N° 725

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré Ã  la Présidence de l’Assemblée nationale le 18 décembre 2024.

RAPPORT D’INFORMATION

DÉPOSÉ

en application de l’article 145 du Règlement

PAR LA COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

en conclusion des travaux d’une mission d’information constituée le 30 octobre 2024.

 

sur les terres rares et les ressources naturelles stratégiques

 

et présenté par

M. Jérôme BUISSON,

Député

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 SOMMAIRE 

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 Pages

SYNTHÈSE DES PROPOSITIONS DU RAPPORTEUR

INTRODUCTION

I. La croissance exponentielle de la demande en ressources stratégiques est source d’une recomposition géopolitique mondiale de grande ampleur

A. Les minerais et métaux stratégiques s’imposent comme les nouvelles ressources au cœur de la transition écologique et de la révolution numérique

1. L’évolution des technologies toujours plus sophistiquées fait des ressources naturelles stratégiques des éléments essentiels au développement de nombreux secteurs industriels

a. De nouvelles technologies qui recourent à des ressources stratégiques de plus en plus diversifiées

b. Des ressources stratégiques dont la consommation devrait croître de manière exponentielle dans les décennies à venir

2. L’évolution de l’offre en ressources stratégiques sera dépendante de l’état de la demande et des fluctuations du prix de ces ressources

a. Une évolution de l’offre en ressources stratégiques encore incertaine

b. La volatilité des prix des ressources naturelles stratégiques : un point d’attention

B. L’extrême concentration des chaînes de valeur crée une dépendance de la demande mondiale à l’égard de quelques acteurs

1. La Chine s’impose comme l’acteur incontournable de chaînes de valeur extrêmement concentrées

a. Les terres rares : une hyper-concentration de l’ensemble des étapes de la chaîne de valeur

b. Le cobalt : un marché contrôlé par une poignée d’acteurs puissants

c. Le lithium : un marché dominé par l’Amérique latine et cinq majors

2. La domination chinoise résulte d’une stratégie volontariste conçue sur le long terme et visant à contrôler le marché de toutes les matières premières nécessaires à la transition énergétique

a. Un double objectif ambitieux

b. Une présence et des investissements très visibles à l’étranger

c. Une politique de sécurisation des approvisionnements reposant sur la mobilisation de l’ensemble des leviers de la diplomatie chinoise

C. La nouvelle géopolitique des ressources stratégiques bouleverse les grands équilibres mondiaux et suscite des inquiétudes pour l’avenir

1. Les nouveaux rapports de force associés aux ressources stratégiques créent des risques tangibles de rupture d’approvisionnements

a. Une pénurie organisée : l’enjeu de rapports de force entre puissances

b. Le risque d’une pénurie causée par l’incapacité de l’offre à suivre l’évolution de la demande mondiale

c. La définition de listes de matériaux stratégiques et critiques par les États consommateurs

2. Les ressources stratégiques peuvent être un facteur de déstabilisation à la fois politique et économique

a. La présence de ressources stratégiques : une fausse aubaine ?

b. Le développement d’une industrie minière sans retombées locales positives : l’exemple du Burundi

c. Les ressources stratégiques au cœur des conflits

3. Les industries minières sont confrontées au double défi de leur acceptabilité sociale et environnementale

a. Les impacts environnementaux liés à l’extraction et à l’exploitation des ressources stratégiques : une source d’inquiétude

b. Des conditions d’exploitation parfois contestables

c. Les conséquences sanitaires de l’industrie minière : un sujet à surveiller

II. Face aux perspectives d’évolutions de la demande mondiale en ressources stratégiques et à ses enjeux, les États producteurs et consommateurs tentent de se repositionner sur leurs chaînes de valeur

A. Les États producteurs sont à la recherche d’une montée en gamme de leurs chaînes de valeur et d’un meilleur profit tiré de leurs ressources

1. L’Indonésie a fait le choix de nationaliser une partie de ses chaînes de valeur au risque de déstabiliser ses concurrents

a. Le dilemme d’une économie à deux vitesses

b. Les germes d’un nationalisme industriel (2004-2014)

c. Le renforcement de la stratégie industrielle nationale (à partir de 2014)

2. La République démocratique du Congo : vers la diversification de ses partenariats

a. Une prise de distance avec la Chine au profit des États-Unis

b. L’ouverture à de nouveaux acteurs

i. Une ouverture réussie vers les monarchies du Golfe arabo-persique

ii. Un rapprochement avec l’Union européenne, qui connaît toutefois de sérieux accrocs

iii. Une nouvelle impulsion dans les relations entre la République démocratique du Congo et la France dont profite le domaine des ressources stratégiques

3. Le Chili : un modèle fondé sur des partenariats publics-privés

a. Le rôle renforcé de l’État chilien

b. Vers la constitution d’un cartel du lithium en Amérique latine ?

B. Les États consommateurs tentent d’assurer leur autonomie stratégique

1. Le Japon a développé une stratégie pionnière, qui porte déjà ses fruits

a. Une stratégie dont la mise en œuvre repose sur une politique publique proactive

b. La sécurisation des ressources minérales nécessaires à son économie

c. Un effort important en faveur de la recherche & développement autour des technologies de recyclage des métaux critiques

d. La constitution de stocks stratégiques

e. Des résultats déjà visibles, même si des dépendances persistent

2. Les métaux critiques sont élevés au statut de priorité nationale par les États-Unis

a. Un pays qui a su conserver sa tradition minière au cours du temps

b. La mise en œuvre d’une stratégie diversifiée et ambitieuse

c. Des objectifs inatteignables ?

3. L’Union européenne s’est lancée tardivement dans le développement d’une stratégie en matière de ressources critiques

a. Des initiatives disparates qui se développent indépendamment d’une véritable planification industrielle

b. Une mobilisation tardive sous la double influence de la crise de la Covid19 et de la guerre en Ukraine

c. Le développement de partenariats internationaux pour pallier l’impossibilité d’une autosuffisance stratégique

C. La France déploie progressivement une politique sur les ressources stratégiques largement inspirée de celle de ses partenaires et concurrents économiques

1. Une prise de conscience très récente de la centralité du sujet des ressources stratégiques

a. Un élément déclencheur : la crise de la Covid-19 et la remise du rapport Varin en janvier 2022

b. L’inventaire des ressources stratégiques du sous-sol français : une première étape indispensable en cours de réalisation

2. La stratégie française de sécurisation des approvisionnements en minerais et métaux stratégiques repose sur quatre piliers

a. L’« intelligence minérale Â»

b. Le soutien aux projets industriels et à la conclusion de contrats d’approvisionnement à long terme

c. Une action européenne et internationale

d. La recherche & développement et la formation

III. Si la France et l’Union européenne se sont dotées de stratégies en théorie robustes, il est urgent d’en soutenir une mise en œuvre rapide et ambitieuse

A. La renationalisation d’une partie des chaînes de valeur est conditionnée à une meilleure acceptabilité des projets industriels

1. Le respect exigeant de normes sociales et environnementales doit être pensé comme un outil de distinction face à la concurrence d’autres acteurs économiques

a. Une réticence des populations locales qui n’est en rien inéluctable

b. Miser sur des règles sociales et environnementales ambitieuses pour convaincre et se distinguer à l’international

2. Les filières industrielle et minière du XXIe siècle souffrent encore d’un déficit d’attractivité qu’il est urgent de combler

a. Une vision en grande part anachronique des métiers de l’industrie minière

b. Développer des filières de formation d’excellence autour des ressources stratégiques

3. L’acceptabilité des projets industriels peut être renforcée par une meilleure implication des populations et un renforcement de leurs retombées locales

a. Sensibiliser l’ensemble de la société aux enjeux des ressources stratégiques

b. En amont des projets industriels, encourager et encadrer la tenue de débats ouverts aux populations locales sans paralyser la concrétisation des projets

c. En aval, mieux valoriser les retombées locales des projets miniers et industriels pour les collectivités territoriales concernées

B. Le retour d’un État stratège pour apporter un soutien renforcé aux projets miniers et industriels

1. La facilitation des projets industriels doit passer par la simplification des démarches administratives et le raccourcissement des délais nécessaires à leur réalisation

a. Des démarches administratives trop longues et contraignantes

b. Approfondir et accélérer les réformes entamées

2. Une réduction des coûts et un soutien financier renforcé, tant à l’échelle nationale qu’européenne, sont nécessaires à la poursuite de projets miniers et industriels extrêmement coûteux

a. Un désavantage comparatif lié au coût de l’énergie particulièrement préjudiciable au sein de l’Union européenne

b. Un soutien financier encore insuffisant, en particulier à l’échelle européenne

c. L’urgence de mieux soutenir les objectifs d’internationalisation d’une partie des chaînes de valeur des ressources stratégiques

C. La stratégie actuelle doit être renforcée dans un souci de cohérence et de priorisation des enjeux

1. La réponse aux défis géopolitiques des ressources stratégiques doit passer par une réorganisation profonde des relations entre États consommateurs et producteurs

a. Organiser la concurrence

b. Quels partenariats pour l’avenir ?

c. Anticiper un possible « choc Â» de l’offre de ressources stratégiques

2. Quel avenir pour notre modèle de consommation ?

a. L’efficacité énergétique et le progrès technologique au service de l’optimisation de nos modes de consommation

b. Le recyclage : entre espoirs et mirages

EXAMEN EN COMMISSION

ANNEXE 1 : LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES PAR LE RAPPORTEUR

ANNEXE 2 : LISTE DES ACRONYMES ET DES ABRÉVIATIONS UTILISÉS DANS LE RAPPORT

ANNEXE 3 : DÉCLARATION D’ANVERS DU 20 FÉVRIER 2024

 


   SYNTHÈSE DES PROPOSITIONS DU RAPPORTEUR

Priorité 1 : Renforcer l’acceptabilité des projets miniers et industriels associés aux ressources stratégiques

1. Rassurer les populations locales : mieux informer sur les règles existantes et s’assurer de leur application plus juste par l’ensemble des acteurs impliqués sur le marché des ressources stratégiques

Proposition n° 1 : Encourager le déploiement de règles de certification unifiées à l’échelle mondiale portant sur l’ensemble des chaînes de valeur des ressources stratégiques et doter leur application des moyens de contrôle humains et financiers nécessaires à leur effectivité en évitant une application unilatérale pénalisant les entreprises françaises et européennes.

Proposition n° 2 : Valoriser par tous les leviers communicationnels existants l’action de la France et de l’Union européenne en matière de respect des règles environnementales, sociales et de bonne gouvernance (législations, labels et mesures de traçabilité) par l’ensemble de leurs chaînes de valeur et d’approvisionnements en ressources stratégiques.

Proposition n° 3 : Porter, à l’échelle française, la proposition de mettre en Å“uvre des mesures miroirs au sein des accords de libre-échange conclus par l’Union européenne, sur le respect de règles environnementales, sociales et de bonne gouvernance applicables aux chaînes de valeur des ressources stratégiques de manière à réduire les distorsions de concurrence qui affectent la France.

Proposition n° 4 : Encourager les pays du G7 non membres de l’Union européenne à adopter des standards environnementaux, sociaux et de bonne gouvernance similaires aux règles applicables aux entreprises européennes.

Proposition n° 5 : Promouvoir le développement de guides de bonne pratique et d’outils d’information juridiquement non contraignants pour mieux accompagner les acteurs privés dans le déploiement de leurs projets miniers et industriels dans le domaine des ressources stratégiques.

2. Valoriser les nouveaux emplois associés à l’industrie minière des ressources stratégiques

Proposition n° 6 : Faire connaître, en lien avec les professionnels du secteur, l’ensemble des métiers de la filière des ressources stratégiques dans les écoles et les universités. Insister, dans le cadre de la conception des présentations, sur l’évolution de ce secteur et les nouvelles compétences requises. Parallèlement, promouvoir les partenariats dans ce domaine entre les entreprises et les établissements d’enseignement locaux sous forme de stages et d’apprentissages.

Proposition n° 7 : Soutenir la constitution de filières françaises d’excellence dans les écoles et les universités autour des ressources stratégiques en intégrant non seulement la formation aux activités minières mais aussi aux professions des domaines connexes (géologie, métallurgie et chimie notamment).

Proposition n° 8 : Encourager les coopérations et le partage de savoirs entre États à travers la mise en place de programmes spécifiques d’échanges dédiés aux ressources stratégiques.

3. Favoriser l’implication des populations et renforcer les retombées locales des projets industriels et miniers sans alourdir les procédures

Proposition n° 9 : Mobiliser l’ensemble des institutions françaises pour faire connaître auprès du grand public les enjeux associés aux ressources stratégiques et à la sécurisation de leurs chaînes d’approvisionnement.

Proposition n° 10 : Mener en parallèle les différentes phases consultatives (débat public et enquête publique) préalables à la réalisation d’un projet minier ou industriel afin d’en réduire les coûts et les délais de réalisation sur le modèle de la facilitation des procédures administratives prévues par la loi n° 2023-491 du 22 juin 2023 relative à l’accélération des procédures liées à la construction de nouvelles installations nucléaires à proximité de sites nucléaires existants et au fonctionnement des installations existantes.

Proposition n° 11 : Repenser le système de redevances communale et départementale des mines dues par les entreprises minières pour renforcer les retombées locales des projets miniers.

Priorité 2 : Soutenir et faciliter la réalisation de projets miniers et industriels pour mieux sécuriser la chaîne d’approvisionnement française en ressources stratégiques

1. Simplifier les démarches administratives

Proposition n° 12 : Regrouper l’ensemble des compétences de délivrance des autorisations et de classification des projets miniers et industriels en une seule entité administrative constituant un interlocuteur unique pour les entreprises.

Proposition n° 13 : Poursuivre l’effort de simplification des démarches administratives nécessaires à l’ouverture d’un nouveau projet minier et assurer la publication rapide des textes réglementaires nécessaires à leur application.

2. Réduire les coûts et mieux soutenir financièrement les projets envisagés

Proposition n° 14 : Mettre en place un mécanisme national de fixation des prix de l’électricité de manière à ce que les industries françaises puissent profiter de l’avantage comparatif tiré du parc nucléaire historique dont la France s’est dotée.

Proposition n° 15 : Poursuivre les pressions pour inscrire les activités minières et le raffinage au sein de la taxonomie européenne.

Proposition n° 16 : Mobiliser, à l’échelle européenne, la Banque européenne d’investissement pour soutenir des projets miniers extractifs en Europe ou abonder des fonds de soutien nationaux à ces mêmes projets.

Proposition n° 17 : Repenser les lignes directrices relatives aux projets importants d’intérêt européen commun pour permettre aux États membres de l’Union européenne de subventionner sur le long terme des projets de sécurisation de leurs chaînes d’approvisionnement en ressources stratégiques incluant les technologies déjà matures.

Proposition n° 18 : Créer un fonds souverain français notamment capable d’investir au sein de sociétés minières dans le cadre d’une stratégie industrielle nationale.

Proposition n° 19 : Favoriser l’investissement de l’épargne des Français dans les ressources naturelles et plus largement la réindustrialisation nationale par la création d’un produit d’épargne à rémunération attractive et garanti par l’État.

Priorité 3 : Renforcer les stratégies française et européenne de nationalisation des chaînes de valeur et de sécurisation des approvisionnements

1. Organiser la concurrence

Proposition n° 20 : Mieux défendre les intérêts et positions de la France au sein des institutions européennes dans le cadre des négociations intergouvernementales sans exclure le recours à un rapport de force lorsque cela est nécessaire.

Proposition n° 21 : Promouvoir, à l’échelle européenne, des alliances à géométrie variable sur les ressources stratégiques de manière à dépasser les oppositions entre États membres sur l’application de règles antidumping et le soutien à accorder à des projets industriels.

2. Renforcer nos partenariats

Proposition n° 22 : Explorer la possibilité de création au sein des pays producteurs de ressources stratégiques comme la République démocratique du Congo d’entreprises à capitaux mixtes dans le domaine minier, de l’énergie ou des transports pour permettre aux investissements français d’être plus attractifs par rapport à ceux de la Chine et des États-Unis. Ouvrir ces entreprises à d’autres pays partenaires afin de renforcer la portée politique et l’envergure des projets ainsi financés.

Proposition n° 23 : Conditionner une partie du soutien financier français par le biais de l’aide publique au développement dans le domaine minier à la vente d’une part minimale de la production nationale en ressources stratégiques de l’État concerné à la France.

Proposition n° 24 : S’assurer que l’ensemble des partenariats conclus par la France sur les ressources stratégiques préservent les intérêts nationaux, permettent d’assurer l’approvisionnement de nos industries tout en s’inscrivant dans une démarche de co‑développement.

Proposition n° 25 : Renforcer la présence d’experts sur les ressources stratégiques au sein des ambassades dans les pays cibles de notre diplomatie.

Proposition n° 26 : Clarifier les termes du partenariat économique que la France entend maintenir avec la Chine de manière à optimiser les investissements chinois sur notre territoire tout en renforçant nos exigences à son égard.

Proposition n° 27 : Mettre en place des barrières tarifaires plus robustes afin de mieux réduire les distorsions de concurrence existantes et de protéger le développement des filières naissantes des batteries et des véhicules électriques au sein de l’Union européenne.

Proposition n° 28 : Porter une attention particulière aux relations de la France et, plus largement, de l’Union européenne avec les pays membres du groupe des BRICS +, qui constituent désormais un véritable club des matières premières et stratégiques.

3. Anticiper de possibles tensions sur l’offre de ressources stratégiques

Proposition n° 29 : Établir une stratégie nationale de constitution de stocks et de création de capacités de raffinage de ressources naturelles stratégiques qui couvrirait les besoins, pour une période donnée, des industries civiles françaises considérées comme vitales.

4. Mieux intégrer les problématiques de recyclage et d’efficacité aux stratégies existantes

Proposition n° 30 : Poursuivre et intensifier l’effort de la France pour soutenir le recyclage, sur le territoire français, des déchets et résidus des ressources stratégiques.

 


   INTRODUCTION

La lutte contre le changement climatique s’accompagne d’une véritable révolution du système énergétique mondial. La décarbonation des économies repose aujourd’hui sur deux options cumulatives mais inégalement exploitées :

– l’électrification et l’amélioration de l’efficacité énergétique des technologies ;

– l’investissement massif dans les énergies bas-carbone.

Force est de constater que les nouvelles sources d’énergie sont fondées sur des ressources naturelles (minerais et métaux auxquels appartiennent les terres rares) déjà largement mobilisées par les technologies du numérique. Celles-ci sont, en effet, indispensables pour la fabrication de véhicules électrifiés (cobalt, cuivre, lithium, nickel, terres rares), l’éolien (aluminium, cuivre, nickel, terres rares), le solaire (aluminium, argent, cuivre, silicium) ou encore l’hydrogène (nickel, palladium, platine). Outre le recours à une quantité croissante de ces ressources, les nouvelles technologies, très dépendantes des innovations scientifiques, consomment un nombre toujours plus diversifié de ces minerais et métaux. En ce sens, ces ressources, au fondement de la double transition écologique et numérique, peuvent être qualifiées de stratégiques tant elles façonnent l’avenir de l’économie mondiale. Or, cette demande exponentielle n’est pas sans soulever de nombreux enjeux.

Si, historiquement, les transitions énergétiques – du charbon vers le pétrole, puis du pétrole vers le gaz – ont toujours disposé d’un signal économique motivant les entreprises à s’adapter, tel n’est pas le cas de la transition écologique. Le prix du carbone ne permet pas de convaincre les entreprises de l’urgence à agir dans des temps très brefs, pas plus que la grande volatilité des ressources naturelles stratégiques et que l’imprévisibilité des évolutions technologiques. Ces dernières peuvent même rendre obsolète le recours à telle ou telle ressource en quelques années seulement. Or, l’objectif de limitation de la température mondiale à 1,5 Â°C, conformément aux ambitions les plus hautes de l’Accord de Paris (2015), nécessiterait au moins un triplement des investissements actuels dans ce secteur, qui atteindraient 775 milliards de dollars en 2021 ([1]). La transition écologique sera donc éminemment politique, les États étant contraints d’accompagner financièrement les acteurs économiques dans leur adaptation.

La compétition économique mondiale se trouve également accélérée par l’influence de cette transition dans sa dimension technologique (brevets et innovation) et industrielle (production de technologies), ce dont témoigne de manière manifeste la concurrence commerciale à laquelle se livrent la Chine et les États‑Unis. Le marché des ressources stratégiques est ainsi traversé par des tensions toujours plus exacerbées, alors que l’ensemble des chaînes de valeur atteignent des niveaux de concentration déjà bien plus élevés que celui du pétrole.

En parallèle, la pression exercée sur les réserves disponibles, le temps incompressible nécessaire au développement de nouvelles exploitations, les impacts environnementaux (pollutions, stress hydrique) et les rivalités géopolitiques pourraient engendrer de fortes tensions sur l’offre de ces ressources et freiner la dynamique de la transition. Dans ce contexte, la dépendance de la demande mondiale à l’égard de la Chine, qui se distingue par un gigantesque marché intérieur et une rivalité croissante avec les pays occidentaux, n’est pas sans inquiéter.

Ainsi, l’importance prise par ces ressources dans toutes les économies s’accompagne d’une profonde remise en cause des équilibres de puissances dans le jeu géopolitique mondial : le monde pourrait se reconfigurer autour de rapports de forces de plus en plus saillants. Extrêmement concentrée autour de quelques États et entreprises, l’organisation des chaînes de valeur des ressources stratégiques, depuis leur extraction jusqu’à leur utilisation et leur recyclage, crée des effets de dépendances, dont la pandémie de la Covid-19 et la guerre en Ukraine ont rappelé les dangers.

Face à l’émergence de ces nouveaux rapports de force internationaux, une réflexion, portée aussi bien par les États producteurs de ressources stratégiques que par les États consommateurs, émerge avec une acuité nouvelle : plus de la moitié des quatre cent quatorze politiques recensées sur ce sujet par l’Agence internationale de l’énergie (AIE) au niveau mondial entre 1970 et 2023 ont été initiées ces quatre dernières années. Les pays consommateurs fortement dépendants, à l’instar des États-Unis, du Japon et des États de l’Union européenne, définissent progressivement des stratégies permettant de mieux identifier leurs besoins, de diversifier leurs sources d’approvisionnement et d’internaliser une partie de la production, de la transformation et de l’exploitation de ces ressources par l’ouverture de nouvelles mines et de projets industriels associés. En ce sens, et de manière peut-être contre-intuitive, la transition écologique est aussi une révolution industrielle. Structurées autour de la maîtrise des marchés et de la recherche d’une autonomie stratégique, ces politiques se déploient à des rythmes variables, entrent parfois en concurrence et rencontrent des contraintes communes : comment convaincre les populations locales de la nécessité d’ouvrir de nouvelles mines sur leurs lieux de vie ? Comment pousser les entreprises à investir dans ces marchés incertains ? Avec quels pays nouer de nouveaux partenariats et selon quels critères ?

Parallèlement, les États producteurs pourraient bénéficier d’un nouveau pouvoir de marché. Certains développent déjà des initiatives pour se défaire de leurs propres dépendances vis‑à‑vis de la Chine, favoriser les investissements sur leur territoire tout en stimulant la création d’emplois et la production industrielle à forte valeur ajoutée. Là encore, les défis sont immenses et les résultats contrastés, d’autant que l’acceptabilité de l’industrie minière n’est pas un enjeu réservé aux seuls pays développés.

Ce sont précisément ces différentes problématiques que la mission d’information a souhaité explorer. Quelques remarques s’imposent sur le champ de ses travaux et la définition retenue des ressources naturelles stratégiques. Dans une acceptation large, ces ressources recouvriraient l’ensemble des stocks de matières présentes dans le milieu naturel, qui sont à la fois rares et économiquement utiles pour la production ou la consommation, soit à l’état brut, soit après un minimum de transformation ; elles incluraient, par exemple, l’eau et les ressources forestières. Toutefois, au regard de l’ampleur du sujet, la mission a fait le choix de se concentrer sur les seuls minerais et métaux stratégiques. Cette restriction volontaire a paru d’autant plus pertinente que le commerce du bois répond à d’autres défis, tandis que l’eau, ressource vitale plus que stratégique, n’est pas soumise aux mêmes logiques de marché.

Si l’intitulé de la mission laissait entendre qu’un sort particulier serait réservé aux terres rares, sans doute plus médiatiques que d’autres ressources stratégiques, le rapport n’a finalement pas souhaité circonscrire ses travaux à ce seul cas d’espèce, tant l’ensemble des ressources stratégiques sont traversées par des enjeux similaires.

S’agissant, enfin, de la délimitation géographique du sujet, le rapporteur a voulu couvrir l’ensemble des continents de manière à pouvoir envisager les problématiques associées aux ressources stratégiques dans toute leur complexité, mêlant les points de vue des États producteurs et consommateurs, plus ou moins développés. Cette volonté s’est retrouvée dans le choix des deux déplacements effectués par la mission en Suède et en République démocratique du Congo. Une attention particulière est toutefois portée aux stratégies française et européenne en cours de définition et de déploiement. Si le rapporteur soutient l’existence d’une telle stratégie aux échelles nationale et européenne, il appelle toutefois à en accélérer la mise en œuvre et à lui conférer des moyens à la hauteur des enjeux, en privilégiant la poursuite de trois objectifs.

D’abord, le renforcement de l’acceptabilité sociale des projets industriels, en particulier lorsqu’ils sont conçus dans des territoires sans culture ni passé miniers. L’amélioration de la transparence et de la communication autour de ces projets, la pleine prise en compte des inquiétudes environnementales des populations, la revalorisation des emplois miniers et industriels associés et l’amélioration des retombées locales sont autant de paramètres qui peuvent œuvrer en ce sens. Ensuite, la facilitation de la mise en œuvre des projets miniers et industriels, afin de leur permettre de voir le jour dans des délais raisonnables, par l’apport de moyens financiers adaptés et la levée des obstacles administratifs freinant leur réalisation. Enfin, l’approfondissement des stratégies existantes autour de la priorisation des usages des ressources stratégiques disponibles et de la redéfinition des relations entre États consommateurs et producteurs.

Il va sans dire que l’une des contraintes majeures au déploiement de cette politique tient au contexte budgétaire tendu auquel est confronté notre pays. La France doit toutefois être réaliste : si elle souhaite protéger sa souveraineté énergétique, réindustrialiser ses territoires et se conformer à ses objectifs nationaux et européens en matière de décarbonation, elle ne pourra faire l’impasse sur un investissement financier conséquent et immédiat. Par ailleurs, de nombreux freins à la réindustrialisation de notre économie peuvent être levés d’autant plus facilement qu’ils ne mettent en jeu aucune mesure d’ordre budgétaire. Il s’agit là d’une opportunité à saisir sans tarder et qui devrait, aux yeux du rapporteur, constituer une priorité nationale. À l’heure où l’« America first Â» redevient le slogan des États-Unis, il est grand temps que la France se dote, elle aussi, des moyens d’assurer son futur.

 


I.   La croissance exponentielle de la demande en ressources stratégiques est source d’une recomposition géopolitique mondiale de grande ampleur

A.   Les minerais et métaux stratégiques s’imposent comme les nouvelles ressources au cÅ“ur de la transition écologique et de la révolution numérique

1.   L’évolution des technologies toujours plus sophistiquées fait des ressources naturelles stratégiques des éléments essentiels au développement de nombreux secteurs industriels

a.   De nouvelles technologies qui recourent à des ressources stratégiques de plus en plus diversifiées

La transition écologique et la révolution numérique vont considérablement augmenter les besoins mondiaux en ressources minérales. La transition énergétique est, en effet, une « transition des métaux Â» ([2]). La fin de l’ère des moteurs thermiques et la promotion simultanée de l’électromobilité, la suppression progressive d’une génération électrique fondée sur le charbon et le gaz naturel et l’essor des énergies bas-carbone ([3]) : tels sont les moteurs du futur accroissement de la consommation de certaines ressources stratégiques nécessitant des degrés de pureté toujours plus élevés.

Le tableau de Mendeleïev ([4]) est désormais très sollicité par la diversification de l’usage d’éléments autrefois peu exploités par le monde industriel. En 1960, un ménage américain consommait une vingtaine d’éléments chimiques de base dans sa vie quotidienne. Aujourd’hui, un seul smartphone sollicite la moitié de la table des éléments. Une société telle qu’Intel, qui utilisait une quinzaine d’éléments de base dans ses produits en 1990, recourt désormais à une soixantaine ([5]) d’entre eux ; l’intégralité des éléments chimiques auxquels nous avons accès sur la planète sera probablement employée dans les décennies à venir.

Le tableau de Mendeleïev

Source : Commissariat à l’énergie atomique, 2016.

Les innovations technologiques développées pour accompagner la transition énergétique font appel à différents métaux et minerais raffinés ([6]) :

– pour les véhicules électrifiés, le cobalt, le cuivre, le lanthane et le lithium ([7]) ;

– pour les piles à combustible, le platine, le palladium et le rhodium ;

– pour les technologies de l’éolien, le cuivre, le néodyme, le dysprosium et le terbium ;

– pour l’aéronautique, le titane ;

– pour les technologies du solaire photovoltaïque, le silicium, le cuivre, le cadmium, l’indium et le gallium ;

– pour les batteries, le lithium, le cobalt et le nickel.

Si le cuivre et le nickel jouent un rôle de premier plan dans cette transition, la plupart des autres ressources sollicitées sont des métaux dits rares, à l’instar des terres rares (lanthane, néodyme, dysprosium, terbium notamment) nécessaires à la production des aimants permanents, des téléphones portables, des pots catalytiques, des batteries des véhicules hybrides, des grandes éoliennes, des luminophores pour les ampoules de basse consommation et des diodes électroluminescentes (LED). Les terres rares ont aussi de nombreuses applications dans le domaine de la santé ([8]) : c’est le cas, entre autres, de l’yttrium en médecine nucléaire, du gadolinium comme produit de contraste ou de différents alliages pour la chirurgie osseuse et la dentisterie. S’y ajoutent enfin quelques métaux précieux (platine, palladium et rhodium).

L’exemple des voitures à moteur électrique est particulièrement éclairant ([9]). Sans compter l’acier et l’aluminium, leurs batteries se composent d’environ :

– 63 kilogrammes de graphite ;

– 53 kilogrammes de cuivre ;

– 40 kilogrammes de nickel ;

– 25 kilogrammes de manganèse ;

– 13 kilogrammes de cobalt ;

– 9 kilogrammes de lithium ;

– de très faibles quantités de terres rares, zinc et autres métaux.

En comparaison, la production de voitures conventionnelles fait intervenir :

– 22 kilogrammes de cuivre ;

– 11 kilogrammes de manganèse ;

– du zinc et autres matières en très faible quantité.

Au total, 207 kilogrammes de métaux sont donc nécessaires par batterie électrique contre 34 kilogrammes par batterie conventionnelle, soit six fois plus.

b.   Des ressources stratégiques dont la consommation devrait croître de manière exponentielle dans les décennies à venir

La consommation mondiale de ressources stratégiques devrait croître de façon importante dans un futur proche. Selon les projections de l’AIE, leur niveau de consommation au cours de l’année 2020 devrait être multiplié par deux, voire par six, d’ici à 2040 ([10]). L’humanité pourrait extraire, d’ici le milieu du XXIe siècle, autant de ressources métalliques qu’elle en a consommées depuis le début de l’âge de fer pour couvrir ses besoins.

Certains métaux et minerais seront plus particulièrement sollicités. C’est le cas du cuivre, le grand métal de la transition énergétique, dont la demande pourrait quadrupler à court terme. Il est, en effet, indispensable à la construction de véhicules électriques et pour raccorder les bornes de recharge au réseau électrique : les véhicules électriques ont ainsi besoin d’une quantité de cuivre quatre fois plus élevée qu’un véhicule thermique conventionnel. De même, la demande en lithium serait multipliée par quarante d’ici le milieu du siècle ; celle du graphite et du cobalt par vingt à vingt-cinq à fonctions constantes. Quant à la consommation de terres rares, elle serait multipliée par sept sur la même période.

Le lithium : une ressource emblématique des enjeux de la transition énergétique

Le lithium est un minerai emblématique des enjeux de la transition énergétique du fait de son rôle majeur dans la décarbonation des transports (mobilités individuelles et collectives) et de l’industrie (stockage stationnaire).

Sa production est d’abord associée, dans les années 1940-1980, aux recherches militaires puis aux secteurs du verre et de la céramique, de la chimie (par exemple, pour la fabrication de colorants) et de la santé, avant que les besoins de stockage énergétique ne s’imposent au cours des années 1990 et 2000.

En 2022, le lithium est utilisé dans une dizaine de secteurs mais sa consommation reste largement dominée, depuis 2016, par la production des batteries rechargeables, dont celle des batteries lithium-ion, qui représentent 74 % de la production mondiale en 2022.

Alors que la demande en lithium a crû à un rythme soutenu d’environ 20 % par an au cours des dernières années, les projections de l’AIE anticipent la poursuite de cette tendance du fait de l’essor des mobilités électriques plébiscitées dans le cadre de la transition écologique. En 2040, la demande de lithium représenterait, selon les scénarios, de douze à quarante-trois fois son niveau de 2020 et oscillerait entre 248 000 et 859 000 tonnes.

Source : « Géoéconomie du lithium Â», Vincent Bos et Marie Forget, politique étrangère 2023/4 (hiver), éditions de l’institut français des relations internationales, pages 81 à 97.

demande annuelle de batteries lithium-ion par secteur

Source : Le Grand Continent

L’évolution à la hausse de la demande n’est pas seulement imputable à la révolution énergétique et informatique mais est également liée à la montée en puissance des pays émergents, qui abritent une réserve de nouveaux consommateurs équivalente à plusieurs fois celle de la Chine d’ici à 2050.

Ces scénarios d’évolution demeurent toutefois incertains dans la mesure où ils dépendent en grande part des choix des industriels et de l’évolution des technologies. Ceux-ci peuvent être motivés par des décisions stratégiques et volontaires liées à la conjoncture économique et sociale ou à des facteurs techniques, en présence de nouvelles solutions alternatives et de méthodes concurrentes. Toutefois, ces évolutions, difficiles à anticiper tant elles sont liées aux orientations futures de la recherche & développement ([11]), n’enrayeront sans doute pas l’augmentation globale de la demande en ressources stratégiques : elles participeront tout au plus à la définition de nouveaux équilibres au bénéfice d’un minerai ou d’un métal plutôt qu’un autre, et ainsi à soulager la demande d’une ressource spécifique.

Ce phénomène est, par exemple, observable dans l’automobile, y compris au sein d’un même groupe comme Renault-Nissan. Alors que Nissan continue de produire des véhicules électriques à partir de terres rares, Renault a fait le choix de développer, à partir de 2008, un moteur électrique à rotor bobiné, qui ne requiert aucune terre rare. En 2023, le constructeur français est allé plus loin en créant un prototype de moteur électrique au sodium, qui pourrait permettre de se passer à terme de lithium.

Le groupe allemand Siemens a, quant à lui, développé des procédés de fabrication de grandes éoliennes, qui permettent de réduire considérablement la consommation de dysprosium, et ainsi les tensions autour de l’utilisation de ce composant déjà présent dans la fabrication des téléphones portables. Il a, en effet, découvert qu’il était possible de diminuer le recours à ce métal dans les petits aimants, en plaçant ces derniers dans des endroits particuliers, les joints de grain.

2.   L’évolution de l’offre en ressources stratégiques sera dépendante de l’état de la demande et des fluctuations du prix de ces ressources

a.   Une évolution de l’offre en ressources stratégiques encore incertaine

Les ressources stratégiques présentent certaines spécificités. Elles font ainsi souvent l’objet de petites productions : celles du rhénium et du gallium atteignent, en 2021, respectivement 60 et 430 tonnes, bien loin de celle du cuivre et ses 21 millions de tonnes ([12]). Ces métaux ne sont pas toujours extraits dans des mines spécialisées, mais ils sont majoritairement des sous-produits de l’industrie minière et métallurgique. Le gallium est ainsi associé à la bauxite (minerai d’aluminium), l’indium se trouve dans certaines mines de zinc, le molybdène dans celles du cuivre, et le rhénium est un sous-produit du molybdène. Leur mode de production influence leur prix, dans la mesure où les quantités produites sont étroitement liées à celles des métaux principaux dont ils sont extraits. Enfin, le raffinage, le recyclage et le traitement métallurgique de ces petits métaux sont compliqués techniquement et potentiellement nuisibles pour l’environnement.

Au regard de ces éléments, plusieurs conclusions s’imposent. Si l’état des réserves mondiales en ressources stratégiques devrait permettre de couvrir l’augmentation de la demande – il existe toutefois des doutes sur certaines ressources, à l’instar du cuivre –, le principal enjeu sera d’être capable de produire des ressources stratégiques au même rythme que celui de la transition énergétique, en particulier pour les métaux faisant l’objet de petites productions. En effet, le développement d’un projet d’extraction permettant d’exploiter une ressource prend du temps, parfois jusqu’à vingt ans. Les projets d’usines de transformation sont également à concevoir sur le temps long, cinq années au moins étant nécessaires pour leur permettre de voir le jour ([13]). Les quantités requises dans le futur demanderont des investissements colossaux dans l’industrie minérale à l’échelle mondiale : ils dépasseront sans doute les 1 000 milliards de dollars. La difficulté à mobiliser de tels investissements pourrait, là encore, freiner le rythme de croissance de l’offre mondiale.

b.   La volatilité des prix des ressources naturelles stratégiques : un point d’attention

La lenteur de la mise en place de projets miniers assurant l’alignement de l’offre sur la demande devrait accroître un peu plus la volatilité déjà importante des prix de ces ressources.

En effet, les marchés mondiaux de matières premières ont toujours connu une très forte instabilité des prix et la plupart des métaux stratégiques n’échappent pas à cette règle. Or, l’évolution des cours est d’autant plus difficile à anticiper que, contrairement aux grands métaux industriels disposant de statistiques et de places de marché bien identifiées, les métaux dits rares font l’objet d’un commerce moins structuré. Ce dernier repose sur de petits marchés opacifiés par de nombreux intermédiaires ou sans place de marché, à quelques rares exceptions près, telles que la London Metal Exchange pour le cobalt et le molybdène. Enfin, les cours de certains métaux et minerais sont liés entre eux, à l’instar du cuivre et du cobalt, extraits des mêmes mines, ce qui renforce l’instabilité générale des prix. Cette opacité est encore accrue par l’inégale connaissance des marchés, l’essentiel des acteurs du négoce étant suisses, anglo-saxons et, dans une moindre mesure, chinois ([14]).

Si le déséquilibre anticipé entre l’offre et la demande rend l’hypothèse d’une augmentation tendancielle des cours probable, celle-ci s’accompagnera vraisemblablement de cycles d’amplitudes variables ([15]), voire d’une contraction des cours. Une telle évolution pourrait engendrer une récession économique durable, une modification des « technologies batteries Â» conduisant à remplacer un métal onéreux par un métal plus abordable ou encore une amélioration structurelle des conditions de production en raison d’une innovation de rupture dans le domaine des procédés métallurgiques. L’évolution du prix du lithium a, par exemple, déjà connu une telle fluctuation passant de 80 000 euros la tonne fin 2022 à moins de 13 000 euros en décembre 2023.

Cette volatilité des prix est intégrée par les acteurs du secteur minier. Certains producteurs, comme Imerys et Lithium de France, vendent à la fois sur les marchés, s’exposant à l’évolution imprévisible des prix, et directement auprès de certains de leurs clients, tels que les constructeurs automobiles de plus en plus enclins à contrôler leurs chaînes d’approvisionnement. Dans ce dernier cas, leurs contrats incluent des prix négociés et des protections. De son côté, le groupe Arverne, dont une partie du personnel est issue de l’industrie pétrolière, elle-même très dépendante de la fluctuation des prix, a développé une stratégie dans laquelle ses activités de géothermie (25 % de son activité totale) doivent être rentables et auto-suffisantes de manière à compenser les risques pesant sur sa filière lithium.

Plus fondamentalement, on ne peut exclure l’hypothèse que les pays producteurs ou dominant les chaînes de valeur adoptent des comportements stratégiques visant à faire baisser artificiellement et de manière temporaire les cours. Cette pratique a l’avantage de pouvoir éprouver les modèles d’affaires (business models) de concurrents dans l’espoir de les éliminer ([16]) : la disparition, en 2015, de Molycorp, producteur de terres rares aux États-Unis, n’est pas sans lien avec la politique agressive de baisse des prix menée par la Chine. En ce sens, si le risque de pénurie en ressources stratégiques ne paraît pas crédible, celui de la multiplication de crises autour de ces ressources est davantage probable.

Toutefois, il est également possible de faire remonter les prix de certaines matières en imposant des quotas d’exportation. C’est ce qu’envisage, par exemple, la République démocratique du Congo sur le marché du cobalt et sous le contrôle de son Autorité de régulation et de contrôle des marchés des substances minérales stratégiques (ARECOMS). L’offre mondiale de cobalt est supérieure de 8 % à la demande, ce qui exerce une pression à la baisse sur les prix de ce minerai, en chute de plus de 65 % en deux ans. La production congolaise a également fortement augmenté, passant de 104 000 tonnes en 2018 à 170 000 tonnes aujourd’hui, soit une hausse de 63 % en cinq ans. Celle-ci est principalement imputable à la mise en production de nouveaux grands projets miniers comme celui de Kisanfu (3,1 millions de tonnes de réserves estimées) exploité par le groupe chinois CMOC. La régulation des prix par l’imposition de quotas pourrait remédier en partie à cette situation.

B.   L’extrême concentration des chaînes de valeur crée une dépendance de la demande mondiale à l’égard de quelques acteurs

L’ensemble des chaînes de valeur sont organisées autour de quelques acteurs. Cette concentration est aussi bien géographique (ressources et réserves) ([17]) que capitalistique, et se fait en grande part en faveur de la Chine. Trois exemples autour des terres rares, du cobalt et du lithium permettent de le vérifier. Cette situation n’est pas seulement influencée par le hasard de la géologie : elle doit aussi beaucoup à la poursuite d’une politique volontaire et agressive de contrôle des chaînes d’approvisionnement menée de longue date par Pékin.

1.   La Chine s’impose comme l’acteur incontournable de chaînes de valeur extrêmement concentrées

a.   Les terres rares : une hyper-concentration de l’ensemble des étapes de la chaîne de valeur

Les terres rares sont découvertes en Suède, au XVIIIe siècle, en terrain granitique. Dix-sept éléments sont couverts par cette appellation : le scandium, l’yttrium, le lanthane, le cérium, le praséodyme, le néodyme, le prométhium, le samarium, l’europium, le gadolinium, le terbium, le dysprosium, l’holmium, l’erbium, le thulium, l’ytterbium et le lutétium. Ils se classent en deux catégories, les terres rares dites « légères Â», les plus abondantes, et les terres dites « lourdes Â», plus recherchées ([18]).

Contrairement à ce que leur nom laisse supposer, les terres rares sont présentes en grande quantité dans l’écorce terrestre mais sont difficilement exploitables, soit que les gisements sont peu accessibles, soit que leur niveau de concentration est insuffisant. Leur exploitation repose, en effet, sur des procédés complexes de séparation et de traitement, qui requièrent des investissements importants (de l’ordre du milliard d’euros) rentables seulement à long terme.

Or, la chaîne de valeur des terres rares est très concentrée en Chine. Le pays produit actuellement 60 % des terres rares du monde, 90 % des éléments de terres rares transformés – ce qui signifie qu’il importe des terres rares d’autres pays et les transforme sur son territoire – et détient 36 % de leurs réserves ([19]). Cette position est ancienne : les efforts déployés par le gouvernement chinois pour ancrer son économie dans la mondialisation lui ont permis d’inonder le marché d’éléments de terres rares à bas prix et d’en devenir le premier producteur mondial dès les années 1990.

Les États-Unis se classent à la deuxième place en termes de production avec la reprise de la mine de Mountain Pass, en Californie, par MP Materials. La société Lynas, propriétaire de la mine australienne de Mount Weld, s’impose comme la principale entreprise occidentale de production et de raffinage de terres rares. D’autres productions plus modestes peuvent être mentionnées dans le reste du monde, en Birmanie, en Thaïlande, à Madagascar, en Russie et en Inde.

L’état des ressources semble suffisant pour couvrir la demande mondiale à venir d’autant qu’une dizaine d’usines métallurgiques de séparation de terres rares sont en cours de construction à travers le monde (Australie, Canada, États-Unis et divers pays européens) et qu’une industrie de recyclage des aimants des turbines éoliennes existe en Chine et au Japon. D’autres initiatives de ce type se multiplient au Canada, aux États-Unis, au Royaume-Uni et en France.

panorama du marchÉ des terres rares dans le monde en 2021