N° 725

______

ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré Ã  la Présidence de l’Assemblée nationale le 18 décembre 2024.

RAPPORT D’INFORMATION

DÉPOSÉ

en application de l’article 145 du Règlement

PAR LA COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

en conclusion des travaux d’une mission d’information constituée le 30 octobre 2024.

 

sur les terres rares et les ressources naturelles stratégiques

 

et présenté par

M. Jérôme BUISSON,

Député

____

 


 SOMMAIRE 

___

 Pages

SYNTHÈSE DES PROPOSITIONS DU RAPPORTEUR

INTRODUCTION

I. La croissance exponentielle de la demande en ressources stratégiques est source d’une recomposition géopolitique mondiale de grande ampleur

A. Les minerais et métaux stratégiques s’imposent comme les nouvelles ressources au cœur de la transition écologique et de la révolution numérique

1. L’évolution des technologies toujours plus sophistiquées fait des ressources naturelles stratégiques des éléments essentiels au développement de nombreux secteurs industriels

a. De nouvelles technologies qui recourent à des ressources stratégiques de plus en plus diversifiées

b. Des ressources stratégiques dont la consommation devrait croître de manière exponentielle dans les décennies à venir

2. L’évolution de l’offre en ressources stratégiques sera dépendante de l’état de la demande et des fluctuations du prix de ces ressources

a. Une évolution de l’offre en ressources stratégiques encore incertaine

b. La volatilité des prix des ressources naturelles stratégiques : un point d’attention

B. L’extrême concentration des chaînes de valeur crée une dépendance de la demande mondiale à l’égard de quelques acteurs

1. La Chine s’impose comme l’acteur incontournable de chaînes de valeur extrêmement concentrées

a. Les terres rares : une hyper-concentration de l’ensemble des étapes de la chaîne de valeur

b. Le cobalt : un marché contrôlé par une poignée d’acteurs puissants

c. Le lithium : un marché dominé par l’Amérique latine et cinq majors

2. La domination chinoise résulte d’une stratégie volontariste conçue sur le long terme et visant à contrôler le marché de toutes les matières premières nécessaires à la transition énergétique

a. Un double objectif ambitieux

b. Une présence et des investissements très visibles à l’étranger

c. Une politique de sécurisation des approvisionnements reposant sur la mobilisation de l’ensemble des leviers de la diplomatie chinoise

C. La nouvelle géopolitique des ressources stratégiques bouleverse les grands équilibres mondiaux et suscite des inquiétudes pour l’avenir

1. Les nouveaux rapports de force associés aux ressources stratégiques créent des risques tangibles de rupture d’approvisionnements

a. Une pénurie organisée : l’enjeu de rapports de force entre puissances

b. Le risque d’une pénurie causée par l’incapacité de l’offre à suivre l’évolution de la demande mondiale

c. La définition de listes de matériaux stratégiques et critiques par les États consommateurs

2. Les ressources stratégiques peuvent être un facteur de déstabilisation à la fois politique et économique

a. La présence de ressources stratégiques : une fausse aubaine ?

b. Le développement d’une industrie minière sans retombées locales positives : l’exemple du Burundi

c. Les ressources stratégiques au cœur des conflits

3. Les industries minières sont confrontées au double défi de leur acceptabilité sociale et environnementale

a. Les impacts environnementaux liés à l’extraction et à l’exploitation des ressources stratégiques : une source d’inquiétude

b. Des conditions d’exploitation parfois contestables

c. Les conséquences sanitaires de l’industrie minière : un sujet à surveiller

II. Face aux perspectives d’évolutions de la demande mondiale en ressources stratégiques et à ses enjeux, les États producteurs et consommateurs tentent de se repositionner sur leurs chaînes de valeur

A. Les États producteurs sont à la recherche d’une montée en gamme de leurs chaînes de valeur et d’un meilleur profit tiré de leurs ressources

1. L’Indonésie a fait le choix de nationaliser une partie de ses chaînes de valeur au risque de déstabiliser ses concurrents

a. Le dilemme d’une économie à deux vitesses

b. Les germes d’un nationalisme industriel (2004-2014)

c. Le renforcement de la stratégie industrielle nationale (à partir de 2014)

2. La République démocratique du Congo : vers la diversification de ses partenariats

a. Une prise de distance avec la Chine au profit des États-Unis

b. L’ouverture à de nouveaux acteurs

i. Une ouverture réussie vers les monarchies du Golfe arabo-persique

ii. Un rapprochement avec l’Union européenne, qui connaît toutefois de sérieux accrocs

iii. Une nouvelle impulsion dans les relations entre la République démocratique du Congo et la France dont profite le domaine des ressources stratégiques

3. Le Chili : un modèle fondé sur des partenariats publics-privés

a. Le rôle renforcé de l’État chilien

b. Vers la constitution d’un cartel du lithium en Amérique latine ?

B. Les États consommateurs tentent d’assurer leur autonomie stratégique

1. Le Japon a développé une stratégie pionnière, qui porte déjà ses fruits

a. Une stratégie dont la mise en œuvre repose sur une politique publique proactive

b. La sécurisation des ressources minérales nécessaires à son économie

c. Un effort important en faveur de la recherche & développement autour des technologies de recyclage des métaux critiques

d. La constitution de stocks stratégiques

e. Des résultats déjà visibles, même si des dépendances persistent

2. Les métaux critiques sont élevés au statut de priorité nationale par les États-Unis

a. Un pays qui a su conserver sa tradition minière au cours du temps

b. La mise en œuvre d’une stratégie diversifiée et ambitieuse

c. Des objectifs inatteignables ?

3. L’Union européenne s’est lancée tardivement dans le développement d’une stratégie en matière de ressources critiques

a. Des initiatives disparates qui se développent indépendamment d’une véritable planification industrielle

b. Une mobilisation tardive sous la double influence de la crise de la Covid19 et de la guerre en Ukraine

c. Le développement de partenariats internationaux pour pallier l’impossibilité d’une autosuffisance stratégique

C. La France déploie progressivement une politique sur les ressources stratégiques largement inspirée de celle de ses partenaires et concurrents économiques

1. Une prise de conscience très récente de la centralité du sujet des ressources stratégiques

a. Un élément déclencheur : la crise de la Covid-19 et la remise du rapport Varin en janvier 2022

b. L’inventaire des ressources stratégiques du sous-sol français : une première étape indispensable en cours de réalisation

2. La stratégie française de sécurisation des approvisionnements en minerais et métaux stratégiques repose sur quatre piliers

a. L’« intelligence minérale Â»

b. Le soutien aux projets industriels et à la conclusion de contrats d’approvisionnement à long terme

c. Une action européenne et internationale

d. La recherche & développement et la formation

III. Si la France et l’Union européenne se sont dotées de stratégies en théorie robustes, il est urgent d’en soutenir une mise en œuvre rapide et ambitieuse

A. La renationalisation d’une partie des chaînes de valeur est conditionnée à une meilleure acceptabilité des projets industriels

1. Le respect exigeant de normes sociales et environnementales doit être pensé comme un outil de distinction face à la concurrence d’autres acteurs économiques

a. Une réticence des populations locales qui n’est en rien inéluctable

b. Miser sur des règles sociales et environnementales ambitieuses pour convaincre et se distinguer à l’international

2. Les filières industrielle et minière du XXIe siècle souffrent encore d’un déficit d’attractivité qu’il est urgent de combler

a. Une vision en grande part anachronique des métiers de l’industrie minière

b. Développer des filières de formation d’excellence autour des ressources stratégiques

3. L’acceptabilité des projets industriels peut être renforcée par une meilleure implication des populations et un renforcement de leurs retombées locales

a. Sensibiliser l’ensemble de la société aux enjeux des ressources stratégiques

b. En amont des projets industriels, encourager et encadrer la tenue de débats ouverts aux populations locales sans paralyser la concrétisation des projets

c. En aval, mieux valoriser les retombées locales des projets miniers et industriels pour les collectivités territoriales concernées

B. Le retour d’un État stratège pour apporter un soutien renforcé aux projets miniers et industriels

1. La facilitation des projets industriels doit passer par la simplification des démarches administratives et le raccourcissement des délais nécessaires à leur réalisation

a. Des démarches administratives trop longues et contraignantes

b. Approfondir et accélérer les réformes entamées

2. Une réduction des coûts et un soutien financier renforcé, tant à l’échelle nationale qu’européenne, sont nécessaires à la poursuite de projets miniers et industriels extrêmement coûteux

a. Un désavantage comparatif lié au coût de l’énergie particulièrement préjudiciable au sein de l’Union européenne

b. Un soutien financier encore insuffisant, en particulier à l’échelle européenne

c. L’urgence de mieux soutenir les objectifs d’internationalisation d’une partie des chaînes de valeur des ressources stratégiques

C. La stratégie actuelle doit être renforcée dans un souci de cohérence et de priorisation des enjeux

1. La réponse aux défis géopolitiques des ressources stratégiques doit passer par une réorganisation profonde des relations entre États consommateurs et producteurs

a. Organiser la concurrence

b. Quels partenariats pour l’avenir ?

c. Anticiper un possible « choc Â» de l’offre de ressources stratégiques

2. Quel avenir pour notre modèle de consommation ?

a. L’efficacité énergétique et le progrès technologique au service de l’optimisation de nos modes de consommation

b. Le recyclage : entre espoirs et mirages

EXAMEN EN COMMISSION

ANNEXE 1 : LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES PAR LE RAPPORTEUR

ANNEXE 2 : LISTE DES ACRONYMES ET DES ABRÉVIATIONS UTILISÉS DANS LE RAPPORT

ANNEXE 3 : DÉCLARATION D’ANVERS DU 20 FÉVRIER 2024

 


   SYNTHÈSE DES PROPOSITIONS DU RAPPORTEUR

Priorité 1 : Renforcer l’acceptabilité des projets miniers et industriels associés aux ressources stratégiques

1. Rassurer les populations locales : mieux informer sur les règles existantes et s’assurer de leur application plus juste par l’ensemble des acteurs impliqués sur le marché des ressources stratégiques

Proposition n° 1 : Encourager le déploiement de règles de certification unifiées à l’échelle mondiale portant sur l’ensemble des chaînes de valeur des ressources stratégiques et doter leur application des moyens de contrôle humains et financiers nécessaires à leur effectivité en évitant une application unilatérale pénalisant les entreprises françaises et européennes.

Proposition n° 2 : Valoriser par tous les leviers communicationnels existants l’action de la France et de l’Union européenne en matière de respect des règles environnementales, sociales et de bonne gouvernance (législations, labels et mesures de traçabilité) par l’ensemble de leurs chaînes de valeur et d’approvisionnements en ressources stratégiques.

Proposition n° 3 : Porter, à l’échelle française, la proposition de mettre en Å“uvre des mesures miroirs au sein des accords de libre-échange conclus par l’Union européenne, sur le respect de règles environnementales, sociales et de bonne gouvernance applicables aux chaînes de valeur des ressources stratégiques de manière à réduire les distorsions de concurrence qui affectent la France.

Proposition n° 4 : Encourager les pays du G7 non membres de l’Union européenne à adopter des standards environnementaux, sociaux et de bonne gouvernance similaires aux règles applicables aux entreprises européennes.

Proposition n° 5 : Promouvoir le développement de guides de bonne pratique et d’outils d’information juridiquement non contraignants pour mieux accompagner les acteurs privés dans le déploiement de leurs projets miniers et industriels dans le domaine des ressources stratégiques.

2. Valoriser les nouveaux emplois associés à l’industrie minière des ressources stratégiques

Proposition n° 6 : Faire connaître, en lien avec les professionnels du secteur, l’ensemble des métiers de la filière des ressources stratégiques dans les écoles et les universités. Insister, dans le cadre de la conception des présentations, sur l’évolution de ce secteur et les nouvelles compétences requises. Parallèlement, promouvoir les partenariats dans ce domaine entre les entreprises et les établissements d’enseignement locaux sous forme de stages et d’apprentissages.

Proposition n° 7 : Soutenir la constitution de filières françaises d’excellence dans les écoles et les universités autour des ressources stratégiques en intégrant non seulement la formation aux activités minières mais aussi aux professions des domaines connexes (géologie, métallurgie et chimie notamment).

Proposition n° 8 : Encourager les coopérations et le partage de savoirs entre États à travers la mise en place de programmes spécifiques d’échanges dédiés aux ressources stratégiques.

3. Favoriser l’implication des populations et renforcer les retombées locales des projets industriels et miniers sans alourdir les procédures

Proposition n° 9 : Mobiliser l’ensemble des institutions françaises pour faire connaître auprès du grand public les enjeux associés aux ressources stratégiques et à la sécurisation de leurs chaînes d’approvisionnement.

Proposition n° 10 : Mener en parallèle les différentes phases consultatives (débat public et enquête publique) préalables à la réalisation d’un projet minier ou industriel afin d’en réduire les coûts et les délais de réalisation sur le modèle de la facilitation des procédures administratives prévues par la loi n° 2023-491 du 22 juin 2023 relative à l’accélération des procédures liées à la construction de nouvelles installations nucléaires à proximité de sites nucléaires existants et au fonctionnement des installations existantes.

Proposition n° 11 : Repenser le système de redevances communale et départementale des mines dues par les entreprises minières pour renforcer les retombées locales des projets miniers.

Priorité 2 : Soutenir et faciliter la réalisation de projets miniers et industriels pour mieux sécuriser la chaîne d’approvisionnement française en ressources stratégiques

1. Simplifier les démarches administratives

Proposition n° 12 : Regrouper l’ensemble des compétences de délivrance des autorisations et de classification des projets miniers et industriels en une seule entité administrative constituant un interlocuteur unique pour les entreprises.

Proposition n° 13 : Poursuivre l’effort de simplification des démarches administratives nécessaires à l’ouverture d’un nouveau projet minier et assurer la publication rapide des textes réglementaires nécessaires à leur application.

2. Réduire les coûts et mieux soutenir financièrement les projets envisagés

Proposition n° 14 : Mettre en place un mécanisme national de fixation des prix de l’électricité de manière à ce que les industries françaises puissent profiter de l’avantage comparatif tiré du parc nucléaire historique dont la France s’est dotée.

Proposition n° 15 : Poursuivre les pressions pour inscrire les activités minières et le raffinage au sein de la taxonomie européenne.

Proposition n° 16 : Mobiliser, à l’échelle européenne, la Banque européenne d’investissement pour soutenir des projets miniers extractifs en Europe ou abonder des fonds de soutien nationaux à ces mêmes projets.

Proposition n° 17 : Repenser les lignes directrices relatives aux projets importants d’intérêt européen commun pour permettre aux États membres de l’Union européenne de subventionner sur le long terme des projets de sécurisation de leurs chaînes d’approvisionnement en ressources stratégiques incluant les technologies déjà matures.

Proposition n° 18 : Créer un fonds souverain français notamment capable d’investir au sein de sociétés minières dans le cadre d’une stratégie industrielle nationale.

Proposition n° 19 : Favoriser l’investissement de l’épargne des Français dans les ressources naturelles et plus largement la réindustrialisation nationale par la création d’un produit d’épargne à rémunération attractive et garanti par l’État.

Priorité 3 : Renforcer les stratégies française et européenne de nationalisation des chaînes de valeur et de sécurisation des approvisionnements

1. Organiser la concurrence

Proposition n° 20 : Mieux défendre les intérêts et positions de la France au sein des institutions européennes dans le cadre des négociations intergouvernementales sans exclure le recours à un rapport de force lorsque cela est nécessaire.

Proposition n° 21 : Promouvoir, à l’échelle européenne, des alliances à géométrie variable sur les ressources stratégiques de manière à dépasser les oppositions entre États membres sur l’application de règles antidumping et le soutien à accorder à des projets industriels.

2. Renforcer nos partenariats

Proposition n° 22 : Explorer la possibilité de création au sein des pays producteurs de ressources stratégiques comme la République démocratique du Congo d’entreprises à capitaux mixtes dans le domaine minier, de l’énergie ou des transports pour permettre aux investissements français d’être plus attractifs par rapport à ceux de la Chine et des États-Unis. Ouvrir ces entreprises à d’autres pays partenaires afin de renforcer la portée politique et l’envergure des projets ainsi financés.

Proposition n° 23 : Conditionner une partie du soutien financier français par le biais de l’aide publique au développement dans le domaine minier à la vente d’une part minimale de la production nationale en ressources stratégiques de l’État concerné à la France.

Proposition n° 24 : S’assurer que l’ensemble des partenariats conclus par la France sur les ressources stratégiques préservent les intérêts nationaux, permettent d’assurer l’approvisionnement de nos industries tout en s’inscrivant dans une démarche de co‑développement.

Proposition n° 25 : Renforcer la présence d’experts sur les ressources stratégiques au sein des ambassades dans les pays cibles de notre diplomatie.

Proposition n° 26 : Clarifier les termes du partenariat économique que la France entend maintenir avec la Chine de manière à optimiser les investissements chinois sur notre territoire tout en renforçant nos exigences à son égard.

Proposition n° 27 : Mettre en place des barrières tarifaires plus robustes afin de mieux réduire les distorsions de concurrence existantes et de protéger le développement des filières naissantes des batteries et des véhicules électriques au sein de l’Union européenne.

Proposition n° 28 : Porter une attention particulière aux relations de la France et, plus largement, de l’Union européenne avec les pays membres du groupe des BRICS +, qui constituent désormais un véritable club des matières premières et stratégiques.

3. Anticiper de possibles tensions sur l’offre de ressources stratégiques

Proposition n° 29 : Établir une stratégie nationale de constitution de stocks et de création de capacités de raffinage de ressources naturelles stratégiques qui couvrirait les besoins, pour une période donnée, des industries civiles françaises considérées comme vitales.

4. Mieux intégrer les problématiques de recyclage et d’efficacité aux stratégies existantes

Proposition n° 30 : Poursuivre et intensifier l’effort de la France pour soutenir le recyclage, sur le territoire français, des déchets et résidus des ressources stratégiques.

 


   INTRODUCTION

La lutte contre le changement climatique s’accompagne d’une véritable révolution du système énergétique mondial. La décarbonation des économies repose aujourd’hui sur deux options cumulatives mais inégalement exploitées :

– l’électrification et l’amélioration de l’efficacité énergétique des technologies ;

– l’investissement massif dans les énergies bas-carbone.

Force est de constater que les nouvelles sources d’énergie sont fondées sur des ressources naturelles (minerais et métaux auxquels appartiennent les terres rares) déjà largement mobilisées par les technologies du numérique. Celles-ci sont, en effet, indispensables pour la fabrication de véhicules électrifiés (cobalt, cuivre, lithium, nickel, terres rares), l’éolien (aluminium, cuivre, nickel, terres rares), le solaire (aluminium, argent, cuivre, silicium) ou encore l’hydrogène (nickel, palladium, platine). Outre le recours à une quantité croissante de ces ressources, les nouvelles technologies, très dépendantes des innovations scientifiques, consomment un nombre toujours plus diversifié de ces minerais et métaux. En ce sens, ces ressources, au fondement de la double transition écologique et numérique, peuvent être qualifiées de stratégiques tant elles façonnent l’avenir de l’économie mondiale. Or, cette demande exponentielle n’est pas sans soulever de nombreux enjeux.

Si, historiquement, les transitions énergétiques – du charbon vers le pétrole, puis du pétrole vers le gaz – ont toujours disposé d’un signal économique motivant les entreprises à s’adapter, tel n’est pas le cas de la transition écologique. Le prix du carbone ne permet pas de convaincre les entreprises de l’urgence à agir dans des temps très brefs, pas plus que la grande volatilité des ressources naturelles stratégiques et que l’imprévisibilité des évolutions technologiques. Ces dernières peuvent même rendre obsolète le recours à telle ou telle ressource en quelques années seulement. Or, l’objectif de limitation de la température mondiale à 1,5 Â°C, conformément aux ambitions les plus hautes de l’Accord de Paris (2015), nécessiterait au moins un triplement des investissements actuels dans ce secteur, qui atteindraient 775 milliards de dollars en 2021 ([1]). La transition écologique sera donc éminemment politique, les États étant contraints d’accompagner financièrement les acteurs économiques dans leur adaptation.

La compétition économique mondiale se trouve également accélérée par l’influence de cette transition dans sa dimension technologique (brevets et innovation) et industrielle (production de technologies), ce dont témoigne de manière manifeste la concurrence commerciale à laquelle se livrent la Chine et les États‑Unis. Le marché des ressources stratégiques est ainsi traversé par des tensions toujours plus exacerbées, alors que l’ensemble des chaînes de valeur atteignent des niveaux de concentration déjà bien plus élevés que celui du pétrole.

En parallèle, la pression exercée sur les réserves disponibles, le temps incompressible nécessaire au développement de nouvelles exploitations, les impacts environnementaux (pollutions, stress hydrique) et les rivalités géopolitiques pourraient engendrer de fortes tensions sur l’offre de ces ressources et freiner la dynamique de la transition. Dans ce contexte, la dépendance de la demande mondiale à l’égard de la Chine, qui se distingue par un gigantesque marché intérieur et une rivalité croissante avec les pays occidentaux, n’est pas sans inquiéter.

Ainsi, l’importance prise par ces ressources dans toutes les économies s’accompagne d’une profonde remise en cause des équilibres de puissances dans le jeu géopolitique mondial : le monde pourrait se reconfigurer autour de rapports de forces de plus en plus saillants. Extrêmement concentrée autour de quelques États et entreprises, l’organisation des chaînes de valeur des ressources stratégiques, depuis leur extraction jusqu’à leur utilisation et leur recyclage, crée des effets de dépendances, dont la pandémie de la Covid-19 et la guerre en Ukraine ont rappelé les dangers.

Face à l’émergence de ces nouveaux rapports de force internationaux, une réflexion, portée aussi bien par les États producteurs de ressources stratégiques que par les États consommateurs, émerge avec une acuité nouvelle : plus de la moitié des quatre cent quatorze politiques recensées sur ce sujet par l’Agence internationale de l’énergie (AIE) au niveau mondial entre 1970 et 2023 ont été initiées ces quatre dernières années. Les pays consommateurs fortement dépendants, à l’instar des États-Unis, du Japon et des États de l’Union européenne, définissent progressivement des stratégies permettant de mieux identifier leurs besoins, de diversifier leurs sources d’approvisionnement et d’internaliser une partie de la production, de la transformation et de l’exploitation de ces ressources par l’ouverture de nouvelles mines et de projets industriels associés. En ce sens, et de manière peut-être contre-intuitive, la transition écologique est aussi une révolution industrielle. Structurées autour de la maîtrise des marchés et de la recherche d’une autonomie stratégique, ces politiques se déploient à des rythmes variables, entrent parfois en concurrence et rencontrent des contraintes communes : comment convaincre les populations locales de la nécessité d’ouvrir de nouvelles mines sur leurs lieux de vie ? Comment pousser les entreprises à investir dans ces marchés incertains ? Avec quels pays nouer de nouveaux partenariats et selon quels critères ?

Parallèlement, les États producteurs pourraient bénéficier d’un nouveau pouvoir de marché. Certains développent déjà des initiatives pour se défaire de leurs propres dépendances vis‑à‑vis de la Chine, favoriser les investissements sur leur territoire tout en stimulant la création d’emplois et la production industrielle à forte valeur ajoutée. Là encore, les défis sont immenses et les résultats contrastés, d’autant que l’acceptabilité de l’industrie minière n’est pas un enjeu réservé aux seuls pays développés.

Ce sont précisément ces différentes problématiques que la mission d’information a souhaité explorer. Quelques remarques s’imposent sur le champ de ses travaux et la définition retenue des ressources naturelles stratégiques. Dans une acceptation large, ces ressources recouvriraient l’ensemble des stocks de matières présentes dans le milieu naturel, qui sont à la fois rares et économiquement utiles pour la production ou la consommation, soit à l’état brut, soit après un minimum de transformation ; elles incluraient, par exemple, l’eau et les ressources forestières. Toutefois, au regard de l’ampleur du sujet, la mission a fait le choix de se concentrer sur les seuls minerais et métaux stratégiques. Cette restriction volontaire a paru d’autant plus pertinente que le commerce du bois répond à d’autres défis, tandis que l’eau, ressource vitale plus que stratégique, n’est pas soumise aux mêmes logiques de marché.

Si l’intitulé de la mission laissait entendre qu’un sort particulier serait réservé aux terres rares, sans doute plus médiatiques que d’autres ressources stratégiques, le rapport n’a finalement pas souhaité circonscrire ses travaux à ce seul cas d’espèce, tant l’ensemble des ressources stratégiques sont traversées par des enjeux similaires.

S’agissant, enfin, de la délimitation géographique du sujet, le rapporteur a voulu couvrir l’ensemble des continents de manière à pouvoir envisager les problématiques associées aux ressources stratégiques dans toute leur complexité, mêlant les points de vue des États producteurs et consommateurs, plus ou moins développés. Cette volonté s’est retrouvée dans le choix des deux déplacements effectués par la mission en Suède et en République démocratique du Congo. Une attention particulière est toutefois portée aux stratégies française et européenne en cours de définition et de déploiement. Si le rapporteur soutient l’existence d’une telle stratégie aux échelles nationale et européenne, il appelle toutefois à en accélérer la mise en œuvre et à lui conférer des moyens à la hauteur des enjeux, en privilégiant la poursuite de trois objectifs.

D’abord, le renforcement de l’acceptabilité sociale des projets industriels, en particulier lorsqu’ils sont conçus dans des territoires sans culture ni passé miniers. L’amélioration de la transparence et de la communication autour de ces projets, la pleine prise en compte des inquiétudes environnementales des populations, la revalorisation des emplois miniers et industriels associés et l’amélioration des retombées locales sont autant de paramètres qui peuvent œuvrer en ce sens. Ensuite, la facilitation de la mise en œuvre des projets miniers et industriels, afin de leur permettre de voir le jour dans des délais raisonnables, par l’apport de moyens financiers adaptés et la levée des obstacles administratifs freinant leur réalisation. Enfin, l’approfondissement des stratégies existantes autour de la priorisation des usages des ressources stratégiques disponibles et de la redéfinition des relations entre États consommateurs et producteurs.

Il va sans dire que l’une des contraintes majeures au déploiement de cette politique tient au contexte budgétaire tendu auquel est confronté notre pays. La France doit toutefois être réaliste : si elle souhaite protéger sa souveraineté énergétique, réindustrialiser ses territoires et se conformer à ses objectifs nationaux et européens en matière de décarbonation, elle ne pourra faire l’impasse sur un investissement financier conséquent et immédiat. Par ailleurs, de nombreux freins à la réindustrialisation de notre économie peuvent être levés d’autant plus facilement qu’ils ne mettent en jeu aucune mesure d’ordre budgétaire. Il s’agit là d’une opportunité à saisir sans tarder et qui devrait, aux yeux du rapporteur, constituer une priorité nationale. À l’heure où l’« America first Â» redevient le slogan des États-Unis, il est grand temps que la France se dote, elle aussi, des moyens d’assurer son futur.

 


I.   La croissance exponentielle de la demande en ressources stratégiques est source d’une recomposition géopolitique mondiale de grande ampleur

A.   Les minerais et métaux stratégiques s’imposent comme les nouvelles ressources au cÅ“ur de la transition écologique et de la révolution numérique

1.   L’évolution des technologies toujours plus sophistiquées fait des ressources naturelles stratégiques des éléments essentiels au développement de nombreux secteurs industriels

a.   De nouvelles technologies qui recourent à des ressources stratégiques de plus en plus diversifiées

La transition écologique et la révolution numérique vont considérablement augmenter les besoins mondiaux en ressources minérales. La transition énergétique est, en effet, une « transition des métaux Â» ([2]). La fin de l’ère des moteurs thermiques et la promotion simultanée de l’électromobilité, la suppression progressive d’une génération électrique fondée sur le charbon et le gaz naturel et l’essor des énergies bas-carbone ([3]) : tels sont les moteurs du futur accroissement de la consommation de certaines ressources stratégiques nécessitant des degrés de pureté toujours plus élevés.

Le tableau de Mendeleïev ([4]) est désormais très sollicité par la diversification de l’usage d’éléments autrefois peu exploités par le monde industriel. En 1960, un ménage américain consommait une vingtaine d’éléments chimiques de base dans sa vie quotidienne. Aujourd’hui, un seul smartphone sollicite la moitié de la table des éléments. Une société telle qu’Intel, qui utilisait une quinzaine d’éléments de base dans ses produits en 1990, recourt désormais à une soixantaine ([5]) d’entre eux ; l’intégralité des éléments chimiques auxquels nous avons accès sur la planète sera probablement employée dans les décennies à venir.

Le tableau de Mendeleïev

Source : Commissariat à l’énergie atomique, 2016.

Les innovations technologiques développées pour accompagner la transition énergétique font appel à différents métaux et minerais raffinés ([6]) :

– pour les véhicules électrifiés, le cobalt, le cuivre, le lanthane et le lithium ([7]) ;

– pour les piles à combustible, le platine, le palladium et le rhodium ;

– pour les technologies de l’éolien, le cuivre, le néodyme, le dysprosium et le terbium ;

– pour l’aéronautique, le titane ;

– pour les technologies du solaire photovoltaïque, le silicium, le cuivre, le cadmium, l’indium et le gallium ;

– pour les batteries, le lithium, le cobalt et le nickel.

Si le cuivre et le nickel jouent un rôle de premier plan dans cette transition, la plupart des autres ressources sollicitées sont des métaux dits rares, à l’instar des terres rares (lanthane, néodyme, dysprosium, terbium notamment) nécessaires à la production des aimants permanents, des téléphones portables, des pots catalytiques, des batteries des véhicules hybrides, des grandes éoliennes, des luminophores pour les ampoules de basse consommation et des diodes électroluminescentes (LED). Les terres rares ont aussi de nombreuses applications dans le domaine de la santé ([8]) : c’est le cas, entre autres, de l’yttrium en médecine nucléaire, du gadolinium comme produit de contraste ou de différents alliages pour la chirurgie osseuse et la dentisterie. S’y ajoutent enfin quelques métaux précieux (platine, palladium et rhodium).

L’exemple des voitures à moteur électrique est particulièrement éclairant ([9]). Sans compter l’acier et l’aluminium, leurs batteries se composent d’environ :

– 63 kilogrammes de graphite ;

– 53 kilogrammes de cuivre ;

– 40 kilogrammes de nickel ;

– 25 kilogrammes de manganèse ;

– 13 kilogrammes de cobalt ;

– 9 kilogrammes de lithium ;

– de très faibles quantités de terres rares, zinc et autres métaux.

En comparaison, la production de voitures conventionnelles fait intervenir :

– 22 kilogrammes de cuivre ;

– 11 kilogrammes de manganèse ;

– du zinc et autres matières en très faible quantité.

Au total, 207 kilogrammes de métaux sont donc nécessaires par batterie électrique contre 34 kilogrammes par batterie conventionnelle, soit six fois plus.

b.   Des ressources stratégiques dont la consommation devrait croître de manière exponentielle dans les décennies à venir

La consommation mondiale de ressources stratégiques devrait croître de façon importante dans un futur proche. Selon les projections de l’AIE, leur niveau de consommation au cours de l’année 2020 devrait être multiplié par deux, voire par six, d’ici à 2040 ([10]). L’humanité pourrait extraire, d’ici le milieu du XXIe siècle, autant de ressources métalliques qu’elle en a consommées depuis le début de l’âge de fer pour couvrir ses besoins.

Certains métaux et minerais seront plus particulièrement sollicités. C’est le cas du cuivre, le grand métal de la transition énergétique, dont la demande pourrait quadrupler à court terme. Il est, en effet, indispensable à la construction de véhicules électriques et pour raccorder les bornes de recharge au réseau électrique : les véhicules électriques ont ainsi besoin d’une quantité de cuivre quatre fois plus élevée qu’un véhicule thermique conventionnel. De même, la demande en lithium serait multipliée par quarante d’ici le milieu du siècle ; celle du graphite et du cobalt par vingt à vingt-cinq à fonctions constantes. Quant à la consommation de terres rares, elle serait multipliée par sept sur la même période.

Le lithium : une ressource emblématique des enjeux de la transition énergétique

Le lithium est un minerai emblématique des enjeux de la transition énergétique du fait de son rôle majeur dans la décarbonation des transports (mobilités individuelles et collectives) et de l’industrie (stockage stationnaire).

Sa production est d’abord associée, dans les années 1940-1980, aux recherches militaires puis aux secteurs du verre et de la céramique, de la chimie (par exemple, pour la fabrication de colorants) et de la santé, avant que les besoins de stockage énergétique ne s’imposent au cours des années 1990 et 2000.

En 2022, le lithium est utilisé dans une dizaine de secteurs mais sa consommation reste largement dominée, depuis 2016, par la production des batteries rechargeables, dont celle des batteries lithium-ion, qui représentent 74 % de la production mondiale en 2022.

Alors que la demande en lithium a crû à un rythme soutenu d’environ 20 % par an au cours des dernières années, les projections de l’AIE anticipent la poursuite de cette tendance du fait de l’essor des mobilités électriques plébiscitées dans le cadre de la transition écologique. En 2040, la demande de lithium représenterait, selon les scénarios, de douze à quarante-trois fois son niveau de 2020 et oscillerait entre 248 000 et 859 000 tonnes.

Source : « Géoéconomie du lithium Â», Vincent Bos et Marie Forget, politique étrangère 2023/4 (hiver), éditions de l’institut français des relations internationales, pages 81 à 97.

demande annuelle de batteries lithium-ion par secteur

Source : Le Grand Continent

L’évolution à la hausse de la demande n’est pas seulement imputable à la révolution énergétique et informatique mais est également liée à la montée en puissance des pays émergents, qui abritent une réserve de nouveaux consommateurs équivalente à plusieurs fois celle de la Chine d’ici à 2050.

Ces scénarios d’évolution demeurent toutefois incertains dans la mesure où ils dépendent en grande part des choix des industriels et de l’évolution des technologies. Ceux-ci peuvent être motivés par des décisions stratégiques et volontaires liées à la conjoncture économique et sociale ou à des facteurs techniques, en présence de nouvelles solutions alternatives et de méthodes concurrentes. Toutefois, ces évolutions, difficiles à anticiper tant elles sont liées aux orientations futures de la recherche & développement ([11]), n’enrayeront sans doute pas l’augmentation globale de la demande en ressources stratégiques : elles participeront tout au plus à la définition de nouveaux équilibres au bénéfice d’un minerai ou d’un métal plutôt qu’un autre, et ainsi à soulager la demande d’une ressource spécifique.

Ce phénomène est, par exemple, observable dans l’automobile, y compris au sein d’un même groupe comme Renault-Nissan. Alors que Nissan continue de produire des véhicules électriques à partir de terres rares, Renault a fait le choix de développer, à partir de 2008, un moteur électrique à rotor bobiné, qui ne requiert aucune terre rare. En 2023, le constructeur français est allé plus loin en créant un prototype de moteur électrique au sodium, qui pourrait permettre de se passer à terme de lithium.

Le groupe allemand Siemens a, quant à lui, développé des procédés de fabrication de grandes éoliennes, qui permettent de réduire considérablement la consommation de dysprosium, et ainsi les tensions autour de l’utilisation de ce composant déjà présent dans la fabrication des téléphones portables. Il a, en effet, découvert qu’il était possible de diminuer le recours à ce métal dans les petits aimants, en plaçant ces derniers dans des endroits particuliers, les joints de grain.

2.   L’évolution de l’offre en ressources stratégiques sera dépendante de l’état de la demande et des fluctuations du prix de ces ressources

a.   Une évolution de l’offre en ressources stratégiques encore incertaine

Les ressources stratégiques présentent certaines spécificités. Elles font ainsi souvent l’objet de petites productions : celles du rhénium et du gallium atteignent, en 2021, respectivement 60 et 430 tonnes, bien loin de celle du cuivre et ses 21 millions de tonnes ([12]). Ces métaux ne sont pas toujours extraits dans des mines spécialisées, mais ils sont majoritairement des sous-produits de l’industrie minière et métallurgique. Le gallium est ainsi associé à la bauxite (minerai d’aluminium), l’indium se trouve dans certaines mines de zinc, le molybdène dans celles du cuivre, et le rhénium est un sous-produit du molybdène. Leur mode de production influence leur prix, dans la mesure où les quantités produites sont étroitement liées à celles des métaux principaux dont ils sont extraits. Enfin, le raffinage, le recyclage et le traitement métallurgique de ces petits métaux sont compliqués techniquement et potentiellement nuisibles pour l’environnement.

Au regard de ces éléments, plusieurs conclusions s’imposent. Si l’état des réserves mondiales en ressources stratégiques devrait permettre de couvrir l’augmentation de la demande – il existe toutefois des doutes sur certaines ressources, à l’instar du cuivre –, le principal enjeu sera d’être capable de produire des ressources stratégiques au même rythme que celui de la transition énergétique, en particulier pour les métaux faisant l’objet de petites productions. En effet, le développement d’un projet d’extraction permettant d’exploiter une ressource prend du temps, parfois jusqu’à vingt ans. Les projets d’usines de transformation sont également à concevoir sur le temps long, cinq années au moins étant nécessaires pour leur permettre de voir le jour ([13]). Les quantités requises dans le futur demanderont des investissements colossaux dans l’industrie minérale à l’échelle mondiale : ils dépasseront sans doute les 1 000 milliards de dollars. La difficulté à mobiliser de tels investissements pourrait, là encore, freiner le rythme de croissance de l’offre mondiale.

b.   La volatilité des prix des ressources naturelles stratégiques : un point d’attention

La lenteur de la mise en place de projets miniers assurant l’alignement de l’offre sur la demande devrait accroître un peu plus la volatilité déjà importante des prix de ces ressources.

En effet, les marchés mondiaux de matières premières ont toujours connu une très forte instabilité des prix et la plupart des métaux stratégiques n’échappent pas à cette règle. Or, l’évolution des cours est d’autant plus difficile à anticiper que, contrairement aux grands métaux industriels disposant de statistiques et de places de marché bien identifiées, les métaux dits rares font l’objet d’un commerce moins structuré. Ce dernier repose sur de petits marchés opacifiés par de nombreux intermédiaires ou sans place de marché, à quelques rares exceptions près, telles que la London Metal Exchange pour le cobalt et le molybdène. Enfin, les cours de certains métaux et minerais sont liés entre eux, à l’instar du cuivre et du cobalt, extraits des mêmes mines, ce qui renforce l’instabilité générale des prix. Cette opacité est encore accrue par l’inégale connaissance des marchés, l’essentiel des acteurs du négoce étant suisses, anglo-saxons et, dans une moindre mesure, chinois ([14]).

Si le déséquilibre anticipé entre l’offre et la demande rend l’hypothèse d’une augmentation tendancielle des cours probable, celle-ci s’accompagnera vraisemblablement de cycles d’amplitudes variables ([15]), voire d’une contraction des cours. Une telle évolution pourrait engendrer une récession économique durable, une modification des « technologies batteries Â» conduisant à remplacer un métal onéreux par un métal plus abordable ou encore une amélioration structurelle des conditions de production en raison d’une innovation de rupture dans le domaine des procédés métallurgiques. L’évolution du prix du lithium a, par exemple, déjà connu une telle fluctuation passant de 80 000 euros la tonne fin 2022 à moins de 13 000 euros en décembre 2023.

Cette volatilité des prix est intégrée par les acteurs du secteur minier. Certains producteurs, comme Imerys et Lithium de France, vendent à la fois sur les marchés, s’exposant à l’évolution imprévisible des prix, et directement auprès de certains de leurs clients, tels que les constructeurs automobiles de plus en plus enclins à contrôler leurs chaînes d’approvisionnement. Dans ce dernier cas, leurs contrats incluent des prix négociés et des protections. De son côté, le groupe Arverne, dont une partie du personnel est issue de l’industrie pétrolière, elle-même très dépendante de la fluctuation des prix, a développé une stratégie dans laquelle ses activités de géothermie (25 % de son activité totale) doivent être rentables et auto-suffisantes de manière à compenser les risques pesant sur sa filière lithium.

Plus fondamentalement, on ne peut exclure l’hypothèse que les pays producteurs ou dominant les chaînes de valeur adoptent des comportements stratégiques visant à faire baisser artificiellement et de manière temporaire les cours. Cette pratique a l’avantage de pouvoir éprouver les modèles d’affaires (business models) de concurrents dans l’espoir de les éliminer ([16]) : la disparition, en 2015, de Molycorp, producteur de terres rares aux États-Unis, n’est pas sans lien avec la politique agressive de baisse des prix menée par la Chine. En ce sens, si le risque de pénurie en ressources stratégiques ne paraît pas crédible, celui de la multiplication de crises autour de ces ressources est davantage probable.

Toutefois, il est également possible de faire remonter les prix de certaines matières en imposant des quotas d’exportation. C’est ce qu’envisage, par exemple, la République démocratique du Congo sur le marché du cobalt et sous le contrôle de son Autorité de régulation et de contrôle des marchés des substances minérales stratégiques (ARECOMS). L’offre mondiale de cobalt est supérieure de 8 % à la demande, ce qui exerce une pression à la baisse sur les prix de ce minerai, en chute de plus de 65 % en deux ans. La production congolaise a également fortement augmenté, passant de 104 000 tonnes en 2018 à 170 000 tonnes aujourd’hui, soit une hausse de 63 % en cinq ans. Celle-ci est principalement imputable à la mise en production de nouveaux grands projets miniers comme celui de Kisanfu (3,1 millions de tonnes de réserves estimées) exploité par le groupe chinois CMOC. La régulation des prix par l’imposition de quotas pourrait remédier en partie à cette situation.

B.   L’extrême concentration des chaînes de valeur crée une dépendance de la demande mondiale à l’égard de quelques acteurs

L’ensemble des chaînes de valeur sont organisées autour de quelques acteurs. Cette concentration est aussi bien géographique (ressources et réserves) ([17]) que capitalistique, et se fait en grande part en faveur de la Chine. Trois exemples autour des terres rares, du cobalt et du lithium permettent de le vérifier. Cette situation n’est pas seulement influencée par le hasard de la géologie : elle doit aussi beaucoup à la poursuite d’une politique volontaire et agressive de contrôle des chaînes d’approvisionnement menée de longue date par Pékin.

1.   La Chine s’impose comme l’acteur incontournable de chaînes de valeur extrêmement concentrées

a.   Les terres rares : une hyper-concentration de l’ensemble des étapes de la chaîne de valeur

Les terres rares sont découvertes en Suède, au XVIIIe siècle, en terrain granitique. Dix-sept éléments sont couverts par cette appellation : le scandium, l’yttrium, le lanthane, le cérium, le praséodyme, le néodyme, le prométhium, le samarium, l’europium, le gadolinium, le terbium, le dysprosium, l’holmium, l’erbium, le thulium, l’ytterbium et le lutétium. Ils se classent en deux catégories, les terres rares dites « légères Â», les plus abondantes, et les terres dites « lourdes Â», plus recherchées ([18]).

Contrairement à ce que leur nom laisse supposer, les terres rares sont présentes en grande quantité dans l’écorce terrestre mais sont difficilement exploitables, soit que les gisements sont peu accessibles, soit que leur niveau de concentration est insuffisant. Leur exploitation repose, en effet, sur des procédés complexes de séparation et de traitement, qui requièrent des investissements importants (de l’ordre du milliard d’euros) rentables seulement à long terme.

Or, la chaîne de valeur des terres rares est très concentrée en Chine. Le pays produit actuellement 60 % des terres rares du monde, 90 % des éléments de terres rares transformés – ce qui signifie qu’il importe des terres rares d’autres pays et les transforme sur son territoire – et détient 36 % de leurs réserves ([19]). Cette position est ancienne : les efforts déployés par le gouvernement chinois pour ancrer son économie dans la mondialisation lui ont permis d’inonder le marché d’éléments de terres rares à bas prix et d’en devenir le premier producteur mondial dès les années 1990.

Les États-Unis se classent à la deuxième place en termes de production avec la reprise de la mine de Mountain Pass, en Californie, par MP Materials. La société Lynas, propriétaire de la mine australienne de Mount Weld, s’impose comme la principale entreprise occidentale de production et de raffinage de terres rares. D’autres productions plus modestes peuvent être mentionnées dans le reste du monde, en Birmanie, en Thaïlande, à Madagascar, en Russie et en Inde.

L’état des ressources semble suffisant pour couvrir la demande mondiale à venir d’autant qu’une dizaine d’usines métallurgiques de séparation de terres rares sont en cours de construction à travers le monde (Australie, Canada, États-Unis et divers pays européens) et qu’une industrie de recyclage des aimants des turbines éoliennes existe en Chine et au Japon. D’autres initiatives de ce type se multiplient au Canada, aux États-Unis, au Royaume-Uni et en France.

panorama du marchÉ des terres rares dans le monde en 2021

Source : « Géopolitique des matières premières Â», Questions internationales, La documentation française, février 2023.

b.   Le cobalt : un marché contrôlé par une poignée d’acteurs puissants

Le cobalt joue un rôle important dans de nombreuses industries stratégiques comme la défense, l’aérospatial et la chimie, grâce à sa résistance à de fortes températures. Il est également utile à la fabrication des aimants des turbines des éoliennes et des batteries des véhicules électriques ou hybrides : 80 % du cobalt consommé aujourd’hui est utilisé pour la fabrication des batteries lithium-ion. La production de cobalt ne cesse d’augmenter depuis le milieu des années 1990 pour atteindre 170 000 tonnes en 2021. Il s’agit principalement d’un sous-produit des mines de cuivre et de nickel : seule la mine de Bou-Azzer, au Maroc, a fait du cobalt son principal produit. La criticité du cobalt pourrait toutefois diminuer dans les années à venir, le recours aux cathodes de type lithium-cobalt-manganèse étant appelé à décroître sous l’influence du développement d’autres technologies ; elles demeureront néanmoins utilisées pour la production des batteries de véhicules électriques haut de gamme.

La production minière du cobalt est très largement concentrée en République démocratique du Congo : le pays contrôle près de 70 % de la production contre 28 % en 2000. Selon les statistiques du ministère des mines congolais parues en janvier 2024, le pays a exporté 2,8 millions de tonnes métriques de cuivre et 139 800 tonnes de cobalt au cours de l’année 2023. Sa production se concentre dans le sud-est du pays, sous une forme industrielle, en particulier dans la région du Katanga. Toutefois, ces statistiques doivent faire l’objet d’une lecture plus fine. En effet, l’essentiel des exportations est le fait de quelques entreprises étrangères : Ivanhoe Mines résulte d’un partenariat sino-canadien, CMOC Group est chinois, la Sicomines est un consortium sino‑congolais, Eurasian Resources Group (ERG) est détenu à 40 % par le gouvernement kazakh et Glencore PLC est d’origine anglo‑suisse.

Cette structuration de la production minière a des origines historiques ([20]). En effet, d’après le droit romain applicable en République démocratique du Congo, le sous-sol du pays appartient à l’État. Ce principe a servi de fondement à l’activité des neuf entreprises publiques nationales, qui ont exploité les minerais du pays de l’indépendance jusqu’aux années 1980. Toutefois, ces entreprises se sont toutes effondrées ; elles ne sont donc plus que détentrices des titres miniers. L’extraction revient désormais à des entreprises étrangères dans les conditions définies par le code minier congolais. Celui-ci a connu, en 2002, des réformes favorables à l’implantation d’acteurs privés sous l’impulsion de la Banque mondiale, qui ont eu de sérieuses conséquences sur la restructuration des acteurs du marché minier congolais. Lors du renouveau minier du début du XXIe siècle, quarante sociétés minières étrangères extrayaient 33 000 tonnes de minerai ; on compte aujourd’hui quatre cent quatre-vingts entreprises, quasi exclusivement étrangères, qui se partagent une production dépassant le million de tonnes dans le cas du cuivre. Le président Kabila avait accordé des concessions d’exploitation à des entreprises minières canadiennes, australiennes et suédoises lors de la deuxième guerre du Congo (1998‑2002), achetées à bas prix du fait des conditions politiques et sécuritaires dégradées du pays. Ces dernières ont revendu leurs concessions au prix fort après les élections de 2006, une fois le pays stabilisé.

De grandes entreprises minières anglo-saxonnes ont depuis investi le marché, comme Glencore, détentrice des mines de cuivre dans le Haut-Katanga, ainsi que dans les zones aurifères du Nord et de l’Est du pays. Elles sont en concurrence avec d’importantes entreprises chinoises, qui articulent leur pénétration du marché autour de contrats liant l’exploitation minière et la construction d’infrastructures. Leur présence prend la forme de capitaux, de concessions et de la construction d’infrastructures, et concerne aussi bien le monde des exploitants que le secteur artisanal par le biais de négociants miniers, en particulier au Katanga. Les capitaux chinois dominent désormais le marché, et se sont structurés autour d’une union des capitaux miniers chinois. Ainsi, la gigantesque mine de cobalt et de cuivre de Tenke Fugurume, dans le sud-est du pays, a été cédée à des entreprises chinoises par ses propriétaires américains. Dans le Katanga, sur quarante sociétés étrangères présentes, plus d’une vingtaine seraient chinoises. Il existe enfin quelques entreprises kazakhes, telles qu’Eurasian Resources Group (ERG), et indiennes, dont l’activité est toutefois commerciale plus qu’extractive.

Si la production de cobalt est en grande partie contrôlée par des investisseurs étrangers, son raffinage est plus dépendant encore des opérateurs chinois ; les raffineries chinoises représentent 50 % du volume mondial actuel contre 3 % seulement en 2000. Les réserves en cobalt sont mieux partagées que la production, la part des réserves congolaises se portant à 46 % des réserves mondiales.

c.   Le lithium : un marché dominé par l’Amérique latine et cinq majors

Le marché du lithium a crû à un rythme soutenu de 20 % par an ces dernières années. Cette dynamique devrait se poursuivre à l’avenir avec le développement des mobilités électriques dans le cadre de la transition écologique.

Or, ce marché s’organise autour de quelques acteurs seulement : si vingt‑cinq Ã‰tats se partagent cette ressource, la géographie de ses réserves et de sa production se concentre dans une poignée de pays. Les Amériques (environ 70 millions du Nord au Sud) et l’Australasie ([21]) (environ 15 millions de tonnes) abritent la majorité des ressources mondiales, loin devant l’Union européenne et l’Afrique (environ 5 millions de tonnes chacune). L’Amérique latine en détiendrait plus de la moitié (56 %). La Bolivie (21 millions de tonnes), l’Argentine (20 millions de tonnes) et le Chili (11 millions de tonnes) occupent le haut du classement avec 52 millions de tonnes au total, soit 54 % des ressources mondiales. Les gisements, sous forme de saumures, sont localisés dans une zone transfrontalière entre le nord-ouest de l’Argentine, le sud-ouest de la Bolivie et le nord du Chili, connus sous le nom désormais célèbre de « triangle du lithium Â» ([22]).

Le salar (ou lac salé) d’Atacama, dans le désert du même nom, au Nord du Chili : le deuxième plus grand gisement de lithium au monde

Source : « Géopolitique des matières premières Â», Questions internationales, La documentation française, février 2023.

Les réserves se trouvent pour plus de la moitié au Chili et en Argentine et à hauteur de 26 % en Australie. Quant à la production en 2021 (100 000 tonnes), elle est assurée à 55 % par l’Australie et à 26 % par le Chili. La concentration de la production est donc plus grande que celle des réserves ([23]). Enfin, la transformation industrielle du lithium est elle aussi très concentrée, notamment en Asie de l’Est où trois pays jouent un rôle central dans la production de dérivés de lithium et des batteries : le Japon, la Corée du Sud et la Chine.

La chaîne de valeur, de la production minière jusqu’à la production de composés chimiques (produits transformés à haute valeur ajoutée), est contrôlée par un nombre restreint de grandes multinationales, les cinq majors : on compte, parmi elles, trois producteurs historiques, la société chilienne Sociedad Quimica y Minera de Chile (SQM), les entreprises américaines Livent (ex-FMC Corp) et Albemarle Corp, complétés par deux entreprises chinoises plus récentes, Tianqi Lithium Co. et Jiangxi Gangeng Lithium Co.

2.   La domination chinoise résulte d’une stratégie volontariste conçue sur le long terme et visant à contrôler le marché de toutes les matières premières nécessaires à la transition énergétique

Très tôt, la Chine a compris l’importance de contrôler les chaînes de valeur de nombreuses ressources stratégiques et a su développer une politique active dans le domaine. Cela n’est peut-être pas sans lien avec le profil de ses dirigeants, qui sont nombreux à disposer d’un parcours d’ingénieur : c’est le cas de Deng Xiaoping, passé par l’usine française du Creusot pour quelques semaines, de Jiang Zemin, diplômé en génie mécanique, et de son successeur, Hu Jintao, formé dans un département d’hydro‑électricité. Quant au président actuel Xi Jinping, il est diplômé en génie chimique ([24]).

a.   Un double objectif ambitieux

Le contrôle exercé par la Chine sur les chaînes de valeur de nombreuses ressources stratégiques ne doit rien au hasard. Il trouve sa source dans une stratégie proactive déjà ancienne – débutée dès les années 1980 dans le cas des terres rares – cherchant à assurer l’indépendance industrielle du pays à travers la construction d’entreprises verticalement intégrées. Cette politique doit permettre de soutenir le développement économique du pays, garant de la paix sociale, de son indépendance et de son rayonnement international. Ce développement doit enfin permettre de construire un outil militaire fondé sur une industrie de pointe ([25]). Il passe par des investissements diversifiés pour contrôler les actifs miniers, les réserves en matières premières ainsi que les infrastructures de transports, de télécommunications et énergétiques.

Le gouvernement chinois ([26]) mène aussi, depuis le début des années 2000, une politique de sécurisation de son approvisionnement en matières premières grâce à la signature de contrats d’approvisionnement ou permettant aux grandes entreprises d’État chinoises d’investir massivement dans l’exploitation de mines à l’étranger. Cette stratégie, baptisée Going Global, l’a même amené à formuler des offres d’acquisition à l’égard d’actifs miniers appartenant à la société américaine Molycorp, propriétaire de la mine californienne de terres rares de Mountain Pass, en 2002, ainsi qu’à la société australienne Lynas, la plus grande entreprise d’exploitation de terres rares non chinoise au monde, en 2009. Ces offres se sont néanmoins soldées par des échecs.

Parallèlement, et dans le cadre de sa stratégie Made in China 2025, le gouvernement chinois cherche à développer et à contrôler une chaîne d’approvisionnement intégrée pour l’exploitation minière, les aimants et autres produits à forte valeur ajoutée, lui permettant désormais de représenter près de 90 % de la capacité mondiale de raffinage des terres rares. Le but est clair : la Chine cherche à se positionner et à monopoliser l’industrie dans les secteurs stratégiques des matières premières, au sein de toutes les étapes du processus industriel. Sa domination ne doit cependant pas faire oublier que la Chine est aussi le premier consommateur mondial de ressources stratégiques, dont les besoins ne peuvent être couverts par la seule production locale, et que son marché demeure donc en partie dépendant de l’étranger : le pays importe du cobalt, du nickel et du lithium de la République démocratique du Congo, d’Indonésie, des Philippines, des pays d’Amérique latine et de l’Australie. Dans ces conditions, il entend renforcer le positionnement de ses entreprises dans les États producteurs et sécuriser ses approvisionnements.

b.   Une présence et des investissements très visibles à l’étranger

Pour parachever sa stratégie, la Chine a tenté de se rapprocher de nombreux pays africains, afin de gagner des contrats d’exploitation au sein de ces États en faveur de ses grandes entreprises nationales.

Dès 2008, elle a ainsi manifesté un fort intérêt stratégique pour l’exploitation des minerais de la République démocratique du Congo, grâce à la conclusion de l’accord dit de Sicomines, permettant au gouvernement chinois de financer directement la reconstruction d’infrastructures minières à grande échelle sur le territoire congolais, une première dans le pays. L’accord incluait notamment l’octroi d’un prêt accordé par la banque chinoise d’import-export, la China Exim Bank, à un consortium d’entreprises chinoises et congolaises, la sino‑congolaise des mines (Sicomines), estimé à 6,5 milliards de dollars. Toutefois, suite à la mise en lumière des risques opérationnels auxquels devaient faire face les entreprises chinoises en République démocratique du Congo et à de vifs débats au sein du Parlement congolais sur ce contrat, la China Exim Bank s’est retirée de la transaction en 2012. Aucun prêt chinois en lien avec des entreprises minières n’a été accordé à la République démocratique du Congo depuis l’échec de ce contrat.

La Chine a depuis lors choisi de renforcer sa présence dans le pays par le biais d’acquisition de sites vierges. À titre d’exemple, la China Molybdenum Co. Ltd (CMOC) a obtenu l’exploitation de sites de cuivre, en 2016, et du projet de cuivre Kamoa-Kakula, en 2015, grâce à un partenariat conclu par le groupe chinois Zijin Mining Group. Elle a également massivement investi dans le secteur minier du cobalt : quinze des dix-neuf mines de cobalt du pays sont aujourd’hui détenues par des entreprises chinoises, notamment CMOC. Cette dernière s’est lancée, en 2023, dans l’exploitation de la mine Kisanfu pour un projet estimé à 1,8 milliard de dollars, lui permettant de surpasser l’influence du leader Glencore.

Au Zimbabwe, pays d’Afrique disposant des plus larges ressources de lithium, la Chine a également renforcé ses investissements dans sept projets d’exploration et d’exploitation de ce métal. Ses entreprises ont, par ailleurs, obtenu l’acquisition de projets miniers, à l’instar de l’Arcadia Lithium, situé près d’Harare et exploité par Zhejiang Huayou Cobalt pour 422 millions de dollars en 2021.

Cette stratégie se déploie également dans le cadre des nouvelles routes de la soie et du plan national des ressources minérales datant de 2016. La Chine a investi dans des projets d’exploitation minière ou de contrôle de mines, principalement de lithium et de cobalt, contre la fourniture d’infrastructures. Elle a ainsi acquis près de la moitié des mines disponibles de lithium sur le marché depuis 2018, en signant un total de treize contrats d’exploitation, principalement au Chili, en Bolivie, au Zimbabwe, en République démocratique du Congo, en Indonésie et en Argentine pour un montant estimé à 12,3 milliards de dollars. En Bolivie, pays disposant des plus grandes ressources mondiales en lithium, elle a cherché à exploiter le manque d’activités industrielles d’exploitation des ressources en signant un contrat avec l’entreprise CATL BRUNP & CMOC et le gouvernement bolivien en janvier 2023. Celui-ci concerne la construction de deux usines de carbonate de lithium pour l’extraction directe de ce minerai.

La construction d’infrastructures de transports lui permet non seulement de faciliter son accès aux ressources, grâce à des contrats de type « ressources contre infrastructures Â», mais aussi de mieux relier son territoire aux pays africains pourvoyeurs de ressources. Ainsi, la réfection du port de Mombasa, au Kenya, a été suivie par la construction d’une ligne de chemin de fer intérieure confiée au groupe China Railway Construction Corp Ltd tandis que, plus au Sud, la China Railway Engineering (CREC) doit également construire les lignes Tazara (Tanzanie‑Zambie) et Trans‑Zambèze (Mozambique-Zambie-Zimbabwe) ([27]).

Enfin, la Chine a su faire progresser sa présence dans le secteur minier du nickel en Indonésie dans le cadre de sa route de la soie maritime. La société chinoise Tsingshan, premier investisseur du secteur du traitement des minerais en Indonésie depuis 2014, a ainsi créé avec le pays une entreprise commune, PT Sulawesi Mining Investment, lui permettant d’investir dans le parc industriel indonésien de Morowali (IMIP) pour le nickel. Elle s’est ainsi vue accorder des droits d’extraction sur 47 040 hectares de minerai de nickel latéritique. Il est également significatif que le plus important bailleur de fonds du projet de l’IMIP soit aujourd’hui la Banque chinoise de développement, qui a investi 1,22 milliard de dollars.

Au-delà de ces cas emblématiques où la présence et les investissements chinois sont bien visibles, la Chine dispose de parts actionnariales dans de grandes entreprises étrangères, renforçant ainsi son influence, par exemple sur l’entreprise australienne AVZ Minerals Limited.

c.   Une politique de sécurisation des approvisionnements reposant sur la mobilisation de l’ensemble des leviers de la diplomatie chinoise

 

La politique de sécurisation des approvisionnements chinois repose sur la mobilisation de différents leviers politiques, économiques, diplomatiques et normatifs. Il existe ainsi une véritable cohérence entre les investissements chinois dans le secteur minier et dans celui des transports de manière à déplacer le centre de gravité du commerce de l’océan Atlantique vers l’océan Indien. Ces initiatives s’accompagnent du renforcement des capacités militaires chinoises en Afrique, aussi bien en termes d’infrastructures (à Djibouti) que par les ventes d’armes et l’envoi de troupes, le plus souvent dans le cadre des opérations de maintien de la paix. La Chine cherche enfin à contrôler les instances normatives autour des ressources stratégiques en menant une diplomatie active dans les comités de l’Organisation internationale de normalisation (ISO) relatifs au lithium et aux terres rares ([28]).

exemple de comités iso intéressant les ressources stratégiques

Comité technique

Secrétariat

Normes publiées

Projets de normes

Membres participants

Membres observateurs

ISO/TC 298 â€“ Terres rares 

Chine

11

5

17 (dont la France)

20

ISO/TC 82 – Exploitation minière

Allemagne

63

17

25 (dont la France)

25

ISO/TC 333 – Lithium

Chine

13

0

20 (dont la France)

13

Source : site internet de l’Organisation internationale de normalisation.

La diplomatie des normes au sein de l’ISO

L’ISO est une organisation non gouvernementale rassemblant cent soixante agences de normalisation nationales (parmi elles, l’Association française de normalisation – Afnor), dont le siège se trouve à Genève. Son conseil d’administration comprend vingt membres, lui‑même structuré autour d’un conseil de sécurité, qui compte six membres permanents (États-Unis, Japon, Allemagne, France, Royaume-Uni et Chine depuis 2010). Son administration est légère (cent cinquante personnes). Les États-Unis et l’Allemagne y sont les deux États les mieux représentés avec environ cent quarante présidences de comité chacun. La France et le Royaume-Uni viennent ensuite, avec environ quatre-vingts présidences. La Chine est, quant à elle, très active pour l’acquisition de nouvelles présidences.

L’organisation est structurée autour de comités de projets, dédiés à l’élaboration d’une norme et dissous sitôt la norme adoptée, et en comités techniques pérennes. Ces normes sont intégrées aux objectifs de développement durable (ODD) ; l’industrie est de très loin l’objectif le plus concerné par les normes ISO (14 847 au total). Un certain nombre d’entre elles touchent aux terres rares et aux métaux critiques, en particulier le lithium.

Les normes définies à l’ISO constituent un enjeu économico-juridique, puisque lorsqu’un litige survient entre deux entreprises, elles servent de point de référence technique.

Stratégie française

En novembre 2022, l’AFNOR a proposé la création d’un nouveau comité technique « métaux et minéraux de spécialité (ISO TC/345) Â» consacré aux métaux et minéraux critiques. Les travaux portent sur la traçabilité, le conditionnement et les méthodes d’analyse chimique. Sont exclus les composants, les produits et l’extraction, ainsi que l’empreinte environnementale et sociale. Avec le soutien des pays européens, de l’Australie, des États-Unis, du Japon, et malgré l’opposition de la Chine et de la Suisse, sa création a été validée en juillet 2023. Un industriel français, qu’il reste à désigner, en a obtenu la présidence. L’AFNOR se dit investie des enjeux liés aux métaux critiques, et appelle les acteurs privés tels qu’Eramet, Imerys, Orano, Safran ou Saft à se saisir du sujet, avec succès. Les premières normes devraient voir le jour en 2027.

L’attitude chinoise

Selon Xi Jinping, « l’harmonisation des normes au plan international est indispensable au développement du commerce international et à la prospérité de tous Â». Cet objectif est décliné systématiquement dans la stratégie de normalisation nationale par des initiatives diverses, et une coordination presque parfaite entre l’État chinois et ses entreprises. La Chine mène, depuis qu’elle a intégré l’organisation en 2004, une politique très active, qui l’a, par exemple, conduite à obtenir la création, en 2015, d’un comité des terres rares suivie de celle d’un comité lithium datant de 2020.


C.   La nouvelle géopolitique des ressources stratégiques bouleverse les grands équilibres mondiaux et suscite des inquiétudes pour l’avenir

1.   Les nouveaux rapports de force associés aux ressources stratégiques créent des risques tangibles de rupture d’approvisionnements

L’importance toujours croissante des ressources stratégiques et leur monopolisation par quelques acteurs étatiques et privés créent des effets de dépendance qui ne sont pas sans risques. En effet, cette organisation du marché favorise les situations de rupture d’approvisionnement de certains matériaux stratégiques qui deviennent alors critiques, ruptures qui peuvent être organisées pour des raisons politiques ou engendrées par des causes géologiques.

a.   Une pénurie organisée : l’enjeu de rapports de force entre puissances

Il existe certaines craintes à l’égard de la Chine et de son contrôle sur de nombreuses chaînes d’approvisionnement, notamment celle des terres rares. Les récentes annonces du gouvernement chinois relatives aux restrictions de l’exportation des terres rares font écho à l’imposition de quotas d’exportation sur ces mêmes éléments en 2010. Ceux-ci ont abouti à une diminution des exportations de 37 % par rapport à leur niveau de 2009, puis de 15 % supplémentaires en 2011. S’y sont ajoutées la mise en place de quotas pour l’extraction et la transformation des terres rares et l’instauration d’une taxe à l’exportation sur les produits finis, ainsi que l’augmentation de la taxe sur les exportations de minerais, d’oxydes et de composés de terres rares. Ces mesures combinées ont entraîné une baisse significative du ratio des terres rares exportées, qui a causé une nette augmentation du prix de la tonne métrique de ces éléments, passant de 9,46 dollars en 2009 à 66,95 dollars en 2011. Cette politique a déclenché de vives réactions de la part des principaux importateurs de terres rares. En plus du dépôt d’une plainte auprès de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), les États-Unis, l’Union européenne et le Japon ont organisé une série d’ateliers trilatéraux sur leurs stratégies d’approvisionnements, afin d’en diversifier les sources.

Pékin n’hésite donc pas à jouer de son contrôle des chaînes de valeur à des fins politiques. En effet, la restriction des exportations observée en 2010 trouve sa source dans un différend entre la Chine et le Japon autour des îles japonaises Senkaku-Diaoyu revendiquées par la Chine. Il s’agirait donc pour le gouvernement chinois d’exercer une pression économique sur le Japon pour obtenir des concessions politiques. Cette analyse est toutefois discutée, certains travaux universitaires tendant à expliquer le blocage des expéditions de terres rares par l’initiative individuelle d’officiers militaires et d’administrations locales soutenus par des employés des grands ports chinois, qui auraient agi en représailles contre le Japon sans l’accord du gouvernement central ([29]).

Les récentes restrictions aux exportations des ressources stratégiques par la Chine

La Chine s’est récemment lancée dans une nouvelle politique de restrictions des exportations de différentes ressources stratégiques.

Le ministère du commerce chinois a ainsi introduit l’obligation pour les entreprises nationales d’obtenir des licences d’exportation pour le gallium brut, huit produits à base de gallium, le germanium brut et six produits à base de germanium, à compter du 1er août 2023, en les définissant comme biens à double usage. Ces régulations pourraient entraîner l’exclusion de certaines entreprises internationales du marché.

Ces annonces ont été faites au lendemain de la décision conjointe des gouvernements américain et néerlandais, en juin 2023, de mettre en place des restrictions supplémentaires sur la vente d’équipements de fabrication de puces électroniques vers la Chine. Ces régulations font suite à la pression exercée par l’administration du président américain Joe Biden exhortant ses alliés à restreindre l’exportation des technologies liées à la fabrication de semi-conducteurs ; celles-ci ont incité le gouvernement néerlandais à imposer l’obtention d’une licence pour la vente vers la Chine des équipements les plus sophistiqués de l’entreprise ASML. Plus particulièrement, ont été restreintes les exportations d’équipements pour semi‑conducteurs à ultraviolet profond et de machines de lithographie à ultraviolet extrême.

Le ministère du commerce chinois a également annoncé, le 20 octobre 2023, la mise en place d’une série de restrictions à l’exportation de certains produits en graphite, élément essentiel dans la fabrication de batteries des véhicules électriques. Ainsi, depuis le 1er décembre 2023, les entreprises chinoises sont obligées d’obtenir des licences pour l’expédition des matériaux en graphite, entraînant la diminution de ses exportations et l’augmentation de son prix à l’achat hors de Chine.

Par cette mesure, Pékin tente de faire pression sur les fabricants de voitures électriques européens, suite à l’annonce, dès septembre 2023, de la possibilité d’imposer des droits de douane sur des véhicules fabriqués en Chine en raison des subventions indues dont ils bénéficieraient. De manière similaire, cette mesure vient en représailles de la décision du gouvernement américain de prohiber l’exportation vers la Chine de puces recourant aux technologies de l’intelligence artificielle.

En parallèle, la Chine a restreint de manière significative ses exportations de technologies utilisées pour la production et la transformation des terres rares : le 21 décembre 2023, le gouvernement chinois a ainsi annoncé l’interdiction de l’exportation des technologies de fabrication d’aimants en terres rares, de production de métaux et de matériaux d’alliage à base de terres rares. Ceux-ci ont été inscrits sur la « liste des technologies interdites et restreintes à l’exportation Â» au nom de la protection de la sécurité nationale. Ces interdictions viennent s’ajouter à celle pesant sur les technologies d’extraction et de séparation des terres rares, et semblent répondre aux mesures prises par les États‑Unis et le Japon pour réduire leur dépendance à l’égard des fournisseurs chinois.

De nombreux experts suggèrent que ces mesures pourraient entraver le développement de la capacité de séparation des terres rares lourdes en dehors de la Chine et ainsi renforcer le monopole chinois sur le raffinage et la transformation de ces terres rares.

Source : audition de Joseph Dellatte.

D’autres exemples se sont présentés plus récemment. En mai 2019, par exemple, alors que la guerre commerciale lancée par le président américain Donald Trump contre la Chine bat son plein, le président chinois Xi Jinping visite régulièrement le site de production d’aimants permanents de JL MAG Rare-Earth, dans la province de Jiangxi. Le message est alors clair : la Chine dispose de leviers économiques importants et se tient prête à les actionner si besoin ([30]).

La Suède a, elle aussi, expérimenté certaines difficultés dans ses relations avec Pékin ([31]). Siège de la société Northvolt, leader européen du secteur des batteries, elle a subi des perturbations importantes de ses livraisons de graphite chinois, lesquelles ont même été totalement interrompues entre 2021 et 2022. La Chine n’a certes pas interdit les exportations vers la Suède mais elle a arrêté toute délivrance de licences d’exportation à destination du pays.

La réussite des pressions exercées par Pékin via le blocage de ses exportations en ressources stratégiques doit toutefois être relativisée. Dans le cas de son différend territorial avec le Japon, et si l’on admet la thèse selon laquelle les restrictions étaient imposées par le gouvernement central, Tokyo a conservé le contrôle administratif complet des îles Senkaku-Diaoyu et des eaux qui les entourent, le Japon refusant fermement de céder à cette stratégie d’intimidation. Il faut également garder à l’esprit que, de par son intégration aux chaînes de valeur, la Chine et ses industries sont encore tributaires des composants réexpédiés par des utilisateurs de ressources stratégiques d’autres pays, comme le Japon, si bien que toute perturbation des approvisionnements nuit in fine à son économie. Elle n’a d’ailleurs plus usé de cette arme lors de ses conflits ultérieurs avec le Japon.

Enfin, ces restrictions chinoises ne doivent pas seulement être lues à l’aune d’objectifs géopolitiques ou de contrôle des prix ; elles sont aussi motivées par des raisons domestiques, telles que la réorganisation industrielle de l’économie chinoise, la conservation des ressources naturelles du pays et la protection de son environnement ([32]), ainsi qu’une tentative de réguler l’exploitation minière illégale.

b.   Le risque d’une pénurie causée par l’incapacité de l’offre à suivre l’évolution de la demande mondiale

Des facteurs externes, indépendants des stratégies volontaristes des États, pèsent également sur le marché des ressources stratégiques. Ainsi, depuis le milieu de l’année 2020, les exportations chinoises de matériaux issus de la métallurgie des poudres ont diminué, en raison de pressions à court terme liées au ralentissement de la production pendant la pandémie de la Covid-19. Malgré une reprise économique timide en 2022, les exportations ont connu une nouvelle baisse au cours de cette même année en raison de l’augmentation des cas de la Covid-19, qui a entraîné la perturbation des opérations logistiques. Cette fluctuation du volume des exportations chinoises est encore visible en 2023.

c.   La définition de listes de matériaux stratégiques et critiques par les États consommateurs

Face aux risques inhérents que fait peser cette dépendance aux ressources stratégiques et critiques, les principaux États consommateurs de ressources stratégiques et critiques ont dressé des listes de tels matériaux.

C’est le cas au sein de l’Union européenne, dont la première liste élaborée en 2011 comprenait initialement quatorze Ã©léments. Celle-ci a ensuite été actualisée tous les trois ans. Sa dernière version figure en annexe du règlement du Parlement européen et du Conseil du 16 mars 2023 établissant un cadre visant à garantir un approvisionnement sûr et durable en matières premières critiques (dit Critical Raw Materials Act, CRM Act).

Les listes des matières premières critiques (stratégiques en gras) du Critical Raw Materials Act

Antimoine

Arsenic

Bauxite/alumine/aluminium

Baryte

Béryllium

Bismuth

Bore (grade métal)

Cobalt

Charbon à coke

Cuivre

Feldspath

Fluorine

Gallium

Germanium

Hafnium

Hélium

Lithium (grade batterie)

Magnésium métal

Manganèse (grade batterie)

Graphite (grade batterie)

Nickel (grade batterie)

Niobium

Phosphate naturel

Phosphore

Platinoïdes

Scandium

Silicium métal

Strontium

Tantale

Terres rares légères

Terres rares lourdes

Terres rares pour les aimants (Nd, Pr, Tb, Dy, Gd, Sm et Ce)

Titane métal

Tungstène

Vanadium

Source : bureau de recherches géologiques et minières (BRGM).

Aux États-Unis, une liste similaire a été établie pour la première fois en 2018. Comprenant initialement trente-cinq éléments, elle en compte cinquante depuis 2022. Celle du Japon présente trente-deux matériaux. Si des différences existent entre les listes des principales zones de consommation mondiale, en fonction des spécificités des économies de chacune de ces régions, elles se recoupent néanmoins largement.

 

 

 

MATÉriaux critiques aux États-Unis, au Japon et dans l’union européenne

Source : « Transition bas-carbone : vers une nouvelle géopolitique des matières premières Â», Emmanuel Hache, L’économie politique 2023/1 (n° 97).

La France, en revanche, ne dispose pas d’une telle liste. Il s’agit là d’un choix volontaire. Partant du principe que les notions de minerais et de métaux critiques sont très évolutives, la stratégie française consiste à ne pas élaborer de liste fermée, qui restreindrait le spectre d’attention de notre pays. En revanche, notre pays a collaboré activement à la dernière version de la liste européenne en demandant l’ajout de l’aluminium, de l’alumine et du graphite synthétique.

2.   Les ressources stratégiques peuvent être un facteur de déstabilisation à la fois politique et économique

a.   La présence de ressources stratégiques : une fausse aubaine ?

Si la présence de ressources naturelles stratégiques dans les sols et les sous‑sols de nombreux États peut être interprétée comme un potentiel économique favorable, cette systématicité est loin d’être évidente. Au contraire, certaines études insistent sur l’existence d’un lien négatif, connu sous le nom de « malédiction des ressources naturelles Â» ([33]), entre la présence de ces ressources et le niveau de développement d’un pays. En effet, une telle présence détournerait les économies de leur diversification, encouragerait les politiques court-termistes au détriment de toute anticipation ou investissement, et favoriserait la mauvaise gouvernance en alimentant les trafics, la corruption et le développement d’économies prédatrices, voire de régimes kleptocratiques.

Outre les conséquences économiques, sociales et humaines qui en découlent, ce système contribue à aliéner les populations locales écartées des fruits de la richesse tirée de ces ressources et parfois les premières victimes des violences qui en résultent.

Rappelons que ce lien négatif n’est pas propre aux pays en développement ainsi qu’en témoigne l’exemple de la « maladie hollandaise Â». En 1959, les Pays‑Bas découvrent des réserves d’environ 2 820 milliards de mètres cubes de gaz naturel dans la province de Groningue. L’État encourage l’exploitation de la ressource et des contrats de vente sont signés. Les exportations néerlandaises augmentent considérablement, et le florin, la devise nationale, s’apprécie fortement. Cette appréciation nuit à la compétitivité des exportations non gazières du pays, et le secteur industriel se portant mal, celui du gaz tend à focaliser l’activité nationale, aggravant davantage le phénomène. La balance commerciale des autres secteurs devient alors défavorable si bien que l’industrie néerlandaise se retrouve en grande difficulté dans les années 1970 et que le niveau du chômage triple. Or, ce phénomène a des conséquences de long terme sur la structuration de l’économie : lorsque les activités d’extraction gazière ralentissent, le secteur secondaire, affaibli et souffrant d’une monnaie trop forte, ne peut s’y substituer.

b.   Le développement d’une industrie minière sans retombées locales positives : l’exemple du Burundi

L’exemple du Burundi, étudié par l’historien Thierry Vircoulon ([34]), constitue un cas d’espèce. La fin de la guerre civile et la mise en place d’un nouveau régime en 2005 ont ouvert le pays à la prospection minière. S’il existait jusqu’alors un début d’exploitation minière, principalement centré autour de l’or, du coltan, de la wolframite et de la cassitérite, celui-ci reposait d’abord sur un artisanat minier informel, archaïque sur le plan technique et gangréné par des pratiques frauduleuses. Avec la pacification du pays et l’avènement d’un nouveau régime ([35]), un secteur minier industriel commence à voir le jour. Il s’intéresse aux importantes ressources du pays en nickel, vanadium, or, phosphates, carbonates, terres rares, platinoïdes et autres minerais identifiés, au début des années 1980, par le bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) et le service géologique fédéral allemand (BGR). Ainsi, avant le déclenchement de la nouvelle crise politico‑sécuritaire qui touche le pays en 2015, plusieurs sociétés internationales commencent à y investir. C’est, par exemple, le cas de Samancor, une société de droit sud-africain, qui obtient un permis de recherche pour le nickel sur le site de Musongati en 2007.

L’arrivée de ces nouveaux investisseurs a permis de valoriser les minerais présents dans le sous-sol burundais et s’est accompagnée d’une modernisation du code minier du pays en 2013 (la précédente version datant de 1976). Le nouveau code minier permet l’octroi de permis d’exploitation de longue durée (vingt‑cinq ans), la formation d’une joint-venture entre l’État et une société minière, une participation obligatoire de l’État au capital de la société à hauteur d’au moins 10 %, a minima 30 % des voix au conseil d’administration de la jointventure, et des positions prépondérantes en son sein (le poste de vice-président notamment). Par conséquent, bien que la participation de l’État burundais au capital soit modeste, ce dernier détient un véritable droit de regard et de contrôle sur les entreprises présentes sur son territoire. Les revenus fiscaux tirés du secteur minier ont considérablement crû, passant de 1,5 à 4 milliards de francs burundais et les exportations de minerais de 134 à 377 tonnes entre 2014 et 2017. Le développement de ce secteur industriel devrait permettre, à terme, une diversification de l’économie du pays encore centrée sur les exportations de thé, de café et d’or.

La naissance d’un secteur minier industriel est censée contribuer au développement du Burundi à travers les politiques de fiscalité, de responsabilité sociale des entreprises et de contenu local (emploi local, formation du personnel burundais, financement d’infrastructures collectives locales, redevances pour les communes concernées, taxes diverses au profit du Trésor public). Dans les faits, toutefois, ce début d’industrialisation s’effectue dans des conditions difficiles.

Les problèmes d’opacité, de corruption et de fraude constatés dans le secteur artisanal n’épargnent pas le secteur industriel naissant. Alors que des scandales ont déjà eu lieu concernant l’attribution de droits miniers, l’origine et l’identité de certains investisseurs demeurent inconnues. À titre d’exemple, Rainbow Mining Burundi, qui exploite le gisement des terres rares de Gakara, est une joint-venture entre le gouvernement et Rainbow International Ltd, une société enregistrée aux ÃŽles Vierges britanniques, lesquelles sont inscrites sur la liste grise européenne des paradis fiscaux ; Rainbow International Ltd est elle‑même la propriété d’une autre société, Rainbow Rare Earths, enregistrée à Guernesey, également sur la liste grise européenne jusqu’en 2019. L’enchâssement de sociétés « boîtes aux lettres Â» et le recours à des paradis fiscaux permettent de favoriser l’évasion fiscale et de cacher les vrais propriétaires des entreprises concernées.

Malgré la publication des conventions minières sur le site internet de la présidence, le gouvernement fait aussi preuve d’un manque de transparence, par exemple en refusant la publication de statistiques minières détaillées, qui devaient être produites par le ministère de l’énergie et des mines. Ce même gouvernement est accusé par de nombreuses organisations non gouvernementales (ONG) de détourner les revenus miniers au profit de quelques-uns. Enfin, le manque de coordination entre les administrations financières et techniques du pays n’arrange rien à la situation.

Ces faiblesses expliquent en bonne part la méfiance des populations locales face au développement de l’industrie minière. Les critiques émanent principalement des communautés de mineurs artisanaux, qui se plaignent d’être évincés et de perdre leur gagne-pain, et des paysans, qui regrettent la modestie des indemnisations pour la perte de leurs champs à la suite des expropriations dont ils font l’objet. Il est vrai que les retombées locales se font parfois attendre.

Le ressentiment des populations locales s’accentue du fait de la politique gouvernementale, qui encourage le développement du secteur industriel au détriment de l’artisanat minier accusé de favoriser la fraude fiscale, bien que celui‑ci soit officiellement reconnu par le code minier. Ainsi, en février 2019, lorsqu’un conflit a opposé African Mining Ltd, qui venait d’obtenir son permis d’exploitation en 2018, à des orpailleurs à Butihinda, dans la province de Muyinga, plusieurs ministres et le procureur général se sont rendus sur place pour menacer les orpailleurs. Sous couvert de lutte contre la fraude, le gouvernement du pays mènerait ainsi une politique d’appropriation de l’artisanat minier et favoriserait les industriels avec des arrière-pensées de captation de rente au plus haut niveau de l’État.

c.   Les ressources stratégiques au cÅ“ur des conflits

L’existence de ressources minières peut être source d’au moins trois types de conflictualités, sans même compter les risques d’effondrement de régimes dont la légitimité est fondée sur les richesses tirées d’une économie de rente. La chute du régime de Mobutu, en 1997, fut, par exemple, préparée par la forte baisse des cours du cuivre dans l’ancien Zaïre belge. Ces ressources nourrissent les appétits d’acteurs privés, qui pourraient chercher à déstabiliser un gouvernement pour s’emparer de richesses. Par ailleurs, elles entretiennent parfois les velléités d’autonomie voire d’indépendance de certaines régions riches en métaux et minerais. En République démocratique du Congo, par exemple, les deux régions minières du Katanga et du Kasaï ont tenté de faire sécession dès l’indépendance du pays en 1960.

Surtout, les ressources minières amplifient et entretiennent la présence des conflits préexistants. Là encore, le cas de la République démocratique du Congo est éclairant. Rappelons, à ce propos, les mots du docteur Robert Mukwege, lors de la réception de son prix Nobel de la paix, le 11 décembre 2018 : « Je m’appelle Denis Mukwege. Je viens d’un des pays les plus riches de la planète. Pourtant, les habitants de mon pays sont parmi les plus pauvres du monde. La réalité troublante est que l’abondance de nos ressources naturelles – or, coltan, cobalt et autres minéraux stratégiques – est la cause première de la guerre, de la violence extrême et de la pauvreté abjecte. Nous aimons les belles voitures, les bijoux et les gadgets. J’ai moi-même un smartphone. Ces articles contiennent des minéraux que l’on trouve dans notre pays. Souvent exploités dans des conditions inhumaines par de jeunes enfants, victimes d’intimidations et de violences sexuelles. Lorsque vous conduisez votre voiture électrique, lorsque vous utilisez votre smartphone ou admirez vos bijoux, prenez une minute pour réfléchir au coût humain de la fabrication de ces objets. Â»

Comme le soulignent Marc-André Lagrange et Thierry Vircoulon ([36]), dans le cadre de l’économie de rente minière congolaise, les trois provinces de l’Est sont caractérisées par un système de prédation par la violence. Si celle-ci n’est pas nouvelle – on peut penser à la violence coloniale liée à la collecte du caoutchouc et de l’ivoire –, elle s’est implantée de manière privilégiée à l’est du pays en raison de la géographie et de l’histoire propre à cette zone : facilité du pillage des ressources situées en surface dans les Kivus, absence de sécurisation des mines par des intérêts industriels étrangers, comme cela se pratique dans le Katanga, ou violence propre à la région des Grands Lacs, au Burundi et au Kenya.

Ainsi, le monopole de la prédation dont bénéficiait d’abord le gouvernement central du Rwanda s’est effondré avec le mobutisme à la fin du XXe siècle et les ressources extractives ont été accaparées par les armées occupantes ([37]), les seigneurs de guerre congolais et des communautés locales, ce que soulignait déjà en 2002 un rapport des Nations unies ([38]). Le régime congolais lui‑même est l’objet de critiques quant à sa participation à cette exploitation violente grâce à ses services de sécurité, qui ont repris progressivement le contrôle de certaines zones et, avec elles, celui des flux commerciaux ([39]).

Cette économie de guérilla a généré sa propre élite au sein de laquelle le pouvoir se fonde principalement sur la distribution de bénéfices, ainsi que sur l’octroi d’un accès à de nouvelles opportunités économiques. Souvent appelés localement les « millionnaires du chaos Â» ou « les pompiers pyromanes Â», les membres de cette élite tirent les ficelles des conflits locaux au risque de les amplifier et de les perdre. Surtout, cette économie de guérilla s’autoalimente : elle crée un cercle vicieux où les destructions et les rackets des groupes armés contribuent à la paupérisation de la population et à la brutalisation des communautés, créant un groupe de jeunes ruraux pauvres piégés dans des logiques de survie tandis que les groupes armés parviennent à s’autofinancer grâce à la taxation de tous types de produits et à leur faible coût de fonctionnement.

En Colombie aussi, l’« or bleu Â» du coltan, extrait illégalement dans l’est du pays et en particulier dans le Guainía, participe au financement des guérillas encore en activité par le prélèvement d’une dîme de 10 % sur son exploitation, et à l’achat d’armements. Selon les chiffres officiels, entre 2022 et 2023, 251 tonnes auraient été produites, dont un cinquième saisi, pour une valeur de près de 24,5 milliards de pesos, soit 5,7 millions d’euros. Le profit estimé des groupes mafieux s’élèverait donc à 2,4 milliards de pesos sur la période ([40]).

3.   Les industries minières sont confrontées au double défi de leur acceptabilité sociale et environnementale

La demande exponentielle future en ressources stratégiques pose la question de l’acceptabilité sociale et environnementale de leur extraction et de leur exploitation, condition de la soutenabilité des industries minières. Ces dernières soulèvent plusieurs enjeux, dont certains sont encore peu explorés, à l’instar des conséquences sanitaires générées par leurs activités.

a.   Les impacts environnementaux liés à l’extraction et à l’exploitation des ressources stratégiques : une source d’inquiétude

Si les dégâts environnementaux engendrés par l’exploitation du charbon ou des hydrocarbures sont bien connus, ceux causés par l’industrie minière des ressources stratégiques sont encore peu documentés mais non moins existants. Comme le souligne Guillaume Pitron, « plutôt que d’assumer le leadership des métaux rares, l’Occident a préféré transférer leur production – et la pollution associée – vers des pays pauvres prêts à sacrifier leur environnement pour s’enrichir. Â» ([41])

L’empreinte environnementale des activités minière n’est pas uniforme. Elle est fonction de nombreux facteurs comme le type de mine (mine à ciel ouvert ou mine souterraine), les caractéristiques économiques des exploitants (entreprises multinationales, nationales ou artisanales), la taille de la mine et sa localisation géographique (pays développés ou en voie de développement). S’y ajoutent la variété des minerais extraits, la politique des entreprises en matière environnementale, l’existence de réglementations environnementales poussées dans les pays producteurs, ainsi que la capacité des autorités judiciaires à interférer en cas de conflits entre les parties prenantes ([42]).

Les impacts environnementaux ne se limitent pas aux seules phases d’extraction des minerais : l’artificialisation des sols, qui prépare souvent la mise en place des infrastructures et des installations nécessaires à l’extraction, puis le démantèlement et la remise en état des sites ne sont pas sans conséquence sur l’environnement. Les énergies fossiles servent aussi souvent à fournir de l’énergie aux ouvrages miniers et aux engins d’évacuation.

Au Chili ([43]), par exemple, l’exploitation du cuivre et du lithium façonne les paysages. Les entreprises se sont tournées vers la technique de l’extraction à ciel ouvert, qui permet une récupération plus aisée de la roche lors de son dynamitage. Elle permet également l’usage d’engins volumineux pour un rendement renforcé. Les paysages andins sont ainsi marqués par ce gigantisme minier, incarné par des exploitations de taille croissante ouvrant de larges béances dans les montagnes. Plus fondamentalement encore, l’intensification de l’exploitation du lithium, censée assurer une rentabilité des projets de plus en plus élevée, accroît les volumes d’eau utilisés pour le traitement du minerai, les risques de contamination des eaux de surface et ceux associés au stockage des résidus.

L’un des enjeux est celui du partage de la ressource hydrique, car les différents processus de traitement du minerai requièrent une grande quantité d’eau. Il faut entre 40 et 200 mètres cubes d’eau pour extraire une tonne de cuivre et la plus grande mine de cuivre au monde, Escondida, située dans le désert chilien d’Atacama, est autorisée à pomper 1 400 litres d’eau du sous-sol par seconde. Ainsi, la consommation en eau nécessaire à la production minière est devenue un enjeu particulièrement stratégique au Chili, notamment dans les régions désertiques et semi-désertiques du Nord et du centre du pays où se situent la plupart des grandes mines de cuivre et les exploitations de lithium.

Un deuxième enjeu, tant pour les entreprises que pour les populations habitant à proximité des infrastructures minières, tient au stockage des résidus miniers. Dans le cas du cuivre, il est effectué dans des bassins de décantation remplis d’eau au sein desquels sont enfouis les déchets de roche dont le métal a été extrait. Souvent chargés en sulfures métalliques, qui s’infiltrent dans l’eau ou les sols, ces déchets constituent un risque environnemental majeur, en particulier en contexte sismique, si les digues viennent à lâcher. C’est ce qui s’est passé au Brésil, à Fundão, en 2015, et à Brumadinho, en 2019, provoquant de gigantesques coulées de boues toxiques et la mort de centaines de personnes. En 2014, au Canada, une rupture du barrage de résidus dans la mine d’or et de cuivre du mont Poley, en Colombie‑Britannique, a également causé l’inondation du lac Poley et une modification importante des écosystèmes en raison des nombreux débris acheminés.

Ces risques environnementaux sont intensifiés par le fait que l’essentiel des réserves minérales vitales est situé dans les pays du Sud, qui n’ont pas toujours la capacité réglementaire ou la volonté politique d’adopter et de renforcer leurs réglementations environnementales. Ainsi, la privatisation des infrastructures hydrauliques en Mongolie a limité les capacités de l’État à contrôler les impacts environnementaux de l’exploitation minière. De même, le cycle d’expansion et de récession de la rente minière peut avoir un impact sur la capacité des économies riches en minerais à mettre en Å“uvre des réglementations. La crise financière asiatique de 1997 a entraîné une détérioration de l’application de la législation environnementale et des pertes considérables de forêts et de biodiversité en Indonésie ([44]).

Ces impacts environnementaux nourrissent la multiplication des mouvements de contestation exigeant une meilleure justice environnementale. Le Chili a ainsi vu se développer un activisme mettant en exergue l’existence de « zones de sacrifice environnemental Â» cumulant plusieurs infrastructures ou projets fortement polluants sur de petites portions d’espace. La commune de Til Til, dans la région métropolitaine de Santiago, se situe, par exemple, à proximité de deux bassins de décantation des résidus de grandes exploitations minières, constitués de plusieurs millions de mètres cubes de déchets toxiques et situés à une dizaine de kilomètres des habitations, dans une zone fortement sismique. La dénonciation des préjudices environnementaux s’inscrit plus largement dans le cadre d’un discours sur les inégalités écologiques aux échelles nationale et mondiale selon lequel une transition énergétique juste ne peut avoir lieu sans l’inclusion des dimensions de justice environnementale qui lui sont liées.

Il n’est toutefois pas besoin de se rendre à l’autre bout du monde pour observer de telles réticences. En France, la présence de ressources en lithium à Tréguennec, dans le Finistère, situées dans une zone classée Natura 2000 ([45]) et Ramsar ([46]), a suscité un mouvement de résistance locale. Rappelons que non loin de là, la commune de Plogoff avait été choisie à la fin des années 1970 par l’entreprise Électricité de France (EDF) pour construire une centrale nucléaire, laquelle n’a jamais vu le jour en raison des oppositions locales ([47]). De même, au cours de son audition par le Parlement européen, le 2 décembre 2021, le docteur Steven H. Emerman ([48]) a insisté sur le fait que certaines des législations latino‑américaines et chinoises étaient plus contraignantes que celles appliquées en Espagne et au Portugal. Le projet de mine de cuivre de Touro, en Galice espagnole, situé à vingt kilomètres à l’est de Saint-Jacques-de-Compostelle, comprend, par exemple, un barrage de stériles miniers d’une hauteur de quatre-vingt-un mètres localisé à moins de deux cents mètres du village d’Arinteiro. Une telle configuration serait impossible au Brésil où des zones de protection pouvant s’étendre jusqu’à vingt-cinq kilomètres séparent ces ouvrages des zones habitées. En Chine, aucun barrage de ce type ne peut être construit dans un périmètre d’un kilomètre autour de telles zones.

Enfin, l’augmentation de la demande mondiale en ressources stratégiques conduit certains pays à envisager l’exploitation de ces ressources, y compris dans des zones reculées ou des espaces aux écosystèmes fragiles sur lesquels les conséquences environnementales pourraient être importantes. Les marges, qu’elles soient sous-marines ou spatiales, trouvent ainsi une nouvelle centralité stratégique.


L’espace : nouvel eldorado des ressources stratégiques ?

La recherche toujours plus poussée de nouvelles ressources stratégiques fait de l’espace une alternative aux gisements terrestres. En effet, les avancées technologiques récentes dans la prospection satellitaire ont permis d’identifier la présence massive de minerais et de métaux rares sur les astéroïdes, en particulier le platine, l’iridium, l’osmium ou encore le palladium.

Les coûts associés à l’exploitation de telles ressources sont toutefois astronomiques. Selon une étude du Massachusetts Institute of Technology (MIT), le coût de prospection, de capture et de remorquage d’un astéroïde s’élèverait à 2,6 milliards de dollars sans intégrer ceux associés à l’extraction et au raffinage des ressources identifiées. Les températures extrêmes, les radiations et la poussière astrale contribueraient à l’usure rapide des engins et des robots. Face à cette difficulté, ainsi qu’aux temps de trajet importants à prévoir, la National Aeronautics and Space Administration (NASA) développe un programme d’extraction, d’utilisation et de recyclage des ressources in situ.

L’exploration spatiale a donné lieu à l’élaboration d’un cadre juridique, qui relève des Nations unies. En 1958, fut ainsi créé le bureau des affaires spatiales des Nations unies, et, en 1967, un traité international de l’espace fut adopté. Ce dernier affirme que les zones situées au-delà de la couche d’ozone constituent un bien commun de l’humanité. Il est complété, en 1979, par un accord sur la Lune que très peu d’États ont ratifié.

Pourtant, certains États ont déjà posé les jalons d’une appropriation de l’espace. En 2015, le Congrès américain a rompu ainsi le statu quo de 1967 en adoptant le US Commercial Space Launch Competitiveness Act. Ce dernier pose de manière subtile que, sans porter atteinte au principe de non‑propriété des corps célestes, tout Américain ou entreprise américaine ayant découvert un matériau dans un astéroïde ou sur la Lune dispose de sa pleine possession et jouissance. Quant au Luxembourg, il a lancé en 2016 la première initiative européenne pour promouvoir un cadre légal favorable à l’exploitation minière des astéroïdes, l’Asteroid Mining Plan, adossé à un budget de 200 millions d’euros servant à soutenir toute compagnie minière spatiale installant son siège social sur son territoire.

Dès lors, les corps spatiaux ont commencé à se voir attribuer un prix : en 2021, les médias se sont intéressés à un astéroïde en forme de pomme de terre, 16 Psyché, concentrant du fer, du nickel et de l’or pour une valeur estimée à 10 000 millions de trillions de dollars, soit plus que l’économie mondiale. Les profits potentiels à tirer des corps célestes ont stimulé l’émergence d’acteurs privés, qui se positionnent aujourd’hui sur l’exploration voire, à terme, sur l’exploitation spatiale avec un succès inégal : c’est le cas de Planetary Resources, iSpace (Japon), Offworld (États-Unis) ou encore Asteroid Mining Company (Royaume-Uni).

La France a rappelé sa position, dans l’enceinte onusienne, en 2014. Elle consiste en une défense (i) de la liberté d’accès à l’espace pour son utilisation pacifique, (ii) de la préservation de la sécurité et de l’intégrité des satellites en orbite, et (iii) d’une prise en compte du droit de légitime défense des États. La France a également rejoint l’initiative américaine des accords d’Artemis, par laquelle vingt-quatre Ã‰tats signataires réaffirment la pertinence du traité onusien de 1967. Dans le même temps, toutefois, le comité des utilisations pacifiques de l’espace extra‑atmosphérique a décidé la constitution, en 2022, d’un groupe de travail de cinq ans, dont la mission est précisément d’évaluer l’opportunité de faire évoluer le traité international de l’espace de 1967.

C’est le cas de la Norvège qui a autorisé, le 9 janvier 2024, l’exploration et l’exploitation des minéraux sous-marins, devenant ainsi l’un des rares pays au monde, avec la Chine, à autoriser ces activités. Un accord avait été trouvé sur ce texte en décembre 2023 entre la coalition gouvernementale minoritaire (parti travailliste et parti du centre) et les deux grandes formations de la droite norvégienne (parti conservateur et parti du progrès). Les conservateurs et les progressistes, soutenus par l’organisation patronale NHO, ont vu dans ce texte un cadre souhaitable pour le monde des affaires.

ZONES D’EXPLOITATON minière sous-marine PROPOSées par la norvÈge

Source : Norwegian Petroleum Directorate and Norwegian government, BBC, 9 janvier 2024.

Cette nouvelle législation autorise ainsi une exploitation rentable, durable et raisonnable de certaines ressources (cuivre, lithium, nickel, manganèse, cobalt et zinc, notamment) dans des zones qui feront l’objet de concessions dès l’année 2024. Toutefois, les licences accordées ne porteront, dans un premier temps du moins, que sur la cartographie des ressources et la recherche, traduisant l’attachement de l’exécutif norvégien au principe de précaution.

Cette décision a néanmoins fait l’objet de nombreuses critiques émanant, en premier lieu, du reste de la classe politique norvégienne (socialistes de gauche, rouges, verts, libéraux et chrétiens-populaires), qui redoute que la faune et la flore sous-marines ne pâtissent de décisions prises à la hâte et sans véritables connaissances scientifiques pour 99 % de la zone concernée. La plupart de ces partis continuent de demander que la Norvège lance l’initiative d’un accord international empêchant les États riverains de l’Arctique d’ouvrir leurs fonds sous-marins à l’exploitation et que l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM) interdise cette pratique si le risque environnemental est avéré.

Aux États-Unis, le Pentagone a, quant à lui, autorisé en mai 2024 le financement d’une étude de faisabilité sur l’exploitation minière des métaux et minerais présents dans ses eaux à hauteur de 2 millions de dollars ([49]).

b.   Des conditions d’exploitation parfois contestables

L’exploitation minière des ressources stratégiques n’est pas sans conséquences sur les conditions de vie des populations locales, que celles-ci dépendent ou non directement des activités minières.

Les conditions de travail des mineurs posent question dans de nombreux pays et sont tout à fait inacceptables quand il s’agit du travail d’enfants parfois âgés de six ans au plus. En République démocratique du Congo, un rapport du fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef) de 2014 chiffre à 40 000 le nombre d’enfants travaillant dans les mines du sud du pays, principalement pour l’extraction du cobalt. Ce chiffre est toutefois à considérer avec précaution, les activités illégales étant par nature difficiles à documenter avec précision. Il faut également préciser que la problématique du travail des enfants ne concerne pas l’ensemble du secteur minier : les grands groupes industriels offrent des conditions de travail décentes à leur personnel et n’emploient aucun enfant, contrairement à l’artisanat minier, qui se développe dans l’anarchie la plus totale.

Amnesty International a, par exemple, enquêté sur le travail des enfants dans les mines de la province de Lualaba, et sa capitale, Kolwezi, qui concentrent les trois-quarts de la demande mondiale de cobalt ([50]). Les mines industrielles y sont fortement mécanisées et ne fournissent que quelques milliers d’emplois à une population locale pauvre, qui tente de profiter de la manne minière en s’introduisant tous les jours illégalement sur les terrils industriels pour glaner un peu de minerais. Parmi eux, de nombreux enfants, qui travaillent dans des conditions dénuées de toute sécurité, parfois victimes des éboulements survenant sur les pentes du terril mais aussi, selon l’organisation, de la violence des services de sécurité des mines dans leur mission de protection des sites contre les incursions illégales. En septembre 2024, le département américain du travail a d’ailleurs inscrit le cobalt congolais sur la liste du Trafficking Victims Protection Reauthorization Act (TVPRA), qui regroupe les biens potentiellement produits par le travail forcé ou le travail des enfants.

Parallèlement, le partage de l’usage des sols peut s’avérer problématique, surtout lorsque l’on considère les populations locales et paysannes : celles-ci développent un fort attachement à leurs terres pour des raisons à la fois culturelles et économiques. Elles font d’ailleurs l’objet d’une attention particulière des Nations unies à travers la déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones (UNDRIP) et la déclaration des Nations unies sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales (UNDROP). Une étude de Nature Sustainability ([51]) de décembre 2022 montre ainsi que sur un échantillon de 5 097 projets miniers examinés, 54 % sont situés sur ou à proximité de terres où vivent des peuples autochtones ; parmi ces projets, 29 % concernent des territoires administrés ou faisant l’objet d’une forme de contrôle ou d’influence de ces populations dans des objectifs de conservation. Cette même analyse spatiale révèle que 33 % de ces projets sont situés sur ou à proximité de terres exploitées par des paysans.

rÉpartition des minerais de la transition ÉnérgÉtique sur des terres paysannes et appartenant À des peuples autochtones

Source : « Energy transition minerals and their intersection with land-connected peoples Â», John R. Owen, Deanna Kemp, Alex M. Lechner, Jill Harris, Ruilian Zhang et Éléonore Lèbre, Nature Sustainability, décembre 2022.

Le cas de la Suède et des conflits existants avec la population Samie, seul peuple autochtone d’Europe, est révélateur de ces tensions. Le secteur minier représente, dans ce pays, un chiffre d’affaires d’environ 6 milliards d’euros, hors activités de fonderie, et près de 5 milliards d’euros pour les exportations de minerais en 2022. Le secteur minier représente ainsi 3 % du produit intérieur brut (PIB), près de 120 000 emplois (20 000 emplois directs et 100 000 indirects) et 20 % des exportations en valeur du pays. Les principaux acteurs du marché suédois sont le métallurgiste public LKAB et l’entreprise privée Boliden, auxquels s’ajoutent des entreprises minières internationales à l’influence moindre, à l’instar de Mandalay Resources, Kaunis Iron ou Tasman Metals. Avec la Finlande et la Norvège, dont le bouclier fennoscandien est riche en minerais, la zone nordique constitue le pilier de l’industrie minière européenne : elle est ainsi le premier producteur du continent en fer, plomb, silicium, cobalt, aluminium, nickel et germanium. La région, qui abrite des gisements de minerais stratégiques d’importance mondiale, prévoit de développer son industrie extractive de manière exponentielle dans les prochaines années pour répondre aux besoins mondiaux. La Suède, qui a conservé une culture minière importante, abrite aujourd’hui treize mines sur son territoire ; elle a également annoncé, en janvier 2023, la découverte de ce qui était le plus grand gisement européen de terres rares (1,7 million de tonnes, soit cent fois la consommation européenne annuelle), avant la mise au jour du gisement norvégien de Telemark (8,8 millions de tonnes), le 6 juin 2024. Baptisé Per Geijer, du nom d’un célèbre géologue suédois, ce gisement, situé au nord de la ville lapone de Kiruna, sera exploité par l’entreprise nationale LKAB, probablement à partir de 2029.

Or, cet espace est aussi la terre ancestrale des Samis, peuple nomade ([52]) vivant en partie de l’élevage de rennes ([53]) et comptant environ quatre-vingt mille personnes, dont vingt à trente mille en Suède, réparties sur le territoire dit du Sampi ([54]). La Suède a reconnu un statut spécifique, celui de peuple « autochtone Â» dès 1977, protégé par sa Constitution depuis 2011. Les Samis disposent à ce titre d’un Parlement depuis 1993, principalement chargé de la préservation et de la promotion de leur identité culturelle ; il n’est toutefois investi d’aucun pouvoir législatif propre ni de la faculté de lever l’impôt. Deux districts d’éleveurs de rennes, Gabna, et ses six mille cinq cents rennes appartenant à onze familles, et Laevas, qui regroupe huit mille rennes et dix-sept familles d’éleveurs, sont affectés par les activités minières de Kiruna. Aussi, les Samis s’inquiètent-ils de voir les projets miniers prospérer sur leurs terres ancestrales au risque de détruire une partie de leur environnement et de gêner la transhumance des rennes, déjà impactée par le développement des activités humaines et touristiques dans la région. Au-delà de cette activité, les Samis considèrent que l’ensemble du territoire du nord de la Suède est dans une situation de « colonisation démocratisée Â» dans laquelle leurs droits ancestraux sur l’usage de la terre ne sont toujours pas pleinement respectés ([55]).

projets industriels du sampi