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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 2 juillet 2025.
RAPPORT D’INFORMATION
DÉPOSÉ
en application de l’article 145 du Règlement
PAR LA COMMISSION DE LA DÉFENSE NATIONALE ET DES FORCES ARMÉES
portant recueil d’auditions de la commission (1)
sur l’Europe de la défense
ET PRÉSENTÉ PAR
M. Jean-Michel JACQUES,
Président
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Composition de la commission de la défense nationale et des forces armées :
M. Jean-Michel Jacques, président ;
Mme Delphine Batho, Mme Valérie Bazin-Malgras, M. Édouard Bénard, M. Christophe Bex, M. Christophe Blanchet, Mme Anne-Laure Blin, M. Matthieu Bloch, M. Frédéric Boccaletti, M. Manuel Bompard, M. Philippe Bonnecarrère, M. Hubert Brigand, M. Bernard Chaix, Mme Cyrielle Chatelain, M. Yannick Chenevard, Mme Caroline Colombier, M. François Cormier-Bouligeon, Mme Geneviève Darrieussecq, M. Alexandre Dufosset, Mme Alma Dufour, Mme Sophie Errante, M. Yannick Favennec-Bécot, M. Emmanuel Fernandes, Mme Stéphanie Galzy, M. Guillaume Garot, M. Thomas Gassilloud, M. Frank Giletti, Mme Florence Goulet, M. Daniel Grenon, M. David Habib, Mme Catherine Hervieu, Mme Emmanuelle Hoffman, M. Laurent Jacobelli, M. Pascal Jenft, M. Guillaume Kasbarian, M. Loïc Kervran, M. Bastien Lachaud, Mme Julie Laernoes, M. Abdelkader Lahmar, Mme Anne Le Hénanff, Mme Nadine Lechon, Mme Gisèle Lelouis, M. Didier Lemaire, Mme Murielle Lepvraud, M. Julien Limongi, Mme Lise Magnier, M. Sylvain Maillard, Mme Alexandra Martin, Mme Michèle Martinez, M. Thibaut Monnier, M. Karl Olive, Mme Anna Pic, Mme Josy Poueyto, Mme Natalia Pouzyreff, M. Aurélien Pradié, Mme Marie Récalde, Mme Mereana Reid Arbelot, Mme Catherine Rimbert, Mme Marie-Pierre Rixain, M. Aurélien Rousseau, M. Arnaud Saint-Martin, M. Sébastien Saint-Pasteur, M. Aurélien Saintoul, Mme Isabelle Santiago, M. Mikaele Seo, M. Thierry Sother, M. Thierry Tesson, M. Jean-Louis Thiériot, Mme Sabine Thillaye, M. Romain Tonussi, M. Boris Vallaud, Mme Corinne Vignon, membres.
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SOMMAIRE
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Pages
Contributions écrites des Groupes parlementaires
1. Groupe Rassemblement National
2. Groupe Ensemble pour la République
3. Groupe La France Insoumise – Nouveau Front populaire
4. Groupe Socialistes et apparentés
5. Groupe Écologiste et Social
7. Groupe Horizons et apparentés
Face à la guerre en Ukraine, à un environnement stratégique de plus en plus brutal ou encore aux récentes positions diplomatiques américaines, les Européens doivent plus que jamais se montrer unis.
Aujourd’hui, la France et l’Europe se retrouvent être parmi les derniers remparts du droit international. Alors que nos démocraties européennes sont en proie à des manœuvres de déstabilisation, que notre prospérité est mise à mal et que les menaces qui pèsent sur notre sécurité se multiplient, nous, Européens, ne pouvons pas rester spectateurs. Les Européens doivent rester maître de leur destin. Pour ce faire, l’Europe de la défense doit devenir une réalité, pour rendre l’Europe plus puissante et plus indépendante.
À cette fin, nous devons résolument poursuivre les efforts engagés pour renforcer l’autonomie stratégique de l’Europe, appelée de ses vœux par la France lors du discours de La Sorbonne de 2017 et en faveur de laquelle notre pays joue un rôle moteur. Les avancées permises ces dernières années, telles que l’adoption de la Boussole stratégique sous la Présidence française du Conseil de l’Union européenne (2022) ou encore la mise en place d’outils comme le Fonds européen de défense, ont été nombreuses. Pour autant, il nous faut aujourd’hui aller plus loin et nous mobiliser collectivement.
Dès 2017, la France a réagi en réinvestissant dans son outil de défense, afin qu’il demeure crédible face à la multiplication des menaces. La loi de programmation militaire (LPM) 2019-2025 a ainsi permis de réparer nos armées
– après des décennies de sous-investissements héritées des dividendes de la paix, et la loi de programmation militaire 2024-2030 poursuit cet effort de remontée en puissance de notre outil militaire. Cet engagement politique exigeant nous a permis de conserver un modèle d’armée complet, robuste et crédible. C’est grâce à ces efforts que la France détient aujourd’hui la première armée d’Europe.
Conscient des défis majeurs auxquels nous, Européens, sommes confrontés, il m’est apparu essentiel que la commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale conduise des réflexions sur l’Europe de la défense. Nous avons ainsi mené un cycle d’auditions entre janvier et avril 2025 afin d’acquérir une vision la plus complète possible de ce sujet d’importance.
Sont intervenus pour nous éclairer des acteurs aux profils divers : militaires, politiques, industriels, think-tanks, cadres de l’administration, etc. Le présent recueil rassemble les comptes-rendus de l’ensemble des auditions qui ont été menées, ainsi que les contributions des groupes politiques qui l’ont souhaité.
Au terme de ce cycle d’auditions, force est de constater que les bouleversements géostratégiques récents ont rendu nécessaires le renforcement de la coopération ainsi que l’accroissement des investissements en matière de défense en Europe. Les pays européens ont déjà commencé à en prendre conscience, comme en témoigne la hausse des budgets de défense nationaux ces dernières années : en trois ans, ils ont porté leur effort de 200 à 300 milliards d’euros par an. Dans la continuité de cet effort budgétaire, les pays européens ont affiché en mars 2025 lors d’une réunion des chefs de gouvernement l’objectif que le continent soit en mesure de se défendre seul d’ici 2030. Il est donc non seulement essentiel de poursuivre les efforts engagés, mais également de les intensifier collectivement.
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Une nouvelle ère géostratégique qui impose la construction d’une véritable Europe de la défense
Alors que le contexte géostratégique se tend de jour en jour, ce cycle d’auditions a permis d’enrichir notre réflexion quant à l’évolution à donner à l’Europe de la défense. L’appréciation de la situation géopolitique ne peut qu’amener à constater une forte dégradation de l’environnement sécuritaire mondial (terrorisme, multiplication des conflits par exemple en Mer Rouge, au Proche et Moyen Orient, etc.), le délitement des architectures de sécurité (dénonciation des accords de sécurité au profit d’une logique de « sphère d’influence ») et une exacerbation des tensions. On observe en parallèle une extension des champs de conflictualité (espace, fonds marins), une imbrication des crises et un recours de plus en plus important aux stratégies hybrides (guerre informationnelle, attaques cyber, ingérences numériques dans les processus électoraux comme en Roumanie, etc.). Si nous relevons ces éléments pour notre propre appréciation stratégique, nous pouvons également constater que l’ensemble des pays européens y sont confrontés.
Le durcissement de la posture chinoise sur les plans économiques et militaires, l’agression russe en Ukraine et le non-alignement des Américains avec la sécurité européenne doivent collectivement nous amener à tirer des conséquences pour l’Europe de la défense, la solidarité européenne et le lien transatlantique. La France a un rôle moteur à jouer de préservation de l’ordre international et de promotion d’une autonomie stratégique européenne.
Une Europe de la défense appelée à se doter d’outils pertinents de soutien à son industrie
La construction de l’Europe de la défense est indissociable du renforcement de l’autonomie stratégique européenne. Nous devons être en mesure d’agir et d’avoir les capacités à nous défendre nous-mêmes pour assurer notre sécurité et défendre nos intérêts. Cela implique, notamment, d’agir de façon plus coordonnée entre Européens sur le plan industriel et opérationnel. Sur le plan industriel, cela doit passer par la consolidation de la base industrielle et technologique de défense européenne. Celle-ci doit être accompagnée dans sa transformation vers un modèle économique plus autonome et pérenne, plus compétitif et fondé sur l’agilité, la diversification des financements et le développement de technologies duales (à la fois civiles et militaires). Sur le plan opérationnel, si nous coopérons déjà régulièrement – comme par exemple lors des déploiements du groupe aéronaval français qui est régulièrement escorté par un navire d’un autre pays européen - nous pouvons encore approfondir notre interopérabilité. S’entraîner ensemble, être aptes à combattre ensemble, avec des matériels compatibles et des codes communs, est essentiel si nous voulons être prêts à défendre l’Europe et nos intérêts communs. Ces questions doivent être davantage prises en compte lors du renouvellement du matériel des forces armées du continent : nous devons aller vers plus de programmes communs et acquérir en priorité des équipements européens. Nous devrons également multiplier les exercices conjoints et nous pencher sur la question de la mobilité logistique de nos troupes à travers l’Union européenne.
Nous réarmer plus apparaît également comme nécessaire. La paix, comme notre sécurité, ont un prix et chacun doit y prendre sa part. Dès 2017, nous, Français, avons amplifié la hausse de notre budget de défense, qui aura ainsi doublé en l’espace de 10 ans. Nous disposons aujourd’hui de la première armée d’Europe, grâce à ces efforts de transformation de notre outil militaire.
Il faut néanmoins aller encore plus loin. Cela impliquera d’augmenter notre investissement dans des domaines stratégiques – comme par exemple le nucléaire, le spatial, le cyber – et d’accélérer l’acquisition de certaines capacités supplémentaires comme des frégates, des Rafales, des drones, des missiles, de l’artillerie, sans oublier le renforcement des moyens de guerre électronique.
Cet effort de réarmement doit nous inciter à valoriser et encourager les savoir-faire des entreprises de nos territoires. À ce titre, les initiatives lancées à l’échelle de l’Union européenne afin de favoriser leur développement sont salutaires. Pour exemple, la Banque européenne d’investissement a rehaussé l’Initiative stratégique pour la sécurité européenne à 8 milliards d’euros sur 5 ans, pour le financement de projets duaux. Par ailleurs le Fonds européen de défense, le programme Invest EU ou encore la Defence Equity Facility du Fonds européen d’investissement sont autant d’aides au financement en faveur de la défense et de l’innovation.
Une Europe de la défense appelée à plus d’indépendance et de souveraineté
Cette volonté d’indépendance et d’autonomie européenne implique de nous libérer de nos dépendances, notamment en matière d’équipements militaires. Pour ce faire, nous devons accélérer notre effort de réindustrialisation et cela en France comme en Europe. Nous devons également mieux sécuriser nos chaînes d’approvisionnement afin de favoriser la montée en puissance de notre base industrielle et technologique de défense. Aujourd’hui, les Européens dépendent encore trop des États-Unis sur le plan capacitaire : 40 % des équipements des forces armées européennes en sont issus, tandis que les américains n’importent que moins de 0,02 % de leur armement.
Renforcer l’indépendance de l’Europe de la défense ne sera possible qu’en mettant en place et en appliquant résolument une « préférence européenne » dans l’achat de nos équipements militaires. Cela permettrait notamment de s’affranchir des normes de l’International Traffic in Arms Regulation qui pèsent sur nos propres exportations d’armement.
Préférer le matériel européen sera d’autant plus aisé si les industries et pays européens coopèrent dans l’élaboration et la production de ces équipements. Il faut éviter l’effet de fragmentation du marché. Les pays européens coopèrent déjà sur de nombreux programmes, comme par exemple le drone nEUROn, ou encore le programme de frégates de défense et d’intervention, pour lequel les frégates sont construites par Naval Group entre Lorient et la Grèce. Il est crucial que nous tendions vers plus de coopération en la matière pour atteindre l’autonomie dans des domaines et programmes structurants, comme cela est le cas notamment pour le développement du char du futur (MGCS) et de l’avion du futur (SCAF).
La préférence européenne permettra aussi de générer des retombées économiques sur nos territoires européens. La BITD européenne représente 1,4 millions d’emplois directs et indirects, pour 220 000 rien qu’en France. La base industrielle et technologique de défense française comprend par ailleurs plus de 4 500 entreprises. Elle assure plus de 90 % des commandes d’équipements militaires de nos forces armées, pour un chiffre d’affaires de 30 milliards d’euros par an. Ce chiffre d’affaires s’élève à plus de 70 milliards d’euros pour la BITD européenne. Préférer l’armement made in Europe permettra de consolider les BITD des pays membres, des grands donneurs d’ordre aux start-up, PME et ETI de nos territoires.
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L’Europe est à un tournant de son histoire. Le contexte international nous demande d’agir ensemble, avec force et unité. Il en va de l’intérêt supérieur de la Nation. Aussi, la France doit continuer d’avoir un rôle moteur dans la construction d’une Europe plus puissante, solidaire et unie.
La construction de l’Europe de la défense, complémentaire à l’OTAN, en est une condition sine qua non.
Si l’Europe semble être sur la bonne voie, le cycle d’auditions nous a permis de mettre en évidence plusieurs axes d’efforts à poursuivre et d’objectifs à atteindre afin de consolider cette ambition. À nous désormais de soutenir cette ambition : pour notre défense et celle du continent.
Contributions écrites des Groupes parlementaires
1. Groupe Rassemblement National
Introduction
« Il faut que la défense de la France soit française, s’il en était autrement, notre pays serait en contradiction avec tout ce qu’il est depuis ses origines, avec son rôle, avec l’estime qu’il a de lui-même, avec son âme ». Général de Gaulle
Au fil des nombreuses auditions du cycle « Europe de la défense », deux conceptions rivales de l’avenir de la défense nationale se sont nettement dégagées.
D’un côté, la vision portée par le groupe RN, fondée sur le principe d’une Europe des Nations, c’est-à-dire un cadre de coopération respectueux de la souveraineté des États, où l’assistance mutuelle et les projets conjoints reposent sur des intérêts stratégiques, politiques et industriels librement définis par les partenaires européens, à l’image du succès Airbus.
De l’autre, la conception défendue par la Commission européenne, avec le soutien complice de l’exécutif français, qui fait de l’Europe de la défense un nouvel instrument d’intégration fédéraliste, avec l’ambition de transférer à l’UE l’élaboration des politiques de défense nationale. Une orientation que nous considérons comme dangereuse car fondamentalement contraire aux intérêts vitaux de la France.
Notre refus de cette définition de l’Europe de la défense s’appuie sur une conviction fondamentale, au cœur du programme présidentiel du RN depuis des années, réaffirmée par Marine Le Pen lors de son discours de Toulon du 11 février 2022 : la défense nationale, domaine régalien par excellence, ne peut être ni déléguée ni transférée à une entité supranationale sans perdre sa raison d’être. Un État qui abdique sa capacité à décider seul de sa politique de défense abandonne de facto sa souveraineté.
Ainsi, à rebours des illusions fédéralistes portées par Bruxelles, nous appelons le gouvernement à rompre définitivement avec la chimère de l’Europe de la défense. Car non seulement cette Europe de la défense porte atteinte à notre souveraineté nationale, mais viole aussi les traités européens, affaiblit dangereusement l’autonomie stratégique française, et détourne les coopérations nécessaires, sur le modèle de l’Europe des Nations, en projets technocratiques voués à un échec programmé.
I. L’Europe de la défense : une imposture juridique et politique
Après les échecs de l’Europe sociale, de l’Europe de l’énergie, de l’Europe industrielle ou encore de l’Europe de la lutte contre l’immigration illégale, la Commission européenne se saisit désormais du domaine souverain par excellence, avec sa lubie d’une Europe de la défense.
Ce projet n’a pourtant rien de nouveau. Dès 1954, la Communauté européenne de défense, qui préfigure l’Europe de la défense actuelle, fut rejetée. Aujourd’hui, la même idée revient, tel un serpent de mer, en réaction d’abord à la guerre en Ukraine puis à l’élection de Donald Trump et à sa volonté de désengagement du continent européen.
Mais ce discours, en apparence séduisant, dissimule deux impostures : l’une juridique, l’autre politique.
Tout d’abord, une imposture juridique, puisque la Commission européenne, dans une stratégie désormais bien connue des « petits pas », instrumentalise chaque crise dans le seul but d’élargir toujours plus le périmètre de ses compétences, au mépris des dispositions conventionnelles. Typique est le cas de l’Europe de la défense. En effet, l’Europe de la défense se construit en violation flagrante de l’article 4 du Traité sur l’Union européenne, lequel affirme sans équivoque que la politique de défense relève de la compétence exclusive des États membres.
Le point culminant de cette dérive a été atteint avec la création d’un « commissaire européen à la défense », poste aujourd’hui occupé par l’ancien chef du gouvernement lituanien. Lors de l’audition de ce dernier par la Commission de la Défense nationale et des forces armées, le groupe RN a tenu à réaffirmer que, cette fonction n’étant prévue par aucun traité, elle ne saurait être reconnue comme légitime. En effet, en vertu de la Constitution française, la défense nationale relève exclusivement des autorités nationales compétentes : le Président de la République (article 15), le Premier ministre (article 21, alinéa 1er) et le Gouvernement (article 20, alinéa 2).
Cette dérive technocratique, opportuniste et contraire aux fondements de l’État de droit, n’a qu’un objectif : alimenter un agenda fédéraliste poursuivi obstinément par Macron et von der Leyen, que le RN a toujours combattu, tant ses effets constatés furent dévastateurs dans des domaines stratégiques comme l’agriculture, l’énergie, la politique commerciale ou encore l’industrie.
La seconde imposture est d’ordre politique. M. Macron instrumentalise l’Europe de la défense, comme il l’a fait avec la guerre en Ukraine, pour nourrir ses ambitions personnelles. Marginalisé sur la scène internationale et relégué à l’arrière-plan du débat démocratique en France, il cherche à se réinventer à Bruxelles, espérant ainsi retrouver, à l’échelle européenne, une stature qu’il a perdue aux yeux des Français. Cette fuite en avant fédéraliste devient pour lui un levier de reconnaissance pour tenter de contourner les désaveux que lui ont infligés les Français lors des dernières élections européennes et législatives.
II. L’Europe de la défense : un péril pour notre industrie de défense
Au-delà du non-sens juridique, la possibilité d’une « Europe de la défense » ne résiste pas à l’épreuve des faits. Depuis le traité de Maastricht, les dispositifs européens en matière de défense se multiplient. Les promoteurs du fédéralisme avancent parfois masqués, en prétendant limiter leur action au champ industriel et ainsi préserver la souveraineté des États membres. Or, l’industrie de défense conditionne nécessairement les choix capacitaires, les orientations stratégiques et, par conséquent, l’autonomie opérationnelle des forces armées. Prétendre le contraire relève d’une approche délibérément trompeuse. Le dernier avatar de cette logique se concrétise dans la stratégie industrielle européenne de défense (EDIS) et son instrument budgétaire (EDIP). Ce programme vise à instaurer un marché commun de l’armement, fondé sur des financements mutualisés et un endettement partagé, pour un budget qui pourrait atteindre, à terme, 500 milliards d’euros. Mais en promouvant la standardisation des équipements militaires au niveau européen, ce projet fait mine d’ignorer les réalités industrielles et stratégiques.
Car si le RN a toujours défendu le développement de l’interopérabilité entre les armées européennes, cela a toujours été à la stricte condition qu’elle repose sur des équipements conçus et fabriqués en Europe, par des entreprises européennes, et donc, pour une large part, françaises. Or l’analyse de la provenance du matériel actuellement en service dans les armées européennes montre que nous sommes très loin de cet objectif.
Près de 80 % des acquisitions militaires des États membres sont réalisées en dehors de l’UE, dont 60 % directement auprès des États-Unis. Contrairement aux discours des promoteurs de l’Europe de la défense, il n’existe pas de préférence européenne dans les faits. Seule la préférence américaine s’impose. Le cas du F-35 l’illustre : à l’exception de la Grèce et de la Croatie, la quasi-totalité de nos partenaires européens, du Danemark à l’Allemagne, en passant par la Belgique et les Pays-Bas, ont passé commande de l’avion américain, délaissant le Rafale. Ce choix acte une forme de dépendance stratégique assumée, d’autant plus préoccupante que les matériels américains sont soumis à la norme ITAR, laquelle peut conditionner leur usage à une autorisation préalable de Washington, y compris en cas de conflit.
Pourtant, la BITD française, la seule réellement autonome de l’Union européenne, soutenue par plus de 4 000 TPE/PME et de grands fleurons nationaux, pourrait constituer le pilier d’une véritable autonomie stratégique européenne. Cela aurait pu passer d’ailleurs par l’instauration d’une priorité d’achat stricte et intransigeante en faveur du matériel européen. Or, l’UE a fait le choix d’une toute autre voie, sous l’effet conjugué du manque de courage du gouvernement, de l’inaction du SGAE et du sectarisme de plusieurs eurodéputés français. Cette défaillance ce collective a conduit à la fixation d’un seuil de préférence européenne très insuffisant, qui autorise même l’inclusion de matériels conçus hors de l’Union mais produits sous licence sur le territoire européen. Une telle disposition est un contresens stratégique : la maîtrise de la conception, et non la seule fabrication, est en effet essentielle à toute véritable souveraineté.
Une autre question ne doit d’ailleurs pas être éludée, celle du financement de l’Europe de la défense. Car quels fonds seront demain fléchés vers elle ? Alors même que la France peine à tenir les engagements de sa propre loi de programmation militaire, faudra-t-il désormais envisager de raboter le budget de notre défense nationale pour permettre à l’Allemagne et à d’autres pays européens d’acquérir du matériel américain, financé par le contribuable français ? Nous ne pouvons l’accepter.
Cette Europe de la défense présentée comme un instrument d’indépendance scellera au contraire notre tutelle industrielle et militaire. À cet égard, le RN alerte sur la dissuasion nucléaire française. M. Macron avait appelé à « ouvrir le débat » sur le partage de la dissuasion, avant de rétropédaler. Il ne peut y avoir d’ambiguïté : la dissuasion nucléaire française doit rester strictement française. La partager reviendrait en réalité à l’abolir, puisqu’elle est le cœur de notre souveraineté militaire, l’ultime garantie de nos intérêts vitaux, et le socle de notre statut international, notamment de notre siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU.
Cela ne signifie évidemment pas que la France soit indifférente au sort de ses partenaires européens. Comme l’affirmait Michel Debré, « notre sécurité déborde de notre territoire ». Dès lors que les intérêts fondamentaux de la Nation sont en jeu, y compris dans le contexte d’un conflit touchant directement un pays européen allié, la doctrine stratégique française, héritée du général de Gaulle, prévoit déjà la possibilité d’un recours à la dissuasion.
C’est précisément cette capacité d’initiative souveraine, fondée sur une évaluation autonome de nos « intérêts vitaux », qui fonde la crédibilité de notre dissuasion nucléaire. Le maintien d’une certaine ambiguïté quant à leur périmètre exact n’est pas une faille : c’est au contraire un pilier de notre stratégie. Y renoncer reviendrait à affaiblir la force de frappe elle-même, en rendant prévisible ce qui doit rester incertain pour dissuader efficacement. Dans un scénario où la garantie du parapluie américain viendrait à se retirer du continent européen, l’autonomie nucléaire française resterait ainsi le dernier rempart de la protection du continent européen. C’est pourquoi cette autonomie ne se négocie pas. Elle se protège.
III. La construction d’une architecture de défense véritablement indépendante
Face à ce constat d’échec, le RN appelle à un véritable changement de paradigme. La question n’est plus : « comment construire l’Europe de la défense ? », mais bien : « comment reconstruire une défense française pleinement indépendante ? » Cette nécessité est d’autant plus impérieuse que les intérêts vitaux de la France ne se limitent pas à l’espace européen. Nos outre-mer font de notre pays une puissance présente sur tous les océans, disposant de la deuxième zone économique exclusive au monde. Trois piliers doivent guider cette reconstruction :
Premièrement, l’effort budgétaire en matière de défense doit redevenir une priorité nationale. Cette exigence est d’autant plus pressante que l’année 2024 a été marquée par de fortes tensions en fin de gestion, en particulier sur le programme 146 (équipement des forces), notamment au sein de l’action « préparation et emploi des forces terrestres ». Ce constat témoigne d’un sous-dimensionnement structurel des moyens alloués au regard des ambitions affichées. L’écart reste considérable entre les capacités théoriques et la réalité opérationnelle constatée dans nos régiments et sur nos bases. Le réarmement de la France ne peut plus attendre.
Ensuite, le soutien à notre industrie. Des entreprises stratégiques sont encore aujourd’hui pénalisées parce qu’elles œuvrent dans le domaine de la défense. Il n’est pas normal que le « CAC 40 ESG » ait songé à exclure les entreprises de la défense avant de reculer in extremis ou que certaines start-up françaises se voient refuser l’accès aux services bancaires. Il faut en finir avec cette stigmatisation basée sur des considérations morales naïves. L’industrie de défense est un levier de souveraineté et une chance pour notre économie, c’est pour cela que la France doit la soutenir massivement, et l’Union européenne également, en facilitant le recours aux prêts européens pour financer des initiatives nationales.
Enfin, il est temps de poser les fondations d’une véritable Europe des coopérations. Les grands programmes industriels dits européens, tels que le SCAF ou le MGCS, illustrent à eux seuls les impasses d’un modèle technocratique. Depuis des années, ils stagnent, prisonniers de conflits de leadership, de divergences doctrinales et de rivalités industrielles. Leur échec n’est pas conjoncturel ; il est structurel. Il traduit l’échec d’une méthode qui prétend imposer la coopération par le haut, au nom d’un fédéralisme abstrait, en niant les intérêts nationaux, les équilibres industriels établis et, au fond, les souverainetés qu’ils expriment.
À rebours de cette logique verticale, les succès véritables reposent sur une méthode inverse : celle d’une coopération choisie, construite sur des intérêts stratégiques convergents, respectueuse des spécificités industrielles de chacun. Le projet Airbus n’a pas été décrété dans les arcanes bruxelloises ; il est né d’une décision politique assumée entre États souverains, soucieux de mutualiser leurs compétences, de répartir de manière cohérente les tâches industrielles, et de faire primer la performance sur les postures. Le succès d’Airbus n’est ni un hasard, ni une exception miraculeuse : c’est la démonstration qu’une Europe des projets concrets, fondée sur le volontarisme et le réalisme, peut réussir.
Il serait temps d’en tirer toutes les leçons. La coopération industrielle européenne ne peut reposer sur la contrainte institutionnelle, encore moins sur l’idéologie. Elle doit s’enraciner dans le réel, se construire par l’adhésion, non par l’imposition.
2. Groupe Ensemble pour la République
1. Définition de l’Europe de la Défense
L’Europe de la défense désigne la volonté de bâtir une capacité commune d’action militaire entre les États membres de l’Union européenne. Elle repose sur la mutualisation des moyens, la coordination des politiques nationales et la possibilité d’intervenir ensemble face aux crises, dans une logique d’autonomie stratégique.
Le groupe Ensemble Pour la République soutient pleinement cette ambition. Face à l’instabilité croissante du monde, il est essentiel que l’Union européenne puisse protéger ses citoyens et défendre ses intérêts vitaux, en complémentarité avec l’OTAN mais sans en dépendre exclusivement. Dès 2017, le président Emmanuel Macron posait les bases de cette vision lors de son discours à la Sorbonne : « Nous devons assurer seuls notre sécurité, sans dépendre uniquement des États-Unis ». Cette ambition reste plus que jamais d’actualité.
Dans ce projet, la France a une responsabilité particulière. Seule puissance nucléaire de l’UE, dotée d’une armée expérimentée et d’une industrie de défense parmi les plus performantes au monde, elle est appelée à jouer un rôle moteur pour porter une défense européenne crédible et souveraine.
2. Tour d’horizon synthétique de l’existant et des institutions
L’Europe de la défense repose sur une construction progressive, jalonnée de traités et de réformes institutionnelles majeures. Depuis la création de la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) en 1992, l’Union a renforcé ses outils d’action extérieure, notamment avec le Traité de Lisbonne (2009) qui a instauré la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC), introduit les clauses de solidarité et de défense mutuelle, et permis la création de la Coopération structurée permanente (PESCO). Cette dernière réunit aujourd’hui 26 États membres autour de plus de 60 projets visant à renforcer les capacités militaires européennes.
L’Europe de la défense s’incarne également dans des opérations concrètes sur le terrain. Depuis 2003, l’Union européenne a conduit plus de 37 missions civiles et militaires, dont 22 sont encore actives en 2025, notamment en Afrique, dans les Balkans ou au Moyen-Orient. Ces missions couvrent un large éventail d’actions : formation des forces locales, stabilisation post-conflit, maintien de la paix ou encore lutte contre la piraterie. Elles sont décidées à l’unanimité par les États membres, planifiées à Bruxelles et mises en œuvre par des contingents volontaires. L’UE dispose également de groupements tactiques de réaction rapide (EU Battlegroups), même s’ils n’ont pas encore été déployés.
Au-delà du champ militaire, l’Union renforce sa sécurité face aux menaces hybrides. En matière de cybersécurité, elle s’est dotée d’une stratégie commune, appuyée par l’agence ENISA, la directive NIS2 et une politique de cyberdéfense adoptée en 2022. La lutte contre le terrorisme et le crime organisé s’appuie quant à elle sur les coopérations européennes en matière de renseignement et sur l’action d’Europol.
Enfin, l’Union européenne s’est dotée de moyens financiers inédits pour appuyer sa politique de défense. Le Fonds européen de la défense (FEDef), doté de 7,9 milliards d’euros jusqu’en 2027, soutient des projets d’armement menés conjointement par des industriels européens. La Facilité européenne pour la paix (FEP), financée par les États membres, a permis pour la première fois à l’UE de livrer des armes à un pays en guerre, en l’occurrence l’Ukraine, avec plus de 6 milliards d’euros mobilisés et 70 000 soldats ukrainiens formés sur le sol européen. D’autres outils comme EDIRPA (achats conjoints) ou le futur programme EDIP visent à améliorer l’approvisionnement commun. Dans cette logique, la Commission a lancé l’initiative ReArmEU, pour coordonner la montée en puissance industrielle face aux besoins accrus de défense.
3. Attentes et enjeux : pourquoi l’Europe de la Défense est indispensable
Renforcer l’Europe de la défense est aujourd’hui une nécessité stratégique. Face au retour de la guerre sur le continent, aux cyberattaques, au terrorisme et aux tensions internationales, aucun pays européen ne peut garantir seul la sécurité de ses citoyens. Les Européens attendent une Union capable de les protéger, de défendre notre mode de vie, nos valeurs et notre souveraineté.
L’Europe de la défense doit devenir un véritable bouclier collectif. Elle permet aux États membres de mieux coopérer, sans remettre en cause la souveraineté nationale. Les grandes puissances militaires, comme la France, peuvent entraîner une dynamique collective, tandis que les plus petits États bénéficient d’une solidarité concrète, notamment à travers la clause de défense mutuelle et la Facilité européenne pour la paix. Cette coopération renforce l’efficacité des armées, améliore la protection des frontières et permet de mutualiser les moyens, notamment grâce à des achats conjoints et au développement de capacités communes.
Pour les industriels, l’Europe de la défense est un levier d’innovation et de souveraineté. Grâce au Fonds européen de la défense, les entreprises développent ensemble des capacités de pointe, évitent les doublons et renforcent l’autonomie stratégique. Il faut désormais investir massivement pour accélérer la production et reconstituer les stocks : bâtir l’Europe de la défense, c’est aussi investir dans notre avenir.
4. Pistes de simplification et d’approfondissement
Si des progrès notables ont été accomplis, il reste des freins à lever pour rendre l’Europe de la défense plus efficace. Le fonctionnement actuel souffre notamment de lourdeurs décisionnelles et d’une fragmentation des efforts. Voici quelques pistes concrètes, formulées par notre groupe, afin de simplifier et d’approfondir cette Europe de la défense :
Aujourd’hui, les décisions en matière de défense au sein de l’UE doivent être prises à l’unanimité, ce qui ralentit l’action collective. Pour être plus réactive, l’Union pourrait utiliser le vote à la majorité qualifiée dans certains cas, comme le lancement de missions civiles ou le financement d’opérations. Une autre solution serait de permettre à un groupe d’États volontaires d’avancer ensemble, sans être bloqués par ceux qui ne souhaitent pas participer, tout en gardant une coordination européenne. L’enjeu est simple : pouvoir agir vite quand la situation l’impose.
Pour renforcer l’Europe de la défense, il faut clarifier et renforcer le pilotage politique à l’échelle de l’UE. Le Haut Représentant devrait avoir un rôle plus fort dans la coordination des actions de défense, tout comme le commissaire européen en charge de la Défense, qui doit pouvoir mieux orienter les investissements et projets communs.
Pour être plus efficace, l’Europe de la défense doit pouvoir avancer à différents rythmes, selon les sujets et les pays. Un noyau dur – par exemple la France, l’Allemagne et la Pologne – pourrait lancer rapidement des opérations ou projets communs. Un partenariat renforcé avec le Royaume-Uni permettrait aussi de mutualiser certaines capacités sur le terrain. Le rôle central de l’Agence européenne de défense doit également être réaffirmé.
Les outils financiers de l’UE – comme le FEDef, la PESCO, la FEP ou les budgets nationaux – doivent être mieux coordonnés. Il faut s’assurer que les projets financés répondent aux vrais besoins identifiés au niveau européen, et que les différents instruments se complètent au lieu de se chevaucher. La Boussole stratégique fixe un cap clair pour 2030 : les financements doivent suivre, avec des achats mutualisés pour plus d’efficacité, d’économies et d’interopérabilité.
Application concrète des défis de l’Europe de la défense : le satellitaire
Le domaine spatial européen est confronté à une montée en puissance rapide des menaces, notamment l’arsenalisation de l’espace par des acteurs comme la Russie et la Chine. Le satellite Luch Olymp, capable d’espionner les communications militaires, ou les satellites russes COSMOS opérant en orbite basse avec des capacités de brouillage électromagnétique, illustrent l’évolution tactique de ces menaces. Cette militarisation de l’espace, bien que désormais manifeste, se heurte encore à une lente prise de conscience de la part de certains acteurs institutionnels européens, qui privilégient une approche juridique plutôt que sécuritaire. Par ailleurs, les vulnérabilités concernent aussi bien l’orbite que les infrastructures au sol, essentielles pour le pilotage et le traitement des données satellitaires.
Face à ces enjeux, l’Europe doit adopter une stratégie plus agile, en acceptant de ne pas viser la souveraineté sur tous les segments mais en investissant vite et efficacement sur les capacités critiques. Cela passe par le renforcement de la SSA (Space Situational Awareness), l’accélération des programmes d’observation et de renseignement spatial (IRIS, CELESTE), la mise en œuvre opérationnelle de Galileo PRS et l’utilisation de solutions temporaires comme les ballons stratosphériques ou les HAPS (Zephyr, Stratobus). Des efforts spécifiques doivent également porter sur les mini-lanceurs mobiles, les antennes plates pour la miniaturisation, ou encore le développement d’un système modulaire pour l’analyse rapide des images. Enfin, l’État doit jouer un rôle moteur dans la structuration de cet écosystème, en soutenant financièrement l’innovation, notamment dans les équipements sols, les algorithmes de traitement et les capacités de réaction rapide. |
5. Une Europe capable de se défendre, même isolée sur la scène internationale
Pour être crédible, l’Europe de la défense doit pouvoir assurer la sécurité des Européens même si l’OTAN venait à se fragiliser. Personne ne souhaite l’affaiblissement de l’Alliance atlantique, mais les signaux venus des États-Unis
– notamment les discours de désengagement ou de remise en cause de l’article 5 – montrent qu’il serait irresponsable de ne pas s’y préparer. L’Europe doit anticiper une situation où elle devrait se défendre par elle-même, sans pouvoir compter automatiquement sur le soutien américain. Penser l’Europe de la défense sans l’OTAN, ce n’est pas tourner le dos à nos partenaires, c’est simplement assurer que notre sécurité ne dépende pas d’une seule volonté extérieure. C’est une responsabilité stratégique pour l’Union, et un gage de stabilité pour l’ensemble du continent.
Les comparaisons internationales montrent à la fois le retard et le potentiel de l’Europe de la défense. Les États-Unis disposent d’un budget militaire de plus de 850 milliards de dollars par an, la Chine autour de 230 milliards, tandis que les 27 pays de l’UE cumulent environ 350 milliards. C’est le deuxième budget mondial, mais fragmenté entre États, sans planification commune ni armée intégrée. Sur le terrain, l’écart est encore plus net : les États-Unis projettent des forces à l’échelle mondiale, avec 11 porte-avions et une doctrine unifiée ; la Chine renforce rapidement sa puissance régionale.
Pourtant, l’Europe a tous les atouts pour combler ce fossé. Les États membres ont commencé à augmenter leurs budgets de défense, avec un objectif partagé de converger vers 2 % du PIB. L’UE possède aussi une industrie de défense de haut niveau, compétitive et innovante, qui ne demande qu’à être mieux coordonnée et soutenue. Enfin, la dynamique politique s’intensifie : la notion d’autonomie stratégique progresse, et la Boussole stratégique fixe des objectifs clairs pour la décennie. Si elle agit collectivement, l’Europe peut devenir un acteur stratégique crédible à l’échelle mondiale.
En conclusion, loin d’être un vœu pieux, l’Europe de la défense est un projet crédible et concret qui se déploie déjà sous nos yeux. Certes, des obstacles subsistent et il faudra du temps pour aboutir à une véritable Union de la défense, mais les progrès accomplis ces dernières années montrent une dynamique sans précédent. Le groupe Ensemble Pour la République soutient avec force le projet d’Europe de la défense et appelle la France à assumer pleinement le rôle moteur qui est le sien dans cette construction, à la hauteur de sa responsabilité stratégique, de ses capacités militaires et de son engagement pour une Europe forte, souveraine et protectrice.
ANNEXE – ESTIMATIONS DES FORCES EUROPEENNES
AVIONS DE COMBAT
Total avions de combat |
~1 670 |
BATIMENTS DE COMBAT
Porte-avions / porte-aéronefs (France, Italie, Espagne) |
4 |
Total bâtiments de combat |
~240 |
EFFECTIFS MILITAIRES ACTIFS
Catégorie |
Effectifs |
France |
~205 000 |
Total UE |
~1 675 000 militaires actifs |
3. Groupe La France Insoumise – Nouveau Front populaire
Depuis le retour au pouvoir de Donald Trump, les discours sur le « réarmement européen », la concrétisation de « l’Europe de la défense » ou « l’autonomie stratégique européenne » se sont multipliés. La Commission européenne a elle-même adhéré à ce discours, et a présenté en mars 2025 son plan « Rearm Europe » estimé à 800 milliards d’euros.
Malgré les effets d’annonce et les déclarations martiales des chefs d’État européens -et notamment celles du président français Emmanuel Macron- l’Europe de la défense reste une chimère. Elle n’est pensée que sous la tutelle de l’OTAN et en s’alignant sur les exigences états-uniennes, comme l’atteste le passage à 3,5 %, voire 5 %, du PIB de contribution demandée par les États-Unis et reprise à son compte par Mark Rutte. En outre, l’accaparement de cette compétence par la Commission Européenne est antidémocratique et se fait en violation des traités. Sa vision d’un marché commun de la défense se fera au détriment de notre base industrielle et technologique de défense (BITD) nationale, au profit des industriels étrangers.
L’Europe de la défense n’a aucune réalité militaire en dépit des discours répétés à l’envi par les dirigeants, notamment français, qui agitent sa concrétisation comme une promesse, pourtant inatteignable. On ne compte plus le nombre de structures, états-majors, agences et « enceintes de réflexion » ayant essaimé en Europe et qui essayent poussivement de faire émerger une entité dont on est bien en peine de distinguer les réalisations concrètes. Aussi, l’évocation par Emmanuel Macron d’un “ pilier européen de l’OTAN ”, n’est pas nouvelle. L’élément de langage remonte à 1991 et au traité de Maastricht. C’est d’ailleurs sur cet argument que Nicolas Sarkozy s’était appuyé pour justifier la réintégration de la France au sein du commandement intégré de l’Alliance. On conviendra qu’en 35 ans d’existence, c’est l’OTAN plutôt que l’Union européenne qui s’est affermi.
Si l’Europe de la défense n’a toujours pas de réalité, c’est parce que les pays européens n’ont pas les mêmes intérêts dans ce domaine. Ils n’arrivent même pas à s’accorder sur la nécessité de s’autonomiser des États-Unis.
Les discours des derniers mois sur la « fin du partenariat transatlantique », le « retournement de l’allié américain ou encore le « pivot vers l’Asie » masquent mal une évidence : l’OTAN reste la clé de voûte de la défense des pays européens. Toute pensée stratégique en dehors de ce cadre reste impossible : même les tenants de l’autonomie stratégique européenne n’envisagent jamais cette soi-disant « autonomie » au-delà du développement d’un « pilier européen de l’OTAN », qui reste l’horizon indépassable de la défense sur le continent.
La crise ouverte par l’administration Trump est un exemple éclatant de cet aveuglement. Le président des États-Unis a essayé de négocier un cessez-le-feu en Ukraine en imposant son chantage mafieux aux Ukrainiens. Il a marginalisé les Européens dans ce dossier et montré le mépris qu’il a pour leurs garanties de sécurité. Il a directement menacé d’annexer le Groenland, un territoire appartenant à un membre de l’UE et de l’OTAN, le Danemark. Il a déclaré une guerre commerciale aux pays européens. Son vice-président est venu soutenir publiquement des formations d’extrême droite en Allemagne.
Malgré ces menaces et ces humiliations, les pays européens ont réaffirmé leur attachement à l’alliance atlantique. Par déni ou par dépendance, ils n’ont cessé de réaffirmer leur foi dans l’alliance atlantique. M. Lecornu, auditionné par notre commission, l’a d’ailleurs reconnu : « Vous n’y ferez rien, [certains] pays ne connaissent que l’OTAN, tout leur cadre stratégique est fondamentalement otanien ». Le nombre de pays ayant à ce jour confirmé leur volonté d’acheter des avions F‑35 nord-américains est à ce titre éloquent : l’Allemagne, la Belgique, la Roumanie et même le Danemark se sont dits prêts à passer de nouvelles commandes.
L’Europe de la défense est dans les faits un prête-nom pour l’OTAN. Dans les traités européens, elle n’existe pas. La défense est en effet une prérogative intrinsèquement liée à la souveraineté des États, qui la tiennent du peuple. Or, il n’existe pas de peuple européen. La communautarisation des politiques de défense est antidémocratique, et opérée en violation des traités européens.
Pourtant, la sous-commission « défense et sécurité » a été pérennisée en décembre 2024. Un Commissaire européen à la défense de plein exercice, Andrius Kubilius, a également été nommé. L’article 4 du traité de l’Union européenne (TUE) dispose pourtant que « toute compétence non attribuée à l’Union dans les traités appartient aux États membres » et précise qu’ « en particulier, la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre ». L’article 42 du TUE précise le cadre juridique nécessaire à la création d’une politique de défense commune : « elle conduira à une défense commune, dès lors que le Conseil européen, statuant à l’unanimité, en aura décidé ainsi ». L’unanimité n’a jamais été acquise. Ce transfert de compétences s’effectue donc en dehors du cadre des traités européens et de notre Constitution.
Une fois ce coup de force institutionnel acté, la Commission a déroulé sa feuille de route néolibérale et profité de la guerre en Ukraine pour dévoiler son « Livre Blanc sur la défense européenne », accompagné du plan « Rearm Europe », annoncé comme le véhicule du « réarmement européen ».
La communautarisation de la défense était déjà en cours avant ces annonces ; la Commission a récemment fait voter son règlement « EDIP », qui prévoit de financer des achats d’armement communs à plusieurs États membres, mais qui pourrait être ouvert à plusieurs pays hors Union européenne.
Le document de la Commission reprend à son compte la matrice états‑unienne sur l’analyse des menaces, ainsi que l’antienne de « l’axe du mal Russie-Iran-Corée ». Il s’aligne sur leur stratégie d’alliance contre la Chine dans la région Asie-Pacifique, en promouvant des coopérations avec tous leurs alliés historiques dans la région (Japon, Corée du Sud, Australie, Nouvelle-Zélande).
Le « plan » en lui-même consiste d’abord à répondre aux injonctions de l’administration de D. Trump, qui a exigé de ses « alliés » européens qu’ils augmentent massivement leurs dépenses de défense. La présidente de la Banque Centrale Européenne Christine Lagarde avait abondé dans son sens en septembre 2024, lorsqu’elle avait enjoint aux Européens de “sortir le carnet de chèque” en achetant davantage de matériel militaire aux États-Unis pour éviter la guerre commerciale.
La Commission a donc enjoint les États membres à obtempérer : elle leur demande de consacrer 3 % de leur PIB aux dépenses de défense. Pour ce faire, elle sortira ces dépenses du calcul du déficit budgétaire autorisé aux États membres, aujourd’hui limité à 3 % du PIB par an. En quelques semaines, la Commission s’est donc affranchie d’une règle qu’elle avait érigée en dogme intouchable. Ce qui a toujours été refusé pour financer la bifurcation écologique et notre modèle social est soudain devenu possible pour l’armement. Après la cure d’austérité imposée à la Grèce, François Hollande avait proposé de relancer la “construction européenne” par la communautarisation des politiques de défense. La logique n’a pas changé : l’intégration européenne se fait par l’armement et sans le social.
Le « plan » de la Commission consiste donc avant tout à inciter les États à augmenter leurs dépenses nationales, avec un objectif de 650 milliards d’euros supplémentaires en 4 ans.
Les 150 milliards restants, regroupés dans l’instrument dit « SAFE », serviront à des achats de matériel commun, dont les conditions doivent encore être discutées. Ce plan a été préparé sans vote du Parlement européen : le déni de démocratie est tellement flagrant que sa présidente Roberta Metsola a annoncé vouloir saisir la Cour de Justice de l’Union européenne afin de faire examiner le texte par les parlementaires.
En l’état, ces annonces serviront d’abord à alimenter l’industrie de l’armement des États-Unis. C’est d’ailleurs l’objectif de l’administration Trump : estimant que les Européens ne payaient pas assez pour leur sécurité, il a exigé d’eux un tribut plus élevé pour maintenir sa protection sur le continent. Plus de la moitié des dépenses d’armement des pays européens sert aujourd’hui à acheter du matériel aux entreprises états-uniennes. Les États membres sont en effet libres d’utiliser leur budget national comme ils l’entendent, et les 650 milliards annoncés pourront donc irriguer les industriels états-uniens, avec la bénédiction de la Commission. Quant à l’instrument SAFE, ses conditions ne sont pas encore définies ; il pourrait donc également profiter à des entreprises non-européennes.
L’Europe de la défense voulue par la Commission passe également par la création d’un marché commun de la défense. Comme dans les autres domaines, la Commission vise avant tout l’intégration des marchés nationaux, et donc de notre BITD. La Commission ne suit que sa logique libérale ; fidèle à ces principes, le Commissaire à la Défense Andrius Kubilius a annoncé vouloir présenter en juin 2025 un projet de simplification et d’harmonisation des réglementations du secteur. Après les accords de libre-échange du TAFTA et du MERCOSUR, c’est maintenant dans le domaine de l’armement que la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen veut voir émerger un marché unique.
La libéralisation du marché de la défense bénéficiera en premier lieu aux entreprises allemandes, en quête de nouveaux débouchés dans le secteur. Celles-ci sont soutenues par leur gouvernement, qui prévoit d’investir massivement dans l’industrie de défense pour compenser la récession que traverse le pays. La participation de Rheinmetall au projet franco-allemand de char du futur (MGCS), imposée par Berlin, en est une illustration. La coentreprise que Rheinmetall a créée avec l’italien Leonardo pour produire des véhicules de combat terrestre entre en concurrence directe avec KNDS France. De plus, la volonté affichée de supplanter la France sur les programmes CAESAr et LRU témoigne de l’ambition hégémonique des industriels allemands dans le domaine terrestre. Au nom d’une prétendue Europe de la défense, la France va se retrouver ainsi marginalisée sur l’ensemble de ce domaine.
L’audition du PDG de Dassault Aviation E. Trappier a également montré les failles du SCAF, le système de combat aérien du futur, dans lesquels la partie française n’est pas véritablement maître d’œuvre du projet alors qu’elle en maîtrise les principales technologies et savoir-faire.
Dans le domaine spatial enfin, l’allemand Isar Aerospace ne cache pas ses ambitions de concurrencer frontalement les lanceurs européens, dans un secteur déjà menacé par les industriels états-uniens, SpaceX en tête.
Face à cette Europe de la défense néolibérale et toujours alignée sur les États-Unis, et qui a profité du discours sur « l’économie de guerre », nous défendons une économie de paix basée sur les besoins réels de notre peuple. Cela vaut également pour la défense. Notre politique de défense doit être basée sur une évaluation nationale de nos intérêts, et pas sur des injonctions de la Commission ou des États-Unis.
Cela passe par le développement d’une BITD nationale, souveraine, et capable de répondre avant tout aux besoins exprimés par nos armées. Plutôt que des coopérations désavantageuses ou l’émiettement de la production et des sous-traitants dans des projets au sein de l’UE, un pôle public de l’armement regroupant les fleurons industriels français permettrait de coordonner la production et d’assurer une adéquation entre nos besoins et les exigences industrielles.
Le gouvernement doit également absolument refuser d’entrer dans le raisonnement qu’imposent les États-Unis. On ne saurait gouverner en fixant des objectifs artificiels, tels qu’un % du PIB affecté aux dépenses de défense. En quelques mois, les Etats-Unis de Trump ont pu suggérer et à présent imposer que les Européens devaient y consacrer 3 % et à présent ils exigent 5%. Un tel sujet, ne peut faire l’objet d’une surenchère permanente. Il faut, au contraire, commencer par définir les besoins avant de fixer les moyens.
Il devrait partir des besoins réels de nos armées et y répondre de manière ciblée. Or, à rebours de cette logique, l’exécutif finance des programmes superflus, dictés par la volonté de contenter Berlin et Washington plutôt que par une véritable stratégie nationale sur les questions de défense.
Seule une politique non-alignée lui permettra d’être véritablement au service de la paix et de faire entendre sa voix singulière sur la scène internationale. Sa nature politique, héritée de son histoire républicaine, lui donne une vocation universelle. Par sa devise “Liberté, Égalité, Fraternité” elle propose un idéal républicain à tous les peuples qui voudraient se l’approprier. Ce positionnement singulier doit la faire sortir d’une logique occidentale alignée sur les intérêts d’autres pays de l’Union européenne, ou celle des Etats-Unis. Pour retrouver une voie singulière dans le concert des nations, la France doit être non‑alignée. Elle doit sortir au plus vite du commandement intégré de l’OTAN, et de l’OTAN elle-même.
La participation de la France à cette nouvelle Europe de la défense affaiblit notre voix sur la scène internationale autant qu’elle menace notre base industrielle de défense. Toutes les annonces d’Emmanuel Macron sur une Europe indépendante masquent mal l’alignement qu’elle maintient avec les États-Unis. Seule une France non-alignée, indépendante et au service de la paix permettra de préserver les intérêts de notre pays. Aux antipodes de ce programme, la Commission européenne et son plan « Rearm Europe » nous arriment à l’industrie de guerre états-unienne et à son affrontement à venir avec la Chine, en violation flagrante des traités européens.
Pour beaucoup de nos concitoyens, l’Europe de la défense a longtemps été synonyme d’armée européenne. Cette notion renvoyait, dans l’imaginaire collectif, à une dilution de la souveraineté nationale au profit d’une Europe fédérale exerçant une compétence exclusive en matière de défense. Cette représentation, largement caricaturale, est encore entretenue afin de délégitimer toute initiative européenne en la matière. Il nous revient de déconstruire cette idée : la création d’une armée européenne n’est pas réaliste, car elle impliquerait de retirer aux États leur compétence exclusive sur la défense.
L’Europe de la défense est difficile à construire parce qu’il en existe presque autant de conceptions qu’il existe d’États membres. Mais ces différentes conceptions n’ont jamais empêché la mise en place d’outils de coopération qui fonctionnent. Ce cycle d’auditions nous a permis de faire un nouvel état des lieux de l’Europe de la défense et de nous forger une conviction : il est désormais urgent d’aller encore plus loin.
Le Groupe Les Démocrates revendique depuis toujours, sans aucune ambiguïté, son ADN européen. Cela a vocation à se traduire notamment dans le domaine de la défense et de la sécurité commune. Ce positionnement reste d’ailleurs une tendance lourde dans l’histoire politique de notre pays. La France n’a jamais considéré qu’il était souhaitable de déléguer sa défense. À cet égard, la France occupe, à l’évidence, une place à part en Europe. Notre force de dissuasion, par exemple, incarne toujours aujourd’hui cette volonté d’indépendance, sans pour autant négliger une grande idée de solidarité européenne en la matière.
Nous soutenons ainsi les efforts déployés en ce sens par le président de la République, Emmanuel Macron, dès son premier mandat. Face notamment à l’agression de l’Ukraine en 2022 et au réarmement de la Russie de Poutine, la France a saisi l’opportunité de conforter le rôle majeur qui est le sien au sein de l’Union. Le sens de l’histoire lui a donné raison. Et sa voix est désormais entendue clairement.
Dans ce débat complexe, porté à la fois par des enjeux tactiques et stratégiques, le groupe Les Démocrates tient à mettre en exergue un certain nombre de points prioritaires.
La principale action à conduire est politique et correspond à l’impératif de dialogue entre partenaires européens. C’est ce que nous avons porté, dès 2017, en plaidant en faveur d’une « autonomie stratégique européenne ». Mais cette autonomie stratégique ne pourra être atteinte tant que l’Europe de la défense sera autant fragmentée. Comme l’a rappelé André Denk, de l’Agence européenne de défense, la fragmentation actuelle nuit à l’efficacité opérationnelle et stratégique. La standardisation implique nécessairement une convergence technologique, mais aussi doctrinale, sans pour autant renoncer aux spécificités nationales. L’Agence européenne de défense, plus ancienne institution européenne en matière de défense, joue un rôle important en la matière, dans l’identification des priorités capacitaires et la coordination des efforts industriels. La France doit miser sur le sérieux de sa BITD pour proposer des solutions et vraisemblablement de nouvelles synergies. À l’échelle de l’Europe, nous estimons que le rôle de l’agence européenne de défense devrait être renforcé pour accompagner la BITDE vers cet objectif.
Ce n’est pas seulement notre BITDE qui apparait complexe et fragmentée, c’est aussi l’architecture même de notre défense européenne. Entre la PSDC, l’EDIP, le FED, l’EDIRPA, le Livre blanc pour 2030, la Boussole stratégique, et les multiples initiatives bilatérales ou multilatérale, il devient difficile pour nos concitoyens, et même pour les commissaires à la défense, de s’y retrouver. Une clarification des rôles, des organes et des mécanismes est donc nécessaire. Il est temps de rendre cette architecture plus intelligible, afin qu’elle soit comprise et soutenue par les citoyens européens et éviter ainsi qu’ils adhèrent aux discours populistes.
Il nous faut aussi éclaircir les critères du soutien financier apporté par le Fonds européen de défense, afin de soutenir le développement d’entreprises qui concourent concrètement à l’édification d’une Europe de la défense. Alors que les cinq plus grosses entreprises de défense sont américaines et représentent 30 % du marché mondial, seulement quatre entreprises européennes, dont une britannique, figurent parmi les vingt plus grosses entreprises de défense au monde. La situation de la Grande-Bretagne, acteur majeur dans notre environnement de défense, pose d’ailleurs question dans ce maillage européen en reconstruction. Du fait du Brexit, la Grande Bretagne ne peut bénéficier du Fonds européen de défense dont la mission est de financer la recherche et le développement de programmes industriels transeuropéens. Nous souhaitons que les discussions en cours entre Londres et Bruxelles débouchent rapidement sur des réponses concrètes.
Notre groupe considère également que l’interopérabilité entre nos armées est indispensable pour l’Europe de la défense. Cette interopérabilité doit se faire tant du point de vue opérationnel (les exercices de type ORION sont très importants à cet égard) que du point de vue capacitaire (les programmes franco-allemands SCAF et MGCS, bien qu’ils pâtissent de blocages, sont structurant pour la future Europe de la défense).
Enfin, une réflexion doit être engagée sur la question de nos dépendances. En effet, les approvisionnements stratégiques de l’Europe restent dépendants de pays tiers et à défaut de pouvoir s’affranchir de cette dépendance, il est important de pouvoir choisir les pays tiers dont nous souhaitons dépendre.
De manière plus globale, le groupe Démocrates considère que l’affirmation d’une Europe de la défense ne peut faire l’économie d’un rehaussement de son niveau de vigilance face aux menaces hybrides. La combinaison des approches civiles et militaires dans ce domaine assure déjà un pare-feu indispensable. Mais l’ampleur du phénomène d’hybridité demande de mettre en place des parades encore plus pertinentes. Les cyberattaques et les campagnes de désinformation ou d’influence représentent, en effet, un défi majeur en capacité de porter de sérieux préjudices à l’Union européenne et aux États membres.
Nous appelons ainsi de nos vœux la transposition par l’ensemble des États membres des directives REC, NIS 2 et DORA, afin de rehausser collectivement notre niveau de résilience. Il est important de mailler l’ensemble du territoire et de mettre en œuvre des plans d’actions adaptés, dans un élan de mutualisation des ressources et des connaissances qui englobe également la société civile. Ainsi, au même titre que l’innovation ouvre de nouveaux horizons technologiques à nos armées, la conception de nouveaux dispositifs doit être encouragée pour associer, le plus largement possible, les populations très directement concernées.
Pour conclure, l’Europe de la défense a besoin de pédagogie pour grandir. Pour les peuples du vieux continent, l’intérêt à se saisir de ce débat nous paraît une évidence. L’Europe est au pied du mur et a de nombreux retards à combler. La période à venir impliquera des engagements financiers d’envergure, des arbitrages délicats, qui ne peuvent émerger sans le soutien des Européens. L’Europe de la défense a besoin d’une opinion publique pour la porter. Sans elle, l’Europe prend un risque : celui de la division. Le groupe Les Démocrates porte, lui, un espoir : celui d’une Europe puissance.
7. Groupe Horizons et apparentés
À l’issue du cycle d’auditions de la commission de la défense nationale et des forces armées consacré à l’Europe de la défense, le groupe Horizons & Indépendants réaffirme les principes cardinaux qui doivent guider l’action de l’État dans ce domaine. La construction d’une Europe de la défense doit respecter l’ancrage atlantique de notre sécurité collective, garantir la souveraineté des nations et renforcer la capacité d’action autonome de l’Europe. L’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) demeure un fondement de la défense collective européenne, et les initiatives de l’Union européenne en matière de défense ont vocation à compléter l’Alliance atlantique, et non à la remplacer. Comme il l’a été rappelé à plusieurs reprises dans ce cycle d’auditions, l’objectif d’« autonomie stratégique » poursuivi par l’Europe n’est nullement un acte de défiance envers nos alliés, mais un acte de prudence et de solidarité face aux nouveaux enjeux de sécurité. Parallèlement, bâtir l’Europe de la défense ne signifie pas diluer la souveraineté nationale dans une souveraineté européenne indistincte : il s’agit au contraire de construire une autonomie stratégique européenne additionnelle, commune aux États volontaires, tout en préservant la souveraineté de chaque nation.
Le groupe Horizons & Indépendants défend une vision où les efforts européens en matière de défense renforcent l’Alliance atlantique au lieu de la concurrencer. De fait, 23 des 30 pays européens membres de l’OTAN appartiennent également à l’UE, partageant valeurs et intérêts stratégiques communs. OTAN et UE jouent ainsi des rôles complémentaires et mutuellement bénéfiques pour la paix et la sécurité internationales. Le développement de capacités de défense européennes contribue au meilleur partage du fardeau transatlantique, à condition d’éviter les duplications inutiles.
Dans cet esprit, la défense européenne doit s’affirmer comme le pilier européen de l’OTAN plutôt qu’une alternative. Notre participation active à l’Alliance atlantique reste indéfectible, tout en étant prolongée par des initiatives européennes accrues. L’Europe peut à la fois devenir un pilier essentiel et influent de l’Alliance atlantique et renforcer sa capacité à agir de manière autonome pour assurer sa défense. Autrement dit, une Europe de la défense plus forte rend l’OTAN plus forte. L’augmentation des budgets militaires européens et la montée en puissance de coopérations (dans le spatial, le cyber, les forces spéciales, etc.) viennent compléter les plans de capacité de l’OTAN. L’Europe de la défense n’est donc pas rivale de l’OTAN, mais son bras européen, capable d’agir en son sein comme en autonomie lorsque nécessaire. Le groupe Horizons & Indépendants soutient pleinement cette complémentarité stratégique entre Bruxelles et l’Alliance atlantique, gage d’efficacité et d’unité face aux menaces communes.
La sécurité du continent européen dépasse le seul cadre de l’Union européenne. Il est indispensable d’associer les partenaires européens non-membres de l’UE aux initiatives de défense commune. Le Royaume-Uni, en particulier, demeure une puissance militaire clé du continent : malgré le Brexit, ses liens de défense avec le reste de l’Europe doivent être resserrés. Cette perspective est en voie de concrétisation. Un sommet inédit UE–Royaume-Uni a posé, le 19 mai 2025 à Londres, les bases d’un partenariat de défense et de sécurité entre Londres et Bruxelles. Le groupe Horizons & Indépendants soutient ce rapprochement historique, qui bénéficiera mutuellement à la sécurité du continent.
Plus largement, la coopération européenne de défense doit être inclusive et pragmatique. Elle doit associer nos alliés fiables extérieurs lorsque c’est pertinent (États-Unis, Canada, Norvège, etc.) dans des formats flexibles, à l’image des coopérations structurées permanentes ou de l’Initiative européenne d’intervention. Ces formats permettent de construire une défense européenne inclusive, englobant les nations volontaires et capables, qu’elles soient membres de l’Union ou non, afin de renforcer l’interopérabilité de nos forces et la solidarité stratégique sur l’ensemble du continent.
Le groupe Horizons & Indépendants estime que l’Europe de la défense doit renforcer sa capacité d’innovation technologique, condition indispensable à son autonomie stratégique. Plutôt que de simplement mutualiser les programmes existants, il convient de développer des projets communs à fort potentiel de rupture technologique. Cette approche pourrait s’inspirer du modèle américain de la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA), qui finance des projets de recherche fondamentale et appliquée avec un haut niveau de risque, dans le domaine de la défense et de la sécurité, et souvent à double usage civil/militaire. L’Union européenne devrait créer une agence européenne de recherche stratégique sur ce modèle, pour financer et contractualiser des projets avec des laboratoires et des entreprises, en soutenant particulièrement les start-ups et les PME innovantes. Une telle agence pourrait être adossée à l’Agence européenne de défense et se concentrer sur les technologies de rupture (intelligence artificielle, spatial, etc.), dont certaines sont aujourd’hui à la croisée des enjeux civils et militaires.
Notre groupe souligne la nécessité d’accroître l’agilité et la vision stratégique de nos outils de financement, en rompant avec la lourdeur administrative et en encourageant une prise de risque plus élevée. Cette approche permettra d’accélérer le développement de technologies critiques pour la souveraineté européenne et de renforcer notre compétitivité face aux grandes puissances extra-européennes.
Assurer la défense de l’Europe passe par la maîtrise de son outil industriel et technologique de défense. Aujourd’hui, la base industrielle et technologique de défense (BITD) européenne doit gagner en capacité, en intégration et en indépendance. Les auditions ont souligné à quel point les armées européennes restent dépendantes de fournisseurs extra-européens pour de nombreux équipements. Selon les estimations, entre 60 et 80 % des dépenses d’équipement militaire des pays de l’UE partent en importations hors d’Europe. Cette situation n’est pas viable à long terme. La guerre en Ukraine a révélé nos vulnérabilités : pénuries de munitions, capacités de production limitées et goulots d’étranglement. Il est donc impératif de rebâtir une industrie de défense européenne souveraine, capable de répondre aux besoins des États européens en temps utile, tout en soutenant l’innovation technologique et les programmes communs.
Le groupe Horizons & Indépendants soutient la nouvelle stratégie industrielle de défense (EDIS) et le plan SAFE, mais il estime nécessaire de compléter ces initiatives par des mesures concrètes : soutien prioritaire aux fournisseurs européens, incitation à lancer de nouveaux programmes innovants à forte valeur ajoutée stratégique, identification des filières critiques (munitions, composants électroniques, etc.), et développement d’une réindustrialisation des chaînes d’approvisionnement. L’autonomie stratégique européenne doit rester l’objectif final, mais toujours dans le respect des souverainetés nationales.
*
En conclusion, le groupe Horizons & Indépendants entend promouvoir une Europe de la défense ambitieuse, innovante et souveraine. Conjuguer complémentarité avec l’OTAN, ouverture aux partenaires extérieurs, soutien à l’innovation technologique et à l’industrie européenne, constitue la clé de voûte d’une défense européenne crédible et forte. À la commission de la défense et des forces armées et à l’Assemblée nationale, nous porterons cette vision au service de nos concitoyens et de la sécurité collective.
(par ordre chronologique)
1. Audition commune, ouverte à la presse, de M. Jean‑Dominique Giuliani, président de la Fondation Robert Schuman, et de M. Steven Everts, directeur de l’« European union institute for security studies (EUISS) », sur l’Europe de la défense (mercredi 5 février 2025)
M. le président Jean-Michel Jacques. Mes chers collègues, nous inaugurons aujourd’hui un nouveau cycle d’auditions consacré à l’Europe de la défense et à ses enjeux, avec l’audition de M. Jean-Dominique Giuliani, président de la Fondation Schuman, et M. Steven Everts, directeur de l’Institut d’études de sécurité de l’Union européenne (EUISS).
C’est peu dire que l’Europe de la défense est aujourd’hui à la croisée des chemins. Certes, sa relance à partir de 2016 après le Brexit a permis de substantielles avancées, parmi lesquelles en 2017, la coopération structurée permanente qui regroupe aujourd’hui tous les États membres autour de soixante-huit projets de développement capacitaire ; en 2020, le Fonds européen de défense doté de 7 milliards d’euros sur la période de 2021 à 2027 et destiné à financer notamment les projets précités ; en 2022, la boussole stratégique, première mise en commun des intérêts stratégiques européens, dont une proposition majeure, la capacité de déploiement rapide, est devenue opérationnelle il y a quelques jours. Enfin, nous attendons un Livre blanc, qui sera publié le 18 mars.
Toutefois, l’environnement stratégique européen est aujourd’hui bien plus dégradé qu’il ne l’était en 2016. Avec l’agression de l’Ukraine par la Russie, la guerre de haute intensité a fait son retour en Europe, mettant notre résilience à rude épreuve. Certes, l’Union européenne (UE) a fait face avec ses moyens propres : sanctions contre la Russie, aide financière massive à l’Ukraine et diversification de ses ressources énergétiques.
Mais l’Otan continuer de jouer le premier rôle de défense de l’Europe et derrière elle, les États-Unis. Des dizaines de milliers de soldats sont aujourd’hui déployés sur le flanc est de l’Europe sous la bannière otanienne, tandis que les acquisitions d’armement de nombreux États membres profitent majoritairement aux entreprises américaines.
Une initiative européenne majeure, le programme pour l’industrie européenne de défense (Edip), est d’ailleurs aujourd’hui en discussion.
Moteur de l’autonomie stratégique européenne, la France souhaite une Europe de la défense ambitieuse, compatible avec l’Otan et respectueuse de ses alliés.
Ces tensions entre la notion d’autonomie stratégique et la solidarité euro-atlantique, entre les souverainetés nationales et la construction d’une Europe de la défense, entre les conceptions parfois divergentes des membres de l’Union européenne de ce qu’ils attendent de l’Europe en matière de défense, entre les progrès récents et un relatif enlisement actuel feront l’objet des débats de ces prochaines semaines et certainement de notre réunion de ce matin. Ces débats sont d’autant plus nécessaires que l’élection de Donald Trump et ses propositions poussent l’ensemble des pays européens à clarifier leur positionnement. Est-ce une opportunité ?
M. Jean-Dominique Giuliani, président de la Fondation Robert Schuman. Je vous remercie de votre invitation, qui me permet, en toute modestie, de vous faire part de quelques réflexions. Je puise cette modestie dans des années de travail de la Fondation Robert Schuman sur cette problématique de la défense de l’Europe. Je précise à ce titre que la défense européenne ne constitue qu’une partie de la problématique de la défense de l’Europe.
Comme vous le rappelez Monsieur le Président, il y a une urgence en la matière. C’est dans ce cadre que le sujet a progressé ces dernières années, et il a d’ailleurs fait l’objet de plusieurs rapports de la part de votre commission. Je pense notamment au rapport Larsonneur-Thiériot, mais également au rapport Morel de la commission des affaires européennes. Vos collègues du Sénat se sont également inscrits dans cette démarche. Permettez-moi d’apporter quelques brèves réflexions sur ce qui a déjà été accompli et ce qui est envisagé aujourd’hui, mais également de vous livrer quelques pistes de réflexion très personnelles pour la posture de la France à l’égard des projets européens.
Les réalisations intervenues dans l’unité face à la question ukrainienne, mais également dans l’urgence, sont loin d’être négligeables. Ainsi, le Fonds européen de défense est doté de 7,3 milliards d’euros, qui ont été en outre abondés de 1,5 milliard d’euros. Au‑delà, il faut relever 512 propositions concrètes de coopération européenne et 162 programmes retenus. En outre, 270 projets commenceront à être réalisés à partir de cette année. Il y a deux jours encore, la Commission européenne a décidé d’une attribution de nouveaux projets pour 1 milliard d’euros. Enfin, la Fondation Robert Schuman publiera très prochainement un bilan à mi-parcours du Fonds européen de défense, qui représente pour la France une contribution substantielle à son industrie.
En effet, la France est coordinatrice de 44 projets et notre pays est présent dans 121 programmes du Fonds européen de défense. Elle en est donc le premier attributaire, devant l’Espagne, la Grèce et l’Italie, puisque plus de 25 % des projets du Fonds européen de défense sont attribués à des entreprises françaises. Ce Fonds européen de défense s’attache non seulement à aider les grandes entreprises, mais aussi les PME.
Un autre sujet ayant fait l’objet d’avancées porte sur la Facilité européenne pour la paix, à l’origine destinée à financer les opérations de maintien de la paix dans le sud et en Afrique. Abondée à concurrence de 6 milliards d’euros, elle se trouve pratiquement en mesure de dépenser 17 milliards d’euros, notamment pour acquérir ou rembourser des armes qui auraient été données à l’Ukraine. C’est une première pour l’Union européenne.
Par ailleurs, il convient de mentionner le programme d’action de soutien à la production de munitions (Asap), dont il a été particulièrement question l’année dernière. Le projet consistait à pouvoir aider les Ukrainiens, qui souffraient d’un déficit important en munitions. Au départ, ce programme a été quelque peu erratique, mais il a financé directement les entreprises de production de munitions. Il aboutira à une production de plus de 2,5 millions de munitions, d’ici la fin de l’année prochaine.
Je pense également au règlement visant à renforcer l’industrie européenne de la défense au moyen d’acquisitions conjointes (Edirpa), à travers des appels d’offres communs. Ce projet a été doté de 310 millions d’euros et permet de contribuer à 15 % de la valeur des appels d’offres qui seraient européens et transnationaux. Par ailleurs, le projet Edip mentionné par M. le président, constitue une autre phase du développement de la défense européenne. Il consiste à tenter d’organiser un financement et des coopérations pour le moyen et le long terme, en soutenant l’ensemble de l’industrie de défense.
Ce projet Edip serait doté de 1,5 milliard d’euros. Il est destiné à accroître la production, faciliter les acquisitions conjointes de matériel et propose une série de mesures communes, de nouvelles structures, de nouveaux instruments, des programmes européens d’armement et un comité de préparation industrielle. Edip a suscité un grand nombre d’interrogations de la part de la diplomatie française, de votre commission et de la commission du Sénat, dans la mesure où sa gouvernance entraîne quelques évolutions audacieuses en matière institutionnelle. Par ailleurs, son financement pose question puisqu’il ne prévoit que 1,5 milliard d’euros et le programme se fonde sur des a priori qu’il faudrait peut-être questionner. Faut-il un marché unique des instruments de défense ? Est-il vrai que nos industries de défense ne sont pas compétitives ? Personnellement, je le conteste. Je pense que nous produisons en Europe des équipements de défense moins chers que nos grands partenaires, par exemple américains.
Parmi les dernières évolutions non négligeables, je me dois naturellement d’évoquer l’existence d’un commissaire à la défense, mais aussi la création la semaine dernière par le Parlement européen d’une commission de la défense de plein exercice. Votre avis en tant que commissionnaires et parlementaires sera extrêmement important pour la suite de cette évolution jusqu’ici positive, mais qui suscite une série d’interrogations.
La première interrogation concerne la communautarisation de la politique de défense, qui me paraît devoir être interrogée. La Commission européenne, sur la base juridique de l’article 173 du traité sur le fonctionnement européen qui traite de l’industrie, effectue une irruption importante dans la politique de défense. Cette base juridique doit être au moins questionnée. En effet, dans l’architecture des traités européens, les questions de défense ne relèvent pas de la procédure communautaire. Une clarification doit donc être opérée avant, peut-être, d’aller plus loin.
Pour le schumanien que je suis, la politique de défense est-elle la bonne méthode ? En tant que Français, nous devons nous réjouir que nos partenaires européens aient pris conscience de l’urgence. Ils ont finalement accrédité un certain nombre de thèses françaises sur la souveraineté européenne, la nécessité d’être plus actifs, de coopérer davantage et de dépenser plus. Nous dépensons aujourd’hui collectivement 326 milliards d’euros pour la défense en Europe, soit trois fois les dépenses de la Russie et un tiers de celles de l’Otan.
Si cet enthousiasme, certainement motivé par la crainte, me réjouit, il ne permet pas de surmonter les différences au sein de l’Union européenne. Nous demeurons divisés entre partenaires européens sur les fondamentaux de nos politiques étrangères et de défense, la relation à l’Otan, la relation aux États-Unis, la question de l’indépendance et de l’autonomie stratégique. En découlent des conceptions différentes sur la place des États membres dans la gouvernance d’une Europe de la défense, que nous ne pouvons pas régler au détour du projet de règlement Edip.
Je reste très attaché à la « méthode Schuman », selon laquelle seules les réalisations concrètes peuvent convaincre de procéder à des projets communs. Il faut donc démontrer concrètement qu’il existe une plus-value européenne avant seulement d’accepter d’en confier éventuellement la gestion à un organisme comme la Commission européenne. Vous comprenez bien que je suis quelque peu réticent à l’égard de ce projet de règlement, qui veut communautariser par le haut alors que toute l’histoire de l’Union européenne a consisté à communautariser par le bas.
Dans une autre vie, j’ai eu l’occasion de participer à la négociation des accords de Schengen. En l’espèce, ces accords sont d’abord nés d’une volonté de cinq États, avant que Schengen ne devienne un projet à vingt-quatre États, dont deux ne sont pas membres de l’Union. Ces pays ont ainsi estimé ensuite et seulement après, qu’il était nécessaire de confier à un organisme collectif, la Commission européenne, le soin de gérer Schengen.
Permettez-moi à présent de formuler quelques remarques. Dans ce contexte évolutif, il faut veiller à l’excellence de l’industrie de défense, qui est essentiellement française. Il ne faut certainement pas l’abîmer dans des projets qui ne seraient pas à la hauteur en matière technologique. S’agissant de la gouvernance, je considère qu’il n’appartient pas à la Commission de gérer le marché des industries européennes de défense. Cette tâche devrait davantage être dévolue à l’Agence européenne de défense (AED). Peut-être faudrait-il également un nouveau traité entre États membres – qui auront besoin de la Commission –, qui permettrait de surmonter quelques vétos.
Ensuite, je souhaite revenir sur les questions relatives au financement. Lors du sommet informel qui s’est tenu lundi dernier entre chefs d’État et de gouvernement, un grand nombre de pistes de financement ont été évoquées, à l’heure où nous sommes en train de prévoir le budget pour les sept ans à venir. À ce titre, j’estime qu’il faut explorer toutes les pistes. La première concerne l’assouplissement du pacte de stabilité au profit de ceux qui investissent dans la défense, comme cela a déjà été évoqué, y compris par la présidente de la Commission européenne.
Par ailleurs, pourquoi ne pas imaginer un règlement d’exception au titre de l’impératif de sécurité, c’est-à-dire s’exempter d’un certain nombre de règles, comme nous savons très bien le faire en France. Quand il s’est agi de reconstruire Notre-Dame, d’accueillir les Jeux olympiques ou de reconstruire Mayotte, nous avons procédé par le vote d’une loi spéciale. Je suggère d’étudier cette piste au niveau européen. En effet, le Pacte vert pour l’Europe (Green Deal) et des réglementations financières extrêmement draconiennes éloignent nos banques du financement de la défense. Pourquoi ne pas imaginer un règlement d’exception générale au titre de l’urgence sécuritaire ?
Enfin, se pose également la question de la TVA. Dans le projet Edip soumis aux États, à la Commission et au Parlement, une exemption de la TVA est envisagée pour les programmes européens. De la même manière, l’emprunt commun demeure un sujet de discussion, qui n’évoluera qu’après les élections allemandes.
Pour conclure, permettez-moi de vous livrer quelques réflexions très libres sur la posture que la France devrait adopter face à ce règlement. Nous avons entendu le ministre et plusieurs de vos rapporteurs protester sur la méthode qui était envisagée pour ce projet Edip. Personnellement, je suis très malheureux, en tant qu’Européen et Français, quand la France se place dans une position négative qui risque de l’isoler au sein de l’Union européenne. Je pense que nous devrions mieux user de notre excellence, celle de nos forces armées et de notre industrie, en ouvrant nous-mêmes des espaces de coopération plutôt que d’attendre que d’autres nous les proposent.
Lorsque la France envoie des troupes en Estonie ou en Roumanie, elle est regardée, respectée, écoutée. Nous avons la première armée de l’Union européenne, nous sommes une puissance dotée. Il revient à la France de formuler des gestes à l’égard de ses partenaires, de montrer qu’elle croit en la coopération européenne. Cela permettra à tous de mieux utiliser le cadre de l’Otan, sans aucun tabou ni aucune réticence. Pour la politique de défense de la France, il est très important d’être davantage Européens.
Pour achever mon propos, permettez-moi de paraphraser la déclaration du 9 mai 1950 de Robert Schuman qui me paraît être tout à fait adaptée à la question de la défense : l’Europe de la défense ne se fera pas d’un jour, ni dans une construction d’ensemble. Elle se fera d’abord par des coopérations et des réalisations concrètes, créant une solidarité de fait.
M. Steven Everts, directeur de l’European Union Institute for Security Studies. Je vous remercie pour votre invitation à prendre la parole au nom de l’Institut d’études de sécurité, une agence européenne chargée d’analyser les grands défis sécuritaires dans le monde et de formuler des propositions. Je précise que mon intervention liminaire s’effectuera en anglais, mais je répondrai à vos questions en français.
Où en sommes-nous aujourd’hui ? Je tiens tout d’abord à m’associer à la présentation que vient d’effectuer M. Giuliani. Mon intervention sera complémentaire à la sienne, afin de proposer quelques idées pour notre réflexion collective concernant la manière de construire l’Europe de la défense. Cette idée est aujourd’hui largement acceptée, mais la manière d’y parvenir demeure source d’interrogations.
Nous avons besoin de l’Europe de la défense. Aujourd’hui, l’Europe se sent bien seule. À l’Ouest, nous sommes confrontés au choc Donald Trump, qui fait trembler la base de la relation transatlantique telle qu’elle a été bâtie depuis des décennies. À l’Est, nous faisons face au défi chinois, qui remet en cause l’ordre normatif international, suscite des tensions à Taïwan. Désormais, nous ne pouvons plus séparer le théâtre stratégique indopacifique du théâtre européen ; ils fusionnent et sont désormais entremêlés. Naturellement, on ne peut passer sous silence la guerre brutale menée par la Russie aux frontières de l’Union européenne, qui s’apprête à entrer dans sa quatrième année. Les Européens doivent faire face à un nombre croissant d’attaques hybrides de la part de la Russie, qui mettent en danger ses intérêts.
Permettez-moi ensuite de mentionner les trois erreurs à éviter face à la nouvelle administration Trump.
Tout d’abord, il serait erroné de penser que nous assistons à une répétition de l’épisode initié en 2016, lors de sa première élection. Aujourd’hui, Donald Trump est beaucoup plus puissant qu’il ne l’était. Il domine le paysage politique aux États‑Unis, le Congrès, la Cour suprême, les médias et le monde des entreprises, dont la Silicon Valley. Il concentre désormais énormément de pouvoir, les garde-fous sont moins présents.
Pour les Européens, la deuxième erreur à éviter consiste à ne pas se faire manipuler. Nous avons besoin d’unité, à plus forte raison lorsque nous avons affaire à Donald Trump. Le principal effet de Trump sur l’Europe interviendra ainsi à l’intérieur de l’Europe, sur les dynamiques politiques à l’œuvre au sein de l’Union.
Enfin, il faut éviter un troisième piège, qui consisterait à penser que nous sommes les seuls à éprouver ce problème. De très nombreux pays à travers le monde partagent comme nous une relation très proche avec les États-Unis, depuis des décennies. Aujourd’hui, eux aussi s’interrogent sur la façon de réagir face à cette situation si différente. Je pense par exemple à la Norvège, au Canada, au Japon, à la Corée. De nombreux pays à travers le monde pourraient se joindre à nos réflexions pour savoir comment relever ce défi.
En premier lieu, il faut envisager le paysage global. Cette administration américaine lie toutes les questions. Aujourd’hui plus que jamais, les sujets concernant la technologie ou le commerce sont ouvertement rattachés aux questions de sécurité. Il y a là un grand défi pour les Européens, dans la mesure où nous avons l’habitude de procéder différemment, en séparant le traitement de chacun de ces aspects. Désormais, nous devons être prêts à réagir de manière robuste, si l’administration américaine décide de lancer la guerre commerciale qu’elle promet. En matière de sécurité, les Européens doivent être conscients que cela exigera plus de notre part. Les Européens doivent accepter que nous devrons tous faire plus en faveur de notre sécurité européenne, ce qui impliquera nécessairement une réallocation des ressources. Il faudra fixer d’autres priorités et donc accepter d’opérer des coupes budgétaires, ailleurs.
L’Ukraine représente aujourd’hui le défi sécuritaire le plus existentiel pour l’Europe. Comme M. Giuliani l’a souligné, face à l’urgence, nous avons fait beaucoup, nous avons brisé des tabous en 2022 avec la Facilité européenne pour la paix. Mais la situation en 2025 se présente aussi sous un jour différent et il devient de plus en plus difficile de maintenir l’unité dont nous avons besoin pour soutenir l’Ukraine. Des choix difficiles devront être opérés. Si l’administration américaine décide effectivement de réduire son financement en direction de l’Ukraine, serons-nous prêts à compenser ? Qu’en sera-t-il des garanties de sécurité ? Utiliserons-nous les actifs russes gelés pour financer le soutien militaire à l’Ukraine ?
Travaillant pour l’Union européenne, je dois reconnaître qu’il est de plus en plus difficile de maintenir cette unité. Que pourrons-nous faire à vingt-sept pays, que devrons-nous faire dans le cadre de coalitions plus restreintes ? Ne nous trompons pas, seuls les forts peuvent demeurer libres. Nous devons permettre à l’Ukraine de continuer à se défendre contre cette agression. Ce pays éprouve de très importants besoins en matière de formation militaire, sur lesquels notre Institut a beaucoup travaillé. Je salue à ce titre l’action de la France pour la formation des troupes ukrainiennes. Jusqu’à présent, l’UE a formé environ 70 000 militaires ukrainiens, faisant d’elle le plus grand formateur des forces ukrainiennes. Cet effort doit être poursuivi.
Simultanément, il faut reconnaître que le conflit ne progresse pas de manière très favorable pour l’Ukraine. Désormais, il convient de s’interroger sur la possibilité d’assurer des formations sur le territoire même de l’Ukraine, ainsi que le président Macron l’a envisagé. Cette modalité permettrait de réduire les coûts, mais je reconnais que ce sujet est très compliqué, sur le plan politique.
Il est beaucoup question d’un cessez-le-feu, de négociations. Comment éviter un mauvais accord ? Tout accord devra être accompagné de dispositions très fortes. En effet, nous avons déjà eu l’occasion de conduire des accords avec la Russie de Poutine, qui ne les a pas respectés par la suite. Les garanties de sécurité devraient être endossées par une coalition d’États de l’UE, mais aussi par l’administration Trump, ce qui demeure à ce jour en suspens.
Se posera également la question d’une présence européenne sur place pour garantir la bonne application d’un éventuel accord conclu. À ce titre, il faudra opérer une distinction entre le maintien de la paix classique dans le sens de l’article 7 de la Charte de l’ONU et une force de type Tripwire où des troupes européennes seraient présentes pour non seulement dissuader une attaque russe, mais également y répondre, le cas échéant. Ces deux modalités sont très différentes.
Ensuite, pour l’Europe de la défense, Trump constitue-t-il une tragédie ou une opportunité ? J’aurais tendance à considérer qu’il s’agit d’une opportunité, une occasion à saisir. L’idée d’un pilier européen de l’Otan est fréquemment évoquée. Une possibilité consisterait à bâtir ce pilier autour des financements, à partir de dépenses effectuées au niveau national, en valorisant les instruments de l’UE. Mais la planification de la défense resterait du ressort de l’Otan. Une autre possibilité porterait sur une défense européenne collective, qui passerait par exemple par un traité. Dans ce cas, nous travaillerions à partir d’actifs communs, dont nous serions conjointement propriétaires et qui pourraient être financés par différentes sources comme des « obligations de défense » ou des « banques de défense ». Ceci entraînerait peut-être une évolution progressive des fonctions de l’Otan, qui deviendrait une structure de commandement plus européenne. Il s’agit là de deux possibilités extrêmes, avec une multitude de nuances entre les deux. Ces sujets font l’objet de points de vue très différents en Europe. Il convient également de s’interroger sur la position de pays actuellement membres de l’Otan, comme les États-Unis, mais aussi le Royaume-Uni, la Norvège, la Turquie.
Ensuite, je tiens à signaler que l’Institut a particulièrement travaillé sur le financement de la défense européenne. À ce titre, j’opère une distinction analytique entre des achats en commun, la construction d’armes en commun et les financements en commun. Chacune des options est singulière, présente à la fois des avantages et des inconvénients. La bonne nouvelle tient au fait que les dépenses de défense augmentent, mais simultanément, les industriels, dont les carnets de commandes sont remplis, éprouvent parfois des difficultés à répondre aux besoins des gouvernements européens.
Un débat récurrent porte sur la part du PIB qui devrait être consacrée aux dépenses en matière de défense, mais aussi les actions qui devraient être menées au niveau de l’UE. Le bilan des achats d’armes en commun est mitigé. Certains projets ont rencontré un grand succès, comme l’A330 MRTT, d’autres ont échoué. Au-delà, se pose la question de l’intégration ou de la fragmentation du marché européen de la défense. Il est souvent indiqué que le marché européen demeure trop fragmenté pour pouvoir être compétitif face aux Américains, mais je pense également que dans certains cas, il est nécessaire de maintenir un certain niveau de compétition entre les industriels.
Se pose ensuite la question du financement, matérialisée par le Fonds européen de défense. Dans ce domaine, il faut relever que les lignes ont bougé. Je peux l’attester d’autant plus aisément que je viens d’un pays, les Pays-Bas, réputés pour leur frugalité. Il suffit de constater par exemple l’évolution de la Première ministre danoise, Mette Frederiksen, une atlantiste eurosceptique. Elle a publiquement reconnu que nous devions plus investir en Europe, quitte à accroître le budget de l’UE ou la contribution danoise à celui-ci.
M. Giuliani a déjà évoqué les différents projets dans ce domaine, comme Asap ou le Fonds européen de défense. S’agissant des dépenses qui pourraient être effectuées par l’UE, elles doivent être consacrées à des produits que les pays européens ne pourraient pas acheter individuellement. Il s’agit des satellites de communication, des mobilités militaires, des infrastructures, des défenses aériennes. Ces dépenses doivent présenter une valeur ajoutée au niveau européen, afin de prouver aux citoyens européens qu’elles sont réalisées à bon escient.
Mme Florence Goulet (RN). L’Europe de la défense est un serpent de mer depuis le rejet de la Communauté européenne de défense (CED) par l’Assemblée nationale en 1954. En 1950, la menace communiste et la guerre de Corée battaient leur plein, les États-Unis souhaitaient le réarmement de l’Allemagne de l’Ouest. Ces événements avaient incité Jean Monnet à proposer la défense de l’Europe dans un cadre supranational. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à la menace russe, concrétisée par le coup de force contre l’Ukraine et à la pression américaine, poussant les États européens au réarmement. Nos gouvernants en appellent une nouvelle fois à l’Europe de la défense.
Mais de quoi parle-t-on ? Avec le programme Edip, la Commission entend renforcer une base industrielle et technologique de défense (BITD) européenne permettant d’équiper les armées de matériels essentiellement européens. Mais si les résultats dans le secteur de la défense sont aussi brillants que ceux de l’agriculture, de l’électricité où de l’automobile, nous comprenons les vives inquiétudes exprimées par nos industriels. Par naïveté ou par idéologie, les gouvernements français ont laissé l’Allemagne verrouiller les postes européens stratégiques, à l’image de la toute nouvelle commission de la défense du Parlement européen.
Si l’Allemagne veut bien d’une BITD européenne, c’est à la condition qu’elle ne soit pas française, mettant en place une alliance de revers avec l’Italie et le Royaume-Uni afin de nous faire céder sur le système principal de combat terrestre (MGCS) et le système de combat aérien du futur (Scaf), et manœuvrant pour que les fonds d’Edip puissent financer l’achat de matériel. Mon groupe politique déplore qu’au nom de coopérations illusoires, la France ait renoncé à la production de chars de combat, d’armes individuelles, de munitions de petit calibre et qu’elle ait raté le développement de la capacité drone.
La France est en train de se faire marginaliser dans cette Europe de la défense qu’Emmanuel Macron appelle de ses vœux. Nos gouvernements n’ont ni le courage, ni la volonté de défendre nos intérêts et de s’opposer à la forfaiture de la Commission européenne, qui s’arroge dans le domaine de la défense des compétences qu’aucun traité ne lui reconnaît.
Qu’irait faire la France dans cette prétendue Europe de la défense qui, selon la formule du général de Gaulle, « ne mène à rien et ne signifie rien » ?
M. Jean-Dominique Giuliani. La France n’a pas à rougir en matière de défense, puisqu’elle possède la première industrie de défense et dispose de la première armée de l’Union européenne. La France est toujours souveraine et tous les présidents de la République, y compris le général de Gaulle, n’ont jamais envisagé de sortir de l’Europe, ni de dénoncer les traités européens. Nous sommes engagés dans l’Europe parce que l’intérêt national de notre pays le commande. Il est mieux servi par l’appartenance à l’Union européenne que par un quelconque isolationnisme.
Nous ne sommes pas marginalisés. Quand il est question de défense, la France est crédible. Mais elle ne peut agir seule. Si vous interrogez nos militaires, ils vous diront qu’ils ne travaillent plus qu’en coopération. Comment mieux coopérer que dans le cadre de l’Union européenne, où les traités organisent nos relations et où, de temps en temps, nous avons aussi besoin de la solidarité de nos alliés, y compris pour toutes les interventions extérieures ?
M. Steven Everts. J’ai travaillé pendant vingt ans pour l’UE et je peux vous garantir que l’influence de la France est grande. La France apporte beaucoup, y compris des idées, des initiatives et des atouts industriels. Simplement, les autres pays doivent être associés dès le début, aux initiatives politiques.
Vous avez mentionné la menace russe. Celle-ci n’a pas toujours été prise au sérieux par certaines capitales. Désormais, il convient d’agir ensemble ; la défense demeure un domaine où les États décident à l’unanimité.
M. François Cormier-Bouligeon (EPR). L’Union européenne a progressé sur le terrain de la défense depuis le rejet par notre Assemblée de la CED en 1954, jusqu’à l’adoption de la boussole stratégique en 2022. Elle s’est dotée de plusieurs outils, le Fonds européen de la défense, la Facilité européenne pour la paix, Edirpa, Asap, et nous négocions en ce moment même le programme Edip, dont le but est bien de renforcer les industries de défense européenne.
Pour les eurosceptiques, c’est trop, ou trop mal ; pour les euro-béats, c’est trop peu, ou trop lent. Nous, républicains, patriotes, européens constructifs, devons démontrer que l’Europe est en mesure de prendre toute sa part pour sa propre sécurité. La Russie de Poutine ne s’arrêtera pas à l’Ukraine. Après des décennies de sous-investissement, nous devons changer d’échelle pour renforcer notre industrie de défense européenne et réduire nos dépendances stratégiques. Il s’agit d’une question de souveraineté.
Nous devons identifier nos besoins capacitaires clefs et renforcer des financements nécessaires, investir plus, produire et innover davantage en Européens, et standardiser nos équipements. La France a fixé des conditions : ces investissements en commun dans la défense doivent se traduire par des emplois et de la création de valeur en Europe, c’est-à-dire une préférence européenne ambitieuse dans le cadre d’Edip.
Nous serons donc vigilants, notamment vis-à-vis des exceptions qui sont en cours de négociation. Le sommet européen de défense qui s’est tenu à Bruxelles a notamment évoqué un investissement de 500 milliards d’euros lors de la prochaine décennie. Je souhaite donc vous interroger sur Edip. Pensez-vous que cet accord puisse aboutir en respectant les trois conditions essentielles que nous avons fixées, c’est-à-dire l’autorité de conception européenne, un pourcentage faible de composants extra-européens, et l’absence de restriction d’utilisation ? Pensez-vous que ces trois conditions sont nécessaires ? Monsieur Giuliani, il ne s’agit pas d’être défensif, mais d’être offensif pour protéger les intérêts européens et des industries européennes.
M. Jean-Dominique Giuliani. Il revient à la France de proposer des coopérations bilatérales et multilatérales pour partager ce qui la renforce sur le plan industriel et sur le plan capacitaire. La France envoie des troupes en Estonie ou participe à la réassurance en Roumanie. Dans ces pays, nous sommes regardés comme des leaders dans le domaine de la défense.
Le projet Edip peut aboutir, à condition de réserver l’argent européen aux industries européennes. Il convient d’être extrêmement ferme à ce propos. Quelques exceptions peuvent être envisageables pour des pays en première ligne comme la Pologne ou les pays baltes, qui ont rapidement besoin d’armements qu’ils ne trouvent pas immédiatement en Europe.
Enfin, la gouvernance prévue par Edip me semble compliquée, dans la mesure où elle est injustement confiée à la Commission européenne, qui n’en a ni la compétence, ni la vocation. Il faudrait revitaliser l’Agence européenne de défense, un organisme intergouvernemental, pour travailler en harmonie avec la Commission, mais sous l’autorité des États membres.
M. Steven Everts. Il existe en Europe une tendance à disperser les instruments, pour satisfaire tout le monde. Selon moi, il faut bâtir quelques grands projets, que l’on peut montrer aux citoyens, et veiller à éviter une fragmentation.
Ensuite, les conditions posées par la France sont posées et connues, mais elle agit également au sein d’un système d’alliances. Nous vivons dans un contexte géopolitique compliqué, soumis à de fortes turbulences. À ce titre, je ne suis pas persuadé qu’il soit pertinent de briser les liens existants avec la Grande-Bretagne.
Un des moyens d’envisager la question consisterait à insister sur la production sur le sol européen, mais peut-être pas uniquement par des entreprises européennes, en incluant des entreprises américaines ou d’autres pays. Certains pays européens y sont attachés.
M. Aurélien Saintoul (LFI-NFP). Messieurs, vous avez abordé un très grand nombre de sujets et n’avez caché aucun des aspects polémiques. Je souhaite cependant effectuer un certain nombre d’observations. Le premier problème concerne la souveraineté. En effet, aucun élément des traités ne délègue de compétence en matière de défense à la Commission européenne. Comme vous l’avez pudiquement souligné, une question juridique est ici posée. Or nous disposons désormais d’un commissaire européen à la défense sans base juridique légale. Je demande donc aux bruxellologues que vous êtes quelles sont les voies de recours et si un État est capable de faire respecter pour une fois le droit européen.
Ensuite, le projet d’Europe de la défense n’est pas nouveau, mais il a connu une reviviscence après la crise financière et la crise des dettes souveraines, en particulier celle de la dette grecque. Cependant, il convient de replacer aussi la signification de cette reviviscence. Elle a été présentée comme une espèce d’alternative au projet social européen, en particulier par le président Hollande. En outre, il s’agissait d’un moyen réputé plus honorable de mutualiser les dettes. Il ne faut jamais perdre de vue la signification profonde de ce choix de miser sur l’Europe de la défense, choix assez opportuniste, dans le but de faire diversion vis-à-vis de la question sociale.
M. Giuliani a évoqué les bénéfices que tire la France des financements européens. Mais il faut simultanément rappeler que la France est contributrice nette au budget de l’Union européenne. Enfin, se pose la question plus générale du pilier européen de l’Otan, qui est manifestement un mythe et une manière d’habiller l’acceptation de la prépondérance américaine.
Quel bilan effectuez-vous de l’action de Monsieur Breton ? Quelle leçon tirez-vous de la rétrogradation de Stéphane Séjourné au sein de la Commission ? Manifestement, la France a perdu en influence.
M. Steven Everts. Vous avez évoqué le nouveau poste de commissaire européen à la défense. Personnellement, j’aurais préféré que cette fonction soit intitulée « commissaire au marché de défense », domaine dans lequel la Commission dispose d’une compétence. Pour des raisons d’affichage politique, il en a été autrement.
Cela dit, l’Europe se saisit aujourd’hui des questions de défense, car elle se rend compte que nous sommes réellement en danger ; il ne s’agit pas d’un fantasme. La nécessité est bien présente, mais la question essentielle consiste à savoir comment nous pouvons nous organiser. L’EUISS souligne l’importance de travailler à partir de l’Agence européenne de défense, afin que les États membres aient confiance dans la gouvernance des projets en commun.
M. Jean-Dominique Giuliani. La France contribue au budget de l’Union à hauteur de 17,2 %, mais reçoit 25,2 % du Fonds européen de défense, soit un taux de retour non négligeable. Cela me conforte dans l’idée que lorsque l’on dispose d’entreprises excellentes, elles profitent des projets communs. Initialement, la France était assez prudente vis-à-vis de ce Fonds européen de défense, puis elle s’y est complètement investie. Nos grandes entreprises comme nos entreprises moyennes en ont beaucoup profité.
S’agissant de la base juridique, j’ai déjà évoqué ce que je pensais : l’article 173 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne est un artifice pour s’introduire dans la gestion des questions de défense. Les autorités françaises doivent se positionner pour indiquer s’il s’agit selon elles d’une bonne méthode face à l’urgence ou s’il faut au contraire la remettre en cause. Je suis un simple observateur en la matière ; vous êtes ceux qui décident.
Enfin, personnellement, je trouve que le bilan de Monsieur Breton est extrêmement positif parce qu’avec sa méthode propre, parfois qualifiée de « bulldozer », il est parvenu à faire progresser les dossiers, dans un souci de pragmatisme qui n’est pas toujours présent lorsque l’on laisse les États discuter entre eux. Une de ses réussites porte ainsi sur les munitions, où nous sommes partis d’un déficit pour arriver finalement à fournir 2,5 millions d’obus, l’année prochaine. J’espère que son successeur rencontrera la même réussite.
M. Guillaume Garot (SOC). Depuis l’agression russe en Ukraine, des avancées significatives en matière de coopération et d’investissement sont intervenues dans la défense européenne. Cependant, construire une défense européenne ne consiste pas simplement à soutenir Kiev. L’enjeu porte également sur l’autonomie stratégique à long terme dans un monde de plus en plus instable.
Le commissaire européen à la défense estime que l’Europe devra consacrer 500 milliards d’euros sur dix ans à l’industrie pour faire face à d’éventuelles menaces extérieures. L’élection de Trump nous oblige à agir vite. Comment allons-nous y parvenir collectivement et avec quels partenaires ? Or nous constatons que les débats entre les États sur le projet de règlement européen pour l’industrie de défense nous ralentissent. En 2022, seulement 18 % des dépenses d’investissement des États avaient été effectuées de manière coopérative, alors que l’objectif avait été établi à 35 %. La position de la France est pragmatique, car il s’agit d’éviter de renforcer nos dépendances stratégiques.
Monsieur Giuliani, quelle est votre lecture du sommet des dirigeants de l’Union européenne du 3 février dernier ? Comment la France peut-elle renforcer son influence auprès des partenaires européens et s’affirmer de la sorte comme moteur de cette coopération nécessaire ?
M. Jean-Dominique Giuliani. L’Europe a précisément été construite pour surmonter les divisions. En matière de défense, comme dans d’autres domaines, les seuls critères qui importent sont l’efficacité et la rapidité. En conséquence, les débats sur les structures institutionnelles ou les nouveaux instruments me paraissent largement superflus, compte tenu de l’urgence et de l’importance du sujet. Comment la France peut-elle être plus influente ?
La France doit proposer des projets et trouver des partenaires, selon différents formats. Nous y sommes parvenus dans le domaine des missiles, puisque MBDA constitue la société européenne par excellence en termes d’intégration, y compris avec les Britanniques. Nous devons être plus proactifs et force de proposition, seul moyen de nous opposer à d’autres tendances. En effet, en matière institutionnelle et politique, la nature a horreur du vide.
Si la France, qui bénéficie d’une position de leadership ne formule aucune proposition, celle-ci viendra d’ailleurs. Nous savons par exemple que pour nos partenaires allemands, l’impératif industriel est bien plus important que l’impératif opérationnel de nos armées. Nous parlerons donc d’abord industrie, il faut aussi le comprendre.
Ensuite, la France doit investir pour mieux connaître ses partenaires européens. La Fondation travaille à l’Est de l’Europe depuis maintenant trente ans. À ce titre, je peux vous indiquer que vous ne mesurez pas toujours à quel point nos amis, vos collègues baltes ou polonais ont peur. Ils ont peur parce que l’histoire de leurs familles et de leurs nations a été marquée par la terreur. En tant que Français, nous devons aussi apprendre à mieux connaître ce sentiment qui anime nos partenaires.
Nous sommes éloignés des frontières de l’Est, nous menons une politique indépendante qui nous rassure, mais en réalité nos intérêts sont communs. Investir dans une meilleure connaissance grâce à la diplomatie parlementaire que vous pratiquez déjà constituerait un geste très important pour la France, qui nous permettrait peut-être de ne pas employer certains mots et de proposer certains concepts plus intéressants pour nos partenaires.
M. Steven Everts. Je partage pleinement ce point de vue. Il faut être présent dans le débat européen pour obtenir plus de soutien sur les positions françaises, mais aussi comprendre les positions des autres. Ensuite, les mots comptent en politique et en diplomatie. Ici, à Paris, on aime bien employer les termes « souveraineté » ou « autonomie stratégique ». Je viens d’un pays où ce vocabulaire ne passe pas très bien. Parfois, il vaut mieux parler du contenu des propositions plutôt que d’utiliser certains concepts qui ne sont pas toujours reconnus.
Une partie des pays européens témoignent d’une crainte réelle et s’inquiètent de l’attitude américaine. Aujourd’hui, il est temps de mener des associations avec ces pays et de formuler des propositions concrètes à partir desquelles nous pouvons travailler.
Il nous faut également travailler avec l’Ukraine, acteur le plus innovant et performant en matière de défense. Je pense notamment à la production ukrainienne en matière de drones dans le cadre d’un cycle d’innovation rapide, dont les entreprises européennes classiques pourraient s’inspirer.
Mme Catherine Hervieu (EcoS). Je souhaite aborder le sujet de la zone arctique, zone stratégique en raison de ses intérêts économiques, environnementaux et géopolitiques. La France s’est engagée en faveur de la sécurité régionale tout en cherchant à préserver une approche multilatérale et coopérative. Cet enjeu de sécurité devient un enjeu de sécurité internationale tant les acteurs non arctiques s’y intéressent.
Cette zone comporte une dimension environnementale forte et par principe, la défense et la sécurité de la zone sont liées à des politiques de préservation de l’environnement et de la coopération scientifique. Elle est également soumise aux conséquences du changement climatique, qui entraînent des répercussions importantes sur la sécurité.
En tant que membre de l’Otan, nous soutenons et participons à des initiatives de l’Alliance pour assurer la défense et la stabilité dans la zone. Nous sommes également impliqués dans des opérations de surveillance de la région, en particulier dans le domaine de la sécurité maritime et dans des opérations de contrôle aérien. L’expansion militaire russe constitue évidemment un fort sujet de vigilance, mais les États-Unis ont également déclaré par la voix de leur président qu’ils convoitent le Groenland d’une façon ou d’une autre. Les tensions dans la zone ne datent pas d’aujourd’hui, mais elles reviennent sur le devant de la scène.
Le Danemark a annoncé un investissement équivalent à 1,8 milliard d’euros dans le renforcement de sa présence militaire. Il a prévu l’acquisition de trois navires à capacité polaire, de drones aériens de surveillance à longue portée et l’amélioration du système de surveillance satellite des hautes latitudes.
Quelles sont les perspectives de la France et de l’Union européenne dans l’Arctique en matière militaire, sans parler des déclinaisons concernant notamment l’environnement et le changement climatique ?
M. Jean-Dominique Giuliani. Vous mettez à juste titre l’accent sur ce qui différencie en grande partie l’Union européenne des États-Unis. Le Danemark, nation traditionnellement très atlantiste, est obligé d’opérer un virage sur l’aile parce que son appartenance à l’Union européenne constitue peut-être le seul moyen de protéger le Groenland des déclarations intempestives du président Trump, voire des tentatives américaines, qui remontent au XIXe siècle.
La question de l’Arctique est une question fondamentale, que l’Union européenne n’a pas encore totalement réussi à prendre en compte. Cette prise en compte intervient plutôt grâce à ses États membres présents dans le Conseil des États de la mer Baltique ou même la France, à travers les missions de sa marine nationale, laquelle a inauguré le passage du Nord‑Est, à la surprise des Russes.
Les revendications américaines mettent paradoxalement en lumière la dimension environnementale des politiques européennes visant notamment à protéger les ressources et l’Arctique. Il s’agit là aussi d’un tournant, qui devrait peut-être nous permettre de progresser collectivement.
M. Steven Everts. J’ai travaillé un peu sur ce thème à Bruxelles par le passé. Le Danemark n’était pas enthousiaste à l’idée que l’Union européenne développe une politique trop présentielle en Arctique. La situation a désormais bien changé, les Danois reviennent vers l’UE. En Europe, nous vivons tous avec nos angoisses, nous avons tous nos propres intérêts. Il nous faut les mettre en commun et les défendre collectivement, en investissant dans des politiques et des instruments de financement collectif. Nous devons développer une véritable politique européenne sur le sujet de l’Arctique.
Il faut évoquer les questions environnementales, mener une surveillance des effets environnementaux et s’assurer d’une présence collective européenne, via une présence maritime coordonnée (Coordinated Maritime Presences, CMP), telle qu’elle est menée ailleurs, par exemple dans le golfe de Guinée. Des instruments existent, développons-les pour montrer que l’Europe qui protège existe.
M. Jean-Dominique Giuliani. J’ajoute que la Fondation Robert Schuman a passé un accord avec le Cercle polaire et entend travailler sur ces sujets dans les mois et les années à venir.
M. le président Jean-Michel Jacques. Gageons que cette situation fasse réfléchir les Danois pour acheter un peu moins d’équipements américains et un peu plus d’équipements européens.
M. Steven Everts. Je suis d’accord, mais comme je l’ai indiqué précédemment, la situation change au Danemark.
Mme Sabine Thillaye (Dem). À nous entendre, je crois que nous oublions parfois la question essentielle : comment assurer notre sécurité ? Nous finassons sur les questions juridiques, mais il s’agit d’abord d’assurer notre capacité à innover et de garantir une interopérabilité au sein de l’Union européenne, au-delà de l’interopérabilité au sein de l’Otan. À cet égard, la fragmentation du marché de nos industries de défense demeure un obstacle majeur.
Dans son rapport, Enrico Letta préconise aux Européens de s’orienter vers un véritable marché commun de la défense, en résonance avec la proposition d’une union des marchés de capitaux, qui profitera aussi à l’ensemble de nos industries. Dans ce domaine, l’Europe manque d’intégration, ce qui nous empêche de rivaliser ou de nous positionner par rapport aux États-Unis et à la Chine, ainsi que de faire face aux besoins matériels dans le cadre de la guerre en Ukraine.
Quelle est votre position à ce sujet ? Monsieur Giuliani, vous avez indiqué que la France risque d’être isolée dans le cadre des discussions actuelles concernant Edip. Pouvez‑vous nous fournir de plus amples détails ? Quels pourraient être nos partenaires ? Je pense pour ma part que nous pouvons promouvoir des coopérations. Il existe d’ailleurs des coopérations franco-allemandes, qui ne plaisent guère à certains. Faut-il ouvrir la porte à d’autres coopérations ? Que pensez-vous du triangle de Weimar ?
M. Jean-Dominique Giuliani. Un marché intérieur est structuré autour de producteurs, de clients, mais aussi d’un système financier. En revanche, je suis assez sceptique concernant un marché intérieur de la défense, je ne comprends pas ce que cela signifie, sauf à adopter le principe de préférence, de manière volontaire. Or pour le moment, le projet Edip ne dispose pas de financements, qui sont renvoyés aux perspectives financières. Il s’agit d’un sujet difficile, notamment avec quelques États membres.
Tant que nous ne disposerons pas de projet de financement, nous ne disposerons pas d’un marché intérieur de la défense. Je conteste les conclusions des rapports Draghi et Letta selon lesquelles nous ne serions pas compétitifs en matière de défense. Un avion produit en France ou en Allemagne coûte deux fois moins cher qu’un avion produit aux États-Unis. En revanche, nous sommes confrontés à un problème de demande, de commandes et vraisemblablement de financement.
Ensuite, pour la France, la coopération avec l’Allemagne constitue un passage obligé. Mais elle est très compliquée en matière de défense, parce que nous ne partageons pas la même tradition, les mêmes impératifs, ni la même histoire. Nous devons à la fois faire le maximum, mais il faut également être sans illusion et songer à d’autres coopérations.
Le triangle de Weimar constitue une instance de coopération intéressante. Lorsque la France est en Roumanie ou dans les pays baltes, elle agit grandement, notamment pour la cause européenne, mais aussi pour les intérêts français.
M. Steven Everts. Les pays européens doivent acheter ensemble, à partir de critères communs. Ensuite, en matière financière, il faut naturellement une prime européenne pour faciliter cette coopération. Dans ce cadre, une piste de travail concerne le rôle de la Banque européenne d’investissement (BEI).
M. Bernard Chaix (UDR). Le contexte géopolitique est marqué par le retour d’une très forte assertivité. La guerre en Ukraine a provoqué plus d’un million de morts et de blessés et l’armée russe a progressé de plus de 400 kilomètres carrés lors du seul mois de janvier.
La récente élection de Donald Trump confirme le retour de l’intérêt national comme boussole de l’ordre mondial. Il apparaît donc évident de repenser une architecture de sécurité collective en Europe. Le groupe UDR n’est pas opposé à des coopérations industrielles entre États membres. Cependant, l’établissement d’une défense européenne au-dessus des intérêts nationaux ne nous paraît ni envisageable ni souhaitable.
En effet, quels intérêts cette défense européenne poursuivrait-elle ? Alors que les pays baltes voient la Russie comme une menace existentielle, la Grèce se voit intimidée par la Turquie, un pays qui occupe plus de 30 % du territoire de Chypre dans l’indifférence générale. En France, l’Azerbaïdjan nous provoque en s’ingérant dans nos territoires d’outre-mer, notamment en Nouvelle-Calédonie.
Aussi, 80 % des dépenses militaires européennes permettent l’achat d’armes extraeuropéennes, souvent américaines. À mon grand regret, je constate que de nombreux partenaires européens préféreront toujours les avions de combat F-16 à nos Rafale. Par ailleurs, les discussions au sein du Conseil portent sur la proposition de règlement sur le programme Edip. Il semblerait que différents pays souhaitent élargir les critères d’éligibilité ouvrant l’accès au Fonds européen de défense à des produits sous licence étrangère, c’est à dire souvent américains.
Comment construire une autonomie stratégique qui soit européenne en se fournissant avec des armes qui ne le sont pas ? La France est opposée à l’élargissement des critères des limites du règlement Edip. Pensez-vous qu’elle restera isolée sur cette question ?
M. Jean-Dominique Giuliani. Il convient de rester extrêmement ferme concernant les critères d’éligibilité. L’ensemble des dépenses de défense en Europe s’élève à 326 milliards d’euros, mais une part importante de ces montants ne bénéficie pas aux industriels européens. En Pologne, par exemple, 63 % des dépenses se font en direction de l’industrie américaine.
Ce sujet pose la question de la disponibilité des matériels dans des pays qui éprouvent un sentiment d’urgence que nous ne ressentons pas, car nous disposons d’industries performantes et de plans d’équipement à travers la loi de programmation militaire. C’est la raison pour laquelle j’évoquais la possibilité d’exemptions pour des pays comme la Pologne et les pays baltes, qui souffrent de faiblesses capacitaires. Mais ces exemptions ne doivent pas être intégrées dans le règlement Edip. Je pense que l’argent européen doit bénéficier aux entreprises européennes et pas seulement aux entreprises qui travaillent sur le territoire européen.
Ensuite, l’autonomie stratégique est un concept français, évoqué déjà depuis de nombreuses années par la diplomatie française qui parlait plutôt « d’indépendance ». De ce point de vue, la France a obtenu satisfaction : désormais ce concept est partagé par nos partenaires. Cependant, à Riga ou à Varsovie, le sentiment d’urgence est différent du nôtre en raison des blessures de l’histoire. Nous, Français, devons le comprendre et apprendre à être modestes.
L’autonomie stratégique européenne est en chemin, nous allons y parvenir en dépit des lenteurs nécessaires, mais également dans le respect de nos partenaires.
M. Steven Everts. L’autonomie stratégique européenne est en chemin, mais nous ne l’appellerons pas par ce vocable. Elle se traduira en pratique, par des choix que nous effectuerons ensemble. Nous y parviendrons, parce que les évolutions politiques nous y obligent. En Europe, il est nécessaire de s’intéresser aux problèmes des autres. La France a de nombreux atouts à faire valoir, mais elle doit comprendre les craintes et les peurs des autres pays.
Enfin, je tiens à dissiper une idée reçue : il est erroné de croire que 80 % des dépenses militaires européennes permettent l’achat d’armes extraeuropéennes.
M. le président Jean-Michel Jacques. Nous passons maintenant à une séquence de trois questions complémentaires.
Mme Caroline Colombier (RN). Messieurs, je voudrais vous interroger sur le projet controversé d’Edip. Tout dans cette affaire est sujet à caution, à commencer par l’empiétement de la Commission européenne sur la compétence de défense des États membres. Pourtant, l’UE n’a pas compétence pour réglementer leur politique de défense, mais seulement pour mettre sur pied des systèmes de financement communs. Actions concrètes plutôt qu’idéologie : sur ce point, j’adhère à la méthode Schuman.
Si à l’origine, ce règlement visait à financer des équipements entièrement européens, la pression de pays comme l’Allemagne risque de ruiner l’Europe de la défense avec un taux de 35 % de composants importés, sans compter les armes produites sous licence. Nous risquons de voir se multiplier des programmes similaires à ceux de l’Eurodrone ou de l’Eurospike, l’un doté d’un moteur américain, l’autre fabriqué sous licence israélienne.
En schématisant, 35 % des 500 milliards d’euros envisagés iront potentiellement financer les industries extra-européennes, soit 175 milliards d’euros. Selon vous, ce système dérogatoire avec un taux de 35 % de composants importés ne risque-t-il pas de ruiner l’objectif d’autonomie européenne, au détriment de la nôtre ?
Mme Natalia Pouzyreff (EPR). Je souhaite revenir rapidement sur la question du financement. Les Européens doutent de leur capacité, mais nous sommes capables de produire. En 2024, nous avons livré plus d’obus de 155 millimètres que les Américains ne l’ont fait. Le repli sur soi prôné par certains en France ou en Allemagne affaiblirait en réalité notre propre sécurité. Afin que les Européens prennent véritablement leur sécurité en main, il est nécessaire d’augmenter nos capacités de production industrielle.
Les rapports Draghi et Letta ont ouvert la voie. Désormais, tout relève de notre volonté, qui doit se traduire dans le financement de cet effort pour développer nos technologies et nos compétences sur le moyen terme, afin que l’Europe puisse résister, entre les États-Unis et la Chine.
Mme Gisèle Lelouis (RN). Le groupe Rassemblement national a toujours été critique de l’Europe de la défense, pas par idéologie ni par mauvaise foi. Simplement, au-delà des grands discours, cette Europe de la défense est démentie chaque jour dans les actes, par certains voisins européens qui préfèrent se réfugier sous le parapluie américain.
Au lieu de courir obstinément après des chimères fédéralistes, il serait bien plus judicieux de se concentrer sur la protection de notre industrie de défense nationale, soumise à une rude concurrence. Il s’agit de la seule industrie relativement autonome sur le continent, mais elle subit les assauts incessants de normes toujours plus absurdes et contraignantes.
L’Union européenne, plutôt que de confisquer dans un nouveau domaine leur souveraineté aux États, ferait mieux d’imposer une véritable priorité européenne dans l’achat du matériel de défense. En outre, face aux problèmes de financement de la BCE, ne pourrait-elle pas jouer un rôle et mettre en œuvre des moyens pour soutenir ces entreprises ? Un tel engagement de la BCE serait bien plus utile pour la défense des pays européens que les 1,5 milliard d’euros du programme Edip, agent accélérateur de la concurrence de nos entreprises, qui semble devoir repeindre en bleu européen les armes américaines.
M. Steven Everts. L’Europe est en danger. Il est donc absolument nécessaire que nous investissions ensemble dans notre défense. Nous avons l’occasion d’évoquer les moyens, les instruments et les choix à réaliser. J’espère que nous effectuerons ces choix d’une manière collective.
S’agissant des niveaux de financement, il convient désormais de faire un grand pas en avant, grâce aux options à notre disposition dans ce domaine, qu’il s’agisse du budget européen, de la dérogation au pacte de stabilité, de la BEI, voire des obligations européennes de défense. Il faut agir de manière pragmatique et mettre en lumière les succès obtenus, qui légitiment de franchir une étape supplémentaire. L’EUISS agira pour le mieux, afin de soutenir les parlementaires que vous êtes dans votre démarche.
M. Jean-Dominique Giuliani. Il me semble important que vous parlementaires, parliez avec vos homologues des autres pays européens, car vous devez tous répondre devant les électeurs. Tout le monde partage le sentiment d’urgence, voire de crainte. Il importe toujours de démontrer la plus-value européenne, lorsqu’elle existe. Dans ce cadre, la voix de la France importe. Il ne faut pas toujours être négatif, mais également être productif ; si la France formule des propositions et soumet des projets, soyez convaincus qu’elle sera écoutée et verra son influence renforcée.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie. En dépit d’approches différentes en Europe, nous partageons des attentes communes en matière de réalisations concrètes, efficaces et pragmatiques.
2. Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Brice Dumont, vice-président d’Airbus, responsable d’Air power (qui regroupe les programmes d’avions militaires et de drones), sur l’Europe de la défense et les coopérations européennes (mercredi 5 février 2025)
M. le président Jean-Michel Jacques. Mes chers collègues, nous accueillons Monsieur Jean-Brice Dumont, vice-président de la division d’aviation militaire d’Airbus, responsable d’Air power. Vous êtes le représentant du premier industriel que nous auditionnons au cours de ce cycle Europe et vous serez suivi de KNDS, Dassault et Eutelsat.
Il n’existe pas de société plus européenne qu’Airbus, à la fois en raison de son statut, mais tout autant en raison de son expérience en matière de coopération européenne, dont l’exemple de plus en plus problématique reste bien évidemment le système de combat aérien du futur (Scaf). Nous attendons donc de vous que vous nous exposiez votre point de vue sur la place prise par les instruments européens dans la défense, les espoirs que vous y placez, mais aussi les lignes rouges éventuelles qui sont les vôtres. Vous nous ferez part de votre expérience de coopération qui, me semble-t-il, n’a pas toujours été un long fleuve tranquille. Vous nous direz quelles sont à vos yeux les conditions d’une coopération réussie.
Lancé en coopération par la France, l’Allemagne et l’Espagne, avec entre autres Airbus, Dassault Aviation et Indra, qui sont chargés de la cohérence de l’architecture du programme, le Scaf constitue l’un des programmes d’armement européens les plus importants des décennies à venir. Nous sommes nombreux aujourd’hui à nous préoccuper de son avancée. L’année 2025 devrait marquer la fin de la phase 1B du Scaf et l’ouverture d’une nouvelle discussion pour le lancement de la phase 2, qui devrait débuter au printemps 2026.
L’entrée dans la phase 2 est une étape cruciale, car elle doit aboutir au vol d’un premier démonstrateur et une mise en service à l’horizon 2040. Mais le Scaf pourrait bien se faire concurrencer par d’autres projets, comme le Global Combat Air Programme (GCAP), qui réunit pour sa part le Royaume-Uni, l’Italie et le Japon. Le 15 janvier dernier, le PDG d’Airbus, Guillaume Faury, a d’ailleurs plaidé pour un rapprochement entre le Scaf et le GCAP afin de réduire les coûts. Quelles raisons ont-elles conduit à cette prise de parole ? Les autres industriels sont-ils d’accord avec cette position ? Nous serons heureux de vous entendre sur ces sujets.
M. Jean-Brice Dumont, vice-président d’Airbus. Je suis honoré d’être parmi vous pour ma première audition devant votre commission. À ce titre, je tiens à me présenter brièvement. J’ai débuté ma carrière à la direction générale de l’armement (DGA) en tant qu’ingénieur de l’armement, et ai essentiellement occupé des postes techniques jusqu’à mon poste actuel. J’ai été directeur technique d’Eurocopter devenu Airbus Helicopters, et directeur technique d’Airbus Avions commerciaux. J’ai effectué quasiment toute ma carrière dans des programmes en coopération et suis aujourd’hui responsable d’Air power au sein d’Airbus Defence and Space, qui est chargé de tous matériels volants militaires, quels que soient leur taille, leur autonomie ou leur usage.
Airbus emploie 150 000 personnes, dont 50 000 personnes en France. Les achats de la société en France s’élèvent 17 milliards d’euros chaque année, auprès de plus de plus de 3 000 fournisseurs. Nous sommes l’un des quatre principaux fournisseurs du ministère des armées avec Dassault, Thales et Naval Group ; nous sommes donc intégrés dans la chaîne de valeur de défense de façon assez évidente.
Le portefeuille dont j’ai la charge comporte évidemment l’A400M et le MRTT, mais également des produits relatifs à l’espace militaire, l’image, le renseignement et l’intelligence, avec des constellations comme Pléiades, Pléiades Neo et Ceres. Par ailleurs, ArianeGroup et MBDA font partie de nos filiales, en coentreprise avec Safran pour ArianeGroup ; avec BAE Systems et Leonardo pour MBDA. Il convient également de citer Airbus Helicopters, mon secteur d’origine.
L’entreprise connaît un certain nombre de succès militaires et de grandes perspectives comme le programme H160M Guépard. De plus, nous sommes tournés vers l’avenir avec le Scaf ou l’Eurodrone. Une annonce a également été réalisée hier concernant l’avion de patrouille maritime, un autre sujet français très sensible dans lequel Airbus est assez impliqué. Nous jouons un rôle de fédérateur, de tracteur européen, que nous devons assumer. Il s’agit d’une force, mais également d’un devoir, qui n’est pas forcément simple à accomplir tous les jours.
Airbus est fondée sur la coopération, sur la dualité et sur la nécessité d’exporter. Dans la période que nous vivons, la coopération est absolument fondamentale, à la lumière de l’agressivité de la compétition internationale avec les autres blocs, en dehors de l’Europe. Le sentiment d’urgence créé par la guerre en Ukraine provoque ainsi un certain nombre d’achats de produits américains.
Face à cette situation, il nous semble essentiel de renforcer la coopération européenne et de l’aider à se développer, pour atteindre les masses critiques de production qui justifient de pouvoir concurrencer nos concurrents américains, mais également nos compétiteurs situés plus à l’Est. Chez Airbus, nous sommes convaincus qu’en nous unissant, nous pouvons atteindre cette masse critique et être assez puissants pour développer des programmes comme nous avons pu le faire pour l’A400M dans le passé. Un pays seul n’aurait pas été capable de produire un avion de transport aussi performant. Quand on regarde le segment des avions de chasse, il y a lieu de s’inquiéter ; je reviendrai plus tard sur le Scaf.
Le Rafale rencontre un véritable succès, mais les volumes de l’Eurofighter sont bien supérieurs et ils sont eux-mêmes dépassés par ceux du F35, y compris en Europe. Il s’agit là d’un signe très inquiétant pour notre continent. En résumé, il est essentiel de travailler cette autonomie stratégique européenne. En effet, l’autonomie stratégique de l’industrie de défense française s’inscrit dans cette autonomie stratégique européenne.
Pour répondre à ces défis, l’Europe doit s’équiper. Notre PDG a pour habitude de dire que l’Europe réglemente pendant que les États-Unis innovent et la Chine planifie. Nous devons donc accélérer les initiatives européennes, mais en étant organisés. Cette coopération doit passer par des solutions pragmatiques plutôt que par des approches dogmatiques et très réglementaires. Dans ces circonstances, nous accueillons avec un grand espoir les initiatives du commissaire Kubilius et son futur Livre blanc. Les outils qui seront mis à notre disposition peuvent être très pertinents s’ils sont bien employés.
Deux d’entre eux doivent être mentionnés : le Fonds européen de défense déjà bien connu et le fameux programme européen pour l’industrie de défense (Edip) en cours de négociation. La capacité de l’Europe à acheter en commun représente une très bonne idée de fond, mais elle doit être parfaitement cadrée. Cela signifie que l’argent européen doit être accompagné d’un certain nombre de lignes rouges, qui doivent être définies, afin que cet argent ne soit pas utilisé pour acheter américain. Ce genre d’outil nous oriente vers une standardisation européenne que nous appelons de nos vœux, sans insulter les souverainetés et spécificités nationales. Simplement, il faut essayer de maximiser le tronc commun de notre défense.
Comment Airbus se positionne-t-il dans ce cadre ? Nous estimons être un outil de cette coopération européenne, dont nous sommes un symbole, avec ses joies et ses peines. Vous savez tous que le secteur spatial est aujourd’hui en souffrance, à la fois dans sa composante militaire, mais également dans sa composante commerciale. À ce titre, le positionnement d’un programme comme Iris2 face à la menace des constellations américaines constitue une réponse qu’il importe de cadrer, de protéger et de développer. À l’opposé, les hélicoptères ont plutôt rencontré des succès, et constituent une réelle réussite de consolidation européenne. Eurocopter, fondé en 1992, puis devenu Airbus Helicopters, est désormais un leader mondial qui unit la France, l’Allemagne et l’Espagne.
Comme je l’ai déjà indiqué, cette coopération est au cœur de la culture d’Airbus. Elle est née de l’expérience de l’A300, fruit d’une coopération dans le domaine des avions commerciaux. Depuis, cette coopération s’est développée à travers l’A400M, le MRTT, CSO dans les satellites ou le H225, autant de programmes qui rencontrent de réels succès. Désormais, cette coopération se tourne vers l’avenir.
Quels sont les programmes sur lesquels nous devons avancer et agir plus encore pour faire progresser l’Europe de l’armement ? Du côté d’Airbus, il s’agit des projets de l’Eurodrone et du Scaf. S’agissant de ce dernier, je souhaite apporter une précision. Les journalistes aiment placer un titre accrocheur en tête d’un article. Lors de son interview, Guillaume Faury a simplement indiqué que les forces armées des différents pays européens vont au combat ensemble.
Une nouvelle génération d’avions se profile et doit permettre à nos forces armées de continuer à mener ce combat, ensemble. Pour les programmes Scaf et GCAP, cela ne signifie pas qu’il faille nécessairement réaliser un avion en commun. En revanche, ils doivent être interopérables, ce qui implique de travailler ensemble sur la couche de connectivité, en lien avec les forces armées. Si tel n’est pas le cas, chacun préparera la guerre de son côté et à l’arrivée, les gagnants seront américains ou chinois.
Nous devons réaliser des armements en commun. À ce titre, MBDA constitue un bon exemple d’une entreprise qui réunit des industriels de ces différents pays. Le missile Meteor peut être utilisé aussi bien à partir du Rafale que de l’Eurofighter. Nous pouvons travailler sur ces couches structurelles communes, tout en laissant chacune des parties fabriquer son propre avion, selon sa propre route. Airbus est complètement engagé dans le programme Scaf en tant que leader, afin de le faire progresser programme. Je pourrai d’ailleurs répondre plus en détail si vous me posez des questions à ce sujet.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je cède à présent la parole aux orateurs de groupe.
M. Julien Limongi (RN). Le programme Eurodrone (Medium Altitude Long Endurance) MALE, initié en 2013, incarne une ambition européenne forte, qui consiste à doter nos forces en drones souverains, conçus et produits en Europe. Nous faisons confiance à Airbus, dont l’excellence n’est pas à prouver, pour y parvenir. Pourtant, près de dix ans ont été nécessaires avant que le contrat ne soit officiellement notifié en 2022.
Aujourd’hui encore, les retards s’accumulent, au point que le ministre des armées a récemment fait part de son inquiétude devant les parlementaires et évoque l’éventualité d’infliger des pénalités aux industriels. Pendant ce temps, nos alliés et concurrents américains, turcs, israéliens, développent et exportent des systèmes performants en un temps record.
Cette lenteur, due en grande partie à la complexité de la coopération entre plusieurs États aux intérêts parfois divergents, nous pousse à dresser un constat simple : aujourd’hui, la base industrielle et technologique de défense (BITD) européenne constitue un frein pour notre souveraineté. L’exemple récent du programme Edip démontre qu’en cas de blocage légitime des industriels français, nos partenaires n’hésitent plus à outrepasser les volontés françaises.
En effet, les industriels allemands et plusieurs grands groupes européens, dont Airbus, ont contourné la position française en posant leur propre vision des projets de défense. Dassault, Thales et Naval Group ont été mis à l’écart au profit d’une gouvernance dominée par l’Allemagne, menaçant notre maîtrise technologique et industrielle.
Dès lors, quelles garanties pouvez-vous apporter pour que l’Eurodrone ne devienne pas un énième projet où la France finance une industrie de défense dont elle perd le contrôle ? Nous devons garantir que nos forces disposent d’équipements modernes en temps et en heure. L’idéologie européenne nous conduit souvent à l’immobilisme, au détriment de notre souveraineté. Nous nous enlisons déjà dans des programmes en coopération tels que le char du futur Main Ground Combat System (MGCS) et l’avion du futur Scaf. Sur le segment stratégique des drones, nous ne pouvons pas prendre ce chemin alors que la guerre en Ukraine a démontré, s’il en était nécessaire, l’importance de cette capacité.
M. Jean-Brice Dumont. L’Eurodrone a effectivement connu une gestation longue. De ce point de vue, les torts sont partagés. L’industriel exécute le programme l’Eurodrone quand les nations lui passent un contrat. Or les discussions préalables à l’Eurodrone ont duré beaucoup plus longtemps que ce que vous indiquez, c’est-à-dire vingt ans. Il y a là une leçon collective que l’Europe doit retenir, afin de fédérer des besoins plus rapidement. En la matière, il s’est agi d’un échec.
En revanche, puisque ce programme a débuté, nous considérons qu’il faut désormais l’exécuter, pour disposer d’une plateforme et aller au-delà des missions qui sont celles du contrat signé aujourd’hui. Nous devons progresser sur ce programme, dont nous serons fiers dans la prochaine décennie et qui est d’une taille relativement comparable à celle d’un certain nombre de nos concurrents américains. Si nous ne proposons pas d’Eurodrone après-demain, nous serons contraints de faire le même constat qu’avec le F35 aujourd’hui.
Ensuite, les drones peuvent être de différentes tailles en fonction des missions qu’ils sont chargés d’accomplir et qu’il importe de ne pas confondre, de la même manière qu’il ne faut pas mélanger les avions de chasse, les avions de ravitaillement ou les avions de transport. Nous travaillons sur un segment particulier, différent de celui qui est impliqué dans le contexte ukrainien. Il faut veiller à ne pas en faire une coopération ratée. La coopération est certes difficile, mais le mécanisme Eurodrone dispose d’un certain nombre d’ingrédients qui doivent nous permettre d’avancer.
S’agissant d’Edip, il importe de dissiper un malentendu. Nous poursuivons tous les mêmes objectifs, qui consistent à protéger la souveraineté européenne, mais aussi à conserver l’autorité de conception en Europe. À ce titre, les industriels dont Airbus n’ont pas adopté de position déviante pour protéger l’Allemagne. Les différentes parties prenantes sont en train de s’accorder, après avoir rencontré un moment de tension, il y a quelques mois. Notre position est claire : Edip n’a pas pour objet d’utiliser l’argent des contribuables européens pour acheter des systèmes qui nous soumettraient à une dépendance extra-européenne.
Mme Corinne Vignon (EPR). L’Europe de la défense repose principalement sur notre capacité à coopérer et innover en tant qu’Européens. Airbus, acteur majeur de l’industrie aéronautique et de défense implanté sur ma circonscription à Toulouse, joue un rôle central dans cette dynamique, avec des projets structurants tels que le système de combat aérien du futur Scaf et l’Eurodrone, qui symbolisent cette ambition européenne. Ils visent à garantir une autonomie stratégique et à renforcer notre capacité industrielle face à la concurrence mondiale.
Cependant, en tant que co-rapporteure d’une mission Flash intitulée « Les satellites, applications militaires et stratégies industrielles », il me semble que les industriels pâtissent d’un manque de stratégie nationale et européenne en termes de politique spatiale, alors que la France et l’Europe souhaitent être à la pointe et préserver une souveraineté dans ce domaine.
Je pense notamment au projet Iris² qui ne sera effectif qu’en 2030 au plus tôt, ou à celui de l’Eurodrone, qui accuse un retard d’un an alors que la demande en drone ne cesse de croître dans le contexte actuel des conflits et des tensions internationales. De plus, l’annonce de la suppression de 2 000 postes en Europe de la branche défense et aérospatiale – dont 1 128 dans le spatial – fragilise un peu plus cette ambition et soulève de réelles inquiétudes au moment où la compétition internationale s’accélère avec des compétiteurs de taille comme les États-Unis ou la Chine et où nos capacités stratégiques doivent être renforcées.
Ces réductions de postes vont-elles affaiblir notre industrie ou notre souveraineté technologique ? Aujourd’hui, les trois sociétés européennes Airbus, Thales et Leonardo, font un pas de plus vers une grande alliance face à Space X. Pouvez-vous nous éclairer à ce sujet ?
M. Jean-Brice Dumont. Dans le domaine spatial, nous faisons face à une crise sectorielle, dont nous connaissons les causes. Elles émanent de la pression américaine, tant sur le secteur des lanceurs comme Space X que sur le secteur des satellites comme Starlink. Le changement des règles provoqué par le NewSpace nous a clairement bousculés, nous conduisant à émettre des alertes financières de 1,6 milliard d’euros, sur un segment d’affaires de 2,2 milliards d’euros. Nous ne pouvons pas continuer de la sorte, nous devons commencer par simplifier notre structure, opération engagée en plusieurs étapes au sein d’Airbus Defence and Space, en particulier dans le secteur spatial.
Nous constatons qu’en simplifiant, nous ne perdons pas en efficacité. Plus encore, nous y gagnons assez souvent. Au sein d’Airbus, nous avons supprimé des interfaces, nous permettant d’aller plus vite. La réduction d’effectifs et la simplification ne sont pas forcément les ennemis de la compétitivité. Ce passage est obligé, avant de pouvoir envisager un avenir assaini, qui pourrait conduire à une consolidation européenne, sujet sur lequel je suis moins légitime pour m’exprimer et qui par ailleurs n’est pas d’actualité pour le moment. La priorité consiste aujourd’hui à rendre le secteur spatial d’Airbus compétitif. Je pense que Thales et Leonardo essaient d’en faire de même, de leur côté.
M. Arnaud Saint-Martin (LFI-NFP). Monsieur le vice-président, je souhaite vous poser plusieurs questions. La première concerne le drone MALE européen. Tandis que le projet accumule du retard, d’autres projets comme celui proposé par la société Turgis Gaillard, le modèle Aarok, suscite un certain intérêt de la part du ministère des armées. Cette solution semble bien moins chère et bien plus rapidement opérationnelle. Pensez-vous que ce nouveau drone pourrait représenter un concurrent sérieux à celui dont vous êtes le maître d’œuvre ? Le design de départ d’Eurodrone est-il optimal et adapté aux besoins ? Comment expliquez-vous les coûts anormalement élevés et les retards ? La question des pénalités a-t-elle été posée ? Le cas échéant, comment Airbus se positionne-t-il ?
Ensuite, je souhaite vous interroger sur la filière satellitaire, qui est en souffrance. Des consolidations et des fusions sont envisagées. Le prochain tir d’Ariane 6 à la fin du mois, qui emporte CSO-3, constitue un jalon critique, de même que le décollage du consortium d’Iris². Lors de la dernière conférence spatiale européenne à Bruxelles, le nouveau commissaire européen à la défense et à l’espace a plaidé pour un « Big Bang » du secteur spatial, sans doute pour éviter le « Big Crunch » de la crise des lanceurs, face notamment à la concurrence de pays que vous avez évoqués. Le but consiste ici à renforcer le marché unique du spatial européen et de provoquer un sursaut.
Ce sujet pose encore la question de l’avenir de la filière en France. Pensez‑vous que les perspectives dessinées par les acteurs politiques et industriels sur le Vieux continent nous permettront de sortir de l’ornière ? Les micro-lanceurs, sur lesquels tant d’argent est investi, ont-ils un avenir commercial ? Le marché des satellites géostationnaires est-il toujours un segment à investir ? Le futur réseau Iris² suffira-t-il à employer la base industrielle et à freiner l’écrasement disruptif de Starlink et d’autres réseaux d’internet spatial ? Le retour sur investissement est-il optimal pour la France, puisqu’elle investit beaucoup plus que ses partenaires ? J’ajoute qu’elle fait face à des partenaires plus que particuliers, qui tablent sur la mise en concurrence agressive intra-européenne, à l’instar de l’Allemagne et de l’Italie au risque de s’entre-dévorer. Quelle est votre vision dans ce domaine ?
M. Jean-Brice Dumont. Comme je l’ai indiqué précédemment, le segment des drones est composé d’objets de tailles différentes, qui ont vocation à remplir des missions différentes. L’entreprise Turgis Gaillard, avec laquelle j’ai d’ailleurs discuté d’éventuelles synergies, ne propose pas la même gamme de drones que la nôtre.
Airbus Defence and Space développe aussi un drone de plus petite taille, le drone Système télépiloté à hautes performances (Sirtap), lancé fin 2023, qui sera livré fin 2026. En réalité, tout dépend des besoins et de l’ambition portée par un programme. En tant qu’ingénieur, je peux indiquer que produire des drones relativement petits, soumis à une pression réglementaire plus faible, peut être intéressant. Cependant, ce type d’appareil ne permet pas de survoler à une altitude protégée des menaces et sur une durée longue, des zones limitrophes de zones contestées, à proximité de pays qui ne sont pas amis. Votre question sur les drones est pertinente, mais il n’est pas possible de comparer l’Aarok et l’Eurodrone.
Ensuite, s’agissant du spatial, nous devons trouver des moyens pour faire face à cette concurrence et même cette domination américaine, en tenant compte de nos propres caractéristiques. Nous n’avons pas les moyens de lutter à « un pour un ». Nous ne devons pas faire de l’Europe de l’espace une copie conforme de ce qui se passe aux États-Unis ; cela ne marchera pas. Nous devons trouver une autre façon de procéder, en nous appuyant sur les compétences, les souverainetés, l’expertise européenne et française en particulier, pour y répondre.
Mme Anna Pic (SOC). Le retour de la guerre aux portes de l’Europe, l’intensification des tensions au Proche-Orient ou la nouvelle élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis constituent autant d’événements provoquant l’émergence d’une nouvelle donne géopolitique et géostratégique qui s’impose à nous depuis plusieurs mois et plusieurs années maintenant.
Ce constat nous oblige à redéfinir notre stratégie à l’égard de notre base industrielle et technologique de défense, notamment concernant sa flexibilité, mais également la place de l’échelon européen dans cette redéfinition. À cet égard, le lancement de la stratégie globale de l’Union européenne sur la politique étrangère et de sécurité, la mise en place de la coopération structurée permanente, celle du Fonds européen de défense et plus récemment la présentation de la stratégie pour l’industrie de défense européenne ou la nomination d’un commissaire européen à la défense représentent des signaux encourageants.
L’un des freins à l’émergence de la BITD – que le groupe Socialistes et apparentés appelle de ses vœux – semble concerner le déficit de coopération industrielle. En 2022, seulement 18 % des dépenses d’investissements des États membres avaient été effectuées de manière coopérative, bien en deçà de l’objectif de 35 %, cible convenue par les États membres dans le cadre de l’Agence européenne de défense en 2007.
La Commission européenne a visiblement la volonté d’y remédier à travers la stratégie industrielle de défense (Edis) ou le projet de règlement Edip encore en discussion. Quels sont les « irritants » qui demeurent encore dans ce paquet ? Au regard de votre expérience, notamment sur le Scaf, quelles sont selon vous les bonnes et mauvaises pratiques en matière de coopération ? Quels sont les leviers d’une européanisation de l’industrie de défense ?
M. Jean-Brice Dumont. Nous partons d’un constat commun : l’intention existe bien et il faut parvenir à travailler ensemble. Pour le moment, nous n’avons pas atteint le niveau de coopération européenne auquel nous souhaiterions parvenir.
Dans le cadre d’Edip, nous devons parvenir à effectuer des allocations simples, partager des ressources, regrouper les besoins et la fourniture de solutions. Cela implique que chaque pays opère des concessions pour que le collectif en sorte vainqueur. L’absence de concessions mutuelles bloque souvent ce type de discussions, à la fois du côté des États, mais aussi des industriels. Lorsque nous y parvenons, tout le monde y gagne, car nous produisions in fine des produits européens, à l’impact mondial.
Comme vous le voyez, ma réponse est plus d’ordre politique que technique, mais elle doit ensuite se traduire par une substance. C’est ici que nous, industriels, devons jouer un rôle, en vous apportant des propositions et des solutions. Le programme Scaf en fournit un exemple patent : nous devons prouver qu’il ne constitue pas un terrain de combat permanent, mais plutôt un terrain de travail commun.
Mme Catherine Hervieu (EcoS). La direction générale de l’armement vient de signer avec Airbus Defence and Space et en co-traitance avec Thales un contrat pour une étude de levée de risque du futur programme d’avion de patrouille maritime.
Vous aviez déclaré que : « Le projet d’A321 MPA (Maritime Patrol Aircraft) porté par Airbus dispose de tous les atouts pour devenir une véritable frégate volante capable de répondre à la grande diversité des missions confiées à la patrouille maritime. Airbus propose une solution souveraine qui offre l’autonomie, la disponibilité et la fiabilité requises notamment pour contribuer à la composante océanique de la dissuasion nucléaire. »
Ce contrat marque également un engagement de la France dans la modernisation de ses capacités de défense aérienne. Cette initiative a participé au renforcement de nos moyens de défense maritime dans un contexte géopolitique complexe, où la surveillance et la protection des voies maritimes constituent des priorités stratégiques. Le choix du futur avion pourrait également s’inscrire dans une volonté de coopération européenne, afin de répondre à des enjeux globaux de sécurité.
Quelles sont vos perspectives de développement avec vos partenaires français et européens, alors qu’un plan de restructuration est mis en place cette année pour la division Airbus Defence and Space ? De plus, vous aviez déclaré lors d’une audition parlementaire en octobre 2023 que le marché ne serait pas suffisant pour justifier le lancement d’un programme nouveau. J’imagine que depuis 2023, des évolutions ont eu lieu. Pensez-vous pouvoir atteindre une masse suffisante ?
M. Jean-Brice Dumont. Le programme de patrouille maritime possède une dimension un peu particulière en France puisqu’il s’inscrit au cœur de la souveraineté et de la dissuasion. De la même manière, le MRTT français comporte quelques éléments de personnalisation, puisqu’il fait partie des forces stratégiques.
Nous nous sommes effectivement lancés dans cette étude de définition et de levée de risques notifiée par la DGA, sur la base des besoins exprimés par la marine nationale. Cette étude doit permettre de détourer le contenu de ce programme. En tant qu’industriel, je ne veux pas parler au nom de la marine nationale ou de la DGA, qui sont nos donneurs d’ordre et clients respectifs. Mais nous nous inscrivons effectivement dans un « pack » – pour parler en termes rugbystiques – de partenaires français pour servir cette souveraineté, sur la base d’un avion civil Airbus A321XLR. Il s’agit d’un avion « international », dont les ailes proviennent du Royaume-Uni et le fuselage d’Allemagne. Cependant, le travail spécifique français devra se dérouler en France et nous nourrissons le plus grand espoir d’arriver à servir l’État français, dans les délais impartis.
Votre deuxième question concerne le marché. Compte tenu de la façon dont le monde évolue, le besoin pour des plateformes de guerre maritime au sens large se développe, dans tous les pays. Le moment venu, il faudra donc se poser la question de la coopération, mais pour le moment, nous avons été notifiés d’une phase française, par le gouvernement français et nous la servons, avec nos compétences. Ce qui doit se passer en France se passe en France.
Mme Josy Poueyto (Dem). À vous écouter, je me disais que l’Europe et la France disposent de bijoux industriels. Airbus constitue une formidable réussite. Il faut se rappeler le contexte de son émergence, des années 1970 au milieu des années 1990, période des restructurations, des acquisitions, des partenariats. L’Europe ne restait pas immobile, même dans cette période de fin de guerre froide pendant laquelle la promesse d’un village global nous faisait croire à une paix éternelle.
Je suis députée depuis 2017 et observe que le thème de l’Europe de la défense est un serpent de mer. Donald Trump est de retour et nous nous attendons à ce qu’il prononce l’une de ses surprenantes déclarations concernant l’Otan. Je plaide depuis longtemps en faveur du renforcement d’une capacité européenne à se protéger, de la construction d’une forme de souveraineté. Vous comprendrez donc mon impatience. Des succès ont été enregistrés, mais tant reste encore à accomplir.
Qui sont les responsables de cette situation ? D’aucuns désignent les États, d’autres les géants de l’industrie. Quel est votre sentiment sur les freins qui caractérisent encore les relations intra-européennes, tant sur le plan politique que sur celui de la production ? J’entends dire qu’il existe une forme de frilosité, du côté de l’offre ou de la demande, comme si chaque partie était en attente d’un pas vers l’autre.
Vous avez vous-même déclaré que la consolidation de l’offre ne pouvait se réaliser sans la consolidation de la demande. Il s’agit là d’une équation à plusieurs inconnues, à laquelle vous devez penser régulièrement. Quelles sont vos pistes de réflexion à ce sujet ? Que pensez-vous par ailleurs des conséquences du Brexit, dans la mesure où le Royaume-Uni a toujours été avec la France l’un des moteurs de la politique européenne de sécurité et de défense commune ?
M. Jean-Brice Dumont. Nous nous partageons cette ambition européenne, mais aussi cette impatience. Nous pouvons toujours passer notre temps à émettre des reproches mutuels ou à nous autoflageller, mais je préfère regarder l’avenir.
Comment essayer d’accélérer cette consolidation européenne ? Pour y parvenir, il est nécessaire de faire converger plusieurs champs d’action coopératifs. Trois couches me semblent ainsi nécessaires : l’alignement politique, l’alignement industriel et l’alignement opérationnel. Il faut d’abord obtenir une unité politique et une volonté politique réelles, à la fois au niveau des Vingt-sept, mais aussi dans des formats plus réduits, sur des sujets donnés. Nous tendons d’ailleurs à prendre ce chemin, d’autant plus que les outils mis en place par l’Europe le permettent.
De leur côté, il est nécessaire que les industriels soient prêts à travailler ensemble. À ce titre, Airbus est une entreprise assez symbolique, nous sommes en quelque sorte « l’appartement témoin » de l’Europe. La vie n’y est pas toujours simple, nous avons tous vécu les phases de consolidation de l’aviation commerciale, des hélicoptères, des satellites ou de l’aviation militaire. Celles-ci ont connu leur lot de difficultés, mais à l’arrivée, nous sommes fiers des réalisations réalisées. Enfin, la troisième couche est constituée par le besoin en équipement des forces, qu’il convient d’aligner au maximum. Nous sommes prêts à y contribuer, à partir de notre expertise, observant souvent que chacun réagit en fonction de sa doctrine historique.
En conclusion, ces trois couches doivent être alignées simultanément, ce qui implique des efforts conjoints.
Mme Anne Le Hénanff (HOR). Le président de la République s’exprime fortement sur la démarche européenne nécessaire en matière de défense, parce que le contexte mondial et l’état de la menace le nécessitent. À Cesson-Sévigné notamment, lors de ses vœux aux forces armées, il a déclaré que les industriels français ne pourront pas être les champions dans tous les segments industriels de la défense européenne. De quelle manière votre groupe reçoit-il ces propos ? Vous sentez-vous concernés ?
Ensuite, Sébastien Lecornu, le ministre des armées, a pour sa part déclaré qu’en matière technologique, le mieux peut être l’ennemi du bien. Historiquement, nos acteurs de la BITD, nos organisations technologiques de défense cherchent l’excellence. Nous pouvons nous en réjouir, nous pouvons être fiers. Au niveau européen, ce constat demeure-t-il valable ou s’agit-il d’une spécificité française ? Nos partenaires européens sont-ils alignés sur cet optimum technologique ?
M. Jean-Brice Dumont. Les exemples d’Airbus Avions commerciaux ou Airbus Helicopters démontrent que dans la grande majorité des cas, le produit qui sort de nos chaînes d’assemblage ou le service qui est assuré, n’est pas un service national, mais international. Nous nous sentons concernés et considérons que la notion de « champion » n’est pas nécessairement la réponse à la question. Il faut plutôt réussir à trouver des partages de bon niveau, des partages intelligents entre industriels.
Ensuite, la critique formulée par Sébastien Lecornu me semble très juste. La France est un pays de longue tradition technologique et demeure l’un des leaders en la matière, notamment grâce à la DGA. Néanmoins, il me semble justifié de procéder à une critique collective sur le fait que le mieux peut effectivement être l’ennemi du bien. Dans de nombreux cas, nous sommes allés trop loin. Au moment où fleurissent de nouvelles technologies émergentes, nous devons nous servir de notre esprit critique pour définir celles sur lesquelles nous allons devoir parier, éviter de copier nos concurrents américains, ou vouloir produire un peu de tout.
Nous devons faire simple quand il est possible de le faire, rapidement et à moindre coût. Mais il convient également d’être vigilants : la guerre de demain utilisera des technologies qui ne seront pas nécessairement identiques à celles employées pour la guerre d’aujourd’hui, sans que nous ne sachions à ce jour lesquelles aboutiront in fine.
M. le président Jean-Michel Jacques. Nous passons maintenant à une séquence de quatre questions complémentaires, en commençant par une première série de deux questions.
M. Frank Giletti (RN). L’attitude de la Commission européenne sur Edip, que nous dénonçons, privilégierait le financement des systèmes développés hors UE, notamment aux États-Unis ou au Royaume-Uni. Cette posture ne peut pas être entendue par les Européens qui, par leurs impôts, doivent pouvoir financer la BITD européenne. Il faut que l’autorité de conception soit européenne.
Une telle disposition constitue une menace directe pour notre souveraineté industrielle et technologique, fragilisant une industrie de défense européenne qui peine déjà à s’imposer face à la domination des industriels américains et aux réticences de certains États membres à s’engager pleinement dans les coopérations communes.
Dans ce contexte, la position d’Airbus sur les critères d’égalité et de dérogation a surpris – c’est peu dire – d’autres industriels français. Cette approche ne fragiliserait-elle pas selon vous les ambitions d’une véritable autonomie stratégique européenne en matière de défense ? Enfin, la LPM a vu la réduction de la cible des A400M, de cinquante à trente-cinq, générant très certainement des difficultés dans la production de ce très bel appareil. Comment faites-vous face à cette réduction de cible ?
Mme Michèle Martinez (RN). La prise de position d’Airbus sur Edip a surpris de nombreux acteurs de la BITD française. Deux approches concurrentes existent sur ce projet. L’une est d’inspiration française, tente de promouvoir une préférence européenne sur le marché de l’armement, comme l’a exprimé Emmanuel Macron lors de ses vœux aux armées. Pour l’instant, il s’agit d’un échec, sinon d’un renoncement. Une autre approche est d’inspiration allemande et prône l’ouverture d’Edip au marché américain.
Or votre entreprise est régie de facto par une double gouvernance franco‑allemande, même si je n’oublie pas d’autres pays comme l’Espagne. Dans ce contexte, en quoi la divergence entre la France et l’Allemagne sur Edip se ressent-elle dans votre entreprise et dans sa prise de position sur ce règlement ?
M. Jean-Brice Dumont. Airbus n’est pas une entreprise allemande, elle se décompose en trois tiers français, allemands et espagnols ; et vouloir opposer telle ou telle partie ne me semble pas juste. Des tensions et des problèmes de communication ont pu exister lors des mois passés. Nous défendons l’idée que l’autorité de conception doit demeurer en Europe pour les achats effectués dans le cadre d’Edip.
Les discussions concernant les pourcentages d’achats hors Europe sont intéressantes, car il faut veiller à ne pas être trop extrémistes. Tous les objets qui volent aujourd’hui dans le monde comportent au moins un composant en provenance des États-Unis, mais également d’Europe. Nous pouvons toujours essayer de nous défaire des interdépendances, mais cela coûtera très cher.
Dès lors, il importe de trouver le juste milieu. Le principe de l’autorité de conception, qui permet aux nations européennes de rester souveraines dans l’emploi de leur matériel et les achats effectués avec les fonds européens, est fondamental. La maison Airbus en est convaincue. Je pense que nous avons été victimes d’une certaine incompréhension, nous avons été injustement rangés dans une « boîte ».
Le Royaume-Uni est un pays Airbus, un pays avec lequel nous disposons d’un certain nombre d’alliances structurelles, par exemple dans le cadre de MBDA. Ce pays gagnerait donc à pouvoir, d’une façon ou d’une autre, rentrer dans ce schéma, mais sous condition, en « cotisant ». Le Royaume-Uni pourrait par exemple bénéficier du même statut que la Norvège, État contributeur, État invité. Nous appelons de nos vœux une discussion entre Bruxelles et Londres, en fonction d’un modus operandi à trouver.
Ensuite, l’A400M délivre une performance extraordinaire à tous les pays, qui en sont très satisfaits. Des questions de budgétisation se posent, des discussions sont en cours. Notre préoccupation consiste aujourd’hui à rendre l’A400M encore plus performant et à essayer d’augmenter le champ des missions que cet avion peut remplir.
Mme Geneviève Darrieussecq (Dem). Je partage la nécessité de travailler ensemble et d’additionner les forces des industriels. Nous ne devons pas nous sentir en concurrence, mais en complémentarité. Lors d’une précédente audition, la personne auditionnée évoquait le besoin de clarification des règles juridiques et mentionnait un possible règlement d’exception générale, au titre de l’urgence sécuritaire, pour pouvoir travailler plus rapidement, de façon plus souple et plus simple, à partir de normes plus faciles à mettre en œuvre. Partagez-vous ce point de vue ?
M. Thierry Tesson (RN). L’industrie chinoise aéronautique se développe. Une nouvelle ligne de production de l’A320 sera installée en 2026 dans ce pays. Or nous savons que des ponts peuvent être jetés entre la production civile et la production militaire. Quelles sont les mesures de sécurité mises en place pour protéger les chaînes d’ingénierie de l’espionnage industriel ? Tous les pays membres du programme Airbus s’alignent-ils sur la même politique de sécurité industrielle ?
M. Jean-Brice Dumont. Madame la ministre, il faut effectivement trouver des mécanismes d’accélération. Si nous voulons être dynamiques, nous ne pouvons pas être soumis à autant de règles, qui tendent d’ailleurs à s’accroître. Nous avons besoin de ce choc de simplification, en veillant qu’il ne se traduise pas par l’anarchie. Il faut arriver à trouver une manière organisée de simplifier.
En Chine, nous pratiquons le « chinese wall », qui qualifie cette muraille devant séparer deux secteurs, afin qu’ils demeurent cloisonnés. Pour pouvoir rivaliser avec Boeing et maintenant les constructeurs chinois, nous devons être présents sur ce marché. Toutefois, la prudence est de mise, car nous sommes instruits des mésaventures rencontrées par le secteur automobile.
Nous agissons donc prudemment et je vous prie de croire que les niveaux de sécurité appliqués avec des pays extra-européens, dont la Chine, sont particulièrement élevés. En revanche, ces niveaux sécuritaires sont peut-être trop marqués entre pays européens. Au sein d’Airbus, nous nous infligeons parfois certaines migraines quand il s’agit de faire circuler l’information, ne serait-ce qu’entre nos pays.
Pour répondre à votre deuxième question, il existe effectivement un objectif, mais il ne prend pas toujours la même forme. Nous sommes aujourd’hui en discussion avec les autorités de sécurité de nos différents pays, dont la France et l’Allemagne notamment, pour obtenir un meilleur alignement et fluidifier le travail de l’entreprise et de nos ingénieurs.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie.
3. Audition, ouverte à la presse, de l’amiral Pierre Vandier, commandant suprême allié pour la transformation de l’OTAN (cycle Europe de la défense) (mercredi 12 février 2025)
M. le président Jean-Michel Jacques. Mes chers collègues, nous poursuivons aujourd’hui notre cycle consacré aux enjeux de l’Europe de la défense avec l’audition de l’amiral Pierre Vandier, commandant suprême allié Transformation de l’Otan (SACT), que nous avons le plaisir de retrouver parmi nous. Amiral, votre nomination l’été dernier à la tête de l’un des plus grands commandements militaires stratégiques de l’Otan a couronné votre carrière exemplaire, qui vous a vu exercer de nombreux commandements au sein de la marine, dont celui du Charles-de-Gaulle ; diverses fonctions au sein de l’état-major des armées pour devenir chef d’état-major de la marine entre 2020 et 2023, puis major général des armées en 2023.
Désormais basé à Norfolk aux États-Unis, vous exercez une fonction essentielle au sein de l’Otan puisque votre commandement est en charge de la transformation des structures, forces, capacités et doctrines militaires de l’Otan. C’est donc à votre commandement qu’il revient de maintenir la crédibilité militaire de l’Alliance atlantique dans un contexte stratégique très dégradé, marqué par la montée des menaces en Europe et dans le monde, mais également par des innovations technologiques toujours plus rapides. Vous reviendrez probablement dans votre propos liminaire sur ces menaces et ces innovations, ainsi que sur les moyens dont dispose l’Otan et les perspectives de développement de celle-ci.
L’Otan a pour objectif, depuis sa création en 1949, la défense collective de l’Europe en même temps que celle de l’Amérique du Nord. La solidarité entre ses membres est matérialisée par l’article 5 du Traité de l’Atlantique nord. L’Union européenne dispose elle aussi de « son « article 5, l’article 42.7, du traité de l’Union européenne. L’Otan et l’UE partagent ainsi vingt-trois membres en commun.
Le concept stratégique de l’Alliance de 2022 a clairement identifié la fédération de Russie comme « la menace la plus importante et la plus directe pour la paix et la stabilité dans la zone euro-atlantique ». L’articulation entre l’Otan et les ambitions européennes en matière de défense donne cependant matière à réflexion. D’une part, les moyens militaires ne sont à l’évidence pas les mêmes et d’autre part, certains soulignent parfois le risque de duplication entre les moyens de l’Europe de la défense et ceux de l’Otan.
Pleinement engagé dans l’Otan, notre pays est également le moteur de l’autonomie stratégique européenne. La France plaide pour la compatibilité et même complémentarité des deux ; elle considère également qu’une Europe forte constitue un atout pour l’Otan. Cette position est développée dans l’objectif stratégique numéro cinq de la revue nationale stratégique de 2022, dont l’actualisation a été demandée par le président de la République et à laquelle notre commission contribuera.
Mais cette position n’est pas partagée par tous nos partenaires, ni par le nouveau président américain, dont nous attendons les premières prises de position officielle vis-à-vis de l’Otan. À votre sens, comment cette complémentarité Europe‑Otan peut-elle s’exprimer ?
M. l’amiral Pierre Vandier, commandant suprême allié pour la transformation de l’Otan. Je suis très content de revenir devant vous, sous d’autres responsabilités, pour vous présenter le travail que je mène au Commandement Allié pour la Transformation de l’Otan (ACT-Allied Command Transformation). Mon propos liminaire abordera trois points : le contexte géostratégique, le rôle de l’Otan dans ce paysage et les enjeux pour les Européens tels que je peux les percevoir.
Le contexte stratégique est marqué par quatre faits saillants. D’abord, la guerre totale aux portes de l’Europe a dépassé les 1 000 jours. Pour les Européens, elle témoigne du passage d’un modèle de guerre expéditionnaire au retour à des enjeux existentiels. Pendant les trente années qui ont succédé à la guerre froide, nous avons pu diminuer nos outils militaires de manière assez importante, pour les dimensionner sur des opérations expéditionnaires en coalition. Ces éléments avaient entraîné des conséquences en matière capacitaire et les stocks de munitions avaient été adaptés à des opérations plus limitées. Des enjeux existentiels qui amènent à se reposer des questions stratégiques, notamment celle des alliances.
Le deuxième fait marquant est lié au phénomène de couplage des théâtres. Le changement climatique ouvre aujourd’hui la voie nord le long de la Russie, autorisant le passage des flottes de l’océan Pacifique à l’océan Atlantique. Le chef d’état-major des armées norvégiennes m’a ainsi révélé qu’il observe régulièrement le passage de navires scientifiques chinois préparant l’ouverture de routes maritimes entre les deux océans. De même, Anthony Blinken, lors de sa dernière apparition au Conseil de l’Atlantique Nord en novembre 2024, nous a indiqué que « ce qui est extérieur à la zone Otan est en train de venir à l’intérieur ». Force est de constater que la Chine fournit un soutien assez visible à la Russie pour son effort de guerre, à travers notamment des transferts de technologies. Des soldats nord‑coréens combattent avec les Russes à la frontière ukrainienne. Sauf erreur de ma part, il s’agit de la première fois que des Asiatiques se battent en Europe depuis le siège de Kiev par Gengis Khan en 1420.
Le troisième point, sur lequel je me suis déjà exprimé en tant que chef d’état-major, concerne la fragilisation accélérée du système de règles internationales fondées sur le droit. Aujourd’hui, l’ensemble des traités et des régulations sont extrêmement fragilisés. Les négociations qui devaient reprendre sur la régulation du nombre d’armes nucléaires ne sont plus du tout à l’ordre du jour. Les traités sur la non-prolifération sont fragilisés. La Corée du Nord en est sorti et a fait des essais nucléaires. En Europe, nous sommes concernés par le moratoire sur le traité sur les forces nucléaires intermédiaires (FNI). Il interdisait les parties de disposer de missiles balistiques ou de croisière dont la portée dépassait les 500 kilomètres, permettant à la zone européenne d’être protégée. Ce traité emportait une incidence financière essentielle, puisqu’il dispensait les Européens d’investir dans leur propre défense sol-air. Désormais, le débat principal porte sur la défense aérienne et antimissile intégrée de l’Otan (IAMD).
Le dernier point a trait à la course technologique et la course à la masse. En réalité, le réarmement mondial a débuté dès les années 2000 en Asie. Dans ce cadre, Américains et Européens accusent une quinzaine d’années de retard, induisant des problèmes, sur lesquels je reviendrai. Cette course technologique concerne le nucléaire, avec par exemple un quadruplement du nombre d’ogives pour la Chine, qui va passer de 300 à près de 1500 selon les estimations. Elle s’observe également dans l’espace, avec une véritable course à la conquête des orbites basses, qu’elle soit militaire ou civile ; mais aussi dans la cybernétique et la robotique. L’entreprise américaine Anduril s’apprête ainsi à signer un contrat de 22 milliards de dollars avec le gouvernement américain pour la fourniture de drones, soit un montant équivalent à celui du projet de futur chasseur américain, le programme Next Generation Air Dominance (NGAD). En résumé, ce changement est très profond et surtout très rapide.
Qu’en est-il de l’Otan, dans ce contexte ? L’Alliance atlantique a été créé en 1949 après le traité de Bruxelles de 1948, qui réunissait la France, le Benelux et l’Angleterre et présageait le Traité de l’Atlantique Nord. Le coup de Prague et le blocus de Berlin ont convaincu les signataires de cette alliance qu’elle n’était pas suffisante. Les Européens, Français en tête, ont alors traversé l’Atlantique pour demander aux Américains de nous apporter des garanties et nous aider à reconstruire nos armées.
Quand l’Alliance a été créée, le premier secrétaire général, Lord Ismay a ainsi déclaré « The purpose of the NATO alliance is to keep the Russians out, the Americans in and the Germans down » (« L’objectif de l’Otan consiste à garder les Russes en dehors, les Américains dedans et les Allemands à terre »). Jusqu’à l’intégration de la République fédérale d’Allemagne en 1955, l’objectif de la France consistait à faire en sorte que l’Alliance ne redonnât pas des moyens à l’Allemagne de refaire la guerre. De fait, l’Allemagne a pendant très longtemps négligé son effort de défense, ce dont tout le monde était parfaitement satisfait.
L’Otan n’a pas d’armée, n’est pas une armée, mais une alliance qui comporte 14 000 personnels militaires et civils. Toute mission de l’Otan requiert une génération d’une force pour laquelle les chefs d’état-major et les autorités politiques assignent des forces nationales afin de conduire des missions précises. Le budget de l’Otan est de l’ordre de 4,3 milliards annuels, soit un budget assez limité pour trente-deux pays. À titre de comparaison, le budget de défense américain en Europe, Ukraine comprise, avoisine les 70 milliards de dollars, illustrant le rapport entre ce qui est à l’intérieur et à l’extérieur de l’Otan.
L’Otan dispose de deux commandeurs stratégiques : le commandement suprême des forces alliées en Europe (SACEUR) et le commandement suprême allié Transformation (SACT), qui a succédé au commandement suprême allié de l’Atlantique (SACLANT) en 2003. À l’époque, il s’agissait de transformer des armées construites pour la guerre froide en armées chargées de lutter contre le terrorisme et de mener des opérations expéditionnaires. À partir de 2009, quand le président Sarkozy a décidé de réintégrer la structure du commandement militaire. Il a obtenu ce commandement SACT, qui est depuis occupé par des officiers français. À l’Otan, tout est décidé selon la règle de l’unanimité. Cela nécessite parfois de dépenser beaucoup d’énergie pour faire avancer des dossiers, mais une fois qu’une décision est prise, elle est endossée par tous.
Aujourd’hui, l’Otan fait face à deux grands enjeux essentiels : sa stratégie militaire et l’Ukraine. La stratégie militaire s’opère sur deux plans. Le premier est dévolu au SACEUR, le général Cavoli, et concerne la mise en œuvre du concept de dissuasion et de défense (Deterrence and Defense ou DDA). Pour ACT, la stratégie a trait au concept-cadre de l’OTAN sur la capacité à combattre (Nato Warfighting Capstone Concept ou NWCC). L’articulation entre la capacité à combattre et le combat futur s’opère de façon concrète au travers du processus Nato Defense Planning Process (NDPP). Équivalent de la loi de programmation militaire (LPM) de l’Otan, ce processus s’étale sur une période de dix-neuf ans, et est revu de manière cyclique tous les quatre ans.
Il est actuellement dans sa troisième phase. La première phase concerne des directives politiques validées par le Conseil de l’Atlantique Nord, les dernières datant de 2023. Les besoins sont ensuite établis par SACEUR, avant la définition des cibles capacitaires, qui implique SACT. Ces cibles sont réparties entre les pays en fonction du PIB de chacun. Ce processus a été accéléré par le secrétaire général, qui rendra ses résultats en mai. Il n’y a plus aucune friction sur l’acceptation des cibles et à l’heure actuelle, 60 % des pays, parmi les plus gros contributeurs, ont accepté les cibles.
Pour ce qui est de l’Ukraine, l’Otan a lancé un Conseil Otan-Ukraine (NUC) et a établi un groupe de contact sur la défense de l’Ukraine, qui a permis dans un premier temps de rendre cohérents les efforts nationaux en cessions d’armes, en munitions et en entraînements. Ce groupe se concrétise aujourd’hui par la mise en place d’une structure de formation et d’assistance à la sécurité en faveur de l’Ukraine (NSATU), un organisme responsable de fournir un entraînement aux forces ukrainiennes, d’assurer le développement de l’outil militaire et de coordonner les donations, les partenariats et l’assistance logistique.
Le deuxième organisme est le centre civilo-militaire Otan-Ukraine d’analyse, d’entraînement et de formation (JATEC) placé sous ma responsabilité. Il sera inauguré la semaine prochaine à Bydgoszcz, en Pologne. Rassemblant soixante-dix personnes dont vingt Ukrainiens, il a pour objet de développer des programmes communs liés au retour d’expérience de la guerre en Ukraine.
Enfin, pour qualifier le moment que vivent aujourd’hui les Européens, je dirais qu’ils connaissent désormais la fin des « vacances stratégiques ». Pour paraphraser Ursula von der Leyen, le temps des carnivores est revenu et la sous‑traitance sécuritaire est en train de s’achever. Si l’on devait prendre une métaphore, l’immeuble Europe n’avait pas investi dans son système d’incendie, à part peut-être dans les détecteurs, qui, pour la plupart, avaient été achetés de surcroît au même fournisseur. Désormais, il est nécessaire de s’interroger sur la pertinence d’acheter un camion de pompiers et un certain nombre d’extincteurs.
En conséquence, je ne peux que saluer les initiatives des pays qui se relancent dans les analyses stratégiques, à l’instar de la France ou de la Grande-Bretagne. À ce titre, j’ai été interviewé dans le cadre de la Defense Review britannique en tant que SACT, pour exposer mon point de vue sur les enjeux de sécurité des Britanniques. Ces analyses sont essentielles et les trente-deux pays de l’Otan considèrent aujourd’hui que la Russie constitue une menace de long terme.
Ensuite, personne ne peut affronter seul les menaces de demain. Nous en revenons à l’ADN de 1949 : il n’est pas possible de faire face sans défense collective. Cela implique de développer une culture stratégique commune. La tâche est immense, tant la perception des menaces et des enjeux n’est pas la même au sein de l’Alliance. Plus on va à l’Est, plus la peur de l’avenir est présente. Cette culture stratégique commune nécessite effectivement de donner du corps au concept de dissuasion et de défense.
Ensuite, il s’agit naturellement de réinvestir. Le secrétaire général a été extrêmement clair à ce sujet : l’effort de défense devra être porté bien au-delà des 2 % du PIB, dans la durée. À titre d’exemple, le rapport Draghi parle de 500 milliards d’euros sur dix ans. Avant de quitter ses fonctions, Rob Bauer, l’ancien chef du comité militaire, a évalué le sous-investissement des Européens depuis la chute du Mur de Berlin à 8 600 milliards de dollars.
En conclusion, je souhaite évoquer la coordination de l’Otan avec l’Union européenne. Aujourd’hui, le concept de pilier européen de l’Alliance n’est plus une incongruité ; il fait d’ailleurs partie du discours français. Cette coordination, sans duplication, doit s’opérer dans le cadre d’un plan de long terme, afin que l’argent dépensé bénéficie aux industries et aux cerveaux européens.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je cède à présent la parole aux orateurs de groupe.
M. Frédéric Boccaletti (RN). L’Otan fait face à de nombreux défis sur la scène internationale. Alors même que la menace russe conduit l’Europe à renforcer toujours plus ses capacités de défense, l’Alliance doit s’adapter aux nouvelles menaces hybrides. Dans ce contexte, j’aimerais vous interroger sur un sujet majeur pour l’Alliance, l’interopérabilité de nos forces.
Une guerre ne peut se gagner seule et l’interopérabilité demeure le fondement de la réussite de l’Alliance, car elle permet aux pays membres de collaborer lors d’opérations conjointes avec rapidité et efficacité. Amiral, quels sont les chantiers prioritaires de l’Otan pour garantir une interopérabilité efficace en opération, notamment en termes de fusion des données tactiques, de connectivité des systèmes C2 et d’harmonisation des procédures entre forces alliées ?
L’enjeu consiste à concilier souveraineté et nécessaire coopération au sein de l’Alliance. Je pense notamment au partage des informations sensibles. Je rappelle que si mon groupe politique est attaché à une défense française la plus autonome possible, il adhère pleinement à des projets de coopération qui renforcent l’interopérabilité. Nous favorisons le concret plutôt que l’idéologie, que nous retrouvons malheureusement dans certains projets européens, comme le programme européen pour l’industrie de la défense (Edip).
Par ailleurs, j’aimerais attirer votre attention sur les incidents survenus en Baltique, qui mettent en lumière les enjeux des câbles sous-marins. Amiral, pouvez-vous nous dire quelle doit être notre réponse face aux sabotages et comment les alliés atlantiques doivent-ils agir de concert ? Je pense également au volet aérien avec la tentative de brouillage et même d’illumination sur un ATL2 engagé pour l’Otan par un système sol-air S-400 russe. Enfin, sur le plan capacitaire, comment l’Alliance peut-elle faire face à des puissances de plus en plus agressives et qui ne cachent pas leur ambition territoriale ?
M. l’amiral Pierre Vandier. L’interopérabilité est au cœur du travail de l’Otan, qui consiste à préparer des forces à pouvoir être engagées dans des missions. Le cœur du dispositif est constitué par les STANAG (Standardization Agreement), des standards liés à des procédures ou des matériels, préparés dans des comités et qui sont aujourd’hui au nombre de 1 370. Malheureusement, des mauvaises habitudes ont été prises et aujourd’hui, seulement 48 % des STANAG sont appliqués.
Un grand effort a été relancé pour mettre en place une interopérabilité by design, c’est-à-dire imaginée dès la conception. Dans le domaine militaire, force est de constater que les trente années d’après-guerre froide ont conduit les industriels, probablement pour des raisons d’export, à essayer de diversifier ou de différencier leurs matériels. Le théâtre ukrainien a ainsi permis de constater que les matériels développés n’étaient pas si compatibles, à l’image des obusiers de 155 millimètres. Les Ukrainiens, qui ont utilisé un très grand nombre de matériels occidentaux, nous apporteront dans ce cadre un retour d’expérience très pratique.
Je vous remercie de votre question sur le numérique. Les Européens doivent impérativement investir massivement dans ce domaine. Après la révolution des hyperscalers, ces fournisseurs de services cloud capables de proposer des services de calcul et de stockage à grande échelle, la sécurité numérique et la maîtrise des données sont aujourd’hui fondamentales. Chacun des alliés doit pouvoir se reconnaître dans la politique numérique de l’Otan et avoir la garantie que ces données sont maîtrisées, accessibles et correctement partagées.
M. Yannick Chenevard (EPR). La situation internationale est marquée par un certain nombre de tensions et le retour des empires. Notre focale s’exerce naturellement sur le théâtre européen, où la guerre en Ukraine a dépassé les 1 000 jours. Dans ce contexte, il est nécessaire de se transformer pour s’adapter au combat d’aujourd’hui et de demain. L’intelligence artificielle (IA), les drones, la guerre hybride et le quantique transforment les champs de bataille et le combat en mer. Je ne reviendrai pas sur la partie numérique que vous venez d’évoquer, mais la protection des données constitue naturellement un enjeu de taille pour continuer le combat dans les meilleures conditions.
Consolidés, les budgets européens de défense atteignent le montant de 326 milliards d’euros, soit plus de trois fois le budget militaire de la Fédération de Russie. Pourtant, nous avons le sentiment que les résultats obtenus ne sont pas identiques. Dans quels secteurs les partenaires européens de l’Otan doivent-ils accélérer leurs efforts de transformation ?
Ensuite, si nos yeux sont rivés sur l’Europe, l’Indo-Pacifique représente sans doute un futur théâtre d’opérations et une zone de tensions, puisque la bascule de l’économie mondiale s’est opérée dans cette zone, qui concentre 60 % de cette dernière. Nous nous dirigeons vers une poursuite de l’augmentation de l’ensemble des budgets militaires dans le monde. Le pilier européen de l’Otan dispose de 21 millions de kilomètres carrés de zones économiques exclusives. À votre avis, quel serait le format naval idéal de ce pilier européen ?
M. l’amiral Pierre Vandier. Le budget de la défense russe est effectivement très inférieur à notre budget commun, mais je pense que l’ingénieur russe qui réalise un missile Kalibr n’est pas payé comme son homologue de MBDA. L’effort de défense considérable qui est produit par les Russes n’a pas la même résonance dans la structure de la société russe que chez nous.
Le problème est à notre portée : l’Alliance atlantique concentre plus de 50 % des budgets mondiaux en termes d’armement. Cependant, la Russie produit autant de munitions en un mois que l’ensemble de l’Otan en un an. D’une part, nous avions désinvesti dans l’industrie, et d’autre part, nous nous concentrions sur des matériels très pointus, en petite quantité. Le réinvestissement est aujourd’hui nécessaire, mais difficile à accélérer, car les outils industriels avaient été dimensionnés pour de faibles consommations.
Cependant, aujourd’hui, les nouvelles techniques de fabrication numérique, la robotique et l’intelligence artificielle permettent de mener des actions inaccessibles il y a une dizaine d’années, à travers un « mix capacitaire ». Par exemple, les drones permettent de démultiplier les effets, de prendre des risques et surtout de réaliser des compléments capacitaires à des coûts unitaires faibles. On parle ainsi de « loyal wingman », un équipier automatique capable d’accomplir pour son chef de raid des missions qui seront pilotées par intelligence artificielle.
L’Indo-Pacifique suscite des débats importants entre alliés, dont la France n’est pas l’un des moindres.
Dans l’espace, intervient dès aujourd’hui une guerre qui ne dit pas son nom. Il s’agit d’abord d’une guerre de conquête des orbites, couplée ensuite à des manœuvres d’intimidation.
Enfin, en matière cyber, l’Indo-Pacifique n’est pas exempte d’interventions. Les menaces en provenance de la zone sont intégrées dans les études stratégiques de long terme de l’Otan, dont ACT à la charge
M. Bastien Lachaud (LFI-NFP). L’arrivée de Donald Trump marque l’affirmation de l’impérialisme des États-Unis. La volonté d’annexer brutalement le Groenland en dehors de tout cadre prévu par le droit international en est la démonstration. Cette perspective est particulièrement préoccupante pour nous, Européens. En effet, le Groenland est rattaché au Danemark et son annexion, ou en tout cas la remise en cause de ses frontières, constituerait une menace directe pour un pays qui est à la fois membre de l’Otan et de l’Union européenne. De plus, qui peut sérieusement croire que la souveraineté de Saint-Pierre-et-Miquelon ne serait pas menacée ? Dans le cadre de cette annexion, face à cette menace, à quoi servirait alors l’Otan si l’un des pays membres en envahissait un autre ? Tout cela semble illustrer, ce que nous dénonçons depuis de nombreuses années : le prétendu pilier européen de l’Otan est une chimère inventée pour nous faire croire à une autonomie stratégique illusoire.
L’autre démonstration récente de cet impérialisme exacerbée réside dans la demande de Donald Trump d’augmenter les dépenses de défense des pays membres de l’Otan à 5 % de leur PIB. En tant que SACT, pourriez-vous nous dire à quoi ressemblerait les cibles, les schémas des armées européennes dans l’Otan à ce stade de dépenses ? De plus, ne pensez-vous pas que tout cela reviendrait à financer seulement l’industrie de guerre américaine, seule véritable clé de voûte de la domination mondiale des États-Unis ?
Enfin, concernant le budget de défense américain, vu de Norfolk, à quoi correspondraient les centaines de milliards de gabegies dénoncées par Elon Musk dans le budget du Pentagone, qui s’élève à 850 milliards de dollars ?
M. l’amiral Pierre Vandier. Il ne me revient pas de commenter les déclarations du président américain, qui suscitent une certaine effervescence. Le secrétaire général de l’Otan investit une grande énergie pour maintenir l’unité de l’Alliance.
S’agissant de l’effort de défense, il ne me semble pas opportun de s’engager dans une bataille de chiffres. Le ministre des Armées a d’ailleurs bien souligné que derrière les pourcentages se cachent des réalités qui diffèrent selon les pays. De fait, les interrogations sur les pourcentages existent depuis l’origine de l’Alliance, dès les années 1950 et en réalité, ils constituent plutôt une matrice de discussion.
Les cibles du NDPP sont établies à partir d’un accord à l’unanimité entre les trente-deux pays de l’OTAN. Aujourd’hui, il existe un consensus assez large sur la nécessité de dépenser plus pour réinvestir. Les stocks de munitions des membres européens de l’Alliance demeurent aujourd’hui très insuffisants pour pouvoir faire face à un scénario sérieux, à la lumière des consommations enregistrées lors des conflits récents.
Vous avez pointé la dépendance à l’égard des produits américains. Mais la question est réversible : face aux investissements américains dans les nouvelles technologies, les drones, l’intelligence artificielle, qu’avons-nous à répondre de Palantir ? qu’est-ce que l’Europe a à mettre sur la table et quel effort compte-t-elle consentir ? Si elle n’est pas prête à investir face aux besoins listés par ACT, il n’y aura pas d’autre solution que d’acheter là où les drones seront fabriqués. En résumé, l’Europe est confrontée à un enjeu majeur pour construire l’industrie de défense de demain et non uniquement renforcer celle d’hier.
Mme Isabelle Santiago (SOC). Membre de l’Assemblée parlementaire de l’Otan pour mon groupe depuis deux ans, j’ai eu l’occasion d’assister en novembre dernier au soixante-quinzième anniversaire de cette organisation. Participer à cette assemblée parlementaire permet de mieux cerner les enjeux, y compris pour chacun des parlementaires des pays membres de l’Alliance. Récemment, nous sommes également rendus à Norfolk, où nous avons pu mieux en comprendre le fonctionnement, ainsi que les bouleversements géopolitiques actuellement à l’œuvre.
Nous vivons des temps nouveaux, marqués notamment par le retour des empires, mais également une nouvelle présidence Trump. Nous sommes confrontés à une réévaluation des relations transatlantiques, induisant une pression accrue sur les alliés européens, qui les invite à renforcer leur propre capacité de défense et à chercher une plus grande autonomie stratégique. Dans ce contexte, votre commandement joue un rôle essentiel en matière de transformation.
Comment envisagez-vous la coopération entre l’Otan et les initiatives européennes, qu’il s’agisse de la révision de la boussole stratégique de l’Union européenne (UE), mais aussi des revues stratégiques nationales, afin de garantir une défense collective efficace et cohérente ? Quelles sont les cibles prioritaires pour les pays ?
M. l’amiral Pierre Vandier. J’ai rencontré récemment le commissaire Kubilius. L’ambition de la Commission européenne porte bien sur un alignement avec les travaux de l’Otan sur le NDPP. Bien que le transfert de données classifiées ne soit pas possible entre l’Otan et l’Union européenne, puisque l’un des membres s’y oppose, les principaux besoins du NDPP sont connus aujourd’hui de l’UE et créent les conditions d’un marché intérieur de la défense.
La feuille de route fournie est très claire et pointe les efforts à accomplir en matière de défense renforcée et de construction de capacités. Ensuite, il revient aux Européens de décider s’ils veulent y procéder par eux-mêmes ou s’ils veulent acheter à l’extérieur. Aujourd’hui, la balle est dans le camp de l’Europe, pour construire sa propre défense de demain. Le Livre blanc de l’UE sur la défense est attendu pour le mois de mars et nous avons eu l’occasion d’échanger pour fournir des orientations et éviter des divergences manifestes, afin de mieux coordonner les efforts.
Les discussions concernant Edip portent aujourd’hui surtout sur les principes, dans la mesure où les montants en jeu – 1,5 milliard d’euros sur trois ans pour vingt-sept pays – sont à ce jour extrêmement modestes. Le rapport Draghi a bien souligné que l’ampleur de l’enjeu se chiffre en réalité à plusieurs centaines de milliards. La question du financement demeure patente, mais il est évident que ce réinvestissement nécessite à la fois une stratégie militaire, que l’Otan a produite, mais également une stratégie industrielle qui reste à définir.
M. Jean-Louis Thiériot (DR). Je vous remercie pour la clarté et la hauteur de vos propos, dont vous êtes coutumier. Dans le cadre des questions industrielles déjà évoquées, notamment pour le pilier européen de l’Alliance, pensez-vous que l’Europe est en mesure de répondre aux enjeux posés par les technologies duales comme l’intelligence artificielle ou le quantique, dont elle a besoin ? Que devrait-elle faire pour y parvenir ?
Ensuite, je souhaite évoquer le NDPP. S’il devait être respecté, quels seraient les investissements associés pour la France ? Surtout comment y intégrerait-on la part de nos dépenses militaires consacrées à la dissuasion qui, par définition, ne relèvent pas du conventionnel tel qu’il est conçu dans le périmètre de l’Otan ?
Par ailleurs, le domaine spatial représente évidemment un enjeu essentiel. L’une des difficultés consiste ici d’être certain de disposer des orbites – on peut parler de « foncier » spatial – afin que nous ne soyons pas préemptés par d’autres puissances. Existe-t-il un plan en la matière ?
Enfin, les STANAG bénéficient-ils d’une stratégie d’influence ? Nous savons bien que celui qui contrôle la norme peut également être celui qui en tire un avantage industriel. Quel est l’état de la réflexion sur ce sujet ?
M. l’amiral Pierre Vandier. Votre intervention sur les technologies duales m’apparaît extrêmement importante. Lors des trente dernières années, un mouvement de spécialisation est intervenu pour transformer des industries duales en industries exclusivement militaires. Dans les années 1980, Matra avait une branche spatiale, Thomson fabriquait des magnétoscopes et même des machines à laver.
Aujourd’hui, compte tenu des montants à investir en matière de recherche et développement, la technologie provient essentiellement du civil et non seulement du militaire, même s’il existe toujours des travaux importants dans les radars, les explosifs, le nucléaire. À titre d’exemple, l’ensemble des dix premières entreprises du Gafam ([1]) consacre chaque année 180 milliards de dollars à la R&D, contre 50 milliards de dollars pour les dix premières entreprises de défense américaines et 10 milliards de dollars pour leurs concurrents européens.
Les théâtres d’opérations attestent bien que la dualisation est devenue la matrice de l’effort de défense de demain, ce que les investisseurs que j’ai pu rencontrer aux États-Unis approuvent par ailleurs. À ce titre, l’Europe a une carte à jouer, car elle possède une puissance d’ingénierie évidente : le nombre d’ingénieurs qui y sont formés chaque année est nettement plus élevé qu’aux États-Unis. Elle est parfaitement en mesure de rivaliser mondialement, à condition que les programmes scientifiques se traduisent par des projets industriels. Le sommet sur l’intelligence artificielle organisé actuellement à Paris doit nous conforter dans l’idée que nous ne manquons pas de talents
Les dépenses consacrées à la dissuasion représentent environ 10 à 12 % de l’investissement de défense français, mais elles n’apparaissent pas dans le NDPP, car celui-ci ne demande pas la mise à disposition des forces nucléaires de la France au profit de l’Alliance.
Dans le domaine spatial, nous assistons aujourd’hui à une course de « colonisation ». La presse américaine parle à ce titre de manière imagée d’une véritable conquête de l’Ouest. L’industrie européenne doit changer de paradigme et passer des gros objets en géostationnaire au marché du lancement rapide et des basses orbites. À ce titre, j’espère que l’initiative Iris2 verra le jour dans de bonnes conditions.
Enfin, s’agissant de l’influence et des STANAG, les comités donnent lieu à des discussions très animées. J’ai demandé aux trente-deux chefs d’état-major des armées de disposer d’un responsable de l’interopérabilité, à leur niveau. Dans quelques semaines, je devrais connaître le nom des correspondants des chefs d’état-major sur ces sujets.
Mme Catherine Hervieu (EcoS). Le sommet sur l’intelligence artificielle organisé à Paris souligne les enjeux associés à cette technologie. De fait, une course à l’IA, semblable à celle intervenue auparavant pour le nucléaire et l’espace, est en cours. Des risques de prolifération sont possibles en la matière et des précautions doivent être prises pour l’utilisation de l’IA, en particulier avec les systèmes autonomes.
Nous entrons dans un temps de guerre cognitive basé sur la confiance en nos systèmes d’intelligence artificielle, même si la décision d’agir est actuellement conservée par les humains. Or en la matière, le risque d’erreur de calcul est réel, selon les informations dont nous disposons. L’accélération de la prise de décision constitue un facteur crucial dans les choix qui seront effectués à la seconde près, soulevant donc la question de sa qualité et de la fiabilité en toute responsabilité.
L’IA demeure une inconnue dans nombre d’équations et pour les membres des forces armées, son recours dépend d’un changement de comportement dans les méthodes. L’évolution des technologies demande aussi des formations continues à un nouveau cadre d’apprentissage pour les militaires. De ce point de vue, quelle forme pourrait prendre les actions des états-majors pour édicter des lignes directrices et montrer ce nécessaire changement de comportement ?
Par ailleurs, l’IA dépend de l’accès aux données et intéresse donc la souveraineté. Amiral, vous aviez exprimé le besoin d’harmonisation des politiques européennes de traitement des données pour leur exploitation. Or les États, notamment nos alliés, comptent développer différemment leurs industries et leur utilisation de l’IA. La coopération est donc primordiale afin de nous coordonner au niveau européen. Quelles transformations sont-elles nécessaires aujourd’hui pour recourir de manière efficace à l’IA au niveau européen et au sein de l’Otan ?
M. l’amiral Pierre Vandier. J’estime qu’il ne faut pas surestimer les craintes en matière d’IA. À ACT, nous l’utilisons de manière régulière. Sur le réseau Nato Secret, je dispose de Mistral AI et sur le réseau Nato Unclassified, le réseau standard, j’ai accès à des applications telles que Chat GPT ou Copilot par exemple. Nous utilisons les outils d’IA dans nos wargames, dans le cadre de nos simulations de combat, pour l’aide à la décision. Les données produites sont ensuite analysées par nos spécialistes pays, qui évaluent leur pertinence. À ce stade, notre usage de l’IA demeure assez embryonnaire, mais cette technologie nous permet déjà d’améliorer notre productivité, au bénéfice des officiers d’état-major qui s’impliquent déjà fortement dans leur travail.
Ensuite, l’IA est essentielle dans le domaine des drones, qui permettent de mener des missions qui ne pourraient pas être matériellement remplies simultanément par des humains. Ces routines automatisées demeurent sous le contrôle d’une décision humaine et permettent d’accélérer la prise de décision. Les données recueillies sont tellement nombreuses qu’il est essentiel de pouvoir les compiler. Mais comme vous l’avez souligné, nous en sommes encore aux prémices de son exploitation, qu’il faut construire avec un certain enthousiasme. Des garde‑fous seront simultanément établis, pour conserver l’humain dans la boucle de décision.
Mme Geneviève Darrieussecq (Dem). Amiral, vous avez parlé de stratégie opérationnelle, de stratégie industrielle et de stratégie budgétaire. Il existe une stratégie industrielle européenne ou du moins le déploiement de l’armement du futur au niveau européen. Comment ce déploiement s’articule-t-il t avec la stratégie otanienne ? Nous devons réfléchir sur le long terme, au-delà des visions court‑termistes. Une réflexion est-elle menée en ce sens ?
En matière budgétaire, vous avez souligné que 4,3 milliards d’euros représentaient une somme assez faible, à l’échelle des dépenses militaires de chaque pays. À quoi correspondrait serait selon vous une stratégie budgétaire viable pour les dix prochaines années, d’autant plus qu’une incertitude importante pèse sur l’évolution de la participation des États-Unis à cette Alliance, compte tenu des menaces du président Trump sur le financement de l’Otan ?
M. l’amiral Pierre Vandier. Le cycle précédent du NDPP s’était traduit in fine par un manque de 30 % par rapport aux cibles établies. Désormais, les cibles ont été accrues de 30 % supplémentaires, occasionnant un écart de 60 %. Il convient donc que les Européens produisent un effort considérable, nécessitant la définition et la mise en place d’une véritable stratégie industrielle pour répondre aux besoins. Dans un contexte marqué par un nécessaire accroissement des investissements, ils doivent donc opérer des choix pour savoir ce qu’ils seront en mesure de produire et ce qu’ils devront acheter ailleurs.
La question essentielle demeure la même : voulons-nous oui ou non construire l’industrie de défense de demain ? Elle a d’ailleurs été posée assez clairement par les Américains lors du sommet sur l’intelligence artificielle. Souhaitons-nous être présents dans la nouvelle industrie de défense duale, qui arrive en masse ?
Selon moi, cette dualisation constitue une bonne nouvelle, car elle ouvre de plus larges débouchés aux investissements en R&D. Par exemple, dans les domaines de la logistique aérienne ou du contrôle de mobilité terrestre, l’IA civile trouve des applications militaires évidentes. La rentabilité de l’effort de défense est devant nous ; il s’agit d’une gigantesque opportunité et une bonne nouvelle pour nos concitoyens et les contribuables.
Mme Lise Magnier (HOR). Le 3 février dernier, lors d’une réunion informelle des chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne, le président de la République a appelé au renforcement de la base industrielle et technologique de défense (BITD) européenne. L’ambition de la France consiste bien à orienter au maximum des instruments de financement de la défense européenne vers l’industrie européenne.
Au-delà des aspects économiques, industriels et de souveraineté, la question de l’interopérabilité se trouvera renforcée, l’enjeu portant sur plus grande aptitude des armées européennes à agir ensemble de manière cohérente, efficace et efficiente. Si demain, dans l’Otan, les armées européennes travaillent sur du matériel principalement européen, ce sujet de l’interopérabilité est susceptible d’être encore plus prégnant lors des opérations conjointes avec nos alliés. Déjà, à travers certaines coopérations d’armement comme le système principal de combat terrestre (MGCS) ou le système de combat aérien du futur (Scaf), la France, l’Allemagne et l’Espagne travaillent à développer des équipements qui leur sont propres.
Ma question porte donc sur cette interopérabilité future des forces armées de l’Otan. De quelle manière votre commandement envisage-t-il l’impact sur l’interopérabilité d’une potentielle fragmentation des différents types et usages de matériel militaire par le développement de solutions souveraines ? Une réflexion est-elle menée sur l’intégration du Scaf et du MGCS dans les futures opérations interalliées ?
M. l’amiral Pierre Vandier. L’une des responsabilités d’ACT consiste à définir les grandes architectures. Par exemple, nous avons défini et donc déposé devant les trente-deux pays de l’Alliance l’architecture du système futur de surveillance et de contrôle aérien, en remplacement de l’avion Awacs, désormais en fin de vie. Cet avion sera remplacé par un système, dans lequel nous pourrons agréger énormément de moyens (avions de surveillance, satellites, ballons, systèmes au sol, capteurs acoustiques). Nous avons donc défini l’architecture et les standards, permettant ensuite à tous les pays européens de se présenter pour s’agréger. Je pense également au système de commandement aérien futur, le successeur de ACCS.
Les définitions établies par les comités de STANAG permettent donc aux industriels de se positionner. Je rappelais précédemment que seulement 48 % des STANAG sont appliqués : un pays est libre de ne pas les remplir, cela relève de sa responsabilité. Encore une fois, l’Otan n’a pas d’armée, ce sont les armées des pays qui font l’Alliance.
M. Matthieu Bloch (UDR). Au nom du groupe UDR, permettez-moi de vous remercier pour votre participation aux travaux de notre commission. La France, par son histoire et ses capacités, occupe une place singulière au sein de l’Otan. Nous sommes en effet la seule puissance européenne dotée d’une dissuasion nucléaire pleinement indépendante. Nous sommes également la seule nation du continent à avoir une présence militaire permanente de l’Atlantique au Pacifique.
Ainsi, la France détient une autonomie stratégique que beaucoup nous envient. Pourtant, dans la réalité du commandement intégré, cette singularité semble plus considérée comme une exception tolérée, sans véritable poids, que comme une force reconnue. L’Alliance atlantique demeure une organisation où la planification, la doctrine et les décisions stratégiques restent très imprégnées des intérêts américains.
L’Otan repose aujourd’hui sur un système de partage nucléaire où les armes sont déployées en Europe, mais restent sous commandement américain. Les États-Unis possèdent donc un véritable monopole sur la dissuasion nucléaire. L’avènement d’une nouvelle administration Trump à Washington nous oblige à anticiper l’éventuel désengagement américain dans l’Alliance et dans la défense du continent européen. Dans ce contexte d’une menace de désengagement américain, la France doit-elle et peut-elle prendre le leadership dans la nouvelle architecture de sécurité collective de l’Europe ?
Par ailleurs, on ne peut que constater l’émergence d’une hyperpuissance militaire chinoise, dont les technologies nucléaires pourraient rivaliser avec celles de l’Occident dans un futur proche. Nous savons que l’administration américaine a les yeux rivés sur cette montée en puissance. Cependant, la France est aussi une puissance légitime dans la région Indo-Pacifique. Ainsi, amiral, dans quelle mesure la France pourra-t-elle peser au sein de l’Otan sur les grandes décisions qui seront prises dans cette région ?
M. l’amiral Pierre Vandier. Au risque de me répéter, les décisions sont prises à l’unanimité, le vote de la France compte autant que celui de chacun des trente-deux membres, La France a d’ailleurs manifesté à plusieurs reprises son désaccord avec certaines positions en rompant les « procédures de silence ».
Vous soulignez par ailleurs le poids relatif des différents membres. Il est certain qu’en dehors de l’Otan, la puissance américaine et ses forces stationnées en Europe jouent un rôle considérable, sur lequel de nombreux Européens comptent. Aujourd’hui, des dizaines de milliers de soldats américains, des centaines d’avions, des dizaines de navires de combat et des sous-marins sont stationnés en Europe et, de fait, participent à la sécurité de l’Europe. Votre question est d’ordre politique et dépasse mon champ de compétence. Ma responsabilité consiste à préparer le combat futur des trente-deux membres de l’Alliance, afin qu’ils soient au rendez-vous des formats, des méthodes d’entraînement et des qualités techniques qui seront nécessaires dans la décennie à venir.
M. le président Jean-Michel Jacques. Nous passons maintenant à une séquence de sept questions complémentaires.
M. Julien Limongi (RN). L’hypervélocité bouleverse profondément les doctrines militaires en réduisant drastiquement les temps de réaction et en mettant en échec les défenses. La France, avec le premier essai de son planeur hypersonique V-MAX, s’inscrit pleinement dans cette dynamique et rejoint aussi la course menée par d’autres puissances du Conseil de sécurité de l’ONU. Nous ne sommes donc pas en retard. Cela prouve d’ailleurs que notre BITD peut parfaitement répondre de manière autonome à nos besoins stratégiques. Toutefois, cette accélération technologique interroge notre modèle de dissuasion. L’extrême rapidité de ces armes limite les marges de manœuvre diplomatiques en cas de crise, réduisant aussi les possibilités de désescalade.
Par ailleurs, tout porte à croire que l’arme nucléaire sera demain transportée par ces vecteurs hypersoniques. Dès lors, cette révolution technologique vous conduit-elle, au sein de l’Otan, à repenser les fondements de notre doctrine de dissuasion et les mécanismes de gestion de crise qui lui sont associés ?
M. Aurélien Saintoul (LFI-NFP). Ma question concerne la crédibilité de l’Alliance. Comme vous avez l’habitude de le dire, nous sommes rentrés dans une période d’opérations multidomaines. Par ailleurs, la plupart des membres de l’Alliance reconnaissent que celle-ci est fondée sur des valeurs. Or le principal acteur de l’Alliance a livré des armes à Israël, qui a commis d’innombrables crimes de guerre, voire de crimes contre l’humanité, et probablement un génocide. Cela représente une véritable menace dans le domaine des représentations et de la crédibilité politique. Comment traitez-vous cette question de l’affaiblissement de la crédibilité de l’Alliance de ce point de vue ?
M. Thibaut Monnier (RN). « Si même ils ne sont plus que cent, je brave encore Sylla ; […] et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là » serait-on tenté de répondre avec Victor Hugo au nouveau Sylla du monde libre. L’état des capacités militaires des armées françaises au sein de l’Otan est d’une grande importance stratégique pour maintenir et moderniser les équipements et garantir la disponibilité des forces. Or l’Otan impose des exigences strictes en matière de capacités opérationnelles, ce qui constitue un frein financier et logistique pour les États membres. Répondre à ces exigences bouscule notre autonomie stratégique.
La dépendance excessive au matériel militaire américain (F-35, missile Patriot, drone Reaper ou tout autre composant en conformité aux normes ITAR) fragilise notre BITD et met en péril notre souveraineté nationale en matière de défense. Dans ce contexte, l’Europe de la défense pourrait apparaître comme une solution complémentaire et stratégique en permettant aux États membres de mutualiser leurs efforts.
Amiral, en quoi l’Otan, grand consommateur de ressources stratégiques qui se raréfieront en cas de conflit pourra-t-elle garantir nos approvisionnements sans que ceux-ci n’alimentent d’abord d’autres États sur d’autres continents ?
M. l’amiral Pierre Vandier. Vous soulignez des éléments extrêmement importants dans le domaine offensif, la prolifération balistique et la prolifération nucléaire. Il s’agit là du prompt strike, la capacité à envoyer des missiles balistiques de moyenne portée avec un très faible préavis. Nous l’avons observé dans les échanges entre l’Iran et Israël, chez les nouveaux vecteurs chinois, ou à travers la frappe balistique effectuée par les Russes en Ukraine. Des réflexions sont menées actuellement au sein de l’Otan sur le rapport et l’équilibre entre l’offensif et le défensif. La stratégie militaire portée par SACEUR repose bien sur la défense, mais également sur la dissuasion, de la même manière que l’hoplite grec portait à la fois un bouclier et une lance.
Monsieur Saintoul, l’affaiblissement que vous évoquez relève d’une question éminemment politique, qui est largement au-dessus de mon niveau de solde. Je ne suis donc pas en mesure d’y répondre.
Ensuite, l’interopérabilité me semble être plus un avantage qu’un frein, dans la mesure où elle crée un marché, avec des normes assez simples. À titre d’exemple, l’Otan a mené une expérimentation opérationnelle à partir des capteurs acoustiques que l’Ukraine avait utilisés pour détecter les drones. Nous avons pu démontrer que ces capteurs étaient capables de s’intégrer dans le réseau de détection de l’Otan. En résumé, cette interopérabilité représente plutôt une chance pour les Européens, qui doivent la saisir.
M. le président Jean-Michel Jacques. Il s’agit d’une chance, mais encore faut-il que chacun puisse disposer de la maîtrise de ses données.
M. Bernard Chaix (UDR). La résurgence des conflits de haute intensité avec la guerre en Ukraine depuis février 2022 avait permis la résurrection de l’Alliance atlantique. Cependant, l’arrivée d’une nouvelle administration à Washington laisse présager que le soutien américain à l’Ukraine pourrait devenir plus conditionnel. Tel est le sens des déclarations du président américain qui demande un accès aux terres rares d’Ukraine. Dans ce contexte, l’avenir de l’Otan ainsi qu’une définition claire de ses objectifs stratégiques paraissent compromis.
Or le maintien d’un bloc occidental fort est essentiel. En effet, alors que nos regards sont rivés sur la Russie, l’émergence d’une hyperpuissance militaire et nucléaire chinoise pourrait constituer une véritable menace pour l’Occident dans les années à venir. Par sa position géostratégique unique, la France pourrait-elle contribuer au maintien d’une Alliance atlantique dynamique qui devient vitale pour nos intérêts dans le Pacifique ?
M. Romain Tonussi (RN). Depuis plusieurs années, le développement rapide du secteur spatial commercial a profondément transformé l’architecture spatiale en apportant des innovations technologiques toujours plus fiables et résilientes. Néanmoins, ces entreprises stratégiques font face à des menaces croissantes de la part de nos compétiteurs : cyberattaques, espionnage industriel, brouillage et usurpation de signaux GPS. Dans ce contexte, comment l’Otan entend-il renforcer la protection de ces entreprises dont l’innovation et les infrastructures sont désormais essentielles pour l’efficacité de notre défense spatiale ?
La stratégie de l’Otan pour le New Space attendue cette année intégrera‑t‑elle des mécanismes concrets de coopération avec ces acteurs privés afin de garantir la sécurité de leurs infrastructures et de leurs services ?
Mme Sabine Thillaye (Dem). Amiral, vous avez évoqué de multiples aspects stratégiques. Nous disposons de nombreux documents et revues stratégiques, à la fois au niveau de l’UE mais aussi des États membres. Comment ces derniers s’intègrent-ils, notamment dans le cadre otanien ? Peut-on parler d’une culture otanienne et d’une culture proprement européenne ? Quelles conclusions pouvons-nous en tirer pour le pilier européen de la défense ?
Mme Natalia Pouzyreff (EPR). Amiral, je tiens tout d’abord à vous remercier à nouveau pour l’accueil que vous avez réservé à l’Assemblée parlementaire de l’Otan à Norfolk, en particulier à la délégation française. Ma question porte sur la réévaluation de la menace russe comme une menace durable. Nous devons coordonner nos efforts, entre l’Union européenne et l’Otan. Comme vous l’avez souligné, au-delà de la négociation éventuelle d’un cessez-le-feu en Ukraine, il nous faudra apporter des garanties de sécurité à l’Ukraine et sans doute accentuer notablement notre soutien et le prolonger dans la durée.
Dans le cadre de vos réflexions stratégiques, avez-vous défini l’orientation que pourrait prendre l’Otan et son engagement futur sur le continent européen ?
M. Guillaume Garot (SOC). Un des enjeux majeurs, peu évoqué ce matin, concerne l’impact du réchauffement climatique sur la géopolitique. Au nord, de nouvelles routes maritimes s’ouvrent et sont empruntées par les Chinois et les Russes. Des incidents et des accidents sont intervenus récemment, à l’image des câbles sous-marins sectionnés. De quelle manière l’Alliance se prépare-t-elle à faire face à ces nouveaux enjeux ?
M. l’amiral Pierre Vandier. Le choc intervenant dans le domaine spatial constitue un bon exemple des enjeux auxquels l’Europe doit être capable de faire face. Le prix du kilo en orbite est passé de 50 000 dollars sur la navette spatiale à moins de 1 000 dollars sur SpaceX. L’accès à l’espace connaît aujourd’hui une véritable révolution. Dès lors, il s’agit d’investir des marchés plutôt que de se plaindre de ne pas y être. Il ne s’agit plus de pondre des pages et des pages de documents stratégiques, le temps est plus que jamais à l’action, compte tenu de la vitesse à laquelle les situations évoluent. Agissons d’abord, nous pourrons toujours nous adapter par la suite. L’actuel président américain presse les Européens d’agir, mais qui peut lui donner tort dans ce domaine ?
Ensuite, l’Otan produit un certain nombre d’études de long terme, les long term strategic studies, des documents transmis aux membres de l’Alliance. D’une manière générale et pour conclure sur le réchauffement climatique, ACT a délivré une stratégie d’opérations multidomaines, qui contrairement à la logique expéditionnaire de la doctrine américaine, intègre les cinq milieux – terre, air, mer, cyber et espace – mais aussi les interfaces avec la société civile, les infrastructures critiques, l’industrie, la grille énergétique, les organisations étatiques. Il s’agit bien d’un concept d’opérations multi-domaines pour défendre notre zone de responsabilité, chez nous, de façon intégrale. Nous travaillons actuellement sur ce sujet, qui nécessite des systèmes de commandement et de décision adaptés à cette ambition.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie.
4. Audition, ouverte à la presse, de M. Alexandre Dupuy, directeur des activités systèmes de KNDS France, sur l’Europe de la défense et les coopérations européennes (mercredi 12 février 2025)
M. le président Jean-Michel Jacques. Mes chers collègues, nous reprenons nos travaux en recevant maintenant M. Alexandre Dupuy, directeur des activités systèmes de KNDS France.
Monsieur Dupuy, je tiens dans un premier temps à vous remercier d’avoir reçu la commission dans vos locaux à Bourges. Cette visite de vos installations a été très enrichissante pour l’ensemble des nombreux députés présents.
Vous êtes le deuxième industriel que nous auditionnons au cours de ce cycle consacré à l’Europe de la défense et aux coopérations européennes après Airbus. Issu du regroupement en 2015 des sociétés Nexter et KMW, KNDS est aujourd’hui un leader européen de la défense terrestre. La gamme des équipements produits par KNDS est étendue, elle inclut des chars de combat, des véhicules blindés, des systèmes d’artillerie, mais également de la robotique et des munitions.
Nous attendons que vous nous exposiez votre point de vue sur la place prise par les instruments européens de défense, les espoirs que vous placez dans la construction européenne de défense, la nécessité de rationaliser le type d’armement et les lignes rouges éventuelles qui seraient les vôtres.
Nous comptons également sur vous pour nous préciser les conditions d’une coopération réussie car vous portez l’une des coopérations les plus emblématiques avec le projet char du futur ou MGCS, menée en coopération avec l’Allemagne. Nous sommes nombreux à nous interroger sur son avancée. Lors de son audition devant notre commission le 23 octobre 2024, le délégué général pour l’armement, Emmanuel Chiva, avait indiqué que les discussions visant à la création d’une société de projets entre industriels avaient pris du retard.
KNDS s’est récemment vu confier la rénovation de 100 chars Leclerc supplémentaires par la direction générale de l’armement (DGA). Cette rénovation permettra-t-elle de tenir jusqu’à l’arrivée du MGCS ? La solution intermédiaire que pourrait incarner le char Leclerc Evolution demeure-t-elle pour vous d’actualité ?
M. Alexandre Dupuy, directeur des activités systèmes de KNDS France. Je suis ravi d’être ici, un peu plus de deux mois après ma venue devant votre commission à l’occasion d’une précédente audition consacrée à l’économie de guerre ; je représente à nouveau KNDS France au nom de Nicolas Chamussy, actuellement en déplacement.
Monsieur le Président, nous avons été heureux de vous accueillir sur nos deux sites de Bourges et la Chapelle-Saint-Ursin pour vous présenter l’ensemble de nos capacités industrielles en matière d’artillerie, canon et munitions.
Avant de vous parler d’Europe de la défense et des différents types de coopération auxquelles KNDS France prend part, je souhaite vous présenter en quelques mots notre entreprise, qui s’inscrit dans cette dynamique de consolidation européenne. Avec 4 500 collaborateurs en CDI, KNDS France est le principal acteur de la défense terrestre en France et l’un des leaders européens. Notre vaste réseau de fournisseurs et sous-traitants est à 90 % français, avec plus de 2 800 fournisseurs actifs en 2024. Il est très majoritairement composé de petites et moyennes entreprises.
Nous sommes présents sur les principaux segments capacitaires du combat terrestre (véhicules de combat Scorpion, chars Leclerc), mais également sur le segment des armes et munitions de moyen et gros calibre, sans oublier les robots. Nous sommes également présents sur des équipements de la marine et l’armée de l’air et de l’espace, notamment au travers de canons de vingt, trente et quarante millimètres. Par ailleurs, nous disposons de filiales en Belgique et en Italie et constituons depuis fin 2015 le pilier français du groupe KNDS, avec nos homologues de KNDS Allemagne. KNDS est ainsi précurseur en matière de rapprochement européen d’acteurs de l’armement terrestre, initiant une dynamique appelée selon nous à se poursuivre en raison d’une base industrielle et technologique de défense (BITD) encore fragmentée.
Groupe européen, nous sommes acteurs de nombreuses coopérations européennes, sous différentes formes. Au travers de joint-venture (JV), par exemple au travers de CTAI, fondé il y a trente ans et que nous co-détenons avec BAE Systems pour développer le canon et la munition de quarante millimètres du Jaguar côté français et de l’Ajax côté britannique. Nous réalisons en coopération avec Thales son dérivé RapidFire, qui équipe dès à présent le premier bâtiment ravitailleur de la flotte et travaillons sur une version terrestre. La coopération se réalise également au travers de groupements momentanés d’entreprises (GME) pour la gamme Scorpion (Jaguar, Griffon et Serval) pour la France, mais aussi pour la Belgique au travers du programme CaMo, avec des projets d’extension au Luxembourg.
La coopération s’entend également au sens multinational. Je pense par exemple aux véhicules Titus qui s’appuient sur des mobilités d’origine tchèque ; aux munitions Bonus, des obus dédiés antichar que nous avons développés avec des Suédois ; et au futur système principal de combat terrestre MGCS. Enfin, les coopérations s’expriment à travers des programmes de recherche et de développement initiés par la Commission européenne comme l’action préparatoire sur la recherche en matière de défense (PADR) devenue depuis le Fonds européen de défense (FED), ou d’études portées directement par l’Agence européenne de défense (AED). Il faut également mentionner le projet de subventions dans le cadre de l’action de soutien à la production de munitions (ASAP) visant à augmenter la capacité de production de munitions en coopération. À ce jour, KNDS France a participé où participe à quatre projets du programme européen pour l’industrie de la défense (Edip), dix projets FED et quatre projets AED. Notre montée en puissance sur le projet européen s’accompagne d’une présence permanente à Bruxelles et une adhésion au groupement des industries européennes.
Le rôle catalyseur de la guerre en Ukraine a conduit à l’augmentation des budgets nationaux des États membres et donc des commandes, impliquant de produire plus et plus vite. KNDS France s’est fortement investi dans cette dynamique d’économie de guerre. Le théâtre ukrainien a en effet été à l’origine d’une recherche d’optimisation au niveau européen, avec l’identification des capacités disponibles ou activables à brève échéance sur l’ensemble de l’Europe, et la mise en place de commandes groupées. Pour KNDS France, cela a concerné des munitions d’artillerie via des contrats cadres initiés d’abord par l’Agence européenne de la défense, puis la France et l’Allemagne.
Cette prise de conscience par les États de la nécessité d’accroître la production et l’achat d’équipements militaires s’est intensifiée après les élections européennes de 2024. La nomination d’un commissaire européen la défense en charge de la rédaction d’un Livre blanc et le choix de la présidence polonaise de l’Union européenne (UE) de fixer le renforcement des capacités de défense comme une des sept priorités en témoignent.
La défense est donc devenue une priorité de la nouvelle Commission et des États membres. Ces derniers expriment la volonté d’agir très vite et en attendent autant d’une industrie qualifiée habituellement d’industrie du « temps long ». C’est ici qu’intervient le programme EDIP. À l’instar des autres maîtres d’œuvre français, KNDS France estime qu’il est essentiel que l’autorité de conception des équipements qui seront acquis dans le cadre d’EDIP soit européenne et que l’argent communautaire s’oriente vers des bureaux d’études européens. Il s’agit d’une question économique, mais aussi et surtout d’une question de souveraineté, pour éviter qu’un pays tiers ne restreigne les conditions d’utilisation ou d’exportation des équipements. Par ailleurs, cette autorité de conception permet aussi une agilité d’adaptation du matériel.
Ensuite, nous estimons qu’il est hautement souhaitable que le budget consacré à EDIP serve à renforcer la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE) à chaque fois que ceci est possible. Si nous voulons une industrie de défense européenne forte, compétitive et capable de répondre aux enjeux capacitaires du moment, il est nécessaire d’investir dans celle-ci, soit par un investissement direct dans son outil industriel ou par des contrats passés auprès d’elle.
Les financements apportés par l’Europe dans le cadre du FED sont des subventions, à hauteur d’un peu plus de 7 milliards d’euros sur la période 2021‑2027. En tant que subventions, elles ne couvrent qu’une partie des coûts supportés par les industriels selon un taux de couverture qui décroît avec le niveau de maturité des travaux financés. Ainsi, alors que les travaux de recherche peuvent être presque intégralement couverts par les subventions, ceux qui sont relatifs au développement le sont moins, et ceux relatifs à l’industrialisation encore moins.
Dès lors, si les financements apportés par le Fonds européen de défense constituent des opportunités de financement pour les États membres, il est essentiel que ces derniers prévoient un complément de financement national, afin que les industriels trouvent un équilibre économique. Cela nécessite un dialogue entre l’État et les industriels en amont des projets, afin de bien identifier ce que la France est prête à cofinancer avant que les industriels ne se portent candidats pour ces projets.
Ensuite, les critères d’attribution des projets et plus encore l’opportunité vue par de nombreux États membres de développer une BITD nationale, aboutissent à des consortia formés de nombreux acteurs, avec souvent bien plus de vingt partenaires de rang 1, soit beaucoup plus que le minimum de trois entreprises issues de trois États membres différents. Si ce dispositif présente le mérite de faire travailler ensemble des acteurs industriels de plusieurs pays, il n’est ni optimal en termes d’efficacité, ni rapide.
Quels sont les critères de réussite des coopérations transnationales ? D’abord, lorsque les programmes sont portés par les États, une volonté politique forte et constante des États partenaires doit se manifester. Ensuite, l’expression de besoin doit être commune, en termes de capacité et de performance, mais elle doit également être cohérente sur le plan calendaire. Celle-ci doit elle-même être déclinée dans un calendrier budgétaire compatible avec un développement unique et également compatible de livraisons dans une même période de temps. Il faut également envisager le plus tôt possible des besoins communs en matière d’outils de formation et de soutien en série.
Troisièmement, il faut établir un maître d’ouvrage unique et pouvoir s’appuyer sur un ou des maîtres d’œuvre industriels compétents et reconnus pour chaque sous-ensemble majeur. L’objectif ne doit pas consister à remonter le niveau des acteurs les moins compétents, mais bien de capitaliser sur ce que chacun peut apporter de mieux. Je parle ici de véritables coopérations industrielles où chaque partenaire apporte une contribution, dès la conception. Je ne parle pas donc de schémas parfois proposés par certains pays, qui visent à imposer un équipement associé à des productions sous licence.
Je souhaite ensuite évoquer brièvement le programme MGCS. Aujourd’hui, le char de combat apparaît comme indispensable pour la grande majorité des armées occidentales. S’il existe des débats sur sa masse, il n’existe pas d’interrogation sur la nécessité d’en disposer en nombre significatif, ni sur le besoin d’améliorer sa survivabilité au combat face aux menaces nouvelles, notamment les drones.
Le char de demain se placera au sein d’un ensemble de plusieurs plateformes capables de combiner leurs capteurs comme leurs actions, tout en demeurant en capacité d’agir seul dans certaines situations. Avant la guerre en Ukraine, l’offre de chars en Europe était relativement simple. Il y avait d’une part la rénovation de systèmes existants, le char Challenger britannique et le char Leclerc ; et d’autre part la production de chars neufs comme le Leopard 2, lequel connaît depuis le début des années 2020 l’arrivée d’un concurrent coréen, le K2.
Des réflexions sont intervenues pour préparer la suite à l’horizon 2035-2040, avec d’abord le MGCS franco-allemand, puis le lancement du projet européen porté par la Commission, le FMBT (Future Main Battle Tank). Un changement radical s’opère depuis le début du conflit en Ukraine, avec le besoin accru de chars neufs, le lancement d’un projet italien confié à Rheinmetall et Leonardo, et plus récemment l’annonce d’études en Allemagne, en vue d’un nouveau Leopard doté de capacités accrues, avant l’arrivée du MGCS.
Pour notre part, nous nous efforçons de faire en sorte que cette dynamique nouvelle débouche sur une ou des coopérations auxquels nous comptons participer en apportant notre savoir-faire, notamment en termes de canon avec la nouvelle technologie Ascalon, en termes d’intégration de systèmes dans une tourelle grâce à notre expérience sur les systèmes Scorpion, et en termes de protection.
Le programme MGCS progresse. Nous avons signé le pacte d’actionnaires de la MGCS Project Company à la mi-janvier, une étape qui doit permettre la prise en compte de l’ensemble des compétences de chaque partenaire – notamment KNDS France – avec les autres (KNDS Allemagne, Thales et Rheinmetall), afin de maintenir un haut niveau de compétence sur les chars en Europe.
Cette signature ouvre la voie à la mise en place effective de la MGCS Project Company, pour être en mesure de répondre à une consultation attendue cet été de la part de l’équipe étatique franco-allemande pour un contrat d’ici à la fin de l’année 2025. Je rappelle enfin que le système de combat MGCS doit nous emmener bien au-delà des années 2070. Il devra s’appuyer sur les dernières technologies du moment et être capable d’évoluer régulièrement.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie et cède la parole aux orateurs de groupe.
M. Thierry Tesson (RN). Je vous remercie à mon tour de votre accueil lorsque nous nous sommes rendus à Bourges. Ensuite, les crises internationales se multiplient et les Européens ont pris conscience qu’ils doivent impérativement se ressaisir en matière d’industrie de défense. Initialement promu par Emmanuel Macron et son gouvernement, le programme européen pour l’industrie de la défense, le fameux Edip, s’est totalement retourné contre ses concepteurs pour devenir une opportunité pour les entreprises extra européennes.
Edip s’aligne pour l’instant sur les positions de l’Allemagne qui s’est spécialisée dans l’européanisation de systèmes importés, à l’image de l’Eurospike, dérivé du missile israélien Spike ; et de la Pologne, qui a choisi d’acheter du matériel américain et sud-coréen pour sa montée en puissance militaire. Conscients de ces risques, une partie nos industriels, dont Dassault, Thales et Naval Group, préconise que le programme pour l’industrie de défense respecte deux impératifs : la part des composants européens des armements doit s’établir au minimum à 80 % et l’autorité de conception et de fabrication doivent être exclusivement européennes, afin de garder le contrôle d’emploi en cas de conflit.
Trente entreprises européennes de défense ont décidé de contourner l’opposition de leurs collègues français. Parmi elles, nous retrouvons logiquement la majorité des entreprises étrangères comme Rheinmetall, Saab, Leonardo ou Indra. Mais certaines appartiennent en partie à la France comme Airbus, MBDA ou KNDS. Au titre de vos responsabilités chez KNDS France, pouvez-vous nous éclairer sur les motivations de ce dernier choix et nous indiquer quelle doit être selon vous la définition stratégique du programme Edip ?
M. Alexandre Dupuy. Le groupe KNDS composé de KNDS France et KNDS Allemagne s’est exprimé vis-à-vis d’Edip, avec le souci de répondre à l’urgence. Il n’existe pas de débat sur l’autorité de conception ; nous sommes complètement alignés. Concernant la part européenne des acquisitions, certaines voix se posent la question, au regard des problèmes de disponibilités immédiates sur certains segments, de la possibilité de faire appel à des produits extra-européens.
Il ne s’agit pas de privilégier sur le temps long l’accès à l’industrie non européenne, d’autant plus que KNDS s’est voulu précurseur en matière de construction d’industrie européenne. L’objectif consiste bien à faire de KNDS un des acteurs forts de la BITD européenne.
M. François Cormier-Bouligeon (EPR). Au nom des députés du groupe Ensemble pour la République, je tiens à vous remercier pour vos propos liminaires et votre accueil chaleureux à Bourges. Plus largement, je vous remercie pour la contribution de KNDS France à la fourniture d’armements aux armées françaises, mais également pour l’effort d’investissement, de recherche et de production dans le cadre de la préparation à l’économie de guerre.
Le programme Asap a été lancé par le commissaire européen Thierry Breton pour démultiplier la production de munitions au sein de l’Union européenne, dans le contexte de la guerre en Ukraine. De quelle manière KNDS s’est-il emparé de ce programme pour augmenter sa capacité de production de munitions ? Quelles opportunités, mais également quelles menaces discernez-vous ? Enfin, quelle que soit la solution qui sera retenue en Ukraine, il sera nécessaire de continuer à produire des munitions. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?
Le deuxième sujet concerne le programme franco-belge CaMo, un partenariat stratégique renforcé sur la capacité motorisée pour développer l’interopérabilité de la mobilité terrestre. Programme très innovant, il comporte à la fois un volet militaire et un volet industriel. De mon point de vue, CaMo illustre bien ce que nous devrions réaliser pour la construction du pilier européen de l’Otan en matière de coopération entre les industries de défense européennes.
CaMo peut-il être étendu à d’autres pays comme le Luxembourg, l’Irlande, mais également des pays d’Europe orientale ? Peut-on imaginer le dupliquer sur d’autres segments d’armement et à quelles conditions ?
M. Alexandre Dupuy. L’initiative Asap visait à répondre dans l’urgence à la production de munitions. Concrètement, il s’agit essentiellement d’obus, pour lesquels la contrainte première porte essentiellement sur les poudres pour les charges modulaires. Asap avait pour objet de subventionner des capacités industrielles de production au travers de projets en coopération, pour inciter aussi à des groupements européens et obtenir rapidement des résultats.
Concrètement, nous avons présenté deux projets : d’une part un projet pour augmenter la capacité de fabrication de poudre et donc de charges modulaires, notamment au travers de notre filiale en Italie, avec un partenaire letton et un partenaire nordique ; et d’autre part un projet sur la production d’obus. Seul le premier a été retenu, l’ensemble du budget consacré à ASAP a été consacré à plus de 70% pour la production de poudre et explosifs. Nous espérons que notre second projet soit retenu dans un second temps. L’initiative a fonctionné, chaque industriel a rencontré ses homologues pour évaluer les capacités et surtout les complémentarités. Asap contribue à la souveraineté européenne, à soutenir la BITDE et à accroître la compétitivité puisque l’augmentation des volumes permet de faire diminuer les prix.
Désormais, se posent deux questions : l’une concerne une éventuelle situation surcapacitaire et l’autre la création d’une potentielle concurrence à l’industrie française. En ce qui concerne la surcapacité, dans le domaine de l’artillerie, nous aurons besoin pendant encore longtemps de capacités industrielles accessibles et activables, pas forcément activées en permanence. Ensuite, comme je l’ai indiqué précédemment, la compétitivité permet de diminuer les coûts en travaillant avec plusieurs acteurs. C’est le produit final né de la coopération qui est ensuite proposé à la vente avec des coûts de production partagé entre les différents pays européens.
Le programme CaMo, assis sur un accord intergouvernemental, est effectivement exemplaire. Cette coopération franco-belge dépasse le champ de l’équipement militaire, puisqu’elle comporte des engagements en matière d’entraînements communs ou d’acquisition en commun de matériels. Le programme est exigeant pour la DGA, qui mène le dialogue, achète au nom et pour le compte de la Belgique ; pour l’armée de terre, qui accueille en son sein des représentants de la composante terrestre de l’armée belge ; pour les Belges qui envoient du personnel.
Néanmoins, ce modèle fonctionne et nous a permis à nous de vendre les mêmes matériels de la gamme Scorpion à la Belgique. Le premier Griffon qui sera assemblé en Belgique est sur place depuis la mi-décembre et le premier Jaguar est prévu pour l’année prochaine. Raccroché à CaMo il y a également une commande de Caesar. L’idée consiste bien à étendre ce modèle : la Belgique s’apprête à demander à la France d’acheter pour son compte, elle-même achetant pour le compte du Luxembourg. Au-delà, ce modèle pourrait être étendu vers d’autres pays, selon des modalités qui restent à définir.
Ce modèle intergouvernemental étant cependant complexe, nous envisageons également d’autres moyens plus simples de travailler en coopération, notamment via les contrats cadres mis en place par la DGA, qui se révèlent efficaces et faciles à mettre en œuvre sur des matériels connus. Dans ce cas, la DGA se contente d’être une agence d’acquisition. Cette procédure permet d’aller vite, sans obligation de mise en concurrence, mais avec la garantie pour le pays qui achète de bénéficier d’un même matériel. Ainsi, 700 Caesar ont été livrés ou sont en commande.
M. le président Jean-Michel Jacques. Monsieur le directeur, nous avons bien entendu votre souci de préserver l’outil industriel français. Si vous devez produire des corps d’obus ou des pièces blindées, n’hésitez pas à vous tourner vers les fonderies françaises, lesquelles ont grand besoin d’augmenter leur plan de charge.
M. Manuel Bompard (LFI-NFP). Nous sommes depuis plusieurs années extrêmement dubitatifs quant aux perspectives du projet du futur char franco-allemand, puisque la liste des choix du partenaire qui contreviennent aux intérêts français est malheureusement assez longue. L’arrivée de Rheinmetall dans le projet, imposée par le gouvernement allemand, laissait peu de doute sur l’intention de phagocyter le programme.
La semaine dernière, quelques jours seulement après la signature d’un nouvel accord sur le MGCS prévoyant une mise en service en 2035 en remplacement des Leclerc et des Leopard 2, nous avons appris que les premiers contrats pour un futur char Leopard 3 avaient été notifiés. Cette décision enterre une bonne fois pour toutes les chances de disposer d’une solution souveraine adaptée à nos besoins. A minima, elle conduit à calquer le calendrier du MGCS sur celui des Allemands. Surtout, ces spécifications penchent très fortement vers celles adoptées pour le Leopard 3, notamment en matière de canon.
Plus probablement, cette décision revient à anticiper l’échec du MGCS et permettra à l’Allemagne de faire du Leopard 3 la base de la solution du char du futur dont nous devrons nous doter au nom de la préférence européenne, abandonnant de ce fait nos capacités industrielles, les salariés et notre souveraineté.
Par conséquent, j’aimerais connaître les apports de la poursuite de ce programme pour la défense française. En effet, cette poursuite forcenée nous semble relever d’un simple enjeu d’affichage politique autour de l’Europe de la défense, faisant de notre souveraineté la principale victime. KNDS France envisage-t-il de soumettre aux autorités françaises un programme alternatif au MGCS fondé sur d’autres coopérations industrielles pour répondre aux besoins de notre défense pour les chars de combat de nouvelle génération ?
Malgré ce contexte, 100 millions d’euros en autorisations d’engagement sont dédiés au MGCS dans le dernier budget. De quelle manière cette somme sera-t-elle ventilée par KNDS ? Comment garantir une répartition équitable entre les industriels quand les industriels allemands poussent fortement dans leur sens ? Comment vous prémunissez-vous du risque de transfert de technologies vers les États-Unis, très proches alliés de l’Allemagne ?
M. Alexandre Dupuy. MGCS sera un système de char doté de plusieurs matériels. Il n’y a pas d’antagonisme entre faire évoluer le char et créer ce système de combat avec plusieurs plateformes dont le char. Il s’agit d’avoir un système de systèmes commun pour permettre aux armées de s’entraîner et de combattre ensemble, avec des matériels qui peuvent être différents.
Le gouvernement allemand a récemment annoncé financer des études, notamment avec KNDS Allemagne et Rheinmetall pour faire évoluer le Leopard. Ici encore, il n’existe pas d’incompatibilité avec MGCS, dont le calendrier des livraisons s’étalera dans le temps, progressivement, il n’est pas possible de livrer du jour au lendemain 300 MGCS. Un pays européen qui achète aujourd’hui un char neuf pourra également être acheteur de MGCS en 2045 ou 2050.
Ensuite, il est indispensable que MGCS embarque des technologies de rupture. À ce titre, toutes les contributions sont les bienvenues ; il peut s’agir par exemple des « bonnes » technologies développées sur Leopard 3, de la même manière que nous travaillons en France sur certaines briques technologiques dans l’optique du MGCS. Ensuite, tant que MGCS progresse, ce qui est le cas actuellement, il faut continuer de s’y tenir.
Cela n’empêche en rien de se tenir prêt au cas où MGCS arriverait trop tard. C’est la raison pour laquelle nous veillons à ce que les technologies du jour puissent être déclinables dans un temps un peu plus court. Tel est l’objet des démonstrateurs technologiques que nous avons présentés à Eurosatory. Nous aimerions poursuivre avec la DGA pour franchir une nouvelle étape, celle de chars bancs d’essai, basé sur notre démonstrateur Leclerc Evolution pour préparer l’ensemble des acteurs français, industriels comme étatiques, à la montée en puissance des travaux relatifs à MGCS.
Sur un horizon plus proche, nous travaillons sur ces technologies pour évaluer si nous pouvons en faire un char à l’export. Dans certaines régions du monde, les matériels à forte composante allemande sont difficilement exportables. Il existe donc un marché que nous estimons pouvoir capter. En revanche, ce marché ne sera accessible que s’il offre un volume suffisant pour pouvoir contribuer au financement de la fin du développement du char concerné.
Mme Anna Pic (SOC). La situation internationale suscite évidemment de nombreuses discussions sur la place de la base industrielle technologique de défense (BITD) au niveau européen. Nous sommes aujourd’hui conduits à nous questionner sur la fiabilité d’un allié de longue date. Au niveau européen, il apparaît nécessaire de mieux nous coordonner et de mieux répondre aux enjeux de sécurité induits par la guerre en Ukraine, mais aussi aux enjeux de dépendance.
Ce constat nous oblige donc à redéfinir notre stratégie à l’égard de notre BITD, notamment parce que la BITDE ne semble pas exister. Néanmoins, des efforts sont produits en direction de cette BITDE. À cet égard, le lancement de la stratégie globale de l’Union européenne sur la politique étrangère de sécurité, la mise en place de la coopération structurée permanente (CSP), du Fonds européen de défense et plus récemment la présentation de la stratégie de l’industrie de défense européenne ou la nomination d’un commissaire européen à la défense constituent autant de signaux.
Cependant, malgré l’ensemble des partenariats que vous avez cités, seulement 18 % des dépenses d’investissement des États membres avaient été effectuées de manière coopérative en 2022, bien en deçà de la cible de 35 % convenue par les États dans le cadre de l’Agence européenne de défense en 2007. Quels sont les leviers à actionner pour aller plus loin, selon vous ? Est-ce souhaitable ? Le vice-président d’Airbus a indiqué qu’il nous fallait peut-être céder sur certains points pour gagner en mutualisation. Que pensez-vous de cette stratégie ? Comment améliorer l’européanisation de l’industrie de défense ?
M. Alexandre Dupuy. Lors de mes propos liminaires, j’ai parlé de l’opposition entre le besoin urgent et le temps long, qui caractérise les programmes d’armement majeurs. Pour construire une BITDE, il est nécessaire de travailler autour de programmes communs. Dans le terrestre, la plupart des grands programmes ont été lancés il y a un peu plus de dix ans. À cette époque, nous avons peut-être manqué la marche de la coopération. Il s’agit de préparer la suivante, qui interviendra environ dans une dizaine d’années. Après le char, viendra sans doute le segment d’artillerie.
Pour répondre à l’urgence, le plus simple consiste à consulter les industriels pour connaître la capacité de l’ensemble de la chaîne à monter en puissance, sous-traitants inclus. Il est donc primordial d’animer cette supply chain, qui est essentiellement nationale dans le monde de l’armement, pour des raisons historiques. De fait, l’européanisation de l’industrie de défense prend du temps et ne permet pas de répondre aux besoins urgents.
M. Jean-Louis Thiériot (DR). Le règlement Edip en cours de discussion représente un enjeu de taille pour la construction de capacités industrielles européennes de défense et celle du pilier européen de la défense. Quel est votre point de vue d’industriel ? Vous reconnaissez-vous dans la position française ? Celle-ci défend l’autorité de conception européenne et la part la plus importante possible de production européenne. Il s’agit également de sécuriser les composants face à la norme ITAR (International Traffic in Arms Regulations), pour conserver notre liberté de manœuvre au grand export.
Ensuite, si nous devons nous engager demain dans un conflit de haute intensité, l’enjeu majeur portera sur notre capacité à assurer une production industrielle dans la durée. Une des possibilités consiste à disposer de chaînes de production mises sous cocon pour pouvoir répondre à une remontée en puissance rapide, le fameux ramp-up. Menez-vous une réflexion sur le modèle économique de cette hypothèse, qui induit des coûts et des contraintes en matière de personnel ?
Enfin, j’en profite pour vous dire que dans le cadre de mes fonctions ministérielles, je me suis rendu en Belgique, où l’on m’a parlé de CaMo en des termes élogieux.
M. Alexandre Dupuy. KNDS France partage les propos que vous avez formulés au sujet de la position française. Ensuite, pour pouvoir procéder à ce ramp‑up, il est nécessaire de disposer de stocks de matières premières ou de composants, qui sont précisément prévus dans la loi de programmation militaire. Les industriels se sont ainsi engagés à stocker pour pouvoir produire l’équivalent de deux ans de commandes fermes ou hautement probables.
Cela implique de disposer de suffisamment de capacités en termes de machines-outils, de surfaces, de produits ; mais également de compétences humaines, ces hommes et ces femmes qui font fonctionner ces actifs industriels. À ce titre, il est parfois nécessaire de prioriser certaines activités comme nous l’avons fait à Bourges sur le 155 millimètres pour produire des canons Caesar. Au-delà, nous devons disposer d’un plus grand nombre de personnels et donc être en mesure de former, parfois en partageant des outils. À Bourges, nous disposons par exemple d’une école commune avec MBDA pour la formation d’ajusteurs.
La réserve industrielle de défense est naissante, mais pleine de promesses, à travers de jeunes retraités ou d’actifs issus d’autres secteurs industriels, provenant notamment d’autres bassins d’emploi. Nous pourrions ainsi les solliciter pendant un certain nombre de jours pour contribuer à la production en les faisant venir régulièrement sur nos installations. À ce titre, il importe de communiquer, de se faire connaître et de les inviter à découvrir nos sites.
De telles démarches permettraient de faire tourner de temps en temps des capacités industrielles en sommeil, de les entretenir et de former des réservistes. Nicolas Chamussy s’intéresse particulièrement au sujet ; je pense qu’il partagera volontiers avec vous prochainement ces idées sur la question.
Mme Catherine Hervieu (EcoS). L’industrie de défense européenne joue un rôle crucial dans la sécurité et la souveraineté de l’Union européenne. Cependant, elle est confrontée à plusieurs défis, notamment la fragmentation du marché, la concurrence mondiale et la nécessité de moderniser les équipements militaires. Pour renforcer l’autonomie stratégique européenne, l’UE a mis en place des mécanismes financiers, afin de stimuler la coopération entre les États membres. Le Fonds européen de défense vise à encourager la collaboration entre les entreprises de défense européennes et à réduire la dépendance vis-à-vis des fournisseurs non européens.
En complément, le programme Edip soutient des projets visant à renforcer la compétitivité en Europe, dans l’idée de promouvoir l’intégration des chaînes d’approvisionnement et de favoriser l’innovation dans les technologies militaires. En outre, l’Union soutient la coopération intergouvernementale via des initiatives comme la coopération structurée permanente, qui permet aux États membres de collaborer sur des projets de défense communs.
Les investissements dans les capacités de défense européenne sont essentiels pour atteindre l’autonomie stratégique, réduire les coûts de développement et favoriser l’innovation technologique. Le financement de l’industrie de défense européenne repose donc sur une combinaison de fonds européens, de coopérations entre États membres et d’initiatives visant à renforcer l’autonomie, la compétitivité de l’Europe dans un environnement géopolitique complexe. Comment développer et consolider financièrement l’industrie de défense européenne afin de favoriser la compétitivité des entreprises et l’autonomie stratégique de l’UE ?
M. Alexandre Dupuy. La question du financement de l’industrie de défense européenne fait l’objet de nombreux débats en ce moment. Ils concernent à la fois le niveau de dépenses dans un cadre budgétaire contraint, mais aussi l’accès au financement proprement dit. Même si l’image de l’industrie de défense s’est améliorée depuis la guerre en Ukraine, cet accès demeure compliqué, particulièrement pour les petites structures, qui ne disposent pas d’une importante trésorerie.
Le Groupement des industries françaises de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres (Gicat) s’est saisi du sujet il y a deux ans pour expliquer, convaincre rassurer et mieux faire connaître le monde de l’industrie de l’armement, avec un certain succès. Pour pouvoir se développer économiquement, une société humaine doit pouvoir être en sécurité, sécurité à laquelle l’industrie de défense contribue de manière décisive.
M. le président Jean-Michel Jacques. Vous avez raison de souligner cet aspect. Notre commission de défense invite les groupes financiers français à prendre en considération cet enjeu, à la fois pour la défense du pays, mais également pour saisir certaines opportunités. Les parlementaires de la commission les invitent d’ailleurs à se prononcer beaucoup plus clairement sur la question.
Mme Sabine Thillaye (Dem). S’agissant de MGCS, un accord de partenariat a été signé pour la création de la société de projet. Pouvez-vous nous fournir de plus amples détails sur les prochaines étapes ? Existe-t-il un calendrier de nature à rassurer ceux qui sont assez opposés à ce projet ?
Ensuite, vous avez parlé du financement. Vous heurtez-vous à des problèmes de recrutement ? Par ailleurs, nos industries européennes demeurent extrêmement fragmentées. Pouvons-nous faire mieux et plus ? Faut-il accroître la standardisation ? Faut-il redéfinir des priorités ?
M. Alexandre Dupuy. S’agissant de MGCS, le pacte d’actionnaires est signé. Nous procédons actuellement au recrutement du PDG et à l’identification des postes à pourvoir. La structure sera basée à Cologne, en Allemagne. La consultation devrait intervenir dans quelques mois et la réponse sera apportée à la fin de l’été, en vue d’un contrat d’ici la fin de l’année. S’ensuivront trois ans d’études, sur une approche de piliers fonctionnels (fonctions mobilité, feu, protection et simulation), avant l’étape des démonstrateurs.
Ensuite, chacun des établissements de KNDS recrute sans trop de difficultés, nos salariés sont fiers de s’engager. Certains bassins d’emploi sont cependant soumis à des contraintes plus marquées, nécessitant à la fois de la formation et de la mobilité interne.
Le segment du terrestre est effectivement plus fragmenté que d’autres secteurs. KNDS souhaite consolider et les programmes communs nous y aideront. La standardisation est quant à elle essentielle, car elle permet aux forces armées de pouvoir utiliser des équipements et des matériels de manière coordonnée. À cette fin, il est essentiel que les industriels européens – et français en particulier – contribuent à ces enjeux de standardisation.
Nous avons testé le canon Ascalon sur deux calibres différents le 120 millimètres et le 140 millimètres. La technologie est commune et seul le calibre diffère, pour une performance de perforation de blindage différente. Cette technologie est par ailleurs compatible avec les munitions actuelles de 120mm.
Mme Lise Magnier (HOR). Les débats intervenant dans le cadre du sommet sur l’intelligence artificielle ont permis de prendre toute la mesure des opportunités offertes par cette technologie, notamment dans le secteur de la défense. Dans ce domaine, l’usage de l’intelligence artificielle n’est pas nouveau. L’IA appliquée aux « oreilles d’or » permet d’ores et déjà de traiter un très grand nombre de données acoustiques dans le domaine maritime, les Griffon sont équipés d’outils capables de repérer des cibles par un système de caméras intégrées. Il est également possible d’évoquer les usages de l’IA pour identifier rapidement les pièces détachées, traduire les langues étrangères en opération ou encore détecter des tentatives de désinformation contre nos forces armées.
Pour l’Europe de la défense, il existe toutefois un enjeu particulier à privilégier les solutions développées sur notre continent. Ceci apparaît d’autant plus important que les nouvelles intelligences artificielles dites génératives doivent, pour fonctionner, collecter un nombre très élevé de données. Appliquée à des usages industriels, on peut imaginer que cette collecte de données peut susciter des craintes légitimes sur le secret des affaires, et encore plus dans le domaine de la défense.
Quelle est la politique de votre entreprise concernant les fournisseurs de logiciels d’IA ? KNDS favorise-t-il les fournisseurs européens ? Enfin, comment KNDS se prémunit-il contre l’usage des données sensibles ?
M. Alexandre Dupuy. Nous employons l’IA dans différents usages. Dans nos modes de production, elle permet d’optimiser de 10 % l’efficacité de certains de nos outillages et assemblages, notamment pour le ceinturage des obus. Nous l’employons pour la conception dans nos bureaux d’études. À titre d’exemple, elle a servi de manière très pertinente dans l’élaboration d’Ascalon pour sélectionner une architecture parmi des centaines de milliers de choix. Elle est également présente dans les systèmes que nous produisons, à commencer par les robots. Plus largement, nous intégrons l’IA notamment pour agréger les données de différents capteurs et être force de proposition pour les opérateurs.
Ensuite, pour entraîner l’IA, il est effectivement nécessaire de disposer de données. Or la donnée de défense est assez différente de la donnée civile. Sur les terrains déstructurés, l’enjeu consiste plus à trouver de la donnée que de savoir comment la protéger.
Au-delà, nous menons une politique de protection de nos données et de protection cyber en général, qui n’est pas spécifiquement liée à l’IA. Nous embarquons de plus en plus d’électronique dans nos produits, y compris dans nos machines-outils. Il existe de grands spécialistes de ces sujets, de même que des initiatives françaises et européennes qui tendent à maintenir sur le sol français les données. En conséquence, nous nous tournons naturellement vers ces solutions.
M. le président Jean-Michel Jacques. Nous passons maintenant à une séquence de quatre questions complémentaires.
Mme Gisèle Lelouis (RN). L’industrie de défense européenne connaît une phase d’intégration croissante, illustrée notamment par la structuration de grands groupes tels que KNDS. Si cette dynamique vise à renforcer la compétitivité et la résilience du secteur au niveau continental, elle soulève néanmoins des interrogations majeures quant à la préservation de notre souveraineté nationale. La France a toujours veillé à conserver une autonomie stratégique en matière de défense, tant pour garantir sa liberté d’action militaire que pour préserver ses intérêts industriels et technologiques.
Dès lors, il convient de s’interroger sur les implications de cette intégration pour notre capacité à maintenir un contrôle national sur nos choix en matière d’armement. Dans ce cadre, alors que KNDS annonce de nouvelles coopérations industrielles dans le cadre de l’Europe de la défense, notamment avec l’Allemagne, sur le programme MGCS, quelles garanties avons-nous que ces partenariats ne conduisent pas à une marginalisation des intérêts industriels français au profit d’une vision davantage dominée par l’industrie allemande ? Comment s’assurer que la France conserve une maîtrise pleine et entière des technologies développées sur son territoire et ne se retrouve pas dépendante de décisions prises à Bruxelles, au risque de compromettre sa souveraineté stratégique et industrielle ?
Mme Natalia Pouzyreff (EPR). Il existe toujours un dialogue entre long terme, moyen terme et court terme. Sur le long terme, l’enjeu consiste à pouvoir maîtriser des technologies de rupture et à ne pas être dépassé, ce qui implique d’investir massivement et de mettre en œuvre des coopérations, n’en déplaise à certains collègues qui adoptent une position très défensive sur le sujet.
Au-delà, je souhaite évoquer le court terme, et particulièrement le théâtre ukrainien. Pouvez-vous nous fournir des détails sur l’augmentation des cadences de production des canons Caesar et des munitions de 155 millimètres ? On doute souvent de nos capacités en Europe, mais nous avons réussi à adresser à l’Ukraine 1,5 million d’obus de 155 millimètres en 2024. Enfin, quels sont vos projets d’investissement et de coopération directement sur le territoire ukrainien ?
M. Julien Limongi (RN). Je tiens d’abord à vous remercier pour votre accueil sur vos sites de production, lors du déplacement de la commission. Cette immersion fut particulièrement enrichissante et nous a permis d’apprécier une fois de plus l’excellence de KNDS France.
Les bénéfices que peut apporter la coopération européenne à nos industries de défense sont souvent mis en avant, mais cette coopération n’exclut pas la concurrence, bien au contraire. Dans ce contexte, quels sont selon vous les véritables avantages que KNDS France retire de cette dynamique européenne ? Plus spécifiquement, votre maîtrise de la production des munitions et des systèmes d’armes constitue-t-elle un atout stratégique face à la concurrence, notamment allemande ?
Enfin, comment vous positionnez-vous sur le marché européen des munitions et quelles sont vos marges de manœuvre pour faire face à la concurrence accrue des autres industriels du secteur ?
Mme Stéphanie Galzy (RN). Récemment, KNDS a perdu un contrat stratégique avec le Maroc, qui aurait porté sur la fourniture de canon Caesar. Cette perte ferait suite à des problèmes techniques rencontrés avec les canons déjà livrés, qui n’auraient pas pu répondre aux exigences de performances attendues. Le Maroc a ainsi opté pour une solution alternative, mettant en lumière des défis critiques concernant la compétitivité de la France sur le marché international de l’artillerie.
Un échec fait partie de la vie d’une entreprise. Mon groupe ne vous donne pas de leçon à ce sujet, mais souhaite savoir quel est votre regard sur ce dossier marocain et quel enseignement vous en tirez.
M. Alexandre Dupuy. Les enjeux de coopération en Europe et de souveraineté peuvent effectivement paraître antinomiques. MGCS n’est pas un projet européen, mais un projet franco-allemand que la France et l’Allemagne ont prévu de cofinancer hauteur de 50 % chacun. De ce fait, via la DGA, la France dispose d’un droit de regard sur les investissements, les acteurs et les technologies associées. Il en va de même pour l’Allemagne.
KNDS n’a pas de lien direct avec la dissuasion, mais au titre des armes et des munitions, nous avons des capacités et des compétences décrites comme stratégiques par la précédente revue à stratégique. Chaque année, nous rendons des comptes à la DGA. Cela ne nous empêche pas par ailleurs de travailler en commun avec d’autres acteurs, notamment dans le cadre d’Asap.
Concernant le canon Caesar, en un peu plus d’an et demi, nous sommes passés d’une cadence de production un peu inférieure à deux unités par mois à une cadence de six par mois. La production des masses reculantes, c’est-à-dire des pièces d’artillerie, a été multipliée par six, soit douze masses reculantes par mois. Dans le domaine des munitions, il faut distinguer ce que nous produisons réellement de la capacité industrielle. Nous disposions d’une capacité de production de 30 000 munitions de 155 millimètres par an en 2022, et ce chiffre s’élèvera à 100 000 d’ici la fin de l’année. À ce jour, la commande de charges modulaires ne permet pas d’accompagner le même rythme. Si nous devions obtenir une subvention dans le cadre d’Asap, nous pourrions l’accroître encore plus.
Ensuite, nous faisons partie des industriels les plus avancés sur le plan de la production pouvant être directement confiée aux Ukrainiens. Cependant, un chemin assez long demeure entre l’énoncé du projet et sa concrétisation. Dans ce domaine, les enjeux sont multiples, qu’il s’agisse de la couverture du risque, de la concurrence potentiellement induite, du niveau de technologie transférable, sans parler du financement. Nous sommes en train de créer une co-entreprise pour le soutien des canons Caesar sur place et dans le domaine des munitions d’artillerie à portée intermédiaire.
Par ailleurs, la maîtrise du couple munition/arme permet de tirer le maximum de l’une comme de l’autre en matière de sécurité et de performance. Notre maîtrise du comportement de la charge modulaire et de la munition dans le tube permet de fournir un système Caesar sans accident de tir majeur alors que des opérateurs d’autres armées n’ont pas confiance dans la sécurité de leurs matériels. Elle permet également d’obtenir un avantage concurrentiel : nous parvenons à atteindre une distance supérieure à quarante kilomètres avec un obus non propulsé.
Comment restons-nous compétitifs face à nos concurrents ? Nous nous efforçons de nous améliorer perpétuellement, notamment par l’innovation. Il y a quelques années, nous avons ainsi produit l’obus Bonus avec les Suédois, qui capable de détecter des véhicules militaires et de les frapper. Autre exemple, notre obus Katana, qui est guidé par des signaux issus de constellations satellitaires et équipé d’une centrale inertielle permettant de rester précis en cas de brouillage. Enfin, dans le domaine du char, une nouvelle flèche Shard permet de percer la même épaisseur de blindage en usant moins le tube que d’autres flèches. L’innovation nous permet de conserver un temps d’avance.
Au Maroc, nous livrions les Caesar à deux régiments au moment où nous avons été sollicités pour l’Ukraine. Les Marocains ont effectivement observé quelques problèmes de fiabilité sur des certains sous-ensembles, qui sont réalisés par la chaîne de sous-traitance. Nous avons identifié la cause racine pour pouvoir corriger le problème et produire de nouveaux équipements à un moment où nous étions aux capacités maximums de production pour l’Ukraine. Ces opérations ont nécessairement duré un certain temps. Aujourd’hui, les deux régiments sont pleinement opérationnels et nous sommes fiers d’équiper les armées marocaines, membres du club Caesar. Elles continueront à bénéficier des améliorations que nous apportons sur le canon.
La commande effectuée auprès d’un autre fournisseur correspond à une offre différente, qui comporte à la fois une capacité canon et une capacité lance-roquettes, que nous ne proposons pas.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie pour vos propos liminaires et vos réponses nourries aux questions de la commission.
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5. Audition, ouverte à la presse, de M. Esa Pulkkinen, secrétaire permanent du ministère de la défense de Finlande (cycle Europe de la défense) (mercredi 19 février 2025)
M. le président Jean-Michel Jacques. Mes chers collègues, nous poursuivons donc aujourd’hui notre cycle consacré aux enjeux de l’Europe de la défense, avec l’audition de M. Esa Pulkkinen, secrétaire permanent du ministère de la défense de Finlande. La politique de défense de la Finlande a toujours été dictée par la géographie face à l’Union soviétique. À l’issue de la seconde guerre mondiale, la Finlande a été contrainte à la neutralité avec son voisin, lequel exerçait une grande influence sur le pays, au point de donner naissance à un néologisme, la « finlandisation ».
Après la chute de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS), la Finlande a conservé sa neutralité, bien que son adhésion à l’Union européenne (UE) en 1995 comportât par elle-même une solidarité avec les autres États membres sur le fondement de l’article 42, paragraphe 7, du traité de l’Union européenne. Toutefois, l’agression russe en Ukraine par la Russie le 24 février 2022 a conduit la Finlande à abandonner définitivement sa neutralité en demandant concomitamment avec la Suède, son adhésion à l’Otan, laquelle est devenue effective en avril 2023.
Face à la menace que représente la Russie, la Finlande ne compte pas seulement sur l’Otan, mais également sur ses propres capacités de défense. Plusieurs rapports de notre commission ont récemment mis en lumière l’approche finlandaise de la défense globale, qui vise à préparer l’ensemble de la population, notamment sa jeunesse et les structures du pays, à la perspective d’un conflit de haute intensité, en particulier par le renforcement de sa résidence. De ce point de vue, nous avons certainement beaucoup à apprendre de la Finlande.
Le récent rapport stratégique du ministère de la défense finlandais retrace les récentes évolutions de l’environnement stratégique et tire un certain nombre d’axes prioritaires pour la défense finlandaise. Cette analyse nous intéresse d’autant plus que la France travaille à l’actualisation de la revue nationale stratégique de 2022, travail dont les sénateurs et les députés se sont saisis pour apporter leur contribution. Pourriez-vous nous indiquer les choix opérés et les priorités fixées par la Finlande pour tendre vers une meilleure défense ?
M. Esa Pulkkinen, secrétaire permanent du ministère de la défense de Finlande. En tant que représentant de la Finlande, un pays au cœur de l’Europe du Nord, je me sens honoré d’être ici aujourd’hui. Général retraité, j’ai travaillé pendant plusieurs années pour l’Union européenne, notamment en tant que directeur général de l’État-major de l’Union européenne, entre 2016 et 2020.
La Finlande est bien connue comme le pays du père Noël, tout le monde sait qu’il habite en Laponie. Mais pour mieux connaître notre pays, je vous recommande le livre d’Olivier Norek, Les Guerriers de l’Hiver, qui décrit précisément la guerre qui nous a opposés à l’Union soviétique au début de la deuxième guerre mondiale.
Venant d’Europe du Nord et du flanc oriental de l’Europe, le premier message que je souhaite vous transmettre concerne la nécessité d’une évaluation commune des menaces. C’est pourquoi je souhaite partager avec vous le point de vue de la Finlande sur l’environnement sécuritaire, en mettant l’accent sur l’Ukraine et la Russie.
L’agression de la Russie contre l’Ukraine constitue un pas vers une confrontation plus ouverte, imprévisible et prolongée avec l’Occident. La réflexion russe en matière de sécurité témoigne de l’ambition de ce pays d’atteindre une profondeur stratégique et de créer une zone tampon ininterrompue en Europe, s’étendant de l’Arctique à la mer Baltique et à la mer Noire. Nous constatons que la montée des tensions internationales dans une région peut rapidement conduire à une augmentation des activités militaires dans d’autres régions.
La Russie maintient et développe une dissuasion nucléaire et une dissuasion conventionnelle qui s’appuient sur des systèmes d’armes à longue portée et une capacité de projection de puissance. La Russie a été en mesure de maintenir et même, en partie, de développer sa capacité de combat malgré la guerre en cours en Ukraine et les pertes importantes en hommes et en matériels. Celle-ci a été rendue possible grâce à l’augmentation de la capacité de production de l’industrie d’armement russe et au soutien de pays amis.
Les actions de la Russie montrent qu’elle n’accepte pas que l’Ukraine ait le droit d’exister en tant qu’État souverain. Actuellement, l’objectif principal de l’influence politique de la Russie vise à forcer l’Occident à accepter ses sphères d’influence. Si la Russie atteint ses objectifs en Ukraine en recourant à la force, elle essaiera probablement de le faire à nouveau. Accepter les exigences russes rendrait probablement toute escalade encore plus dangereuse.
Alors que la Russie mène sa guerre en Ukraine, elle prépare en même temps une réforme massive de ses forces armées. Elle poursuit l’objectif d’augmenter la taille de ses forces armées de 350 000 soldats, pour atteindre un total de 1,5 million, et de créer de nouvelles unités et de nouveaux commandements. L’accent se porte sur les forces terrestres russes, qui ont également subi le plus grand nombre de pertes en Ukraine. Simultanément, la Russie maintient et modernise également son arsenal nucléaire.
L’armée russe à proximité de la Finlande devrait être considérablement renforcée à l’avenir. Dans la péninsule de Kola, un corps d’armée sera transformé en armée, un tout nouveau corps d’armée sera créé en Carélie et plusieurs brigades seront transformées en divisions. Lorsque ces changements seront achevés, ils augmenteront probablement les effectifs des troupes présentes dans cette région voisine de la Finlande, qui passeront de 30 000 à 80 000 hommes.
Quelle que soit l’issue de la guerre en Ukraine, le Grand Nord conservera son importance stratégique pour les Russes. La péninsule de Kola est essentielle pour la dissuasion nucléaire et la capacité de seconde frappe de la Russie. L’économie représente également un thème clé de la politique arctique de la Russie et la militarisation de sa région arctique progresse parallèlement à l’utilisation des ressources naturelles de l’Arctique. Mais outre la Russie, la Chine s’intéresse également à la région arctique. Ainsi, la zone arctique constitue l’un des domaines prioritaires des plans stratégiques à long terme de la Chine. Cela sera probablement visible dans la manière dont la Chine développera ses forces armées à l’avenir.
En résumé, la Russie considère qu’elle est engagée dans un conflit systémique avec l’Occident. En plus de la guerre en Ukraine, la Russie augmentera probablement le recours à toutes les méthodes hybrides en cherchant à désunir l’Otan, l’Union européenne et les États‑Unis dans leur engagement à l’égard de la sécurité et de la défense de l’Europe.
Nous pensons que l’agression russe connaîtra une deuxième phase. La volonté de la Russie de recourir à nouveau à la force militaire dépendra de nos actions actuelles. L’unité de l’Occident, la détermination de l’Europe à soutenir l’Ukraine, quelle que soit l’issue de la guerre actuelle, la volonté de reconstruire les armées et la base industrielle de la défense sont essentielles.
Si mes propos se sont surtout concentrés sur la Russie jusqu’à présent, je tiens à souligner que la Finlande envisage la sécurité à 360 degrés, comme le décrit la boussole stratégique de l’UE. Le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord et la région du Grand Sahel sont tout aussi importants pour la sécurité de l’Europe. La Finlande attend avec impatience le prochain Livre blanc sur la défense que l’UE publiera en mars. Nous espérons qu’il inclura tous les domaines de la guerre. Nous avons identifié quatre sujets principaux qui devraient selon nous constituer des domaines clés de ce Livre blanc : les capacités de guerre terrestre, qui restent la clé de la défense de la souveraineté ; la défense aérienne et antimissile ; les capacités spatiales et cybernétiques et enfin la mobilité militaire pour déplacer les troupes rapidement et efficacement à travers l’Europe.
Le développement de l’industrie européenne de la défense est plus que jamais d’actualité. La Finlande se félicite de la récente stratégie industrielle de défense européenne (Edis) et du programme européen pour l’industrie de la défense (Edip). Pour obtenir des résultats, nous devons concevoir les rôles des différents acteurs de manière logique. Il est nécessaire que l’UE dispose d’un plan à long terme pour améliorer sa capacité industrielle de défense. Pour y parvenir, il est essentiel de maintenir un dialogue étroit avec l’industrie et la communauté de la recherche.
La Finlande souligne la nécessité d’une participation et d’une contribution actives des PME au développement de la base industrielle de défense européenne (BITDE), afin de soutenir l’innovation, l’agilité et une résilience accrue des chaînes d’approvisionnement. Dans le cadre d’Edis, nous saluons tout particulièrement les propositions qui renforcent la coopération européenne en matière de R&D dans le domaine de la défense et l’industrialisation des projets. Nous mettons également l’accent sur l’exploitation du potentiel des technologies à double usage dans le domaine de la défense. La Finlande accueille ainsi favorablement les initiatives qui réduisent le fossé séparant les secteurs civil et militaire.
J’aimerais souligner quelques domaines technologiques clés qui font partie de nos priorités nationales en matière de R&D, en tant que pays technologiquement avancé. Il s’agit de la connectivité sécurisée, la surveillance de l’espace, l’intelligence artificielle, l’informatique quantique et la surveillance sous-marine, pour n’en citer que quelques-uns. Je suis convaincu que ces priorités établissent une base solide pour renforcer la coopération entre la France et la Finlande en matière de matériel de défense.
L’heure est incertaine pour l’Europe, mais la Finlande dispose de la volonté et de la capacité de contribuer à la sécurité de l’Europe. La Finlande consacre 2,5 % de son PIB à la défense et nous nous sommes engagés à respecter la directive de l’Otan en matière de dépenses de défense. Contrairement à de nombreux pays européens, la Finlande a maintenu sa forte capacité de défense conventionnelle. Nous pouvons mobiliser une armée de 280 000 militaires et disposons d’une réserve entraînée de 900 000 hommes et femmes. En outre, nous nous sommes concentrés sur les capacités de pointe dans les trois armées. Mais au-delà des effectifs et des capacités, rien ne peut intervenir sans la volonté des hommes et des femmes. À ce titre, 78 % des Finlandais pensent que si la Finlande était attaquée, nous devrions prendre les armes pour nous défendre dans toutes les situations, même si l’issue semble incertaine.
L’intégration de la Finlande dans le système de dissuasion et de défense de l’Otan se déroule bien et nous voulons être un allié actif et constructif. Nous aimerions disposer d’une présence permanente de l’Otan en Finlande. Mais nous ne voulons pas trop solliciter nos alliés ; il n’est pas nécessaire d’implanter un bataillon permanent de l’Otan sur notre sol. Nous créerons des structures permettant aux alliés de s’entraîner avec l’ensemble des armées finlandaises. Ces structures fourniront également des opportunités de coopération dans l’Arctique pour la France.
Même si nous nous concentrons actuellement sur les flancs oriental et septentrional de l’Otan, la Finlande est prête à contribuer aux préoccupations de sécurité de nos alliés méridionaux en Afrique. La Finlande continuera à renforcer sa coopération internationale en matière de défense. Devenir membre de l’Alliance a créé les conditions préalables à l’approfondissement et à l’élargissement de notre coopération de défense bilatérale et multilatérale, en particulier avec les autres États membres de l’Otan. La France représente un allié important de la Finlande. Je me réjouis de l’évolution de notre coopération et j’ai confiance qu’elle se poursuivra à l’avenir.
Depuis la semaine dernière, les discussions se sont concentrées sur la responsabilité de l’Europe au sujet de sa sécurité et de sa défense. En tant que membre de l’UE et de l’Otan, la Finlande y est fortement impliquée. Cette implication pourrait offrir davantage d’opportunités de renforcer la coopération franco-finlandaise dans ce domaine. Ensemble, l’Europe est plus forte.
M. le président Jean-Michel Jacques. Merci monsieur le secrétaire permanent. Je cède à présent la parole aux orateurs de groupe.
M. Frank Giletti (RN). Votre présence aujourd’hui est particulièrement opportune dans un contexte où la sécurité européenne traverse une période critique. Le Rassemblement National vous est très reconnaissant de venir vous exprimer devant cette commission. Compte tenu de l’invasion russe en Ukraine, de la montée des tensions en mer Baltique et des multiples provocations auxquelles nous assistons aux frontières de l’Union européenne, la question de notre sécurité individuelle et collective constitue plus que jamais un enjeu central.
En rejoignant l’OTAN en avril dernier, la Finlande a opéré le choix stratégique d’intégrer une alliance militaire face à la menace grandissante que représente la Russie. Ce choix historique pour votre pays, de tradition neutre, reflète la nécessité impérieuse de garantir la sécurité de votre territoire alors que la menace russe se trouve désormais à vos portes. Nous avons tous en tête les récentes violations de l’espace aérien finlandais par des appareils russes, démontrant une volonté évidente d’intimidation et de provocation.
Votre pays, qui partage 1 300 kilomètres de frontières avec la Russie, est aujourd’hui en première ligne face à ces agressions. Dans ce cadre, la question de la coopération militaire entre nations européennes se pose avec acuité. Comment la Finlande entend-elle renforcer ses capacités de défense, notamment en matière de surveillance et de contrôle de son espace aérien, mais aussi de manière générale, pour renforcer sa cohésion nationale et l’implication de sa population dans la défense globale ? D’autre part, quels axes de coopération privilégiez‑vous avec vos partenaires européens, notamment dans le domaine du renseignement, de la défense territoriale et sur le plan industriel ?
Enfin, votre pays ayant rejoint l’Initiative européenne d’intervention 2021, comment percevez-vous aujourd’hui son rôle dans le cadre d’une coopération stratégique plus flexible entre États européens en complément des engagements de l’OTAN ? Cette initiative, qui se veut pragmatique, est fondée sur la volonté des nations de travailler ensemble. Pourrait-elle constituer un levier pour renforcer notre capacité d’action face aux crises sécuritaires ?
La France et la Finlande partagent une même exigence de souveraineté et de résistance face aux menaces extérieures. Nous sommes donc particulièrement attentifs aux choix stratégiques que votre pays met en place pour assurer sa sécurité tout en préservant sa liberté d’expression et de décision.
M. Esa Pulkkinen. Nous avons toujours maintenu des réservistes et une armée conventionnelle forte. À présent, nous nous concentrons sur nos capacités industrielles, sur l’investissement dans les forces armées aériennes et la marine. Lors des années à venir, nous mettrons l’accent sur l’armée de terre, en investissant massivement dans les équipements principaux comme les véhicules blindés de transport de troupes ou l’artillerie. Nous devrions continuer de consacrer 2,5 % de notre PIB à la défense.
Nous sommes ici confrontés à un défi : à l’heure actuelle, les industriels ne peuvent pas répondre à nos besoins capacitaires aussi rapidement que nous l’aimerions, mais tous les pays doivent faire face à cette problématique. Les citoyens finlandais sont extrêmement satisfaits que nous appartenions désormais à l’Otan, puisque 90 % de notre population soutient notre adhésion. Par ailleurs, l’Union européenne est également très populaire en Finlande. En outre, les citoyens et responsables politiques sont prêts à augmenter le besoin de la défense, si cela s’avère nécessaire.
Ensuite, pour des raisons existentielles, notre renseignement sur la Russie a été historiquement de grande qualité. Dans ce domaine, nous travaillons en étroite coopération avec nos alliés européens et internationaux. À ce titre, la coopération entre la France et la Finlande est plus qu’excellente à l’heure actuelle ; nous nous bénéficions d’un grand soutien de votre part et nous vous en remercions chaleureusement.
L’industrie constitue un sujet critique pour les Finlandais, en lien avec la sécurité des approvisionnements. Nous investissons dans des capacités conventionnelles, qui nous permettent de produire des grenades, des armes de petite taille, des véhicules armés, des chars. Enfin, la situation actuelle nécessite de faire preuve de souplesse en matière de coopération, notamment en travaillant avec les Britanniques. Nous en avons parlé lundi à Paris et nous aurons l’occasion d’en rediscuter.
M. Yannick Chenevard (EPR). La Finlande a rejoint l’Union européenne en 1995 et l’Otan en 2023. Je me rappelle d’ailleurs la tenue d’un débat que nous avions eu au sein de la commission sur l’adhésion de la Finlande à l’OTAN et qui s’était terminée par l’abstention d’un groupe politique et le vote défavorable d’un autre groupe politique.
En compagnie de l’Estonie, de la Lettonie, de la Lituanie et de la Pologne, vous êtes les plus exposés à une attaque russe, puisque vous partagez avec ce pays 1 340 kilomètres de frontières communes. Vous disposez d’une armée de 280 000 hommes et d’une armée de réservistes de 900 000 hommes. Vos militaires sont habitués au combat puisqu’un certain nombre d’entre eux ont combattu en Irak, en Afghanistan et dans les Balkans. L’Europe vous semble-t-elle enfin se réveiller à la suite des déclarations du vice-président des États-Unis ?
Concernant la défense de l’Europe, voire sa protection, quel regard portez‑vous sur les récentes initiatives d’Emmanuel Macron ? Une défense européenne autonome vous semble-t-elle aujourd’hui indispensable, compte tenu de l’évolution de la position des États‑Unis ?
M. Esa Pulkkinen. Votre description de la situation est extrêmement pertinente. En 1995, nous croyions qu’être membre de l’Union européenne serait suffisant, y compris sur le plan sécuritaire. Nous pensions que faire partie d’une alliance politique solide nous offrirait des garanties de sécurité indirectes. Mais l’agression de l’Ukraine par la Russie en 2022 a changé la donne. Nous remercions donc la France et nos autres alliés de nous avoir acceptés en tant que membre de l’Otan.
Personnellement, je considère que l’initiative du président Macron est intéressante. Nous avons besoin de quelqu’un qui puisse rassembler les Européens, afin qu’une Europe unie puisse répondre à la situation en Ukraine. Je ne connais pas tous les détails, mais j’ai compris que certaines de ses propositions nous conduisent à penser différemment et à utiliser des moyens peut-être plus flexibles au sein de l’Otan pour renforcer notre position concernant l’Ukraine.
S’agissant de l’Europe, je connais bien le concept d’autonomie stratégique défendu par votre président. Nous n’avons rien contre les États-Unis, ni contre l’Otan, mais l’Europe a dû se réveiller et le moment est venu d’agir ; notre unité politique doit se traduire par des actions, y compris en matière de capacités. Nous devons être « positivement égoïstes » en Europe et nous doter de capacités et technologies essentielles. Nous ne pouvons pas sous-traiter notre sécurité aux autres.
M. Abdelkader Lahmar (LFI-NFP). Je tiens tout d’abord à remercier M. le secrétaire permanent du ministère de la défense de Finlande pour sa venue et sa présentation. De telles auditions nourrissent notre réflexion collective et je formule le vœu que ce dialogue contribue à renforcer les liens entre les peuples finlandais et français.
Longtemps non alignée, la diplomatie finlandaise était au seul service de la paix et refusait la logique d’affrontement bloc contre bloc. Au nom du groupe LFI‑NFP, je tiens à souligner que cette doctrine a constitué pour nous une source d’inspiration non négligeable. Nous voulons une France non alignée, au service de la paix. Cela passe par l’indépendance diplomatique de notre pays, par le refus du libre-échange et de la guerre économique généralisée, par l’instauration d’un protectionnisme solidaire écologique et par une solidarité sans faille avec les peuples qui, aux quatre coins du monde, réaffirment leur souveraineté avec des revendications universalistes.
C’est pourquoi l’Europe de la défense, simple poste avancé de l’Otan sur le Vieux Continent, nous semble illusoire. L’actualité des derniers jours renforce d’ailleurs cette conviction. M. Trump négocie directement avec M. Poutine, sans les Ukrainiens et sans les Européens. Nous sommes collectivement relégués au rang de simples spectateurs et le territoire européen et redevenu le terrain de jeu des ambitions des puissants.
En octobre 2024, une délégation de la commission des affaires étrangères de l’Eduskunta, le Parlement de Finlande, conduite par son président M. Kimmo Kiljunen, avait rencontré nos collègues de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale française. Ensemble, ils avaient débattu des défis posés par la Russie à l’Union européenne et de l’impact des futures élections américaines sur la construction d’une Europe de la défense, sujets ô combien actuels.
Ainsi, les récentes évolutions de la position américaine au sujet de la guerre en Ukraine auront-elles un impact sur la doctrine de défense mise en place par votre pays ?
M. Esa Pulkkinen. Nous devons conserver nos valeurs et ne laisser personne prendre des décisions concernant notre sécurité. Vous m’avez interrogé sur la politique de défense finlandaise. Les Finlandais sont traditionnellement des gens calmes et nous attendons les conclusions du Livre blanc de l’UE. Le fondement de la sécurité finlandaise repose sur sa double appartenance à l’UE, mais également à l’Otan désormais ; et je ne vois pas de raison que nous opérions un grand changement. Contrairement aux Russes qui agissent par la propagande, nous ne menaçons pas la Russie. Le moment n’est pas venu de réviser notre politique de la défense, mais plutôt de poursuivre sa trajectoire et d’assurer l’unité en Europe.
Mme Marie Récalde (SOC). Je vous remercie pour votre présence devant notre commission et les propos que vous venez de tenir. Vous recevoir aujourd’hui constitue un honneur pour nous, car nos destins sont liés. Comme nous le rappelait déjà le géographe Paul Vidal de La Blache, c’est aujourd’hui en distance horaire qu’il convient de penser. Désormais, il s’agit même de minutes, voire de secondes.
Si les frontières de l’Ukraine sont modifiées, nous savons tous que les frontières de l’Europe le seront. En janvier dernier, le Président finlandais a affirmé qu’il fallait « travailler en étroite collaboration avec notre plus proche allié, les États-Unis ». Vues de France, les garanties de sécurité américaine semblent de plus en plus incertaines. De quelle manière la Finlande se situe-t-elle vis-à-vis des États-Unis et de l’Europe dans ce nouveau contexte ? Lors de cette même prise de parole, le président finlandais a affirmé : « Nous devons augmenter nos dépenses de défense. Les vacances de l’histoire sont terminées. » Il appelle également à renforcer la pratique de mutualisation des commandes à l’échelle européenne et à réduire les coûts.
Le futur règlement Edip figure au cœur de ces négociations. Quelle est la position de la Finlande vis-à-vis d’Edip, notamment s’agissant des critères d’éligibilité et du taux de 65 % de produits européens ?
M. Esa Pulkkinen. Nous ne savons pas pour l’instant quelle sera la politique adoptée par les États-Unis. Nous avons entendu différentes positions émanant de différents intervenants. En conséquence, il faudra peut-être attendre un certain temps avant que nous ne connaissions clairement la position de leur administration. Néanmoins, sur le plan militaire, nous devons nous préparer à affronter le pire des scénarios. L’Europe doit donc sérieusement prendre ses responsabilités.
Ensuite, l’augmentation des dépenses en matière de défense constitue également un sujet délicat. Quelles que soient les demandes des Américains, il n’est pas forcément envisageable que les pays européens consacrent 4 % de leur PIB à leurs dépenses militaires. Différents paramètres doivent être pris en compte en matière d’effectifs ou de matériels, mais il est exact que la réponse passe notamment par une augmentation régulière des dépenses militaires de chaque pays, de manière coordonnée. De même, les ressources à consacrer aux achats conjoints sont également essentielles.
Nous devons bien sûr nous approvisionner auprès de notre industrie de la défense. Mais nous devons agir ensemble, car aujourd’hui, au sein de l’Union, nous ne dépensons pas l’argent du contribuable aussi efficacement que les États-Unis. Chaque pays possède des équipements du même type et nous devons désormais mener une politique plus uniforme en la matière.
Je dois admettre que nous n’avons pas été les meilleurs alliés européens en matière d’achats ; nous avons beaucoup acheté auprès d’entreprises américaines, parce que la qualité du matériel nous semblait meilleure. Nous devons développer une stratégie d’achats en provenance de l’industrie européenne dans les années à venir, mais simultanément, cette dernière doit également améliorer la qualité de ses produits.
Mme Valérie Bazin-Malgras (DR). Au nom de mon groupe la Droite Républicaine, je vous remercie pour votre présence parmi nous aujourd’hui et pour vos propos liminaires. La France participe à l’opération de l’Otan « Baltic Sentry », comme en témoigne le déploiement du chasseur de mines Croix du Sud. Face à la guerre hybride qui est menée contre les intérêts stratégiques des pays riverains, nous avons su déployer un dispositif nouveau au niveau de la mer Baltique.
Il s’agit de l’une des évolutions concrètes permises par l’adhésion de la Finlande à l’Otan, qui vient compléter le dispositif défensif de l’Alliance en Europe du Nord. Monsieur le secrétaire permanent, votre pays est en première ligne face à la Russie avec laquelle vous partagez 1 340 kilomètres de frontières et un passé douloureux. Face à la menace, nous avons vocation à développer des coopérations militaires entre nos pays alliés. Ces coopérations sont actuellement réalisées essentiellement au travers de l’Otan dans le cadre de « Baltic Sentry ».
Il s’agit de pays otaniens, par ailleurs, tous européens. Estimez-vous nécessaire de recourir à des coopérations européennes hors du cadre de l’Otan ? De telles coopérations éventuelles ne devraient-elles pas dépasser les frontières de l’Union européenne pour inclure également le Royaume-Uni et la Norvège, partenaires essentiels autour de la mer Baltique ?
M. Esa Pulkkinen. Je suis extrêmement heureux que l’Otan ait pris la responsabilité de sécuriser des infrastructures en mer Baltique et que l’Union européenne soit également présente. Il s’agit de mesures de dissuasion que nous apprécions particulièrement. De manière pratique, nous avons une armée professionnelle et une armée de réservistes, qui sont rompues aux entraînements et à la formation.
S’agissant de la coopération avec les alliés en dehors de l’UE, je regrette personnellement que le Brexit soit intervenu. Nous y avons perdu sur le plan de la sécurité et de la défense, même si les Britanniques contribuent également à l’Otan. J’aimerais que la Norvège et la Grande-Bretagne s’impliquent dans la sécurité européenne, mais il faudra du temps pour y parvenir, dans la mesure où aujourd’hui, nous dépendons tellement de l’Otan, de ses structures et procédures. Cela pourrait intervenir si dans les années à venir, nous devions encore plus prendre nos distances avec les États-Unis.
M. Damien Girard (EcoS). La Finlande connaît une expérience historique de proximité avec la Russie. L’adhésion de ce pays à l’Otan en 2023 est significative du danger qui pèse sur les voisins de la puissance russe à l’impérialisme renouvelé. Vu de France, pays dont l’armée est professionnelle et les frontières peu menacées, nous sommes admiratifs de la volonté finlandaise d’assurer sa sécurité en impliquant sa population notamment à travers un recours massif à sa réserve.
Les chiffres que vous avez rappelés lors de votre propos liminaire sont à ce titre impressionnants. Dans un contexte de durcissement des relations internationales, cette préparation solide mérite d’être étudiée et adaptée. Du Groenland à l’Ukraine, les ambitions d’annexion ou du contrôle de territoire s’assument désormais sans pudeur, y compris de la part d’États supposés être démocratiques et respectueux du droit international.
La France prend sa part à la sécurité collective en Europe de l’Est, notamment par une présence terrestre en Roumanie et en Estonie, aérienne sur l’ensemble de la frontière russe et dans le soutien constant à l’Ukraine. Depuis la nouvelle élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis et le récent discours de son vice-président à Munich, le constat est clair : l’Europe ne peut compter sur les seuls États-Unis pour assurer sa sécurité collective. Face à la menace impérialiste et au réarmement russes, un certain nombre d’États, de la Finlande à la Moldavie, sont menacés. L’Union européenne doit se tenir à leur côté et se donner les moyens de cette politique.
Comment opérer une montée en puissance des forces militaires européennes à la frontière russe ? Comment garantir la capacité de dissuasion ?
M. Esa Pulkkinen. Je serai bref, ayant déjà répondu partiellement à cette question précédemment. Nous devons être unis. La Finlande est prête à partager avec ses alliés européens son expérience en matière d’utilisation des réservistes et dans les opérations de combat.
Je partage par ailleurs votre point de vue sur les aspirations impérialistes de la Russie. Je ne suis pas certain que nous ayons besoin de davantage de troupes à la frontière russe. Cependant, au cas où la situation se dégraderait, nous devons avoir des garanties, afin de pouvoir répondre sur le plan militaire, dans le cadre de l’Otan ou dans un autre cadre.
M. Christophe Blanchet (Dem). Monsieur le secrétaire permanent, vous avez indiqué que la volonté de la Russie de recourir à nouveau à la force militaire dépendra de nos actions actuelles et avez mentionné vos quatre priorités. Mais il faut également ajouter l’esprit de mobilisation générale, y compris civile. À l’occasion du rapport que j’ai rendu en compagnie de la députée Martine Étienne en juin 2024, nous avons effectué un déplacement en Finlande, où nous avons été particulièrement bien accueillis. Nous avons pu constater que les Finlandais inculquent à leurs enfants l’esprit de « sisu », mot sans équivalent exact en français, qui signifie à la fois courage, ténacité et détermination.
Votre pays a mis en place des associations civiles de réservistes, de volontaires prêts à se battre. L’esprit « sisu » est un élément clé de la défense nationale, qui se transmet de génération en génération ; il garantit la résilience de chacun et de la société. Sommes-nous à vos yeux aussi mobilisés que les 79 % de Finlandais prêts à prendre les armes pour défendre leur pays ? Quels seraient vos conseils pour obtenir l’adhésion de nos compatriotes face aux dangers de demain, qui ne sont plus simplement des menaces, mais des réalités ?
M. Esa Pulkkinen. Le « sisu » fait partie de notre capital génétique, de notre histoire et de notre culture. Nous avons une grande frontière avec la Russie, mais je dirais qu’il vaut mieux avoir une longue frontière que de ne pas en avoir du tout. Je suis au fait des discussions qui ont eu lieu en France lorsque vous avez aboli la conscription, qui demeure d’actualité en Finlande. Il m’est difficile de vous répondre, mais peut-être serait-il pertinent de concentrer l’attention sur les jeunes et l’éducation à l’école. En Finlande, nous transmettons des informations sur la défense et la sécurité. Plus globalement, la communication stratégique vis-à-vis de vos propres citoyens est essentielle.
Président du comité de sécurité finlandais garant de notre approche, je suis prêt à envoyer un certain nombre de nos représentants en France pour expliquer de quelle manière nous envisageons la défense, mais également la sécurité. Ils pourront vous parler de nos meilleures pratiques et des enseignements que nous en avons tirés. Ensuite, il appartiendra à votre pays de voir comment il souhaite mettre cela en œuvre.
Mme Lise Magnier (HOR). Je souhaite aborder le sujet de la guerre de désinformation qui s’exerce à l’égard de nos populations. Votre pays est victime, comme de nombreux pays européens, de menaces hybrides provenant de la Russie. Ces attaques visent notamment à saper la confiance de nos concitoyens dans leurs institutions. Il s’agit de campagnes de désinformation, des cyberattaques, des menaces à l’encontre de personnalités publiques, mais aussi des actes de sabotage ou encore l’instrumentalisation de migrations.
En compagnie des pays baltes et des pays nordiques, votre pays est évidemment en première ligne de ces campagnes de déstabilisation. Beaucoup a déjà été fait au niveau européen pour faire face à ces menaces. Par exemple, les organes de presse et de télévision relayant la propagande du Kremlin ont été interdits de diffuser dans l’Union européenne. En outre, les sanctions européennes ont également réduit les capacités de nuisance d’individus et d’entités impliqués dans ces activités.
Existe-t-il des instances d’échanges entre les pays frontaliers avec la Russie permettant effectivement de coordonner une réponse commune à ces menaces hybrides ? Par quels moyens l’ensemble des pays européens peuvent-ils soit vous venir en aide, soit profiter de votre expérience dans ce domaine ? Des exercices communs, par exemple en matière cyber, sont-ils mis en œuvre où envisagés ?
M. Esa Pulkkinen. Je vous remercie d’avoir soulevé ce point essentiel concernant la cyber-coopération, qui connaît déjà des réalisations concrètes entre États membres. L’Estonie est par exemple très avancée dans ce domaine, avoir été victimes d’opérations cyber il y a quelques années. Depuis le Covid et la guerre en Ukraine, la résilience de notre population est mise à l’épreuve. Les jeunes sont notamment assez stressés, ce qui suscite chez moi quelques inquiétudes. Je me rends fréquemment dans les universités, où j’essaye toujours de relayer un discours positif, pour insister sur l’importance de cette résilience psychologique
Dans les années 1970 et 1980, nous avons connu des moments difficiles dans le monde, marqués notamment par la famine au Biafra ou les risques de guerre nucléaire. Nous avons donc été confrontés à un certain nombre défis. Aujourd’hui, les problèmes se sont certes multipliés, mais une fois que nous aurons renforcé notre résilience au niveau européen, je pense que nous devrons continuer à tenir ce discours constructif.
M. le président Jean-Michel Jacques. Nous passons maintenant à une séquence de cinq questions complémentaires, en commençant par une première série de trois questions.
M. Philippe Bonnecarrère (NI). Je vous remercie pour votre témoignage et plus généralement pour tout ce que la Finlande apporte à notre défense commune. Ma question portera sur l’article 42 paragraphe 7 du traité de l’Union européenne. Cet article a-t-il un sens du point de vue finlandais ? Ne connaissez-vous que l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord ? Vous êtes-vous posé des questions sur la mise en œuvre de cet article 42 paragraphe 7 ? Cet article supposerait-il des décisions d’application individuelles par chacun des États ? Vous paraît-il susceptible de faire l’objet d’une décision préalable du Parlement européen ou de la Commission européenne ? Quel est votre regard sur l’automaticité de l’article 42 paragraphe 7 et donc sur son efficacité ?
M. Sébastien Saint-Pasteur (SOC). Quel est l’avis de la Finlande sur l’idée actuellement évoquée d’extraire les dépenses en matière de défense du cadre du pacte de stabilité et de croissance ? Ensuite, dans vos propos introductifs, vous avez souligné que 78 % des Finlandais étaient prêts à prendre les armes si leur pays était attaqué. Nous sommes plusieurs ici à vouloir stimuler cet esprit de défense. Quels seraient vos conseils en la matière ? Je sais que le site Internet de votre gouvernement fournit par exemple des avis et des préconisations à la population.
M. Pascal Jenft (RN). La Finlande dispose d’une frontière terrestre de plus de 1 300 kilomètres avec la Russie. En raison de votre histoire et du contexte géopolitique actuel, cette frontière est fermée depuis le 15 avril 2024. Cette fermeture vise un double objectif : elle vous permet d’anticiper une éventuelle agression et de filtrer, voire de repousser les vagues migratoires.
Certains observateurs pourraient y voir une volonté de durcir votre politique d’immigration, une tendance qui semble également être suivie par d’autres pays de l’Union européenne. Il faut bien reconnaître qu’il s’agit d’une problématique commune et nous devons tous nous accorder pour protéger efficacement nos frontières. La surveillance de votre frontière semble tout à fait efficace. Dès lors, quelles seraient vos recommandations pour les pays membres de l’Union européenne frontaliers d’un pays non-membre afin de mieux protéger leurs frontières ? Enfin, quelles règles communes estimeriez-vous nécessaires pour une défense optimale des frontières européennes ?
M. Esa Pulkkinen. J’étais présent lorsque le ministère des affaires étrangères français a demandé l’activation de l’article 42 paragraphe 7 après les attaques terroristes du 13 novembre 2015. Aujourd’hui, le moment est venu de nous intéresser à toutes les dispositions légales qui figurent dans le traité de l’Union européenne. Je souligne d’ailleurs que sur le plan juridique, cet article 42 paragraphe 7 est plus puissant que l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord.
S’agissant des dépenses de défense, nous avons eu la chance que notre précédent gouvernement ait décidé de les augmenter notablement au-dessus des 1,4 % conventionnels, pour l’établir à 2 %. Pour y parvenir, nous avons malheureusement dû passer outre les engagements européens en matière d’aide humanitaire, mais la sécurité nationale l’imposait. Nous avons également discuté avec d’autres pays frontaliers de la Russie, comme la Pologne et la Lituanie et la Norvège, pour partager nos expériences et nos pratiques concernant l’instrumentalisation de l’immigration illégale. Le contrôle frontalier doit être bien entendu renforcé, mais nous devons également garder à l’esprit que nous sommes une démocratie, qui doit respecter des obligations juridiques.
Plus généralement, il faut trouver un équilibre, en tenant compte de nos besoins, mais également de ceux des autres.
Mme Sabine Thillaye (Dem). Monsieur le secrétaire permanent, nous sommes plusieurs ici à être admiratifs du lien armée-nation qui existe en Finlande. Lors d’un voyage à Helsinki, j’ai eu l’occasion d’admirer les shelters, ces abris qui sont implantés sur votre territoire. Celui que j’ai visité comportait par exemple un terrain de football, des espaces pour les enfants. Sont-ils tous organisés de la même manière ? Comment sont-ils utilisés au quotidien ? Comment pourrions-nous nous inspirer de vos bonnes pratiques ? Nous sommes nombreux à estimer que dans nos circonscriptions, loin de Paris, il faut mobiliser autrement.
M. Jean-Louis Thiériot (DR). En novembre 2024, la Finlande a fait part des questionnements qu’elle se posait sur la réintroduction des mines antipersonnel et la possibilité de sortir de la convention d’Ottawa. Quel est l’état d’avancement de cette réflexion ? Jugez-vous utile que l’ensemble des pays européens signataires de la convention d’Ottawa ouvre à nouveau ce dossier qui pose un certain nombre de questions opérationnelles, mais également éthiques ?
M. Esa Pulkkinen. Nous pouvons fournir des abris à la majorité de la population finlandaise habitant dans les villes. Ceux-ci sont activement utilisés, à différentes fins. Il existe différents types de terrains de jeu ou d’installations sportives. Historiquement, l’obligation de construire ces abris a été établie avant les années 1950. Dans les zones rurales, il est également obligatoire de prévoir un espace pour les abris lors de la construction de grands bâtiments. Ces abris sont également des lieux de stockage de denrées alimentaires et de boissons permettant de pouvoir tenir au minimum soixante-douze heures, en cas de problème.
S’agissant des mines antipersonnel, une discussion est intervenue au Parlement. Actuellement, nos forces de défense préparent une étude pour le ministère de la défense fondée les enseignements de la guerre en Ukraine. Avons-nous besoin de revenir à l’époque des mines terrestres ou faudrait-il envisager un dispositif plus sophistiqué ? Des actions pourraient-elles menées dans le cadre actuel de la convention d’Ottawa ou devons-nous commencer des discussions pour abolir cela ? Je concède que je ne suis pas en mesure de répondre à ces questions.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie pour vos réponses.
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6. Audition, ouverte à la presse, de S.E.M. Jan Emeryk Rosciszewski, ambassadeur de Pologne en France, sur les priorités de présidence polonaise du Conseil de l’Union européenne (premier semestre 2025) en matière de sécurité et de défense (cycle Europe de la défense) (mercredi 19 février 2025)
M. le président Jean-Michel Jacques. Mes chers collègues, nous poursuivons notre cycle consacré aux enjeux de l’Europe de la défense avec l’audition de M. Jan Emeryk Rosciszewski, ambassadeur de Pologne en France concernant les priorités de la présidence polonaise du Conseil de l’Union européenne (UE) en matière de sécurité et de défense.
« L’Europe n’est pas encore perdue tant que nous sommes en vie. » C’est par ces mots paraphrasant l’hymne polonais, que le premier ministre polonais Donald Tusk a débuté son discours devant le Parlement européen, inaugurant la présidence polonaise du Conseil de l’Union européenne pour le premier semestre 2025. Ce faisant, il nous lance un avertissement sur la situation très compliquée dans laquelle se trouve l’Union européenne, en particulier du point de vue sécuritaire. La guerre de haute intensité a fait son retour à nos frontières, illustrant la gravité de la menace russe sur le flanc est. L’Europe doit également faire face à une menace terroriste persistante et le Proche-Orient connaît des soubresauts susceptibles de déstabiliser l’Union européenne.
Le retour de Donald Trump à la Maison Blanche représente un facteur d’incertitude supplémentaire quant au degré d’implication des États-Unis dans la défense de l’Europe et tend à accroître les tensions dans les relations internationales. Mais le discours de M. Tusk constitue aussi un message d’espoir, car l’Union européenne a conscience des menaces et des défis qu’elle doit relever, mais également des réponses à leur apporter, à commencer par le renforcement de nos capacités de défense. La Pologne s’y emploie puisqu’elle consacre désormais plus de 4 % de son PIB à la défense.
La France est convaincue de la complémentarité entre l’Europe et l’Otan. Quelle est la vision de la Pologne sur ce sujet ?
M. Jan Emeryk Rosciszewski, ambassadeur de Pologne en France. Je vous remercie pour votre invitation et je suis très heureux de pouvoir m’exprimer devant vous au sujet de la présidence de la Pologne du Conseil de l’Union européenne, à un moment clé pour la Pologne, la France, mais également l’avenir de l’Europe. D’ailleurs, les solutions européennes pour faire face à cette phase aussi trouble sur le plan géopolitique ont bien été débattues lors de la réunion d’urgence organisée lundi par le Président Macron à Paris, où notre premier ministre était présent.
Le 1er janvier dernier, la Pologne a pris le relais de la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne. Nous sommes honorés d’assumer ce rôle pour la deuxième fois, après avoir eu l’occasion de le faire en 2011. La présidence polonaise coïncide avec le début du cycle institutionnel, qui offre l’occasion de fixer des objectifs, d’ouvrir les discussions sur les propositions de la Commission européenne, de proposer des solutions et de lancer des processus pour les prochaines années.
La présidence implique d’assurer le rôle de partenaire responsable, d’organisateur de discussions et de leader efficace dans les négociations multilatérales. Durant cette présidence, nous sommes avant tout le représentant du Conseil de l’UE chargé de prendre des décisions communes. En raison des défis majeurs auxquels l’UE est confrontée, les activités de la présidence polonaise en 2025 seront fondées sur la sécurité, autour de nombreuses dimensions.
La première est d’ordre militaire et j’aurai l’occasion d’y revenir. La deuxième relève de la protection des personnes et des frontières. À ce titre, la présidence prendra des mesures pour répondre au problème des attaques hybrides, en particulier l’instrumentalisation et la militarisation de la migration. La troisième priorité concerne la résistance à l’ingérence et la désinformation étrangères, en particulier russes. À cet effet, nous agirons notamment pour améliorer la sécurité et la résilience non militaires de l’UE et de son voisinage oriental et pour renforcer la résilience et la réponse aux menaces cybernétiques, hybrides et terroristes.
Un autre sujet important consiste à garantir la sécurité et la liberté des entreprises. Nous nous concentrerons sur l’approfondissement de l’intégration du marché unique, notamment dans le secteur des services. Dans le cadre du pilier de la transition énergétique, la présidence polonaise mènera des discussions sur le cadre de la sécurité énergétique de l’UE, la transition de l’UE vers l’abandon des sources d’énergie russes d’ici 2027 au plus tard, le soutien à la décarbonisation de l’UE par le biais de l’électrification et les solutions au problème des prix élevés de l’énergie dans l’UE.
S’agissant du sujet crucial d’une agriculture compétitive et résiliente, la présidence organisera un débat politique sur la vision pour l’agriculture et l’alimentation annoncée par la Commission européenne. Enfin, dans le domaine de la sécurité de la santé, la priorité consistera à se concentrer sur la transformation numérique des soins de santé et sur l’amélioration de la sécurité des médicaments dans l’UE, en mettant l’accent sur la perspective des patients.
À présent, je souhaite me focaliser sur l’axe le plus urgent dans l’immédiat : la défense et la sécurité. La guerre déclenchée par la Russie sur le continent européen nécessite de renforcer considérablement le potentiel de défense de l’Union en soutenant les initiatives européennes de défense, l’industrie de l’armement et le développement d’infrastructures militaires et à double usage. La Russie de Poutine demeure l’une des menaces sécuritaires les plus graves pour l’Europe, mais aussi pour l’ordre mondial. L’objectif de Poutine reste la destruction irréversible de l’architecture de sécurité européenne. En Europe, nous sommes fermement attachés aux principes d’une paix juste et durable. Elle doit respecter la souveraineté, l’indépendance et l’intégrité territoriale de l’Ukraine à l’intérieur de ses frontières internationalement reconnues, ainsi que son droit inhérent à l’autodéfense fondé sur le droit international et la Charte des Nations unies.
C’est pourquoi nous nous efforcerons de maximiser le soutien politique, militaire et financier de l’UE à l’Ukraine. Nous ne devons pas imposer de limites temporelles strictes à notre soutien, car cela encouragerait la Russie à poursuivre le combat. À l’inverse, nous devrions entreprendre tout ce qui est en notre pouvoir pour améliorer la position de Kiev lors des négociations futures. La position de l’UE sur la paix est claire. Il revient à l’Ukraine de décider des conditions réelles de la paix. En outre, rien de ce qui concerne l’Ukraine et l’UE ne peut être décidé sans l’Ukraine ni l’UE. L’Union européenne doit être présente à la table des négociations. Ensemble, nous exerçons une forte influence sur la Russie en matière militaire, financière et de sanctions.
À ce titre, il faut rappeler que l’UE constitue le plus grand donateur à l’Ukraine avec une aide globale de 134,5 milliards d’euros, soit 36 % de plus que les États-Unis. Mais cela n’est pas suffisant, compte tenu de la gravité de la situation. Notre premier ministre Donald Tusk a souligné que la réunion de lundi dernier des leaders européens « n’était qu’un prélude qui n’a pas abouti à des décisions concernant la fin de la guerre en Ukraine ». Comme il l’a bien indiqué, la Pologne est un leader en ce qui concerne le niveau des dépenses de défense, et la position polonaise est donc très respectée par d’autres pays.
Il est clair que le plafond atteint par certains États membres est absolument insuffisant. Nous n’avons pas de certitudes sur la manière dont les négociations se dérouleront. Cependant, nous pouvons être sûrs qu’en tant qu’UE élargie à ses alliés norvégiens et anglais, nous serons en mesure de stabiliser efficacement la situation dans la région et de soutenir l’Ukraine dans le maintien de sa souveraineté si nous sommes capables de nous défendre efficacement. Pour l’instant, cela n’est pas le cas. Selon Donald Tusk, les dépenses de défense ne seront plus considérées comme excessives, de sorte que la Pologne ne sera pas menacée par la procédure de déficit excessif. À cet égard, deux orientations clés doivent être soulignées : une proposition visant à exempter tous les investissements de défense des règles de l’UE en matière de déficit et de dette – c’était d’ailleurs, une idée polonaise –, mais aussi la création d’une banque pour financer les dépenses militaires.
Ensuite, nous sommes également d’accord pour renforcer la coopération, la pleine solidarité et l’unité entre tous les alliés lors des discussions sur les garanties possibles et la sécurité en Ukraine. Notre premier ministre a bien souligné que nous n’avons pas le choix : l’Europe et les États-Unis doivent travailler ensemble sur ce dossier. Lors de la réunion s’étant déroulée à Paris, il a également souligné la nécessité de se prémunir contre une éventuelle agression dont pourraient souffrir les pays de l’Union européenne. La Pologne est très impliquée dans l’aide à l’Ukraine et cela ne changera pas. Nous supportons un fardeau et un coût très lourds, mais nous sommes toujours prêts à soutenir ce pays. Aucun de nos interlocuteurs ne formule d’ailleurs d’attentes supplémentaires à l’égard de la Pologne, car tout le monde sait que nous avons aidé les réfugiés, fourni un soutien logistique et des équipements. Notre rôle est très visible et apprécié.
J’ajouterai que nous pensons qu’un accord prématuré avec la Russie constitue une erreur. L’économie russe ressent l’impact des sanctions occidentales, notamment à travers une inflation accrue, et les Russes perdent jusqu’à 1 000 soldats par jour, blessés ou tués. Or tout bon négociateur sait qu’il est préférable de parvenir à un accord lorsque l’adversaire est mis en position de faiblesse. Notre objectif porte sur une paix durable et juste, qui empêchera la Russie d’utiliser le temps qui lui est offert pour reconstruire sa force militaire et attaquer à nouveau.
Poutine ne comprend que le langage de la force. L’accord avec Moscou ne durera que si la Russie n’est pas assez forte pour le rompre. Désormais, l’Europe est confrontée à un choix existentiel : soit elle entre unie dans le jeu, soit elle se condamne à la marginalisation. C’est pourquoi l’une des priorités de notre présidence vise à renforcer la capacité militaire de l’UE et de son industrie de défense, de façon considérable.
Je terminerai en citant notre ministre des affaires étrangères Radoslaw Sikorski, qui a précisé que « L’Europe est beaucoup plus forte que ne le croient les dirigeants russes, et la Russie est bien plus faible que ne le pensent de nombreux Européens. »
M. le président Jean-Michel Jacques. Monsieur l’ambassadeur, pouvez-vous revenir brièvement sur ma première question concernant la complémentarité entre l’Europe de la défense et l’Otan ?
M. Jan Emeryk Rosciszewski. Nous sommes tous alliés dans le cadre de l’Otan et pour le moment, nous n’imaginons pas que ce pacte ne fonctionne plus. Pour le moment, nous demeurons ce membre discipliné, mais bien évidemment, l’Otan sera encore plus forte si les armées européennes sont encore mieux organisées.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je cède à présent la parole aux orateurs de groupe.
Mme Catherine Rimbert (RN). La Pologne préside le Conseil de l’Union européenne depuis le 1er janvier 2025, dans un contexte marqué par des tensions internationales et une guerre qui perdure aux portes de l’Europe. Permettez-moi tout d’abord de saluer le rôle majeur que joue votre pays dans le conflit russo-ukrainien. Il a été en effet dès le début de la guerre le point de passage de l’aide militaire, économique et humanitaire à destination de Kiev. Vous avez également accueilli des centaines de milliers de réfugiés ukrainiens. Il est donc naturel que la Pologne, en première ligne face à la menace russe, place la sécurité et la défense au cœur de ses priorités.
Nous comprenons cette volonté de réarmement rapide et votre attachement aux États-Unis qui apparaissent pour vous comme un allié incontournable contre tenu de votre histoire. La France n’a aucune leçon à vous donner quant à votre défense. Nous nourrissons néanmoins une interrogation au sujet de l’achat massif de matériels américains. Nous comprenons l’urgence, mais ne risque-t-on pas d’accentuer une dépendance qui, demain, pourrait se retourner contre nous ?
Les engagements américains restent dictés par leurs intérêts propres. L’Australie en a fait l’expérience après avoir rompu son contrat avec Naval Group en espérant obtenir ces sous-marins plus rapidement. Or trois ans plus tard, l’Australie attend toujours, puisque les États-Unis ont privilégié leurs propres commandes militaires. Dans ce contexte, la Pologne entend mobiliser les moyens du programme européen pour l’industrie de la défense (Edip) pour acheter par dérogation du matériel américain. Nous défendons au contraire une coopération entre États souverains où chaque nation conserve une pleine maîtrise de ses choix stratégiques, sans dépendre ni d’une administration bruxelloise ni d’un partenaire extérieur.
Dès lors, concernant Edip, jusqu’à quel pourcentage de dérogation à la règle d’achat d’armes extracommunautaires votre pays souhaite-t-il aller ?
M. Jan Emeryk Rosciszewski. Tout d’abord, la Pologne achète du matériel qui est déjà disponible. Ensuite, je me souviens qu’en 2018, notre pays voulait rejoindre la coopération franco-allemande pour la construction d’un char, mais à l’époque, on lui avait indiqué qu’il n’y avait pas de place pour elle. Pourtant, la Pologne voulait acheter deux fois plus de chars que l’Allemagne et la France réunies.
Lorsque la guerre en Ukraine a commencé, nos responsables politiques et militaires ont voulu renforcer nos forces, mais nous ne pouvions pas nous approvisionner en matériels européens. La première commande pouvait nous être livrée seulement sept ans plus tard. C’est la raison pour laquelle nous avons acheté du matériel américain et sud-coréen. Mais je précise que dans le char sud-coréen K2, l’une des parties les plus chères est constituée par les solutions optroniques de Safran.
Naturellement, si cela est possible, nous souhaitons créer, produire et acheter prioritairement du matériel européen. Lorsque j’ai entamé ma mission, l’armée polonaise a ainsi acheté des satellites à double usage produits par Airbus, dont le financement a pu être assuré par la Banque européenne d’investissement (BEI). Il s’agissait d’ailleurs du premier contrat de ce type financé par la BEI. D’autres types de contrats et joint-ventures sont établis, mais je ne peux pas les évoquer dans le cadre d’une audition publique.
Soyez convaincus que notre pays veut contribuer à construire une force industrielle européenne indépendante. Enfin, nous sommes en cours de négociation avec le gouvernement français concernant le futur traité de Nancy, qui comportera un chapitre très important concernant la défense et la sécurité nationale.
M. François Cormier-Bouligeon (EPR). La Pologne est un grand pays, qui exerce des responsabilités importantes dans l’Union européenne et préside actuellement le Conseil de l’Union européenne, en promouvant la formule « Sécurité pour l’Europe ». Nos deux pays sont des pays amis, qui se parlent avec franchise. J’étais à Varsovie en décembre avec plusieurs collègues et je peux témoigner que nos échanges avec vos autorités civiles et militaires ont été clairs ; vous vous préparez à faire face à un danger imminent venant de l’Est.
Dans cette optique, la Pologne augmente considérablement son budget de la défense, passe des commandes d’armement exceptionnelles, certaines avec des conditions de transfert de technologies, comme avec la Corée du Sud ; d’autres sans condition, comme avec les États-Unis d’Amérique. Vous souhaiteriez que le programme Edip vous y aide. Cette logique nous paraît devoir être revue à la suite de la réélection de M. Trump et à ses premières décisions. Le président Trump croit pouvoir réussir un deal éclair avec M. Poutine. Il fait preuve d’une naïveté coupable, qu’elle soit volontaire ou coupable. Il a tout cédé d’entrée de jeu à M. Poutine. Mais c’est bien méconnaître l’ours russe. Vous vous le connaissez et nous nous le connaissons également.
Une mauvaise paix semble se dessiner. Elle engendrera tôt ou tard une nouvelle guerre avec l’Ukraine pour achever sa conquête, et une nouvelle guerre contre un pays de l’Union européenne et de l’Otan, comme le craignent les services de renseignement d’Europe orientale, dès que M. Poutine aura réarmé ses forces. Donald Trump a déchiré le parapluie américain et il se prépare peut-être à un retournement d’alliance. Le temps n’est plus aux espoirs candides. Les empires sont de retour et charrient dans leurs bagages le désordre international et les guerres territoriales. Le diktat des empires n’est pas une fatalité, les démocraties doivent se défendre.
Nous ne sommes plus en 2018, ni même plus dans le contexte de 2024. Les financements de l’Union européenne doivent-ils être consacrés intégralement aux industries de défense européenne ? Ne faut-il pas accélérer la fabrication d’autres segments d’armement ensemble, comme nous l’avons fait avec les munitions ces dernières années ?
M. Jan Emeryk Rosciszewski. Nous soutenons le projet Edip, auquel la Pologne souhaite participer. Cependant, il faut également intégrer la coopération avec les alliés non européens. Une grande partie de notre aviation, de nos chars et de notre défense aérienne est en effet constituée de matériel américain et nous devons nous assurer de la continuité de cette coopération dans le domaine de l’armement. Mais comme je l’indiquais précédemment, la Pologne souhaite contribuer à une production massive d’armements en Europe et nous menons d’ailleurs des discussions en ce sens, actuellement.
M. Abdelkader Lahmar (LFI-NFP). Aujourd’hui, les relations internationales constituent une matière en perpétuelle évolution. Mais tout semble encore s’accélérer depuis quelques jours. Le début de négociations voulues par Donald Trump avec la Russie de Monsieur Poutine au sujet de l’Ukraine nous fait rentrer dans un monde nouveau. Le peuple ukrainien va être sacrifié, Poutine aura gagné. De son côté, l’Europe assiste impuissante à des négociations qui se déroulent sans elle, mais qui définiront pourtant l’avenir des relations géopolitiques sur son sol.
Cependant, l’Europe ne peut s’en prendre qu’à elle-même. Depuis le début de la guerre en Ukraine, La France Insoumise appelle à la désescalade et martèle que seule une solution négociée pourra permettre de sortir par le haut de ce conflit. Au lieu de cela, l’Union européenne s’est lancée dans une surenchère belliqueuse, sans poser les conditions de la paix. Pire, elle poursuit le mirage d’une Europe de la défense arrimée à l’Otan, dont il est clair qu’elle ne pouvait être qu’un outil au service de l’impérialisme américain. Or nous nous trouvons démunis face à une Amérique qui désormais cherche à s’entendre avec les Russes par-dessus nos têtes.
Dans ce contexte, votre pays ambitionne de se doter de la première armée d’Europe d’ici 2035. Au regard du retournement de la stratégie américaine en Europe, cette ambition est-elle accompagnée d’une stratégie industrielle adéquate ? Enfin, le programme Edip, en cours d’adoption, prévoit que 35 % des financements pourraient être consacrés à l’acquisition de matériels non européens, notamment américains. Ce dispositif aura donc pour effet de renforcer encore la base industrielle et technologique de défense (BITD) des États-Unis, au détriment des pays européens. Cela vous paraît-il judicieux au moment où il devient évident que la fiabilité de l’allié américain est toute relative ?
M. Jan Emeryk Rosciszewski. L’Union européenne et les États-Unis partagent un intérêt commun concernant une paix juste et durable en Ukraine. Pour l’instant, la Russie n’a montré aucun intérêt pour y parvenir. Nous devons placer l’Ukraine dans la position la plus favorable possible avant toute négociation.
S’agissant d’Edip, nous avons besoin d’une accélération de la coopération dans le cadre de l’Union européenne. Comme l’indique la locution latine, « Si vis pacem, para bellum » : « Si tu veux la paix, prépare la guerre. » Personne en Europe centrale ne souhaite la guerre, mais nous devons nous y préparer.
M. Sébastien Saint-Pasteur (SOC). La Pologne s’est imposée ces dernières années comme un pilier de la sécurité euro-atlantique. Son engagement sans précédent dans le renforcement de ses capacités militaires, avec un effort budgétaire dépassant 4 % du PIB, illustre sa volonté d’être un acteur clé de la dissuasion conventionnelle face à la menace russe.
Cet engagement prend une dimension encore plus stratégique dans le contexte des récentes déclarations américaines, qui ont jeté une incertitude sur la solidité des engagements des États-Unis au sein de l’Otan. Alors que certaines voix aux États-Unis remettent en question le principe même de l’article 5 de Traité de l’Atlantique Nord et l’automaticité de l’engagement américain en cas d’agression contre un allié, la montée en puissance militaire de la Pologne contribué à renforcer la crédibilité de l’Alliance sur son flanc Est. Varsovie joue ainsi un rôle central dans l’autonomie stratégique européenne au sein de l’Otan, en consolidant la posture défensive de l’Alliance face à la Russie.
Dans ce contexte, la France et la Pologne portent une responsabilité particulière, celle de garantir une architecture de défense européenne solide et complémentaire de l’Otan, notamment à travers le futur traité de Nancy prévu en 2025. Ce partenariat franco-polonais peut contribuer à renforcer la cohésion européenne en soutenant un effort de défense commun et en anticipant d’éventuelles évolutions de la posture américaine dont l’écho doit être particulièrement fort en Pologne, où la nation cadre de l’Otan n’est autre que les États-Unis.
La Pologne plaide pour sortir les dépenses de défense du Pacte de stabilité et de croissance. La nouvelle donne géopolitique vous laisse-t-elle penser que cette demande, souhaitable pour un effort budgétaire énergique de beaucoup d’États membres, est mieux entendue aujourd’hui au sein des États membres de l’Union européenne ?
M. Jan Emeryk Rosciszewski. La réponse est très clairement affirmative. Cette proposition avait d’ailleurs été formulée il y a quelques années par la Pologne et aujourd’hui, tout le monde a compris sa pertinence. Il me semble d’ailleurs que Mme von der Leyen doit se prononcer très rapidement sur cette question. À ma connaissance, aucun pays ne s’y oppose aujourd’hui, y compris l’Allemagne.
M. Jean-Louis Thiériot (DR). Monsieur l’ambassadeur, nous vous accueillons aujourd’hui avec un immense plaisir. Nous savons à quel point les liens entre la France et la Pologne sont anciens, mais surtout, ils ont été particulièrement étroits lorsque nous étions confrontés à l’Union soviétique. C’est avec beaucoup d’émotion que je me suis rendu au cimetière Powazki il y a peu de temps pour rendre hommage aux Français qui sont tombés lors du « Miracle de la Vistule ».
Face à la menace russe, vous avez évoqué dans votre intervention la nécessité du renforcement d’une BITD européenne et d’une « banque de la défense ». Pourriez-vous nous en dire plus sur le type d’outils bancaires et financiers qui vous semblent nécessaires ?
Ensuite, à l’occasion d’échanges avec des députés de la commission de la défense polonaise, ces derniers ont évoqué l’idée de renforcer le flan Est de l’Europe et de l’Alliance, à travers notamment une présence permanente de troupes françaises en Pologne. Que penseriez-vous de la création de forces françaises en Pologne comme nous l’avons fait en d’autres temps en Allemagne ?
M. Jan Emeryk Rosciszewski. Je vous remercie d’avoir rendu hommage aux Français et Polonais qui sont tombés ensemble sur le champ de bataille, à côté de Varsovie en 1920. Cette mission conduite par le général Weygand accompagné du jeune capitaine de Gaulle a aidé de façon fondamentale notre état-major à parvenir à la victoire. Le rôle du maréchal Foch, grand penseur stratégique a également été capital pour établir des forces séparant la Russie bolchevique et l’Allemagne et garantir la bonne conduite du traité de Versailles. Aujourd’hui, la situation de l’Europe est complètement différente, mais le danger vient encore de l’Est. C’est pourquoi nous devons renforcer notre armée et faire perdurer notre alliance historique.
La création d’une banque pour financer les dépenses militaires constitue selon nous une solution qui permettra de financer les besoins d’armement européens de manière bien plus rapide, mais aussi plus efficace. L’exemple des satellites financés par la BEI constitue une très bonne illustration d’une collaboration entre deux pays, en utilisant une institution financière. Cependant, celle-ci connaît des limites, puisqu’elle ne peut pas théoriquement financer des matériels à usage exclusivement militaire. Face à l’agressivité russe ou d’autres problèmes éventuels, l’Europe a besoin de créer une institution appropriée, une banque à la structure relativement et légère, mais nourrie par des capitaux pouvant provenir de différentes sources, pour conduire une action efficace. Des obligations pourraient également être émises. Nous en avons besoin.
Ensuite, je prends note de votre proposition concernant des troupes françaises en Pologne, qui ne serait pas une première, à l’échelle historique. Aujourd’hui, les troupes françaises et polonaises collaborent déjà étroitement, par exemple, sous forme d’exercices otaniens et pourraient continuer demain dans le cadre bilatéral, sur le territoire polonais.
Mme Geneviève Darrieussecq (Dem). Monsieur l’ambassadeur, vous avez développé la stratégie de votre pays en termes de défense, dans les circonstances internationales que nous connaissons, et notamment la guerre en Ukraine. Cette stratégie est à la fois européenne, mais elle s’inscrit également dans le cadre de l’Otan. Quel est le ressenti de la population polonaise vis-à-vis de cette situation ? De quelle manière accepte-t-elle l’augmentation du budget de la défense, qui peut intervenir au détriment d’autres budgets qu’ils jugeraient également nécessaires ?
Ensuite, subissez-vous des attaques dans le champ informationnel ciblant la population ? Comment travaillez-vous pour renforcer la résilience de cette population en cas de conflit ? Faudrait-il mener selon vous un travail sur la résilience des peuples européens si un conflit devait survenir ? Enfin, comment pouvons-nous travailler ensemble sur ces sujets ?
M. Jan Emeryk Rosciszewski. La population polonaise demeure extrêmement solidaire, y compris à l’égard des Ukrainiens face à l’attaque russe, notamment parce qu’elle garde en mémoire la période de la domination soviétique.
Depuis la guerre ouverte, quelque 20 millions d’Ukrainiens ont traversé la Pologne et aujourd’hui, environ 2 millions d’entre eux sont présents sur le sol polonais, en très grande majorité des femmes et des enfants. Nous sommes fiers de notre projet républicain, ces migrants s’intègrent bien dans notre société. Selon mes informations, 87 % d’entre eux travaillent, leurs enfants fréquentent les écoles. S’ils n’ont pas le droit de vote, ils sont cependant traités comme tous les autres citoyens polonais. Naturellement, compte tenu de cette vague d’immigration, il peut exister parfois quelques tensions, mais elles ont toujours été limitées. Pourtant, entre nos deux pays, l’histoire n’a pas toujours été un long fleuve tranquille.
Ensuite, la Russie mène effectivement des attaques hybrides et essaye de perturber notre démocratie et ses institutions. Statistiquement, nous sommes ainsi confrontés à 2 000 attaques, chaque jour. La Pologne, est particulièrement à la pointe en matière cyber ; ses banques et institutions financières ont d’ailleurs été précurseurs en matière de défense cyber, quand l’État n’y était pas encore préparé. Nous disposons aujourd’hui des meilleurs spécialistes, qui constituent une réserve naturelle pour aider l’État à se défendre. Je pourrai vous fournir de plus amples détails si vous le souhaitez.
M. Bernard Chaix (UDR). Au nom du groupe UDR, je vous remercie sincèrement de contribuer aux travaux de notre commission. La présidence du Conseil de l’Union européenne constitue un grand moment politique pour un État membre. Nous nous réjouissons que la présidence polonaise remette au centre des discussions la sécurité et la défense du vieux continent trop longtemps laissées de côté. Depuis plusieurs siècles, nos deux peuples entretiennent une amitié historique, qui a permis de consolider des liens diplomatiques et culturels très forts.
Cette entente est particulièrement précieuse à nos yeux. En effet, depuis huit ans, la France du président Macron a perdu l’essentiel de son influence diplomatique à Bruxelles. Or la Pologne forme l’un des piliers politiques de l’Europe. Elle doit demeurer un partenaire de la France sur de nombreux dossiers stratégiques. Aussi, nous accueillons avec bienveillance le développement d’un programme nucléaire polonais. Nous espérons que face à la guerre menée au nucléaire français à Bruxelles, nous trouverons, parmi nos partenaires polonais, des alliés de poids.
Parmi les priorités de votre présidence, vous envisagez de conclure les négociations concernant le règlement Edip. Je note que l’approche générale du Conseil peut en théorie être adoptée à la majorité qualifiée. Cependant, adopter un texte sur un sujet aussi sensible que l’achat d’armements communs sans un consensus de tous les États serait malvenu. La France s’oppose à ce que le fonds soit accessible à des produits sous licence étrangère. La Pologne s’engagera-t-elle à ce que l’approche générale ne soit pas adoptée tant que la demande française ne sera pas satisfaite ?
M. Jan Emeryk Rosciszewski. Permettez-moi de ne pas répondre à votre dernière question, dans la mesure où nous menons actuellement ces discussions.
En revanche, il est exact que notre amitié d’armes est très ancienne ; elle date au moins du XVIe siècle. Il ne faut pas oublier qu’Henri de Valois, votre Henri III, a été élu roi de Pologne en 1573. L’alliance entre nos deux pays s’étend aujourd’hui par exemple au domaine de l’énergie nucléaire, dans lequel nos deux pays se soutiennent mutuellement, notre pays voulant développer son programme de centrales.
M. Thibaut Monnier (RN). « Si l’Europe veut survivre, elle doit être armée », a déclaré votre premier ministre Donald Tusk au Parlement européen le 22 janvier dernier. La Pologne, membre actif de l’Otan, accorde une grande importance à l’Alliance transatlantique, mais reconnaît l’importance d’une coopération européenne.
Comme vous l’avez indiqué, en participant à plusieurs projets communs de défense comme une meilleure coordination des forces armées européennes ainsi que des investissements dans les technologies de défense innovantes, la coopération avec la Pologne est essentielle pour renforcer notre capacité de réaction face aux crises.
Si la lutte contre le terrorisme et la protection des frontières européennes représentent des objectifs communs, nous pourrions aller plus loin et consolider ce partenariat avec l’expérience opérationnelle de nos armées, afin de contribuer davantage à votre montée en puissance dans le cadre du prochain traité entre deux nations, prévu à Nancy en mai 2025. Quelles seraient vos priorités pour renforcer cette coopération et assurer ensemble une meilleure défense à l’Europe ?
M. Jan Emeryk Rosciszewski. Le traité sur lequel nous travaillons aujourd’hui avec la France prévoit un chapitre extrêmement important, voire fondamental, concernant nos relations bilatérales en matière de sécurité et de défense. J’espère que ce chapitre sera à la hauteur de nos besoins et de nos ambitions, au service de l’avenir de nos enfants et nos petits-enfants. Ce chapitre prévoit une collaboration encore plus active entre nos deux armées, mais également dans le domaine de l’armement.
Je partage avec vous mon grand optimisme et ma fierté d’approcher la conclusion de cette démarche entre nos deux pays. Je pense que ce traité sera digne des sacrifices que les soldats polonais et français ont consentis en commun pendant plusieurs siècles, des batailles napoléoniennes jusqu’aux deux guerres mondiales, en passant par les 25 000 Polonais qui ont combattu aux côtés de la Résistance française. Je souhaite que nous puissions répondre à ce besoin et écrire une nouvelle page de notre riche histoire commune, qui assurera notre avenir.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie pour votre présence et vos réponses qui soulignent notre histoire commune. Vos propos montrent bien qu’il n’existe qu’une seule Europe, une vieille Europe avec des valeurs communes. Je suis persuadé que la France et la Pologne continueront aussi à aller dans ce sens de l’histoire, celui d’une Europe forte.
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7. Audition, ouverte à la presse, de M. Arnaud Danjean, ancien député européen, ancien président du comité de rédaction de la revue stratégique (2017) (cycle Europe de la défense) (mercredi 19 février 2025)
M. le président Jean-Michel Jacques. Mes chers collègues, nous avons le plaisir de recevoir. M. Arnaud Danjean, dont l’audition sera particulièrement utile pour nos travaux sur l’actualisation de la revue nationale stratégique 2022 et notre cycle de travail sur l’Europe de la défense. Figure bien connue de notre commission, Arnaud Danjean est également l’un des meilleurs connaisseurs de l’Europe de la défense.
Après une longue carrière à la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), centrée en particulier sur les Balkans, vous êtes devenu député européen en 2009 et avez présidé la sous-commission sécurité et défense du Parlement européen. Vous avez été réélu député européen en 2014 et 2019 et êtes resté un membre très actif de cette sous-commission, tout en vous investissant au niveau national sur les questions de défense.
C’est en effet à vous que le président Emmanuel Macron a demandé en 2017 de diriger le comité de rédaction de la revue stratégique de défense et de sécurité nationale, expérience que nous serons heureux de partager avec vous dans ces temps de réactualisation de la revue nationale stratégique. Votre regard sera très intéressant sur ces sujets. Vous avez aussi vécu à Bruxelles la relance de l’Europe de la défense à partir de 2016 et son foisonnement d’initiatives désormais bien connues : coopération structurée permanente, Fonds européen de la défense (FED), boussole stratégique, en attendant le programme européen pour l’industrie de la défense (Edip), en cours de négociation.
Pour autant, l’Europe fait face à des défis majeurs, dont le plus important est celui de l’unité. Force est de reconnaître que les États européens développent aujourd’hui une approche différente de la menace. Pour certains pays européens de l’Est ou pour les États baltes, la Russie représente souvent une menace quasi existentielle, ce qu’elle n’est pas obligatoirement pour certains pays d’Europe de l’Ouest et du Sud, plus sensibles aux questions de terrorisme ou migratoires ; où pour des pays comme la Hongrie où la Slovaquie, dont les dirigeants font davantage preuve de compréhension à l’égard de Vladimir Poutine. Ces divergences sur l’appréciation des menaces vont logiquement de pair avec des priorités différentes en matière de défense.
Renforcer l’Otan et maintenir l’engagement américain en Europe constituent ainsi des axes essentiels pour les pays du flanc de l’Est, au point d’entraver tant les initiatives européennes comme Edip que le développement de notre base industrielle et technologique de défense (BITD) européenne par des achats massifs d’armements américains. À l’inverse, notre pays voit dans la situation actuelle l’occasion d’affirmer l’autonomie stratégique européenne et de renforcer nos propres capacités de défense.
Compte tenu de votre expertise sur ce sujet, quelle est votre vision de la complémentarité entre l’Europe de la défense et l’Otan ?
M. Arnaud Danjean, ancien député européen. Je vous remercie pour votre invitation et précise en préambule que n’ayant plus de fonctions à l’heure actuelle, je m’exprimerai très librement ; mes propos n’engageront que moi et aucunement mes anciens employeurs, fussent-ils récents.
Comme vous l’avez rappelé, monsieur le président, j’ai suivi maintenant depuis plus de deux décennies et à divers titres les développements de la politique de défense européenne, en particulier depuis le Parlement européen où j’ai siégé pendant une quinzaine d’années.
L’actualité récente vient d’une certaine façon confirmer les ambitions françaises que nous avons portées inlassablement depuis la relance de la défense européenne, laquelle date formellement de 1999, après le fameux sommet de Saint‑Malo entre le président Chirac et le Premier ministre Blair. Depuis le début de cette relance, la France a toujours revendiqué un rôle moteur et a voulu faire valoir le concept français d’autonomie stratégique européenne. Force est de constater que nous avons éprouvé des difficultés à faire partager cette ambition à nos partenaires européens pour de multiples raisons ; nous devons toujours être prudents dans l’emploi de cette expression.
Les événements des derniers mois tendent pourtant à confirmer ce besoin d’ambition et d’autonomie. Cependant, il ne serait pas adroit de la part de la France de crier victoire, d’autant plus que les développements récents ne s’orientent pas exactement en direction de la conception française.
La France a toujours défendu une politique européenne de défense qui se développerait de façon autonome, et essentiellement tournée vers des opérations extérieures (Opex). Je pense bien sûr à l’Afrique, mais également aux Balkans, au Proche et Moyen-Orient, autant de théâtres sur lesquels l’Otan ne pourrait ou ne voudrait pas s’engager et que les États-Unis ne considéreraient pas comme prioritaires. Il s’agissait donc d’une vision plutôt expéditionnaire. De fait, lorsque l’Initiative Européenne d’Intervention a été conçue et lancée par la France (2017‑2018), elle visait à « inculquer » à nos partenaires européens une culture stratégique commune, qui était à l’époque très orientée vers les Opex. C’est en ce sens que nous voulions agréger les Européens aux opérations, notamment en Afrique, qu’il s’agisse d’opérations de combat tel Barkhane ou des opérations de formation comme celles qui avaient été développées sous l’égide européenne au Mali, au Niger, en Centrafrique ou en Somalie.
Or les bouleversements que nous connaissons depuis plusieurs mois mettent en avant des priorités totalement différentes. La défense européenne telle qu’elle se développe maintenant depuis plusieurs années a pour matrice le capacitaire, l’industriel et le financier. Ensuite, l’opérationnel tel qu’il est envisagé aujourd’hui en Europe renvoie à la défense collective sur le front de l’Est, une dimension que la France avait exclue dans sa vision de la politique européenne, car la défense collective, la défense territoriale, restait le cœur de métier de l’Otan.
Le paradoxe est donc le suivant : l’ambition d’autonomie stratégique se trouve validée par les développements actuels, mais l’autonomie stratégique telle qu’elle se développe aujourd’hui en Europe se réalise selon des lignes que nous n’avions pas privilégiées. Dès lors, nous ne pouvons pas simplement nous satisfaire de voir nos thèses validées, car la situation est plus compliquée. Nous devons donc être proactifs et ne pas nous satisfaire d’une victoire intellectuelle concernant les grands développements stratégiques.
Simultanément, même si ces développements ne sont pas conformes à ce que nous avions forcément anticipé, ils ne remettent pas en cause l’excellence de notre outil industriel, qui est un atout considérable, ni le rang de notre armée en Europe. Avec le retrait des opérations africaines, elle a certes quelque peu perdu le rôle qu’elle incarnait aux yeux des autres Européens, que le général Lecointre qualifiait de « seule armée agissante en Europe ». Désormais, l’armée ukrainienne est réellement agissante, relativisant le poids que nous pouvions avoir dans la période où nous étions les seuls à connaître le prix du sang versé dans des opérations.
Comment devons-nous nous adapter à cette nouvelle donne ? Que devons‑nous faire ? D’abord, il est important de ne pas refuser par principe la recomposition capacitaire et industrielle européenne. En France, une réaction spontanée consiste à considérer que nous sommes les meilleurs sur le plan industriel, que nous devons piloter toutes les initiatives prises au niveau européen et qu’il est hors de question de subir des coopérations et des instruments qui ne sont pas intégralement en notre faveur. Il me semble très dangereux de nous draper dans une posture de refus, une posture de déni. Les outils qui se développent à Bruxelles comportement des éléments très intéressants et nous devons y prendre toute notre part, en faisant valoir nos exigences.
Il ne s’agit pas simplement d’accepter passivement ce que la Commission concocte, mais de jouer un rôle proactif. Je constate d’ailleurs avec satisfaction que le commissaire Kubilius, qui a été mon collègue pendant cinq ans au sein de mon groupe politique au Parlement de Strasbourg, est venu deux fois en une semaine à Paris. À ce titre, il faut savoir qu’il ne possède pas forcément une vue très claire de la pensée stratégique française. Nous devons donc continuer à expliquer notre perception. J’ai toujours défendu la position française, mais il faut être conscient qu’elle est singulière et que dans le cadre de l’effort collectif tel qu’il est demandé aujourd’hui, cette singularité n’est pas comprise par tous.
Il nous revient donc de l’expliquer encore et toujours et de faire valoir nos arguments. Cela exige un travail de pédagogie, un travail d’explication, un travail d’échanges ; nous devons être à la fois ambitieux et lucides à l’égard de ce qui est en train d’être mis en place au niveau capacitaire industriel en Europe. Pour ma part, je plaide pour que nous insistions bien sur le fait que les actions de la Commission européenne peuvent s’avérer extrêmement utiles dès lors qu’elle demeure dans son rôle, c’est-à-dire un rôle de facilitateur, de soutien, voire de financeur, mais certainement pas un rôle d’opérateur. La Commission européenne n’est pas un opérateur de la défense. Elle n’en a ni les ressources humaines, ni les capacités techniques, ni l’expertise, ni la légitimité politique.
Même si elle a beaucoup progressé en la matière, compte tenu des instruments établis au cours des années, il serait très dangereux que la Commission européenne cherche d’une façon ou d’une autre à se substituer aux États membres, qui restent les acteurs principaux en matière de défense, y compris sur le plan industriel et financier. In fine, ce sont les États membres qui passent des commandes, qui équipent leurs forces armées et qui les dirigent. Pour nous Français, il s’agit d’une évidence, mais qui n’est pas forcément partagée par des pays aux forces armées très limitées ou qui n’ont pas forcément de base industrielle. Ils verraient plutôt d’un bon œil une prise de pouvoir par la Commission, car elle leur assurerait un démultiplicateur dont ils ne disposent pas par leur seule action nationale. Cela me semblerait un travers dangereux sur le plan des principes, mais également contre-productif parce que la Commission ne saura pas faire. Les économies d’échelle que l’on voudrait ainsi générer seraient dilapidées par des dérives, bureaucratiques ou de saupoudrage, dont nous devons nous passer à tout prix aujourd’hui.
En marge de la Conférence de Munich sur la sécurité, j’ai eu l’occasion de discuter avec Mme von der Leyen et ses équipes, qui me semblent conscientes de cet état de fait. Cependant, il me semble essentiel d’y veiller, dans la mesure où lorsque la Commission se saisit d’un sujet, elle ne le lâche plus. Encore une fois, il ne faut pas refuser de jouer le jeu, mais en étant lucides sur les intérêts que nous avons à défendre. Aujourd’hui, il est souvent question de la consolidation du marché européen de la défense, qui semble être une évidence. Cependant, il faut faire attention à l’approche courante à Bruxelles qui consiste à aborder les questions de défense exclusivement dans une approche économique et financière.
Les instruments financiers seront évidemment cruciaux, mais je suis toujours sceptique face à cette approche stéréotypée qui pense pouvoir tout résoudre en consolidant, par le haut, l’offre industrielle et en rationalisant la demande afin de créer un marché unique de la défense. Je conçois la nécessité d’assouplir l’environnement normatif, mais imaginer que le marché unique de la défense sera une simple translation du « marché unique » que nous connaissons en Europe n’a pas de sens. Il ne s’agit pas d’un véritable marché, car la demande ultime émane réellement quasi exclusivement des États membres et qu’elle est de ce fait marquée par des spécificités essentielles, qu’il faut respecter.
La consolidation de l’offre doit certes intervenir, mais il convient également d’être vigilant vis-à-vis du volontarisme politique affiché. Elle nécessite au préalable d’édicter des priorités qui doivent être très clairement énoncées en termes capacitaires et calendaires, puis de hiérarchiser et coordonner les financements. Monsieur le président, vous avez mentionné une partie des instruments mis en place depuis 2016 au niveau européen, comme le FED, mais l’on pourrait également ajouter la coopération structurée permanente, l’Action de soutien à la production de munitions (Asap), le règlement visant à renforcer l’industrie européenne de la défense au moyen d’acquisitions conjointes (Edirpa). Il n’est pas nécessaire à chaque fois d’établir une nouvelle liste des besoins et des manques en matière capacitaire, qui sont bien répertoriés depuis des années.
En réalité, l’essentiel consiste à aligner les moyens de manière hiérarchisée selon les priorités, quand ils sont aujourd’hui saupoudrés. C’est ici que le bât blesse pour la Commission : si elle décide de concentrer les moyens et de hiérarchiser les priorités, il y a fort à parier que le nombre d’États bénéficiaires sera limité, car peu d’entre eux disposent de l’excellence industrielle pour conduire des programmes sur le spectre haut des besoins. On aboutit donc à cette injonction contradictoire, où la Commission exige une consolidation tout en fragmentant elle-même les crédits qu’elle met à disposition.
Il faudra prendre des décisions qui risquent de fâcher, mais je considère qu’elles peuvent être compensées par ailleurs, par exemple, par des fonds structurels à destination des pays qui ne possèdent pas l’outil industriel adapté. Nous avons tous en tête des contre-exemples lors des premiers appels d’offres du FED, lesquels ont abouti à des décisions dont la logique est très discutable. Nous devons consolider l’offre européenne autour de grands champions européens qui disposent des savoir-faire, des capacités critiques et de l’excellence industrielle. Simultanément, nous devons veiller à ne pas assécher le milieu innovant, les start-up, les PME par exemple dans le domaine des drones ou de l’intelligence artificielle (IA), qui ne sont envisagées dans ces instruments qu’à travers les liens qui les unissent aux grands groupes. Il faut laisser la place à des acteurs qui ne sont pas des acteurs de la défense reconnus en tant que tels aujourd’hui, mais qui peuvent le devenir.
À ce titre, peut-être faut-il réfléchir à des procédures et des financements dédiés, plus souples, plus agiles et plus rapides, pour pouvoir faire prospérer ce type d’acteurs, dont la guerre en Ukraine témoigne de l’apport opérationnel majeur. La France est habituée aux grands programmes structurants. Mais ces programmes devront aussi intégrer de plus en plus d’éléments liés à l’intelligence artificielle, au numérique ou à des solutions duales qui proviennent d’entreprises extérieures aux grands acteurs traditionnels. À côté de ces grands champions se développe un écosystème que nous ne devons pas négliger.
Nous devons donc en prendre conscience au niveau européen et proposer des appareils dédiés. Aujourd’hui, les instruments prévoient certes que les consortiums qui remportent les appels à projets doivent intégrer 30 % de PME, mais il s’agit principalement de sous-traitants. Il est dès lors nécessaire de réfléchir à la manière d’irriguer l’ensemble de l’écosystème de défense, dans la mesure où nos besoins sont à la fois considérables et extrêmement variés.
Je souhaite à présent évoquer les aspects opérationnels. À la lumière du conflit en Ukraine, les exercices de réflexion stratégique se multiplient. Le Livre blanc européen sera prochainement rendu et la France s’est engagée dans une actualisation de sa revue nationale stratégique (RNS). Ces exercices sont intéressants, mais il me semble essentiel de ne pas limiter notre horizon stratégique au théâtre ukrainien. L’histoire nous enseigne que la surprise stratégique intervient toujours. Dans les années 1990 et 2000, cette réflexion se focalisait sur l’aspect expéditionnaire, la gestion de crise à l’extérieur de l’Europe, la capacité de projection. Depuis trois ans, le conflit ukrainien retient toute notre attention, de manière légitime. Mais les exercices de type Livre blanc sont précisément des travaux prospectifs. Au-delà de l’Ukraine qui demeurera évidemment un problème majeur à l’est de l’Europe, il est plus que probable que nous connaissions d’autres types de conflictualités.
Nous devons donc veiller à ne pas nous boucher délibérément l’horizon et à ne pas développer une approche unidimensionnelle. Je pense que nous connaîtrons au sud, au sud-est, en Europe ou hors d’Europe, des risques de crise qui nécessiteront des réponses potentiellement militaires. Méthodologiquement et intellectuellement, il s’agit de rester ouverts à d’autres types de conflictualité que la haute intensité territoriale, négligée pendant des années voire des décennies, mais accaparant toute l’attention aujourd’hui.
Ensuite, en tant que Français, nous devons poursuivre notre effort engagé auprès de tous nos partenaires européens, sans exclusive. Nous avons longtemps raisonné quasi essentiellement à travers le couple franco-allemand, lequel demeure certes fondamental mais ne saurait être exclusif. Nous adorons aussi le « franco-britannique » – même si le même enthousiasme n’est pas toujours partagé Outre-Manche – dans la mesure où nos armées partagent de nombreux traits communs. Nous redécouvrons le « franco-polonais », ce dont je me réjouis. Mais il ne faut négliger aucun pays en Europe, quand nous avons eu tendance pendant longtemps à céder à une forme de snobisme consistant à ne vouloir traiter qu’avec les « grands », ce qui nous renvoyait une image flatteuse de nous-mêmes.
Or nous vivons une période où, à la fois pour des raisons stratégiques et des raisons tactiques – y compris de tactique politique –, nous ne pouvons ni ne devons négliger personne. Je me félicite à ce titre de notre présence militaire en Estonie et en Roumanie. Ces présences sont extrêmement utiles et doivent nous permettre d’aller plus loin sur le plan industriel, diplomatique, économique et culturel. J’estime que nous devrions encore plus élargir ce champ.
Lorsque vous êtes parlementaire européen, vous êtes obligé de travailler avec tout le monde, car chaque pays, petit ou grand, dispose d’une voix lorsqu’il s’agit de voter, ce que nous avons tendance à ne pas prendre en compte. Aujourd’hui, lors de l’élaboration des règlements européens, nous menons des batailles, notamment sur les critères d’éligibilité permettant de bénéficier des fonds associés. Mais ces batailles ne peuvent être menées au dernier moment ni quelques mois à l’avance. Cela n’a jamais beaucoup fonctionné ; cela ne fonctionne plus du tout. Il faut mener un travail permanent. À ce titre, je regrette le départ de Jean‑Louis Thiériot du gouvernement, qui conduisait cette action au ministère des armées, en tant que ministre délégué. Le ministre en a d’ailleurs conscience ; il ne peut s’occuper à lui seul de tous les sujets et au niveau européen, il est nécessaire de conduire ce travail en équipe, afin de traiter tout le monde de façon satisfaisante.
On a beaucoup glosé sur le concept allemand « framework nation » (FNC) au sein l’Otan, mais il réussissait précisément à agréger les pays de taille modeste sur des petits projets capacitaires, qui permettaient de les irriguer. Nous avons conservé l’habitude de privilégier les grands pays ; cette approche a ses vertus, mais également ses inconvénients, notamment dans la période actuelle, où il est nécessaire de bâtir les majorités les plus larges possibles.
Je sais que vous, parlementaires, vous agissez en ce sens à titre individuel ou collectif avec la commission et l’Assemblée ; mais cela me semble moins clair au niveau gouvernemental. Le discours de Bratislava du président de la République m’a semblé très salutaire, mais comme toujours, les discours doivent ensuite être déclinés en actes concrets, dans la durée. Nous devons être plus proactifs et peut‑être moins sélectifs parfois, non seulement avec les pays de l’Europe centrale ou orientale, mais au-delà, avec l’ensemble de nos partenaires européens.
Il n’est pas contradictoire de réclamer d’une part une hiérarchie des priorités, la concentration des moyens et parfois l’exclusivité dans un certain nombre d’actions ; et d’autre part de parler à tout le monde pour chercher des points de convergence. Aujourd’hui, le degré d’urgence facilite sans doute ces convergences, mais encore une fois, des batailles s’engagent au niveau européen sur des textes parfois très techniques, mais aux grandes conséquences. Nous ne pourrons les gagner seuls, même si nous avons raison – ou pensons avoir raison.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je cède à présent la parole aux orateurs de groupe.
Mme Caroline Colombier (RN). Je vous remercie pour votre présence ce matin. Même si mon groupe Rassemblement National ne partage pas toujours votre vision sur certains enjeux de notre défense, votre expertise reste précieuse. La revue nationale stratégique évoque la France comme l’un des moteurs de l’autonomie stratégique européenne. Cette ambition est mise à l’épreuve avec la guerre en Ukraine. Les États-Unis affirment vouloir laisser l’Europe assurer la sécurité future de l’Ukraine. Pour les fédéralistes européens, il s’agit là d’une occasion de reprendre un vieux serpent de mer, celui de l’Europe de la défense.
Le Rassemblement National, attaché à la souveraineté de notre défense, ne cessera de dénoncer ce projet qui ne mène à rien et qui ne signifie rien. Au-delà d’une question de principe, l’exemple ukrainien est éloquent. Pour les eurobéats, l’Europe de la défense entraînerait de facto un passage à une Europe fédérale puisqu’une armée européenne assisterait un gouvernement commun. Même si une armée européenne voyait le jour, à quoi sert servirait-elle exactement ?
Le Président Zelensky évoque un besoin d’un million de militaires. Or les principaux européens ne pourraient déployer chacun qu’une brigade de 3 000 à 5 000 hommes et renforcer des bataillons de quelques nations, soit au maximum 40 000 à 50 000 militaires. Du fait des réticences diverses, on estime qu’environ 20 000 militaires seraient mobilisables. La présence de tels effectifs ne serait que symbolique et ne parerait en rien une nouvelle agression russe. C’est pourquoi mon groupe y est fermement opposé.
Aussi, ne serait-il pas plus judicieux de travailler sur l’interopérabilité entre les armées européennes ? Je rappelle ainsi que l’armée française n’est vraiment interopérable qu’avec l’armée belge. Contrairement aux technocrates européens, les militaires ont le sens des réalités et de la pratique. Un déploiement conjoint de force implique une coordination, un ajustement des capacités, une sécurisation des communications, une harmonisation du commandement. Nous en sommes encore loin, malgré l’appartenance à l’Otan qui pousse à une harmonisation des processus.
Dans ce contexte, en quoi la revue nationale stratégique permet-elle de répondre aux défis de l’interopérabilité ? Comment peut-elle être améliorée ?
M. Arnaud Danjean. En propos liminaire, je précise avoir toujours abordé les questions de défense européenne sous un angle non idéologique. Dans ce domaine, au-delà de mes convictions sur la souveraineté nationale, mais aussi sur le besoin d’autonomie stratégique européenne, j’estime qu’il convient de faire preuve d’un grand pragmatisme dans la manière de construire les instruments les plus adaptés au contexte que nous traversons.
Je me suis toujours opposé à l’idée d’une armée européenne, car elle se heurte d’abord à la réalité du commandement effectif. Qui commanderait cette armée ? Qui donnerait les ordres ? Ces questions essentielles étant sans réponse, le débat est clos, selon moi. Certains essayent de relancer ce débat aujourd’hui, mais il me semble tellement hors d’atteinte, hors de proportion et décalé par rapport aux besoins réels, qu’il demeure un faux débat.
De la même manière, l’envoi éventuel d’effectifs militaires en Ukraine ne me semble pas constituer une bonne manière d’aborder le sujet. Cette question divise énormément les Européens eux-mêmes. Il est normal que des états-majors réfléchissent à de telles planifications, dans tous les pays européens et au niveau interalliés, et mettent à l’épreuve différents scénarios. Mais sur le plan politique, personne ne sait quelle sera l’issue des discussions américano-russes, y compris les deux protagonistes eux-mêmes ! Je ne crois pas non plus qu’un plan de paix interviendra rapidement ; il faudra du temps pour l’établir et les modalités pourront varier du tout au tout.
D’après moi, la véritable question actuelle consiste à savoir comment nous aidons concrètement les Ukrainiens à tenir et à résister. Ils sont en première ligne et le resteront. C’est la deuxième fois en trois ans que l’on nous affirme que des troupes sont prêtes à être envoyées au sol en Ukraine, pour démentir cette idée le lendemain, en évoquant l’envoi d’experts et non de troupes belligérantes. Ces annonces approximatives ne contribuent pas à un débat serein, pourtant nécessaire, sur le rôle que nous entendons jouer dans le dénouement potentiel de ce conflit.
Ensuite, si l’interopérabilité est effectivement nécessaire, le terme tend à être utilisé à tort et à travers, pour éviter d’aborder d’autres sujets et de faire preuve d’ambition. Nous travaillons sur l’interopérabilité depuis des décennies et je réfute l’idée que l’armée française ne soit vraiment interopérable qu’avec l’armée belge. Depuis trente ans, je suis allé sur tous les théâtres où l’armée française a été déployée. J’y ai vu des militaires français travailler extraordinairement bien avec des alliés. L’interopérabilité n’est sans doute pas intégrale, mais elle fonctionne quand même très bien. Il en va ainsi de l’opération Lynx menée en Estonie, où participent Britanniques, Français, Canadiens et Danois. Quel que soit le point de vue de chacun sur l’Otan, l’interopérabilité est au cœur de ses opérations, depuis des décennies. Il est par ailleurs exact que l’interopérabilité entre Européens peut être améliorée. Cette amélioration suppose d’ailleurs d’aller parler à tous nos partenaires, nécessité que j’ai précédemment soulignée.
Vous avez ensuite évoqué l’actualisation de la revue nationale stratégique, qui me semble se heurter à un problème de temporalité, dans la mesure où elle n’intervient que trois ans après la précédente. Si des leçons doivent naturellement être tirées des trois dernières années, la situation internationale évolue tellement rapidement que les scénarios qui seront établis risquent d’être très rapidement invalidés, ne serait-ce qu’en raison de l’incertitude qui pèse sur les options que prendront les États-Unis, options pouvant aller d’un retrait total de leurs troupes en Europe jusqu’à leur réengagement sur une base transactionnelle dans un certain nombre de pays. Il sera très difficile de modéliser l’ensemble des paramètres dans une RNS, dont l’ambition est moins étendue qu’un Livre blanc. Je considère que nous nous précipitons quelque peu pour réaliser un exercice qui gagnerait à être conduit avec plus de recul.
Ma deuxième considération concerne le format choisi. Je n’apprendrai pas aux parlementaires que vous êtes que la défense nationale repose aussi en grande partie sur la cohésion nationale. Les approches qui sont défendues doivent être partagées par nos concitoyens. Malheureusement, aujourd’hui, le débat sur la défense en France demeure trop cloisonné aux seuls « spécialistes », mais qui ne sont pas élus. Je n’ai aucun doute sur leur qualité, leur professionnalisme, leur dévouement, mais j’estime que ce sujet nécessite un débat public. Or si je le regrette, je ne peux que constater que ce débat est aujourd’hui moins consensuel qu’il n’a été dans notre pays. En résumé, je pense que nous gagnerions à élargir ce débat, à ne pas le tenir en catimini.
En conclusion, j’aurais préféré que soit lancé le chantier d’un véritable Livre blanc, un peu plus tard.
M. Yannick Chenevard (EPR). Je m’adresse ce matin à l’ancien membre de la DGSE pour connaître sa vision de la situation. Dans sa loi de programmation militaire (LPM), la France fait porter des efforts extrêmement importants dans les domaines du cyber, du satellitaire et du renseignement. Simultanément, certains des pays membres de l’UE dépendent de renseignements qu’ils ne peuvent pas toujours vérifier. Quel regard portez-vous sur les moyens de renseignement des membres de l’UE ? Quel est le niveau d’indépendance à l’égard des renseignements américains ?
M. Arnaud Danjean. Depuis dix ans, les mêmes priorités sont établies lorsque l’on dresse le constat des manques, en Europe. Il s’agit notamment des moyens ISR (Intelligence, Surveillance, Reconnaissance). De fait, lorsque j’explique à mes collègues européens le concept français d’autonomie stratégique, je commence toujours par mentionner les trois dimensions de l’autonomie stratégique : l’autonomie d’évaluation, l’autonomie de décision et l’autonomie d’action. Si l’on est d’emblée dépendant des renseignements d’un pays tiers, fût-il allié, cette autonomie est de fait amoindrie.
À ce titre, je me félicite que nous soyons montés en puissance dans le domaine du renseignement et que nous poursuivions cet effort, même s’il est toujours possible de faire mieux. Or de nombreux pays européens ne possèdent pas ces capacités, induisant une excessive dépendance à l’égard de pays tiers. Dès lors, il est nécessaire de renforcer ces capacités, qu’il s’agisse du spatial, du cyber ou des ressources humaines dédiées.
En outre, bien qu’étant une puissance européenne relativement autonome, nous demeurons faibles sur un certain nombre de volets, d’un point de vue opérationnel. Lorsque nous avons déployé la mission Barkhane en Afrique, celle-ci souffrait de deux points de dépendance très importants : la logistique et le renseignement. Ainsi, un certain nombre de frappes sur des objectifs terroristes n’auraient pas pu être conduites sans apport de renseignements américains. Il ne faut pas se voiler la face : cette dépendance européenne est structurelle. C’est une des sources d’inquiétude que je nourris vis-à-vis de l’administration américaine actuelle, qui est aujourd’hui non seulement réticente à partager du renseignement, mais qui pourrait même partager du renseignement biaisé, à la lumière des personnalités qui ont pu être nommées.
Le renseignement constitue donc un des axes d’efforts prioritaires à conduire, mais la situation sera compliquée, car cela impliquera de modifier des habitudes prises depuis des décennies. Or la dépendance d’un certain nombre de petits pays européens vis-à-vis du renseignement américain est parfois totale. Ici aussi, il me semble essentiel de les engager, de leur formuler des propositions. Nous devons pouvoir développer des capacités de renseignement à l’usage aussi d’un certain nombre de pays qui ne disposent pas des moyens suffisants. Parallèlement, nous pouvons prendre appui sur des pays d’apparence plus modeste, mais extrêmement efficaces. À titre d’exemple, en Europe, le renseignement des Pays‑Bas est particulièrement performant, en particulier dans le domaine cyber. De même, certains de ces pays possèdent une expertise géographique particulièrement utile.
En résumé, il ne faut négliger aucun partenariat, mais aussi aider ces pays à acquérir un degré d’autonomie supérieur à celui dont ils disposent aujourd’hui.
M. Bastien Lachaud (LFI-NFP). Je vous rejoins sur un certain nombre de constats. Vous appelez de vos vœux la mise en place d’un nouveau Livre blanc, le dernier datant de 2013. Il est effectivement plus que temps de mener cette réactualisation. C’est au pilote de la RNS de 2017 que je souhaite poser ma question. Vous avez évoqué le renouvellement de cette RNS en 2021, ce qui vous semblait beaucoup trop hâtif. Le président de la République a annoncé en janvier que cette RNS était d’ores et déjà dépassée et donc, avec elle la dernière loi de programmation militaire, que nous avons votée au pas de charge, sans véritable débat, en raison de « l’urgence ».
Cette accélération du renouvellement des revues stratégiques ne met-elle pas en cause l’existence même d’une loi de programmation ? Si cette dernière doit être revue tous les deux ou trois ans, en quoi relève-t-elle réellement de la programmation ? N’est-ce pas la démonstration que nous n’arrivons pas à programmer notre capacité à réagir à de multiples risques et multiples menaces variées ? Pensez-vous que la RNS de 2021 est aujourd’hui tellement dépassée qu’elle doive nécessiter une relecture ?
M. Arnaud Danjean. Vos questions sont extrêmement pertinentes. Dans le domaine de la défense et au-delà, dans les domaines régaliens en général, une loi de programmation me semble indispensable, car elle fournit une visibilité, une stabilité, et une projection. Comme je l’ai indiqué, j’avais été surpris de l’actualisation stratégique de 2021, qui ne me semblait pas fournir d’apports majeurs par rapport à la RNS de 2017, hormis un constat d’accélération des tendances discernées en 2017, notamment en matière de durcissement de la conflictualité.
C’est la raison pour laquelle il semble nécessaire d’entreprendre un pas de côté et de lancer un débat un peu plus vaste, qui ne soit pas uniquement piloté par la direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) et le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), des organismes par ailleurs très respectables et très compétents. Il est nécessaire que la représentation nationale puisse s’exprimer, d’autant plus que les consensus sont bien moins établis qu’auparavant sur les questions de défense. Or, in fine, ces travaux sont destinés à nos forces, nos soldats, qui sont prêts à mourir pour nous. Ils réclament à juste titre une cohésion nationale, un soutien populaire, qui ne peuvent être obtenus par des exercices organisés en catimini, dans les cénacles habituels. Nous risquons d’aboutir ainsi à un effilochage de ce sentiment de cohésion dont nos forces armées ont besoin.
J’ajoute qu’en pilotant l’exercice en 2017, j’avais ressenti une forme de frustration, dans la mesure où une simple RNS ne donne pas lieu à de véritables arbitrages. Ce n’est un secret pour personne mais, par exemple, le chef d’état-major de la marine regarde combien de fois le terme « domaine maritime » est cité dans la revue, le chef d’état-major de l’armée de l’air en fait de même pour le « domaine aérien et spatial » et le chef d’état-major de l’armée de terre scrute de son côté les références au « domaine terrestre ». Chaque armée redoute de se voir supprimer des crédits si elle apparaît moins souvent que les autres dans la RNS. Cela conduit finalement à des exercices d’équilibrisme sémantique, qui empêchent de dégager des priorités.
Je ne prétends pas qu’il faille nécessairement procéder à des ruptures ; je ne me sens pas habilité à porter ce jugement qui mériterait un véritable débat de fond. Mais encore une fois, sur le plan méthodologique, ce type d’exercice ne permet pas d’aller aussi loin que les circonstances l’exigeraient. Il faut toujours garder la tête froide et essayer de prendre un peu de recul par rapport à l’actualité immédiate.
Mme Sabine Thillaye (Dem). J’ai eu, comme vous, la possibilité de participer à la Conférence de Munich sur la sécurité. Depuis la guerre en Ukraine, il est exigé de plus agir en Européens, plus vite et en dépensant plus. Malgré quelques avancées, j’ai le sentiment que nous parlons surtout du pourquoi, mais très peu du comment, face à une situation d’urgence. À Munich, j’ai assisté à une table ronde avec la Banque européenne d’investissement (BEI), dont les représentants indiquaient que l’argent privé était disponible, mais qu’il fallait au préalable bien identifier les besoins, pour permettre le ruissellement.
Il existe une boussole stratégique européenne, le Livre blanc européen sera bientôt remis, des travaux sont actuellement menés sur notre revue nationale stratégique et d’autres États européens mènent actuellement le même travail. Comment celles-ci peuvent-elles s’articuler pour établir une ligne de conduite pour le futur, au-delà du conflit en Ukraine ?
M. Arnaud Danjean. Nous connaissons effectivement un foisonnement d’exercices stratégiques. Je pense que nous perdons un peu de temps ce faisant et qu’il conviendrait d’aller directement à l’action, c’est-à-dire aux financements. Depuis des mois, nous entendons, par exemple, dire que la BEI va assouplir ses règles pour autoriser le financement de l’industrie de défense. Des progrès ont été accomplis pour les projets à double usage, mais il faut aller plus loin. De nombreux investisseurs institutionnels manifestent de l’intérêt pour la défense, sont prêts à investir, mais ils redoutent d’être sanctionnés par des organismes de notation ou au titre de normes environnementales et sociales ou par une nouvelle taxonomie européenne. Par ailleurs, le secteur de la défense présente de telles spécificités que les retours sur investissement n’y sont pas forcément optimaux. Malheureusement, lors de la Conférence de Munich sur la sécurité, les propos de la présidente de la BEI ne me sont pas apparus très encourageants. Elle craint une dégradation des notations financières. Pourtant, de nombreux fonds d’investissements américains sont très actifs dans la défense et parviennent à se refinancer sans problème.
Dans ce domaine également, le discours de la France n’est pas toujours très adroit, puisqu’elle met surtout en avant la possibilité de lever de la dette européenne, à travers un nouvel emprunt, des eurobonds pour la défense. Une partie de la solution réside de fait dans ces eurobonds, mais il faut aller au-delà. D’une part, je ne suis pas certain que nous puissions dégager un consensus auprès de nos partenaires, même si les positions évoluent. D’autre part, il conviendrait d’abord d’énoncer les projets dans lesquels ces fonds seront investis. À défaut, les sommes seront dispersées par les États, comme le plan de relance européen NextGenerationEU après le Covid, et l’effet recherché ne sera pas atteint. Je prône à l’inverse une approche projet par projet, en identifiant cinq à six projets capacitaires, accompagnée par un fonds plus agile. Un fléchage doit être établi et il faudra s’y tenir.
Enfin, lors de cette Conférence de Munich sur la sécurité, le discours prononcé par le vice-président américain J.D Vance a suscité un fort retentissement médiatique. Pour ma part, j’ai surtout été frappé par le fait qu’il n’a pas parlé de défense, ni de l’Ukraine ni de l’Otan. Il ne s’est pas aventuré sur les questions stratégiques, alors même qu’il s’exprimait dans un forum spécialisé, il est demeuré dans un domaine qui lui est familier, celui des valeurs et de l’idéologie. J’en tire l’hypothèse que les positions ne sont absolument pas figées et consolidées à Washington sur l’avenir de la relation transatlantique ou sur les options stratégiques, pour le meilleur et pour le pire. Le dialogue des Européens avec Washington sera très compliqué, de plus en plus compliqué, mais il ne sera pas inexistant pour autant.
Mme Sabine Thillaye (Dem). En revanche, j’ai été frappée de l’énergie avec laquelle il a parlé. En comparaison, nous paraissons parfois trop hésitants et sans puissance, en Europe.
M. Jean-Louis Thiériot (DR). Pouvez-vous évoquer un peu plus en détail les priorités qui vous paraissent essentielles ?
Ensuite, vous mentionnez un élément qui me paraît très intéressant : la possibilité pour les pays qui, par définition, ne seraient pas susceptibles de bénéficier directement de ces priorités, d’utiliser par exemple des compensations en fonds structurels. De quelle manière envisagez-vous cette mise en œuvre ?
Enfin, vous soulignez l’importance de parler à tous les pays, y compris ceux qui ne sont pas des « grands ». À l’appui de vos vingt-cinq années d’expérience, considérez-vous qu’il existe d’importantes marges de progression pour nos industriels – notamment les grands ensembliers – d’aller se fournir auprès de sous-traitants issus de pays qui ne disposent pas forcément d’une BITD bien établie. Je pense par exemple à des pièces métallurgiques produites par des entreprises slovènes.
M. Arnaud Danjean. Comme je l’ai indiqué précédemment, je regrette que vous n’ayez pas pu poursuivre votre tâche ministérielle. À Bruxelles, nous souffrons d’un chaînon manquant pour être au quotidien au contact de nos partenaires européens et des industriels. Nous avons besoin de travailler en amont au niveau de la Commission, au niveau intergouvernemental, mais aussi du Parlement européen.
J’ai mentionné l’idée de compensations spécifiques en me rappelant les débats qui étaient intervenus lors du lancement de la coopération structurée permanente (PESCO). À l’époque, deux visions s’affrontaient : l’Allemagne voulait embarquer tous les pays à bord, quand la France privilégiait un plus petit club. La vision allemande l’a emporté, mais les réalisations demeurent très modestes. Pour pouvoir être efficaces, il faut aussi savoir faire preuve d’exclusivité, quitte à se heurter à la « bonne conscience » européenne qui reprochera une Europe à plusieurs vitesses. Mais depuis ses débuts, la construction européenne a toujours progressé à plusieurs vitesses.
Ensuite, certains argueront que les pays n’appartenant pas au « club » bloqueront les projets. C’est la raison pour laquelle j’évoquais les fonds structurels, qui doivent pouvoir être consacrés aux sujets de défense. De plus, certains projets de défense sont tellement duaux qu’ils sont en très grande partie civils, à l’instar de la mobilité militaire, sujet que la France a souvent négligé en considérant qu’il s’agissait là d’une lubie des pays d’Europe centrale et orientale. Mais construire des routes et des ponts, mettre des chemins de fer au gabarit dans des pays qui ne disposent pas d’une BITD bien établie leur permet de bénéficier de financements collectifs.
Les réglementations européennes, en particulier sur le Fonds européen de défense, obligent les grands industriels à bâtir des consortiums dans lesquels figurent au moins trois entreprises issues de trois pays, pour pouvoir postuler à un projet financé par l’UE. Ces industriels peuvent alors faire appel à des partenaires « alibi » issus de petits pays. Cette façon ne me semble pas forcément la meilleure pour faire exister les acteurs de taille modeste.
Votre évocation de la Slovénie me rappelle une anecdote. Je m’étais déplacé dans ce pays en juin 2021, à l’occasion du trentième anniversaire de son indépendance. J’avais discuté à cette occasion avec le ministre de la défense qui me disait que son homologue français ne s’était jamais déplacé dans en Slovénie, quand sur la même période, la ministre allemande se rendait quasiment une fois par mois à Ljubljana, pour traiter notamment de projets capacitaires modestes mais qui permettent précisément de construire l’interopérabilité, mais également de créer une familiarité bien utile lorsqu’il s’agit de remporter des arbitrages à la table du Conseil européen.
Il est certes plus prestigieux de se rendre à Washington ou aux Émirats arabes unis, où les carnets de commandes et les enjeux stratégiques sont plus valorisants, mais encore une fois, nous agissons en Europe, avec des partenaires européens. Vouloir la solidarité européenne et promouvoir l’autonomie stratégique européenne implique d’effectuer ce travail. Je comprends très bien l’importance de disposer de partenaires privilégiés, mais je pense qu’il ne faut négliger personne.
Mme Florence Goulet (RN). Votre expertise dans les domaines militaires, diplomatiques et du renseignement, ainsi que votre récente fonction auprès du premier ministre Michel Barnier, me conduit à vous interroger au sujet de la potentielle vente de missiles Meteor à la Turquie. Le premier ministre grec a de nouveau exprimé ses inquiétudes à Emmanuel Macron il y a quelques jours. Ce missile air-air longue portée, conçu par MBDA a été livré à la Grèce avec vingt‑quatre Rafale, lui conférant une très nette supériorité aérienne, notamment face à la Turquie.
Or cette dernière est en train de négocier la livraison de quarante Eurofighter et souhaite également les équiper de Meteor. L’exportation de ces missiles nécessitant l’accord unanime des parties du groupe MBDA, la Grèce demande à la France de ne pas autoriser cette vente, les autres partenaires y étant favorables. Outre notre partenariat stratégique avec la Grèce, l’autorisation de la France serait d’autant plus curieuse que la vente de Meteor à l’Égypte en complément des Rafale avait été refusée par les autres pays partenaires de MBDA.
Ces intérêts divergents ne sont-ils pas le symbole même de l’Europe de la défense qu’on nous vante tant ?
M. Arnaud Danjean. Je ne connais pas les modalités précises des contrats Meteor. En revanche, votre question permet d’aborder le sujet extrêmement sensible et intéressant des exportations d’armement. À ce titre, vous touchez du doigt l’une des grandes difficultés que nous allons rencontrer au niveau européen dans la restructuration capacitaire. Je me suis toujours battu afin que le contrôle des exportations d’armement demeure de la compétence nationale. S’il existe une position commune au sein de l’UE qui permet d’établir un minimum de cohérence, ces décisions relèvent in fine de décisions nationales. Nous ne devons pas nous voiler la face : plus nous allons nous orienter vers des financements européens intégrés, plus un certain nombre d’institutions européennes, dont le Parlement européen, seront tentées d’exiger un droit de regard sur l’exportation ou la réexportation. J’y vois là une dérive potentiellement dangereuse.
Votre question renvoie également à la façon dont nous concevons les ventes d’armes en France. L’aspect commercial est important ; les entités qui procèdent à ces ventes sont des entités commerciales. Mais une fois encore, le domaine de la défense est spécifique, il ne s’agit pas d’une activité comme une autre, car elle comporte une dimension de partenariat stratégique. De ce point de vue, nous, Français, devons être très vigilants à demeurer cohérents. Or je relève parfois quelques décisions surprenantes. Nous accompagnons généralement la vente de certains équipements très structurants de partenariats stratégiques, comme nous l’avons fait avec la Grèce, ce dont je me réjouis. Mais cela implique des engagements. Armer le potentiel adversaire stratégique du pays avec lequel nous avons noué un partenariat pose à tout le moins quelques questions.
Les bénéfices commerciaux ne sont pas à négliger, mais encore une fois, il faut faire preuve de cohérence. Nous ne pouvons pas d’un côté soutenir, notamment auprès de la Commission européenne, que la défense n’est pas un marché comme les autres ; et d’un autre côté balayer ces spécificités quand il s’agit de vendre à des pays rivaux de ceux avec lesquels nous avons établi un partenariat. Nous risquons d’y perdre notre crédibilité et nos partenaires.
La Turquie constitue par ailleurs un cas spécifique. Il s’agit à la fois d’un allié dans le cadre de l’Otan, mais sa politique extérieure dans le Caucase, au Proche et Moyen-Orient, ou en Méditerranée orientale n’était pas nécessairement alignée avec nos intérêts, c’est un euphémisme. L’évocation de la Turquie me permet d’ailleurs de revenir à la question de Mme Colombier sur l’armée européenne. En 2020, un incident a impliqué la marine française et la marine turque, qui se livrait au large de Chypre à des déploiements qui n’étaient clairement pas amicaux. À cette occasion, nous avons joué notre rôle d’allié au sein du « club européen », en venant assister Chypre et la Grèce, mais seulement huit autres pays européens nous avaient soutenus dans ce rapport de force, quand de grands partenaires prônaient la médiation. Imaginons que nous ayons eu une « armée européenne », quel ordre aurait-elle reçu dans un cas de figure comme celui-ci, où les divisions politiques étaient flagrantes entre Européens ?
M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie pour vos propos, qui ont largement éclairé la commission sur l’ensemble de ces sujets.
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8. Audition, ouverte à la presse, de M. David Cvach, représentant de la France auprès de l’OTAN (cycle Europe de la défense) (mercredi 5 mars 2025)
M. le président Jean-Michel Jacques. Mes chers collègues, nous poursuivons aujourd’hui nos travaux liés à l’actualisation de la revue nationale stratégique (RNS) et à notre cycle de travail consacré aux enjeux sur l’Europe de la défense, avec l’audition de Monsieur David Cvach, représentant permanent de la France auprès de l’Otan.
Nommé l’été dernier à cette fonction, votre carrière vous a notamment conduit dans des pays qui ont été au cœur des enjeux de sécurité des dernières décennies : l’Algérie, l’Irak, l’Iran et enfin les États-Unis. Vous avez également été ambassadeur en Suède entre 2017 et 2020, puis directeur de l’Union européenne au ministère de l’Europe et des affaires étrangères. Vous arrivez dans une organisation qui, jugée en état de mort cérébrale en 2019, est aujourd’hui bousculée, bien qu’elle se soit récemment élargie à de nouveaux membres, la Suède et la Finlande.
L’Otan fait face à de nombreux défis, dont le principal est incontestablement celui de l’unité, qui s’est d’ailleurs accentué avec les dernières déclarations du président Trump. Si le contexte stratégique de 2022, adopté au sommet de Madrid, désigne la Russie comme « la menace la plus importante et la plus directe pour la sécurité des Alliés », il semblerait que cela ne soit plus l’avis de l’ensemble des alliés, à commencer par les États-Unis, pour qui la Chine constitue à présent sa principale menace stratégique, contre laquelle il cherche à mobiliser l’Otan. Par ailleurs, les tensions récurrentes entre la Grèce et la Turquie constituent une autre menace de l’unité de l’Otan, mais également un obstacle à la coopération avec l’Union européenne, notamment en raison de la question chypriote.
Le retour de Donald Trump à la Maison Blanche tend les relations entre les alliés et celui-ci affaiblit l’Otan par ses déclarations ou ses décisions. Alors que l’Europe de la défense tente de se développer, l’articulation de celle-ci avec l’Otan constitue toujours un sujet de crispation. Un pilier européen de l’Otan pourrait peut-être permettre de dépasser cette crispation. Qu’en pensez-vous ? La France, moteur de l’autonomie stratégique européenne, occupe une position singulière au sein de l’Otan. À ce titre, elle doit jouer un rôle dans le renforcement de l’Otan, mais également dans la formation et la définition de ce pilier européen.
Sur tous ces sujets, comme sur d’autres, soyez assurés que vous disposez de toute l’attention de notre commission, représentée en nombre ce matin.
M. David Cvach, représentant de la France auprès de l’Otan. Je vous remercie pour votre accueil. Avant d’évoquer l’actualité, qui entraîne une modification rapide de nombreuses lignes, je tiens à vous indiquer au préalable ce qui me semble représenter le cœur de la valeur ajoutée de l’Otan, et qu’il nous faut essayer de préserver dans la phase compliquée qui s’ouvre.
L’Otan se distingue par trois spécificités. La première porte sur une planification de défense pour faire face à une menace principale, posée par la Fédération de Russie. Cette planification est adossée à une structure de commandement où nous affectons des officiers, et à une structure de forces où les nations transfèrent sous conditions des personnels. Ensuite, il s’agit d’un processus capacitaire qui établit pour l’Alliance des cibles à atteindre pour nourrir les plans et les forces. Ces cibles sont ensuite distribuées entre les alliés. Enfin, l’Otan constitue un cadre d’interopérabilité, qui va de la standardisation des matériels à la standardisation des pratiques opérationnelles, que nous testons dans le cadre d’exercices réguliers. Aucune autre organisation permanente multilatérale ne dispose de telles spécificités, qu’il serait difficile de répliquer de zéro. Au quotidien, j’observe que ce travail est réalisé sérieusement. Il bénéficie directement à notre sécurité et il faut donc essayer de le préserver.
J’en viens maintenant au contexte de « grande incertitude » mentionné par le président de la République, que nous vivons actuellement. C’est un mot qui s’applique parfaitement à ce qui nous vivons au sein de l’Otan. Il n’y a pas eu jusqu’à présent de remise en cause directe par les États-Unis de l’Otan, ni de l’article 5 du traité, ni même de leur présence au sein de l’Organisation. Hier se sont déroulées les auditions de confirmation de mon probable futur collègue américain, qui a au contraire réaffirmé l’engagement américain dans l’Otan et en soutien à l’article 5.
En revanche, nous avons connu trois remises en cause indirectes, qui ont un impact majeur. La première concerne la décision du président Trump de parler à Poutine sur la base d’un certain nombre de paramètres qui sont à l’opposé de ce que les alliés ont agréé ces dernières années concernant l’Ukraine et la Russie : ambiguïté -pour ne pas dire plus- sur l’intégrité territoriale de l’Ukraine, rejet de son adhésion à l’Otan, remise en cause de la légitimité du président Zelensky et du soutien américain à l’Ukraine. Nous voyons à l’Otan, comme cela a été préfiguré à l’ONU, que les États-Unis cherchent à gommer les langages hostiles à la Russie dans les textes. De tels événements ne peuvent qu’impacter une organisation qui a été conçue pour contrer la menace russe.
Le deuxième élément a trait à l’affirmation par le secrétaire américain à la défense Pete Hegseth, lors de sa venue à l’Otan, que les troupes américaines présentes en Europe n’y resteraient pas éternellement, car elles devront se concentrer sur la zone indo-pacifique et plus spécifiquement sur la Chine. Or ces troupes représentent un élément essentiel de la crédibilité de l’Otan, même si elles ne sont pas des forces de l’OTAN (qui d’ailleurs n’a pas de forces en propre) puisque près de 100 000 hommes sont déployés par les États-Unis sous le commandement d’officiers généraux américains en Europe. Ces officiers ont une « double casquette », dont une casquette Otan, à commencer par le commandant suprême des forces alliées en Europe (Saceur). L’idée sous-jacente consiste à dire que les Européens doivent s’occuper d’eux-mêmes, c’est-à-dire de la défense conventionnelle de l’Europe, pendant que les Américains s’occuperont de la Chine. Ici aussi, nous ne pouvons que ressentir un impact au sein d’une organisation fondée sur le principe d’une coopération face à la menace russe.
Le troisième élément, encore plus nouveau que les deux précédents, est relatif à la prise à partie par les États-Unis d’un certain nombre d’alliés, comme le Canada, le Danemark concernant le Groenland, la Roumanie concernant le report des élections, mais également la prise à partie de l’Union européenne en tant qu’organisation. Je pense également aux prises de position du vice-président américain concernant l’Allemagne, le Royaume-Uni ou la Suède, lors de son discours à Munich il y a peu. L’ensemble de ces aspects dessine un projet idéologique destiné à affaiblir le projet européen, perçu par Donald Trump comme dirigé contre les États-Unis. J’ajoute qu’il y a chez beaucoup d’alliés européens une forme de traumatisme quand ils observent les développements intérieurs aux États-Unis, qu’ils jugeaient impossibles.
L’incertitude sur le degré de soutien américain aux Européens au sein de l’Otan dans la durée remet en cause les convictions des atlantistes, mais aussi celles des sceptiques. En effet, atlantistes et sceptiques partageaient en commun l’idée que les États-Unis étaient très attachés à l’Alliance, certains pour s’en féliciter, d’autres pour le déplorer.
Incertitude n’est pas certitude. Nous ne devons pas renoncer à influencer les décisions américaines, dont nombre d’entre elles ne sont pas prises, voire réellement conceptualisées. Il importe donc de parler à l’administration américaine en commençant par le niveau le plus important, qui est celui du président Trump.
Mais la simple existence d’une telle incertitude constitue bien un élément nouveau, qui entraîne deux grandes séries de conséquences.
La première a trait au thème de l’autonomie stratégique des Européens. Ce thème, porté depuis longtemps par la France, progresse désormais en raison du choc perçu par la grande majorité des alliés européens, qui s’accommodaient très bien jusque-là de la situation prévalente. En effet, ils recevaient des États-Unis quelque chose de très coûteux, la garantie de leur sécurité, en échange de quelque chose qui leur coûtait assez peu, c’est-à-dire un alignement politique assez large sur les Américains. Pendant des décennies, les pays qui étaient les plus en soutien politiquement de la relation transatlantique étaient aussi ceux qui dépensaient le moins pour leur défense. Cette corrélation n’est pas contradictoire, elle est assez logique. Sur ce point, l’administration américaine n’a pas tort ; il existait un phénomène de « passager clandestin ».
Désormais, nous vivons une situation complètement différente, avec la prise de conscience générale qu’il faut faire émerger l’Europe comme puissance. Le débat est rouvert, notamment en Allemagne, à la lumière des déclarations très importantes de Friedrich Merz au soir de son élection. Vous avez également vu la lettre que la présidente von der Leyen a diffusée en amont du Conseil européen qui se réunira demain. Nous assistons bien à un changement de paradigme, que nous appelions de nos vœux. Bonne nouvelle, car nous avons en effet promu ce thème de l’autonomie stratégique dans une certaine solitude, pendant des années.
Désormais, il existe un espace pour y parvenir, sans forfanterie, mais avec une certaine gravité. Ce nouveau contexte signifie des remises en cause douloureuses pour les autres, mais à vrai dire également pour nous-mêmes. Réduire notre dépendance aux États‑Unis nécessitera d’augmenter nos moyens, dans des proportions qui nécessiteront de renforcer les solidarités et les interdépendances entre les Européens. Jusqu’où sommes-nous prêts à compenser une solidarité transatlantique défaillante par une solidarité européenne renforcée ? Cette question, extrêmement politique, est devant nous et nécessitera d’opérer un certain nombre d’arbitrages, notamment dans le cadre de la révision de la RNS. Estimons‑nous que la solidarité et la communauté de destin entre Européens reposent sur des fondements philosophiques, historiques, culturels, économiques plus profonds que ceux que nous avions sur le plan transatlantique ? Jusqu’où sommes-nous prêts à jouer ce jeu de la solidarité européenne et des dépendances mutuelles consenties ?
La deuxième série de conséquences, qui est plus directement de mon ressort, porte sur les traductions concrètes d’une Europe stratégiquement autonome. Comment construire cette autonomie ? Il nous faut plus d’hommes mieux entraînés, plus de matériels interopérables, avec des plans crédibles qui dissuadent nos adversaires.
Dans toutes les armées de l’Alliance, se pose le sujet du recrutement et de la fidélisation des militaires, dans un contexte souvent très tendu sur le marché du travail. Il sera nécessaire de mettre en place une politique d’attractivité spécifique.
Il nous faudra également plus de matériels, ce qui implique une politique industrielle renforcée, au niveau français et européen.
En matière d’interopérabilité entre les armées, il demeure encore beaucoup à faire afin que les matériels, les munitions et les procédures soient pleinement interopérables.
Par ailleurs, l’Europe souffre d’un manque assez cruel au niveau européen d’enablers, c’est-à-dire les matériels qui permettent de faire fonctionner les autres matériels en matière de renseignement, de surveillance, de reconnaissance, de ciblage, de déplacement, de transport, de ravitaillement, de commandement et de contrôle. Il faut nous doter en priorité de ces matériels, qui constituent la « glu » entre nos armées, laquelle est actuellement assurée très largement par les Américains.
Nous devons par ailleurs établir une analyse commune des menaces et des plans crédibles pour y répondre. Ce travail est bien réalisé dans le cadre de l’Otan, dont il s’agit du cœur de métier. L’enjeu consiste ici à faire en sorte que l’éventuel désengagement des Américains et la montée en puissance des Européens s’effectuent dans des conditions qui préservent la possibilité et la crédibilité de ces plans.
Pour y parvenir, il nous faut plus de financements publics et privés au niveau national et européen. Vous savez mieux que moi le défi politique que cela représente, mais si nous considérons que nous entrons dans la période la plus dangereuse depuis la guerre froide, il ne sera pas possible de la gérer à la moitié du coût dépensé en moyenne pendant la guerre froide.
Dans ce contexte, il importe également de plus recourir à l’innovation, qui peut nous aider face au double goulot d’étranglement industriel et financier que nous connaissons. Lors de son audition devant votre commission, l’amiral Vandier, qui mène un travail remarquable comme commandant suprême pour la transformation, vous a présenté la révolution en cours dans les affaires capacitaires, ainsi que les possibilités que l’innovation offre pour obtenir assez rapidement de la masse à des coûts relativement faibles, en complément des grandes plateformes qui resteront bien sûr nécessaires. Si la France et l’Europe décident de mener à bien d’importants investissements, il me semble essentiel de prioriser l’innovation et de rattraper notre retard dans ce domaine, qui est déjà plus important que dans le domaine des solutions industrielles classiques.
En conclusion, je souligne deux éléments pour essayer d’être complet. Le premier n’est pas directement de mon ressort et concerne la dimension nucléaire. Nous ne souhaitons pas conduire cette discussion dans le cadre de l’Otan, mais cette dimension y est évidemment très présente. Tout en réclamant un transfert de charge conventionnel, les Américains n’ont à ce stade jamais mentionné une remise en cause de leur garantie nucléaire. Cependant, nous constatons que cette question peut elle aussi subir des impacts au moins indirects, impliquant que les Européens conduisent un débat à ce propos. Le probable futur chancelier allemand l’a proposé et le président de la République a répondu qu’il y était ouvert – et pour cause, puisque nous le proposons depuis des années.
Le dernier élément est relatif à l’Ukraine. Tout ce qui apparaît cher aujourd’hui coûtera encore plus cher demain si l’Ukraine doit subir un accord léonin. Une Ukraine fragile équivaudrait à une sécurité dégradée pour les Européens. Il serait donc nécessaire de renforcer encore plus notre posture, engendrant un coût supplémentaire très élevé. C’est la raison pour laquelle, en dépit des incertitudes du moment, nous sommes particulièrement actifs sur le dossier ukrainien, comme en témoigne le déplacement du président de la République à Washington.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je cède à présent la parole aux orateurs de groupe.
M. Julien Limongi (RN). Monsieur l’Ambassadeur, le monde semble redécouvrir ces derniers jours que les États-Unis, quelle que soit l’administration, font preuve d’un tropisme isolationniste. Certains en profitent pour ressortir leur projet chimérique d’Europe de la défense. Entre l’alignement sur Washington et les lubies fédéralistes, la voix de la France s’est historiquement distinguée par son indépendance, garantie notamment par sa dissuasion nucléaire. Or certaines propositions récentes évoquent une mise en commun de cette force au sein d’une hypothétique défense européenne. Nous le disons avec la plus grande clarté : la dissuasion nucléaire française ne saurait être ni partagée, ni même diluée. Elle constitue le socle de notre autonomie stratégique et doit le rester.
À l’inverse, la France a toujours fait le choix d’une industrie de défense souveraine et d’un modèle militaire autonome, fidèle à l’héritage du général de Gaulle. Pourtant, la question de l’interopérabilité se pose aujourd’hui avec acuité, alors que la quasi-totalité des pays européens ont opté pour du matériel militaire américain au détriment des équipements européens. La France doit représenter un acteur de la stabilité et ne pas entrer dans une logique de confrontation qui serait contraire à ses intérêts. C’est pourquoi le Rassemblement national s’oppose à l’adhésion de l’Ukraine à l’Otan comme à l’Union européenne. Une telle perspective ne ferait qu’attiser les tensions et nous entraîner dans une escalade dont nous ne maîtriserions ni les risques, ni les conséquences.
Elle ne serait d’ailleurs d’aucune aide immédiate à l’Ukraine, qui fait preuve d’une résilience et d’un courage admirables. Les processus d’adhésion sont particulièrement longs et fastidieux et le ministre des affaires étrangères a rappelé devant cette assemblée qu’il n’y aurait pas d’exception pour. Dès lors, alors que l’actualisation de la RNS de 2022 est en cours de réflexion, comment la France peut-elle préserver son autonomie stratégique et sa liberté d’action en Europe et dans le monde, tout en refusant une soumission à Washington et une défense européenne artificielle, sans vision ni capacité réelle ?
M. David Cvach. Je ne me sens pas particulièrement soumis, ni contraint dans mon activité quotidienne d’ambassadeur à l’Otan, où je suis capable, au nom de la France, de dire oui ou non. Ce qui nous définit assez bien – au moins depuis les origines au moins de la Ve République – c’est l’idée que nous sommes alliés, mais pas aligné, ce qui est assez différent d’une position de non-aligné. Nous jouons un rôle très important au sein de l’Otan pour contribuer à définir une réponse forte face à la menace russe, car telle est la vocation de cette alliance ; en revanche, nous conservons toujours notre liberté de parole et de décision.
Comme je l’ai indiqué, nous ne souhaitons pas mener une discussion concernant le nucléaire dans le cadre de l’Otan. Cependant, en tant que diplomate français, j’estime que le nucléaire figure au cœur de notre politique de défense et de notre politique étrangère. Il faut mener un débat entre Européens, en rappelant qu’un élément, la décision, ne se partage pas. Il n’en est pas question. En revanche, il importe de discuter de la dimension européenne de nos intérêts vitaux, qui a été exprimée par le président de la République, mais aussi un certain nombre de ses prédécesseurs. Le Ministre des Armées a récemment récapitulé les expressions utilisées par les présidents successifs, y compris celle du Général de Gaulle.
Ensuite, si les États-Unis se retranchent dans l’isolationnisme, je vois mal comment ils resteraient dominants à l’Otan. Ils n’ont pas tenu ce discours à ce jour, mais s’ils devaient se désengager de l’Otan, il me semble que cela nous ouvrirait des perspectives intéressantes pour y prendre plus d’importance, en tant qu’Européens.
En matière de stratégie militaire, nous voulons et devons être capables de conduire seuls la sanctuarisation de notre territoire national. En revanche, pour le reste de notre stratégie militaire, nous devons être en mesure d’agir dans le cadre de coalitions. À l’inverse de nombreux pays, nous n’avons pas besoin de l’Otan pour notre survie, mais nous devons être capables de travailler avec les autres pour assurer notre sécurité, à travers des coopérations et l’interopérabilité.
Ces éléments doivent être adossés à une industrie européenne. Nous pensons fermement que si l’Europe développe un grand programme d’investissement dans la défense, elle doit évidemment le faire avec une forte préférence européenne. Il n’est pas question de recréer par ce biais les dépendances que nous essayons de réduire par ailleurs.
Mme Natalia Pouzyreff (EPR). Monsieur l’ambassadeur, au nom de mon groupe, permettez-moi de vous remercier pour votre discours franc et clair sur le plan politique. Chaque jour apporte effectivement une marque supplémentaire du désintérêt de l’administration Trump pour la sécurité de l’Europe et pose de manière inédite la question de l’avenir de l’Otan. De fait, les dernières évolutions, dont le rapprochement entre Moscou et Washington, la posture inamicale vis-à-vis des alliés occidentaux, l’accueil insultant réservé aux présidents. Zelenski et maintenant la suspension de l’aide militaire à l’Ukraine donnent l’impression d’assister à un renversement d’alliance.
L’Otan représente l’organisation la plus opérationnelle pour la défense collective en Europe, en termes de commandement, d’organisation, d’interopérabilité. Elle est dotée de plans de défense régionaux spécifiques pour repousser une attaque russe. Alors que vingt‑sept pays sur les trente-deux membres de l’Otan sont européens, que tous s’accordent sur la nécessité d’investir enfin plus dans leur défense et qu’un pilier européen soit en train de se concrétiser, les alliés sont dans l’incertitude. Cette incertitude fait peser un doute sur la sécurité transatlantique, dont la stabilité repose largement sur la présence militaire américaine.
Quel serait l’impact d’un désengagement des forces américaines stationnées en Europe ? Je rappelle que ces forces représentent 30 % des forces de l’Otan en Europe et 70 % des équipements critiques. Dans quelle mesure les Européens pourraient-ils y pallier pour sécuriser le flanc oriental ? Plus généralement, dans le contexte actuel, et alors que la Russie est décrite dans le concept stratégique de 2022 comme la menace la plus importante et la plus directe pour l’Otan, quel est l’état des discussions entre le secrétaire général Mark Rutte et les alliés ?
M. David Cvach. Pour le moment, les Américains n’ont pas exprimé d’éléments précis concernant les modalités ou le calendrier d’un éventuel retrait. Mais si nous envisageons cette hypothèse, je dirais que l’essentiel concerne la manière dont celui-ci serait organisé entre eux et nous, de façon responsable, afin d’éviter de nous réveiller un matin avec une annonce nous obligeant à parer au plus pressé. Il y a toute une histoire de hausse et de baisse du nombre de troupes américaines en Europe. Si c’est organisé et que nous disposons d’une visibilité suffisante, la situation ne sera pas forcément ingérable.
Ensuite, les enablers sont actuellement essentiellement américains. En conséquence, il nous faut aller le plus vite possible pour nous doter des matériels les plus urgents évoqués dans la lettre de Mme von der Leyen, et nous permettre d’atteindre de la masse le plus rapidement possible.
Dans ce contexte, la discussion entre l’UE et l’Otan est désormais très différente de celle qui existait encore il y a peu, où les deux parties se regardaient en chiens de faïence. La personnalité, l’expérience et les bonnes relations du secrétaire général de l’Otan avec les leaders européens jouent à ce titre un rôle essentiel. Désormais, il existe une discussion permanente, qui est essentielle pour trouver des réponses, des deux côtés. Il n’y a pas de réponse au défi de l’autonomie stratégique qui soit uniquement à l’OTAN ou uniquement à l’OTAN. Les deux doivent travailler ensemble. L’Otan n’interviendra jamais en matière de politique industrielle, mais l’UE est en mesure de le faire, même s’il s’agit d’un défi pour elle dans le domaine de la défense. De son côté, l’Otan sait établir des plans et en déduire des processus capacitaires et des règles d’interopérabilité nécessaires.
M. Aurélien Saintoul (LFI-NFP). Monsieur l’ambassadeur, je vous remercie de votre intervention, qui a quelque chose d’un peu hallucinant puisque vous avez passé l’essentiel de votre temps de parole à nous décrire ce que serait d’une certaine façon l’Otan sans les États-Unis. Quels éléments du traité permettraient-ils aux États-Unis de se retirer et comment cela devrait être réalisé ? En réalité, si un État membre souhaite quitter l’Otan aujourd’hui, il doit le notifier aux États-Unis. On imagine mal les États-Unis se notifier leur retrait à eux-mêmes. Simultanément, s’ils se retiraient, on peut s’interroger sur ce qu’il adviendrait réellement de l’organisation.
Ensuite, ma deuxième question est évidemment liée à l’atmosphère. La manière dont l’administration agit et la façon dont M. Vance a souffleté les Européens au visage il y a peu de temps a suscité un certain émoi. Néanmoins, m’étant rendu à Bruxelles peu de temps après en compagnie de quelques collègues dans le cadre de l’Assemblée parlementaire de l’Otan, je n’ai pas noté que cet émoi était tel que la plupart des États représentés envisageaient une véritable volonté de s’émanciper, à l’exception d’un parlementaire canadien, qui a eu des mots durs à l’égard de l’administration américaine. Dans le contexte actuel et connaissant le goût du chantage de Monsieur Trump, nous sommes fondés à nous demander si les États membres de l’Otan ne sont pas tout simplement prêts à mettre la main au porte-monnaie et à payer les 5 % espérés par le président des USA. Qu’adviendrait-il de l’Otan si les uns et les autres décidaient de payer 5 % ? Ne s’agit-il pas tout simplement de l’issue du bras de fer qui est entamé ?
Enfin, l’Union européenne n’est pas dotée de la compétence politique en matière de défense. Combien de temps allons-nous choisir d’outrepasser les traités sans nous mettre en conformité ?
M. David Cvach. Encore une fois, nous n’avons pas d’indication que les États-Unis souhaiteraient quitter le traité. Puisqu’ils en sont dépositaires, il est normal que tout retrait leur soit notifié. Dans cette hypothèse, il semble en revanche exister un débat interne aux États-Unis concernant les prérogatives présidentielles dans ce domaine. Par ailleurs, les États‑Unis ne sont pas obligés de se retirer de l’Otan pour que la crédibilité de leur soutien à l’Otan soit affaiblie
S’agissant de la volonté européenne d’émancipation, j’observe l’apparition de nouvelles déclarations. Je n’aurais jamais imaginé entendre lors de ma carrière diplomatique un potentiel chancelier allemand parler non pas d’autonomie stratégique mais d’indépendance européenne en tant qu’objectif à terme. À l’heure actuelle, le choc est tellement vertigineux sur le plan psychologique que certains hésitent à agir ou à demeurer dans le wishful thinking, le déni. Mais j’ai le sentiment que la bascule que nous attendons depuis longtemps est en train de se produire, dans les circonstances dramatiques que nous connaissons.
Je ne commenterai pas le terme de chantage que vous avez employé. Mais nous ne devrions pas avoir besoin de Donald Trump pour estimer qu’il nous faut dépenser bien davantage pour notre défense. Compte tenu de l’environnement international, notre sécurité diminue et nous devons la consolider, ce qui implique naturellement des coûts supplémentaires pour notre « assurance-vie ».
Ces éléments créent peut-être un espace de convergence avec les États-Unis. À vrai dire, les Américains peuvent souverainement considérer que les Européens, riches et nombreux, ne sont plus dans la situation qui était la leur dans les années 1940 et 1950 et qu’ils doivent être capables d’assurer leur propre sécurité pendant qu’eux s’occupent d’autres questions. Si l’on se place du point de vue américain, il faut reconnaître que le défi de la montée en puissance de la Chine leur pose des questions très complexes. Ce pivot ne date pas de Trump, il remonte au moins à l’administration Obama.
Compte de l’évolution possible des États-Unis, de la dégradation de notre environnement stratégique et de la situation en Ukraine à très court terme, nous avons intérêt à renforcer notre effort collectif de défense au niveau européen, dont nous aurons besoin pour faire face aux défis.
M. Guillaume Garot (SOC). Monsieur l’Ambassadeur, vous avez rappelé combien l’axe Trump-Poutine bouleversait le fonctionnement et probablement les fondements de l’Otan. Vous venez de parler de bascule à l’instant et l’on ne peut que vous rejoindre. La position américaine sur l’Ukraine, les attaques idéologiques contre l’Union européenne par le vice-président et les prises à partie par Trump de pays comme le Canada ou le Danemark changent à l’évidence radicalement la donne.
Comment devons-nous collectivement repenser le fonctionnement de l’Otan ? D’abord, faut-il repenser le processus décisionnel de l’Otan ? Nous devons nous poser cette question démocratiquement, afin de débattre. Enfin, nous avons tous en tête l’idée d’une articulation entre une nécessaire défense européenne et celle d’une Otan qui connaîtrait le désengagement des États-Unis. À cet effet, pouvez-vous nous fournir plus de détails sur le nombre d’hommes et de matériels nécessaires ?
M. David Cvach. Conscient que nous ne sommes pas à huis clos, je ne voudrais pas que mes propos soient mal interprétés. Il n’existe toujours pas d’indications particulières de la part des États-Unis témoignant de leur volonté de se retirer de l’Otan, ni même d’indications précises sur une réduction de leur contribution, en hommes ou en matériels. L’expression est même plutôt inverse.
Ce préalable étant posé, nous souhaitons que les Européens montent en puissance, à titre national, dans le cadre européen et celui de l’Otan. Je ferai preuve de prudence sur le fait de débuter par des questions de gouvernance, car elles recèlent un grand potentiel de crispation de toutes sortes de débats, y compris entre Européens. Avant de décider des emplois, de qui décide, l’enjeu essentiel consiste à effectuer une analyse commune des menaces et de nous doter de moyens, de matériels et d’une capacité à les faire fonctionner ensemble.
Lorsque nous aurons construit ces éléments, il sera temps de se demander le cadre de leur emploi, qu’il s’agisse d’un cadre otanien, d’un cadre UE ou un cadre ad hoc, en fonction des priorités du moment.
Un certain nombre de matériels dont nous avons besoin ne seront disponibles que dans un certain nombre d’années. Quelle peut être l’alternative ? Ce travail de réflexion doit être mené par des militaires et j’imagine que l’amiral Vandier a dû évoquer ces sujets devant votre commission.
Ensuite, il existe un défi RH à moyen terme, afin de continuer à attirer de manière pérenne, voire à augmenter les volumes dans les différentes forces armées des alliés européens. À court terme, l’enjeu consiste surtout à les faire rapidement se déplacer et travailler ensemble sur le théâtre européen, en fonction des nécessités. Ce travail est conjoint entre l’Otan, l’UE et les nations. Lorsque nous avons déplacé des troupes de France en Roumanie, nous nous sommes ainsi aperçus qu’un tel déplacement n’était pas si aisé, en raison de différentes contraintes physiques mais aussi réglementaires, qu’il nous faut rapidement lever.
M. Jean-Louis Thiériot (LR). Monsieur l’Ambassadeur, vous avez très clairement rappelé le rôle essentiel de l’Otan, en matière de planification capacitaire et d’interopérabilité. Notre groupe souhaite s’épargner les propos définitifs et moralisateurs et souligne qu’il importe de sauver ce qui peut ou ce qui doit l’être de la relation transatlantique de sécurité collective. Naturellement, cela ne nous empêche pas de réfléchir au futur.
Ensuite, dans la situation d’incertitude que nous connaissons, nous trouvons irresponsable d’agiter la peur d’un partage de la décision nucléaire. À aucun moment, aucun dirigeant français n’a parlé d’un partage de cette décision. En revanche, la dimension européenne des intérêts vitaux de la France a été évoquée par le général de Gaulle dès 1964, dans une ordonnance déclassifiée aux armées dans laquelle l’Allemagne et le Benelux étaient évoqués. Cet aspect a ensuite été rappelé par tous les présidents de la République.
Cela posé, pour négocier dans les meilleures conditions, y compris avec nos alliés américains, il faut être capable d’avoir un plan B pour essayer de sauver le plan A. Le grand intérêt de l’Otan réside dans ses états-majors, à peu près 15 000 hommes, et ses enablers. Combien d’officiers européens faudrait-il disposer pour disposer d’une capacité de substitution ? Sommes-nous capables de le faire ? Quel est le budget prévisionnel pour arriver à remplacer ces enablers et sous quelle échéance ? Enfin, vous êtes en contact avec vos homologues allemands ou d’autres pays de l’Europe. Compte tenu notamment du discours très fort du probable futur chancelier Merz, pensez-vous que nous assistons à un changement de fond ?
M. David Cvach. Je partage avec vous l’idée de ne pas être moralisateur mais de réfléchir ensemble, qui correspond aux priorités du moment. L’idée de réfléchir à un plan B inquiète parfois certains de nos alliés, qui redoutent qu’elle soit autoréalisatrice. Ils craignent qu’en donnant trop le sentiment aux Américains que nous sommes prêts à réfléchir à ce que nous ferions sans eux, nous accélérions un retrait qu’ils n’ont pas encore décidé. Il faut entendre cette prudence, même si elle peut parfois nous agacer. La France est le seul pays en dehors des États-Unis à ne pas envisager l’Alliance comme sa condition de survie. Par conséquent, réfléchissons à ce scénario, mais ne le présentons pas comme quelque chose d’inévitable ou de souhaitable.
De nombreux alliés sont pris de vertige lorsqu’ils évaluent ce qu’impliquerait le remplacement intégral du nombre de militaires et de matériels américains si ceux-ci devaient être substitués à due proportion. Cela apparaît tellement colossal que certains pourraient préférer ne pas l’envisager et privilégier de mettre la pression sur M. Zelensky plutôt que sur M. Trump. Sans méconnaître l’ampleur du défi auquel nous faisons face, je pense qu’il est préférable de raisonner à partir de ce que nous pourrions faire par rapport aux besoins les plus urgents. D’une certaine manière, il s’agirait d’une façon « européenne » de conduire la guerre si nous sortions d’un schéma qui est aujourd’hui très largement américain.
Compte tenu de notre histoire et de notre culture militaire, nous sommes assez bien placés pour être ceux qui pourraient concevoir une manière européenne de faire la guerre, qui préserve les apports de l’Otan, qui est en réalité notre langage commun. Il faut préserver ce langage commun qu’il serait difficile de recréer autrement, mais aussi les procédures et plus largement, tout ce qui permet cette interaction, cette fluidité et cette « glu ». Dans l’hypothèse que vous soulevez, il faudrait le faire autrement, avec probablement moins de monde dans les états‑majors. À cet égard, l’Otan peut avoir tendance à développer des états-majors très nombreux, par comparaison avec le Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO).
Si les Américains devaient se retirer dans une hypothèse extrême, certaines estimations évaluent les dépenses de substitution nécessaires pour l’Europe nettement au-delà de 5 % du PIB. Mais encore une fois, je ne pense pas qu’il faille raisonner de la sorte, pour privilégier les actions que nous pourrions mener dans les délais les plus rapides, et en déduire une stratégie militaire « suffisante. »
M. le président Jean-Michel Jacques. Il me semble en outre nécessaire de relativiser la menace russe. La Russie a une population de 143 millions d’habitants, quand la population totale de l’Europe s’établit à 450 millions.
M. David Cvach. Vous avez raison. Il est regrettable, dans la situation actuelle, de donner une telle importance à la Russie, qui ne la mérite pas en vérité. Il n’est pas particulièrement impressionnant que la Russie en soit là où elle en est aujourd’hui après trois ans de guerre.
Mme Catherine Hervieu (EcoS). Monsieur l’Ambassadeur, le lien transatlantique est perturbé par les positions et les déclarations des représentants politiques étasuniens au sujet des relations internationales et européennes. Les garanties de sécurité américaines sont remises en cause ou en tout cas fortement interrogées. L’autonomie stratégique devient inévitable pour la sauvegarde du continent. Les États-Unis ne pourront plus être le principal pourvoyeur de sécurité.
Nous allons devoir dépasser cette situation à court terme et à plus long terme. La solidarité au niveau européen pour l’autonomie stratégique de l’Europe doit s’organiser pour repenser et consolider sa sécurité. La France y joue un rôle majeur. La Pologne assure actuellement la présidence du Conseil de l’Union européenne et engage des orientations sur plusieurs volets de la défense. Le premier objectif concerne le débat sur le financement de la défense dans l’Union et l’augmentation des dépenses pour maintenir cette défense à un niveau adapté aux menaces hybrides. La montée en puissance des Européens dépend de financements publics et privés, du développement et du renforcement de l’innovation en matière de recherche et développement.
Le deuxième objectif vise à soutenir les infrastructures clés de défense et à double usage tel que le bouclier oriental et la ligne de défense de la Baltique. Face à des incidents récurrents et plus récemment au sabotage de câbles et de gazoducs sous-marins, l’Otan a renforcé sa présence en mer Baltique pour protéger les infrastructures stratégiques. Enfin, la Pologne avait annoncé le renforcement de la coopération avec l’Otan et des pays non‑membres de l’Union européenne. Quels sont les scénarios les plus probables entre le renforcement du pilier européen de l’Otan, la coordination de la coopération entre l’UE et l’Otan et le développement d’une défense commune avec les pays européens volontaires ? Sont-ils compatibles ? Enfin, quelle est l’ambiance vos homologues dans ce contexte troublé ?
M. David Cvach. Je vous avoue que l’ambiance est très particulière ; je suis probablement le seul ambassadeur de France dans l’histoire de l’Otan qui reçoit régulièrement ses collègues venant chercher du réconfort.
Les trois pistes que vous esquissez sont non seulement compatibles, mais plus encore, je pense qu’elles sont absolument essentielles pour notre édifice. Le préalable porte sur le renforcement des efforts nationaux. Dans ce domaine, il convient de raisonner bien au‑delà des questions de pourcentage ou de dépenses de défense ; chaque nation doit conduire un véritable travail opérationnel.
Je souligne également la dynamique intéressante existant entre les pays désireux et capables de faire plus. De fait, en matière de coopération renforcée, des événements intéressants se produisent chez les pays nordiques par exemple, qui sont aujourd’hui politiquement alignés quand ils poursuivaient des options stratégiques assez différentes, il y a peu de temps encore. Ils renforcent non seulement leurs budgets nationaux, mais également leur coopération, y compris avec les pays baltes, à travers le forum Nordic-Baltic Eight. De notre côté, le format dit « E5 » se réunit régulièrement, mais désormais, il faut considérer les pays nordiques comme une entité de poids. En tant que diplomate, j’observe que cette crise donne presque spontanément naissance à de nouveaux formats rassemblant des pays prêts à dépenser plus et à prendre plus de risques. Ces formats produiront des effets au sein de l’UE, mais également de l’Otan. En conséquence, ces différentes dynamiques s’épaulent totalement, selon moi.
Au sein de cet ensemble, il existe quelques relations clefs, à l’instar de la relation historique qui nous lie aux Britanniques. De fait, vous constatez que le président de la République et le premier ministre britannique sont très agissants actuellement sur la question ukrainienne. Ce travail ira bien au-delà, puisqu’un sommet bilatéral important se déroulera au mois de juin. La dynamique franco-allemande est également historique, mais son potentiel semble revigoré en matière d’autonomie stratégique, compte tenu des orientations de M. Merz.
Je pense enfin à la dynamique franco-polonaise. La Pologne constitue déjà un acteur très important de la défense européenne et le sera encore plus demain, compte tenu des investissements auxquels elle consent. Nous devons à ce titre mener un travail pour densifier fortement la relation franco-polonaise, qui a connu des hauts et des bas. Sur le plan politique, nous sommes à nouveau en phase, mais il convient également que les « infrastructures » politico-militaires des deux pays se connectent bien davantage. Pour terminer, fort de mon expérience en Suède, je pense que nous avons également beaucoup à accomplir avec les pays nordiques.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je rappelle que le format E5 regroupe la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, la Pologne et l’Italie.
Mme Josy Poueyto (Dem). Au préalable, je regrette que votre audition ne se déroule pas aujourd’hui à huis clos pour profiter plus amplement de votre expérience et échanger de manière plus profonde.
Ensuite, avec plusieurs collègues parlementaires, nous nous sommes rendus en Roumanie, où nous avons rencontré les forces de l’Otan. Nous y avons rencontré des militaires très engagés, même si nous espérons qu’ils ne seront pas obligés d’agir.
Nous parlons depuis longtemps de défense européenne face à la vulnérabilité de l’Europe en termes de souveraineté stratégique. Au nom du groupe démocrate qui porte l’Europe dans son ADN, je ne peux qu’insister une nouvelle fois : les intérêts de la France se retrouvent dans les intérêts de l’Europe, en particulier dans les sujets de la défense. De fait, nos modèles d’armées ne peuvent répondre à des enjeux de masse qu’à travers des alliances.
Je constate que les États-Unis poussent l’Europe à s’autonomiser. Je ne sais pas à ce stade s’il faut en remercier Donald Trump ou non. Je sais en revanche que depuis des décennies, les Américains nous invitent régulièrement à participer davantage au pot commun du budget de l’Otan. Mais les Européens, pour de multiples raisons, ont choisi de rester des consommateurs de sécurité auprès des États-Unis. Si l’on en croit l’excellent rapport de 2023 de nos collègues Larsonneur et Thiériot, en 2022, il manquait ainsi 76 milliards d’euros d’investissements cumulés par les États membres en faveur de leur défense pour atteindre l’objectif collectif des 2 % du PIB. Pour autant, les commandes des pays européens représentent la grande majorité des ventes conclues en 2023 par les États-Unis, pour un montant total de 80 milliards de dollars, soit un record.
En vérité, nous ne découvrons pas que l’Europe dépend non seulement du parapluie des États-Unis, mais aussi du matériel américain qui est acheté et utilisé par un certain nombre d’États membres de l’UE. La hausse sensible des défenses militaires en Europe n’a que faiblement profité à la base industrielle et technologique de défense (BITD). Avez-vous une idée du total actualisé de ces matériels présents sur le sol européen ?
M. le président Jean-Michel Jacques. Le sujet du huis clos a effectivement suscité débat au sein du Bureau de la commission. Nous étions un certain nombre à défendre son utilité, qui me semble essentielle, à sa juste mesure.
M. Jean-Louis Thiériot (LR). Je partage totalement l’avis de ma collègue Poueyto. Pour un certain nombre d’auditions, nous devons revenir au format du huis clos, sans lequel nous ne pourrons pas traiter du fond et nous nous limiterons à des postures.
M. David Cvach. Je demeure naturellement à la disposition de la représentation nationale, quels que soient les formats.
Madame la députée, votre question a trait à l’évaluation de la compensation qu’il nous faudrait effectuer en cas de retrait américain en Europe. Comme je l’ai indiqué précédemment, il ne me semble pas pertinent d’envisager de procéder à une substitution à due proportion des moyens que les Américains consacrent sur le théâtre européen, mais plutôt de réfléchir à la manière dont nous pourrions de manière rapide, crédible et réaliste, avec des moyens supplémentaires, assurer une défense suffisante.
M. Didier Lemaire (HOR). Depuis quelques jours, les pays européens membres de l’Otan sont confrontés à un changement radical de leur architecture de défense. Beaucoup contestent l’engagement américain à protéger ces derniers d’une attaque au titre de l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord. Or aujourd’hui, ce parapluie américain n’est plus garanti.
Ce changement surprend peut-être moins la France que d’autres pays. Depuis 2017, la France, par la voix du président de la République, appelle à renforcer l’autonomie stratégique de l’Europe et la souveraineté industrielle du continent en matière de défense. Nous avons fait adopter en 2023 une loi de programmation militaire qui a grandement contribué à la montée en puissance de nos armées. Force est de constater que nous avions raison sur ce point, parfois à rebours de nos partenaires européens prompts à asseoir leurs économies sur les dividendes de la paix.
De notre côté, dès la revue stratégique de 2022, nous parlions d’une position d’équilibre entre notre rôle de bon élève au sein de l’Otan et la nécessaire émergence d’une défense européenne. Mais aujourd’hui, ce n’est plus équilibre mais une véritable bascule qu’il faut opérer en faveur de l’Europe et de la défense. Dans cette logique de bascule en faveur d’une défense européenne, comment la France agit au sein de l’Otan pour créer un pilier européen capable d’influencer la marche de l’Alliance ?
M. David Cvach. Cette question se pose d’une manière complètement nouvelle depuis quelques semaines. Notre position à l’Otan est singulière, mais nous sommes reconnus comme un des principaux partenaires et contributeurs de sécurité. Régulièrement, nous sommes cependant en décalage par rapport à la tendance dominante sur le plan politique. Au sein de l’Otan, nous n’étions pas, comme nous le sommes au sein de l’UE, au cœur des équilibres politiques. À l’Otan, les pays ne se tournent pas spontanément vers la France pour lui demander ce qu’elle propose, ce qui arrive en revanche tous les jours au sein de l’UE.
Depuis quelques semaines, la donne a un peu changé ; il existe un réel appétit pour une concertation européenne plus nourrie. Habituellement, au sein de l’Otan, chacun a tendance à parler aux États-Unis plus qu’à n’importe quel autre partenaire, mais l’ambiance est désormais et pour le moment quelque peu différente. Nous entendons, nous lisons que « la France a eu raison ». Nous devons en avoir conscience tout en ne nous drapant pas dans la posture de celui « qui l’avait bien dit ». Nos partenaires attendent de notre part des solutions, ou à tout le moins des pistes.
À ce sujet, le travail que mène le président de la République auprès de M. Trump, de M. Zelensky, des Européens ; le travail en commun avec le Premier ministre britannique, nous confère un ce moment un crédit considérable. Nos partenaires reconnaissent d’autant plus que la France avait finalement eu raison qu’elle essaye de faire tout ce qu’elle peut actuellement pour limiter les dégâts. Nous n’adoptons pas une attitude de Schadenfreude, qui consiste à se réjouir des malheurs des autres. Désormais, il importe de transformer notre influence pour consolider notre travail, au sein de l’Otan.
En dehors de l’Otan, je pense que cela en prend le chemin, comme en témoignent les différents groupes qui se réunissent. Il existe manifestement une dynamique intéressante au sein de l’Union européenne et il faut que cette dynamique qui est plus fragile à l’Otan – car il est plus difficile de la développer dans cette enceinte – y soit consolidée dans les prochaines semaines et les prochains mois. Cela passera surtout par des rencontres informelles, ainsi que par l’obligation de nous assurer que nous sommes bien alignés avec les positions nationales exprimées par nos leaders lors de leurs contacts ou à l’UE. Cela semble presque élémentaire, mais il existe souvent un phénomène de « bulle » à l’Otan où l’on ne parle pas exactement de la même manière qu’ailleurs. Je m’emploierai dans les prochains mois à ce que les pays européens désireux et capables agissent de plus en plus en concertation, coopération et coordination, de manière unie.
M. David Habib (LIOT). En préambule, je tiens à rappeler que l’agresseur est Poutine et non Trump. Trump nous déçoit, nous déstabilise, nous trahit. Mais encore une fois, l’agresseur est Poutine. Je tiens à le rappeler au moment où un certain nombre de formations politiques profitent de cette situation pour remettre en cause le lien historique qui nous unit avec les États-Unis.
Je présidais la séance lors de laquelle la France a renoncé à vendre les frégates à la Russie et je me souviens des interventions délirantes qui avaient eu lieu dans l’hémicycle, notamment de la part du groupe LR de l’époque. Encore une fois, Poutine est l’agresseur, l’ennemi. François Hollande a eu raison de rappeler que nous ne parlerons à Poutine que lorsque Zelensky l’aura fait. Le lien de solidarité avec les Ukrainiens passe aussi par cela.
L’acceptabilité de l’effort et de l’engagement relève de la volonté des peuples et non du désir des gouvernants. Quel est d’après vous le niveau d’acceptabilité à l’intérieur de l’Otan, qui permettrait éventuellement aux gouvernants de prendre des décisions courageuses et innovantes ?
M. David Cvach. Il ne me revient pas de mener des analyses trop politiques. Cependant, j’ai le sentiment que puisque nous vivons une situation de crise, le dialogue entre les gouvernants et les opinions peut également faire évoluer ces dernières, qui sont plus malléables. Elles n’ont probablement pas envie de consentir à des sacrifices, mais elles sont aussi conscientes que nous vivons un moment dangereux. Elles ont besoin que nous fassions preuve de pédagogie avant d’en tirer leurs propres conclusions. D’une certaine manière, vos efforts contribuent également à éclairer l’opinion.
S’agissant de l’acceptabilité, j’en reviens également à la logique « désireux et capables » : les pays qui s’engagent le plus loin sont ceux dont les gouvernements estiment que leurs opinions y sont prêtes. La plupart des pays qui disposent d’une frontière et d’une histoire communes avec la Russie ou sont à proximité sont manifestement déterminés à beaucoup dépenser, mais également à organiser leur défense et leur société pour faire face aux défis militaires, mais aussi hybrides. Plus l’on s’éloigne de la frontière, plus le paysage sociopolitique devient nuancé.
Quelques exceptions doivent être mentionnées, à l’instar de la France et du Royaume-Uni, en raison de notre statut de puissance globale dotée, de notre culture stratégique. Je pense également aux Pays-Bas. La destruction en juillet 2014, au-dessus de l’est de l’Ukraine, de l’avion de la Malaysia Airlines reliant Amsterdam à Kuala Lumpur y joue certainement un rôle, au même titre que d’autres facteurs.
Cela ne signifie pas pour autant que les opinions des autres pays ne soient pas conscientes des dangers. Les annonces se multiplient tellement du côté américain que l’on n’en oublierait que l’administration est seulement en fonction depuis six semaines. Il faudra donc surveiller de quelle manière les opinions évoluent. Mais il semble définitivement se passer quelque chose d’intéressant en Allemagne.
M. Édouard Bénard (GDR). Monsieur l’ambassadeur, je me réjouis de votre audition de ce jour devant notre commission, des éclairages que vous nous apportez quant à la représentation permanente de la France auprès de l’Otan, en matière diplomatique, de coordination militaire et politique, de suivi de l’engagement français dans les missions de maintien de la paix et d’exercices militaires menés sous l’égide de l’Alliance.
L’actualisation de notre revue stratégique ne saurait s’extraire d’un contexte largement évoqué. L’équilibre géopolitique mondial a connu de multiples bouleversements ces dernières années, en Afrique de l’Est et de l’Ouest, au Soudan, en République démocratique du Congo, mais aussi à travers le conflit israélo-palestinien et la guerre en Ukraine. Ces derniers jours, chaque heure nous apporte son lot d’inquiétudes, d’incertitudes, quant à notre niveau de mobilisation et quant à l’engagement de Washington.
Au regard de la posture américaine sur l’invasion russe en Ukraine, sortir a minima du commandement intégré de l’Otan – que nous, communistes, avons toujours considéré comme de l’impérialisme atlantiste – représente non seulement une nécessité historique, mais aussi une urgence politique. Notre revue stratégique ne saurait en faire l’impasse, y compris dans une logique européenne, pour véritablement changer de cap et construire de nouvelles coopérations avec le Sud global, pour lesquelles l’organisation transatlantique constitue un frein.
Ni allégeance, ni alignement ; mais dialogue et diplomatie constituent les deux lignes qui doivent guider tout accord de défense. Sous cette égide, quelle est votre appréciation de l’opportunité d’ouvrir enfin une nouvelle ère de relations entre d’une part la France et l’Europe, et d’autre part les BRICS, dans le cadre précis de l’actualisation de notre revue stratégique nationale ?
M. David Cvach. À ce jour, je crois que notre politique se résume assez bien dans l’idée que nous sommes alliés, mais pas alignés. L’agression russe de 2022 en Ukraine a ramené l’Alliance à ses fondamentaux, qui visent à préparer la guerre avec la Russie pour éviter qu’elle n’ait lieu maintenant. Pour autant, notre diplomatie ne se limite pas à cet aspect. Il existe un Sud global, même si cette terminologie n’est sans doute pas la plus appropriée, et nous disposons de relations avec un certain nombre de ces pays.
Je suis persuadé que notre relation avec les BRICS et avec le Sud global dépendra en très grande partie de la manière dont la guerre en Ukraine s’achèvera. Même si ces pays font une lecture différente de la nôtre de ce conflit, ils regarderont de très près la manière dont nous – alliés, mais aussi européens – nous comportons, sommes capables ou non de défendre nos intérêts.
M. Matthieu Bloch (UDR). Permettez-moi de m’associer aux propos tenus concernant le huis clos. Compte tenu du contexte géopolitique, il aurait été préférable de tenir cette réunion dans ce cadre, à condition que chacune et chacun le respectent.
Nous vivons un moment de refondation de la géopolitique mondiale, les fondements de l’architecture de sécurité européenne sont bouleversés. Historiquement, l’Alliance avait été créée pour contenir l’expansion de l’URSS. Lors de l’invasion de l’Ukraine, la mobilisation transatlantique laissait penser que l’Alliance demeurait solide, comme en témoignait l’adhésion de la Suède, puis de la Finlande. Certains ont même parlé de « résurrection » de l’Alliance. Cependant, l’arrivée d’une nouvelle administration à Washington marque une rupture.
Jusqu’à présent, les États-Unis avaient fourni l’équivalent de 120 milliards de dollars d’aides militaires à l’Ukraine. Mais hier, Donald Trump a annoncé la suspension de cette aide. Il s’agit là bien évidemment d’un cataclysme. En effet, malgré les relents expansionnistes russes, c’est bien la Chine qui sera demain le grand rival de l’Occident. C’est bien ce pays qui préoccupe les esprits de l’état-major américain. Ainsi, c’est parce que les Américains veulent s’émanciper de leur dépendance aux raffineries de terres rares chinoises que Donald Trump souhaite exploiter les minerais ukrainiens. Dans cette grande opposition qui s’annonce, l’Alliance atlantique n’a jamais été aussi cruciale pour les Occidentaux en général et pour les Français en particulier.
Avec nos territoires d’outre-mer, notre espace maritime immense et nos forces armées en Polynésie et en Nouvelle Calédonie, nous disposons incontestablement d’intérêts vitaux dans le Pacifique. Il serait hasardeux d’affirmer que nous avons des intérêts vitaux similaires à l’est du continent européen. La France occupe une position unique au sein de l’Alliance.
Hormis les États-Unis, elle est la seule puissance nucléaire entièrement autonome. Malgré cela, le président Macron appelle à la constitution d’un pilier européen au sein de l’Otan. Face à l’émergence de l’hyperpuissance chinoise, n’est-il pas grand temps de constituer un véritable pilier français au sein de l’Otan, qui pourrait pérenniser cette alliance de concert avec nos alliés américains ?
M. David Cvach. La Chine est en effet au cœur des événements que nous connaissons actuellement dans la relation transatlantique, puisque la focalisation sur la Chine conduit les Américains à signifier aux Européens qu’ils doivent s’occuper eux-mêmes de leur sécurité, voire de la Russie. Notre politique consiste à concentrer l’Otan sur son cœur de métier que j’ai décrit au début de mon intervention. De ce point de vue, l’Alliance est aujourd’hui plus forte qu’il y a trois ans. Quelles que soient les évolutions, il s’agit là d’une expérience et d’un capital acquis qu’il faudra essayer de préserver et de renforcer.
Notre politique n’a pas pour objet de déployer l’Otan dans l’Indo-Pacifique ou de substituer la Chine à la Russie comme sa priorité. Cela n’est pas conforme à son mandat, ni à la définition de son périmètre inscrit dans le traité. Nous estimons en outre que cela n’est pas conforme à nos intérêts. Des discussions peuvent intervenir au sein de l’Otan sur certains aspects de la politique chinoise quand ils concernent le théâtre euro-atlantique ou le soutien que la Chine peut apporter à la Russie dans la guerre en Ukraine. Mais il ne nous semble pas que l’objectif de l’Otan consiste à organiser la réponse collective de l’Occident à la menace chinoise.
J’observe d’ailleurs que l’administration américaine ne semble pas s’orienter en ce sens. Elle envisage plutôt une division du travail, par géographie. Cela ne signifie pas pour autant que les Européens ne doivent pas traiter un certain nombre de défis posés par la Chine, qui peuvent osciller entre coopération et rivalité selon les sujets. Nous sommes d’ailleurs très actifs et leaders sur cette question, mais dans le cadre de l’UE où, depuis des années, nous avons fortement incité nos partenaires à adopter une stratégie indo-pacifique, et aussi dans le cadre de nos relations bilatérales, plutôt que dans celui de l’OTAN. Nous voulons que les Européens définissent leurs intérêts et par conséquent, leurs lignes rouges et leur stratégie vis‑à-vis de la Chine, pour leur propre compte.
M. le président Jean-Michel Jacques. Nous passons maintenant à une séquence de six questions complémentaires, en commençant par une première série de trois questions.
Mme Catherine Rimbert (RN). L’actualisation de la RNS de 2022 s’inscrit dans un contexte où l’Europe cherche à se doter d’une véritable capacité de défense. Mais parler de stratégie européenne de défense sans interopérabilité des armées européennes ne revient qu’à entretenir une illusion. Sans convergence des équipements, des doctrines et des chaînes de commandement, toute ambition stratégique commune reste vaine. Le conflit en Ukraine a révélé notre dépendance aux États-Unis, non seulement pour le renseignement, mais aussi pour les équipements militaires. Les armées européennes achètent massivement du matériel américain, comme le F35, rendant toute mutualisation capacitaire impossible. Dans ce cadre, comment bâtir une Europe de la défense que certains souhaitent si chaque pays continue de privilégier des achats hors d’Europe ? Monsieur l’Ambassadeur, selon vous, quel pays serait prêt à acheter du matériel européen en lieu et place du matériel américain pour répondre de manière plus efficace à cette volonté d’interopérabilité ?
M. Arnaud Saint-Martin (LFI-NFP). Monsieur l’Ambassadeur, je souhaite vous interroger sur la vocation et l’avenir du centre d’excellence spatiale de l’Otan situé à Toulouse et dont l’objectif affiché consiste à renforcer notre autonomie stratégique, en particulier dans les capacités stratégiques, d’appui aux opérations et de surveillance du trafic orbital. Ce centre a été pensé dans une logique de collaboration avec l’Alliance otanienne, et donc avec les États-Unis, dont la politique consiste notamment à monnayer leur protection militaire en échange d’une augmentation des budgets nationaux de défense et d’un achat de matériels américains.
Or le contexte actuel, hanté par les velléités hégémoniques de l’Amérique de Donald Trump et son porte-flingue « astro-fasciste » Elon Musk, ne devrait-il pas nous amener à remettre en question un tel projet afin de consolider notre souveraineté depuis notre territoire ? Son ouverture au Pentagone et sa Space Force ne risquent-elles pas d’en faire un nouveau cheval de Troie contribuant à notre vassalisation ? Ne serait-il pas plus pertinent de placer l’accent sur une coopération intergouvernementale sous condition et focalisée, en faisant de ce centre encore dans les limbes un outil d’interopérabilité et de collaboration restreint aux seuls pays européens « intéressables » hors périmètre otanien le cas échéant et avec d’éventuels partenaires du Sud global ? En d’autres termes, à Toulouse comme ailleurs, ne serait-il pas temps de dégager les Américains avant qu’ils ne nous dégagent d’eux‑mêmes ?
M. Damien Girard (EcoS). L’Alliance atlantique représentait jusqu’à aujourd’hui le fondement de la sécurité collective européenne, malgré les avertissements de la France sur la nécessité de l’autonomie stratégique de notre continent. Le durcissement des relations internationales et les orientations connues du président américain en matière de défense remettent en cause la crédibilité de cette sécurité.
Malgré ses défauts, l’Otan a permis de constituer un outil précieux en matière opérationnelle. La France y contribue notamment depuis sa réintégration à son commandement intégré. L’Otan est aujourd’hui le cadre où les soldats européens se rencontrent et s’entraînent, mais aussi un outil important en matière d’harmonisation du matériel. Pourtant, les États-Unis semblent vouloir se mettre en retrait de leur rôle sécuritaire en Europe. Cela interroge le futur de l’Otan. Quelle base d’interopérabilité l’Otan offre-t-elle pour une montée en puissance de la défense de l’Europe qui irait à terme vers une Europe de la défense ? Qu’est-il transposable rapidement ? Que faut-il encore construire à l’échelle européenne ?
M. David Cvach. Vos trois questions illustrent les interrogations actuelles sur les risques d’un retrait, mais aussi d’une domination.
Madame la députée, vous m’avez interrogé sur la préférence européenne. Il semble désormais acquis que tous les pays dépenseront plus en matière de défense. Comme je l’ai indiqué précédemment, nous nous impliquerons très fortement afin que l’argent européen s’oriente vers des programmes européens. Non seulement nous ne disposons pas d’une production suffisante en Europe, mais ces produits sont aussi souvent très différents et insuffisamment interopérables. Le volet européen peut ainsi contribuer à réduire le nombre de systèmes d’armes et à assurer leur bonne compatibilité.
S’agissant de l’argent national, les nations resteront libres d’opérer les choix qu’elles souhaitent. Il est incontestable qu’historiquement, un grand nombre de pays ont choisi d’acheter américain pour des raisons techniques et politiques. Désormais, chacun devra s’interroger pour savoir comment modifier ou non son portefeuille. À titre d’exemple, les Pays-Bas ont récemment signé avec Naval Group un contrat considérable pour des sous‑marins, tout en continuant par ailleurs à acheter massivement aux Américains. Je ne pense donc pas que nous vivrons un basculement complet, mais plutôt une diversification. Si dans un contexte d’accroissement global des volumes, nous parvenons à extraire l’industrie européenne de la marginalité pour qu’elle devienne un acteur important, il s’agira déjà d’une première étape décisive.
Ensuite, le spatial constitue un assez bon exemple de l’influence française au sein de l’Otan. La stratégie spatiale française et la stratégie spatiale de l’Otan se ressemblent, ce qui n’est pas le fruit du hasard. Nous avons œuvré pour faire en sorte que la stratégie spatiale de l’Otan respecte nos lignes rouges, nos prérogatives nationales et favorise une prise de conscience bien plus établie de l’importance du spatial dans notre défense sur le plan européen.
De fait, l’Otan peut également constituer un forum où nous parvenons à promouvoir notre vision, y compris sur le plan nucléaire. Nous n’appartenons pas au groupe des plans nucléaires, mais je parle régulièrement pour expliquer notre doctrine et pour défendre nos positions. Ceux qui s’intéressent à cette question peuvent observer que pour la première fois, aucun allié de l’Otan observateur n’a participé à la dernière réunion des États parties au traité d’interdiction des armes nucléaires. Je pense que notre action, y compris à l’Otan, n’y est pas tout à fait étrangère. Nous souhaitons investir l’Otan comme un lieu où nous propageons notre vision des intérêts européens dans l’espace. Or vous savez bien à quel point nous sommes dans une situation presque critique dans ce domaine.
Par ailleurs, je ne vois pas en quoi le centre d’excellence à Toulouse deviendrait un instrument d’inféodation de la France à la politique spatiale américaine. En revanche, une fois pleinement installé et opérationnel, ce qui devrait être le cas très rapidement, il pourra constituer un outil d’influence auprès de nos partenaires.
En matière d’interopérabilité, de nombreuses actions ont été menées dans le cadre de l’Otan. Nous sommes déjà aujourd’hui plus interopérables, mieux entraînés et mieux préparés aux différents scénarios de crises et de menaces. Il nous faut les préserver, mais aussi les renforcer, aller plus loin. Dans un scénario extrême de retrait rapide des capacités américaines – qui encore une fois n’est pas du tout confirmé – il nous faudrait acquérir le plus rapidement possible des enablers, ces capacités critiques.
M. Christophe Blanchet (Dem). Ce matin, nous parlons de l’autonomie stratégique et la défense. Mais pour pouvoir disposer d’une telle autonomie, encore faut-il de l’énergie. Trump l’a très bien compris. Il y a quinze jours, il a ainsi publié un décret créant le Conseil national pour la domination énergétique. Il s’agit bien là de domination énergétique et non d’indépendance ou d’autonomie énergétique. Sa vocation consiste à dominer le monde en matière énergétique et à se partager ce domaine avec Poutine, dans une forme de nouveau Yalta.
En effet, ces deux États sont totalement souverains en matière énergétique – pétrole et gaz – contrairement à l’Europe qui est dépendante de l’extérieur à 58 % dans ce domaine, la France l’étant pour sa part à hauteur de 48 %, grâce au nucléaire. Ne sommes-nous pas rentrés dans une troisième guerre mondiale de l’énergie, dont l’Ukraine est à la fois le cœur et la victime ?
Mme Nadine Lechon (RN). « Il n’y a pas de défense sans espace, ni d’espace sans défense ». Tels sont les propos du général Philippe Steininger dans son ouvrage relatif aux révolutions spatiales. Trois éléments sont clairement identifiés : les données d’origine spatiale sont de plus en plus nombreuses et nécessaires pour les combattants ; l’espace en lui-même est un lieu conflictuel et enfin l’arrivée des organisations privées dans l’espace-temps.
Nous avons donc affaire à un périmètre où les acteurs, et donc les conflictualités, se multiplieront. L’Otan reconnaît déjà l’espace comme un milieu d’opération. Pour autant, ce milieu est complètement dominé par les États-Unis et pose donc de sérieuses questions relatives à notre dépendance dans ce domaine. La France est le fer de lance de l’aérospatiale européen et pourrait impulser à ce titre une prise de conscience et des moyens de mobilisation bien plus importants. La RNS révisée constitue également un moyen de sensibiliser le pays à la question du spatial et à l’exercice plus large de noter souveraineté en la matière.
En conséquence, le spatial ne doit plus être une simple déclinaison, mais bien un sujet à part entière de notre futur RNS. De quelle façon selon vous la France pourrait-elle impulser cette nouvelle dynamique au sein de l’Otan et d’autres pays européens ? Comment cela pourrait-il être présenté dans le cadre de la révision de la RNS ?
M. Sébastien Saint-Pasteur (SOC). En préambule, je souhaite rappeler que le traité de Washington, socle de l’Otan, trouve son fondement dans l’article 51 de la Charte des Nations unies, qui réaffirme le droit naturel des États indépendants à légitime défense, individuelle ou collective. Lorsqu’il est question de ces sujets, j’ai toujours une pensée pour les femmes et aux hommes qui subissent la guerre, pour les femmes et aux hommes qui la mènent.
Je me permettrai de revenir simplement sur un point que vous avez un peu éludé et qui concerne la question du processus décisionnel de l’Otan. Les États européens, au-delà de l’UE, se sont réunis très rapidement il y a quelques jours à Londres. À ce titre, je regrette que les États baltes en aient été exclus. Dans le cadre de ce processus décisionnel, comment pouvons-nous faire face à ce réalignement des États unis ? Comment pouvons-nous décider rapidement ? S’agit-il du cadre de l’Otan, qui procède via un processus de consensus assez particulier ou faut-il créer des organisations ad hoc ?
M. David Cvach. Vos deux premières questions me permettent de souligner la nécessité d’un travail commun entre l’UE et l’Otan pour répondre à la crise du moment. Nous avons surtout évoqué ce matin les enjeux liés à la défense et à la sécurité, mais le défi transatlantique est aussi fort, voire supérieur en matière énergétique et commerciale. En conséquence, la réponse européenne doit être intégrée, qu’il s’agisse de la réponse des Européens à l’Otan sur les sujets qui concernent l’Otan ou de leur réponse à l’UE sur les sujets qui concernent l’Union européenne. L’énergie s’inscrit d’ailleurs plutôt dans cette catégorie, mais l’essentiel consiste à ne pas réfléchir en silo.
Ensuite, j’ai déjà évoqué la priorité constituée par les enablers, qui sont également capitaux pour la dimension spatiale. Dans ce domaine, notre pays peut jouer un rôle particulier. Comme je l’ai souligné, nous investissons également l’Otan pour sensibiliser nos partenaires au spatial, mais il ne faut pas négliger le volet européen dans notre réponse, comme en témoigne la décision sur la constellation Iris2. Le « réveil » des Européens passe aussi par cette dimension spatiale.
S’agissant du processus décisionnel, l’Otan fonctionne par consensus, règle à laquelle nous sommes extrêmement attachés, même s’il est plus difficile de faire fonctionner une organisation par unanimité plutôt qu’à la majorité. Je ne vois pas poindre à l’heure actuelle un « Grand soir » institutionnel de la gouvernance et de la décision à l’Otan. En revanche, il me semble que les Européens peuvent s’y affirmer davantage lors des très nombreux débats et réunions. Ils le feront d’autant plus que nous aurons défini en dehors de l’Otan des grandes lignes d’action à décliner au sein de l’UE, de l’Otan mais peut-être également dans d’autres enceintes.
Il existera peut-être un jour une traduction institutionnelle d’un pilier européen dans l’Otan. Mais dans un premier temps, il y aura plus de présence, plus d’action et plus de capacités. Ces aspects me semblent d’ailleurs essentiels dans la réflexion que vous allez mener sur la réactualisation de la RNS. En revanche, dès à présent, se mettent en place des coordinations et des coopérations bien plus fortes entre un certain nombre de pays européens, y compris les pays baltes, auprès desquels nous sommes particulièrement impliqués, comme en témoigne notre présence sur le terrain, en Estonie.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie pour vos propos liminaires et vos réponses aux nombreuses questions.
9. Audition, à huis clos, de M. André Denk, directeur exécutif-adjoint de l’Agence européenne de défense (AED) (cycle Europe de la défense) (mercredi 12 mars 2025)
M. le président Jean-Michel Jacques. Mes chers collègues, nous recevons M. André Denk, directeur exécutif-adjoint de l’Agence européenne de défense (AED), qui a demandé à être entendu à huis clos. L’audition, organisée dans le cadre de notre cycle sur les enjeux de l’Europe de la défense, nourrira aussi nos réflexions sur la réactualisation de la revue nationale stratégique (RNS) de 2022.
L’AED, créée en 2004, est la plus ancienne des institutions européennes consacrées à la défense. Son action est au cœur de l’actualité, comme le montrent les conclusions du Conseil européen extraordinaire du 6 mars dernier, appelant l’Europe à « assumer une plus grande responsabilité en ce qui concerne sa propre défense et être mieux à même d’agir ainsi que de faire face de manière autonome aux menaces et défis immédiats et futurs ».
À la suite des déclarations du président Trump, nous assistons depuis quelques semaines à une formidable accélération des initiatives européennes visant à réarmer l’Europe. Depuis 2017, la France joue un rôle moteur dans la construction de l’Europe de la défense. Ces dernières années, des avancées ont eu lieu, d’abord sur le plan capacitaire, par l’instauration de la coopération structurée permanente (Permanent Structured Cooperation, PESCO) et la création du Fonds européen de la défense (FED), ensuite sur le plan stratégique, par l’adoption en 2022, lors de la présidence française du Conseil de l’Union européenne, de la Boussole stratégique.
À l’heure du réarmement de l’Europe, vous nous direz comment l’AED soutient la coopération entre les États membres dans le domaine de la défense. Nous serons attentifs à votre analyse de la situation et aux précisions que vous donnerez sur le rôle que jouera l’Agence.
M. André Denk, directeur exécutif-adjoint de l’Agence européenne de défense (AED). Je vous remercie pour votre invitation. C’est pour moi un moment fort, comme le fut, il y a quelques années, à Verdun, le jour où, alors commandant de l’École logistique de la Bundeswehr, j’ai signé avec mon camarade français de l’École du train et de la logistique opérationnelle de Bourges le document scellant notre partenariat. C’est un honneur pour moi de m’exprimer devant vous. Je vous prie d’excuser notre directeur exécutif, Jiří Šedivý, dont le mandat prend fin très prochainement et qui m’a demandé de le représenter.
L’AED a été créée, vous l’avez dit, en 2004 par le Conseil de l’Union européenne, à l’initiative des chefs d’État et de gouvernement. Nous avons pour mandat de soutenir les États membres, singulièrement les ministères de la défense, en matière de développement capacitaire. De plus, si nous avons toujours soutenu la politique étrangère et de sécurité commune (Pesc), nous ne nous limitons pas aux missions de faible intensité. Nous avons toujours analysé les capacités sur l’ensemble du spectre, y compris celles qui sont nécessaires aux opérations de haute intensité. Notre mandat étant inscrit dans le traité de Lisbonne, l’Agence est, si l’on peut dire, une organisation constitutionnelle.
Nous sommes placés sous l’autorité directe des ministres de la défense des États membres, qui se réunissent deux fois par an au sein de notre comité directeur. Nous travaillons quotidiennement avec les directeurs nationaux chargés de l’armement, de la planification nationale de défense et de la recherche et de la technologie (R&T), ainsi qu’avec leurs équipes respectives. Ce fonctionnement intergouvernemental se reflète dans notre budget, directement abondé par les ministères de la défense.
Nous travaillons bien entendu en étroite collaboration avec le Service européen pour l’action extérieure (SEAE) ; d’ailleurs, en sa qualité de haute représentante de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Mme Kaja Kallas est à la tête de l’Agence et, à ce titre, préside son comité directeur ministériel. Nous travaillons aussi avec les services de la Commission européenne, de l’Otan et d’autres organisations, telles l’Organisation conjointe de coopération en matière d’armement (Occar) et l’Agence spatiale européenne (ASE).
Le mandat renforcé que nous ont conféré les ministres de la défense en mai 2024 se détaille en cinq missions.
La première est d’identifier avec les États membres les besoins militaires partagés et les priorités capacitaires qui en découlent; en 2023, nous en avons défini vingt-deux, cohérentes avec les objectifs de l’Otan, et les vingt-sept ministres de la défense les ont approuvées.
Nous devons ensuite favoriser des actions collaboratives en matière de recherche et technologie de défense, aussi bien pour préparer l’avenir de la défense européenne que pour le plus court terme. À cet effet, nous soutenons l’innovation de défense par le biais d’un hub européen, le hub HEDI, qui réunit les agences nationales – pour la France, l’Agence de l’innovation de défense (AID). C’est une plateforme d’expérimentations et de démonstrations de faisabilité.
Nous sommes aussi chargés d’harmoniser les besoins en matière de capacités et de préparer des projets de développement capacitaire en coopération. Nous avons ainsi été à l’initiative, en établissant les spécifications du projet d’acquisition conjointe d’avions ravitailleurs, de la flotte multinationale d’avions multi-rôles de ravitaillement en vol et de transport.
Notre rôle est encore d’agréger les demandes de matériels d’armement, équipements et services pour permettre les acquisitions conjointes de manière à combler les lacunes et les insuffisances capacitaires à court terme. C’est ce que nous avons fait pour permettre aux États membres d’acheter conjointement des obus d’artillerie de 155 mm afin de reconstituer leur stock et de soutenir l’Ukraine.
Nous sommes enfin chargés de porter la voix des ministères de la défense pour ce qui concerne les politiques civiles et de défense de l’Union européenne. L’Agence permet d’harmoniser la position des armées européennes, par exemple sur les règlements européens « ciel unique » et Reach (enregistrement, évaluation, autorisation des substances chimiques et restrictions applicables à ces substances). Nous défendons aussi les prérogatives et les besoins des ministères de la défense lors des travaux préparatoires aux nouvelles initiatives et instruments relatifs à la défense dont vous avez évoqué certains.
Comment l’Agence a-t-elle évolué et quel rôle peut-elle jouer à l’avenir au regard de la nouvelle dynamique de la défense européenne ? Jusqu’en 2017, nous avons principalement mené des projets collaboratifs limités dans le cadre de l’initiative Pooling and Sharing – mutualisation et partage. Entre 2017 et 2022, la défense européenne a commencé à se structurer et de nouvelles initiatives ont été prises pour encourager la coopération : je pense à la revue coordonnée de défense, à la coopération structurée permanente, ou encore au Fonds européen de la défense. Ces coopérations étaient principalement consacrées à la préparation de l’avenir et cela s’est fait alors que les budgets nationaux restaient faibles.
Depuis 2022, nous observons une montée en puissance budgétaire et capacitaire dans un contexte radicalement modifié, et un intérêt plus marqué des États membres pour la coopération, en particulier pour le court terme. En témoignent les quatre lettres d’intention signées par vingt-deux ministres de la défense en novembre dernier en marge de la réunion de notre comité directeur, qui sont autant de déclarations politiques favorables à la coopération. Elles concernent la défense antiaérienne et antimissile intégrée dans une approche UE, les munitions télé-opérées, la guerre électronique et une future génération de vaisseaux de combat. Les détails des projets qui en découlent sont maintenant en discussion.
De nombreuses capacités ont fait l’objet d’un sous-investissement pendant des décennies au sein de L’UE. Il en résulte des lacunes dont mon passé de militaire me fait vous dire qu’elles sont parfois considérables, tout au moins en Allemagne, mais la situation est quelque peu similaire en France ; vous le savez sans doute mieux que moi. Il nous faut regagner du volume et améliorer notre préparation opérationnelle, notamment en matière de stocks et d’entraînement collectif. L’Otan demande aux alliés des capacités supplémentaires et il se peut que nous devions en plus compenser la disparition de certains moyens américains mis à disposition jusqu’alors. L’Europe est en effet dépendante de certaines capacités critiques telles que les frappes dans la profondeur, la neutralisation des défenses aériennes ennemies, le renseignement, ou encore le ravitaillement en vol.
La semaine dernière, les chefs d’État et de gouvernement se sont prononcés en faveur d’un réarmement massif de l’Europe. Ils ont déterminé une première liste de domaines capacitaires critiques et, vous le savez, la Commission européenne a fait des propositions relatives au volet financier. Le Livre blanc sur le futur de la défense européenne, dont la publication est attendue le 19 mars, s’inscrira dans la même logique.
L’AED peut soutenir les efforts des États membres sur les court, moyen et long termes. Pour les besoins à court terme visant à combler les lacunes capacitaires et à améliorer la disponibilité opérationnelle, l’Agence est la mieux placée pour agréger les demandes. C’est une condition préalable aux acquisitions conjointes, qui pourront bénéficier des 150 milliards d’euros de prêts proposés par la Commission européenne dans le cadre du plan Réarmer l’Europe. Quant aux besoins à moyen et à long terme, relatifs à la modernisation des capacités existantes et au développement de capacités de nouvelle génération, l’Agence peut offrir aux États membres une plateforme pour préparer ces projets en commun, et aider à la réalisation de projets impliquant au minimum deux États-membres.
Enfin, l’innovation et la recherche de défense sont indispensables pour garder notre avance technologique dans un domaine où nos adversaires investissent massivement. Notre portefeuille actuel de projets, en forte croissance, s’élève à quelque 360 millions d’euros.
En conclusion, je me dois de souligner l’utilité fondamentale de la coopération européenne. Elle permet de partager les coûts, de diversifier le vivier des sous-traitants et d’allonger les séries. Bien entendu, les États membres restent aux commandes et les efforts financiers principaux leur reviennent. Mais même pour la France ou l’Allemagne, il sera difficile de tout faire au niveau national ou en coopération bilatérale, et il faut également s’assurer que tous les États membres prennent leur part de cet effort. La coopération européenne telle que l’Agence la pratique, en soutenant les États membres et non en se substituant à eux, peut jouer un rôle crucial.
M. Étienne de Durand, mon directeur de cabinet, et moi-même serons heureux de répondre à vos questions.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.
Mme Catherine Rimbert (RN). Au nom de quoi l’Union européenne s’ingère-t-elle dans la politique de défense des États membres ? L’article 4 du Traité sur l’Union européenne (TUE) l’établit : Mme von der Leyen, très bavarde sur les questions militaires, n’a aucune légitimité pour s’emparer de ces sujets, et la Commission européenne, qui professe à l’envi des leçons de droit, ferait bien de se les appliquer à elle-même. Certes, l’Agence que vous représentez est une agence intergouvernementale relevant de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) et donc du Conseil européen, où les décisions se prennent à l’unanimité. Mais la Commission européenne contourne les traités en évoquant, par un artifice juridique proche de la forfaiture, l’article 42 du TUE et l’article 173 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), qui porte sur la politique industrielle, pour proposer le projet de règlement Edip. Or, les dérogations demandées par certains États pourraient conduire à acheter encore plus de matériel américain avec l’argent des peuples européens. Quel décalage entre les grands discours sur l’autonomie européenne et, dans les faits, la dépendance aux États-Unis !
Le Conseil européen est seul légitime pour traiter des questions de défense et l’unanimité doit rester la règle, y compris pour les questions de financement et d’industrie de défense. Dans ce cadre strictement intergouvernemental, l’AED n’a pas à devenir le bras armé de l’Union européenne et de la Commission, au nom d’une Europe de la défense chimérique qui ne mène à rien et qui ne signifie rien. Comment l’Agence perçoit-elle la montée en puissance de la Commission européenne dans le domaine militaire ? L’AED, qui doit être un outil au service des États membres, ne risque-t-elle pas de devenir le bras armé des ambitions bureaucratiques de Bruxelles au détriment de la souveraineté des États ?
Je vous l’ai dit, l’AED est un organisme intergouvernemental qui travaille avec les États membres et la Commission pour définir et engager des projets capacitaires communs. L’Agence aide les États intéressés à harmoniser les besoins et la Commission met au point des mesures incitatives financières et législatives propres à soutenir la production industrielle dans les domaines correspondants ; les deux modes d’action peuvent être complémentaires. L’AED, organisme entièrement à la main des États membres et dont les ministres décident les orientations lors des réunions de son comité directeur, n’est pas le bras armé de la Commission.
Par ailleurs, conformément à notre mandat, nous agissons strictement en soutien de l’industrie de défense européenne. Ainsi, lorsque nous avons entrepris, l’année dernière, d’acheter des obus de 155 mm, nous avons examiné les possibilités offertes par la seule industrie européenne.
Enfin, les négociations sur le projet de règlement Edip sont encore en cours.
M. Étienne de Durand, directeur de cabinet du Directeur exécutif et de son adjoint. J’appelle votre attention sur le fait que le budget prévu pour le programme Edip ne s’élève pour l’instant qu’à 1,5 milliard d’euros, un montant qui reste limité au regard des besoins à l’échelle de l’UE. Les discussions entre États membres sur les critères d’éligibilité à ces fonds se poursuivent et rien n’est arrêté à ce stade.
J’y insiste à mon tour, l’AED travaille, y compris en matière budgétaire, sous l’autorité directe des ministères de la défense, aucunement sous l’autorité de la Commission. Dans ce cadre, en accord avec les ministères, la Commission peut confier à l’Agence des programmes précis de R&T de défense au profit des États membres.
Pour me présenter, je précise qu’avant de devenir le directeur de cabinet d’André Denk, j’ai appartenu au ministère français de la défense.
Mme Corinne Vignon (EPR). Le plan Réarmer l’Europe traduit la volonté de renforcer les capacités militaires des États membres de l’Union pour favoriser une plus grande autonomie stratégique, dans le contexte de l’agression russe en Ukraine et du repositionnement des États-Unis sur leurs propres priorités. Toutefois, plusieurs obstacles demeurent : la fragmentation des efforts de défense, le manque de coordination des investissements industriels et une dépendance persistante aux fournisseurs non européens qui affaiblit la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE). Comment l’Agence entend-elle renforcer la coordination entre les États membres pour éviter la fragmentation des achats de défense et garantir que l’augmentation des budgets entraîne réellement le renforcement de l’industrie européenne plutôt que la dépendance continue aux fournisseurs extérieurs ?
D’autre part, l’investissement en R&T a plafonné à 1,4 % des dépenses de défense en 2023, loin du seuil de 2 % fixé en 2007. Quels leviers l’Agence pourrait-elle actionner pour encourager l’augmentation concertée de ces investissements, en lien avec le FED ainsi que le mécanisme visant à renforcer l’industrie européenne de la défense au moyen d’acquisitions conjointes (Edirpa) et l’action de soutien à la production de munitions (Asap) ? Plaide-t-elle en faveur de mécanismes contraignants pour inciter les États membres à mutualiser l’innovation de défense ?
M. André Denk. Les capacités militaires européennes sont effectivement très fragmentées. Par exemple, pour des raisons historiques, l’Allemagne et la France utilisent des chars différents. C’est exactement ce que l’on doit éviter à l’avenir. L’une de nos missions, je vous l’ai dit, est d’harmoniser les demandes pour les achats à court terme, et dans ce domaine nous pouvons véritablement aider les États membres. Mais, encore une fois, sécurité et défense sont leurs prérogatives. Nous devons inciter à l’harmonisation des besoins, qui est une condition à l’harmonisation des matériels, mais la décision revient aux États.
Pour utiliser les 150 milliards d’euros du plan Réarmer l’Europe, l’approche nationale est possible : deux, voire trois pays se groupent pour acheter ensemble – cela arrivera –, mais sans passer par les institutions européennes et donc sans que ces acquisitions soient coordonnées au niveau européen. Mais l’Agence peut aussi inciter à des actions conjointes. Ainsi, nous avons formulé des propositions relatives aux munitions téléopérées et dix-sept ministres de la défense ont signé une lettre d’intention affirmant leur volonté de coopérer en ce domaine. Notre rôle est de proposer ces coopérations pour éviter la fragmentation des achats et de ce fait améliorer l’interopérabilité entre forces armées. Ensuite, décider où l’on achète reste un choix national. Tous n’ont pas une industrie de défense. Certains pays préfèrent acheter Européen, d’autres sont plus ouverts ; il faut créer les conditions d’une préférence européenne, et l’Agence participe de ce processus sous l’angle de la demande.
Vos observations relatives à la recherche et la technologie de défense sont justes. En 2024, les budgets militaires en Europe se sont établis, en tout, à 326 milliards d’euros, dont quelque 110 milliards pour les investissements et 13 milliards seulement pour la R&T, une proportion très faible.
Les États membres ont le choix. Par exemple, le ministre de la défense allemand, qui doit immédiatement combler les lacunes capacitaires de son pays, peut acheter européen, mais il peut aussi décider d’acheter américain si l’industrie de ce pays est capable de fournir plus rapidement les équipements nécessaires – ce qui est apparemment le cas. Mais au-delà du réapprovisionnement à court terme, il faut penser à l’avenir.
M. Étienne de Durand. Effectivement, la proportion des dépenses consacrées à la R&T n’est pas bonne et toujours inférieure à l’engagement de 2 % pris dans le cadre de la coopération structurée permanente. Cela dit, les 13 milliards d’euros dépensés en 2024 marquent une forte hausse en volume – quoique moins rapide que celle des achats sur étagère. La bonne nouvelle, c’est que les programmes conjoints de R&T, qu’ils passent par la Commission européenne ou par l’Agence, sont en augmentation très nette.
Il faut aussi garder à l’esprit que six ou sept États européens seulement disposent d’une BITD. La R&T est très compliquée pour les autres et ne peut concerner que de petites entreprises, généralement duales, qui accéderont difficilement aux financements privés comme aux marchés de défense, dont le seuil d’entrée réglementaire est souvent élevé, et qui n’engageront que difficilement des coopérations transfrontalières. C’est ce en quoi les groupes de travail « CapTechs » de l’Agence sont utiles. Ils sont chargés de déterminer les projets de recherche et de technologie nécessaires en de multiples domaines : les composants, les matériels, les technologies aériennes et maritimes, etc. Nous y réunissons les ministères de la défense et des entreprises européennes, petites entreprises comprises. Davantage d’argent devrait être consacré à ces projets, et peut-être les États membres devraient-ils aussi envisager de durcir leurs obligations à cet égard. La révision de la coopération structurée permanente pourrait être l’occasion de renforcer les objectifs en matière de R&T, sachant que les objectifs précédemment fixés n’ont toujours pas été atteints, en pourcentage en tout cas.
M. Emmanuel Fernandes (LFI-NFP). Entre 2020 et 2024, pour se fournir en armement, les pays européens membres de l’Otan se sont tournés vers les États-Unis pour 64 %, vers la France pour 6,5 % – soit dix fois moins –, dans une semblable proportion vers la Corée du Sud et vers l’Allemagne dans 4,7 % des cas. Pendant la même période, les importations d’armes ont doublé par rapport à la période 2015-2019. Ainsi, la demande européenne augmente fortement, mais elle est largement accaparée par les États-Unis.
Aujourd’hui, l’Union européenne assouplit les règles du pacte de stabilité et de croissance, auxquelles mon groupe s’est opposé depuis leur création ; dont acte. Quels États ont poussé à cet assouplissement, dont on regrette qu’il n’ait été accepté ni pour la transition écologique ni pour sauver la Grèce pendant la crise de l’euro ? Quels moyens sont-ils prévus pour s’assurer que, dans le cadre du plan Réarmer l’Europe, les Européens achètent des matériels européens et non américains ou sud‑coréens ? De même, comment le règlement Edip rendra-t-il possible un réarmement européen porté par l’industrie européenne elle-même ? Les montants envisagés sont-ils à la hauteur ? À quels États ce dispositif profitera-t-il ? À notre sens, il ne s’agit pas tant de garantir une demande européenne que, dans un premier temps, une offre européenne suffisante.
Sur le fond, la défense n’est pas une compétence de l’Union européenne ; les traités ne comportent aucune disposition en ce sens. Aussi peut-on s’interroger sur la raison d’être de l’AED. Vise-t-elle à favoriser une défense commune européenne ? On se demanderait alors quels sont les intérêts communs de la France et de l’Italie de Meloni ou de la Hongrie d’Orbán. Ou bien l’objet de l’Agence est-il plutôt de créer un marché commun de la défense et, partant, de faire émerger une BITDE ? En ce cas, cette mission n’est-elle pas dans une impasse au regard des chiffres exposés précédemment ?
M. André Denk. Les négociations sur les critères d’éligibilité aux fonds associés au projet de règlement Edip sont en cours au Conseil et au Parlement européens. L’Agence n’a que le statut d’observateur dans les discussions au Conseil, et je ne peux vous prédire quelles en seront les conclusions. Mon opinion personnelle est que pour dissuader ses adversaires de s’en prendre à elle, l’Europe a besoin de capacités armées assez fortes et d’une industrie de défense puissante pour fournir aux armées ce dont elles ont besoin.
Je ne partage pas l’idée selon laquelle l’Union européenne n’a pas de compétence en matière de défense. La défense collective est une prérogative de l’Otan, mais chacun aura constaté, au cours des dernières semaines, que l’Organisation doit se doter d’un pilier européen très solide. Non que nous serons en mesure, dans un futur proche, d’assurer entièrement notre défense sans les Américains, mais le nouveau président des États-Unis pousse les Européens à accroître leurs capacités militaires propres. Or les lacunes capacitaires sont réelles partout en Europe et il faut les combler.
Je le redis, l’AED a été créée pour aider les États membres à assurer leur développement capacitaire, mais ils décident seuls de faire appel à ses services. Nous observons un appétit grandissant en ce sens, une volonté croissante de coopérer au niveau européen pour augmenter les capacités militaires. C’est indispensable. L’Agence a un rôle clé à jouer pour relever ce défi, de même que la Commission européenne par des propositions financières et législatives. Les deux organes sont complémentaires.
M. Étienne de Durand. Dans le projet de règlement Edip, la Commission européenne défend des critères d’éligibilité exigeants visant précisément au développement d’un marché européen de la défense. C’est le vœu de la France mais, à notre connaissance, de peu d’autres États membres. André Denk vous l’a dit, l’Agence a le statut d’observateur des négociations : nous ne sommes requis par les États membres que lorsqu’ils ont besoin d’expertise sur des sujets précis.
Le débat a lieu entre les gouvernements, et nombre d’entre eux ont choisi de s’approvisionner sur le marché mondial, à cause de l’urgence ou pour des raisons d’usage : quand vous avez déjà des avions américains ou de l’artillerie sud-coréenne, il est compliqué, en pleine crise, de choisir un autre matériel que celui avec lequel vos armées ont été entraînées. C’est pourquoi la dépendance ne diminuera que progressivement. Il s’agit de tracer le chemin qui le permettra. J’ajoute que, les chaînes de sous-traitance en matière de défense étant largement mondialisées, tout le monde connaît des dépendances, Américains compris. Ils ont rencontré exactement les mêmes problèmes que nous pour les obus de 155 mm.
Encore une fois, l’AED n’a aucunement pour raison d’être de se substituer aux ministères de la défense. Je me permets de vous renvoyer au Traité sur l’Union européenne et à la décision du Conseil qui spécifie les missions de l’Agence : nous soutenons la BITDE et la coopération de défense. En aucune façon, nous n’élaborons une politique qui serait décidée à Bruxelles en surplomb de ce que veulent les ministres.
M. André Denk. L’objectif est de parvenir à une forte coopération au niveau européen. Que les acquisitions communes d’équipements et de munitions représentent 35 % des investissements militaires européens ne me semble pas envisageable dans un avenir proche, mais c’est une ambition politique qui fixe une orientation juste. Pour l’instant, la proportion d’investissements faits en coopération est insuffisante, vous l’avez dit, et nous avons besoin d’outils tels que le programme Edip pour améliorer la coopération. Certes, 1,5 milliard d’euros, c’est peu, mais c’est un premier pas, qui sera peut-être suivi d’autres. Des incitations financières sont nécessaires pour stimuler la coopération entre les États membres dans ce domaine, bien que tout le monde la sache indispensable pour faire des économies d’échelle, pour assurer l’interopérabilité des équipements et pour faciliter la logistique. J’insiste sur ce point : le projet de règlement Edip est une première approche solide.
L’Edirpa, conçu dans le même esprit, a fonctionné. Le mécanisme ne disposait pas d’un large budget, mais il a incité les États membres à plus de coopération. Nous n’en sommes pas encore là, mais l’Agence travaille dans cette direction. Comme je l’ai dit, les lettres d’intention ont été signées en novembre dernier par les ministres de la défense : maintenant, les experts discutent de projets concrets de court terme pour les achats et de moyen-long terme pour le développement. Mais, encore une fois, c’est aux États membres qu’il revient de décider s’ils participent ou non à ces programmes de coopération.
L’AED n’agit qu’au bénéfice de la BITDE. Pour les achats d’obus d’artillerie, certains États membres voulaient que nous nous approvisionnions aux États-Unis ou en Corée du Sud, et l’ambassadrice française au comité politique et de sécurité (Cops) a été on ne peut plus claire, disant que l’argent européen doit aller aux entreprises européennes. C’est l’objectif que nous visons : une industrie européenne capable de fournir ce dont nos armées ont besoin. On ne peut se reposer indéfiniment sur les Américains.
M. le président Jean-Michel Jacques. Vous avez entièrement raison. Nous avons de bonnes fonderies un peu partout, dont une en Bretagne qui sait faire d’excellents obus.
Mme Alexandra Martin (DR). La France joue un rôle clé dans la défense européenne, tant par ses capacités industrielles, qu’il faut néanmoins développer, que par son engagement militaire. Comment l’AED prend-elle en compte les spécificités françaises dans ses programmes de coopération, notamment en matière d’innovation et d’autonomie stratégique ? La France joue-t-elle un rôle moteur dans certaines initiatives industrielles ? Comment ses savoir-faire technologiques sont-ils intégrés et valorisés dans le programme européen pour l’industrie de défense ?
Sur un autre plan, la résilience des Européens tient aussi à leur moral et à leur préparation aux crises et aux menaces. L’Agence intègre-t-elle cette dimension sociétale dans ses stratégies ? Comment l’Europe peut-elle renforcer la confiance de ses citoyens dans sa capacité à assurer leur sécurité et leur souveraineté ?
M. André Denk. L’industrie de défense française, comme celle des autres pays membres de l’Union européenne, est invitée à participer à nos programmes de R&T. Nous avons mis sur pied une grande communauté industrielle et gouvernementale agrégeant 2 000 experts et 800 entreprises et ses activités sont très appréciées par les États membres et par l’industrie. Tous les États sont toujours invités à y participer, s’ils le souhaitent. L’industrie française y est très engagée.
Par ailleurs, le hub HEDI conduit des expérimentations et des démonstrations de faisabilité. L’une d’entre elles, concernant des drones, aura lieu cet été près de Rome et une entreprise française participe au projet. La France est intéressée et engagée dans nos activités en matière d’innovation.
M. Étienne de Durand. C’est le ministère français de la défense qui nous a permis de lancer le hub HEDI grâce à une contribution spécifique. La directrice du service de la recherche, de la technologie et de l’innovation de l’AED est française, issue de la DGA. La France a toujours été très présente dans tout ce qui a trait à la R&T. Mais, encore une fois, ce sont les États membres qui décident de leur contribution et de sa nature, en fonction de leurs intérêts respectifs. Pour dire les choses brutalement, grands et petits États membres ne viennent pas chercher les mêmes choses à l’Agence. Elle doit donc s’efforcer de couvrir tous les besoins, y compris quand ils ne correspondent pas à ceux de la France et de l’Allemagne.
Il n’y a pas de direction « Europe » au ministère de la défense, c’est exact, mais il y a une sous-direction « Europe » à la direction générale des relations internationales et de la stratégie, et une direction internationale de la coopération et de l’export à la DGA, si bien qu’un assez grand nombre de mes anciens collègues du ministère suivent de près les questions de défense européenne, qu’il s’agisse des initiatives de la Commission européenne ou de l’Agence.
Mme Catherine Hervieu (EcoS). Quelles sont les étapes et les priorités en matière de coopération de défense ? Quelles améliorations et quels avantages apporter pour garantir une sécurité collective européenne ?
Sur un autre plan, la question des ressources énergétiques et de la consommation d’énergie dans le domaine de la défense doit impérativement être traitée ; une planification est indispensable pour tous les acteurs. En 2016, la Commission européenne avait engagé une consultation sur l’efficience énergétique et les énergies renouvelables dans le secteur de la sécurité et de la défense. Trois axes avaient été approfondis : la gestion de l’énergie, l’efficacité énergétique et les énergies renouvelables. En 2021, l’AED a créé le forum d’incubation « IF CEED » chargé de mettre en œuvre des projets transnationaux promouvant les principes de l’économie circulaire dans le secteur de la défense. À quelles applications ces réflexions ont-elles abouti ?
M. André Denk. Pour avoir un passé de logisticien, je sais d’expérience que fournir de l’essence aux troupes en opération est toujours un grand défi, que l’on soit en Afghanistan, au Mali ou même en Bosnie. C’est pourquoi l’AED s’attache aussi à soutenir les États membres dans ce domaine pour permettre à la défense européenne de devenir plus économe en énergie. Ce n’est pas la priorité politique actuelle, mais le sujet est débattu au sein de deux forums dédiés à l’économie circulaire et la soutenabilité énergétique et nous voulons parvenir à des résultats tangibles.
M. Étienne de Durand. Des démonstrateurs ont été installés sur des bases au Mali pour limiter leur empreinte énergétique et assurer leur autosuffisance. Il y va de l’environnement mais aussi de l’autonomie opérationnelle des armées : moins elles consomment d’énergie, plus elles sont autonomes. Des programmes consacrés à ces sujets continuent de se développer. Ils attirent des financements croissants et l’intérêt marqué de nombreux États membres ; le Luxembourg est par exemple très actif à ce sujet, mais il n’est pas le seul.
M. André Denk. Étant donné nos considérables lacunes en matériaux rares pour les capacités militaires, le recyclage des matériaux est un autre sujet de très grande importance.
M. Christophe Blanchet (Dem). Quel est le budget de l’AED ? Comment son financement est-il réparti entre les États membres ? Quel est l’effectif de l’Agence ?
Par ailleurs, est-il déjà arrivé que vous proposiez des équipements européens immédiatement disponibles et adaptés, mais que des États membres préfèrent néanmoins acquérir des matériels étrangers, américains par exemple ? J’entends que certains pays disposent déjà d’équipements étrangers et qu’ils souhaitent poursuivre dans cette voie, mais d’autres raisons expliquent-elles leur choix de ne pas s’appuyer sur la BITDE ?
En quoi les attentes des grands pays et des petits pays à l’égard de l’AED diffèrent‑elles ?
Enfin, je reviens à la question de notre collègue Alexandra Martin, car outre la capacité de défense, il faut la volonté de se défendre, ce qui suppose la mobilisation générale de la société. Même si ce sujet n’entre pas dans votre champ de compétences, comment faire admettre aux citoyens européens la nécessité d’un tournant et les inciter à se tenir prêts, de telle sorte que nos ennemis soient moins tentés de venir nous voir ?
M. André Denk. Notre budget annuel s’établit à 51 millions d’euros. Nous sommes environ 230 collègues, installés à Bruxelles. Le financement de notre budget est assuré de la même manière que celui de l’Union européenne : l’Allemagne, par exemple, en paye 25 %, les petits États membres beaucoup moins. Comme nos tâches sont vouées à s’élargir et les ambitions politiques qui nous concernent à grandir, notre effectif augmentera certainement un peu au cours des années à venir.
Avons-nous déjà proposé une solution européenne à un État qui a ensuite choisi une solution non européenne ? Pour vous répondre, je reprendrai l’exemple des obus d’artillerie de 155 mm. Il y a deux ans, l’Estonie a demandé à l’Union européenne de fournir 1 million d’obus à l’Ukraine en un an. C’était très ambitieux et M. Josep Borrell a cherché des fournisseurs. L’AED, bien qu’elle n’ait jamais agi comme centrale d’achat de matériel, a proposé de s’en charger, ce qui a été approuvé par les vingt-sept ministres de la défense ainsi que celui de la Norvège. Dans le même temps, les ministères allemand, français et suédois de la défense ont déclaré que s’il s’agissait d’une excellente idée, ils allaient néanmoins proposer un contrat‑cadre pour ces achats. L’Agence s’est donc trouvée en compétition avec l’Allemagne, la France, la Suède, sans compter les États-Unis. De plus, si pour nous il était clair que l’on devait s’en tenir à du matériel européen, au sein du Cops, certains États membres nous ont demandé de nous approvisionner en tous lieux. Les Tchèques ont collecté de l’argent pour acheter des obus sans préciser ou, et les Danois pour en acheter en Ukraine… La coordination était donc perfectible. Encore une fois, cependant, le choix revient aux États membres, c’est leur prérogative. La seule chose que nous puissions faire, c’est leur proposer des solutions communes.
Pour ce qui est du nécessaire changement de mentalité en matière de défense européenne, que vous dire ? Je ne sais pas ce qui devrait se passer de plus pour que ceux qui n’ont pas encore compris que les Européens doivent être prêts à faire davantage, tout de suite, en matière de défense commune le comprennent. Pourtant, quand je parle avec des amis en Allemagne, je ne suis pas certain que tout le monde soit conscient de l’enjeu.
M. Étienne de Durand. Une stratégie européenne dite de préparation et de gestion des crises va aborder ces aspects sociétaux.
Le manque d’argent explique pourquoi la coopération en matière de défense n’a pas bien fonctionné ces dernières années : on n’y parvient pas sans une mise initiale, mais on finit par rentrer dans ses frais parce que les séries sont plus longues. Ainsi, les grands États membres, parce qu’ils ont une BITD, attendent de l’Agence beaucoup de R&T ciblée mais éprouvent des difficultés à intégrer la coopération dans la planification nationale. Les petits États membres, eux, ont besoin de l’AED pour du conseil, y compris en planification. Je pourrais vous donner d’autres exemples ; tous montrent la disparité des situations, qu’il faut se garder d’ignorer.
Mme Anne Le Hénanff (HOR). Mon groupe soutient les efforts sans précédent engagés par la France pour assurer sa propre autonomie stratégique, qui se reflète dans la loi de programmation militaire (LPM) pour les années 2024-2030. Nous sommes également convaincus de la nécessité d’une Europe de la défense puissante. Se jouent aujourd’hui l’avenir de notre continent, de ses valeurs et de ses frontières.
La contribution française à l’AED figure dans le programme 144 Environnement et prospective de la politique de défense, dont j’ai eu l’honneur d’être la rapporteure lors de l’examen du projet de loi de finances pour 2025. Elle s’établit à 8,7 millions d’euros, en augmentation de 6 %, parce que nous souhaitions contribuer fortement au financement du hub pour l’innovation de défense. Nous sommes en effet très engagés en matière d’innovation et de technologie, mais comment coordonner nos ambitions et celles de l’Union européenne et de nos partenaires européens ? Nous voulons investir dans les nouveaux champs de conflictualité : le renseignement, l’intelligence artificielle, le quantique. Quel socle commun d’innovation nous rassemble ? Et qu’est-ce qui pourrait nous diviser, l’argent ne pouvant être toujours multiplié, et des priorités devant être définies, y compris à l’AED ?
M. André Denk. En premier lieu, ce qui a trait à la dissuasion nucléaire est hors de notre champ de compétence.
La directrice du pôle recherche, technologie et innovation de l’AED est française et issue de la DGA, cela a été dit. Elle fait part des ambitions fortes de la France dans ce domaine. Nous avons de nombreux plans d’action sur des sujets précis : l’intelligence artificielle, le quantique, les technologies disruptives. C’est un dénominateur commun pour les États membres, et la France s’investit fortement dans le hub HEDI où l’Agence conduit des projets concrets.
Fin mai auront lieu à Cracovie les journées européennes de l’innovation de défense. Toute la communauté de l’innovation de défense y sera rassemblée, y compris les Ukrainiens, qui sont les plus grands innovateurs du moment et dont nous avons beaucoup à apprendre. J’ai aussi mentionné l’expérimentation prévue cet été en Italie pour promouvoir une vision commune des drones, car, pour l’heure, il n’y a ni vision européenne ni achats communs. Enfin, nous décernons régulièrement des prix d’innovation de défense pour faire connaître les start-up aux États membres. Ce ne sont là que quelques exemples de nos multiples activités.
M. Étienne de Durand. Nous intervenons en amont. Les groupes de capacités technologiques et le hub HEDI offrent des briques technologiques qui peuvent ensuite être développées dans un cadre européen par le biais du FED – dans ce cas, nous passons de la R&T à la R&D – ou être rapportées « à la maison » par les États membres. Nous n’avons donc pas toujours de visibilité sur ce que deviennent les briques technologiques produites à l’Agence. Les Européens s’accordent sur des priorités de recherche et nous soutenons les États membres pour qu’ils convergent sur des priorités technologiques, mais ils n’ont pas à nous dire ce qu’ils en font en aval. La France peut participer à la construction de certaines briques technologiques, ne pas aller au-delà dans un cadre européen, et utiliser ou non ces briques dans ses programmes nationaux. Cela vaut pour tous les États membres.
M. le président Jean-Michel Jacques. Nous en venons aux questions individuelles des députés.
M. Laurent Jacobelli (RN). Avec le Rafale, le char Leclerc, le canon Caesar, les sous-marins Barracuda, le porte-avions de dernière génération, la France possède une industrie de défense souveraine et autonome qui fait d’elle la première puissance militaire européenne. Nous n’avons heureusement pas attendu l’Union européenne pour garantir notre autonomie stratégique. Mieux encore, la France rayonne à l’international grâce à une politique d’exportation qui, si elle était enfermée dans le carcan européen, serait, je le crains, bien moins performante.
On peut d’ailleurs s’interroger sur l’utilité de l’Agence que vous représentez. Vous aviez présenté un plan de défense aérienne intégrée mais, à l’exception de la Grèce et de la Croatie, tous les pays européens préfèrent le F-35 américain, balayant l’offre française – certains ici diraient « européenne » – du Rafale. Le Royaume-Uni, qui a la deuxième armée d’Europe, se passe sans problème de l’AED. Or comment peut-on justifier l’existence d’une Agence censée structurer la défense européenne quand l’un des acteurs militaires majeurs du continent s’en affranchit ? Quel intérêt cette Agence présente-t-elle pour la France ? Ne serait-il pas plus stratégique et plus efficace pour nous de privilégier les coopérations européennes ciblées entre États souverains aux ambitions militaires réelles ?
M. Thierry Tesson (RN). Aux termes de l’article 42 du TUE, qui définit vos fonctions, l’AED « identifie les besoins opérationnels » et « promeut des mesures pour les satisfaire ». Cette mission semble néanmoins se heurter aux différentes doctrines d’emploi des États membres, dont je donnerai un exemple connu : la France privilégie les blindés de poids moyen et à roues, quand l’Allemagne et la Pologne préfèrent des engins beaucoup plus lourds et à chenilles. Ces choix relèvent des considérations géostratégiques des États, qui définissent leurs besoins opérationnels selon leurs intérêts propres. Quelle est, dans ce domaine, la place de l’Agence, et quel est son pouvoir de décision ?
Mme Natalia Pouzyreff (EPR). Je vous félicite, messieurs, pour votre persévérance et les efforts que vous déployez pour structurer et harmoniser les forces européennes de défense, ce qui est plus que nécessaire. Il est difficile de tout faire, même si la France a une BITD de grande valeur, et les enjeux financiers sont tels que nous devons partager le fardeau.
La défense antiaérienne intégrée est un cas pratique préoccupant. D’une part, c’est une cible capacitaire visée par l’Otan. D’autre part, il y a la European Sky Shield Initiative allemande, qui fait la part belle aux missiles Patriot en oubliant les Samp(-T) Mamba, sachant qu’il est même question de produire localement des Patriot en Europe. Je ne vois là aucune harmonisation. Comment parviendrez-vous à fournir des orientations privilégiant la BIDTE ?
M. André Denk. J’ai compris la première question comme une opposition entre coopération européenne et coopération bilatérale ou trilatérale. La décision, je l’ai dit, relève toujours des États membres. Notre tâche est de les convaincre que le bon choix est de trouver une solution européenne, sans quoi la fragmentation des achats se poursuivra – même si je pense que des solutions binationales perdureront. Je ne cesse de le répéter : l’Agence n’a pas de pouvoir de décision. Elle est au service des États membres, à qui reviennent les choix, qui peuvent évoluer. Ainsi, l’Allemagne aussi préfère désormais les blindés à roues. Il y a donc tout le spectre des blindés dans ce pays, mais il s’agit d’un choix national.
En matière de défense antiaérienne et antimissile intégrée, nous pouvons envisager un spectre très large à court, moyen et long terme, notamment avec des missiles hypersoniques. Plusieurs initiatives existent déjà dont la European Sky Shield Initiative que vous avez évoquée et qui prévoit l’acquisition de missiles Patriot. Encore une fois, c’est un choix national. Mais on peut faire beaucoup plus, par exemple en matière de dispositifs antidrones, qui n’existent pas au niveau européen.
M. Étienne de Durand. Nous sommes conscients de la situation que vous décrivez. On ne peut modifier le court terme, car il y a une pression en faveur des besoins immédiats et des héritages. La France et l’Italie ont les missiles Samp(-T) Mamba, l’Allemagne et beaucoup d’autres pays ont les Patriot – lesquels, incidemment, sont fabriqués en Europe par la branche allemande de MBDA, entreprise qui fabrique aussi, par une autre filiale, les Samp(-T) Mamba.
Nous proposons d’essayer de coordonner le court terme. Quand c’est possible, pour la courte portée, nous pouvons faire des achats en commun. Mais la question de fond est celle du long terme. Il faut s’assurer que nous allons cesser de diverger, de sorte que, pour la prochaine génération, il n’y ait pas le Mamba et un Patriot plus ou moins européen, mais un seul et même système. C’est ce que nous proposons dans la lettre d’intention que nous avons fait signer par les ministres : un plan qui prend en compte courte, moyenne et longue portée, mais aussi court, moyen et long terme dans une approche coordonnée UE.
J’en profite pour dire que le choix n’est pas entre le tout-bilatéral et le tout-européen. À cet égard, les Britanniques vont sans doute demander à rejoindre l’AED comme pays tiers dans un futur proche ; ils sont donc intéressés, eux aussi, par les formules de coopération que nous permettons. Notre approche reste intergouvernementale et rigoureusement respectueuse de la souveraineté des États, ce que ne serait pas une approche intégrée supranationale. L’Europe, me semble‑t‑il, se situe entre ces deux approches. Tous les États, à des degrés divers, le ministère des armées français compris, vont chercher des relais de croissance et des partenaires au niveau européen pour allonger les séries et partager les investissements. Je répète que nous proposons un cadre. La décision reste entièrement celle des États membres et des ministères de la défense. C’est la spécificité de l’Agence.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie, messieurs, pour ces explications instructives qui nous ont éclairés sur l’Agence européenne de défense.
M. André Denk. Je vous remercie à mon tour. C’était un défi pour moi de parler dans votre langue, mais cela me semble important.
10. Audition, ouverte à la presse, de Mme Mathilde Félix‑Paganon, représentante permanente de la France au Comité politique et de sécurité (COPS) de l’Union européenne (cycle Europe de la défense) (mercredi 19 mars 2025)
M. le président Jean-Michel Jacques. Mes chers collègues, pour commencer, je tiens à rendre hommage à deux militaires du 41e régiment de transmission de Douai qui sont décédés en service lundi dernier lors d’un tragique accident près d’Arras. En votre nom, je voudrais présenter nos sincères condoléances et notre soutien à leurs familles, à leurs proches et à leurs frères d’armes. Un troisième militaire a été grièvement blessé et nous lui souhaitons un prompt rétablissement.
Pour revenir à notre ordre du jour, nous avons le plaisir d’accueillir aujourd’hui Mme Mathilde Félix-Paganon, représentante permanente de la France au comité politique de sécurité (COPS) de l’Union européenne. Cette audition s’inscrit dans un double cadre, à la fois celui de nos travaux consacrés à l’Europe, mais également ceux qui s’attachent à la réactualisation de la revue nationale stratégique (RNS).
Le COPS est un organe peu connu en dehors des spécialistes des affaires européennes, mais il exerce une compétence essentielle en matière de politique étrangère et de sécurité commune (Pesc) et de politique de sécurité de défense commune (PSDC). Rassemblant les ambassadeurs des vingt-sept États membres, c’est en son sein que les principales décisions dans ces matières sont discutées et mises en œuvre. Cet organe rappelle ainsi le rôle majeur des États membres dans cette politique européenne, qui demeure intergouvernementale.
Nommée à l’été 2023 dans cette fonction, vous êtes, madame l’ambassadrice, au cœur des bouleversements stratégiques que nous vivons et qui impactent très fortement l’Europe de la défense. Alors que depuis 2016 celle-ci progressait très lentement, l’agression russe de l’Ukraine a suscité et amplifié des initiatives européennes, tandis que l’élection de Donald Trump et ses dernières déclarations ont constitué un électrochoc pour nombre d’États membres. Une nouvelle ère commence. La construction d’une véritable autonomie stratégique européenne est désormais perçue comme une urgence et une nécessité.
Longtemps réticents face à ce qu’ils percevaient comme une tentative française de les éloigner des États-Unis, certains États membres semblent avoir pris conscience des incertitudes qui pèsent aujourd’hui sur le soutien de l’allié américain. Le moment est venu pour l’Europe de s’affirmer et de s’autonomiser, aussi bien en termes d’analyse stratégique que sur ses bases industrielles de défense ou ses moyens capacitaires. L’Europe doit afficher son unité et se réarmer. Dans cette situation exceptionnelle, compte tenu de ses atouts, notamment militaires, la France, doit jouer un rôle essentiel.
Mme Mathilde Félix-Paganon, représentante permanente de la France au Comité politique et de sécurité de l’Union européenne. Je suis très honorée d’intervenir devant la représentation nationale. En tant que fonctionnaire appliquant les orientations de nos autorités politiques, il me semble essentiel d’être à la disposition du Parlement pour expliquer et informer sur la nature de l’activité que je conduis au quotidien.
Mon intervention a pour objet de dresser un tableau rapide du COPS, de clarifier ce qu’il fait et ne fait pas. J’y interviens dans le cadre plus global de la représentation permanente de la France auprès de l’Union européenne, qui traite également de toute la matière communautaire. Comme le président Jacques l’a rappelé, le COPS obéit à la méthode de l’intergouvernementalité, qui fonctionne par unanimité. Tout ce qui concerne davantage l’action législative conduite au sein de l’Union européenne ne relève donc pas stricto sensu du champ de compétence du Comité.
Depuis ses débuts, la raison d’être du COPS portait sur la gestion des crises externes. Désormais, la frontière entre les crises externes et ce qui relève de la sécurité interne de l’Union européenne s’est quelque peu dissipée, mais le Comité n’avait pas pour mandat de piloter la défense collective de l’Union européenne, qui reste du domaine de l’Otan pour les vingt-trois États membres de l’Union européenne qui en sont membres.
En dehors de ce cadre général de la gestion de crise externe et de la méthode de l’intergouvernementalité, le cadre conceptuel qui guide notre action est celui de la Boussole stratégique, laquelle s’articule autour de quatre priorités : agir, protéger, investir et coopérer. Cette Boussole a été adoptée lors de la présidence française de l’Union européenne en mars 2022.
Le COPS agit à travers trois grands outils. Le premier concerne les missions et opérations civiles et militaires. Ce volet relativement actif, est un peu moins mis en avant dans nos débats aujourd’hui au regard de la focalisation sur le capacitaire. Pour autant, il demeure le cœur de métier du Comité politique et de sécurité tel que consacré par le traité de l’Union européenne. Le deuxième outil, extra budgétaire, est constitué par la Facilité européenne pour la paix (FEP), qui permet à la fois de financer des coûts communs des missions et opérations militaires de la PSDC, mais aussi de déployer des mesures d’assistance dans un certain nombre de pays tiers, aujourd’hui au nombre d’une vingtaine. Ces mesures d’assistance peuvent être de nature létale ou non létale. Enfin, le troisième outil est relatif à la garantie de la cohérence globale des dossiers capacitaires, qui sont aussi très largement traités par l’Agence européenne de défense (AED) et par les collègues en charge des questions d’armement dans les filières plus communautaires.
La Boussole stratégique a pour objectif général d’affirmer une autonomie stratégique de l’Union européenne, afin d’agir en faveur de sa propre sécurité et de réduire ses dépendances. Un de ses principaux résultats opérationnels, un peu technique, concerne la mise en place une capacité de déploiement rapide qui doit permettre à l’Union européenne de pouvoir intervenir rapidement et efficacement face à une situation de crise, à travers le déploiement de 5 000 hommes capables d’agir dans des environnements non-permissifs multi-milieux et multi-champs. Par ailleurs, la Boussole prévoit également des missions civiles de PSDC très importantes pour contribuer au renforcement de la sécurité intérieure dans un certain nombre de pays tiers.
Cette Boussole avait également pour but de doter l’Union européenne d’une forme de doctrine et de renforcer la résilience de l’Union européenne face aux menaces hybrides. À cet effet, un certain nombre d’outils ont été mis en place à la suite de l’adoption de cette Boussole. Enfin, un autre objectif de cette dernière consiste à essayer de nous doter d’une culture stratégique commune, par une analyse partagée des menaces et la mise en place d’une capacité d’analyse de l’Union européenne en matière de renseignement. Il ne s’agit naturellement pas de créer un service de renseignement au niveau européen, qui reste de la compétence exclusive des États membres, mais bien d’essayer, via la mutualisation de certains types de renseignements, de se doter de la capacité de définir en commun les types de menaces et donc les réponses à apporter.
Parmi ces outils, il convient de citer les missions de politique et de sécurité et de défense commune. À ce jour, l’Union européenne déploie, dans le domaine militaire, cinq missions et quatre opérations. Je tiens à en évoquer trois, qui ont fait l’objet d’une attention soutenue. La première concerne la mission d’assistance militaire de l’Union européenne en soutien à l’Ukraine (European Union Military Assistance Mission in support of Ukraine ou EUMAM Ukraine), lancée en 2022. Il s’agit de la plus importante mission de PSDC de l’Union européenne, qui a permis à ce jour de former à peu près 73 000 soldats ukrainiens, l’objectif étant d’atteindre le chiffre de 75 000 au printemps. Il s’agit là d’un des moyens de contribution de l’Union européenne et singulièrement de la France, dans le contexte international que nous connaissons.
La deuxième opération est EUNAVFOR Aspides, qui a pour tâche de garantir la protection de la liberté de navigation et de la sauvegarde de la sûreté maritime, en particulier pour les navires marchands et commerciaux en mer Rouge. La dernière opération, la plus ancienne, lancée en 2004, est EUFOR Althea. Déployée en Bosnie-Herzégovine, elle repose sur un volet exécutif de soutien aux autorités de ce pays.
La PSDC civile est moins connue mais également très importante, dans le cadre d’un continuum aujourd’hui plus prononcé entre les enjeux de sécurité intérieure et de politique étrangère et de sécurité commune. Une de ces missions est ainsi déployée en Arménie (EUMA) et porte sur une mission d’observation de la frontière entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Située exclusivement du côté arménien, elle a pour but de limiter les incidents et d’appuyer les populations arméniennes dans les zones frontalières affectées par le conflit. À ce titre, 180 personnels y sont déployés.
Un autre objet civil est constitué par la mission de conseil aux forces de sécurité intérieure ukrainiennes (EUAM Ukraine), dont l’objectif consiste à appuyer la réforme du secteur de la sécurité et du secteur judiciaire de l’Ukraine. Elle joue un rôle subsidiaire dans le cadre de la négociation d’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne.
Le dernier exemple de mission civile que je souhaitais citer, malheureusement de nouveau en suspens depuis deux jours au regard des derniers développements sur le terrain, est constituée par la mission de l’Union européenne d’assistance au poste frontière de Rafah (EUBAM Rafah), créée en 2005. Après une première mise en suspens en 2007, elle a pu se déployer, notamment via le l’envoi de deux équipes spécialisées, auxquelles contribuent des gendarmes français, des gardes civils espagnols et des carabiniers italiens. Elle a permis de réouvrir un point de passage à Rafah, fruit d’un accord entre les autorités israéliennes, l’Autorité palestinienne et l’Égypte.
Parmi les autres outils, il convient de mentionner à nouveau la Facilité européenne pour la paix, un instrument extra budgétaire qui repose sur les États membres. Elle assure à la fois le financement des coûts communs des missions et opérations de PSDC militaire, mais aussi des mesures d’appui et d’assistance. La FEP offre la possibilité de fournir des équipements létaux et constitue aujourd’hui le principal véhicule du soutien militaire de l’UE aux forces armées ukrainiennes, à travers un engagement total d’environ 12 milliards d’euros.
Ensuite, le COPS joue également un rôle de garantie de cohérence en matière capacitaire. À ce titre, une multitude d’initiatives ont été lancées pour répondre aux besoins matériels et opérationnels identifiés par nos armées. Encore une fois, il s’agit d’un domaine intergouvernemental mettant en œuvre des dispositions dans lesquelles la compétence des États membres est pleinement reconnue. L’Agence européenne de défense, que vous avez reçue, contribue au développement de capacités à travers le Plan de développement capacitaire (capabilty development plan) ou la revue annuelle coordonnée de défense (CARD) ; mais le COPS assure la cohérence d’ensemble desdits outils.
Les outils tels que l’acte en soutien à la production de munitions (Asap), le règlement visant à renforcer l’industrie européenne de la défense au moyen d’acquisitions conjointes (Edirpa) ou le programme européen pour l’industrie de la défense (Edip) ne relèvent pas de la compétence du COPS, puisque nous sommes sous le régime du traité de l’Union européenne et non du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. En conséquence, les sujets relatifs au renforcement de la compétitivité industrielle ne sont pas de la compétence de ce Comité.
En conclusion, pourquoi agir à travers les vecteurs de l’ensemble de ces instruments européens ? Il s’agit d’abord de démultiplier notre influence, puisque les personnels locaux offrent un retour d’information et constituent également les faire-valoir d’un savoir-faire dans un certain nombre de domaines. Il s’agit ensuite de permettre la mutualisation des risques et des moyens. À titre d’exemple, le redéploiement d’EUBAM Rafah n’aurait été pas possible si nous n’avions pas été dans une configuration européenne.
Agir en Européens offre également l’opportunité d’augmenter le coût pour l’agresseur, notamment dans le domaine cyber. De son côté, la FEP permet d’obtenir un retour pour nos opérateurs qui sont très présents dans la mise en œuvre des mesures d’assistance. Enfin, alors que le Livre blanc sur l’avenir de la défense européenne sera dévoilé aujourd’hui, sur le plan capacitaire, agir en Européens fournit l’occasion de favoriser l’interopérabilité de nos forces armées et les économies d’échelle, ainsi que de développer nos capacités de production, avec des retombées positives sur l’emploi et nos tissus économiques.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie pour ce propos liminaire très riche et qui suscitera certainement de nombreuses questions.
Je cède à présent la parole aux orateurs de groupe.
M. Alexandre Dufosset (RN). L’Union européenne ne détient à ce jour aucune compétence explicite en matière de défense. L’expression « défense européenne » ne figure pas dans les traités, pas plus que celle d’Europe de la défense. Cette dernière n’est d’ailleurs pas envisageable. Les vingt-sept États européens poursuivent en effet parfois des intérêts divergents et disposent de doctrines militaires différentes. Les armées européennes ne sont pas interopérables. Le fait qu’il existe un commissaire à la défense, une Agence européenne de défense (AED) et même un état-major de l’Union européenne ne change rien à l’affaire.
En revanche, il nous paraît souhaitable de mettre en œuvre l’Europe de la coopération en matière de défense, préconisée par Marine Le Pen il y a quelques jours. Pourquoi ne pas travailler par exemple à l’émergence d’une filière européenne des semi‑conducteurs dont nous connaissons l’importance en matière de défense et au-delà, pour l’économie ? Des géants comme MDBA, Airbus ou KNDS illustrent déjà cette Europe de la coopération en matière de défense. Ils sont les fruits de coopérations librement décidées entre acteurs issus de différents pays d’Europe. De même, au cours de son histoire, la France a suscité ou rejoint de nombreuses alliances militaires et elle continuera de le faire. Cela n’a jamais impliqué qu’elle fonde son armée dans un grand tout autonome.
S’agissant de la revue nationale stratégique, il serait aberrant que son actualisation contribue à entretenir le fantasme de cette Europe de la défense. En revanche, nous sommes à l’écoute de vos idées, Madame l’ambassadrice, afin que le RNS tienne davantage compte de la nécessaire coopération des acteurs européens de la défense, publics comme privés. Nous serions en particulier intéressés de vous entendre sur le rôle que peut jouer la COPS à cet égard.
Mme Mathilde Félix-Paganon. Je pense avoir largement développé ces aspects lors de mon intervention. « L’Europe de la coopération en matière de défense » est en un sens une autre manière de formuler ce qui est déjà entrepris. En matière de sécurité, le COPS agit selon la règle de l’unanimité et selon une logique coopérative. De manière concrète, si l’unanimité n’est pas atteinte, aucune action ne peut être conduite sur le terrain. Ce qui est aujourd’hui déployé à l’échelle européenne s’effectue dans le respect des paramètres que vous avez très largement énoncés.
Les dossiers plus capacitaires ne relèvent pas en tant que tels de la compétence du COPS, mais certains projets sont d’une telle ampleur que la coopération européenne ne représente pas un repli de l’autonomie de la France, mais un démultiplicateur de nos moyens.
M. Yannick Chenevard (EPR). Après des décennies de sommeil stratégique, l’Europe se réveille. Le plan ReArm Europe, doté de 800 milliards d’euros, constitue à ce titre un tournant important. Il est d’ailleurs impératif que l’argent des Européens soit utilisé pour acheter de l’armement européen, pour renforcer la base industrielle et technologique de défense (BITD) européenne, ce qui stimule naturellement la recherche et le développement, les capacités de production, l’emploi et des retombées fiscales.
Après le Brexit, qui recevait d’ailleurs les faveurs d’un certain nombre en France, nos amis anglais ont initialement tourné leur regard vers le grand large. Désormais, ils ont plutôt tendance à opérer un demi-tour, en fixant le cap vers l’Europe, dans la mesure où le grand large est rempli d’incertitudes. Ils ne pas sont certains de la pertinence de nos alliances, voire redoutent des mésalliances.
La France est liée à la Grande-Bretagne par les accords de Lancaster House, qui permettent de développer des stratégies communes sur la création de forces expéditionnaires, la coordination en matière de porte-avions, la collaboration sur les drones et la coopération nucléaire. Quel est votre avis sur la manière dont nous discutons aujourd’hui avec la Grande‑Bretagne, dans l’esprit de Lancaster ? Pouvons-nous imaginer des traductions sur le plan opérationnel ?
Mme Mathilde Félix-Paganon. Vous avez rappelé avec beaucoup de pertinence la densité des relations bilatérales entre notre pays et le Royaume-Uni en matière de défense. Dans le cadre européen, la question des modalités d’engagement avec le Royaume-Uni dépasse très largement le champ de la défense, tout en reconnaissant l’extrême importance de mener des discussions bilatérales, en témoignent celles qui réunissent actuellement le président de la République et le premier ministre britannique.
Nous avons toujours défendu, en tant qu’autorités françaises, une approche par paquet, qui a pour objet de ne pas distinguer les différentes filières. En conséquence, il faut à la fois avancer sur les sujets politiquement plus sensibles – à l’instar de la pêche – mais aussi bien réfléchir à la façon dont nous pouvons travailler avec ce pays, de manière ad hoc. Nous devons garantir la préservation des règles du marché intérieur.
M. Bastien Lachaud (LFI-NFP). Madame l’ambassadrice, vous avez tenu des propos évidents, notamment en rappelant que la défense collective des vingt‑trois pays de l’Union européenne membres de l’Otan dépendait bien de cette organisation et non de l’UE. Ceci est d’ailleurs inscrit noir sur blanc dans les traités. D’après vous, comment faire émerger l’Europe de la défense telle qu’elle est présentée, y compris par le président Macron, tant que ces traités resteront en l’état ? La France entend-elle proposer une réforme de ces traités pour retirer la mention de l’Otan et permettre ainsi potentiellement l’avènement d’une Europe de la défense ?
Vous nous indiquez par ailleurs que la défense européenne repose sur l’Otan. À ce titre, la Turquie est membre de l’Otan quand Chypre est membre de l’Union européenne. Or ces deux États sont en conflit et la Turquie refuse tout transfert de données sensibles de renseignement de l’Otan vers l’Union européenne au motif que qu’il pourrait servir les Chypriotes. Cet exemple témoigne d’une contradiction fondamentale entre le choix de confier à l’Otan la défense de l’Europe et la volonté de développer une Europe de la défense. De quelle manière la France envisage-t-elle de dépasser le problème existant entre Chypre et la Turquie ?
Ensuite, EUFOR Althea n’existe que parce que l’Otan met à sa disposition son état‑major bruxellois. Dans ces conditions, comment l’Union européenne peut-elle mener ses opérations en dehors de l’Otan ? Enfin, vous avez évoqué ReArm Europe, mais aujourd’hui, 62 % des armes achetées par les Européens sont américaines. Dès lors, comment les pays européens pourraient-ils opérer immédiatement une bascule pour n’acheter que des armes européennes ? Comment la France entend-elle s’assurer que ces 800 milliards d’euros ne seront employés que pour l’achat d’armes européennes ? Si cette somme revenait à financer l’armement américain, je ne vois pas où se situerait l’indépendance de l’Europe.
Mme Mathilde Félix-Paganon. Tout d’abord, je n’ai pas exactement dit qu’il n’existait pas de défense européenne. J’ai précisé que ce qui relevait du domaine de la défense collective et des garanties de sécurité collective ne relevait pas en tant que tel des compétences de l’UE. Cela étant, nous pourrions nous interroger sur la portée que nous donnons à l’article 42, paragraphe 7, qui constitue une forme de garantie héritée d’ailleurs de l’ancienne Union de l’Europe occidentale (UEO). D’une certaine manière, les traités offrent la possibilité d’emprunter ce chemin.
La question de la révision des traités dépasse très largement mon domaine d’activité en tant que fonctionnaire. En revanche, l’Europe s’est développée à travers les faits. Dès lors, le contexte auquel nous sommes confrontés peut nous conduire à évoluer. Il en va ainsi du débat actuel sur l’incarnation du pilier européen de l’Otan.
EUFOR Althea obéit à des dispositions qui ont été conjointement agréées et donc aux mécanismes des accords dits « Berlin Plus ». Même s’il s’agit d’un sujet délicat pour les États membres qui ne sont pas partie à l’opération, nous sommes toujours parvenus sur le fondement du renouvellement de la résolution des Nations unies qui permet le déploiement de cette opération, à obtenir le consensus européen, ou à tout le moins à une absence de blocage. Pour le moment, même si nous ne pourrions sans doute pas relancer une autre opération de type « Berlin Plus », EUFOR Althea bénéficie toujours d’une forme de consensus.
Pouvez-vous me rappeler votre question concernant Chypre et la Turquie ?
M. Bastien Lachaud (LFI-NFP). Cette question porte sur l’impossibilité pour l’UE de travailler avec l’Otan, dans la mesure où les Turcs refusent de partager des renseignements avec l’Union.
Mme Mathilde Félix-Paganon. Il s’agit d’un sujet extrêmement sensible. Sur le plan diplomatique, il conviendrait de voir comment les circonstances permettraient de parvenir à un certain nombre d’avancées dans ce domaine.
S’agissant du capacitaire, il existe une grande convergence, portée de manière constante par nos autorités politiques, afin que cette montée en puissance sur le plan européen se réalise en faveur du renforcement de la base industrielle et technologique européenne (BITDE). Dans le cadre des discussions Edip – dont je n’ai pas la charge –, l’un des points de cristallisation concerne la reconnaissance de la notion d’autorité de conception. À cet effet, nous souhaitons que des dispositions très claires soient actées dans les textes.
M. Sébastien Saint-Pasteur (SOC). Ma question s’inscrit dans le prolongement des celles qui ont été soulevées sur la gouvernance et le processus décisionnel complexe dans lequel la France et l’Union européenne évoluent. En réaction au désengagement des États-Unis, la Commission européenne, par la voix de sa présidence, a annoncé le 4 mars dernier le lancement d’un fond de 800 milliards d’euros pour la défense européenne, afin de réaffirmer l’Europe et de soutenir l’Ukraine.
Cette aide militaire à l’Ukraine prend la forme de plusieurs mesures d’assistance adoptées au niveau européen, à travers la Facilité européenne pour la paix (FEP). À ce jour, 6,5 milliards d’euros ont été mobilisés dans le cadre de cet instrument, dont l’enveloppe totale a été portée à 17 milliards d’euros par différentes décisions du Conseil. Ce premier pas reste néanmoins largement insuffisant, tant le besoin est grand. Malheureusement, la Hongrie de Viktor Orban bloque la Facilité européenne de paix et par conséquent le soutien à Kiev, en utilisant son droit de veto. La Hongrie refuse de fait d’accélérer la production de munitions d’artillerie, de renforcer les systèmes de défense aérienne ou de disposer d’un plus grand nombre de drones et d’avions de chasse.
Malgré ce veto hongrois, une solution alternative émerge. Il s’agit de la création d’un fonds européen abondé sur la base d’une participation des États membres volontaires pour financer de prochaines garanties de sécurité à l’Ukraine. Des pays extérieurs tels que le Royaume-Uni et la Norvège pourraient y contribuer. Quelle sera l’articulation entre ce nouveau fonds de soutien militaire à l’Ukraine et la FEP ? Comment contourner les obstacles auxquels est confrontée la FEP, quand un seul État membre peut utiliser son droit de veto ?
Mme Mathilde Félix-Paganon. Il faut d’abord reconnaître l’immense rôle joué par cet instrument pour inciter à la cession d’armements existants à l’Ukraine. Cependant, il s’agit d’un mécanisme de remboursement ex post. En conséquence, les États membres peuvent continuer individuellement à livrer des armements sans garantie d’être remboursés, et déposer a posteriori ces demandes de remboursement. Sur ce sujet, il existe donc des nuances, qui ne sont pas que sémantiques.
S’agissant du mécanisme volontaire qui pourrait voir le jour, je ne peux apporter plus de précisions, dans la mesure où le contexte est particulièrement sensible et où cette audition n’intervient pas à huis clos. Le Conseil européen qui interviendra dans deux jours portera notamment sur cette question.
M. le président Jean-Michel Jacques. Vos propos nous rappellent la pertinence du huis clos, lorsque celui-ci est réalisé à la juste mesure.
M. Jean-Louis Thiériot (DR). Madame l’ambassadrice, vous avez rappelé que le COPS relevait de l’intergouvernemental. Par conséquent, les questions sur une éventuelle communautarisation de la défense de l’Europe ne sont pas de votre ressort.
L’un des enjeux majeurs de la construction de l’autonomie stratégique et du pilier européen de l’Alliance réside dans la capacité à concevoir européen, produire européen et acheter européen. Vous n’êtes pas en charge des différents programmes qui relèvent de la compétence communautaire. En revanche, compte tenu de vos fonctions et à la lumière des événements récents (annonce de Donald Trump sur l’Ukraine, réception musclée du président Zelensky dans le Bureau ovale), ressentez-vous une modification des attitudes de nos partenaires ? Certains demeurent-ils très attachés à la notion de BITD transatlantique ? Pour ma part, j’ai été particulièrement frappé par les récents propos de Friedrich Merz, mais également ceux du premier ministre lituanien, tenus avant la réception de Volodymyr Zelensky à Washington, qui appelait les États-Unis à construire des usines en Lituanie.
Enfin, vu du COPS, quel est votre regard sur le programme ELSA qui porte sur des armements destinés à frapper dans la profondeur ? Cette question est-elle de votre ressort ? Qu’en avez-vous retenu ?
Mme Mathilde Félix-Paganon. La France a insisté afin que le domaine des frappes dans la profondeur fasse partie des domaines prioritaires identifiés dans le Livre blanc et nous espérons que cet aspect sera retenu.
Ensuite, il existe effectivement une évolution de nombreux États membres concernant une forme de sécurité européenne et la montée en puissance de la capacité de défense européenne. L’exemple de l’Allemagne est à ce titre assez saisissant, à la fois en matière budgétaire et d’affichage politique. La plupart de nos partenaires estiment ainsi que se reposer sur une garantie de sécurité américaine ne constitue plus une option. Mais la nuance réside dans la manière de le formuler. Compte tenu de leur positionnement géographique, certains pays doivent ainsi maintenir un discours public s’appuyant sur cette garantie de sécurité américaine, tout en développant simultanément ce que pourraient être des capacités de défense européenne.
M. Damien Girard (EcoS). Le groupe Écologiste et Social est attaché à la construction d’une Europe forte, stratégiquement indépendante de toute influence. L’évolution des situations internationales requiert un dynamisme européen face aux menaces aux frontières de l’Union. C’est la raison pour laquelle j’ai déposé une résolution pour faire en sorte que la France et l’Union européenne entament un dialogue avec les autorités groenlandaises et danoises, afin d’identifier leurs besoins et les garanties de sécurité envisageables dans la région, en prenant exemple sur le modèle du déploiement français Lynx en Estonie.
Ces propositions sortent de l’esprit des accords « Berlin Plus » et de la logique du traité sur l’Union européenne, notamment de son article 42, qui indique que la défense commune des Européens est réalisée dans le cadre de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord. Les réflexions du président de la République sur un éventuel déploiement européen pour offrir des garanties de sécurité à l’Ukraine rejoignent ces questions. Aujourd’hui, nous n’avons pas intérêt à quitter l’Otan, ni même son commandement intégré, qui offre à la France une capacité d’influence importante sur le fonctionnement de l’ensemble de l’organisation.
Cependant, alors que les opérations militaires de l’Union européenne s’appuient notamment sur les capacités de commandement et de logistique de l’Otan, nous devons nous poser la question de la réduction de cette dépendance stratégique. Quelles sont les priorités pour construire une véritable capacité européenne de commandement, de renseignement et d’interopérabilité qui contribue à notre autonomie stratégique ? Quelles sont les contributions spécifiques de la France à cet effort ?
Mme Mathilde Félix-Paganon. Nous demeurons pour le moment dans la phase initiale de cette réflexion et de cette montée en puissance des capacités de commandement européennes. Lors de mes propos liminaires, j’ai cité la capacité de déploiement rapide, laquelle constituerait une première démonstration de cette capacité de l’Union européenne à commander et à assurer le quartier général opérationnel d’une opération dans un État tiers, sur des théâtres externes. S’agissant de la sécurité des États membres de l’Union européenne, l’Union européenne ne s’est pas encore penchée sur les sujets de garantie des sécurités collectives.
D’autres réflexions peuvent se poser sur l’articulation entre l’Union européenne et l’utilisation éventuelle des capacités de commandement et opérationnelles de l’Otan par un groupe d’États membres intéressés. La réponse dépendra naturellement in fine de la posture américaine sur ce sujet. Un des scénarios porterait sur le désengagement des Américains associé à un maintien des structures, ce qui permettrait une forme d’engagement accru des Européens grâce aux facilités offertes par l’Otan. Mais un autre scénario pourrait être celui d’un retrait américain plus majeur. Nous sommes précisément à la croisée des chemins et je ne suis pas pleinement en capacité de formuler une réponse à ce sujet.
Mme Geneviève Darrieussecq (Dem). Comment transmettre l’idée d’une Europe de la défense aux populations européennes ? Il me semble en effet essentiel qu’elles puissent y adhérer. Malheureusement, entre le COPS, la facilité européenne de paix, la coopération structurée permanente (CSP) et la politique de sécurité et de défense commune (PSDC), la lisibilité fait défaut. En tant que spécialistes, nous parvenons à nous y retrouver, mais une simplification serait grandement nécessaire pour pouvoir parler aux citoyens européens, ne serait-ce que pour leur montrer qu’il ne s’agit pas seulement de discussions d’initiés et que nous ne cherchons pas à leur cacher quelque chose.
Ensuite, en compagnie du Royaume-Uni, les pays européens cherchent à se positionner dans les négociations en cours en faveur d’un cessez-le-feu en Ukraine, afin de préserver leur intérêt sécuritaire. Ils proposent même potentiellement de déployer des forces comme garantie d’un cessez-le-feu efficace. Ces éléments sont-ils discutés actuellement au sein de votre instance ?
Mme Mathilde Félix-Paganon. Ma réponse se situera à la lisière de ma position de citoyenne et de mon rôle de fonctionnaire, dans la mesure où je ne peux que souscrire à ce souhait de simplification et d’explication. Lorsque nous lançons une opération comme Aspides, il serait peut-être dans notre intérêt d’expliquer que le fait que les bateaux puissent continuer à circuler en mer Rouge comporte des implications très concrètes, par exemple celle d’éviter des ruptures de stock dans les magasins. De même, la mission de partenariat de l’Union européenne en République de Moldavie (EUPM Moldova) vise à contribuer à l’amélioration de la résilience du secteur de la sécurité en Moldavie dans les domaines de la gestion de crise et des menaces hybrides, y compris la cybersécurité et la lutte contre la manipulation et les ingérences étrangères en matière d’information. Une telle mission permet de garantir un bon déroulement des processus électoraux. L’inverse pourrait entraîner des incidences directes sur le fonctionnement de nos démocraties. En résumé, il est impératif de mieux incarner ce que ces politiques apportent sur le plan intérieur, dans le quotidien des citoyens.
La simplification est en cours. Simultanément, il convient également de faire preuve de vigilance car il s’agit de domaines relevant de la souveraineté nationale. Ceci impose malgré tout que certaines contraintes du processus décisionnel puissent être maintenues, afin de garantir la préservation de la souveraineté. La simplification est donc louable, mais elle ne doit pas être conduite dans la précipitation. Il s’agit de bien soupeser la plus-value éventuelle des simplifications apportées.
Enfin, le sujet de l’implication européenne en Ukraine a été traité par le COPS de manière plus limitée, à travers la mission de formation EUMAM Ukraine. Lorsqu’il s’est agi de renouveler le mandat de la mission, la possibilité de dispenser certaines formations sur le sol ukrainien avait été discutée de manière préliminaire. Ce sujet sensible n’a pas recueilli l’unanimité des États membres. C’est la raison pour laquelle nos autorités politiques réfléchissent davantage à des formes de coalition ad hoc, même si le débat se reposera nécessairement sur le plan européen.
M. David Habib (LIOT). Je souhaite revenir sur l’Ukraine. Celles et ceux qui veulent honnêtement et fraternellement défendre l’Ukraine ont gagné en Europe. Il n’y a plus que quelques formations nationalistes qui viennent rappeler que l’Europe n’a pas vocation à s’occuper de cette question. Les uns s’abritent derrière le conflit entre Chypre et la Turquie, mais vous avez apporté tout à l’heure une réponse d’une lumineuse clarté ! De son côté, le Rassemblement National nous a habitué à une grande agilité intellectuelle. Étant passé de l’écu à l’euro en sept ans, il pourra sans doute également passer d’une vision souverainiste à une vision ouverte en moins de temps.
Madame l’ambassadrice, après la décision du Bundestag et de l’Allemagne je voudrais vous interroger sur la capacité de l’UE à offrir une réponse à court terme à l’Ukraine, c’est-à-dire lors des trois mois à venir, lesquels seront décisifs pour l’identité ukrainienne et la souveraineté de ce pays.
Mme Mathilde Félix-Paganon. Vous avez reconnu l’ampleur de l’effort consenti par les Européens et leur capacité de répondre à travers deux volets : la formation des troupes et la livraison d’équipement aux Ukrainiens. Les mécanismes demeurent en vigueur : une fois encore, en dépit du blocage hongrois, les livraisons d’équipements ne sont pas interrompues. Pour le moment, seule la capacité de pouvoir bénéficier ex post des remboursements est en pause. La contribution européenne en matière de PSDC est donc au-rendez-vous.
La réponse à court terme, dans les prochaines semaines, est d’ordre politique. De nombreuses réunions sont intervenues au plus haut niveau, dans le cadre d’une intense activité diplomatique, qui a permis de rappeler que le conflit en Ukraine ne peut se régler sans ce pays et que la sécurité collective de l’Union européenne ne peut être déterminée sans la participation de l’UE.
M. Bernard Chaix (UDR). Nous vivons un grand moment de refondation de l’ordre international. Les grandes puissances font preuve d’une assertivité croissante dans la défense de leurs intérêts. Ainsi, nous constatons que les Américains se désengagent de la sécurité du continent européen. Ce désengagement inédit nous oblige à repenser notre architecture de sécurité. En effet, 84 000 soldats américains sont positionnés sur le sol européen. En 2024, 63 % des équipements achetés en Europe étaient américains. Enfin, différents pays comme l’Allemagne accueillent des armes nucléaires tactiques américaines.
Cette dépendance influence naturellement les orientations de la politique étrangère européenne, notamment au sein du COPS. Cette situation est parfois consternante, presque ironique. Alors que le président Trump lorgne sur le Groenland, un territoire danois, le Danemark lui-même continue de se fournir largement en avions américains F-35. Le groupe UDR plaide en faveur d’une France qui redevienne une puissance d’équilibre indépendante. La prise de conscience de cette dépendance est donc une bonne nouvelle. Nous ne serions pas hostiles à ce que la France s’investisse dans la défense du continent. Nous aurions à notre tour une influence sur les orientations de la politique européenne.
Pour y parvenir, il faudrait que le retrait américain permette à nos fleurons français de gagner en parts de marché. La sortie américaine ne constituera une bonne nouvelle si et seulement si elle permet un sursaut sur les achats d’armes françaises. Mais peut-on vraiment affirmer que cela sera bien le cas ? Vos homologues européens du COPS sont-ils plus ouverts à l’idée d’acheter nos armes, alors même qu’ils sont nombreux à demander à Washington de ne pas partir ? Lors de la révision de la revue nationale stratégique, comment assurer que la dimension européenne de notre défense aille de pair avec des opportunités économiques de vente d’armes françaises à nos partenaires européens ?
Mme Mathilde Félix-Paganon. Je crois avoir déjà partiellement répondu à cette question. La prise de conscience de nos partenaires est réelle. Sur le plan intellectuel, notre objectif à moyen terme d’un renforcement de la BITDE est très largement soutenu. Naturellement, dans la déclinaison opérationnelle, des sujets sensibles demeurent, à l’instar du financement ou non de la production sous licence. La France se bat fermement pour disposer d’une BITDE autonome, selon des critères qui garantissent ce principe. En revanche, la question de l’achat des armes françaises par nos partenaires européens n’est pas traitée dans le cadre du COPS, dans la mesure où il s’agit d’un sujet industriel.
Malgré tout, il existe une volonté d’acheter davantage de produits européens, et surtout d’acheter en commun. En effet, sur des projets industriels d’ampleur, de telles acquisitions conjointes permettraient aussi garantir des débouchés de marché, tout en respectant évidemment l’expression individuelle des besoins par les États membres.
M. le président Jean-Michel Jacques. Nous passons maintenant à une séquence de questions complémentaires à titre individuel.
Mme Catherine Hervieu (EcoS). Nous faisons face aux menaces hybrides, qu’il s’agisse des cyberattaques, des actes de sabotage, de l’espionnage, de l’ingérence dans les processus électoraux, de la désinformation, encore de l’usage de pressions économiques ou financières. Parallèlement, nous observons le développement de nouvelles technologies, à travers le recours à l’intelligence artificielle par les acteurs qui en ont les moyens.
Comment la France envisage-t-elle de renforcer la coopération entre les États membres de l’Union européenne au sein du COPS pour garantir une défense européenne, notamment face aux menaces hybrides et émergentes ? Ensuite, quels sont les besoins en termes d’harmonisation des normes et des pratiques de cybersécurité au sein de l’UE afin de garantir une réponse unifiée face aux menaces étatiques et non-étatiques ? Enfin, comment le COPS abordera-t-il le sujet du recours aux mines antipersonnel qui vient d’être annoncé par la Pologne et les États baltes, à l’encontre de la convention d’Ottawa ?
Mme Mathilde Félix-Paganon. Permettez-moi de revenir vers vous concernant votre question sur la convention d’Ottawa. Je vous adresserai une réponse détaillée, que je ne peux formuler en l’état.
Ensuite, le cyber constitue l’un des axes de la Boussole stratégique adoptée en 2022. Des groupes de travail dédiés agissent ainsi sur les sujets relatifs à la cybersécurité et aux menaces hybrides ; ils se réunissent chaque semaine. Une première concrétisation est d’ailleurs intervenue, à travers la création d’une boîte à outils de lutte contre les menaces hybrides et la révision des lignes directrices de la « boîte à outils » cyber. Ces travaux ont ainsi permis d’attribuer à la Russie deux attaques cyber effectuées à l’encontre d’États membres. Il s’agit donc bien d’une très grande avancée.
La France est très active dans les instances que je viens d’évoquer. Nous disposons également d’équipes de réaction rapide face aux menaces hybrides qui bénéficient de la mutualisation d’informations transmises par les États membres. La France y contribue très activement. Enfin, nous coopérons de manière bilatérale avec un certain nombre d’États tiers, notamment la Moldavie.
M. Thierry Tesson (RN). La politique de défense consacrée en droit par les articles 4, 5 et 42 du traité de l’Union européenne relève exclusivement de la prérogative des États membres. Dans ce contexte, le rôle de la Commission européenne en matière de défense n’existe pas. Toute implication dans ce domaine dépasse son champ de compétence et constitue de fait une violation du droit européen. Pourtant, avec la création d’un commissaire européen à la défense et à l’espace, l’adoption de la réglementation sur le programme européen pour l’industrie de la défense (Edip) et le rôle croissant de Mme von der Leyen dans les négociations internationales, la Commission semble vouloir s’imposer comme le grand ordonnateur des politiques de défense des États membres. En tant que représentant de la France au sein d’un organe de l’Union européenne, comment percevez-vous cette montée en puissance de la Commission en ce domaine ?
Mme Mathilde Félix-Paganon. Cette montée en puissance s’opère de manière particulièrement prononcée sur les sujets industriels capacitaires, notamment sur le fondement de l’article 173 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, qui porte sur le renforcement de la compétitivité de l’industrie. Dans la mesure où l’Union européenne est une construction de droit, ces évolutions politiques se réalisent évidemment dans le plein respect des traités et des facilités qu’ils offrent.
M. Thierry Tesson (RN). Il s’agit donc selon vous de sujets relevant de l’industrie et non de la défense.
Mme Mathilde Félix-Paganon. Oui. La plupart des actions conduites par le commissaire à la défense sont à proprement parler des sujets de renforcement de l’industrie de défense européenne.
Mme Sabine Thillaye (Dem). Madame l’ambassadrice, vous avez raison de rappeler que la construction de l’Union européenne se fonde sur le droit. Mais il est également vrai que l’on peut parfois s’y perdre, dans la mesure où certains volets demeurent intergouvernementaux, quand d’autres sont plus intégrés, à l’instar la coopération structurée permanente, du Fonds européen de la défense et de la Boussole stratégique européenne. À ce titre, comment s’articuleront la boussole stratégique européenne et le Livre blanc de l’UE ?
Mme Mathilde Félix-Paganon. Nous en saurons plus aujourd’hui, puisque ce Livre blanc est sur le point d’être dévoilé. Le Livre blanc ne remplace pas la Boussole, dont le spectre est plus large, mais la complète au regard de l’urgence de certains enjeux suscités notamment par l’agression russe à l’égard de l’Ukraine. Il permet de se pencher de manière plus précise sur un certain nombre de sujets capacitaires qui sont à esquissés ou évoqués dans la Boussole.
Le Livre blanc offre également l’occasion d’actualiser la définition des menaces. Cette actualisation s’avère nécessaire compte tenu des développements des deux dernières années. La Boussole avait été rendue publique quelques semaines après l’agression russe. Le Livre blanc permet de davantage prendre en compte la question ukrainienne dans la recomposition du sujet de la défense européenne et de ses capacités industrielles.
La question de l’appel à la clarté dans les différents instruments en place trouve en moi un écho certain. Comme je l’ai déjà évoqué partiellement un peu plus tôt, il me semble essentiel d’incarner les résultats concrets apportés par les outils qui sont déployés. En revanche, même si nous sommes soumis à un devoir d’explication, de transparence et de pédagogie vis-à-vis de nos citoyens, je ne suis pas sûre qu’il soit nécessaire de faire comprendre l’ensemble du processus décisionnel et des textes existants.
Mme Sabine Thillaye (Dem). Il me semble cependant nécessaire de bien clarifier les différents domaines de compétences. Le volet intergouvernemental demeure naturellement, mais sur certains sujets, il est quand même plus efficace d’être intégrés.
Mme Mathilde Félix-Paganon. Oui. C’est la raison pour laquelle, lors de mes propos liminaires, j’ai fortement insisté sur le caractère intergouvernemental de l’action que nous déployons et sur la nécessité d’obtenir à chaque fois un accord des vingt-sept États membres. Ce principe d’unanimité est d’ailleurs assez simple à expliquer. À mon avis, plutôt que de l’envisager comme un facteur de blocage, il faut le considérer comme un atout, qui doit être défendu en tant que tel dans la prise de décision.
M. Jean-Louis Thiériot (DR). Nous sommes à peu près tous d’accord ici pour considérer qu’en vertu de la lecture des traités, la défense nationale relève des souverainetés nationales et donc de la compétence des États. Notre famille politique, héritière du général de Gaulle y est évidemment très attachée.
Cela étant posé, les débats existant sur les équipements militaires s’inscrivent dans un cadre plus vaste, celui que nos armées françaises appellent Dorese, acronyme de « Doctrine, organisation, ressources humaines, équipements, soutien des forces, entraînement ». Ces équipements relèvent de l’industrie et c’est donc au titre de la politique industrielle européenne communautaire que l’Union européenne peut de fait jouer un rôle dans ce domaine. On sait également que de toute structure administrative, en vertu du principe d’entropie, s’efforce toujours d’augmenter son rôle.
Au sein du COPS, organe intergouvernemental, quelles sont les modalités de vigilance que vous pouvez exercer au titre de vos fonctions pour éviter des empiètements communautaires dans le domaine de la défense ?
Mme Mathilde Félix-Paganon. La première manière consiste à faire remonter les informations et les points de vigilance à nos autorités, dans la mesure où notre action s’inscrit dans un cadre politique beaucoup plus large, le Comité des représentants permanents, et surtout le Conseil européen. De fait, de tels sujets sont de plus en plus traités au niveau des chefs d’État et de gouvernement. Notre pays est bien équipé sur les sujets européens, à travers notamment le secrétariat général aux affaires européennes (SGAE). Nous disposons d’instances de pilotage qui permettent de traduire en démarches, en discours et en positionnements nos points de sensibilité sur le plein respect des compétences.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie, madame l’ambassadrice.
11. Audition, ouverte à la presse et conjointe avec la commission des affaires européennes, de M. Andrius Kubilius, commissaire européen à la Défense et à l’Espace (actualisation de la Revue nationale stratégique 2022 et cycle Europe de la défense) (mardi 25 mars 2025)
M. le président Jean-Michel Jacques. Nous sommes aujourd’hui réunis dans le cadre de nos travaux consacrés à la défense européenne, mais aussi à la réactualisation de la revue nationale stratégique (RNS). Nous avons le plaisir d’accueillir M. Andrius Kubilius, commissaire européen à la défense et à l’espace. Cette audition est réalisée de manière conjointe avec la commission des affaires européennes, dont je me réjouis d’accueillir son président, M. Pieyre-Alexandre Anglade.
Monsieur le commissaire, nous sommes particulièrement heureux que vous ayez répondu positivement à notre invitation, à un moment où l’actualité rend votre agenda très contraint. Votre nomination à l’automne dernier fait de vous le premier commissaire européen de l’histoire, exclusivement chargé de la défense et de l’espace. Cette évolution institutionnelle, qui a eu pour corollaire au Parlement européen la création d’une commission de la défense, concrétise autant qu’elle met en lumière l’importance majeure que revêt désormais la défense pour l’Union européenne (UE). Elle suscite aussi quelques interrogations de la part de certains, lesquels remarquent que dans les traités, la défense relève du domaine des gouvernements et non de la Commission. Vous nous donnerez certainement votre avis sur ce sujet.
Comme vous le savez, la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) a vu depuis 2016 se multiplier les initiatives désormais bien connues, dont la coopération structurée permanente, le Fonds européen de défense (FED) et la Boussole stratégique. Toutefois, ces initiatives, aussi importantes soient-elles, sont apparues insuffisantes depuis l’agression de l’Ukraine par la Russie.
Nous le constatons clairement, l’UE est aujourd’hui devenue l’objet de lourdes menaces. Le retour d’une guerre de haute intensité sur le sol européen à la suite de l’agression de la Russie contre l’Ukraine, et les doutes suscités par les décisions et déclarations du président Trump qui ont touché la crédibilité de l’Otan, ont obligé l’Europe à placer la défense au premier rang de ses préoccupations. La semaine dernière a été publié le Livre blanc de la défense européenne, lequel formule de nombreuses propositions. Certaines d’entre elles ont d’ailleurs suscité des réactions de certains États membres et posent plus largement la question de l’organisation institutionnelle de la défense de l’Europe, notamment vis-à-vis de l’Otan.
Enfin, si les propositions portent pour l’essentiel sur le moyen et long terme, l’urgence consiste aujourd’hui à assurer la continuité de l’aide militaire à l’Ukraine après la volte-face des États-Unis. Ces éléments posent la question de la capacité de notre base industrielle et technologique de défense (BITD) à répondre à ses besoins et, plus largement, celle des leviers et des freins à la constitution d’un marché européen de l’armement.
M. Pieyre-Alexandre Anglade, président de la commission des affaires européennes. Monsieur le commissaire, je vous remercie à mon tour pour votre présence parmi nous aujourd’hui.
Votre mission revêt une importance capitale dans le contexte géopolitique que nous connaissons. Depuis trois ans, la Russie mène une guerre brutale, totale, massive, contre l’Ukraine. Elle déstabilise nos démocraties en profondeur, à travers des attaques cyber et des attaques hybrides. Aucun des États européens n’est épargné par cette guerre que mène la Fédération de Russie : des dizaines d’opérations sont ainsi menées dans la quasi-totalité des États membres. Simultanément, elle se réarme de manière très significative. Elle dépense près de 40 % de son budget dans sa défense et à l’horizon 2030, elle aura très largement réaugmenté ses capacités militaires.
À cela s’ajoute le désengagement américain, qui n’est certes pas nouveau. Nous avons été alertés successivement par les différents présidents des États-Unis qui se sont succédés à la Maison-Blanche depuis maintenant plusieurs années. Mais le président Trump agit avec certainement beaucoup plus de brutalité et de soudaineté que ses prédécesseurs. Les exemples sont ainsi nombreux, de l’altercation à laquelle nous avons assisté dans le Bureau ovale, en passant par la conférence de Munich ou encore les fuites révélées ces dernières heures d’une conversation présumée secrète entre des hauts responsables américains, notamment le chef du Pentagone, qui a exprimé son mépris à l’égard des Européens.
Ces différents éléments nous obligent à changer de braquet. Comme vous l’avez dit très justement il y a quelques jours, 450 millions d’Européens ne devraient pas dépendre de 340 millions d’Américains pour les défendre contre 140 millions de Russes, qui n’ont pas su vaincre 38 millions d’Ukrainiens. Dans ce contexte, il est évidemment temps pour l’Europe de renforcer sa sécurité. Le Livre blanc avance des pistes intéressantes, que vous développerez certainement devant nous.
Nous aimerions aussi vous entendre sur l’instrument « Safe » (Security Action For Europe), qui prévoit des prêts de long terme bonifiés aux États membres pour financer des investissements réalisés à plusieurs, à condition qu’ils respectent une forme de préférence européenne. L’objectif consiste à garantir que ces investissements soient dirigés vers la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE). Il s’agit là d’un principe clé que nous devons être capables de respecter et sur lequel nous devons nous entendre au niveau européen si nous voulons embarquer la plupart des États membres, dont la France. Mais j’estime que cette première étape ne sera pas suffisante et qu’il nous faudra à terme nous poser la question d’un nouvel emprunt européen, comme nous avons su le faire au moment de la crise Covid. Dans ce domaine également, peut-être pourrez-vous nous faire part de vos perspectives.
Enfin, la nouvelle donne internationale nous oblige à repenser nos partenariats stratégiques. Au-delà de l’Otan et de la coopération européenne, il nous faudra envisager de nouveaux formats avec nos alliés britanniques, australiens, canadiens et norvégiens. Quelles sont vos pistes de réflexion dans ce domaine avec vos partenaires, au sein du collège des commissaires ?
M. Andrius Kubilius, commissaire européen à la défense et à l’espace. Je vous remercie pour votre accueil. Prendre la parole devant les membres de ces deux commissions de l’Assemblée nationale, dont les travaux sont essentiels en matière de défense, constitue pour moi à la fois un privilège et un grand honneur. Je m’efforcerai de vous faire part de mes observations et de vous indiquer les démarches que nous entreprenons dans le cadre du Livre blanc et du programme ReArm Europe.
Tout d’abord, au sein de la Commission, nos réflexions et nos politiques en matière de défense européenne reposent sur une compréhension très claire : les États membres garderont toujours la responsabilité de la définition des besoins de leurs forces, de leurs propres troupes et de leur déploiement. Simultanément, l’UE – et notamment la Commission – peut apporter une valeur ajoutée afin de soutenir les bases industrielles de défense, de renforcer les capacités en matière de défense grâce à ses instruments de politique industrielle, ses politiques et sa faculté à lever des fonds. Il s’agit ainsi d’aider l’industrie à fabriquer ce dont les États membres ont véritablement besoin, en termes de capacités. En revanche, nous ne prenons pas de décision en matière de politique de défense.
Avant d’entrer plus en détail dans l’objet de ce Livre blanc et de l’initiative ReArm Europe, je tiens à évoquer les circonstances dans lesquelles nous œuvrons. Notre action est guidée par notre perception des menaces qui pèsent sur notre continent. En parité de pouvoir d’achat (PPA), la Russie dépensera en 2025 pour ses besoins militaires plus que l’ensemble de l’UE. Par ailleurs, comme Mark Rutte, le secrétaire général de l’Otan, le répète régulièrement, sur une période de trois mois, la Russie produit plus d’armes que tous les États membres de l’Otan – y compris les États-Unis, la Grande-Bretagne et l’UE – ne peuvent en produire sur une période d’un an. De même, les services de renseignement de l’Allemagne, du Danemark et de l’Otan prévoient publiquement que la Russie est prête à tester l’article 5 de l’Otan avant 2030. C’est pourquoi nous avons besoin d’une stratégie européenne « Préparation 2030 » (« Readiness 2030 »), comme la présidente de la Commission l’a rappelé.
Le contexte stratégique que nous devons prendre en compte apparaît clairement. Les États-Unis se préparent à atténuer la puissance militaire croissante de la Chine et nous devons être prêts à faire face à une réduction de leur présence militaire sur le continent européen. L’UE devra donc assumer la responsabilité de la défense de l’Europe sur ses propres épaules. Selon moi, il sera pertinent de l’envisager comme une évolution organique de la répartition des responsabilités, et non comme un divorce brutal et hargneux.
Naturellement, aucun État membre ne peut se défendre seul contre la Russie. Nous ne pouvons le faire qu’ensemble, à travers une défense collective. Vous avez déjà relevé mes propos selon lesquels 450 millions d’Européens ne devraient pas dépendre de 340 millions d’Américains pour les protéger contre 140 millions de Russes, qui n’ont pas été capables de vaincre 38 millions d’Ukrainiens. Cela prendra du temps et nécessitera des investissements. Il faut bien discerner nos lacunes dans nos capacités de défense et notre préparation à nous défendre contre l’agression russe avant 2030. Cela se traduit notamment par les révisions des cibles capacitaires entreprises par l’Otan.
Sur le long terme, nous sommes également confrontés à d’autres défis, qu’il s’agisse des cybermenaces qui se développent ou de la course mondiale aux technologies. Nous risquons de conserver notre retard dans les domaines de l’intelligence artificielle (IA), de l’informatique quantique et des systèmes autonomes, qui pourraient changer la guerre moderne. D’autres investissent massivement et nous avons donc besoin nous aussi de développer nos capacités en matière de défense, pour aujourd’hui et pour demain. Par ailleurs, il ne faut pas oublier de mentionner l’enjeu de la sécurité des matières premières. Je pense notamment au risque de perturbation de la chaîne d’approvisionnement, qui serait causée par une escalade dans le détroit de Taïwan.
Face à ces menaces et au changement du contexte stratégique, nous avons besoin d’une approche de type « big bang » pour atteindre l’objectif « Préparation 2030 ». À cet effet, nous devons nous engager dans la voie d’importantes dépenses supplémentaires en matière de défense, de commandes conjointes importantes, d’investissements massifs dans l’industrie européenne, d’une forte expansion des capacités de production de l’industrie et d’un soutien renforcé à l’Ukraine.
Telles sont les idées que nous avions en tête lors de la rédaction de ce Livre blanc. Il nous faut faire passer des messages très clairs et ensuite, voir les programmes que nous voulons développer, les directions que nous voulons emprunter dans cette approche d’un « big bang ». Comme je l’ai indiqué lors de la présentation de ce document, Poutine ne sera pas dissuadé par la lecture de notre Livre blanc ; il ne pourra l’être que par le nombre réel de notre production de chars, d’artillerie, de drones. C’est la raison pour laquelle la mise en œuvre de ce Livre blanc est essentielle.
À ce titre, la France constitue un très bon exemple dans ce domaine. Votre pays nous montre comment nous devons développer des capacités stratégiques et souveraines sur le sol européen. Quelques mois après le début de la guerre en Ukraine, le président Macron avait déjà appelé à stimuler l’industrie de la défense et l’objectif de dépenser pour la défense l’équivalent de 3,5 % du PIB. L’industrie a réussi à augmenter rapidement sa production ; je pense par exemple aux missiles Aster ou aux avions de chasse Rafale.
Pour pouvoir être prêts en 2030, il nous faut mettre l’accent sur la mise en œuvre de projets extrêmement concrets dans le cadre du Livre blanc, qui liste dix-huit thèmes stratégiques et tactiques, dont certains sont particulièrement urgents. En pratique, il importe d’augmenter la production, car l’amélioration de la mobilité militaire est plus importante que les discussions théoriques sur la future architecture de sécurité de l’Europe. Il est essentiel de prouver que nous sommes capables de produire un nombre suffisant d’équipements et de bons armements, afin de dissuader toute velléité d’agression.
À court terme, les États membres doivent coopérer afin de reconstituer d’urgence leurs stocks. À moyen et long terme, les États membres doivent conjuguer leurs efforts pour combler les principales lacunes, notamment par l’intermédiaire des infrastructures de défense et de protection de l’environnement. Encore une fois, les États membres joueront un rôle décisif dans la mise en œuvre et la concrétisation des opportunités offertes par le programme ReArm Europe. Par ailleurs, la Commission peut grandement agir pour soutenir et coordonner les efforts des États membres. Dans ce cadre, la réunion du Conseil européen, qui se tiendra en juin, immédiatement après le sommet de l’Otan, sera essentielle.
Le Livre blanc se concentre autour de quatre sujets ou chapitres importants.
Le premier concerne la préparation financière. Le programme ReArm Europe offre la possibilité de dépenses de défense supplémentaires, de l’ordre de 800 milliards d’euros au cours des quatre prochaines années. Deux instruments majeurs sont ici à l’œuvre. Le premier porte sur la « clause d’échappement » (escape clause), qui offre la possibilité de dépenser 1,5 % de PIB supplémentaire pour la défense sans que ces dépenses ne soient incorporées dans le calcul des limites des déficits des États membres, soit 650 milliards d’euros potentiels pour les quatre prochaines années. Le second est relatif aux prêts « Safe », c’est‑à‑dire 150 milliards d’euros de prêts attractifs pour les États membres soutenus par le budget de l’UE. Ils offrent la possibilité d’investir dans les capacités de défense de l’UE et de soutien à l’Ukraine, de s’approvisionner auprès d’industries européennes et de pays tiers, dans le cadre d’accords de partenariat. D’autres modalités que je ne développerai pas dans mon propos liminaire existent également ; je pourrai les évoquer si vous souhaitez m’interroger à ce sujet.
Le deuxième chapitre a trait aux mesures en faveur de l’aide à l’Ukraine, dans le cadre d’une stratégie de « porc-épic » évoquée par la présidente von der Leyen. L’UE agit fortement pour aider l’Ukraine, mais le soutien européen total (UE, Grande-Bretagne et Norvège) de 30 milliards d’euros sur trois ans, égal à celui des États-Unis, représente moins de 0,1 % de notre PIB annuel. Nous pouvons faire bien plus, en fournissant des armes supplémentaires (munitions, missiles, systèmes de défense aérienne, formation des brigades), en achetant des armes produites par l’Ukraine sur le « modèle danois » et en soutenant l’approvisionnement pour les besoins de ce pays à travers des prêts « Safe ». En outre, nous pouvons accélérer l’intégration de l’industrie de défense de l’Ukraine dans l’industrie de défense de l’UE, étendre la mobilité militaire à l’Ukraine et améliorer l’accès aux biens et services spatiaux.
Le troisième chapitre a pour objet de combler les lacunes capacitaires de l’UE, sujet qui sera évoqué lors du sommet de juin. Nous aimerions pouvoir agréger les demandes, évaluer les besoins des pays membres de l’Union et de l’Otan, afin de pouvoir dissuader ou de répondre à une agression. À cet égard, les travaux de l’Agence européenne de défense (AED) sont très importants. Nous devons mener un dialogue avec l’industrie pour lui donner une certaine prévisibilité, afin qu’elle puisse s’engager dans la planification de la production. Il s’agit également d’être prêts à mener non seulement la guerre d’aujourd’hui, mais aussi celle de demain (IA, guerre quantique, cyber et électronique).
Le quatrième chapitre a pour objet de renforcer structurellement notre industrie de défense, qui demeure très fragmentée. Le rapport Draghi souligne par exemple que les États membres de l’UE achètent la majorité des équipements de défense en dehors de l’UE. La Commission réfléchit à la manière dont l’Union peut inciter les États membres à procéder à des achats conjoints. Je souligne également la nécessité d’approuver le plus rapidement possible le programme européen pour l’industrie de la défense (Edip), afin d’utiliser sa puissance financière en faveur de l’industrie de défense de l’Union.
Nous envisageons enfin des possibilités de renforcer le développement de nos capacités spatiales, qui sont essentielles pour la guerre moderne. Je pense ici aux programmes Copernicus, Galileo et demain, Iris2, mais également à l’observation de la terre en faveur de données de renseignement.
En conclusion, je rappelle que la défense relève des États membres. Mais elle constitue également un bien commun ; elle n’est pas seulement nationale, elle est aussi collective. Selon moi, la défense représente la concrétisation des valeurs de solidarité de l’UE. Si un État membre n’investit pas dans sa défense, il affaiblit la capacité des autres à s’investir dans la défense collective.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je cède à présent la parole aux orateurs de groupe.
M. Laurent Jacobelli (RN). Monsieur le premier ministre, laissez-moi vous dire que c’est un grand honneur pour le groupe Rassemblement national de vous recevoir ici, vous qui avez par deux fois dirigé le gouvernement en Lituanie, ce pays allié et ami de la France.
Il est en revanche plus curieux de vous recevoir en tant que commissaire européen à la défense. J’ai écouté vos analyses, souvent pertinentes, mais l’analyse de la stratégie de la défense de la France appartient au président de la République française, au ministre des armées et au chef d’état-major de nos armées. Comme le disait le général de Gaulle, il faut que la défense de la France soit française. Vous qui avez été président d’un parti qui s’appelait Union de la patrie, j’imagine que vous comprendrez cette référence à la souveraineté nationale.
L’article 4 du traité sur l’UE, que certains europhiles fervents devraient peut-être relire, rappelle clairement que la défense relève exclusivement de la compétence des États. Dans ce cadre, je crains que l’objet institutionnel non identifié qu’est le poste que vous occupez aujourd’hui ne soit destiné à servir un autre vieux serpent de mer, pour ne pas dire une chimère, l’Europe de la défense.
Chaque jour qui passe valide ce constat, que nous dressons depuis longtemps. En effet, 80 % des achats européens d’armement sont réalisés en dehors de l’UE, principalement auprès des États-Unis d’Amérique. L’Allemagne a d’ailleurs annoncé il y a quelques jours qu’elle maintenait sa commande de F-35 Américains. Cet exemple montre bien que les paroles pieuses de Mme Ursula von der Leyen traduisent bien une volonté politique de marcher à grands pas vers le fédéralisme plutôt que d’être le fruit d’un constat pragmatique.
De fait, les armées européennes ne sont en pratique que très peu interopérables entre elles. Surtout, aucune doctrine commune n’existe entre les vingt-sept pays européens, car tous n’ont pas les mêmes intérêts, ni la même histoire, pour la simple et bonne raison qu’il n’y a pas un peuple européen, mais des peuples. Monsieur le premier ministre, comment comptez‑vous donner un sens à la fonction que vous occupez aujourd’hui, mais qui, selon les textes qui nous unissent à nos autres partenaires européens, ne devrait pas exister ?
M. Andrius Kubilius. Mon avis sur le sujet est très clair : la défense relève de la souveraineté nationale. Simultanément, il est tout aussi clair que nous avons également une obligation de défense collective. Cette défense collective est cruciale, en particulier pour les États baltes, de plus petite taille, dont je suis originaire. Lors de nos simulations, nos « wargames », nous estimons que nous pourrions nous défendre par nous-mêmes pendant dix jours si nous devions être victimes d’une attaque. Pour y parvenir, cela nécessite de consacrer 6 % de notre PIB aux dépenses de défense, et nous y sommes prêts. Après dix jours, nous nous attendons à ce que nos partenaires de la défense collective viennent nous prêter main-forte.
C’est la raison pour laquelle nous devons veiller à nous doter de toutes les capacités européennes. Il ne revient pas à la Commission d’en décider, mais nous pouvons aider les industriels à produire ce qui est nécessaire pour les capacités des États membres. Nous devons développer l’industrie sur notre continent européen, pour pouvoir faire face si la guerre devait survenir. Il nous faut absolument disposer d’une industrie de défense très développée en Europe qui pourra maintenir, entretenir et produire de nouvelles armes.
Il n’y a pas de contradiction : les États membres décident des questions relevant de la doctrine de défense, l’Otan prépare les plans de défense avec eux et rehausse actuellement les cibles capacitaires. Nous sommes confrontés à de nombreux défis et notre état de préparation souffre encore de lacunes. C’est la raison pour laquelle, dans notre action commune, il nous faut voir comment aller de l’avant. De son côté, la Commission s’occupe du volet industriel de la défense.
Mme Corinne Vignon (EPR). Votre nomination en 2024 comme premier commissaire européen à la défense et à l’espace marque l’importance stratégique croissante de ces domaines dans l’agenda européen. Dans un contexte de tensions géopolitiques majeures et de menaces hybrides, votre rôle est déterminant pour impulser une véritable défense européenne.
La guerre en Ukraine nous rappelle que l’espace est désormais un théâtre de conflictualité. Elle met en lumière l’importance vitale des satellites pour le renseignement, la communication et la coordination des forces. Or Iris2, censé garantir notre souveraineté numérique, devra évoluer dans un environnement orbital de plus en plus contesté, saturé, militarisé. Je pense notamment aux capacités antisatellites russes et chinoises.
Pouvez-vous nous indiquer si la constellation Iris2 intègre des capacités de défense passive face aux menaces telles que le brouillage, les cyberattaques ou les agressions physiques ? Au-delà, quelle est la stratégie européenne pour garantir un accès souverain et pérenne aux orbites prioritaires, alors que le foncier orbital se raréfie sous l’effet de la multiplication des constellations étrangères, privées ou étatiques ?
Ensuite, l’autonomie stratégique suppose un accès souverain à l’espace. Malgré la réussite du premier tir commercial d’Ariane 6, dont nous sommes très fiers, l’absence de solutions souveraines de lancement pour certains segments peut fragiliser notre crédibilité. Quelles actions concrètes comptez-vous mettre en œuvre pour garantir des capacités de lancement entièrement européennes, fiables et régulières ?
M. Andrius Kubilius. L’espace joue en effet un rôle crucial dans les conflits modernes, comme nous le constatons dans le cadre de l’agression russe contre l’Ukraine. Nous avons également constaté que Starlink pouvait être interrompu. Cette situation est très préoccupante, bien que je ne puisse vous fournir de plus amples détails, dans la mesure où certains éléments sont particulièrement confidentiels, mais sachez que nous sommes prêts.
Ensuite, le projet Iris2 a été officiellement lancé lorsque j’ai été nommé commissaire. Nous espérons pouvoir le faire aboutir, afin de pouvoir sécuriser nos communications à partir de 2029. Entre-temps, le projet Govsatcom, qui unit les actifs nationaux, a pour vocation d’être un précurseur dans le domaine des satellites de télécommunication sécurisés. Nous pensons pouvoir l’utiliser à la mi-2025.
Dans le domaine de « l’espace pour la défense », les satellites de communication sont essentiels pour fournir notamment des informations aux services de renseignement. Les Chinois sont particulièrement avancés et travaillent sur des outils particulièrement précis, capables de renouveler toutes les six minutes des images d’une zone surveillée, quand nous ne sommes en mesure d’en faire autant qu’une fois par jour. Nous devons donc progresser fortement dans ce domaine.
Simultanément, « la défense de l’espace » constitue un autre enjeu. Nous plaidons en faveur de la constitution d’un bouclier spatial européen (European Space Shield), qui a vocation à être utilisé en matière de renseignement, mais aussi pour protéger nos installations à l’aide de systèmes de surveillance, pour à la fois dissuader des attaques, mais aussi nous défendre en cas d’agression.
M. Arnaud Saint-Martin (LFI-NFP). Monsieur le commissaire, j’aimerais d’abord revenir sur la création d’un commissariat à la défense et à l’espace au sein de l’UE. Il s’agit d’un forçage juridique, sémantique et surtout démocratique. En effet, la défense n’est pas une compétence de l’UE, elle demeure une prérogative des États membres. Le fait que la Commission l’ait entériné et a fortiori ait choisi de lui donner une capacité d’initiative en matière militaire, constitue l’expression d’un fait accompli préjudiciable à l’exercice de la souveraineté des États membres.
Ursula von der Leyen s’obstine dans cette ligne. Elle a ainsi sommé les Vingt-Sept d’augmenter considérablement leurs dépenses de défense par un projet visant à réarmer l’Europe à hauteur de 800 milliards d’euros. Ce montant correspond étrangement à la consigne donnée par Donald Trump aux pays membres de l’Otan de dépenser au moins 5 % de leur PIB dans la défense. L’UE obtempère et va jusqu’à revenir sur la sacro-sainte règle des 3 %. Le cap et les garanties ne sont pas clairs.
Où iront ces dividendes de la guerre à laquelle vous nous préparez ? Bruxelles voudrait offrir un traitement préférentiel aux entreprises continentales en imposant que 65 % de la valeur totale d’un produit soit d’origine européenne. Mais comment être certains que ces milliards n’allaient pas encore nourrir les géants du complexe militaro-industriel états-unien, lequel vassalise ses clients européens via les chantages de l’Otan ?
Nous remarquerons au passage que lorsqu’il s’agit de faire la guerre, l’argent coule à flots. Le fantasme d’une économie qui renaît et croît par les marchés de l’armement ne peut intervenir qu’au détriment d’autres urgences existentielles, en particulier la lutte contre les effets des changements climatiques.
Enfin, le choix de créer un commissariat à la défense et à l’espace, d’amalgamer l’un et l’autre, est lourd d’implications. Alors que le spatial européen pourrait être tourné vers des applications de recherche, d’innovations technologiques et d’usage pacifique pour le bien commun, la défense vient littéralement saturer l’espace contre les stratégies spatiales de défense nationales. À quoi nous engage ce choix, acté par la Commission, d’une militarisation de l’espace à marche forcée, voire d’une arsenalisation présentée comme inéluctable, au mépris de la résolution 75/36 de l’Assemblée générale des Nations unies ?
M. Andrius Kubilius. Nous devons nous rappeler une vérité intangible, héritée de la Rome antique : Si vis pacem, para bellum, « Si tu veux la paix, prépare la guerre ». Pour pouvoir nous défendre, nous avons donc besoin d’investir dans nos capacités de défense. Le coût est particulièrement élevé, mais ne pas se préparer à nous défendre serait encore plus onéreux. Il suffit pour s’en convaincre de regarder vers l’est, en direction de l’Ukraine, pays brutalement agressé et qui voit une partie de son territoire occupée.
C’est la raison pour laquelle il est crucial d’investir en matière de défense : sans possibilité de nous défendre par nous-mêmes, nous perdrons notre démocratie, nos acquis sociaux. Il ne me semble donc pas opportun d’opposer les investissements dans la défense et nos autres priorités. Encore une fois, ils sont nécessaires si nous voulons maintenir la paix sur notre continent. Dans ce contexte, nous devons trouver des solutions pour développer nos industries de défense européennes, mais je rappelle que ces décisions relèvent des États membres.
Le rapport Draghi est à cet égard éloquent : 80 % des dépenses européennes d’approvisionnement en matériel de défense ont été confiées à des fournisseurs non européens. À l’heure actuelle, l’industrie de la défense européenne ne produit pas ce dont les États membres ont besoin, ce qui nécessite de revoir notre base industrielle, qui demeure trop fragmentée, et d’en améliorer la compétitivité. Cela passe notamment par l’établissement d’un marché unique de la défense conséquent, sans lequel nous resterons vulnérables. Celui-ci permettra à la fois de créer des emplois et de contribuer à la paix sur l’ensemble du continent européen.
Mme Anna Pic (SOC). Monsieur le commissaire, le groupe Socialiste et apparentés fait part de sa satisfaction de vous accueillir aujourd’hui dans le cadre de cette audition commune entre les commissions de la défense et des affaires européennes de l’Assemblée nationale. Votre nomination l’an dernier, une première dans l’histoire de la Commission, intervient par ailleurs dans un moment tout à fait opportun, comme chacun aurait pu ou dû le constater.
Le 19 mars dernier, vous avez dévoilé les principaux éléments de votre Livre blanc pour une défense européenne à horizon 2030, lequel venait compléter le plan ReArm Europe présenté par Ursula von der Leyen quelques jours plus tôt. Votre Livre blanc met en avant la nécessité de combler les lacunes européennes en matière de défense pour nous préparer aux scénarios les plus pessimistes, le principal levier mis en avant consistant à acheter davantage d’armements européens. Cette attention est évidemment tout à fait louable et nous la partageons.
Néanmoins, certains éléments du Livre blanc nous interpellent, au même titre que le plan ReArm. En effet, les principaux points de ces deux documents sont relatifs aux questions de financement permettant de compenser les lacunes dans ces domaines. Or, au-delà des questions de financement, aussi importantes soient-elles, aucune avancée ne pourra intervenir si nous ne disons rien, en tant qu’Européens, de notre doctrine de sécurité collective et de sécurité commune. En d’autres termes, quels que soient les montants disponibles et la façon dont ils sont obtenus, nous ne pourrons pas progresser de manière efficiente et faire face aux menaces extérieures si nous ne précisions pas la manière dont nous souhaitons travailler ensemble. Vous l’avez d’ailleurs évoqué à plusieurs reprises lors de cette audition.
À ce titre, quelles sont vos propositions en matière d’architecture de sécurité collective européenne ? Quelle coordination est-elle envisagée en matière de doctrine entre partenaires européens, mais aussi entre la Commission européenne et l’Otan ?
M. Andrius Kubilius. Parmi toutes les personnes qui ont lu le Livre blanc, nombre d’entre elles nous ont interrogés sur les sujets relatifs à l’architecture européenne de sécurité. Elles nous ont notamment demandé pourquoi le document n’évoquait pas cet aspect. Tout d’abord, mon portefeuille est essentiellement concerné par les aspects les plus matériels de la défense, comme les équipements. Il se concentre sur la manière d’accroître la production de l’industrie européenne de défense.
Ensuite, j’ai délibérément choisi de mettre de côté les discussions certes essentielles concernant l’architecture de sécurité européenne, car je souhaitais que nous nous concentrions sur des éléments concrets. Nous devons ainsi combler nos lacunes en matière capacitaire et, pour ce faire, accélérer et renforcer notre production. Le moment viendra où nous nous interrogerons sur l’avenir de cette architecture, sur notre unité face à la participation décroissante des États-Unis à la sécurité de notre continent.
Mais une fois encore, je le répète : l’urgence consiste à voir comment nous pouvons dissuader la Russie de Poutine de nous agresser. La seule manière d’y parvenir consiste selon moi à montrer notre puissance : Vladimir Poutine ne pourra être dissuadé que par le nombre réel de notre production de matériels militaires et non par la présentation conceptuelle d’une architecture européenne de défense.
Afin de pouvoir développer nos capacités de défense et de renforcer notre industrie de défense, nous devons trouver les voies et moyens d’une plus grande coopération. Il faut ainsi convaincre les États membres de pratiquer des acquisitions conjointes de matériels, de chars, d’artilleries, de systèmes de défense aérienne. Les industriels y sont tout à fait favorables, car cela leur permettra d’obtenir des contrats plus conséquents, à plus long terme également. Simultanément, en passant des commandes plus élevées, les États membres pourront obtenir des prix unitaires plus bas. Tel est le sens du programme Edip, qui incite les États européens à œuvrer de concert, à travailler ensemble sur de nouveaux projets et appels d’offres communs.
M. Jean-Louis Thiériot (DR). Notre groupe, qui siège au sein du PPE au Parlement européen, a évidemment salué le travail effectué dans le cadre de ce Livre blanc. Nous partageons totalement l’analyse de la menace et des besoins, même s’il ne faut pas se focaliser exclusivement sur la menace russe, qui est cependant majeure. En effet, nous devons également faire face à d’autres menaces.
Nous souscrivons à vos propos sur le rôle des États seuls compétents en matière de défense nationale, mais en même temps sur la nécessité d’une coopération accrue et surtout de sécurité collective. La France connaît mieux que quiconque le coût de la solitude stratégique, ayant été assez douloureusement éprouvée dans l’entre-deux-guerres, par l’abandon des États-Unis, qui ont refusé de ratifier le traité de Versailles et le désengagement britannique. L’une des solutions pour éviter cette solitude stratégique consiste à disposer de productions et d’une réponse capacitaire suffisantes, en Européens.
Dans ce contexte, il est nécessaire de concevoir européen, de produire européen et d’acheter européen. Que proposez-vous pour améliorer cette situation ? Aussi, quelle définition retenez-vous pour qualifier ce qu’est une entreprise européenne ? Se fonde-t-elle sur le capital, sur la localisation ? Comment gère-t-on la sous-traitance ou l’actionnariat ? Il s’agit là d’un enjeu essentiel.
Enfin, en tant que commissaire européen, vous servez les vingt-sept États membres. Compte tenu de l’urgence, ne faut-il pas privilégier des coopérations avec un nombre plus restreint d’États plus allants et plus volontaires, qui sont prêts à aller plus loin ?
M. Andrius Kubilius. Nous sommes confrontés à de nouvelles menaces et de nouveaux défis qui résultent des évolutions géopolitiques. Afin d’y répondre, de nouveaux formats politiques voient le jour ; cela me semble pertinent. En effet, il ne faut pas se limiter aux formats classiques de l’UE. À ce titre, il m’est déjà arrivé d’être convié à Paris par le ministre Lecornu à des réunions en format E5, qui incluent les ministres de la défense français, allemand, italien, polonais et britannique. D’une certaine manière, il s’agit là d’une première étape vers quelque chose de nouveau sur le continent européen. L’avenir nous dira ce qu’il adviendra.
Ensuite, dans le domaine de l’industrie, comme je l’ai indiqué précédemment, le programme « Safe » concerne 150 milliards d’euros de prêts attractifs pour les États membres soutenus par le budget de l’UE. Il existe également un programme de l’Union pour des appels d’offres en commun. Dans le cadre d’Edip, il faut effectivement conserver un ancrage territorial au sein de l’UE. Lorsque les actionnaires ne sont pas européens, un « filtre » est appliqué en matière de sécurité. Ces actionnaires doivent montrer qu’ils ont recours à des infrastructures implantées au sein de l’UE. À défaut, d’autres règles s’appliquent et s’imposent à ces acteurs.
Des conditions s’appliquent également aux produits pour les projets complexes, en particulier pour les systèmes de défense complexes : les produits achetés devront être composés à 65 % d’éléments européens. En matière de conception, les produits doivent également répondre à des critères européens.
Encore une fois, il ne s’agit pas tant de protéger notre industrie de défense contre la concurrence, mais de permettre son développement, laquelle constitue une ressource stratégique.
Mme Catherine Hervieu (EcoS). Monsieur le commissaire, au-delà du sentiment d’inquiétude que peuvent ressentir nos concitoyens en cette période de tensions, celle-ci doit offrir des opportunités pour repenser une doctrine au niveau de notre continent. Des pays européens et l’UE s’orientent dans la voie de l’autonomie stratégique pour la défense régionale, notamment à travers la reconfiguration d’une nouvelle boussole.
Les augmentations budgétaires et capacitaires constituent autant de moyens pour établir une vision stratégique de la défense de nos territoires, de nos démocraties et de leur modèle social, sans oublier la lutte contre le changement climatique. Nous devons relever le défi de rattraper notre retard technologique dans le cyber, le quantique et l’intelligence artificielle (IA), dans le respect des libertés.
Les pays de l’UE constituent les cibles de menaces hybrides et d’ingérences étrangères visant à déstabiliser nos sociétés, notre économie et notre unité. La reconstruction d’un outil militaire opérationnel dépend d’une réforme profonde, soulignant le besoin de cohérence pour nos armées. Simultanément, se pose la question de l’efficacité, dans la mesure où nous réfléchissons dans un cadre financier et temporel restreint.
La lutte contre le changement climatique doit évidemment demeurer dans nos agendas, et les armées prennent déjà en compte ces éléments, au quotidien. Il existe ainsi un objectif de simplifier les normes pour créer un marché européen de la défense capable de faire émerger des projets transnationaux fédérateurs. De plus, dans ce cadre, nous devons poursuivre nos engagements pour garantir une autonomie énergétique et le respect des engagements en matière environnementale et sociale.
La mobilité militaire a besoin de simplification pour faciliter le déplacement des troupes et des matériels grâce à l’adaptation et la modernisation des infrastructures de transport. Pourriez-vous préciser les simplifications en la matière pour le marché européen de la défense ? De plus, nous sommes actuellement au stade du renforcement de nos armées nationales pour développer la défense européenne au sein de l’UE et de l’Otan. Cependant, la position des citoyens évolue et les Européens s’ouvrent à l’idée d’une mise en commun de leurs capacités militaires et de défense. De fait, la mobilisation de la société civile est primordiale. J’ose alors vous poser la question suivante : une armée commune ou une armée européenne pourrait-elle être envisageable en Europe ? Que répondez-vous à ces aspirations ?
M. Andrius Kubilius. Comme je l’indiquais plus tôt, le moment viendra sans doute de répondre plus précisément aux questions concernant une armée européenne. Mais dans l’immédiat, nous devons nous concentrer sur les priorités d’aujourd’hui et de demain, lesquelles consistent d’abord à combler nos lacunes en termes de capacités et d’état de préparation, nos contingences en matière militaire. Dans ces domaines, nous devons réellement avoir les idées claires.
Ensuite, nous ne devons pas non plus ignorer d’autres sujets fondamentaux, comme la lutte contre le réchauffement climatique, la cohésion de nos sociétés et la compétitivité économique, qui représentent des questions fondamentales. À la Commission, ces éléments constituent d’ailleurs des priorités de notre agenda et nous y travaillons en permanence. De fait, il est évident que si notre compétitivité se dégrade, nous nous affaiblissons et nous réduisons également notre faculté à développer nos capacités en matière de défense et d’industrie.
Afin d’améliorer notre industrie de défense, nous devons également identifier les obstacles à une croissance rapide. Dans ce domaine, les réglementations sont dans certains cas trop nombreuses et induisent une pesanteur bureaucratique. Parfois, personne n’est plus en mesure de dire pourquoi telle ou telle règle a initialement été adoptée. Dans le même ordre d’idées, de nombreux rapports sont rédigés sans nécessairement que quelqu’un ne les lise.
De notre côté, nous nous efforçons de voir comment nous pouvons aider nos industries à développer leurs capacités de production de manière extrêmement dynamique. Ici encore, l’exemple ukrainien est particulièrement illustratif. En 2022, au début de la guerre, l’industrie ukrainienne de défense pouvait produire des armes d’une valeur d’un milliard d’euros. L’année dernière, l’Ukraine a été capable d’établir cette production pour un montant de 35 milliards d’euros. En résumé, en deux ans, elle a pu faire trente-cinq fois plus.
Naturellement, dans un contexte de guerre, un pays entreprend tout ce qui est en son pouvoir pour se défendre. Les Ukrainiens y sont notamment parvenus en simplifiant la réglementation. Nous devons nous en inspirer pour atteindre nos priorités. La législation Omnibus vise précisément à simplifier l’environnement des entreprises de défense en amont du Conseil européen de juin. À cet effet, nous avons demandé aux gouvernements, aux parlements et aux industries de nous faire part de leurs observations, afin que nous puissions convenir des modifications, voire des abandons nécessaires pour permettre à l’industrie d’augmenter sa production.
M. Frédéric Petit (Dem). Monsieur le commissaire, nous sommes nombreux à avoir salué votre nomination, sur le plan fonctionnel. Je tiens également à saluer votre nomination sur le plan géographique. Des débats sont intervenus concernant les fracturations de l’UE, entre l’est et l’ouest. En réalité, ces fractures étaient peu profondes et nous parvenons aujourd’hui à retrouver de l’unité dans notre diversité.
Ma question porte sur la construction de votre mandat, en insistant plus particulièrement sur la question des risques plutôt que celle des attentes, que mes collègues ont déjà développée. Nous ressentons votre appel en faveur d’un pragmatisme, que vous avez illustré en soulignant que Poutine comptait plus les canons que les documents. Je partage ce point de vue.
Vous avez rappelé la course contre-la-montre dans laquelle nous sommes engagés. Le « big bang » que vous appelez de vos vœux s’effectuera malgré tout plus lentement, à la vitesse de l’UE. À ce titre, quels sont les risques de blocage et les risques d’échec au moment de la construction de cette stratégie ? Vous mentionnez les prochaines réunions du Conseil européen au mois de juin, ainsi que des mesures Omnibus. Selon vous, quels sont les points clés sur lesquels nous devrions être particulièrement attentifs lors des prochains mois ?
M. Andrius Kubilius. Il s’agit là d’une question importante, d’ordre stratégique. Je cite souvent Jean Monnet, qui disait en 1957, à l’époque du traité de Rome, que la communauté européenne se créerait dans les crises et qu’elle serait la somme des solutions qu’on apporterait à ces crises. De fait, les crises sont facteurs d’unité, comme nous le voyons à l’heure actuelle. Naturellement, il existe des différences selon les pays, certains sont bien plus éloignés géographiquement de la Russie que nous ne le sommes et n’ont pas la même perception de la menace.
À cet égard, lorsqu’il s’agit de renforcer notre capacité en matière de dépenses de défense, nous sommes confrontés à des défis très variés, certains étant plus stratégiques que d’autres. Mais il est essentiel pour nous d’examiner ce que nous avons besoin de réaliser pour inciter les États membres à recourir à ces nouveaux outils, ces opportunités de financement qui seront très bientôt établies. Ceux-ci pourront être en mesure de dépenser à hauteur de 3,5 % de leur PIB au cours des quatre prochaines années et d’utiliser la « clause d’échappement ». Mais nous ne savons pas à ce stade si les États membres se saisiront réellement de cette possibilité.
Ensuite, un deuxième sujet est plus d’ordre tactique, voire psychologique. À l’heure actuelle, les Européens sont assez mobilisés, car ils perçoivent les menaces, observent ce qui se déroule en Ukraine et s’interrogent sur l’attitude future des Américains. Si un cessez-le-feu intervient en Ukraine, il s’agira d’un côté d’une bonne nouvelle pour le peuple ukrainien, qui en a tant besoin, mais également pour nous tous. Mais en même temps, cet accord de paix pourrait conduire les Européens à s’interroger sur la nécessité de plus investir en matière de défense. Or de leur côté, les Russes ne désarmeront pas et continueront de produire des armements au même rythme qu’à l’heure actuelle.
Je redoute que nous ne perdions cette dynamique, laquelle nous conduit aujourd’hui à renforcer notre défense et à répondre aux lacunes identifiées. Celle-ci est pourtant essentielle et nous ne devons pas nous reposer sur cette idée des dividendes de la paix, qui consisterait à confier à nouveau notre défense à un tiers. Sur le plan pratique, comment pouvons-nous progresser à l’aide de plans très clairs en matière de production industrielle ? Comment agréger les commandes et convaincre les États membres d’avoir recours à des contrats à long terme des appels d’offres ? Une fois encore, tout dépend de la mise en œuvre, laquelle nécessite de discerner chaque jour les obstacles éventuels, afin de prendre les décisions nécessaires pour pouvoir avancer. Je le répète encore une fois : le Livre blanc n’était qu’une première étape, un commencement.
M. Laurent Mazaury (LIOT). Monsieur le commissaire, je souhaite vous interroger aujourd’hui sur le volet spatial plutôt que sur le volet défense, bien que les deux soient de plus en plus liés. Vous nous l’avez encore démontré, il y a quelques instants.
En compagnie de ma collègue Constance Le Grip, je suis co-rapporteur d’un rapport d’information portant sur l’avenir du projet spatial européen après Ariane 6. Dans ce cadre, nous menons actuellement des auditions et nous avons pu obtenir quelques éléments sur le principe du « retour géographique », lequel ne semble plus être adapté aux ambitions spatiales nationales des pays européens, voire contre-productif, car il duplique des compétences en Europe et empêche les pays européens d’être compétitifs ensemble face aux multiples projets internationaux, notamment américains.
En 2022, la presse française a révélé que pour pouvoir tenir le calendrier prévoyant la mise en service de la constellation d’Iris2 dès 2027, et afin d’être autonome de Starlink, Bruxelles aurait décidé de renoncer justement au retour géographique de l’Agence spatiale européenne (Esa) dans ses appels d’offres, afin de privilégier notamment la compétence technique des industriels, l’innovation et l’efficacité.
Selon vous, cette exception pourrait-elle devenir la règle ? Si tel était le cas, quelles seraient les conséquences de l’abandon de ce principe ? Est-il possible que ce retour géographique puisse simplement évoluer, afin d’être mieux adapté à la compétition spatiale internationale qui s’accentue aujourd’hui ? Par ailleurs, il semble qu’une nouvelle réglementation européenne sur le droit de l’espace soit attendue cette année. Pourriez-vous nous fournir quelques détails sur ce qu’elle contiendra ?
M. Andrius Kubilius. Nous nous sommes récemment concentrés sur le Livre blanc, qui traite des menaces directes et vise à répondre aux lacunes capacitaires. L’espace constitue à ce titre un enjeu essentiel, car il peut également contribuer à renforcer notre défense. L’espace nous permet de sécuriser nos communications, de mieux nous défendre. À ce titre, nous poursuivons un objectif d’autonomie stratégique grâce au lancement de satellites. À un certain moment, nous avons pris du retard dans notre compétition face à Elon Musk, qu’il convient désormais de combler.
L’UE doit disposer des systèmes dont elle a besoin ; il faut développer une nouvelle industrie européenne de l’espace. À ce titre, nous pouvons conserver un certain optimisme, car nous pouvons à nouveau être concurrentiels en matière de lancement, dans la mesure où de nouveaux projets sont en cours. J’espère qu’ils se réaliseront rapidement.
Ensuite, nous coopérons bien avec l’Agence spatiale européenne. Hier encore, nous avons discuté des possibilités existant à court terme, mais aussi à plus long terme en matière de projets de défense dans l’espace, pour les dix années à venir. Une visite a récemment eu lieu en Inde, pays qui s’est fixé comme objectif de construire une station spatiale lunaire en 2040. Je le souligne fréquemment : notre siècle sera celui de l’espace et des opportunités qui y sont associées.
S’agissant du retour géographique, je ne peux vous donner une réponse précise, dans la mesure où celle-ci appartient à l’Esa, une entité indépendante, qui est constituée par les États membres et non par la Commission européenne. Quelle que soit notre bonne collaboration avec l’Esa, ces États membres mènent les travaux. Je suis conscient des débats qui entourent la question du retour géographique, certains estimant qu’il s’agit d’un problème, car il atténue la concurrence quand d’autres y sont plutôt favorables. De fait, à l’automne, une réunion se tiendra à l’Esa et concernera notamment ce sujet.
M. le président Jean-Michel Jacques. Nous passons maintenant à une séquence de quatre questions complémentaires.
M. Philippe Bonnecarrère (NI). Monsieur le commissaire, vous avez débuté vos propos en indiquant que l’UE peut apporter une valeur ajoutée, grâce à une coordination industrielle et par levée de fonds. Puis-je résumer votre pensée en disant que l’action de l’UE est complémentaire de celle des États membres et de celle de l’Otan ? Pourriez-vous donner à nos concitoyens français des exemples appuyant cette démonstration ?
M. Andrius Kubilius. Nous apportons effectivement une valeur ajoutée, il existe une réelle forme de complémentarité. Un exemple assez simple l’illustre : désormais, les États membres, l’Otan et l’industrie européenne de la défense travaillent pour définir les capacités que chaque État membre doit atteindre. Cette décision relève de chaque État membre, dans le cadre des formats de l’Otan. Nous n’intervenons pas dans cette discussion, car il ne nous revient pas d’établir ces objectifs. En revanche, si la Commission peut avoir connaissance de ces objectifs agrégés que les États membres doivent atteindre avant 2030 en termes de munitions, de chars, de drones, de missiles, et de systèmes de défense aérienne, nous pourrons aider l’industrie européenne à les produire. Nous pourrons également œuvrer à convaincre les États membres de l’UE d’utiliser des outils de financement à leur disposition pour acquérir ces équipements.
Quoi qu’il en soit, nous n’entrons pas dans des discussions sur la doctrine de défense ou sur les capacités en tant que telles. Simplement, nous pouvons aider les États membres à acquérir ce dont ils ont besoin. Tel est notre rôle, de manière complémentaire.
M. Sébastien Saint-Pasteur (SOC). Monsieur le commissaire, vous nous avez rappelé qu’en investissant 6 % de son PIB, la Lituanie considère pouvoir tenir sa ligne de défense pendant dix jours. Cette indication doit probablement nous faire prendre conscience que souveraineté nationale et solidarité européenne ne s’opposent pas, mais se complètent.
En revanche, pour contrer les discours de repli, l’Europe doit aussi être exemplaire et créer un environnement bien plus favorable aux entreprises européennes. Le principe que 65 % de la valeur totale d’un produit soit d’origine européenne pour notre réarmement a déjà été évoqué. Il doit devenir une réalité. La directive européenne sur les marchés publics doit ainsi être révisée, notamment pour ouvrir la porte à la participation d’alliés hors UE, à l’instar de la Norvège, de la Corée du Sud ou encore du Canada.
Dès lors, pouvez-vous nous rappeler les grands principes de cette stratégie d’achat ainsi que la méthode et les délais que vous entendez privilégier pour adapter le cadre légal européen et permettre que l’Europe ne soit pas entravée face à la nécessité qu’elle se recentre sur elle-même ?
M. Andrius Kubilius. Les partenariats sont absolument essentiels. Les programmes actuels, notamment Edip ou l’action de soutien à la production de munitions (Asap), voient l’UE dépenser de l’argent européen. Des règles bien établies définissent qui peut participer à ces programmes et comment ils peuvent être financés. Naturellement, nous œuvrons à dépenser l’argent européen auprès d’entreprises établies sur le continent européen. L’actionnariat de ces entreprises peut parfois provenir de pays tiers, mais dans ce cas, ces entités font l’objet de vérifications en matière de sécurité.
Ensuite, le programme « Safe » prévoit également la possibilité de conclure des accords de partenariat en matière de sécurité et de défense, par exemple entre la Grande-Bretagne et l’UE ou le Canada et l’UE, voire d’autres pays tiers. Dans de tels cas, ces accords prévoient que des matériels peuvent provenir de ces pays, dans le cadre d’une procédure bilatérale, qui comporte notamment des clauses de réciprocité.
À ce titre, j’observe que la Grande-Bretagne et le Canada témoignent d’un engagement politique très positif. Ces partenariats permettront sans doute d’aboutir à des développements nouveaux, à l’avenir. Je m’en suis entretenu d’ailleurs récemment avec les ministres de la défense canadien et britannique, dans le cadre du programme ReArm Europe. Je pense que nous avons tout à gagner du renforcement de ces partenariats.
Mme Catherine Rimbert (RN). L’Europe de la défense n’est qu’un cheval de Troie pour saper la souveraineté des États membres. Le programme Edip constitue un échec annoncé, puisqu’il repose sur un financement dérisoire et des achats massifs en dehors de l’Europe. Désormais, la Commission européenne s’arroge le droit de présenter un Livre blanc sur la défense européenne, alors même que ce sujet ne relève pas de sa compétence.
En effet, la défense demeure une prérogative régalienne des États et seule une coopération intergouvernementale comme celle de l’Agence européenne de défense (AED) peut respecter la souveraineté nationale. Pire encore, ce Livre blanc vante la création d’une chaîne de valeur transatlantique en matière de défense. L’UE prétend vouloir réduire sa dépendance à l’égard des États-Unis, mais en réalité, elle ne fait que l’aggraver en intégrant son industrie sous la coupe de Washington. Encore une fois, la politique de défense relève des nations et en aucun cas de Bruxelles. Par conséquent, quelles mesures allez-vous mettre en place pour respecter enfin la souveraineté des États et, soit dit en passant, les traités européens ?
M. Andrius Kubilius. Comme je l’ai déjà indiqué à plusieurs reprises, la Commission n’essaye pas d’intervenir dans les prérogatives des États membres en matière de défense. J’ai mentionné notamment l’élaboration et la mise en œuvre de la doctrine de défense, qui relèvent du champ des nations et de l’Otan.
Encore une fois, je peux rappeler que des programmes tels qu’Edip ont pour objet de soutenir l’industrie de la défense européenne. Or, en vertu des traités et d’autres éléments législatifs, l’UE est en effet responsable de la politique industrielle. Nous agissons donc dans ce cadre et notre action ne porte aucunement atteinte aux prérogatives des États. Toutes les accusations insinuant que la Commission s’efforce de capter de nouveaux pouvoirs sont erronées et reposent sur de fausses informations.
Mme Liliana Tanguy (EPR). Monsieur le commissaire, je souhaite vous interroger sur la manière dont la Commission européenne accompagnera cet effort de sécurité en commun. L’instrument financier « Safe » est doté de 150 milliards d’euros sous forme de prêts, mais comment pensez-vous garantir son efficacité et son articulation, notamment pour éviter les lourdeurs administratives et accélérer les financements ?
Vous avez également évoqué l’association d’autres États à cet effort, en mentionnant le Royaume-Uni, le Canada, c’est-à-dire des pays non-membres de l’UE, mais qui disposent de capacités importantes. Pensez-vous que des pays limitrophes de l’UE, comme ceux des Balkans occidentaux, pourraient également passer des accords avec l’UE pour développer une capacité de défense commune ?
Enfin, la France dispose de l’arme nucléaire, comme le Royaume-Uni. Une mise en commun au profit de l’UE pourrait-elle constituer un sujet de discussion ?
M. Andrius Kubilius. Désormais, il nous faut effectivement voir comment mettre en œuvre les programmes de la façon la plus efficace. Une fois encore, tout sera entre les mains des États membres, notamment en fonction de leur volonté d’utiliser ces outils, ce qui est difficile à prédire à l’heure actuelle. Néanmoins, nous espérons que les décisions seront prises rapidement. À ce titre, nous nous attendons à ce que les États membres se prononcent rapidement sur l’utilisation éventuelle de la « clause d’échappement ».
S’agissant des prêts « Safe », une fois leur approbation acquise, nous espérons que lors des six prochains mois, les États membres décideront dans quelle mesure ils souhaitent employer ces financements. Simultanément, nous nous efforçons de procéder à des simplifications, dans le cadre de la législation Omnibus et ainsi de créer les conditions permettant à l’industrie de développer sa production. Ces éléments traduisent notre volonté d’un « big bang », car il nous faut aller vite et fort.
Vous m’avez interrogé également sur la possibilité pour les pays des Balkans occidentaux de participer à ces programmes. Le programme « Safe » prévoit la possibilité de se fournir auprès d’industries européennes, y compris en dehors de l’UE. Je pense notamment à l’Ukraine et à la Norvège. Il est également envisagé de l’étendre à des pays tiers à travers des accords de partenariat.
M. Pieyre-Alexandre Anglade, président de la commission des affaires européennes. Je vous remercie, monsieur le commissaire, pour la précision de vos explications, ainsi que pour les perspectives que vous avez dressées concernant les programmes de la Commission européenne. Il est essentiel que vous ayez pu rappeler aux membres de nos commissions que le programme Edip peut financer l’industrie européenne et ainsi tordre le cou à quelques rumeurs que nous pouvons parfois entendre.
De même, vous avez également souligné que la compétence en matière de mobilisation des troupes, de besoins capacitaires, de conception et de déploiement de leurs doctrines relèvera toujours de la responsabilité des États membres. Ces réponses permettent de balayer quelques fables que nous pouvons, ici aussi, parfois entendre. Ces messages doivent encore être renouvelés dans les parlements nationaux, et je vous remercie de l’avoir fait aujourd’hui à l’Assemblée nationale.
M. le président Jean-Michel Jacques. Monsieur le commissaire, je vous remercie pour vos réponses, qui nous éclairent sur le travail de l’UE, essentiel dans le contexte actuel.
12. Audition, ouverte à la presse, de Mme Eva Berneke, directrice générale d’Eutelsat sur l’Europe de la défense et les coopérations européennes (mardi 25 mars 2025)
M. le président Jean-Michel Jacques. Nous poursuivons donc ce matin notre cycle sur les enjeux de l’Europe de la défense avec l’audition de Mme Eva Berneke, directrice générale d’Eutelsat. Madame, vous avez rejoint en janvier 2022 Eutelsat, le premier opérateur français de satellites, à un moment clef de son histoire. À la suite du rachat de OneWeb, Eutelsat s’est en effet lancé dans les constellations de satellites en orbite basse, c’est-à-dire autour de 1 000 kilomètres d’altitude. Jusqu’alors, le groupe exploitait surtout des satellites géostationnaires positionnés à 36 000 kilomètres d’altitude. L’univers des télécommunications a été bouleversé par Starlink, la constellation initiée par Elon Musk, qui offre des débits internet élevés grâce à des milliers de satellites gravitant en orbite basse.
Satellites et défense entretiennent des liens de plus en plus étroits. La guerre en Ukraine a ainsi placé l’accent l’importance stratégique de l’internet par satellite. À la suite de l’attaque russe sur les infrastructures de communication ukrainiennes, le gouvernement ukrainien a fait appel à Starlink pour assurer son accès à internet. Les récentes menaces de suspension du service à l’Ukraine ont souligné la nécessité et l’urgence pour l’Europe de se doter d’un accès souverain à l’internet spatial. Chacun reconnaît désormais que les satellites sont cruciaux dans le domaine militaire, qu’il s’agisse de l’observation des mouvements de troupes, du guidage des missiles ou de la sécurisation des communications.
L’Europe du spatial fait face à de nombreux défis. Il s’agit d’accélérer l’innovation pour rester compétitif face aux États-Unis, de développer les applications pour la défense ou encore d’assurer la soutenabilité du modèle de constellation en orbite. Eutelsat semble bien positionné pour y répondre. En témoigne la forte hausse de sa valorisation boursière le jour de la rencontre entre les présidents Trump et Zelensky à la Maison, Blanche et l’annonce de la suspension du soutien à l’Ukraine par les États-Unis. En effet, l’action est passée de 1,19 euros le 28 février 2025, à 8,85 euros le 5 mars. Depuis, elle a baissé, jusqu’à atteindre 3,41 euros à la clôture de la bourse de Paris hier soir. Pourriez-vous nous donner votre interprétation de cette hausse, puis de cette baisse ? Les évolutions de votre valorisation boursière peuvent-elles entraîner des difficultés pour votre entreprise ?
D’autre part, pourriez-vous nous préciser également quels sont les principaux défis auxquels vous devez faire face pour mener à bien votre projet Iris2, dont l’objectif consiste à déployer une constellation de 290 satellites, pour concevoir un réseau internet sécurisé à destination des gouvernements et des armées d’ici 2030. Serez-vous à l’heure ? Par ailleurs, vos partenaires industriels sont-ils au rendez-vous ? Enfin, quelle est votre stratégie face à l’ensemble de ces défis ?
Mme Eva Berneke, directrice générale d’Eutelsat. Je vous remercie de nous recevoir aujourd’hui. J’ai pris la tête d’Eutelsat il y a maintenant trois ans, quelques semaines avant le déclenchement de la crise en Ukraine, dont nous aurons certainement l’occasion de reparler lors de vos questions. Le dernière passage d’Eutelsat devant une commission permanente remonte à 2021, bien avant cette crise, mais également avant que notre société ne devienne un opérateur multi-orbites. Au-delà de notre activité historique de satellites géostationnaires, Eutelsat est aujourd’hui avec Starlink le seul opérateur doté d’une constellation en orbite basse (low earth orbit ou LEO).
Eutelsat Group s’inscrit dans un contexte particulier, où l’espace est désormais devenu un champ de compétition, de contestation, voire d’affrontement, y compris militaire. Cet espace se caractérise également par une dualité, avec un volet de télécommunications par satellite (satcom pour satellite communication) intégré dans les systèmes d’armes et les architectures de commandement, et un volet civil, à des fins commerciales, non militaires. L’actualité récente illustre cet aspect, avec le rachat en Espagne de Hispasat, l’opérateur espagnol, par Indra Sistemas.
L’industrie spatiale européenne est très fortement concurrencée aujourd’hui par les Américains, mais elle le sera aussi très bientôt par les Chinois. Les Américains sont revenus dans le spatial il y a maintenant une quinzaine d’années et ont investi massivement, à la fois sur leurs propres moyens, mais surtout à travers des opérateurs commerciaux comme Starlink et SpaceX, qui ont développé des compétences industrielles extraordinaires.
Le spatial recouvre aujourd’hui des enjeux de souveraineté très puissants. À ce titre, si les Européens n’agissent pas de concert, ils seront dépassés et n’auront comme alternative que se raccrocher aux solutions spatiales américaines ou chinoises. Cela serait d’autant plus regrettable que ce secteur dispose depuis très longtemps d’une industrie européenne vivante et innovante grâce à de grands industriels comme Airbus, Thales ou Arianespace, c’est-à-dire des acteurs essentiels pour l’Europe.
Eutelsat Group réunit aujourd’hui Eutelsat et OneWeb. Eutelsat est un opérateur historique créé par les pays européens il y a maintenant quarante-sept ans, chacun d’entre eux disposant de positions orbitales. Ces derniers avaient ainsi considéré qu’il était plus pertinent de les exploiter ensemble et Eutelsat est la seule entreprise qui opère sur le spectre du géostationnaire. Eutelsat a développé son activité autour de satellites de diffusion (broadcasting) et porte près de 6 500 chaînes à travers le monde, sur ses trente-cinq satellites. À chaque fois que vous voyez une parabole sur le toit d’un foyer, cela signifie que celui-ci reçoit la télévision grâce à un satellite.
Ce segment constitue aujourd’hui la moitié de notre activité. Il connaît un déclin structurel, dans la mesure où la population reçoit désormais la télévision à travers internet. L’autre activité, en croissance, est celle relative à la connectivité, symbolisée par le rachat de OneWeb il y a un an et demi, qui nous permet d’offrir une connectivité avec une latence basse, qui avoisine celle d’internet, c’est-à-dire de 50 à 70 millisecondes. Nous sommes désormais la seule alternative à Starlink grâce à ce rachat. Même si nous disposons de ressources importantes, le lancement d’une constellation nécessite au minimum cinq à sept ans. Nous avons donc choisi d’acquérir un opérateur disposant d’une couverture déjà bien avancée et d’ici la fin de l’année, nous bénéficierons d’une couverture mondiale.
Nous sommes d’abord un acteur français, dont le siège est situé à Issy‑les‑Moulineaux. Né en Europe, nous sommes également au cœur de la chaîne de valeur spatiale, quand Starlink est totalement intégré verticalement, construisant ses propres lanceurs, produisant ses terminaux, opérant ses réseaux et les distribuant à travers le web. De notre côté, nous achetons les satellites, souvent chez Thales ou Airbus ; les terminaux (Intellian, Hughes) ; les lanceurs (Ariane 6 ou SpaceX), mais nous sommes d’abord un opérateur, comme Orange peut l’être dans son secteur.
Notre actionnariat reflète notre nature d’opérateur mondial. Notre premier actionnaire est Bharti Telecom, un grand opérateur télécom en Inde et en Afrique ; le deuxième est l’État français à travers BPIFrance ; le troisième est le gouvernement du Royaume-Uni, depuis le rachat de OneWeb ; le quatrième est CMA-CGM. Cet actionnariat reflète lui aussi notre dualité entre commercialisation mondiale, nécessaire pour bien utiliser un réseau, et intérêt des gouvernements.
Nous sommes de plus en plus intégrés dans la défense en France et en Europe et notre présence devant vous aujourd’hui atteste que nous sommes de plus en plus perçus comme appartenant à la base industrielle et technologique de défense (BITD). Nous disposons ainsi de relations de proximité avec la défense. Des charges utiles (payloads) sont par exemple portées par nos satellites géostationnaires, comme le satellite E36D, en collaboration avec Airbus. Je pense par ailleurs à la connectivité en latence basse sur le Charles de Gaulle. Il s’agit là d’une activité émergente, mais à laquelle nous accordons une grande attention et que nous voulons développer.
Au niveau européen ce changement de perception est perceptible, à travers la nomination d’Andrius Kubilius comme commissaire européen à la défense et à l’espace.
Le projet de constellation européenne Iris2 doit également être relevé. La Commission a lancé ce grand projet il y a quelques années, avec l’objectif de créer une capacité souveraine européenne, dans un cadre de partenariat public-privé (PPP), avec des développements militaires mais aussi commerciaux. Eutelsat est le premier investisseur privé, à côté de la Commission, pour pouvoir exploiter la partie commerciale d’Iris2.
Iris2 ne poursuit pas uniquement l’objectif de produire de la capacité en orbite spatiale, mais également de créer l’ensemble de l’écosystème et de le rendre plus compétitif en Europe. Du côté industriel, un grand nombre de contenus devront ainsi être européens. Il s’agit également de développer le NewSpace à travers des entreprises de plus petite taille, au sein de cette constellation. Ce travail prend nécessairement du temps et nous visons à disposer d’une constellation opérationnelle à l’échéance 2031. Entretemps, Eutelsat continue à investir dans la capacité utilisable aujourd’hui, car nous devons être mesure de répondre, dans un très court délai, à des crises telles que celle que nous connaissons actuellement en Ukraine. En dépit des montants engagés, le projet Iris2 demeure modeste en comparaison des investissements militaires du département de la défense des États-Unis au profit du projet Starshield développé par SpaceX.
Face à la domination américaine et l’émergence de la Chine dans le domaine spatial, il est urgent de créer une alternative souveraine et européenne pour ne pas dépendre de ces solutions extérieures, rattraper notre retard, nourrir l’innovation et renforcer l’industrie européenne. À titre d’exemple, il n’existe pas à ce jour de producteurs majeurs de terminaux en Europe. Heureusement, Airbus et Thales produisent encore des satellites géostationnaires, mais ni l’un ni l’autre ne sont très concurrentiels s’agissant de l’orbite basse, qui représente le futur du spatial.
La France joue aujourd’hui un rôle majeur, d’abord parce qu’elle bénéficie d’opérateurs comme Eutelsat, mais également d’industriels comme Thales et Airbus et Arianespace. Des projets sont également en cours avec le ministère des armées, la direction générale de l’armement (DGA) et des industriels français sur des usages militaires. De plus, OneWeb déploie sa connectivité à travers le contrat Astel de la direction interarmées des réseaux d’infrastructure et des systèmes d’information (Dirisi). Ces projets demeurent certes plus modestes que ceux que nous menons avec les militaires américains, qui sont habitués à de très importants contrats, à la hauteur des budgets dont ils disposent. Mais nous avons hâte de continuer notre développement et notre collaboration avec les acteurs français.
Vous m’avez également interrogé sur l’évolution de notre cours de bourse. Il est exact que celui-ci a fait preuve d’une grande volatilité ces derniers temps, surtout depuis les discussions concernant la souveraineté de l’Ukraine. Une partie de cette volatilité est simplement liée à la répartition de notre actionnariat. En effet, Eutelsat a la chance d’avoir à ses côtés de grands actionnaires stables, ce qui limite relativement notre flottant et donc le nombre de titres qui peuvent s’échanger sur le marché. En conséquence, puisque les volumes sont relativement faibles, il suffit de peu de mouvements pour entraîner de fortes variations sur notre cours.
Une autre partie de l’explication est liée à la reconaissance par le marché que nous sommes l’unique alternative à Starlink en Ukraine. Lorsque les discussions entre les présidents Trump et Zelensky dans le Bureau ovale ont tourné à l’aigre et que la possibilité d’éteindre Starlink en Ukraine a été envisagée, Eutelsat est apparu comme un opérateur critique et nécessaire, non seulement pour l’Ukraine, mais aussi pour la souveraineté européenne. Par la suite, notre cours est redescendu, ce qui fait partie des évolutions habituelles d’un titre de bourse.
Aujourd’hui, nous réfléchissons pour savoir si notre actionnariat reflète bien notre dualité entre d’une part un opérateur lié à la souveraineté et travaillant avec les militaires et d’autre part, la nécessité de conduire une activité commerciale pour bien exploiter notre réseau sur le reste du monde.
En effet, si les satellites géostationnaires présentent l’intérêt d’être positionnés de manière stable au-dessus de l’Europe, une constellation en orbite basse tourne de manière permanente, au-dessus des pôles, des océans ou d’autres continents comme l’Amérique latine ou l’Afrique. Cela signifie donc qu’un opérateur commercial est nécessaire pour pouvoir vendre la capacité quand ces satellites ne sont pas au-dessus de l’Europe ou de l’Ukraine. À ce titre, la collaboration autour d’Iris2 est très importante, mais il nous faut également nous assurer de notre futur immédiat, jusqu’à ce que cette constellation soit déployée en 2031-2032. Nous ne sommes pas naïfs et savons pertinemment que des projets d’une telle envergure connaissent parfois des développements plus longs de la part des industriels. En conséquence, nous devons demeurer agiles pour lancer un plus grand nombre de satellites, être certains d’assurer la continuité et de pouvoir proposer à nos clients de la capacité autour du monde, à la fois avant et après l’arrivée d’Iris2.
Je précise à ce titre qu’Iris2 ne couvrira qu’imparfaitement les pôles ou le Groenland par exemple, lesquels constituent des enjeux importants à des fins militaires. À cet effet, OneWeb aura besoin de pouvoir lancer des satellites et disposer en conséquence des financements appropriés, qui font partie des discussions actuelles.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je cède à présent la parole aux orateurs de groupe.
M. Romain Tonussi (RN). Le projet Iris2 ambitionne de renforcer notre souveraineté numérique et spatiale en déployant une constellation de satellites sur plusieurs orbites. Eutelsat joue un rôle clé dans ce programme essentiel pour préserver notre indépendance dans le domaine des communications satellitaires, en se focalisant principalement sur l’orbite basse. Mais ce projet se heurte à plusieurs obstacles. Son budget a considérablement augmenté, passant de 2,4 milliards d’euros à 10,6 milliards d’euros. De plus, le calendrier a été repoussé, avec un lancement prévu pour 2029 et une mise en service complète d’ici 2030-2031.
Ce retard permet à la concurrence, comme Starlink ou la constellation chinoise Guowang de prendre de l’avance dans un secteur où l’innovation et la rapidité de déploiement sont capitales. Dès lors, comment garantir qu’Iris2 restera dans la compétition face à des réseaux déjà opérationnels ? Par ailleurs, le récent ralliement d’Eutelsat à OneWeb suscite des questions sur la synergie entre ces deux projets, notamment en ce qui concerne la souveraineté et les implications stratégiques de cette collaboration. Ainsi, pouvez-vous nous dire comment cette fusion s’inscrit-elle dans la vision d’Eutelsat pour Iris2 ?
Enfin, Iris2 repose sur un consortium de plusieurs acteurs européens dont les opérateurs SES et Hispasat, ainsi qu’un grand nombre de sous-traitants industriels. Or, ces entreprises ne poursuivent pas nécessairement les mêmes priorités. Ainsi, SES est déjà impliqué dans d’autres constellations et pourrait chercher à privilégier ses propres solutions. Quant aux sous-traitants, la répartition des marchés et des responsabilités techniques peut être source de tensions. Ainsi, comment s’assurer qu’Eutelsat conservera une position centrale dans le projet et que les décisions stratégiques qui seront prises serviront pleinement les intérêts français ?
Mme Eva Berneke. Le projet Iris2 a effectivement évolué au cours du temps, mais il convient d’apporter quelques précisions concernant les montants que vous avez évoqués. La première tranche du programme est financée par l’UE à hauteur de 2,4 milliards d’euros, puis la Commission financera à nouveau 4 milliards d’euros sur une deuxième période. Le financement public est abondé par l’Esa à hauteur de 600 millions d’euros, le solde étant fourni par des acteurs privés. Au total, les montants budgétés s’établissent à 10,6 milliards d’euros. Mais il est exact que le projet s’est développé au fil du temps, le nombre de satellites envisagés étant supérieur à ce qui était prévu initialement. Cela témoigne de la volonté d’assurer une meilleure couverture et de fournir plus de capacités.
Initialement, la Commission avait fixé la période 2028-2029, mais la date de déploiement s’établit désormais à 2031. Ce report témoigne de la volonté d’utiliser une chaîne d’approvisionnement européenne, à partir de composants produits en très grande partie sur notre continent. Or à l’heure actuelle, les grands industriels comme Thales et Airbus s’approvisionnent en grande partie en dehors de l’Europe, notamment pour les antennes, les terminaux ou les circuits intégrés. Dès lors, ce choix européen implique nécessairement un rallongement des délais.
Ensuite, SES (société européenne des satellites) a effectivement lancé un projet avec Intelsat, le plus grand opérateur américain en géostationnaire. Ce projet se fonde essentiellement sur des synergies industrielles et devrait se finaliser à la fin de l’année. Pour le moment, SES nous garantit qu’au sein du consortium SpaceRISE, ils restent toujours focalisés sur Iris2. Dans la mesure où le gouvernement du Luxembourg est le premier actionnaire de SES, nous espérons qu’il demeure bien ancré en Europe. Mais il n’en demeure pas moins que leur activité sera plus tournée vers les États-Unis dans le cadre de leur projet avec Intelsat.
Le projet Iris2 a une durée prévisionnelle de douze ans et constitue une priorité stratégique pour Eutelsat, qui a été confirmée par notre conseil d’administration. Mais nous devons également faire preuve d’agilité face au décalage dans le temps ou d’autres difficultés qui pourraient survenir, afin de pouvoir garantir à nos clients – militaires ou civils – une capacité jusqu’au déploiement final de la constellation Iris2.
Mme Corinne Vignon (EPR). Dans un article publié début mars dans La Tribune, vous dressiez un constat préoccupant. Vous indiquiez ainsi que l’Europe prend du retard et risque devenir une simple spectatrice de la compétition spatiale si elle ne réagit pas rapidement. Les récents développements en Ukraine ont mis en évidence le rôle vital de la connectivité par satellite dans les zones de conflit. Les forces armées ukrainiennes qui exploitent les kits Starlink pour gérer leurs drones d’attaque et assurer leur coordination sur le terrain pourraient se retrouver totalement démunies en cas de coupure brutale du réseau d’Elon Musk.
Eutelsat est à travers OneWeb le seul opérateur européen d’un réseau satellitaire géostationnaire en orbite basse à pouvoir fournir des communications sécurisées, fiables et permettant l’autonomie stratégique de l’Europe en matière de connectivité spatiale. Pourtant, OneWeb souffre d’un déficit de notoriété au niveau européen et à l’international face à Starlink, Kuiper ou Guowang. Envisagez-vous de déployer une stratégie de communication pour faire connaître plus largement votre constellation ?
Ensuite, la double dégradation de la note financière d’Eutelsat par deux agences de notation illustre les difficultés financières de votre entreprise. La situation d’Eutelsat est un peu critique, en raison de l’impossibilité de fournir une couverture complète de la planète à cause de retards dans les infrastructures terrestres, des obstacles pour obtenir les autorisations d’accès au marché dans plusieurs pays, de la dette élevée, d’un segment vidéo en recul et des investissements massifs que nécessite le financement de 100 satellites supplémentaires qui garantissent la continuité du service avec des fonctionnalités améliorées comme l’intégration de la 5G au sol.
Pourtant, ces nouveaux satellites sont nécessaires et assureront la compatibilité avec la constellation Iris2, annoncée pour 2030, et dont le coût est estimé à plus de 10 milliards d’euros. Même si la valorisation boursière d’Eutelsat a bondi de 200 % dernièrement, comment prévoyez-vous de financer votre participation dans Iris2 en tant que membre du conseil du consortium SpaceRISE ?
Mme Eva Berneke. Je partage totalement vos propos : l’Europe a pris du retard, surtout dans le segment des satellites en orbite basse. Elle a toujours disposé d’un secteur spatial très important et la France a toujours mis l’accent aussi sur les grands industriels comme Airbus ou Thales, qui étaient d’abord focalisés sur les satellites géostationnaires, soit des gros objets. Simultanément, elle a pris du retard sur l’industrialisation de plus petits satellites. Or c’est en augmentant les volumes que l’on parvient à diminuer les coûts. À titre d’exemple, les coûts des lanceurs de SpaceX sont les plus compétitifs du marché, contribuant au succès de Starlink. Par comparaison, ceux d’Ariane 6 sont bien plus élevés.
Cela ne signifie pas pour autant que nous ne disposons pas des capacités, des compétences et de l’innovation suffisante en Europe. Simplement, nous devons les traduire sur le plan industriel, afin de devenir compétitifs. Cela nécessitera du temps, dans la mesure où nous avons pris du retard dans ce domaine. Mais en proposant un volume conséquent, la constellation Iris2 a aussi pour vocation à rendre cette industrie plus concurrentielle et ainsi moins dépendre de subventions de l’État.
Néanmoins, les effets d’échelle jouent et les commandes publiques aux États-Unis portent sur des volumes et des montants bien plus élevés. À ce titre, le département de la défense américain a toujours été le plus gros client de presque tous les opérateurs du monde. Les militaires européens doivent apprendre à travailler avec des opérateurs commerciaux pour exploiter les constellations existantes plutôt que de construire des satellites souverains. Ce virage a été amorcé depuis longtemps aux États-Unis.
Vous avez également évoqué la stratégie de communication. Nous sommes positionnés sur un segment de marché BtoB, nous travaillons avec nos distributeurs. Dans le domaine civil, nous vendons par exemple notre capacité à un distributeur comme Marlink, qui déploie ensuite ces solutions dans les aéroports ou les ports du monde. Il en va de même dans le militaire, où Airbus fait partie de nos distributeurs. En Italie, Telespazio est un distributeur de notre capacité, qu’il vend ensuite aux militaires.
Sur la partie grand public, nous travaillons avec des opérateurs télécoms : si vous achetez une offre satellite auprès d’Orange, vous utilisez très certainement notre capacité. Nous travaillons également avec Swisscom en Suisse, qui vend sous sa propre marque. Nous considérons donc ces opérateurs télécom comme des compléments plutôt que des concurrents. Il s’agit là d’une autre différence avec Starlink, qui préfère tout réaliser par lui-même, y compris la vente de ses produits.
Par conséquent, nous n’effectuons pas d’opérations de communication auprès du grand public, car nous ne lui proposons pas un produit sous notre propre marque. C’est la raison pour laquelle le grand public nous connaît moins. Il ne faut donc pas s’attendre à de grandes campagnes publicitaires de notre part. En revanche, nous sommes en train de préparer une tournée pour rencontrer nos clients industriels et les sensibiliser sur notre rôle : sans la partie spatiale que nous fournissons, il ne leur est pas possible de développer leur offre.
Vous avez également mentionné l’abaissement de notre notation financière. Il est certain que notre situation est très différente de celle de Starlink, qui dispose d’une très grande capacité à lever des fonds, d’une chaîne de valeur totalement intégrée et d’une boucle décisionnelle beaucoup plus courte. De notre côté, nous travaillons avec l’écosystème européen. À titre d’exemple, nous achetons cent satellites à Airbus, qui les produit en Europe, et nous avons donc besoin de les financer. À cet effet, nous menons des discussions avec nos actionnaires européens, en incluant le gouvernement britannique. Ces gouvernements sont particulièrement intéressés de pouvoir disposer d’une alternative aux solutions américaines et chinoises.
Ces besoins de financement portent à fois sur Iris2, mais aussi sur nos besoins immédiats, c’est-à-dire avant le déploiement de cette constellation. Il est donc impératif pour nous, mais aussi les pays dans lesquels nous opérons, de pouvoir obtenir ces financements. Une partie sera financée par les cash-flows de l’entreprise, ce qui nous empêchera de distribuer des dividendes à nos actionnaires, mais il nous faudra également obtenir des financements supplémentaires si nous voulons être capables de construire plus de capacités, plus rapidement.
M. Bastien Lachaud (LFI-NFP). La France a renoncé à la construction d’un nouveau satellite Syracuse de télécommunication militaire au profit d’Iris2. Quelles garanties pouvez-vous nous donner concernant la souveraineté dont la France et les armées françaises disposeront par le biais de cette constellation ? Pouvez-vous garantir que ces satellites seront bien construits sur le sol européen et que les lanceurs qui propulseront cette constellation seront également européens ? Quelles seront les garanties que d’autres pays européens n’auront pas accès aux données chiffrées de l’armée française ?
Ensuite, votre modèle est totalement différent de celui de Starlink, vraisemblablement plus proche de celui de Kuiper. Nous allons assister à une course à l’orbite basse, avec trois grandes constellations qui représenteront des milliers de satellites, pour la plupart jetables. Cela ne peut que poser question en ce qui concerne la pollution de l’orbite basse. Quelles sont aujourd’hui vos analyses sur les risques et les conséquences de la pollution et de réactions en chaîne qui rendraient l’orbite basse inutilisable ?
Mme Eva Berneke. Iris2 proposera à partir de 2031 des solutions sur différentes orbites, mais les militaires sont essentiellement intéressés par l’orbite basse. Une partie conséquente de son budget, de l’ordre de plusieurs milliards d’euros, est par ailleurs dévolue à la couche de sécurité et la protection des données. La bande de fréquences Ka Mil, fournie par la France pour Iris2 sera par exemple très sécurisée. La partie plus commerciale concernera le spectre Ku et sera totalement déconnectée de la bande Ka Mil. Cela se traduira aussi dans les prix, la capacité militaire étant plus chère car elle nécessite de prendre en compte les coûts de développement en matière de sécurité.
Des demandes spécifiques portent ainsi sur la chaîne d’approvisionnement, les contenus (satellites, terminaux) devant être produits en Europe. Du côté des lanceurs, de nombreuses discussions interviennent avec Ariane 6 concernant des lancements qui doivent maintenant intervenir en 2029-2030, puisque jusqu’à cette date, Ariane a vendu sa capacité de lancement à Kuiper.
Les discussions en cours sur Iris2 visent à déterminer qui seront les fournisseurs sur les différentes parties industrielles. Nous saurons à la fin de l’année où seront situées les différentes productions en Europe, c’est-à-dire leur répartition entre la France, la Belgique ou l’Italie. Nous savons déjà où seront situées les stations au sol.
Ensuite, les satellites français Syracuse étaient essentiellement situés sur une orbite géostationnaire. Or les militaires, y compris français, privilégient désormais les investissements sur des orbites basses, afin de disposer d’une latence basse.
Le modèle Starlink repose effectivement sur le lancement de milliers d’objets, occasionnant par la même des débris spatiaux, d’autant plus que la durée de vie de ses satellites en orbite basse n’est que de cinq ans. Chez Eutelsat, notre gestion des débris est fort différente et nous avons des engagements en matière de RSE (responsabilité sociale des entreprises) et de gestion de la « pollution » spatiale. Nous respectons ainsi bien volontiers la loi française, qui nous impose de signaler nos débris en orbite et de partager ces informations. À ce titre, nous travaillons avec plusieurs start up sur des solutions permettant de dé-orbiter les satellites dont nous perdons le contrôle.
La stratégie d’Elon Musk est différente, elle se fonde sur le volume et des satellites que vous avez qualifié de « jetables ». De plus, il ne contrôle pas une plus grande proportion de satellites et accorde une bien moindre attention aux débris, considérant que ce sujet ne pose pas problème, compte tenu de l’immensité de l’espace. Cette position illustre bien un état d’esprit différent de celui des Européens, qui se soucient des problèmes avant qu’ils n’interviennent. À l’inverse, les Américains ont tendance à considérer qu’il sera toujours temps de proposer une solution technologique une fois que les problèmes apparaîtront. Nous estimons à ce titre qu’il est impératif de disposer d’une règlementation de la part de l’Union internationale des télécommunications (UIT). À l’heure actuelle, il n’existe pas de règles internationales bien établies dans le domaine spatial. L’Europe est en train de développer une loi spatiale, qui sera, je l’espère, fortement inspirée par la législation française.
Mais il est absolument nécessaire de disposer d’une collaboration internationale dans ce domaine et d’obtenir l’adhésion des Américains et des Chinois. Si tel n’est pas le cas, des distorsions de concurrence subsisteront. Pour le moment, les positions respectives demeurent très différentes, mais nous considérons qu’il est essentiel de limiter les débris et de préserver l’espace, pour les générations à venir.
M. Sébastien Saint-Pasteur (SOC). Au moment où les craintes se multiplient au sujet de la fourniture d’accès internet à l’Ukraine, dont nous connaissons tous ici l’importance, Eutelsat se montre intéressé pour remplacer Starlink. Avant d’atteindre cet objectif, vous devez faire face à des défis capacitaires majeurs, puisque la flotte d’Eutelsat est aujourd’hui bien moins dense que celle de l’entreprise d’Elon Musk. De plus, les terminaux d’Eutelsat sont actuellement utilisés par Kiev et vous avez plaidé légitimement en faveur d’une hausse des investissements, afin de pouvoir concurrencer la capacité de Starlink. Si cet objectif est souhaitable, force est de constater que vos terminaux sont plus chers que ceux proposés par les Américains, ce qui pourrait susciter des défis supplémentaires en termes de déploiement rapide à grande échelle.
Afin de favoriser votre déploiement, le plan ReArm Europe de 800 milliards d’euros annoncé par la Commission européenne vous semble-t-il constituer opportunité pour soutenir l’ambition d’Eutelsat de devenir une alternative à Starlink, notamment en Ukraine ? Votre regard de cheffe d’entreprise et précieux pour comprendre comment vous appréhendez ces annonces européennes.
Par ailleurs, la guerre contre la Russie est également une guerre de l’information. L’Union européenne avait pris des sanctions d’application immédiate contre les intérêts russes dès décembre 2022. Cette décision vous obligeait, à mon sens, à cesser la diffusion de STS et Kanal 5, deux nouvelles chaînes de télévision russes. Faute d’action de votre part, l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) vous a mis en demeure, afin de suspendre ces chaînes. Pourquoi ne pas avoir agi et suspendu ses chaînes dès 2022 ? Pour rappel, l’Assemblée nationale a voté le 12 mars dernier, une résolution visant à renforcer le soutien à l’Ukraine et appelant notamment l’Arcom à exercer immédiatement ses prérogatives.
Plus qu’une critique, nous aimerions comprendre ce qui vous a conduit à ne pas agir plus rapidement. Devons-nous travailler à un renforcement du cadre légal afin que les actions soient plus rapides et probablement automatiques face à cette guerre hybride ?
Mme Eva Berneke. Nous mettons en œuvre les sanctions imposées par la Commission européenne dès que celle-ci les annonce. Nous avons toujours respecté cette ligne de conduite, qui concerne notamment la Russie, mais également les autres pays soumis à des sanctions, notamment au Moyen-Orient ou en Afrique. Elle nous permet également d’expliquer à nos clients diffuseurs que nous ne pouvons pas porter sur nos satellites des chaînes sanctionnées qui feraient partie de leur bouquet. De notre côté, nous disposons d’un délai maximum de soixante-douze heures pour mettre en œuvre les sanctions imposées par l’Arcom.
S’agissant des deux chaînes mises en demeure la semaine dernière, nous avons reçu hier la lettre officielle, mais elles ont déjà été retirées de nos bouquets. Nous avons toujours travaillé de la sorte et nous nous targuons de disposer d’une très bonne collaboration avec l’Arcom sur ces sujets, en travaillant assez souvent en amont avec l’Autorité. Certains lobbyistes estiment que nous devrions aller plus loin et enlever des chaînes russes non sanctionnées. Il s’agit essentiellement de chaînes de sport ou de divertissement à destination du grand public. Mais nous respectons rigoureusement les décisions de l’Arcom : si cette dernière ne sanctionne pas des chaînes, nous continuons à les porter sur nos satellites. Nous défendons cette position, qui a pour objet d’offrir de la clarté à nos clients à travers le monde.
S’agissant de la connectivité, notre flotte est certainement moins dense que celle de Starlink. Cela est lié pour partie à l’orbite : nous sommes positionnés sur une orbite de 1 200 kilomètres. Ainsi, nous avons besoin d’un plus faible nombre de satellites pour couvrir l’ensemble de la terre, quand les satellites d’Elon Musk sont positionnés à 450 kilomètres, ce qui l’oblige à disposer d’une flotte plus importante. Par ailleurs, il construit et lance plus de satellites car il est parvenu à industrialiser sa chaîne de production, ce qui lui permet de diminuer son coût unitaire. Enfin, il utilise également ses propres lanceurs. En Europe, il est précisément nécessaire de parvenir à une telle industrialisation, qui ne peut être atteinte que grâce à des grandes commandes permettant de bâtir une véritable chaîne de valeur continentale.
Par ailleurs, l’offre de Starlink à destination du grand public se fonde sur un service « best effort », c’est-à-dire non garanti, au mieux des capacités du réseau. Il a construit des millions de terminaux, quand nous en avons construit des dizaines de milliers, ce qui lui permet de les proposer à un prix bien moindre, autour de 500 euros. De notre côté, nos terminaux les moins chers coûtent environ 3 000 euros et sont un peu plus grands que les siens.
En résumé, la plus grande différence réside dans l’industrialisation de l’ensemble de la chaîne, qui permet de tirer les coûts vers le bas. Le même raisonnement s’applique pour les lanceurs : SpaceX effectue des centaines de lancement chaque année, contre seulement cinq ou six pour Ariane.
M. Jean-Louis Thiériot (DR). Nous sommes absolument convaincus de la nécessité d’avancer dans le domaine spatial pour éviter de devenir une colonie technologique, une colonie spatiale américaine ou chinoise.
Je tiens à vous interroger sur un sujet qui nous préoccupe particulièrement, celui des perspectives avec l’Italie. Les médias se sont fait écho il y a quelques mois du projet de rapprochement de l’Italie avec la constellation Starlink et du projet d’un marché de 1,5 milliard d’euros pour l’armée italienne en matière de communications militaires cryptées avec cette même entreprise. Le rapprochement entre Mme Meloni et M. Musk n’a évidemment échappé à personne.
Pourriez-vous établir un point de situation sur ce projet ? En quoi Starlink serait-il ou non mieux positionné qu’Eutelsat pour répondre aux besoins de l’armée italienne à court terme et, surtout, à moyen et long terme ? Dans quelle mesure une telle coopération pourrait‑elle susciter un impact sur la future constellation Iris2, dont nous savons tous qu’elle est absolument vitale ? Enfin, Iris2 a-t-il pour ambition de disposer de satellites « ITAR free » ou en tout cas de s’en rapprocher au maximum ?
Mme Eva Berneke. De nombreuses discussions sont effectivement intervenues en Italie concernant la souveraineté spatiale. L’Italie fait partie de l’équipe « élargie » du consortium SpaceRISE, dans lequel trois opérateurs investisseurs se sont engagés à hauteur de 4,4 milliards d’euros : Eutelsat, SES et Hispasat. Au même titre qu’Orange, Deutsche Telekom ou Telefonica, Telespazio appartient au « core team » de SpaceRISE, qui ne s’engage pas sur l’investissement, mais fournit des capacités, de manière très volontaire. Telespazio dispose ainsi du centre spatial de Fucino en Italie, qui jouera un rôle important dans le cadre d’Iris2. En outre, dans le cadre du financement assuré par l’Europe, le soutien de l’Italie est extrêmement important, au même titre que celui des autres pays européens.
Les discussions précédemment mentionnées ont eu lieu au niveau politique, concernant l’éventuelle adoption par le gouvernement italien d’un système de communication par satellite Starlink, à hauteur de 1,5 milliard d’euros. Il s’agirait en quelque sorte de la réplique de la version réalisée pour les militaires américains, qui ne garantit absolument pas une souveraineté italienne, puisqu’elle fait partie du système américain et nécessite de conserver de bonnes relations avec Elon Musk. Or le précédent ukrainien est instructif en la matière. Cela dit, les Italiens arguent que ce système pourrait potentiellement être livré plus rapidement que l’échéance de 2031. De fait, il n’est pas contraint par les obligations d’un contenu exclusivement européen comme c’est le cas pour Iris2, qui reste néanmoins à mon sens extrêmement important pour la souveraineté à long terme en Europe.
Il n’en demeure pas moins que cette échéance de 2031 est un peu lointaine, ce qui nous conduit à réfléchir à ce que nous pouvons faire d’ici là. C’est la raison pour laquelle nous discutons avec l’Italie sur ce qui peut envisager à court terme, notamment avec Telespazio, qui représente l’un des grands distributeurs de nos capacités, y compris en latence basse, à des fins militaires. Du côté civil, nous disposons de capacités géostationnaires pour l’Italie, que nous avons essayé de faire distribuer par Team, pour répondre à des besoins internet pour le grand public, comme Orange peut le faire en France. À court terme, il existe des réponses européennes, qui nécessitent de travailler avec l’ensemble de l’écosystème, dont Telespazio et Leonardo.
À ce stade de notre dialogue avec l’Italie, nous étudions les solutions envisageables, en amont d’une demande de proposition (request for proposal ou RFP) qui pourrait intervenir ultérieurement cette année. Il s’agit de bien cerner les exigences qui figureront dans ce RFP en matière de souveraineté, de garantie de service, mais aussi de fonctionnalités technologiques. À ce sujet, vous avez sans doute relevé que l’Italie avait demandé à Leonardo de produire une quarantaine de satellites d’observation, qui ne permettront pas d’offrir une couverture globale, mais qui fourniront un complément militaire pour l’Italie.
En résumé, nous discutons aujourd’hui en Italie, à la fois avec les militaires et le gouvernement, sur les actions à conduire d’ici le déploiement de la constellation Iris2. Il me semble nécessaire de conserver ces relations et de rester soudés en Europe autour d’Iris2, dans la mesure où cette solution permettra de garantir la souveraineté européenne, dans la durée.
Mme Catherine Hervieu (EcoS). L’espace devient un lieu de conquête intense en raison de l’environnement géopolitique de plus en plus compétitif porté par des technologies militaires intenses. La présence des États-Unis, de la Chine et de la Russie est significative dans le domaine spatial. Les États ont tenté de préserver l’espace comme un domaine pacifique, des traités et des accords avaient été signés en ce sens sous l’égide du Comité des utilisations pacifiques de l’espace extra-atmosphérique (Cupeea).
En Europe, les enjeux du domaine spatial sont cruciaux pour garantir notre sécurité et notre autonomie stratégique. Il faut également mentionner la priorité de la protection des infrastructures spatiales contre les cyberattaques et autres menaces émergentes. La dépendance s’accroît à l’égard des technologies spatiales pour des opérations militaires sensibles et le renseignement. Cela nécessite des moyens de défense robustes et de nouvelles stratégies de sécurité pour nos systèmes de défense spatiale.
Face à la montée en puissance de SpaceX, vous avez déclaré que l’enjeu consiste à savoir si nous serons capables d’industrialiser la chaine spatiale en Europe pour produire des milliers de satellites et rester compétitifs. L’Agence spatiale européenne et quelques États, dont la France, travaillent en coopération pour développer nos capacités technologiques avancées.
De plus, l’usage dual des satellites dans les domaines civil et militaire, le recours à l’intelligence artificielle et le phénomène de conversion des satellites doivent être surveillés. Nous avons besoin de projeter la présence européenne pour notre renseignement et la surveillance, notamment pour surveiller les objets spatiaux et éviter les collisions.
Selon vous, comment passer le cap industriel dont nous avons besoin en Europe ? Ensuite, il apparaît urgent d’utiliser durablement l’espace extra-atmosphérique. En conséquence, comment peser en ce sens face à la compétition étatique et technologique que nous connaissons actuellement ? Enfin, je vous remercie de nous apporter des précisions sur les enjeux de pollution en orbite basse.
Mme Eva Berneke. Une réglementation est effectivement essentielle dans le domaine spatial et nous attendons à ce titre le projet de loi européen. Des discussions sont intervenues dans ce domaine avec l’UIT et les précédentes administrations américaines au sujet de la gestion des débris dans l’espace.
Vous avez raison de souligner que l’espace représente un lieu de conquête, mais il faut également souligner que le domaine spatial constitue également un creuset pour des innovations qui peuvent ensuite se diffuser vers d’autres secteurs. Investir dans le spatial permet de faire émerger d’autres technologies. Historiquement, l’époque de la conquête de la lune nous en a fourni des preuves extrêmement tangibles, qu’il s’agisse des filtres à eau, des panneaux solaires ou même de la mousse à mémoire de forme aujourd’hui utilisée dans les matelas.
Ces technologies ont d’abord été développées dans le spatial, pour permettre aux humains de pouvoir s’adapter à des contextes très difficiles, avant d’être diffusées dans de nombreuses applications industrielles. Ce creuset d’innovations existe en Europe, à condition que nous franchissions le stade de l’industrialisation, pour établir un secteur pérenne et compétitif. Il s’agit d’un immense défi, qui prend du temps et implique de lourds investissements. Starlink et SpaceX ne sont pas nés hier, leur activité a débuté en 2003. Les Américains y sont parvenus et l’Europe doit également y arriver, en conservant sa vision d’une utilisation durable des ressources dans l’espace.
Mme Sabine Thillaye (Dem). Je souhaite revenir sur le contrat de concession signé avec le consortium SpaceRISE pour Iris2. Ce projet de 10,6 milliards d’euros sera financé à hauteur de 6 milliards d’euros par l’UE et pour 550 millions d’euros par l’Esa, le solde étant assuré le secteur privé. Il semble que la Commission européenne souhaite que l’Esa en soit le coordonnateur. L’Esa regroupe vingt-deux pays européens et elle est particulièrement financée par la France et l’Allemagne. L’Agence fonctionne sur le principe d’un retour géographique, que je trouve assez préoccupant, compte tenu des urgences actuelles, mais aussi du retard accumulé. Comment envisagez-vous cette articulation ?
Ensuite, votre activité nécessite des investissements conséquents, mais vous avez également besoin d’être compétitif dans un marché très concurrentiel. Quels sont aujourd’hui vos principaux d’axes d’investissement ?
Mme Eva Berneke. L’Esa contribue de manière non négligeable au financement d’Iris2, mais joue également un rôle de conseiller technique auprès de la Commission. Nous intégrons des ressources de l’Esa dans nos équipes de SpaceRISE, pour profiter de leur expertise. Par ailleurs, le programme vise à allouer au moins 30 % de l’enveloppe de l’UE aux start-ups et PME, exigeant une cartographie d’un retour géographique. Ce retour géographique représente ainsi une problématique qui n’est pas toujours simple à gérer et qui peut contribuer à complexifier la livraison. Elon Musk n’est pas soumis aux mêmes contraintes, ses implantations sont limitées à la Californie, au Texas et à la Floride. Nous devrions tendre vers une plus grande simplicité si nous voulons être compétitifs et rapides.
Heureusement, la France, l’Italie et l’Allemagne figurent parmi les financeurs les plus importants de l’Esa et nous disposons d’opérateurs et d’entreprises dans ces pays. Ce planning comporte des défis, mais l’implication d’Esa dans ce projet critique pour l’Europe me semble bénéfique.
M. Matthieu Bloch (UDR). Le programme de constellation Iris2 est devenu indispensable. En effet, la sécurisation des communications militaires est essentielle pour gagner les guerres de demain, comme en témoigne le conflit actuel en Ukraine. Ce programme devra donc répondre au niveau d’exigence très élevé de nos armées.
Ainsi, j’aimerais évoquer avec vous les besoins spécifiques des forces engagées dans des zones sans infrastructures de communication. Le commandement des opérations spéciales et les unités de renseignement ont besoin de terminaux satellite portables durcis, discrets, capables de fonctionner sous brouillage. Mais à ce jour, aucune solution européenne n’offre ces garanties.
Certaines armées occidentales, y compris la nôtre, ont ainsi recours à l’offre américaine Starlink, la constellation de SpaceX. Bien qu’efficace sur le terrain en Ukraine, Starlink présente également des limites, notamment une émission continue détectable et une vulnérabilité face à des capacités de guerre électronique avancées.
De plus, dans le contexte actuel, l’indépendance de la France vis-à-vis d’un fournisseur américain ne devrait plus être une option. Ainsi, bien que la constellation Iris2 offrira une plus grande interopérabilité aux armées européennes, pouvez-vous affirmer que votre service répondra aussi aux besoins spécifiques des armées françaises ?
Bien que financé par les États, le programme Iris2 sera mis en œuvre par un groupement industriel. Certains services seront donc accessibles aux acteurs publics, mais aussi privés. Dès lors, se pose la question de savoir qui décidera des priorités d’action lorsqu’une crise interviendra. En cas de conflit, par exemple, existe-t-il un mécanisme permettant à un État membre comme la France d’accéder prioritairement, voire exclusivement, à une portion de bande passante ou à des services dédiés ? Comment s’assurer que des arbitrages privés restent éloignés de certaines décisions que seuls les États doivent prendre ?
Mme Eva Berneke. Des terminaux spécialisés, avec des niveaux de sécurité spécifiques, peuvent effectivement être nécessaires à des fins militaires. Je pense notamment aux manpacks, des terminaux qui peuvent se loger dans un sac à dos. Nous les développons, à la fois pour des usages militaires, mais également grand public, comme Starlink a pu le faire à ses débuts. Lorsque nous avons commencé notre service en Ukraine, nous avons ainsi dû développer en urgence des éléments antibrouillage sur les terminaux. Désormais, nous travaillons avec des développeurs en France, notamment avec la société Greenerwave, sur un projet de terminal.
Un grand travail doit être accompli dans ce domaine, dans la mesure où l’Europe a été particulièrement distancée sur le volet des terminaux. Il y a encore deux à trois ans, la plupart des terminaux étaient ainsi développés par les Coréens ou les Américains. Nous commençons à disposer de terminaux développés et produits en Espagne, mais ils ne sont pas encore parfaitement au point.
À ses débuts, Starlink a fabriqué des produits grand public avec un service « best effort », évoqué précédemment, c’est-à-dire au mieux des capacités du réseau. De notre côté, nous avons développé dès le départ une offre BtoB, en approvisionnant chaque terminal avec une capacité garantie à nos clients. Cette garantie constitue ainsi un élément différenciant de notre offre, qui permet également d’utiliser moins de terminaux. Aujourd’hui, il existe par exemple entre 40 000 et 100 000 terminaux Starlink en Ukraine.
Dans notre réseau, nous sommes également capables de séparer les flux. En termes d’infrastructures, les besoins militaires ou BtoB ne sont pas très gourmands en capacités. En revanche, Facebook, YouTube et les flux vidéo consomment environ les deux tiers de la capacité, qui peut cependant être fournie par des capacités géostationnaires. À mon sens, il ne me semble pas incongru d’attendre une demi-seconde de plus avant de pouvoir lancer une vidéo sur Netflix, tandis que la priorité de la latence la plus basse possible doit être accordée aux militaires.
M. le président Jean-Michel Jacques. Nous passons maintenant à une séquence de cinq questions complémentaires, en commençant par une première série de deux questions.
Mme Michèle Martinez (RN). L’information est une arme de guerre. Nous savons que des chaînes et d’autres pays tiennent un discours souvent négatif et même parfois hostile envers la France ou, plus indirectement, remettent en cause nos valeurs et notre mode de vie.
La question se pose bien sûr pour les chaînes russes, mais également pour d’autres canaux. Je pense à Al Jazeera, relai de l’islamisme le plus fondamentaliste qui a déjà frappé durement notre pays. En tant qu’opérateur, vous avez déjà interrompu la diffusion de certaines chaînes. Ce fut le cas de la radio-télévision serbe en 1999, après l’intervention de l’Otan en ex-Yougoslavie, d’Al-Manar, chaîne du Hezbollah libanais en 2004 et de Première Caucase, chaîne russophobe de Géorgie.
Pourriez-vous nous expliquer le processus de décision aboutissant à l’arrêt de la diffusion d’une chaîne sur votre réseau ? Si la France vous adresse une demande concernant une chaîne hostile, notamment si notre pays est attaqué, êtes-vous prêt à donner une suite favorable à cette requête ?
Mme Valérie Bazin-Malgras (DR). Le XXIe siècle est marqué par la montée en puissance de la guerre hybride. La désinformation est, dans ce cadre, une arme de guerre qu’il ne faut pas négliger. En 2022, vous avez choisi de maintenir la diffusion des principales chaînes d’État russes. Vous invoquiez à l’époque un principe de neutralité. Mais vous omettiez la violation pourtant rédhibitoire des principes de pluralisme inscrit dans la convention d’Eutelsat IGO, mais également le fait que ces chaînes diffusent de la propagande de guerre. Vous êtes allé jusqu’à déclarer, contre toute évidence, que les chaînes en question sont essentiellement des chaînes de divertissement, de sport et à destination des enfants.
En novembre dernier, le comité Diderot et quatre associations partenaires ont mis en évidence qu’Eutelsat ne respectait pas les sanctions européennes contre les entreprises russes de médias. Comme en 2022, vous vous défaussez sur les régulateurs français et européens. Face à la montée en puissance de la guerre hybride, n’est-il pas nécessaire de renforcer la responsabilité des opérateurs de diffusion d’informations provenant d’acteurs hostiles ?
Mme Eva Berneke. Comme je l’ai indiqué précédemment, nous retirons toutes les chaînes qui sont sanctionnées par l’Arcom, avec laquelle nous travaillons étroitement depuis longtemps. Nous portons plus de 6 500 chaînes et les équipes de l’Arcom sont compétentes pour évaluer celles qui doivent faire l’objet de sanctions. Les chaînes d’information russes ne sont plus distribuées sur notre capacité, ce qui ne signifie pas qu’elles ne sont pas diffusées en Russie, dans la mesure où les Russes disposent de leurs propres capacités satellitaires. Malheureusement, il arrive que ces chaînes passent d’un de nos satellites à un satellite russe situé sur la même position orbitale.
La loi française et la loi européenne confèrent ses pouvoirs à l’Arcom, qui est compétente sur ces deux volets. Avant-hier, j’ai ainsi rendu visite au nouveau directeur général de l’Arcom pour lui confirmer que nous avons bien retiré les chaînes qui ont été sanctionnées la semaine dernière, même si nous n’avons reçu le courrier que ce lundi.
Mme Nadine Lechon (RN). Au regard de l’avancée dont disposent aujourd’hui les Américains et les Chinois en raison de leurs constellations respectives, les pays européens partent avec un retard considérable, qu’il sera difficile de compenser sans innovation et prise de risque. Depuis plusieurs années maintenant, diverses jeunes entreprises, notamment françaises, souhaitent miser sur les micro-satellites et les micro-lanceurs. Cette solution offre un gain de temps et financier considérable.
Je pense par exemple à l’entreprise Latitude qui, depuis 2019, travaille dans ce domaine. Pour reprendre les termes de cet entrepreneur, ces segments de marché ne sont pas couverts, alors même qu’ils disposent d’un potentiel conséquent. Je souhaite donc savoir si la filière des micro-lanceurs et des micro-satellites est étudiée par Eutelsat, notamment dans le cadre du projet Iris2. Considérez-vous que cette voie pourrait être prometteuse pour nos industriels ?
M. Pascal Jenft (RN). Depuis presque deux années, la société Eutelsat a fusionné avec la société britannique OneWeb. Du fait de cette fusion, le groupe dispose de satellites en provenance de OneWeb, mais la Grande-Bretagne détient une action spécifique (golden share), qui n’est rien autre qu’un droit de veto sur certaines décisions stratégiques en lien avec l’utilisation de ces satellites. Le Royaume-Uni n’est plus dans l’Union européenne et on connaît ses relations particulières avec les États-Unis, notamment en ce qui concerne l’utilisation de l’arme nucléaire. Si l’on ajoute par ailleurs la présence de Starlink, il est loisible de se poser des questions.
Même si Starlink domine le marché, il faut souligner qu’Eutelsat est un acteur clé en Europe et dispose d’atouts non négligeables. Au vu de ces éléments, pouvez-vous nous indiquer quelles sont les mesures mises en place pour s’assurer que les décisions les plus sensibles pouvant être prises par Eutelsat soient protégées de tout intérêt étranger ? Cette question est capitale, dans la mesure où Eutelsat représente un acteur majeur pour la sécurité des communications et notamment en cas de conflit.
M. Bastien Lachaud (LFI-NFP). La bande Ka Mil ne sera pas spécialement dévolue à la France ; d’autres armées européennes pourront également l’utiliser. En conséquence, comment sera-t-il possible de sécuriser les flux entre les différentes armées ? Quel en sera coût pour les armées françaises ? Enfin, vous avez souligné la volonté de tout fabriquer en France. Quels segments de dépendances critiques vis-à-vis de nos partenaires identifiez-vous aujourd’hui ?
Mme Eva Berneke. Le segment des micro-lanceurs est effectivement en plein développement, puisqu’une vingtaine de projets européens existent à l’heure actuelle. Ces derniers sont ainsi intégrés dans les réflexions menées sir Iris2, dans la mesure où ils sont particulièrement utiles pour les lancements de satellites test ou des satellites pour les Narrowband. Au-delà d’Iris2, nous sommes en discussion en France avec les entreprises Maiaspace d’ArianeGroup et Latitude, car ces micro-lanceurs offrent une plus grande flexibilité.
La Grande-Bretagne détient effectivement une action spécifique dans OneWeb, qui a été mise en place à l’époque où le gouvernement britannique a sauvé cette entreprise de la faillite. Lorsque nous avons racheté OneWeb, nous nous sommes assurés que nous pourrions lancer une grande partie de nos satellites sans être contraints par cette action spécifique, notamment pour Iris2. Il en sera de même pour des satellites en orbite basse financés par la France ou d’autres pays. À cet effet, nous avons mis en place un comité de sécurité, qui permet de traiter en priorité des éléments confidentiels relatifs à la sécurité de la France. Dans ce comité figure ainsi un observateur du ministère des armées français.
Dans le cadre d’Iris2, la capacité placée sur la bande de fréquences Ka Mil sera gratuite pour les militaires des pays européens membres du consortium. Des discussions sont également menées en bilatéral avec des pays, afin d’utiliser une partie de nos satellites pour transporter des charges utiles, notamment militaires, et ainsi créer une capacité véritablement souveraine, par exemple pour la France ou l’Allemagne. Le coût sera également plus attrayant pour les clients, puisque les satellites seront de toute manière lancés pour porter notre capacité commerciale. Cette offre n’a pas encore été définitivement arrêtée, elle demeure pour le moment au stade de l’option. Mais je rappelle que la constellation Starshield s’est développée de cette manière, en étant portée par les satellites de Starlink. En Europe, nous disposons des compétences et capacités pour en faire autant.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie.
13. Audition, ouverte à la presse, de M. Éric Trappier, président directeur général de Dassault Aviation, sur l’Europe de la défense et les coopérations européennes (mardi 25 mars 2025)
M. le président Jean-Michel Jacques. Nous poursuivons donc ce matin notre cycle d’audition consacré aux enjeux de l’Europe de la défense avec l’audition de M. Éric Trappier, président de l’ensemble du groupe industriel Marcel Dassault, et notamment PDG de Dassault Aviation.
Avec plus de 10 000 avions militaires et civils livrés dans plus de quatre‑vingt‑dix pays depuis un siècle, Dassault Aviation dispose d’un savoir-faire et d’une expérience reconnus dans le monde entier pour la conception, le développement, la vente et le support de tous les types d’avions, et notamment l’avion Rafale, qui connaît ces dernières années un succès à l’exportation, et dont vous avez augmenté significativement la cadence de production. À ce titre, une nouvelle accélération est-elle encore possible ?
Alors que le lancement des études de développement du standard F5 du chasseur Rafale a été annoncé par le ministre des armées le 8 octobre 2024 et que la mise en service devrait se faire en 2032, dans la perspective de l’arrivée en 2035 du missile nucléaire ASN4G, Dassault Aviation est également impliqué dans le système de combat aérien du futur (Scaf), qui vise à développer un nouvel avion de combat à l’horizon 2040. Vous êtes plus précisément le maître d’œuvre principal pour la France, avec comme partenaires industriels Airbus Defence and Space pour l’Allemagne et Indra pour l’Espagne. La Belgique a également rejoint le programme en tant qu’observateur en juin 2024.
Cependant, si le projet Scaf progresse aujourd’hui de manière significative, il devrait entrer prochainement dans sa phase 2, qui débouchera sur le vol d’un premier démonstrateur. Il a dû faire face à des défis internes et externes liés à certaines divergences entre pays partenaires industriels, au développement d’un programme concurrent par le Royaume-Uni, l’Italie et le Japon et à certaines interrogations budgétaires.
Ces obstacles sont-ils définitivement surmontés ? Quel est votre jugement sur les derniers développements et décisions européennes quant au soutien de la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE) ? Par ailleurs, qu’attendez-vous de ces décisions ?
M. Éric Trappier, président directeur général de Dassault Aviation. Il est toujours important pour moi de venir m’exprimer devant vous et de répondre à vos questions. Le moment actuel est critique, marqué par la guerre en Ukraine, les tensions au Proche et Moyen-Orient, ainsi que la « guerre commerciale » que les États-Unis du président Trump sont en train de mener, l’Union européenne (UE) et la France évaluant actuellement les réponses qui pourraient être opposées. Par ailleurs, l’industrie est soumise à une forte pression concurrentielle. À ce titre, je pense qu’elle constitue également un pilier stratégique pour notre pays. Dès lors, ces différentes problématiques ne peuvent être analysées de manière séparée ; elles s’imbriquent et nécessitent des réponses cohérentes.
Dassault Aviation s’inscrit dans la politique de la France depuis soixante-dix ans, marquée par la volonté française de rebâtir sa défense après le désastre de la deuxième guerre mondiale, d’abord dans le cadre de l’Otan sous la IVe République, tout en souhaitant conserver une certaine autonomie. Sous la Ve République, celle-ci s’est muée en une volonté farouche de disposer d’une indépendance nationale fondée sur une capacité de dissuasion nucléaire, à travers les sous-marins, les avions et les missiles.
De cette volonté est née l’industrie de défense. Ce modèle a conduit à développer certaines capacités militaire et industrielle de la France. Certes, la France est un petit pays, mais qui a su établir une volonté stratégique d’indépendance, pendant que d’autres en Europe ont préféré s’inscrire, après la deuxième guerre mondiale, dans une logique de défense au sein de l’Otan, sous la protection des États-Unis. Si j’étais un homme politique – ce que je ne suis pas –, je souhaiterais que la cohérence du modèle français inspire également l’Europe, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.
En tant qu’industriel, le sujet principal concerne les compétences technologiques, techniques et industrielles. Nous disposons de ces compétences car la France a fourni des efforts pendant des années en matière de développement, pour constituer des produits presque totalement indépendants de nos ennemis, mais aussi de nos alliés. Le général de Gaulle était bien sûr allié avec les Américains, mais il a fait en sorte que la dissuasion nucléaire ne dépende pas d’eux, situation unique au sein de l’UE.
L’Europe s’est bâtie autour d’un grand marché sur le plan commercial, mais les problématiques de défense répondent à d’autres logiques. Au cours des dernières décennies, il est apparu que « l’Union faisait la force » et des réflexions ont vu le jour sur la manière de construire ce qui pourrait mieux défendre l’Europe, demain. Je ne parle pas d’armée européenne, ce sujet n’étant pas de mon ressort. Aujourd’hui, nous avons des armées françaises, de même qu’il existe d’autres armées, dans d’autres pays. Le bilatéral ou le trilatéral constitue également une solution au sein de l’Europe pour construire des alliances, des capacités industrielles.
Chez Dassault, nous sommes tout à fait prêts à coopérer avec d’autres pays sous le contrôle des États, à condition que des règles soient appliquées. L’alliance ne doit pas affaiblir celui qui est compétent face à celui qui ne l’est pas. Au contraire, la direction des projets doit relever de ceux qui détiennent ces compétences. Dans l’industrie en général, bien au-delà de la défense, les appels d’offre sont remportés par le meilleur, celui qui possèdent ces compétences, qui est capable de bâtir une équipe de gens spécialisés, un maître d’œuvre en mesure de tenir ses engagements auprès du maître d’ouvrage. Il ne faut jamais perdre de vue que nous ne faisons pas de produits militaires pour faire tourner nos usines. Nous faisons des avions de combat pour que nos forces aient la supériorité sur le champ de bataille.
Dassault s’est naturellement construit dans le domaine de la défense et son expérience lui a permis de produire le Rafale, une réussite opérationnelle au sein des forces armées françaises, à la fois l’armée de l’air et de l’espace, mais aussi la marine nationale. Cet avion a été bâti pour répondre à des besoins opérationnels de l’époque, il a été initié lorsque la guerre froide sévissait encore. Mais il répondait également à une volonté de dissuasion nucléaire et à une capacité de pouvoir opérer dans des théâtres divers et variés, dans le cadre d’un budget contraint. Ceux qui prétendent qu’il n’est pas possible de faire en France pour des raisons budgétaires oublient les efforts produits dans les années 1960 pour construire la dissuasion nucléaire. En conséquence, dès lors qu’il s’agit d’enjeux stratégiques, j’estime que la volonté politique doit l’emporter sur de stricts considérants budgétaire, même si ces derniers constituent naturellement une donnée d’entrée.
Le Rafale est admiré aujourd’hui pour sa réussite, mais aussi parce que cet avion de combat sait pratiquement tout faire, quand d’autres – notamment les Américains qui sont aujourd’hui la référence en termes de moyens budgétaires produisent des avions spécialisés. Le F-22 chargé de la défense aérienne est un très gros avion qui coûte jusqu’à six fois plus cher qu’un Rafale, est produit en très petite quantité et n’est pas exporté. Le F-35, qui devait être un strike « du pauvre » c’est‑à‑dire un avion air-sol pour toutes les forces armées, coûte finalement plus cher que le Rafale, alors qu’il n’accomplit en réalité qu’une partie des missions que le Rafale peut assurer. De plus, il a été financé par certains pays européens, dont certains sont d’ailleurs engagés dans l’Eurofighter.
La réussite du Rafale va se poursuivre. Il y a des décennies, les forces armées françaises, la direction générale de l’armement (DGA) et les industriels ont fait le choix de poursuivre l’évolution des standards de développement du Rafale, c’est-à-dire améliorer son système en fonction des retours d’expérience de nos armées. Nous en sommes aujourd’hui au standard F4, qui est déjà en partie opérationnel dans l’armée de l’air française, dans la marine nationale et nous préparons ce que pourrait être un standard F5 à l’horizon 2030-2035.
Depuis quelques mois, le ministère évoque la possibilité de l’accompagner d’un drone de combat pour améliorer ses capacités de rentrer dans les défenses ennemies, qui se renforcent partout dans le monde, et donc pérenniser les missions de pénétration au sol. Ceci coïncide avec la volonté de disposer d’un nouveau missile pour moderniser la dissuasion nucléaire, qui doit également intervenir dans la période 2030-2035, sous réserve des budgets associés. À ce titre, la force de la France réside également dans sa capacité à établir des lois de programmation militaire (LPM), votées par les parlementaires. Dans ce cadre, la question de la quantité d’avions disponibles représente également un enjeu sur ces cadences, sur lequel je reviendrai, question évoquée par des préannonces du président de la République ou du ministre des armées.
En parallèle, nous avons gagné la bataille de l’export, qui est essentielle pour les industriels, puisque ces commandes leur permettent de travailler, d’augmenter leur chaîne de fabrication, d’embaucher et de faire vivre un territoire. Comme vous le savez, le Rafale ne concerne pas uniquement Dassault ou ses grands partenaires Thales et Safran, mais également 500 entreprises qui œuvrent pour sa fabrication et qui sont toutes localisées sur le territoire français. L’export génère ainsi énormément de revenus pour le budget français et a permis aux industriels de disposer d’une charge de travail quand la France a été amenée à décaler ses propres livraisons, ce qui a été le cas dans la dernière décennie.
Le moyen terme concerne donc la poursuite de l’amélioration du Rafale dans les dix ans à venir. Avec nos collègues de Thales et de Safran, nous allons accentuer les capacités de connectivité et du travail en réseau du Rafale. J’espère que nous y parviendrons également avec le drone de combat qui permettrait de conserver cette supériorité dans un futur proche. Nous y travaillons déjà avec le ministère des armées. Nous sommes engagés dans une phase d’étude dans le cadre du Scaf, afin de produire un démonstrateur unique. Nous n’en sommes pas encore au stade du lancement. À une certaine période, le Rafale volera sans doute en parallèle de ces nouveaux systèmes de combat aérien quels qu’ils soient.
S’agissant de ce démonstrateurs, Dassault est souvent présenté comme le leader, l’architecte, le maître d’œuvre. Je rappelle cependant que dans ce système, Dassault pèse un tiers, les deux autres tiers relevant d’Airbus, c’est-à-dire Airbus Allemagne et Airbus Espagne. Du côté du maître d’ouvrage, on retrouve également trois acteurs allemand, espagnol et français.
Il en était différemment dans le cadre du Neuron, où nous avons coopéré à six pays. Nous avons ainsi réalisé un drone de combat ultra furtif dans un budget très restreint, qui a produit des performances supérieures à celles qui avaient été imposées par la DGA. Ce sujet me permet d’ailleurs d’évoquer notre perception de la coopération. La ministre de l’époque avait décidé que puisque, forts de nos compétences, nous voulions le leadership, la France assurerait 51 % du financement du Neuron, lui permettant d’être « leader » en maîtrise d’ouvrage à travers la DGA. Dassault a ensuite pris le leadership en tant que maître d’œuvre, d’une part parce que la DGA lui avait demandé, et d’autre part parce que les partenaires du tour de table en étaient d’accord, reconnaissant la compétence de Dassault. Ensuite, le travail a été réparti, non pas à partir de règles de georeturn qui sont mortifères pour la construction d’une coopération européenne efficace, mais avec quand même un retour vers chacun des pays participants, sous le pilotage d’un maître d’œuvre industriel qui ne sacrifiait pas au georeturn l’efficacité du produit à développer.
Cette coopération s’est avérée être une réussite sur ce démonstrateur. Elle n’est malheureusement pas en place sur le NGF et j’en suis désolé. Puisque nous sommes un contre deux, cela nous contraint une énergie énorme pour convaincre nos partenaires, partenaires qui n’ont pas dans nos domaines, ni notre expérience industrielle, technologique et programatique. Nous prenons notre part, Dassault n’a aucune volonté de ne pas y participer, mais la tâche est extrêmement difficile, car nous ne sommes pas capables de répartir le travail en fonction de ce que nous considérons être le plus efficace dans l’intérêt du projet. Il faut composer en permanence, négocier en permanence, mais j’espère que nous y arriverons. Nous sommes obligés de procéder par tranches, d’abord la phase 1A, puis la phase 1B, avant de négocier la phase 2, et ainsi de suite. Le cheminement est long, complexe ; je ne suis pas sûr qu’il s’agisse là d’un modèle d’efficacité, mais nous nous adaptons à la volonté des États.
S’agissant de la problématique des chaînes de production, l’industrie a fortement souffert pendant le Covid. L’extraordinaire reprise des commandes dans l’industrie post Covid a suscité des tensions sur la chaînes d’approvisionnement, qui est obligée de rembourser des prêts garantis par l’État (PGE). Cette montée en puissance implique d’augmenter le besoin en fonds de roulement (BFR) pour investir dans les chaînes de production alors que le remboursement des PGE et l’inflation pèsent sur leur trésorerie. Nous aidons nos sous-traitants, mais certains ont éprouvé de grandes difficultés pour embaucher et obtenir les moyens nécessaires à cette montée en puissance, aussi difficile dans le civil que dans le militaire.
La situation s’améliore et nous y contribuons, en envoyant des équipes chez nos sous-traitants, en les finançant en avance de phase, mais cette montée en puissance prend nécessairement du temps. Cela étant, nous sommes passés d’une cadence inférieure à un Rafale par mois pendant le Covid à une cadence de livraison de deux, mais la cadence de fabrication amont s’établit déjà à trois. De plus, nous nous sommes engagés à passer à quatre Rafale par mois et étudions le passage à une cadence de cinq.
Dans ce contexte, nous accueillerons avec enthousiasme l’arrivée des commandes complémentaires françaises, que nous n’avons pas encore aujourd’hui. La presse prétend fréquemment qu’un F-35 se livre bien plus rapidement qu’un Rafale. Mais en réalité, nous livrons tous nos clients avant que les F-35 ne soient livrés aux leurs. Cette critique est donc complètement infondée, sans parler du fait que nous faisons travailler les Français quand d’autres font travailler les Américains ; le comble étant de faire travailler les Américains avec de l’argent européen.
À ce propos, je profite de cette audition pour lever un malentendu : je ne suis pas opposé au programme européen pour l’industrie de la défense (Edip) ; mais je suis contre un Edip qui finance des industriels non-européens. Cette position est simple ; je suis quelqu’un de simple, je ne suis pas très intelligent, raison pour laquelle j’occupe ce poste ! En effet, de temps en temps, il faut vouloir ne pas être trop intelligent, il faut savoir agir, prendre des décisions et ne se pas se perdre. De temps en temps, il vaut mieux sentir que réfléchir !
En conclusion, je pense que le modèle français est vertueux et que l’Europe aurait tout intérêt à s’en inspirer. Non seulement je le pense, mais ce modèle a d’ailleurs démontré son bien-fondé. Il n’y aurait pas eu de Rafale, de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE), ni de sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) s’il n’y avait pas eu de modèle français, qu’il soit politique, étatique ou industriel. Je me réjouirais si l’Europe pouvait en faire de même. Si en revanche elle souhaite continuer à me mettre quelques boulets aux pieds, cela sera plus compliqué. Vous comprendrez aisément qu’il est plus difficile de sauter un obstacle avec des boulets que de le franchir si on vous donne des ailes.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je cède à présent la parole aux orateurs de groupe.
Mme Catherine Rimbert (RN). La soi-disant Europe de la défense constitue un enjeu stratégique pour notre souveraineté. Pourtant, les choix qui s’opèrent aujourd’hui nous interrogent. Le livre blanc de la défense européenne, présenté par la Commission comme une avancée vers une autonomie stratégique, semble en réalité renforcer une dépendance préoccupante à l’égard des États-Unis.
L’intégration de nos industries de défense dans une chaîne de valeur transatlantique pose un réel problème, en raison de l’extraterritorialité du droit américain. En facilitant l’interopérabilité et la standardisation avec nos alliés outre-Atlantique, nous soumettons encore plus nos industries aux réglementations ITAR (International Traffic in Arms Regulations). Celles-ci constituent un véritable outil de contrôle stratégique permettant aux États-Unis de bloquer l’exportation de matériels contenant des composants soumis à leur législation.
Cela signifie donc que nous ne maîtriserons plus totalement nos capacités industrielles. Ce risque est d’autant plus important que les programmes majeurs comme le Scaf ou le système principal de combat terrestre (MGCS) impliquent des coopérations où chaque élément soumis à ITAR pourrait devenir un levier de blocage pour nos exportations. Nous devons alors poser cette question essentielle : voulons-nous réellement construire une indépendance européenne en matière de défense ou acceptons-nous une Europe sous tutelle technologique américaine ? Il est impératif que la France défende une autonomie industrielle réelle et exige des garanties pour que les projets de défense ne soient pas in fine des chevaux de Troie de l’influence américaine.
Face à la montée en puissance des logiques d’interopérabilité dictée par nos alliés américains, comment Dassault Aviation entend-il préserver son autonomie technologique face à l’emprise croissante des normes ITAR ? Ne pensez-vous pas que l’argent européen devrait être utilisé et investi pour développer des filières « ITAR free » ?
M. Eric Trappier. Nous avons besoin d’être interopérables, puisque nos forces armées doivent pouvoir travailler avec des alliés. Mais la France a toujours veillé à ce que l’interopérabilité n’aboutisse pas à une uniformisation et qu’elle ne soit pas soumise à des matériels américains, comme c’est le cas pour ITAR. Dans le cadre d’une Europe potentiellement souveraine – qui ne se substituerait pas à une France souveraine –, il me paraît évident de disposer de spécifications « ITAR free », encore plus dans le contexte délicat que nous connaissons actuellement.
Mais la marche est haute, tant les Européens ont choisi d’opter pour la préférence américaine plutôt que pour la préférence européenne. Des pays européens décident, sans appels d’offre, d’acheter des F-35, y compris quand ils sont menacés par les Américains, voire annoncent leur intention d’en acheter plus. La situation est encore plus incroyable quand il s’agit de pays qui ont investi massivement sur les Eurofighter.
Je crains qu’il ne faille des décennies avant que la situation ne change. Si la Commission décide de dépenser de l’argent pour acheter des matériels « ITAR free », je m’en réjouirais, mais je n’ai pas encore vu s’initier ce mouvement. Quoi qu’il en soit, il m’apparaît nécessaire que le NGF soit « ITAR free », tout en étant interopérable avec les avions américains. Quoi qu’il en soit, dans le Scaf, les pouvoirs publics me demandent de conserver une capacité de développer d’un avion en mesure de porter la dissuasion nucléaire française. Dès lors, il doit être capable d’opérer ses missions sans aucune contrainte d’un pays étranger quel qu’il soit. Si cela n’est pas possible, je le dirai, je l’écrirai.
M. Sylvain Maillard (EPR). Je partage nombre de vos réflexions, y compris sur le Scaf. Il nous semble constituer un projet essentiel, qui nécessite de bien définir nos objectifs, mais également de convaincre les pays partenaires. Mes questions concerneront la base industrielle et technologique de défense (BITD).
Vos 500 sous-traitants doivent tous monter en cadence et vous avez indiqué que vous les accompagniez à ce titre, à travers des avances, par exemple financières. Les banques françaises nous indiquent que leur état d’esprit a changé et qu’elles financent désormais bien plus les entreprises de la BITD. Partagez-vous ce sentiment ? Comment pouvons-nous intervenir pour flécher plus de financements vers vos sous-traitants ?
Ensuite, comment évaluez-vous l’impact de la hausse des droits de douane américains sur votre activité, particulièrement votre aviation civile ? Quelles sont vos anticipations pour les mois et années à venir ?
M. Éric Trappier. Je me réjouis que l’état d’esprit ait changé, mais j’attends que cela se traduise par des actes, factuellement. Pendant longtemps, les banques et assurances ont considéré que l’armement était une activité nocive, au même titre que l’alcool, les cigarettes ou les jeux. Cette taxonomie a été mis en suspens avec la guerre en Ukraine. Mais y compris durant cette guerre, il a fallu se battre, tous les jours, afin que notre chaîne d’approvisionnement ne souffre pas dans les territoires, simplement parce qu’elle travaille pour l’industrie d’armement. Cela est encore plus vrai dans le terrestre que dans l’aérien, industrie duale. Je n’ai toujours pas compris les motivations qui ont conduit la Commission européenne à s’orienter vers la taxonomie.
Je ne suis pas persuadé que ce changement d’état d’esprit soit partagé par tous. Les pouvoirs publics devront vérifier que les petites entreprises qui travaillent pour l’armement dans les territoires, ne soient pas encore soumises aux mêmes contraintes. La Banque européenne d’investissement (BEI) déclare que des financements seront autorisés dans le domaine de l’armement, mais pas dans les munitions. Comment comprendre dans la pensée bruxelloise une telle distinction ?
De la même manière, dans le domaine civil, il est plus facile pour moi de parler d’aviation d’affaires aux États-Unis qu’en Europe. En Europe, l’aviation d’affaires demeure toujours marquée du sceau de l’infamie, parce qu’elle est « l’aviation des riches ». Je rappelle que 80 % des Falcon sont achetés par des entreprises, dans le but de se développer à l’international. D’autres en France en ont besoin pour désenclaver les territoires et être capable de prospérer dans le monde en partant de leur territoire, sans forcément passer par Roissy.
Aujourd’hui, je souffre plus de Bruxelles que des États-Unis. Les droits de douane imposés par l’administration américaine viennent se surajouter désormais à ces problèmes, dans la mesure où 50 % du marché mondial des avions d’affaires se réalisent aux États-Unis. Bruxelles ne veut pas nous intégrer dans la taxonomie « verte », alors même que l’aviation d’affaires utilise plus des carburants durables que d’autres types d’aviation. En conséquence, nous avons intenté une action en justice devant le tribunal de l’Union européenne.
Face à ces hausses de tarif aux États-Unis, ma seule solution consisterait à l’heure actuelle à fabriquer plus aux États-Unis. Je n’y tiens pas ; mais si j’agissais de la sorte, il est vrai que nous changerions de modèle. Je rappelle que toutes nos usines en France produisent à la fois du civil et du militaire. Il est très important de préserver l’activité civile en France.
M. le président Jean-Michel Jacques. Nous avons souvent évoqué la taxonomie eu sein de notre commission. Je vous assure du soutien de l’ensemble des parlementaires ici présents. L’armement est nécessaire ; il permet de défendre la liberté et la démocratie.
M. Bastien Lachaud (LFI-NFP). Je vous remercie pour votre présentation, celle d’un industriel qui parle du monde réel et non d’un monde fantasmé, qui est capable de rappeler que quand la France veut, elle peut.
En 2023, lors d’une audition au Sénat, vous aviez déclaré être défavorable à un élargissement du programme Scaf, estimant que le programme était déjà très compliqué à trois et que vous ne souhaitiez pas y associer des pays ayant fait le choix du F-35. Récemment, le Royaume-Uni a lancé son propre programme d’avion de combat, directement concurrent du Scaf ; et le PDG d’Airbus a estimé, le 15 janvier dernier que ces deux programmes devraient converger. À l’aune de vos précédentes déclarations, j’aimerais savoir si votre point de vue sur la question a évolué ou demeure le même. Par ailleurs, le programme Scaf traverse de grandes difficultés, à tel point que le ministre des armées déclarait le 23 janvier dernier à son sujet : « Il reste du travail, mais les premières bases sont là ».
En parallèle, votre entreprise travaille sur le nouveau standard du Rafale, le F5, qui devrait porter le programme jusqu’en 2060. Ce nouveau standard a-t-il vocation à se superposer au Scaf, dont l’entrée en service est prévue pour 2040, ou à le remplacer, celui-ci étant de plus en plus perçu comme voué à l’échec ? La superposition de ces deux programmes est difficilement compréhensible et lisible, d’autant plus lorsque l’on constate l’absence d’un programme français dédié à l’avion spatial. Pourtant, il s’agit là d’un véritable manque pour la défense française dans son ensemble. Ce domaine pourrait constituer un tournant technologique majeur dans l’aéronautique et la France ne peut se permettre de prendre du retard sur ce créneau, au risque de devoir se doter d’un programme sur étagère ou d’être déclassée.
Que pensez-vous du retard de la France dans le domaine de la technologie des avions spatiaux ? Pensez-vous qu’il soit souhaitable et réalisable de lancer un programme en ce sens dès à présent, qui pourrait utilement remplacer le projet Scaf lorsque ce dernier sera inéluctablement abandonné ?
M. Éric Trappier. D’un point de vue opérationnel, il est inenvisageable de se passer d’une amélioration de standard sur le Rafale à l’horizon 2030-2035, d’autant plus que cette échéance coïncide avec la modernisation de la dissuasion. Nous y travaillons, en compagnie de Thales et de Safran.
Au-delà du Rafale F5, nous réfléchissons à la manière de créer un futur avion de combat, et avec quels partenaires. À l’époque de l’audition devant le Sénat, j’étais un peu de mauvaise humeur car les Belges, qui venaient de décider l’achat du F-35, me demandait simultanément que Dassault leur donne du travail. Mon état d’esprit est plus proche « d’œil pour œil, dent pour dent » que de tendre l’autre joue. Le choix des Belges était identique à celui opéré par les Allemands, avec le F-35 dans le but de pouvoir porter l’arme nucléaire tactique américaine stationnée sur leurs territoires, même si la décision d’emploi demeurera toujours à Washington.
S’agissant du NGF, il s’agit d’abord de trouver les technologies qui nous permettraient un jour de produire ce futur avion de combat. Beaucoup soutiennent que l’essentiel concerne le système, mais il importe surtout de pouvoir disposer d’un avion capable d’assurer la supériorité à nos forces sur les champs de bataille du futur. Nous travaillons déjà sur ces technologies dans les domaines des transmissions, des communications, des réseaux. Nous le ferons demain dans le drone de combat post Neuron, si celui-ci est lancé.
Il reviendra aux politiques et à l’État d’indiquer avec qui nous réaliserons le NGF. De nombreux pays sont très attentifs à ce dossier, pour voir si nous serons capables de conserver nos compétences de manière autonome, voire indépendante. La force de la France réside aussi dans ce non-alignement, qui plaît à beaucoup de nos partenaires internationaux.
Certains me disent que l’affaiblissement de cette indépendance ne serait pas si dommageable, car elle serait compensée par une « dépendance mutuelle » en Europe. Mais une fois que l’on franchit ce pas, il est impossible de revenir en arrière. Dès lors, il faut bien soupeser ce que l’on abandonnerait à nos alliés – ce qui pourrait s’entendre dans le cadre d’une coopération européenne et dans une volonté d’intégration européenne –, mais il faut être conscient que l’on dépendra des autres, et il faut que ceux-ci ne soient pas eux-mêmes dépendants ou de tiers extra communautaires.
Il n’existe pas à ce jour d’avion spatial. J’ai une idée précise en tête, j’en ai aussi la volonté, mais j’ai le sentiment que cela n’intéresse personne. Si j’étais provocateur, je vous dirais que seuls les Américains s’intéressent à ce que j’ai en tête. Le spatial se développe très rapidement et la manière d’alimenter les constellations – voire de les détruire – constituera un sujet d’envergure dans les années à venir. Dans ce domaine, les Chinois sont très en avance et les Américains ne veulent pas se faire distancer. Il est fondamental que nous puissions également être présents.
Mme Marie Récalde (SOC). Nous vous savons gré de vos propos sans langue de bois sur la coopération européenne dans le domaine de la défense.
La BEI, suivie par Éric Lombard le 20 mars dernier, a annoncé une simplification des normes et prôné une nouvelle dynamique à l’échelle européenne et nationale pour amplifier et faciliter les investissements publics et privés dans le domaine de la défense. Selon vous, quelles conditions doivent-elles être réunies afin que l’effort financier annoncé par l’Union européenne et la BEI permettent de renforcer une BITDE souveraine ? Cet effort doit-il servir à renforcer les capacités militaires des États ou plutôt le financement des programmes futurs ? En tant qu’industriel, bénéficiez-vous d’une visibilité suffisante sur le long terme ou subsiste-t-il un doute sur la persistance de ces efforts financiers ?
Ensuite, dans une récente interview, vous avez évoqué la notion de « Dassault européen » pour désigner votre volonté de conserver une maîtrise d’œuvre complète sur les programmes du futur. Dans ce cas, pourquoi n’êtes-vous pas présent sur le pilier 3 du Scaf, au regard de votre grande expérience dans ce domaine ?
Ma dernière question concerne GlobalEye. Depuis le renouvellement du partenariat stratégique entre la France et la Suède en janvier 2024, une rumeur circule sur la future acquisition d’un système produit par Saab pour remplacer nos anciens systèmes de détection et de commandement aéroporté (Awacs, Airborne Warning And Control System). La plateforme choisie par l’industriel serait Bombardier, alors que la plateforme Falcon 10X produite par Dassault, est compatible avec ce système. Dassault pourrait-il rentrer à nouveau dans la course pour une version française du système GlobalEye ?
M. Éric Trappier. Comme je le disais en préambule, si l’on nous enlevait les boulets aux pieds, nous pourrions avancer un peu plus rapidement. Ces boulets sont bien connus, qu’il s’agisse de la directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité (CS3D) ou de la directive relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises (CSRD). Pour le moment, nous sommes observateurs, pour voir si la simplification de l’Omnibus peut se faire à la vitesse du TGV.
Mes propos sur le « Dassault européen » étaient une boutade. Je demeure modeste et me concentre sur ce que nous savons faire chez Dassault Aviation, grâce à nos compétences.
Ensuite, s’agissant de GlobalEye, je respecte Bombardier, mais je ne souhaite pas que ce concurrent canadien pénètre le secteur de la défense, à plus forte raison s’il veut s’installer dans la région bordelaise, ce qui répond également à une difficulté du moment. Je pense qu’il serait bien plus intelligent de faire travailler les gens qui œuvrent déjà sur les Falcon en région Aquitaine et ailleurs, plutôt que de travailler sur un avion canadien.
Enfin, s’agissant du pilier 3 du Scaf, je préfère que le système de combat aérien soit plutôt piloté par un maître d’œuvre global qui le penserait autour d’un avion, plutôt qu’il soit procédé à une découpe. En effet, dans les découpes, les problèmes interviennent aux interfaces. Or sans pilote du projet, la gestion des interfaces ne fonctionne pas.
Mme Valérie Bazin-Malgras (DR). L’industrie de la défense se construit de plus en plus à une échelle européenne. La concurrence du projet GCAP face au projet Scaf a été dénoncée dans le rapport de Mario Draghi. Quel est votre point de vue à ce propos ?
M. Éric Trappier. Si les trois avions de combat européens avaient été fusionnés il y a trente ans, le Rafale n’aurait pas connu une telle réussite, au bénéfice des armées françaises. Je ne sais pas si le GCAP, le projet concurrent du Scaf, est réellement développé. J’observe également que son attelage est assez étonnant, puisqu’il regroupe des Britanniques, des Italiens et des Japonais.
Le projet Scaf doit déjà surmonter certaines difficultés dans le travail à trois entre Français, Allemands et Espagnols. Je demeure donc plutôt réticent à l’idée d’une fusion et suis surpris qu’Airbus le préconise.
M. Damien Girard (EcoS). Nous savons le rôle que joue Dassault pour fournir à notre pays des capacités aériennes performantes, à un coût maîtrisé. Cependant, un rapport de l’Institut français des relations internationales (Ifri) de janvier 2025 sur l’avenir de la supériorité aérienne souligne le risque de l’hyper performance au détriment de la masse. Il met également en avant les limites du Rafale actuel, dans un scénario d’affrontement face à des chasseurs furtifs de quatrième génération.
Notre modèle actuel d’armée illustre parfaitement cette tension entre haute technologie et besoins de masse. Une mission d’information de la commission est d’ailleurs en cours sur ces questions. Dassault a fait le choix du drone Neuron pour pallier le manque de furtivité du Rafale. Cependant, le Neuron est un modèle de haute technologie dont le coût unitaire ne peut être qu’élevé. Quelles options votre groupe pourrait-il envisager pour compléter notre modèle capacitaire de haute technologie avec des outils de masse au coût unitaire faible, en matière de drones de combat ou de brouillage offensif ? Quels peuvent être les apports du cadre européen à ces mutations ?
M. Éric Trappier. Honnêtement, le Neuron n’est pas onéreux, quand je le compare aux moyens dépensés par les Américains pour développer le X-47. Le rêve consistant à fabriquer un très grand volume d’avions peu chers est irréaliste. Je pense que le Rafale est le plus petit avion capable de remplir les missions qui nous sont imposées par les armées françaises, au prix le moins cher. Je ne pense pas qu’il soit possible de faire mieux, compte tenu de ces impératifs. Si demain, nous parvenons à produire un NGF tel qu’il est pensé à trois, je vous certifie qu’en comparaison, le Rafale ne vous semblera pas cher.
Mme Sabine Thillaye (Dem). Nous ressentons une certaine réticence à l’égard de la préférence européenne ou du marché unique de la défense. À titre d’exemple, dans son rapport, Enrico Letta préférait parler d’un marché commun, pour pouvoir intégrer aussi le Royaume-Uni. Comment articuler le besoin de réduction de nos dépendances nationales, la nécessité d’une coopération au niveau européen et la conservation de notre souveraineté ?
M. Éric Trappier. J’ai déjà indiqué que l’Europe aurait tout à gagner de s’inspirer du modèle français. Je maîtrise moins bien que vous les subtilités du vocabulaire européen, entre « marché unique » et « marché commun », mais je ne vois pas l’intérêt d’un marché qui consisterait à renoncer à notre autonomie stratégique en acceptant des technologies américaines dans les programmes financés par de l’argent européen.
Il y a six mois, je me suis opposé au budget de développement envisagé dans le cadre d’Edip, en raison des critères d’éligibilité envisagés et ai défendu l’idée d’autorité de conception dans l’Union. Il ne revient pas aux Français de changer, c’est aux autres de changer. S’ils ont vraiment changé et que nous voulons agir ensemble de manière plus indépendante, nous devons partager le même modèle de défense. Je suis pro-européen, mais je ne suis pas favorable à une Europe sous dépendance extra-européenne. En compagnie de Serge Dassault, nous avions d’ailleurs été parmi les premiers à plaider à Bruxelles en faveur de la préférence européenne, mais l’ambassade de France estimait alors qu’il s’agissait là d’une provocation.
Croyez-vous que la préférence européenne soit vraiment à l’ordre du jour ? L’Italie, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, les Pays-Bas, la Belgique, la Suisse, la Tchéquie, la Pologne, Roumanie ont-ils déclaré qu’ils arrêtaient d’acheter américain ?
De notre côté, en tant qu’industriels français, nous sommes là pour garantir que nous serons capables de construire demain des nouveaux matériels pour la dissuasion nucléaire. Nous sommes prêts à produire des matériels en coopération, selon des règles que j’ai évoquées, c’est-à-dire des règles de souveraineté – à l’instar des règles « ITAR free » - mais aussi des règles d’efficacité, afin de produire les meilleurs matériels, car nos adversaires disposent également de bons matériels. Je suis confiant dans les capacités d’un Rafale français aux mains d’aviateurs français face aux aviateurs russes. Il n’est pas forcément nécessaire d’acheter des F-35.
M. Édouard Bénard (GDR). Annoncé de longue date, le Scaf devait incarner la coopération industrielle européenne en matière de sécurité collective. À ce titre, votre appréciation de celle-ci me convient très bien. À l’heure où le projet entre dans sa phase 1B, lancée en décembre 2022 pour trois ans et plus de 3 milliards d’euros, des doutes subsistent. Où en sommes-nous réellement ? Avançons-nous réellement avec nos partenaires européens ?
Les signaux ambigus en provenance de l’Allemagne se multiplient. La participation de Berlin a un projet britannique fait couler beaucoup d’encre. Comment l’interpréter ? De plus, d’autres divergences ralentissent aussi l’élan collectif. Alors que la France souhaite doter le projet d’une capacité d’amerrissage, stratégique pour son porte-avion, je comprends que Berlin et Madrid n’en font pas une priorité. Ces désaccords doivent s’estomper si ces États veulent espérer une phase 2 en 2025-2026 et faire oublier les déboires de la phase 1B, qui ont retardé de deux ans son enclenchement.
Pendant ce temps, Berlin confirme sa commande de F-35 américains. Doit‑on y voir la tentation de fonder le futur Scaf, sur les F-35 américains, au détriment du Rafale, de l’Eurofighter, et, finalement, de notre souveraineté industrielle ? Cette problématique se pose d’autant plus que le Scaf doit intégrer un cloud de combat, alors même que nul projet crédible en Europe ne permettrait de bâtir une autonomie numérique. Sommes-nous prêts à passer à la prochaine étape, en toute indépendance des États-Unis ? Nous devons continuer de croire au Scaf, mais également demeurer lucides ; les retards existent et les désaccords persistent. J’espère que vous pourrez lever mes doutes.
M. Éric Trappier. Il est difficile de lever des doutes quand on en éprouve soi-même. Les retards sont liés au morcellement engendré par le retour géographique. Pour pouvoir développer un produit industriel ambitieux, qui doit être compétitif face aux produits de nos ennemis et même de nos alliés, il faut placer les meilleures compétences en première ligne. Cela ne signifie naturellement pas que Dassault veuille tout réaliser, loin de là, car nous en serions incapables. Cependant, nous travaillons avec Thales, leader dans le domaine de l’électronique.
La phase 2 du Scaf concernera la fabrication. Il est certain qu’elle prendra du temps. Je rappelle en outre qu’il ne s’agira que d’un démonstrateur. L’objectif, pour cet avion de combat consiste à établir le meilleur compromis possible entre furtivité et maniabilité, en fonction des demandes des états-majors. Désormais, il s’agirait de lancer les tests le plus rapidement possible ; je serai d’ailleurs favorable à une accélération du programme dans un partage de responsabilités à revoir. Il revient aux États de discuter ensemble, pour définir la manière de mieux gérer ce programme ambitieux.
M. Matthieu Bloch (UDR). Je souhaite vous interroger sur le sujet des frappes dans la grande profondeur, illustrée par le retour d’expérience de la guerre en Ukraine. Or nous savons également que notre armée de terre est quelque peu en retard sur ce sujet. Dès lors, nous comptons grandement sur notre aviation dans ce domaine. Cependant, la supériorité aérienne est rendue plus compliquée par l’existence chez nos adversaires de systèmes de défense sol-air redoutables. Une solution peut résider dans des vols en très basse altitude de nos Rafale, mais les technologies évoluant, des radars permettent aujourd’hui de détecter des objets en très basse altitude, y compris très petits objets.
En conséquence, le standard F5 qui sera notamment déployé sur la base de Luxeuil, permettra-t-il d’améliorer nos capacités de frappe dans la profondeur ? Enfin, si jamais le programme Scaf échouait, Dassault serait-il en mesure de fournir un avion qui offrirait des capacités furtives pour la France, dans un délai raisonnable ?
M. Éric Trappier. Il m’est un peu difficile de répondre de manière très opérationnelle, dans la mesure où de nombreux sujets sont classifiés dès qu’il s’agit de la dissuasion nucléaire.
Cependant, il convient d’être prudent vis-à-vis des retours d’expérience ukrainiens, car la manière dont l’armée ukrainienne agit diffère des procédés français ou otaniens. D’autres théâtres d’opérations, plus au sud, montrent que l’arme aérienne permet de détruire les défenses aériennes en profondeur. Quoi qu’il en soit, le Rafale F5 améliorera nos capacités en terme de contre-mesures de capacités de radar et d’armes. L’adjonction d’un drone de combat entre aussi dans ce contexte, car il serait totalement furtif.
Enfin, vous m’avez interrogé sur notre capacité à produire le Scaf seuls. Je ne voudrais pas paraître arrogant. Je suis prêt à coopérer et partager, mais Dassault et ses partenaires Thales et Safran disposent des compétences pour construire un avion de combat au plan national.
M. le président Jean-Michel Jacques. Nous passons maintenant à une séquence de quatre questions complémentaires.
M. Frank Giletti (RN). Le 18 mars dernier, le président Emmanuel Macron a annoncé la création de deux escadron de Rafale pour durcir notre dissuasion nucléaire. Cette volonté affirmée de renforcer notre capacité de défense se traduit‑elle effectivement par la signature de quelques contrats ? Dassault Aviation a-t-il d’ores et déjà bénéficié de commandes fermes de la part du gouvernement ?
Ensuite, puisqu’il était question de l’Europe de la défense, des pays comme le Danemark, l’Allemagne ou l’Angleterre se sont-ils rapprochés de vous pour commander des Rafale plutôt que des F-35 ? Enfin, quelle appréciation faites-vous de la volonté politique française sur le projet Scaf ?
Mme Florence Goulet (RN). On estime à 400 le nombre de PME participant à l’aventure Rafale, dont certaines sont présentes dans ma circonscription, en Meuse. Ces sous‑traitants nourrissent à la fois des espoirs mais aussi des interrogations. En effet, ces entreprises anticipent de devoir augmenter les cadences à l’avenir, mais n’ont pas toujours une vision claire des commandes réelles qui leur seront passées. Elles souhaitent donc obtenir plus de détails de la part de leurs grands donneurs d’ordres, même si elles ont conscience de la difficulté de l’exercice. Cette visibilité est d’autant plus cruciale qu’une forte augmentation de la cadence suppose des investissements supplémentaires pour redimensionner leurs outils de production, les délais de mise en œuvre, ainsi que de la main-d’œuvre qualifiée. Dans ce contexte, que comptez-vous faire pour mieux embarquer les PME dans la BITD ?
M. Thierry Tesson (RN). Ma question concerne les normes européennes sur les substances per- ou polyfluoroalkylées (PFAS), dont l’interdiction ferait peser des risques sur l’industrie. La Commission européenne prépare une restriction très large de ces substances dans le cadre du règlement Reach. Ce dernier pourrait ainsi interdire la production, l’utilisation et la mise sur le marché de plus de 10 000 composés.
Si les premières mesures concrètes apparaissent déjà en France, elles deviendront progressivement de plus en plus restrictives. Cette évolution engendrera des conséquences majeures pour la BITD. À titre d’exemple, les PFAS sont essentielles pour les leurres thermiques, les dispositifs de camouflage, les traceurs, les charges explosives, les ogives antichars. L’industrie aéronautique est également concernée pour ses matériaux stratégiques, comme les lubrifiants ou les revêtements isolants à très haute performance. Mais les alternatives restent rares. Comment la société Dassault Aviation s’adapte-t-elle à ces actuelles et futures contraintes ?
M. Sébastien Saint-Pasteur (SOC). Je souhaite évoquer la situation de Thales Mérignac. Les lignes y sont à l’arrêt, les retards s’accumulent et les salariés expriment un malaise profond. Dassault est un actionnaire majeur de Thales. Quel est le coût de cette grève pour Thales et donc Dassault, en termes d’image, en termes industriels et en termes financiers ? À quel moment l’actionnaire que vous êtes considèrera-t-il qu’il sera de sa responsabilité, notamment sociétale, de sortir d’une logique apparaissant comme purement financière pour garantir la continuité de notre outil de souveraineté, mieux reconnaître l’importance du rôle des salariés et sortir par l’autre cette situation ? Vous parliez un peu plus tôt d’intuition et j’estime que laisser ce conflit social encore plus s’enliser constituerait un manque d’intuition dans le moment présent.
M. Éric Trappier. Des annonces ont été effectuées, mais à ce jour, aucun contrat complémentaire de Rafale ne nous a été passé par la DGA. J’ajoute que la LPM n’y faisant pas mention, cette question doit être posée en priorité aux armées et à l’exécutif.
Le président de la République souhaite fortement une coopération sur le Scaf, en considérant qu’à trois, il sera possible de fournir plus de moyens et que cet avion serait la manifestation d’une Europe plus unie. L’État y est engagé, mais la situation est plus complexe dès lors que l’on plonge dans la réalité des contrats. Je le redis une nouvelle fois : à trois, la situation est nécessairement plus compliquée et devra évoluer.
Ensuite, nous saurons produire plus de Rafale. Les PME ont déjà répondu présentes lors de la montée en cadence et nous les soutenons à cet effet, nous les finançons, Cependant, la visibilité que nous offrons à nos sous-traitants se dilue parfois à mesure que l’on descend vers le deuxième, le troisième et le quatrième rang. Nous nous efforçons d’améliorer la situation, car nous avons besoin de la réactivité de tous.
À un moment où les PME savent démontrer – et nous pouvons les y aider – que leur carnet de commandes se remplit, elles doivent pouvoir obtenir les financements des banques ou de certains fonds qui sont censés aider dans le domaine de la défense, afin de leur permettre de monter en puissance. Leur activité va croître, les prêteurs doivent leur avancer de l’argent. La situation de ces PME n’est pas simple en ce moment, car elles doivent simultanément rembourser les PGE. Je les invite donc à prendre contact avec Bercy pour évoquer cette dynamique, et obtenir des délais. Enfin, comme je l’indiquais, lorsque cela est nécessaire, nous effectuons également des avances. Nous sommes très attentifs à ce réseau. Je rappelle quand même que la seule société qui a bénéficié d’une exonération de PGE est Latécoère, qui est intégralement détenue par des capitaux américains, ce qui a pu susciter un certain malaise chez les PME.
S’agissant des PFAS, nous sommes bien obligés de nous adapter au règlement Reach. Cela prend du temps, coûte énormément d’argent, mais nous le faisons, car nous respectons la loi. En revanche, je déplore la distorsion de concurrence induite : nos concurrents américains ne sont pas contraints d’appliquer ce règlement. Je ne remets pas en cause le fait qu’il faudra d’abord identifier les PFAS les plus dangereux, travailler au remplacement des matériaux, mais ici encore, cette activité est chronophage et surtout elle s’impose sans que nous ayons de solution alternative valide à proposer au risque de mettre des filières en péril. Ces sujets, dont les politiques s’emparent à juste titre, doivent faire l’objet de discussions avec l’industrie, pour en améliorer la faisabilité.
Enfin, je fais confiance à Patrice Caine, le PDG de Thales. Le dialogue social dans son entreprise connaît actuellement des difficultés, que j’ai pu également rencontrer au sein de Dassault, il y a quelques années. Il lui revient de trouver les moyens d’y parvenir ; l’actionnaire n’a pas vocation à s’en mêler, même si nous suivons attentivement la situation. Je rappelle par ailleurs que l’État est également actionnaire de Thales.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie.
14. Audition, ouverte à la presse et conjointe avec la commission des affaires étrangères, de M. Charles Fries, secrétaire général-adjoint du service européen pour l’action extérieure de l’Union européenne, sur l’Europe de la défense (mercredi 30 avril 2025)
M. le président Jean-Michel Jacques, président de la commission de la défense nationale et des forces armées. Mes chers collègues, nous sommes aujourd’hui réunis dans le cadre de nos travaux consacrés à l’Europe de la défense et nous avons le plaisir d’accueillir M. Charles Fries, secrétaire général-adjoint du service européen pour l’action extérieure (SEAE) de l’Union européenne (UE).
Cette audition est réalisée de manière conjointe avec la commission des affaires étrangères.
Monsieur Charles Fries, vous avez accompli une brillante carrière au sein du Quai d’Orsay, qui vous a vu devenir successivement ambassadeur de France en République tchèque, au Maroc et en Turquie. Désormais responsable de la politique de défense et de sécurité commune au SEAE, vous êtes au cœur de tous les dossiers sensibles, de la préparation de la Boussole stratégique à la mise en œuvre du soutien militaire à l’Ukraine, en passant par la création des nouvelles missions militaires européennes telles qu’Aspides, l’opération militaire navale destinée à protéger le trafic maritime en mer Rouge.
Compte tenu de la tension qui caractérise désormais les relations entre les États-Unis et l’Ukraine, mais aussi des incertitudes quant à leur devenir, l’Union européenne se retrouve en première ligne pour soutenir ce pays face à l’agression russe. Ce sujet pose la question de notre capacité, mais aussi de notre volonté de faire, alors que des voix sont dissonantes. S’agissant plus largement des relations avec les États-Unis, les décisions et déclarations récentes du président Trump laissent planer une ombre sur la fiabilité de ce pays en tant qu’allié et rendent nécessaire une redéfinition des relations transatlantiques.
L’espace de manœuvre est étroit entre conserver le lien avec l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et renforcer le pilier européen de l’Alliance atlantique. Vous nous parlerez sans doute de ces éléments.
M. le président Bruno Fuchs, président de la commission des affaires étrangères. Monsieur le secrétaire général-adjoint, votre audition porte sur un sujet d’intérêt mutuel pour nos deux commissions. En vertu de l’article 42 du traité de l’Union européenne, la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) inclut la définition progressive d’une politique de défense commune de l’Union. Une clause d’assistance mutuelle est même prévue au cas où un État membre ferait l’objet d’une agression armée sur son territoire.
À la suite du déclenchement de la guerre en Ukraine et de la nouvelle donne géopolitique induite notamment par l’arrivée de la nouvelle administration américaine, cette PSDC a connu des changements majeurs, qui se sont accélérés ces dernières semaines. Cette audition a pour objet d’évoquer les défis provoqués par cette nouvelle donne. D’abord, les appareils militaires de l’Union et de la plupart des États membres restent encore embryonnaires. À titre d’illustration, l’Union européenne ne dispose pas de structure de commandement adaptée pour faire face à un conflit de haute intensité, contrairement à l’OTAN.
Ensuite, en dépit d’un budget spécifique limité, la problématique de financement de l’autonomie stratégique européenne est loin de faire consensus. Le programme européen pour l’industrie de défense (EDIP), visant à définir la façon dont les Européens pourraient produire ensemble de l’armement, n’a toujours pas été adopté. La question d’un emprunt commun pour financer le vaste chantier de l’industrie de défense européenne est également envisagée. Mais plusieurs États membres, dont les Pays-Bas, ne souhaitent pas ouvrir ce sujet politiquement sensible.
Enfin, la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE) est dans l’immédiat limitée par ses capacités de production : les retards de livraison de munitions à l’Ukraine en sont l’illustration. Il ne s’agit pas seulement d’augmenter les capacités de production mais de revoir totalement les chaînes d’approvisionnement et les processus de fabrication. L’année 2025 marquera-t-elle le début d’une véritable Europe de la défense ?
En dépit des reproches récurrents provenant d’outre-Atlantique, les budgets de défense européens n’ont rien de ridicule. Combinés, les budgets de défense des Vingt-sept représentent 312 milliards de dollars en 2023, soit l’équivalent du deuxième budget militaire au monde après celui des États-Unis – 916 milliards de dollars –, devant ceux de la Chine – 296 milliards de dollars – et de la Russie – 109 milliards de dollars.
L’Union européenne dispose donc du potentiel d’une véritable puissance mondiale sur le plan militaire. Le problème porte sur une trop faible interopérabilité des vingt‑sept armées européennes. Pour européaniser les équipements, il faudrait européaniser les dépenses et les productions industrielles. Comment y parvenir ? Comment l’Union européenne peut-elle accompagner et orienter les efforts nationaux ? Il est donc urgent de répondre de façon opérationnelle, de mettre en œuvre des politiques publiques européennes, afin de relever ces défis.
M. Charles Fries, secrétaire général-adjoint du service européen pour l’action extérieure de l’Union européenne. Je suis très heureux de m’exprimer devant vos deux commissions dans le cadre de ce cycle d’auditions consacré à l’Europe de la défense. En poste depuis cinq ans au SEAE, j’ai pu voir combien les thématiques sécuritaires et militaires étaient montées en puissance dans l’agenda européen. Renforcer la sécurité et la défense de l’Europe constitue la priorité de la nouvelle haute représentante, Mme Kallas, et l’UE possède désormais un commissaire à la défense. De plus, le Parlement européen dispose d’une commission de la défense de plein exercice et les chefs d’État et de gouvernement abordent maintenant ce sujet quasiment à tous les Conseils européens.
Où en est aujourd’hui l’Europe de la défense ? Il est fréquemment rappelé que l’Europe ne progresse que sous le choc d’une crise, qu’elle ne sait faire preuve d’audace que lorsqu’elle est acculée et a le couteau sous la gorge. De fait, la guerre en Ukraine a constitué un puissant accélérateur sur les sujets de défense : l’Union européenne a financé pour la première fois la livraison d’armes à un pays en guerre, a mis en place la plus grosse mission militaire de son histoire – puisque nous avons formé jusqu’à présent 74 000 soldats ukrainiens – et elle s’est dotée de nouveaux outils budgétaires pour encourager les États membres à acheter ensemble des matériels de défense et pour soutenir l’industrie d’armement dans le secteur des missiles et des munitions.
Ceci était inimaginable avant le 24 février 2022. Il s’agit donc de progrès incontestables mais encore très insuffisants, car ils ne font pas oublier l’urgence et l’ampleur des défis à relever.
Le premier défi concerne le sort de l’Ukraine. Depuis plus de trois ans, nous disons que la Russie fait peser une menace existentielle, non seulement sur ce pays mais aussi sur la sécurité européenne. Si la Russie devait l’emporter, nous pensons à Bruxelles qu’elle ne s’arrêterait pas là et poursuivrait ses desseins impérialistes et de retour aux sphères d’influence de l’époque soviétique. En conséquence, l’Union européenne se mobilise très fortement depuis le début du conflit. Nous sommes le plus gros donateur à l’Ukraine, à hauteur de 145 milliards d’euros, dont environ 50 milliards d’euros en soutien militaire. Nous sommes les plus impliqués dans la formation de l’armée ukrainienne et le plus important investisseur étranger dans l’industrie de défense de l’Ukraine, grâce aux revenus issus des avoirs russes gelés.
Le deuxième défi a trait à notre propre défense. La préoccupation aujourd’hui dominante à Bruxelles est que nous devons nous préparer à une possible attaque russe avant la fin de la décennie, un scénario ouvertement envisagé par plusieurs agences nationales de renseignement. Il s’agit là d’une évolution importante par rapport à la façon dont on parlait jusqu’à présent de l’Europe de la défense. Pour simplifier, on considérait que la défense de l’Europe était assurée par l’OTAN au titre de la défense collective et que l’Europe se concentrait surtout sur la gestion de crises à l’extérieur de ses frontières pour protéger ses partenaires et stabiliser son voisinage. Cela demeure en partie le cas. Nous avons lancé, par exemple, l’an dernier l’opération Aspides pour assurer la liberté de navigation en mer Rouge et, il y a quelques semaines, nous avons réactivé notre mission à Rafah, où des policiers et gendarmes européens ont facilité le passage de Palestiniens de Gaza vers l’Égypte. Cependant, la pensée dominante aujourd’hui à Bruxelles n’est plus vraiment de donner la priorité à l’opérationnel extérieur mais aux questions capacitaires et industrielles. Désormais, la défense de l’Union européenne elle‑même est en jeu, et non plus seulement sa capacité de projection hors zone, d’où l’importance attachée à ce que l’action menée au niveau de l’Union européenne soit bien complémentaire de l’OTAN.
Le troisième défi porte sur les conséquences du retour de Donald Trump au pouvoir. Depuis des années, les États-Unis nous répètent les deux mêmes messages : d’une part, nous devons investir davantage dans notre défense pour mieux partager le fardeau transatlantique ; d’autre part, la priorité américaine n’est plus l’Europe mais l’Indopacifique et la menace chinoise. Or, l’élément marquant des cent premiers jours de l’administration Trump concerne la vigueur des attaques contre l’Union européenne et notre modèle démocratique, l’incertitude des choix diplomatiques américains et les doutes liés à la solidité du lien transatlantique. Nous vivons donc désormais un moment de vérité pour l’Europe. Nous voulons bien sûr préserver un lien aussi fort que possible avec les États-Unis mais l’Europe doit aussi se préparer à se défendre avec « moins d’Amérique ».
Dans ce contexte, je discerne trois grands chantiers, trois grandes priorités, pour les prochains mois.
La première concerne la poursuite de notre soutien militaire à l’Ukraine, pour placer ce pays dans la meilleure position possible lors des négociations de paix. À cet effet, Mme Kallas a souhaité, parmi ses premières initiatives, mobiliser les Européens, pour que leur aide militaire à l’Ukraine soit en 2025 supérieure à celle de 2024, afin notamment de pallier le désengagement américain. De fait, nous sommes déjà à environ 23 milliards d’euros d’engagements contre 20 milliards d’euros en 2024.
Par ailleurs, afin de répondre à une demande urgente du président Zelensky, la haute représentante a proposé que deux millions d’obus de large calibre soient livrés à l’Ukraine dès que possible. Cette année, nous avons déjà atteint les deux-tiers de cet objectif et nous espérons combler l’écart dans les prochains mois. Cet effort particulier sur les munitions d’artillerie ne nous fait pas pour autant oublier tous les autres besoins ukrainiens. Je pense notamment au système de défense antiaérienne, à la guerre électronique ou à l’équipement de leurs brigades. Ce soutien militaire renforcé, tout comme la pression accrue placée sur la Russie et ses alliés à travers nos sanctions, doivent permettre d’éviter qu’un éventuel accord sur l’Ukraine ne se fasse au détriment de ce pays et de l’Europe. Dans ce cadre, il importe de définir des garanties de sécurité robustes et crédibles.
Dans ce contexte, nous soutenons à Bruxelles les efforts menés par la France et le Royaume-Uni pour bâtir une coalition de pays volontaires qui pourraient dissuader la Russie de lancer à l’avenir une nouvelle agression contre son voisin. Nous souhaitons que l’Union européenne puisse prendre sa part à cet effort collectif en y contribuant elle-même avec ses propres instruments. Nous allons ainsi proposer aux États membres une contribution sur trois sujets concrets. Puisque la première garantie de sécurité des Ukrainiens résidera dans la puissance de leur propre armée, l’UE pourrait jouer tout son rôle en continuant de former, équiper, conseiller, moderniser l’armée ukrainienne via notre mission d’assistance militaire EUMAM. Par ailleurs, nous pouvons aussi utiliser notre mission civile déjà présente sur place pour renforcer la sécurité et la résilience intérieure du pays. Un autre axe concerne le renforcement de l’industrie de défense ukrainienne. Ayant déjà investi sur place 1,4 milliard d’euros grâce aux revenus des avoirs russes gelés, l’Union européenne souhaite favoriser les coopérations entre industries de défense ukrainienne et européenne, en favorisant les coproductions et en associant ce pays à toutes nos initiatives de défense.
Au-delà de notre assistance militaire, je rappelle que nous soutenons tous les efforts en cours pour parvenir à une paix juste et durable avec comme première étape un cessez‑le‑feu complet et sans condition. L’Union européenne dispose d’atouts essentiels pour s’imposer comme un acteur incontournable dans la mise en œuvre de tout éventuel accord de paix, à travers sa politique de sanction à l’égard de la Russie – nous travaillons d’ailleurs à l’adoption prochaine d’un dix-septième paquet de sanctions –, le sort réservé aux avoirs russes gelés, l’importance de son soutien économique et financier et, bien évidemment, la perspective d’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne, qui représentera in fine – en complément de celle à l’OTAN – la meilleure garantie de sécurité que nous pourrons lui offrir.
La deuxième grande priorité des prochains mois et des prochaines années réside, selon moi, dans le réarmement de l’Europe. À la suite des rapports Letta et Draghi, le diagnostic est clair : face aux menaces qui pèsent sur la sécurité de l’Europe, nous devons dépenser plus et mieux – donc ensemble – pour notre défense et enfin dépenser européen en renforçant notre industrie de défense, ce qui permettra de moins acheter à l’étranger et de limiter les restrictions à l’usage de type ITAR (International Traffic in Arms Regulations). Il s’agit d’ailleurs de l’un des enseignements de la guerre en Ukraine : nous, Européens, redécouvrons que le volume et la masse comptent autant que l’excellence technologique de nos armements et que produire en Europe constitue un élément essentiel de souveraineté et de dissuasion.
Dans ce contexte, le Conseil européen a salué le mois dernier les propositions présentées par la présidente de la Commission afin de permettre aux États membres d’investir jusqu’à 800 milliards d’euros lors des quatre prochaines années, en assouplissant les critères du Pacte de stabilité pour les investissements de défense et en mettant sur la table un nouvel instrument de prêts de 150 milliards d’euros appelé SAFE (Security Action For Europe), soit des prêts offerts aux États membres qui souhaitent investir à plusieurs dans des domaines prioritaires comme les frappes dans la profondeur, la défense antimissile ou la guerre électronique.
Cette avancée sur les financements a servi de socle au Livre blanc sur l’avenir de la défense européenne. Présenté par Mme Kallas et M. Kubilius, ce document vise plusieurs objectifs : inciter les États membres à présenter des projets concrets de développement et d’acquisition en commun à financer à l’échelle de l’Union, muscler notre industrie de défense en lui donnant davantage de prévisibilité et lui permettre de produire davantage et plus rapidement grâce à une meilleure agrégation de la demande. Des décisions importantes devront être prises d’ici cet été afin de mettre en œuvre ce Livre blanc. Je pense notamment à l’adoption du programme européen pour l’industrie de la défense (EDIP), à celle de SAFE et, je l’espère, d’une première liste de projets capacitaires précis. Je mentionne également le rôle accru que devrait jouer la Banque européenne d’investissement (BEI) et le secteur bancaire pour soutenir l’effort massif à produire. Le débat sur le financement de la défense n’est pas clos car la Commission européenne transmettra cet été sa proposition de nouveau cadre financier pluriannuel pour la période 2028-2034 et il est probable que les crédits budgétaires affectés à la défense seront en forte hausse.
Au-delà, des questions politiques essentielles se poseront dans les prochains mois pour définir les contours de cette Europe de la défense. Tout d’abord, les lignes de force ont clairement bougé au sein des Vingt-sept. Le thème d’une Europe souveraine et d’une autonomie stratégique européenne, poussé depuis des années par la France, revient en force depuis quelques semaines dans le débat public, avec notamment les prises de position inédites du futur chancelier allemand. Je rappelle que le secrétaire d’État américain à la défense a indiqué en février à Bruxelles que les troupes américaines ne resteraient pas éternellement en Europe et que les Européens devaient s’occuper d’eux-mêmes, c’est-à-dire de la défense conventionnelle de l’Europe, pendant que les Américains s’occuperaient de la Chine.
La première question à résoudre dans les prochains mois consistera donc, à mes yeux, à savoir si et comment s’opérera ce rééquilibrage au sein de l’Alliance atlantique et les conséquences pour les Européens, le but consistant à renforcer le pilier européen de l’OTAN. À cet effet, l’Union européenne souhaite utiliser ces instruments normatifs et financiers pour aider les vingt-trois États membres qui sont aussi membres de l’Alliance à mieux remplir leurs objectifs capacitaires au sein de l’OTAN, ce qui contribuera à renforcer la défense collective et à illustrer la bonne complémentarité entre les deux organisations. En pratique, cela suppose pour les Européens de combler leur retard capacitaire par rapport aux Américains et de développer ensemble des projets prioritaires à l’échelle de l’Union. Cela prendra beaucoup de temps et l’enjeu consistera à pouvoir opérer ce rééquilibrage de façon ordonnée, afin que le désengagement progressif des Américains, s’il se confirme, soit accompagné d’une montée en puissance des Européens.
La deuxième question porte sur la manière la plus efficace de réduire nos dépendances stratégiques et la place donnée à nos partenaires dans le renforcement de notre industrie de défense européenne. Il y a là un sujet diviseur au sein de l’Union, comme on le voit avec l’actuelle négociation des critères d’éligibilité pour les programmes EDIP et SAFE. Pour simplifier, le débat est le suivant : l’argent du contribuable européen doit-il être réservé à des entreprises qui fabriquent des équipements dont la conception reste européenne ou peut-il être aussi versé à des usines qui produisent en Europe sous licence étrangère et avec des restrictions à l’usage ? Quelle doit être la part minimale de composants d’origine européenne dans un matériel de défense acheté conjointement ?
Il s’agit là d’une discussion difficile car de nombreux États membres disposent d’entreprises de défense très intégrées, avec des partenaires situés en dehors de l’Union, et veulent donc disposer de critères d’éligibilité qui puissent rester souples. La place du Royaume-Uni est ici toute particulière, compte tenu de son imbrication avec l’industrie des États membres et de la volonté de Londres et Bruxelles de relancer la coopération en matière de défense, sujet qui sera à l’ordre du jour du premier sommet Union européenne-Royaume-Uni prévu le 19 mai prochain.
Le dernier enjeu concerne l’importance de la bonne mise en œuvre de tous ces nouveaux instruments décidés au niveau européen. Il est capital de rappeler que l’Union européenne n’est évidemment pas là pour se substituer aux États qui restent les seuls maîtres de leur politique de défense, qu’elle n’intervient que pour les encourager à travailler davantage ensemble, en offrant des cadres juridiques et financiers pour faciliter des coopérations ou des investissements conjoints. In fine, les États membres sont toujours à la manœuvre car ces instruments ne sont efficaces que s’il existe une véritable volonté politique de les utiliser.
Il revient donc aux États membres, dans le prolongement du Livre blanc, de présenter ensemble de nouveaux projets capacitaires qui correspondent aux besoins prioritaires de leurs armées, à l’image de ce qui a été réalisé avec l’avion ravitailleur MRTT (Multi Role Tanker Transport). Il leur revient également de fournir les moyens et équipements nécessaires pour que le déploiement opérationnel en matière de PSDC soit efficace. Or nous savons que nous rencontrons parfois des difficultés de génération de force, notamment pour nos opérations maritimes. De plus, la volonté politique des États membres sera aussi déterminante pour recourir un jour à la nouvelle capacité de déploiement rapide de l’Union européenne, opérationnelle à partir de cette année, et qui pourra projeter jusqu’à 5 000 militaires. Il faut que les États membres acceptent davantage la prise de risque attachée à ce type de déploiement et puissent fournir les ressources nécessaires pour que ce nouvel instrument soit utilisé efficacement.
En conclusion, contrairement à la France, de nombreux États membres ne voulaient pas jusqu’à présent pousser trop loin l’Europe de la défense, de peur que son renforcement puisse être perçu comme se réalisant automatiquement au détriment du lien transatlantique, ce qui les conduisait à privilégier les achats américains par rapport aux coopérations européennes. Nous avons aujourd’hui une nouvelle donne stratégique, en Europe et outre‑Atlantique, qui rebat les cartes du débat. Mais soyons lucides, ce débat ne fait que commencer. Il sera fortement influencé par l’issue de la guerre en Ukraine et par les prises de position de Washington sur la poursuite de son engagement militaire en Europe. Enfin, les prochains mois seront très importants pour mettre en musique les ambitions portées par les institutions européennes pour faire progresser l’Europe de la défense. Dans ce contexte, j’espère que nous parviendrons, sous l’impulsion notamment de la France, de l’Allemagne et de la Pologne, à prendre les bonnes décisions pour un véritable sursaut stratégique de l’Europe.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie. Non seulement les États‑Unis disent à l’Europe qu’elle doit se protéger avec une Amérique moins présente mais nous constatons aussi que cet allié est également désormais moins fiable.
Les orateurs des groupes politiques vont à présent s’exprimer.
M. Kévin Pfeffer (RN). L’Europe ne progresse que lors des crises. Je dirais plutôt, au nom de mon groupe, que la Commission européenne utilise chaque crise pour s’approprier des compétences qui ne sont pas les siennes. La guerre d’agression de la Russie en Ukraine ne fait pas exception. Le mois dernier, Mme von der Leyen a présenté un plan pour renforcer les capacités militaires de l’Union européenne, avec en affichage près de 800 milliards d’euros pour accélérer le réarmement du continent. Cependant seulement 150 milliards d’euros concernent des prêts aux États pour des projets de défense communs dans le cadre du programme SAFE, les 650 autres milliards d’euros concernant simplement une autorisation pour les États de s’endetter pour leur défense.
Si les objectifs sont louables, ce plan ne peut pas obtenir notre soutien pour une raison principale : il n’existe aucune préférence européenne prévue pour les achats de défense. Tant que des partenaires européens choisiront d’acheter du matériel américain plutôt que du matériel français ou européen, on ne pourra pas parler d’Europe de la défense. Les exemples récents le prouvent encore. Par exemple, le nouveau contrat de coalition en Allemagne n’envisage pas de priorité européenne alors qu’il prévoit l’achat massif de nouveaux matériels. Dans le même ordre d’idées, le 23 avril, le premier ministre belge a encore confirmé l’achat de nouveaux avions F-35 américains. De fait, le ciel militaire européen est américanisé à plus de 90 %, puisque treize pays européens ont choisi les avions F-35 mais seulement deux le Rafale français. Au-delà des vœux pieux et des annonces d’affichage, l’Europe de la défense et l’autonomie stratégique européenne ne sont décidément pas pour aujourd’hui.
Monsieur le Secrétaire général-adjoint, je souhaite vous poser deux questions sur les 150 milliards d’euros de prêts du programme SAFE. D’abord, les taux d’intérêts seront-ils harmonisés à l’échelle européenne et si tel est le cas, à quel niveau ? Ensuite, ce programme favorise les investissements de défense à condition que les achats soient mutualisés entre au moins deux pays, dont l’un d’eux seulement doit être membre de l’Union européenne. Des pays extérieurs à l’Union pourront donc être associés, ouvrant la voie à de possibles contradictions stratégiques. Quelles seront les contreparties demandées aux pays non membres pour pouvoir bénéficier de ce programme ?
M. Charles Fries. Il est faux de dire que la Commission européenne s’approprie des compétences qu’elle n’a pas. À Bruxelles, de nombreux juristes entourent la Commission, le Conseil et le Parlement européen et s’assurent que la Commission agit scrupuleusement dans le respect de ses prérogatives. J’en veux pour preuve que tous les instruments récents qui ont été adoptés, comme le Fonds européen de la défense (FED), l’Acte de soutien à la production de munitions (ASAP) ou l’instrument visant à renforcer l’industrie européenne de la défense au moyen d’acquisitions conjointes (EDIRPA) ont été proposés sur la base juridique de l’article 173 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, qui relève de la politique industrielle. Or ces instruments ont été adoptés à l’unanimité du Conseil mais aussi par le Parlement européen. Le pouvoir de la Commission et de la haute représentante consiste à formuler des propositions mais, in fine, ce sont toujours les États membres et le Parlement européen, quand il est colégislateur, qui décident.
Ensuite, l’instrument SAFE permettrait aux États membres de recevoir des prêts de la Commission, qui peut emprunter à des taux très intéressants car elle dispose d’un très bon rating. Lorsque cet instrument a été présenté, une vingtaine d’États membres se sont déclarés potentiellement intéressés car les taux seraient inférieurs à ceux auxquels ils peuvent emprunter. Par ailleurs, il s’agit effectivement d’encourager les acquisitions conjointes, seul moyen d’obtenir de l’interopérabilité, des économies d’échelle, de meilleurs prix. Dépenser ensemble permet ainsi de réduire la fragmentation du marché de l’armement.
Je précise que les prêts ne seront accordés qu’aux États membres. Des acquisitions conjointes pourront être réalisées entre États membres, qui pourront également associer la Norvège et l’Ukraine. Il serait par exemple possible d’envisager un projet éligible à SAFE présenté par la France et l’Ukraine. Cela me semble aller tout à fait dans la bonne direction puisque l’objectif consiste à intégrer la BITD ukrainienne dans la BITDE. Il a également été envisagé d’inclure des pays candidats ou des pays qui concluent avec l’Union européenne des partenariats de sécurité de défense, dont le Royaume-Uni.
Des ouvertures existent mais elles sont conduites de manière très contrôlée. Par exemple, si le Royaume-Uni conclut un partenariat de sécurité et de défense avec l’Union européenne, il pourra effectivement acheter conjointement avec un État membre. Mais pour que des entreprises basées au Royaume-Uni puissent être éligibles, il faudra préalablement passer un deuxième accord avec l’Union européenne pour vérifier les questions que vous mentionnez sur la sécurité des chaînes d’approvisionnement et s’assurer que le Royaume-Uni apportera sa contribution au budget.
M. Yannick Chenevard (EPR). En premier lieu, je souhaite adresser une pensée à nos amis légionnaires en cette date anniversaire de la bataille de Camerone, qui s’est déroulée le 30 avril 1863, durant laquelle 63 légionnaires ont sacrifié leur vie pour tenir face à 3 000 Mexicains,
Monsieur le secrétaire général-adjoint, nous assistons en ce moment à un basculement des alliances et nous pouvons très clairement nous demander si un membre de l’OTAN ne serait pas en train de passer à l’Est. Selon l’Agence européenne de la défense (AED), le budget consolidé de l’Europe en matière de défense s’élève à 326 milliards d’euros en 2024, soit le deuxième budget au monde, derrière les États-Unis.
Les outils se sont multipliés : politique étrangère et de sécurité commune (PESC), PSDC, EDIP, coopération structurée permanente (CSP ou Pesco), Boussole stratégique, SAFE, pour n’en citer que quelques-uns. Cependant, on peut s’interroger sur la définition d’une ligne européenne extrêmement claire et compréhensible. Ensuite, l’OTAN peut perdre l’un de ses membres et 100 à 150 bombes nucléaires américaines sont aujourd’hui présentes sur le territoire de cinq pays européens. Si nous voulons accroître l’autonomie stratégique de l’Europe, comment étendre une dissuasion nucléaire, sous contrôle du seul pays européen doté, c’est-à-dire la France, si les Américains devaient finalement s’en aller ?
M. Charles Fries. Depuis des années, les Américains nous demandent effectivement un partage du fardeau et, depuis quelques semaines, ils vont plus loin en parlant d’un transfert de responsabilités, évoqué par M. Pete Hegseth, le secrétaire à la défense des États-Unis. J’ai participé à la réunion de l’OTAN à Bruxelles où M. Marco Rubio a néanmoins confirmé, début avril, l’engagement des Américains à rester dans l’Alliance et leur soutien à l’article 5 du traité de Washington. Un sommet de l’OTAN est prévu en juin et devrait permettre d’en savoir plus. Pour l’instant, il n’y a pas de traduction dans les faits d’un désengagement américain de l’Alliance mais nous devons nous préparer à un tel scénario. Indépendamment de la décision des États-Unis, nous devons renforcer nos capacités de défense, ce qui sera à la fois bénéfique pour nous-mêmes mais aussi pour l’Alliance. Nous voulons simultanément être capables de défendre nos valeurs et nos intérêts de façon autonome.
L’idée d’un pilier européen au sein de l’OTAN consiste précisément à voir comment l’Union européenne peut proposer des instruments qui permettront aux vingt-trois membres de l’UE également membres de l’OTAN de devenir de meilleurs alliés. Ces instruments sont également positifs pour l’industrie française. Ils permettent d’augmenter les capacités et d’inciter les États membres à établir des projets. Plus nous montrerons aux Américains que nous sommes un partenaire sérieux, crédible et que nous augmentons la proportion de nos dépenses de défense dans notre produit intérieur brut (PIB), plus ils seront incités à demeurer dans une Alliance reposant sur un partenariat plus équilibré.
M. le président Jean-Michel Jacques. Monsieur le secrétaire général‑adjoint, vous n’avez pas tout à fait répondu à la question concernant le nucléaire.
M. Charles Fries. Dans le prolongement des positions des chefs d’État précédents, le président de la République française a indiqué que la défense des intérêts vitaux de la nation comportait une dimension européenne et qu’il souhaitait lancer un dialogue stratégique sur ce sujet. Dans le contexte actuel, les propos du futur chancelier Merz et de nos interlocuteurs polonais étaient positifs mais il n’a jamais été question d’européaniser la force de frappe française. Il n’existe aucun débat à ce sujet. Lorsque le Livre blanc sur la défense parle de dissuasion, il s’agit uniquement du renforcement des capacités de dissuasion conventionnelle.
M. Pierre-Yves Cadalen (LFI-NFP). La première interrogation face à la politique aujourd’hui menée par l’Union européenne dans le cadre de la politique de défense concerne son inscription dans le cadre otanien. De fait, la Boussole stratégique en matière de sécurité et de défense, qui tient lieu de document de référence du SEAE, indique que la défense de l’Union européenne est complémentaire à celle de l’OTAN, qui reste le fondement de la défense collective pour ses membres. Compte tenu de l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, de ses prises de position erratiques et de l’escalade dans laquelle il compte s’engager manifestement, notamment sur le front asiatique et Pacifique, est-il toujours raisonnable d’inscrire notre politique internationale et la politique de défense qui lui est liée dans les pas des États-Unis d’Amérique ?
Ensuite, il est beaucoup question d’autonomie stratégique européenne aujourd’hui mais qu’en est-il réellement, puisque l’objectif d’augmenter de 1,5 point de PIB sur quatre ans les dépenses de défense correspond en réalité aux exigences de Donald Trump concernant les pays européens membres de l’OTAN ? Peut-on parler d’autonomie stratégique dès lors que l’on obéit immédiatement – tout en prétendant faire le contraire – aux exigences des États-Unis ?
De même, nous ne pouvons qu’être surpris de l’exception accordée aux dépenses de défense quant au respect des 3 % de déficit. Pourquoi n’est-ce pas le cas pour les besoins sociaux et écologiques qui sont tout aussi pressants pour les citoyens et qui, par ailleurs, pourraient peut-être éviter l’arrivée au pouvoir dans certains pays européens de régimes favorables à nos adversaires ?
Quelles sont les garanties que les matériels militaires ne seront pas achetés auprès de pays étrangers ? À ce sujet, la Pologne a annoncé le 31 mars dernier avoir signé un contrat de 2 milliards de dollars avec les États-Unis.
Enfin, quel bilan tirez-vous des sanctions économiques contre la Russie, qui ne sont pas parvenues manifestement à mettre l’économie russe à genoux comme il en était question ?
M. Charles Fries. L’OTAN demeure le fondement de la défense collective de l’Europe, comme le stipulent les traités. J’ai déjà évoqué l’engagement des États-Unis dans l’Alliance, réaffirmé récemment par le secrétaire d’État américain.
M. Pierre Pribetich (SOC). Même financièrement ?
M. Charles Fries. Sur le plan financier, lors des prochaines semaines, nous discuterons, dans le cadre de l’OTAN, de l’adoption du nouveau processus de planification de défense (NDPP), en lien avec les objectifs capacitaires, qui annoncera des efforts plus importants demandés aux Européens et aux Canadiens afin de mieux partager le « fardeau ».
Nous accroissons nos dépenses de défense, non pas à cause du président Trump mais à cause du président Poutine : la menace russe nous pousse aussi à ouvrir les yeux et à augmenter ces dépenses car nous avons trop longtemps sous-investi dans notre appareil militaire depuis la fin de la guerre froide. De fait, l’autonomie stratégique et une Alliance forte ne sont pas contradictoires mais complémentaires. Nous avons mis en place des projets pour acquérir les fameuses capacités critiques qui sont aujourd’hui dominantes du côté américain, qu’il s’agisse des avions ravitailleurs, du renseignement, de la surveillance ou du transport stratégique.
Par ailleurs, en tant qu’Européens, nous devons développer ensemble de nouveaux projets phares : des flagship projects dans le jargon bruxellois. Ils peuvent concerner le cyber, l’intelligence artificielle, la guerre électronique. Nous devons mettre en place de façon commune des projets qui permettront aux Européens d’être in fine à la fois meilleurs pour eux-mêmes et en même temps de meilleurs alliés au sein de l’OTAN.
Enfin, j’estime que les sanctions européennes à l’égard de la Russie fonctionnent. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les Russes, notamment lors de leurs contacts avec les Américains, souhaitent que certaines d’entre elles puissent être levées aussi rapidement que possible.
M. le président Bruno Fuchs. Lors de son intervention, M. Cadalen a cité le cas de la Pologne, qui a récemment annoncé un contrat d’achat de matériel militaire avec les États‑Unis. Le rapport Draghi est assez clair à ce propos : entre juin 2022 et juin 2023, 78 % des dépenses d’approvisionnement et d’armement ont été effectuées auprès de fournisseurs non européens, dont 63 % auprès des États‑Unis. Pouvez-vous évoquer ce sujet, à l’heure où il est question de solidarité européenne et surtout de cohérence avec la stratégie de l’UE ?
M. Charles Fries. Ce chiffre illustre bien le fait que lorsque les Européens achètent, ils le font un peu trop souvent seuls et à l’étranger. Aujourd’hui, les Européens achètent ensemble seulement 18 % du montant total des investissements qu’ils effectuent, ce qui signifie que 82 % de ces dépenses sont réalisées dans une logique purement nationale.
Vous avez évoqué le cas de la Pologne : il y a quelques mois, l’un de mes interlocuteurs polonais m’a indiqué qu’il avait besoin de regarnir rapidement ses stocks après avoir donné nombre de ses équipements à l’Ukraine en 2022 et 2023. Selon lui, les Polonais s’étaient alors tournés vers des équipements européens mais ces derniers n’étaient pas immédiatement disponibles, raison pour laquelle ils s’étaient alors orientés vers des fournisseurs américains et sud-coréens. Il faut entendre ce discours.
Simultanément, il faut également raisonner dans une logique de moyen terme, pour privilégier des matériels européens que nous devons être capables de développer ensemble, pour être plus autonomes et renforcer notre BITDE. De fait, acheter à chaque fois sur étagères à l’étranger ne nous permettra pas de réduire nos dépendances stratégiques. Nous nous efforçons de résoudre ce dilemme entre achats immédiats à l’étranger et projets d’acquisition européens, avec des partenaires.
M. Thierry Sother (SOC). En 2016, l’élection de Donald Trump a été perçue comme le signal, sinon l’occasion, de construire la souveraineté de l’Union européenne. L’occasion avait alors été ratée et notre continent n’avait pas diminué sa dépendance aux États-Unis, vieil allié et première puissance mondiale.
Mais depuis le début de son second mandat, Donald Trump a multiplié les invitations, parfois peu diplomatiques, à l’indépendance. Comme vous l’avez évoqué, l’Europe avance en temps de crise mais, pour préparer cette nouvelle étape, n’attendons pas la prochaine crise majeure et anticipons. La guerre en Ukraine a considérablement renforcé les liens qui unissent les Européens entre eux devant une menace commune.
Vous avez présenté les garanties de défense mais pourriez-vous nous indiquer comment l’Europe se prépare en matière d’engagement ou de gestion de crise à un conflit de grande envergure, notamment en matière d’hybridité ?
Enfin, je souhaite vous interroger sur un sujet récurrent et ancien : la capacité de déplacement rapide de l’Union européenne. Les deux groupements tactiques annoncés comme pleinement opérationnels en janvier dernier sont très loin des objectifs initiaux. De plus, pour pouvoir les engager, encore faut-il obtenir l’accord des vingt-sept États membres. Pouvez‑vous nous en dire plus concernant la gouvernance avant et après l’engagement ? La capacité de déploiement rapide est-elle envisagée dans les hypothèses de réaction ou de garantie de défense des Européens dans la guerre en Ukraine ?
M. Charles Fries. L’hybridité est devenue un sujet majeur, à la fois en France mais aussi à Bruxelles, dans la mesure où nous assistons à une intensification des attaques hybrides, en particulier en provenance de la Russie, dans le but de nous diviser et de nous déstabiliser. Nous avons pu le constater à travers des campagnes de désinformation, des actes de sabotage, des incendies, des tentatives d’assassinat, l’utilisation des migrations pour faire pression sur certains pays de l’Union européenne ou des interférences dans les élections, comme récemment en Moldavie et Roumanie.
Comment l’UE a-t-elle agi dans ce champ lors des dernières années ? D’abord, avant de pouvoir bien réagir, il fallait disposer d’une meilleure connaissance du phénomène et des techniques utilisées par ces acteurs malveillants. Tel est le rôle de la capacité unique d’analyse du renseignement de l’UE (SIAC). Au-delà, il importe de travailler à une plus grande résilience de nos sociétés et de nos économies. Je pense notamment aux actions entreprises pour mieux protéger les câbles sous-marins, en particulier en mer Baltique.
Un troisième élément, moins connu mais tout autant essentiel, réside dans notre faculté à désormais pouvoir adopter des sanctions. À titre d’exemple, nous avons approuvé en octobre dernier un régime pour sanctionner les auteurs russes d’attaques hybrides, qui a été mis en pratique en décembre, lorsque nous avons sanctionné seize individus et trois entités russes par le gel de leurs avoirs et des interdictions de voyager en Europe. Ils ont été sanctionnés, car nous avions la preuve que le service de renseignement militaire russe – le GRU – avait mené des actions de sabotage et qu’un certain nombre d’individus avaient conduit des campagnes de désinformation en Europe et en Afrique.
Un dernier instrument aussi a été annoncé par Mme Kallas lors de sa visite en Moldavie. Au-delà des sanctions, nous avons mis en place des équipes hybrides de réaction rapide : nous déployons rapidement des experts qui viennent en aide à des pays qui demandent le soutien de l’Union européenne parce qu’ils se sentent attaqués ou potentiellement attaqués, en particulier à l’occasion d’élections. Des interférences russes sont déjà intervenues par le passé, notamment en Moldavie, pays qui sera à nouveau exposé lors des prochaines élections législatives. Nous aiderons ce pays à protéger ses infrastructures électorales et numériques contre la désinformation en ligne.
Ensuite, la capacité de déployer rapidement jusqu’à 5 000 hommes constitue le résultat principal et le plus concret de la Boussole stratégique. En 1999, à Helsinki, l’objectif affiché portait sur 60 000 hommes mais nous avons dû nous adapter aux nouvelles priorités, qui portent plus, aujourd’hui, sur la capacité industrielle mentionnée dans le Livre blanc de la défense. Pour rendre effective et crédible cette capacité de déploiement rapide, nous couplons des effectifs à des moyens capacitaires associés, comme le transport stratégique ou des capacités spatiales.
Depuis 2023, des exercices réels ont également lieu pour entraîner cette capacité de déploiement rapide, qui est désormais opérationnelle depuis 2025. Nous avons également préparé des scénarios de déploiement. Nous estimons que cette capacité de déploiement rapide pourrait être un jour utilisée, si les Vingt-sept sont d’accord, dans le cas d’une opération d’évacuation de citoyens européens lors d’une crise, à l’instar de celles qui ont eu lieu en Afghanistan en 2021 ou au Soudan en 2023. Contrairement au fameux battlegroups, les groupements tactiques créés en 2007 et qui n’ont jamais été utilisés, je pense que nous avons mis en place, ici, un instrument bien configuré, qui est désormais opérationnel.
M. Michel Herbillon (DR). Je souhaite d’abord exprimer au nom du groupe de la Droite Républicaine notre plus forte désapprobation concernant la visite de la haute représentante de l’Union européenne pour les affaires étrangères, Mme Kaja Kallas, en Azerbaïdjan, vendredi dernier. Cette visite est ainsi intervenue le lendemain même de la commémoration du cent dixième anniversaire du génocide arménien, quelques mois après l’épuration ethnique dans le Haut-Karabakh. Je n’oublie pas non plus les récentes tentatives d’ingérence de l’Azerbaïdjan à l’encontre de la France, notamment en Nouvelle-Calédonie, ni les responsables politiques arméniens de la République d’Artsakh actuellement emprisonnés arbitrairement au détriment de tout respect du droit international. Cette visite officielle, ponctuée par une rencontre avec M. Ilham Aliyev, constitue une faute morale et politique grave que nous condamnons avec la plus grande fermeté.
Pour en revenir à l’Europe de la défense, le Parlement européen a adopté en commission le texte EDIP. Il s’agit d’une excellente nouvelle, qui permettra de financer l’achat de matériel militaire s’il contient au minimum 70 % de composants européens. Cela constitue un début pour retrouver la maîtrise de nos équipements militaires et pour réduire nos dépendances. Néanmoins, ce programme est aujourd’hui insuffisamment doté du point de vue financier, avec seulement 1,5 milliard d’euros de budget alloué. Notre collègue François‑Xavier Bellamy, rapporteur de ce texte au Parlement européen, propose d’utiliser 20 milliards d’euros du programme SAFE pour financer EDIP. Soutenez-vous cette proposition ? Préconisez-vous une autre manière, afin d’abonder EDIP ? Enfin, quelles sont, à vos yeux, les actions concrètes prioritaires pour accélérer l’Europe de la défense, à la lumière des divergences actuelles entre pays membres ?
M. Charles Fries. La haute représentante a très clairement indiqué, y compris publiquement, que la relation entre l’Azerbaïdjan et l’Union européenne devait s’établir en respectant tous les États membres et nos principes fondamentaux, dont l’État de droit ou les droits de l’Homme. Elle a par ailleurs salué la normalisation en cours entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, pays dans lequel elle se rendra également.
S’agissant d’EDIP, vous avez cité la position du Parlement européen qui vise à établir à 70 % le seuil minimum de composants européens, quand la Commission européenne penche plutôt pour 65 %. Nous verrons désormais quelle sera la décision du Conseil européen. Quoi qu’il en soit, il est nécessaire d’établir un seuil élevé si nous voulons muscler la BITDE. Je partage par ailleurs avec vous l’idée, qui a d’ailleurs été pointée tant par l’ancien commissaire Breton que l’actuel commissaire Kubilius, que le programme est à ce jour insuffisamment doté, à 1,5 milliard d’euros. Cependant, nous devons composer avec les limites que nous impose le cadre budgétaire. J’espère que le prochain cadre financier pluriannuel (CFP) permettra d’augmenter très sensiblement les crédits destinés à la défense.
La proposition du Parlement européen d’utiliser 20 milliards d’euros du programme SAFE pour financer EDIP sera discutée dans le cadre du trilogue, dès que le Conseil européen aura adopté sa position sur les fameux critères d’éligibilité.
S’agissant des actions concrètes, je ne souhaite pas établir une longue liste. Il s’agit, d’abord, de mettre en œuvre ce que nous avons proposé. La balle est désormais dans le camp des États membres, qui doivent s’accorder sur le fait de travailler davantage ensemble. La présidence polonaise du Conseil de l’UE souhaite adopter SAFE et EDIP d’ici la fin juin, ce qui nous permettrait de passer utilement aux travaux pratiques.
Mme Catherine Hervieu (EcoS). Le groupe Écologiste et Social tient tout d’abord à rappeler son soutien à l’Ukraine et souhaite que celui-ci soit pérenne, notamment grâce à la mobilisation des actifs russes gelés dans le respect du droit international. Nous souhaitons donc continuer la formation des forces armées ukrainiennes, fournir matériels et équipements, développer le partage de renseignements et renforcer la présence de troupes d’États membres de l’Union européenne sur le flanc Est.
Ce soutien militaire est couplé à un soutien appuyé à la diplomatie. La coopération, notamment entre la France et le Royaume-Uni, pour mobiliser des pays volontaires en constitue un exemple. L’Allemagne est en train de se saisir de ces enjeux. La Pologne et les pays baltes constituent également des acteurs indispensables pour construire notre défense européenne. Les États membres de l’UE avancent sur l’organisation et la planification de leur défense commune et autonome, en érigeant en priorités les questions capacitaires et industrielles.
L’amplification des coopérations entre les différentes industries de défense européennes est indispensable. La réduction de nos dépendances stratégiques représente un objectif majeur aux niveaux de l’énergie, du renseignement, du numérique, de l’intelligence artificielle et de la logistique. Il est envisagé que les dépenses militaires atteignent environ 3,5 % du PIB, chiffre qui sera précisé en juin au sommet de l’OTAN à La Haye. Cette augmentation des dépenses demeure un enjeu majeur dans un contexte de déficit public significatif mais pour lequel le consentement de la population est primordial.
Nous insistons sur la nécessité de mieux dépenser, notamment en priorisant les achats européens, les acquisitions en commun financées à l’échelle européenne. Les dépenses affectées augmenteront donc en conséquence. Comment les États pourront-ils suivre cette tendance ? Pourriez-vous esquisser l’orientation que prendra le nouveau cadre financier pluriannuel pour la période 2028-2034 ? Enfin, pourriez-vous nous donner un état des lieux de la mission EUBAM Rafah réactivée, étant donné l’aggravation de jour en jour des conditions de vie des Palestiniens à Gaza ?
M. Charles Fries. Les propositions de la Commission européenne concernant le prochain cadre financier pluriannuel pour la période 2028-2034 ne sont pas attendues avant cet été. Il est donc trop tôt pour vous donner une tendance, même si le commissaire polonais en charge de ce dossier devrait a priori proposer une augmentation des crédits destinés à la défense, avec le soutien du collège. Dans le cadre actuel couvrant la période 2021-2027, l’enveloppe consacrée aux programmes de défense s’établit à 10 milliards d’euros.
Le plan ReArm Europe présenté par la Commission européenne au mois de mars a subi quelques critiques, selon lesquelles il ne contenait pas suffisamment de subventions. Les deux points essentiels concernaient l’utilisation de la clause de sauvegarde du pacte de stabilité – c’est-à-dire l’argent national qui peut être engagé sans subir les critères de Maastricht – et l’instrument SAFE, c’est-à-dire des prêts. Le prochain cadre financier permettra de répondre partiellement auxdites critiques.
La mission EUBAM Rafah a permis d’exfiltrer plus de 4 000 personnes en provenance de Gaza, qui ont pu traverser le fameux point de passage et se diriger vers l’Égypte entre le 1er février et le 18 mars, jour où le cessez-le-feu a hélas été rompu. Parmi ces 4 000 personnes, 1 700 nécessitaient des soins médicaux et ont pu être hospitalisées en Égypte. Le fait que nous ayons pu conserver cette présence et la réactiver très rapidement a été salué par toutes les parties. Nous espérons donc, dès que le cessez-le-feu reprendra, que nous pourrons à nouveau faciliter le passage des Palestiniens de Gaza vers l’Égypte.
M. Frédéric Petit (Dem). Monsieur le secrétaire général-adjoint, je vous remercie pour vos propos, qui prouvent que lorsque l’on travaille et que l’on s’écoute, il est possible de réaliser des actions de plus en plus claires et de plus en plus partagées. En tant qu’élu de la septième circonscription des Français de l’étranger habitant en Allemagne, en Europe centrale et dans les Balkans, je souhaite vous interroger sur l’impact de l’Europe de la défense quant aux perspectives d’élargissement aux pays des Balkans occidentaux. En matière de procédures et d’échéances, n’existe-t-il pas des enjeux liés à ce « réveil stratégique », ce bouleversement dans nos habitudes ? Il me semble qu’ils pourraient nous conduire à envisager l’accélération des procédures d’adhésion.
M. Charles Fries. Je partage largement votre analyse. L’avenir de ces pays est dans l’UE mais, au-delà de l’élargissement, il est également important de les arrimer à nos actions en matière de sécurité et de défense, dans la mesure où la stabilité des Balkans a aussi un impact direct sur notre propre stabilité. L’Union est d’ailleurs active dans cette région, notamment à travers la mission Althea, présente en Bosnie-Herzégovine depuis 2004 et qui contribue à un environnement sécurisé de ce pays. Nous conduisons également une mission de PSDC au Kosovo depuis très longtemps : nous aidons ce pays en matière d’État de droit et de justice, afin qu’il se rapproche des normes européennes.
Ensuite, la Facilité européenne pour la paix a constitué un véritable tournant pour la politique étrangère et de sécurité de l’Union européenne : pour la première fois, un instrument a été mis à la disposition du haut représentant pour financer directement des équipements – létaux ou non létaux – pour nos partenaires. Les Balkans en ont beaucoup profité : de nombreux projets sont soutenus par la FEP pour aider ces pays à monter en puissance et renforcer leur sécurité.
Enfin, il faut mentionner un nouvel instrument : les partenariats de sécurité et de défense, que j’évoquais précédemment pour le Royaume-Uni, avec lequel nous espérons conclure prochainement. Nous avons déjà établi un tel partenariat avec deux pays des Balkans : la Macédoine du Nord et l’Albanie.
M. Xavier Lacombe (HOR). L’Europe est à un tournant et l’heure est grave. Face aux défis que nous connaissons, une volonté commune d’avancer vers une plus grande autonomie stratégique émerge enfin. Le désengagement progressif des États-Unis et la guerre en Ukraine nous rappellent que notre sécurité ne va plus de soi. Dans ce contexte, nous pouvons nous réjouir du Livre blanc pour une défense européenne et du lancement du plan ReArm Europe.
Renforcer nos capacités, soutenir notre industrie, structurer un marché européen et continuer à aider l’Ukraine constituent des changements nécessaires. À ce titre, je souhaite revenir sur un point précis du Livre blanc : le renforcement des partenariats avec des pays partageant nos valeurs. Quels sont ces pays ? Comment comptez-vous articuler ces coopérations avec nos priorités stratégiques ?
Au-delà, il faut penser à l’Europe de manière plus large : une Europe tournée vers son environnement proche au-delà du flanc Est. À ce titre, la Méditerranée constitue un espace stratégique majeur, marqué par des enjeux en matière de migrations, de terrorisme, de routes maritimes ou d’énergie. Prévoyez-vous de nouer des partenariats solides avec les différents pays pour sécuriser un espace vital ? Enfin, la mer constitue un théâtre stratégique essentiel, en raison des flux commerciaux, des ressources sous-marines ou des câbles numériques. Quelle place est-elle donnée dans le Livre blanc et le plan ReArm Europe au renforcement des capacités navales européennes ? Comment associer pleinement notre excellente industrie française à cette ambition maritime ?
M. Charles Fries. À travers les projets contenus dans le Livre blanc, et notamment les nouveaux instruments proposés par la Commission européenne, nous voulons renforcer la BITDE mais nous sommes aussi ouverts à des partenariats, par exemple avec l’Ukraine et la Norvège. Nous avons également proposé que des pays candidats à l’adhésion ou des pays qui concluent des partenariats de sécurité et de défense puissent être éligibles à SAFE. Ainsi, quinze pays pourraient potentiellement participer à des acquisitions communes avec les États membres dans le cadre de SAFE, étant précisé qu’ils ne recevraient pas de prêts. En massifiant la demande, il est possible d’obtenir une meilleure offre, à des prix plus attractifs. Si les entreprises de ces pays veulent intégrer le programme, la Commission a proposé de conclure au préalable un accord pour préciser les modalités de participation de ces entreprises.
Enfin, le renforcement des capacités navales fait aussi naturellement partie des objectifs du Livre blanc et figure parmi les domaines capacitaires prioritaires identifiés par les Vingt-sept.
M. Laurent Mazaury (LIOT). Le deuxième mandat du président Trump, ses décisions unilatérales et mouvantes ne cessent d’inquiéter et nous conduisent à prendre nos responsabilités, notamment en matière de défense. L’Europe a décidé d’accélérer en matière de défense et a annoncé le plan ReArm Europe, doté de 800 milliards d’euros. Néanmoins, il semble qu’il ait fallu changer le nom de cette initiative aujourd’hui, dénommée « ReArm Europe/Préparation à l’horizon 2030 », à la suite de critiques, notamment formulées par les premiers ministres italiens et espagnols, qui ne se retrouvaient pas dans cette conception de la défense tournée vers l’armement. En effet, le premier ministre espagnol a par exemple indiqué qu’il n’appréciait pas le terme de « réarmement », qu’il trouvait incomplet, alors que la défense doit être approchée dans une vision plus globale, comprenant la sécurité.
Par ailleurs, si les pays européens s’accordent sur la nécessité de se défendre de façon plus collective et souveraine, tous ne poursuivent pas les mêmes priorités nationales. Nous le constatons notamment à travers les discussions en cours entre la France et la Pologne, qui devraient signer un traité bilatéral de défense au mois de mai. Cela témoigne d’une nouvelle dynamique de la Pologne, qui est plus confrontée que certains autres pays européens à la guerre en Ukraine. La Pologne semble donc changer de paradigme concernant son attachement historique à la protection américaine.
Dans ce contexte, comment favoriser une plus grande unité entre les pays européens en matière de défense tout en garantissant leur souveraineté nationale sur ces sujets ? Autrement dit, comment mettre en place une défense européenne mobilisable de façon rapide et concertée sans bâtir une politique étrangère européenne qui n’est pas prévue par les traités ? De fait, cela semble difficilement conciliable avec les volontés de souveraineté individuelle de chaque État membre, dont en premier lieu la France ? Ce point apparaît d’autant plus sensible que nous sommes le seul pays de l’UE doté d’une capacité nucléaire.
M. Charles Fries. Vous avez très bien résumé la difficulté de l’exercice : il faut « faire l’Europe » mais sans défaire chaque État membre, qui reste maître de sa politique de défense, c’est-à-dire du déploiement de ses troupes ou de sa politique d’acquisition. L’Europe n’est pas prescriptrice : sa logique consiste à inciter les pays à travailler entre eux, en mettant à leur disposition des instruments, en particulier des instruments financiers.
M. Édouard Bénard (GDR). Le service européen pour l’action extérieure incarne la volonté de l’Union européenne de se doter d’un outil diplomatique unifié pour affirmer sa présence sur la scène internationale. À ce titre, votre voix est légitimement plus sollicitée et plus écoutée ces derniers temps. Au regard des récents développements concernant ReArm Europe, je m’interroge sur la cohérence et les implications stratégiques de cette initiative car ce plan visant à mobiliser jusqu’à 800 milliards d’euros pour renforcer les capacités militaires de l’Union européenne a pour objectif affiché de réduire la dépendance de l’Europe vis-à-vis des alliés extérieurs, notamment après la suspension de l’aide militaire américaine à l’Ukraine.
Cependant, la majorité des orateurs m’ayant précédé ont largement étayé nos interrogations – c’est un euphémisme – quant à l’insuffisance des initiatives visant à encourager les acquisitions conjointes et à soutenir la production européenne afin de nous « dé-vassaliser » en quelque sorte. Par-delà le volet purement industriel sur le capacitaire, je vous avoue ne pas parvenir à comprendre l’obstination consistant à vouloir renforcer le pilier européen de l’OTAN, qui est réaffirmée dans le Livre blanc de la défense et que vous avez réitérée ce matin.
Même si l’on parle d’un pilier européen, l’OTAN demeure une alliance faisant fi de la bascule des centres géostratégiques du monde, mais surtout une alliance fondamentalement dominée par les États-Unis. Le commandement militaire suprême est toujours américain et les orientations stratégiques sont largement influencées par les priorités de Washington. En renforçant ce pilier, l’Europe ne gagne pas en autonomie mais elle consolide sa subordination stratégique. Comment la Commission européenne entend-elle garantir que les investissements massifs annoncés dans le cadre du plan ReArm Europe bénéficieront effectivement à l’industrie de défense européenne, renforçant ainsi l’autonomie stratégique de l’Union, plutôt que de perpétuer une dépendance vis-à-vis de fournisseurs non européens ?
M. Charles Fries. Il existe clairement de nombreux éléments de préférence européenne dans tous les instruments dont nous discutons, c’est-à-dire le FED, ASAP, EDIRPA et, maintenant, EDIP et SAFE, en cours de négociation. Les instruments communautaires que nous proposons sont financés par l’argent du contribuable européen et ont vocation à être dirigés vers des entreprises sous contrôle européen, établies sur le territoire de l’Union européenne, dont la structure de management et les infrastructures se trouvent sur le territoire de l’UE.
Cela n’exclut pas que des filiales de groupes étrangers puissent bénéficier de financements européens. Par exemple, une trentaine de filiales britanniques établies sur le territoire de l’UE ont été éligibles jusqu’à présent aux instruments de défense européens. Cependant, l’idée est bien la suivante : l’argent européen doit rester pour les Européens et ne pas alimenter des entreprises à l’extérieur.
Enfin, je considère qu’il est important de renforcer le pilier européen de l’OTAN. Si l’Europe est plus forte au sein de l’Alliance, elle n’en sera que plus crédible ; simultanément, l’Alliance sera plus forte grâce au meilleur partage du fardeau.
M. Bernard Chaix (UDR). Monsieur le secrétaire général-adjoint, votre mission est d’une très grande complexité, puisqu’elle consiste à établir une feuille de route géostratégique commune pour vingt-sept pays, alors que l’alignement de nos agendas géopolitiques n’est pas évident. Pour les pays baltes ou la Pologne, la Russie constitue la première menace, quand la Turquie intimide la Grèce et occupe 30 % du territoire de Chypre. En France, nous sommes d’abord préoccupés par le terrorisme islamiste et les ingérences étrangères en Nouvelle-Calédonie. Sans doctrine commune, sans intérêts vitaux communs, sans l’existence d’une communauté de destin, la défense européenne est-elle possible ?
Au groupe UDR, nous ne sommes pas défavorables au réarmement du continent, bien au contraire. Le plan de 800 milliards d’euros aurait pu être l’occasion pour notre BITD nationale de gagner des parts de marché. Mais nous constatons qu’en 2024, 79 % des équipements militaires fournis aux pays européens ont été achetés en dehors de l’Union européenne. La semaine dernière, la Belgique a annoncé des achats supplémentaires d’avions F‑35 ; la force aérienne portugaise semble aussi privilégier l’option américaine, tout comme le Danemark, l’Allemagne et tant d’autres.
Ces décisions constituent une impasse pour l’établissement d’une autonomie stratégique européenne. La dépendance à des technologies étrangères rendra cet horizon toujours plus lointain. En revanche, la position du Parlement européen sur le règlement EDIP s’avère plutôt rassurante : un minimum de 70 % de contenus européens a été fixé ; le matériel doit être conçu en Europe et totalement émancipé d’un régime d’extraterritorialité juridique qui pourrait empêcher son utilisation. Il s’agit là de trois exigences essentielles. Alors que la France sera plutôt isolée lors des négociations, la Commission européenne sera-t-elle son alliée pour le maintien de ses exigences ?
M. Charles Fries. La discussion sur les critères d’éligibilité constitue un sujet complexe. La Commission européenne a formulé des propositions qui contiennent des éléments de préférence européenne. Le nouvel instrument SAFE introduit, par exemple, la notion d’autorité de conception : pour certains composants complexes, il faut non seulement avoir une part minimale de composants européens mais il faut, en plus, que l’entreprise dispose de l’autorité de conception, c’est-à-dire de la capacité de pouvoir utiliser et modifier l’équipement comme elle le souhaite, sans être soumise à une puissance tierce. Ainsi, c’est parce que MBDA possédait l’autorité de conception que l’entreprise a pu donner des missiles Scalp à l’Ukraine, lesquels ont été très facilement installés sur des chasseurs de type soviétique. De fait, ce concept d’autorité de conception est très soutenu par les industriels européens, par l’association des industries aérospatiales et de défense de l’Europe (ASD).
Sur ces sujets, il existe en général une très grande convergence entre ce que propose la Commission européenne et ce qu’a toujours défendu la France. À mon sens, le problème ne porte pas sur la Commission mais sur l’évolution de la négociation à vingt-sept : certains États, à l’image de l’Italie, veulent des critères souples, flexibles et ouverts parce que leur industrie possède des liens historiques forts avec des partenaires extérieurs à l’UE, particulièrement le partenaire américain. Il faut trouver un compromis entre des critères très stricts, où tous les matériels seraient uniquement européens, et les réalités du paysage industriel actuel, où chaque État membre a son histoire propre et souhaite pouvoir conserver des liens avec des entreprises non européennes. Ces discussions sont en cours à Bruxelles.
M. le président Bruno Fuchs. Nous passons maintenant à une séquence d’une dizaine de questions complémentaires formulées à titre individuel, en procédant par séries de questions regroupées.
M. Lionel Vuibert (NI). Je souhaite à mon tour aborder la question de la préférence européenne en matière de dépenses de défense. Élu d’un territoire fortement industriel tourné vers l’automobile, je peux témoigner de l’attente de ces investissements massifs dans le secteur de la défense. Au-delà de l’attribution des marchés que vous avez déjà abordée, beaucoup pensent qu’une communication adaptée renforcerait la compréhension et l’adhésion des populations à ces politiques européennes. Je souscris entièrement aux enjeux que vous avez décrits mais nous avons également besoin de faire adhérer les populations à cette politique et à cette prise de conscience d’une défense européenne. Nous y parviendrions d’autant mieux que nous pourrions les traduire en termes d’activité économique pour les territoires.
M. Jean-Louis Thiériot (DR). Nous sommes régulièrement confrontés au problème des exportations d’armements intra-européennes et des règles qui les régissent. Il semble que des projets de réforme dans ce domaine soient d’actualité. Pouvez-vous nous en dire plus ? Quelles sont les propositions envisagées, afin de rendre notre BITDE plus efficace ?
M. Guillaume Bigot (RN). Si je résume vos propos, vous indiquez que tout changera en matière d’autonomie stratégique. Pourtant rien n’a changé depuis 2022, puisque 78 % des achats d’équipements militaires ont été effectués en dehors de l’UE. De même, nous attendons toujours les deux millions d’obus promis par M. Breton. Vous nous dites que tout changera en raison de la volte-face des États-Unis mais vous continuez à expliquer que cette stratégie d’autonomie européenne doit aussi complaire aux États-Unis, ce qui me paraît assez surprenant. Vous nous dites également que tout changera grâce à une force de déploiement de 5 000 hommes dans un conflit de haute intensité qui mobilise des centaines de milliers d’hommes.
Au fond, mon interrogation porte sur la méthodologie démocratique. En Europe, continent qui a vu naître la démocratie, la procédure veut que les élus, qui disposent de la légitimité démocratique, décident et que leurs décisions soient mises en œuvre ou en musique par des fonctionnaires comme vous, ou par la Commission européenne, organe de liaison. Or il apparaît très clairement, en vous écoutant et en écoutant les autorités de la Commission depuis quelque temps, qu’une partition comportant des décisions extrêmement structurantes et lourdes en matière financière, est écrite ailleurs et que nous, les élus, sommes supposés la suivre ou l’avaliser.
M. Charles Fries. Je partage vos propos : l’argent du contribuable européen doit être dépensé en Europe. Ensuite, il s’agit naturellement de rentrer dans le détail des modalités, concernant les filiales, le pourcentage de composants, l’autorité de conception.
Monsieur Thiériot, il est exact que le commissaire Kubilius a annoncé de futures propositions afin de progresser sur la question du marché intérieur des produits de défense.
Le contrôle des exportations en dehors de l’Union européenne demeure une compétence nationale. Le contrôle intra-européen constitue un sujet différent, plus compliqué. La France présente des sensibilités particulières sur ce sujet délicat et discute actuellement de cet aspect avec la Commission européenne.
S’agissant des deux millions d’obus, il convient de préciser les choses. Il y a deux ans, un plan d’un million d’obus avait été établi, sur proposition de Mme Kallas, alors première ministre d’Estonie. Ce plan avait subi un retard initial mais il avait fonctionné. Nous avions d’ailleurs été extrêmement créatifs : en six semaines, l’AED, la Commission et le SEAE s’étaient alignés et les vingt-sept États membres s’étaient accordés sur un financement de 2,5 milliards d’euros. Les deux millions d’obus constituent un nouvel objectif, qui est déjà rempli aux deux‑tiers à ce jour.
Enfin, les 5 000 hommes de la capacité de déploiement rapide ne sont pas dédiés à la défense collective mais à la gestion de crise à l’extérieur de nos frontières.
M. Sébastien Saint-Pasteur (SOC). Nous avons beaucoup évoqué le plan de réarmement de l’Union européenne. Lorsque l’on rentre dans le détail, il est question de relation avec le pacte de stabilité et de croissance, de recours aux marchés obligataires mais, au-delà des outils, des inquiétudes émergent quant à la méthode employée. La Commission européenne propose en effet de contourner le Parlement européen en s’appuyant sur l’article 122 du traité de fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), une forme de « 49.3 » européen pour accélérer la mise en œuvre de ce plan.
Cette approche soulève des questions fondamentales sur la légitimité démocratique des décisions en matière de défense. Elle pose également un problème majeur car le lien armée-nation ne pourra se réaliser sans transparence ni un respect scrupuleux de la démocratie, d’autant plus lorsque nos rivaux veulent en saper durablement les fondements à travers une guerre hybride, larvée. Doit-on donc passer par l’article 122 du TFUE ? Je vous invite à partager votre vision sur la manière de concilier efficacité stratégique et transparence démocratique dans la mise en œuvre de ce plan. À défaut, nous désespérerons les europhiles et nous alimenterons les europhobes.
Mme Christine Engrand (NI). L’Union européenne déploie actuellement des missions civiles et militaires sur le continent africain, représentant plus de 60 % de son engagement extérieur en matière de sécurité. Pourtant, malgré cette présence significative au Sahel, en Libye, en Somalie ou encore en Mozambique, les résultats restent limités et la France, tout comme l’Europe, voit son influence reculer au profit d’acteurs comme la Russie, la Chine ou même la Turquie. Dès lors, nous pouvons nous interroger sur la pertinence de maintenir ces dispositifs coûteux en hommes, en moyens et en crédibilité, alors que de nombreux gouvernements locaux rejettent désormais la coopération européenne comme nous l’avons vu au Mali ou au Burkina Faso, préférant des partenariats alternatifs, parfois d’ailleurs contraires à nos valeurs.
Quelles mesures l’UE prend-elle pour garantir que ces missions en Afrique respectent parfaitement les priorités et la souveraineté des pays partenaires ? Au lieu de s’imposer comme un acteur extérieur, dans quelle mesure l’UE prend-elle en compte les retours d’expérience des missions précédentes pour adapter sa stratégie et maximiser son impact ? L’Union européenne dispose-t-elle encore d’une réelle stratégie sur ce continent ? Sommes-nous définitivement hors-jeu ?
Mme Laurence Robert-Dehault (RN). Monsieur le secrétaire général-adjoint, vous avez décrit un moment de vérité pour l’Europe, confrontée à une bascule géostratégique. Vous estimez que la guerre en Ukraine a agi comme un coup de fouet stratégique, plaçant la défense au cœur de l’agenda européen. Parmi vos priorités figurent le réarmement massif de l’Europe et la réduction de notre dépendance stratégique, notamment en renforçant l’industrie européenne de défense. Pourtant, les pratiques actuelles de plusieurs États membres témoignent d’une fragmentation persistante et parfois des choix contraires à l’objectif d’autonomie stratégique. Comment rendre vos ambitions compatibles avec la tendance allemande à préférer l’armement américain ? Des pistes sont-elles évoquées au niveau européen pour rendre tangible le fameux couple franco-allemand ?
M. Charles Fries. Le Parlement européen a contesté la base juridique retenue par la Commission européenne pour SAFE, c’est-à-dire l’article 122 du TFUE. Laissons ce débat juridique se dérouler ; nous verrons quelle est l’issue de ce contentieux.
Madame Engrand, vous estimez que les résultats des missions civiles et militaires étaient limités : je trouve votre jugement un peu sévère. Au Mozambique, nous avons formé onze compagnies de forces spéciales mozambicaines qui ont pu, ensuite, se rendre dans la fameuse région du Cabo Delgado, où il existait des groupes terroristes très puissants. La situation y est bien meilleure, notamment avec le soutien du Rwanda. En Centrafrique, notre mission a formé plus de 5 500 militaires et nous lançons cette année des programmes de formation des officiers et des sous-officiers. En Somalie, nous contribuons aussi à la montée en puissance de l’armée somalienne, afin qu’elle puisse prendre, le moment venu, le relais des forces de l’Union africaine qui sont déployées depuis de longues années.
Il est exact que la zone sahélienne est plus compliquée pour nous. Nous n’y avons plus de présence militaire en termes de PSDC : nous avons quitté le Mali et le Niger. À Bruxelles, nous réfléchissons à une nouvelle approche sur le Sahel. Un représentant spécial, M. Cravinho, ancien ministre des affaires étrangères portugais, a été nommé et soumettra bientôt des propositions qui intégreront naturellement un volet sécuritaire. Dans ce domaine, nous pouvons nous inspirer de notre action dans le golfe de Guinée, où nous ne déployons plus d’importantes missions mais un dispositif léger et flexible pour réaliser des formations répondant exactement aux demandes des pays hôtes : Ghana, Côte d’Ivoire, Bénin. La France y est d’ailleurs fortement impliquée.
Enfin, j’attends beaucoup du nouveau couple franco-allemand qui se mettra en place à partir de la semaine prochaine. Du point de vue d’un diplomate français, les déclarations du nouveau chancelier sont incroyablement positives. Ses propos sur l’indépendance de l’Europe ou son intérêt pour discuter avec la France de la dissuasion française étaient jusque-là impensables. Pour pouvoir aller de l’avant, l’Europe de la défense a besoin d’un accord franco-allemand mais aussi de la Pologne, dans le cadre du triangle de Weimar.
M. Laurent Jacobelli (RN). Monsieur le secrétaire général-adjoint, vous n’avez pas répondu à la question de mon collègue Guillaume Bigot. Néanmoins, je voudrais vous remercier, parce que vous avez tenu un langage assez clair, qui contredit ce qu’un certain nombre de dirigeants européens essayent de nous cacher : vous voulez reprendre la direction de notre politique étrangère et de notre défense. À ce titre, la nomination d’un commissaire européen à la défense, qui est une imposture selon l’article 4 du traité sur l’Union européenne, le montre bien.
Nous vous avons écouté et nous voyons bien qu’à travers l’industrie de défense, vous nous avez parlé de stratégie de défense, de stratégie internationale. J’ai une mauvaise nouvelle à vous transmettre monsieur le secrétaire général-adjoint : cela n’est pas votre rôle mais celui de M. Jean-Noël Barrot, ministre des affaires étrangères, et de M. Sébastien Lecornu, ministre des armées, sous la houlette du président de la République française, car il s’agit de domaines réservés. L’Union européenne se développe en volant des compétences nationales, vous nous en avez fait la preuve aujourd’hui. Ma question sera donc simple : quel traité, quelle légitimité démocratique vous ont conféré aujourd’hui la possibilité d’exprimer des visions internationales à la place du président de la République ?
M. le président Bruno Fuchs. Avant de vous laisser répondre à M. Laurent Jacobelli, je souhaite vous poser une dernière question. Comment intégrer dans ce dispositif le Royaume-Uni, qui semble aujourd’hui assez aligné sur la question d’une défense européenne au sens large ?
M. Charles Fries. Les États membres restent complètement responsables de leur politique de défense, en matière de doctrine, de déploiement des opérations ou de choix d’acquisition. De son côté, l’Union européenne propose des instruments pour aider ses États membres à travailler ensemble, s’ils le souhaitent. À titre d’exemple, grâce au programme EDIRPA, doté de 300 millions d’euros, nous avons contribué à un volume de commandes de 11 milliards d’euros, soit un effet de levier de trente-six. Nous ne nous substituons pas aux États membres ; nous ne leur imposons pas de politique étrangère. Le SEAE n’est pas un vingt-huitième ministère des affaires étrangères. Le rôle de Mme Kallas consiste simplement à forger du consensus, dans la mesure où les décisions de la politique étrangère et de sécurité commune et la PSDC requièrent l’unanimité.
Enfin, s’agissant du Royaume-Uni, un premier sommet post-Brexit sera organisé le 19 mai à Londres et les sujets de défense et de sécurité seront à l’ordre du jour. Le dialogue est déjà nourri, de manière informelle, en matière cyber et de contre-terrorisme. Des coopérations ont ainsi lieu en mer Rouge entre l’opération Aspides et l’opération Prosperity Guardian, de même qu’en Ukraine entre la mission EUMAM et l’opération Interflex. L’objectif du sommet consisterait idéalement à conclure un partenariat de sécurité de défense, qui fournira un cadre politique. Nous ne pouvons pas progresser sur l’Europe de la défense sans intégrer d’une manière ou d’une autre la valeur ajoutée que nous apportent les Britanniques.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je vous remercie pour votre présence et vos propos, qui nous ont permis d’appréhender la problématique européenne. La France fait partie des pays ayant déjà consenti à de réels efforts, puisqu’elle va doubler son budget de défense en l’espace de dix ans. Nous disposons de l’arme nucléaire, exerçons un rôle important au sein du dispositif européen et nous sommes des alliés fiables. Nous l’avons toujours montré au cours de notre histoire et nous attendons que cela soit aussi le cas de nos autres alliés otaniens.
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