N° 1481

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 28 mai 2025

RAPPORT D’INFORMATION

DÉPOSÉ

en application de l’article 146 du Règlement

PAR LA COMMISSION DES FINANCES, dE L’Économie gÉnÉrale
et du contrÔLE BUDGÉTAIRE

sur le traitement des enjeux migratoires au sein de l’aide publique au développement française et européenne

ET PRÉSENTÉ PAR

M. Corentin Le Fur,
rapporteur spécial

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SOMMAIRE

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Pages

INTRODUCTION

I. l’aide publique au développement ne permet pas de prendre en compte de manière satisfaisante les priorités de la politique migratoire française

A. Le chevauchement des objectifs de développement et des enjeux de lutte contre l’immigration irrégulière

1. En France, la mise en place progressive d’une approche concertée

a. Une implication grandissante des deux ministères concernés et de l’Agence française de développement

2. Les instruments mis en place par l’Union européenne manquent de transparence

a. Le Fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique (FFU)

b. L’instrument européen pour le voisinage, le développement et la coopération internationale (NDICI)

B. Une prise en compte limitée quant à ses effets

1. Les années 1990 – 2010 : la notion de co-développement

2. Des objectifs larges et des outils peu adaptés

3. Le positionnement des acteurs de la coopération internationale est encore très idéologique

a. Le groupe AFD reste prudent sur ces questions

b. Les organisations de la société civile qui mettent en œuvre l’aide française ont une approche très libérale des migrations

4. La conditionnalité de l’aide publique au développement pourrait donner des résultats dans certains cas

a. Pour les organisations de la société civile, l’aide au développement ne doit pas être utilisée comme un outil de gestion des migrations

b. Une utilisation plus politique de l’aide au développement pourrait pourtant être mise en place

II. Améliorer la comptabilisation en APD des dépenses liées à l’immigration dans les pays développés

A. La comptabilisation du coût d’accueil des réfugiés ne fait pas l’unanimité et pourrait être revue

B. Les transferts de fonds des migrants vers les pays en développement : entre méconnaissance et indifférence

1. Un manque important de données fiables et actualisées sur les transferts de fonds des migrants vers les pays en développement

a. Les transferts de fonds sont un élément important de solidarité internationale

b. Davantage mobiliser les fonds de la diaspora vers des projets de développement

c. La baisse des coûts de transfert dans le cadre de la politique d’aide au développement

TRAVAUX DE LA COMMISSION

 

 

 


   INTRODUCTION

Dans le cadre de l’édition 2025 du Printemps de l’évaluation, le rapporteur spécial des crédits de la mission Aide publique au développement et du compte de concours financiers Prêts à des États étrangers a choisi de consacrer son évaluation thématique à la prise en compte des enjeux migratoires par les politiques françaises et européenne de solidarité internationale.

Le présent rapport porte à titre principal sur le traitement par l’aide publique au développement (APD) de ces questions du point de vue des pays pourvoyeurs d’aide internationale. Ces pays sont davantage des pays d’immigration en provenance de pays moins développés, et la question qui se pose est donc celle-ci : dans quelle mesure l’aide au développement peut-elle permettre aux pays donateurs de lutter plus efficacement contre l’immigration irrégulière ? Dans quelle mesure l’impact des diasporas est-il pris en compte par l’aide au développement ? L’influence des migrations sur le développement des pays pauvres et, inversement, l’influence de l’aide au développement sur l’immigration en provenance des pays pauvres font quant à elles l’objet d’analyse contradictoires. L’aide publique au développement favorise-t-elle ou au contraire freine-t-elle l’émigration des populations bénéficiaires ? Cette émigration est-elle une source de richesse ou bien conduit-elle à un appauvrissement des pays de départ ?

Il existe une littérature abondante sur ces questions, dont les ressorts à la fois individuels et collectifs sont multiples. Ces problématiques restent difficiles à trancher dans l’absolu, et elles peuvent recevoir des réponses différentes en fonction des époques considérées. Le rapporteur spécial s’oppose aux positions trop tranchées. Il revient à chaque État concerné de réfléchir à l’impact qu’ont aujourd’hui les mouvements de population de son point de vue particulier, et d’agir en conséquence. Pour ce qui est de la France, sa situation économique, sociale et budgétaire tout comme son profil en matière d’immigration ont fortement évolué depuis une quarantaine d’années. Ces données doivent nous permettre d’adapter nos orientations sur la question des migrations, et l’aide au développement peut faire partie des outils intéressants à activer.

Le rapporteur spécial souscrit fortement à la nouvelle sémantique qui s’impose progressivement en matière d’aide au développement, à savoir la notion de « partenariats internationaux » et « d’investissements solidaires » ([1]). L’enjeu migratoire semble avoir accéléré la mue de l’aide publique au développement, souvent synonyme de dépendance et de domination, vers un concept plus équilibré où chacune des parties assume et affiche ses intérêts, dans le cadre de relations choisies d’amitiés et de solidarités. Cette évolution semble aller dans le sens d’une plus grande efficacité de l’aide publique au développement. Or, plus cette aide est efficace, plus elle sera à même de réduire les souhaits d’émigration, notamment illégale. C’est la raison pour laquelle le rapporteur spécial s’oppose aux baisses brutales du budget de l’aide au développement qui ont été décidées en 2024 et 2025.

Pour ses travaux, le rapporteur spécial s’est rendu en Guinée et en Côte d’Ivoire à la rencontre des acteurs de l’aide au développement qui interviennent entre autres sur les questions migratoires. Il a également recueilli de précieuses informations de la part de la Direction générale des étrangers en France (DGEF), de la Direction générale de la mondialisation (DGM), de l’Agence française de développement (AFD), de l’Ambassadeur chargé des migrations, des acteurs de la société civile et de la représentation permanente de la France auprès de l’Union européenne. À ce titre, le rapporteur spécial tient à remercier chaleureusement toutes les personnes qui ont participé à ses réflexions.

À l’issue de ses travaux, le rapporteur spécial formule les recommandations suivantes :

 limiter la prise en compte des enjeux migratoires au sein de l’aide publique au développement française et européenne aux seuls aspects globaux et non-spécifiques que sont l’aide humanitaire aux populations déplacées, la lutte contre la pauvreté et l’amélioration des conditions de vie ;

 en conséquence, retirer de notre aide au développement les dépenses liées de près ou de loin à la gouvernance des migrations, à la lutte contre les causes profondes des migrations ou au contrôle direct ou indirect des flux ;

 basculer au niveau national et européen les projets labellisés « migrations » vers l’aide humanitaire et la lutte contre la pauvreté et redéployer le reste des crédits au profit du ministère de l’intérieur et des instruments spécialisés de l’Union européenne afin d’accroître fortement la capacité d’action française et européenne sur la dimension extérieure des migrations hors APD ;

 utiliser à chaque fois que possible l’espace de dialogue diplomatique ouvert par l’aide internationale afin de garantir la bonne prise en compte des priorités de la politique migratoire française, notamment avec les quinze pays prioritaires ;

 mieux valoriser l’importance du rôle joué par les diasporas présentes en France, en privilégiant les actions suivantes :

 mettre en place une modalité fiable et actualisée de collecte des données permettant de mesurer la réalité des transferts privés réalisés depuis la France vers les pays éligibles à l’aide publique au développement ;

● définir avec l’OCDE un ratio permettant de valoriser ces transferts au titre de notre politique internationale de solidarité avec les populations des pays en développement et communiquer annuellement sur ces chiffres ;

● poursuivre le travail d’orientation des fonds issus de ces transferts vers le développement économique et social des pays destinataires ;

● réfléchir à la façon dont les crédits d’aide au développement pourraient permettre de faire baisser les coûts d’intermédiation des transferts de fonds privés et d’inciter à la formalisation de ces mouvements de fonds internationaux.

 

 

 

 

 

 

 


I.   l’aide publique au développement ne permet pas de prendre en compte de manière satisfaisante les priorités de la politique migratoire française

La politique de gestion des migrations pour les pays donateurs est a priori très éloignée des enjeux de solidarité internationale et d’aide au développement (APD). De fait, une frontière étanche a longtemps été instaurée entre ces différents champs de politique publique. C’est ainsi que la politique d’aide au développement telle qu’encadrée par le comité d’aide au développement (CAD) de l’organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ne comporte presque aucune possibilité de déclarer en APD des dépenses liées au contrôle ou à la régulation des migrations, y compris lorsque ces dépenses sont effectuées dans des pays en développement. Par ailleurs, le discours qui prédomine au sein de la société civile est celui qui « affirme avec force le lien positif entre le développement et les migrations, reconnaissant ces dernières comme une richesse » ([2]). Partant de cette analyse, il paraît inconcevable d’utiliser d’une façon ou d’une autre l’aide au développement pour maîtriser ou équilibrer les mouvements de populations.

Même si le rapporteur spécial considère que cette opinion doit être nuancée, au profit d’une vision plus équilibrée de l’impact des migrations pour les pays de départ comme de destination, il constate que la façon dont est construite et mise en œuvre la politique d’aide au développement achoppe sur une bonne prise en compte des enjeux migratoires par cette même politique de solidarité.

A.   Le chevauchement des objectifs de développement et des enjeux de lutte contre l’immigration irrégulière

La doctrine traditionnelle limite le rôle de l’APD en matière migratoire à ses seuls effets indirects : l’aide contribue à améliorer les conditions de vie des populations, elle peut donc leur permettre de demeurer dans leur pays d’origine. Même si les études divergent sur ce point, en indiquant que dans certains cas le développement favorise la migration, il est indéniable que le but premier de l’APD est de venir en aide aux populations dans leur pays, afin qu’elles puissent y vivre correctement.

Ce postulat est toujours au centre des enjeux de développement, mais s’est toutefois progressivement imposée l’idée que l’aide au développement peut également contribuer aux objectifs de lutte contre l’immigration irrégulière des pays donateurs.

Les pays sont bien entendu et par principe légitimes dans leur lutte contre l’immigration irrégulière. Cette affirmation qui reflète la simple application du droit et de la souveraineté des États, est d’ailleurs reprise par l’intégralité des instruments nationaux, européens et internationaux qui traitent des enjeux croisés entre migration et développement. Aucune convention, aucun traité, aucun protocole n’a jamais reconnu le droit à la migration dans l’absolu, et la souveraineté de chacun des États, développés ou non, est de ce point de vue parfaitement garantie par le droit international. Les instruments internationaux qui traitent de ce sujet l’abordent d’ailleurs très généralement sous l’angle de la « gouvernance des migrations », et insistent sur la promotion des migrations « sûres », « ordonnées » ou « régulières ». Mais la promotion des migrations légales a-t-elle un sens si la lutte contre l’immigration irrégulière n’est pas efficacement menée ? Assurément non, et le rapporteur spécial rappelle qu’en essayant d’appliquer à tous la loi votée démocratiquement par le parlement, la France  comme tous les pays du monde sur ce sujet  ne « criminalise » pas les migrations, elle les encadre comme elle encadre la quasi-totalité des activités humaines qui s’exercent dans sa juridiction.

L’année 2015 a marqué un tournant en Europe. Cette année-là, la guerre civile syrienne déclenche l’arrivée de près d’un million de personnes dans l’espace Schengen. Depuis, l’Union européenne a continué d’être un pôle d’attraction pour des millions de personnes en quête de sécurité, d’opportunités ou de meilleures conditions de vie. Progressivement, l’aide au développement s’est adaptée à cette nouvelle donne et au bouleversement de l’agenda politique que la question migratoire continue de susciter. Depuis 2015, les tentatives sont nombreuses afin d’orienter d’une façon ou d’une autre l’APD vers la fixation des populations dans leur pays d’origine, vers la lutte contre l’immigration irrégulière et vers l’aide au retour des personnes migrantes.

1.   En France, la mise en place progressive d’une approche concertée

En France, l’interconnexion entre les enjeux de développement et les enjeux migratoires se traduit tout d’abord par un renforcement du travail en commun des deux principaux ministères concernés. Du point de vue de la gouvernance de ces sujets, un double mouvement s’est opéré : d’une part le ministère des affaires étrangères s’est davantage intéressé à la question des migrations et, d’autre part, le ministère de l’intérieur a intégré les enjeux internationaux comme étant véritablement stratégiques. Cette gouvernance partagée a donné lieu à la mise en place d’outils permettant, formellement, une meilleure considération de la politique migratoire française par l’aide au développement.

a.   Une implication grandissante des deux ministères concernés et de l’Agence française de développement

  1.   Le ministère des affaires étrangères

Le ministère des affaires étrangères (MEAE) a progressivement intégré la lutte contre l’immigration irrégulière comme un objectif important qui pouvait s’articuler avec une politique vigoureuse de solidarité internationale.

En la matière, le rapporteur spécial plaide pour une cohérence de notre action. Si les objectifs de l’aide au développement ne doivent évidemment pas comporter directement la lutte contre l’immigration irrégulière telle qu’elle est opérée en France, il convient de considérer que l’espace de dialogue diplomatique ouvert par la mise en œuvre de l’APD offre la possibilité d’articuler ces enjeux en cohérence.

En 2017, le ministère a créé un poste d’ambassadeur thématique chargé des migrations dont l’actuel titulaire, M. Cyrille Baumgartner, a pris ses fonctions en novembre 2024. Au niveau bilatéral, l’ambassadeur chargé des migrations contribue au dialogue et à la coopération avec les pays d’origine et de transit, en lien avec la direction générale des étrangers en France (DGEF) du ministère de l’intérieur. L’ambassadeur assure la coordination des actions de l’État dans le domaine de la migration et du développement, afin qu’elles participent concrètement à la maîtrise des flux migratoires.

Dans le domaine spécifique de la migration et du développement, l’ambassadeur s’appuie sur le cadre national de suivi (CNS) qui doit élaborer un plan d’action opérationnel pour la période 2024-2030 afin de mettre en œuvre la stratégie interministérielle « migrations et développement ».

Au-delà du fait que cette stratégie ministérielle 2024-2030 n’a pas été transmise au rapporteur spécial (cf infra), ce schéma d’orientations stratégiques à multiples déclinaisons semble relativement complexe et témoigne de la difficulté à rendre véritablement opérationnel le travail conjoint des deux ministères.

La contribution du MEAE à la coopération migratoire s’appuie également depuis peu sur un comité stratégique des migrations (CSM) créé lors du conseil de défense et de sécurité nationale du 14 octobre 2022. Cette création fait suite à la mise en place par le MEAE d’un groupe de travail « migrations » et à la remise d’un rapport recommandant notamment l’optimisation de la coordination interministérielle. Réuni pour la première – et à ce jour unique – fois en janvier 2023, le CSM a arrêté une liste de quinze pays prioritaires ([3]).

Le dialogue avec les pays prioritaires s’appuie également sur le réseau des « référents migrations » dans les postes diplomatiques concernés qui participent à la préparation, à la conduite et au suivi des missions interministérielles régulièrement menées dans leur pays de résidence. Ils ont pour rôle de mobiliser, notamment dans le cadre des « comités migratoires » locaux, sous l’autorité du chef de poste, l’ensemble des services concernés (attachés de sécurité intérieure, consuls, services économiques, de coopération et culturels, opérateurs…). Le dispositif semble donc relativement étoffé. Toutefois, il a été confirmé au rapporteur spécial que sur le terrain, le ministère de l’intérieur n’était pas systématiquement tenu informé des projets dépendant du MEAE. Par exemple, la consultation de l’attaché de sécurité intérieure devrait être systématique lorsqu’est envisagée l’ouverture de discussions autour de l’octroi d’aides budgétaires globales ou de prêts de politique publique.

Enfin, les réunions de comités interministériels sont régulièrement l’occasion de réunir le gouvernement autour de ces thématiques.

Le ministère de l’intérieur participe aux réunions du Comité interministériel de la coopération internationale et du développement (CICID) tout comme le ministère des affaires étrangères siège aux comités interministériels portant sur les questions d’immigration. La réunion du comité interministériel de contrôle de l’immigration, le 26 février dernier, a d’ailleurs permis d’affirmer que « le Gouvernement érige la lutte contre l’immigration irrégulière au rang des priorités de notre action diplomatique ». La lecture des comptes rendu des différents comités interministériels révèle que ces enjeux croisés sont, depuis 2015, systématiquement traités dans chacune des instances concernées.

La dernière réunion en date est celle du conseil présidentiel pour les partenariats internationaux (CPPI), le 4 avril dernier, qui a réaffirmé les dix priorités de la politique française en matière de coopération internationale telles que le CICID de juillet 2023 les avait énoncées. L’objectif 10 reste formulé de la façon suivante : « aider nos partenaires à lutter contre l’immigration irrégulière et les filières clandestines ».

Les discours politiques sont donc aujourd’hui dénués d’ambiguïté sur la volonté de faire contribuer notre politique d’aide internationale à la mise en place de nos objectifs en matière migratoire. Dans les faits, la réalité est plus complexe.

  1.   Le ministère de l’intérieur

Comme l’a rappelé la Cour des comptes dans son rapport sur la lutte contre l’immigration irrégulière ([4]), le gouvernement a décidé en 2007 de faire évoluer le portage de la politique d’immigration régulière comme irrégulière, en la centralisant au ministère de l’intérieur.

En matière d’aide au développement, le rôle du ministère de l’intérieur reste en revanche particulièrement limité.

S’il participe activement à l’ensemble des instances de dialogue, de coordination et de concertation décrites ci-dessus (cadre national de suivi, comité stratégique migrations (CSM), comité interministériel dédié au développement, etc.), il est fortement en retrait et peine à faire entendre ses priorités.

Pourtant, le Livre blanc de la sécurité intérieure de novembre 2020 a affirmé la dimension extérieure de son action de protection du territoire national et par extension la nécessité de disposer d’un opérateur dédié, Civipol ([5]), placé sous son contrôle. Une direction des affaires européennes et internationales, chargée de la conduite stratégique des coopérations de sécurité et de leur coordination non opérationnelle a été créée. Cependant, les coopérations opérationnelles restent du ressort de la direction de la coopération internationale de sécurité (DCIS). La récente loi du 24 janvier 2023 d’orientation et de programmation du ministère de l’intérieur (LOPMI) ([6]) a confirmé cette réorganisation et par conséquent le rôle central de Civipol comme outil de l’action du ministère à l’international.

Instruit par les deux déplacements qu’il a menés en Côte d’Ivoire et en Guinée, ainsi que des échanges avec les représentants de la DCIS et de la DGEF, le rapporteur spécial plaide pour une redéfinition importante de notre organisation stratégique.

Une priorité politique et budgétaire claire doit être accordée au ministère de l’intérieur sur la dimension extérieure de son action.

La question du traitement du projet portant sur l’état civil en Guinée Conakry fournit un exemple des difficultés actuelles qu’a le ministère de l’intérieur à déployer à l’international une action efficace, y compris dans ses domaines privilégiés de compétence. Dans une lettre du 12 septembre 2023, adressée conjointement à Civipol et à l’AFD, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin demandait d’accélérer le travail pour la mise en place d’un état civil fiable en Guinée compte tenu des enjeux de migration vers la France depuis ce pays ([7]). Après une première phase pilote confiée sur crédits européens à Enabel, l’agence belge de coopération, et un rapport de faisabilité confié à Civipol, il apparaît que la mise à l’échelle de l’établissement et de la gestion d’un registre national d’état civil se heurte à une diminution des crédits disponibles de la part des bailleurs, et par une volonté de limiter le financement, via l’AFD, à une nouvelle phase pilote mise en œuvre par Enabel.

Le rapporteur spécial considère que les crédits de l’AFD devraient prioritairement pouvoir bénéficier à l’opérateur français Civipol et être suffisants pour lui permettre de porter un projet de mise à l’échelle d’un système national sécurisé de l’état civil avec pour objectif un meilleur contrôle de la fraude documentaire.

Ces difficultés se reflètent également dans la faiblesse des moyens accordée à la DCIS. Les ambitions de cette direction sont universelles (lutte contre la fraude documentaire, renforcement des services d’enquête sur la lutte contre l’immigration et la traite des êtres humains, contrôle des frontières terrestres, aériennes et maritimes) mais leurs moyens sont dérisoires. La DCIS dispose d’un budget de 12 à 15 millions d’euros pour mettre en œuvre la coopération française de sécurité. Par ailleurs, ces fonds ne proviennent pas directement du ministère de l’intérieur mais à 85 % du MEAE. La DCIS parvient à mettre en œuvre 4 000 à 5 000 actions de coopération technique chaque année.

Par ailleurs, la DCIS a indiqué au rapporteur spécial lors de son audition, qu’elle s’appuie notamment sur le travail de 25 officiers de liaison immigration placés auprès des services de la police aux frontières des pays de départ. Ce dispositif a permis de procéder à environ 10 000 refus d’embarquement l’an passé.

  1.   L’Agence française de développement (AFD)

L’AFD est investie de façon spécifique depuis une dizaine d’années sur les enjeux de migration.

Depuis 2016, l’AFD a élaboré une offre de service ciblée sur la thématique des migrations, à savoir :

– la mobilisation des compétences techniques et financières des diasporas établies en France pour le développement des territoires d’origine ;

– le renforcement des capacités des acteurs institutionnels en charge des questions migratoires dans les pays partenaires ;

– l’appui aux territoires impactés par les situations de déplacements forcés transfrontaliers (en Afrique centrale, au Moyen Orient).

Ces grandes orientations se structurent dans une feuille de route dédiée aux migrations.

Le montant total des projets du groupe AFD en matière de gouvernance des migrations et des déplacements forcés entre 2017 et 2024 a atteint 730 millions d’euros en subventions. En 2024, l’AFD a engagé sur cette thématique 130 millions d’euros en 2024, incluant les fonds délégués par l’Union européenne, dont :

– 25 millions d’euros sur les piliers 4 et 5 du plan d’action conjoint de La Valette ([8]), ce qui correspond à une multiplication par dix de ces montants par rapport à 2023 ;

– 54 millions d’euros sur les déplacements forcés via le fonds « Minka » ([9]) ;

Ces 130 millions d’euros engagés par le groupe AFD en 2024 sur la thématique « migrations », ne comprennent pas les crédits directement générés par le MEAE et, surtout, ils ne comprennent pas les crédits dédiés à la « lutte contre les causes profondes » des migrations, qui correspond au pilier 1 du plan de La Valette et pour lesquels l’AFD ne dispose pas de méthode de comptabilisation.

Jusqu’en 2020, le ministère de l’intérieur disposait d’un administrateur au sein du conseil d’administration de l’AFD. Ce siège a par la suite été octroyé au ministère des outre-mer. Le ministère de l’intérieur nomme depuis une personnalité qualifiée en raison de son expertise sur les sujets migratoires.

Une lettre commune des ministres des Affaires étrangères et de l’Intérieur adressée à l’AFD en 2023 a par ailleurs acté l’intégration des enjeux migratoires dans les contrats d’objectifs et de moyens (COM) des opérateurs du groupe AFD :

– le contrat d’objectifs et de moyens 2024-2026 d’Expertise France inclut un objectif dédié aux migrations. Il s’agit de l’objectif 7 : « Améliorer la gestion et la gouvernance des migrations ». L’indicateur relié à cet objectif est le nombre de structures soutenues dans le cadre de projets migration s’inscrivant dans les piliers 2 à 5 de La Valette (donc hors « lutte contre les causes profondes », devant passer de 88 en 2024 à 97 en 2026 ;

– le contrat d’objectifs et de moyens 2025-2027 de l’AFD, en cours de finalisation, devrait lui aussi intégrer un indicateur sur les migrations portant sur projets de l’AFD consacré aux actions en faveur de la gestion et de la gouvernance de la migration et des déplacements forcés.

2.   Les instruments mis en place par l’Union européenne manquent de transparence

La dimension externe de la migration est traitée au sein de l’Union européenne par une multitude d’instances, d’accords, d’initiatives ou de processus.

Par exemple, le suivi des actions de coopération est réalisé par des groupes du Conseil comme le Mocadem (Mécanisme de coordination opérationnelle de la dimension extérieure des migrations). Il existe également un Comité stratégique sur l’immigration, les frontières et l’asile, qui est un groupement d’experts en frontières extérieures institué par le Conseil de l’Union européenne en 2002.

Deux outils particuliers méritent cependant d’être examinés : le Fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique et le nouvel instrument de voisinage et de coopération.

a.   Le Fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique (FFU)

Institués en 2013, les fonds fiduciaires d’urgence européens sont des mécanismes financiers multi-donateurs permettant de réagir de manière souple et rapide à des situations d’urgence dans le domaine de l’action extérieure. Placés en dehors du budget européen, il est à noter qu’ils échappent largement au contrôle du Parlement européen.

Depuis 2015, la gestion des migrations est entrée au cœur de la stratégie européenne de développement via le plan d’action de La Valette. Cette orientation politique s’est notamment concrétisé en novembre 2015 par la création du « Fonds fiduciaire d’urgence en faveur de la stabilité et de la lutte contre les causes profondes de la migration irrégulière et du phénomène des personnes déplacées en Afrique ». À ce jour, 5 milliards d’euros – soit la totalité de sa dotation – ont été mobilisés pour plus 250 projets dans 26 pays africains. Plus de la moitié de ces projets ont porté sur la coopération au développement de façon très large. Il convient par ailleurs de relever qu’il n’est pas aisé d’accéder à une liste publique consolidée des projets financés par le FFU.

Il est à noter qu’environ 70 % des financements du FFU ont été accordés par le biais de procédures d’attribution directe et 30 % via des procédures de marchés publics, grâce à la déclaration d’une situation d’urgence dans les 26 pays africains couverts par le mécanisme.

Le FFU, s’il a permis de faciliter la signature par les pays africains du plan d’action de La Valette, a largement échoué à tenir ses objectifs, comme l’a analysée la Cour des comptes européenne dans deux audits de 2018 et 2024 (cf infra).

b.   L’instrument européen pour le voisinage, le développement et la coopération internationale (NDICI)

L’instrument européen pour le voisinage, le développement et la coopération internationale (NDICI) est le principal instrument de financement de l’Union européenne pour la coopération extérieure. L’instrument vise « l’éradication de la pauvreté, la promotion du développement durable, la prospérité, la paix et la stabilité en dehors de l’Union européenne ». Doté d’une enveloppe de 79,5 milliards d’euros sur la programmation pluriannuelle 2021-2027, il intègre la majorité des fonds relatifs à l’action extérieure de l’Union, dont le FFU. Bâti sur trois piliers (géographique, thématique, réponse rapide), son déploiement repose sur les initiatives équipes Europe (IEE) et prévoit de nombreuses cibles de financement, ce qui constitue une nouveauté en comparaison des anciens instruments. Le sujet migratoire apparaît au sein du pilier « défis globaux » où se retrouvent pêle-mêle : santé, éducation, autonomisation des femmes et des enfants, migration et déplacements forcés, croissance inclusive, travail décent, protection sociale et sécurité alimentaire.

L’ambassadeur chargé des migrations représente la France dans les instances de gouvernance des IEE au sein desquelles le ministère de l’intérieur peut faire valoir ses priorités, même si l’analyse ex post par le Conseil des actions financées place le Conseil ne permet pas d’influer sur la programmation.

Le rapporteur spécial doute très fortement de l’efficacité de ces projets, pilotés avec comme objectif principal le décaissement de fonds par thématique ou par géographie. Les quelques objectifs ou résultats chiffrés avancés, au-delà d’être assez éloignés de la question migratoire (emploi, nutrition, activité économique, accès aux services sociaux de base…), sont impossibles à vérifier.

Le contraste avec la vigueur de la diplomatie menée par le Gouvernement italien est frappant.

La stratégie italienne

Depuis son arrivée à la tête du gouvernement en novembre 2022, Mme Giorgia Meloni a fait de la question migratoire une priorité de l’ensemble de son gouvernement. À ce titre, les efforts des ministères de l’intérieur, des affaires étrangères, de l’économie ont été orientés en ce sens.

L’action vis-à-vis de la Tunisie est particulièrement appuyée ([10]) : l’Italie a procédé à la conclusion d’accords de coopération économique, diplomatique et de sécurité. Le gouvernement italien a systématiquement adossé ces accords à des financements européens, notamment pour renforcer des capacités de la police tunisienne et la création d’un corps de garde-côtes.

Cette stratégie italienne est certes plus marquée en Tunisie mais est loin d’être exclusive : dans le cadre du Plan Mattei – plan d’aide au développement en Afrique – l’Italie cherche à jouer un rôle plus important sur le continent africain. Cette action très offensive porte aussi sur les pays d’origine des migrants (notamment en Afrique subsaharienne), avec la création de voies privilégiées de coopération économique (installation d’entreprises italiennes) mais aussi d’immigration légale afin de pourvoir en main-d’œuvre l’économie italienne.

Les résultats semblent être au rendez-vous : en plus d’une baisse de 60 % des flux maritimes globaux entre 2023 et 2024 vers l’Italie, la baisse est particulièrement notable en ce qui concerne les départs depuis la Tunisie. Sur les 12 840 arrivées constatées entre le 1er janvier et le 20 avril 2025, seulement 453 départs ont été constatés depuis la Tunisie (alors qu’elle représentait en 2023 environ 40 % des départs). Sur la même période, 12 093 départs ont été constatés depuis la Libye. Par ailleurs, parmi le volume de migrants, les ressortissants tunisiens ne représentent plus que 2 % en 2025 contre 11,5 % en 2024 et 11 % en 2023


Enfin, l’Italie a considérablement accru son aide économique avec un partenariat stratégique de 400 millions d’euros sur 2025-2027 (plan Mattei) et appuyé la demande tunisienne d’un prêt de 1,9 milliards de dollars par le FMI.

Des incertitudes demeurent, avec en premier lieu la question du respect des droits humains. De nombreuses ONG soulignent les exactions des forces tunisiennes envers les migrants et déplorent que les Italiens n’aient pas inclus de clauses en ce sens dans les discussions.

Par ailleurs, le flux sortant des pays d’origine se poursuivant, la Tunisie pourrait être tentée de faire pression sur l’Europe pour des raisons économiques ou politiques. Pour rappel, le bidonville de Sfax regroupe actuellement près de 50 000 migrants.

B.   Une prise en compte limitée quant à ses effets

Si la thématique migratoire apparaît aujourd’hui comme intégrée dans le paysage de l’aide publique au développement, il convient de prendre un peu de recul. Un glissement sémantique important s’est opéré par rapport aux années 1990‑2010 durant lesquelles cette question de la lutte contre l’immigration irrégulière était plus clairement assumée qu’aujourd’hui (ce qui ne préjuge toutefois pas de l’efficacité qu’elle a pu avoir).

1.   Les années 1990 – 2010 : la notion de co-développement

L’idée de co-développement a été définie dès le début des années 80 par M. Jean-Pierre Cot, ministre de la coopération du gouvernement de Pierre Mauroy. Elle consistait à faire évoluer les rapports classiques de coopération vers des relations visant un développement commun. Dans le domaine de l’immigration, il s’agissait de mettre en valeur l’intérêt conjoint qu’ont les pays développés et les pays plus pauvres à maîtriser les flux, d’une part, et à considérer les migrants comme vecteurs de développement, d’autre part. En 1997, le professeur des Universités Sami Naïr, conseiller au cabinet de Jean-Pierre Chevènement, avait produit un « rapport de bilan et d’orientation sur la politique de codéveloppement liée aux flux migratoires ». Ce rapport prônait une vision équilibré et lucide du sujet, et appelait à l’intégration des questions d’immigration dans les modalités de la coopération, au travers notamment des « conventions de codéveloppement-migration ». Le rapporteur spécial constate que cette modalité de coopération a été abandonnée (cf infra les accords de gestion concertée).

Le point culminant de l’expression politique liant lutte contre l’immigration et aide au développement a été atteint en 2007, avec la mise en place d’un ministère de l’Immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du développement solidaire. Le décret d’attribution prévoyait que le ministre de l’Immigration « est chargé de la politique de codéveloppement et, en liaison avec le ministre des affaires étrangères et européennes et le ministre de l’économie, des finances et de l’emploi, participe à la définition et à la mise en œuvre des autres politiques de coopération et d’aide au développement qui concourent au contrôle des migrations » ([11]).

Les migrations ont donc toujours fait partie des réflexions sur la meilleure façon d’aider au développement tout en tenant compte des priorités politiques du pays donateur. L’ONG Oxfam déplorait ainsi en 2009 que « la coopération française a trop longtemps été mise au service des propres intérêts français : du contrôle de l’immigration à la lutte contre le terrorisme, en passant par la promotion des intérêts commerciaux » ([12]). Mais contrairement à une certaine franchise sur ce sujet, qui prévalait dans les années 2000, la question est désormais abordée de façon très indirecte et prudente, et le traitement des enjeux migratoires ne présente plus guère de plus-value au regard du traitement plus global des défis du développement.

2.   Des objectifs larges et des outils peu adaptés

  1.   L’affectation d’une fraction de l’APD aux « thématiques migratoires » 

L’exemple le plus évident d’affectation aux enjeux migratoire d’une fraction de l’APD est celui portant sur le NDICI. En effet, la France a obtenu que, dans le cadre de déploiement du NDICI, au moins 10 %, soit environ 8 milliards d’euros sur la période 2021-2027, soient consacrés à la gestion et à la gouvernance de la migration et des déplacements forcés, ainsi qu’aux causes profondes de la migration irrégulière. Cette cible de 10 % atteindra vraisemblablement 13 % (9,7 milliards d’euros) à l’issue de la programmation. L’Union européenne a souhaité que 90 % des financements du NDICI puissent être déclarés en aide publique au développement auprès de l’OCDE. Les financements du FFU pour l’Afrique ont quant à eux été pensés pour être à 100 % compatibles avec les règles de l’APD.

Or il convient ici de rappeler un élément fondamental : les règles du Comité d’aide au développement de l’OCDE excluent strictement le financement d’actions sécuritaires ou de contrôle des flux via l’APD ([13]).

L’OCDE précise à ce titre que « comme pour toutes les activités liées aux migrations, l’établissement de rapports sur les activités liées aux migrations est guidé par la règle générale selon laquelle l’objectif principal de l’APD est la promotion du développement économique et du bien-être des pays en développement. Les activités d’interception et de retour des migrants dont l’objectif principal est de restreindre la migration vers les pays fournisseurs sont exclues de l’APD »

Ainsi, les projets financés en la matière, que ce soit par l’Union européenne, l’AFD, le MEAE ou bien encore par les organisations de la société civile doivent respecter cette contrainte : le contrôle des flux ou la lutte contre les migrations irrégulières ou tout projet répondant même partiellement à l’intérêt du pays donateur ne peuvent être financés par les crédits d’aide au développement.

Même si la France tente d’utiliser pleinement certaines marges de manœuvre ([14]), la lutte contre les causes profondes des migrations, la gouvernance migratoire ou encore le soutien humanitaire aux populations déplacées restent les seuls objets possibles des financements.

Or quelle est la différence, en pratique, entre un projet visant à lutter contre les causes profondes des migrations et un projet visant à améliorer l’accès à l’eau potable ou l’insertion professionnelle des jeunes ?

L’examen d’une liste de quelques projets estampillés « migrations » permet de démontrer que la lutte contre les causes profondes permet de financer des projets dont le lien avec les enjeux migratoires français est indirect ou inexistant :

– renforcement des capacités des jeunes, des femmes et travailleurs birmans en situation de migration entre la Birmanie et la Thaïlande pour l’exercice de leurs droits et la réduction de leur vulnérabilité, AFD, 2019 ;

 perspectives économiques, formation et santé pour les femmes et les enfants en Éthiopie, priorisation thématique : migration et revenu, Caritas Suisse, 2025 ;

– projet transfrontalier d’appui au déploiement de politiques publiques de protection et d’accès aux services de base au bénéfice des femmes et des filles impactées par la crise migratoire vénézuélienne, AFD ;

  promotion de l’agrobusiness et renforcement du lien social au Sahel, FFU ;

– normalisation des conditions de vie des populations directement affectées par le conflit en Casamance (couverture des besoins de base des plus vulnérables à travers des activités génératrices de revenus, comme par exemple la diversification et l’amélioration de la production agricole ; améliorer l’accès facile des populations à l’eau propre, un assainissement et une hygiène adéquats, en vue de garantir leur santé), FFU ;

– contribuer à l’amélioration de la sécurité alimentaire et nutritionnelle des ménages très pauvres dans la région de Matam (Sénégal), FFU ;

– soutenir les entrepreneurs et les très petites et moyennes entreprises en Afrique de l’Ouest, multi pays FFU ;

– appui à la réduction de l’émigration rurale et à la réintégration dans le bassin arachidier par le développement d’une économie rurale sur base des périmètres irrigués (projet PARERBA mené au Sénégal), FFU.

Sur ces types de projet, qui représentent plus de 50 % des fonds dépensés, il est impossible d’évaluer les effets du fléchage de l’APD vers la thématique migratoire. Les indicateurs de résultats se présentent sur la forme de nombre de personnes bénéficiaires de financements, ou d’emplois créés ce qui ne signifie pas que ces financements ont atteint leur objectif. On peut citer sur ce point le rapport d’exécution particulièrement clair produit par l’agence belge de coopération internationale, Enabel, chargée de la mise en œuvre du projet PARERBA susmentionné.

Extrait de la revue à mi-parcours du Projet d’appui à la Réduction de l’émigration rurale et à la réintégration dans le bassin arachidier par le développement d´une économie rurale sur base des périmètres irrigués – PARERBA

Le Projet Parerba a été financé à hauteur de 18 millions d’euros sur la période 2017–2022 par le fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique de l’Union européenne. Il a été mis en œuvre par l’agence belge de coopération (Enabel).

En 2020, la revue à mi-parcours produite par Enabel témoigne de la difficulté de lier aide au développement et lutte contre l’immigration irrégulière. Voici quelques extraits :

« La pertinence du projet en termes de lutte contre la migration nationale et internationale est limitée. Le projet repose sur l’hypothèse que la création d’emploi local permet de limiter l’exode rural et la migration. Même si cela relève a priori du bon sens, le lien de causalité entre exode rural, migration et création d’emploi n’est pas établi. […]

« Bien que la démarche de planification du PARERBA soit perçue comme ayant été globalement participative avec un dialogue effectif, la dimension urgence du projet, liée à son financement par le fonds fiduciaire d’urgence de l’Union européenne en faveur de la stabilité et de la lutte contre les causes profondes de la migration irrégulière et du phénomène des personnes déplacées en Afrique (FFU), érode un certain nombre de principes du développement : participation, analyse des dynamiques locales, non-substitution... […]

« Le projet n’intègre pas que la décision de migration, nationale et internationale, se raisonne à l’échelle de la famille élargie, non de l’individu, et encore moins à l’échelle d’une parcelle de maraîchage. […]

« Un nombre significatif d’emplois (ou d’équivalent emploi) sera créé d’ici la fin du PARERBA même s’il n’est pas à ce stade certain que l’objectif de 6 000 emplois soit atteint.


« Au-delà de cet aspect quantitatif, la dimension qualitative des emplois doit interpeller. La situation avant l’aménagement du périmètre irrigué ne peut être assimilée à une situation « zéro » emploi. Le nombre d’emplois nets créés est donc inférieur aux 42 501 emplois que représente l’occupation de 490 ha de périmètre irrigué. Raisonner en termes de valeur ajoutée créée ou d’unité de travail homme (UTH) serait plus précis. D’autres difficultés existent pour comptabiliser les emplois créés. Les PME de l’initiative « 1 000 jeunes » se sont engagées à recruter pour 1 ou 2 ans, mais il n’existe pas de garantie que l’emploi subsistera après la clôture du projet. De plus, plusieurs PME affirment que leur projet est autonome et serait allé de l’avant même sans l’appui du PARERBA ; au moins une partie des emplois auraient donc été créés sans le projet. De surcroit, différentes AGR ou MPME appuyées ont reçu un appui d’autre PTF par le passé. Est-il alors correct de comptabiliser l’ensemble des emplois qu’elles créent comme des « emplois PARERBA » ?

« Enfin, de nombreuses MPME fonctionnent avec une combinaison de travailleurs permanents et de journaliers ; les emplois qu’elles créent se traduisent souvent par l’embauche à plein temps d’anciens travailleurs journaliers. De nombreuses « créations d’emploi » ne constitueront donc qu’une activité supplémentaire partielle. […]

« Sans études beaucoup plus approfondies sur les logiques des systèmes d’activités et les dynamiques de migration, il sera difficile de se prononcer clairement sur l’impact du PARERBA sur la migration. »

La revue finale produite par Enabel à l’issue du projet, en juin 2022, est moins détaillée mais conclut également que « le lien de causalité entre exode rural, migration et création d’emploi n’est pas bien établi. »

L’absence d’objectifs mesurables assignés aux États partenaires, l’absence de conditionnalités au décaissement des enveloppes, et le caractère général et peu mesurable des indicateurs de réussite des projets réduisent l’efficacité et la portée politique des outils mis en place. Pour reprendre les termes de la Cour des comptes européenne dans le cadre de son examen – sévère – de la mise en œuvre des 5 milliards d’euros du FFU : « les données disponibles restent insuffisantes pour établir si les projets ont contribué à remédier aux causes profondes de l’instabilité, de la migration irrégulière et des déplacements de populations » ([15]).

Un autre axe important de ces projets est consacré à réduire la vulnérabilité des personnes déplacées ou migrantes et à leur garantir des conditions de subsistance minimales ([16]). Dans ce cas, ces projets auraient plutôt leur place dans les instruments dédiés à l’aide humanitaire.

Le temps imparti à la réalisation de ce rapport n’a pas permis au rapporteur spécial d’étudier dans le détail l’initiative conjointe pour la protection et la réintégration des migrants en Afrique (UE-OIM ([17])). Toutefois, selon le site internet de l’OIM, cette initiative conjointe UE-OIM « vise à sauver des vies et à améliorer l’aide fournie aux migrants le long des routes migratoires ». Encore une fois, il s’agit d’avantage d’actions humanitaires.

Au niveau national, il conviendrait de supprimer les projets à thématique migratoire de l’aide publique au développement. Ces projets, qui portent sur un montant estimé entre 100 et 200 millions d’euros par an, pourraient être ventilé en :

 un accroissement d’au moins 50 millions d’euros des lignes dédiées à l’aide humanitaire et d’urgence (pour rappel, la provision pour crises majeur a été supprimée par le projet de loi de finances pour 2025) ;

 un accroissement conséquent des crédits du ministère de l’intérieur pour mettre en place une action résolue sur la dimension extérieure des migrations, avec un soutien affirmé à la question de l’état civil. Cet accroissement pourrait passer par la création d’un fonds de 50 millions d’euros dédié à la coopération internationale de sécurité et géré par la DCIS, ainsi que par un renforcement des moyens de l’office de lutte contre le trafic illicite de migrants OLTIM.

Au niveau européen, une réflexion similaire devrait être lancée afin d’engager la Commission européenne sur la voie d’une meilleure spécialisation des instruments. La lutte contre l’immigration irrégulière, si elle n’exclut bien évidemment pas les questions d’aide humanitaire, ne se confond pas avec elles. Ce contrôle de l’immigration relève bien moins d’instruments d’aide au développement comme le FFU ou le NDICI, et bien plus de structures comme Europol ([18]) et d’outils comme le fonds européen asile, migrations et intégration (FAMI) qui pourrait d’ailleurs comporter un volet politique extérieure ([19]).

Cette spécialisation des outils est d’ailleurs à l’œuvre en matière d’accords bilatéraux.

  1.   L’abandon des accords bilatéraux de gestion concertée (AGC)

Un rapport d’information de la commission des Lois du Sénat paru en février 2025 a fait le constat d’un « désordre » dans la politique internationale migratoire de la France, tout en soulignant que les accords bilatéraux constituent un levier incontournable de cette politique migratoire ([20]).

La tentative d’interconnexion des sujets migratoires et de développement s’est traduite en matière d’instruments juridiques internationaux par la conclusion d’accords dits « de gestion concertée ». L’échec assez unanime de ces accords incite le ministère de l’intérieur à se recentrer sur des accords portant sur les seuls volets migratoires, afin d’en accroître l’efficacité.

En effet, la pratique a montré que le cadre global que constituaient les AGC était d’un maniement difficile par rapport aux enjeux migratoires bilatéraux, qui étaient susceptibles d’évoluer rapidement. Les dispositifs dédiés au co-développement solidaire sont demeurés de portée limitée, l’ensemble de l’aide publique au développement n’étant pas mobilisée au service des objectifs convenus dans ces accords. D’ailleurs, les statistiques de 2017, exploitées par l’OCDE, indiquent que les accords de gestion concertée n’ont pas accru significativement les possibilités de migration légale.

Surtout, les différents objets conclus dans les AGC ne sont pas liés entre eux : il n’y a donc aucune conditionnalité introduite par exemple entre la coopération en matière de réadmission et les dispositifs de co-développement ou les voies légales de migration. Seuls la Tunisie et le Sénégal ont maintenu un dialogue migratoire bilatéral au travers de ce type d’accord.

Le ministère de l’intérieur a déclaré au rapporteur spécial privilégier les instruments spécifiquement dédiés aux questions migratoires. C’est également le sens des propos tenus par le ministre Bruno Retailleau lors de son audition par la commission des Lois du Sénat en novembre 2024, dans le cadre de la préparation du rapport d’information précité : « nous avons aujourd’hui un besoin plus opérationnel. Plus l’accord est large, moins la réadmission risque d’être effective parce que le pays concerné peut se glisser dans un angle mort. Je vais donc tenter de développer une nouvelle génération d’accords, moins ambitieux en ce qu’ils sont moins généraux, mais plus efficaces en ce qu’ils sont plus ciblés ».

3.   Le positionnement des acteurs de la coopération internationale est encore très idéologique

Une autre difficulté dans la mise en œuvre de projets « migrations » au travers de l’APD est que l’immense majorité des acteurs qui mettent en œuvre concrètement cette politique publique affirment que les migrations sont, par principe et dans l’absolu, positives pour les pays de départ comme pour les pays de destination. Ce postulat prédomine au sein de l’ensemble des structures françaises, européenne ou internationales qui mettent en œuvre notre aide au développement, qu’elles soient publiques ou privées.

a.   Le groupe AFD reste prudent sur ces questions

Ainsi, le document d’Expertise France paru en juin 2023 et intitulé « Expertise France et les migrations » s’ouvre par la formule suivante : « Les migrations et les mobilités internationales, véritables facteurs de développement humain, social et économique pour les pays de départ, de transit et de destination, constituent un enjeu majeur des agendas politiques français, européens et internationaux ». L’absence de nuance peut surprendre, tant le caractère positif ou non des migrations varie en fonction de la situation économique, sociale et politique des pays en question.

Il n’est pas certain que l’exil massif des médecins tunisiens, plus de 1 400 en 2024 et environ 1 500 en 2023, une moyenne annuelle qui dépasse le nombre de nouveaux diplômés, estimé à 800 personnes chaque année, soit « un véritable facteur de développement humain, social et économique » pour la Tunisie.

Il n’est pas certain non plus que l’arrivée dans le nord de la Côte d’Ivoire en 2021 d’environ 70 000 réfugiés Burkinabés fuyant les terribles violences des groupes djihadistes ou de l’armée soit immédiatement perçue par les autorités ivoiriennes comme « un véritable facteur de développement humain, social et économique ». Ces dernières ont d’ailleurs annoncé en avril 2024 vouloir aider au rapatriement de ces réfugiés dans leur pays.

Expertise France mène un travail remarquable et reconnu, mais il conviendrait que les documents et stratégies des acteurs publics qui mettent en œuvre la politique de coopération française soient cohérents avec les orientations de cette politique, et en particulier avec l’objectif 9 du CICID de 2018.

Les migrations sont très souvent difficiles pour les personnes qui les entreprennent, et constituent des défis parfois très complexes pour les sociétés qui les accueillent. Il est urgent de dépasser la vision angélique du sujet qui ne correspond ni à la réalité ni aux orientations actuelles du gouvernement.

Plus surprenant encore, le plan d’action « Migrations internationales et développement 2018-2022 » prévu par le CICID de 2018 co-rédigé par le Ministère de l’Europe et des Affaires Étrangères, le Ministère de l’Intérieur, l’Agence Française de Développement, Expertise France et l’Office français de l’Immigration et de l’Intégration, en concertation avec les collectivités territoriales et la société civile, indique dans sa définition du cadre de référence stratégique que « les migrations sont souvent perçues médiatiquement ou politiquement comme un « problème à gérer ». Ce plan d’action positionne les migrations comme un facteur de développement ». Cette affirmation qui ne s’encombre d’aucune nuance est de nouveau en contradiction avec l’objectif 9 du CICID de 2018 alors que le plan d’action est pourtant censé venir en application des objectifs définis par ce comité. D’ailleurs, pas une seule fois ne figure dans ce plan le terme « immigration irrégulière » ([21]), encore moins ne figure la mention du contrôle de ce phénomène. Encore une fois, cela est en contradiction avec les objectifs politiques du CICID qui était intervenu en 2018 et qui prévoyait justement la rédaction de ce plan.

Objectif 9 du comité interministériel de la coopération internationale
et du développement du 8 février 2018

L’aide au développement est un facteur déterminant pour favoriser l’emploi et l’insertion professionnelle ce qui contribue à réduire les incitations aux départs par les réseaux de passeurs et, ce faisant, l’immigration irrégulière. À cet égard :

9.1. La France proposera aux pays éligibles à l’APD son aide pour élaborer et renforcer des politiques migratoires adaptées à leur situation et accompagner leur mise en œuvre. Dans cette perspective, elle leur proposera en particulier son appui pour mettre en place des outils et des procédures de contrôle et de sécurisation de leurs frontières terrestres, maritimes et aéroportuaires. Dans ce but, afin de réduire de manière significative la fraude documentaire, elle leur apportera son aide pour mettre en place un état civil fiable et délivrer des documents d’identité sécurisés ;

9.2. Elle soutiendra leurs efforts pour lutter contre l’immigration irrégulière par l’élaboration conjointe de projets visant à démanteler les réseaux de passeurs et de traite des êtres humains et à poursuivre leurs auteurs dans un cadre judiciaire ;

9.3. La France adopte le plan d’action « migrations internationales et développement », élaboré par l’AFD, en concertation avec les ministères concernés, les opérateurs du secteur, les collectivités territoriales et la société civile. Le suivi de ce plan d’action, confié à l’AFD, se fera en lien avec tous les acteurs ayant contribué à sa conception ;

9.4. Elle renforcera sa coopération avec les pays d’origine et de transit pour assurer la mise en œuvre de dispositifs de retour et de réadmission des ressortissants en situation irrégulière efficaces et respectueux des droits de ces personnes. Dans cet esprit, elle mobilisera les instruments d’aide au retour volontaire et à la réinsertion économique et sociale de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII) et s’efforcera de les faire coïncider avec les ODD ;

9.5. Elle s’efforcera de promouvoir des dispositifs facilitant la migration régulière, en particulier de mobilité circulaire qui permettent à des étudiants, à des jeunes professionnels ou à des talents de bénéficier de formations ou d’expériences professionnelles profitables pour leur pays à leur retour ;

9.6. La France poursuivra son soutien au Fonds fiduciaire d’urgence en faveur de la stabilité et de la lutte contre les causes profondes de la migration irrégulière en Afrique (FFU), dont une partie est mise en œuvre par les opérateurs français.

Malgré ses demandes auprès du Ministère de l’intérieur et du Ministère des affaires étrangères, le plan d’action « Migrations internationales et développement 2024 – 2030 » n’a pas été transmis au rapporteur spécial.

b.   Les organisations de la société civile qui mettent en œuvre l’aide française ont une approche très libérale des migrations

Le rapporteur spécial constate que la mise en œuvre d’une part croissante de notre aide au développement passe par les organisations de la société civile. Ainsi, l’APD bilatérale totale transitant par les ONG est passée de 310 millions d’euros en 2017 à 930 millions d’euros prévus en 2025 ([22]). Au niveau de l’OCDE, les membres du CAD allouent aux OSC plus de 15 milliards d’euros de financements annuels.

Le rapporteur spécial salue l’engagement des associations qui œuvrent parfois dans des conditions difficiles et qui permettent un acheminement de l’aide au plus près des populations. Sur le volet migratoire en revanche, le rapporteur spécial reste sceptique quant à leur capacité à mettre en œuvre l’objectif 10 du CICID de 2023, reprise par le CPPI de 2025.

À titre d’illustration, on peut lire sur le site internet de l’association Caritas Suisse, qui est la deuxième bénéficiaire des crédits de notre APD bilatérale ([23]), que « quitter son pays et vivre dans des conditions décentes, c’est un droit humain, indépendamment de la nationalité, de la religion, du genre ou de tout autre statut. Avec ses projets, Caritas contribue à une migration autodéterminée, digne et sûre ». Les mêmes orientations sont affirmées par l’ONG Action contre la faim, qui figure également parmi les premières ONG soutenues par l’aide française bilatérale. Action contre la faim a récemment signé une tribune collective affirmant qu’ « il n’y a pas de désordre migratoire, ni de crise migratoire. Nous assistons à une crise de l’accueil et de la solidarité, et une mise en danger des personnes exilées par des politiques de restriction et d’exclusion dont les gouvernements successifs se font les champions. Collectivement, nous revendiquons la régularisation des personnes sans-papiers [...] ».

Ces positionnements sont tout à fait respectables, mais ils suggèrent que, concrètement, le traitement des enjeux migratoires dans la mise en œuvre de l’aide au développement par ces organisations ne sera probablement pas le reflet des objectifs gouvernementaux qui portent pourtant sur ce sujet.

4.   La conditionnalité de l’aide publique au développement pourrait donner des résultats dans certains cas

Le conditionnement de l’aide publique au développement à une gestion des frontières par les pays d’émigration est une ligne rouge pour la majorité des acteurs de la société civile et des chercheurs qui publient des travaux ou des études sur ces questions.

a.   Pour les organisations de la société civile, l’aide au développement ne doit pas être utilisée comme un outil de gestion des migrations

L’aide au développement peut-elle efficacement servir de moyen de pression diplomatique afin d’améliorer la coopération migratoire des pays bénéficiaires ? Si l’on tient compte du périmètre historique de l’aide, assurément non. Dans aucun des textes qui la définissent, l’aide publique au développement n’est dirigée vers les enjeux migratoires.

L’article 1er de la loi de programmation relative au développement solidaire ([24]) énumère les objectifs de la politique française en la matière. Il s’agit de :

– l’éradication de la pauvreté dans toutes ses dimensions, la lutte contre les inégalités, la lutte contre l’insécurité alimentaire et la malnutrition et l’action en matière d’éducation et de santé ;

– la promotion des droits humains, en particulier des droits des enfants, le renforcement de l’État de droit et de la démocratie et la promotion de la francophonie ;

– la protection des biens publics mondiaux, en particulier la protection de la planète.

L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) définit l’aide publique au développement comme « l’aide fournie par les États dans le but de promouvoir le développement économique et d’améliorer les conditions de vie dans les pays en développement ». Enfin, il est possible de citer l’article 208 du Traité de fonctionnement de l’Union européenne qui rappelle que « l’objectif principal de la politique de l’Union dans [le domaine de la coopération] est la réduction et, à terme, l’éradication de la pauvreté ». En application de ces orientations, il est évident que l’aide doit reposer avant tout sur les besoins des populations dans les pays concernés.

Coordination Sud, qui rassemble environ 170 organisations non-gouvernementales (ONG) françaises travaillant dans la solidarité internationale, va jusqu’à qualifier les tentatives de conditionnement de l’aide de « détournement » et d’ « instrumentalisation » ([25]). L’association Cimade qualifie pour sa part les dispositifs spécifiquement orientés sur les enjeux migratoires de « chantage » ([26]) et refuse toute utilisation politique de l’aide.

b.   Une utilisation plus politique de l’aide au développement pourrait pourtant être mise en place

Le rapporteur spécial souscrit bien entendu aux objectifs prioritaires de l’aide au développement. Mais il convient de rappeler que la lutte contre la pauvreté n’est plus l’objectif exclusif de l’aide au développement. Cette aide est aujourd’hui diluée au sein d’une multitude d’orientations et de thématiques : climat, biodiversité, culture, citoyenneté, genre, sport, vie associative, développement inclusif, numérique, décentralisation, mobilités urbaines, lien social, météorologie, écotourisme … Cette diversification affaiblit quelque peu cette vocation initiale, et rend d’autant plus pertinente la question de son recentrage, d’une part, et de son éventuel conditionnement, d’autre part.

L’aide française présente en outre des caractéristiques qui plaident en faveur d’un meilleur alignement de notre politique solidaire avec les intérêts nationaux et européens. En effet, la France privilégie largement le travail avec les gouvernements nationaux : 75 % de l’APD bilatérale transite par les États bénéficiaires, quand des pays comme le Canada font le choix de travailler principalement via les organisations multilatérales (46 % de l’APD bilatérale), l’Espagne via la société civile (51 %). Or le dialogue politique qui naît de cette relation privilégiée avec les États doit pouvoir être mis à profit pour construire une véritable relation partenariale.

Par ailleurs, les bailleurs multilatéraux sont principalement financés par des contributions de la France aux budgets centraux. D’autres pays pré-affectent au contraire la majorité de leurs contributions à des programmes ou à des projets spécifiques. La France se prive donc volontairement d’un levier d’orientation de son aide en matière d’action multilatérale, ce qui devrait l’autoriser à veiller plus attentivement aux contreparties qu’elle pourrait négocier dans le cadre de son aide bilatérale.

Le rapporteur spécial plaide pour une meilleure identification et pour un renforcement des fondamentaux de l’aide internationale. Ces fondamentaux pourraient recouvrir l’aide humanitaire et d’urgence, l’aide alimentaire, les crédits de gestion de crises, l’amélioration de l’accès aux soins, la lutte contre les épidémies, mais également les programmes de mobilisation des ressources intérieures. La France a des progrès à faire en la matière. En 2023, la France est en effet le 24ème membre du comité d’aide au développement (CAD) en termes de ratio aide humanitaire / aide bilatérale allouée aux pays fragiles. En comparaison, ce ratio était de 45 % pour le Royaume-Uni. Or ce socle, une fois renforcé, devrait pouvoir être dissocié d’une politique de partenariats internationaux plus connectée à nos intérêts, notamment migratoires.

Si, par construction, les actions de l’opérateur Civipol font l’objet d’échanges réguliers avec la DGEF, les actions d’autres opérateurs de l’aide au développement sont moins visibles pour le ministère de l’intérieur.

Il convient de noter que la DGEF est également membre du comité États étrangers et des comités ONG de l’AFD, dans lesquels les ministères participants sont invités à statuer sur les projets financés. Or, la participation récurrente à ces comités a révélé que d’autres thématiques étaient jugées plus prioritaires que les programmes relatifs aux migrations.

S’agissant du Comité États étrangers, qui statue sur le financement des projets portés par les États tiers, la DGEF a noté que de nombreux États avec lesquels la coopération consulaire était défaillante étaient néanmoins bénéficiaires d’importants projets de coopération dans différents domaines.

La Guinée pourrait par exemple faire l’objet d’un dialogue mêlant de façon franche et sereine les enjeux de développement et les sujets migratoires. En Guinée, le taux d’acceptation dans les délais des demandes de laissez-passer consulaires (LPC) s’élève à moins de 2 % en 2024. Pourtant, la France soutient fortement la Guinée en matière d’aide au développement et les relations sur place entre l’ambassadeur, les responsables de l’AFD et les responsables politiques sont bonnes. La France a fait le choix de poursuivre sa coopération malgré le coup d’État de 2021 et des élections sont prévues en fin d’année, qui, sauf troubles, confirmeront très certainement les autorités de transition. Tant l’ambassade que l’AFD ont indiqué au rapporteur que la France accordera probablement un prêt de politique publique (ex aides budgétaires globales - ABG) aux autorités nouvellement élues. Ces bonnes relations doivent nous permettre de mettre en place un véritable partenariat avec les autorités.

La hausse des crédits dédiés à l’aide alimentaire et humanitaire, pourrait s’accompagner d’une exclusion par principe de la conditionnalité migratoire lorsque l’aide au développement porte sur ces enjeux fondamentaux du soutien aux populations. En revanche, la France doit assumer, dans des cas spécifiques, de conditionner l’aide au développement économique à la qualité de la coopération migratoire des pays bénéficiaires.

 

 


II.   Améliorer la comptabilisation en APD des dépenses liées à l’immigration dans les pays développés

A.   La comptabilisation du coût d’accueil des réfugiés ne fait pas l’unanimité et pourrait être revue

Depuis 1988, le CAD permet à ses membres de comptabiliser dans l’aide au développement les frais relatifs à l’accueil des personnes réfugiées ou demandant l’asile. La comptabilisation se limite aux douze premiers mois de séjour dans le pays hôte et recouvre les dépenses destinées à assurer le transfert de réfugiés dans le pays d’accueil considéré, puis leur entretien temporaire (nourriture, hébergement et formation). Il s’agit de la dépense d’aide au développement la plus directement liée aux migrations.

La part des coûts liés à l’accueil des réfugiés dans l’APD en France est passée de 5 % en 2017 à 7 % en 2018 puis 10 % en 2019, avant de régresser en 2020 à 8,7 % et en 2021 à 7,4 %, puis d’augmenter à nouveau en 2022 à 9,5 %. En 2023, la part d’APD dédiée à l’accueil des réfugiés a diminué (8,3 %) notamment en raison de la baisse du nombre de demandeurs d’asile.

La détermination des dépenses comptabilisables en APD s’opère à partir du programme budgétaire 303 « immigration et asile » géré par le ministère de l’Intérieur, selon une clé de répartition déterminée à partir des statistiques de l’OFPRA. Seules sont retenues les dépenses relatives à l’allocation pour demandeurs d’asile (ADA), aux centres d’accueil pour demandeurs d’asile (hébergement), hébergements d’urgence et d’accompagnement social, dont la comptabilisation est explicitement prévue par les directives du CAD.

Outre les centres d’accueil administrés par le ministère de l’intérieur, les collectivités territoriales ont également créé des places, financées sur leurs propres budgets. Les dépenses relatives aux services fournis par les collectivités territoriales aux demandeurs d’asile (nourriture, hébergement, services juridiques principalement) sont valorisées en APD depuis 2016 et s’élèvent en 2023 à 120,4 millions d’euros.

Enfin, depuis la déclaration d’aide publique au développement au titre de l’année 2019, la France comptabilise les dépenses de santé en faveur de demandeurs d’asile (notamment couverture maladie universelle), estimées à 220,1 millions d’euros en 2023.

Le tableau ci-dessous retrace l’évolution des dépenses d’APD française liées à l’accueil des réfugiés ces cinq dernières années.

Dépenses déclarées en APD liées aux réfugiés en France entre 2019 et 2023

(en millions d’euros

 

2019

2020

2021

2022

2023

APD réfugiés

1 081

1 074

978

1 454

1 185

Source : OCDE, CAD 1 et DG Trésor.

La France, toutefois, est en retrait sur cette question et semble restreindre les possibilités permises par l’OCDE de déclarer en APD ce type de dépenses. En effet, les frais d’accueil des réfugiés représentent en moyenne 15 % de l’aide totale déclarée par les autres membres du CAD.

La France par exemple cesse de comptabiliser l’aide dès lors que la personne sort de la catégorie des demandeurs d’asile, soit parce qu’elle a obtenu une décision de protection, soit par ce qu’elle a été déboutée de sa demande ([27]). Cela revient à exclure en moyenne entre trois et six mois de dépenses d’accueil de ces personnes sur le territoire ([28]), soit environ 600 millions d’euros.

Cette possibilité de déclarer les frais d’accueil des réfugiés, si elle est compréhensible, reste discutable. Coordination Sud a ainsi pu relever qu’en 2019, 75 % de la hausse de l’APD française totale était due à l’augmentation de l’imputation des coûts d’accueil des réfugiés. En 2022, pour la France, ces coûts représentent en volume presque autant que son aide dirigée vers la santé. Les hausses, ou les baisses, induites par ces déclarations sont assez largement indépendantes de la volonté des États d’accueil car les variations sont liées au nombre de demandeurs d’asile une année donnée. Par exemple entre 2021 et 2022, du fait de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ces coûts sont passés de 4,6 % à 14,4 % de l’APD totale des membres de l’OCDE.

Le rapporteur spécial souligne que si ces coûts peuvent être déclarés comme APD, cela ne signifie pas qu’ils doivent l’être. L’OCDE le rappelle régulièrement. Par ailleurs, même s’ils déclarent les coûts des réfugiés comme APD, les États ont toujours la possibilité de décider que ces coûts s’ajoutent à leurs budgets de développement prévus. C’est ce qu’ont fait, par exemple, l’Autriche et l’Allemagne dans leur rapport préliminaire sur l’APD 2022 – ce qui signifie que la prise en charge de ces coûts n’a pas eu d’effet négatif sur les programmes et les contributions d’APD déjà budgétisés. La France, plutôt que de minorer ses frais d’accueil, pourrait opportunément adopter une démarche identique.

A contrario, il existe une catégorie de transferts financiers très largement exclue du champ d’analyse de l’aide au développement alors même qu’elle contribue fortement à la réduction de la pauvreté. Il s’agit des transferts de fonds par des agents privés émis depuis un pays développé vers un pays en développement.

B.   Les transferts de fonds des migrants vers les pays en développement : entre méconnaissance et indifférence

En se focalisant sur la question des dépenses d’APD, la réflexion sur l’aide au développement est partielle, car elle néglige les transferts de fonds des agents privés. De tels transferts, même s’ils ne sont pas des transferts publics, peuvent être analysés comme un élément majeur de la solidarité internationale.

1.   Un manque important de données fiables et actualisées sur les transferts de fonds des migrants vers les pays en développement

Les envois de fonds des diasporas vers leur pays d’origine constituent la plus grande source de flux financiers externes vers les pays à revenu faible et intermédiaire ([29]).

Au niveau mondial, les migrants ont rapatrié des fonds estimés à 831 milliards de dollars US en 2022, un chiffre en progression constante qui représente désormais le triple de l’aide publique au développement mondiale et qui dépasse également les investissements directs étrangers. Les premiers pays bénéficiaires sont l’Inde, le Mexique, la Chine, les Philippines et le Pakistan, tous éligibles à l’aide au développement selon les critères de l’OCDE.

Flux de rapatriements de fonds internationaux à destination
des pays à revenu faible et intermédiaire entre 2000 et 2022

(en milliards de dollars US courants)

Source : rapport sur l’état des migrations internationales, OIM, 2024

À l’échelle européenne, selon les données fournies par Eurostat le montant de l’argent envoyé hors de l’Union européenne par les personnes qui y vivent ne cesse d’augmenter chaque année et est nettement plus élevé que les entrées d’argent.

La France possède un profil atypique : elle est de très loin le pays le plus déficitaire sur ce sujet avec 15,7 milliards d’euros de solde négatif en 2023. Ce déficit était de 11 milliards d’euros en 2019. Il s’est donc aggravé en moyenne de plus d’1 milliard d’euros par an.

Balance des payements des transferts personnels de fonds en 2023

(en millions d’euros)

Source : Eurostat cité par le média Euronews

S’agissant d’un solde, ce déficit peut résulter d’une faiblesse particulière des transferts entrants, comme d’un volume très important de transferts sortants. Les données de la Banque de France, issues de son « rapport annuel sur la balance des paiements et la position extérieure de la France » semblent indiquer que ces deux facteurs se conjuguent. Selon ce rapport, pour l’année 2022, les envois de fonds vers l’étranger se sont élevés à 12,9 milliards d’euros, tandis que les transferts effectués depuis l’étranger vers la France atteignaient seulement 231 millions d’euros, soit un déficit de 12,7 milliards d’euros.

D’autres chiffrages sont fournis par le rapport annuel sur l’état des migrations internationales de l’organisation internationale des migrations (OIM).

À rebours des données précédentes, l’édition 2024 de ce rapport indique que la France figure parmi les cinq premiers pays bénéficiaires de transferts de fonds avec plus de 30 milliards de dollars US entrants en 2022. L’OIM précise que « la majorité des flux entrants ne sont pas des transferts aux ménages, mais les salaires des travailleurs frontaliers qui travaillent en Suisse et au Luxembourg, tout en résidant en France ».

En ce qui concerne le décompte des flux sortants, l’OIM publie une donnée proche des précédentes avec un volume de 14,4 milliards d’euros.

D’autres publications avancent des chiffres encore différents. Bien que plus ancienne, l’intéressante étude de l’UFC Que Choisir parue en 2018 indiquait que, pour l’année 2017, on pouvait distinguer « d’une part, les fonds envoyés d’un pays étranger à destination de la France dont le montant atteint près de 22 milliards d’euros et d’autre part les transferts d’argent envoyés du territoire national vers l’étranger dont le volume est évalué à environ 19 milliards d’euros » ([30]).

Sur la base des données de la Banque mondiale, la Banque de France a fourni au rapporteur spécial le détail des pays de destination des envois réalisés depuis la France ([31]). Au total, en 2023, ces derniers se sont élevés à 16 milliards d’euros, un chiffre en cohérence avec les précédents et en augmentation d’1 milliard d’euros par an entre 2021 et 2023.

Liste des 19 premiers pays de destination des transferts de fonds des travailleurs migrants effectués depuis la France 
par le biais des circuits officiels ([32])

(en millions d’euros)

Source : Banque de France à partir des données de la Banque mondiale.

Sur ces 16 milliards d’euros, la quasi-totalité est transférée vers des pays éligibles à l’APD ([33]). Cette ventilation est toutefois très imprécise.

Tout d’abord, ces données ne comprennent pas les transferts informels, dont le volume peut pourtant être très important, notamment vers l’Afrique. Afin de limiter au maximum les opérations physiques de transferts de fond et les dangers associés, un système de transferts sans déplacement d’argent a été imaginé, en Chine tout d’abord, avant de s’étendre au reste du sous-continent ainsi que dans le monde arabe. L’« hawala » désigne ce réseau informel de transfert de fonds d’un lieu à un autre par le biais d’intermédiaires, les « hawaladars ».

Cette pratique échappe bien entendu aux statistiques officielles. Elle a de toute évidence un impact sur les finances publiques du pays d’origine comme du pays bénéficiaire, puisque ces transactions échappent à toute imposition directe ou indirecte. S’il n’est pas possible de donner un chiffre précis, ces transactions pourraient représenter des milliards de dollars ([34]). Certains économistes estiment que ces flux représentent entre 10 et 50 % des envois de fonds enregistrés. Dans une étude portant sur l’année 2015 et intitulée « Migrants’ Remittances from France », la Banque mondiale a interrogé 428 immigrés de nationalité algérienne, ivoirienne et malienne résidant à Montreuil, en Seine-Saint-Denis. Pour les personnes interrogées, le canal informel a représenté 53 % de leurs transactions réalisées sur une année. Cette estimation est cohérente avec les précédentes évaluations de la Banque mondiale. Cette dernière estime que, selon les corridors, 30 à 70 % des transferts sortants sont effectués par le canal informel ([35]). Certaines publications de l’OCDE font état d’une fourchette allant de 35 à 75 %.

Une autre faiblesse statistique réside dans le fait que ces transferts sont regardés par pays de destination mais non par pays d’envoi. En effet, le volume estimé par pays de destination résulte d’une extrapolation à partir de la taille de la diaspora présente officiellement sur le territoire du pays d’origine des transferts.

La difficile estimation des transferts de fonds depuis la France :
l’exemple de l’Algérie

Selon les données de la Banque mondiale pour l’année 2023, l’Algérie a reçu officiellement 1,8 milliard de dollars de transferts de fonds de sa diaspora établie à l’étranger. Si l’on en croit les données transmises par la Banque de France, 90 % de ce volume provient de France ([36]).

Ce montant d’1,8 milliard de dollar est très inférieur au montant transféré par exemple au Maroc. Ce dernier a reçu via les circuits officiels 11,7 milliards de dollars pour cette même année 2023, dont seulement 34 % proviennent de France.

En 2014 la Banque mondiale estimait les transferts vers l’Algérie à 2,1 milliards de dollars. Attendu que les envois de fonds n’ont fait qu’augmenter, le chiffre d’1,8 milliard de dollars paraît très largement sous-évalué.

Cette faiblesse pourrait être en grande partie liée à l’importance du marché des transferts informels en Algérie, du fait de multiples rigidités administratives mais également de l’existence d’un double taux de change. D’ailleurs, la Banque mondiale invite régulièrement les pays où le différentiel entre le marché parallèle de la devise et le taux officiel dépasse les 10 % à résoudre cette difficulté. Cette dualité du marché des changes algérien reflète et entretient les dysfonctionnements structurels de l’économie nationale et a des impacts particulièrement négatifs. David Malpass, ancien président du groupe de la Banque mondiale, rappelle par ailleurs qu’il existe une étroite corrélation, sinon une relation de cause à effet, entre l’existence des taux parallèles et la corruption. 

En Algérie, le différentiel entre le taux officiel et le marché informel était de 53 % en 2023, mais il atteint parfois les 80 %, comme en novembre 2024.

À l’heure actuelle, un billet de 100 euros s’échange 26 000 dinars au marché noir des cambistes du Square Port-Saïd. Sur le marché réglementé, ces mêmes 100 euros s’échangeront contre seulement 15 162 dinars ([37]).

Par ailleurs, il existe d’autres contraintes qui favorisent le marché parallèle : l’Algérie a mis en place un très strict contrôle des changes, l’importation et l’exportation de devises fait l’objet d’une réglementation restrictive, et, par ailleurs, le dinar algérien n’est pas convertible.

Étant donné les avantages importants du marché informel, on peut raisonnablement penser que les transferts formels de fonds vers l’Algérie s’élèvent au moins au quadruple des transferts formels, soit a minima 7,2 milliards d’euros. En reprenant la même clé de répartition que pour les transferts formels, on aboutit à une estimation du montant annuellement transféré depuis la France vers l’Algérie de 6,5 milliards d’euros incluant les transferts informels, un chiffre probablement encore sous-estimé mais cohérent avec les volumes transférés formellement de la France vers le Maroc. Par ailleurs, si l’on considère qu’environ 6 millions de personnes ont en France des liens très directs et forts avec la communauté algérienne, cela revient à dire qu’un peu moins de 1 100 euros sont transférés en moyenne par an pour ces personnes, soit environ 90 euros par mois. Ce chiffrage ne semble pas exorbitant.

Face à ces montants formels malgré tout très faibles, l’Algérie cherche à améliorer sa capacité à attirer les fonds de sa diaspora. L’ouverture récente de la Banque extérieure d’Algérie Internationale (BEA) en France, qui a reçu son agrément de l’ACPR le 16 janvier 2025 malgré la crise politique et diplomatique en cours entre la France et l’Algérie, vise justement à faciliter et sécuriser les transactions financières des Algériens établis à l’étranger. La BEA prévoit d’ouvrir cinq agences dans les principales villes de France dans les mois à venir.

Le rapporteur spécial regrette que ce sujet n’attire pas davantage l’attention des pouvoirs publics en France. Considérés comme relevant de la sphère privée, leur impact sur les économies des pays considérés et leur rôle dans la réduction de la pauvreté ne sont pas suffisamment valorisés.

a.   Les transferts de fonds sont un élément important de solidarité internationale

Les transferts de fonds représentent l’un des liens les plus directs entre migration et développement. Pourtant, ces transferts ne sont pas regardés comme pouvant intégrer, d’une façon ou d’une autre, la mesure de l’effort que les pays développés apportent à la réduction des inégalités mondiales.

Même si les États d’accueil n’interviennent pas positivement dans les décisions de transferts ni dans sa volumétrie, il est clair, d’une part, que les transferts de fonds trouvent leur source dans le niveau et les priorités données à la dépense publique des pays d’origine et, d’autre part, qu’ils contribuent à réduire la pauvreté des populations bénéficiaires. On peut ajouter que l’intervention des États d’accueil est en quelque sorte une intervention en creux, puisque c’est l’absence de restrictions apportées aux flux de sortie de capitaux ou de taxation de ces flux qui permet que de tels transferts puissent être aussi massifs.

La raison de ce désintéressement est simple : il s’agit de dépenses privées auxquelles l’État ne contribue pas directement. Le rapporteur spécial s’oppose à cette vision des choses qui fait fi des ressorts qui permettent à un pays d’offrir à ses membres, quelle que soit leur nationalité, des revenus (du travail ou de subsistance) décents. Même si cette contribution au développement est indirecte, elle est réelle.

  1.   Les transferts privés n’ont-ils vraiment aucun lien avec les dépenses publiques supportées par les pays d’accueil ?

Le rapporteur spécial considère que ce lien entre dépenses publiques et transfert privés se fait à différents niveaux. Tout d’abord, la dépense publique permet la mise en place de manière générale et sur le long terme d’un contexte économique, social et sécuritaire favorable à l’insertion des migrants, travailleurs ou non, dans le système productif et de redistribution des richesses du pays hôte. Dans cet ensemble, certaines dépenses sont plus spécifiquement dirigées vers ces populations migrantes. Il s’agit de l’ensemble des politiques d’accueil et d’intégration des étrangers menées par l’État, l’Union européenne, les collectivités locales, les associations subventionnées, etc.

Le rapporteur spécial considère que l’État, dans sa capacité à orienter la dépense publique, est un acteur important du développement d’un pays. Imaginer le contraire reviendrait à affirmer que la dépense publique n’a aucun effet sur le « niveau de vie » d’un pays ni sur sa capacité à générer de la richesse collective et des revenus privés.

Il est indéniable que les transferts de fonds ne sont rendus possibles à des niveaux importants que parce que les pays développés ont mobilisé et continuent de mobiliser leurs ressources intérieures et leur capacité d’endettement afin d’engager des dépenses publiques non directement rentables pour les affecter au développement économique et à la réduction des inégalités. Malgré leurs imperfections, ces dépenses permettent de garantir la paix et la stabilité, elles soutiennent la croissance économique et la juste concurrence, elles forcent à la redistribution des richesses, elles entretiennent les services publics, et elles soutiennent, de manière générale, l’amélioration du niveau et de la qualité de vie de l’ensemble des citoyens.

Infrastructures publiques de transport d’électricité ou de télécommunication, aide aux entreprises, éducation et formation professionnelle, prestations sociales, revenus de remplacement, aides au logement, assurances sociales, protection de la propriété privée, protection de la sécurité et de la salubrité publique, recherche, santé … la liste est longue de ces dépenses publiques qui dotent la France d’un environnement économique et social qui permet aux migrants d’accéder à un niveau de vie suffisant pour générer des transferts de fonds vers des pays pauvres.

Le parcours migratoire est d’ailleurs la plupart du temps une affaire de famille, le travail d’un seul permettant de faire vivre les proches, et les personnes qui échouent à rejoindre les pays développés ne parviennent parfois jamais à réintégrer leur cercle familial.

Venant de l’extérieur en soutient aux populations les moins favorisées, ces transferts peuvent avoir les mêmes effets négatifs que l’aide publique au développement : diminution de la productivité de ceux qui les reçoivent, accroissement des inégalités entre les ménages avec ou sans migrants, accroissement de la consommation de produits importés, appréciation du taux de change …

Dans tous les cas, que ces fonds soient issus des salaires et rémunérations ou bien qu’ils trouvent leur source dans des prestations et allocations sociales, ou bien les deux, ils sont tous liés, dans des proportions variables, à des choix publics coûteux.

L’exemple du soutien public mis en œuvre lors de la crise du Covid-19 est de ce point de vue très parlant. La plupart des prévisions étaient particulièrement pessimistes quant aux effets de la crise, qui auraient pu brutalement mettre à l’arrêt l’économie des pays et donc leurs travailleurs immigrés. Dans une note d’information publiée en avril 2020 ([38]), la Banque mondiale prédisait que « les envois de fonds des migrants dans le monde devraient chuter d’environ 20 % en 2020. Ce déclin attendu, le plus brusque de l’histoire récente, est à imputer largement à un fléchissement des salaires et de l’emploi des travailleurs migrants, souvent particulièrement exposés aux pertes de revenu et d’emploi en cas de crise économique dans leur pays d’accueil ».

En réalité, les remises migratoires n’ont que très peu diminué au plus fort de la crise. Le tassement constaté entre 2019 et 2020 s’est établi au niveau mondial à moins de 1,6 %. Selon l’analyse fournie a posteriori par la Banque mondiale, cette constance des envois de fonds des migrants peut en grande partie s’expliquer par les mesures de soutien budgétaire dans les pays d’accueil, qui ont contribué à une conjoncture économique plus favorable qu’attendu. Le lien entre dépense publique et sécurisation des revenus des salariés, y compris donc des travailleurs migrants, ressort particulièrement dans cet exemple. Mais cette corrélation est tout à fait pertinente hors période de crise.

Certaines dépenses publiques sont d’ailleurs directement liées à l’accueil et à l’intégration socio-économique des migrants. Dans le champ des dépenses budgétaires, on peut citer par exemple les crédits du programme 104 « Intégration et accès à la nationalité française » doté de 430 millions d’euros en loi de finances pour 2025, les crédits du programme 177 « Hébergement, parcours vers le logement et insertion des personnes vulnérables », doté de 3 milliards d’euros et dont 50 % à 60 % des places bénéficient à des personnes de nationalité étrangère dont le statut administratif ne permet par l’accès au logement, mais également le financement par les collectivités locales de la prise en charge des mineurs non accompagnés, qui est estimé à 2 milliards d’euros en 2023 par l’association des départements de France, ou leur participation aux contrats territoriaux d’accueil et d’intégration. Toutes ces dépenses sont, plus que les autres, directement en lien avec la volonté de la France d’aider à l’insertion économique et sociale des nouveaux arrivants sur son territoire, dont la quasi-totalité bénéficient à des ressortissants de pays éligibles à l’aide publique au développement.

Au-delà de ce rôle important de la dépense publique dans la consolidation du modèle économique et social français ou plus directement dans l’accueil des immigrés, les transferts de fonds représentent pour la France une perte en matière d’épargne, d’investissement ou de consommation selon les cas. L’impact pour le système économique comme pour les finances publiques est donc négatif. Il s’agit là d’un « coût » économique réel, certains pays ayant d’ailleurs tenté de taxer ces transferts ([39]). En outre, les débats qui entourent régulièrement la valorisation ou la mobilisation de l’épargne privée des Français (fléchage du Livret A, « grand emprunt », financement du réarmement militaire …) témoigne du caractère éminemment stratégique de cet agrégat.

De façon plus anecdotique, il est à noter qu’un résident fiscal français peut déduire de son revenu les sommes transférés à l’étranger dans le but de pourvoir aux besoins de bénéficiaires de l’obligation alimentaire ([40]). Aucune donnée n’a été transmise au rapporteur spécial sur la mise en œuvre de cette déductibilité.

  1.   Des transferts fortement orientés vers la réduction de la pauvreté des populations

Alors que l’aide au développement s’étend désormais à presque toutes les politiques publiques, les transferts de fonds privés ont conservé les fondamentaux de l’aide internationale : ils sont à 90 % orientés vers la satisfaction des besoins essentiels des populations. Il s’agit d’une raison supplémentaire pour que ces transferts soient mieux valorisés et comptabilisés.

Selon la Banque Mondiale, ces transferts représentent en moyenne 9 % du PIB dans les pays les moins avancés (PMA) et plus de 10 % dans plusieurs pays africains, comma la Gambie par exemple.

De très nombreuses études, enquêtes et analyse confirment que les envois de fonds sont un facteur essentiel de stabilisation économique et qu’ils sont particulièrement efficaces en matière d’atténuation de la pauvreté et d’accès aux services sociaux de base. En faisant parvenir cet argent à leurs proches, les émigrés aident également à réduire le travail des enfants et à améliorer l’alimentation, et encouragent la scolarisation et les dépenses d’éducation. La Banque mondiale parle même d’une « bouée de sauvetage » essentielle pour les dépenses des ménages dans l’alimentation, la santé et l’éducation pendant les périodes de difficultés économiques.

Selon les Nations Unies, une augmentation de 10 % des envois de fonds par habitant entraînerait une baisse de 3,5 % des pauvres dans la population. Les liens entre transferts de fonds et réduction de la pauvreté semblent plus directs, plus certains et plus immédiats qu’en matière d’aide publique au développement.

En février 2024, l’OIM a mené une étude spécifique sur la situation en Belgique, où ont été décomptés en 2022 près de 7 milliards de dollars de transferts de fonds ([41]). Cette analyse indique que 70 % des personnes interrogées envoient de l’argent pour des besoins essentiels et la moitié d’entre elles pour des dépenses de santé. Par ailleurs, environ 40 % des personnes font des transferts pour des frais liés à l’éducation, tandis que moins de 10 % d’entre eux le font pour des investissements commerciaux.

Un autre avantage de ces transferts pour les populations bénéficiaires, réside dans leur faible volatilité. Contrairement à certains programmes d’aide internationale, qui ont une durée limitée ou subissent les changements de priorité politique des pays pourvoyeurs, ou aux investissements directs étrangers, qui peuvent être brusquement réorientés en fonction de contraintes économiques, les transferts de fonds se démarquent par leur stabilité, leur croissance continue et leur résilience face aux crises. Par exemple, alors que les transferts de fonds privés se sont maintenus pendant le Covid (cf supra), les investissements directs étrangers avaient chuté de près de 40 %.

Le différentiel de niveau de vie entre les pays d’accueil des migrants et les pays de destination des transferts accroît bien entendu l’impact de ces flux pour les populations. Au Maroc, le salaire minimum est de l’ordre de 250 euros mensuels, il est de 133 euros en Algérie. En Guinée, le salaire minimum est fixé à 56 euros.

Pour résumer, le rapporteur spécial considère que ces transferts financiers privés :

 sont rendus possible par le niveau et la qualité des dépenses publiques du pays hôte ;

 sont facilités par les crédits publics directement dépensés au bénéfice des populations immigrées présentes sur le territoire, afin d’accélérer leur intégration sociale et économique ;

 constituent une perte de ressources réelle pour le pays d’accueil, que ce soit en matière d’épargne, d’investissement ou de fiscalité ;

 ne sont pas dépensés sur le territoire du pays d’accueil et concourent façon quasi exclusive à la réduction de la pauvreté voire de l’extrême pauvreté dans les pays en développement.

Aussi, le rapporteur spécial est favorable à ce que ces flux fassent l’objet d’une analyse précise et d’une valorisation, sinon au titre de l’aide publique au développement à celui d’une nouvelle métrique élargie à mettre en place avec l’OCDE. L’idée n’est pas de substituer ces fonds privés aux fonds publics dépensés par ailleurs dans le cadre de nos objectifs en matière de coopération internationale, mais de mieux les connaître.

En prenant le chiffrage de 14 milliards d’euros transférés de manière formelle vers des pays éligibles à l’aide au développement en 2023, et probablement le double en comptant les transferts informels, la contribution française à la réduction de la pauvreté par le biais des transferts est réelle.

b.   Davantage mobiliser les fonds de la diaspora vers des projets de développement

Pour tirer meilleur parti des effets de ces flux sur le développement des pays pauvres, de très nombreux projets d’aide au développement visent à inciter les personnes qui effectuent ces transferts, ou celles qui les reçoivent, à orienter ces fonds vers l’investissement productif.

La France finance par exemple le projet « Diasdev », doté d’1 million d’euros et piloté par Expertise France, qui vise à accompagner les Caisses des dépôts et consignations du Bénin, de la Côte d’Ivoire, de la Mauritanie, du Sénégal, et de la Tunisie, et leurs partenaires institutionnels dans le développement ou l’amélioration de services d’épargne et d’investissement pour leurs diasporas en vue d’améliorer la mobilisation des ressources extérieures. L’une des actions de ce projet porte sur l’appui à la mise en place d’un livret d’épargne réglementé unique à l’ensemble des pays de l’Union monétaire ouest africaine et ciblant principalement la diaspora.

La France a également soutenu en 2002 l’émergence d’un réseau associatif spécialisé dans la valorisation des migrations en matière de développement, le Forum des Organisations de Solidarité Internationale issues des Migrations (FORIM). Le Forim mène une action très positive pour « favoriser l’intégration des populations issues des migrations internationales, de renforcer les échanges entre la France et les pays d’origine et de contribuer au développement de leur région d’origine », selon le site internet de l’organisation.

C’est également le sens du forum « Ancrages » dont la deuxième édition s’est tenue à Marseille le 16 avril dernier, auquel le chef de l’État a participé à distance, et dont le but était justement de mettre en valeur les diasporas africaines présentes sur le territoire afin de créer des ponts économiques et culturels entre les pays.

Au niveau international, le sujet est également identifié comme un enjeu majeur. La Banque mondiale incite fortement au développement d’initiatives permettant de mobiliser la diaspora, que ce soit par le biais d’investissements financiers ou de capital humain.

En décembre 2024, dans un contexte de tassement des financements internationaux, le Sénégal a fait part de son souhait de recourir à un emprunt obligataire dont les ressortissants installés à l’étranger seraient les créanciers. « Et si demain les fonds envoyés par la diaspora sénégalaise servaient à construire un hôpital régional ultramoderne dans la région de Tambacounda (Sud-Est), l’extension de l’aéroport international Blaise-Diagne de Dakar ou encore une usine de transformation de mangues en Casamance ? » suggérait un article du Monde Afrique commentant le projet de loi de finances du Sénégal pour 2025 ([42]).

Au Kenya, le gouvernement a annoncé en fin d’année 2024 relancer un programme d’émission d’obligations de la diaspora. Les paroles du Premier ministre Musalia Mudavadi s’adressant aux membres de la diaspora kenyane en Namibie en septembre 2024 ont été particulièrement fortes : « aujourd’hui, les chiffres indiquent que le Kenya est désormais prêt pour l’émission d’obligations de la diaspora, grâce auxquelles vous pouvez aider à investir dans des infrastructures clés, qu’il s’agisse de routes, d’hôpitaux ou d’autres projets ayant un impact sérieux sur la population ».

Les pays en développement eux-mêmes confèrent donc aux transferts de fonds les mêmes objectifs que l’aide au développement. Avec un avantage important qui résulte du fait que les États sont, vis-à-vis de ces transferts, davantage indépendants et légitimes à leur donner les orientations qu’ils souhaitent, puisqu’ils proviennent de leurs propres ressortissants. Ces ressortissants peuvent d’ailleurs se situer sur le territoire d’autres pays en développement. La proposition du rapporteur spécial pourrait donc ainsi également renforcer la valorisation de la solidarité Sud-Sud.

c.   La baisse des coûts de transfert dans le cadre de la politique d’aide au développement

Le dernier aspect que le rapporteur spécial souhaite évoquer sur cette question importante des transferts de fonds porte sur les coûts de transfert. Cet enjeu est d’ailleurs bien identifié au plan international.

Ainsi, les Objectifs de développement durable (ODD), adoptés en 2015 dans le cadre du Programme 2030 des Nations Unies pour le développement durable, comportent une cible visant à réduire le coût des transferts de fonds.

L’objectif 10.7 qui porte sur la promotion des voies légales de migration, comporte un sous objectif c. ainsi formulé : « d’ici à 2030, faire baisser au-dessous de 3 pour cent les coûts de transaction des envois de fonds effectués par les migrants et éliminer les couloirs de transfert de fonds dont les coûts sont supérieurs à 5 % »

Au quatrième trimestre 2023, le coût moyen mondial de l’envoi de 200 dollars s’élevait à 6,4 %, soit une légère hausse par rapport à 2022 où ils s’élevaient à 6,2 % et, en tout cas, bien au-delà de l’objectif de 3 % fixé par les ODD.

Le coût des transferts de fonds varie fortement en fonction de la zone géographique concernée : en moyenne 4,3 % en Asie du Sud-est, 6,1 % en Amérique latine – Caraïbes, 5,9 % en Afrique du Nord Moyen-Orient et 8 % en Afrique subsaharienne. Depuis la France, les frais sont estimés à 6 %.

Ils varient également de manière importante en fonction de l’opérateur de transfert, comme en témoignent les données rassemblées dans le tableau ci-dessous.

 

Source : Ministère des affaires étrangères en réponse aux questions du rapporteur spécial.

Opérateur

Coût de transfert

Banques

12,1 %

Bureaux de poste

7 %

Opérateurs de transfert d’argent

5,3 %

Opérateur mobile

4,1 %

L’ONU précise qu’en réduisant les coûts moyens à 3 % à l’échelle mondiale, les familles procédant à des envois de fonds économiseraient 20 milliards de dollars supplémentaires par an.

Le Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières, adopté en 2018 à Marrakech, invite également la communauté internationale à « rendre les envois de fonds plus rapides, plus sûrs et moins coûteux et favoriser l’inclusion financière des migrants » ([43]).

L’exemple du partenariat entre le FIDA et la société Moneytrans au Maroc

Contribuant au PIB marocain à hauteur de 7,9 % en 2021, les transferts de fonds constituent une importante source de revenus pour de nombreuses familles au Maroc. Le coût des envois de fonds vers le Maroc est d’ailleurs nettement inférieur à la moyenne africaine : 5,6 % contre 8 %.

 Les canaux numériques, qui bénéficient au Maroc d’un cadre réglementaire favorable, sont particulièrement avantageux : les frais pour l’envoi de fonds vers un portefeuille mobile au Maroc depuis un pays développé n’étaient que de 2,64 % en 2021.

C’est dans ce contexte que le Fonds international de développement agricole des Nations Unies (FIDA) et l’opérateur de transfert de fonds internationaux Moneytrans ont lancé une plateforme pour réduire les coûts des transferts de fonds des Marocains résidant à l’étranger (MRE).

Le projet s’inscrit dans le cadre de la plateforme pour les envois de fonds, les investissements et l’entrepreneuriat des migrants en Afrique (PRIME Africa) qui est une initiative financée par l’Union européenne à hauteur de 15 millions d’euros sur la période 2019 – 2023, et mise en œuvre par le Mécanisme de financement pour l’envoi de fonds du FIDA ([44])

Dans le cadre de ce partenariat, il est prévu qu’environ 18 000 émetteurs de fonds marocains résidant dans ces corridors adoptent une pratique numérique, ce qui s’accompagnera de la création de comptes bancaires formels. Profiteront en même temps de cette initiative environ 31 500 bénéficiaires de transferts de fonds au Maroc, dont 30 % en zone rurale.

Dans son étude précitée parue en novembre 2018, l’UFC Que Choisir révélait que le montant des commissions liées aux transferts d’argent internationaux atteignait près de 700 millions d’euros au départ de la France, répartis sur un marché dominé par les sociétés de transferts d’argent telles que Western Union et MoneyGram. À ces commissions s’ajoutent des frais de change, que l’organisme chiffrait à 110 millions d’euros. L’organisme déplorait l’opacité de certains frais facturés et appelait les pouvoirs publics à créer les conditions d’une meilleure concurrence en la matière.

Le rapporteur spécial souscrit aux objectifs de réduction des frais de transferts. Il invite le gouvernement à compléter notre connaissance du phénomène des envois de fonds privés vers les pays en développement en lançant une étude précise sur les opérateurs présents sur le territoire et qui proposent ces services, sur leurs modes de fonctionnement, sur leur modèle économique et sur les frais qu’ils facturent. Cette étude pourrait opportunément développer des pistes de réflexion relatives aux moyens que pourrait déployer l’État, le cas échéant via des crédits d’APD, afin de faire passer les coûts de transfert au départ de France de 6 à 3 % conformément aux ODD.


   TRAVAUX DE LA COMMISSION

 

Lors de sa réunion de 15 heures, le mercredi 28 mai 2025, la commission, réunie en commission d’évaluation des politiques publiques, a entendu M. Corentin Le Fur, rapporteur spécial des crédits de la mission Aide publique au développement et du compte spécial Prêts à des États étrangers, sur son rapport d’information sur le traitement des enjeux migratoires au sein de l’aide publique au développement française et européenne, présenté en application de l’article 146, aliéna 3, du règlement de l’Assemblée nationale.

La commission a autorisé la publication du rapport d’information.

La vidéo de cette réunion est disponible sur le site de l’Assemblée nationale. Le compte rendu sera prochainement consultable

 


([1]) Voir par exemple la réunion par le Président de la République le 4 avril dernier d’un « conseil présidentiel pour les partenariats internationaux », dont la dénomination lors de sa précédente réunion en mai 2023 était « conseil présidentiel du développement ».

([2]) Osons les migrations pour le développement durable !, rapport du groupe de travail « migrations et développement » du conseil national pour le développement et la solidarité internationale (CNDIS), mai 2016.

([3]) Ces quinze pays prioritaires sont l’Algérie, la Tunisie, le Maroc, l’Égypte, le Sénégal, le Mali, la Guinée, la Côte d’Ivoire, le Nigéria, les Comores, le Sri Lanka, l’Inde, le Vietnam, l’Indonésie et le Bangladesh.

([4]) La lutte contre l’immigration irrégulière, rapport public thématique, janvier 2024.

([5]) Civipol est l’opérateur de coopération technique internationale du ministère de l’intérieur, spécialisé en matière de lutte contre le crime organisé et contre le terrorisme et la radicalisation, de contrôle des flux migratoires et des frontières, d’identité (consolidation des systèmes d’état-civil), de cybercriminalité, de renforcement des forces de sécurité intérieure et d’appui aux États dans la consolidation de leur système de sécurité intérieure.

([6]) Loi n° 2023-22 du 24 janvier 2023 d’orientation et de programmation du ministère de l’intérieur

([7]) Il convient de rappeler que près de 35 % des mineurs non-accompagnés en France sont de nationalité guinéenne. Beaucoup sont sans état civil. Par ailleurs, de façon plus générale, le taux d’éloignement des personnes documentées (c’est-à-dire schématiquement disposant d’un état civil) était de 69 % en France métropolitaine, des taux bien supérieurs à la moyenne (seuls 35 % des personnes placées en centre de rétention administrative sont effectivement renvoyés).

([8]) Les cinq piliers du plan sont présentés en annexe de ce rapport.

([9]) Le Fonds Paix et résilience Minka est l’outil de l’AFD lancé en 2017 et dédié à la consolidation de la paix, dans le cadre de la stratégie française « Prévention, résilience et paix durable ». Minka, c’est 200 millions d’euros par an destinés à appuyer la prévention des conflits violents et la sortie de crise.

([10]) La relation privilégiée entre la Tunisie et l’Italie est ancienne : la Tunisie est le pays avec lequel l’Italie a conclu le plus d’accords internationaux (106 en vigueur) après la France (188), les États-Unis (120), la Russie (113) et l’Égypte (112).

([11]) Décret n° 2007-999 du 31 mai 2007 relatif aux attributions du ministre de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du co-développement.

([12]) Publication sur le site internet de l’ONG Oxfam, préalablement à la réunion du comité interministériel de la coopération internationale et du développement de 2009.

([13]) Cette règle a par exemple conduit la Cour des comptes européenne à signaler dans le cadre de son rapport précité sur le FFU que « trois projets visaient à soutenir des activités de gestion et/ou de contrôle des frontières qui répondaient au moins en partie aux intérêts du donateur ou qui avaient donné lieu à des réalisations inéligibles à l’APD ».

([14]) En privilégiant par exemple des projets à double dividende (développement local et réduction des facteurs de migration irrégulière), comme les programmes de formation professionnelle dans les zones de forte émigration ou en articulant l’APD avec d’autres instruments (Fonds fiduciaires européens, aide bilatérale hors APD) pour couvrir l’ensemble du continuum prévention-réintégration.

([15]) Fonds fiduciaire d’urgence de l’UE pour l’Afrique : malgré de nouvelles approches, le soutien est resté peu ciblé, Cour des comptes européenne, 2024.

([16]) Par exemple, le projet « Better Migration Management » (2016-2018, 46 millions d’euros), financé par le FFU et la coopération allemande, dont le volet mis en œuvre par Expertise France inclut le renforcement des mécanismes de coopération régionale en matière de lutte contre la traite, le renforcement des capacités des acteurs étatiques à délivrer des services d’assistance aux migrants vulnérables, la construction ou réhabilitation de structures d’accueil et de transit, et le renforcement de la coordination des acteurs non-étatiques par la mise en réseau et des activités de cartographies.

([17]) Organisation internationale des migrations.

([18]) Europol est l’un des principaux acteurs de l’UE dans la lutte contre le trafic de migrants. Elle a pour mission d’aider les autorités répressives des États membres et de faciliter la coopération en matière de prévention et de lutte contre la grande criminalité organisée.

([19]) Le FAMI est doté de 947 millions d’euros sur la période 2021–2027.

([20]) Rapport d’information de Mme Muriel Jourda et M. Olivier Bitz « Les instruments migratoires internationaux : mettre fin à la cacophonie – 18 recommandations pour une politique migratoire internationale plus cohérente » février 2025

([21]) Sauf en page 4, pour indiquer que le plan ne fait justement pas la distinction entre les migrations régulières et irrégulières.

([22]) Ces montants ne comprennent donc ni la mise en œuvre de notre APD multilatérale, ni la mise en œuvre de l’APD européenne.

([23]) 13 millions d’euros en 2024, la liste des 14 premières associations figure en annexe du présent rapport.

([24]) Loi n° 2021-1031 du 4 août 2021 de programmation relative au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales

([25]) Comment l’aide publique au développement est-elle utilisée pour servir les politiques migratoires ? Les notes de Sud n° 27, novembre 2020.

([26]) La coopération UE-Afrique sur les migrations, chronique d’un chantage, rapport d’observation de la Cimade, 2017.

([27]) Les frais de rétention administrative éventuelle, et de retour forcé, sont dans tous les cas et fort logiquement exclus par l’OCDE.

([28]) Il s’agit d’une approximation calculée sur la base des délais actuels de traitement des demandes d’asile (4,2 mois pour l’OFPRA et 5,2 mois pour la CNDA) et du taux de protection accordé en premier examen par l’OFPRA qui s’est élevé en 2024 à près de 40 %.

([29]) Hors Chine.

([30]) « Transferts d’argent internationaux : une zone de non-droit aux tarifs d’une « cherté immorale » », UFC Que Choisir, novembre 2018.

([31]) La liste exhaustive figure en annexe de ce rapport.

([32]) La liste complète figure en annexe du présent rapport.

([33]) Hors Espagne et Portugal (et dans une moindre mesure l’Italie), qui sont les deux seuls pays du CAD de l’OCDE à percevoir des montants significatifs.

([34]) Mohammed El-Qorchi « Hawala, comment fonctionne ce système informel de transfert de fonds et faut-il le réglementer ? » Revue Finance et développement, volume n° 39, décembre 2002.

([35]) Données citées par l’UFC Que Choisir dans son étude précitée.

([36]) Les transferts de fonds depuis la France vers l’Algérie se sont élevés 1,4 milliard d’euros soit 1,6 milliard de dollars en 2023.

([37]) Données au 21 avril 2025. Pour rappel, le SMIC algérien est égal à 20 000 dinars.

([38]) Note d’information n° 32 « migrations et développement », avril 2020.

([39]) L’Italie a ainsi mis en place en janvier 2019 une taxe de 1,5 % sur chaque transfert d’argent réalisé vers une zone hors UE. Le rapporteur spécial ne dispose pas de données sur la mise en œuvre de cette disposition. Le Cameroun et la Côte d’Ivoire ont également mis en place une taxation de certains transferts (y compris entrants lorsqu’ils aboutissent à des retraits pour ce qui est du Cameroun).

([40]) Article 156 II. 2° du Code Général des Impôts et articles 205 à 207 du code civil.

([41]) « Data insignts into Belgium’s remittance landscape: trends and drivers », IMO, février 2024.

([42]) « Le Sénégal compte sur sa diaspora pour financer son développement », Le Monde Afrique, 26 décembre 2024.

([43]) Objectif 20 du pacte de Marrakech.

([44]) Le mécanisme de financement pour l’envoi de fonds du FIDA, est une initiative dotée de 75 millions de dollars, visant à maximiser l’impact des envois de fonds sur le développement et à promouvoir l’engagement de la diaspora dans les pays d’origine des travailleurs migrants.