N° 2651
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
SEIZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 22 mai 2024.
RAPPORT D’INFORMATION
DÉPOSÉ
en application de l’article 145 du Règlement
PAR LA COMMISSION DE LA DÉFENSE NATIONALE ET DES FORCES ARMÉES
en conclusion des travaux d’une mission d’information, constituée le 15 novembre 2023,
sur les enjeux, le rôle et la stratégie d’influence de la France dans l’Otan
ET PRÉSENTÉ PAR
Mme. Anne GENETET et M. Bastien LACHAUD,
Députés
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SOMMAIRE
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Pages
I. La rÉaffirmation de l’Otan dans la dÉfense territoriale de l’Europe
1. Une Alliance immédiatement mobilisée pour la défense de l’Europe
2. Un élargissement à de nouveaux membres
B. Une rÉorientation stratÉgique
1. Le nouveau concept stratégique adopté en juin 2022
A. La position singuliÈre de la France
1. Des capacités inédites parmi les Alliés qui fondent un rapport différent à l’OTAN
a. Des capacités militaires et opérationnelles inédites
b. Un rapport non-existentiel à l’OTAN du fait d’une dissuasion autonome
2. Une histoire complexe aux revirements nombreux
a. De membre fondateur à la sortie du commandement militaire intégré
b. Le choix de retourner dans le commandement militaire intégré en 2009
1. Une présence importante de la France mais plusieurs faiblesses
2. La capacité à défendre nos intérêts politiques, militaires et industriels
C. La perception de cette singularité par nos alliés
2. La perception positive de l’engagement de la France dans la défense du flanc Est
A. Être un allié exemplaire : le défi de l’intEropérabilité
1. Le choix d’agir en coalition implique une interopérabilité qui se construit au sein de l’OTAN
a. L’augmentation de la contribution française à l’OTAN
b. Une interopérabilité potentiellement défavorable à notre BITD
c. La pression sur les ressources humaines du ministère des Armées
B. Être un moteur de la coopération Otan-UE : le défi d’une coopération actuellement bloquée
1. Une coopération inscrite dans la RNS
2. Une coopération UE-OTAN actuellement bloquée
C. La gestion des dissensions au sein de l’Otan : le défi de l’unité
1. L’unité face à la menace russe n’empêche pas des divergences, notamment vis-à-vis de la Chine
2. L’importation d’intérêts de sécurité nationaux dans l’OTAN : la question kurde et les migrations
D. Le défi d’une stratégie claire de la France vis-à-vis de l’Otan
IV. Les objectifs que notre pays doit poursuivre au sein de l’Otan et les moyens de les atteindre
1. La France a une stratégie illisible vis-à-vis de l’OTAN, ce qui rend son action contradictoire
2. L’alignement atlantiste enterre l’autonomie stratégique française
4. Agir pour la paix hors de l’OTAN
4. Aucun de ces objectifs ne peut aboutir sans un renforcement majeur de la culture de l’OTAN
Liste des propositions des rapporteurs
1. Propositions de Mme Anne Genetet
2. Propositions de M. Bastien Lachaud
Annexe 1 : Liste des personnes auditionnées par les rapporteurs
1. Déplacement à Bruxelles (23 au 25 janvier 2024)
2. Déplacement à Norfolk et à Washington (4 au 7 février 2024)
Au sommet de Washington, en juillet prochain, l’OTAN fêtera ses 75 ans. C’est en effet le 4 avril 1949 que l’Alliance fut créée avec pour objectifs, selon son premier secrétaire général, le Britannique Lord Ismay, de « maintenir les Américains en Europe, les Russes en dehors, et les Allemands à terre ». Alliance avant-tout défensive, l’OTAN s’est toutefois profondément transformée après la chute du mur de Berlin en 1989, se réorientant vers la gestion de crise et la lutte contre le terrorisme avec l’activation, par les États-Unis, de l’article 5 à la suite des attaques du 11 septembre 2001.
Le déclenchement de la guerre en Ukraine a marqué le retour aux origines de l’Alliance, avec un nouveau concept stratégique désignant la Russie comme « la menace la plus importante et la plus directe pour la sécurité des Alliés et pour la paix et la stabilité dans la zone euro-atlantique », et confirmé son rôle dans la défense collective de l’Europe. Avec la relance de l’élargissement – à la Suède et à la Finlande – et la poursuite d’un processus de transformation de grande ampleur – l’agenda OTAN 2030, c’est une Alliance très différente de celle dont la France a réintégré le commandement militaire en 2009 qui se construit actuellement.
Après avoir rappelé ce contexte, le rapport s’intéresse à la place de la France au sein de l’OTAN, place qu’on peut qualifier de singulière. La France est singulière en raison de ses capacités militaires inédites (détention de l’arme nucléaire, armée d’emploi, BITD de niveau mondial, doctrine et planification militaire autonome) mais également parce que, membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies et, par son histoire comme par sa géographie, avec ses Outre-mer présents dans l’ensemble des océans, elle dispose d’une vision à 360 ° des enjeux du monde. La France dispose donc de capacités et d’une vision inédites parmi les Alliés européens qui expliquent qu’elle soit dans un rapport différent de ceux-ci vis-à-vis de l’OTAN.
En effet, pour tous les alliés européens, l’OTAN constitue la clé de voûte ou, du moins, un aspect essentiel de leur politique de défense, en particulier pour les pays de l’Est et les pays baltes qui sont dans une relation de dépendance totale vis-à-vis de l’OTAN qui constitue pour eux la seule garantie de sécurité crédible face à la menace existentielle que constitue, à leurs yeux, la Russie. Or, la garantie ultime de sécurité de notre pays n’est pas l’OTAN mais nos moyens nationaux et nos propres forces armées.
La singularité de la France est aussi celle de son histoire avec l’OTAN. Membre fondateur de l’Alliance, la France s’est retirée de son commandement militaire intégré pour des raisons politiques en 1966, tout en continuant à assumer ses responsabilités vis-à-vis de ses alliés mais aussi à participer aux opérations de l’OTAN. En 2009, le président Sarkozy a pris la décision de le réintégrer, à la fois pour des raisons technico-opérationnelles mais également afin de se rapprocher des États-Unis après l’opposition à la guerre en Irak.
Le retour dans le commandement militaire intégré a eu de nombreuses conséquences que le rapport s’attache à analyser.
La plus évidente est un renforcement de la présence des militaires français dans ses structures, dont le nombre a atteint 763 militaires en 2023 contre environ une centaine jusqu’en 2008. Parmi ceux-ci, des postes prestigieux ont été obtenus par notre pays, dont celui de commandant suprême de la transformation et de vice-chef d’état-major du commandement Opérations. En revanche, les Français restent relativement peu présents au Secrétariat international, bien que notre pays détienne un poste de secrétaire général adjoint (à la diplomatie publique).
Cette présence renforcée de Français à des postes clés, à la fois dans les organes civils et les organes militaires, contribue à notre influence sur les décisions de l’OTAN, en particulier en matière d’élaboration des normes techniques assurant l’interopérabilité mais également des besoins de l’OTAN. Toutefois, l’influence de la France provient notamment d’abord et avant tout de facteurs extérieurs à l’Alliance et, en particulier, de la singularité de sa position. Contrairement à d’autres pays qui dépendent de l’OTAN, la France peut dire non et s’opposer ouvertement au consensus, aux États-Unis ou à la « NATO-structure ».
Cette position singulière, si elle constitue un atout pour notre pays, n’en suscite pas moins la méfiance de nos alliés, méfiance que la réticence de notre pays à s’engager véritablement dans les opérations de l’OTAN – en particulier dans les « présences avancées renforcées » en 2017 – a pu renforcer. Le fait que notre pays soit devenu nation-cadre en Roumanie après l’agression russe en Ukraine a toutefois changé cette perception, même si ceux-ci n’en attendaient pas moins de la France en tant que grande puissance militaire.
Le rapport traite enfin des quatre défis auxquels la France est confrontée au sein de l’OTAN.
Le premier défi est celui de l’interopérabilité. La France a en effet fait le choix d’une action de nos armées en coalition, choix cohérent avec nos décisions politiques et les missions qui sont assignées à nos armées, qui dépassent largement la défense du territoire national. Or, ce choix implique que les armées françaises soient interopérables avec celles de ses alliés, c’est-à-dire, qu’elles aient la capacité à agir conjointement et efficacement sur le terrain. L’OTAN est ainsi le « creuset de l’interopérabilité », à la fois technique, opérationnelle et doctrinale.
Toutefois, cette interopérabilité, pour nécessaire qu’elle soit au sein de l’OTAN, implique un certain nombre de risques pour notre pays, comme l’appartenance à l’OTAN elle-même d’une manière générale.
– un risque budgétaire, la transformation en cours de l’OTAN et sa montée en puissance, justifiées par l’agressivité russe, entraînant une forte augmentation de ses budgets et, par conséquent, de la contribution française
– un risque pour notre BITD, si les normes techniques ou les besoins opérationnels définis par l’OTAN ont pour conséquence d’exclure les matériels français et d’inciter à l’acquisition de matériels identiques, souvent américains
– un risque en termes de ressources humaines, compte tenu de la pression supplémentaire que met l’OTAN sur nos armées, visible au fait que nous remplissons bien moins que nos alliés notre quota d’officiers mais également au sous-effectif de notre Représentation permanente.
Le deuxième défi est celui de la coopération OTAN-UE. Bien qu’inscrite dans les traités européens et objectif affiché des deux organisations, celle-ci est, aujourd’hui, largement bloquée : peu de réalisations concrètes et des échanges politiques très limités, sinon inexistants. De surcroît, l’échange d’informations classifiées est toujours impossible en raison du différend entre la Turquie et Chypre. La France veut être le « moteur » de cette coopération, selon l’objectif défini par la Revue nationale stratégique : « œuvrer au renforcement du pilier européen de l’Alliance ». Mais elle ne précise pas comment y parvenir, et ses tentatives répétées peuvent être contreproductives auprès de nos alliés européens.
Le troisième défi de la France dans l’OTAN est la gestion des dissensions interne. C’est le défi de l’unité. Si la guerre en Ukraine a uni tous les membres de l’Alliance contre la Russie, comme le montre la formulation du nouveau concept stratégique, celle-ci n’empêche cependant pas de profondes divergences sur d’autres sujets qui constituent des points de crispations majeures pour les membres concernés. Parmi ces sujets : la Chine, qui constitue la priorité du primus inter pares américain mais également le « terrorisme » kurde, pour la Turquie, ou les migrations illégales, pour la Grèce, deux sujets dont ces dernières aimeraient que l’OTAN se saisissent. Le défi de la France sera donc de préserver l’unité de l’Alliance et nos relations bilatérales tout en s’opposant aux tentatives d’importation d’intérêts de sécurité nationale dans l’OTAN.
Enfin, la France fait face à un quatrième défi qui est celui de la définition de sa stratégie au sein de l’OTAN, stratégie dont la RNS ne peut tenir lieu en raison de la faiblesse et de l’imprécision des concepts qu’elle contient, notamment celui d’être « allié exemplaire », objectif dont le contenu n’est jamais précisé et dont on ne sait dans quelle mesure il est conciliable avec la nécessaire défense des intérêts nationaux. De même, le « pilier européen », que la France se donne pour objectif de « renforcer », n’est jamais défini, les moyens de l’atteindre non plus. Enfin, s’agissant plus largement de la coopération UE-OTAN, il est frappant de constater que « si la France soutient une modernisation, un élargissement et un approfondissement du partenariat UE-OTAN », il n’est pas précisé pourquoi, ni comment, ni surtout, les actions qu’envisage notre pays pour lever l’obstacle turc, à supposer que ce soit possible. On peut donc s’interroger sur la compatibilité d’un agenda Europe de la défense et du développement d’un pilier européen de l’OTAN.
En définitive, parce que la France n’a pas de stratégie claire vis-à-vis de l’OTAN, les relations avec cette dernière prennent surtout la forme de « lignes rouges », souvent en opposition avec les positions de nos alliés, sans que ces derniers ne sachent véritablement quelle vision notre pays a de l’Alliance. Cette approche négative, parce qu’elle contraste totalement avec l’enthousiasme mis dans la promotion de l’Europe de la défense renforce les doutes qu’ont nos alliés sur la sincérité de l’engagement de la France dans l’Alliance, sans d’ailleurs faire progresser d’un iota la construction de l’autonomie stratégique européenne. Par conséquent, s’il est évoqué en dernier, le premier défi de la France au sein de l’OTAN devrait être l’élaboration d’une stratégie claire et cohérente vis-à-vis de l’OTAN.
Au sommet de Washington, en juillet prochain, l’OTAN fêtera ses 75 ans. C’est en effet le 4 avril 1949 que l’Alliance fut créée avec pour objectifs, selon son premier secrétaire général, le Britannique Lord Ismay, de « maintenir les Américains en Europe, les Russes en dehors, et les Allemands à terre ».
La dissuasion mutuelle qu’ont exercée l’OTAN et le Pacte de Varsovie pendant un demi-siècle a été efficace puisqu’il n’y a pas eu de conflit armé direct entre les deux blocs pendant toute la Guerre froide.
Avec le démantèlement du Pacte de Varsovie en 1989 et la disparition de l’URSS en 1991, l’OTAN a perdu sa raison d’être. Faute d’ennemi menaçant le territoire européen qu’il lui appartenait de défendre, l’Alliance s’est réinventée dans la gestion de crise et la lutte contre le terrorisme, avec l’activation, par les États-Unis, de l’article 5 à la suite des attaques du 11 septembre 2001. L’Alliance a pris une dimension expéditionnaire qui l’a conduite hors de sa zone d’intervention, en Irak, en Libye et en Afghanistan.
Les années 2010 ont été, pour l’Alliance des années difficiles : à l’enlisement en Afghanistan et aux conséquences désastreuses de l’intervention en Libye se sont ajoutées l’effondrement des budgets de défense de ses membres, à la seule exception des États-Unis, soucieux de toucher les dividendes de la paix dans un environnement stratégique considéré comme sûr. L’Alliance était également minée par les conflits internes et, en particulier, entre la Grèce et la Turquie, aux multiples conséquences, notamment sur la coopération avec l’Union européenne.
Un premier avertissement a été donné à l’Alliance en 2008, lorsque la Russie a agressé la Géorgie, avertissement qui avait donné lieu à une réaction limitée de l’Alliance en raison de la complexité de la situation et des avis divergents de ses membres. L’agression de l’Ukraine en 2014 a suscité une réaction plus forte puisqu’elle a entraîné la mise en place, sur le flanc Est de l’Alliance, d’une « présence avancée renforcée », c’est-à-dire le déploiement dans les pays baltes et en Pologne de groupements tactiques interarmes. Le déclenchement de la guerre d’agression de l’Ukraine par la Russie a fait revenir la guerre de haute intensité sur le continent européen. Cela a également sonné le glas de toute tentative d’une intégration de la Russie dans l’architecture de sécurité européenne, tout en réaffirmant le rôle fondamental de l’OTAN dans la défense du territoire européen.
Ce 75ème anniversaire de l’OTAN coïncide donc avec un retour aux fondamentaux de la Guerre froide mais également avec les 15 ans du retour de la France dans le commandement militaire intégré de l’Alliance, qu’elle avait quitté en 1966, ainsi qu’avec l’entrée en vigueur d’une nouvelle loi de programmation militaire qui donne à l’OTAN – où la France entend être un « allié exemplaire », une place majeure dans notre politique de défense.
Au-delà de la guerre en Ukraine, les enjeux sont en effet majeurs pour l’OTAN qui, tout en considérant que « la Fédération de Russie constitue la menace la plus importante et la plus directe pour la sécurité des Alliés et pour la paix et la stabilité dans la zone euro-atlantique » et qu’elle fait face à des « menaces d’envergure planétaire, liées les unes aux autres », s’est lancée dans un processus de transformation. En 2030, l’Alliance se donne pour ambition d’être très différente de celle que nous connaissons aujourd’hui, avec des budgets rehaussés, des plans militaires actualisés et un modèle de force renouvelé, ceci dans le but d’être en capacité d’accomplir ses missions. Mais elle est parallèlement confrontée à des défis internes non moins menaçants : conflits ouverts entre certains de ses membres, coopération avec l’Union européenne bloquée et, surtout, incertitude sur la pérennité de l’engagement des États-Unis en Europe compte tenu du pivotement de leurs intérêts stratégiques en Asie mais également de leurs soubresauts politiques internes.
Ces enjeux pour l’OTAN sont également des enjeux pour notre pays, membre fondateur de l’Alliance et première puissance militaire européenne, en raison de leurs conséquences politiques, militaires et financières, pour notre pays, nos partenaires européens et l’Union européenne.
C’est donc à juste titre que la commission de la Défense et des forces armées de l’Assemblée nationale a créé cette mission d’information afin d’éclairer les enjeux, le rôle et la stratégie de la France au sein de l’OTAN.
Vos rapporteurs s’efforceront donc de dresser le bilan de la réintégration de la France dans le commandement militaire intégré de l’OTAN en 2009. Ils étudieront également la perception des positions françaises auprès de nos partenaires. Ils analyseront la stratégie d’influence française au sein de l’OTAN ainsi qu’à l’articulation UE-OTAN, en s’intéressant aux leviers politiques et militaires dont notre pays dispose. Le présent rapport présente également une analyse partagée et approfondie des enjeux de l’OTAN, ainsi que les défis auxquels notre pays est confronté en son sein. Puis, chaque rapporteur, dans une partie qui lui est propre, détaillera sa vision de la relation de la France à l’OTAN.
I. La rÉaffirmation de l’Otan dans la dÉfense territoriale de l’Europe
A. La guerre en ukraine a mis en Évidence le rÔle central de l’otan dans la dÉfense territoriale de l’europe
1. Une Alliance immédiatement mobilisée pour la défense de l’Europe
Le déclenchement de la guerre en Ukraine le 24 février 2022 est la transformation en conflit de haute intensité d’un conflit qui, en réalité, a commencé dès 2014 par la déstabilisation du Donbass et l’annexion de la Crimée.
Pendant les quelque huit années de conflit à basse intensité qui ont suivi, l’agressivité russe a fait face à un renforcement des capacités militaires de l’OTAN qui cherchait à rassurer ses membres immédiatement au contact de la Russie, soit les pays Baltes, puis la Pologne. Cette « réassurance » a pris la forme, d’exercices militaires, d’une « police du ciel » et de déploiements navals en mer Baltique mais aussi et surtout, à partir de 2017, d’une « présence avancée renforcée » consistant à déployer de manière rotationnelle quatre Groupements tactiques interarmes (GTIA), c’est-à-dire un bataillon multinational, dans chacun des pays baltes et la Pologne. De même, en Bulgarie et en Roumanie, dans le cadre de la « présence avancée adaptée », ont été déployées des capacités terrestres, maritimes et aériennes garantissant une présence régulière de l’Alliance.
Lorsque la guerre a éclaté, un peu moins de 5 000 soldats étaient ainsi déployés sur le flanc Est, nombre que l’ensemble des alliés ont convenu de considérablement renforcer dans les jours qui ont suivi l’agression russe. La Russie n'a pas seulement porté la guerre aux frontières de l'Europe, une guerre de haute intensité qui s’est traduite par un cortège de morts et de destructions, conséquence de l'utilisation toujours plus massive de nombreux armements de toute nature. Cette agression s’inscrit dans une conviction côté russe que l’Alliance porterait la responsabilité de la situation en raison de son élargissement, perçu comme une trahison des promesses faites et comme un projet d’encerclement de la Russie. À cette conviction s’ajoute la menace nucléaire, régulièrement brandie par le président Poutine et le vice-président Medvedev dans des termes explicites.
C’est en effet qu’à nouveau et de manière unanime, alors même que les conditions de déclenchement de l’article 5 n’étaient pas réunies, faute d’une agression armée contre l’un de ses membres, l’ensemble de ses membres européens se sont tournés vers l’OTAN. L’OTAN a satisfait cette demande en renforçant considérablement le dispositif de défense et de dissuasion mis en place depuis 2017, lequel couvre aujourd’hui l’ensemble du flanc Est, avec huit GTIA désormais déployés selon la configuration présentée dans la carte ci-après :
Ce déploiement de forces a été le plus important en soldats et en matériels depuis les années quatre-vingt-dix. Avec la démonstration ainsi faite de la réactivité militaire de l’Alliance, la guerre en Ukraine a conforté l’OTAN dans son rôle premier en matière de défense collective de ses membres européens, dans une posture qui n’est pas sans rappeler celle de la Guerre froide
2. Un élargissement à de nouveaux membres
La crainte d’une agression russe et la crédibilité de la réponse de l’OTAN en tant que principal fournisseur de sécurité en Europe se sont également traduites par une attractivité nouvelle de l’Alliance vis-à-vis des pays jusqu’alors neutres.
En effet, depuis la chute de l’URSS, c’était exclusivement vers l’Est que l’OTAN s’était élargie. Après les deux grandes vagues de 1999 et 2004, qui ont vu l’adhésion à l’Alliance de l’ensemble des pays anciennement du bloc de l’Est avant qu’ils n’adhèrent à l’Union européenne, l’OTAN a successivement accueilli l’Albanie et la Croatie (2009), le Monténégro (2017) et la Macédoine du Nord (2020). À la veille de la guerre en Ukraine, l’OTAN comptait trente membres et parmi les États membres de l’UE, seuls six n’étaient pas membres de l’OTAN, soit qu’ils étaient attachés à leur neutralité (Autriche, Malte, Irlande, Suède et Finlande), soit qu’ils n’étaient pas reconnus par un membre de l’OTAN (cas de Chypre, en conflit avec la Turquie).
Aussitôt après le déclenchement de la guerre en Ukraine, ce sont deux de ces pays traditionnellement neutres – la Suède et la Finlande – qui ont officiellement demandé de rejoindre l’Alliance.
Ces deux pays n’étaient toutefois pas sans liens avec l’OTAN. Bien que neutre, la Finlande s’est rapprochée de l’OTAN dès 1994 dans le cadre des Partenariats pour la paix (PPP) mais restait néanmoins attachée à maintenir le dialogue et de bonnes relations avec la Russie, la disparition de l’URSS n’ayant rien changé au fait que ce pays ait 1345 kilomètres de frontières partagées avec la Russie. Quant à la Suède, bien que participant également aux PPP ainsi qu’à de nombreuses missions de l’OTAN en Afghanistan, en Irak et au Kosovo, elle restait fidèle au choix d’une neutralité remontant au Maréchal Bernadotte, devenu roi de Suède et qui, instruit des ravages des guerres napoléoniennes, avait donné comme objectif à sa diplomatie d’éviter les engagements susceptibles d’entraîner le pays dans un conflit de grande envergure.
Tout a changé avec le déclenchement de la guerre en Ukraine. La démonstration du mépris, par la Russie, de la souveraineté de son voisin et des règles les mieux établies du droit international, la haute intensité du conflit et l’ampleur des destructions et des souffrances humaines ont constitué un électrochoc dans la classe politique, les médias et l’opinion publique suédois et finlandais qui sont désormais devenues favorables, comme leur gouvernement, à l’adhésion à l’OTAN.
Malgré l’urgence de la situation, l’adhésion de ces deux pays n’a toutefois pas été aussi facile qu’attendu. Pays européens, démocratiques, liés depuis longtemps à l’OTAN via les PPP, la Suède et la Finlande apportent également à l’OTAN des capacités militaires non négligeables, tout en renforçant la posture de dissuasion du flanc Est par la profondeur stratégique qu’elles donnaient à la défense des pays baltes en cas d’attaque de la Russie.
Cette demande d’adhésion s’est toutefois heurtée à l’opposition de deux membres de l’Alliance : la Turquie et la Hongrie, bloquant de ce fait un processus qui exige l’unanimité. Si les raisons invoquées à l’appui de cette opposition étaient différentes – le soutien aux partis kurdes PKK et YPD pour la Turquie, le manque d’enthousiasme d’un Parlement hongrois échaudé par les critiques de ces deux pays vis-à-vis de la Hongrie – il n’en a pas moins résulté un blocage de l’OTAN pour des raisons extérieures à celle-ci. Ces oppositions furent toutefois levées et tant la Finlande que la Suède ont pu finalement rejoindre l’OTAN.
Outre l’illustration de certaines tensions au sein de l’Alliance, l’adhésion de la Suède et de la Finlande a mis en évidence le caractère jugé sérieux de la menace russe, à ce point que deux pays historiquement neutres, depuis des décennies, sinon des siècles, aient immédiatement cherché à rejoindre le giron de l’Alliance pour assurer leur sécurité après le déclenchement de la guerre en Ukraine. Illustration de l’attractivité de l’OTAN, cette double adhésion d’États membres de l’Union européenne révèle également, en creux, que la garantie de sécurité apportée par cette dernière, via l’article 42§7 du TUE, n’est pas jugée suffisante, jugement identique à celui des pays de l’Est qui ont tous, préalablement à leur adhésion à l’UE, rejoint l’OTAN.
B. Une rÉorientation stratÉgique
1. Le nouveau concept stratégique adopté en juin 2022
Le concept stratégique est, selon l’Alliance elle-même, le « document qui établit la stratégie de l’Alliance. Il explique ce qu'est l'OTAN et quelle est sa vocation, énonce ses tâches de sécurité fondamentales et décrit les défis et les possibilités qui se présentent à elle dans un environnement de sécurité en évolution. Il définit l'approche de l'Alliance en matière de sécurité et donne des orientations pour son adaptation politique et militaire ».
Ce document a pris une nouvelle dimension lorsque la « vocation » historique de l’OTAN – « maintenir les Russes hors d’Europe » – a subitement disparu avec l’effondrement de l’URSS. Le concept stratégique est alors devenu un instrument de légitimation de l’Alliance, notamment vis-à-vis des opinions publiques, raison pour laquelle, après avoir été classifié pendant des décennies, il est devenu public dès les années quatre-vingt-dix.
Le concept stratégique en vigueur lors du déclenchement de la guerre en Ukraine remontait à 2010 et apparaissait comme daté. Comme les deux versions précédentes, adoptées en 1991 et en 1999, il rappelle les trois tâches fondamentales de l’Alliance : la défense collective, la gestion de crise et la sécurité coopérative et met en avant des menaces telles que la prolifération des missiles balistiques et des armes nucléaires, le terrorisme, les cyberattaques et les grands problèmes environnementaux. À cette époque et plus encore après le 11 septembre 2001, l’Alliance avait largement délaissé sa tâche historique de défense territoriale de l’Europe, parce que mobilisée dans la « guerre contre le terrorisme » et, plus largement, dans des opérations hors du continent européen. De plus, la Russie n’était pas considérée comme une menace par l’Alliance mais, au contraire, comme un partenaire stratégique : « la coopération OTAN-Russie revêt une importance stratégique car elle contribue à la création d’un espace commun de paix, de stabilité et de sécurité », raison pour laquelle « nous souhaitons un véritable partenariat stratégique entre l’OTAN et la Russie ».
Le nouveau concept stratégique rompt avec cette conception du rôle de l’OTAN qui prévalait depuis la fin de la guerre froide et plus encore depuis le 11 septembre 2001, en revenant ainsi aux origines de l’Alliance. Alors que son prédécesseur affirmait que « la zone euro-atlantique est en paix », il s’ouvre sur une phrase affirmant l’exact contraire (§6). La mission de défense collective est confirmée comme étant prioritaire, mais avec une acuité nouvelle puisque la Russie est désormais désignée comme « la menace la plus importante et la plus directe pour la sécurité des alliés et pour la paix et la stabilité dans la zone euro-atlantique ».
Quant à la Chine, elle est pour la première fois citée dans un concept stratégique de l’OTAN, qui estime que « ses ambitions […] et ses politiques coercitives sont contraires à nos intérêts, à notre sécurité et à nos valeurs ». Pointant le partenariat stratégique qu’elle établit actuellement avec la Russie, le concept stratégique estime qu’elle constitue un « défi systémique pour la sécurité euro-atlantique », bien que l’OTAN demeure disposée « à interagir avec la Chine de façon constructive ».
La vision à 360 ° de l’OTAN est néanmoins conservée et les autres menaces ne sont pas ignorées tels que « le changement climatique, les technologies émergentes et technologies de rupture, et l’érosion de l’architecture de maîtrise des armements, de désarmement et de non-prolifération ». Quant au terrorisme, il « reste une menace persistante, et il est la menace asymétrique la plus directe pour la sécurité de nos concitoyens ».
Élément central du Concept stratégique 2022, le retour de l’OTAN dans sa fonction première qu’est la défense collective de ses membres face à la Russie a de nombreuses implications quant à sa posture de dissuasion et de défense. Fondée sur une combinaison cohérente de capacités nucléaires, conventionnelles et de défense antimissile, elle doit être renforcée pour tenir compte du niveau de la menace et de la réponse qui doit lui être apportée. Par conséquent, le Concept stratégique, qui est un document politique, aura une série de déclinaisons très concrètes pour l’Alliance, notamment un nouveau modèle de forces (adopté également à Madrid), la révision des plans de défense, l’évolution des structures des forces et de commandement et la définition de nouvelles cibles capacitaires attribuées aux États dans le cadre du Processus de planification de défense de l’OTAN (NDPP).
Ce nouveau concept stratégique et le retour au premier plan de la défense territoriale s’insèrent dans l’ensemble plus vaste de la transformation en cours de l’OTAN. Cette volonté de transformation s’inscrit dans le contexte des propos du président de la République qui, en octobre 2019, avait dénoncé « l’état de mort cérébrale » de l’OTAN, propos largement controversés et commentés mais compris par les Alliés comme appelant à un « électrochoc » dans une alliance minée par l’absence » de véritable stratégie et par les dissensions internes, chacun étant obsédé par ses propres menaces. Ceux-ci ont donc demandé en décembre 2019 au Secrétaire général, Jens Stoltenberg, de mener un processus de réflexion sur le rôle de l’OTAN et les pistes susceptibles de renforcer ses moyens afin de lui permettre d’accomplir au mieux ses missions.
En juin 2020, le Secrétaire général a présenté ses priorités pour l’OTAN à l’horizon 2030 : faire en sorte que l’Organisation reste forte militairement, qu’elle se renforce davantage encore sur le plan politique et que son action s’inscrive dans une approche plus ouverte sur le monde. Ces priorités ont été validées au sommet de Bruxelles en juin 2021 sous le nom « d’agenda 2030 ». Outre l’objectif d’un nouveau concept stratégique et celui d’un renforcement de posture de dissuasion et de défense, l’agenda 2030 fixe 7 objectifs à l’Alliance.
Le premier objectif est de développer et d’élargir les consultations politiques au sein de l’OTAN. Les Alliés se sont engagés à se consulter plus souvent et dans des configurations variées (conseillers pour la sécurité nationale, directeur des Affaires politiques…) sur les questions qui touchent leur sécurité, notamment la maîtrise des armements, les incidences du changement climatique sur la sécurité et les technologies émergentes et technologies de rupture, ainsi que de rétablir les consultations sur des questions économiques qui ont un rapport avec la sécurité, comme le contrôle des exportations et les transferts de technologies.
L’agenda OTAN 2030 fixe également aux Alliés l’objectif d’adopter une approche plus globale et mieux coordonnée en matière de résilience. Celle-ci est en effet considéré par l’OTAN comme la « première ligne de défense » face à des adversaires qui s’emploient, par des instruments qui ne sont pas forcément militaires, à affaiblir les sociétés et à porter atteinte à la sécurité de ses membres, mais également la condition d’une défense collective efficace, qui exige des infrastructures et des services civils résilients.
L’OTAN joue déjà un rôle dans le renforcement de la résilience de ses membres. Elle a notamment défini un niveau de résilience minimum à atteindre par les Alliés, et ces derniers sont convenus de sept exigences de base pour la résilience nationale, à l’aune desquelles ils peuvent mesurer leur niveau de préparation. Ce rôle sera renforcé notamment par la désignation d’un haut responsable chargé d’assurer la coordination des efforts nationaux et de mieux faire le lien entre résilience d’une part et posture et plans plus généraux de l’Alliance d’autre part.
Troisième objectif de l’agenda 2030 : préserver l’avance technologique de l’OTAN. Depuis quelques années, l’OTAN accorde une attention accrue aux technologies émergentes et aux technologies de rupture. Elle a notamment adopté une stratégie visant à maintenir son avance dans sept technologies de rupture d’importance clé (intelligence artificielle, données et informatique, systèmes autonomes, technologies quantiques, biotechnologies, technologies hypersoniques et espace). À cette fin, ont été mis en place un accélérateur civilo-militaire d’innovation de défense pour l’Atlantique Nord (DIANA) ainsi qu’un fonds multinational pour l’innovation afin de financer des start-up travaillant sur des technologies émergentes et des technologies de rupture à double usage dans des domaines clés pour la sécurité de l’Alliance.
Les autres objectifs, importants mais plus secondaires par rapport à l’objet même de l’Alliance, sont l’intensification de la formation et le renforcement des capacités des partenaires ainsi que la lutte contre le changement climatique.
Cette ambition a un coût qui constitue l’objectif 9 de l’agenda 2030. Il a été très clairement affirmé, au sommet de Bruxelles, que le financement de ces objectifs exigera des ressources supplémentaires des Alliés afin d’augmenter considérablement les trois budgets de l’OTAN (budget civil, budget militaire et budget d’investissement).
II. La France a une position singuliÈre dans l’Otan qui, par elle-mÊme, lui donne une grande influence
Dans les nombreuses auditions qu’ont menées vos rapporteurs dans le cadre de cette mission d’information, à de nombreuses reprises a été évoquée la position singulière de la France dans cette organisation. Notre pays se distingue en effet radicalement des autres alliés pour un certain nombre de raisons qui tiennent à la fois à ses capacités militaires, dont aucun autre allié ne dispose à part les États-Unis, mais également à l’Histoire de sa relation avec l’Alliance. Cette position singulière, également perçue comme telle par nos alliés, donne à une notre pays une importance particulière dans l’Alliance mais également des responsabilités.
A. La position singuliÈre de la France
1. Des capacités inédites parmi les Alliés qui fondent un rapport différent à l’OTAN
a. Des capacités militaires et opérationnelles inédites
L’Alliance atlantique compte aujourd’hui 32 membres qui, tous, ont des capacités militaires différentes. L’écart est même particulièrement large puisqu’elle rassemble à la fois la première puissance militaire mondiale – les États-Unis – et l’une des plus modestes : le Luxembourg. Entre les deux, il est possible de distinguer plusieurs groupes, dont celui qu’on appelle généralement le QUAD : États-Unis, Royaume-Uni, France et Allemagne, considérés comme disposant des capacités militaires les plus importantes. Comme l’a souligné l’amiral Raynal, « les capacités militaires de l’OTAN sont très concentrées : les États-Unis représentent 50 % de celles-ci, les 4 grands (US, Allemagne, France et Royaume-Uni) : 75 % et les 10 plus importants alliés 90 % ».
Toutefois, parmi ces puissances militaires, un cas à part doit être fait de trois pays – les États-Unis, le Royaume-Uni et la France – qui, seuls parmi les Alliés, disposent de l’arme atomique. Mais la France est dans une situation encore différente puisque contrairement au Royaume-Uni, dont la dissuasion est largement dépendante des États-Unis, la dissuasion française est totalement souveraine dans ses matériels comme dans sa mise en œuvre. Au sein de l’Alliance atlantique, sur ce point, seuls les États-Unis peuvent être comparés à la France.
Dotée d’une dissuasion autonome, la France dispose également d’une armée quasi complète dotée d’une capacité opérationnelle reconnue. Avec une Marine alignant 15 frégates de premier rang, un porte-avions nucléaire et des sous-marins nucléaires d’attaque, une armée de l’Air et de l’Espace composée de Rafale, d’hélicoptères, d’avions ravitailleurs et autres avions de transport tels l’A400M et une armée de Terre disposant de centaines de chars, blindés et autres véhicules de combat et de transport de troupes, la France peut s’appuyer sur des capacités inédites parmi les Alliés, à la seule exception des États-Unis.
Ces capacités s’appuient sur une base technologique et industrielle de défense (BITD) unique en Europe, composée d’entreprises de taille mondiale et de PME leaders dans leur domaine, toutes capables de fournir aux armées françaises et à nos alliés les matériels les plus efficaces dans les domaines les plus variés, depuis les missiles balistiques jusqu’aux sous-marins nucléaires, des avions de chasse aux chars lourds.
Disposant d’équipements largement renouvelés et dont la modernisation se poursuivra d’ici à 2030, si la nouvelle LPM est respectée, les armées françaises se distinguent également par une capacité opérationnelle maintes fois démontrée sur le terrain, lors de très nombreuses opérations extérieures, à la fois en Europe, au Moyen-Orient et en Afrique. Les soldats français ont été déployés en territoire hostile, ils ont connu le feu et, pour certains, ont perdu la vie. La France fait ainsi partie des rares Alliés à être capables d’être nation-cadre, c’est-à-dire de commander un groupement tactique interarmées de l’OTAN.
De manière peut-être moins visible, la France se distingue également parmi les Alliés par sa capacité à élaborer une doctrine autonome de défense et à mettre en place, avec la LPM, une planification nationale de défense. En effet, pour nombre d’Alliés européens, l’OTAN constitue la clé de voûte de leur politique de défense, la réflexion stratégique se limitant à une reprise de ses analyses stratégiques et leur planification à la mise en œuvre du NDPP.
Enfin, la France est, avec les États-Unis et le Royaume-Uni, membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies et, par son histoire comme par sa géographie, avec ses Outre-mer présents sur l’ensemble des océans, dispose d’une vision à 360° des enjeux du monde.
b. Un rapport non-existentiel à l’OTAN du fait d’une dissuasion autonome
La France dispose donc de capacités et d’une vision inédites parmi les Alliés, à la seule exception des États-Unis. Cette singularité explique qu’elle soit dans un rapport différent de ceux-ci vis-à-vis de l’OTAN.
Comme indiqué supra, pour tous les alliés européens, l’OTAN constitue la clé de voûte ou, du moins, un aspect essentiel de leur politique de défense. Dans un pays comme l’Allemagne, par exemple, la défense se limite à la défense territoriale et les enjeux de défense aux enjeux européens. C’est encore plus vrai dans les pays de l’Est qui sont quant à eux dans une relation de dépendance totale vis-à-vis de l’OTAN. Sans l’OTAN, compte tenu de leurs capacités militaires propres mais également de leur position géographique, aux frontières immédiates de la Russie, ils seraient désarmés face à celle-ci. Or, depuis qu’ils ont recouvré leur indépendance en 1989, ils n’ont cessé de la considérer comme une menace mortelle, ce qui explique leur empressement à rejoindre l’Alliance. Alors que la menace russe, avec la guerre en Ukraine, se fait aujourd’hui plus forte que jamais, à leurs yeux, seule l’OTAN est en mesure de les protéger d’une agression russe.
Or, comme l’a rappelé M. Olivier Kempf, général (2S) et chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique, « parce qu’elle détient l’arme atomique, la France est le seul pays de l’OTAN à ne pas dépendre des États-Unis pour sa sécurité. Le Royaume-Uni, bien qu’État doté lui aussi, est dépendant de ces derniers pour la mise en œuvre de sa dissuasion ». L’arme nucléaire constitue donc, pour notre pays, la garantie ultime de sécurité que les autres Alliés et, en particulier les pays de l’Est, pour leur part, trouvent dans l’OTAN.
La France n’est donc pas dans une relation de dépendance vis-à-vis de l’OTAN et, au-delà, des États-Unis. Bien au contraire, pour M. Olivier Kempf, « quel que soit le cadre (retrait en 1966 du commandement intégré, accords CEMA-SACEUR de 2004 ou retour dans le commandement intégré en 2009), la France a toujours conservé une altérité stratégique avec l’Alliance atlantique et sa liberté d’appréciation vis-à-vis de celle-ci ». Grâce à la dissuasion nucléaire mais aussi à son armée d’emploi, sa BITD, sa planification de défense et sa réflexion stratégique, elle est capable d’agir sur le plan militaire en toute autonomie, sans avoir besoin de l’OTAN. Le cas échéant, elle peut construire autour d’elle une coalition ad hoc ou recourir ponctuellement, à une aide de ses alliés pour certaines capacités qui lui font défaut. La France a ses propres intérêts de défense qu’elle est capable de défendre seule en dehors de l’OTAN. Ainsi, la France assure, seule, la défense de ses territoires ultramarins, qui ne sont pas concernés par l’OTAN.
Outre les États-Unis, un autre pays est dans la même configuration d’une relation plus distante à l’OTAN : la Turquie. Ce pays a des intérêts de sécurité propres comme la lutte contre le terrorisme (ou ce qu’il juge comme tel), qu’il défend en toute autonomie dans des zones qui ne sont pas celles de l’espace euro-atlantique (Moyen-Orient, Asie centrale…). La Turquie est toutefois largement dépendante des États-Unis, en particulier pour ses matériels militaires. Ainsi, le blocage de l’adhésion de la Suède à l’OTAN n’a finalement été levé qu’après la décision des Américains de lui vendre 40 F-16 pour moderniser son armée de l’air.
Cette relation particulière à l’OTAN, qui ne représente ni une garantie ultime de sécurité pour la France ni l’Alpha et l’Oméga de notre politique de défense, n’est pas sans conséquence s’agissant de la position de notre pays à l’Europe de la défense. Comme l’a expliqué M. Olivier Kempf, « pour notre pays, l’Europe peut être une alternative et l’article 42§7 en serait l’outil. C’est une possibilité et un fantasme qu’elle s’attache à concrétiser ». Toutefois, pour les autres pays, « l’Europe n’est même pas une possibilité. L’article 5 du traité de l’Atlantique Nord (TAN) est un acte de foi et la garantie de sécurité américaine le fantasme de nos alliés. La Défense européenne, c’est l’OTAN et c’est d’ailleurs inscrit tel quel dans le traité de Lisbonne ».
Parce qu’elle dispose de capacités militaires propres et, plus particulièrement, de l’arme atomique, notre pays se trouve dans une situation radicalement différente des autres pays européens de l’OTAN, pour nombre d’entre eux exposés à des menaces existentielles contre lesquelles ils estiment que seule l’OTAN peut les protéger.
2. Une histoire complexe aux revirements nombreux
a. De membre fondateur à la sortie du commandement militaire intégré
La singularité de la France au sein de l’OTAN, si elle repose sur des éléments objectifs tels que ceux rappelés supra, découle aussi de décisions politiques nationales qui, bien que parfois très anciennes, éclairent la relation entre notre pays et l’Alliance.
Au sortir de la seconde Guerre mondiale, la France et le Royaume-Uni, victorieux mais considérablement affaiblis, craignaient de voir les États-Unis, comme en 1919, se désengager du continent européen, les laissant seuls face à une menace soviétique à l’époque existentielle.
L’objectif politique à l’époque était donc de convaincre les États-Unis d’accepter, pour la première fois, un traité contraignant s’agissant de l’emploi de leurs forces armées. S’ils ont évidemment vu leur intérêt au traité de Washington qui, le 4 avril 1949, a fondé l’OTAN et arrimé l’Europe de l’Ouest au bloc occidental, il faut garder à l’esprit, avec M. Elie Tenenbaum, directeur de recherche à l’IFRI, qu’« aujourd’hui, à Washington, lorsque l’on parle de l’OTAN, on pense à l’Europe. C’est l’inverse en Europe où l’on cite en premier les États-Unis lorsque l’on évoque l’OTAN ».
À la suite de la signature du traité, une structure politico-militaire intégrée permanente est mise en place dont le schéma ci-dessous donne l’organisation actuelle, qui n’a pas substantiellement évolué depuis 1949.
Très schématiquement, le pouvoir de décision au sein de l’OTAN est détenu par le Conseil de l’Atlantique Nord (CAN), où siègent les représentants permanents des États membres, lequel prend ses décisions par consensus. Le CAN assure le contrôle politique sur les deux grands commandements militaires intégrés de l’OTAN que sont le commandement allié Opérations (ACO) et le commandement allié Transformation (ACT), lesquels rendent compte également au comité militaire, où siègent les représentants permanents militaires des États-membres. L’originalité de l’OTAN est de disposer, dès le temps de paix, d’un état-major stratégique relevant d’ACO – le SHAPE (pour Supreme Headquarter Allied Power in Europe). Dirigé par le SACEUR (pour Supreme Allied Commander Europe), qui est toujours un général américain, le SHAPE n’a vocation à exercer un commandement qu’en cas de guerre ; toutefois, il assure une mission permanente de planification qui permet de disposer de forces – multinationales – prêtes à être déployées sur ordre du CAN. Pendant toute la guerre froide, le rôle du SHAPE a été d’élaborer les plans militaires successifs permettant de faire face à la menace soviétique et d’organiser les exercices visant à s’assurer de l’interopérabilité entre les différentes armées nationales sans laquelle les plans ne pouvaient être efficacement mis en œuvre (voir infra).
Membre fondateur de l’Alliance, la France a eu jusqu’en 1966 un rôle majeur dans la structure de l’OTAN puisqu’elle accueillait sur son territoire son siège (dans ce qui est aujourd’hui l’Université Paris Dauphine) ainsi que le SHAPE, à Rocquencourt (Yvelines), tout en hébergeant jusqu’à 70 000 soldats américains. Toutefois, les États-Unis et le Royaume-Uni, comme d’ailleurs les autres membres, refusaient l’idée d’un « directoire à trois » impliquant la France, alors promue par le général de Gaulle, lequel s’opposait également à la doctrine nucléaire de l’Alliance. Ce dernier en tira les conséquences et décida de retirer la France du commandement militaire intégré tout en restant membre à part entière de l’organisation
Décision politique spectaculaire, le retrait de la France du commandement militaire intégré met en évidence, comme l’a souligné M. Guillaume Garnier, « le dilemme généré par le point de vue français : la stricte efficacité militaire en mode multinational (unicité du commandement, délégation d’autorité de toutes les forces à SACEUR à l’éclatement du conflit, interopérabilité native des capacités) heurte de plein fouet la question politique de l’autonomie stratégique et, partant, de la souveraineté nationale. Si les autres membres de l’Alliance pouvaient s’accommoder de l’intégration de leurs forces, la politique gaullienne ne pouvait souscrire à une forme de subordination permanente au primus inter pares, les États-Unis ».
À partir de 1966, la France a donc été dans une position originale et jusqu’alors inédite : membre à part entière de l’Alliance, siégeant à ce titre toujours au CAN et assumant, par conséquent, ses responsabilités découlant du TAN et, notamment, la solidarité entre Alliés inscrite dans son article 5, elle n’en était pas moins en dehors des structures militaires intégrées dont l’objet même était, justement, de garantir une défense efficace des Alliés en cas d’agression armée contre l’un d’entre eux.
Il a donc fallu trouver un modus vivendi permettant de concilier la volonté d’autonomie totale de la France et les nécessités de la défense collective. Comme l’a expliqué M. Élie Tenenbaum, « si elle sort du commandement intégré, la France reste néanmoins au sein de l’Alliance et assume avec pragmatisme ses responsabilités militaires puisque dès l’année 1967 sont signés les accords secrets Ailleret-Lemnitzer préservant un lien de coopération étroit avec l’OTAN. En effet, outre la création de plusieurs « missions militaires françaises » au sein de nombreux organismes otaniens à des fins de liaison et de coordination, des arrangements technico-opérationnels sont négociés quant à l’emploi du 2ème corps d’armée français stationné en Allemagne aux côtés des Alliés en cas d’offensive soviétique » (accord Valentin-Ferber, 1974). Des solutions ont donc été trouvées pour concilier la sortie du commandement militaire intégré avec la participation à l’OTAN.
b. Le choix de retourner dans le commandement militaire intégré en 2009
Après la chute du mur de Berlin et la disparition de la menace soviétique, l’OTAN a trouvé une nouvelle raison d’être dans la gestion des crises internationales dans lesquelles elle s’est impliquée à la demande de ses membres, adoptant conformément à son « approche globale » de la sécurité, un modèle militaire expéditionnaire plus que défensif, tout en élargissant ses interventions bien au-delà de l’espace euro-atlantique.
Dès les années quatre-vingt-dix, en ex-Yougoslavie, une fois la guerre terminée, l’OTAN a mis en œuvre des opérations de maintien de la paix et de stabilisation, en Bosnie-Herzégovine avec l’IFOR en 1995 puis la SFOR en 1996, ainsi qu’au Kosovo, avec la KFOR en 1999, celle-ci ayant été déployée à la suite du bombardement de la Serbie par les Alliés. En 2001, l’article 5 est pour la première fois activé, à la demande des États-Unis, suite aux attentats du 11 septembre, justifiant l’engagement des forces de l’Alliance en Afghanistan contre Al Qaida.
Membre à part entière de l’Alliance, la France a soutenu ces interventions en ex-Yougoslavie, auxquelles elle a par ailleurs largement participé. Ainsi a-t-elle été, en 1995, une des nations-cadre de l’opération Joint Endeavour, déployant 3 000 soldats dans la région de Mostar, puis près de 7 000 soldats au lancement de la SFOR en 1996 (1 500 en 2003) ; quant à nos forces aériennes, elles ont participé à des missions sur des objectifs militaires serbes en 1999. Enfin, c’est à l’initiative de la France (et du Royaume-Uni) qu’une intervention militaire a eu lieu en Libye en 2011, sous mandat de l’ONU, à laquelle notre pays a pris une part, même si les forces françaises n’étaient pas sous le contrôle opérationnel du Joint Force Command de l’OTAN à Naples.
Ces opérations mettent en lumière le paradoxe de la position française au sein de l’OTAN. Alignée politiquement sur l’Alliance, participant pleinement à ses opérations militaires, voire les suscitant, notre pays n’avait pas voix à la planification et à la conduite des opérations, faute d’appartenir aux structures militaires intégrées de l’OTAN. Comme l’a souligné l’amiral Luc Raynal, chef de la division euratlantique à l’état-major des Armées, « avant 2009, nous étions interopérables mais dans une certaine mesure seulement. Nous n’avions aucune influence sur la planification militaire des opérations dans lesquelles nous décidions de nous engager et en conduite, pas de couche militaire française, intermédiaire entre le niveau politique (CAN) et la force sur le théâtre ». Si, avec les accords CEMA-SACEUR de 2004, 110 personnels français servaient dans ces structures intégrées comme insérés, nous étions néanmoins, pour reprendre les mots du général François-Marie Gougeon, dans « l’insignifiance opérationnelle ».
Le retour dans le commandement intégré permettait selon un haut responsable français en charge de l’OTAN, « de rationaliser la pratique de notre pays, qui participait aux opérations de l’OTAN sans pour autant être dans le commandement intégré, ce qui non seulement compliquait les choses mais privait la France de toute influence sur la planification et la conduite des opérations ».
Ces raisons technico-opérationnelles, portées par la hiérarchie militaire, justifiaient de réintégrer les commandements militaires de l’Alliance afin de donner à la France la place et l’influence qui devaient être les siennes compte tenu de ses capacités militaires et de son implication dans ses opérations ; de même, l’éloignement de la perspective d’un partenariat apaisé avec la Russie a pu peser dans cette décision. Toutefois, les véritables raisons qui ont dicté cette réintégration étaient les mêmes que celles qui avaient justifié la sortie : politiques.
Comme l’a souligné le rapport de M. Hubert Védrine en 2012, le président Sarkozy a certes fait siens ces arguments technico-opérationnels « mais cette décision s’inscrit aussi explicitement de sa part dans une volonté de rapprochement avec l’administration de G. W. Bush, après l’opposition, pourtant justifiée, de Jacques Chirac à la guerre américaine en Irak en 2003, et de réinsertion de la France dans la « famille occidentale ». En réintégrant le commandement militaire intégré de l’OTAN, il procédait à « une rupture, notamment avec l’héritage gaullo-mitterrandien, et plus encore chiraquien, en politique étrangère et de défense ».
Par ailleurs, le président Sarkozy a, de manière également explicite, fait le lien entre la réintégration du commandement intégré et l’Europe de la défense, justifiant la première par la seconde. Devant le Congrès américain, le 7 novembre 2007, il a ainsi déclaré : « je souhaite que la France, membre fondateur de notre Alliance et qui est déjà l’un de ses premiers contributeurs, prenne toute sa place dans l’effort de rénovation de ses instruments et de ses moyens d’action, et fasse évoluer dans ce contexte sa relation avec l’Alliance, en parallèle avec l’évolution et le renforcement de l’Europe de la défense ».
Toutefois, cette réintégration n’a pas été sans conditions, lesquelles s’inscrivent dans la ligne gaullienne et restent, aujourd’hui encore, au cœur des principes régissant la relation France-OTAN. Comme l’a souligné M. Guillaume Ollagnier, directeur des Affaires stratégiques du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, le retour dans le commandement militaire intégré « n’exerce aucune contrainte sur la politique nationale, la France décide toujours de l’envoi de ses troupes et du moment auquel le SACEUR en prend le contrôle. Nous avons la possibilité de décider des forces que nous mettons au service de l’OTAN, en préservant celles que l’on veut garder sous commandement national ». Enfin, la France, forte de sa dissuasion nucléaire autonome, à la seule décision du président de la République, n’a pas intégré le groupe des plans nucléaires (NPG).
B. La capacitÉ À dire non et faire prÉvaloir nos intÉrÊts dans une organisation qui fonctionne par consensus
1. Une présence importante de la France mais plusieurs faiblesses
Le rapport de la Cour des comptes consacré à la participation de la France à l’OTAN a fait un tableau exhaustif de la position des ressortissants français – au sein de l’Alliance. Ce rapport est suffisamment récent – novembre 2023 – pour que ce dernier reste pertinent à la date de rédaction du présent rapport d’information. Les auditions qu’ont menées vos rapporteurs auprès des militaires et civils français en poste à l’OTAN ou à la Représentation permanente ont toutefois permis de compléter les constats et analyses de la Cour des comptes.
Comme l’a souligné le général Jérôme Goisque, représentant permanent militaire de la France auprès de l’OTAN, « depuis son retour dans le commandement militaire intégré, la France a repris toute sa place à l’OTAN, avec de nombreux Français occupant des postes prestigieux, notamment SACT et le vice-chef d’état-major du SHAPE », respectivement le général Philippe Lavigne, que vos rapporteurs ont rencontré à Norfolk, siège du commandement Transformation de l’OTAN, et le général Hubert Cottereau. À ces deux postes que la France n’aurait jamais pu occuper si elle n’avait pas réintégré le commandement militaire intégré en 2009, on peut ajouter d’autres postes d’importance de niveau officier général tels que l’adjoint au chef d’état-major en charge de la génération de force et plusieurs adjoints ou sous-chef d’état-major dans les commandements opératifs ou tactiques de l’OTAN.
Au total, le ministère des Armées avait affecté, en 2023, 763 personnes à l’OTAN, lesquels sont quasiment exclusivement des militaires. Ce nombre est toutefois en diminution depuis 2011, année où il y avait 932 militaires français insérés dans l’OTAN (mais 242 en 2009), si bien que la France ne réalise qu’à 79 % le quota des postes qui lui sont attribués, soit un taux bien moindre que ses principaux partenaires (93 % pour le Royaume-Uni, 91 % pour l’Italie ou encore 86 % pour l’Allemagne).
En outre, comme l’a souligné la Cour des comptes, cette présence des Français est déséquilibrée en faveur de l’ACT où non seulement c’est un français qui le dirige mais où le taux de réalisation des postes est de 84 %, contre 72 % au sein du commandement ACO.
Enfin, comme l’a souligné un haut responsable français en charge de l’OTAN, si la présence de la France est relativement satisfaisante s’agissant des militaires – grâce au quota, « c’est moins le cas pour le secrétariat international, qui obéit à une logique différente puisque les nominations sont décidées par le Secrétaire général. Nous avons néanmoins toujours un Secrétaire général adjoint, aujourd’hui à la diplomatie publique, qui est un poste clé dans le contexte actuel ». Pour Mme Marguerite Rabassi, représentante permanente adjointe de la France auprès de l’OTAN, « les Secrétaires généraux adjoints sont un puissant vecteur d’influence pour leur pays, du fait de leur visibilité politique et de l’importance des sujets dont ils ont la charge. En outre, ils disposent d’une réelle influence sur le pilotage politique des sujets dont ils ont la responsabilité. S’agissant de Mme Besancenot, outre la diplomatie publique, la communication stratégique, et la responsabilité formelle qu’elle exerce sur le service de presse et le porte-parolat, elle a un rôle essentiel sur le sujet central et nouveau qu’est la lutte informationnelle, une large partie des moyens de l’OTAN en ce domaine étant encore à mettre en place et à conceptualiser. Il s’agit là clairement d’une responsabilité essentielle ».
Pour le reste, vos rapporteurs partagent les constats de la Cour des comptes qui met en avant « une présence importante de la France en nombre au Secrétariat international de l’OTAN mais insuffisante pour les hauts postes à responsabilité », c’est-à-dire supérieurs au niveau A5. Cette présence importante est en outre en sursis. Comme l’a souligné M. Alexandre Monéger, chef de la section Politiques de défense au Secrétariat international, « il y a très peu de Français dans les divisions politiques et comme cadres intermédiaires-supérieurs. Certes, la France compte 10 cadres A5 sur 59 mais beaucoup sont en fin de contrat et sans candidat sérieux pour les remplacer. Notre pays ne compte aujourd’hui aucun cadre de niveau A6 (directeur) et A7 (Secrétaire général adjoint délégué) ».
Pour le général François-Marie Gougeon, chef de la division politique et capacités de l'état-major international de l’OTAN, cette faible représentation de la France au plus haut niveau du secrétariat international serait, pour l’essentiel, la « conséquence d’une absence de 43 ans des structures du commandement intégré et de la suspicion en découlant. », suspicion sur laquelle vos rapporteurs reviendront infra. Le général Jérôme Goisque a lui aussi pointé cette absence comme l’une des explications évidentes à nos faiblesses au sein de l’organisation.
Les auditions ont permis d’en identifier d’autres. Comme l’a expliqué Mme Marie-Doha Besancenot, « l’OTAN recrute des « contributions nationales volontaires » mis à disposition volontairement par les États, qui s’acculturent en interne avant de se candidater à un poste permanent. La France n’a pas priorisé cette voie d’accès, affaiblissant donc en aval le vivier des candidats possibles ». Le processus de recrutement est par ailleurs très « anglo-saxon », si bien que « les Français partent avec un handicap par rapport à d’autres pays, qui s’organisent pour présenter de nombreux candidats rompus à ce processus ».
2. La capacité à défendre nos intérêts politiques, militaires et industriels
Le déplacement à Bruxelles et le nombre et la qualité des interlocuteurs rencontrés ont permis à vos rapporteurs de mieux comprendre le fonctionnement interne de l’OTAN et le rôle que la France, via la Représentation permanente mais aussi tous les Français insérés dans l’Alliance, quel que soit leur niveau, pouvaient jouer, notamment pour l’influencer et défendre nos intérêts.
L’OTAN est une organisation internationale qui fonctionne par consensus. Les décisions sont adoptées pour autant qu’elles ne suscitent aucune opposition d’un seul État membre. Si c’est le cas, la discussion se poursuit jusqu’à ce qu’un le consensus soit atteint. Pour reprendre les termes du général Goisque, « l’OTAN est une machine à fabriquer du consensus ».
La fabrication de ce consensus commence par une proposition, le plus souvent au sein du Secrétariat international ou d’un des commandements ou agences de l’OTAN. Cette proposition est ensuite discutée en interne, en lien le cas échéant avec les RP nationales, avant d’être transmise au niveau politique et, pour les plus importantes d’entre elles, validé au niveau politique par le NAC. Par conséquent, et les interlocuteurs rencontrés par la mission d’information l’ont souligné à de nombreuses reprises, une fois une proposition parvenue au niveau politique, il est très difficile de la faire évoluer. La France peut dire non mais, comme l’explique le général Goisque, « il y a toutefois un coût politique à dire non sur certains sujets : il faut lâcher sur d’autres. Il faut donc faire des choix sur les lignes rouges à défendre car on ne peut s’opposer à tout ni obtenir gain de cause sur tout ».
Par conséquent, influencer l’OTAN doit se faire en amont. Il est bien plus facile d’orienter un plan, une opération ou un exercice, un document stratégique, une norme technique ou le cahier des charges d’un marché dans un sens favorable à nos intérêts ou de « tuer dans l’œuf » une idée qui leur serait contraire lorsqu’ils sont en cours d’élaboration et, surtout, avant qu’ils ne parviennent au niveau politique. Or, pour ce faire, il est nécessaire d’être partie à la discussion et donc d’être présent là où elle se fait : au Secrétariat international et dans les grands commandements militaires, comités et agences de l’OTAN. Toutefois, il est à noter que les moyens considérables des États-Unis leur permettent d’être présents à tous les niveaux de l’Alliance, et il est déraisonnable d’envisager qu’un autre membre, pas même la France, puisse les égaler.
Néanmoins, selon la plupart des personnes auditionnées, le retour dans le commandement intégré et son corollaire, l'arrivée de plusieurs centaines de personnels français au sein de l'Alliance, dont certains à des postes clés, est un levier du renforcement du poids de la France dans l'organisation. Comme l’a expliqué l’amiral Luc Raynal, « la France est influente à l’OTAN, notamment parce que le commandant d’ACT est un général français. Ce poste de SACT est, en tant que tel, un vrai vecteur d’influence compte tenu des enjeux dont il s’occupe : la transformation de l’OTAN, la numérisation, le NDPP, les nouvelles conflictualités… ». Sur ce point, il faut reconnaître, comme l’a souligné l’une des personnalités militaires auditionnées, que « la vision OTAN du M2MC est un copier-coller de la doctrine française ».
Le général Lavigne a donné un autre exemple de l’influence qu’il peut avoir. Certes, « un Français inséré dans une structure – quelle qu’elle soit, ne peut se limiter à affirmer les positions françaises, en particulier lorsqu’elles sont orthogonales à l’intérêt collectif, sur lequel tend à s’établir le consensus. Pourtant, des marges de manœuvre existent, notamment pour contrebalancer des documents ou initiatives qui portent trop l’empreinte de tel ou tel agenda national. Par ailleurs, il est possible d’influencer l’agenda en étant force de proposition ».
L’influence de la France au sein de ACT ne se limite d’ailleurs pas au seul général Lavigne. Il faut également souligner la présence de l’Ingénieur général de l’armement Dominique Luzeaux, qui est un véritable atout pour notre pays. Comme l’a souligné l’ingénieur en chef de l’armement (ICA) Guillaume Véga, chef du bureau des Affaires multilatérales de la DGA, l’IGA Luzeaux « porte l’expertise française en matière de transformation digitale. Il connaît notre feuille de route et, par sa position, est en mesure d’assurer que les standards qui seront retenus seront compatibles avec celle-ci ».
S’agissant justement des standards, l’amiral Luc Raynal a été très clair : « parce que l’OTAN fixe des standards et des objectifs capacitaires, il est fondamental pour notre pays de participer à leur négociation, sauf à se les voir imposer. Nous sommes ainsi en mesure de pousser des standards ouverts et des solutions européennes […] ainsi que d’orienter la discussion sur les cibles capacitaires. Si nous n’étions pas dans le commandement intégré, ce serait impossible ».
Ces normes et standards sont aussi absolument essentiels pour la BITD française, comme l’a longuement expliqué l’ICA Véga : « l’OTAN est avant tout une « machine » à produire des standards (STANAG), lesquelles sont nécessaires pour assurer l’interopérabilité des différentes armées et matériels. L’OTAN définit aussi, via le NDPP, les cibles capacitaires de chacun des membres de l’Alliance – leurs besoins – lesquels sont ensuite déclinés en besoin militaire, qui peuvent être satisfaits par des achats sur étagères ou des programmes de développement. Dans les deux cas, les États se tournent vers les fournisseurs avec un cahier des charges dont l’un des éléments fondamentaux est le respect des standards OTAN. Ces standards sont obligatoires pour présenter une offre, d’où l’intérêt majeur à ce qu’ils n’excluent pas les matériels français ». Or, de telles situations peuvent se produire et plusieurs exemples – confidentiels – ont été présentés à vos rapporteurs de normes qui, si elles avaient été adoptées, auraient conduits à exclure les matériels français des appels d’offres des pays de l’OTAN. Un des enjeux majeurs pour notre pays est la future définition des besoins de l’OTAN en matière d’hélicoptères, « les États-Unis faisant pression pour des hélicoptères à long rayon d’action, capables d’être utilisés en Indopacifique » selon l’une des personnalités auditionnées à Bruxelles. S’il devait être retenu, un tel besoin irait à l’opposé des intérêts français, matérialisés par le projet EU Next Generation Rotorcraft Technologies Project (ENGRT), coordonné par Airbus Helicopters.
Enfin, être présent dans les comités de l’OTAN a un autre avantage : « le réseau que cela permet de créer avec les experts étrangers, qui peuvent être valorisés ultérieurement dans le cadre de programmes en coopération multi ou bilatérale ».
Cette influence de la France aide notre pays à conserver au sein de l’Alliance certaines orientations qui lui sont favorables, à l’inverse de ce que souhaitent les autres alliés. Comme l’a expliqué Mme Muriel Domenach, représentante permanente de la France auprès de l’OTAN, « sur le modèle de force nouveau, la France a plaidé et obtenu que l’OTAN garde une vision à 360° et ne se focalise pas uniquement sur ce qui se passe à l’Est avec des déploiements lourds et permanents ».
Enfin, le contexte actuel est celui de la transformation de l’Alliance. Ce contexte est également marqué selon Mme Genetet par le retour de la guerre de haute intensité sur le continent européen. Selon M. Lachaud, la guerre de haute intensité a effectivement disparu du continent européen après la 2e guerre mondiale, toutefois si la guerre en Ukraine marque bien le retour de la guerre symétrique, il estime que le retour de la guerre de haute intensité avait déjà eu lieu lors des guerres en ex-Yougoslavie. Un interlocuteur de haut niveau au sein de l’OTAN a souligné auprès de vos rapporteurs « les acquis du Sommet de Vilnius, en particulier sur l’agenda de dissuasion et défense très ambitieux, l’accord sur des plans de défense et l’important travail en cours sur leur mise en œuvre. Si la France était absente du commandement militaire intégré, elle n’aurait pas voix au chapitre, ne participerait pas à toutes les discussions, ne pourrait ni présenter ni chercher à faire prévaloir son point de vue s’agissant de questions essentielles pour la sécurité en Europe et la défense collective. L’influence de [la France] sur la mise en œuvre de ces décisions importantes serait inexistante ».
Au final, être dans le commandement militaire intégré permet, comme l’a souligné le général François-Marie Gougeon, « d’être bien connecté à toutes les sources d’information, d’anticiper et de préparer les positions nationales dans de bonnes conditions ». Il a souligné « le bénéfice considérable, pour la France, d’être dans le commandement militaire intégré dans ce contexte de transformation de l’OTAN et de sa posture de défense collective. La France est ainsi en mesure de faire valoir ses positions et de peser sur les décisions. Si elle était restée en dehors, il ne fait pas de doute qu’elle aurait été marginalisée et sa parole dévalorisée. Il a donné l’exemple des nouveaux plans approuvés lors du sommet de Vilnius ou de la transformation de la structure de forces. Sur ce dernier point, la France a pesé pour promouvoir un modèle basé sur différents niveaux de réactivité, arguant que toutes les forces ne pouvaient pas être en réactivité extrême, ou obtenu un positionnement des troupes françaises qui soit cohérent avec notre posture nationale ».
M. Alexandre Monéger, ayant quant à lui précisé que « la participation pleine et entière au commandement militaire intégré permet aujourd’hui la présence d’administrateurs français au sein de certaines divisions du secrétariat international traitant des questions politico-militaires comme la division Opérations, la division Politique et Plans de Défense ou la division Civilo-Militaire Renseignement et Sécurité ». Ne pas y être exposerait à l’inverse la France à une marginalisation qui l’empêcherait de défendre efficacement ses intérêts, selon Mme Anne Genetet. M. Camille Grand a sur ce point donné l’exemple suivant : « en 2003, la France a refusé avec l’Allemagne, la Belgique et le Luxembourg de s’associer à l’intervention américaine en Irak. Les États-Unis ont alors déporté la discussion au sein du Comité des plans de défense (DPC) N’étant pas dans le Commandement intégré, la France ne siégeait pas au DPCC, ce qui montre bien que la réintégration lui a donné davantage de prérogatives et donc d’influence ».
Si le choix politique de retourner dans le commandement intégré a renforcé l’influence de la France au sein de l’organisation, nombre d’interlocuteurs rencontrés par vos rapporteurs ont également souligné que l’influence de la France repose aussi largement sur des facteurs extérieurs à l’Alliance, lesquels découlent tous de sa singularité analysée supra. Pour M. Bastien Lachaud, ce surcroît d’influence apporté par le retour dans le commandement militaire intégré a essentiellement porté sur les aspects militaires et non politiques de l’Alliance.
Comme l’a souligné M. Guillaume Ollagnier, « parmi tous les alliés, la France est en effet le seul qui ne compte pas très largement sur les États-Unis pour la défendre. La garantie ultime de sécurité de notre pays n’est pas l’OTAN mais nos moyens nationaux et nos propres forces armées, ce qui nous octroie une forme de distance intellectuelle et d’altérité avec les autres alliés. Par conséquent, alors que les autres alliés subordonnent leurs éventuelles réticences ou leurs objections au caractère vital de l’Alliance, ce qui les conduit à les taire, la France est capable de défendre d’autres visions, de dire non lorsqu’il le faut ».
Non seulement la France a la capacité de le faire mais elle en a seule la légitimité. Pour M. Olivier Kempf, « notre pays a une expérience opérationnelle et stratégique que n’ont pas les autres, à la seule exception des États-Unis […]. Elle est crédible dans ce rôle d’empêcheur de tourner en rond, rôle qui est loin d’être négatif. Pour faire une bonne synthèse, il faut une antithèse et personne d’autre que la France ne peut le faire. Là est notre plus-value pour l’Alliance ».
La capacité et la légitimité qu’a la France à défendre ses positions au sein de l’OTAN sert donc ses intérêts mais également ceux des autres alliés. Comme l’a souligné un haut responsable français, « la France prend souvent seule la parole, elle est également souvent le porte-parole d’une minorité silencieuse qui est heureuse de voir la France faire le « sale boulot » en s’opposant aux Américains ou à la « Nato-structure ». Sur ce point, à titre d’exemple, le général Goisque a mentionné la contestation, par la France, « des velléités de dépenser toujours plus en commun, en rappelant les dispositions de l’article 3. Même s’il est légitime de dépenser plus compte tenu du contexte actuel, la France s’assure de la légitimité de chaque dépense commune ».
Ce rôle, s’il a pu être jugé « contrariant », est vu positivement jusqu’au sein du Secrétariat international. Ainsi, M. Javier Colomina, adjoint au secrétaire général adjoint en charge des affaires politiques, a souligné le rôle important de la France dans l’OTAN, qui « enrichit et équilibre utilement les conversations en contrebalançant l’influence américaine. Même lorsque la France critique l’OTAN, cette critique est constructive et contribue à faire avancer les discussions ».
C. La perception de cette singularité par nos alliés
1. Une France militairement crédible mais demeure une suspicion que le retour dans le commandement intégré n’a qu’en partie atténué
Lors de leurs auditions, vos rapporteurs ont pris la mesure de la singularité de la France au sein de l’OTAN et des conséquences positives de celle-ci pour notre pays, en particulier la capacité qui est la sienne de défendre ses intérêts, quitte à s’opposer au consensus, y compris lorsqu’il est soutenu par les États-Unis. Toutefois, il leur a semblé important d’approfondir l’analyse de cette singularité afin de mieux comprendre comment notre pays était perçu par ses alliés. En effet, si elle a des conséquences positives, cette singularité est susceptible de nous isoler au sein de l’Alliance. Toute définition d’une stratégie efficace de la France dans l’OTAN exige donc de tenir compte de la perception de notre pays par ses alliés.
Le premier point à souligner est la conscience qu’ont nos alliés de la singularité de la position française au sein de l’OTAN. Comme l’a souligné M. Olivier Kempf, « la France est une grande puissance militaire et elle est considérée comme telle par ses alliés », ce que vos rapporteurs ont pu constater lors de l’ensemble des auditions qu’ils ont menées, y compris aux États-Unis. Les interlocuteurs américains rencontrés à Washington ont ainsi vanté « l’armée solide » dont dispose la France, « l’un des rares alliés capables d’agir militairement », et sa BITD « impressionnante ». Quant à l’amiral Luc Raynal, il a souligné que « la France, membre fondateur de l’OTAN, disposant d’une armée d’emploi et crédible sur le plan opérationnel, est vue comme la grande puissance militaire du continent par ses alliés européens ».
Cette crédibilité militaire, incontestable, si elle légitime le rôle singulier de la France au sein de l’OTAN, a aussi pour effet de susciter des attentes de la part de nos partenaires. Parce que la France a des capacités militaires que les autres pays européens n’ont pas, ceux-ci attendent de notre pays qu’il s’engage pleinement dans l’Alliance et fasse bénéficier la défense collective de son expérience et de ses moyens.
Or, notre pays a longtemps été réticent à s’investir dans l’OTAN, en particulier après son retour dans le commandement intégré, dans la mesure où celui-ci a quasiment coïncidé avec l’engagement opérationnel majeur des armées françaises en Afrique, dans le cadre de l’opération Barkhane. Nos alliés ont pu comprendre que le contexte propre à la France l’avait conduite à mobiliser l’essentiel de ses forces armées à cette fin, en Afrique et sur le territoire national (avec l’opération Sentinelle). Notre pays s’est moins investi dans la défense du flanc Est de l’Alliance, dont les pays craignaient une menace russe qui a pris une nouvelle dimension après l’annexion de la Crimée. Alors que celle-ci a été renforcée à partir de 2017 dans le cadre des « présences avancées renforcées », notre pays a refusé d’être nation-cadre, même s’il a toutefois envoyé une compagnie en Estonie et a déployé des appareils pour faire la police du ciel en Pologne.
De plus, comme l’a souligné l’une des personnalités auditionnées à Bruxelles, « avant 2022, alors que tous les membres voulaient rehausser le niveau d’ambition de l’OTAN, en mobilisant des moyens humains et financiers plus importants, la France le refusait ». Certains alliés regrettent que non seulement la France ne participe pas à la hauteur de ses moyens aux missions de l’Alliance mais que celle-ci s’oppose, d’une manière générale, au renforcement de celle-ci.
Comme l’a souligné M. Élie Tenenbaum, parce que « la France ne dépend pas de l’OTAN pour assurer ses intérêts vitaux, elle est vue comme un pays égoïste, focalisé sur la défense de son territoire. Elle se trouve donc dans une situation de solitude stratégique et perd de l’influence puisqu’elle n’assure que le minimum syndical », loin de ce que les autres pays attendent d’elle compte tenu de ses capacités. Ceux-ci la soupçonnent également un agenda caché, facile à deviner compte tenu de l’acharnement de notre pays à soutenir, envers et contre tout, l’ambition d’une autonomie stratégique européenne, qu’elle glisse dans tous ses discours et documents stratégiques, y compris ceux produits au sein de l’Alliance. Comme l’a souligné M. Javier Colomina, « peut-être en raison de son insistance systématique sur l’Union Européenne, la France n’apparaît pas complètement impliquée dans l’OTAN ». Nos alliés ont donc des raisons, de ce point de vue, de douter de la sincérité de l’engagement de la France dans l’OTAN et de la nécessaire solidarité qui en découle, alors même que l’OTAN représente l’assurance-vie ultime pour nombre d’entre eux face à la menace russe. Sur ce point M. Camille Grand a cité l’anecdote suivante : « elle n’utilise pas le terme « NOTRE alliance » lorsqu’elle évoque l’OTAN ».
Cette suspicion est en outre renforcée par divers épisodes qui ont nui à l’image de notre pays auprès de ses alliés. Comme l’a souligné M. Élie Tenenbaum, « la France a mis du temps à être intransigeante avec la Russie contrairement aux États-Unis, au Royaume-Uni, à la Pologne et au Canada. Lors de l’annexion de la Crimée et du conflit dans le Donbass en 2014, elle a adopté, en compagnie de l’Allemagne, une position de médiatrice. […] En 2021 et 2022, le gouvernement français a cherché à trouver un compromis avec Vladimir Poutine, position incomprise par la majorité des pays d’Europe de l’Est ». Comme l’a souligné Mme Nathalie Loiseau, présidente de la sous-commission Défense et sécurité au Parlement européen, « les États d’Europe centrale et orientale ont la mémoire longue. Ils se souviennent que la France est à l’origine de l’échec de la CED [Communauté européenne de défense] en 1954, de même qu’ils se souviennent que c’est la France et l’Allemagne qui ont fermé la porte à l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN en 2008. Plus généralement, l’Union européenne n’a pris que des sanctions partielles vis-à-vis de la Russie en 2014 suite à l’annexion de la Crimée ». Quant à un haut responsable français, il a mentionné l’impact de certaines déclarations, comme celle du président de la République sur « l’état de mort cérébrale » de l’OTAN. « Certes, en pointant la Turquie, il a mis des mots sur ce que tout le monde savait mais cette déclaration a été mal perçue et le moment fut difficile pour notre pays au sein de l’OTAN ».
Le retour dans le commandement intégré a néanmoins permis de lever une partie de la suspicion même si, comme l’a souligné un haut responsable de l’OTAN, « le passif de 1966 subsiste chez certains alliés ».
2. La perception positive de l’engagement de la France dans la défense du flanc Est
Nos alliés ont des attentes vis-à-vis de la France et, prise par ses propres engagements, en Afrique et sur le territoire national, la France les a longtemps déçues, en se contentant du « minimum syndical » sur le flanc Est alors qu’elle avait la capacité d’être nation-cadre et, depuis le retour dans le commandement militaire intégré, la possibilité concrète.
Toutefois, cette déception appartient désormais, pour une large part, au passé compte tenu de la réaction de notre pays suite au déclenchement de la guerre en Ukraine le 24 février 2022. Comme l’a remarqué Mme Nathalie Loiseau, présidente de la-sous-commission Sécurité et défense au Parlement européen, « vis-à-vis de l’OTAN, la France était dans un paradoxe : on fait beaucoup au sein de l’Alliance, tout en la critiquant également beaucoup. De nombreux autres pays font l’inverse. Toutefois, depuis le déploiement de notre pays comme nation-cadre en Roumanie, le rôle de la France dans l’OTAN est davantage reconnu par nos alliés ».
En effet, la France fait partie des pays qui ont immédiatement envoyé des soldats sur le flanc Est, en Roumanie, dans le cadre de la mission Aigle, démontrant une réactivité dont aucun autre pays européen n’est aujourd’hui capable. Désormais, l’engagement français sur le flanc Est s’établit comme suit :
Comme l’ont constaté vos rapporteurs au cours de leurs auditions, cet engagement de la France dans la défense du flanc Est a été particulièrement bien perçu par l’ensemble de nos alliés. Le représentant permanent de la Roumanie auprès de l’OTAN, M. Neculaescu a même qualifié de « fantastique » la décision de la France de déployer des troupes en Roumanie. « Une telle décision était attendue par mon pays depuis des années et je me réjouis que ce soit la France qui soit nation-cadre en Roumanie ».
Toutefois, il faut aussi être conscient d’une chose, rappelée par l’un des interlocuteurs français rencontrés à Washington : « l’investissement dans la défense du flanc Est de l’OTAN est mis en avant comme un gros effort de la France mais en réalité, il ne s’agit que d’un rattrapage. Nos alliés attendaient de nous que nous nous engagions comme nation-cadre ». Le général François-Marie Gougeon n’a pas dit autre chose : « on n’en attendait pas moins de la France en tant que grande puissance militaire. Il y a une satisfaction générale à nous voir assumer notre rang, même s’il y a un sentiment partagé que nous ne faisons pas assez pour l’Ukraine ». Il a par ailleurs insisté sur l’intérêt en tant que tel, pour notre pays, d’être nation-cadre d’une opération de l’OTAN : « ce choix permet aussi à notre pays de démontrer la qualité de ses matériels et de développer une relation étroite avec le pays hôte, la confiance ainsi établie avec ce dernier pouvant ouvrir la voie à des retours industriels ». D’ailleurs, l’une des raisons au succès des matériels américains en Europe, s’il découle évidemment aussi de la garantie américaine de sécurité, tient aussi au fait, rappelé par le contre-amiral Gander, que les États-Unis n’ont jamais quitté le commandement intégré et qu’ayant, depuis des décennies, déployé des troupes sur le sol de leurs alliés et participé à d’innombrables exercices en commun, noué des relations de confiance approfondi qui font aujourd’hui encore défaut à notre pays.
Bien que l’investissement de la France dans la défense du flanc Est ait été salué par tous, il apparaît que, comme l’a souligné M. Élie Tenenbaum, « elle n’est pas dans le peloton de tête, les Allemands font davantage en termes de contribution directe. L'Allemagne s’est dit prête à stationner 4 000 soldats en Lituanie. Les Britanniques ne s’investissent pas davantage mais ils ont le projet de pouvoir commander un corps d’armée dans le Nord de l’Europe. Ces pays font des promesses, quittes à ne pas les tenir, pour faire passer un message : leurs forces sont un bouclier humain et sont prêtes à donner leur vie pour protéger les pays Baltes face à une attaque russe. L’Allemagne et le Royaume-Uni gagnent ainsi en crédit à défaut de crédibilité ». Il est toutefois à noter que ces pays font des annonces qui ne sont pas toujours suivies d’effet. Comme l’a dit un haut responsable auditionné à Bruxelles, « personne n’est dupe, au sein de l’Alliance, sur les réelles capacités de l’Allemagne. Certes, elle a le volontarisme dépensier mais il lui manque la crédibilité et la culture opérationnelle qui au contraire caractérisent nos forces. La brigade allemande annoncée en Lituanie reste à générer et son déploiement apparaît plutôt compliqué ».
III. Les défis auxquels la France, « allié exemplaire dans l’espace euro-atlantique » doit faire face au sein de l’Otan
A. Être un allié exemplaire : le défi de l’intEropérabilité
1. Le choix d’agir en coalition implique une interopérabilité qui se construit au sein de l’OTAN
La nécessité de la coalition est, dans une large mesure, la conséquence des choix que notre pays a fait en matière de défense, choix que vos rapporteurs n’ont pas souhaité discuter dans cette partie dont les analyses s’insèrent dans le cadre existant.
La guerre moderne exige aujourd’hui de telles capacités humaines, militaires et financières qu’elle ne peut se faire qu’en coalition, y compris pour les États-Unis qui, bien que première puissance militaire mondiale, n’interviennent jamais seuls. C’est le cas aussi de la France. Des opérations comme Serval, Barkhane ou Harmattan, pourtant d’initiative nationale, n’auraient pu se faire sans le concours de nos alliés dans des domaines aussi cruciaux que le renseignement, le ravitaillement en vol ou le transport stratégique. Comme l’a souligné le chef d’état-major des Armées lors du dernier Paris Defence and Strategy Forum, « l’action en coalition est privilégiée, car elle produit les effets stratégiques les plus puissants […] Réussir seuls est difficile, et même quasi impossible […] En Europe, je pense que personne ne peut se passer d’un allié ». La RNS en tire les conséquences et souligne que « si les armées françaises conservent une capacité à agir seules, le cadre normal de leur engagement en dehors du territoire est celui de l’action collective ».
Certes, comme l’a souligné l’amiral Luc Raynal, « la France n’a pas forcément besoin de l’OTAN pour assurer la défense de son territoire mais les missions des armées vont au-delà de cette défense territoriale, comme nos intérêts qui ne sont pas seulement nationaux mais aussi européens. La France n’est pas seule en Europe, nous y avons des amis et des alliés, dans l’Union européenne et en dehors, et ceci nous engage ». Le général Jérôme Goisque est allé quant à lui plus loin : « même si nous conservons un modèle d’armée complet, il n’est quasiment plus possible à l’armée française d’agir durablement en toute autonomie. […] Compte tenu des coûts et de la raréfaction des capacités, le cadre normal d’emploi de notre armée est désormais la coalition […]. L’action en national est courte, ciblée et simple. Toute opération de large envergure, de haute intensité, ne se conçoit qu’en coalition. Dans un scénario de défense collective, la défense du territoire national elle-même, compte tenu notamment de la géographie, se ferait en coalition ». Typiquement, la défense sol-air étant multicouches, elle s’organise nécessairement en coopération avec les pays voisins.
En d’autres termes, compte tenu de ses capacités militaires, des engagements de notre pays, de ses intérêts et de la nouvelle dimension de la guerre, la coalition est désormais présentée, pour les armées françaises, comme une évidence au point que, pour l’amiral Luc Raynal, « dès qu’une opération est envisagée, la première question qui se pose est : avec qui ? ». Il n’en reste pas moins que la nécessité de la coalition est, dans une large mesure, la conséquence des choix que notre pays a fait en matière de défense, choix que vos rapporteurs n’ont pas souhaité discuter dans cette partie dont les analyses s’insèrent dans le cadre existant.
La France ayant fait le choix de l’OTAN et de lier son destin avec celui de ses alliés dans la défense collective du continent, en coalition donc, elle ne peut respecter son engagement qu’à la condition d’être interopérable avec eux, c’est-à-dire, dans sa définition la plus simple, d’avoir la capacité à agir conjointement et efficacement avec ses alliés. Comme l’a souligné M. Guillaume Garnier dans son étude précitée, « ce terme devenu valise revêt en définitive de multiples aspects : il couvre les champs doctrinal, logistique, équipements, procédures d’état-major et peut-être le plus important, celui du C2. Dans tous ces domaines, les différentes armées nationales doivent pouvoir se parler et interagir. Si la France participe significativement aux opérations otaniennes, elle doit donc parfaire son degré d’interopérabilité avec l’organisation. Celle-ci n’est en effet jamais acquise : on peut atteindre un bon degré d’interopérabilité à l’instant t puis, au gré des évolutions technologiques, des choix industriels, du différentiel d’effort dans la dépense militaire entre pays, voir l’écart se creuser à nouveau ».
Or, pour M. Guillaume Ollagnier, « du fait de notre longue l’absence du commandement intégré, l’appropriation des méthodes et procédures de l’OTAN s’est perdue [… ]. Or, quand on est absent si longtemps, on perd la compréhension de l’organisation. Le principal avantage de l’OTAN est ainsi d’apprendre à travailler ensemble. […] Le retour de la France dans ce commandement intégré est donc un fait majeur pour nos armées qui réapprennent à comprendre les autres armées et leur fonctionnement ».
L’OTAN est en effet le « creuset de l’interopérabilité », pour reprendre les termes de l’amiral Luc Raynal. C’est au sein de l’OTAN que cette interopérabilité se construit, dans tous les domaines rappelés par M. Guillaume Garnier. Pour l’ICA Guillaume Véga, « l’OTAN est avant tout une machine à produire des normes, lesquelles sont nécessaires pour assurer l'interopérabilité des différentes armées et matériels ». Elles s’imposent donc aux armées françaises pour lesquelles elles agissent comme un aimant technico-opérationnel. En témoignent les efforts consentis pour « certifier » (mise en place de nouvelles procédures, infrastructures, exercices exigeants), c’est-à-dire qualifier aux normes OTAN, des états-majors de haut niveau, pour chacune des trois armées.
Importante dans le cadre de l’OTAN, l’interopérabilité que permet l’OTAN présente un intérêt au-delà. Comme l’a rappelé l’amiral Luc Raynal, « les opérations militaires hors OTAN, comme aujourd’hui en Mer rouge, appliquent en réalité les standards, les tactiques et les procédures de l’OTAN ». M. Guillaume Ollagnier ne dit pas autre chose : « qu’il s’agisse de l’IEI, de l’Europe de la défense ou de coalition ad hoc entre Européens, toutes ces coopérations ont un fonctionnement basé sur les règles, procédures et tactiques de l’OTAN ». Sans l’interopérabilité qu’apporte l’OTAN, la possibilité d’agir entre Européens serait fortement diminuée.
2. Des risques financiers, RH et industriels qui questionnent l’ambition française d’être « un allié exemplaire »
a. L’augmentation de la contribution française à l’OTAN
L’accroissement de la menace et le retour de la guerre de haute intensité en Europe ont considérablement élevé le niveau d’ambition de l’OTAN. Les travaux actuellement menés suite au sommet de Vilnius (2023) sur les futurs plans de l’Alliance ne laissent guère de doute sur les capacités nouvelles qui seront exigées des Alliés pour y faire face. Ceux-ci les ont anticipées, comme le montre l’augmentation généralisée de leurs budgets de défense, L’OTAN a fait de même puisqu’une hausse considérable de son budget a été validée lors du sommet de Madrid (2022), en lien avec l’agenda 2030 (voir supra).
Or, le budget de l’OTAN est financé exclusivement par ses membres et la France contribuait, en 2023, à hauteur de 10,194 % de celui-ci. Concrètement, le budget de l’OTAN a trois composantes :
– le budget civil, qui finance l’organisation dans sa composante, c’est-à-dire, pour une large part, le Secrétariat international et ses 1200 agents ;
– le budget militaire, qui couvre le coût d’exploitation et de maintenance de la structure de commandement de l’OTAN et, en particulier, celle de ses deux grands commandements militaires intégrés que sont ACO et ACT, les états-majors qui leur sont subordonnés, leurs systèmes d’information et de contrôles, ainsi que les capacités communes, comme les avions AWACS. À ces coûts structurels s’ajoutent des coûts conjoncturels liés aux opérations et aux missions conduites par l’Alliance ;
– le budget d’investissement couvre les investissements dans des capacités militaires utilisées de manière permanente par l’OTAN et des investissements conjoncturels liés aux opérations et missions.
Il convient de souligner que ces budgets ne représentent pas la totalité du coût de l’OTAN car la rémunération des militaires mis à disposition reste à la charge des membres, de même que chacun finance les forces qu'il engage dans les missions et opérations de l'OTAN.
Comme l’a souligné la Cour des comptes dans son rapport précité, les budgets militaires et d’investissement et, par conséquent, la contribution de la France, sont voués à augmenter, « sous l’effet des décisions prises au titre de l’agenda 2030 adopté lors du sommet de Bruxelles en 2021 et au titre de la trajectoire budgétaire adoptée par les États au sommet de Madrid en 2022. Si cette trajectoire est confirmée, le budget militaire pourrait atteindre 3,34 milliards d‘euros en 2030 (contre 1,56 milliard d’euros en 2022) tandis que le plafond du budget d’investissement atteindrait 4,71 milliards d’euros (contre 790 millions d’euros en 2022) ».
Le même rapport a évalué l’impact de cette trajectoire pour notre pays. La contribution française au budget militaire et d’investissement, financée sur le programme 178, « passerait de 193 millions d’euros en 2022 à 770 millions d’euros en 2030, hors effet de l’inflation, soit une augmentation très significative qui ne pourra pas être gérée en ajustement annuel de la programmation militaire sans risque d’effet d’éviction ». Par conséquent, il existe un risque que, malgré la nouvelle Loi de programmation militaire (LPM), la contribution de la France à l'OTAN se traduise par une baisse des investissements directs dans les armées françaises. Bien que in fine ces dernières bénéficient de l'investissement de la France dans l'OTAN, notamment en matière de préparation opérationnelle, il faudra s’assurer que les avantages compensent les inconvénients d’un tel engagement financier.
b. Une interopérabilité potentiellement défavorable à notre BITD
L’OTAN est le « creuset de l’interopérabilité » et celle-ci se fait par des normes, l’Alliance étant avant tout « une machine à produire des normes, ; or le choix d’une norme n’est jamais anodin, comme cela a été rappelé supra, et les normes sont l’objet, au sein de l’OTAN, d’une bataille aussi féroce que feutrée entre ses membres qui, pour les uns, cherchent à imposer les normes les plus favorables à leur BITD et, pour les autres, cherchent à les en empêcher. En effet, comme indiqué supra, une norme technique adoptée par l’OTAN pour un matériel, parce qu’elle a vocation à s’appliquer à l’ensemble des matériels utilisés par ses membres, peut conduire à favoriser un produit, voire exclure tout simplement les autres. Comme l’a souligné l’ICA Guillaume Vega, « les États se tournent vers les fournisseurs avec un cahier des charges dont l’un des éléments fondamentaux est le respect des normes OTAN. Ces normes sont obligatoires pour présenter une offre, d’où l’intérêt majeur à ce que ces normes n’excluent pas les matériels français ».
Ce travail essentiel de veiller aux intérêts de notre BITD, la représentation permanente mais aussi, le cas échéant, les Français insérés dans l’OTAN, le mènent quotidiennement, dans les multiples comités, directions, agences et réunions où s’élabore le consensus qui conduira à l’adoption de la norme. Ce travail est payant et les auditions ont permis à vos rapporteurs de prendre connaissance de plusieurs exemples où la RP et la DGA ont réussi à écarter des normes très défavorables aux matériels français, voire à promouvoir ces mêmes matériels. L’un des succès récents de la France est l’adoption, par l’OTAN, de l’European Secure SOftware definied Radio (ESSOR), programme européen dont notre pays est le coordinateur dans le cadre de la Coopération structurée permanente. En revanche, même si vos rapporteurs n’ont été informés d’aucun échec, il est probable que notre pays ait dû faire des compromis car, comme l’a dit le général Jérôme Goisque, au sein de l’OTAN, « on ne peut s’opposer à tout ni obtenir gain de cause sur tout ».
L’interopérabilité mise en œuvre par l’OTAN peut également être défavorable à notre BITD parce que, comme l’expose M. Guillaume Garnier, « les standards qui y sont définis et la recherche d’efficacité au travers de l’interopérabilité deviennent le prétexte à l’achat systématisé de matériels américains – en tout cas pour les plus onéreux et/ou les plus structurants, tels l’aviation de combat ou les capacités concourant à la défense antimissile de théâtre ». En effet, si toute la difficulté de l’interopérabilité est de faire interagir des matériels différents, elle devient bien plus simple dès lors qu’un même matériel est utilisé par plusieurs, sinon la majorité des pays de l’OTAN, comme c’est en voie d’être le cas pour l’avion F-35.
La tentation est donc grande de résoudre la question de l’interopérabilité (technique) par l’achat d’un même matériel, évidemment américain compte tenu de la prédominance politique, doctrinale et militaire des États-Unis au sein de l’OTAN, encore renforcée par le contexte de guerre en Ukraine et l’absolue nécessité, pour certains de nos Alliés, d’assurer par tous les moyens possibles la garantie de sécurité américaine. Pour paraphraser la boutade de l’ancienne ministre des Armées, Mme Florence Parly, l’article 5 tend à devenir l’article F-35.
De ce point de vue, le retour de la France dans le commandement intégré n’a, à la connaissance de vos rapporteurs, rien changé. Malgré quelques succès comme la vente de Rafale et autres FDI à la Grèce, qui doivent cependant probablement plus à la relation particulière entre les deux pays, concrétisée par un partenariat stratégique en 2021, qu’à l’appartenance à l’OTAN, l’essentiel des clients de la BITD française se trouve toujours hors des pays membres de l’Alliance, même si des entreprises comme Thalès ou Safran a pu bénéficier de marchés passés par l’OTAN elle-même, marchés qu’elle n’aurait probablement pas remportés si notre pays n’était pas retourné dans le commandement intégré.
Enfin, l’interopérabilité présente un dernier risque pour notre BITD. Parce qu’agir en coalition implique la mise en commun des capacités, la tentation existe que, certains de nos alliés ayant les capacités qui nous manquent, la France décide de renoncer à acquérir certaines d’entre elles ou, à plus long terme, renonce à les renouveler. L’amiral Luc Raynal a reconnu que « le risque existait à se reposer sur les capacités de nos alliés, avec pour conséquence d’abandonner certaines capacités nationales ou ne pas les développer ». Toutefois, il a souligné que « c’est déjà le cas aujourd’hui, et la France, comme tous les Alliés, ont besoin du soutien des uns et des autres quand le niveau d’engagement dépasse un certain seuil, par exemple en matière de transport stratégique ou dans l’échange de renseignement ». Il n’en reste pas moins que le prétexte est tout trouvé pour un gouvernement qui, pour des raisons notamment budgétaires, souhaiterait revenir plus encore sur le format complet de nos armées et amoindrir, par conséquent, leur autonomie opérationnelle.
c. La pression sur les ressources humaines du ministère des Armées
Le retour de la France dans le commandement intégré, en 2009, a eu pour conséquence l’accroissement considérable du nombre de militaires français détachés dans l’OTAN : 763 en 2023, comme un peu plus d’une centaine auparavant. Si l’influence de notre pays au sein de l’Alliance a profité de cette présence renforcée, cet accroissement a mis une tension supplémentaire sur la gestion RH de nos armées, à une époque (le début des années 2010) où, justement, ses effectifs étaient en diminution.
Si les LPM adoptées depuis 2017 ont mis fin à la réduction constante des moyens de nos armées et entamé leur remontée en puissance, la pression sur les ressources humaines de nos armées ne s’est pas relâchée, bien au contraire. Avec l’agenda OTAN 2030, il est probable qu’elle s’accroisse encore, à la fois pour des détachements d’officiers au sein de l’Alliance mais également pour la participation à des missions et opérations. En outre, cette pression s’ajoute à celle de l’Union européenne qui, avec le développement de l’Europe de la défense, exige, elle aussi, son quota d’officiers français détachés, notamment à l’état-major de l’Union européenne (EMUE).
Or, comme l’a reconnu l’amiral Luc Raynal, « les ressources sont rares, surtout s’agissant des officiers d’état-major », soulignant « l’inflation du nombre de postes que promet l’agenda 2030 ». Le risque est donc évident que la satisfaction des exigences de l’OTAN (et de l’UE) se fasse au détriment des besoins de nos armées pour leurs missions nationales.
Le manque de ressources humaines est également susceptible de compromettre la défense des intérêts de la France au sein de l’OTAN. Comme l’ont souligné les rapporteurs supra, l’OTAN est porteuse de risques pour notre pays et faire face à ces derniers exige une attention constante, une expertise et une présence partout où c’est nécessaire, afin de défendre au mieux nos intérêts politiques, industrielles et militaires.
La défense de ces intérêts se fait par le détachement d’officiers et leur affectation à des postes clés mais aussi via la Représentation permanente, à qui revient la charge de suivre la totalité des dossiers en discussion au sein de l’OTAN. Or, la France remplit bien moins ses quotas que les autres membres du QUAD et sa RP aligne un personnel deux fois moins nombreux que, par exemple, l’Allemagne. Un point problématique, souligné par la Cour des comptes, est la présence des ingénieurs de l’Armement ; en 2011, 35 ingénieurs de l’armement travaillaient au sein de l’OTAN et de RP ; en 2022, ils n’étaient que 19, soit quasiment moitié moins, dont 5 seulement à la RP.
Or, comme l’explique la Cour des comptes, « le nombre des Alliés a doublé depuis 1997, passant de 16 à 31 et la France a réintégré le commandement intégré en 2009. Depuis le milieu des années 2010, la montée des tensions à l’Est accroît fortement l’activité de l’Alliance. Ainsi, alors que les chefs d’État, les ministres chargés de la Défense et des Affaires étrangères se réunissaient habituellement une fois par an, le nouveau contexte de la guerre en Ukraine a nécessité, en 2022, la tenue de dix réunions ministérielles et de trois sommets des chefs d’État. Enfin, dans le cadre de l’Agenda OTAN 2030, le secrétariat international accroît ses moyens, ce qui crée une charge de travail importante pour la représentation permanente, laquelle, compte tenu des positions de la France, doit être présente sur tous les sujets. Cette augmentation forte de l’activité de l’OTAN et de la charge de travail qui en résulte est durable, alors que l’effectif de diplomates est resté stable par rapport à ce qu’il était en 1997 ».
S’agissant de la DGA, la Cour des comptes est plus brutale : le nombre des ingénieurs de l’Armement « paraît faible au regard des enjeux [et] insuffisant pour correctement suivre les développements de l’OTAN en matière d’armement, surtout si le budget d’investissement de l’OTAN devait augmenter comme le prévoit l’agenda OTAN 2030 » Interrogé sur ce point, l’ICA Guillaume Véga a reconnu que « la DGA est, comme beaucoup d’autres services du ministère des Armées, confrontée à un problème RH. Les besoins sont croissants, tant au sein de l’OTAN que de l’UE, alors que les ETP sont limités ». Toutefois, comme l’amiral Raynal, à défaut de satisfaire au volume, l’ICA Guillaume Véga a mis en avant « l’approche qualitative dans l’affectation des personnels » que poursuivrait la DGA.
En conclusion, les risques que présente l’Alliance pour notre pays et, en particulier, l’exigence d’interopérabilité, questionnent l’ambition de la France, affirmée par la RNS, d’être un « allié exemplaire au sein de l’espace euro-atlantique ». En effet, la France est-elle un allié exemplaire si elle ne fournit pas à l’OTAN les ressources dont elle a besoin ? L’est-elle encore si, comme l’a expliqué le général Jérôme Goisque, « seule la France élève la voix pour contester les velléités de dépenser toujours plus en commun », alors que l’ensemble des autres Alliés l’estiment nécessaire compte tenu de l’ampleur de la menace russe ? Enfin, n’y a-t-il pas une tension manifeste entre l’exemplarité revendiquée, qui commanderait d’aller toujours plus loin dans l’interopérabilité, objet même de l’OTAN, et la préservation de nos intérêts, notamment industriels, que celle-ci menace ? En d’autres termes, l’un des défis majeurs de la France au sein de l’OTAN semble, à vos rapporteurs, devoir être la conciliation entre cette volonté d’exemplarité – notion par elle-même discutable et dont la définition devra être précisée (voir infra) et la nécessaire défense des intérêts nationaux.
B. Être un moteur de la coopération Otan-UE : le défi d’une coopération actuellement bloquée
1. Une coopération inscrite dans la RNS
« Être un allié exemplaire dans l’espace euro-atlantique » implique aussi, selon la RNS, « d’être moteur de la coopération UE-OTAN ». Notre pays soutient donc « une modernisation, un élargissement et un approfondissement du partenariat UE-OTAN, pour prendre en compte les nouveaux défis de sécurité qui pèsent sur l’Europe ».
La coopération OTAN-UE est un vieux sujet qui remonte en réalité aux accords de « Berlin plus » de 2003, lesquels ont posé les fondements de cette coopération sur la base d'un « Partenariat stratégique pour la gestion des crises ». Ils permettent concrètement à l'Union européenne d'accéder aux moyens et aux capacités de commandement de l'OTAN pour des opérations militaires européennes. Cette possibilité a été utilisée pour la mise en œuvre de l’opération EUFOR Althéa en Bosnie-Herzégovine. Lancée en 2003, cette opération, toujours en cours, est la plus longue opération militaire de l’Union européenne. Le SHAPE en assure le commandement et le commandant est, en tant que tel, responsable de son bon déroulement devant le comité politique et de sécurité (COPS) de l’Union européenne, qui lui donne en outre ses instructions. Des officiers européens sont par ailleurs détachés au SHAPE.
Outre l’opération EUFOR Althéa, la coopération UE-OTAN repose sur une complémentarité affirmée entre les deux organisations, lesquelles se reconnaissent mutuellement comme partenaire privilégié.
Ainsi, aux termes de l’article 42 du traité sur l’Union européenne, la politique de sécurité et de défense commune « respecte les obligations découlant du traité de l'Atlantique Nord pour certains États membres qui considèrent que leur défense commune est réalisée dans le cadre de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN) et elle est compatible avec la politique commune de sécurité et de défense arrêtée dans ce cadre ». La « Boussole stratégique », quant à elle, rappelle que l’UE est « complémentaire à l'OTAN, qui reste le fondement de la défense collective pour ses membres. La relation transatlantique et la coopération entre l'UE et l'OTAN […] sont fondamentales pour notre sécurité globale ».
Quant à l’OTAN, le Concept stratégique adopté en 2022, comme les précédents, reconnaît que « l’Union européenne est pour l’OTAN un partenaire incontournable et sans équivalent. Les pays membres de l’OTAN et ceux de l’Union européenne partagent les mêmes valeurs. Les deux organisations jouent des rôles complémentaires, cohérents et se renforçant mutuellement au service de la paix et de la sécurité au niveau international. Dans le prolongement de la coopération qui s’exerce de longue date entre l’OTAN et l’Union européenne, nous approfondirons le partenariat stratégique entre celles-ci, nous intensifierons les consultations politiques, et nous développerons la coopération sur des questions d’intérêt commun telles que la mobilité militaire, la résilience, les incidences du changement climatique sur la sécurité, les technologies émergentes et technologies de rupture, la sécurité humaine, la lutte contre les cyber-menaces et les menaces hybrides ».
En effet, outre ces liens juridiques et la réalité politique que 23 des 27 membres de l’Union européenne sont également membres de l’OTAN, les deux organisations apparaissent complémentaires dans les moyens dont elles disposent. Comme l’a expliqué M. Cosmin Dobran, directeur « paix, partenariats et gestion des crises » au Service européen pour l’action extérieure, « l’UE a des outils que l’OTAN n’a pas et qui complète efficacement les moyens militaires de l’OTAN : FEP, sanctions, politique de développement… Ainsi, pour gérer une crise à l’extérieur ou dans le domaine de développement capacitaire, l’UE est souvent mieux armée que l’OTAN, y compris pour la guerre en Ukraine à laquelle l’UE apporte un soutien multidimensionnel (soutien financier, économique, humanitaire, militaire, structurel en perspective de l’élargissement, sanctions contre la Russie), alors que l’OTAN se concentre, jusqu’à présent, sur sa mission principale de défense collective ».
Le discours du Secrétaire général délégué de l’OTAN, M. Mircea Geoană, n’est pas différent : « la période actuelle témoigne de changements profonds, à la fois politiques, économiques, sociétaux et technologiques [:] guerre en Ukraine, terrorisme, implications sécuritaires du changement climatique, menaces hybrides, défis systémiques posés par la Chine… Comment gérer ces crises multiples ? Comment les prioriser ? Ces crises ont changé de nature, qui ne sont pas seulement militaires, mais possèdent d’autres dimensions, ainsi, leur résolution exige une approche plus vaste et complexe, au-delà des aspects strictement militaires. Il est donc essentiel que l’OTAN et l’UE travaillent ensemble face à de tels enjeux ».
Les deux organisations ont d’ailleurs reconnu avoir un intérêt commun à travailler ensemble dans plusieurs déclarations conjointes dont la dernière date du 10 janvier 2023. Celle-ci cite, notamment, les priorités de la coopération UE-OTAN « l’intensification de la compétition géostratégique, la résilience, la protection des infrastructures critiques, les technologies émergentes et technologies de rupture, l’espace, les incidences du changement climatique sur la sécurité, ainsi que la manipulation de l’information par des acteurs étrangers et l’ingérence de tels acteurs dans la sphère de l’information ».
Mais le principal enjeu aujourd’hui de la coopération UE-OTAN, mis en lumière par la guerre en Ukraine, est la mobilité militaire. En effet, l’efficacité de la défense collective implique de faire circuler, le plus rapidement possible, soldats, matériels et munitions à travers l’Europe. Or, les contraintes administratives, douanières et techniques, tenant en particulier à l’incompatibilité des réseaux ferroviaires, de la hauteur des tunnels et ou encore la fragilité des ponts, sont susceptibles de compliquer considérablement la réponse de l’Alliance en cas d’agression armée sur le flanc Est. Fort de ce constat, l’OTAN a créé le JSEC (« Commandement interarmées du soutien et de la facilitation » ou « Joint Support and Enabling Command » en anglais) tandis que l’Union européenne a mis en place, dans le cadre de la Coopération structurée permanente, un projet appelé « mobilité militaire » et impliquant l’ensemble des États-membres. En effet, dans le domaine de la mobilité militaire, c’est l’Union européenne et ses membres qui détiennent les leviers permettant de créer un véritable « Schengen militaire ».
Comme l’a expliqué le major général Gábor Horvath, directeur général adjoint de l’EMUE « un plan d’action 2022-2026 est en cours, afin d’améliorer les infrastructures militaires et d’harmoniser les réglementations, notamment douanières. La mobilité militaire n’est d’ailleurs pas qu’un sujet OTAN. Elle est aussi nécessaire pour les opérations de l’UE, comme EUMAM Ukraine, qui se déroule sur le territoire européen ».
D’une manière générale, au-delà la coopération formelle, ce qui renforce militairement l’Union européenne renforce l’OTAN puisque 23 des 32 membres de l’Alliance appartiennent à l’UE. La France le dit d’ailleurs explicitement dans la RNS : « les investissements de défense, conformément à l’engagement pris au sommet du Pays de Galles de 2014 d’y consacrer 2 % de PIB, doivent continuer de s’accroître en Europe. Ce niveau doit être appréhendé comme un plancher pour être à la hauteur de la rupture stratégique provoquée par la guerre en Ukraine et des capacités nécessaires aux alliés européens pour assurer leur sécurité. Cet effort collectif passe également par la création, au niveau de l’UE, des incitations nécessaires aux coopérations capacitaires et industrielles entre États européens. Ces dernières contribuent au renforcement d’une résilience du continent, indispensable à l’efficacité de l’Alliance ».
Notre pays fait donc le lien entre le renforcement des capacités militaires européennes et celles de l’OTAN. Il n’oppose donc pas l’Europe de la défense et l’OTAN, bien au contraire. « Le renforcement du pilier européen de l’Alliance » est lui aussi un objectif de la RNS.
2. Une coopération UE-OTAN actuellement bloquée
L’ambition de notre pays en matière de coopération UE-OTAN est donc forte. Toutefois, les auditions que vos rapporteurs ont menées ont mis en lumière combien celle-ci se heurte à des obstacles puissants sur lesquels la France a peu de prises.
Pour Mme Nathalie Loiseau, « la coopération UE-OTAN fait l’objet de beaucoup de déclarations mais que celles-ci accouchent en réalité dans la douleur. La liste des coopérations est longue mais beaucoup d’entre elles sont des vœux pieux. Il y a peu de coopération concrète et beaucoup de discussions entre fonctionnaires ». M. Cosmin Dobran les a toutefois présentées comme « des contacts de haut niveau, comme en témoignent la tenue de réunions bilatérales entre des membres du collège des commissaires de l'UE et des hauts responsables de l'OTAN ainsi que les échanges réguliers entre le secrétaire général du SEAE et le secrétaire général délégué de l'OTAN. Au niveau technique, des briefings croisés ont lieu régulièrement sur des sujets d’intérêt commun devant les différents comités ou groupes de travail des deux organisations (plus de 210 ont eu lieu depuis la signature de la déclaration conjointe de Varsovie en juillet 2016, dont 68 en 2023) ». Huit rapports d’avancement de la coopération OTAN-UE ont été publiés, qui font état de progrès substantiels dans plusieurs domaines, notamment le cyber.
Néanmoins, cette coopération se fait essentiellement au niveau technique. M. Cosmin Dobran le reconnaît : si les échanges sont nombreux, ils se font « à un niveau plus technique que politique ». Ainsi, « il n’y a pas eu de réunion COPS-NAC depuis 2022 et les échanges au niveau des ambassadeurs depuis sont principalement informels. De surcroît, l’échange d’informations classifiées est toujours compliqué en raison du différend entre la Turquie et Chypre (l’accord de sécurité UE-OTAN exclut Chypre) ».
Là est en effet le principal point de blocage de la coopération OTAN-UE : un des membres de l’OTAN – la Turquie – ne reconnaît pas l’un des membres de l’Union européenne : Chypre, dont il occupe d’ailleurs une partie du territoire depuis 1974. Dès lors, la Turquie bloque systématiquement la transmission d’informations classifiées de l’OTAN vers l’Union européenne, ce qui est pour le moins fâcheux puisqu’une part considérable des enjeux communs aux deux organisations sont couverts par le secret-défense. Pour le major général Gábor Horvath, « l’opposition prend parfois un tour un peu ridicule, comme cacher l’île de Chypre sur la carte de l’Europe sur les diapos visuelles ».
L’un des interlocuteurs bruxellois de haut niveau a souligné auprès de vos rapporteurs que « ce blocage des relations OTAN-UE par la Turquie suscite la frustration générale, exprimée par tous avec virulence. Outre l’absence de réunion formelle entre NAC et COPS depuis deux ans, les réunions informelles, notamment entre comités militaires, se distinguent par leur vacuité. Concrètement, au-delà du langage fumeux et diplomatique des communiqués des sommets ou des déclarations, il y a peu de concret, peu de coordination ni de complémentarité ». Pour ce même interlocuteur, pourtant français, « la solution est entre les mains des Turcs, sur lesquels seuls les États-Unis sont susceptibles de faire pression. Mais les Turcs ne céderont que s’ils obtiennent quelque chose en échange, que les États-Unis ne sont pas forcément enclins à leur donner ».
En d’autres termes, compte tenu de la nature du blocage et du biais de notre pays en faveur de la Grèce et de Chypre, ce n’est pas vraiment la France qui, malgré ce qu’affirme la RNS, peut être le « moteur de la coopération OTAN-UE ».
En revanche, notre pays veut relever le défi du « renforcement du pilier européen au sein de l’OTAN », lequel est toutefois subordonné, selon vos rapporteurs, aux trois conditions suivantes :
– la première est la définition même de ce « pilier européen » qui est, comme d’autres concepts de la RNS, particulièrement flou. Comme l’a souligné le major général Gábor Horvath, « cette question du pilier européen est débattue depuis plus de vingt ans. La question de la forme de ce pilier n’est d’ailleurs même pas définie. Faut-il envisager un siège unique pour l’UE au NAC ? Quel État serait d’accord ? ». À moins qu’il ne s’agisse, peut-être, d’une simple augmentation de l’effort européen de défense, qui serait plus consensuelle ;
– la deuxième est de rallier nos partenaires européens. Nombre d’entre eux, qui ont l’OTAN comme clé de voûte de leur politique de défense, sont particulièrement suspicieux vis-à-vis de toute initiative susceptible d’affaiblir l’Alliance, en particulier lorsqu’elle vient d’un membre comme la France, dont la singularité fait toujours planer un doute sur la sincérité de son engagement dans l’OTAN. Ce doute est par ailleurs renforcé par l’insistance de notre pays à promouvoir partout et tout le temps l’Union européenne, l’autonomie stratégique européenne et l’Europe de la défense, autant que concepts qui peuvent être perçus comme dirigés contre l’OTAN. Or, comme l’a souligné Mme Muriel Domenach, « pour ces pays, l’OTAN est une question de survie et leur objectif fondamental est de conserver la protection américaine à tout prix. De leur point de vue, à trop parler d’Europe de la défense et d’autonomie stratégique européenne, on risque de faire fuir les États-Unis ». À ce jour, pour M. Javier Colomina, « l’idée d’un pilier européen n’est pas partagée » par les membres de l’OTAN ;
– enfin, la dernière condition, par ailleurs liée à la deuxième, sera de convaincre les États-Unis que le renforcement de ce pilier européen est dans leur intérêt. Ce n’est pas forcément gagné. Interrogée sur celui-ci, l’une des personnalités américaines rencontrées par vos rapporteurs à Washington leur a indiqué « refuser de réfléchir en termes de pilier. Nous sommes tous ensemble. Les États-Unis ne veulent a priori pas d’un tel pilier qui serait une division mais ils sont tout à fait favorables à une augmentation de l’effort européen de défense. Si le pilier européen se définit ainsi, il peut y être favorable ». On en revient donc, pour le succès de cette ambition d’un pilier européen renforcé, à la nécessité d’en définir les contours.
C. La gestion des dissensions au sein de l’Otan : le défi de l’unité
1. L’unité face à la menace russe n’empêche pas des divergences, notamment vis-à-vis de la Chine
Parce que l’OTAN agglomère des membres dont les intérêts mais aussi les Histoires sont différents, les concepts stratégiques successifs ont toujours cherché à constituer une synthèse des menaces, si ce n’est un catalogue de celles-ci, afin de satisfaire l’ensemble des parties prenantes. Ainsi, notre pays était particulièrement sensible à la menace terroriste et à la déstabilisation de l’Afrique, tandis que les pays de l’Est, eux, n’ont jamais cessé de souligner la menace existentielle que représentait la Russie pour eux. Si, d’une manière générale, l’OTAN a toujours eu une vision à 360° de l’environnement stratégique de ses membres, néanmoins, les priorités ont pu varier et, depuis le début des années 2000, la menace terroriste et la menace russe ont connu des chassés-croisés en tête des priorités stratégiques de l’OTAN tandis que d’autres menaces ont, progressivement, émergé.
Désormais et depuis le concept stratégique de 2022, ce n’est plus le cas. L’agression russe de l’Ukraine a rassemblé tous les membres de l’Alliance contre la Russie, considérée comme « la menace la plus importante et la plus directe pour la sécurité des alliés et pour la paix et la stabilité dans la zone euro-atlantique ». C’était en réalité le cas depuis 2014 mais il a fallu attendre 2022 pour que cette priorité figure dans le document stratégique clé de l’OTAN.
Cette unité face à la Russie n’empêche cependant pas de profondes divergences sur d’autres sujets qui constituent des points de crispations majeures pour les membres concernés.
Parmi ces sujets de dissension, le plus important est sans conteste la place à donner à la Chine dans les priorités de l’OTAN. Le terme de « menace » n’a pas été retenu dans le Concept stratégique qui se contente d’évoquer le « défi systémique pour la sécurité euro-atlantique » que constitue la Chine. Cependant, une telle rédaction est le résultat d’un consensus et certainement pas la vision que le primus inter pares américain a de son rival chinois.
Comme l’a souligné l’une des personnalités françaises auditionnées, ce pays est « une véritable obsession américaine », à la mesure de la menace qu’il représente pour la suprématie mondiale des États-Unis. Le pivotement des intérêts stratégiques américains vers l’Indopacifique, commencé sous la présidence Obama, s’est poursuivi sous celle de ses successeurs et personne ne fait mystère, à Washington, que la priorité de la politique étrangère américaine est bien de contenir la montée en puissance de la Chine. À cette fin, non seulement les États-Unis utilisent l’ensemble des moyens à leur disposition (politique, diplomatique, militaire, financier, commercial et industriel) mais ils cherchent également à mobiliser ceux de leurs alliés, à commencer par l’OTAN et ses membres.
Comme l’a expliqué cette même personnalité, l’obsession américaine de la Chine « tend à contaminer l’OTAN », comme vos rapporteurs l’ont constaté lors de leurs auditions. Le discours est toujours le même, ainsi résumé par le Secrétaire général délégué de l’OTAN : « si l’OTAN est bien une alliance régionale qui n’a pas vocation à être dans la région Indopacifique, en l’espèce, c’est bien la Chine qui accroît sa présence et ses investissements dans la zone Euro-atlantique et non l’inverse. Clairement, la Chine se réarme et investit dans des infrastructures stratégiques en Europe, et l’OTAN ne peut rester indifférente devant les enjeux sécuritaires et de défense que cela représente ». En outre, comme l’a souligné le général Philippe Lavigne, commandant suprême Transformation de l’OTAN, « les menaces n’ont pas de frontières et la Chine, qui s’est rapprochée de la Russie, est très active dans les domaines cyber et spatial. S’intéresser à ce que fait la Chine dans ces domaines, en matière de nucléaire ou de cyber-soldats, permet de mieux anticiper les menaces qui pourraient peser sur l’Alliance dans le futur ».
Selon certains des interlocuteurs auditionnés par vos rapporteurs, même si elle n’a pas vocation à agir en Indopacifique, l’OTAN se considère légitime à s’intéresser à la Chine dès lors que c’est la Chine elle-même qui pénètre l’espace euro-atlantique et menace l’Alliance dans les espaces sans frontière que sont, notamment, le cyber et le spatial. Comme l’a dit un interlocuteur américain de haut niveau à vos rapporteurs lors de leur déplacement à Washington, « la Chine est aussi une menace pour les Européens et pour l’OTAN. C’est une erreur que font les Européens de penser qu’ils ne sont pas concernés par la menace chinoise ».
Certains membres se sont révélés, auprès de vos rapporteurs, sensibles aux arguments visant la Chine, sans qu’il soit possible de savoir si c’était sincère ou s’il s’agissait de s’aligner sur les États-Unis dont ils sont dépendants pour leur sécurité. C’est pourquoi la même personnalité qui évoquait l’obsession américaine de la Chine « n’exclut pas une transaction : considérer la Chine parmi les menaces auxquelles fait face l’Alliance serait le prix à payer pour conserver un intérêt (et un investissement) américain dans l’Alliance. Toutefois, c’est une transaction qui effraie aussi nombre d’Alliés. Si la Chine entrait dans le paysage otanien comme menace, le risque serait qu’elle éclipse la menace russe alors même que celle-ci est jugée plus immédiate et prioritaire pour ces mêmes alliés et que la menace chinoise ».
Pour notre pays, en revanche, une telle transaction n’est pas envisageable. Comme l’affirme la RNS, La France « exclut une extension [du rôle de l’OTAN] vers d’autres zones géographiques et en particulier l’Indopacifique. Comme l’a expliqué un haut responsable français en charge de l’OTAN, « la position de la France est très claire. Nous nous opposons à toute duplication dans l’OTAN de ce que fait l’UE (cyber, commerce, résilience…). De plus, nous nous opposons à tout activisme de l’OTAN hors de la zone euro-atlantique. La question qui se pose, dès lors, est de savoir jusqu’où aller dans les partenariats en Indopacifique ». Sur ce point, la France s’est également opposée à l’ouverture d’un « bureau de liaison » de l’OTAN à Tokyo, contre l’avis de la majorité, si ce n’est la totalité des membres de l’Alliance, questionnant, une fois de plus, la notion d’« allié exemplaire ».
Vos rapporteurs ont également identifié, lors de leurs auditions, d’autres points de dissension, lesquels impliquent d’autres membres que la France. L’un est particulièrement notable : l’Ukraine. En effet, l’unité de l’OTAN face à la menace russe n’empêche pas des voix discordantes de s’affirmer, à commencer par celle de la Hongrie mais également celle de la Turquie. Ce dernier pays, bien que membre de l’OTAN, conserve des relations étroites avec la Russie dont elle est fortement dépendante, comme d’ailleurs la Hongrie, pour ses approvisionnements énergétiques. Ces deux pays ont également, pendant de longs mois, bloqué l’adhésion de la Suède et de la Finlande, faisant primer des considérations internes sur l’avis de tous les autres membres de l’Alliance. Si ces dissensions n’ont pas eu de conséquences majeures sur l’OTAN, elles constituent une hypothèque sérieuse sur les futurs développements de l’Alliance et, en particulier, un possible élargissement à l’Ukraine. À Ankara, vos rapporteurs ont bien compris de leurs interlocuteurs turcs que l’adhésion de l’Ukraine constituerait une provocation pour la Russie et que, de leur point de vue, celle-ci ne devrait pas être membre de l’OTAN.
Enfin, il faut noter que l’Alliance abrite deux membres – la Grèce et la Turquie, entre lesquels les tensions sont fortes et la course à l’armement évidente, si bien qu’un conflit entre les deux non seulement paralyserait l’OTAN mais la diviserait profondément. Un pays comme la France a, en effet, un accord de partenariat stratégique avec la Grèce et, en tant que membre de l’Union européenne, celle-ci pourrait faire appel à la solidarité de ses alliés, dont nombre sont également membres de l’OTAN.
2. L’importation d’intérêts de sécurité nationaux dans l’OTAN : la question kurde et les migrations
La France n’est pas le seul membre de l’OTAN dont les positions sont orthogonales avec le consensus. Les déplacements de vos rapporteurs à Athènes et Ankara ont permis, en le décentrant, d’apprécier un autre point de vue sur l’OTAN que celui généralement partagé par ses membres et les organes bruxellois de l’Alliance.
À Athènes et à Ankara, vos rapporteurs ont pu constater que la menace russe n’était pas, loin de là, la priorité des responsables publics de ces pays, même s’ils se sont montrés solidaires de leurs partenaires d’Europe centrale et orientale, notamment par leur participation à la présence avancée renforcée.
Les auditions menées par vos rapporteurs ont permis de mieux les priorités de ces deux pays. Pour la Turquie, la menace ne vient pas de l’autre côté de la Mer noire mais de la frontière avec la Syrie et l’Irak. Ce pays est d’ailleurs militairement intervenu en Syrie contre Daech et ses représentants ont rappelé à vos rapporteurs le prix humain de cette intervention qu’ils considèrent comme une opération de protection des frontières de l’OTAN. En contrepartie de cette opération mais également de son investissement dans celles de l’Alliance, la Turquie attendait de ses alliés et de l’OTAN qu’ils la soutiennent dans la guerre qu’elle mène sur son sol contre des groupes qu’elle considère comme terroristes : le PKK et le YPD, deux organisations kurdes en lutte depuis des décennies contre l’armée turque et la politique de ce pays vis-à-vis des Kurdes. N’ayant pas obtenu le soutien qu’ils attendaient d’Alliés qui, bien au contraire, ont pu soutenir ou accueillir ces organisations sur leur territoire, les interlocuteurs turcs de vos rapporteurs n’ont pas caché leur déception et leur amertume.
À Athènes pas plus qu’à Ankara, la Russie, tout comme la Chine, ne sont pas des priorités. C’est bien la Turquie qui constitue le cœur des préoccupations sécuritaires grecques. Les différents interlocuteurs grecs auditionnés par vos rapporteurs ont tous souligné l’agressivité et les manœuvres de la Turquie, tout comme sa responsabilité dans la paralysie de la coopération UE-OTAN. Ils ont également insisté sur la spécificité de cette menace turque. Parce que la Turquie est membre de l’OTAN, la Grèce ne pourra demander l’application de l’article 5 en cas d’agression. Enfin, même le soutien à l’Ukraine semble dicter par la menace turque, la Grèce ne voulant pas d’un précédent d’une agression armée en Europe qui serait victorieuse.
Plusieurs personnalités grecques ont également insisté sur la menace que constituaient, pour la Grèce mais également pour l’OTAN, les migrations illégales, d’autant plus qu’elles peuvent être instrumentalisées par un État, comme ce fut le cas pour la Biélorussie contre la Finlande mais également par la Turquie, à sa frontière avec la Grèce. Ces migrations illégales sont présentées comme des nouveaux types « d’attaques hybrides » contre lesquelles l’OTAN pourrait, selon les Grecs, être mobilisée.
Comme l’a souligné l’une des personnalités auditionnées, « l’un des objectifs de la Turquie est d’importer sa vision du PKK et du YPD dans les documents OTAN et les y faire reconnaître tous deux comme menace terroriste […] Quant à la menace de déstabilisation migratoire, régulièrement évoquée par la Grèce et l’Italie, l’OTAN n’est pas considérée comme la mieux armée pour y faire face sauf quand elle est instrumentalisée par la Russie (frontière entre Biélorussie et Pologne ou frontière russo-finlandaise) ». Le défi majeur de la France sera donc de s'opposer à la fois aux tentatives d'importation des problématiques nationales de sécurité au sein de l'OTAN et à l'instrumentalisation de l'Alliance dans la lutte contre l'immigration illégale, une mission qui ne peut être militaire. Cette gageure est d'autant plus complexe que la France est engagée auprès de la Grèce et de Chypre, tandis que la Turquie occupe une position géostratégique essentielle et possède une influence notable au sein de l'OTAN. En effet, à l'instar de la France, forte de son armée d'emploi et de son autonomie de défense, la Turquie n'hésite pas à bloquer toute initiative contraire à ses intérêts.
D. Le défi d’une stratégie claire de la France vis-à-vis de l’Otan
1. Par son imprécision et ses lacunes, la RNS ne peut constituer une stratégie pour la France au sein de l’OTAN
Les développements qui précèdent ont mis en évidence les faiblesses de la RNS et d’un certain nombre de concepts qu’elle porte, à commencer par celui « d’allié exemplaire au sein de l’espace euro-atlantique ». Certes, la RNS donne quelques indications sur ce qu’il faut entendre par cette expression, en indiquant que notre pays assumera « son rôle au sein des structures militaires et des opérations » ainsi qu’une « position exigeante et visible ». Mais quel est ce rôle ? Quelle est cette position ?
Lors de leurs auditions, vos rapporteurs ont souvent demandé à leurs interlocuteurs comment ils comprenaient ce concept, suscitant des réactions pour le moins contrastées. Ainsi, M. Samir Battiss, chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique ainsi qu’à l’Institut d’études internationales de Montréal, a considéré cette expression « surprenante » s’agissant de la France. Selon sa compréhension, « si on est exemplaire, c’est qu’on est les meilleurs dans l’acceptation pour être le plus conforme à l’original. Autrement dit, être exemplaire, le plus souvent, signifie être en accord systématique avec les buts et les moyens fortement influencés (euphémisme) identifiés par et aux États-Unis »
M. Olivier Kempf s’est lui aussi interrogé sur le double sens de cette expression : être exemplaire, est-ce « avoir le petit doigt sur la couture du pantalon et dire amen à toutes les propositions de l’Alliance ? Ou, au contraire, débattre de ces propositions, les contester et être soi-même force de proposition ? Compte tenu de sa position singulière, la France a la possibilité et même le devoir d’être le trouble-fête de l’Alliance, de dire les choses que les autres pays ne peuvent pas dire ou n’osent pas dire mais sont bien contents, parfois, d’entendre quelqu’un le prononcer. Au final, ce sera à nous de fixer le sens du mot « exemplaire ».
Une autre définition de l’exemplarité est celle apportée par le général Jérôme Goisque, : « être un allié exemplaire, c’est se comporter comme un fournisseur de sécurité et non [comme un] consommateur de sécurité, comme certains alliés au sein de l’OTAN. Il faut « apporter » et non « prendre » dans l’esprit de l’article 3 du TAN qui stipule que « les parties, agissant individuellement et conjointement, d'une manière continue et effective, par le développement de leurs propres moyens et en se prêtant mutuellement assistance, maintiendront et accroîtront leur capacité individuelle et collective de résistance à une attaque armée ». Le général François-Marie Gougeon est allé dans le même sens en définissant l’exemplarité comme « le fait d’être transparent sur ses capacités, faire ce qu’on s’est engagé à faire et contribuer à la structure de forces ».
Avec cette dernière acception de l’exemplarité, il ne fait pas de doute que la France se considère aujourd’hui comme un allié exemplaire au sein de l’OTAN. La RNS ne lui fixe pas tant cet objectif qu’elle rappelle la situation présente, comme le montre l’emploi des termes « continuer », « conserver » ou « confirmer ». Mais qu’en est-il de la perception de nos alliés ? Refuser l’augmentation des dépenses communes ou la prise en compte de la menace chinoise, défendre farouchement l’autonomie stratégique de l’Union européenne, au risque de faire fuir les États-Unis, est-il, de leur point de vue, l’attitude d’un allié exemplaire ? Viser des dépenses militaires à hauteur de 2 % de son PIB, est-ce être exemplaire ou faut-il, comme d’autres alliés, allé au-delà ? D’ailleurs, si chacun est l’étalon de sa propre exemplarité, y a-t-il un allié qui, au sein de l’OTAN, ne se considère pas lui-même comme exemplaire ? En affirmant cette volonté d’exemplarité, il n’est pas sûr que la France ne les déçoive pas et, ainsi, nuise à ses intérêts au sein de l’Alliance.
Une autre faiblesse de la RNS et, au-delà, de la stratégie de la France vis-à-vis de l’OTAN, est la notion de « pilier européen », que la France se donne pour objectif de « renforcer ». Seulement, comme indiqué supra, ce pilier européen n’est jamais défini et les moyens de l’atteindre non plus. Vos rapporteurs ont, sur ce point également, interrogé leurs interlocuteurs et obtenu des réponses variées. Ainsi, l’un des hauts responsables français en charge de l’OTAN a défini la problématique du pilier européen comme suit : « comment valoriser l’identité européenne au sein d’une Alliance unitaire ? L’idée est qu’il y ait une voix européenne au sein de l’OTAN » ? Si on retient cette définition du pilier européen, on peut s’interroger sur la stratégie de la France pour le concrétiser, qui n’est présentée nulle part.
De même, s’agissant plus largement de la coopération UE-OTAN, il est frappant de constater que « si la France soutient une modernisation, un élargissement et un approfondissement du partenariat UE-OTAN », il n’est pas précisé pourquoi, ni comment, ni surtout, les actions qu’envisage notre pays pour lever l’obstacle turc, à supposer que ce soit possible.
Enfin, comme l’a souligné le général Jérôme Goisque, la RNS, pas plus d’ailleurs que les autres documents stratégiques ou les déclarations de haut responsable français, n’apporte de réponse à une question majeure : « celle de savoir quelle OTAN nous voulons ».
Savoir ce que nous voulons pour l’OTAN pose la question de savoir qui doit définir cette stratégie, puisqu’il ne s’agit pas de la RNS. Or, comme l’a confirmé à vos rapporteurs l’un des hauts responsables français en charge de l’OTAN, « la coordination entre les différents acteurs français impliqués dans l’OTAN peut laisser à désirer, avec seulement une ou deux réunions par an ». Pour l’amiral Luc Raynal également, « les différents acteurs ont tendance à fonctionner en silo ». L’absence de structuration des différents acteurs français – direction Affaires stratégiques du ministère des Affaires étrangères, direction générale des relations internationales et stratégiques du ministère des Armées, état-major des armées, DGA…, malgré la qualité et l’implication des personnels concernés, n’aide évidemment pas à la définition d’une stratégie cohérente, pas plus qu’à la cohérence de l’action de la France au sein de l’OTAN.
Le général Jérôme Goisque a donné un exemple de cette incohérence : « sur la question du flanc Sud, la France se distingue par ce que nos alliés considèrent comme une ambiguïté : d’un côté, elle souhaite que l’OTAN conserve une approche à 360 ° mais de l’autre, elle exprime sa réticence à ce que l’OTAN intervienne dans sa zone d’influence africaine ». Quant à M. Élie Tenenbaum, il a souligné « une forme de saupoudrage stratégique », dont souffre la France : « on est partout et nulle part, il faudrait faire des choix opérationnels forts que seule une véritable stratégie peut faire ».
2. Une absence de stratégie qui nuit aux relations de la France avec l’OTAN et à son influence en son sein
Parce que la France n’a pas de stratégie claire vis-à-vis de l’OTAN, les relations avec cette dernière prennent surtout la forme de « lignes rouges », principales manifestations de la position singulière de notre pays au sein de l’Alliance, souvent en opposition avec les positions de nos alliés. Comme l’a souligné M. Élie Tenenbaum, « la posture politique de la France n’a pas beaucoup changé par rapport à celle de l’ante réintégration. Elle se fonde sur un agenda très largement défensif : « elle bloque, elle dilue, elle fait durer ». Elle a donc une vision très stricte de ce que doit être l’Alliance : « est-ce bien le rôle de l’OTAN de se déployer ici ou là ? ». Le général Goisque, quant à lui, a reconnu que « nous n’avons pas une vision constructive et positive de ce que nous souhaitons ».
L’attitude négative de la France est perçue comme telle au sein de l’OTAN et ce, jusqu’au plus haut niveau. Ainsi, son Secrétaire général délégué, M. Mircea Geoană, a relevé, notamment, « l’insistance de la France à discuter des budgets de l’OTAN. À ses yeux, la France aurait davantage intérêt à évoquer de sa vision de l’OTAN, et de mettre en avant ses priorités pour l’Alliance ».
Comme l’a souligné le général Jérôme Goisque, « cela renforce la suspicion dont la France fait l’objet. N’ayant qu’une approche négative sans proposer une vision positive, nous sommes parfois soupçonnés d’avoir des arrière-pensées, voire d’avoir une stratégie de cheval de Troie dont le vrai objectif n’est pas l’OTAN mais autre chose ».
Cette « autre chose » n’est pas difficile à deviner, elle est de notoriété publique et la France l’affirme haut et fort dans la RNS : c’est l’Europe de la défense et son autonomie stratégique. Il est, de ce point de vue frappant de constater dans la RNS comment, au flou de la stratégie et des concepts appliqués à l’OTAN, répondent la clarté et la précision à la fois des objectifs et des moyens de notre pays vis-à-vis de l’Europe de la défense. La différence apparaît même, sans peut-être que ses rédacteurs en fussent forcément conscients, dans le choix des mots. Ainsi, s’il s’agit pour la France, au sein de l’OTAN, de « continuer », « conserver » ou « confirmer », autant de termes plus défensifs qu’enthousiastes, notre pays se voit comme un « moteur de l’autonomie stratégique européenne », usant à cette fin de mots tels que « renforcer », « développer », « avancée », « montée en puissance » … Ce même terme de « moteur » est bien appliqué à l’OTAN mais uniquement pour la coopération UE-OTAN qui représente, formellement, la moitié des paragraphes consacrés à l’OTAN par la RNS, et est actuellement bloquée, comme analysé supra…
Ce tropisme pour l’UE est lui aussi perçu comme tel par nos alliés et force est de connaître qu’il ne sert pas les intérêts de la France au sein de l’OTAN. M. Mircea Geoană a bien noté, lors de son audition, « la forte insistance de notre pays en faveur de l’Union européenne. L’UE certes est importante pour la France et pour l’OTAN, mais la mettre en exergue systématiquement n’était pas utile ni productif » et ne fait que renforcer les doutes qu’ont nos alliés sur la sincérité de l’engagement de la France dans l’Alliance.
Par conséquent, s’il est évoqué en dernier dans le présent rapport, le premier défi de la France au sein de l’OTAN devrait être, selon vos rapporteurs, l’élaboration d’une stratégie claire et cohérente vis-à-vis de l’OTAN, à laquelle leurs propositions entendent contribuer.
IV. Les objectifs que notre pays doit poursuivre au sein de l’Otan et les moyens de les atteindre
A. La position de M. Bastien Lachaud : La réintégration dans le commandement militaire intégré a fait perdre à la France sa voix singulière et son autonomie stratégique
1. La France a une stratégie illisible vis-à-vis de l’OTAN, ce qui rend son action contradictoire
Le retour de la France dans le commandement militaire intégré était un choix politique, sinon personnel, du président Sarkozy, comme le présent rapport l’a souligné, à la suite du rapport précité d’Hubert Védrine (voir supra), qui était manifeste derrière les arguments technico-opérationnels avancés. Il constituait d’abord et avant tout un « acte de foi atlantiste » et un pari politique, devant à la fois renforcer l’influence de notre pays au sein de l’OTAN mais également soutenir l’ambition française d’une Europe de la défense.
Force est de constater que le « pari » est raté. Notre pays ne pèse pas grand-chose dans une Alliance dont les principales évolutions sont, depuis le début, décidées par les États-Unis qui, à eux seuls, pèsent près de 70 % des dépenses militaires de l’Alliance.
Pour prix de notre réintégration dans le commandement intégré, la France a pu affecter plusieurs centaines d’officiers dans les structures de l’OTAN. La présence de nos officiers permet sans doute de faire valoir notre point de vue sur des aspects militaires ou techniques. Ainsi, la France a peut-être pu faire valoir ses positions, mais à la marge, et influer seulement sur tel ou tel point de détail. Mais les auditions ont montré que les Français occupent peu de postes de premier plan et en nombre très inférieur à ceux de nos principaux alliés. Ceux-ci ont été rappelés supra dans le présent rapport. Même le poste de commandant suprême Transformation ne doit pas faire illusion. Quelle que soit la grande qualité du général français qui l’occupe, ce poste est secondaire par rapport au poste de commandant suprême Opérations (SACEUR), tenu depuis la création de l’OTAN — cela va sans dire — par un général états-unien. Nous reviendrons sur ce point infra.
L’influence réelle de notre pays au sein de l’Alliance, c’est-à-dire l’influence politique, demeure inchangée par rapport à la réintégration. La France a pu dire non aux États-Unis en 2003, avant la réintégration. Si la France a une influence quelconque au sein de l’Alliance, c’est en raison de facteurs extérieurs à son action au sein de celle-ci, comme analysé supra : sa dissuasion autonome, son modèle d’armée complète et son expérience militaire. Si la réintégration ne nous apporte pas d’avantage politique décisif, elle est sans intérêt. Au contraire, ce pari cantonne la France à n’être aux yeux du monde qu’un faire-valoir des États-Unis et l’empêche de se faire entendre comme une puissance universaliste.
Mais même du point de vue des objectifs que la France se donne dans l’OTAN, la réintégration n’est pas un succès. La France se donne des objectifs contradictoires dans l’OTAN, elle ne peut donc qu’être illisible. Après avoir proposé l’autonomie stratégique européenne, sans aucun succès, elle plaide à présent pour un pilier européen de l’OTAN. Or, renforcer l’OTAN et créer une autonomie stratégique européenne sont deux objectifs antinomiques.
Ainsi, notre pays se dit pleinement engagé dans l’OTAN mais ne cesse de parler d’Europe de la défense, au point de susciter l’agacement de nos alliés, comme analysé supra. Le pilier européen de l’OTAN est lui aussi particulièrement flou, et ne suscite pas davantage d’adhésions qu’une fantasmatique Europe de la défense hors OTAN. Et il ne s’est trouvé personne, parmi tous les acteurs français impliqués dans l’OTAN, pour estimer que ce double discours fonctionnait.
Ainsi, l’Europe de la défense, idée déjà chaudement défendue par François Hollande, n’a été qu’une fable nuisible. Sur le plan des principes, la souveraineté appartenant au peuple, il devrait aller de soi que la défense est une prérogative qui ne peut être partagée au niveau de l’Union européenne. En effet, il n’existe pas un peuple européen mais des peuples européens, pas de Nation européenne mais des nations ayant chacune leur politique étrangère et de défense. L’idée « d’Europe de la défense » a donc des implications antidémocratiques très claires.
Notre réintégration dans le commandement militaire intégré devait contribuer à réaffirmer ce projet. La guerre en Ukraine a, si besoin en était, confirmé que l’OTAN constitue, pour tous les membres de l’OTAN qui sont également membres de l’Union européenne, l’Alpha et l’Oméga de leur politique de défense. L’Europe de la défense n’est, pour reprendre le terme de M. Olivier Kempf, qu’un « fantasme » qui n’existe que dans les discours du président de la République. Aucun pays européen n’en veut et personne n’accorde le moindre crédit à l’article 42§ 7 du traité de Lisbonne.
À tel point que pour essayer d’avancer dans ce domaine, le président Macron multiplie les interventions impromptues sur la dissuasion et sa volonté de la partager avec les autres pays européens en poussant la ligne au-delà de ce qui a toujours été la doctrine française. Cela conduirait indubitablement à un affaiblissement de notre indépendance. La dissuasion est souveraine et doit le rester.
Ces nouveaux éléments sont un pas de plus dans l’affaiblissement de notre doctrine de dissuasion nucléaire. En effet, dès 2012, notre pays, par la voix de son président François Hollande, a cédé aux desiderata des États-Unis lors du sommet de l’OTAN de Chicago, en donnant son accord pour la première phase du bouclier antimissile que les États-Unis veulent installer en Europe. Le Président Hollande avait accepté au motif qu’il aurait obtenu des assurances sur la dissuasion nucléaire française. Il avait estimé à cette époque que « la défense antimissile ne peut pas être un substitut à la dissuasion, mais un complément ». Votre rapporteur estime pour sa part que les inquiétudes relatives à la dissuasion française étaient légitimes, raison pour laquelle le président Hollande n’aurait pas dû céder. Il estime que les assurances qu’il a considéré avoir été données dans la déclaration finale du sommet n’en sont pas, ni pour le coût du projet, exorbitant, ni pour les bénéfices, minimes, que pourraient en retirer nos industriels. Les États-Unis avaient greffé l’OTAN à leur vieux projet pour conforter leur légitimité, et surtout pour faire financer par leurs alliés la relance de leur industrie. Surtout, l’idée même de bouclier antimissile sape notre doctrine de dissuasion. Si nous acceptons, en participant à ce bouclier, de penser que potentiellement la France pourrait être frappée par un missile nucléaire, c’est dire que nous estimons possible que notre force nucléaire ne soit pas suffisamment dissuasive pour prévenir toute attaque. Cela accrédite l’idée qu’il existe un palier intermédiaire de guerre nucléaire. Il y a donc une contradiction stratégique majeure entre une dissuasion nucléaire indépendante et la participation à un bouclier antimissile états-unien.
Il est donc impensable, pour votre rapporteur, que la France intègre le NPG. La France est et doit rester extérieure à ce groupe. Non seulement sa dissuasion est strictement autonome, contrairement à celle du Royaume-Uni, mais la doctrine française est très différente des autres pays de l’OTAN dotés, et doit le rester. En effet, la doctrine nucléaire otanienne entre dans le cadre de la riposte graduée. Au contraire, la doctrine française est, elle, strictement défensive. Intégrer le NPG serait achevé définitivement toute velléité d’autonomie stratégique nationale.
Le constat a été fait par vos deux rapporteurs de l’absence de stratégie de notre pays dans l’OTAN, la Revue nationale stratégique, par son imprécision et ses silences, ne pouvant en tenir lieu. Aucun document français ne définit de stratégie pour concrétiser le fameux pilier européen de l’OTAN qu’elle promeut de façon erratique. Elle veut renforcer la coopération UE-OTAN, mais comme relevé supra, elle n’a aucune idée de comment lever l’obstacle turc, à supposer que ce soit possible. À quoi bon, dans ce cas, en faire la promotion ?
La RNS est toutefois très révélatrice par les expressions choisies et, en particulier, celle d’« allié exemplaire », qui illustre, surtout, les contradictions de notre politique de défense officielle.
Nombre des personnalités auditionnées avaient leur propre définition de ce qu’est un « allié exemplaire », ce qui renforce l’impression que cette expression a surtout un intérêt performatif, puisque personne ne s’accorde sur ce que cela veut dire. Elle a au moins un double sens, rappelé par M. Olivier Kempf : « avoir le petit doigt sur la couture du pantalon et dire amen à toutes les propositions de l’Alliance ? Ou, au contraire, débattre de ces propositions, les contester et être soi-même force de proposition ? ».
Pour votre rapporteur, la présence même de l’expression « d’allié exemplaire » dans un document français est consternante. Elle dénote une volonté d’alignement atlantiste qui va beaucoup plus loin que la réintégration de 2009. Être exemplaire signifierait accepter toutes les règles et s’y conformer, c’est-à-dire obéir aux États-Unis. Comme l’a dit le chercheur Samir Battiss en audition : « être exemplaire, le plus souvent, signifie être en accord systématique avec les buts et les moyens “fortement influencés” (euphémisme) identifiés par et aux États-Unis. » Cela impliquerait donc un alignement atlantiste total. Être exemplaire, c’est se lier les deux mains aux États-Unis, et renoncer à toute objection. C’est sacrifier toute indépendance de notre pays.
Car être exemplaire aux yeux de nos alliés, à commencer par les États-Unis, signifie la fin de l’autonomie stratégique nationale. Par conséquent, être « exemplaire » acterait définitivement la fin du gaullo-mitterrandisme, déjà largement entamé par le retour dans le commandement militaire intégré. On ne peut être exemplaire dans une coalition sans sacrifier ce qui fait, justement, notre singularité : notre capacité à dire non. Nos intérêts nationaux seraient donc, par conséquent, nécessairement sacrifiés sur l’autel des intérêts de l’OTAN et du primus inter pares états-unien. Comme le confirme Samir Battiss : « On ne peut pas être exemplaire et singulier, l’exemplarité, c’est comme une photocopie conforme ». Alors que le candidat Macron avait affirmé vouloir renouer avec le gaullo-mitterrandisme, sa politique de défense est, en fait, totalement alignée sur les États-Unis. Elle s’est inscrite dans la continuité de Nicolas Sarkozy et de François Hollande.
Votre rapporteur estime, pour sa part, que la France ne doit pas être un allié exemplaire. Il estime que, tant qu’elle demeure dans l’Alliance, elle doit être une alliée fiable, ce qui n’est pas la même chose. C’est-à-dire qu’elle doit remplir ses engagements, mais garder les mains libres d’un point de vue stratégique et diplomatique.
Mais, selon votre rapporteur, la volonté affichée d’être exemplaire est d’autant plus incongrue que ce n’est pas ce que fait la France au sein de l’OTAN. La France n’est pas, et ne sera jamais, un allié exemplaire, parce que c’est contraire à ses intérêts nationaux. En conséquence, elle fait même le contraire, puisque la France est souvent le seul pays qui ose dire non aux États-Unis, ce que votre rapporteur approuve. Il s’interroge donc sur la finalité réelle d’affirmer cet objectif : à quoi bon prétendre être exemplaire si c’est pour faire le contraire ? Est-ce un acte de foi auquel nos alliés seraient priés de croire, alors qu’il est patent que la France fait le contraire de ce qu’elle dit ?
Il n’est donc pas possible de poursuivre, « en même temps », l’autonomie stratégique européenne et une implication « exemplaire » dans l’OTAN : ces deux stratégies sont intrinsèquement contradictoires, donc incompatibles. En cherchant à « ménager la chèvre et le chou », nous n’obtenons rien ni d’un côté ni de l’autre. Aucun de ces objectifs, être un « allié exemplaire » dans l’OTAN et affirmer de l’autonomie stratégique européenne, n’est atteignable, ni même clairement défini. Nous sommes en présence d’un « en même temps » qui pousse l’absurdité à ses sommets, puisque ni l’un ni l’autre ne sont possibles, et quand bien même ils le seraient séparément, ils sont contradictoires. La synthèse envisagée des deux, sous la forme d’un « pilier européen de l’OTAN » dont personne ne connaît le contenu et la portée, n’est que le dernier avatar d’une volonté du gouvernement français que la réalité ne cesse de démentir.
2. L’alignement atlantiste enterre l’autonomie stratégique française
Les partisans de la réintégration dans le commandement intégré de l’OTAN ont soutenu que cette position dans l’Alliance permettrait à nos industriels de l’armement de gagner des marchés, à la fois dans l’OTAN et auprès de nos alliés. Force est de reconnaître que ce n’est pas le cas. Espérer vendre davantage d’armes aux pays otaniens en étant exemplaires est au mieux illusoire, même à supposer qu’exporter des armes soit un objectif en soi.
En fait, notre BITD est sacrifiée au profit d’une illusoire BITD européenne qui, au travers des programmes européens et des coopérations intergouvernementales, permet à nos concurrents de piller le savoir-faire de nos entreprises.
Car sur le volet industriel du projet d’Europe de la défense, corollaire otanien, le bilan est également très problématique. Pour sauvegarder et renforcer un pseudo « couple franco-allemand » dont Berlin ne se soucie guère, Emmanuel Macron a tout cédé à l’Allemagne. Et les camouflets se sont succédé. La ministre de la Défense d’Angela Merkel, Annegret Kramp-Karrenbauer avait par exemple signifié crûment que l’objectif « d’autonomie stratégique » européenne constamment affiché par Emmanuel Macron était une « illusion ». Depuis, le changement de majorité au Bundestag n’a pas changé la donne. Les grands programmes industriels menés en coopération le sont au détriment de la France. Le programme d’avion du futur (SCAF) n’est pas mené entre égaux et les savoir-faire français sont mis en partage à des conditions qui ne sont pas satisfaisantes. Le programme de char du futur (MGCS) est une aubaine pour l’industrie métallurgique allemande. Alors que seul KNDS aurait dû profiter de ce contrat, les Allemands ont réussi à imposer la participation de Rheinmetall dans des conditions tout à fait injustes. Le programme d’avions de surveillance maritime (MAWS) a également été saboté par l’Allemagne, qui a pourtant fait croire durant des mois que le partenariat aboutirait. Votre rapporteur propose donc de mettre un terme aux programmes franco-allemands d’avions et de chars « du futur » (SCAF et MGCS) pour développer des projets français auxquels les nations éventuellement intéressées pourront prendre part dans des conditions mutuellement avantageuses. Il propose également de retirer la France du quartier général de la défense européenne.
À ce propos, votre rapporteur renvoie aux travaux rendus par ses collègues Thiériot et Larsonneur au sujet des coopérations avec l’Allemagne dont le moins qu’on puisse dire est que la plupart ont fini par se faire au détriment de la France.
Si Safran ou Thales ont pu bénéficier de certains marchés de l’OTAN, comme DCI, il n’en reste pas moins que tous nos alliés ou presque continuent à se fournir dans une large mesure, voire exclusivement, « sur étagère » auprès des entreprises états-uniennes. C’est particulièrement vrai pour les grands programmes structurants. Sur ce point, le retour dans le commandement militaire intégré n’a rien changé, même s’il nous permet d’influencer le processus de normalisation en évitant que les normes adoptées excluent d’emblée les matériels français. Mais ce que les normes ne font pas, les gouvernements européens le font, préférant consolider la garantie états-unienne par des achats de F-35, chars Abrams et autres systèmes antimissiles qu’acheter les matériels européens, sans même parler des matériels français. L’achat états-unien répond au moins autant, sinon plus, à un impératif technique d’interopérabilité qu’à une assurance politique donnée aux États-Unis.
Ainsi, la réintégration dans le commandement intégré de l’OTAN n’est pas un pari gagnant du point de vue de notre BITD. Pourtant, cette dernière est essentielle pour garantir notre autonomie stratégique.
Contradictoire avec une autonomie stratégique nationale, l’OTAN contamine en outre notre propre pensée stratégique en servant de courroie de transmission des concepts états-uniens. Car l’interopérabilité va plus loin que de simples normes techniques et procédures normalisées. L’OTAN produit une véritable interopérabilité doctrinale dont on parle très peu. Cela permet aux États-Unis d’influencer fortement la pensée et l’action militaire. Ainsi, des concepts tels que la révolution dans les affaires militaires, la guerre urbaine, ou la contre-insurrection ont très rapidement traversé l’Atlantique. L’origine états-unienne des concepts ne les rend pas, par nature, inopérants, encore faudrait-il pouvoir s’interroger sur leur pertinence pour la France.
La notion « d’Indopacifique » est à ce titre exemplaire. Ce concept n’est pas la banale dénomination géographique d’un espace situé entre les océans indien et pacifique. C’est un concept qui sous-tend une vision idéologique, initiée par le Japon, mais portée par les États-Unis dans sa rivalité avec la Chine. Il a été promu en continuité du « pivot asiatique » des États-Unis initié par l’administration Obama. L’administration Trump a ensuite élaboré une stratégie pour son action en Asie de l’Est nommée « Free and Open Indo-Pacific Strategy ». Le but des États-Unis est de fédérer une alliance pour s’opposer à la Chine d’un point de vue économique, politique et militaire. À la suite des États-Unis, de nombreux pays reprennent cette idée, y compris des États non présents dans la zone. Aujourd’hui, la notion d’Indopacifique est présentée comme une évidence géographique, alors que c’est un concept idéologique très construit dans le cadre de la rivalité sino-états-unienne. La France y a d’ailleurs subi un camouflet d’envergure en 2021 quand l’Australie, sous la pression directe de notre allié états-unien. L’Australie a brutalement rompu le « contrat du siècle », signé en 2016, prévoyant la vente de sous-marins français, au profit de sous-marins états-uniens et britanniques. Elle a annoncé la création de l’alliance AUKUS (Australia United Kingdom United States).
Avec le commandant suprême Transformation, la France est supposée disposer d’une position de premier plan au sein de l’organe qui, au sein de l’OTAN, élabore cette pensée stratégique. Sauf que si SACT est un général français, l’immense majorité de ses collaborateurs, eux, ne le sont pas. De surcroît, installé aux États-Unis sur une base de l’armée états-unienne, il baigne dans un système anglo-saxon. Il a été dit en audition que dans une administration de culture anglo-saxonne, la prise de décision est davantage collégiale que dans l’administration française où le directeur impose plus ses vues. Il n’y a donc pas de corrélation directe entre le nombre de postes occupés par des Français, et leur influence. Plus encore, comme il a pu être dit en audition, ACT est le moyen qu’ont les États-Unis de faire valoir leur façon de penser, et de donner leur tempo intellectuel et doctrinal. On pourrait même considérer que le fait que SACT soit un général français peut donner une caution française aux travaux de l’institution, sans pouvoir discerner ce qu’il y a de spécifiquement français dans ses productions doctrinales.
Plus largement, l’effet de structure est très puissant, et produit un alignement atlantiste presque mécaniquement. L’habitude de faire avec les États-Unis, d’agir en permanence en coalition rend très difficile d’imaginer agir seul. Comme l’a dit un ancien major général de la marine « l’indépendance, c’est l’ambition de la solitude ». Il faut savoir penser autrement que l’OTAN pour même comprendre ce que l’atlantisme signifie. Pour tous les autres, être atlantiste est une posture naturelle. Ce n’était pas notre cas. Mais il ne fait pas de doute qu’à mesure que nos officiers les plus brillants seront envoyés « s’acculturer » à l’OTAN, cela aura des conséquences sur l’ensemble de nos armées. À terme, c’est toute possibilité d’une pensée stratégique autonome qui sera remise en cause, avant de disparaître complètement, remplacée par une pensée otanienne alignée sur celle des États-Unis, avec l’assentiment de tous nos alliés.
Par ailleurs, la participation à l’OTAN a des implications antidémocratiques dans notre pays. En effet, les missions Aigle et Lynx ont été décidées sous le statut de « missions opérationnelles » et non d’« opérations extérieures » (OPEX). Ce qui a pour conséquences, entre autres choses, que le Parlement n’a pas été saisi pour leur prolongation au-delà de 4 mois, comme le prévoit la constitution pour les interventions des forces armées à l’étranger. Ce statut spécifique, qui n’a jamais été voté par le Parlement, prive la représentation nationale de débat et de décision démocratiques.
Enfin, le discrédit de l’OTAN s’étend désormais à la France, avec la réintégration dans le commandement intégré et son alignement atlantiste. Son ancienne « voix singulière » s’est dissoute dans l’Alliance et est illisible à l’international, quand bien même la France s’opposerait ponctuellement aux vues des États-Unis. Avec la réintégration, dans le moins mauvais des cas, la France s’est liée un peu plus les mains par association, au pire, elle est amalgamée et perçue comme une nation suiviste et atlantiste.
La France n’a rien gagné à retourner dans le commandement militaire intégré et, bien plus, elle a perdu le crédit que sa position antérieure lui avait apporté. En quittant celui-ci en 1966, la France affirmait sa singularité dans un monde bipolaire, ambitionnant un rôle dit de « puissance d’équilibre ». Les atlantistes, dont les arguments n’ont pas évolué depuis, avaient garanti l’affaiblissement de notre pays. Au contraire, la diplomatie non alignée qui s’en est suivie lui a permis de voir son influence progresser. Si l’expression « puissance d’équilibre » est contestable, elle avait du moins plus de consistance qu’aujourd’hui. Pourtant, contre toute réalité, la RNS continue d’en faire usage.
Or, il n’y a pas d’équilibre possible lorsqu’on est pleinement engagé dans une alliance militaire permanente intégrée qui désigne les ennemis et entraîne contre eux tous ses membres. L’OTAN l’a fait en Afghanistan puis en Libye et, avant cela, au Kosovo, hors de toute légitimité internationale pour cette dernière intervention. L’échec total de l’intervention en Afghanistan, auquel s’ajoutent les conséquences désastreuses de la guerre en Libye — celle-ci a terriblement déstabilisé la région et accéléré les processus violents en Afrique subsaharienne — ont eu pour résultat de discréditer l’OTAN et notre pays avec elle. Pire, comme il a pu être dit en audition, les erreurs de l’OTAN sont autant d’arguments fournis à ses adversaires. Ainsi, l’OTAN a grandement contribué à l’affaiblissement politique de l’ONU, en allant bien au-delà de la résolution prise concernant la Libye. Il a été dit en audition que sur le terrain diplomatique et de manière plus large, la France suscite de plus en plus de défiance dans le monde « hors OTAN ». S’il n’est pas possible de voir dans cette défiance un effet direct de la réintégration dans le commandement intégré, il n’en reste pas moins que cela y a certainement contribué.
Il est d’autant plus paradoxal de se mettre à la remorque des États-Unis que ces derniers sont loin d’avoir été des alliés « exemplaires » à l’égard de la France, et c’est le moins qu’on puisse dire. Après le refus en 2003 de la France de s’embarquer dans la guerre en Irak, la France a subi des mesures de rétorsion de grande ampleur de la part des États-Unis. Henri Bentégeat, alors chef d’état-major de nos armées (de 2002 à 2006), a expliqué que les États-Unis ont décidé dès le mois de mars 2003, d’un embargo sur toutes les pièces détachées, de rechange d’origine états-unienne qui étaient à destination des armées françaises. À cette époque, 97 % des armements en service dans nos armées étaient français ou européens. L’impact de ces mesures a finalement été plus mesuré que ce que les États-uniens espéraient. Toutefois, sur un domaine précis et crucial, à savoir les catapultes du porte-avions, il n’y avait pas de solution alternative. En conséquence, l’absence de pièces de rechange états-uniennes pouvait, à échéance d’une année, empêcher aux avions de décoller ou d’atterrir du porte-avions, donc à neutraliser notre porte-avions. Aussi, votre rapporteur estime que notre pays serait bien avisé de se rappeler que notre autonomie stratégique repose sur notre capacité à ne compter que sur nos propres forces et nos propres capacités industrielles. Il rappelle que tout ce que nous confions à nos alliés peut nous faire défaut à tout moment, et surtout les plus cruciaux, ceux auxquels il faudrait, au contraire, avoir la capacité de s’opposer.
L’autonomie stratégique de notre pays est d’autant plus menacée par l’allié états-unien que celui-ci a, depuis, pris le contrôle de certains de nos fleurons industriels stratégiques, notamment Alstom, à la suite d’une guerre économique aussi déloyale que sans merci. Votre rapporteur rappelle à ce propos ses conclusions de la commission d’enquête chargée d’examiner les décisions de l’État en matière de politique industrielle, au regard des fusions d’entreprises intervenues récemment, notamment dans les cas d’Alstom, d’Alcatel et de STX, ainsi que les moyens susceptibles de protéger nos fleurons industriels nationaux dans un contexte commercial mondialisé, présidée par Olivier Marleix, dont votre rapporteur était secrétaire. Il rappelle à cette occasion que dans l’affaire Alstom plusieurs phénomènes ont concouru à faire advenir un pareil désastre économique, industriel et moral. Avant la vente, ce sont l’action de la direction, la pression du Department of Justice, les divergences au sommet de l’État, l’idéologie libre-échangiste qui prévaut au sein de l’UE et parmi les élites économiques et administratives françaises et européennes. Avant et après la vente, ce sont la négligence et l’absence de vision des responsables politiques, l’oubli des intérêts vitaux de la nation et l’occultation de l’impérative transition écologique, la naïveté à l’égard des États-Unis ; la gouvernance désastreuse d’entreprises dont l’actionnariat n’a plus aucun souci de la production ; la substitution des financiers aux ingénieurs dans la conduite des groupes industriels ; le sous-recrutement de l’administration dans le domaine du contrôle des investissements étrangers et la complaisance d’une partie de la haute fonction publique à l’égard du secteur privé.
Ce désastre a d’autant plus de conséquences que Alstom a conçu nombre de pièces importantes pour notre marine nationale, en particulier des éléments du turboréducteur du porte-avions. Avec la perte d’Alstom énergie, c’est la capacité à produire nationalement ces turbines qui a disparu. Tout un pan de notre autonomie stratégique militaire en est d’autant plus menacé, relativement à ce qui s’était produit en 2003.
Cette affaire n’est pas la seule qui devrait conduire la France à davantage de prudence vis-à-vis de l’allié états-unien, donc de l’OTAN. En effet, il a été révélé par le site WikiLeaks que les États-Unis ont espionné 3 présidents de la République française, Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy et François Hollande entre 2006 et 2012. Ces faits sont d’une gravité extrême. Ils montrent que les États-Unis n’ont pas d’amis, ils n’ont que des ennemis ou des vassaux, et ont toujours agi pour préserver leurs intérêts en premier lieu, et n’hésitent pas à commettre des actes inacceptables y compris sur leurs propres alliés.
Malgré ces éléments accablants, loin d’être singulière, comme elle se plaît à le croire, la France est désormais un allié atlantiste comme les autres, perçue comme tel et associée à tous les échecs de l’OTAN.
Face à ce constat, la seule décision raisonnable serait de quitter immédiatement le commandement militaire intégré.
C’est d’autant plus urgent que le pivotement des intérêts stratégiques états-uniens vers l’Indopacifique est pensé comme définitif — les auditions de responsables états-uniens étaient sans appel. Cela ne laisse aucun doute sur la volonté des États-Unis de mobiliser tous les éléments de leur superpuissance à ce dessein, y compris, à terme, leurs alliés. C’est déjà un fait sur le plan économique, avec les pressions états-uniennes sur les entreprises européennes afin qu’elles cessent de vendre des produits sensibles à leurs clients chinois. La lutte des États-Unis d’Amérique, dépassés économiquement par la Chine, pour préserver leur domination, est donc une des principales menaces pour la paix. Cette domination repose sur un maillage de 700 bases militaires et apparentées dans le monde. Elle est maintenue par un budget de défense proche de 730 milliards de dollars en 2020, contre environ 200 milliards pour la Chine. Elle tient également par le dollar, qui demeure la première monnaie mondiale d’échange et de réserve. Les États-Unis d’Amérique utilisent ce privilège exorbitant en s’endettant aux dépens du reste du monde pour relancer leur économie. Ou en imposant leurs vues au moyen de sanctions extraterritoriales, dont le dollar est un outil central. Mais sa valeur repose sur la croyance que ses détenteurs placent dans cette monnaie, pas sur l’économie productive états-unienne dont il est déconnecté. La décision de certains pays de s’éloigner du dollar pour leurs échanges inquiète les États-Unis.
Votre rapporteur souhaite rompre avec le choix d’alignement sur les États-Unis qu’implique le concept « d’indopacifique ». Puissance de l’océan Indien et de l’océan Pacifique, la France doit y défendre ses propres intérêts, et ne se mettre à la remorque d’aucune superpuissance.
Nous avons là un exemple typique de la façon dont un cadre d’analyse états-unien s’impose à la France : la posture de gendarme du monde et la marginalisation de nos intérêts singuliers. La France en est à s’opposer à l’ouverture d’un bureau de l’OTAN au Japon, alors que ce pays est manifestement très loin de l’espace euroatlantique.
Comme nous l’avons noté précédemment, un haut responsable d’un pays européen nous a affirmé que certains pays « n’excluent pas une transaction : considérer la Chine parmi les menaces auxquelles fait face l’Alliance serait le prix à payer pour conserver un intérêt (et un investissement) américain dans l’Alliance ». La Lituanie par exemple a commencé à remettre en question la politique d’une seule Chine. Autre exemple plus ancien, la Pologne s’est dite prête en 2018 à payer l’installation d’une base états-unienne sur son sol pour 2 milliards de dollars par an, offre que le président Trump avait affirmé étudier très sérieusement. C’est en réalité un tribut que ce pays proposait de payer, pour disposer d’une garnison assurant la pax americana sur le sol européen.
Si la confrontation avec la Chine devenait militaire, il est vain de croire que nos alliés, qui dépendent des États-Unis pour leur sécurité, pourraient y résister. En 2003, nous avons pu dire non à la guerre en Irak. Mais si nous persistions dans l’idée d’être un membre « exemplaire » de l’OTAN, nous ne pourrions échapper à un engagement dans une guerre qui pourtant n’est pas la nôtre, pour la défense d’intérêts qui ne sont pas les nôtres.
Pour autant, c’est bien du commandement militaire intégré que votre rapporteur souhaite que la France se retire immédiatement, et non de l’Alliance elle-même. Il s’agit pour votre rapporteur de renouer avec l’ambition qui était celle du général de Gaulle en 1966 : concilier l’indépendance nationale et la solidarité avec nos alliés puisque toujours membre de l’OTAN, la France restera engagée auprès d’eux via la clause de défense mutuelle de l’article 5 du TAN. La France doit tenir sa parole, il en va de sa crédibilité, elle ne peut quitter l’alliance en tant que telle immédiatement.
En revanche, sitôt que les circonstances le permettront, votre rapporteur souhaite que la France se retire de l’OTAN et recouvre sa pleine indépendance. Il souhaite également que son corollaire, « l’Europe de la défense », soit abandonné.
4. Agir pour la paix hors de l’OTAN
Le capitalisme vit de la compétition et cette compétition dégénère en destruction de la nature et destruction des hommes, la guerre. Il est indispensable de réduire l’espace de la compétition marchande pour lui substituer la coopération pacifique. Cela ne se décrète pas. Il faut donc nouer des partenariats avec ceux qui le veulent. Et pour y parvenir, il faut être capable de se défendre et crédible, mais il faut également être indépendant, et capable de ne pas s’aligner.
Seule alliance militaire intégrée au monde, l’OTAN est un outil d’inféodation aux États-Unis d’Amérique. Elle aurait dû être dissoute à la fin de la guerre froide. Au contraire, elle n’a fait depuis qu’étendre son action avec des résultats néfastes pour la paix et notre sécurité provoquant des tensions et de la méfiance. Elle a été au cœur de la « guerre globale contre le terrorisme » qui a commencé par les désastreuses interventions en Afghanistan et en Irak. Désormais, l’OTAN menace la Chine. Il est possible et nécessaire d’en sortir, pour promouvoir en toute indépendance la paix et la coopération.
Toutefois, l’indépendance est le contraire de l’isolement. En sortant du carcan atlantiste, la France ne sera pas isolée mais non alignée. La rupture avec la condescendance du « camp occidental » accroîtra la portée de ses messages. Cette démarche pacifique est impossible quand on s’enferme dans un camp ou un autre.
C’est la condition du redéploiement de son action internationale. La France est présente sur le continent européen et elle continuera, en tant que nation, à coopérer avec les pays qui partageront ses principes d’affirmation de la paix, de la primauté du droit international, et de l’intérêt général humain. Cette coopération ne se fera plus dans le cadre de l’OTAN mais dans celui d’accords bilatéraux de sécurité et de défense, comme celui que la France a signé en 2021 avec la Grèce.
En Europe, votre rapporteur souhaite limiter nos coopérations stratégiques aux pays ayant des centres et des aires d’intérêt commun, en particulier au service de la paix, ou aux projets augmentant notre autonomie stratégique. Il refuse de sacrifier quoi que ce soit à une soi-disant Europe de la défense qui a toujours été pensée comme un relais local de l’Alliance atlantique. Il propose également de réinvestir des forums de discussion sous-employés tels que l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE).
Son économie, sa souveraineté militaire, son réseau diplomatique, sa géographie et, surtout, son rayonnement scientifique et culturel font de la France une puissance mondiale. Quitter l’OTAN ne veut pas dire que nous arrêterons d’avoir de bonnes relations avec ses membres, dont les États-Unis. Mais ces relations devront être d’égal à égal.
La configuration dangereuse qui caractérise le monde actuel appelle pour la France une politique fondée sur l’indépendance, autre nom de la souveraineté et condition de la liberté, et mettant les moyens de la puissance au service de l’intérêt général du peuple humain. Seules l’entraide et la coopération internationales peuvent endiguer les menaces qui pèsent sur l’humanité.
Appuyée sur son expérience et une vision généreuse, la France doit devenir une puissance pivot autour et avec laquelle peuvent se former des coalitions internationales. Elle doit agir en faveur de grands projets scientifiques, de développement, de lutte contre la crise climatique et pour la protection de l’environnement, et capables de rompre avec le statu quo que tentent d’imposer les superpuissances.
Dans cette bataille où l’intérêt national rencontre l’intérêt général humain, la francophonie pourrait avoir un rôle central. La francophonie populaire offre l’opportunité de construire avec les peuples, notamment africains, une relation libérée des restes du colonialisme. Votre rapporteur propose en outre de mobiliser les centres spatiaux universitaires existants afin de créer une université internationale francophone des métiers de l’espace. L’espace est un outil pour répondre à la crise écologique. Il est mobilisateur et crédible compte tenu des aspirations exprimées par exemple dans le programme « Espace 2030 » voté en octobre 2021 par l’Assemblée générale des Nations unies.
Ce redéploiement de l’action internationale de la France pourrait se faire dans plusieurs espaces stratégiques. Les pays du petit bassin méditerranéen, partenaires naturels de coopération puisque nous partageons ensemble un écosystème fragile.
Les États dits « émergents » du Sud, en Amérique latine, en Asie, dans l’océan Indien, sont les voisins de la France d’outre-mer avec lesquels nous pouvons approfondir des coopérations. Notre pays dispose de frontières terrestres ou maritimes sur tous les continents. Sa plus longue frontière terrestre est avec le Brésil. Sa plus longue frontière maritime avec l’Australie. Son régime politique, la République, repose sur l’idée d’universalité des droits. Il est intrinsèquement universaliste et donc internationaliste. Notre pays a vocation à renforcer ses coopérations avec les puissances d’Afrique, d’Asie, d’Amérique du Sud et d’Océanie. Ces dernières sont les voisins immédiats d’une France d’outre-mer qui demande à être prise en compte et constitue un formidable atout stratégique pour notre pays.
Votre rapporteur propose de rejoindre les coopérations régionales : la Communauté d’États latino-américains et caraïbes (CELAC) pour les Antilles et la Guyane française, l’Union africaine pour Mayotte ; de rejoindre la Communauté de développement de l’Afrique australe (CDAA) et de participer activement à l’Association des États riverains de l’océan Indien (IORA) pour La Réunion.
Les conflictualités de tous types doivent y être mises en discussion et réglées avant de dégénérer en guerres. À rebours de l’enfermement dans la diplomatie de clubs oligarchiques symbolisée par le poids des G7, G20, OCDE, OMC, Banque mondiale, la France doit œuvrer au retour en force de l’ONU.
Quelles que soient ses imperfections, l’ONU est la seule organisation universelle reconnaissant l’égalité entre États et entre peuples, donc la seule instance légitime à œuvrer à la sécurité collective, et à produire un droit global. Face à l’aggravation des tensions internationales, les motifs de conflit de tous types doivent y être mis en discussion.
Votre rapporteur propose de mettre des moyens à la disposition de la formation d’une force militaire onusienne permanente, et de faire vivre le comité d’état-major de l’ONU pour commander les opérations de maintien de la paix.
B. La position de Mme Anne Genetet : stratégie, crédibilité, anticipation, la France opportunité pour l’Otan et l’Otan opportunité pour la France
Défendre la France au 21ème siècle, son territoire, ses intérêts et sa population, ne peut reposer que sur une coalition car celle-ci, comme l’a rappelé le chef d’état-major des armées, « produit les effets les plus puissants ». Qu’on s’en désole ou non, c’est un fait que la France seule ne peut pas assurer la défense de ses territoires ultramarins. La France seule ne peut pas lutter contre le crime cyber. La France seule ne peut pas déjouer toutes les attaques informationnelles. La France seule ne peut pas prévenir tous les attentats qui la visent. La France seule ne peut pas assurer la liberté de circulation maritime sur l’ensemble des mers du globe. La France seule ne peut pas intercepter tous les missiles qui viseraient son territoire. La France, certes, possède l’arme ultime, l’arme nucléaire, et bénéficie de la dissuasion que cette possession entraîne. Mais cela suffit-il aujourd’hui ? Les diverses agressions de la Russie, conventionnelle en l’Ukraine et informationnelle ou cyber dans notre pays, démontrent que rien n’est moins sûr
La guerre du 21ème siècle ne saurait être ni observée ni encore moins préparée avec les lunettes du 20ème siècle : comme l’avaient prédit un général et un haut fonctionnaire chinois, Qiao Liang et Wang Xiangsui, dans leur ouvrage « La guerre hors limites » (1999), elle est et sera désormais multi-champs, multi-domaines, privilégiant l’action en coalition pour en démultiplier les effets. L’avenir leur a donné raison
Face aux menaces auxquelles est confronté notre pays et aux métamorphoses de la guerre, face à un avenir géostratégique plus incertain que jamais, c’est l’OTAN qui apporte une garantie incontournable, en démultipliant la puissance de nos armées sans remettre en cause notre indépendance. Votre rapporteure en est convaincue. C’est en investissant l’OTAN et en développant la “culture OTAN” dans notre pays que la France sera en mesure de défendre au mieux ses intérêts, y compris l’autonomie stratégique européenne à travers l’affirmation d’un véritable pilier européen de défense. Cet investissement doit cependant s’inscrire dans le temps long et reposer sur une véritable stratégie aux objectifs précis, à laquelle les propositions qui suivent entendent contribuer.
1. Objectif de court terme : Construire une stratégie dans l’OTAN conjuguant la défense de nos intérêts et la nécessaire solidarité avec nos alliés
Les auditions menées par la mission d’information ont convaincu votre rapporteure que l’OTAN, dans notre pays, est un impensé stratégique. Certes, la Revue nationale stratégique aborde le sujet de la relation de la France à l’OTAN dans son objectif numéro 5 mais avec, force est de le reconnaître, une imprécision et une distanciation qui transparaissent dans le vocabulaire même qui est utilisé, surtout en comparaison avec l’enthousiasme mis à promouvoir l’Europe de la défense (voir supra). La France affirme vouloir « conserver une place singulière », « continuer à contribuer pleinement à l’ensemble des missions de l’Alliance », être « exigeante et visible », mais ne se voit pas comme moteur, sauf de la coopération OTAN-UE. Ce faisant, elle montre que, 15 ans après son retour dans le commandement intégré, elle ne s’est toujours pas approprié l’Alliance, pas plus qu’elle ne la considère comme un élément essentiel de sa politique de défense.
Conséquence de cet impensé stratégique, notre pays n’a pas de stratégie dans l’OTAN, pas plus que les acteurs français impliqués dans celle-ci ne sont structurés. Comme l’a souligné l’amiral Raynal, ces derniers « fonctionnent en silos ». Notre influence dans l’Alliance en souffre forcément, à la fois parce que nos objectifs ne sont pas définis, pas plus que les moyens de les atteindre, mais également parce que nos alliés voient bien que l’OTAN ne constitue, pour la France, qu’un « second choix » par rapport à l’Union européenne et à son autonomie stratégique. Or, pour nombre de nos alliés européens, l’OTAN n’est pas un choix mais une nécessité existentielle et ils jugent l’article 42§7 du traité de l’Union européenne non-substituable à la garantie de sécurité américaine.
Pour votre rapporteure, le contexte géostratégique et les menaces qui pèsent sur l’espace euro-atlantique confèrent à l’OTAN aujourd’hui pour notre pays et nos alliés une importance sans doute jamais égalée et a priori pour encore longtemps. Il est donc essentiel de mettre par écrit quelle est notre vision de l’OTAN et quels sont nos objectifs au sein de l’Alliance, répondant ainsi aux questions laissées sans réponse par la RNS, tout en rompant avec l'ambiguïté de l’antienne de l’indépendance nationale. Il faut donner à l’OTAN toute la place qui doit être la sienne dans notre politique de défense et assumer que la défense de notre pays se fera, comme celle de tous nos alliés européens, desquels nous sommes solidaires, en coalition.
Cette stratégie, dont l’élaboration devra impliquer l’ensemble des acteurs français concernés par l’OTAN, ne se contentera pas de rappeler nos lignes rouges, déjà bien connues de tous, ainsi que nos intérêts (coopération UE-OTAN, résilience démocratique, interopérabilité…) au sein de l’OTAN. Elle devra être positive, porter une vision et, finalement, montrer l’appropriation par la France de l’Alliance, qu’elle gagnerait à qualifier de « notre Alliance ». Elle montrerait de manière incontestable que l’OTAN et l’implication de la France en son sein sont dans l’intérêt de notre pays et de ses armées.
Une telle stratégie contribuerait à mettre un terme, si elle est correctement appliquée, aux doutes sur la sincérité de l’engagement de la France dans l’OTAN et, de ce fait, à la suspicion dont notre pays fait l’objet, attitude qui contribuerait sans aucun doute à renforcer son influence. Pour cela, notre pays devrait aussi adapter son comportement au sein de l’Alliance, en étant plus attentif aux besoins de nos alliés et de la place essentielle qu’a l’OTAN dans leur politique de défense aujourd’hui. Notamment en choisissant avec parcimonie les quelques discours ou documents de l’OTAN dans lesquels la mention de l’Union européenne serait la plus pertinente et impactante plutôt que de la citer systématiquement. Comme l’a souligné le Secrétaire général délégué de l’OTAN, déjà cité, « l’UE certes est importante pour la France et pour l’OTAN, mais la mettre en exergue systématiquement n’était pas utile ni productif ». M. Mircea Geoana n’est pas le seul à avoir formulé cette critique et si elle veut être crédible, la France doit en tenir compte
De même, s’agissant de l’autonomie stratégique européenne, il faut cesser de la mettre systématiquement en avant : elle est un fort irritant, voire un repoussoir et décrédibilise nos efforts pour promouvoir le potentiel européen. L’engagement européen de la France, notamment au sein de l’OTAN, reste naturellement fondamental pour votre rapporteure mais il serait préférable de choisir avec soin et en cohérence avec une véritable stratégie, les temps, instances, projets au sein desquels cet engagement ne saurait être ignoré. L’Alliance n’est définitivement pas le meilleur endroit pour agiter telle une obsession l’étendard de l’autonomie stratégique européenne, bien au contraire et s’il fallait une preuve des conséquences négatives de l’absence de stratégie et de coordination de nos acteurs, on ne saurait en trouver de meilleure. Les auditions ont, par ailleurs, montré de manière incontestable que pour convaincre ses alliés de s’engager sur la voie de l’autonomie stratégique européenne, notre pays doit d’abord être convaincant dans son engagement dans l’OTAN, structure qui aujourd’hui incarne mieux que l’Union européenne la solidarité des Européens face à une menace existentielle.
Une telle stratégie, si elle a une portée externe, a aussi une portée interne en ce qu’elle définira des objectifs assortis, le cas échéant, d’indicateurs à destination des acteurs français impliqués dans l’OTAN : par exemple, le nombre de postes A5, A6 ou A7 détenus par des Français, les exercices auxquels nos armées ont participé ou le nombre de marchés de l’OTAN ou d’un allié gagnés par les entreprises françaises. Elle présentera également la stratégie mise en place par la France pour gagner de l’influence au sein de l’OTAN, notamment l’objectif d’augmentation du nombre d’officiers français au sein de l’OTAN ou des moyens de la RP, la constitution d’un vivier de candidats pour les postes ouverts à la compétition ou la valorisation des carrières d’officiers français de retour d’une affectation à l’OTAN.
La place de la direction générale de l’armement (DGA) doit également faire l’objet d’une attention particulière. Elle peut être qualifiée aujourd'hui de « belle endormie » : belle parce que ses personnels ont un profil unique et unanimement reconnu par nos alliés en raison de leur double formation ingénieur et militaire. Mais endormie, car, alors même qu’ils sont en principe les chevilles ouvrières de l’influence française en matière de transformation et d’innovation technologique, ils n’ont pas de feuille de route et aucun outil n’existe pour mesurer leur impact. Aussi, en réponse aux appels lors des auditions à une augmentation de leur nombre au sein de l’Alliance, votre rapporteure suggère que soit systématiquement précisé le périmètre de leur mission assorti d’indicateurs, en cohérence avec la stratégie choisie.
Cette stratégie d’influence doit être assumée et le sera d’autant plus facilement que l’influence de la France sera perçue, par nos alliés, comme étant d’abord et avant tout au bénéfice de l’OTAN. Le pilotage de la stratégie gagnera à s’appuyer sur des outils à la hauteur de nos ambitions et notamment sur une coordination renforcée entre les ministères de tutelle, ministère des Armées et du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
La stratégie française de l’OTAN serait évidemment publique et devrait faire l’objet de publicité auprès de nos armées, de nos diplomates et plus largement de l’ensemble des ministères. La représentation nationale doit naturellement y être associée et cette stratégie pourrait utilement faire l’objet d’un débat à l’Assemblée nationale qui gagnerait, par ailleurs, à disposer de plus amples informations, notamment financières, sur l’investissement de la France dans l’OTAN. La diffusion devra se faire également auprès de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN ainsi que des autres organes de l’OTAN. Ces débats et cette publicité participeront à développer la « culture OTAN » dans notre pays, culture qui lui fait largement défaut, que ce soit au niveau de ses responsables politiques et administratifs, de son tissu économique ou académique et de la population en général (voir infra).
2. Objectif de moyen terme : renforcer la crédibilité de la France au sein de l’OTAN en capitalisant sur nos atouts
L’adoption de la stratégie précitée concourt, par elle-même, à renforcer la crédibilité de la France au sein de l’OTAN mais la France peut et doit aller plus loin. En effet, notre pays bénéficie aujourd’hui d’une forte crédibilité au sein de l’OTAN, fondée sur des moyens qui sont extérieurs à l’Alliance : armée complète et d’emploi, possédant une longue expérience opérationnelle, dissuasion autonome, entreprises de défense de taille mondiale et capacité doctrinale de haut niveau.
Cette crédibilité est toutefois amoindrie par la suspicion persistante dont notre pays fait l’objet. Certes, l’engagement de la France comme nation-cadre en Roumanie a été unanimement salué par nos alliés, notamment à l’Est, mais il n’efface pas le « passif » de décennies d’isolement hors du commandement militaire intégré, pas plus que le sous-investissement de la France dans l’OTAN en termes de militaires affectés, sans parler de la promotion trop souvent inappropriée de l’Union européenne
En outre, si notre pays se distingue par ses capacités militaires, rappelées supra, celles-ci sont par nature précaires, dépendant de notre volonté de continuer à investir massivement dans la défense, mais également relatives, car appréciées en comparaison avec celles de nos alliés. Or, si notre Loi de Programmation Militaire 2023-2030 engage un montant record de 413 milliards d’euros, l’accroissement de nos capacités ne touchera pas de la même manière tous les segments, le choix de préserver la cohérence de nos armées ayant été fait au détriment de la masse
Or, un certain nombre de nos alliés, dont l’augmentation de l’effort de défense est proportionnellement plus importante que le nôtre, ont privilégié le renforcement de la masse. Ainsi en est-il de la Pologne qui disposera, d’ici la fin de la décennie, de 1 000 chars lourds coréens K2, en plus des 250 chars Abrams américains (auxquels s’ajoutent 116 chars Abrams d’occasion acquis en 2023). En comparaison, en 2030, notre pays ne pourra aligner que 160 chars Leclerc rénovés. La Pologne consacre aujourd’hui 4 % de son PIB à la défense tandis que le Royaume-Uni a annoncé vouloir porter son effort à 2,5 % du PIB. Quant à l’Allemagne, qui depuis presque trois décennies plafonnait ses dépenses de défense à 1,5 % de son PIB, dépassera les 2 % en 2024, soit 71,8 milliards d’euros, contre 47,2 milliards d’euros pour notre pays (hors pensions).
Certes, l’argent ne fait pas tout en matière de défense mais notre pays ne pourra tenir son rang ni au sein de l’OTAN, ni dans un contexte européen, s’il ne poursuit pas lui aussi massivement son effort de réarmement. Non seulement la trajectoire budgétaire de la LPM devra être rigoureusement respectée mais notre pays, s’il veut préserver sa crédibilité militaire à moyen terme, devra envisager un effort supplémentaire pour atteindre les 3 % du PIB à l’horizon 2030. Quant à l’autre critère de la charte de l’Alliance que sont les 20 % des dépenses de défense consacrés à l’investissement et l’innovation, il devra absolument être maintenu dans la durée, au-delà des dépenses actuelles importantes et nécessaires de renouvellement des équipements de la dissuasion, prévues par la LPM.
La crédibilité de notre pays au sein de l’OTAN est également liée au soutien qu’il apporte à l’Ukraine. Mesuré selon les classements internationaux, dont celui de l’Institut de Kiel, malgré les évidentes limites méthodologiques de ces derniers, rappelées par le récent rapport d’information de MM. Lionel Royer-Perreaut et Christophe Naegelen, le soutien militaire de la France à l’Ukraine apparaît très en deçà de celui de certains de nos alliés, quand bien même ceux-ci disposent de moyens bien moins importants que notre pays. Faire plus pour l’Ukraine apparaît donc à votre rapporteur comme une nécessité pour renforcer la crédibilité de notre pays vis-à-vis de ses alliés.
Outre l’accroissement de son effort de défense et de son soutien militaire à l’Ukraine, la crédibilité de notre pays dans l’OTAN bénéficierait d’une implication accrue dans les organes et activités de l’Alliance. Nos officiers, dont l’expérience et les qualités ont été unanimement saluées par les représentants de l’OTAN et ceux de nos alliés, sont les premiers vecteurs de notre influence. Or la France est actuellement parmi les pays qui remplissent le moins leurs quotas. L’effort que nous ferons pour accroître notre présence dans les organes de l’OTAN, à commencer par le commandement ACO, non seulement renforcera notre influence en tant que telle mais sera perçu positivement par nos alliés comme symbole de notre plus grande implication. De même, si la France participe aux exercices de l’Alliance, cette participation n’est parfois pas à la hauteur de ce qu’on pourrait attendre de notre pays. Ainsi, lors de l’exercice Dragon 24 en Pologne, composante de l’exercice Steadfast defender 24, le plus important depuis la fin de la Guerre froide, qui, de janvier à mai 2024, a rassemblé 90 000 militaires des 32 nations alliées, si la France a déployé globalement des moyens conséquents de l’armée de Terre (bataillon de chasseurs alpins, bataillon de chars Leclerc et des unités d’infanterie…) de l’Armée de l’Air et de l’Espace (Rafale et ATL2) et de la Marine (frégates multi-missions, patrouilleur et chasseur de mines en Baltique, sous-marins nucléaires d’attaque en Baltique et en Méditerranée), en termes d’effectifs, pour cette composante, 700 soldats français ont été déployés contre 1 300 pour les Allemands et 1 500 pour les Britanniques.
Compte tenu de ses moyens, de la qualité reconnue de ses armées et des attentes qu’elle suscite, la France ne peut se contenter d’une place secondaire dans ces exercices et dans les opérations de l’OTAN. En particulier, l’armée de Terre qui a regagné des marges de manœuvre en raison de la fin de l’opération Barkhane, gagnerait à la fois en visibilité et en préparation opérationnelle en s’investissant plus encore dans les activités de l’OTAN, afin de montrer notre solidarité vis-à-vis de nos alliés directement exposés à la menace russe. Cela passe par un renforcement de nos effectifs en Roumanie ou en Estonie. Ce plus grand investissement pourrait aussi se traduire par un déploiement supplémentaire au sein d’une nouvelle mission OTAN sur le flanc sud dont l’Italie pourrait être Nation-cadre (Encourager un allié européen à être Nation-cadre témoigne de notre confiance et concourt à renforcer le pilier européen de l’OTAN). Enfin, la France pourrait envisager d’être une deuxième fois nation-cadre mais dans un autre environnement tel le cyber ou dans un format coalition d’armement sur un segment à identifier à l’instar de ce qui a été créé pour l’Ukraine et qui se révèle efficace.
L’influence tient aussi au savoir-être et la France l’a perdu après avoir été si longtemps absente du commandement militaire intégré. Acquérir les bons réflexes peut prendre du temps et votre rapporteure insiste sur l’importance de développer une « culture OTAN » au sein de notre administration. L’une des voies, évoquée par la secrétaire générale adjointe de l’OTAN, Mme Marie-Doha Besancenot, pourrait être les « contributions nationales volontaires » mises à disposition volontairement par les États, qui s’acculturent en interne avant de candidater à un poste permanent. La France n’a pas priorisé cette voie d’accès, affaiblissant donc en aval le vivier des candidats possibles ». Cette voie devrait désormais être une priorité.
Enfin, votre rapporteure s’interroge sur l’intégration de notre pays dans le groupe des plans nucléaires (en anglais, NPG), qui parachèverait le retour de la France dans l’OTAN et constituerait, en lui-même, un « choc de confiance » à l’égard de nos alliés. Rappelons que le NPG est une instance politique de planification et non pas de décision, dans laquelle ni la posture nucléaire, ni la doctrine nucléaire ne sont interrogées ou remises en question. Ni les États-Unis, ni le Royaume Uni ne se font dicter leur doctrine par le NPG. La meilleure preuve en est que les États-Unis conservent le contrôle total de leur dissuasion nucléaire et le pouvoir de décision finale sur leur emploi éventuel alors même qu’ils font partie du NPG et que leurs bombes H aéroportées B61 se trouvent sur le territoire de certains de leurs alliés. Personne ne peut raisonnablement soutenir que les États-Unis ne sont pas indépendants en matière de dissuasion nucléaire.
Des États non nucléarisés participent au NPG où l’on y évoque la sûreté, la sécurité, la « survivabilité » des armes nucléaires, les systèmes d’information et de communication ou encore les enjeux de prolifération, mais jamais de doctrine. Ne pas être dans le NPG n'apporte aucun bénéfice mais a un coût politique fort. Votre rapporteure est donc résolument convaincue que la France y aurait toute sa place et que notre singularité française n’y serait absolument pas remise en question. Cela ne changerait en rien ni notre posture nucléaire, ni notre souveraineté mais contribuerait tout à la fois à la réassurance de nos alliés et à une meilleure compréhension de la grammaire de la dissuasion française très largement méconnue de nos alliés. Cette conviction est d’ailleurs renforcée par les récents débats qui se sont tenus en France sur la dimension européenne de notre dissuasion. Renforcée également par les questions que nous posent aujourd’hui, et c’est nouveau, nos alliés sur cette dimension européenne de notre dissuasion exprimant ainsi un questionnement, peut-être un doute sur la garantie de sécurité américaine à laquelle ils s’en remettent totalement jusqu’à présent. Il y aurait là un paradoxe à ne pas vouloir intégrer l’instance de dialogue spécifique.
On mesure seulement aujourd’hui les écueils de la sortie de la France du commandement intégré de l’OTAN. Cette décision de 1966, qui vient après la mise en échec par la France en 1954 de la Communauté Européenne de Défense, a des répercussions encore aujourd’hui sur la perception de notre loyauté vis-à-vis de l’Alliance mais aussi de façon plus pragmatique, sur la commercialisation de nos industries de défense en Europe. Refuser par principe d’intégrer le NPG – un espace de discussion et de planification – alors que nous avons plus que jamais besoin d’être influents au sein de l’OTAN et de l’Europe paraît être une décision pour le moins singulière.
D’une manière générale et au travers de ses propositions, votre rapporteure formule le vœu d’un changement de posture de la France vis-à-vis de l’OTAN. Force est de constater que bien que nous soyons considérés comme un allié solide, nous adoptons trop souvent une attitude défensive. Pour renforcer notre rôle et notre influence au sein de l’Alliance, il apparaît donc opportun d’adopter désormais une posture beaucoup plus entreprenante, constructive, proactive. Il ne s’agit en aucun cas de dire oui à tout mais de cesser d’être partout et nulle part et d’assumer d’être un membre plein et entier de l’OTAN, y compris dans sa dimension politique, d’écouter nos alliés, de formuler des propositions, de prendre davantage de poids et de responsabilités.
Si une telle stratégie est suivie, il n’est pas interdit d’imaginer qu’un jour, le Secrétaire général de l’OTAN soit, pour la première fois, un Français. Notre pays devrait se donner cet objectif de moyen terme qui, s’il se réalisait, parachèverait la normalisation de notre pays au sein de l’Alliance et effacerait définitivement le « passif » de 1966.
3. Objectif de long terme : préparer un avenir plus incertain que jamais en créant un pilier européen de l’OTAN, étape sur la voie de l’autonomie stratégique européenne
Si l’OTAN est aujourd’hui essentielle pour la France et ses alliés, il n’en reste pas moins qu’elle fait face à deux facteurs, l’un conjoncturel, l’autre structurel, susceptibles de l’affaiblir considérablement, en ce qu’ils concernent l’implication du primus inter pares américain, lequel est, qu’on le veuille ou non, la clé de voûte de la crédibilité militaire de l’Alliance.
Le premier facteur, structurel, est le pivotement des intérêts stratégiques américains vers l’Asie. Entamé sous la présidence de Barack Obama, il n’a été remis en cause par aucun de ses successeurs. La première priorité des États-Unis sur la scène internationale est de contrecarrer les ambitions chinoises et de préserver leur suprématie mondiale. À cette fin, tous les moyens sont bons et la stratégie américaine y associe l’OTAN et ses membres. S’agissant de l’Ukraine, les États-Unis ont cherché jusqu’au dernier moment à éviter la guerre ; même s’ils ont déployé des forces supplémentaires en Europe dans un cadre OTAN ou dans un cadre bilatéral, ce déploiement ne change rien aux fondamentaux stratégiques des États-Unis qui, aujourd’hui, les portent résolument vers l’Indopacifique.
Le deuxième facteur, conjoncturel, est la perspective d’un retour de Donald Trump à la Maison-Blanche. Si la présidence Biden a permis de renouer des liens transatlantiques vivement secoués par son prédécesseur, la réélection de ce dernier augurerait de nouveaux tumultes comme ceux que l’Alliance a connus entre 2017 et 2020. Personne n’a oublié à l’OTAN ni dans les capitales européennes comment, au sommet de Bruxelles en 2017, dénonçant le déséquilibre des budgets militaires entre les États-Unis et les pays européens, le président Trump avait refusé de s’engager sur la mise en œuvre de l’article 5 du TAN en cas d’agression armée d’un membre de l’Alliance.
Sept ans plus tard, le candidat Trump, prétendant restituer une discussion avec un chef d’État important, qui lui aurait demandé si les États-Unis protégeraient son pays en cas d’offensive de Moscou, a déclaré : « Vous n’avez pas payé ? Vous êtes des mauvais payeurs ? […] Non, je ne vous protégerai pas. En fait, j’encouragerai [les Russes] à faire ce que bon leur semble ». En d’autres termes, pour le candidat Trump, s’il est élu, l’article 5 n’aurait plus aucune automaticité mais son application serait soumise au bon vouloir du président américain, seul juge des bons et mauvais payeurs.
L’entretien accordé au Figaro le 28 mars dernier par l’ancien conseiller à la sécurité nationale de Donald Trump, M. John Bolton, est également lourd de menace pour l’OTAN et les Européens : « une sortie [des États-Unis] de l’OTAN est une vraie possibilité. Beaucoup de gens pensent que c’est juste un instrument de négociation mais je ne le pense pas. [Trump] n’insiste pas sur les contributions européennes pour renforcer l’Alliance mais pour l’affaiblir et punir nos alliés qui, selon lui, nous ont trompés et forcés à signer des traités commerciaux peu avantageux. La vérité est que, pour lui, les Européens ne sont pas vraiment nos amis […]. Je ne sais pas ce qui pourrait être fait pour empêcher Trump de se retirer [de l’OTAN] mais les Européens devraient se préoccuper de la question ».
La question a été posée à nombre de personnalités auditionnées au cours de cette mission et, paradoxalement, le retour de Donald Trump au pouvoir n’a pas semblé susciter une inquiétude particulière, ni chez les représentants de l’OTAN, ni chez ceux des alliés. Ainsi en est-il de l’Estonie, dont le représentant permanent a simplement répondu que « pour garder les soldats américains en Europe, il faudra dépenser plus et acheter plus d’armements américains »
Toutefois, à en croire M. John Bolton, ce ne sera peut-être pas suffisant. Dans tous les cas, retour de Trump ou pas, il est évident que les États-Unis seront structurellement de moins en moins intéressés par les enjeux européens et nous, Européens, devons nous y préparer.
Si cette hypothèse d’un affaiblissement de l’implication américaine en Europe devait se réaliser, prenant la forme ou pas d’un retrait de l’OTAN, notre pays, qui est la première puissance militaire du continent et seul membre de l’Union européenne possédant l’arme nucléaire, se retrouverait en première ligne et devrait alors assumer ses responsabilités vis-à-vis de ses alliés européens (qui ne sont d’ailleurs pas tous dans l’OTAN).
Comme l’a souligné un haut responsable français en charge de l’OTAN, « les membres de l’Alliance voient la dégradation de leur environnement stratégique et les incertitudes venant des États-Unis. Ils ont pris conscience que le renforcement de l’Europe de la défense est une solution [même s’il] n’y aucune volonté de sortir de l’OTAN ». Le moment est donc venu pour notre pays de commencer à bâtir, au sein de l’OTAN, la cathédrale de l’autonomie stratégique européenne dont les promoteurs ne verront probablement pas l’aboutissement mais à laquelle ils apporteront, comme leurs successeurs, la contribution essentielle de la France.
Il est donc dans l’intérêt de la France, dès aujourd’hui, de travailler à construire ce fameux « pilier européen » de l’OTAN dont on parle depuis presque vingt ans, en commençant par le définir dans la stratégie dont la France se sera dotée (voir supra) et également de clarifier les compétences respectives de l’UE et de l’OTAN. Mais quelle que soit la forme de ce pilier européen, pour votre rapporteure, la défense du continent européen sera d’autant plus efficace que les Européens seront plus forts dans l’OTAN, ce qui passe non seulement par une augmentation de leurs dépenses de défense mais aussi par une exigence d’interopérabilité entre armées européennes qui ne se définit, qu’on le veuille ou non, qu’au sein de l’OTAN et cela quelle que soit l’implication future des États-Unis.
C’est donc au sein et à partir de l’OTAN que se construit l’autonomie stratégique européenne ou, pour reprendre les mots du Président de la République, la souveraineté stratégique européenne (décembre 2021), qui, pour votre rapporteure, doit être notre horizon commun. Qu’on le veuille ou non, l’OTAN est aujourd’hui l’enceinte de l’autonomie stratégique européenne. Le général Jérôme Goisque n’a pas dit autre chose : « réinvestir l’OTAN, s’y montrer loyal, crédible, constructif et solidaire est une étape sur le long chemin de l’autonomie stratégique européenne […] Renforcer le pilier européen, qui est l’un de ces objectifs intermédiaires, pourrait faire consensus entre les alliés européens mais également rallier les Américains, d’autant plus faciles à convaincre que les Européens achètent pour le moment essentiellement du matériel américain et que cette autonomie leur permettrait de concentrer leurs efforts sur la Chine ». Compte tenu de sa place, de son poids et de sa voix singulière dans l’organisation, la France peut (et même doit) promouvoir ce pilier européen et sera d’autant plus crédible à le faire qu’elle aura fait la preuve d’un engagement accru et sincère dans l’OTAN.
Enfin, le renforcement de la BITD européenne est indispensable et aucune autonomie stratégique européenne ne sera possible sans prendre en compte cette dimension structurante. Sur ce dernier point, votre rapporteure approuve l’analyse et les conclusions du rapport des députés Jean-Louis Thiériot et Jean-Charles Larsonneur sur le rôle central des industries de défense européennes sur le chemin de l’autonomie stratégique de notre continent : « tant que les pays européens s’approvisionneront majoritairement en équipements auprès des États-Unis, les armées européennes resteront sous la tutelle opérationnelle des États-Unis ».
4. Aucun de ces objectifs ne peut aboutir sans un renforcement majeur de la culture de l’OTAN
Cette « culture de l’OTAN » évoquée plus haut devrait par ailleurs aussi être un objectif en tant que tel de la stratégie française. Dans un contexte de renforcement de l'OTAN, promouvoir le rôle et l’influence de la France au sein de l'organisation doit devenir une priorité pour notre diplomatie. À ce titre, votre rapporteure suggère que le MEAE en coordination avec le réseau diplomatique du ministère des Armées, propose des actions de diplomatie publique fortes et visibles au sein des pays européens membres de l’Alliance pour sensibiliser les décideurs publics européens mais également les opinions publiques européennes aux enjeux de défense de notre continent et également au rôle de la France au sein de l'Alliance.
S’agissant de la culture de défense au sein des opinions publiques, l’enquête réalisée par l’OTAN en décembre 2023 auprès de 30 000 personnes des 31 pays membres de l’Alliance (la Suède n’avait pas encore intégré l’Alliance), dont 1 000 Français, démontre combien la connaissance de la défense de notre pays doit être développée et la culture de la coalition expliquée. En effet, si huit Français sur dix souhaitent une augmentation des dépenses de défense, que près des trois-quarts jugent que le lien transatlantique est important pour faire face aux défis de sécurité, que plus d’un de nos concitoyens sur deux estime que la France devrait défendre tout autre allié qui serait attaqué, ou encore que deux sur trois considèrent que la France devrait être défendue par d’autres pays membres de l’Alliance si nous étions attaqués, que si un référendum était organisé, plus de la moitié des Français voteraient pour le maintien de la France dans l’OTAN, pour autant seulement un Français interrogé sur trois affirme connaître bien ou très bien l’OTAN.
Afin que l’OTAN soit mieux connue de tous, la stratégie pourrait donc utilement encourager l’OTAN à publier des podcasts en langue française, adaptés à des publics différents (jeunesse, étudiants, militaires, actifs, etc.), comme il en existe déjà en anglais ou l’Éducation nationale à enseigner l’OTAN au lycée et dans les établissements d’enseignement supérieur (cursus science politique, journalisme, relations internationales) ou encore former les correspondants défense de l’ensemble des communes de France aux enjeux de l’OTAN via un kit et une lettre d’information annuelle « La France dans l’OTAN » qu’ils pourraient présenter à leur conseil municipal ou aux jeunes de leur commune. Les parlementaires ont aussi un rôle fondamental dans la diffusion de cette culture OTAN via des instances connexes comme l’Assemblée parlementaire de l’OTAN où la délégation française est insuffisamment investie (présence faible, budget bien trop étriqué) face à des délégations qui en ont compris le pouvoir amplificateur (Turquie, Italie, les Baltes notamment) ou encore le collège de l’OTAN.
La commission procède à l’examen du rapport de la mission d’information sur « Les enjeux, rôle et stratégie d’influence de la France dans l’OTAN » au cours de sa réunion du mercredi 22 mai 2024.
M. le vice-président Loïc Kervran. Je vous prie d'excuser l'absence du président Thomas Gassilloud, retenu à l'inauguration de l'exposition sur les plans secrets du Débarquement qui est inaugurée ce jour à l’Hôtel de Lassay.
Nous poursuivons cette matinée avec l'examen du rapport de Mme Anne Genetet et de M. Bastien Lachaud sur les enjeux, le rôle et la stratégie de la France dans l'Otan.
Alors que l'Otan était encore jugée « en état de mort cérébrale » en 2019, le déclenchement de la guerre en Ukraine a démontré son rôle primordial dans la défense territoriale de l'Europe. Dès le 24 février 2022, tous les pays européens se sont tournés vers l'Alliance pour se protéger contre l'agression russe, y compris des pays traditionnellement neutres comme la Finlande et la Suède qui ont assez rapidement rejoint l'Otan.
Revenu au centre de la défense collective européenne, l'Otan s'engage dans une transformation profonde emportant des conséquences militaires, politiques et financières. Vingt-trois des vingt-sept membres de l'Union européenne appartiennent à l'Otan.
La France, membre fondateur de l'Alliance, a souvent eu une relation compliquée avec l'Otan dont elle avait quitté le commandement militaire intégré en 1966, avant d'y revenir en 2009 sous l'initiative du président Nicolas Sarkozy.
Forte de sa dissuasion et de capacités militaires garantissant son autonomie stratégique, la France fait entendre sa voix et assume sa singularité au sein de l'Alliance, suscitant parfois la méfiance de certains partenaires.
En 2024, nous célébrerons le 75e anniversaire de l'Otan et le 15e anniversaire du retour de la France dans le commandement militaire intégré. Votre rapport arrive à point nommé pour faire le bilan de ce retour et de l'influence de la France au sein de l'Alliance.
Il nous éclaire également sur les enjeux de l'Otan post-guerre en Ukraine et sur sa relation avec l'Union européenne. Vous nous présenterez ce que devrait être, selon vous, la stratégie de la France vis-à-vis de l'Otan.
J'attends beaucoup de cette présentation et je ne doute pas que cette audition démontrera de nouveau que notre commission est un espace où les débats fondamentaux, même les plus politiques, se tiennent toujours avec respect et hauteur de vue.
M. Bastien Lachaud, co-rapporteur de la mission d’information sur « les enjeux, rôle et stratégie d’influence de la France dans l’Otan ». 2024 est une année particulière pour l’OTAN mais également pour la relation de notre pays avec l’Alliance atlantique. C’est en effet le 75ème anniversaire de la création de celle-ci et le 15ème anniversaire du retour de la France, qui l’avait quitté entre 1966 et 2009, dans le commandement militaire intégré.
Ce double anniversaire mais aussi et surtout le double fait que l’OTAN est aujourd’hui, avec la guerre en Ukraine, pleinement engagée dans la défense du territoire européen face à la Russie, et en pleine transformation interne donnent un écho particulier à ce rapport sur les enjeux, le rôle et la stratégie de la France dans l’OTAN.
Comme vous allez l’entendre, nos positions sur ce que devrait être la relation de la France à l’OTAN sont très différentes mais nos travaux se sont déroulés dans une ambiance constructive qui a permis d’aboutir à des constats partagés.
Mme Anne Genetet, co-rapporteure de la mission d’information sur « les enjeux, rôle et stratégie d’influence de la France dans l’Otan ». Malgré nos divergences de vues, ce rapport prouve qu'un débat politique de haut niveau peut aussi être constructif, apaisé et sans outrances.
L’OTAN a donc été créée le 4 avril 1949 par le traité de l’Atlantique Nord afin d’assurer la défense territoriale de l’Europe face à la menace représentée, à l’époque, par l’Union soviétique. C’est donc une alliance défensive dont le cœur est l’article 5 du TAN, qui stipule que toute attaque contre l’un de ses membres constitue une attaque contre l’ensemble de ceux-ci, appelant donc une réponse collective à l’agression. La dissuasion mutuelle qu’ont exercée l’OTAN et le Pacte de Varsovie pendant un demi-siècle a été efficace puisqu’il n’y a pas eu de conflit armé direct entre les deux blocs pendant toute la Guerre froide.
Le démantèlement du Pacte de Varsovie en 1989 puis la disparition de l’URSS en 1991 ont créé un vide existentiel pour l’OTAN. Au lieu de se dissoudre, l’OTAN s’est réorientée vers la gestion de crises puis s’est engagée dans la lutte contre le terrorisme avec l’activation, par les États-Unis, de l’article 5 à la suite des attaques du 11 septembre 2001. De la défense collective de l’Europe de l’Ouest, L’OTAN est ainsi devenue un fournisseur de sécurité à plus large spectre, fonctionnant sur le mode expéditionnaire puisque ses interventions contre le terrorisme, mais aussi celle en Libye en 2011, ont eu lieu en dehors de l’Europe.
Il n’en reste pas moins que les années 2010 ont été, pour l’Alliance des années difficiles : à l’enlisement en Afghanistan et aux conséquences désastreuses de l’intervention en Libye se sont ajoutées l’effondrement des budgets de défense de ses membres, à la seule exception des États-Unis, soucieux de toucher les dividendes de la paix dans un environnement stratégique considéré comme sûr. L’Alliance était également minée par les conflits internes et, en particulier, entre la Grèce et la Turquie, aux multiples conséquences, notamment sur la coopération avec l’Union européenne. L’OTAN vivait ainsi une deuxième crise existentielle, qui avait justifié la déclaration controversée du président Macron en 2019 sur son « état de mort cérébrale ».
Cette déclaration a constitué le premier électrochoc donné à l’Alliance puisqu’à la suite de celle-ci, l’OTAN a lancé une vaste réflexion interne qui a abouti à l’ « Agenda 2030 » qui organise une profonde transformation de l’OTAN.
Le deuxième électrochoc est, évidemment, la guerre en Ukraine. Pourtant, un premier avertissement avait été donné à l’Alliance en 2008, lorsque la Russie avait agressé la Géorgie, avertissement qui avait donné lieu à une réaction limitée de l’Alliance en raison de la complexité de la situation et des avis divergents de ses membres. L’agression de l’Ukraine en 2014 a suscité une réaction plus forte puisqu’elle a entraîné la mise en place, sur le flanc Est de l’Alliance, d’une « présence avancée renforcée », c’est-à-dire le déploiement dans les pays baltes et en Pologne de groupements tactiques interarmes, auxquels, vous le savez, notre pays participe via notamment la mission Lynx.
Le passage de ce conflit de basse intensité, qui n’avait en réalité pas cessé depuis 2014, à une guerre ouverte de haute intensité le 24 février 2024 a immédiatement eu de fortes répercussions sur l’OTAN.
C’est en effet vers l’OTAN que l’ensemble de ses membres européens se sont tourné pour assurer leur défense face à l’agressivité russe. L’OTAN a satisfait à cette demande en renforçant considérablement le dispositif de défense et de dissuasion mis en place depuis 2017, lequel couvre aujourd’hui l’ensemble du flanc Est, de l’Estonie à la Roumanie, pays au sein duquel la France est nation-cadre, c’est-à-dire commande le groupement tactique interarmes. La guerre en Ukraine a ainsi conforté l’OTAN dans son rôle premier en matière de défense collective de ses membres, dans une posture qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle de la Guerre froide
M. Bastien Lachaud, co-rapporteur. La guerre en Ukraine a effectivement relancé le processus d'élargissement de l'Alliance.
Aussitôt après le déclenchement de la guerre en Ukraine, ce sont deux pays traditionnellement neutres – la Suède et la Finlande – qui ont officiellement demandé de rejoindre l’Alliance. Sans revenir sur l’histoire de ces pays, la prise de conscience qu’a constituée l’agression russe et les péripéties de leur adhésion, deux faits me semblent importants à souligner dans cet élargissement :
– les tensions qu’il a suscitées au sein de l’Alliance, avec la longue opposition de la Hongrie et de la Turquie à la ratification du traité d’adhésion ;
– l’adhésion de la Suède et de la Finlande a également mis en évidence la perception du caractère sérieux de la menace russe, à ce point que deux pays historiquement neutres aient immédiatement cherché à rejoindre l’Alliance pour assurer leur sécurité. Illustration de l’attractivité de l’OTAN, cette double adhésion d’États membres de l’Union européenne révèle également, en creux, que la garantie de sécurité apportée par celle-ci, via l’article 42§7 du TUE, n’est pas jugée suffisante.
Enfin, la guerre en Ukraine a eu de fortes répercussions sur le processus de transformation de l’Alliance et, notamment, sur le nouveau concept stratégique qui était en cours d’élaboration. Adopté au sommet de Madrid en juin 2022, il opère un renversement complet par rapport à celui de 2010. En effet, alors que la Russie était depuis cette date, considérée comme un « partenaire stratégique », elle représente désormais « la menace la plus importante et la plus directe pour la sécurité des alliés et pour la paix et la stabilité dans la zone euro-atlantique ». Le Concept stratégique mentionne également, pour la première fois, la Chine, jugeant que « ses ambitions et ses politiques coercitives sont contraires à nos intérêts, à notre sécurité et à nos valeurs » ainsi que le terrorisme dans une vision à 360 ° des enjeux de sécurité
Document politique, qui explique quelles sont les missions de l’OTAN et décrit les défis et les possibilités qui se présentent à elle dans un environnement de sécurité en évolution, le Concept stratégique aura une série de déclinaisons concrètes pour l’Alliance, notamment un nouveau modèle de forces (adopté également à Madrid), la révision des plans de défense, l’évolution des structures des forces et de commandement et la définition de nouvelles cibles capacitaires attribuées aux États dans le cadre du Processus de planification de défense de l’OTAN (NDPP). C’est l’ensemble de ces déclinaisons qui contribueront à transformer l’OTAN, transformation entamée avant la guerre en Ukraine mais qui en tirera les conséquences.
Mme Anne Genetet, co-rapporteure. Après le rappel du contexte actuel de l'Alliance, marqué par l'agression russe en Ukraine et ses conséquences, notre rapport s'intéresse à la place de la France au sein de l'Otan, une place que l'on peut qualifier de « singulière ».
La France est singulière en raison de ses capacités militaires inédites, qui fondent un rapport différent à l’Alliance. Non seulement la France est, seul pays européen dans ce cas, dotée de l’arme atomique et d’une dissuasion totalement autonome, mais elle dispose également d’une BITD de niveau mondial et d’une armée quasi complète dotée d’une capacité opérationnelle reconnue. Disposant d’équipements largement renouvelés et dont la modernisation se poursuivra d’ici à 2030, si la LPM est respectée, les armées françaises se distinguent également par une capacité opérationnelle maintes fois démontrée sur le terrain. Les soldats français ont été déployés en territoire hostile, ils ont connu le feu et, pour certains, ont perdu la vie.
La France se distingue également parmi les Alliés par sa capacité à élaborer une doctrine autonome de défense et à mettre en place, avec la LPM, une planification nationale de défense. En effet, pour nombre d’Alliés européens, l’OTAN constitue la clé de voûte de leur politique de défense, la réflexion stratégique se limite à une reprise de ses analyses stratégiques et leur planification à la mise en œuvre du NDPP.
Enfin, la France est, avec les États-Unis et le Royaume-Uni, membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies et, par son histoire comme par sa géographie, avec ses Outre-mer présents dans l’ensemble des océans, dispose d’une vision à 360 ° des enjeux du monde.
La France dispose donc de capacités et d’une vision inédites parmi les Alliés européens, à la seule exception des États-Unis. Cette singularité explique qu’elle soit dans un rapport différent de ceux-ci vis-à-vis de l’OTAN.
En effet, pour tous les alliés européens, l’OTAN constitue la clé de voûte ou, du moins, un aspect essentiel de leur politique de défense. Dans un pays comme l’Allemagne, par exemple, la défense se limite à la défense territoriale et les enjeux de défense aux enjeux européens. C’est encore plus vrai dans les pays de l’Est et les pays baltes qui sont dans une relation de dépendance totale vis-à-vis de l’OTAN qui constitue pour eux la seule garantie de sécurité crédible face à la menace existentielle que constitue, à leurs yeux, la Russie.
Or, la garantie ultime de sécurité de notre pays n’est pas l’OTAN mais nos moyens nationaux et nos propres forces armées Par ailleurs, la France assure, seule, la défense de ses territoires ultramarins, qui ne sont pas concernés par l’OTAN. Nous sommes par conséquent dans une position radicalement différente de celle des autres pays européens.
La singularité de la France est aussi celle de son histoire, avec l’OTAN. Comme vous le savez, notre pays est un membre fondateur de l’Alliance et a eu, jusqu’en 1966 un rôle majeur en son sein puisqu’il accueillait sur son territoire son siège ainsi que le SHAPE (l’état-major stratégique de l’OTAN), tout en hébergeant sur le sol hexagonal jusqu’à 70 000 soldats américains.
La décision du général de Gaulle de retirer la France du commandement militaire intégré, motivée par des raisons politiques, illustre le dilemme qu’entraîne l’appartenance à une alliance politico-militaire telle que l’OTAN : la stricte efficacité militaire en mode multinational (unicité du commandement, délégation d’autorité de toutes les forces au commandant suprême américain en cas de conflit …) mettrait en jeu l’autonomie stratégique du pays et, partant, la souveraineté nationale.
Après cette décision, la France a donc été dans une position originale et jusqu’alors inédite : toujours membre de l’Alliance et assumant, par conséquent, ses responsabilités découlant du TAN et, notamment, la solidarité entre Alliés inscrite dans son article 5, elle n’en était pas moins en dehors des structures militaires intégrées dont l’objet même était de garantir une défense efficace des Alliés en cas d’agression armée de l’un d’entre eux.
Un modus vivendi a été rapidement trouvé suite à cette sortie du commandement militaire intégré, basé sur des accords militaires ad hoc. Cette situation est toutefois devenue insatisfaisante à partir des années quatre-vingt-dix, après la décision politique de participer aux opérations militaires de l’OTAN, notamment en ex-Yougoslavie, sans pour autant être associé à la planification et à la conduite des opérations puisqu’elle n’était pas intégrée dans les structures militaires.
À cet argument technico-opérationnel en faveur du retour dans le commandement militaire intégré s’est ajouté un argument politique. Comme l’a souligné le rapport d’Hubert Védrine en 2012, la décision du président Sarkozy s’inscrivait explicitement dans une volonté de rapprochement avec l’administration de G. W. Bush, après l’opposition à la guerre américaine en Irak en 2003, et de réinsertion de la France dans la « famille occidentale », en rupture avec l’héritage de ses prédécesseurs, de Charles de Gaulle à Jacques Chirac en passant par François Mitterrand.
Le retour a évidemment eu de nombreuses conséquences que le rapport s’est attaché à analyser.
La principale conséquence de ce retour dans le commandement militaire intégré est, évidemment, le retour des militaires français dans ses structures, dont le nombre a atteint 763 militaires en 2023 contre environ une centaine jusqu’en 2008. Parmi ceux-ci, des postes prestigieux ont été obtenus par notre pays, dont celui de commandant suprême du commandement Transformation et de vice-chef d’état-major du commandement Opérations
Il faut toutefois souligner que la France ne réalise qu’à 79 % le quota des postes qui lui sont attribués, soit un taux bien moindre que ses principaux partenaires (93 % pour le Royaume-Uni, 91 % pour l’Italie ou encore 86 % pour l’Allemagne).
S’agissant des postes civils, qui relèvent d’un cadre différent puisqu’il ne s’agit pas de quotas nationaux mais de recrutements directs après compétition, la France dispose d’un secrétaire général adjoint de l’OTAN, aujourd’hui à la diplomatie publique, qui est un poste stratégique au sein de l’OTAN, notamment sur la lutte informationnelle. Les Français sont cependant peu présents au secrétariat international, défavorisés à la fois par un processus de recrutement très anglo-saxon mais également par l’absence pendant 43 ans du commandement intégré et de la suspicion en découlant
M. Bastien Lachaud, co-rapporteur. La conjonction de notre singularité et de ces atouts humains donne à notre pays la capacité à défendre ses intérêts même si, dans une organisation internationale qui fonctionne par consensus, comme l’a rappelé le représentant permanent militaire de la France au sein de l’OTAN, le général Goisque, « on ne peut pas s’opposer sur tout ni avoir gain de cause sur tout ». Appartenir à l’Alliance impose donc de faire des compromis.
Toutefois, ce que les auditions nous ont appris, c‘est qu’il est bien plus simple d’agir en amont, lorsque les discussions sont encore au stade technique, qu’une fois la position formalisée et transmise à l’échelon politique. Il est en effet bien plus facile d’orienter un plan, une opération ou un exercice, un document stratégique, une norme technique ou le cahier des charges d’un marché dans un sens favorable à nos intérêts ou de « tuer dans l’œuf » une idée qui leur serait contraire lorsqu’ils sont en cours d’élaboration. Or, pour ce faire, il est nécessaire d’être partie à la discussion et donc d’être présent là où elle se fait : au Secrétariat international et dans les grands commandements militaires, comités et agences de l’OTAN. Toutefois, il est à noter que les moyens considérables des États-Unis leur permettent d’être présents à tous les niveaux de l’Alliance, et il est déraisonnable d’envisager qu’un autre membre, pas même la France, puisse les égaler.
En renforçant notre présence au sein de l’Alliance, en permettant à des Français d’accéder à des postes dont ils étaient auparavant exclus, le retour dans le commandement intégré a renforcé notre capacité à influencer sur les décisions – en particulier techniques – de l’OTAN. Les auditions ont donné quelques exemples de cette influence pour notre BITD.
Comme l’a souligné le représentant de la DGA – je cite : « l’OTAN est avant tout une « machine » à produire des standards, lesquels sont nécessaires pour assurer l’interopérabilité des différentes armées et matériels. L’OTAN définit aussi, via le NDPP, les cibles capacitaires de chacun des membres de l’Alliance – leurs besoins – lesquels sont ensuite déclinés en besoin militaire, qui peuvent être satisfaits par des achats sur étagères ou des programmes de développement. Dans les deux cas, les États se tournent vers les fournisseurs avec un cahier des charges dont l’un des éléments fondamentaux est le respect des standards OTAN. Ces standards sont obligatoires pour présenter une offre, d’où l’intérêt majeur à ce qu’ils n’excluent pas les matériels français ».
Or, de telles situations peuvent se produire et plusieurs exemples – confidentiels – nous ont été présentés lors des auditions de normes qui, si elles avaient été adoptées, auraient conduits à exclure les matériels français des appels d’offres des pays de l’OTAN. Si nous n’avions pas été dans les différents comités pour les contrecarrer, l’effet de ces normes aurait été dommageable pour nos entreprises
Autre exemple, sur le plan plus politique, comme l’a expliqué Mme Muriel Domenach, représentante permanente de la France auprès de l’OTAN, « sur le modèle de force nouveau, la France a plaidé et obtenu que l’OTAN garde une vision à 360° et ne se focalise pas uniquement sur ce qui se passe à l’Est avec des déploiements lourds et permanents », tout en faisant barrage aux pressions américaines visant à mobiliser l’OTAN contre la Chine.
L’influence de la France provient notamment d’abord et avant tout de facteurs extérieurs à l’Alliance et, en particulier, de la singularité de sa position. En effet, la garantie ultime de sécurité de notre pays n’est pas l’OTAN mais nos moyens nationaux et nos propres forces armées. Par conséquent, les autres alliés subordonnent leurs éventuelles réticences ou objections au caractère vital que représente pour eux l’Alliance, ce qui les conduit à les taire, alors que la France est capable de défendre d’autres visions, de dire non lorsqu’il le faut.
Parce que la France n’est pas dépendante de l’OTAN, elle peut dire non, elle l’a toujours fait. D’ailleurs, nous nous sommes aperçus lors de nos auditions que la France n’est d’ailleurs pas forcément isolée et qu’elle se fait, en disant non, le porte-voix de pays qui, parce qu’ils dépendent de l’OTAN, ne peuvent s’opposer ouvertement au consensus, aux Américains ou à la « NATO-structure ». Ce rôle de poil à gratter est aussi vu plutôt positivement par les organes de l’OTAN en ce qu’il enrichit et équilibre utilement les conversations en contrebalançant l’influence américaine
Mme Anne Genetet, co-rapporteure. Notre rapport s’est ensuite intéressé à la perception de cette singularité par nos alliés. En effet, si cette singularité a des conséquences positives pour notre influence, elle est susceptible de nous isoler au sein de l’Alliance et toute définition d’une stratégie efficace de la France dans l’OTAN exige de tenir compte de la perception de notre pays par ses alliés.
Ce que nous avons constaté lors des auditions, c’est la conscience qu’ont nos alliés de la singularité de la position française au sein de l’OTAN. La France est une grande puissance militaire et elle est considérée comme telle par ses alliés.
Cette crédibilité militaire, incontestable, si elle légitime le rôle singulier de la France au sein de l’OTAN, a aussi pour effet de susciter des attentes de la part de nos partenaires. Parce que la France a des capacités militaires que les autres pays européens n’ont pas, ceux-ci attendent de notre pays qu’il s’engage pleinement dans l’Alliance et fasse bénéficier la défense collective de son expérience et de ses moyens.
Or, notre pays a longtemps été réticent à s’investir dans l’OTAN, en particulier après son retour dans le commandement intégré, dans la mesure où celui-ci a quasiment coïncidé avec l’engagement opérationnel majeur des armées françaises en Afrique, dans le cadre de l’opération Barkhane. Nos alliés ont pu comprendre que le contexte propre à la France l’avait conduite à mobiliser l’essentiel de ses forces armées à cette fin, en Afrique et sur le territoire national (avec l’opération Sentinelle). Notre pays s’est moins investi dans la défense du flanc Est de l’Alliance, dont les pays craignaient qui craignait une menace russe qui a pris une nouvelle dimension après l’annexion de la Crimée. Alors que celle-ci a été renforcée à partir de 2017 dans le cadre des « présences avancées renforcées », notre pays a refusé d’être nation-cadre, même s’il a toutefois envoyé une compagnie en Estonie et a déployé que des appareils pour faire la police du ciel en Pologne.
Cette attitude, a été mal perçue par certains alliés, tout comme la volonté de dialogue du président Macron – avant 2022 – avec la Russie. De même, l’obsession de notre pays pour l’Union européenne et son autonomie stratégique, qu’il évoque tout le temps et veut glisser partout dans les documents de l’OTAN, est la preuve s’il en était besoin que la France n’est pas totalement impliquée dans l’OTAN et qu’elle y poursuit d’autres objectifs. Cela est également crispant pour nos alliés et contreproductif pour atteindre ces derniers.
La guerre en Ukraine a toutefois changé cette perception car la France est devenue nation-cadre en Roumanie et a démontré avec le déploiement de la mission Aigle une réactivité dont aucun autre pays européen n’est aujourd’hui capable. Toutefois, si l’investissement dans la défense du flanc Est de l’OTAN a été unanimement salué par nos alliés, nous devons être conscients que ceux-ci n’en attendaient pas moins de la France en tant que grande puissance militaire
M. Bastien Lachaud, co-rapporteur. La troisième partie de notre rapport aborde les différents défis auxquels notre pays est confronté au sein de l'Otan.
Le premier défi est celui de l’interopérabilité.
Quel que soit notre avis sur le sujet, notre pays a fait le choix, rappelé par la RNS, d’une action de nos armées en coalition, choix cohérent avec nos décisions politiques et les missions qui sont assignées à nos armées, qui dépassent largement la défense du territoire national.
Ainsi, ayant fait le choix de l’OTAN et de lier son destin avec celui de ses alliés dans la défense collective du continent, en coalition donc, la France ne peut respecter son engagement qu’à la condition que ses armées soient interopérables avec celles de ses alliés, c’est-à-dire, qu’elles aient la capacité à agir conjointement et efficacement sur le terrain.
Or, cette interopérabilité, c’est justement l’objectif premier de l’OTAN puisque celle-ci n’a pas de troupes permanentes. Ses troupes, ce sont celles de ses membres qui doivent donc apprendre à agir ensemble de manière efficace sur le terrain.
L’OTAN est ainsi, pour reprendre une expression employée en audition le « creuset de l’interopérabilité », à la fois technique, opérationnelle, et doctrinale. L’ensemble de normes qu’élabore l’OTAN, de même que les dizaines d’exercices qui sont menés en commun chaque année ont ainsi pour but de permettre à 32 armées nationales différentes d’apprendre à se connaître, à parler le même langage et à être capable de combattre ensemble.
Toutefois, cette interopérabilité, pour nécessaire qu’elle soit au sein de l’OTAN, implique un certain nombre de risques pour notre pays, comme l’appartenance à l’OTAN elle-même d’une manière générale.
Le premier est un risque budgétaire. La transformation en cours de l’OTAN et sa montée en puissance, justifiées par l’agressivité russe, auront un impact budgétaire sensible pour la France. La Cour des comptes l’a évalué. La contribution française au budget militaire et d’investissement de l’OTAN, financée sur le programme 178, « passerait de 193 millions d’euros en 2022 à 770 millions d’euros en 2030, hors effet de l’inflation, soit une augmentation très significative qui ne pourra pas être gérée en ajustement annuel de la programmation militaire sans risque d’effet d’éviction ». Il y a là un risque majeur pour l’exécution de la LPM auquel nous devrons être attentifs.
Le deuxième risque est le risque des normes pour notre BITD. Comme nous l’avons vu, les normes peuvent avoir un impact majeur sur le destin commercial d’un matériel et malgré toute la vigilance dont fait preuve notre RP, il ne peut être exclu que, suite à un compromis, une norme puisse nous être défavorable. Un des enjeux majeurs pour notre pays est la future définition des besoins de l’OTAN en matière d’hélicoptères, « les États-Unis faisant pression pour des hélicoptères à long rayon d’action, capables d’être utilisés en Indopacifique » selon l’une des personnalités auditionnées à Bruxelles. S’il devait être retenu, un tel besoin irait à l’opposé des intérêts français, matérialisés par le projet EU Next Generation Rotorcraft Technologies Project (ENGRT), coordonné par Airbus Helicopters.
Ces normes sont dictées par l’exigence d’interopérabilité. Toutefois, si toute la difficulté de l’interopérabilité est de faire interagir des matériels différents, elle devient bien plus simple dès lors qu’un même matériel est utilisé par plusieurs, sinon la majorité des pays de l’OTAN. La tentation est donc grande de résoudre la question de l’interopérabilité par l’achat d’un même matériel, évidemment américain compte tenu de la prédominance politique, doctrinale et militaire des États-Unis au sein de l’OTAN. Comme disait Mme Florence Parly, l’article 5 tend à devenir l’article F-35.
Enfin, l’interopérabilité présente un dernier risque pour notre BITD. Parce qu’agir en coalition implique la mise en commun des capacités, la tentation existe que, certains de nos alliés ayant les capacités qui nous manquent, la France décide de renoncer à acquérir certaines d’entre elles ou, à plus long terme, renonce à les renouveler.
Il faut parler maintenant du risque RH que représente notre engagement dans l’OTAN. Le retour de la France dans le commandement intégré, en 2009, a eu pour conséquence l’accroissement considérable du nombre d’officiers français détachés dans l’OTAN. Si l’influence de notre pays au sein de l’Alliance a profité de cette présence renforcée, celle-ci n’en a pas moins mis une pression supplémentaire sur nos armées, visible au fait que nous remplissons bien moins que nos alliés notre quota d’officiers. De même, notre représentation permanente, véritable tour de contrôle de l’action de la France, souffre d’un sous-effectif flagrant : moitié moins de personnel que l’Allemagne. Un autre point problématique, souligné par la Cour des comptes, est la présence des ingénieurs de l’Armement ; en 2011, 35 ingénieurs de l’armement travaillaient au sein de l’OTAN et de la RP ; en 2022, ils n’étaient que 19, soit quasiment moitié moins, dont 5 seulement à la RP.
Ces risques et la réponse que leur apporte le gouvernement questionne l’ambition de notre pays, affirmée par la RNS, d’être un « allié exemplaire au sein de l’espace euro-atlantique ». En effet, la France est-elle un allié exemplaire si elle ne fournit pas à l’OTAN les ressources dont elle a besoin ? L’est-elle encore si elle seule élève la voix pour contester les velléités de dépenser toujours plus en commun, alors que l’ensemble des autres Alliés l’estiment nécessaire compte tenu de la crainte d’une agression russe ? Enfin, n’y a-t-il pas une tension manifeste entre l’exemplarité revendiquée, qui commanderait d’aller toujours plus loin dans l’interopérabilité, objet même de l’OTAN, et la préservation de nos intérêts, notamment industriels, que celle-ci menace ? En d’autres termes, l’un des défis majeurs de la France au sein de l’OTAN sera la conciliation entre cette volonté d’exemplarité et la nécessaire défense des intérêts nationaux
Mme Anne Genetet, co-rapporteure. Le deuxième défi est celui de la coopération OTAN-UE qui est également un objectif de la RNS. Notre pays soutient en effet « une modernisation, un élargissement et un approfondissement du partenariat UE-OTAN, pour prendre en compte les nouveaux défis de sécurité qui pèsent sur l’Europe ».
Cette coopération est inscrite dans les traités européens, « la Boussole stratégique » et dans le Concept stratégique de l’OTAN. Elle repose sur une évidente complémentarité entre les deux organisations : l’OTAN a les moyens militaires dont l’UE ne dispose pas et l’UE les moyens humains, financiers et juridiques dont l’OTAN ne dispose pas. Or, les crises actuelles sont multiformes et exigent, pour y faire face, que des moyens très différents soient mobilisés.
La guerre en Ukraine a encore renforcé l’intérêt de la coopération UE/OTAN en mettant en évidence l’importance de ce qu’on appelle la mobilité militaire. En effet, l’efficacité de la défense collective implique de faire circuler, le plus rapidement possible, soldats, matériels et munitions à travers l’Europe. Or, les contraintes administratives, douanières et techniques sont susceptibles de compliquer considérablement la réponse de l’Alliance en cas d’agression armée sur le flanc Est. Fort de ce constat, les deux organisations travaillent à ce projet de créer un véritable « Schengen militaire ».
Le problème, c’est que cette coopération est largement bloquée. Certes, des déclarations sont signées, des réunions ont lieu entre fonctionnaires mais il y a peu de réalisations concrètes et les échanges politiques sont très limités, sinon inexistants. De surcroît, l’échange d’informations classifiées est toujours impossible en raison du différend entre la Turquie et Chypre.
Là est en effet le principal point de blocage de la coopération OTAN-UE : un des membres de l’OTAN – la Turquie – ne reconnaît pas l’un des membres de l’Union européenne : Chypre, dont il occupe d’ailleurs une partie du territoire depuis 1974. Dès lors, la Turquie bloque systématiquement la transmission d’informations classifiées de l’OTAN vers l’Union européenne, ce qui est pour le moins fâcheux puisqu’une part considérable des enjeux communs aux deux organisations sont couverts par le secret-défense.
Si relever ce défi de rétablir des relations formelles entre l’UE et l’OTAN apparaît compliqué, notre pays peut relever le défi du « renforcement du pilier européen au sein de l’OTAN », autre objectif de la RNS, à la triple condition suivante :
– la première est de définir de ce « pilier européen » qui est, comme d’autres concepts de la RNS, particulièrement flou.
– la deuxième est de rallier nos partenaires européens. Nombre d’entre eux, qui ont l’OTAN comme clé de voûte de leur politique de défense, sont particulièrement suspicieux vis-à-vis de toute initiative susceptible d’affaiblir l’Alliance, en particulier lorsqu’elle vient d’un membre comme la France, dont la singularité fait toujours planer un doute sur la sincérité de son engagement dans l’OTAN.
– enfin, la dernière condition, par ailleurs liée à la deuxième, sera de convaincre les États-Unis que le renforcement de ce pilier européen est dans leur intérêt.
M. Bastien Lachaud, co-rapporteur. Le troisième défi de la France dans l’OTAN est la gestion des dissensions interne. C’est le défi de l’unité.
Si la guerre en Ukraine a uni tous les membres de l’Alliance contre la Russie, comme le montre la formulation du nouveau concept stratégique, cette unité face à la Russie n’empêche cependant pas de profondes divergences sur d’autres sujets qui en constituent des points de crispations majeures pour les membres concernés.
Parmi ces sujets de dissension, le plus important est sans conteste la place à donner à la Chine dans les priorités de l’OTAN. Le terme de « menace » n’a pas été retenu du fait de l’action diplomatique de la France dans le Concept stratégique qui se contente d’évoquer le « défi systémique pour la sécurité euro-atlantique » que constitue la Chine. Cependant, une telle rédaction est le résultat d’un consensus et certainement pas la vision que le primus inter pares américain a de son rival chinois.
Comme l’a souligné l’une des personnalités françaises auditionnées, ce pays est « une véritable obsession américaine », à la mesure de la menace qu’il représente pour la suprématie mondiale des États-Unis. Le pivotement des intérêts stratégiques américains vers l’Indopacifique, commencé sous la présidence Obama, s’est poursuivi sous celle de ses successeurs et personne ne nous a fait mystère, à Washington, que la priorité de la politique étrangère américaine est bien de contenir la montée en puissance de la Chine.
À cette fin, non seulement les États-Unis utilisent l’ensemble des moyens à leur disposition : politique, diplomatique, militaire, financier, commercial et industriel mais ils cherchent également à mobiliser ceux de leurs alliés. Le fait que la Chine figure explicitement et pour la première fois dans le concept stratégique de l’OTAN en est la preuve.
Le discours pour justifier que l’OTAN s’intéresse à la Chine est bien rôdé et a été tenu tant à Bruxelles qu’à Washington. Il nous a été dit que même si elle n’a pas vocation à agir en Indopacifique, l’OTAN serait légitime à s’intéresser à la Chine dès lors que c’est la Chine elle-même qui pénètre l’espace euro-atlantique, par son influence économique, diplomatique et politique, et menace l’Alliance dans les espaces sans frontières que sont le cyber, le spatial et l’informationnel.
La position de notre pays est claire. La France refuse que l’OTAN soit ainsi mobilisée en Indopacifique et a refusé l’ouverture d’un bureau de liaison de l’OTAN à Tokyo. Mais d’autres pays sont sensibles aux arguments américains et pourraient accepter de considérer la Chine comme une menace pour l’Alliance si c’était là le prix à payer pour conserver l’implication américaine dans l’Alliance.
Enfin, l’unité de l’Alliance fait face à d’autres menaces :
– celle de la Hongrie et de la Turquie qui ont conservé des liens étroits avec la Russie, dont elles sont dépendantes sur le plan énergétique. Elles ont longtemps bloqué l’élargissement de l’Alliance et bloqueront certainement tout potentiel élargissement futur à l’Ukraine. À Ankara, nous avons bien compris de nos interlocuteurs turcs que l’adhésion de l’Ukraine constituerait une provocation pour la Russie et que, de leur point de vue, celle-ci ne devrait pas être membre de l’OTAN ;
– celle du conflit entre la Grèce et la Turquie, deux pays entre lesquels les tensions sont fortes et la course à l’armement évidente. Un conflit entre les deux non seulement paralyserait l’OTAN mais la diviserait profondément.
Sans aller jusqu’à un conflit, ces deux pays menacent également l’unité de l’Alliance en ce qu’ils cherchent à importer dans l’Alliance leurs intérêts de sécurité. Ainsi les Turcs souhaitent obtenir le soutien de l’Alliance dans la lutte qu’ils mènent contre les organisations kurdes PKK et YPD, qu’ils qualifient de terroristes La Grèce insiste sur la menace que constituent les migrations illégales, présentées comme des nouveaux types « d’attaques hybrides » contre lesquelles l’OTAN pourrait, selon eux, être mobilisée.
Le défi de la France sera donc de préserver l’unité de l’Alliance et nos relations bilatérales tout en s’opposant aux tentatives d’importation d’intérêts de sécurité nationale dans l’OTAN
Mme Anne Genetet, co-rapporteure. Enfin, la France fait face à un quatrième défi qui est celui de la définition de sa stratégie au sein de l’OTAN. Notre travail nous a en effet convaincu que la RNS ne peut en tenir lieu en raison de la faiblesse et de l’imprécision des concepts qu’elle contient.
Celle-ci donne en effet à notre pays l’objectif d’être un « allié exemplaire au sein de l’espace euro-atlantique ». Certes, la RNS donne quelques indications sur ce qu’il faut entendre par cette expression, en indiquant que notre pays assumera « son rôle au sein des structures militaires et des opérations » ainsi qu’une « position exigeante et visible ». Mais quel est ce rôle ? Quelle est cette position ?
De plus, l’expression même « d’allié exemplaire » est ambiguë. Il ne fait pas de doute que notre pays se considère comme exemplaire mais qu’en est-il de nos alliés ? Refuser l’augmentation des dépenses communes ou la prise en compte de la menace chinoise, défendre farouchement l’autonomie stratégique de l’Union européenne, au risque de faire fuir les États-Unis, est-il, de leur point de vue, l’attitude d’un allié exemplaire ? Viser des dépenses militaires à hauteur de 2 % de son PIB, est-ce être exemplaire ou faut-il, comme d’autres alliés, allé au-delà ? D’ailleurs, si chacun est l’étalon de sa propre exemplarité, y a-t-il un allié qui, au sein de l’OTAN, ne se considère pas lui-même comme exemplaire ?
Une autre faiblesse de la RNS et, au-delà, de la stratégie de la France vis-à-vis de l’OTAN, est la notion de « pilier européen », que la France se donne pour objectif de « renforcer ». Seulement, comme indiqué précédemment, ce pilier européen n’est jamais défini, les moyens de l’atteindre non plus. De même, s’agissant plus largement de la coopération UE-OTAN, il est frappant de constater que « si la France soutient une modernisation, un élargissement et un approfondissement du partenariat UE-OTAN », il n’est pas précisé pourquoi, ni comment, ni surtout, les actions qu’envisage notre pays pour lever l’obstacle turc, à supposer que ce soit possible. On peut donc s’interroger sur la compatibilité d’un agenda Europe de la défense et du développement d’un pilier européen de l’Otan ;
Enfin, la RNS, pas plus d’ailleurs que les autres documents stratégiques ou les déclarations de haut responsable français, n’apporte de réponse à une question majeure : celle de savoir quelle OTAN nous voulons.
Savoir ce que nous voulons pour l’OTAN pose la question de savoir qui doit définir cette stratégie, puisqu’il ne s’agit pas de la RNS. Or, nos auditions nous ont confirmé que la coordination entre les différents acteurs français impliqués dans l’OTAN peut laisser à désirer, avec seulement une ou deux réunions par an et des acteurs qui ont tendance à fonctionner en silo. L’absence de structuration des différents acteurs français – direction Affaires stratégiques du ministère des Affaires étrangères, direction générale des relations internationales et stratégiques du ministère des Armées, état-major des armées, DGA…, malgré la qualité et l’implication des personnels concernés, n’aide évidemment pas à la définition d’une stratégie cohérente, pas plus qu’à la cohérence de l’action de la France au sein de l’OTAN.
Parce que la France n’a pas de stratégie claire vis-à-vis de l’OTAN, les relations avec cette dernière prennent surtout la forme de « lignes rouges », souvent en opposition avec les positions de nos alliés. Comme nous l’a expliqué notre représentant militaire à l’OTAN, « cela renforce la suspicion dont la France fait l’objet. N’ayant qu’une approche négative sans proposer une vision positive, nous sommes parfois soupçonnés d’avoir des arrière-pensées, voire d’avoir une stratégie de cheval de Troie dont le vrai objectif n’est pas l’OTAN mais autre chose ».
Cette « autre chose » n’est pas difficile à deviner, elle est de notoriété publique et la France l’affirme haut et fort dans la RNS : c’est l’Europe et son autonomie stratégique. Il est, de ce point de vue frappant de constater dans la RNS comment, au flou de la stratégie et des concepts appliqués à l’OTAN, répond la clarté et la précision à la fois des objectifs et des moyens de notre pays vis-à-vis de l’Europe de la défense. Ce tropisme pour l’UE est lui aussi perçu comme tel par nos alliés et force est de connaître qu’il ne sert pas les intérêts de la France au sein de l’OTAN, en renforçant les doutes qu’ont nos alliés sur la sincérité de l’engagement de la France dans l’Alliance, sans d’ailleurs faire progresser d’un iota la construction de l’autonomie stratégique européenne.
Par conséquent, s’il est évoqué en dernier, le premier défi de la France au sein de l’OTAN devrait être l’élaboration d’une stratégie claire et cohérente vis-à-vis de l’OTAN.
M. Bastien Lachaud, co-rapporteur. J'en viens aux conclusions que je tire de cette mission d'information, conclusions que ma co-rapporteure ne partage pas.
Mes conclusions quant à la réintégration de la France dans le commandement militaire intégré de l'OTAN se feront particulièrement négatives. Je considère effectivement que cette réintégration a fait perdre à la France sa voix singulière et son autonomie stratégique. L’illisibilité de la stratégie de la France vis-à-vis de l'Otan rend son action contradictoire.
Nous partageons le constat que la RNS, par son imprécision et ses silences, ne peut tenir lieu de stratégie de la France dans l'OTAN. La présence même de la tournure « allié exemplaire » dans un document français est consternante en ce qu’elle dénote d’un alignement atlantiste total et constitue « un clou de plus dans le cercueil » de l'autonomie stratégique de notre nation. Être « exemplaire » impliquerait d’accepter toutes les règles et de s'y conformer, c'est-à-dire d’obéir aux États-Unis. Comme le disait le chercheur Samir Battiss, lors de son audition : « Être exemplaire signifie le plus souvent être en accord systématique avec les buts et les moyens fortement influencés (euphémisme), identifiés par et aux États-Unis ». Être exemplaire impliquerait donc un alignement atlantiste total et le renoncement à toute objection. Le choix d’un alignement atlantiste enterrerait l'autonomie stratégique française. Être exemplaire acterait définitivement la fin du gaullo-mitterrandisme, déjà largement entamée par le retour dans le commandement militaire intégré. On ne peut pas être exemplaire sans sacrifier ce qui fait justement notre singularité, c’est-à-dire notre capacité à dire non. Nos intérêts nationaux seraient nécessairement sacrifiés à ceux du primus inter pares américain. Samir Battiss ajoutait : « On ne peut pas être exemplaire et singulier. L'exemplarité, c'est comme une photocopie conforme ».
Je suis évidemment en désaccord total avec le concept d'allié exemplaire. Je pense que la France ne doit pas être un allié exemplaire, mais un allié fiable, c'est-à-dire remplir ses engagements tout en gardant les mains libres d'un point de vue stratégique et diplomatique. Non seulement devenir un allié exemplaire n'apporterait rien à notre pays, mais notre stratégie au sein de l'Otan est devenue tellement illisible qu'elle finit par desservir l'influence qu'elle prétendait nous acquérir.
La France se veut exemplaire, mais parmi nos principaux alliés, nous sommes celui qui remplit le moins notre quota d'officiers. Nous affirmons notre engagement total dans l'Otan tout en insistant sur l'Europe de la défense, ce qui agace nos alliés européens. La contradiction est flagrante et ce double discours ne fonctionne plus. Il est impossible de viser simultanément une autonomie stratégique européenne et une implication exemplaire dans l'Otan. Ces deux objectifs sont parfaitement contradictoires et le Gouvernement se trompe en croyant pouvoir les poursuivre de concert. C’est ce qui explique notre échec à être cet « allié exemplaire » de l'Otan et à affirmer notre autonomie stratégique européenne.
La synthèse envisagée sous la forme d'un pilier européen de l'Otan, dont personne ne connaît le contenu et la portée, n'est que le dernier avatar d'une ambition française constamment démentie par la réalité.
Nos intérêts nationaux ne sont pas mieux défendus depuis l'intégration dans le commandement intégré.
Notre BITD est constamment sacrifiée au profit d'une illusoire BITD européenne. Les programmes européens et les coopérations intergouvernementales autorisent nos concurrents à piller les savoir-faire de nos entreprises. Encore récemment, notre collègue Thiériot avait parfaitement raison de rappeler que nos coopérations avec l'Allemagne avaient souvent été nouées à notre détriment.
J’entends fréquemment l’argument selon lequel le retour dans le commandement intégré aurait permis à nos entreprises de gagner des marchés. Force est de constater que tel n'est pas le cas. Certes, Thales a pu bénéficier de certains marchés de l'Otan, mais la plupart de nos alliés continuent de se fournir presque exclusivement auprès d’entreprises américaines. Les gouvernements européens préfèrent consolider la garantie américaine en achetant des F-35, des chars Abrams et autres systèmes antimissiles plutôt que des matériels européens, sans même parler des matériels français.
L'Otan, par essence contradictoire avec une autonomie stratégique nationale, contamine notre pensée stratégique en servant de courroie de transmission des concepts américains. Il ne fait aucun doute qu'à mesure que nos officiers les plus brillants seront envoyés s'acculturer à l'Otan, la question se posera de la simple possibilité de nourrir une pensée stratégique autonome. L'effet de structure peut être très puissant, tout comme celui de l'habitude et celle de collaborer avec les États-Unis éloigne la possibilité d’une action en solitaire. Un ancien major général de la marine nous disait que : « L'indépendance, c'est l'ambition de la solitude ». Pour comprendre ce que signifie l'Atlantisme, il faut savoir penser autrement que par l'Otan.
Pour beaucoup, être atlantiste est devenue une posture naturelle. La singularité française va également disparaître, remplacée par une pensée otanienne alignée sur celle des États-Unis. Certes, par le Commandement suprême Transformation, la France occupe un poste de premier plan pour établir la pensée stratégique, mais ce poste ne doit pas faire illusion. Installé aux États-Unis sur une base de l'armée américaine, il baigne dans un système anglo-saxon. Aussi compétent que soit le général français qui l'occupe, ce poste reste secondaire par rapport au poste de Commandement suprême Opération, tenu par un général américain depuis la création de l'Otan.
Les Français n’occupent que peu de postes de premier plan et en nombre très inférieur à ceux de nos principaux alliés. Comme le rapport d'Hubert Védrine de 2012 et nos auditions nous l’ont confirmé, le retour de la France dans le commandement militaire intégré procédait d’un choix politique, sinon personnel, du président Sarkozy. Il constituait avant tout un acte de foi atlantiste et un pari politique : renforcer l'influence de la France au sein de l'Otan et soutenir l'ambition française d'une Europe de la défense.
Aujourd’hui, nous ne pouvons que noter que le pari est raté. La France a pu faire valoir ses positions, certes, mais seulement à la marge, influant parfois quelques détails techniques ou militaires. La réalité est sans appel. Notre pays ne pèse plus dans une alliance où les principales évolutions sont décidées par les États-Unis, qui concentrent les deux tiers des dépenses militaires de celle-ci. Aucun pays ne le peut d’ailleurs, aussi exemplaire soit-il.
Quant à l'Europe de la défense, la guerre en Ukraine a confirmé que l'Otan constituait l'alpha et l'oméga de la politique de défense de tous ses membres, également ceux de l'Union européenne. Aucun pays européen ne veut ni n'accorde le moindre crédit à l'article 42, alinéa 7 du traité de Lisbonne. Pour reprendre le terme de M. Olivier Kempf, l'Europe de la défense est un « fantasme » qui n'existe que dans les discours du Président Macron.
Pour tenter d'avancer malgré tout, le Président Macron multiplie les déclarations impromptues sur sa volonté de partager la dissuasion avec d’autres pays européens, en poussant la ligne bien au-delà de ce qu’a toujours été la doctrine française et au risque d’affaiblir encore notre indépendance. La dissuasion est souveraine et doit le rester.
La France n'a donc rien gagné à ce retour dans le commandement militaire intégré. Au contraire, elle a désormais perdu le crédit que sa position antérieure lui avait valu. En quittant le commandement militaire intégré en 1966, la France réaffirmait sa singularité dans un monde bipolaire, ambitionnant un rôle de « puissance d'équilibre ». Cette expression, qui avait autrefois plus de consistance, paraît aujourd’hui quelque peu galvaudée. La RNS continue d'en faire usage, en dépit de toute réalité. Il n'y a pas « d'équilibre » possible pour qui est pleinement engagé dans une alliance militaire permanente désignant les ennemis et mobilisant tous ses membres contre eux. L'Otan a procédé de la sorte en Afghanistan, en Libye, au Kosovo (hors de toute légitimité internationale dans le cas de cette dernière intervention). L'échec total de l'intervention en Afghanistan s’est ajouté aux conséquences désastreuses de la guerre en Libye, qui a terriblement déstabilisé la région et accéléré les processus violents en Afrique subsaharienne.
Désormais, l'Otan est discréditée comme fournisseur de sécurité et notre pays avec elle. Loin d'être singulière comme elle se plaît à le croire, la France est désormais un allié atlantiste comme les autres, perçu comme tel et associé à tous les échecs de l'Otan.
J'en viens à mes propositions.
Que faire de l'Otan ?
Après ce constat accablant, la seule décision raisonnable me paraît être celle de quitter immédiatement le commandement militaire intégré. C'est d'autant plus urgent que le pivotement des intérêts stratégiques américains vers l'Indo-Pacifique apparaît définitif. Les auditions de responsables américains ne laissent aucun doute sur la volonté des États-Unis, à terme, de mobiliser leurs alliés contre la Chine. C'est déjà une réalité sur le plan économique. Les États-Unis font pression sur des entreprises européennes afin qu'elles cessent de vendre certains produits sensibles à des clients chinois. C’est un exemple typique de la façon dont un cadre d'analyse états-unien peut s'imposer à la France.
La posture de gendarme du monde marginalise nos intérêts singuliers. La France en est à s'opposer à l'ouverture d'un bureau de l'Otan au Japon, alors que ce pays est manifestement très loin de l'espace euro-atlantique. Un haut responsable nous affirmait que « Certains pays n'excluent pas une transaction : considérer la Chine parmi les menaces auxquelles fait face l'Alliance afin de conserver un intérêt et un investissement américain dans l'Alliance ». La Lituanie, par exemple, a commencé à remettre en question la politique d'une seule Chine. Cela se poursuivra si la confrontation devient militaire et il est vain de croire que nos alliés, qui dépendent des États-Unis pour leur sécurité, sauront y résister.
En 2003, nous avons su dire non à la guerre en Irak. En 2024, comme membres « exemplaires » de l'Otan, nous ne pouvons pas échapper à un engagement dans une guerre qui n'est pas la nôtre pour la défense d'intérêts qui ne sont pas les nôtres.
Je m’inscris en faveur d’un retrait immédiat de la France du commandement militaire intégré et non de l'Alliance elle-même. Nous resterons membres de l'Otan. Il s'agit de renouer avec l'ambition du général de Gaulle, en 1966, celle de concilier notre indépendance nationale et la solidarité avec nos alliés. La France restera engagée via la clause de défense commune mutuelle de l'article 5 du traité de l'Atlantique Nord.
La France doit tenir sa parole. Il en va de sa crédibilité. Elle ne peut donc quitter l'Alliance immédiatement. Dès que les circonstances le permettront, néanmoins, je souhaite que la France se retire de l'Otan et recouvre sa pleine indépendance. L'indépendance ne signifie pas l'isolement. En quittant le carcan atlantiste, la France ne sera pas « isolée », mais « non alignée ». C'est la condition nécessaire pour redéployer notre action internationale. La France restera présente sur le continent européen et continuera à coopérer en matière de défense avec les pays partageant nos principes d'affirmation de la paix, de primauté du droit international et de l'intérêt général humain. Cette coopération ne se fera simplement plus dans le cadre de l'Otan, mais passera par des accords bilatéraux de sécurité et de défense.
Les conflictualités de tout type doivent être discutées et réglées avant de dégénérer en guerre. À rebours de l'enfermement diplomatique de clubs oligarchiques, symbolisé par le poids des G7, G20, OCDE, OMC et autre Banque mondiale, la France doit œuvrer au retour en force de l'ONU. Malgré ses imperfections, l'ONU reste la seule organisation universelle reconnaissant l'égalité entre États et entre peuples et donc la seule instance légitime pour œuvrer à la sécurité collective.
Notre pays dispose de frontières terrestres ou maritimes sur tous les continents. Il a vocation à renforcer ses coopérations avec les puissances d'Afrique, d'Asie, d'Amérique du Sud et d'Océanie. Ces dernières sont les voisins immédiats d'une France d'outre-mer qui demande à être prise en compte et constitue un formidable atout stratégique pour notre pays.
Mme Anne Genetet, co-rapporteure. Mes conclusions seront très différentes de celles de mon collègue.
Je commencerai par citer notre chef d'état-major des armées, le général Burkhard, qui déclarait, lors du Paris Defence and Strategy Forum, que : « la coalition produit les effets les plus puissants. » Face à la multiplication des périls, je suis convaincue que la France ne peut assumer seule sa défense. Ce n'est pas une offense que de dire ce que disent également l’amiral Vaujour, l'amiral Vandier et plusieurs officiers supérieurs.
Face aux menaces auxquelles est confronté notre pays et aux métamorphoses de la guerre, devenue multi-champs multi-milieux, face à un avenir géostratégique plus incertain que jamais, face à la nécessité de la masse qu’exige la guerre de haute intensité, la coalition et, en l’espèce, l’OTAN, constitue une garantie de sécurité incontournable, en démultipliant la puissance de nos armées sans remettre en cause notre indépendance.
C’est donc en investissant l’OTAN et en développant la « culture OTAN » dans notre pays que la France sera en mesure de défendre au mieux ses intérêts, y compris l’autonomie stratégique européenne à travers l’affirmation d’un véritable pilier européen de défense.
Cet investissement doit cependant s’inscrire dans le temps long et reposer sur une véritable stratégie aux objectifs précis.
Là est la première proposition que je fais. L’OTAN est, dans notre pays, un impensé stratégique. Certes, la Revue nationale stratégique aborde le sujet de la relation de la France à l’OTAN mais, nous l’avons dit, elle est clairement insuffisante et montre que, 15 ans après son retour dans le commandement militaire intégré, notre pays ne s’est toujours pas approprié l’Alliance, pas plus qu’il ne la considère comme un élément essentiel de sa politique de défense.
Il est donc essentiel de mettre par écrit quelle est notre vision de l’OTAN et quels sont nos objectifs au sein de l’Alliance, répondant ainsi aux questions laissées sans réponse par la RNS, tout en rompant avec l'ambiguïté de l’antienne de l’indépendance nationale. Il faut donner à l’OTAN toute la place qui doit être la sienne dans notre politique de défense et assumer que la défense de notre pays se fera, comme celle de tous nos alliés européens, en coalition.
Cette stratégie ne se contentera pas de rappeler nos lignes rouges, déjà bien connues de tous, ainsi que nos intérêts au sein de l’OTAN. Elle devra être positive, porter une vision et, finalement, montrer l’appropriation par la France de l’Alliance, qu’elle gagnerait à qualifier de « notre Alliance ».
Une telle stratégie contribuerait à mettre un terme aux doutes sur la sincérité de l’engagement de la France dans l’OTAN et, de ce fait, à la suspicion dont notre pays fait l’objet, renforçant ainsi son influence au sein de l’Alliance. Il faut donc que cette stratégie tienne compte des besoins de nos alliés et de la place essentielle qu’a l’OTAN dans leur politique de défense et, surtout, cesser de mettre systématiquement en avant l’autonomie stratégique européenne que notre pays évoque à tout propos, y compris lorsqu’il veut parler de l’OTAN. Elle est un fort irritant, voire un repoussoir et décrédibilise nos efforts pour promouvoir le potentiel européen. Pour convaincre ses alliés de s’engager sur la voie de l’autonomie stratégique européenne, notre pays doit en effet être convaincant dans son engagement dans l’OTAN, structure qui aujourd’hui incarne mieux que l’Union européenne la solidarité des Européens face à une menace existentielle telle que la Russie.
Une telle stratégie, si elle a une portée externe, a aussi une portée interne en ce qu’elle définira des objectifs assortis, le cas échéant, d’indicateurs à destination des acteurs français impliqués dans l’OTAN et, notamment, la DGA. Une telle stratégie aidera à leur coordination alors que les auditions ont montré qu’ils avaient tendance à fonctionner en silo.
La stratégie française de l’OTAN serait évidemment publique et devrait faire l’objet de publicité auprès de nos armées, de nos diplomates et plus largement de l’ensemble des ministères. La représentation nationale doit naturellement y être associée et cette stratégie pourrait utilement faire l’objet d’un débat à l’Assemblée nationale qui, par lui-même, contribuerait à renforcer la culture OTAN dans notre pays.
L’adoption de cette stratégie concourt, par elle-même, à renforcer la crédibilité de la France au sein de l’OTAN mais la France peut et doit aller plus loin. En effet, notre pays bénéficie aujourd’hui d’une forte crédibilité au sein de l’OTAN mais celle-ci est amoindrie par la suspicion persistante dont notre pays fait l’objet.
En outre, si notre pays se distingue par ses capacités militaires, celles-ci sont par nature précaires, dépendant de notre volonté de continuer à investir massivement dans la défense, mais également relatives, car appréciées en comparaison avec celles de nos alliés. Or ceux-ci se réarment plus rapidement que nous et acquièrent une masse qui nous fait défaut : la Pologne, qui consacre désormais 4 % de son PIB à la défense, disposera, d’ici la fin de la décennie, de 1 000 chars lourds En comparaison, en 2030, notre pays ne pourra aligner que 160 chars Leclerc rénovés.
Certes, l’argent ne fait pas tout en matière de défense mais notre pays ne pourra tenir son rang ni au sein de l’OTAN, ni dans un contexte européen, s’il n’amplifie pas son effort de réarmement. S’il veut préserver sa crédibilité militaire à moyen terme, il devra envisager un effort supplémentaire pour atteindre les 3 % du PIB à l’horizon 2030, effort qui servira également à renforcer le soutien de notre pays à l’Ukraine.
La crédibilité de notre pays dans l’OTAN bénéficierait également d’une implication accrue dans les organes et activités de l’Alliance. Compte tenu de ses moyens, de la qualité reconnue de ses armées et des attentes qu’elle suscite, la France ne peut se contenter d’une place réduite pour ses officiers dans les institutions et de ses armées dans les exercices et les opérations de l’OTAN. On pourrait imaginer, par exemple, un renforcement de nos effectifs en Roumanie ou en Estonie ou la décision d’être une deuxième fois nation-cadre mais dans un autre environnement tel le cyber.
Enfin, je m’interroge sur l’intégration de notre pays dans le groupe des plans nucléaires (en anglais, NPG), qui parachèverait le retour de la France dans l’OTAN et constituerait, en lui-même, un « choc de confiance » à l’égard de nos alliés. Rappelons que le NPG est une instance politique de planification et non pas de décision, dans laquelle ni la posture nucléaire, ni la doctrine nucléaire ne sont remises en question. Ni les États-Unis, ni le Royaume Uni ne se font dicter leur doctrine par le NPG. La meilleure preuve en est que les États-Unis conservent le contrôle total de leur dissuasion nucléaire et le pouvoir de décision finale sur leur emploi éventuel alors même qu’ils font partie du NPG et que leurs bombes H aéroportées B61 se trouvent sur le territoire de certains de leurs alliés. Personne ne peut raisonnablement soutenir que les États-Unis ne sont pas indépendants en matière de dissuasion nucléaire.
Ne pas être dans le NPG n'apporte aucun bénéfice mais a un coût politique fort. Je suis absolument convaincue que la France y aurait toute sa place et que notre singularité française n’y serait absolument pas remise en question. Cela ne changerait en rien ni notre posture nucléaire, ni notre souveraineté mais contribuerait tout à la fois à la réassurance de nos alliés et à une meilleure compréhension de la grammaire de la dissuasion française très largement méconnue de nos alliés. Cette conviction est d’ailleurs renforcée par les récents débats qui se sont tenus en France sur la dimension européenne de notre dissuasion.
Si l’OTAN est aujourd’hui essentielle pour la France et ses alliés, il n’en reste pas moins qu’elle fait face à deux facteurs, l’un conjoncturel, l’autre structurel, susceptibles de l’affaiblir considérablement, en ce qu’ils concernent l’implication du primus inter pares américain, lequel est, qu’on le veuille ou non, la clé de voûte de la crédibilité militaire de l’Alliance.
Le premier facteur, structurel, est le pivotement des intérêts stratégiques américains vers l’Asie. Entamé sous la présidence de Barack Obama, il n’a été remis en cause par aucun de ses successeurs. La première priorité des États-Unis sur la scène internationale est de contrecarrer les ambitions chinoises et de préserver leur suprématie mondiale.
Le deuxième facteur, conjoncturel, est la perspective d’un retour de Donald Trump à la Maison-Blanche. Si la présidence Biden a permis de renouer des liens transatlantiques vivement secoués par son prédécesseur, la réélection de ce dernier augurerait de nouveaux tumultes comme ceux que l’Alliance a connus entre 2017 et 2020.
Si cette hypothèse d’un affaiblissement de l’implication américaine en Europe devait se réaliser, prenant la forme ou pas d’un retrait de l’OTAN, notre pays, qui est la première puissance militaire du continent et seul membre de l’Union européenne possédant l’arme nucléaire, se retrouverait en première ligne et devrait alors assumer ses responsabilités vis-à-vis de ses alliés européens.
Comme l’a souligné un haut responsable français en charge de l’OTAN, « les membres de l’Alliance voient la dégradation de leur environnement stratégique et les incertitudes venant des États-Unis. Ils ont pris conscience que le renforcement de l’Europe de la défense est une solution [même s’il] n’y aucune volonté de sortir de l’OTAN ».
Il est donc dans l’intérêt de la France, dès aujourd’hui, de travailler à construire ce fameux « pilier européen » de l’OTAN dont on parle depuis presque vingt ans, en commençant par le définir dans la stratégie dont la France se sera dotée. Mais quelle que soit la forme de ce pilier européen, la défense du continent européen sera d’autant plus efficace que les Européens seront plus forts dans l’OTAN, ce qui passe non seulement par une augmentation de leurs dépenses de défense mais aussi par une exigence d’interopérabilité entre armées européennes qui ne se définit, qu’on le veuille ou non, qu’au sein de l’OTAN et cela quelle que soit l’implication future des États-Unis.
C’est donc au sein et à partir de l’OTAN que se construit l’autonomie stratégique européenne. Qu’on le veuille ou non, l’OTAN est aujourd’hui l’enceinte de l’autonomie stratégique européenne. S’y montrer loyal, crédible, constructif et solidaire est une étape sur le long chemin de l’autonomie stratégique européenne. Renforcer le pilier européen, qui est l’un de ces objectifs intermédiaires, pourrait faire consensus entre les alliés européens mais également rallier les Américains, d’autant plus faciles à convaincre que cette autonomie leur permettrait de concentrer leurs efforts sur la Chine. Seule la France peut, de manière crédible, promouvoir ce pilier européen et sera d’autant plus crédible à le faire qu’elle aura démontré son engagement accru et sincère dans l’OTAN.
En dernier lieu, je voudrais insister sur le fait qu’aucun des objectifs que j’ai évoqués pour notre pays ne pourra être atteint sans un renforcement majeur de la « culture de l’OTAN » en France, chez nos élites politiques et militaires, d’une part, mais également dans la population française. Cette « culture de l’OTAN » devrait être un objectif en tant que tel de la stratégie française et, dans un contexte de renforcement de l'OTAN, promouvoir le rôle et l’influence de la France au sein de l'organisation devenir aussi une priorité pour notre diplomatie
M. le vice-président Loïc Kervran. Merci à vous pour cette présentation très complète et sans concession qui nous éclaire grandement sur la singularité de notre pays, ses conséquences, qui ne sont pas toutes positives, mais également tous les enjeux de l’OTAN, de l’impact des normes sur notre BITD à la place de la Chine. Je tiens à vous remercier pour la manière dont vous avez traité vos divergences et pour l'esprit dans lequel vous avez travaillé.
M. Benoît Bordat (RE). Monsieur le vice-président, Madame et Monsieur les co-rapporteurs, je tiens d’abord à souligner le sérieux et la rigueur de vos travaux, malgré les divergences de vos conclusions.
Monsieur le co-rapporteur, vous affirmez que la France n'a « rien gagné » en réintégrant le commandement militaire intégré et qu'elle aurait même perdu en crédibilité, suggérant qu'elle ferait bien de s'en retirer. Je ne partage pas cet avis.
Être partie intégrante du commandement militaire confère à la France l'influence qu'elle mérite, sans restreindre notre politique nationale. Je rappelle que, fort de sa dissuasion nucléaire autonome, notre pays agit sous l'autorité exclusive du Président de la République. En janvier dernier, lors d'une visite d'État en Suède, Emmanuel Macron a célébré l'adhésion de ce pays à notre alliance et souligné notre aspiration commune à l'autonomie stratégique. Comme le démontre Madame la co-rapporteure, nous devrions plutôt renforcer le pilier européen de l'Otan, qui constitue le meilleur moyen de créer un véritable choc de confiance avec nos partenaires.
Les contradictions des discours de Jean-Luc Mélenchon, qui appelle globalement à quitter une alliance qualifiée de « va-t-en-guerre », sont pour le moins surprenantes. La décision de quitter l'Otan occasionnerait une augmentation significative de notre budget de défense. Envisager un retour de la conscription, par exemple, impliquerait de mobiliser la jeunesse, alors que susciter les vocations devrait être la priorité. Quelle pourrait être une dissuasion nucléaire lorsque vous préconisez le désarmement ? Quel modèle alternatif à l'Otan proposez-vous, Monsieur le co-rapporteur, pour éviter que la France ne devienne un nain géopolitique ? Peut-être allez-vous nous suggérer de rejoindre l'Alliance bolivarienne ?
Madame la co-rapporteure, comment la promotion d'une culture Otan peut-elle renforcer la voie de l'Alliance afin de contrer les narratifs empruntés au Kremlin et améliorer la compréhension des valeurs communes ?
M. Bastien Lachaud, co-rapporteur. En réponse sur la dissuasion, arrêtons de manier des contre-vérités. Vous évoquez le programme présidentiel de Jean-Luc Mélenchon. La France Insoumise est en faveur d’un désarmement « multilatéral ». Tout est dans le terme. La France n'est pas la nation qui possède le plus de têtes nucléaires. Quand les États-Unis, la Russie et la Chine auront désarmé au même niveau que nous, nous pourrons commencer à détruire les nôtres. L'enjeu est de mettre en place un processus multilatéral pour conduire au désarmement d’un monde que nous voulons sans armes nucléaires.
En attendant, nous sommes favorables à ce que la dissuasion nucléaire demeure française et autonome, contrairement à ce que propose ma co-rapporteure qui souhaite l’intégrer dans le Nuclear Planning Group (NPG). Intégrer le NPG, c'est mutualiser la dissuasion et c'est aller encore plus loin que le président Macron qui évoquait notre « responsabilité » vis-à-vis de nos partenaires européens en matière de défense nucléaire. Aucun président français n'avait jamais évoqué une « responsabilité » par le passé. Dire que nos intérêts vitaux peuvent s’étendre à un espace européen était une chose, dire que nous avons une responsabilité en est une autre. Le président polonais l'a d’ailleurs bien compris et a immédiatement proposé de partager la dissuasion avec les Français. Il y a là une contradiction que vous ne souhaitez pas assumer. Dites clairement que vous êtes pour le partage de la dissuasion nucléaire, mais ne prétendez pas être pour une dissuasion autonome tout en rejoignant le NPG, ou en partageant notre dissuasion avec d'autres pays européens.
J'ai proposé un modèle alternatif d'accords bilatéraux avec les nations partageant notre vision de la paix et de l'intérêt général humain. Nous avons aujourd'hui des accords bilatéraux avec la Grèce. Nous pourrions nouer des accords bilatéraux avec le Royaume-Uni, la Chine dans certains domaines et les États-Unis dans d'autres.
Il s'agit de rester une nation indépendante et non alignée. Si cela nécessite d'augmenter le budget de la défense, nous le ferons, bien entendu. Cependant et contrairement à vous, nous ne supprimerons pas les impôts des plus riches et nous ne plongerons pas le pays dans un déficit abyssal. Nous saurons trouver les fonds nécessaires pour financer des écoles et des hôpitaux qui fonctionnent, tout en garantissant à la France son rang dans le monde.
Mme Anne Genetet, co-rapporteure. Je tiens à souligner que les pays membres de l'OTAN qui abritent des armes nucléaires américaines ne décident pas eux-mêmes de l'utilisation de celles-ci, dont les Américains conservent l’entier contrôle.
Plusieurs pays se sont inquiétés de savoir si cette garantie serait toujours assurée et se sont tournés vers nous pour obtenir des réponses. Lors de la conférence de sécurité de Munich, des journalistes allemands m'ont interrogée sur la dimension européenne de notre dissuasion nucléaire. Il est crucial de rappeler que seul le Président de la République française a le contrôle de la dissuasion nucléaire française et que cela ne changera jamais.
Pour mieux faire comprendre notre position, nous avons organisé des visites de nos sites de dissuasion nucléaire avec nos alliés de l'Otan. Il est important de diffuser cette culture et cette grammaire nucléaire française pour qu'elle soit mieux comprise et rejoindre le NPG peut y contribuer. L'objectif est de faire comprendre ce que nous proposons pour rester maîtres d’une dissuasion qu’il n'est pas question de remettre en cause.
Concernant la culture de l'Otan, le rapport formule plusieurs propositions. L'OTAN utilise divers outils, comme des podcasts en différentes langues, y compris en français, pour expliquer le fonctionnement de l'Alliance, les moyens dont elle dispose et les opérations qu’elle mène. Nous, Français, pourrions également diffuser ce genre de contenus. La secrétaire générale adjointe française est en charge de la diplomatie publique.
Nous pourrions nous appuyer sur les correspondants défense des différentes collectivités territoriales, qui pourraient disposer d'un kit Otan pour expliquer en quoi cela consiste. Il importe vraiment, a fortiori dans le contexte actuel, de comprendre comment s'organise la défense de la France, ce que l'Otan peut lui apporter et ce que nous apportons à l'Otan.
Je voudrais également souligner le rôle très important de l'Assemblée parlementaire de l'Otan. Elle nous permet de diffuser la position française, une position perçue comme singulière, mais parfois dérangeante, qu'il faut justifier. Je déplore personnellement que les moyens alloués à cette assemblée soient tout à fait insuffisants. Il est frappant de constater que lors de nos différents déplacements, les délégations d'autres pays membres de l'Alliance, comme la Grèce, la Turquie ou l'Italie, sont souvent très nombreuses. Comparativement, la France apparaît comme le parent pauvre de ces réunions, ce qui est très regrettable. Par exemple, à mon arrivée, j’apprenais que seuls les titulaires pouvaient s’y rendre. J'ai mis fin à cette politique inacceptable en ouvrant cette possibilité aux suppléants. Nous ne pouvons pas valablement imaginer qu'une politique de la chaise vide augmenterait notre influence au sein de l'Assemblée parlementaire de l'Otan, qui est un outil utile et au sein duquel notre présence doit être renforcée.
M. Pierrick Berteloot (RN). Je tiens à vous féliciter pour le travail réalisé dans le cadre de ce rapport. Bien que nous ne partagions pas la même vision du rôle de la France dans l'Otan, je me dois de souligner votre implication et votre excellente connaissance du dossier.
Je souhaitais centrer mon propos sur la rupture charnière que constitue la réintégration de la France dans le commandement intégré de l'Alliance en 2009, l’impact sur le rôle de la France, l'organisation de ses armées et sa diplomatie.