en la matière. Cette approche est nécessaire dans l’analyse non seulement de nos relations avec les États mais aussi du lien que nous avons et voulons entretenir à l’avenir avec les populations. Le lien avec les populations est une composante essentielle de toute action efficace. Aucune politique de défense ne peut se passer des autres leviers disponibles, notamment la diplomatie, la politique culturelle et l’aide publique au développement (APD). Un tel bilan global, de nature à fonder une politique renouvelée de défense en Afrique, a-t-il été suffisamment dressé et partagé au sein des armées et à l’échelon politique ?

Par ailleurs, les réservistes citoyens de ma circonscription m’ont interrogée sur la suppression des grades honorifiques. J’ai fait face à une véritable levée de boucliers. Ils ne comprennent pas cette décision et la vivent mal. Je pense que nous sommes plusieurs à espérer profiter de l’audition de l’auteur de cette décision pour qu’il nous éclaire à son sujet.

M. le Général Thierry Burkhard. Cantonner la politique de la France en Afrique à sa dimension militaire serait en effet une erreur majeure. Nul n’en a la volonté, mais les apparences ont pu le laisser croire, ce que nos détracteurs en Afrique, ne se sont pas privés d’exploiter. Une approche globale est indispensable, notamment pour se faire comprendre, de façon habile et ordonnée, par les populations. Cela suppose d’investir notamment les champs culturel, sportif et éducatif.

Ce travail incombe à notre diplomatie. Dans un pays donné, notre ambassadeur représente tous les ministères. Il est le chef d’orchestre chargé de mettre en musique notre politique. De sa conception à sa mise en œuvre, notre approche doit être globale. Pour être capable de répondre correctement aux attentes de nos partenaires, il faut commencer par les comprendre et par en identifier les caractéristiques, idéalement dans le cadre d’une coordination entre pays européens là où cela est pertinent.

S’agissant de la suppression des grades honorifiques de la réserve citoyenne :  si j’ai pris cette décision, c’est parce qu’aujourd’hui je suis incapable d’expliquer le bien-fondé des critères d’’attribution des grades aux réservistes citoyens, qui vont de caporal à colonel. Son caractère aléatoire ou arbitraire est même contraire à l’esprit dans lequel les grades sont attribués dans les armées, qui consiste pour la Réserve citoyenne à les associer à une activité ou à un niveau d’études. Ce système est le contraire de l’escalier social des armées.

Voilà ce qui a motivé ma décision, et non, bien entendu, une quelconque forme d’hostilité à l’égard des réservistes citoyens, dont l’abnégation et l’investissement dans leur mission ne sont pas à démontrer.

L’action d’un réserviste citoyen ne vaut pas en raison de sa tenue ou de son grade. Ce qui fait la valeur de son engagement, c’est son expertise, son rayonnement et son engagement.

Il ne s’agit pas de nier l’engagement des gens dans la réserve citoyenne, mais de l’identifier pour ce qu’elle est. Dorénavant, tous (du caporal au colonel) auront l’appellation d’officiers de la réserve citoyenne, quelle que soit leur situation professionnelle dans le monde civil. Si certains sont gênés par la perte de leur grade, c’est que la réserve citoyenne ne correspond pas à ce qu’ils veulent faire. Ma décision me semble conforme à l’esprit de la réserve citoyenne.

Mme Isabelle Santiago (SOC). Dans le cadre du cycle d’auditions sur l’Afrique, nous avons recueilli de nombreux éléments d’appréciation des événements en cours. J’aimerais les aborder sous l’angle des espaces maritimes.

La compétition maritime est au cœur du futur continent africain. À l’Est du continent, la mer Rouge concentre une artère essentielle du commerce maritime mondial, de nombreux câbles sous-marins et l’accès aux espaces de l’Indopacifique depuis l’Europe. L’influence et l’intervention d’acteurs non africains dans cette zone s’intensifient sensiblement, de concert avec leur action et leurs relations avec les pays africains avoisinants. La contestation de cet espace maritime va croissant depuis plusieurs mois. La signature d’un accord de partenariat entre l’Éthiopie et la République autoproclamée du Somaliland, qui offre à l’Éthiopie un accès à la mer indépendant de Djibouti, illustre la contestation de l’ordre établi.

À Djibouti, de nombreux intérêts étrangers convergent, notamment ceux de la France et de la Chine. Les affrontements en mer Rouge, qui se déroulent depuis plusieurs mois, mettent en péril le commerce mondial. Dans le domaine maritime, l’enjeu est double : il faut protéger le commerce et les aires marines, ce à quoi plusieurs accords sont consacrés.

Dans ce contexte tendant au conflit, sous ses trois aspects modernes que sont la compétition, la contestation et l’affrontement, quel est le rôle des forces françaises au sein des espaces maritimes ? Cette question est surtout posée pour les océans. Elle doit l’être pour la façade maritime de l’Afrique et pour les pays de son voisinage.

Sur le changement climatique, je rappelle l’existence du rapport d’information sur les enjeux de la transition écologique pour le ministère des armées, que Jean-Marie Fiévet et moi-même avons remis à Florence Parly en mai 2021. Plusieurs pistes qu’il suggère sont d’ores et déjà suivies.

Le Président de la République est en Suède. Ce pays s’apprête à rejoindre l’Otan. Quelle est la place de la France dans le dispositif de défense en mer Baltique ?

M. le Général Thierry Burkhard. Les espaces maritimes sont des espaces communs, jusqu’alors considérés comme « appartenant » à tout le monde. La compréhension des espaces communs évolue. Nombreux sont ceux qui, désormais, les considèrent comme des espaces qui ne sont à personne, et qui sont donc à conquérir et à contrôler. Cette évolution de la façon dont certains de nos compétiteurs voient les choses étend la conflictualité à ces espaces.

Les espaces maritimes sont des zones de ressources et de transit, qui sont autant de richesses convoitées. Pour les pays du littoral africain, une large part de l’alimentation des populations des pays côtiers dépend de leurs ressources halieutiques. Les enjeux de contrôle et d’exploitation durable sont cruciaux. Les terres rares et les hydrocarbures attisent également les convoitises. La piraterie soulève des problèmes sécuritaires.

Il s’agit donc d’un problème complexe, particulièrement prégnant en Afrique. S’agissant d’espaces communs, il doit tout spécifiquement être traité en coopération avec d’autres pays. L’Union européenne (UE) a acquis une certaine expérience en la matière, dont il faut profiter et qu’il faut enrichir. Dans ce domaine, notre coopération avec les pays africains, notamment dans le golfe de Guinée, est assez avancée, quoique perfectible. Plusieurs initiatives et protocoles ont déjà été adoptés.

En mer Rouge, nous avons affaire à un acteur qui cherche à placer un espace maritime, et les flux qui y transitent, sous contrainte. L’importance de la mer Rouge était connue, la possession par les Houthis de missiles antinavires, de radars et d’une capacité de blocage aussi. Nous pensions pouvoir gérer les conséquences de cette situation. En réalité, elles sont assez difficiles à gérer, faute d’avoir laissé se développer cette menace latente, mais sans pour autant que la réponse soit forcément uniquement militaire.

Le travail en coopération entre pays européens n’est pas chose aisée, mais nous sommes sur la bonne voie. Une opération européenne est en cours d’élaboration pour assurer la sécurité des flux maritimes en mer Rouge.

La France y contribuera, en appui des pays qui ont souhaité prendre la tête de l’initiative. Il ne s’agit pas d’un manque d’ambition, mais de la volonté de donner envie aux autres pays d’exercer des responsabilités et de les y aider. Nous sommes nation-cadre de l’opération AGENOR, mais nous ne sommes pas les seuls à disposer d’une expertise de la zone. Si nous voulons augmenter notre niveau de coopération avec nos alliés, nous devons aussi savoir contribuer sous d’autres leaderships.

Mme Anne Le Hénanff (HOR). Au Bénin, en décembre 2023, vous avez dû démentir l’existence d’une soi-disant base militaire française lors d’une conférence de presse conjointe avec votre homologue, qui a confirmé vos propos.

Dans le contexte de défiance grandissante qui prévaut depuis plusieurs mois, notamment dans la région du Sahel, la désinformation en provenance de pays du continent africain s’intensifie. En France, nous disposons, grâce à notre doctrine de cyberdéfense, de la lutte informatique d’influence (L2I), qui permet notamment de répondre aux fausses informations en rétablissant la vérité, mais ne suffit pas toujours.

Que faites-vous, en coopération ou non avec les militaires des pays africains, pour lutter contre la désinformation et ses éventuelles conséquences sur nos relations avec eux ? Les rumeurs, la désinformation et la défiance ont-elles fait évoluer vos relations avec vos homologues des pays africains ? Si oui, de quelle façon ?

M. le Général Thierry Burkhard. L’action dans le champ des perceptions qu’impose la guerre informationnelle est un enjeu majeur. Certaines des difficultés que nous connaissons tiennent au retard avec lequel nous avons investi ce champ. Un effort important est consenti. Il n’est pas toujours visible, ce qui au demeurant sert notre intérêt. Il faut le maintenir.

En matière de communication, il faut avoir l’humilité de laisser s’exprimer ceux qui sont le plus à même de le faire devant les auditoires-cibles qu’ils connaissent et pratiquent tous les jours, localement, au cas par cas. C’est pourquoi je m’exprime préférentiellement aux côtés de mes homologues africains lors de mes déplacements ; ils ont la légitimité. Nous devons obliger les pays africains à prendre leurs responsabilités dans ce domaine. Ce message semble être bien reçu, ce qui est encourageant. La sensibilisation des gens à l’importance du champ informationnel porte ses fruits.

M. Fabien Roussel (GDR-NUPES). Les militaires sont malheureusement dépendants des choix politiques et diplomatiques de la France. La présence de nos soldats dans les pays d’Afrique sub-sahariens, dans le cadre de l’opération Barkhane, a provoqué la mort de cinquante-huit soldats, auxquels je rends hommage.

L’exigence de souveraineté exprimée par les pays d’Afrique, qui aspirent à un nouvel ordre et à un changement de paradigme, est aisément compréhensible. Plusieurs décennies de présence française ont abouti à un résultat contestable, d’autant que la volonté régulièrement affirmée par la France de donner à ces pays leur autonomie, notamment en matière militaire, n’est malheureusement pas toujours suivie d’effets. Les pays d’Afrique disent ne plus vouloir d’une politique conçue chez nous, qui contribue à les appauvrir et à les déstabiliser. La malheureuse intervention de la France en Libye, ordonnée par le président Sarkozy, en offre un exemple.

Ils ne veulent plus non plus d’une dette qui s’alourdit de plus en plus. De 2012 à 2022, la dette des pays d’Afrique subsaharienne est passée de 59 à 109 milliards. Cette augmentation est exclusivement celle de la charge de la dette. Les taux d’intérêt les enfoncent, comme ils enfoncent la France. Nous pourrions prêter à ces pays à taux zéro pour qu’ils puissent mettre en œuvre des politiques de développement.

Quant au pillage des cerveaux, nous y contribuons. Les annonces faites hier par le Premier ministre selon lesquelles nous allons envoyer des émissaires en Afrique pour y trouver des médecins sont d’autant plus malheureuses que la dernière loi relative à l’asile et à l’immigration que nous avons adoptée durcira les conditions dans lesquelles se forment les étudiants issus de ces pays.

Si on additionne tout cela, on comprend que les pays africains manifestent une exigence de souveraineté et remettent en cause les politiques que nous menons chez eux. À l’agenda militaire, ne faut-il pas substituer un agenda politique et économique visant à coopérer de façon bien plus efficace ?

M. le Général Thierry Burkhard. J’ai présenté l’agenda militaire en qualité de CEMA. L’agenda politique et économique n’est pas de mon ressort. L’approche interministérielle, qui est indispensable, permet une approche globale.

Je ne partage pas votre vision négative de notre action en Afrique. Je n’ai aucune difficulté à affirmer que l’apport de nos armées aux pays africains est plutôt positif. Certes, nous ne sommes pas à l’abri de la critique et nous n’avons pas tout bien fait. Nos contempteurs ne se privent pas de le rappeler en forçant le trait. Si nous n’avions rien fait, nous serions lisses, sans aspérité et à l’abri de toute attaque.

Le discours du Président de la République du 27 février 2023 affine notre position. Dans le domaine de la formation, par exemple, nous agissons depuis de très nombreuses années, sans avoir épuisé le sujet. La douzaine d’écoles nationales à vocation régionale (ENVR), dont les pays africains assurent le commandement et les pays européens le financement, les instructeurs étant européens et africains, en sont un bon exemple.

En Côte d’Ivoire, nous avons participé à la création de l’Académie internationale de lutte contre le terrorisme (AILCT), qui permet au pays de prendre son autonomie en la matière. Au Gabon, l’ENVR a développé la formation de gardes forestiers et la recherche, en raison de la nécessité de préserver la biodiversité. Un véritable processus d’appropriation est en cours. L’échange est à double sens : un officier ivoirien est actuellement instructeur à Saint-Cyr, où il forme les élèves-officiers français.

Nous n’avons pas à rougir de notre bilan en Afrique. L’action des armées n’a jamais été malintentionnée. Les Africains le savent et le reconnaissent.

M. Loïc Kervran, président. Nous en venons aux interventions des autres députés.

M. Jean-Michel Jacques (RE). En Afrique, une approche globale s’impose. L’évolution de notre logique de partenariat en Afrique tient-elle compte de la nécessité d’adopter une approche interministérielle coordonnée ? Je me permets de rappeler l’existence du rapport d’information sur le continuum entre sécurité et développement, que j’ai publié en mars 2020.

M. le Général Thierry Burkhard. L’approche interministérielle, qui s’impose en effet, sera confiée au représentant spécial de la France en Afrique de l’Ouest, dont la nomination est imminente. Sans empiéter sur les prérogatives des ambassadeurs ni sur celles des militaires, il embrassera un spectre large et assurera la cohérence de notre approche. Le dialogue que nous menons avec les pays africains nous permettra d’autant mieux d’identifier tous leurs besoins et de formuler des propositions.

C’est la clé de la réussite. Si les militaires modifient leur dispositif sans que rien d’autre ne change, nous échouerons. Cette recette a fait ses preuves. Des dizaines d’enseignants français ont soutenu l’éducation en Afrique. On ne peut pas dire qu’ils ont échoué. Il faut persévérer dans cette voie.

Mme Delphine Lingemann (Dem). L’efficacité de notre présence en Afrique dépend de plusieurs facteurs : la densité du maillage, garantissant notamment une appréciation autonome ; le maintien d’une garantie d’accès offrant la possibilité de se déployer rapidement, donc d’avoir une empreinte plus mobile – de ce point de vue, l’opération Sagittaire a été un authentique succès ; l’approche par pays basée sur une stratégie définie par les Africains, prévoyant notre intervention en second rideau, pour des opérations de formation, d’assistance militaire opérationnelle (AMO) et de conduite d’exercices communs. Par ailleurs, notre stratégie informationnelle doit inclure une réflexion sur l’IA, et nous devons tenir compte de l’impact des évolutions climatiques.

Les réflexions menées au sein des armées incluent-elles les trois facteurs dont dépend l’efficacité de notre présence en Afrique ? Quels sont les partenariats envisagés avec nos alliés, notamment européens ?

M. le Général Thierry Burkhard. Je ne peux garantir l’application de ces principes, dans la mesure où j’ai parfois en face de moi des gens qui ne l’entendent pas exactement de la même façon. Je dois mettre en place un dispositif correspondant à ces principes, parce que j’estime qu’il permettra de conserver la liberté d’action la plus large, donc de remplir les missions fixées par le Président de la République. Si tout cela était garanti d’avance, on ne demanderait pas aux armées de le faire. Nous avons proposé une façon de faire qui nous semble réaliste.

Les partenariats avec les armées alliées sont essentiels. Ils dépendent de la volonté politique qui préside à leur création. Nous progressons. Lors de l’opération Sagittaire, nous avons réussi à nous coordonner avec nos alliés européens ; c’est toujours perfectible, mais le travail en commun se développe, cela va dans le bon sens.

M. Frank Giletti (RN). Les drones Reaper, qui sont des drones volant à moyenne altitude et de longue endurance (MALE), ont démontré leur efficacité au sein de nos forces, notamment au Sahel. Rapporteur pour avis du programme Préparation et emploi des forces, j’ai eu l’occasion de saluer leur pertinence, notamment en matière d’autonomie et de capacité de renseignement, surveillance et reconnaissance (ISR).

La réorganisation de notre dispositif africain permet-elle de les redéployer, par exemple en Indo-Pacifique, comme je l’ai suggéré dans mon rapport ? Ils pourraient par exemple participer à la surveillance du canal de Mozambique depuis La Réunion, ou des abords de la Nouvelle-Calédonie. Ils peuvent aussi être utiles à la lutte antiterroriste en Afrique, grâce à leurs capacités de renseignement.

Par ailleurs, je soutiens la suppression des grades honorifiques de la réserve citoyenne. Le plus gênant était que les grades étaient accolés aux régiments, ce qui me semblait assez déplacé pour leurs officiers, notamment ceux des forces spéciales, qui y ont fait toute leur carrière.

M. le Général Thierry Burkhard. La suppression des grades honorifiques de la réserve citoyenne ne s’inscrit pas dans une lutte idéologique. Pour moi, il faut que les choses soient propres et claires. Elles le seront assez rapidement. Chacun comprendra que la réforme n’est pas dirigée contre les réservistes citoyens, mais vise simplement à assurer une forme de cohérence.

En Afrique, il ne faut jamais négliger les distances. Les drones y sont et y resteront indispensables. Pour améliorer notre maillage, nous devons aussi travailler en partenariat et miser sur la complémentarité des moyens, par exemple avec des avions légers de surveillance et de reconnaissance (ALSR).

La difficulté est de gérer l’émergence d’un trou noir sécuritaire, a fortiori quand il faut composer avec les contraintes d’autorisations de survol.

Nous pouvons aussi déployer des drones en Indo-Pacifique, sous réserve que le moyen soit effectivement adapté aux contraintes de la zone et aux missions à remplir.  Le développement capacitaire offre des perspectives prometteuses.

Mme Anne Genetet (RE). À l’unisson du Président de la République, je salue le professionnalisme et le sang-froid ayant présidé à la difficile opération d’évacuation du Niger. Politiquement, nous tenons tous à saluer le redéploiement de nos forces.

S’agissant de l’augmentation de notre capacité d’influence dans le champ des perceptions, je rappelle que France Médias Monde, qui est un opérateur public, porte une lourde responsabilité dans la critique de la France en Afrique. En tant que parlementaires, nous devons nous interroger sur notre mission de contrôle de cet opérateur public.

Notre armée est une armée d’emploi. Notre objectif est d’être déployés en premier. Comment maintenir notre niveau de préparation à cette fin ?

M. le Général Thierry Burkhard. Dans la nouvelle conflictualité, avec des moyens renforcés, la capacité des armées à réagir est encore plus essentielle qu’auparavant. La LPM accentue l’effort au profit de l’échelon national d’urgence renforcé (ENU-R), qui est une force de réaction rapide susceptible d’être déployée sous vingt-quatre heures pour les premiers éléments et dix jours pour les moyens plus lourds, jusqu’au niveau brigade et même un peu plus.

Ce qui permet de maintenir ce dispositif, ce sont les activités d’entraînement et les mises en situation réelle. Nous avons la chance d’avoir une culture de l’alerte et de la projection, il ne faut surtout pas la perdre. Nos déploiements tous les quatre mois au Sénégal ou dans le cadre de l’opération Barkhane relevaient davantage de la culture expéditionnaire opérationnelle. La capacité à déclencher des opérations sur bref préavis est davantage nourrie par une opération comme l’opération Sentinelle. Lorsque le Président de la République ordonne le déploiement de militaires supplémentaires moins de vingt-quatre heures après un attentat, cela contribue à entretenir notre culture de l’alerte. Le lendemain de l’annonce du renforcement du dispositif par le Président de la République, les Français constatent qu’il y a davantage de militaires dans la rue. C’est le principal effet de Sentinelle, dont la réserve numérique est de 4 000 militaires qui s’ajoutent à 100 000 gendarmes et à 100 000 policiers. Le déploiement rapide de forces, dans le cadre de Sentinelle comme en Afrique, entretient la culture de l’alerte.

Autre exemple : la livraison d’aide humanitaire à un hôpital de campagne jordanien dans la bande de Gaza, à laquelle nous avons procédé au début du mois, a été ordonnée avec un très court préavis et a mobilisé de nombreuses capacités, notamment le vol à haute altitude sous oxygène, la livraison de précision depuis les airs et le travail en coordination avec une armée étrangère, jordanienne en l’occurrence. Pour maintenir cette capacité, il n’y a pas de recette miracle : il faut se remettre en cause tous les jours.

Dans l’esprit des soldats, rien – aucun exercice ni aucune simulation, si bien conçus soient-ils – ne remplace un déploiement réel en opération. Toutefois, trois semaines d’exercice bien préparé à haute intensité ont aussi des effets très bénéfiques en matière d’apprentissage et de préparation opérationnelle,

M. Mounir Belhamiti (RE). S’agissant du rôle des diasporas dans la critique des actions des armées françaises, je suis toujours surpris, alors même que nous évoquons régulièrement, à juste titre, le renforcement du lien armée-nation, que certains de leurs membres, confortablement installés dans de beaux salons parisiens, se permettent de débiner la France et son action, eux qui, dans leurs pays d’origine, n’auraient pas la possibilité de critiquer un dixième de l’action de l’État.

Qu’a fait l’armée française pour ouvrir le capot et leur mettre le nez dans la réalité ? La critique de loin est facile. Pour saisir la réalité et la complexité des opérations, il faut se pencher sur leurs difficultés concrètes. Comment l’armée entretient-elle le lien entre les diasporas et la réalité de ses missions ?

M. le Général Thierry Burkhard. Sur le territoire national, les armées n’agissent pas dans ce domaine, qui relève du champ politique. Nous pouvons nous réjouir de vivre dans un État de droit. Dans les critiques que formulent les diasporas, il y a une part de responsabilité collective, notamment portée par les médias, et qui peuvent contraindre nos opérations.

Par ailleurs, vivre dans un État de droit ne dispense pas de faire preuve d’un peu de cohérence. Les gens qui critiquent notre action ont une position fragile et elle-même critiquable, tant elle est aux antipodes de la réalité du terrain. Je ne peux, pour ma part, qu’en anticiper ou essayer d’en maîtriser les conséquences.

Mme Murielle Lepvraud (LFI-NUPES). La France possède au Gabon l’une de ses quatre bases militaires africaines, qui compte 370 militaires. Celle du Sénégal en compte 350. Or la situation, dans ces deux États, est préoccupante. Le Gabon a subi le 30 août dernier un coup d’État, que la France n’a condamné qu’en paroles, mais pas en actes. Le Sénégal tiendra en février prochain des élections qui s’annoncent particulièrement tendues.

Dans ces deux pays, l’opposition est muselée et le pouvoir se radicalise. Je souhaite savoir quel est l’état de la coopération entre la France, les ONG présentes sur place et le pouvoir gabonais, et comment la France anticipe les élections sénégalaises pour ne pas être prise au piège de son soutien à un régime autoritaire.

S’agissant du Niger, la France en dépendait pour son approvisionnement en uranium dédié à ses activités militaires. Où en est cet approvisionnement ? S’agissant du Nigeria, la France a signé avec ce pays un accord relatif à la coopération en matière de défense et au statut des forces en juin 2016. Où en est ce partenariat ? Quel en est le bilan ?

M. le Général Thierry Burkhard. Les armées ne décident pas de la conclusion d’un partenariat, mais elles le déclinent dans leurs domaines de responsabilité.

Le partenariat opérationnel avec le Gabon a été relancé, notamment par le biais de l’ENVR consacrée à la préservation de la biodiversité. Il s’agit d’un projet gabonais que nous soutenons.

Nous avons bien identifié la période sensible des élections sénégalaises, qui demeurent une échéance interne à ce pays. Nous en tirerons les enseignements dans le cadre de l’adaptation de notre dispositif à l’affirmation de souveraineté et à l’instabilité caractérisant le continent.

Le Niger n’était pas notre fournisseur exclusif d’uranium.

L’accord relatif à la coopération en matière de défense et au statut des forces conclu avec le Nigeria suit son cours. Ce partenaire est un peu différent de ceux auxquels nous sommes habitués. Anglophone et vaste, il connaît de sérieuses difficultés dans sa partie nord et a conclu plusieurs partenariats. C’est un partenariat en devenir.

M. Jean-Pierre Cubertafon (Dem). Depuis plusieurs mois, la commission de la défense nationale et des forces armées mène un travail significatif sur l’influence, la stratégie et la place de la France sur le continent africain.

M. Sylvain Itté, ancien ambassadeur de France au Niger, que nous avons eu l’honneur d’auditionner récemment, s’est vu interdire par les services du Quai d’Orsay la publication d’un livre portant sur la diplomatie française en Afrique. Cette censure, si l’on peut l’appeler ainsi, est révélatrice de la fragilité des relations que nous entretenons avec le continent africain et particulièrement le Niger, lequel offre un exemple concret de la détérioration des relations franco-africaines. Les armées ont-elles un rôle à jouer dans la diplomatie française en Afrique ?

L’anticipation est au cœur du récit de M. Itté. Les situations du Tchad et du Niger sont au cœur de ses réflexions. Quel rôle jouent les armées dans la collecte de renseignements ? Comment travaille-t-elle avec la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) en Afrique ?

M. le Général Thierry Burkhard. L’articulation entre les effets que produisent les armées et la diplomatie est essentielle. Cela relève du travail de tous les jours – matin, après-midi et soir – avec le Quai d’Orsay, perfectible toujours mais globalement fonctionnel.

Le renseignement est le « carburant » des opérations et de l’évaluation des situations. La direction du renseignement militaire (DRM) travaille en coordination très étroite avec la DGSE, le renseignement étant par essence une activité en réseau.

M. Yannick Chenevard (RE). La perturbation du trafic maritime dans le détroit de Bab el-Mandeb allonge de moitié le temps de trajet des navires entre l’Asie et l’Europe. Le coût de transport d’un container a augmenté de 500 dollars.

Localement, le volume de marchandises transitant par le canal de Suez a été divisé par deux, ce qui a des conséquences pour l’Égypte, qui a réalisé de gros investissements il y a quelques années pour le moderniser. Sachant que le canal de Suez représente 20 % des revenus de l’État égyptien, celui-ci est-il susceptible d’intervenir pour rétablir la situation ?

M. le Général Thierry Burkhard. Les conséquences de la réduction du trafic maritime en mer Rouge sur le budget de l’Égypte sont lourdes. Cela justifie, avec la nécessité d’assurer la liberté de navigation, que nous rétablissions la sécurité dans la zone.

La France a de bonnes relations avec l’Égypte, que nous soutenons tout particulièrement. À défaut, nous n’aurions pas pu amarrer le porte-hélicoptères amphibie (PHA) Dixmude à El-Arish pour la mission d’assistance aux populations de Gaza.

Pour l’Égypte comme pour les autres pays arabes, il est difficile d’intervenir contre les Houthis, qui inscrivent leur action dans le soutien au Hamas. Dans cette affaire, aucune solution simple ne se dessine, alors même qu’il faut traiter le problème. Plusieurs pays sont parties prenantes, notamment l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, qui ont été en guerre avec les Houthis et viennent de conclure un cessez-le-feu.

Par ailleurs, il faut éviter de donner l’impression que c’est l’Occident qui combat les Houthis, ce qui ne fera qu’approfondir le fossé qui sépare le monde occidental des pays arabes dans le champ des perceptions. L’opération que prépare l’UE cherche à inclure plusieurs pays non-occidentaux, notamment arabes, pour éviter de donner cette impression.

Mme Lysiane Métayer (RE). J’évoquerai le départ envisagé de plusieurs centaines de nos soldats du Gabon, du Sénégal et de Côte d’Ivoire – j’y suis née et suis vice-présidente du groupe d’amitié France-Côte d’Ivoire.

Il est manifeste que la décision de réduire les effectifs militaires au sein des bases françaises en Afrique est une conséquence des discours anti-français qui y prospèrent. Les putschs qui se sont succédé en Afrique de l’Ouest ont détérioré la relation entre la France et les pays de la région. Comment la France continuera-t-elle à veiller au maintien de la paix et à la sécurité dans cette région stratégique qu’est l’Ouest de l’Afrique tout en répondant aux attentes des pays qui s’y trouvent ?

M. le Général Thierry Burkhard. Lorsque le Président de la République s’est exprimé à ce sujet en février 2023, il avait déjà mené des discussions avec ces pays et décidé plusieurs réductions d’effectifs, en accord avec eux.

La relation franco-ivoirienne est très forte. Nous devons parvenir à répondre à leurs attentes, comme lorsque nous avons installé un radar Giraffe à Korogo,. Nous travaillons avec eux au maintien de notre accès au port et à l’aéroport d’Abidjan.

Notre capacité à maintenir la paix dans la région ne repose pas uniquement sur la présence de forces permanentes. L’avenir de notre relation avec la Côte d’Ivoire est concevable avec des troupes positionnées en permanence et d’autres qui se relèvent régulièrement, aux effectifs restreints. Notre relation doit être prévue pour accueillir rapidement des forces supplémentaires offrant un appui spécifique, notamment en matière de surveillance de l’espace aérien et de développement de leur aviation. De cette façon, les Ivoiriens seront mieux à même d’assurer eux-mêmes leur sécurité, ce qui me semble indispensable.

Par ailleurs, la création de l’AILCT procède d’une démarche novatrice. Cette ENVR accueille des stagiaires de tous les pays de la zone. Son modèle est plus complet que le précédent. Outre une formation « dure » incluant notamment des parcours de tir, d’investissement de maisons et de surveillance de zone, il offre une formation interministérielle à laquelle participent notamment des juges. La lutte contre le terrorisme est globale. Elle inclut la judiciarisation des individus appréhendés, qui contribue à briser les réseaux. L’AILCT comporte aussi un département de recherche, pour favoriser le développement d’approches autonomes. Je recommande la visite de cette institution, dont le financement est européen.

M. Loïc Kervran, président. Nous auditionnerons la semaine prochaine le général Kouamé, directeur de l’AILCT, qui nous en fera une présentation détaillée.

Mme Marie-Pierre Rixain (RE). Aux quatre coins du monde, le viol est utilisé comme arme de guerre – au Kosovo, à Boutcha, en République démocratique du Congo et lors du massacre du 7 octobre en Israël, au sujet duquel nous avons entendu de nombreux témoignages à l’Assemblée nationale.

Le viol de guerre est plus que le viol d’un individu. Il s’inscrit dans une stratégie déployée par un belligérant pour annihiler les liens sociaux d’une communauté et anéantir une société ou un pays. Il doit être pris en considération comme tel par le ministère des armées.

Comment est-il appréhendé dans la lutte contre certains belligérants ? Comment la France prévient-elle l’usage du viol comme arme de guerre sur les théâtres de guerre où elle est engagée ? Plus généralement, comment lutter contre le viol comme arme de guerre ?

M. le Général Thierry Burkhard. Les militaires français sont conscients de cette réalité. Dans nos opérations, que nous les menions seuls ou en partenariat avec des armées africaines, nous faisons en sorte que les soldats respectent le droit des conflits armés et se conforment aux règles humanitaires en vigueur, de la gestion des prisonniers à l’interdiction du viol en passant par la conduite à tenir vis-à-vis des populations.

L’expérience prouve que notre présence a un effet dissuasif, car les soldats des pays partenaires savent que nous intervenons immédiatement pour faire cesser de telles pratiques et que nous les dénonçons. Par ailleurs, les formations que nous dispensons, à nos soldats comme aux autres, incluent des cours sur le cadre juridique de l’emploi de la force, dispensés par des spécialistes. Nous sensibilisons les gens non seulement à l’absence de conformité de ces pratiques au droit des conflits armés, mais aussi au fait qu’elles font directement obstacle à la lutte contre le terrorisme, car produisant des effets de rejet contraires à l’état final recherché. .

M. Loïc Kervran, président. Mon général, au nom de la commission, je vous remercie de vos réponses, tant sur la forme, dynamique et précise, que sur le fond. Nous retenons l’exigence d’effort de pensée et d’action, dans le plus grand respect de chaque pays africain, sans céder à la tentation des coups et en conservant l’ambition d’une stratégie de long terme.


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14.   Audition, ouverte à la presse, du général de corps d’armée Régis Colcombet, directeur de la coopération de sécurité et de défense au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères et du général Allah Joseph Kouame, directeur de l’Académie internationale de lutte contre le terrorisme d’Abidjan, sur la coopération de sécurité et de défense avec les pays africains. (mercredi 7 février 2024)

 

M. le président Thomas Gassilloud. Mes chers collègues, je vous propose de procéder à la nomination de deux co-rapporteurs pour la nouvelle mission d’information décidée par le Bureau sur le thème « Recrutement et fidélisation : gagner la bataille des ressources humaines du ministère des armées ».

En l’absence d’opposition, Madame Caroline Colombier (RN) et M. Loïc Kervran (Horizon) sont désignés rapporteurs.

Nous continuons aujourd’hui notre cycle d’auditions portant sur l’Afrique avec une matinée consacrée à notre coopération avec les pays africains. Cette première audition se concentrera sur notre coopération en matière de sécurité et de défense.

La direction de la coopération de la sécurité et de défense (DCSD), qui dépend du Quai d’Orsay, est un acteur majeur de cette politique. Son action s’inscrit dans le cadre de la coopération structurelle qui vise au renforcement capacitaire et logistique des armées ou forces sécuritaires des pays partenaires. Cette coopération est complémentaire de la coopération opérationnelle des armées menée dans le cadre de leurs domaines respectifs par le ministère des armées et le ministère de l’intérieur. Ces coopérations s’inscrivent dans la stratégie française de moyen-long terme de renforcement des capacités de l’État de droit dans les pays partenaires.

Pour nous en parler, nous avons le plaisir de recevoir le général de corps d’armée Régis Colcombet, directeur de la coopération de sécurité et de défense (DCSD). Mon général, vous nous présenterez les principaux modes d’action de votre direction en Afrique, son adaptation au nouveau contexte stratégique, ainsi que la prise en compte des nouvelles menaces et de l’augmentation du nombre d’acteurs de la sécurité.

Je souhaite également la bienvenue au général Allah Joseph Kouamé, que nous sommes particulièrement heureux de recevoir aujourd’hui. Vous êtes, mon général, directeur de l’Académie internationale de lutte contre le terrorisme (AILCT), inaugurée à Abidjan en juin 2021, à la suite d’une initiative commune franco-ivoirienne portée par les présidents Macron et Ouattara.

Général de corps d’armée Régis Colcombet, directeur de la coopération de sécurité et de défense, au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères. C’est un vrai plaisir d’être ici avec vous ce matin pour partager mes réflexions sur la coopération portée en particulier par la DCSD, qui plus est en présence du général Kouamé. En effet, il est assez inédit qu’un officier général africain puisse venir ici témoigner de cette coopération partagée. Je voudrais d’ailleurs commencer par remercier le gouvernement ivoirien, qui a donné tout de suite un accord de principe lors du conseil d’administration de l’Académie il y a quinze jours. J’y vois un symbole de l’importance portée par le gouvernement ivoirien à ce projet commun.

La DCSD est un outil unique, sans équivalent dans le monde des coopérations internationales. Outil pleinement interministériel, elle est l’opérateur régalien qui porte les coopérations de sécurité, de défense et de protection civile. La DCSD, issue du ministère de la coopération, a été intégrée au Quai d’Orsay dans les années 2000. Elle est aujourd’hui pleinement une direction de la direction générale politique du ministère de l’Europe et des affaires étrangères, au contact quotidien des directions géographiques, mais aussi des autres acteurs de la coopération que sont la direction générale de la mondialisation (DGM) et le centre de crise.

En 2008, à la suite des travaux sur le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, la direction de la coopération militaire et de défense (DCMD) est devenue la DCSD. A été alors incorporé à la partie militaire qui préexistait l’ensemble du spectre des coopérations d’État, en particulier la police, la gendarmerie, la protection civile. Cet aspect interministériel se développe, intégrant dans le réseau des douaniers, un magistrat et surtout les affaires maritimes, qui prennent de plus en plus d’importance.

La DCSD est présente dans une cinquantaine de pays, à travers 300 experts et coopérants déployés, soit un réseau relativement important, même s’il est presque dix fois inférieur à ce qu’il a pu être une trentaine d’années auparavant. Il permet néanmoins de couvrir de nombreuses thématiques différentes. Historiquement, deux tiers de la présence de la DCSD se situent sur le continent africain et deux tiers des actions sont menées par le ministère des armées. Deux expansions importantes sont en cours : une expansion géographique et une expansion thématique. L’expansion géographique vise à mieux couvrir l’Indopacifique, se traduisant par des projets à Singapour, au Sri Lanka, en Australie et dans les îles du Pacifique autour de la Nouvelle-Calédonie. Il s’agit en outre d’ouvrir des coopérations en Europe, puisque nous allons déployer un coopérant spécialisé en formation sur le déminage en Ukraine, et un autre en Moldavie. La deuxième expansion, thématique, est plus ancienne, mais elle concerne aujourd’hui des champs nouveaux, en particulier la cybersécurité, demande croissante de nos partenaires, mais également la protection civile et la francophonie.

Nos deux grands modes d’action sont le renforcement de capacités à travers la formation et le développement de projets.

Au titre de la formation, environ 1 200 stagiaires étrangers viennent chaque année en France suivre des scolarités dans nos écoles, qu’il s’agisse d’écoles de formation initiale ou des écoles comme l’École de guerre à Paris, l’école des commissaires à Saint-Cyr-au-Mont-d’Or, les écoles de police ou les écoles de formation pour les affaires maritimes. Mais la DCSD dispose surtout d’un réseau unique à l’international, portant sur des académies et des centres de formation, à l’instar de l’AILCT. Au Liban, par exemple, l’Académie de police d’Aramoun, forme les commissaires de police de la région, en partenariat avec l’université de Lyon 3, qui forme précisément les commissaires de police français à l’école de Saint-Cyr-au-Mont-d’Or. Nous sommes également présents dans d’autres centres de formation, des centres de formation au Maintien de la Paix par exemple, mais le cœur du réseau de la DCSD est constitué par les ENVR, les écoles nationales à vocation régionale, porté par les pays, mais en lien très étroit avec notre direction.

Le principe est le suivant : le pays met à disposition une infrastructure, l’hébergement, la direction de l’école ; la partie française propose l’ingénierie pédagogique et surtout finance l’ensemble des stagiaires de la sous-région. Ce réseau d’écoles couvre une vingtaine de pays, sur une dizaine de thématiques. À titre d’exemple, je pense à la seule école de cybersécurité du continent africain située à Dakar, à une école de police judiciaire à Djibouti, un pôle santé au Togo et au Gabon qui forme des médecins militaires, une école de sécurité maritime à Abidjan et une école de déminage au Bénin.

Ce réseau d’écoles constitue une spécificité française, qui sera le point de démarrage de l’expansion de nos coopérations dans les dix ans à venir, en particulier avec nos alliés et partenaires européens, qui nous demandent d’utiliser ces centres comme des hubs de formation dans lesquels ils pourraient envoyer leurs experts. L’AILCT est un peu l’école phare de ce réseau, car elle embarque aujourd’hui treize partenaires internationaux et dispose d’un budget de plus de soixante millions d’euros d’investissement. Surtout, son organisation se fonde sur trois piliers, dans un dispositif assez novateur. Le premier, interministériel, permet d’étudier et d’enseigner la lutte contre le terrorisme sous un angle judiciaire (police et magistrature). Le deuxième pilier concerne la formation opérationnelle avec les unités spécialisées, comme le groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN), le Raid ou les forces spéciales. Le troisième pilier est un centre de recherche, qui permet aussi de financer des bourses et un écosystème de chercheurs africains dans le domaine de la lutte contre le terrorisme.

Pour terminer, cette année, nous allons créer ou transformer cinq nouvelles écoles : un centre de formation cyber au Monténégro en partenariat avec la Slovénie, une école de formation maritime au Sri Lanka, une école de lutte contre la criminalité environnementale des espaces naturels au Congo, une école de transmissions, qui sera positionnée à Abidjan et la transformation de l’école de guerre à Kinshasa en ENVR.

Le deuxième mode d’action concerne les projets menés, qui sont portés par un coopérant, souvent en lien avec un opérateur, par exemple Expertise France, Défense conseil international (DCI), l’Economat des armées, Civipol, l’Agence française de développement (AFD) ; mais également des opérateurs étrangers comme Enabel, Coginta…. Dans ce cadre, le rôle de la DCSD, en convention avec ces opérateurs est de jouer un rôle d’incubateur ou de catalyseur, pour développer des projets.

En Afrique, nous appuyons notre action sur des stratégies définies en lien avec le ministère des armées, le ministère de l’intérieur et les directions du Quai d’Orsay. L’objectif consiste à participer à l’endiguement des menaces autour de la périphérie de la bande sahélienne, à renforcer nos capacités d’action en mer dans le golfe de Guinée et les espaces de souveraineté autour de la zone sud de l’océan Indien, de la Réunion et de Mayotte. En matière thématique, notre action met en œuvre des stratégies dédiées sur la partie cyber, la partie sécurité intérieure et la partie formation.

L’Afrique constitue deux tiers de notre portefeuille, à travers une trentaine de pays, une vingtaine d’écoles et plus de 200 coopérants. L’actualité est dense : nous terminons le mouvement de réorganisation après la fermeture de trois dispositifs au Mali, au Burkina Faso et au Niger. Cette réorganisation se traduit par la relocalisation de quatre écoles qui étaient présentes dans ces pays : l’école logistique est partie au Bénin ; l’Académie des frontières menée par les Douanes sera relocalisée au Bénin aussi ; l’école de protection civile passera de Ouagadougou à Djibouti ; et l’école de formation des Infirmiers rejoindra le pôle de santé de Lomé au Togo.

Le deuxième axe de l’actualité africaine concerne l’appui au ministère des armées dans la transformation des bases, afin d’y intégrer des centres de formation et des académies portées en commun avec la DCSD. À Abidjan, au camp de Port-Bouët, une école de transmission verra le jour pour former des spécialistes. Au Gabon, une école d’administration sera intégrée sur le camp de Gaulle.

Simultanément, nous recevons de multiples demandes de nos partenaires en faveur d’une coopération dans le domaine de la défense et de la sécurité intérieure. Je pense ainsi à l’école cyber de Dakar, hub technique en pleine expansion, qui sera peut-être répliqué en Afrique du Sud, pays qui souhaite s’équiper pour tracer les crypto-monnaies. Un autre axe d’effort porte sur la protection civile en Afrique, en particulier en Afrique de l’Ouest. Des pays comme le Cameroun, le Bénin, la Mauritanie, le Sénégal, la Côte d’Ivoire, nous demandent ainsi d’investir massivement pour développer des centres de secours, un maillage territorial et parfois même un numéro d’appel centralisé pour le pays. Un dernier axe d’expansion porte sur la formation professionnelle. En Guinée Conakry et en République démocratique du Congo, nous menons deux projets dans ce domaine. Il s’agit de former soit des jeunes qui étaient dans des rébellions, pour leur permettre de se reconvertir ; soit des jeunes qui sont sortis du système scolaire et ont besoin de formation.

Enfin, nous entrons dans une nouvelle période marquée par des transformations, mais aussi un nouveau dialogue avec nos partenaires, qui se traduit par des opportunités. Dans ce cadre, le formidable réseau d’écoles et d’académies que je vous ai brièvement décrit sera en partie le point d’ancrage de développement de ces coopérations.

Vers nos partenaires européens d’abord, en permettant l’ouverture de ces centres et de ces écoles à une action commune. L’UE a lancé la Security and defence initiative qui pourra s’y déployer. Nous y voyons plusieurs avantages, dont bien sûr celui de partager les financements. À ce titre, l’AILCT constitue un exemple marquant puisque treize pays bailleurs sont présents. Cette expansion vers des partenaires nécessitera cependant un effort de gouvernance dans ces écoles, afin de disposer d’un conseil d’administration structuré.

D’autres initiatives voient le jour dans le cadre de ce dialogue renouvelé avec nos partenaires : nous développons un jumelage entre nos lycées militaires et leurs homologues africains. Un séminaire vient d’ailleurs de se dérouler à Tours. Des échanges de cadres interviennent également, pour développer une réciprocité qui est très enrichissante avec des cadres africains qui sont présents dans nos écoles en tant que formateurs.

Le troisième axe porte sur l’augmentation des offres de formation, en France en particulier, afin de développer la surface de contact. Elle se traduit par une hausse du nombre de places dans les structures qui existent, mais aussi par des formations nouvelles, à l’école des administrateurs maritimes du Havre, dans les écoles de sapeurs-pompiers, dans le domaine de la formation aux médias. Nous allons essayer de doubler le nombre de places offertes à nos partenaires africains dans les cursus de formation français.

Enfin, je souligne le rôle de catalyseur en lien avec l’équipe France, avec tous les opérateurs, au sein d’un paysage de coopération de plus en plus complexe et de plus en plus concurrentiel. La DCSD joue un rôle d’incubateur pour porter l’expertise gouvernementale d’un projet avec le partenaire et l’ambassade. À ce titre, le portage type est celui que nous développons à Singapour sur le projet Global port security, pour la sécurité portuaire d’une dizaine de ports autour de la région de Singapour. Il s’agit à la fois de gérer des incidents réels qui ont eu lieu dans ces ports, mais également de diffuser les bonnes pratiques et de travailler à la prévention des risques. Dans ce cadre, un expert spécialiste de la protection civile français basé à Singapour s’appuiera sur un opérateur et l’Union européenne, qui finance le projet à hauteur de six millions d’euros.

Général Allah Joseph Kouamé, directeur de l’Académie internationale de lutte contre le terrorisme d’Abidjan. L’Académie internationale de lutte contre le terrorisme (AILCT), constitue un outil structurel de la stratégie de lutte contre le terrorisme en Afrique. Le Sahel fait face depuis près d’un quart de siècle à de nombreuses convulsions sécuritaires d’origine djihadiste. Dans le schéma d’expansionnisme djihadiste vers les pays du golfe de Guinée, la Côte d’Ivoire apparaît comme un objectif stratégique, d’autant plus qu’elle symbolise l’ancrage d’une présence occidentale visée par le narratif djihadiste.

Au regard de cette menace, la Côte d’Ivoire, en partenariat avec le gouvernement français, a créé l’Académie internationale de lutte contre le terrorisme. Ce projet unique a été porté par nos deux présidents, le président Alassane Ouattara et le président Emmanuel Macron, lors du sommet Union africaine-Union européenne qui s’est tenu en novembre 2017 à Abidjan. L’objectif consiste à renforcer l’État de droit et la protection des populations africaines contre la menace terroriste, en améliorant la réponse des pays africains. L’Académie est donc le fruit d’une coopération bilatérale exceptionnelle entre la Côte d’Ivoire et la France. Elle s’offre comme un instrument interministériel au service de la formation, de l’entraînement et de la recherche dans le domaine de la lutte contre le terrorisme.

En premier lieu, le cadre normatif qui a permis la création de l’Académie est constitué de plusieurs accords intergouvernementaux du 21 décembre 2019, 19 juin 2021 et 6 avril 2023 ; complétés par des décrets. Enfin, la loi du 11 mars 2022 porte ratification de l’ordonnance de création de l’Académie.

Je souhaite ensuite vous entretenir des objectifs et les moyens de l’Académie, en commençant par sa cartographie. Celle-ci est située à soixante-cinq kilomètres d’Abidjan, dans la localité de Jacqueville, entre la mer et la lagune, et se déploie sur une superficie de 1 200 hectares.

L’Académie vise plusieurs missions. La première a pour objet de renforcer les capacités opérationnelles des unités engagées dans la lutte contre le terrorisme. La deuxième est de créer une communauté et une culture du terrorisme communes à la fois aux forces africaines ainsi qu’à leurs partenaires extérieurs. La troisième porte sur l’amélioration de la coordination interministérielle de tous les acteurs impliqués. L’Académie adopte une approche globale et inédite autour des quatre temps de la lutte contre le terrorisme : le renseignement, pour identifier les organisations, leur financement, leur personnel, ainsi que la doctrine ; la gestion d’une crise terroriste ; l’exploitation judiciaire du terrorisme et l’entrave financière, administrative et judiciaire aux réseaux terroristes. Le projet pédagogique s’articule autour de trois piliers : l’école interministérielle de formation des cadres créée en 2019 ; le complexe d’entraînement de forces spéciales et des unités d’intervention spécialisées créé en 2023 et l’institut de recherche dont le premier colloque s’est tenu en 2021.

En Côte d’Ivoire, la coordination de nos activités est assurée par la Primature et le ministère de la défense en assure la tutelle, en liaison avec les ministères de l’intérieur, de la sécurité, de la justice et des droits de l’homme. En France, le projet est porté par le ministère de l’Europe et des affaires étrangères, qui implique ses homologues des armées de l’intérieur ainsi que de la justice.

La gouvernance de l’Académie s’articule autour de trois points : le conseil d’administration, la direction générale et le comité scientifique. Le premier conseil d’administration a réuni en 2023 onze pays et organisations internationales, marquant ainsi l’ouverture de la gouvernance de l’Académie aux contributeurs extérieurs. Le deuxième conseil d’administration a eu lieu le 11 janvier 2024 et a regroupé seize pays et organisations internationales. La composition du conseil d’administration se décline de la façon suivante : les membres fondateurs sont la Côte d’Ivoire et la France ; les membres permanents sont l’Union africaine et la communauté des États de l’Afrique de l’ouest (Cedeao) ; les membres actifs sont les pays, les organisations internationales, les partenaires techniques et financiers dont la contribution annuelle minimale est de 500 000 euros. Un seuil minimum de 150 000 euros a été proposé pour devenir membre associé et sera rediscuté lors d’un comité technique à la demande du président du conseil d’administration. À cette occasion, les critères inclusifs seront proposés pour permettre aux pays africains d’y participer en mettant à disposition des experts.

Les financements de l’Académie sont multilatéraux et le premier contributeur demeure l’Union européenne (UE), qui a mis à disposition une contribution de 9,9 millions d’euros. Notre objectif consiste à pérenniser notre travail collectif et à promouvoir l’ancrage africain du projet avec l’adhésion de nouveaux pays africains au sein de la gouvernance.

De 2019 à 2023, nous avons eu à former un peu plus de 1 400 stagiaires, issus de vingt-six pays africains et nous avons enregistré 150 sessions de formations. Notre public provient généralement des quatre Afrique francophone, anglophone, lusophone et arabophone. Le public est constitué de statuts divers : des préfets, des magistrats, des policiers, des gendarmes, des militaires, des personnels de l’administration financière et pénitentiaire. Les experts sont essentiellement pour l’heure des Français et Ivoriens. Du côté de la Côte d’Ivoire, ils proviennent des forces spéciales, de la police nationale, des sapeurs-pompiers et du ministère de la justice. En France, ils proviennent du parquet national antiterroriste, de la sous-direction antiterroriste, de la direction générale des services intérieurs, du commandement des opérations spéciales, de la direction du renseignement militaire, du GIGN, du Raid, de l’école nationale de magistrature (ENM). Depuis six mois, nous avons observé la présence d’un contributeur extérieur allemand, issu de la structure GSG9.

En 2023, trente-trois stages ont été organisés, représentant quarante-cinq semaines de formation, pour 607 stagiaires dont 283 nationaux et 324 internationaux, tous issus de vingt-six pays d’Afrique. Au total, 599 stagiaires ont suivi le deuxième pilier deux et 408 le premier pilier. Le taux de participation des femmes est en légère hausse, soit 9 % des stagiaires et 32 % des experts pour le premier pilier.

Les activités de l’Académie se sont traduites par des partenariats, notamment avec l’office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC), l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques, l’Organe international pour le contrôle des stupéfiants et le Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Les interventions d’entités internationales ont permis au premier pilier de bénéficier de formations sur le droit international humanitaire. Le partenariat avec l’ONUDC a permis à l’Académie d’abriter sur son site une formation régionale au traitement des engins explosifs improvisés. Des séminaires ont été organisés au profit des parlementaires ivoiriens de la commission sécurité et défense.

Je souhaite enfin vous faire part des perspectives 2024, après avoir réalisé au quatrième trimestre 2023 un ponton lagunaire permettant le désenclavement de l’Académie. À sa proximité, nous avons pour projet de réaliser la zone contre-terrorisme maritime. Du premier trimestre 2024 au premier trimestre 2025, nous allons construire quatre bâtiments avec les fonds mis à disposition par l’UE. Au troisième trimestre 2024, nous allons réaliser trois infrastructures : le polygone explosif, le champ de tir 1 000 mètres conçu par les Américains et le parcours de tir adapté, qui sera construit par les Émiratis. Du premier au quatrième trimestre 2025, nous allons réaliser la zone de contre-terrorisme combat en terrain libre, la zone urbaine, la zone 3D et la piste d’audace.

En 2024, nous avons pour objectif de favoriser la dimension africaine de l’Académie, à travers sa labellisation comme centre d’excellence par l’Union africaine. Nous allons aider également au développement de la pédagogie en nous appuyant sur des partenariats de haut niveau, notamment avec l’ONUDC, l’académie militaire de Saint-Cyr Coëtquidan, l’Institut international pour la justice et l’État de droit. Nous allons enfin sécuriser le site de l’Académie, par l’édification d’une clôture.

Nous mettons en place une lutte antiterroriste déterminée, respectueuse des droits de l’homme et des conventions internationales. Nous avons aussi pour ambition de recentrer et de revoir le recensement de nos efforts de formations, afin qu’elles portent encore plus sur l’état de la menace. En effet, comme vous le savez, cette menace est en train de descendre depuis les pays sahéliens vers les pays côtiers. Tout en maintenant la coopération avec les vingt-six pays, il s’agira donc d’organiser des stages à la carte au profit des pays côtiers de l’initiative d’Accra, c’est-à-dire le Ghana, la Côte d’Ivoire, le Bénin et le Togo. Il sera également question de valoriser la participation des femmes aux formations de l’Académie. En outre, les bailleurs souhaitent être plus associés aux processus de sélection des stagiaires. Nous sommes donc en discussion, avec la DCSD pour en évaluer la faisabilité.

En conclusion, l’Académie est un modèle de coopération régionale unique et prometteur. En effet, dans un environnement où l’intervention des puissances occidentales est souvent mal perçue, en particulier par la jeunesse du continent africain, nous pensons que la meilleure réponse internationale à la lutte contre le terrorisme pourrait être la montée en puissance des outils africains. À ce titre, l’Académie est un outil précieux de renforcement capacitaire des pays africains.

M. le président Thomas Gassilloud. Je cède la parole aux orateurs de groupe.

Mme Lysiane Métayer (RE). Au nom du groupe Renaissance, je vous adresse mes remerciements appuyés pour vos interventions très éclairantes sur la coopération de sécurité et de défense avec les pays africains, et en particulier la Côte d’Ivoire. Afin d’adapter l’offre de formation et d’expertise aux menaces sécuritaires actuelles et futures auxquelles font face les pays africains, la France a mis en œuvre des nouvelles modalités de coopération en matière de défense et de sécurité prenant en compte de nouveaux paramètres tels que l’émergence de nouvelles menaces, la cybercriminalité et la protection civile.

Dans la perspective de renforcement des capacités des forces de sécurité intérieure et des armées, la France a établi un partenariat avec ces pays, en mettant en place de nouvelles écoles nationales à vocation régionale. L’Académie internationale de lutte contre le terrorisme en Côte d’Ivoire a été lancée en 2017, conjointement par les deux présidents Alassane Ouattara et Emmanuel Macron. Rejointe ensuite par l’Union africaine et la Communauté économique des États d’Afrique de l’ouest (Cedeao), elle ambitionne de devenir une structure de référence internationale dans la lutte contre le terrorisme.

Face aux enjeux sécuritaires majeurs générés par la menace terroriste en Afrique de l’Ouest, la France a également réaffirmé, en mai 2023, son engagement en Côte d’Ivoire dans la lutte antidjihadiste. À cet effet, comment l’Académie internationale de lutte contre le terrorisme a-t-elle facilité la coopération régionale entre les pays africains dans le domaine de la sécurité et de la défense ? Quels sont les principaux défis auxquels l’Académie est confrontée dans le contexte actuel du terrorisme mondial ? De quelle manière cette initiative contribue-t-elle à renforcer la coopération internationale dans la lutte contre le terrorisme ?

M. Frank Giletti (RN). Mon groupe politique a eu l’occasion, au sein de cette commission, de pointer les incohérences, les manquements et les errements nombreux de la politique française en Afrique depuis qu’Emmanuel Macron la dirige – à supposer que le verbe diriger convienne quand la diplomatie française est à ce point brouillonne et malmenée par celui qui devrait l’incarner et que nos forces armées se retirent contraintes et forcées de trois pays, qui constituaient feu le G5 Sahel.

Nous ne cesserons de dénoncer la politique néfaste et même l’absence de politique du Président de la République sur un continent pourtant stratégique Pour autant, nous n’oublions pas le cap qui guide les interventions militaires en Afrique, celui de la lutte contre le terrorisme. À ce titre, nous saluons la mémoire des nombreux militaires des États africains, comme des militaires français, qui ont perdu la vie dans ce combat. Mon général, nous saluons également le rôle précieux de nos alliés dans ce domaine. La Côte d’Ivoire est plus qu’un partenaire, c’est un pays ami et notre coopération avec elle est ancienne dans de multiples champs, dont la défense et la sécurité.

Nous savons que la formation des futurs officiers est centrale pour les armées. Vous pouvez, Messieurs, en témoigner, du fait de vos parcours à Saint-Cyr ou au sein de l’Académie internationale de lutte contre le terrorisme. Ma question portera sur l’attractivité des écoles des armées françaises auprès des jeunes d’Afrique et singulièrement de Côte d’Ivoire. Pouvez-vous nous dire combien de ces jeunes suivent une partie de leur formation au sein d’un cursus militaire français ? Pouvez-vous également nous donner quelques éléments quant à l’attractivité, pour ne pas dire la concurrence, des cursus d’autres pays ? Nous savons en effet que la Chine, la Russie et la Turquie nourrissent des ambitions en la matière.

Ensuite, après la réduction des forces armées françaises et des moyens au sol, il est devenu plus complexe de mener la lutte antiterroriste. Le président Macron a d’ailleurs annoncé une réduction de nos effectifs stationnés en Côte d’Ivoire, qui s’ajoutera au retrait que j’évoquais précédemment. Dans ce contexte, l’intervention par les airs s’avère souvent indispensable pour frapper une cible terroriste.

Nous savons cependant que, comme toutes les solutions, l’intervention aérienne n’est pas optimale et qu’elle peut provoquer des dommages collatéraux attisant le ressentiment des populations locales. Le général français Vincent Desportes est par exemple très sceptique quant à la guerre depuis l’air qui, par les dommages qu’elle inflige, peut produire plus de terroristes qu’elle n’en détruit. Je me contente ici de citer son avis et je serais très intéressé d’avoir le vôtre. Comment continuer à mener la lutte contre le terrorisme avec moins d’effectifs français, du moins au sol ? Je suis par ailleurs intéressé par le retour d’expérience du général Kouamé sur la manière dont la Côte d’Ivoire conçoit et mène la lutte contre le terrorisme en s’adaptant à la nouvelle donne.

M. Frédéric Mathieu (LFI-NUPES). La France dispose depuis les années 1960 d’accords de coopération avec des pays qui constituent d’anciennes colonies françaises en Afrique. Nous savons qu’à une époque, le président Mitterrand avait émis quelques doutes sur l’utilité de ces accords, tels qu’ils avaient été conclus à l’origine. Certes, les accords évoluent, mais nous avons le sentiment que la question de leur utilité se pose toujours, notamment concernant les volets défense des accords de coopération.

Il est souvent reproché à la France de venir au secours de régimes autoritaires en difficulté aux termes de ces accords, mais aussi parfois de faire vivre ces accords en fonction de la protection des intérêts spécifiques de la France, qui fait naître aussi des reproches d’ingérence.

La France peut par ailleurs se comporter différemment selon les pays, comme en témoignent ses positions vis-à-vis de deux coups d’État intervenus l’été dernier, l’un au Niger, l’autre au Gabon. De tels agissements contribuent à brouiller l’image de la France. Les accords tels qu’ils ont été définis à l’origine sont-ils en cause ? Le problème porte-t-il sur la façon dont nous les appliquons ? N’aurions-nous pas intérêt aujourd’hui à refonder de nouvelles coopérations, notamment dans le cadre des accords de défense ?

Le général Kouamé a également signalé tout à l’heure la grande interrogation que peut avoir la jeunesse dans différents pays du continent, au sujet du sentiment d’ingérence et d’injustice vis-à-vis de la France lors de différents événements, différentes crises. En outre, des acteurs très agressifs interviennent sur le continent africain, notamment la Russie et la Turquie. Ils ne se privent pas d’utiliser abondamment les armes de l’influence et de la désinformation, dont la France est finalement l’une des toutes premières cibles. En conclusion, n’avons-nous pas intérêt à revoir ce cadre de manière un peu plus globale, pour refonder des partenariats plus égalitaires, plus fraternels et barrer le passage à des pays comme la Russie et la Turquie ?

Général de corps d’armée Régis Colcombet. L’axe des formations initiales en particulier est dimensionnant pour les trente années à venir. La perte d’influence ou les difficultés rencontrées avec certains membres des gouvernements au Niger, au Burkina Faso ou au Mali, est en partie liée au fait qu’ils n’ont pas été formés dans la sphère francophone, mais en Russie ou en Chine. Il existe donc un réel décalage avec la situation antérieure où les dirigeants politiques et militaires étaient passés par nos écoles.

Nous avons donc la volonté d’ouvrir de plus en plus de places dans les écoles de formation, de renforcer l’initiative avec les lycées militaires et la jeunesse, de façon à relancer ces expériences mutuelles réciproques. En matière de volume de militaires formés, nous ne pouvons pas lutter face aux concurrents que sont la Chine, la Russie, la Turquie ou le Maroc. Cependant, la qualité et la densité de la formation importent également. Nous sommes conscients des efforts à accomplir, mais nous devons également obtenir des moyens et trouver des places disponibles, par exemple à l’École de guerre ou à l’école des commissaires de Police.

La formation réciproque, qui consiste à former des Français dans les centres africains est également importante en ce qu’elle témoigne d’une marque de confiance réciproque. Cet axe avait été un peu laissé de côté, mais il se développe fortement actuellement.

M. Frank Giletti (RN). Si j’ai bien compris, vous indiquez que le retrait de nos forces au Mali et au Niger peut-être expliqué par le fait que ces officiers sont moins passés par les écoles françaises.

Général de corps d’armée Régis Colcombet. Je souligne que nous ne connaissions pas bien les officiers qui ont pris le pouvoir dans les pays mentionnés. Par exemple, le général Barmou, le chef d’état-major nigérien, a été éduqué aux États-Unis. Au Mali, les officiers supérieurs ont en très grande partie été formés à Moscou. Dès lors, leurs modèles de réflexion sont différents des nôtres. Cela n’explique pas tout, mais c’est une réalité.

S’agissant des formations dans le domaine aéronautique, cela constitue effectivement un véritable défi aujourd’hui, et il nous faut passer un cap dans les coopérations que nous menons dans ce domaine. Cela nécessite du temps, des spécialistes. Des expériences plutôt réussies ont été menées, notamment à travers une école de formation à Thiès au Sénégal, qui s’appuie sur Air Sénégal et forme des pilotes. Nous menons une dizaine de projets avec des coopérants spécialistes de l’armée de l’air, dans deux dimensions : le renseignement aérien et la gestion d’une flotte aérienne. Pour y parvenir, nous nous appuyons également sur des sociétés françaises, dans le cadre du soutien à l’exportation, pour la formation sur matériel, en mettant en place un matériel, puis en développant un contrat et une mise en formation sur une série.

S’agissant de l’AILCT, un premier défi consiste aujourd’hui à faire croître le projet, en s’assurant de sa pérennité financière à travers le maintien d’un soutien des bailleurs internationaux. C’est aussi le défi qui est posé pour l’école du G5 Sahel à Nouakchott, qui a été développée dans le cadre de l’Alliance Sahel. Ce centre bénéficie d’outils modernes de simulation, et est un centre d’excellence mais il doit pouvoir être financé dans la durée.

Un deuxième défi porte sur le renforcement des capacités de formation par des experts internationaux, en bénéficiant par exemple de l’expérience acquise dans le cadre de l’opération Takuba au Sahel. Les Américains sont aussi très présents et effectuent chaque année au sein de l’Académie l’exercice Flintlock, un exercice majeur de forces spéciales.

Je souhaite également revenir sur la difficulté de développer la participation de bailleurs étrangers dans ces écoles et centres de formation. Pour répondre aux transformations de la présence française en Afrique, un des enjeux consiste à ouvrir ces centres et à travailler avec nos partenaires européens de façon plus concrète, d’une part pour limiter la visibilité militaire française ; mais surtout parce que cela nous ouvre d’autres dimensions, d’autres perspectives. Par exemple, le Danemark vient d’annoncer une participation substantielle dans l’école de déminage au Bénin, dans laquelle nous formons l’essentiel des démineurs africains. Il nous faut démultiplier ce genre d’initiatives dans d’autres centres.

Général Allah Joseph Kouamé. Vous nous avez demandé comment l’initiative de l’Académie peut contribuer à renforcer la sécurité internationale. L’Académie est un centre de référence pour appuyer les pays africains dans la construction de stratégies et de capacités interministérielle dans le domaine de la lutte contre le terrorisme.

Nous savons aujourd’hui que dans le contexte régional de plus en plus dégradé, nous devons être au rendez-vous des défis de l’histoire, notamment les défis sécuritaires. Face à cela, nous nous efforçons de faire évoluer notre pédagogie et à mettre en place des formations innovantes de façon continuelle, pour permettre à nos stagiaires de s’adapter, afin d’apporter la réponse opérationnelle la plus efficace dans le domaine de la lutte contre le terrorisme.

Ensuite, comment l’Académie facilite-t-elle la coopération régionale ? Le dernier conseil d’administration a regroupé seize pays et organisations internationales et plusieurs pays frappent à notre porte, ce qui témoigne de l’engouement que suscite cette Académie.

La Côte d’Ivoire, avec l’appui extérieur, a réussi à concevoir une stratégie fondée sur l’approche globale : la lutte contre le terrorisme n’est pas seulement militaire, elle doit être également économique, et politique, les différents éléments étant articulés autour d’une bonne gouvernance. Des moyens importants ont également été consacrés. Une zone opérationnelle Nord a été ainsi créée, des forces de défense et de sécurité y ont été déployées. D’autres structures ont été créées par le président de la République, notamment le centre de renseignement opérationnel antiterroriste. Cette structure témoigne d’une stratégie bien pensée et mise en œuvre sur le terrain. Elle permet à la Côte d’Ivoire de bénéficier d’une certaine stabilité.

M. Hubert Brigand (LR). Le 28 janvier dernier, le Mali, le Niger et le Burkina Faso ont annoncé leur retrait de l’Alliance des États du Sahel (AES) et de la Cedeao. Cette dernière avait été conçue à l’origine comme un pacte de défense et de protection permettant la mutualisation de moyens militaires, entre autres pour combattre les groupes djihadistes.

L’influence déclinante de la France au fil du temps et la perte de pouvoir de la Cedeao sur ses membres ont conduit à l’émergence d’acteurs nouveaux, comme la Russie, dont proviennent 40 % des armes aujourd’hui importées en Afrique. Il semble également que la Russie vient d’envoyer 200 miliciens de Wagner pour fournir une protection et un parapluie sécuritaire aux gouvernements arrivés au pouvoir bien souvent par des coups d’État.

Incontestablement, la France n’a pas anticipé ni n’a pris la mesure de l’évolution de cette réalité géopolitique en Afrique. Quel est aujourd’hui l’impact de cette nouvelle redistribution, de cette nouvelle réalité sur la lutte contre le terrorisme au Sahel ? Comment la France peut-elle, dans le futur, continuer à peser dans cette lutte cruciale et continuer à protéger ses concitoyens ?

Mme Josy Poueyto (Dem). Au nom de mon groupe, je vous remercie pour la qualité de vos interventions. Avec le passage au nouveau millénaire, le continent africain a connu des mutations importantes. La croissance économique a apporté des transformations sociales d’ampleur inédite. Et pourtant, l’Afrique reste le continent d’un certain nombre de vulnérabilités ; elle est marquée par des instabilités politiques ou des situations économiques très contrastées d’un pays à l’autre. Le développement durable de l’Afrique ne concerne pas que la France. Il s’adresse aussi à l’Europe, tant sur le plan de nos échanges présents et futurs que sur celui de la sécurité, alors que nous voyons bien à quel point les forces obscures à l’œuvre aujourd’hui portent en elles les risques d’une grande déstabilisation.

L’ADN européen du groupe Démocrate nous pousse naturellement à favoriser l’action de l’Europe pour renforcer nos relations avec l’Afrique et renforcer tous les leviers d’opportunité au service de partenariats équilibrés entre Africains, Français et Européens. Si nous ne nous engageons pas dans cette voie, d’autres le feront à notre place. D’ailleurs, cette compétition est déjà bien réelle. Il s’agit aussi de savoir comment renouer de solides liens quand cela est nécessaire. Notre groupe rappelle que les enjeux de défense ne peuvent pas être évoqués sans introduire la question d’un développement économique, social et environnemental, au bénéfice direct des populations.

Général Colcombet, vous avez largement rappelé que la France dispose, dans une douzaine de pays africains, d’écoles nationales à vocation régionale (ENVR). Les formations dispensées apparaissent comme des éléments clés de la politique de coopération française. Nous connaissons un tournant dans notre relation de confiance avec l’Afrique. Pensez-vous que ces écoles répondent encore et toujours aux enjeux qui avaient suscité leur création ou bien estimez-vous désormais nécessaire de les faire évoluer dans le but de symboliser un changement d’approche de la part de la France et, si tel est le cas, sous quel format ?

Mme Anna Pic (SOC). Je vous remercie pour la complétude de votre intervention liminaire. Notre cycle d’auditions sur l’Afrique nous a d’ores et déjà permis d’aborder un grand nombre de points et de faire évoluer notre réflexion. Ce cycle a en outre été complété par une mission qui nous a permis de rencontrer à la fois des autorités locales, mais aussi les organisations régionales que sont la Cedeao et l’Union africaine. À ce titre, je crois qu’il serait intéressant de poursuivre la réflexion initiée sur le partenariat, question à laquelle vous avez commencé à répondre. Le cadre de cette Académie est d’abord celui d’un partenariat bilatéral.

Or vous avez évoqué la nécessité, parfois, de relocaliser des écoles en raison des difficultés liées aux partenariats bilatéraux. Aujourd’hui, serait-il possible de passer directement à un cadre communautaire pour travailler avec les organisations régionales et l’Union africaine ? Il est évident que la lutte contre le terrorisme et les groupes djihadistes intervient sur une zone large, transfrontalière, et qu’à ce titre, la réponse doit intervenir à l’échelle de sous-régions ou à l’échelle continentale. En conséquence, les partenariats et les politiques directement menés avec une organisation régionale ou continentale pourraient permettre d’éviter l’écueil des relations toujours empreintes d’une histoire compliquée entre la France et le continent africain, laquelle vient parfois s’inviter dans les partenariats stratégiques.

Général de corps d’armée Régis Colcombet. Je sors brièvement de mon cadre de directeur de la coopération pour répondre à la question sur la Russie. Il convient de regarder le temps long : les activités de Wagner et de la Russie reposent sur une exploitation très concrète des pays, notamment de leurs ressources minières. Elles ne pourront pas durer éternellement et je pense que le fruit tombera tout seul. Il convient en outre de relever que la perte d’influence ne concerne pas uniquement la France : l’ONU a été remerciée, l’UE ferme ses missions. La France était certes très impliquée et très visible, elle a servi d’exutoire. Mais je pense que le mouvement est bien plus profond.

Ensuite, je n’ai pas suffisamment insisté sur un point : au sein de ces écoles, nous intervenons vraiment en réponse à un besoin, une demande de nos partenaires, dans une relation étroite entre nos pays. L’ouverture internationale n’est pas nécessairement acquise par avance. En effet, le partenaire s’engage dans une relation de confiance avec nous et parfois, il n’est pas forcément évident qu’il accepte la présence d’autres bailleurs ou l’intervention d’une organisation internationale que nous lui proposons.

Je suis persuadé que ces écoles et ces centres constituent une base pour l’avenir en matière de formation de capacité. Idéalement, je souhaite qu’elles puissent être autonomes et financées. Mais nous avons clairement franchi un cap.

Un des axes majeurs de la lutte antiterroriste concerne aujourd’hui la périphérie sahélienne, ce qui implique de renforcer le soutien et les capacités des pays côtiers. L’UE y prend sa part, notamment à travers différents projets assez structurants pour renforcer les capacités de ces pays dans leurs zones nord. De son côté, la DCSD mène une réflexion sur la sécurité intérieure, en lien avec le ministère de l’intérieur. Ainsi, un réseau de conseillers sécurité-immigration est déployé dans les aéroports en lien avec nos partenaires, en particulier pour renforcer la capacité de détection des faux passeports et, plus largement, des faux documents.

M. le président Thomas Gassilloud. Pouvez-vous évoquer brièvement la mobilisation interministérielle en France ? Comment jugez-vous le niveau de cette mobilisation, notamment côté ministère de l’intérieur ?

Général de corps d’armée Régis Colcombet. Le rôle interministériel de la DCSD et les relations avec le ministère de l’intérieur sont anciens. Les relations les plus récentes concernent celles qui nous lient au ministère de la Justice, notamment au travers de l’ENM. Les relations se développent également avec la direction des Douanes, avec des douaniers qui interviennent comme experts dans des formations permettant de renforcer des capacités spécialisées. En résumé, l’axe interministériel est très important ; il est au cœur du positionnement de « l’opérateur » DCSD.

Général Allah Joseph Kouamé. La question du retrait du Mali, du Niger et du Burkina Faso de l’Alliance des États du Sahel (AES) ne fait pas partie du cadre de mon intervention. En revanche, il est certain que ce retrait engendrera des conséquences politiques, économiques et sécuritaires pour l’ensemble de la sous-région ouest-africaine à court, moyen et long terme.

S’agissant du nord de la Côte d’Ivoire, le président de la République a pris un décret pour créer la zone opérationnelle Nord. Les forces de défense et de sécurité y ont été déployées et ont bénéficié d’un renforcement de capacités. Quand cela est possible, l’Académie prend des décisions pour les aider à travers nos deux piliers, afin qu’ils puissent assurer efficacement la défense de cette partie septentrionale du territoire de la Côte d’Ivoire.

M. le président Thomas Gassilloud. Comment vivez-vous l’articulation de la coopération entre la relation bilatérale avec la France et l’Union européenne ? Chacun dispose-t-il d’un rôle bien établi ? Faudrait-il faire évoluer les périmètres des uns et des autres ?

Général Allah Joseph Kouamé. Je rappelle que la création de l’Académie a fait l’objet d’une coopération bilatérale exceptionnelle entre la Côte d’Ivoire et la France. Nous avons par la suite ouvert la gouvernance à l’international, mais cette relation bilatérale constitue le ciment de la gouvernance. Au sein de notre accord intergouvernemental, nous avons fait en sorte que la France et la Côte d’Ivoire disposent non seulement d’une voix délibérative, mais également d’un droit de veto. Les membres actifs ont une voix délibérative et les membres associés une voix consultative.

M. le président Thomas Gassilloud. Je comprends de vos propos que la relation bilatérale permet de poser des concepts et qu’ensuite, les partenaires permettent de donner plus d’ampleur au dispositif.

Général de corps d’armée Régis Colcombet. C’est exactement cela, en lien avec nos opérateurs français et l’Union européenne.

Mme Patricia Lemoine (RE). Ma question porte sur les offensives que subit l’Afrique dans le champ informationnel et la manière dont les ENVR s’emparent de cet enjeu. Elles assurent une formation dans des domaines variés, tels que le maintien de la paix, la cybersécurité ou encore la lutte contre le terrorisme, comme c’est le cas à Abidjan. Or, nous savons bien que le continent africain est exposé à une guerre informationnelle menée par des pays tels que la Russie, la Chine ou encore la Turquie et véhiculée par la diffusion de propagandes anti-françaises ou des fake news, des récits visant à remettre en cause la coopération de sécurité entre notre pays et les partenaires africains.

Ces menaces s’intensifient. Elles peuvent donner lieu à des opérations de déstabilisation importantes, comme nous l’avons vu au Niger l’été dernier. Je souhaite donc savoir dans quelle mesure ces enjeux sont pris en compte dans l’offre de formations que nous proposons à nos partenaires.

Mme Nathalie Serre (LR). Général Kouamé, quel est votre parcours ? Comment se retrouve-t-on à la tête d’une Académie telle que la vôtre ? Ensuite, sur quels critères les candidats sont-ils sélectionnés ?

Général Colcombet, dans le tableau des financements, je n’ai pas vu la ligne correspondant à la France. Qu’en est-il ? De quelle nature est le matériel utilisé à l’Académie ? Est-il français ? Est-il européen ? La base industrielle et technologique de défense (BITD) française est-elle concernée ?

Mme Gisèle Lelouis (RN). Lors du sixième sommet entre l’Union européenne et l’Union africaine, les 17 et 18 février 2022, les dirigeants européens et africains se sont engagés sur de nouvelles coopérations. Ces discussions ont également comporté un volet sur le terrorisme. Quelle est votre appréciation de cet appui de l’Union européenne ?

Général de corps d’armée Régis Colcombet. À ce jour, nos formations ne portent pas sur le volet informationnel. Cependant, des réflexions sont menées afin de développer ce genre de capacité et nous déployons par ailleurs des outils de formation à la cybersécurité pour les cadres et les officiers communicants. Ces éléments concernent davantage la coopération opérationnelle, directement portée par le ministère des armées, pour le moment. Au sein de l’Académie, des stages pourront être développés sur ce thème, mais il s’agit d’un sujet assez complexe.

M. le président Thomas Gassilloud. Pouvez-vous nous éclairer sur la différence entre la coopération opérationnelle et la coopération structurelle ? Quels militaires travaillent au sein des ambassades, dans les missions de défense ?

Général de corps d’armée Régis Colcombet. De manière schématique, il existe une différence de forme et une différence de nature. Dans la forme, le mode d’action est vraiment différent. La coopération structurelle est conduite par un expert, un coopérant inséré au contact du partenaire, à la demande du partenaire, dans son état-major, dans sa structure et qui travaille au quotidien avec lui, dans la durée. La coopération opérationnelle est quant à elle plus portée sous la forme de détachements ponctuels en provenance de la métropole ou des trois bases françaises sur le continent africain, de façon beaucoup plus ponctuelle, pour un exercice, une opération, un entraînement.

Au sein de l’ambassade, l’attaché de défense, qui est à la tête de la mission de défense (ou l’attaché de sécurité intérieure pour le ministère de l’Intérieur) est le responsable de l’ensemble de ce domaine de coopération. Il est chargé à ce titre de la coordination entre la coopération opérationnelle et la coopération structurelle. Le coopérant de la DCSD fait partie du Quai d’Orsay et au sein de la mission de défense est souvent celui qui accueille les missions de coopération opérationnelle, qui viennent renforcer son action permanente. S’agissant de la différence de nature entre ces deux coopérations, elles interviennent dans des domaines souvent différents. La partie opérationnelle concerne beaucoup plus le tir, l’entraînement, des activités opérationnelles comme la formation de parachutistes. De son côté, la partie DCSD investit des champs plus techniques, dans la formation initiale mais aussi comme la francophonie, le cyber, la protection civile, la sécurité aéroportuaire, la sécurité intérieure.

Ensuite, s’agissant des matériels, nous jouons un rôle en matière d’activités de soutien aux exportations (Soutex). Le réseau d’attachés de défense est mis à disposition de nos entreprises, d’abord pour faire remonter des besoins du partenaire, mais aussi pour la mise à disposition d’un matériel d’entraînement, qui permet ensuite à notre partenaire de pouvoir commander. À titre d’exemple, je souhaite évoquer le cas du Cameroun où des entreprises ont décroché des marchés importants d’équipements de secours pour la protection civile camerounaise grâce à l’action combinée des formations, du coopérant et du matériel mis en place. Il en va de même dans d’autres domaines, comme les drones. Évidemment les actions de formation s’effectuent sur du matériel français, voire européen, quand l’Europe est le financeur.

Mme Nathalie Serre (LR). Précisément, si des partenaires européens rentrent dans ces programmes, cela ne signifie-t-il pas qu’à moyen terme, les camions seront allemands et les crayons belges ?

J’ai eu la chance d’aller au Gabon, dans le centre de santé, lors de la précédente législature. Il s’agit d’un outil formidable pour la francophonie, la culture française et le matériel français. Or vous nous avez indiqué que la mission de formation de l'Union européenne au Mali (EUTM) allait rejoindre ces formations. Il ne faudrait pas que l’ouverture, pour des raisons notamment financières, ne vienne affecter la qualité de nos actions en direction de nos partenaires.

Général de corps d’armée Régis Colcombet. S’agissant de l’EUTM, l’UE a tiré les leçons d’un système compliqué et souhaite évoluer. L’initiative de sécurité et de défense de l’Union européenne (EU SDI) vise ainsi à mettre en place, dans les missions de délégation de l’Union européenne, des conseillers militaires, des conseillers sécurité intérieure et des coopérants, selon un modèle proche de celui de la DCSD. Mais cette coordination constitue effectivement un véritable défi. Par ailleurs, de nombreux partenaires veulent conserver une relation de type bilatéral avec la France, tout en établissant des relations bilatérales avec d’autres, sans mélanger les deux.

S’agissant de l’Académie, dix-huit millions d’euros ont été investis par la France, globalement entre 2017 et 2020. Cette somme a permis de construire les premières fondations et de lancer le chantier. Le budget global s’établit maintenant à soixante millions d’euros, grâce à de nombreux apports extérieurs. Désormais, le ticket annuel de la France est de 500 000 euros pour appartenir au conseil d’administration, ainsi que le paiement du salaire des six à sept experts sur le site. Par la suite, il est prévu que la présence d’experts français diminue, pour laisser plus de place à des experts d’autres pays.

Général Allah Joseph Kouamé. Vous m’avez interrogé sur mon cursus. Ma formation primaire, secondaire et universitaire s’est déroulée en Côte d’Ivoire. Ma formation initiale d’officier s’est effectuée à l’école de forces armées de Bouaké, puis poursuivie à l’école d’application de l’infanterie à Montpellier. J’ai suivi par la suite d’autres formations, jusqu’à l’École de guerre, dans des institutions françaises, marocaines et camerounaises. Sur le plan opérationnel, j’ai occupé de nombreuses responsabilités, dont la précédente était celle de chef de la division opération de l’état-major général des armées Côte d’Ivoire.

Vous m’avez également interrogé sur la sélection des candidats. L’offre de formation est d’abord validée par la DCSD et l’Académie, avant d’être adressée aux pays partenaires, qui sélectionnent leurs candidats et nous font parvenir leur liste de candidats. Le public que nous recevons à l’Académie dispose de divers statuts : il s’agit non seulement d’officiers, de sous-officiers et de militaires du rang qui suivent pour la plus grande partie d’entre eux le deuxième pilier, le pilier armée ; mais aussi le premier pilier, l’interministériel. Nous accueillons également des « civils » tels que des préfets, des magistrats, des personnels de l’administration financière pénitentiaire, des policiers, ainsi que des gendarmes.

M. le président Thomas Gassilloud. Je vous remercie pour cette présentation de vos actions et vos interventions. L’AILCT constitue un exemple très abouti d’un projet impulsé au niveau bilatéral, capable de fédérer l’ensemble des partenaires et qui évolue de manière dynamique.

 


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15.   Audition, ouverte à la presse, de M. Jérémie Pellet, directeur général d’Expertise France, de M. Samuel Fringant, président-directeur général de Défense Conseil international et du général (2S) Didier Castres, président de Geos Groupe, sur la politique de coopération française à l’égard de l’Afrique (mercredi 7 février 2024)

 

M. Jean-Pierre Cubertafon, président. Mes chers collègues, je vous prie d’excuser le président Thomas Gassilloud qui a dû nous quitter pour participer à l’hommage national rendu aux victimes des attentats du 7 octobre 2023 en Israël.

Nous restons sur la thématique de la coopération française à l’égard de l’Afrique, en recevant trois acteurs importants de cette coopération, qui contribuent, pour chacun d’entre eux, à renouveler et approfondir la relation partenariale avec l’Afrique.

Monsieur Jérémie Pellet, vous êtes le directeur général d’Expertise France, l’agence publique française de mise en œuvre des projets internationaux de coopération technique. Votre champ de compétence dépasse de loin le seul secteur de la sécurité et de la défense, et votre champ d’action s’étend bien au-delà de l’Afrique.

Monsieur Samuel Fringant, vous êtes le président-directeur général de Défense conseil international (DCI), qui peut être défini comme l’opérateur de transfert du savoir-faire du ministère des armées au profit de pays partenaires de la France. DCI est une société à mission émanant des forces armées et de la direction générale de l’armement (DGA), dont l’État est actionnaire à plus de 50 %. Vous aidez ces pays partenaires à relever les défis sécuritaires auxquels ils sont confrontés, en contribuant notamment à l’amélioration de l’efficacité opérationnelle de leurs armées.

Enfin, général Didier Castres, vous êtes le président de Geos Groupe, une entreprise de sécurité privée, spécialisée dans l’accompagnement et le développement des projets en zones à risque.

Nous serons heureux de vous entendre sur la manière dont vous contribuez au rayonnement de la France en Afrique, sur les missions essentielles qui sont les vôtres, sur les difficultés que vous êtes amenés à rencontrer dans le contexte géopolitique en mutation que nous connaissons et les enjeux que vous percevez pour l’avenir.

M. Jérémie Pellet, directeur général d’Expertise France. Le cas de l’agence que je dirige depuis cinq ans, Expertise France, est assez pertinent dans le cadre de votre cycle d’auditions sur l’Afrique. En premier lieu, plus de 50 % de son activité intervient sur le continent africain. Ensuite, nous sommes une agence de coopération technique présente dans tous les domaines, y compris celui de la sécurité et de la défense.

Pour commencer, je souhaite tordre le cou à une idée reçue, selon laquelle les relations de coopération entre notre pays et le continent africain régressent. Ce n’est pas le cas, elles changent de nature, mais elles se développent et Expertise France en constitue un bon exemple. Nous sommes l’agence de coopération technique de la France interministérielle, nous travaillons pour tous les ministères, y compris le ministère des armées. Notre activité connaît une croissance rapide, notamment sur le continent africain. Notre mission de service public, précisée par la loi de 2021 consiste à mobiliser et projeter l’expertise française à l’international, à partir de ressources bilatérales et multilatérales, et dans tous les domaines.

La loi acte également notre filialisation à l’Agence française de développement (AFD), mais avec un mandat propre, et notre rôle dans le cadre de la politique extérieure de coopération et de développement ne cesse de croître. Depuis cinq ans, Expertise France a doublé son activité, de 190 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2018 à 390 millions d’euros l’année dernière, et a quadruplé sa taille depuis sa création en 2015, en se développant sur différents champs : la coopération, la justice, la gouvernance, la culture, la santé, l’éducation, l’emploi, le développement durable, mais aussi la paix et la sécurité.

Nous déployons 1 200 personnes aujourd’hui sur le terrain, dont 750 en Afrique et une majorité de ressortissants africains figurent parmi ces personnels.

Nous sommes donc au cœur de la nouvelle relation avec l’Afrique, sur les start-ups avec le programme Choose Africa, en format groupe AFD, sur la coopération muséale, la restitution des biens culturels, l’élargissement de la coopération de la France à de nouveaux pays, comme le Rwanda, l’Éthiopie, l’Angola et le Mozambique. Nous avons été impactés significativement par la situation politique au Sahel, mais la croissance de notre activité sur le continent africain depuis dix ans témoigne aussi de l’appétit pour les compétences françaises sur le continent.

Les pays du continent, et pas seulement les pays francophones, ont envie de travailler avec nous pour renforcer leurs politiques publiques, notre cœur de métier, et notamment le champ de la coopération de sécurité et de défense, qui intéresse plus particulièrement votre commission. Cette activité était déjà exercée par les agences qui ont précédé la création d’Expertise France en 2015, comme France coopération internationale ou France expertise internationale, qui travaillaient déjà dans le cadre des Nations unies pour sécuriser les camps de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma), à Gao et Kidal, où nous avons d’ailleurs mobilisé des entreprises françaises, dont Geos. Elle a représenté, en 2023, 100 millions d’euros de chiffre d’affaires, soit le quart de l’activité de l’agence dans les quatre domaines que sont le renforcement des forces de sécurité et de défense, les menaces globales, la prévention et l’adaptation aux risques, notamment les risques NRBC, et la stabilisation dans les pays en conflit.

Nos modes d’action sont assez étendus. Nous mobilisons une large palette d’interventions : l’assistance technique, l’envoi d’équipes projets dans les ministères, dans les structures de sécurité, de défense ; mais aussi la dotation en matériels et la construction d’infrastructures, voire d’infrastructures lourdes. Nous agissons toujours dans le cadre d’une activité non létale, en raison des contraintes de notre mandat. Nous sommes actifs dans le renforcement des forces de défense en Afrique de l’Ouest, en République démocratique du Congo, mais aussi dans le champ de la lutte contre la criminalité transnationale organisée ; la sécurité maritime ou la cybersécurité.

D’un point de vue géographique, notre présence est relativement forte en Afrique de l’Ouest, dans le golfe de Guinée, mais aussi en Afrique centrale, dans l’océan Indien. D’autres projets emblématiques se déroulent également en dehors du continent, comme la construction du quartier général du poste de commandement du régiment modèle au Liban ou la sécurisation des frontières en Jordanie. Notre grande force réside dans notre capacité à mobiliser des financements internationaux, en particulier européens, grâce à une très grande confiance structurée au fil des années avec l’Union européenne sur les questions de coopération et de défense.

Ensuite, il me semble important de rappeler quelques principes de notre intervention. Tout d’abord, le renforcement des capacités d’intervention et de déploiement des armées locales est toujours réalisé à la demande des partenaires. Nous ne faisons pas à la place des forces locales, nous contribuons à leur montée en puissance, à travers une approche intersectorielle. L’une des forces de notre agence est que nous favorisons dans nos activités le renforcement du lien de confiance entre les populations civiles et les forces de défense et de sécurité, en rendant ces forces plus professionnelles, plus redevables et en instaurant un dialogue inclusif continu entre elles, en y intégrant des dimensions de justice, de bonne administration, voire de santé.

Nous répondons à l’urgence du temps politique. Nous avons construit et livré des emprises militaires, notamment des postes militaires renforcés dans des régions très compliquées, en moins de deux ans. Nous contribuons au déploiement de l’expertise française. Je pense notamment au renforcement des fonctions prévôtales, par exemple en Mauritanie ou au Tchad, où nous travaillons évidemment très étroitement avec la gendarmerie française. Pour ce faire, nous nous appuyons sur notre partenariat avec tous les acteurs réunis derrière notre comité opérationnel de défense. Il s’agit bien sûr des acteurs institutionnels, du ministère des armées, de l’état-major des armées (EMA), de la direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS), du réseau diplomatique de défense, de la direction de la coopération de sécurité et de défense (DCSD), des opérateurs français des armées – DCI, le Civipol l’Économat des armées. Je n’oublie pas non plus nos partenaires étrangers, comme Enabel : de plus en plus, sur les financements européens, il nous est demandé d’agir en « équipe Europe ». Je suis d’ailleurs actuellement le président de l’association des agences de coopération européenne.

Dans ce contexte de révision de notre présence militaire sur le continent africain, nous pouvons continuer à mieux nous organiser pour répondre aux besoins de nos partenaires africains, qui nous en font la demande. Nous avons agi de la sorte lorsque nous avons équipé les bataillons d’un certain nombre de forces en Afrique de l’Ouest, et nous continuons à le faire dans le golfe de Guinée, en complémentarité avec l’action de nos propres forces. En ce sens, nous nous inscrivons totalement dans le cadre de la nouvelle posture de coopération de défense française en Afrique de l’Ouest.

Nous nous situons exactement dans la ligne de la mission qui a été récemment confiée par le Président de la République à Jean-Marie Bockel en tant qu’envoyé spécial pour l’Afrique, lequel réfléchit à la manière de bâtir avec les pays africains des partenariats de sécurité renouvelés, équilibrés et mutuellement bénéfiques, fondés sur leurs besoins, leurs demandes et leur capacité d’action propre. Il faut garder ces principes en tête avec une posture alliant l’humilité – ce n’est ni à la France, ni à l’Europe d’être prescripteurs en la matière – et une posture d’efficacité. Cette efficacité inclut aussi la durabilité et le maintien en condition opérationnelle du soutien que nous apportons.

Dans ce contexte, il existe sans doute des marges d’amélioration pour la coordination de l’équipe France. Nous disposons d’un très bon partenariat avec les acteurs institutionnels, en particulier avec la DCSD, dont les coopérants sont impliqués directement dans nos projets, notamment au Bénin. Mais une certaine concurrence existe parfois aussi entre les acteurs français, là où nombre de nos partenaires étrangers sont très bien organisés et parlent souvent d’une seule voix.

En conclusion, nous sommes aujourd’hui à un moment charnière. La présence militaire française directe sur le terrain sera peut-être conduite à diminuer, mais la véritable question est la suivante : par quoi la remplacer ? Par ce qu’attendent nos partenaires africains ? Il s’agit là d’une véritable question de choix politique, dont les implications opérationnelles et budgétaires sont élevées. En tout état de cause, comme l’ensemble du groupe AFD, Expertise France se transforme, car je suis convaincu qu’il n’y aura pas de développement sans sécurité et qu’il faut encore mieux articuler ces deux éléments pour assurer le développement durable du continent.

M. le général (2S) Didier Castres, président de Geos Groupe. Geos fait partie du groupe ADIT depuis 2019. Si son ADN initial était les prestations de sûreté et de sécurité, son offre a été élargie : nous gérons aujourd’hui des programmes complexes et fournissons de la formation et des expertises spécifiques. À titre d’exemple, Expertise France nous avait confié la rémunération et le suivi financier des membres du G5 Sahel pendant cinq ans.

Le groupe Geos réalise 50 millions d’euros de chiffre d’affaires, dont la moitié dans une dizaine de pays d’Afrique. ; avec 900 collaborateurs, dont 700 en Afrique. Nous intervenons autour de quatre métiers. Le premier métier vise à aider l’implantation et le développement commercial d’entreprises ou d’organisations institutionnelles en leur garantissant les conditions de sécurité nécessaires à l’exercice de leurs fonctions, à leur mobilité et à leur implantation. À ce titre, nous assurons la sécurité d’un certain nombre d’emprises diplomatiques, qu’elles soient européennes ou françaises, par exemple au Burkina Faso. Cette sécurisation est menée autour de trois axes : l’information sur la situation sécuritaire la sécurisation des emprises et enfin l’extraction ou l’évacuation si les conditions de sécurité ne sont plus considérées comme tenables. Nous avons par exemple évacué du Yémen 150 personnes par bateau.

Le deuxième métier, plus récent, vise à faciliter l’insertion d’organisations non gouvernementales (ONG), d’organisations professionnelles ou institutionnelles particulières dans les pays à risque, par de la formation aux environnements hostiles. Dans ce domaine, nous travaillons de manière régulière avec Acted, avec l’AFD, avec Expertise France, mais aussi avec Médecins sans frontières (MSF). L’année dernière, nous avons ainsi formé environ 700 personnes à ces zones de crise ou à ces comportements en zone de crise.

Le troisième métier consiste à suppléer les entreprises ou les organisations internationales dans la mise en place d’expertises, dès lors qu’elles ne souhaitent pas engager leur propre personnel dans des zones à risque. Nous avons par exemple été sollicités par les Nations unies pour assurer la maintenance de leur système informatique à Bamako, nous avons assuré pour la Minusma la sûreté passive des bases de Gao et de Kidal, ainsi que la gestion financière du G5 Sahel, comme évoqué précédemment.

Le dernier métier concerne la capacité de Geos à gérer des projets complexes, depuis l’audit, le conseil, jusqu’à la réalisation du projet. À ce titre, nous assurons depuis le mois de décembre la gestion complète du port d’Abidjan, c’est-à-dire la sécurité, le contrôle des flux entrants et sortants, ou la relève des taxes des bateaux qui entrent et qui sortent.

Le premier avantage de ce type d’action porte sur notre basse visibilité, puisque nous faisons toujours appel à des prestataires locaux. Un autre avantage tient à la réversibilité : ce type de contrat avec ce genre de prestataire offre de la souplesse, il permet de réduire ou d’augmenter la voilure beaucoup plus facilement que ne peuvent le faire les institutions régaliennes de notre pays, notamment les armées, domaine que je connais le mieux. Par ailleurs, lorsque nous menons à bien une mission, les coûts associés sont bien moins élevés que ceux que l’État devrait supporter s’il le faisait par lui-même. Engager une entreprise comme Geos permet ainsi de recentrer ou d’alléger les charges administratives, les charges logistiques de l’État.

Pour répondre à la question qui m’a été posée, je vais me permettre de mettre de côté mon costume de président de Geos pour enfiler mon treillis de sous-chef de l’état-major de l’armée. Il n’existe pas une seule Afrique, mais plusieurs Afriques, au moins quatre, de manière schématique. L’Afrique de l’Ouest et le Sahel représentent l’Afrique des risques et des frottements stratégiques avec nos compétiteurs. C’est de cette Afrique que la France est en train d’être expulsée. La deuxième Afrique est celle du centre du continent, celle de la francophonie et des ressources stratégiques. Par exemple, des gisements incroyables en terres rares et en minéraux rares viennent d’être découverts au Zimbabwe. Les Chinois sont déjà présents dans la zone et les Russes y avancent, mais je ne pense pas que des sociétés françaises ont déjà examiné leur engagement dans ce pays. Il y a ensuite une troisième Afrique, l’Afrique australe, soit l’Afrique du business, avec l’Afrique du Sud comme pays majeur. Celle-ci doit plutôt être privilégiée. Enfin, la quatrième Afrique est celle de l’Afrique de l’Est, l’Afrique des flux commerciaux, du canal du Mozambique et de la mer Rouge.

Je concentrerai mon propos sur l’Afrique de l’Ouest, que je connais le mieux. Ici, la situation va bien au-delà d’une problématique qui serait simplement sécuritaire ou économique. Cette zone d’Afrique est en train de basculer et pourrait devenir le levier de nos compétiteurs, et notamment la Russie, pour imposer un modèle de société qui n’est pas le nôtre. Les Russes sont arrivés au Tchad, puis au Burkina Faso, ils sont maintenant au Niger et peut-être, demain, au Sénégal voire en Côte d’Ivoire. Si notre pays a l’intention de conserver une forme d’influence dans cette zone-là, il est clair qu’elle ne passera pas par les champs physiques comme par la présence militaire, elle reposera sur les champs immatériels, qu’il faut investir. En résumé, il faut passer d’une stratégie démonstrative et bruyante à une stratégie discrète, une stratégie d’accès.

Sa mise en œuvre suppose plusieurs conditions cumulatives. Tout d’abord, l’État doit bénéficier d’un réseau d’entreprises « de confiance », dont il convient de déterminer les critères. Ensuite, l’État doit s’ouvrir à des capacités d’externalisation, de transfert d’un certain nombre d’actions régaliennes. Il faut donc trouver la bonne ligne de « séparation des eaux » entre l’État et les entreprises privées. En outre, il importe de sortir de la logique d’offre pour entrer dans une logique de réponse à la demande. À cet égard, il faut être capable de susciter cette demande plutôt que se contenter de l’attendre. Enfin, il est nécessaire de mettre en place une structure capable d’intégrer et de coordonner de nombreuses capacités, qui existent déjà séparément.

De manière pratique, il faudrait procéder à une expérimentation. J’y ai particulièrement pensé quand j’ai lu la décision politique de réduire profondément nos effectifs prépositionnés outre-mer. Par exemple, on pourrait imaginer que l’ensemble Port-Bouët-port- aéroport d’Abidjan-Lomo Nord soit transformé en camp multinational de mise en condition opérationnelle des contingents africains ou européens qui participeront à des opérations. En la matière, Geos a l’expérience pour diminuer la visibilité : nous l’avons déjà fait en Afghanistan ou au Mali, pour assurer le fonctionnement et la vie d’un camp. Ensuite, DCI est en mesure de faire de la formation sans porter spécialement des uniformes français et Expertise France est capable de faire le reste.

Si les Africains nous le demandaient, un tel projet permettrait d’intégrer de nombreuses compétences et savoir-faire en matière de formation médicale, de formation militaire, de livraison de matériel. Il serait même possible d’aller plus loin dans cet intégrateur, pour balayer l’ensemble des champs, du culturel, jusqu’à l’entraînement militaire sur le champ de tir de Lomo Nord.

En résumé, cet exemple d’intégration me semble être une manière pour notre pays de conserver une forme d’influence en Afrique, tout en obéissant aux instructions données par le pouvoir politique. Ce type d’exemple peut être multiplié à l’envi. Pour y parvenir, il nous faut faire preuve de volonté.

M. Samuel Fringant, président-directeur général de Défense Conseil international. DCI est un outil de coopération et de rayonnement de la France depuis plus de cinquante ans, mais, un outil neuf en termes d’influence française en Afrique.

Je souhaite dans un premier temps exposer les raisons qui font de DCI un outil d’influence très particulier au bénéfice ou à la disposition du ministère des armées. Défense conseil international a été créé en 1972 pour accompagner les grands contrats d’export à l’armement et assurer la formation opérationnelle dans le cadre de ces grands contrats d’export, en qualité d’auxiliaire et afin de ne pas obérer la capacité opérationnelle de nos forces. Au fil du temps, DCI a été chargé d’assurer plus largement des transferts de savoir-faire opérationnel des armées, y compris les plus critiques, et en intégrant les savoir-faire de la direction générale de l’armement, dans le cadre de programmes de coopération internationale. En résumé, notre raison d’être est de contribuer au rayonnement de la France et du ministère des armées, ainsi que de sa base industrielle de technologie et technologique de défense (BITD) ; mais aussi au renforcement de la coopération de défense et de sécurité avec les pays alliés et partenaires de la France et de l’Union européenne. Selon les propres termes de Mme Florence Parly, ancienne ministre de la défense, DCI conduit une mission d’intérêt général et constitue un organisme de droit privé investi d’une mission de service public au sens de la réglementation européenne, en tant qu’opérateur du ministère des armées, pour la mise en œuvre d’actions de coopération bilatérale dans le domaine de la défense et de la sécurité.

Concrètement, DCI réalise 230 millions d’euros de chiffre d’affaires dans les domaines militaires les plus sensibles, avec un millier de salariés, vingt-trois centres de formation répartis en France et à l’étranger, complètement intégrés aux infrastructures militaires. À titre d’illustration, nous venons de terminer la formation des équipages de sous-marins Scorpène au Brésil, nous accueillons en France des pilotes d’hélicoptères algériens et nous allons débuter la formation à la guerre électronique de Polonais dans quelques mois.

Cet outil est totalement contrôlé par l’État, avec une très forte coordination assurée au niveau du ministère de l’intérieur. Nous avons, parmi nos organes de gouvernance, un comité d’expertise opérationnelle, présidé par l’officier général en charge des relations internationales auprès du chef d’état-major des armées. Ce comité, auquel je rends compte, rassemble l’ensemble des officiers généraux en charge des relations internationales auprès de chacun des chefs d’état-major, un représentant de la DGRIS et un représentant de la DGA. J’entretiens également des liens réguliers avec le cabinet du ministre des armées, le chef d’état-major des armées, le chef d’état-major particulier, mais aussi des organismes extérieurs, dont la DCSD. Cette proximité unique explique le rôle d’auxiliaires qui nous est confié, mais aussi le nombre dans nos rangs d’anciens militaires ou de jeunes retraités issus des armées (80 % des effectifs), qui sont détenteurs d’expertises très rares

Par ailleurs, en tant qu’entreprise, nous disposons d’une agilité propre pour répondre, le cas échéant, à des besoins spécifiques et dans des délais très, très courts. En résumé, DCI est un outil d’influence para-étatique du ministère des armées qui assure une présence française discrète si nécessaire sur un certain nombre de missions couvrant l’ensemble des savoir-faire de nos armées.

Dans un deuxième temps, laissez-moi évoquer la stratégie de DCI pour se positionner comme un outil d’influence en Afrique. Ce positionnement est assez récent : à mon arrivée, en 2019, l’Afrique représentait 0,1 % de notre activité et nous étions présents seulement dans trois pays. Considérant que notre mission était une mission d’influence, nous avons complètement redessiné cette stratégie en adaptant nos produits de formation, en abaissant drastiquement notre structure de coûts de 30 % en dix-huit mois – et je tiens ici à rendre hommage à l’ensemble des salariés de DCI qui ont œuvré à cet effort extrêmement important. Dans le même temps, nous avons conduit une rénovation complète de notre offre de formations pour mieux les adapter aux besoins, notamment en Afrique.

En parallèle, je me suis efforcé de faire connaître et de mettre à disposition cet outil spécialisé auprès des instances de l’Union européenne (UE) et de l’Otan, en profitant du changement d’approche de leur politique de partenariat de défense, appuyée par de nouveaux instruments que sont la facilité européenne de paix pour l’UE et les paquets de développement capacitaire de défense pour l’Otan.

Ces démarches apparaissaient d’autant plus logiques que l’une des particularités du groupe consiste à couvrir l’intégralité du spectre des savoir-faire les plus critiques des armées françaises et de la DGA. Ceci a permis de justifier le positionnement de DCI comme opérateur de référence dans des domaines sensibles et complexes de défense. Nous avons initié un processus d’accréditation pour pouvoir être délégataires de crédits européens avec l’aide de l’État et l’appui de l’ensemble des autorités françaises, à commencer évidemment par le ministère des armées et le ministère des affaires étrangères. L’ambassadeur Philippe Léglise-Costa nous a ainsi permis d’ouvrir un bureau au sein de la représentation permanente de l’Union européenne dès octobre 2022. L’insertion dans les locaux nous permet une meilleure coordination avec l’ensemble des opérateurs paraétatiques concernés, comme Expertise France ou le Civipol.

Dans la foulée de cette accréditation auprès de l’Union européenne, nous avons également obtenu la signature d’un protocole d’accord avec le secrétariat international de l’Otan, le 28 juillet 2023. Nous sommes pour l’heure la seule et première société habilitée à gérer des projets otaniens de capacity building.

En résumé, sur ce second point, notre stratégie pour garantir l’influence a permis de nous adapter aux réalités des besoins et des capacités en Afrique, mais surtout de valoriser notre positionnement d’opérateur du ministère des armées pour obtenir, dans un cadre multilatéral, le statut à la fois d’opérateur européen et otanien spécialisé dans le champ de la défense, en espérant ainsi démultiplier l’influence de la France.

Enfin, je souhaite m’attarder sur les résultats obtenus, plus particulièrement depuis 2023. Le mouvement initié en 2021 dans le cadre des relations bilatérales a bénéficié, avec cette réduction de coûts et l’adaptation des offres de formations, d’un réel effet démultiplicateur. Ainsi, l’Afrique, qui représentait 0,1 % de notre activité en 2018 y contribuera à hauteur de 15 % en 2024, soit un passage de 700 000 euros à 58,7 millions d’euros de volume d’affaires global, dans des domaines extrêmement critiques du champ de la défense.

Depuis 2022, nous assurons la formation d’une trentaine de pilotes d’hélicoptères algériens en bilatéral ou encore la formation de mécaniciens aéronautiques rwandais. Nous participons au soutien aux exportations d’entreprises. Depuis l’été 2023, l'état-major des armées (EMA) nous a confié la formation état-major de vingt-huit stagiaires issus de quatorze pays africains et de huit stagiaires français. Depuis 2023, nous avons démultiplié l’influence du ministère des armées. Pour l’UE, nous agissons au Bénin, où nous allons fournir des capacités de renseignement, de surveillance et de reconnaissance (ISR). D’autres mesures sont attendues dans les semaines à venir pour les pays riverains du lac Tchad : le Tchad, le Cameroun, le Nigéria, le Bénin.

Dans le cadre de la force multinationale mixte contre Boko Haram, nous déployons un service de surveillance et de renseignement, nous construisons ou mettons à niveau des infrastructures de l’avant. Nous allons soutenir la mobilité des forces en sourçant des moyens adaptés. En Somalie, sous la supervision de l’Union européenne, nous fournirons des munitions de petit calibre qui doivent servir à l’entraînement des forces.

Dans le cadre de l’Otan, nous accompagnons la Mauritanie pour renouveler sa stratégie de renseignement et nous l’aidons à assurer, par ailleurs, la reconversion des personnels en tenue qui quittent le service actif et sont souvent la proie d’organisations criminelles. Nous accomplissions des actions en coordination avec d’autres opérateurs comme le Civipol au profit des marines égyptiennes, ou encore avec l’économat des armées en Mauritanie, où nous formons des opérateurs de drones.

Je m’autorise à qualifier ce bilan provisoire de success story et j’en tire quelques éléments de conclusion. Le premier concerne la militarité de l’outil DCI, auxiliaire des armées doté d’une expérience de cinquante ans à l’international, qui nous permet d’être acceptés par nos partenaires africains et de bien comprendre leurs besoins opérationnels dès le départ, pour une meilleure efficacité immédiate.

Le deuxième point porte sur les savoir-faire spécialisés, notamment dans les domaines les plus critiques, à haute valeur ajoutée. Ils ont leur place dans les politiques de partenariat ambitieuses de l’Otan et de l’UE, en accompagnant les besoins de montée en gamme de nos partenaires africains dans des domaines de capacités opérationnelles.

Troisièmement, DCI est aujourd’hui un outil démultiplicateur de l’influence de la France dans le domaine de la coopération de défense en Afrique, en permettant aux représentants de la France au sein de l’UE et au sein de l’Otan de répondre présents pour porter des projets de défense en Afrique ; mais aussi en assurant la cohérence opérationnelle des projets sur le terrain, en évitant les doublons grâce à l’excellente coordination sur le terrain avec le réseau français des attachés de défense et les coopérants, en soulageant la charge des forces armées dans des géographies pourtant prioritaires.

L’avenir de DCI en Afrique s’inscrit dans le prolongement des actions menées, tant directement auprès des pays africains que par l’intermédiaire de l’UE ou de l’Otan. Nous proposons un outil qui n’est pas comme les autres, à la fois spécialisé et réorganisé pour gagner en agilité et en initiative. DCI constitue un outil de partenariat, de coopération unique, aussi bien dans le cadre bilatéral que multilatéral, capable de mettre en œuvre des solutions spécifiques au plus près des besoins des partenaires africains. Il s’agit en définitive d’un vecteur de souveraineté contrôlée, orientée par l’État au service des intérêts de la France en Afrique comme en Europe et dans le temps.

M. Jean-Pierre Cubertafon, président. Je cède la parole aux orateurs de groupe.

M. Benoît Bordat (RE). La coopération entre nos forces et les acteurs de la coopération, de la sécurité et de la défense, est un aspect à considérer sans tabou en réponse aux défis sécuritaires de l’Afrique. Le cycle Afrique vise, depuis ses débuts, à explorer notre aspiration à développer un modèle innovant de collaboration, en l’espèce militaire, avec les nations africaines.

Le Président de la République a d’ailleurs annoncé deux axes pour repenser notre présence militaire : d’une part, la réduction des effectifs français au profit d’une montée en puissance de nos partenaires africains ; d’autre part, une meilleure formulation des besoins militaires et sécuritaires pour accroître l’offre de formations, d’accompagnement et d’équipement face aux défis stratégiques de l’Afrique. La collaboration entre nos forces armées, les acteurs et les opérateurs de sécurité, notamment privés, mérite d’être explorée, comme le maintien en condition opérationnelle (MCO) ou encore la formation. Ces partenariats sont judicieux pour faire face aux guerres de demain.

J’en profite pour adresser une mention spéciale à l’équipe France, qui œuvre à la cohérence des efforts de ces acteurs. L’histoire récente, marquée par l’expérience américaine au Moyen-Orient, nous enseigne que la frontière entre complémentarité et dépendance est ténue. Conformément au document de Montreux, nous devons tracer une voie distincte, tout en nous appuyant sur l’innovation et l’agilité du secteur privé. Notre coopération avec les opérateurs sur le continent doit être alignée sur nos valeurs républicaines pour un soutien logistique, la sécurité, la formation ou l’intelligence économique.

De quelle manière les acteurs de la coopération de sécurité peuvent-ils optimiser la formation des forces africaines face à une demande croissante ? Quel peut en être le vecteur d’influence pour la France sur l’Afrique ? Comment envisager une collaboration efficace entre nos forces et le secteur privé, en réponse aux défis sécuritaires spécifiques à l’Afrique ?

M. Jérémie Pellet. Nos interventions préalables témoignent de la diversité de la capacité d’action des opérateurs français, qui sont très complémentaires. Le général Castres a bien souligné que la bonne organisation consiste à disposer d’une vision d’ensemble des projets, avant de mobiliser ensuite la bonne expertise. Elle suppose d’avoir une capacité d’ensemblier que nous possédons à Expertise France, une capacité à mobiliser les acteurs publics et privés et enfin, de parfois laisser la place à nos alliés. Telle est à mon sens la collaboration efficace de la France aujourd’hui, dans un panorama où les concurrents sont très nombreux, très offensifs et bien organisés. Nous ne pouvons donc pas souffrir de défauts d’organisation en la matière.

M. le général (2S) Didier Castres. Vous avez évoqué les valeurs républicaines. Aujourd’hui, il faut tirer le constat qu’elles ne sont plus universelles. Elles sont contestées, partout. Nous l’avons vu en Irak, en Afghanistan, au Sahel. Cela ne signifie pas que nous devons les abandonner, mais nous ne pouvons pas en faire un point d’entrée, au risque de nous fermer bien des portes.

Ensuite, il faut combattre notre inclinaison à proposer du « prêt-à-porter » occidental plutôt que du « sur-mesure » adapté à la spécificité des terrains. À ce titre, l’exemple le plus caricatural est pour moi la mission de formation de l’Union européenne (EUTM) au Mali. Je pense que, dans notre approche de la coopération, nous souffrons d’un problème de décentration, en ne parvenant pas à nous mettre à la place de l’autre. Pour pouvoir produire une réponse adaptée à la demande, il faut bien connaître nos interlocuteurs. Malheureusement, la révision générale des politiques publiques (RGPP) a chassé nos experts. Auparavant, nous disposions de diplomates, de militaires, qui, pour imager, connaissaient « tous les cailloux du Sahel par leur prénom et tous les acacias par leur nom de famille ». Cela n’est plus le cas, ce qui nous conduit à transposer des modèles occidentaux, qui ne correspondent ni à leur culture ni à leur niveau de maturité.

Ensuite, nous avons tendance à vouloir répondre dans des segments d’expertise extrêmement limités, quand il faut plutôt entrer dans une logique de proposition ou de réponse intégrée. À titre d’exemple, il existe aujourd’hui un problème sur le fleuve Sénégal, entre la Mauritanie et le Sénégal, pour assurer la sécurité face aux trafics et aux mouvements terroristes évoluant dans cette zone. Plutôt que de proposer de former des pilotes de vedette, il me semble plus pertinent de proposer l’installation d’une brigade fluviale pour assurer la sécurité. Il faut essayer de voir comment nous pouvons dépasser l’étape de la formation technique pour proposer des capacités intégrées.

Vous connaissez tous le CPCO, le centre de planification et de conduite des opérations. Je pense qu’il faut créer le CPCI, entendu comme le centre de planification et de conduite des projets intégrés, pour traiter des problématiques qui dépassent les logiques frontalières. Cet intégrateur nous manque, il convient de le créer, soit par l’intermédiaire de l’État, soit à travers une entreprise du secteur privé, une fois ses aptitudes vérifiées. Il s’agit d’une réponse insuffisante, mais pour autant, d’un début nécessaire.

M. Samuel Fringant. Nous devons saisir la formidable opportunité existante en matière de formation militaire, qui porte naturellement sur la culture du savoir-faire, mais aussi du savoir-être, dans une démarche consistant à aider, à faire faire et non pas à faire. Il faut manifester une forme d’humilité, consistant à considérer que chaque besoin est spécifique, chaque culture est particulière et qu’on ne peut proposer un modèle figé, ce qui nécessite l’agilité dont je parlais précédemment. À titre d’exemple, nous sommes capables aujourd’hui de fournir des formations militaires sur des matériels idéalement français, mais également étrangers ; nous opérons par exemple sur des matériels des bâtiments de conception turque, dans certains pays.

De même, la langue ne doit pas être un obstacle à la formation. Tout en privilégiant naturellement la francophonie, il nous faut pouvoir intégrer l’anglais ou d’autres langues. Par ailleurs, la formation peut être envisagée de manière duale, militaire et civile, notamment dans le domaine de la mécanique. Sous réserve d’intégrer les éléments que je viens d’évoquer et les particularismes locaux, la formation représente donc un formidable levier d’influence.

Ensuite, pour être efficace, il faut améliorer l’animation du réseau. Chaque stagiaire est un « ambassadeur de la France », avec lequel il faut entretenir des relations, au fil des ans, à travers l’expertise. Les outils nous le permettent aujourd’hui : grâce au numérique, il est possible de mettre en ligne des réseaux d’experts, des clubs, qui permettent de nourrir ce lien. Dans le même registre, la culture des « frères d’armes » est essentielle. Lorsque nous organisons des réunions d’anciens de Saint-Cyr dans certains pays à l’occasion du 2 décembre, nous constatons bien tout le lien affectif que nous pouvons cultiver, mais encore faut-il le faire.

Dans le cadre de notre plan stratégique, qui a été validé par les représentants de l’État au sein de notre conseil d’administration, j’ai souhaité mener une étude assez précise sur l’enseignement militaire supérieur et comparer la stratégie des grandes puissances alliées qui sont à certains égards, là encore, nos premiers concurrents. Les armées françaises forment le même volume de cadets que leurs homologues britanniques et américaines. Mais les Britanniques forment deux fois plus d’officiers supérieurs que les Français, et les Américains quatre fois plus.

Mme Gisèle Lelouis (RN). Au nom de mon groupe, je tiens tout d’abord à vous remercier pour votre présence et de vous prêter à cette audition. Vous œuvrez à la politique de coopération française à l’égard de l’Afrique et, indirectement, au rayonnement de la France et à la protection des intérêts français dans cette région. Votre expertise nous est utile pour comprendre les évolutions des peuples et des pays africains ces dernières années. Général Castres, depuis près d’un an à la tête de Geos Groupe, vous œuvrez à accompagner, protéger, assister et préparer des entreprises et des institutions dans leurs projets souvent en zone sensible et vous connaissez donc parfois mieux le terrain que d’autres acteurs. Les analyses de Geos Groupe concernant le moment présent permettent-elles de conduire des projections pour guider les pouvoirs publics français ? Existe-t-il une coopération quotidienne ? Existe-t-il toujours un partage d’informations dans les domaines relatifs à la défense et la sécurité avec les pays considérés comme des partenaires de la France ?

La DCI intervient essentiellement en tant qu’opérateur du ministère des armées. Avez-vous déjà eu par le passé des partenariats avec des organisations ou des États, parfois éloignés de la France ? Monsieur Fringuant, pensez-vous qu’il s’agirait là d’une manière de faire valoir les intérêts de la France, ou bien le contraire ?

Enfin, en tant qu’agence publique, Expertise France travaille en lien étroit avec les institutions publiques françaises, mais aussi avec l’Union européenne, pour répondre à la demande de pays partenaires qui souhaitent renforcer la qualité de leurs politiques publiques, pour relever ces défis. Monsieur Pellet, de quelle manière s’effectue cette coopération avec l’Union européenne dans l’accès à la santé ou à l’éducation ?

M. le général (2S) Didier Castres. Vous demandez si nos analyses sont en mesure d’orienter les pouvoirs publics en matière d’anticipation. Je vous réponds par la négative, notre métier consiste à traiter l’immédiat, nous n’avons pas vocation à faire de la prospective. Nous évaluons le risque et adressons aux entreprises des feux verts, orange ou rouges selon les pays et les zones géographiques.

De même, nous ne coopérons pas ni n’échangeons d’informations avec le ministère des armées ou avec le ministère des affaires étrangères. Il n’existe pas de processus organisés permettant cet échange d’informations, mais des discussions plus informelles sont maintenues.

M. Samuel Fringant. DCI est contrôlé par l’État. À ce titre, rien ne se fait sans l’accord, voire, l’initiative de l’État. J’ai notamment évoqué notre coordination très forte avec le ministère des armées. Elle implique évidemment le strict respect des règles d’export control pour le matériel militaire ou les formations militaires qui sont concernées et qu’on considérait comme du matériel. Cela dit, cela ne signifie pas que DCI ne puisse pas prendre d’initiatives, lors de formations, notamment dans des pays qui ne sont pas pourvus de matériel français. Par exemple, il nous est arrivé de réaliser des formations sur des hélicoptères étrangers, puis de convaincre nos partenaires de basculer sur des flottes françaises.

Nous dispensons également une formation des équipages de drones, toujours avec l’autorisation des pouvoirs publics, mais les drones utilisés par les pays partenaires peuvent être américains ou turcs. Nous formons sur la doctrine d’emploi et sommes donc en avance de phase vis-à-vis de nos industriels, ce qui permet de nourrir une coopération étroite avec le délégué général pour l’armement et le ministère des armées.

M. Jérémie Pellet. Expertise France intervient de deux manières en matière de coopération européenne : d’une part en réponse au programme européen de coopération dans les pays, souvent piloté par les délégations de l’UE, qui mettent en œuvre ces priorités à travers un certain nombre de partenaires, dont Expertise France, agence accréditée pour la gestion dédiée de fonds européens ; d’autre part à travers des programmes régionaux ou continentaux sur l’éducation, la formation des enseignants ou la santé. Nous fonctionnons en bonne intelligence avec l’État, qui nous accompagne sur ce volet important, qui représente à peu près la moitié de notre activité.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Vous nous avez présenté un éventail de solutions de coopération, qui ont pour objectif de réduire l’empreinte et de renforcer l’agilité et l’adaptation aux besoins. Néanmoins, je vois trois limites ou trois difficultés dans l’accomplissement de cette stratégie.

D’abord, la réduction de l’empreinte peut aussi se traduire, en d’autres termes, par une forme d’opacité. Or cette notion d’opacité est d’autant plus importante à manier avec précaution que la stratégie française s’inscrit dans une recherche affirmée d’accroissement de l’influence. Cette notion d’influence me pose problème, dans la mesure où elle est très peu souvent définie. Contrairement à ce que l’on imagine, on ne se préservera pas de manipulation par ce choix de la discrétion, mais plutôt par celui de la transparence.

Une deuxième problématique porte sur l’intrication des intérêts privés et publics, au point que nous pouvons nous demander si les moyens de l’État sont mis au service de l’intérêt général ou bien d’intérêts privés. Par exemple, l’évolution du budget de soutien aux exportations (Soutex) atteint depuis quelques années des records. Or nous ne sommes pas toujours certains que cet argent ne serve pas in fine davantage aux actionnaires des grands groupes plutôt qu’à l’intérêt général.

Troisièmement, se pose évidemment la question de la conformité des partenariats aux standards internationaux en matière de droits humains et de lutte contre la corruption, par exemple. Général, vous avez évoqué la nécessité de se mettre à la place de nos interlocuteurs et je souscris entièrement à ce point de vue. Néanmoins, la question de savoir si nous privilégions des partenariats politiques ou si nous privilégions le respect intégral de nos principes se posera à chaque fois. Dans ces conditions, l’ambiguïté entre le statut du public et du privé est de nature à semer encore plus de confusion et à nous affaiblir. Selon le moi, le sujet qui pose le plus problème dans ce cycle d’auditions concerne la réalité de nos intérêts en Afrique. Quels sont réellement nos intérêts ? Quel est le degré de solvabilité de nos partenaires ? Agissons-nous pour la gloire ou n’est-il pas malgré tout question d’agent ? Vous êtes aussi chef d’entreprise.

M. le général (2S) Didier Castres. Monsieur le député, n’espérez pas que je réponde à ces questions, qui sont éminemment politiques. De notre côté, nous allons tous proposer des options pour décliner la stratégie qui sera définie par notre pays.

S’agissant de la question de nos intérêts – je sors ici de ma fonction de président de Geos – mon appréciation est plutôt fondée sur ce que j’ai vécu auparavant. Si nous ne menons pas une action suffisamment forte et coordonnée dans la zone sahélienne, nous allons laisser se créer une zone de trois millions de kilomètres carrés, c’est-à-dire la superficie de la Turquie, qui sera une zone grise, dans laquelle nous serons aveugles et que se partageront ce qu’il reste des États, mais aussi des chefs de guerre, des trafiquants, et des extrêmistes idéologiques et religieux. Les trafics qui en naîtront seront probablement accentués par des pays qui déploient une logique prédatrice.

Quels sont les enjeux ? En termes militaires, il s’agit d’abord de ne pas laisser se créer un nouveau califat qui n’en porterait pas le nom, mais serait susceptible de mener des attentats contre les intérêts occidentaux au sens large, dont ceux de la France.

Ensuite, depuis que certains pays sahéliens ont pris leur autonomie ou qu’ils ont banni la démocratie de leur pays, ils ont décidé de relâcher toute forme de d’engagement vis-à-vis des flux migratoires. Les flux migratoires ne sont pas qu’une menace, il s’agit aussi d’un drame humain, comme en témoigne le nombre de personnes qui se noient chaque année dans la Méditerranée. Devons-nous rester indifférents à ces trafics ? À ce sujet, je vous souhaite vous faire part d’un commentaire supplémentaire. Tout le monde constate que la Russie est en train de prendre le contrôle de ces pays. Or, si nous avons très peur des missiles et des bombes russes, nous devrions nous interroger sur leur capacité à organiser des flux migratoires incontrôlés vers l’Europe, comme ils l’ont fait depuis la Biélorussie vers la Pologne.

M. Jérémie Pellet. En tant qu’agence publique de coopération, nous sommes évidemment soumis à un certain nombre d’obligations de transparence. Toutes nos activités sont disponibles, localisables. L’ensemble du groupe AFD travaille dans le cadre de standards internationaux, vérifiés par des ONG indépendantes. Je ne considère donc pas que le renforcement de la coopération se traduise par plus d’opacité. En revanche, il est certain qu’un certain nombre de forces étrangères jouent clairement aujourd’hui en Afrique cette carte de l’opacité, en particulier sur des sujets sensibles.

La conformité des partenariats est elle aussi passée au crible des critères de lutte anti-corruption et de transparence. De fait, notre agence continue à renforcer la lutte contre la corruption et la transparence de nos financements.

M. Samuel Fringant. Toutes nos activités sont extrêmement contrôlées et régulées. Elles font l’objet de d’audits et répondent à des règles d’éthique élémentaires, notamment compte tenu du contrôle exercé par l’État, qui est d’autant plus important que nous évoluons dans des domaines éminemment sensibles. Discrétion n’est pas opacité, et si certaines missions très spécifiques dans des géographies très particulières exigent de la discrétion, celle-ci est menée en parfaite transparence vis-à-vis des autorités françaises.

Il ne faut pas forcément opposer intérêts publics et privés. L’une de nos filiales, HeliDax, met à disposition une flotte de quarante-cinq hélicoptères – pour la formation des pilotes d’hélicoptères de l’armée de terre, lui permettant d’obtenir des gains d’économies substantiels par rapport au dispositif antérieur couvert par nos armées. Notre référencement auprès des autorités de l’Union européenne et de l’Otan a été rendu d’autant plus facile que nous faisions l’objet d’un contrôle extrêmement étroit de la part des autorités françaises.

M. Vincent Bru (Dem). La coopération, les échanges techniques et de savoirs avec nos partenaires africains, l’accompagnement dans la croissance des entreprises dans un cadre sécuritaire, représentent des actions d’importance pour le rayonnement de la France. Mais cette action doit s’inscrire dans la garantie de protection de nos ressortissants sur le territoire partenaire où ils agissent.

Or les bouleversements au Mali, au Burkina Faso ou encore au Niger rappellent l’importance de la protection de nos ressortissants, y compris de pouvoir les exfiltrer dans le cadre d’un plan coordonné et rapide. Quelles mesures d’accompagnement sont-elles prises pour garantir la sécurité des expatriés en cas de perturbation au sein de ces pays africains, comme cela pourrait être le cas prochainement au Sénégal ? Par ailleurs, les échanges de savoir-faire et de compétences permettent de garantir des liens avec nos pays partenaires africains. Mais pour autant, dans le cas de ces transferts, quelles garanties sont-elles mises en place pour s’assurer que ces savoir-faire ne sont pas diffusés, mais réellement protégés ?

Enfin, je me permets de quitter le continent africain pour poser une question plus précise au président de DCI. J’ai lu ce matin un article du Canard enchaîné qui évoque le problème d’un appel d’offres qui serait incomplet, entraînant un retard dans la formation des armées ukrainiennes. Accepteriez-vous exceptionnellement de donner à la commission quelques précisions à ce sujet ?

M. Jérémie Pellet. Aucun de nous trois n’a la charge de la protection de nos ressortissants, qui relèvent dans les pays du contrôle de l’ambassadeur et du centre de crise et de soutien du Quai d’Orsay. Nous appliquons strictement les consignes. En revanche, puisque nous intervenons dans des pays en crise, parfois même en guerre, nous portons un soin tout particulier à la sécurité de nos personnels, qu’ils soient expatriés ou locaux, Français ou internationaux. Chez nous, les formations de sécurité sont obligatoires avant tout départ sur le terrain.

M. le général (2S) Didier Castres. Quand nous sommes sollicités par des entreprises, nous mettons en œuvre ces plans. Nous venons d’évacuer un certain nombre d’expatriés qui travaillaient en Haïti. Nous avons également mis en place un plan d’évacuation et un système de soutien sanitaire pour une cinquantaine d’expatriés d’une grande entreprise de défense française en Égypte. Nous intervenons sans armes, mais nous sommes capables, pour toutes les entreprises qui nous le demandent, d’évacuer rapidement des personnels, d’affréter un avion ou un médecin sur une zone sanitaire de niveau trois. Naturellement, quand la tension augmente dans un pays, nos responsables prennent contact avec l’ambassade pour assurer une meilleure coordination.

M. Samuel Fringant. Les risques de diffusion de nos savoir-faire constituent un vrai sujet, auquel nous accordons une grande importance. Nos formations sont soumises à l’autorité de la commission interministérielle pour l'étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG), qui évalue au cas par cas.

Mais en tout état de cause, tout partenariat doit d’abord reposer sur la confiance. En outre, ces formations ont souvent une validité limitée dans le temps. Au-delà de la formation, la capacité à maintenir les liens avec les pays formés ou les stagiaires formés est essentielle.

Vous avez également évoqué l’appel d’offres annulé, je crois, pour la deuxième fois. Il ne m’appartient pas de commenter, mais je souhaite vous faire part d’une réflexion. Dans leur grande sagesse, les parlementaires avaient souhaité introduire dans la loi de programmation militaire (LPM) un article permettant de recourir à un opérateur du ministère des armées – initialement DCI était désigné – pour permettre à ce même ministère d’agir de manière très réactive, dans des domaines sensibles bien délimités. Malheureusement, cet article n’a pas été conservé par le Conseil constitutionnel pour des raisons procédurales, le Conseil estimant qu’il s’agissait d’un cavalier budgétaire.

Dans le cas précis que vous avez mentionné, la crise ukrainienne est survenue au printemps 2022 et nous en sommes aujourd’hui au deuxième appel d’offres. Heureusement, un accord-cadre a établi en urgence par l’EMA, qui désigne DCI pour pourvoir dans l’urgence à ces formations. Mais, faute de véhicule juridique adapté, le droit obère les capacités du ministère des armées à recourir à un acteur tel que DCI.

Sur le fond, s’agissant de cette décision de justice, il ne m’appartient pas d’en juger et je n’en connais pas véritablement le motif. Une fois encore, l’objectif ne vise en aucun cas à contourner les règles de la commande publique.

M. Xavier Batut (HOR). L’Union européenne dispose depuis 2021 d’un instrument extra budgétaire, nourri par les contributions des États membres, pour financer des interventions conduites par ses partenaires en Afrique : la facilité européenne pour la paix (FEP). Cet instrument remplace la facilité de paix pour l’Afrique, dans le but de couvrir d’autres zones de conflit dans le monde. Il permet notamment de soutenir militairement l’Ukraine dans sa guerre qui l’oppose à la Russie.

Dans le contexte africain. Expertise France et DCI, accrédité l’année dernière par la commission européenne, en sont les bénéficiaires majeurs. Puisque la FEP constitue un instrument de la politique étrangère et de sécurité commune de l’Union européenne, j’imagine que les financements doivent s’effectuer selon un principe de conditionnalité. Ma question porte donc sur la manière dont vous intégrez la dimension européenne dans votre action. Prenez-vous en compte la stratégie de l’Union européenne ou celle définie par le conseil en 2021 ? Quelle coopération mettez-vous en place avec d’autres opérateurs européens sur le terrain ?

M. Jérémie Pellet. Au-delà de la facilité européenne de paix, nous mobilisons entre 400 et 500 millions d’euros par an à Bruxelles pour tous ces programmes. Ils répondent évidemment aux orientations politiques définies par Bruxelles et aux stratégies établies. Il s’agit notamment de la FEP. La coordination s’effectue de différentes manières. Dans un premier temps, nous avons mobilisé la capacité des opérateurs français, élément essentiel qui nécessite un dialogue continu avec Bruxelles et avec les délégations de l’Union européenne. Selon moi, sa dimension sera de plus en plus multi-étatique, ce qui impliquera de travailler avec d’autres partenaires de l’UE. À ce titre, Expertise France met en œuvre un certain nombre d’équipes Europe.

M. Samuel Fringant. Je partage ces derniers propos. Pour mémoire, la FEP est un plan à cinq ans de 12 milliards d’euros, qui devrait bientôt être abondé significativement. Vous connaissez tous la part prépondérante qu’occupe l’Ukraine dans ce budget. En 2023, nous avons pu capter près de soixante millions d’euros pour l’Afrique. La coordination va effectivement se renforcer. J’en veux pour illustration la coordination renforcée que nous mettons en œuvre avec l’Économat des armées. Nous sommes très complémentaires.

M. le général (2S) Didier Castres. Pour notre part, nous mettons en œuvre la politique de l’Union européenne dès lors qu’il nous est demandé d’assurer la sécurité de leur emprise, mais cela se limite à cet aspect. Il s’agit donc d’une part très marginale de notre développement.

M. Jean-Pierre Cubertafon, président. Nous passons à présent aux questions des députés.

M. Jean-Michel Jacques (RE). Messieurs, je suis heureux de vous retrouver. Nous avions travaillé il y a quelques années ensemble, lorsque je menais une mission d’information sur le continuum sécurité, défense et aide au développement. À l’époque, l’une de recommandations portait précisément sur la coordination, qui a été évoquée à plusieurs reprises dans vos propos. De fait, de nombreux acteurs interviennent, dont les armées, mais également l’AFD, les ONG, le ministère des affaires étrangères, la BITD et la DGA.

Votre travail doit se décliner de façon coordonnée à plusieurs niveaux : au niveau national, mais également au niveau local et au niveau international. Il nécessite un intégrateur, par exemple du type CPCO comme l’indiquait le général Castres, mais quoi qu’il en soit, une instance de pilotage interministériel.

Concrètement, en attendant, mieux, avez-vous des rendez-vous réguliers interministériels pour mener une approche et une vision partagées de la stratégie d’influence du gouvernement ? En effet, de telles réunions permettent de mobiliser les bons acteurs, aux bons endroits.

M. Jérémie Pellet. Monsieur le député, vous avez mis le doigt sur le sujet clé. La réussite de tous nos projets est locale. Dès lors, toute approche intégrée doit être territoriale. Lorsqu’il est question d’approche sécuritaire territoriale, il faut également tenir compte des besoins des populations locales et de leurs perspectives d’avenir. Cela nécessite une connaissance fine du terrain et la capacité à mobiliser une très grande diversité d’acteurs, dont les ONG, notamment les ONG locales, mais aussi des acteurs publics.

Cette approche territoriale intégrée constitue la principale leçon que nous tirons tous des dernières années en Afrique, en particulier au Sahel. Elle nécessite du temps, de la préparation et la connaissance du terrain C’est celle que nous appliquons aujourd’hui sur le continent africain.

Ensuite, la dimension locale de l’approche territoriale intégrée se réalise sous le contrôle de notre ambassade, en dialogue avec nos partenaires des pays en question. Nous sommes par nature un intégrateur de compétences, que nous déployons sur le terrain. Cette dimension doit devenir de manière générale notre grille de mise en œuvre commune des projets, où que nous soyons.

M. le général (2S) Didier Castres. Nous devons être conscients que plus aucune administration, plus aucun pays ne sont capables de résoudre seuls une crise. Aujourd’hui, nous sommes entrés dans la période de « l’inter » : l’interservice, l’interministériel, l’inter public-privé qui permet d’intégrer des étrangers dans cette discussion. Nous savons relativement bien le faire au niveau interministériel. Je rappelle en outre que le premier accord entre l’AFD et les armées a été signé par Rémy Rioux et le général de Villiers, il y a seulement sept ans.

Ensuite, la coordination entre le secteur public et le secteur privé n’existe pas, hormis dans le cas de sociétés disposant de liens très directs avec l’État. Il existe une structure spécialisée dans l’inter ministériel et qui développe très bien ce genre de stratégie : le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN). Mais le SGDSN n’est ni un acteur normatif, ni un acteur opérationnel.

Ensuite, un deuxième niveau est nécessaire. Une fois que cette stratégie a été élaborée et validée par le pouvoir politique, il convient de réfléchir à la manière d’inscrire le secteur privé dans cette stratégie. Aux États-Unis, le National Security Council (NSC) prépare les décisions du président des États-Unis et s’assure ensuite que tous les acteurs concernés la mettront en œuvre. Malheureusement, nous manquons d’un tel organisme en France, la cellule diplomatique et l’état-major particulier de l’Élysée ne pouvant à eux seuls assurer ces missions.

M. Samuel Fringant. La question de la coordination doit aussi se mesurer à l’aune de l’intention des acteurs considérés. Pour sa part, DCI poursuit une mission d’influence de la France. Notre pays est doté d’une structure et culture administrative, mais l’essentiel concerne la réalité du terrain. En Afrique comme ailleurs, je me félicite de l’excellente coordination dans les sujets que nous venons de traiter, entre le réseau des ambassadeurs, nos attachés de défense et nos coopérants. Cet échelon de coordination est déterminant au quotidien, car il nous permet d’être les plus efficaces possible.

Ensuite, pour DCI, cette coordination est étroite avec le ministère des armées. Je pense au comité d’expertise opérationnelle déjà évoqué, mais également aux interfaces avec la DGRIS, l’EMA et liens étroits que nous entretenons avec la DCSD ou Civipol, opérateur du ministère de l’intérieur, dont nous sommes le deuxième actionnaire après l’État. De fait, il existe souvent un véritable continuum entre les sujets de défense et la sécurité.

Enfin, le fait d’être totalement intégré au sein de la représentation permanente de l’Union européenne, en compagnie de nos amis d’Expertise France et de Civipol, est déterminant. Nous sommes également les seuls à être référencés au sein de l’Otan et avons été à ce titre la seule société invitée au sommet de Madrid au mois d’octobre dernier.

Mme Delphine Lingemann (Dem). Vous avez parlé de l’Afrique de l’Ouest, avec un focus sur l’Afrique subsaharienne, et avez évoqué la nécessité d’un changement de stratégie, pour passer d’une stratégie démonstrative à une stratégie plus discrète, d’un champ plus physique à un champ immatériel. Je souhaite que vous puissiez évoquer la stratégie d’influence, notamment sous le prisme de la guerre informationnelle.

Agissez-vous, au sein de vos structures, au niveau de cette sphère informationnelle ? Si tel est le cas, de quelle manière, compte tenu de la nécessaire décentration et adaptation de nos collaborations aux besoins des pays africains ? Avez-vous reçu des remontées en ce sens de la part de nos partenaires africains ? Je pense notamment aux formations proposées par DCI.

Ensuite, il a beaucoup été question de l’interaction avec nos alliés européens. Nous savons également que les États-Unis ont récemment fait preuve d’un regain d’intérêt pour cette zone. La vice-présidente Kamala Harris a même récemment publié un tweet indiquant que l’Afrique représente l’avenir pour les États-Unis et l’économie mondiale. Travaillez-vous également avec les Américains ?

M. Jérémie Pellet. L’AFD et Expertise France travaillent sur les sujets de guerre informationnelle. Nous mobilisons aussi l’expertise de Canal France international pour l’appui aux médias et la formation des journalistes. D’autres initiatives relèvent plus de la protection contre les cyberattaques et de la sécurité sur les réseaux, enjeu tout autant essentiel. En résumé, nous sommes présents sur ce champ majeur, qui bénéficie une coordination très renforcée de la part du ministère de l’Europe et des affaires étrangères.

Vous avez évoqué également le regain d’intérêt des États-Unis pour l’Afrique. Les États-Unis ont toujours entretenu une relation un peu cyclique avec le continent, mais ils y consacrent une part importante de leur aide au développement, à travers un mécanisme qui privilégie les prestataires américains et selon des modalités techniques différentes des nôtres, associées à un dialogue plus informel. Cependant, sur certains sujets très spécifiques, notamment les pays en crise où, parfois seule l’expertise France est présente, la coopération avec les Américains est assez fructueuse.

M. le général (2S) Didier Castres. De notre côté, nous ne menons pas de guerre informationnelle. En revanche, nous protégeons nos propres systèmes et si des entreprises nous le demandent, nous pouvons réaliser des audits de leur système de cyberdéfense et leurs systèmes informatiques.

M. Samuel Fringant. Nous ne participons à des formations de ce genre en Afrique, elles ne figurent pas à notre catalogue. En revanche, nous proposons une offre de formations dans le domaine cyber en défensif, qui est pour l’heure déployée en seulement Europe, mais a sans doute vocation à l’être également en Afrique dans les années à venir.

Ensuite, nous n’avons pas à proprement parler de compétiteurs privés américains. En revanche dans le cadre du programme Foreign Military Sales (FMS) des opérateurs américains peuvent être concurrents de DCI, dans la mesure où, à travers ces dispositifs, les armées américaines couvrent les besoins de formation de leurs alliés.

M. Jean-Pierre Cubertafon, président. Ces échanges ont été riches et complets. Ils rappellent, s’il le fallait, l’importance de la coopération française avec l’Afrique. Nous en retenons des enseignements sur la politique française, non seulement sur les dimensions de sécurité, mais également de coopération militaire et civile, d’aide au développement, de gestion de crise, dans le domaine public et privé. Nous avons abordé, avec la question de M. Bru, le cas de nos ressortissants. Je me permets ici apporter tout mon soutien aux Français présents sur place, dans ces temps tumultueux.


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16.   Audition, à huis clos, de M. Jean-Pierre Lacroix, secrétaire général adjoint aux opérations de paix des Nations Unies (mercredi 14 février 2024)

 

M. le président Thomas Gassilloud. Mes chers collègues, pour conclure notre cycle Afrique, nous recevons aujourd’hui M. Jean-Pierre Lacroix, secrétaire général adjoint aux opérations de paix des Nations unies, avec lequel nous aborderons le bilan des opérations de maintien de la paix en Afrique. Onze opérations de maintien de la paix (OMP) sont aujourd’hui dirigées par ce département, dont cinq sur le continent africain. Depuis leur création en 1946, soixante-et-onze opérations de maintien de la paix se sont déroulées, dont cinquante-sept depuis 1988. Au total, 121 pays y ont participé et plus de 78 000 soldats et personnels civils contribuent actuellement à ces opérations. Ce déploiement n’est cependant pas sans risque, puisqu’à la fin décembre 2023, 4 347 morts en mission étaient dénombrés. Au nom de la commission de la défense, je souhaite leur rendre l’hommage qu’ils méritent.

Les opérations de maintien de la paix sont habituellement créées pour garantir des conditions de retour à une paix durable. Ces missions concernent d’abord la protection de la population, mais également le nation building, selon le mandat qui leur a été confié. Certaines opérations ont constitué de véritables réussites, notamment en Namibie, en Sierra Leone, quand d’autres n’ont pas rencontré un tel succès. Je pense notamment à la mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda (Minuar) ou, plus récemment la mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma).

Compte tenu de la place de la France comme membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, de notre engagement en Afrique, mais aussi de leur coût financier, il me semble important que nous ayons, au niveau politique, un débat sincère et exigeant sur ces OMP. Nous serions ainsi heureux de vous entendre, monsieur le secrétaire général adjoint, sur les conditions de succès et d’efficacité de ces opérations de maintien de la paix, mais également sur les conclusions que vous avez pu tirer des missions qui ont moins bien fonctionné, pour améliorer leur efficacité.

Vous partagerez peut-être également votre analyse sur l’état du monde aujourd’hui, notamment dans les pays africains. Nous entendons parfois des critiques sur l’efficacité de l’ONU et les opérations de maintien de la paix semblent parfois de plus en plus contestées, comme la Minusma ou la mission de l’Organisation des Nations unies pour la stabilisation en République démocratique du Congo (Monusco). Face au procès en inefficacité parfois fait à l’ONU ou au Conseil de sécurité en raison du pouvoir de veto de ses membres, existe-t-il une forme de rejet durable pour le multilatéralisme ? Enfin, nous serions intéressés de vous entendre sur la durée des OMP. J’ai notamment en tête la Force intérimaire des Nations unies au Liban (Finul), lancée il y a quarante-cinq ans, en 1978. Je rappelle d’ailleurs que 700 soldats français sont actuellement déployés au sein de cette Finul. Un déplacement de notre commission est prévu le mois prochain au Liban.

M. Jean-Pierre Lacroix, secrétaire général adjoint aux opérations de paix des Nations unies. Je vous remercie de m’avoir invité pour ces discussions consacrées aux opérations de maintien de la paix des Nations unies sur le continent africain. J’aurai sans doute l’occasion d’élargir un petit peu le propos. L’année dernière a marqué le soixante-quinzième anniversaire des OMP des Nations unies. La première d’entre elles, l’opération pour la trêve au Moyen-Orient (Onust), basée à Jérusalem, existe toujours.

Au cours de ces décennies, sous des formes et des modalités variées, le maintien de la paix a fait souvent la différence entre la vie et la mort pour des millions de personnes à travers le monde et a permis de stabiliser de nombreux pays, dont la Sierra Leone, le Cambodge, la Namibie, le Liberia, la Côte d’Ivoire, le Timor oriental, l’Angola et le Salvador pour n’en citer que quelques-uns. Le maintien de la paix est certes un outil important, mais il ne suffit jamais en soi ; il ne peut réussir que par la confluence des efforts de tous.

La réussite de ces opérations n’a été rendue possible que lorsque les parties au conflit ont fait preuve d’une volonté politique tangible de s’engager dans un processus de paix et que la communauté internationale s’est montrée unie dans le soutien à ce processus de paix et pour faire pression, de temps en temps, sur les parties. À l’heure actuelle, de tels règlements politiques globaux semblent largement hors de portée. Lorsque nous regardons toutes les crises, qu’elles fassent ou non l’objet d’opérations des Nations unies, les perspectives de règlement sont en général faibles, en tout cas à court terme.

Néanmoins, les collègues sur le terrain continuent de faire la différence. Ils protègent des centaines de milliers de vie, au Soudan du Sud, en République démocratique du Congo (RDC), en République centrafricaine, en dissuadant l’escalade des hostilités, en apportant une protection aux personnes les plus vulnérables, et en empêchant une situation dégradée de devenir une situation catastrophique, non seulement pour ces pays, mais aussi pour la région.

Si les gros titres se concentrent souvent sur les grandes missions, dites multidimensionnelles, en Afrique, il faut aussi mentionner les réalisations moins visibles, mais tout aussi essentielles, de missions plus traditionnelles à Chypre, sur le Golan, au Sahara occidental, au Cachemire, sous des modalités diverses. Les casques bleus préservent dans toute la mesure du possible, des cessez-le-feu fragiles, font la liaison entre des parties qui ne se parlent pas et tentent d’empêcher ou de contenir les risques d’escalade, y compris en ce moment au Liban.

De ce fait, ces missions, qui disposent d’un mandat plus limité d’observation, de supervision, mais essentiellement de respect de cessez-le-feu, remplissent une tâche d’autant plus essentielle que les processus politiques n’avancent plus et que la tentation des parties, en cas d’impasse prolongée sur le plan politique, consiste à agir sur le terrain et de forcer le changement. Il existe un vase communicant entre les progrès des processus politiques et l’évolution des tensions sur le terrain. Il n’est pas difficile d’imaginer, malheureusement, ce qui se passerait si certaines de ces missions étaient retirées. Nous voyons d’ailleurs les conséquences du retrait, dans des conditions différentes d’un processus politique accompli, de certaines missions, notamment en Haïti ou au Darfour, où le chaos et la violence prévalent aujourd’hui, au détriment des populations.

Dans un contexte où peu de progrès sont accomplis sur le volet politique, les opérations contribuent simplement à prévenir une dégradation catastrophique de la situation. Au Sud-Liban, la Finul met tout en œuvre pour favoriser la désescalade entre les parties. Depuis le 7 octobre 2023, elle joue un rôle essentiel en surveillant, en assurant au quotidien la liaison entre Israël et le Liban, pour prévenir des incompréhensions, même si ceci est loin d’être satisfaisant.

Dans ce contexte, comme dans tant d’autres, je tiens à souligner le courage et le dévouement des soldats de la paix qui servent sous le drapeau des Nations unies, et notamment les personnels militaires et policiers français. Je souhaite y ajouter un hommage respectueux aux 115 personnels français qui ont perdu la vie au cours de leur service au sein du maintien de la paix depuis 1948.

Aujourd’hui, nous nous trouvons à un moment critique : l’ensemble du système multilatéral de paix et de sécurité, fondé sur la charte des Nations unies est mis à rude épreuve, induisant un impact considérable non seulement sur le maintien de la paix, mais aussi sur l’ensemble des activités des Nations unies dans le domaine de la paix et de la sécurité. Le Conseil de sécurité est suffisamment uni pour renouveler les mandats des opérations, mais ne l’est pas assez pour fournir un appui solide, constant et dynamique aux efforts de paix. Dans le pire des cas, un groupe de pays soutient une partie, et un autre groupe de pays soutient l’autre partie.

Le secrétaire général des Nations unies, M. António Guterres, a soumis aux États membres un nouvel agenda pour la paix, dans la perspective du sommet pour le futur qui se tiendra en septembre prochain. Ce nouvel agenda pour la paix comporte une partie relative aux opérations de paix, à laquelle mon département a naturellement beaucoup contribué.

Au-delà de l’accroissement des divisions au sein du Conseil de sécurité, la nature des conflits armés et la violence évoluent. Le caractère transnational des facteurs de conflit (changement climatique, criminalité transnationale, exploitation illégale des ressources naturelles, trafics divers et, naturellement, terrorisme et extrémisme violent) constitue en soi un défi pour nos opérations. À l’instar du Sahel ou du Congo, les environnements opérationnels et les conditions politiques dans lesquelles les opérations de maintien de la paix sont déployées se sont considérablement dégradées, y compris par rapport à la situation qui prévalait il y a deux à trois ans. Cela se traduit au quotidien par des dangers, des risques croissants auxquels font face nos personnels, qu’il s’agisse d’attaques délibérées, par exemple au moyen d’engins explosifs improvisés ou de campagnes de désinformation, ou d’autres efforts visant à saper la crédibilité de la mission.

Le retrait soudain de la Minusma l’an dernier illustre de manière éloquente les défis posés par un paysage géopolitique fragmenté. Ces défis mettent à l’épreuve les principes fondamentaux du maintien de la paix et exigent des réponses réfléchies. Dans le cas du Mali, les objectifs politiques de l’État hôte sont devenus incompatibles avec les objectifs politiques fondamentaux qui gouvernaient notre mission, c’est-à-dire le soutien à la mise en œuvre de l’accord de paix concernant le nord du pays. Nous étions en outre confrontés à un défi dépassant le rôle d’une opération de maintien de la paix, c’est-à-dire le défi du terrorisme, dans toute sa dimension régionale.

Dans le nouvel agenda pour la paix, le secrétaire général réaffirme que les opérations de paix resteront un élément indispensable de la boîte à outils diplomatique des Nations unies. Il existe un paradoxe, peut-être seulement apparent : nos opérations connaissent des difficultés politiques et opérationnelles, mais le maintien de la paix en soi est très largement soutenu par la grande majorité des membres de l’ONU.

Quelles sont les conditions permettant au maintien de la paix de prospérer, même s’il doit évoluer ? Il doit d’abord disposer d’un soutien politique réel et cohérent, de la part des États membres du Conseil de sécurité, mais aussi des pays hôtes dans la région et au-delà. Malheureusement, comme nous l’avons vu au Mali, la compétition entre les États membres tend à l’emporter de plus en plus sur l’approche multilatérale.

Ensuite, les mandats des missions de maintien de la paix doivent être clairs. Ils doivent comporter des priorités et être fondés sur le règlement politique des conflits. Toutes les opérations sont politiques, même lorsqu’il s’agit de déployer exclusivement des personnels en uniforme, le long d’une ligne de cessez-le-feu. Le but consiste évidemment à créer ou du moins préserver, dans la mesure du possible, les conditions pour le progrès des efforts politiques. Mais s’il nous est demandé de tout faire, nous devenons de fait placés dans une spirale d’échec. Certains mandats continuent à être trop larges au regard des ressources consacrées à ces opérations.

Troisièmement, la plupart des opérations de maintien de la paix souffrent d’un décalage entre les ressources qui leur sont dévolues et les attentes placées en elles. La disjonction entre les mandats et les ressources financières est assez frappante lorsque l’on considère le rapport coût-bénéfice. Le budget de l’ensemble des OMP pour la période allant du 1er juillet 2023 au 30 juin 2024 s’établit à 6,7 milliards de dollars, soit moins de 0,3 % des dépenses militaires mondiales. À titre d’exemple, ce montant est légèrement supérieur à celui du budget de la police de New York, le fameux NYPD, bien que nous disposions de presque deux fois plus de personnel en uniforme et d’une zone d’opération sensiblement plus large que les cinq boroughs de New York. Il est clair que les opérations de maintien de la paix de l’ONU présentent dans l’ensemble un coût-avantage assez positif. Cet aspect a d’ailleurs été reconnu par le Government Accountability Office du Sénat des États-Unis dans une analyse menée il y a quelques années.

Par ailleurs, nous appelons, notamment à travers le nouvel agenda pour la paix, les États membres à s’engager à nouveau en faveur de la réforme du maintien de la paix. Cela signifie continuer et intensifier les efforts pour moderniser et adapter l’outil. Nous avons lancé une série d’initiatives qui, depuis, ont été mandatées par les États membres, à travers plusieurs résolutions du Conseil de sécurité et de l’Assemblée générale de l’ONU. Nous avons regroupé ces initiatives sous le slogan « Action pour le maintien de la paix » (Action for peacekeeping, A4P).

Elles comportent plusieurs volets. Parmi ces volets figurent la sécurité des casques bleus ; le renforcement de la lutte contre les engins explosifs improvisés ; l’amélioration de la performance et de l’évaluation de la performance à tous les niveaux ; la lutte contre l’impunité en cas d’inconduite– notamment pour les actes criminels que constituent l’exploitation et les abus sexuels – ; la coopération avec les États hôtes ; l’amélioration de notre communication stratégique, y compris la lutte contre la désinformation ; l’adaptation aux technologies digitales; le renforcement de la présence des femmes et du rôle de la capacitation. Ainsi, nous travaillons à renforcer la présence des femmes dans les opérations de maintien de la paix, gage d’efficacité, mais également leur rôle dans les processus politiques, au sein des pays où nous sont confiés les mandats.

Il faut évidemment mieux traiter les facteurs de conflit dont j’ai parlé précédemment. À ce titre, nous menons par exemple un certain nombre de projets liés notamment à l’impact du changement climatique. Je pense notamment aux conflits entre les éleveurs et les fermiers, causes massives de conflits en Afrique.

Laissez-moi à présent évoquer nos principales opérations en Afrique, à commencer par la République centrafricaine. Malgré les difficultés rencontrées dans ce pays pauvre où les capacités de l’État sont limitées, la mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en Centrafrique (Minusca) a contribué notablement à préserver, faire progresser la mise en œuvre d’un accord de paix négocié en 2019 et favoriser le règlement de multiples conflits locaux. Ce faisant, elle permet aussi l’accès de l’aide humanitaire à des populations en grand besoin.

En République démocratique du Congo, dans certaines régions de l’est, nous sommes quasiment les seuls à tenir un rôle de protection des civils, dans des camps de déplacés, dont plusieurs rassemblent des dizaines de milliers de personnes. Le dilemme auquel nous sommes confrontés est le suivant : comment faire en sorte que, dans le cadre d’un désengagement graduel, les rôles des missions de protection civile se poursuivent ? Nous faisons face à plusieurs défis. Tout d’abord, nous pouvons citer la situation à l’est du Congo, notamment dans la région du Nord-Kivu, où sévit un conflit régional qui ne dit pas son nom, avec des ingérences de la part des pays voisins, de part et d’autre. Nous remplissons notre mandat, ce qui nous expose d’ailleurs en ce moment à des actes très hostiles de la part du groupe M23, mais la situation est en relative inadéquation avec la nature de ce même mandat.

C’est la raison pour laquelle il faut absolument renforcer la dynamique des efforts politiques régionaux en cours pour traiter ce conflit par des voies politiques au niveau régional, mais aussi, dans la mesure du possible et à la demande du Conseil de sécurité, soutenir des forces d’imposition de la paix telles que celle de la Communauté de développement d’Afrique australe (SADC), qui vient de se déployer. En conséquence, a la demande du Conseil de sécurité, nous allons proposer des options pour que certains moyens de notre opération soient mis au service du soutien de cette force.

À ce tableau s’ajoute un climat de désinformation massif, s’appuyant sur des frustrations réelles des populations, mais aussi largement manipulé par tous ceux qui veulent détourner l’attention de leurs responsabilités, dans le cadre d’une exploitation illégale massive des ressources naturelles. De fait, les Nations unies sont souvent le bouc émissaire idéal pour ceux qui ont intérêt à la préservation du chaos.

La mission au Soudan du Sud, pays qui partage certaines des caractéristiques de la République centrafricaine, remplit un rôle de protection des civils, notamment à travers un soutien humanitaire. Le processus politique existe, mais il demeure assez poussif, caractérisé par la perspective éventuelle d’élections cette année. La division croissante qui affecte évidemment la capacité d’agir des Nations unies sur le plan de la paix et de la sécurité s’observe également pour d’autres organisations régionales et sous-régionales. L’Union africaine, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) ou l’Autorité intergouvernementale pour le développement (Igad) ont ainsi été affaiblies par les crises des dernières années en Afrique. Nous jouons également un rôle dans la région d’Abyei, un territoire disputé entre le Soudan et le Soudan du Sud, en proie à de multiples conflits communautaires.

Enfin, à l’heure de faire le bilan de notre mission au Mali, il convient de relever plusieurs éléments majeurs : la divergence fondamentale des objectifs politiques de la nouvelle équipe au pouvoir avec les objectifs politiques de notre mandat, la compétition entre groupes d’États sur le Mali et au Sahel et le facteur du terrorisme. Le dernier élément est d’ordre catalytique ; il est lié à notre mandat concernant les allégations de violations des droits de l’Homme, particulièrement celles commises par les forces de défense et de sécurité maliennes et leurs partenaires bilatéraux.

L’accord de paix a été déclaré caduc par les autorités maliennes. Réussiront-elles à régler le problème du nord, qui existe depuis l’indépendance, par des moyens militaires et coercitifs ? La mission a joué un rôle essentiel dans la mise en œuvre de cet accord, mais aussi pour stabiliser les centres de population dans le nord et le centre du pays, dans des zones où l’État malien est toujours très faible.

Enfin, nos partenariats avec les organisations régionales et sous-régionales demeurent extrêmement importants. Nous avons beaucoup promu l’idée de mieux soutenir, au cas par cas, des opérations d’imposition de la paix qui ne peuvent pas être conduites par les OMP. Il faut être réaliste, il s’agit là de propositions différentes : le maintien de la paix doit toujours être fondé sur un accord politique, en tout cas un processus. Une résolution de principe du Conseil de sécurité, la résolution 2719, a été récemment adoptée sur le sujet et promeut un soutien accru aux opérations d’imposition de la paix de l’Union Africaine. La communauté internationale doit disposer d’une palette d’outils aussi large que possible pour répondre à des crises dans un contexte qui, je le répète, est très dégradé.

En conclusion, je remercie la France pour son action au soutien des Nations unies en général et des opérations de maintien de la paix en particulier. Ce soutien est plus que jamais important. La fragilisation du système multilatéral est évidente, mais nous constatons également une demande croissante de réponses multilatérales à la plupart des grands défis qui affectent le monde, à l’instar du défi climatique.

M. le président Thomas Gassilloud. À travers vos propos, nous mesurons bien la difficulté des opérations de maintien de la paix dans un monde en compétition. La résolution des conflits locaux nécessite non seulement la volonté des parties engagées, mais aussi une unicité de la communauté internationale.

Vous avez indiqué le budget des opérations de maintien de la paix était équivalent à celui de la police de New York. Ces 6,3 milliards de dollars correspondent finalement également à un dollar par habitant de la planète. Pourriez-vous nous préciser la part de la contribution française dans ce montant, ainsi que les modalités de calcul du financement des pays contributeurs et de la participation de leurs troupes ? On entend parfois dire que certains pays sont intéressés à la fourniture de troupes pour pouvoir financer eux-mêmes leur propre armée. Financez-vous de la même manière les troupes du Bangladesh que celles en provenance de pays de l’Union européenne (UE) ?

De notre côté, nous sommes lucides sur le fait que si ces opérations n’atteignent pas toujours leur objectif, il serait peut-être encore bien pire de ne pas les avoir. Par ailleurs, nous observons parfois des situations paradoxales où les autorités nationales qui sont aidées demandent elles-mêmes le départ des opérations de maintien de la paix. Je pense notamment au cas de la RDC.

Au-delà du levier populiste, qui peut parfois conduire à la recherche de coupables faciles, il faut également prendre en compte le regard des populations concernées. Malgré les moyens consacrés pendant plusieurs années aux opérations de maintien de la paix, la situation ne s’améliore pas nécessairement et les populations peuvent donc éprouver une forme de ressentiment vis-à-vis des casques bleus et des différents intervenants.

M. Jean-Philippe Ardouin (RE). Je vous remercie au nom du groupe Renaissance pour votre présentation exhaustive et très instructive. Je saisis également cette occasion pour rappeler le soutien de notre groupe envers les efforts constants déployés par l’ONU, qui œuvre pour une résolution pacifique des conflits et une meilleure stabilité dans le monde.

Ces opérations de maintien de la paix en Afrique ont été des instruments essentiels dans la préservation de la sécurité des régions déchirées par les conflits, offrant un espoir tangible de réconciliation et de reconstruction pour les populations locales. Ces missions ont été le théâtre de sacrifices, d’engagements et de dévouements de la part de nombreux soldats assurant la protection des civils, la promotion des droits de l’homme et contribuant à rétablir l’État de droit.

Ces opérations incarnent aussi les valeurs universelles de coopération, de solidarité et de respect de la dignité humaine et leur importance dans la construction d’un monde plus sûr et plus juste. En outre, alors que la Monusco entame son processus de désengagement dans la province du Sud-Kivu, nous sommes confrontés au défi majeur de garantir une transition en douceur vers une responsabilité nationale en matière de sécurité, tout en assurant la protection des populations locales. Depuis sa création, la Monusco a contribué à stabiliser des régions en proie à des conflits terribles et à protéger des milliers de civils. Cependant, alors que l’ONU s’approche de la fin de son mandat, il est essentiel d’éviter tout vide sécuritaire et de préserver les progrès réalisés.

Comment envisagez-vous de soutenir les autorités congolaises dans ce processus de transition ? Pourriez-vous nous indiquer les principales actions qui seront mises en œuvre afin de s’assurer que le retrait des forces internationales se déroule de manière coordonnée avec le gouvernement de la République démocratique du Congo ?

M. Jean-Pierre Lacroix. La France contribue à hauteur de 5,29 % du budget des opérations de maintien de la paix des Nations unies (environ 350 millions de dollars). Au-delà de la France, en pourcentage, les principaux contributeurs sont les États-Unis (27,89 %), mais ils ont unilatéralement plafonné leur contribution à 25 %, la Chine (15,2 %), le Japon (8,56 %), l’Allemagne (6,09 %) et le Royaume-Uni (5,79 %).

S’agissant du financement des pays contributeurs de troupes, nous remboursons sur la base de critères liés aux besoins définis conjointement avec le pays. Nous remboursons la mise à disposition des matériels et nous versons une contribution correspondant à la rémunération des personnels de ces pays, en salaires « Nations unies ». Ce mécanisme rapporte de l’argent à certains pays, mais ça n’est pas automatique. Nous sommes de plus en plus vigilants sur la nécessité d’évaluer exactement que ce que nous recevons et ce que nous demandons. Ensuite, cela dépend également du niveau de développement économique de chaque pays, mesurable par exemple en PNB par habitant. Par exemple, lorsque la possibilité de déployer des troupes brésiliennes dans l’une de nos opérations a été explorée, les autorités brésiliennes ont indiqué que cela leur coûterait à peu près 50 % de plus que la somme que nous leur remboursons. Il n’en va pas de même d’autres pays, en fonction de leur niveau de développement économique.

De notre côté, nous avons intérêt à garder la plus grande diversité géographique possible de pays contributeurs de troupes, mais nous éprouvons parfois quelques difficultés à y parvenir. Ensuite, le départ de la Monusco a effectivement été demandé par les autorités congolaises pour deux raisons conjointes : l’offensive du M23 et le contexte électoral. Le plan de désengagement négocié avec le gouvernement congolais l’année dernière prévoit une première phase au Sud-Kivu, un peu moins affecté par la violence que le Nord-Kivu. Une évaluation conjointe de la situation et des étapes suivantes débutera en mars prochain et sera ensuite renouvelée tous les trois mois. Nous verrons comment évoluent à la fois la situation, mais aussi la position du gouvernement congolais.

Nous sommes soumis à un dilemme, compte tenu de l’impératif de protection des civils. Au regard de l’étendue du territoire congolais, la présence des forces de sécurité congolaises est limitée dans certaines zones. Nous menons des opérations conjointes dans la région de Goma et, du côté congolais, les intervenants sont très nombreux : les forces armées congolaises (FARDC), les milices non étatiques, les groupes armés supplétifs, les wazalendo. Il faut également mentionner les forces de la SADC, les forces burundaises, et enfin, la Monusco. Nous avons été confrontés récemment à des incidents avec les milices employées par les forces armées congolaises, voire avec les FARDC, le tout dans un contexte de conflit régional.

Après les élections, nous essayerons de plaider en faveur d’une relance des efforts politiques. Nous serons d’ailleurs le week-end prochain à Addis-Abeba en compagnie du secrétaire général, pour participer à une réunion du Conseil paix et sécurité de l’Union africaine consacrée à la RDC.

Ensuite, nous avons beaucoup plaidé auprès des autorités congolaises pour qu’elles renforcent la présence des corps en uniforme et de l’État au Sud-Kivu. Dans ce cadre, les États qui comme la France maintient des bonnes relations avec l’ensemble des protagonistes, ont un rôle important à jouer dans ce plaidoyer, pour marquer la responsabilité des autorités congolaises. L’accord de négociation prévoit un réengagement de la part des autorités congolaises parallèlement à notre désengagement.

Ce plan de désengagement ne prévoit pas de date de départ définitif. Les étapes intermédiaires que j’ai mentionnées nous permettront aussi de souligner auprès des autorités congolaises les défis qui doivent être traités en priorité.

M. Julien Rancoule (RN). Monsieur le secrétaire général adjoint, au nom de mon groupe, je tiens à saluer votre présence au sein de cette commission. Nous sommes tous très attachés au rôle de l’ONU sur la scène mondiale dans sa noble mission de maintien de la paix. Nous connaissons par ailleurs votre parcours au sein de l’ONU, ce qui rend votre retour d’expérience particulièrement intéressant. Notre groupe considère que les Nations unies sont légitimes pour œuvrer de manière optimale en faveur d’une résolution pacifique des conflits à travers le monde et pour s’interposer en cas de conflit, comme le font avec détermination et courage les casques bleus. Dans cette perspective, nous attachons une importance particulière au siège permanent détenu par la France au Conseil de sécurité des Nations unies.

Aujourd’hui, la France est le sixième contributeur au budget des opérations de maintien de la paix en 2023-2024, avec 310 millions de dollars, soit 5,29 % du budget total. Comment évaluez-vous cette contribution de la France ? Quelles sont aujourd’hui les attentes de l’ONU vis-à-vis des pays contributeurs en termes de budget, de troupes et de ressources logistiques ? Par ailleurs, pour mieux appréhender les besoins et les lacunes actuelles au sein de l’ONU, pourriez-vous exposer de manière générale les défis auxquels l’organisation est actuellement confrontée en matière de maintien de la paix, ainsi que les initiatives que la France pourrait envisager pour contribuer à les relever ?

M. Jean-Pierre Lacroix. La France joue effectivement un rôle très important en tant que membre permanent, en tant que ce que « plume », c’est-à-dire pays qui rédige les projets de résolution qui sont ensuite adoptés et qui portent sur les mandats de plusieurs de nos opérations. C’est le cas pour la RDC, le Liban ou la République centrafricaine. Par ailleurs, la France joue un rôle important de contributeur, de pays influent. Il existe d’ailleurs une assez grande synergie entre les orientations générales politiques du secrétariat des Nations unies et celles de la France sur les principales crises et les sujets globaux.

Nous sommes conscients des contraintes que rencontrent nombre de nos États membres en matière de finances publiques. Par ailleurs, nous sommes soumis à une grande rigidité qui nous est imposée par les règles mises en place par l’Assemblée générale dans l’allocation des ressources, notamment en ce qui concerne l’allocation des postes. Ainsi, une grande opération de maintien de la paix comprend des centaines, voire des milliers de postes. Des personnes sont ainsi attribuées à chacun de ses postes, mais les besoins évoluent au fil des ans, en lien avec les autres secteurs, impliquant parfois de procéder à des réallocations. De telles opérations sont particulièrement difficiles, car elles impliquent de recalibrer les postes, en fonction des décisions de l’Assemblée générale. C’est la raison pour laquelle je plaide en faveur d’une plus grande souplesse dans l’allocation et la réallocation des postes, qui nous permettrait de régler un certain nombre de problèmes.

Vous avez également évoqué les attentes de l’ONU vis-à-vis des pays contributeurs. À ce titre, il me semble important de poursuivre les efforts visant à établir des priorités très claires pour chaque mandat. La France a d’ailleurs fait des efforts dans ce domaine, mais il faut aller plus loin et sensibiliser les autres pays. L’essentiel porte ainsi sur le soutien aux efforts politiques lorsque nos mandats comprennent cette dimension, comme pour les missions multidimensionnelles en Afrique. La protection des populations est incontournable, mais elle ne doit pas être dépolitisée. Il importe également de soutenir les capacités ou le renforcement des capacités des États, dans la mesure du possible. La dimension des droits de l’Homme est importante, parce qu’il est difficile d’opérer dans des contextes où l’État hôte se livre à des exactions, des violations massives des droits de l’Homme. Nous devons également nous attacher aux priorités qui nous sont assignées, ce qui nécessite une meilleure coordination avec l’UE, les organisations régionales, les agences, les fonds et les programmes.

Vous avez également mentionné les lacunes et les défis auxquels nous sommes confrontés. Les mandats qui nous sont attribués sont aussi contraints par les ressources dont nous disposons. Ensuite, certaines lacunes sont liées au fait que la nature des conflits évolue très rapidement. Nous devons nous adapter, notamment à l’usage de technologies digitales, y compris dans le domaine de la communication. Il convient également de mieux travailler sur les nouvelles formes de mobilité. Nous essayons de plus en plus d’opérer une transition vers davantage de souplesse, ce qui n’est pas sans poser de problèmes. Cette souplesse implique ainsi d’utiliser davantage d’hélicoptères, à un moment où les moyens aériens sont difficiles à obtenir.

Par ailleurs, comme je l’ai déjà indiqué, nous devons être plus exigeants en matière de comportement et de discipline. À ce titre, nous avons récemment pris des décisions assez draconiennes d’expulsion de contingents entiers, parfois de pays contributeurs dans leur totalité. Mais il faut faire davantage d’efforts dans ce domaine et faire en sorte que nos outils d’évaluation de la performance soient mieux utilisés pour le suivi.

Le deuxième défi est d’un ordre différent. Dans certaines zones, comme au Sahel, nous sommes confrontés à des facteurs de conflits locaux, nationaux, mais également régionaux, comme le terrorisme, les trafics ou les activités illégales en tout genre. Or, en tant que système multilatéral, nous ne sommes pas très bien équipés pour traiter autant qu’il le faudrait ces facteurs de conflit. Il faut travailler collectivement sur ces limites, avec nos États membres.

M. Aurélien Saintoul (LFI-NUPES). Au nom de mon groupe, j’ai plaisir à vous accueillir et à vous dire à quel point nous sommes heureux, au sein de cette commission, d’entendre également des diplomates, en particulier ceux des Nations unies, organisation chargée de garantir le respect du droit international, même si celui-ci est bien souvent mis à mal.

Je souhaite évoquer en premier lieu les témoignages qui pointent les difficultés rencontrées par la Minusma et l’opération Barkhane, notamment la difficulté pour chacune des deux forces de se distinguer auprès de la population. Partagez-vous cette impression qu’une des raisons de l’échec relatif de leurs actions tient au fait que la population n’a pas identifié la spécificité de chacune des forces et de leur mandat respectif ?

Ma deuxième question porte sur l’organisation et la coordination des forces au sein même de la Minusma. J’ai recueilli par exemple un témoignage indiquant que si les Allemands avaient déployé des moyens de renseignement, ces renseignements n’étaient pas transmis prioritairement au commandement de la Minusma, mais à ses partenaires, notamment américains.

Comme vous l’avez indiqué, la définition du mandat est un enjeu crucial et vous avez signalé l’existence de nombreuses raisons à la conflictualité locale. Les expériences récentes indiquent par exemple que la question de la justice est un point extrêmement central pour rétablir la paix et la stabilité dans la plupart des pays déstabilisés. Pensez-vous que l’un des rôles d’une mission de maintien de la paix pourrait être de rendre la justice ? À ma connaissance, cela n’a jamais été le cas et cela supposerait évidemment une négociation avec les États concernés. Cependant, nous constatons a contrario que cette faculté à rendre la justice a aussi fait le succès de groupes armés, ainsi que leur normalisation sur le terrain.

Enfin, face à des situations extrêmement complexes, comment l’ONU peut-elle disposer d’une expertise de bon niveau par pays ? Il est toujours délicat de voir imposer une expertise de l’extérieur, mais simultanément, une telle expertise « neutre », objective, est nécessaire dans les conflits locaux.

M. Jean-Pierre Lacroix. La question des perceptions de la population est assez difficile à appréhender en profondeur. Au Mali, lorsque nous allions là où la Minusma a été déployée, je n’ai jamais entendu de représentants de la population nous dire qu’ils ne voulaient plus de nous. Cela ne signifie pas que les critiques ou les frustrations n’existent pas. Le régime a pris une orientation différente concernant les accords de paix et n’a pas cherché à décourager les manifestations contre les missions.

Je ne dis pas pour autant que tout était parfait et que tout le monde considérait que l’action des Nations unies était formidable. Dans le sud du pays, qui n’est déjà plus le Sahel, le sentiment que l’accord avec les populations du nord avait été imposé par la communauté internationale a toujours existé. Cependant, je souhaite approfondir la question des perceptions, que nous mesurons à travers des perception surveys, notamment au Sud-Soudan. Nous souhaitons répliquer cette pratique ailleurs.

Ensuite, j’ai le sentiment que, dans une certaine mesure, une distinction était opérée localement entre la Minusma et Barkhane, qui était sans doute moins en contact avec la population. Mais il est toujours difficile de se mettre à la place de cette population, frappée à la fois par la violence et la pauvreté. De leur côté, certains collègues humanitaires indiquaient qu’ils étaient identifiés aux soldats de la Minusma. De ce point de vue, il faut veiller à préserver un espace tout en assurant la protection de l’action humanitaire, qui constitue aussi une partie de notre mandat.

Finalement, j’ai le sentiment que le véritable sujet concernait la persistance des violences terroristes et les défis rencontrés par l’État dans certaines zones : l’État malien ne s’était pas complètement rétabli là où nous étions présents. À ce sujet, nos efforts de renforcement des capacités de l’État comportent des actions, assez soutenues et répandues dans l’ensemble de nos missions en Afrique, de soutien aux tribunaux et magistrats locaux, notamment à travers des formations. En revanche, je ne crois pas que nous irons jusqu’à rendre la justice, pour deux raisons. D’abord, des organes des Nations unies disposent déjà d’une compétence judiciaire, comme la Cour internationale de justice ou la Cour pénale internationale. Ensuite, se substituer aux autorités locales dans un domaine aussi fondamental de souveraineté va à l’encontre de nos objectifs, qui cherchent à soutenir la montée en puissance de ces mêmes autorités. Par ailleurs, nous coopérons aussi avec la Cour pénale internationale dans les pays qui sont parties au statut de Rome. Nous l’avons fait, par exemple, en République centrafricaine, dans le cadre de la mise en œuvre de mandats d’arrêt.

S’agissant de la coordination entre les différentes forces au sein de la Minusma, il m’est difficile de parler de ce qui a été réalisé avec les moyens de renseignement de tel ou contingent. S’il est important de disposer d’une diversité géographique dans les forces, celle-ci a engendré parfois au Mali des problèmes de coordination, en raison du décalage de moyens entre les contingents de pays développés et ceux de contingents moins bien dotés, mais qui disposent par ailleurs d’une meilleure connaissance du terrain. Par exemple, un défi consistait à faire en sorte que des ordres émis par un état-major travaillant essentiellement en anglais soient transmis à l’autre bout du pays à un contingent non anglophone et dont les modalités de fonctionnement et d’organisation sont complètement différentes.

Enfin, l’expertise est bien là. D’une part, sur le terrain, nous disposons de nombreuses personnes recrutées localement, soit environ deux tiers des personnels, sans lesquelles nous ne pourrions pas travailler, compte tenu de leur connaissance du terrain. De plus, nous travaillons non seulement avec les autorités, mais aussi avec la société civile, les organisations de jeunes ou de femmes.

Enfin, au siège des Nations unies, nous collaborons avec des collègues qui non seulement connaissent vraiment très bien les régions, mais qui bénéficient également de réseaux très étendus. En réalité, je pense que l’enjeu porte plus sur l’évolution de nos pratiques et de nos mandats par rapport à l’évolution de la situation sur le terrain.

Mme Delphine Lingemann (Dem). Au nom du groupe Démocrate, je tiens tout d’abord à vous remercier pour vos propos liminaires. Je souhaite également saluer l’engagement des casques bleus, gardiens d’une paix fragile dans les zones de conflit. Je vous remercie pour votre présence aujourd’hui et pour l’engagement continu des Nations unies dans les efforts de maintien de la paix à travers le monde, notamment au Liban, par l’intermédiaire de la Finul. En tant que député du département du Puy-de-Dôme, je tiens particulièrement à souligner la contribution significative de nos forces armées dans cette mission, avec la participation de près de 700 militaires français, parmi lesquels une cinquantaine de militaires du vingt-huitième régiment de transmission d’Issoire.

Ces hommes et ces femmes dévouées représentent non seulement notre nation sur le terrain international, mais incarnent également notre engagement envers la paix et la sécurité internationale. Leur participation à la Finul constitue une source de grande fierté pour nos concitoyens, mais elle suscite également des inquiétudes, non seulement en ce qui concerne leur sécurité, mais aussi sur l’efficacité de leurs missions et l’impact de leur engagement sur la désescalade de la situation dans cette zone du Liban sud.

Dans ce contexte, je souhaitais vous interroger sur le bilan des opérations de maintien de la paix au Liban menées par la Finul. Vous avez rappelé dans vos propos introductifs qu’une opération de maintien de la paix se situe à la croisée de plusieurs facteurs, notamment la volonté politique tangible des pays de s’engager dans un processus de paix, ainsi que l’unité de la communauté internationale autour des termes de ce processus de paix. Force est de constater qu’au Liban, ces conditions ne sont pas réunies.

Dans ce contexte compliqué, comment évaluez-vous l’impact de la Finul sur le maintien d’une paix fragile à la frontière sud du Liban ? Compte tenu de l’évolution de la situation, quelles sont les perspectives pour la mission de la Finul ? Comment envisagez-vous l’adaptation de son mandat ? Enfin, dans le cas d’un embrasement à grande échelle dans cette zone, quelle serait la marge de manœuvre des casques bleus des Nations unies ?

M. Jean-Pierre Lacroix. Je dis souvent que la Finul ne met pas en œuvre la résolution 1701 ; elle soutient sa mise en œuvre par les parties. In fine, il revient aux parties libanaise et israélienne de mettre en œuvre cette résolution et de faire preuve de volonté politique en ce sens. Malheureusement, cela n’a pas été le cas jusqu’à présent, qu’il s’agisse de la présence des armes du Hezbollah au Sud-Liban ou des violations aériennes par Israël.

Cependant, malgré ce défaut de mise en œuvre par les parties de leurs obligations au titre de la résolution 1701, la Finul a joué avant le 7 octobre 2023 et continue de jouer un rôle fondamental en matière de prévention d’une escalade incontrôlée, que les deux parties veulent éviter. Aujourd’hui, nous sommes néanmoins dans une phase différente, pour les raisons que vous connaissez. Des échanges de tirs interviennent, dans le respect de certains paramètres, notamment le ciblage exclusif des objectifs militaires. Malgré tout, des victimes civiles sont parfois à déplorer et le risque d’embrasement demeure. De fait, nous constatons une intensification des moyens employés, des frappes de plus longue portée et des éliminations ciblées.

Avant le 7 octobre, il existait un mécanisme, dit mécanisme tripartite, permettant à un officier des Forces armées libanaises (FAL) et un des forces de défense israéliennes (IDF) de se réunir avec la FINUL pour parler de questions opérationnelles. Aujourd’hui, ce mécanisme ne fonctionne pas depuis le 7 octobre, mais des échanges se poursuivent via la FINUL entre l’armée libanaise et Israël. Cette liaison est constante. Elle permet de mieux assurer la sécurité de nos collègues et de clarifier certaines intentions lorsque des civils sont malheureusement atteints. Il en va de même dans le Golan syrien. En outre, la Finul patrouille toujours dans la zone du Sud-Liban et contribue tout de même à limiter les risques. La Finul est par ailleurs chargée d’organiser la déconfliction en cas de manifestations pacifiques, d’organiser le rapatriement ou le transfert des dépouilles, en clarifiant bien ses interventions pour éviter d’être suspectée d’appui à telle ou telle autre partie.

S’agissant des perspectives, des efforts sont menés par la France, les États-Unis et d’autres pays, afin de proposer des idées pour mettre fin aux hostilités au Sud-Liban et dans le nord d’Israël. Aucune négociation substantielle ne s’engagera tant que l’intensité des combats à Gaza ne diminuera pas de manière très sensible. Malheureusement, nous prenons le chemin inverse en ce moment, avec la perspective d’une offensive terrestre. Du côté du Hezbollah, la volonté d’escalade semble clairement absente. De leur côté, les Israéliens font part de leur préoccupation majeure de faire rentrer à leur domicile les 80 000 citoyens israéliens qui habitent dans le nord. Or ils ne souhaitent pas le faire tant que demeure selon eux un risque d’incursion similaire à ce qui s’est passé à partir de Gaza.

Par conséquent, une partie de la solution résidera dans l’éloignement de la ligne bleue d’éléments du Hezbollah, et notamment de ses brigades Radwan, qui sont en quelque sorte ses forces spéciales. Encore une fois, de nombreuses idées convergentes entre Américains et Français sont sur la table. Nous soutenons activement ces efforts diplomatiques et nous nous préparons au cas où des arrangements seraient conclus en faveur de la cessation des hostilités.

Dans ce cas, nous n’aurons pas la responsabilité de mettre en œuvre ces arrangements, puisque cela relève des parties, mais nous soutiendrons cette mise en œuvre et nous mesurerons le respect des engagements. Ensuite, il faudra adapter la présence de la Finul, notamment en termes d’empreinte, avec une possible évolution de nos moyens, notamment en matière de surveillance, en fonction du degré de coopération des deux parties. Enfin, nous travaillons pour identifier les critères nous permettant de déterminer si les parties respectent leurs engagements sur le terrain.

En cas d’embrasement, la marge de manœuvre de la Finul sera très limitée. Nous nous préparons néanmoins à cette éventualité, discrètement, de manière responsable.

Mme Isabelle Santiago (SOC). Je vous remercie pour vos éclairages. Vous avez cité l’aide des organisations régionales africaines dans les solutions des conflits. Une résolution des Nations unies a récemment prévu la possibilité de financer leurs interventions. Qu’entendez-vous par cela ? Dans quelles circonstances pensez-vous qu’une telle opération est préférable à une mission des Nations unies ?

M. Jean-Pierre Lacroix. Une opération de maintien de la paix des Nations unies impliquant des contingents en uniforme est soumise à des limites. Par définition, une OMP n’est pas une opération d’imposition de la paix, laquelle porte un autre nom – la guerre. D’abord, nous n’aurons jamais de mandat de la part du Conseil de sécurité pour conduire ce genre de mission. Ensuite, le nombre de pays candidats pour y contribuer avec des troupes serait bien plus faible, même si nous attendons de nos contingents qu’ils soient robustes dans le cadre du maintien de la paix. Enfin, ce type d’intervention va à l’encontre du fondement même d’une opération de maintien de la paix, qui repose justement sur l’existence d’un processus politique.

Il faut donc trouver une autre manière d’organiser l’imposition de la paix. Dans la mesure où nombre de ces crises ont lieu en Afrique et que les États africains demandent que leurs opérations d’imposition de la paix soient mieux soutenues, nous avons appuyé cette demande, au même titre qu’un grand nombre de pays, dont la France. Cette résolution 2719 exprime une disponibilité du Conseil de sécurité à évaluer au cas par cas l’opportunité de soutenir ces opérations, y compris par des contributions financières obligatoires.

La résolution indique également que ces opérations devront être mandatées par le Conseil de sécurité au cas par cas et respecter toutes les normes internationales, notamment en matière de droit humanitaire international et de droits de l’Homme. Elle évoque différents modèles, dont celui appelé « paquet de soutien », qui existe déjà d’ailleurs, puisque l’opération de l’Union Africaine en Somalie est largement soutenue par un paquet de soutien logistique financé par des contributions obligatoires des Nations unies à hauteur d’environ 500 millions de dollars, soit à peu près l’équivalent du budget de la Finul.

Dans quelles circonstances est-ce préférable ? Il s’agit des cas où une menace serait reconnue comme nécessitant une action d’imposition de la paix et où des États africains s’accorderaient pour mettre en place une telle opération. Cette opération serait ensuite mandatée par le Conseil Paix et Sécurité de l’Union Africaine et par le Conseil de sécurité de l’ONU. Cette action ne peut intervenir sans un complément d’effort politique.

Les perspectives immédiates de mise en œuvre d’une telle résolution sont peu nombreuses. Parmi elles figurerait peut-être une évolution de l’opération actuelle de l’Union africaine en Somalie. La force de la SADC, qui est en train de se déployer dans la région des Grands Lacs, pourrait éventuellement bénéficier de ce traitement. Cependant, cette force est déployée à la demande des autorités congolaises pour lutter contre le mouvement M23 qui est très activement soutenu par des pays voisins. Il faudra donc que les pays de l’Union africaine s’accordent pour endosser une telle opération. En effet, la mise en place de forces régionales nécessite au préalable la définition d’objectifs politiques communs entre les participants potentiels.

Une telle communauté d’objectifs politiques partagés n’existe pas au Sahel, alors même que la région pourrait pourtant constituer un terrain d’expérimentation pour la mise en œuvre de cette résolution 2719. Le G5 Sahel constituait d’ailleurs une sorte de préfiguration de ce genre d’opération d’imposition de la paix. Cependant, la région est divisée et, à ce jour, les fondements politiques nécessaires à une opération militaire conjointe sont absents. La situation est certes susceptible d’évoluer, mais, pour l’instant, je ne pense pas que les conditions soient réunies.

Quoi qu’il en soit, cette démarche consiste à faire en sorte que la communauté internationale soit mieux équipée pour répondre à une plus grande diversité de scénarios. Il ne s’agit pas de substituer ce modèle aux OMP, mais de disposer d’un plus grand nombre d’options. La question des capacités se pose néanmoins, puisque toutes les forces armées africaines ne sont pas en mesure de mener ce genre d’opération, d’autant plus que nombre d’entre elles sont confrontées à des défis de sécurité immédiats à l’intérieur de leurs propres frontières.

M. le président Thomas Gassilloud. Si j’ai bien compris, ces opérations africaines de paix, portées par des pays du continent, pourraient être soutenues à 75 % par l’ONU, les pays africains se tournant vers nous pour savoir comment financer les 25 % restants. Pouvez-vous évoquer un potentiel renouvellement de l’opération Artémis qui avait été conduite en Ituri en 2003 ? En effet, cette première opération militaire dirigée par l’Union européenne semble avoir réussi, en alliant à la fois réactivité et robustesse. N’y a-t-il pas là un sujet à construire avec nos alliés européens ? Y a-t-il un avenir pour l’envoi d’une force européenne sous mandat de l’ONU, qui en assurerait éventuellement une partie du financement, pour intervenir de manière ponctuelle sur une situation conflictuelle dans le monde ?

M. Jean-Pierre Lacroix. La première question porte sur l’espace politique disponible pour ce genre d’intervention européenne. L’opération Artémis avait été mandatée à l’époque par le Conseil de sécurité de l’ONU, qui faisait alors preuve d’une plus grande unité qu’aujourd’hui. Actuellement, il me semble que les réticences seraient plus nombreuses de la part de membres du Conseil de sécurité qui ne sont pas nécessairement favorables à une plus grande présence européenne, en Afrique ou ailleurs.

Ensuite, les pays africains insistent de plus en plus pour résoudre leurs problèmes de sécurité par eux-mêmes, lorsqu’il s’agit d’opérations d’imposition de la paix, même s’il ne faut pas sous-estimer les difficultés politiques et pratiques dans la mise en place de ce type d’opération. Dès lors, le déploiement d’une force européenne conçue sur le modèle d’Artémis susciterait nombre de résistances.

Cependant, il est nécessaire de mener une réflexion pour réévaluer le rôle de la France et de l’UE en soutien aux capacités de sécurité africaines, compte tenu à la fois des demandes, mais également des déconvenues passées. Je ne dispose pas de réponse précise, mais il s’agit bien de redéfinir le type d’appui qui répondra à la fois aux attentes politiques et capacitaires des Africains, mais également aux besoins sécuritaires de l’Europe.

M. le président Thomas Gassilloud. Pour ma part, il me semble que des interventions plus courtes, qui pourraient être soumises à une conditionnalité politique plus forte, pourraient constituer une des clés de résolution.

Mme Anne Le Hénanff (HOR). Lors du sixième forum mondial Normandie pour la paix en septembre dernier, vous avez affirmé que le maintien de la paix est beaucoup plus difficile qu’avant, notamment en Afrique, en raison de la multiplication des groupes armés. Alors que la France est contrainte de se replier dans plusieurs pays du Sahel sous la pression de coups d’État militaires et que les forces des Nations unies déployées au Mali depuis une dizaine d’années sont également en train de quitter le pays, des évolutions nous conduisent à nous interroger et à remettre en question notre présence et nos actions avec nos partenaires africains. Aussi, au nom du groupe Horizons et apparentés, je sollicite votre avis. Quelles doivent être nos priorités, afin d’éviter une dégradation de la situation et rétablir une confiance réciproque avec les pays d’Afrique ?

Enfin, je souhaite revenir sur votre récent déplacement, début février, dans l’est de la République démocratique du Congo. Vous avez appelé le M23 à cesser immédiatement son offensive et à respecter la feuille de route de Luanda. Vous avez également longuement échangé sur place sur le désengagement progressif du responsable de la Monusco. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur la mise en œuvre de ce désengagement, de manière concrète ? Enfin, dans la résolution 2717, le Conseil de sécurité a mandaté la Monusco pour examiner les moyens par lesquels elle pourrait fournir un soutien logistique et opérationnel limité à la force de la SADC. Avez-vous une idée de ces moyens ?

M. Jean-Pierre Lacroix. Nous travaillons activement sur ce dernier sujet. J’ai rencontré le chef d’état-major de la force de la SADC, un officier sud-africain, ancien de la Monusco. Je ne peux vous faire part de détails à ce stade, mais nous pensons que ce soutien, s’il était accordé par le Conseil de sécurité, constituerait une mise en œuvre finalement assez cohérente du principe posé par la résolution portant sur les opérations africaines de paix, même si les moyens associés seraient légèrement différents, puisque ce soutien s’effectuerait à travers des moyens de la Monusco.

Ensuite, nous avons entamé le désengagement au Sud-Kivu, la date de finalisation du départ étant fixée au 30 juin. Nous devons relever un certain nombre de défis logistiques assez compliqués, dans la mesure où un grand nombre des implantations sont lointaines et peu accessibles. Par ailleurs, les capacités congolaises, notamment les forces en uniforme, se déploient lentement. Le vice-Premier ministre, ministre de la Défense, prévoit le déploiement de 2 000 soldats congolais au Sud-Kivu. Nous avons insisté sur cet élément, tant il est nécessaire d’éviter les conséquences négatives de notre désengagement en matière de protection des civils. Il est tout autant nécessaire d’avoir un engagement politique continu pour traiter les différents sujets de tension qui continuent d’exister au Sud-Kivu entre les différentes communautés.

S’agissant de la question plus générale du désengagement, notamment au Sahel, il existe aujourd’hui dans cette zone un problème de divergences d’objectifs politiques, des divisions au sein de la région. Il faut être réaliste, la marge d’action est fortement limitée. Néanmoins, nous allons malgré tout poursuivre au maximum notre engagement politique avec l’ensemble des pays de la région. De fait, la vocation des Nations unies consiste bien à ne jamais se désengager complètement et à continuer de travailler, sous d’autres formes, avec les Etats.

Cependant, à ce stade, l’appétit pour des actions et des initiatives communes au niveau de la région du Sahel est restreint. Le Burkina Faso, le Niger et le Mali se sont retirés de la Cedeao. Il faut essayer, dans toute la mesure du possible, de reconstituer l’unité politique des pays de la région. L’évolution de la situation sur le terrain dans ces trois pays et au-delà déterminera à mon avis l’évolution de l’appétit des pays de la région à retravailler ensemble ou non. Tel est le premier objectif que nous devons poursuivre, même s’il est lointain et difficile.

Entre-temps, d’autres situations méritent également d’être surveillées. Je pense notamment à celle, préoccupante, du Sénégal ; mais également à d’autres pays qui connaissent cette année des processus électoraux. En outre, il faut naturellement continuer de travailler avec les États qui veulent poursuivre la coopération en matière politique et sécuritaire. Encore une fois, il existe une demande évidente de capacitation de la part des États africains, c’est-à-dire un soutien leur permettant de mieux répondre à leurs défis de sécurité. Les problèmes de gouvernance sont évidents et ne doivent pas être éludés, même si l’évocation de ces sujets est souvent assimilée à une forme d’ingérence, nécessairement mal perçue.

Je le redis : nous devons mener un travail pour traiter les facteurs de conflit que j’ai précédemment évoqués, comme la criminalité transnationale organisée et l’exploitation illégale des ressources naturelles. Je ne soulignerai jamais assez l’importance de ces facteurs et la nécessité d’intensifier les réponses à y apporter, au-delà de ce qui est réalisé aujourd’hui. Nous disposons certes d’une organisation à Genève qui s’occupe de la drogue et du crime organisé, nous menons d’autres actions à travers certaines de nos missions, d’autres agences des Nations unies. Cependant, la dimension du problème et son rôle en matière de déstabilisation sont absolument majeurs. Comment mieux y répondre aux niveaux local, régional et global ? Malheureusement, nous n’avons pas assez de moyens, ni une organisation suffisante.

Enfin, au-delà de la nécessité pour nous de conduire peut-être des études de perception un peu plus détaillées, il convient sans doute de ne pas susciter d’attentes trop fortes concernant nos missions. Il me semble d’ailleurs que l’opération Barkhane a été confrontée aux mêmes problèmes.

M. le président Thomas Gassilloud. D’une certaine manière, la satisfaction du client concerne toujours la différence entre la qualité attendue et la qualité réalisée. Soyons modestes quant à ce que nous sommes capables de réaliser pour aider les uns et les autres.

Mme Gisèle Lelouis (RN). Ma question concerne votre récente visite en République démocratique du Congo. Avez-vous pu aborder avec le président réélu Tshisekedi les questions humanitaires, mais aussi celles en lien avec la guérilla qui sévit dans l’est du pays, ainsi que le rôle de la Monusco ?

Mme Alexandra Martin (LR). L’Arménie est aujourd’hui engagée dans un processus de paix bien fragile avec l’Azerbaïdjan. Vous parliez tout à l’heure d’un critère d’unité de la communauté internationale. Malheureusement, elle a plutôt fait preuve d’un silence assourdissant depuis le renouvellement des attaques azéries en septembre 2022. L’Azerbaïdjan est engagée dans ce processus de paix, mais elle réclame encore de façon officielle des morceaux de territoire en Arménie, notamment dans la région du Zanguezour. De quelle manière les Nations unies peuvent-elles jouer leur rôle pour que ce processus de paix soit enfin durable ?

M. Jean-Pierre Lacroix. Il convient d’abord de signaler que l’ampleur des défis humanitaires en République démocratique du Congo est vraiment très significative et en augmentation.

Notre rôle dans la protection des civils est important, mais malheureusement, dans la région de Goma, notamment là où le M23 intensifie ses offensives, nos ressources sont insuffisantes, sans parler des conditions de sécurité. D’une manière générale, ce problème concerne d’ailleurs toutes les activités humanitaires des Nations Unies, puisqu’avec la multiplication des crises, on observe un décalage croissant entre les besoins et les ressources disponibles.

Comme je l’ai indiqué précédemment, notre premier défi consiste à faire en sorte que, là où nous jouons un rôle quasi exclusif, en tout cas prépondérant, de protection des populations, nous puissions organiser la transition pour minimiser le plus possible l’impact sur les civils. Cela ne sera pas aisé. D’une part, il faut souligner le rôle des opérations conjointes que nous allons mener à titre régulier avec les autorités congolaises. D’autre part, il est nécessaire que tous les pays qui entretiennent une bonne relation avec la République démocratique du Congo, notamment la France, s’attachent à renforcer les capacités là où existent des défis de protection des civils.

La République démocratique du Congo travaille actuellement de différentes manières au renforcement de ses forces, y compris avec des sociétés privées. Cependant, le cadre d’ensemble de réorganisation des forces armées congolaises n’est pas encore abouti. Ce problème est d’ailleurs assez récurrent, nous l’avions rencontré au Mali.

Dans la réponse à la crise actuelle, la responsabilité de toutes les parties prenantes et de ceux qui les soutiennent – les pays de la région – est évidente : elles doivent respecter le droit humanitaire international et les droits de l’Homme. Cela peut paraître « aspirationnel », mais, encore une fois, les Nations unies doivent transmettre ce message, au même titre que la France. En effet, le fait, par exemple, que l’armée congolaise mène des opérations avec certains groupes armés entraîne des conséquences significatives en matière de respect de ses obligations, qui peuvent exacerber les tensions au lieu d’aider à les résorber.

La crise entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan a été quelque peu occultée par la multiplication des autres crises. Ici aussi, la communauté internationale et le Conseil de sécurité ne parlent pas d’une voix unie, ce qui limite d’ailleurs le recours éventuel à des options telles que des opérations de maintien de la paix. Les Nations unies ont mené de nombreux efforts pour travailler au désenclavement de l’aide humanitaire, parallèlement aux messages que nous pouvons porter en appui des efforts politiques en cours, y compris ceux de la France.

M. le président Thomas Gassilloud. Je vous remercie.

 


([1]) Commission des affaires étrangères, commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire, commission du développement durable et de l'aménagement du territoire, commission des affaires européennes. 

([2]) Visites auprès de la Cédéao, de l’Union africaine, du Nigéria, de l’Ethiopie, de Djibouti. 

([3]) Audition de l’Ambassadeur de France au Niger, M. Sylvain Itté – 29 novembre 2023.

([4]) Audition de M. Achille Mbembe, Professeur d’histoire et de sciences politiques Université Witwatersrand de Johannesburg – 15 novembre 2023.

([5]) Titre émis dans une devise différente de celle du marché dans lequel il est émis.