N° 1686

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 9 juillet 2025.

RAPPORT D’INFORMATION

DÉPOSÉ

en application de l’article 145 du Règlement

PAR LA COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

sur le déplacement d’une délégation de la commission à Beyrouth,
du 2 au 5 juin 2025

 

présenté par

Mme Brigitte Klinkert,
M. Arnaud le Gall, Mme Alexandra Masson et M. Pierre Pribetich,

Députés

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  La délégation de la commission était composée de : Mme Brigitte Klinkert (1ère circonscription du Haut-Rhin  Ensemble pour la République) ;
M. Arnaud Le Gall (9ème circonscription du Val-d’Oise – La France insoumise – Nouveau front populaire), président du groupe d’amitié France / Liban ; Mme Alexandra Masson (4ème circonscription des Alpes-Maritimes, Rassemblement national) ; M. Pierre Pribetich (3ème circonscription de la Côted’Or, Socialistes et apparentés).

 


SOMMAIRE

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 Pages

Introduction

I. Le Liban à l’heure de l’instabilité prolongée

A. Une crise sécuritaire qui n’est toujours pas résolue

1. En dépit de l’accord de cessation des hostilités, les frappes israéliennes restent quotidiennes et sont concomitantes à la consolidation de cinq positions occupées et l’établissement d’un no man’s land au Nord de la frontière

2. Les progrès sur le terrain au Sud-Liban masquent une impasse stratégique sur le désarmement du Hezbollah en l’absence de concessions israéliennes

3. Le rôle central de la FINUL dans la stabilisation du Sud-Liban est fragilisé par des tensions locales et les pressions américanoisraéliennes en faveur d’une transformation de son mandat

B. Un effondrement économique sans précédent

1. Le Liban fait face à une crise économique systémique

2. Les réformes du secteur bancaire avancent lentement dans un climat de blocage sur la loi de résolution et l’absence de solution pour la restitution des dépôts

3. Malgré des besoins évalués à plus de dix milliards de dollars, la reconstruction demeure bloquée faute de consensus sur le lien entre aide économique et désarmement des milices

C. Une crise sociale et démocratique

1. La présence prolongée de plus d’un million de réfugiés syriens exerce une pression difficilement soutenable sur les finances publiques et accentue les tensions communautaires

2. Les élections municipales de 2025 amorcent un retour au jeu démocratique qui ne rompt néanmoins pas avec les pratiques confessionnelles

3. Malgré sa densité et son dynamisme, la société civile libanaise se heurte à l’épuisement des ressources et à la lassitude démocratique

II. Les obstacles et des leviers pour sortir de l’impasse

A. Des points de blocage

1. Le maintien de l’occupation israélienne et l’absence de stratégie de sortie politique alimentent une impasse sécuritaire et empêchent toute stabilisation durable au Sud-Liban

2. Un désarmement mal géré du Hezbollah pourrait raviver les fractures communautaires

3. L’absence de consensus entre les forces politiques bloque l’adoption de réformes clés

4. L’excès de conditionnalité des aides internationales freine la réponse aux urgences

B. Mais des avancées indéniables

1. La présence d’un exécutif enfin opérationnel

2. Le rôle stabilisateur des forces armées libanaises

3. Une dynamique de dialogue entre le Liban et la Syrie autour des réfugiés et de la frontière

4. La reconnaissance d’une opportunité de transformation

III. Quel rôle pour la France ?

A. Ce que la France fait déjà

1. Une présence militaire active et une diplomatie engagée au service de la stabilité

2. Un engagement constant dans les secteurs humanitaires, judiciaires et culturels

3. Le rôle structurant de l’AFD et de Business France

B. Ce que la France pourrait faire de plus

1. Retrait israélien et mandat onusien : deux clés pour la stabilité dans le Sud

2. Renforcer durablement les Forces armées libanaises

3. Faciliter une sortie de crise sur les réfugiés syriens

4. Pour une refondation institutionnelle par la base

Conclusion

Examen en commission

Annexe N° 1 : Programme du déplacement à Beyrouth de la délégation

Annexe N° 2 : Contributions individuelles

1. M. Arnaud Le Gall (9ème circonscription du Val-d’Oise  La France insoumise  Nouveau front populaire), président du groupe d’amitié France / Liban

2. Mme Alexandra Masson (4ème circonscription des Alpes-Maritimes  Rassemblement national)

 


   Introduction

Le déplacement d’une délégation de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale au Liban s’inscrit dans un moment clé pour ce pays, frappé depuis plusieurs années par une succession de crises dont les effets cumulés ont profondément altéré ses institutions, sa cohésion sociale et son économie. Il s’inscrit également dans une tradition de proximité ancienne entre la France et le Liban, fondée sur des liens historiques, culturels et politiques étroits et constamment réaffirmée dans les moments de tension comme de solidarité. Le président de la République française s’est personnellement rendu à Beyrouth à deux reprises en août 2020, immédiatement après l’explosion du port, soulignant ainsi la dimension humaine et stratégique de cette relation. Le président de la République Emmanuel Macron était à nouveau au Liban en janvier 2025 pour réaffirmer « l’engagement sans faille de la France en soutien au Liban, à sa souveraineté et à son unité ». À cette continuité diplomatique répond aujourd’hui une responsabilité collective : celle d’évaluer, en tant que représentants de la nation, la situation du Liban au plus près du terrain et d’examiner les conditions dans lesquelles le soutien français peut être poursuivi et adapté, au service du peuple libanais.

La délégation était composée de députés épousant largement le spectre politique de l’Assemblée nationale, dans un esprit de pluralisme et d’écoute. Elle avait pour objectif d’éclairer les travaux de la représentation nationale sur la situation du Liban et d’enrichir la réflexion collective sur la politique étrangère de la France à l’égard de cette région. À travers ce déplacement, il s’agissait aussi de réaffirmer la constance de notre engagement auprès d’un pays qui, malgré les épreuves, conserve les traits d’une société vivante, d’un espace de dialogue pluraliste et d’un laboratoire politique à l’échelle régionale.

Depuis 2019, le Liban traverse une crise d’une ampleur inédite, qui ne peut être réduite à un seul facteur déclencheur. L’effondrement du système bancaire, déclenché par des décennies de gestion déficiente et d’opacité, a ruiné l’épargne de la population et asséché les finances publiques. L’explosion du port de Beyrouth, le 4 août 2020, a agi comme un révélateur brutal des carences de l’État. La vacance du pouvoir présidentiel, qui a duré 26 mois entre 2022 et 2025, a cristallisé l’incapacité des acteurs politiques à surmonter les blocages confessionnels. À ces événements majeurs se sont ajoutées des dynamiques de fond : une crise migratoire durable, liée à la présence de plus d’un million de réfugiés syriens sur le territoire ; une défiance croissante de la jeunesse envers la classe politique ainsi qu’une montée des tensions sécuritaires dans le Sud du pays, aggravée par les affrontements entre le Hezbollah et l’armée israélienne. Chacun de ces épisodes a contribué à délégitimer les institutions, affaiblir le lien social et miner la confiance dans l’avenir.

Cette crise libanaise est multifactorielle. Elle ne peut être appréhendée qu’à la croisée de plusieurs registres : politique, avec la paralysie institutionnelle ; économique, avec une contraction historique du PIB et l’effondrement de la monnaie nationale ; social, avec l’appauvrissement brutal d’une large part de la population ; sécuritaire, avec le maintien d’un arsenal non étatique et la persistance de tensions régionales ; humanitaire, avec la pression migratoire et l’affaissement des services publics. L’architecture même du système politique libanais, fondé sur une répartition confessionnelle des pouvoirs, ne se révèle pas toujours adaptée à la gestion de l’urgence.

Dans ce contexte, la mission parlementaire a rencontré un large éventail d’acteurs : autorités libanaises, représentants de la société civile, responsables religieux, diplomates, militaires et organisations non gouvernementales (ONG) locales. Ces entretiens ont permis d’esquisser un diagnostic nuancé, à la fois lucide sur les blocages persistants et attentif aux dynamiques émergentes. Le présent rapport vise à restituer ces enseignements et à formuler des recommandations fondées sur une approche réaliste, respectueuse de la souveraineté du Liban et consciente de la complexité de la situation. Il s’adresse à l’ensemble des décideurs français concernés par le partenariat franco-libanais et souhaite contribuer à une politique de soutien qui conjugue constance, exigence et adaptabilité.


I.   Le Liban à l’heure de l’instabilité prolongée

A.   Une crise sécuritaire qui n’est toujours pas résolue

1.   En dépit de l’accord de cessation des hostilités, les frappes israéliennes restent quotidiennes et sont concomitantes à la consolidation de cinq positions occupées et l’établissement d’un no man’s land au Nord de la frontière

Entre octobre 2023 et la cessation des hostilités annoncée verbalement le 27 novembre 2024, le Sud-Liban a été le théâtre d’un cycle d’affrontements d’une rare intensité entre l’armée israélienne et le Hezbollah. Cette séquence de guerre non déclarée a été marquée par des frappes israéliennes quotidiennes, ciblant non seulement les infrastructures supposées du Hezbollah dans le Sud-Liban, mais aussi la plaine de la Bekaa et, ponctuellement, la banlieue sud de Beyrouth. Selon les estimations les plus concordantes, ces opérations ont entraîné la mort de plus de 4 000 Libanais, en très grande majorité des civils, contre une cinquantaine de victimes côté israélien, essentiellement militaires. Cette guerre a entraîné la destruction des villages frontaliers et le déplacement de dizaines de milliers de personnes.

Malgré l’annonce d’une cessation des hostilités le 27 novembre 2024 entre Israël et le Hezbollah, le Liban demeure plongé dans une guerre de basse intensité qui ne dit pas son nom. Aucun cessez-le-feu formel n’a été signé et aucune déclaration commune ne fixe un cadre juridique contraignant. Le général Guillaume Ponchin, représentant de la France au mécanisme de supervision du cessez-le-feu, rappelle qu’un cessez-le-feu suppose un document écrit et paraphé. En l’espèce, il n’existe rien de tel. Il ne s’agit que d’un accord verbal, d’un régime fragile, asymétrique, que le général qualifie de simple « cessation des hostilités », sujette à violations quotidiennes, en particulier de la part de la partie israélienne.

Le mécanisme de supervision du cessez-le-feu

Le mécanisme de supervision du cessez-le-feu, mis en place après la guerre de 2006 dans le cadre de la résolution 1701 du Conseil de sécurité des Nations unies, constitue un dispositif tripartite associant les Forces armées libanaises (FAL), l’armée israélienne et la Force intérimaire des Nations unies au Liban (FINUL). Cette dernière, en tant que force onusienne de maintien de la paix, joue un rôle d’intermédiaire et de facilitateur entre les deux parties, en l’absence de relations diplomatiques directes entre Israël et le Liban. Le mécanisme repose sur des réunions régulières, généralement tenues au quartier général de la FINUL à Naqoura. Il s’agit toutefois d’un dispositif dépourvu de cadre juridique contraignant : aucune des parties n’est tenue par un accord formel, et le mécanisme ne dispose d’aucun pouvoir d’enquête ni de sanction en cas de violation.

Depuis la reprise des affrontements entre Israël et le Hezbollah à l’automne 2023, un nouveau mécanisme de supervision du cessez-le-feu a été mis en place dans la foulée de la cessation des hostilités annoncée le 27 novembre 2024. Ce mécanisme, plus structuré que par le passé, associe désormais trois parties principales : les États-Unis, qui en assurent le pilotage, la France, qui y joue un rôle actif de facilitateur, et la FINUL, qui en constitue le bras opérationnel. Il repose sur une logique de coordination indirecte entre Israël et le Liban, en l’absence de cessez-le-feu formel ou d’accord bilatéral signé. Il vise à maintenir un minimum de dialogue technique entre les parties, à encadrer les incidents sur la ligne bleue et à éviter toute escalade incontrôlée.

Cette ambiguïté fondamentale confère à la situation un caractère à la fois instable et structurellement conflictuel. L’armée israélienne poursuit, de manière quasi quotidienne, ses frappes sur le territoire libanais, sans qu’aucune des parties prenantes au mécanisme de supervision ne les en empêche. En mai 2025, la Force intérimaire des Nations unies au Liban (FINUL) a recensé 78 trajectoires de tirs israéliens vers le territoire libanais, sans riposte équivalente du Hezbollah selon ses données. Ces frappes ciblent les infrastructures supposées du Hezbollah dans le Sud-Liban mais également dans la Bekaa, voire ponctuellement jusque dans la banlieue sud de Beyrouth. Le 29 mai, deux civils sont tués dans un raid, portant à plus de 130 le nombre de morts depuis l’accord de novembre 2024. Il convient de rappeler qu’entre 4 000 et 5 000 Libanais auraient péri depuis octobre 2023, en majorité civils, contre une cinquantaine d’Israéliens, essentiellement militaires.

 

 

 

 

 

 

Cartes des principales cibles israéliennes au Liban et à Beyrouth
depuis le 17 septembre 2024

 

 

 

 

 

 

 

Source : Chadi Romanos, « Liban : cinq cartes pour comprendre un pays riche mais déchiré par les guerres », France Info, octobre 2024.

La réalité des opérations militaires se lit également dans la transformation physique du territoire. Israël a créé, à l’intérieur même du Liban, une bande de deux kilomètres de profondeur sur près de 120 kilomètres de long, qui constitue un no man’s land absolu. Toutes les habitations y ont été rasées, la végétation détruite au moyen de défoliants, les terres agricoles rendues stériles. Les patrouilles de la FINUL y sont régulièrement prises pour cible sans avertissement, dans ce que les interlocuteurs de la mission ont eu l’occasion de qualifier de « kill zone ». Plus de 90 000 civils libanais ne peuvent y retourner, prisonniers d’un exil intérieur que nul acteur ne semble en mesure de lever. Cette situation n’a fait l’objet d’aucune condamnation ferme des garants du mécanisme, ce qui mine la légitimité de ce dernier aux yeux d’une partie croissante de l’opinion publique libanaise.

Carte des localités sous occupation israélienne depuis le 18 février 2025

Source : « Israël se retire du sud Liban, mais y maintient « temporairement » une présence « stratégique », Courrier International, févier 2025.

Paradoxalement, alors que la violence perdure, le Hezbollah ne semble pas être à l’origine des récentes attaques contre Israël. Les dernières roquettes recensées ont été tirées non par la milice chiite, mais par des groupes palestiniens opérant depuis le territoire libanais. C’est ce qu’ont reconnu à la fois le président de la République libanaise Joseph Aoun et les services de sécurité libanais, qui ont procédé à plusieurs arrestations de ressortissants palestiniens suspectés de tels tirs. Le Hezbollah, de son côté, s’est partiellement retiré du Sud du Litani, laissant place à une montée en puissance, lente mais réelle, des forces armées libanaises (FAL). Le général Ponchin rappelle que 7 000 soldats ont été déployés dans cette zone, conformément à la résolution 1701, et que la majeure partie des armements lourds du Hezbollah en aurait été retirée. Le président Aoun lui-même confirme que la présence de la milice au Sud du Litani est aujourd’hui résiduelle, limitée à des sympathisants désarmés.

Mais cette réalité militaire est éclipsée par une perception inverse du côté israélien. Pour Israël, la présence du Hezbollah au Sud reste une menace suffisante pour justifier le maintien de cinq positions militaires avancées sur le territoire libanais.

Ce statu quo instable produit des effets politiques et diplomatiques multiples. D’un côté, la FINUL se retrouve prise en étau. Elle subit les attaques directes de l’armée israélienne (obus, tirs de chars Merkava, utilisation de phosphore blanc constatée par les ONG internationales), sans pouvoir ne riposter ni même protester efficacement. Depuis 2023, on recense environ quarante blessés dans ses rangs.

D’un autre côté, sa légitimité est contestée par une partie de la population du Sud-Liban, qui voit en elle une force incapable d’assurer sa protection, voire complice passive des attaques israéliennes. À plusieurs reprises, ses patrouilles ont été prises à partie par des civils excédés.

Enfin, le mécanisme de supervision du cessez-le-feu est lui aussi fragilisé. Piloté par les États-Unis, avec la participation de la France et de la FINUL, il a été conçu comme un outil de dialogue. Il continue de fonctionner, notamment par des échanges indirects entre Israël et le Liban, mais son efficacité est de plus en plus contestée ; d’aucuns parlent d’une « phase de plateau », sans perspective claire.

En l’absence de volonté politique israélienne de mettre fin à l’occupation, les efforts des diplomates se heurtent à un plafond de verre.

L’objectif n’est pas seulement d’éviter une reprise des combats à grande échelle, mais de créer les conditions d’un véritable accord politique. Or celui-ci semble hors de portée tant que le Hezbollah n’est pas désarmé – ce à quoi il refuse de consentir en l’absence de retrait israélien – et tant qu’Israël continue de traiter le Liban comme un théâtre de guerre secondaire dans le cadre plus large de son conflit avec l’Iran et de la guerre menée à Gaza.

2.   Les progrès sur le terrain au Sud-Liban masquent une impasse stratégique sur le désarmement du Hezbollah en l’absence de concessions israéliennes

Le désarmement du Hezbollah demeure l’un des enjeux centraux et les plus sensibles de la situation sécuritaire au Liban. Il est au cœur de la mise en œuvre des résolutions 1559 et 1701 du Conseil de sécurité des Nations unies, qui visent à restaurer le monopole de l’État libanais en matière d’exercice de ses prérogatives de violence légitime.

La résolution 1559 du Conseil de sécurité des Nations unies

Adoptée le 2 septembre 2004 par le Conseil de sécurité de l’ONU, la résolution 1559 concerne la souveraineté et l’indépendance du Liban. Elle appelle à la fin de toute ingérence étrangère sur le territoire libanais. Le texte demande notamment le retrait de toutes les forces étrangères encore présentes, en particulier les troupes syriennes alors stationnées au Liban. Il soutient l’organisation d’élections présidentielles libres et régulières, conformément à la Constitution libanaise. La résolution appelle également à la dissolution et au désarmement de toutes les milices libanaises et non libanaises. Elle réaffirme la nécessité pour l’État libanais d’exercer pleinement son autorité sur l’ensemble du territoire national. À la suite de son adoption, la Syrie a retiré ses troupes en 2005. Le Hezbollah, pour sa part, n’a pas été désarmé, considérant cette exigence incompatible avec le contexte régional.

 

La résolution 1701 du Conseil de sécurité des Nations unies

Adoptée le 11 août 2006 par le Conseil de sécurité de l’ONU, la résolution 1701 vise à mettre fin à la guerre entre Israël et le Hezbollah déclenchée en juillet 2006. Elle appelle à un cessez-le-feu complet et à la cessation immédiate des hostilités. Le texte exige le retrait des forces israéliennes du Sud-Liban parallèlement au déploiement de l’armée libanaise et de la FINUL renforcée au sud du fleuve Litani. Il réaffirme la souveraineté du Liban et appelle à l’interdiction de toute présence armée non étatique dans cette zone. La résolution soutient l’extension de l’autorité de l’État libanais sur tout le territoire. Elle insiste sur le respect de la ligne bleue entre le Liban et Israël et appelle à la libération des soldats israéliens capturés. Le texte demande également le désarmement de toutes les milices conformément à la résolution 1559. Sa mise en œuvre reste partielle, notamment sur les volets liés au désarmement et à la délimitation des frontières. La résolution constitue aujourd’hui le principal cadre de référence pour la présence de la FINUL et les efforts de stabilisation au Sud-Liban.

Ce processus, amorcé dans un contexte de recomposition politique et institutionnelle à Beyrouth, a connu des avancées notables, mais se heurte à une série de blocages persistants qui en compromettent la portée.

Dans le Sud du Liban, en particulier au sud du fleuve Litani, le retrait du Hezbollah est une réalité observable. Le président de la République Joseph Aoun, tout comme les responsables militaires français et onusiens présents sur le terrain, confirment que la présence armée de la milice chiite dans cette zone est désormais marginale.

Le général Ponchin, représentant français au mécanisme de supervision du cessez-le-feu, a rappelé aux membres de la mission que l’on ne peut comprendre la lenteur apparente du désarmement sans mesurer l’ampleur de la tâche : il s’agit de démanteler les structures d’une véritable armée, implantée depuis près de vingt ans dans la région. Pourtant, selon les observateurs, les armes stratégiques ont bel et bien disparu du Sud-Liban, et les FAL, désormais présentes à hauteur de 7 000 soldats au sud du Litani, contrôlent la quasi-totalité de la zone.

Les responsables de la FINUL sont encore plus explicites : « le Hezbollah a disparu au sud du Litani ». Ces responsables saluent le « très bon travail » des FAL pour démanteler les caches d’armes et les tunnels et soulignent également l’absence d’opposition de la part de la population locale ou des sympathisants du Hezbollah aux opérations de déminage et de fouille, preuve d’un changement de posture de la milice, qui cherche à éviter la confrontation directe et à préserver son ancrage social.

Ces avancées, cependant, restent confinées au terrain militaire et ne se traduisent pas en dynamique politique. Le Hezbollah, par la voix de son chef Naïm Qassem, a réaffirmé à plusieurs reprises que le désarmement intégral n’était pas envisageable dans les conditions actuelles. Il met en avant ce qu’il considère comme un prérequis incontournable : le retrait total des troupes israéliennes des cinq positions qu’elles occupent encore sur le territoire libanais, le long de la ligne bleue.

Pour le Hezbollah, désarmer alors qu’Israël maintient une occupation militaire, aussi limitée soit-elle, reviendrait à renoncer unilatéralement à ses capacités de dissuasion sans obtenir en retour la moindre garantie sur le respect de la souveraineté nationale du Liban.

Ce raisonnement n’est pas seulement tactique : il s’appuie sur une lecture partagée, à des degrés divers, par une partie des forces politiques libanaises. Le président Aoun lui-même reconnaît que ces positions israéliennes n’ont aucune valeur militaire en soi, mais qu’elles constituent un obstacle psychologique majeur à la restauration de l’autorité exclusive de l’État sur son territoire. Leur maintien affaiblit la légitimité du gouvernement libanais, alimente le discours de « résistance » du Hezbollah et justifie la suspension du processus de désarmement.

Ce paradoxe pèse lourdement sur la scène diplomatique. Il est demandé au Hezbollah de désarmer dans un contexte où l’État libanais ne contrôle pas encore l’ensemble de son territoire et où les mécanismes de garantie internationaux sont perçus comme largement impuissants à contraindre Israël à se retirer.

Les États-Unis, principaux parrains du mécanisme de supervision, continuent de conditionner leur soutien économique et diplomatique au désarmement complet de la milice chiite, sans toujours reconnaître l’effet dissuasif de l’occupation israélienne sur la capacité de Beyrouth à agir.

Morgan Ortagus, ex-émissaire américaine au Moyen-Orient a affirmé que le désarmement du Hezbollah est un préalable non négociable au redressement économique du pays, tout en appelant le Liban à « apprendre d’Ahmed alCharaa », en référence au président syrien par intérim plus conciliant envers les exigences américaines.

Face à cette double pression – intérieure et extérieure – le gouvernement libanais tente de composer. Le président Aoun privilégie une approche progressive, par étapes, fondée sur le dialogue avec le Hezbollah. Il exclut tout désarmement forcé, par crainte d’un retour à la guerre civile et propose à la place l’intégration des miliciens dans une stratégie de défense nationale coordonnée avec les FAL. Cette solution, bien que rejetée par Washington et Riyad, présente l’avantage de désamorcer le conflit tout en préservant une forme de souveraineté nationale. Mais elle suppose un geste symétrique du côté israélien, qui tarde à venir.

En définitive, le désarmement du Hezbollah est suspendu à une équation stratégique insoluble à court terme : comment exiger la reddition d’une milice sans avoir rétabli la pleine souveraineté de l’État ? Comment convaincre le Hezbollah de renoncer à ses armes quand celles-ci sont présentées, dans sa rhétorique, comme le seul rempart contre une agression israélienne permanente ? Tant que cette équation ne sera pas résolue, les progrès observés au Sud du Litani resteront précaires et le désarmement incomplet. La consolidation de l’autorité étatique ne pourra être véritablement réalisée qu’à condition d’une désescalade bilatérale, où les concessions ne soient pas à sens unique.

3.   Le rôle central de la FINUL dans la stabilisation du Sud-Liban est fragilisé par des tensions locales et les pressions américano‑israéliennes en faveur d’une transformation de son mandat

Dans un contexte marqué par l’absence de cessez-le-feu formel et la persistance d’une guerre de basse intensité, la FINUL s’affirme comme une pièce maîtresse de la stabilité résiduelle dans le sud du pays. Sa présence constitue, de l’avis unanime des autorités libanaises, la condition indispensable au redéploiement de l’État, au contrôle de la frontière et à la coordination sécuritaire avec les FAL. Le président Joseph Aoun n’hésite pas à affirmer que la présence de la FINUL est « uniquement nécessaire au Sud-Liban » et que sa collaboration avec elle est « plus qu’excellente ».

De fait, sans la FINUL, les FAL n’auraient pu regagner nombre de positions stratégiques dans le Sud-Liban. La FINUL a joué un rôle décisif pour sécuriser l’espace, notamment au plus fort des affrontements, permettant une implantation progressive de l’armée libanaise dans des zones anciennement contrôlées par le Hezbollah. Elle occupe aujourd’hui vingt-neuf positions le long de la ligne bleue et a mis en œuvre depuis avril une coopération accrue avec les FAL, allant jusqu’à des opérations conjointes sur le terrain, incluant collecte de renseignements, désarmement de caches et missions de contrôle.

Carte des positions de la FINUL en février 2025

Source : « UNIFIL MAPS », United Nations Interim Force in Lebanon, février 2025.

Cependant, ce rôle est désormais fragilisé à plusieurs égards. Deux incidents récents – les 10 et 16 juin 2025 – ont illustré les tensions croissantes autour de la liberté de mouvement de la FINUL, en particulier de sa Force Commander Reserve (FCR), à majorité française et finlandaise.

Le 10 juin, une patrouille conjointe avec les FAL a été violemment prise à partie par un groupe d’individus en civil à Hallousiyat al-Tahta, près de Tyr : des soldats ont été frappés, des véhicules endommagés et la FINUL a dû avoir recours à des moyens non létaux pour se désengager.

Le 16 juin, une unité française a essuyé des tirs de sommation par des chars israéliens Merkava près de Kfar Kila, contraignant les Casques bleus à se mettre à l’abri.

Ces événements illustrent les pressions contradictoires subies par la FINUL : d’un côté, la méfiance croissante d’une partie de la population du Sud, nourrie par des accusations d’intrusion sur des propriétés privées ou d’opérations conduites sans coordination avec les FAL ; de l’autre, les agressions israéliennes répétées et la volonté exprimée par Tel-Aviv et Washington d’un durcissement de son mandat, au motif de sa passivité alléguée face aux activités du Hezbollah.

À la suite de ces incidents, le général libanais Tabet, commandant du secteur Sud-Litani, a adressé un courrier critique à la FINUL, rappelant la nécessité de respecter la coordination avec les FAL et les lois libanaises. Si ce type de missive n’est pas inédit, sa tonalité souligne l’irritation d’une partie de la hiérarchie militaire libanaise vis-à-vis de la posture plus offensive adoptée par certains contingents. De fait, les autorités libanaises redoutent que la FINUL soit perçue comme un acteur partisan, en particulier si des prérogatives supplémentaires lui étaient octroyées (perquisitions sans autorisation, accès élargi, indépendance d’action).

Face à ces critiques, le commandement de la FINUL, tout en défendant la posture proactive de la FCR, réaffirme sa stricte volonté de respecter le cadre légal, y compris l’interdiction d’entrée dans les propriétés privées sans coordination préalable. De leur côté, les responsables libanais, du président du Parlement Nabih Berri au ministre de la défense Michel Menassa, ont publiquement réaffirmé leur attachement au renouvellement du mandat, tout en exprimant des réserves sur une possible extension de ses prérogatives.

Ces tensions surviennent alors que le renouvellement du mandat de la FINUL doit être examiné prochainement au Conseil de sécurité. Des rumeurs persistantes, relayées par la presse israélienne, évoquent un accord américano-israélien visant à restreindre ou réorienter la mission de la FINUL. Certains analystes libanais y voient une manœuvre visant à faire pression sur le gouvernement libanais pour qu’il accepte un renforcement du mandat, notamment dans une logique de désarmement du Hezbollah.

À plusieurs reprises, des représentants israéliens ont publiquement affirmé que la FINUL « ne fait que constater, sans agir » et qu’elle se contente d’un rôle passif de monitoring alors que la menace reste active.

Ces critiques ne sont pas que rhétoriques. Israël a mis en place une task force chargée de réfléchir à une transformation en profondeur du mandat de la FINUL. L’objectif affiché serait de lui conférer des pouvoirs d’intervention directe, en particulier la capacité à perquisitionner sans autorisation préalable et à vérifier le démantèlement effectif des arsenaux illégaux. Cette évolution impliquerait également une multiplication des points de contrôle, l’usage accru de technologies de surveillance le long du Litani et le déploiement de moyens plus offensifs, notamment mobiles.

Du côté américain, la critique est double : d’une part, des voix s’élèvent pour dénoncer le coût jugé excessif de la mission (environ 500 millions de dollars par an), dans un contexte budgétaire tendu à Washington ; d’autre part, l’administration américaine milite pour une redéfinition du rôle de la FINUL afin de l’aligner sur ses objectifs politiques régionaux. Le risque est donc double pour la force onusienne : être à la fois affaiblie financièrement et politiquement contrainte à un mandat plus offensif, contraire à l’équilibre fragile qu’elle incarne aujourd’hui.

Un tel durcissement du mandat inquiète fortement les autorités libanaises : il pourrait heurter l’opinion publique locale, qui voit déjà en la FINUL une force ambiguë, mais il risquerait également de mettre en péril les relations de confiance que les contingents étrangers ont patiemment construites avec les communautés du Sud.

Le président Aoun, tout comme le ministre des affaires étrangères Joe Raggi, redoutent que toute extension de ses compétences ne soit perçue comme une ingérence ou une prise de parti en faveur d’Israël. Le chef adjoint de la FINUL, Hervé Lecoq, met en garde contre un basculement qui ferait de la FINUL une « force d’interposition active », lui retirant son rôle d’arbitre impartial et augmentant le risque de confrontation directe avec les habitants ou les groupes armés.

Le danger le plus immédiat réside dans l’érosion du consensus international qui a permis le renouvellement régulier du mandat depuis 2006. Pour la première fois, des rumeurs évoquent la possibilité d’un veto américain au Conseil de sécurité, voire d’un retrait israélien de la coopération avec la mission. Un tel scénario pourrait marquer la fin d’un équilibre régional précaire, sans qu’une alternative viable ne soit en place. La stratégie de sortie esquissée par le directeur politique de la FINUL repose justement sur un renforcement progressif des FAL et la recherche d’un accord politique entre Israël et le Liban. Or, l’instrumentalisation politique du mandat fragiliserait cette trajectoire de désescalade.

B.   Un effondrement économique sans précédent

1.   Le Liban fait face à une crise économique systémique

Le Liban traverse une crise économique profonde, multidimensionnelle et durable, sans équivalent dans son histoire récente. Entré en défaut de paiement en mars 2020, son État est structurellement incapable de financer ses obligations élémentaires : salaires des fonctionnaires, entretien des infrastructures, approvisionnement en électricité ou soutien aux plus précaires. Cette situation n’est pas seulement la conséquence des affrontements armés récents ou des blocages institutionnels ; elle résulte d’un effondrement systémique, où se conjuguent la faillite du secteur bancaire, l’absence de réformes structurelles et une paralysie politique de longue durée.

Les indicateurs macroéconomiques sont à la fois dégradés et inquiétants. Le PIB, divisé par 2,5 depuis 2018, s’établit à environ 20 milliards d’euros en 2024, selon les estimations de la Banque mondiale. La contraction du PIB réel pour l’année 2024 est estimée à - 7,5 %, malgré un léger redressement des recettes douanières et une croissance des exportations de métaux précieux et de produits agricoles vers de nouveaux marchés. L’inflation reste élevée (14,2 % en avril 2025), notamment sur les produits de première nécessité, entraînant une perte de pouvoir d’achat rapide et massive pour les ménages. Parallèlement, la dette publique demeure colossale : elle atteint 165 % du PIB, en très large majorité détenue par des créanciers extérieurs, dont les attentes en matière de restructuration restent à ce jour insatisfaites.

Mais au-delà des chiffres, c’est la détérioration des conditions de vie de la population qui donne la mesure de l’urgence. Le taux de chômage atteint officiellement 30 %, mais il dépasse les 48 % chez les jeunes, selon les derniers chiffres consolidés par les agences onusiennes et les autorités locales. Cette jeunesse massivement diplômée mais aux perspectives d’insertion assombries, alimente une vague migratoire continue, tandis que ceux qui restent basculent massivement dans le travail informel, l’économie de survie ou les réseaux de débrouille communautaire.

Le taux de pauvreté absolue ([1]) frôle désormais les 33 % pour les citoyens libanais et monte à 44 % si l’on y intègre les réfugiés syriens. Ce seuil ne reflète cependant qu’imparfaitement la réalité de la précarité, dans un pays où l’État a perdu toute capacité de redistribution et où les aides sociales reposent largement sur des ONG, des initiatives locales ou des acteurs confessionnels, en particulier le Hezbollah. Les classes moyennes, autrefois garantes de la stabilité sociopolitique du pays, ont été laminées par la crise : leurs revenus sont soit bloqués dans des comptes bancaires inaccessibles, soit dévalorisés par l’inflation et la dollarisation partielle de l’économie.

Cette fragilisation de l’économie formelle s’accompagne d’un développement sans précédent du secteur informel, qui représenterait désormais jusqu’à 55 % de l’activité selon plusieurs estimations internationales. Ce secteur, par nature non fiscalisé et non réglementé, absorbe une grande partie de la main-d’œuvre, y compris qualifiée. Il comprend aussi bien les petits commerces, les prestations artisanales, les emplois journaliers que les circuits parallèles de distribution de biens essentiels (essence, médicaments, alimentation). Cette informalité massive constitue une double impasse : elle prive l’État de ressources fiscales indispensables et elle empêche toute politique économique structurante, en raison de l’opacité des flux et de la volatilité des acteurs.

Tableau des principaux indicateurs macroéconomiques du Liban

*Le taux de chômage de 2023 a été revu à la hausse, en 2022 la Banque Mondiale avait

** chiffres du Centre d’administration des statistiques (Central Administation of Statistics, République du Liban) 

Source : « Rapport économique 2024 – Liban », Ambassade de Suisse pour le Liban et la Syrie, juin 2024.

En outre, l’absence de régulation ouvre la voie à une criminalisation rampante de l’économie. Les activités de contrebande, notamment à la frontière syrienne, les trafics de carburant, de captagon ou de devises, s’inscrivent dans un écosystème où les réseaux mafieux, les milices armées et les groupes confessionnels disposent d’une influence considérable. Loin d’être un simple problème économique, l’expansion du secteur informel mine la souveraineté de l’État, compromet la relance et creuse les inégalités territoriales.

Face à ce constat, les tentatives de réformes restent timides. Les efforts récents pour rationaliser le système fiscal, améliorer la transparence des marchés publics ou redéployer l’administration peinent à produire des effets concrets. L’État n’a pas les moyens d’exercer une politique de l’emploi, ni de proposer une protection sociale universelle. Les rares instruments mobilisables (subventions ciblées, aide alimentaire, exonérations locales) sont minés par le clientélisme, les conflits d’intérêts et l’absence de mécanismes de suivi.

Enfin, cette crise économique persistante a un coût démocratique. L’effondrement du modèle socio-économique libanais nourrit une défiance croissante à l’égard des institutions, accentue les réflexes communautaires et désagrège le tissu national. Elle offre aussi un espace d’influence accru à des acteurs extérieurs, qui capitalisent sur la dépendance économique du Liban pour peser sur ses équilibres politiques.

Dans ce contexte, la seule issue crédible passe par un plan de redressement global, associant restructuration financière, réformes sociales et relance de l’investissement productif. Mais une telle stratégie suppose à la fois des moyens et un consensus politique qui, à ce jour, font défaut.

2.   Les réformes du secteur bancaire avancent lentement dans un climat de blocage sur la loi de résolution et l’absence de solution pour la restitution des dépôts

L’effondrement du système financier libanais en 2019 est le résultat d’un modèle économique structurellement déséquilibré, fondé sur l’endettement public et l’attraction de capitaux extérieurs à travers des taux d’intérêt artificiellement élevés. Ce système, largement soutenu par les banques libanaises et la Banque centrale, fonctionnait comme une pyramide de Ponzi, reposant sur l’afflux continu de dépôts – notamment en devises – pour financer un État déficitaire et un secteur public hypertrophié. L’absence de réformes structurelles, la mauvaise gouvernance chronique, la corruption systémique et l’opacité des finances publiques ont progressivement miné la confiance des déposants et des partenaires internationaux. En mars 2020, le Liban a officiellement fait défaut sur sa dette souveraine, précipitant l’effondrement du secteur bancaire, qui a gelé les avoirs des épargnants, entraîné une perte massive de pouvoir d’achat et déclenché une spirale de dollarisation informelle de l’économie.

Plus de cinq ans cet effondrement, la crise bancaire demeure le principal point de friction entre le pouvoir exécutif et ses partenaires internationaux. Si certaines réformes structurelles ont été amorcées, elles ne permettent toujours pas de résoudre l’enjeu crucial de la restitution des dépôts, ni de dégager un cadre légal crédible pour combler le déficit abyssal du secteur. La réforme de ce dernier, qualifiée d’indispensable par le président Aoun comme par le premier ministre Nawaf Salam, se heurte aujourd’hui à des résistances politiques, à l’activisme d’un puissant lobby bancaire et à l’absence de consensus sur la répartition des pertes.

Le premier jalon de la réforme bancaire a été franchi avec l’adoption, en avril 2025, d’une nouvelle loi sur la levée du secret bancaire. Ce texte, désormais promulgué par le Président de la République, autorise les autorités de régulation et les auditeurs indépendants à accéder aux données bancaires sur une période de dix ans. Il constitue une avancée technique majeure pour identifier les responsabilités dans la fuite des capitaux, lutter contre le blanchiment d’argent et restaurer un minimum de transparence. Il répond par ailleurs à l’une des exigences posées par le Fonds monétaire international (FMI) dans le cadre de la négociation d’un futur accord de soutien. Cette réforme, bien qu’importante, ne saurait suffire à elle seule à assainir le système.

Le véritable point de blocage porte aujourd’hui sur la « Gap law », ou loi sur la résolution bancaire. Ce texte, en discussion au Parlement depuis plusieurs mois, vise à établir un cadre légal permettant d’allouer les pertes du secteur bancaire – estimées à près de 75 milliards d’euros – entre l’État, les banques et les déposants. Il doit permettre la création d’un comité de restructuration indépendant, autorisé à auditer les bilans, liquider les institutions insolvables et coordonner les mécanismes de compensation. Or, son adoption se heurte à une opposition active de l’Association des banques du Liban, qui redoute une remise en cause de son pouvoir discrétionnaire et une possible dilution de ses responsabilités dans les pertes accumulées.

Le premier ministre Nawaf Salam, ainsi que son ministre de l’économie, Amer Bisat, ont fait part de leur pessimisme croissant. Tous deux estiment que sans pressions internationales coordonnées – notamment de la France, des États-Unis et de l’Arabie saoudite – il sera impossible d’imposer le vote de la loi avant l’automne. Le ministre de l’économie va jusqu’à s’interroger sur la sincérité de l’exigence d’un accord avec le FMI : selon ses échanges à Washington, les États-Unis pourraient lever cette condition si des progrès étaient obtenus sur le désarmement du Hezbollah. Une telle hiérarchisation alimente une frustration croissante chez les responsables réformateurs, qui y voient un abandon de l’agenda économique au profit d’un agenda sécuritaire.

Le gouverneur de la Banque du Liban, Karim Souhaid, joue un rôle ambivalent. Nommé pour tourner la page de l’ère Salamé, gouverneur entre 1993 et 2023, il se dit favorable à une feuille de route technique sur la répartition des pertes, mais s’oppose à toute autorité externe ou audit indépendant. Il évoque également la forte sensibilité de certaines clientèles politiques – notamment les grands déposants issus de la diaspora chiite africaine – opposés à toute traçabilité rétroactive.

Sur le fond, un plan de restitution partielle des dépôts a été esquissé, étalé sur plusieurs années selon les montants déposés. Mais sans cadre légal voté, ce plan reste une hypothèse technique sans traduction concrète. En l’absence de mécanisme crédible de résolution, le Liban demeure sur la liste grise du GAFI (Groupe d’action financière), ce qui restreint l’accès de ses banques au système financier international et encourage l’informalité.

Enfin, les implications politiques de ce blocage sont majeures. Comme le rappellent les députés réformateurs, les classes moyennes, principales détentrices des dépôts bloqués, ne croient plus aux promesses de restitution. Elles voient dans la paralysie bancaire un révélateur du délitement institutionnel et une injustice sociale majeure. Le maintien de ce statu quo alimente la défiance envers les institutions et renforce l’image d’un système captif des intérêts oligarchiques.

En somme, tant que le Liban ne tranche pas la question de la résolution bancaire – en termes de gouvernance, de transparence et de répartition des pertes – il ne pourra ni restaurer la confiance, ni mobiliser les financements nécessaires à sa reconstruction. L’enjeu dépasse le seul secteur financier : il engage la crédibilité de l’État libanais et sa capacité à reconstruire un contrat social fondé sur la responsabilité et la justice.

3.   Malgré des besoins évalués à plus de dix milliards de dollars, la reconstruction demeure bloquée faute de consensus sur le lien entre aide économique et désarmement des milices

La question de la reconstruction du Liban constitue aujourd’hui un chantier aussi vital qu’entravé. Le coût total des destructions résultant des affrontements entre Israël et le Hezbollah depuis fin 2023 est estimé entre 10 et 14 milliards de dollars selon les sources, dont au moins 3 milliards de dollars pour la seule destruction du capital physique et productif et jusqu’à 7 milliards de dollars pour le déblaiement et les dégâts indirects liés à la désorganisation économique. À cela s’ajoute une contraction du PIB estimée à 7,5 % pour 2024, dans un contexte où l’économie libanaise, exsangue, peine à répondre aux besoins fondamentaux de la population.

Tableau des dégâts, des pertes et des besoins de financements au Liban
après la guerre de 2024 (en millions de dollars)

Source : Éric Verdeil, « Bilan des destructions au Liban après la guerre de 2024 et enjeux de reconstruction », Confluences Méditerranée

Pour autant, les financements nécessaires au lancement de cette reconstruction tardent à se matérialiser, faute de garanties politiques et de consensus sur les conditions de leur versement. Deux lignes de fracture principales pèsent sur ce dossier : d’une part, la conditionnalité imposée par certains bailleurs, notamment le Fonds monétaire international et les États du Golfe, qui lient explicitement leur soutien à des avancées tangibles sur le désarmement du Hezbollah ; d’autre part, la volonté, exprimée par une majorité des responsables libanais, de dissocier reconstruction et sécurité, afin d’éviter une impasse politique.

Du côté du FMI, les exigences sont claires. Tout programme d’accompagnement structurel est conditionné non seulement à la mise en œuvre d’un ensemble de réformes économiques (notamment bancaires et budgétaires), mais aussi à l’existence d’un cadre politique et sécuritaire stable, dans lequel la présence armée d’un acteur non étatique comme le Hezbollah est perçue comme un facteur de risque majeur. Les discussions techniques sont aujourd’hui suspendues, faute d’adoption de la législation nécessaire à la résolution du secteur bancaire, mais l’arrière-plan sécuritaire pèse lourd dans les positions du Fonds, comme l’a récemment rappelé l’émissaire américaine Morgan Ortagus lors de son déplacement à Beyrouth d’avril 2025 : selon elle, « aucun investisseur privé ou bailleur sérieux ne s’engagera durablement au Liban sans désarmement du Hezbollah ».

Les pays du Golfe, à commencer par l’Arabie saoudite, tiennent un discours similaire. Ils estiment que la reconstruction ne peut être envisagée sans garanties sur la souveraineté pleine de l’État libanais, ce qui suppose, à leurs yeux, le démantèlement des structures militaires du Hezbollah et une neutralisation de son influence politique. Cette exigence se traduit par un double embargo toujours en vigueur : sur les exportations agricoles libanaises vers le Golfe ainsi que sur le tourisme entrant en provenance des monarchies. Les promesses de financement évoquées à plusieurs reprises à Riyad ou à Abou Dhabi restent suspendues à des signes clairs d’évolution sur ce front.

Face à cette logique conditionnelle, les autorités libanaises, y compris les figures les plus modérées du pouvoir exécutif, adoptent une posture prudente et défensive. Le président de la République, tout comme le premier ministre, insistent sur la nécessité de traiter séparément les dossiers de la reconstruction et du désarmement.

Cette disjonction vise à éviter que le processus de redressement ne soit captif d’une équation sécuritaire insoluble à court terme. Pour eux, la légitimité du gouvernement ne saurait dépendre d’une reddition unilatérale de la milice chiite dans un contexte où Israël maintient une occupation partielle du territoire national et où aucun cadre de désescalade régional ne permet d’envisager une résolution durable du conflit. En d’autres termes : il est irréaliste de demander au Liban de paralyser son redressement économique en attendant la résolution d’un dossier éminemment géopolitique.

Cette position trouve un soutien mesuré mais ferme de la part de la France. Si Paris ne nie pas qu’un progrès sur le désarmement faciliterait les efforts de reconstruction – en renforçant la crédibilité de l’État libanais et en apaisant les craintes des bailleurs –, elle milite pour une approche pragmatique, graduée et découplée. Lors des différents échanges bilatéraux et au sein du Conseil de sécurité des Nations unies, la diplomatie française plaide pour un engagement international en faveur de la reconstruction, y compris sans avancée majeure sur le plan sécuritaire, à condition que le gouvernement libanais tienne ses engagements sur la gouvernance, la transparence et la réforme du secteur public. Cette ligne permet à la France de préserver sa crédibilité auprès des autorités libanaises, tout en maintenant un canal de dialogue avec les pays du Golfe et les États-Unis, davantage alignés sur une logique de conditionnalité stricte.

Dans les faits, le financement de la reconstruction reste fragmentaire. L’aide européenne, notamment celle d’un milliard d’euros annoncée par la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, constitue l’un des rares engagements concrets. Elle vise en priorité les secteurs de l’éducation, de l’énergie et de la santé, mais sa portée demeure limitée au regard de l’ampleur des besoins. La conférence internationale de soutien au Liban, envisagée pour l’automne 2025, pourrait permettre d’agréger davantage de contributions, à condition que les lignes de clivage entre bailleurs ne se durcissent pas davantage.

C.   Une crise sociale et démocratique

1.   La présence prolongée de plus d’un million de réfugiés syriens exerce une pression difficilement soutenable sur les finances publiques et accentue les tensions communautaires

La présence prolongée d’environ 1,2 million de réfugiés syriens sur le territoire libanais constitue l’un des principaux défis structurels auxquels le pays est confronté. D’abord humanitaire, cette crise s’est progressivement muée en problème politique, économique et social majeur, dont les implications touchent à la stabilité même du modèle libanais. À la charge financière évidente, s’ajoute un risque croissant de tensions communautaires, accentué par la dégradation générale des conditions de vie et le sentiment d’abandon exprimé dans de nombreuses localités d’accueil.

Depuis l’éclatement du conflit syrien en 2011, le Liban a accueilli sans mécanisme de régulation plus d’un million de réfugiés syriens, dont une grande partie réside dans des conditions précaires, en dehors de tout cadre légal formel. À cela s’ajoutent environ 250 000 réfugiés palestiniens déjà présents depuis plusieurs décennies, portant à près d’un tiers la proportion de population non libanaise sur le territoire national. Le pays est, de loin, celui qui accueille le plus de réfugiés au monde par habitant. Selon les chiffres croisés du Haut-Commissariat pour les Réfugiés (HCR), de l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) et de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), les Syriens représentent désormais une composante durable de l’espace socio-économique libanais.

Cette situation pèse lourdement sur les finances publiques. En l’absence d’un budget fonctionnel depuis plusieurs années, l’État libanais est structurellement incapable de répondre aux besoins croissants en matière de services essentiels – scolarisation, santé, logement, eau et énergie. Si une partie de l’aide humanitaire est assurée par les agences onusiennes et les ONG internationales, cette assistance est en nette diminution. L’United States Agency for International Development (USAID) a cessé une grande partie de ses programmes, tandis que l’aide du Programme alimentaire mondial (PAM) est en chute libre, menaçant de réduire le nombre de bénéficiaires de 870 000 à 200 000 au cours de l’année 2025. Cette baisse des financements fait peser une pression insoutenable sur les institutions libanaises, notamment les municipalités, qui voient leurs capacités d’accueil épuisées.

Au-delà de la charge financière, le dossier syrien cristallise aujourd’hui des tensions politiques internes. La majorité des forces politiques libanaises, y compris les plus modérées, appellent à un retour progressif et organisé des réfugiés syriens dans leur pays d’origine. Le président de la République Joseph Aoun, tout comme le premier ministre Nawaf Salam, insistent publiquement sur le fait que « le Liban ne peut plus supporter ce poids ». Cette rhétorique rencontre un écho grandissant au sein de la population, épuisée par une décennie de crise et inquiète des déséquilibres démographiques qu’une présence prolongée pourrait induire. La porosité de la frontière syro-libanaise, combinée à l’arrivée récente de minorités chiites ou alaouites fuyant la côte ouest syrienne, accentue ce sentiment d’impuissance.

Sur le plan communautaire, plusieurs interlocuteurs s’alarment d’un durcissement progressif des relations entre populations réfugiées et communautés locales. Dans la Bekaa, au Nord ou dans les banlieues pauvres de Beyrouth, des incidents à caractère intercommunautaire se sont multipliés, allant de rixes à des refus d’accès aux écoles ou aux services de base. Certains élus locaux, en particulier dans les zones rurales, mettent en place des restrictions tacites ou explicites à l’installation des Syriens. Le discours politique, jusque-là retenu, s’enhardit : il n’est plus rare d’entendre des responsables établir un lien direct entre insécurité, chômage et présence syrienne, alimentant une dynamique de rejet.

Ces tensions sont aggravées par l’ampleur du secteur informel, où Syriens et Libanais entrent en concurrence directe pour les emplois non déclarés dans l’agriculture, la construction ou les services. Dans un contexte d’extrême précarité, où 30 % des Libanais sont au chômage et où la pauvreté dépasse les 40 % dans certaines régions, cette compétition est vécue comme une dépossession économique, parfois même comme une menace existentielle pour les équilibres communautaires.

Le système confessionnel libanais, déjà fragilisé, repose sur des rapports numériquement équilibrés entre les différentes composantes nationales. La perception – fondée ou non – d’un basculement démographique induit par la présence syrienne alimente un malaise politique croissant.

À l’échelle régionale, les dynamiques de répartition des responsabilités sont également source de tensions. Les financements arabes, notamment ceux du Golfe, se dirigent désormais plus largement vers la Syrie, dans une logique de stabilisation post-conflit. Le Liban se sent abandonné dans une situation humanitaire qu’il n’a pas créée et à laquelle il ne voit pas d’issue. La communauté internationale, soucieuse d’éviter un retour massif des réfugiés dans des conditions non sécurisées, hésite à encourager une politique de retour, tandis que les autorités libanaises se sentent dépossédées de toute marge de manœuvre.

Dans ce contexte, certains scénarios de gestion commencent à émerger. Le président Aoun propose une reconnaissance formelle des « visites exploratoires » des réfugiés, pour leur permettre de tester un éventuel retour en Syrie sans perdre leur statut. Un comité conjoint avec le HCR pourrait être mis en place pour faciliter cette dynamique. D’autres plaident pour une stratégie incitative, combinant aide au retour, amélioration des conditions de vie en Syrie et facilitation du transfert des réfugiés vers des pays tiers. Mais en l’absence de solution coordonnée, la tentation du repli et de la fermeture progresse.

2.   Les élections municipales de 2025 amorcent un retour au jeu démocratique qui ne rompt néanmoins pas avec les pratiques confessionnelles

Les élections municipales organisées au Liban du 4 au 24 mai 2025 ont été présentées par le pouvoir exécutif comme un jalon important dans le redressement institutionnel du pays. En effet, il s’agissait des premières municipales depuis 2016, après plusieurs reports justifiés par la crise sanitaire, l’effondrement économique puis la guerre. L’organisation du scrutin, dans un climat sécuritaire tendu et avec des moyens logistiques limités, constitue en soi une avancée. Toutefois, si ces élections témoignent d’un retour partiel à la normalité démocratique, elles révèlent aussi la persistance de pratiques politiques anciennes : cooptation, abstentionnisme, pressions communautaires et contrôle confessionnel de la représentation locale.

Le calendrier électoral s’est étalé sur quatre dimanches consécutifs, chaque grande région votant à une date distincte, selon un découpage censé fluidifier le processus. Le ministère de l’intérieur, avec l’appui d’observateurs internationaux et de la société civile libanaise, a assuré la tenue des opérations dans des conditions globalement acceptables. L’Association libanaise pour la démocratie des élections (LADE), principal organisme de surveillance, a salué une « amélioration logistique notable », tout en déplorant plus de 600 irrégularités documentées sur l’ensemble du scrutin, notamment dans le Sud du pays.

Ces irrégularités ne sont pas anecdotiques : elles traduisent une structuration politique toujours fortement tributaire des rapports de force communautaires. Ainsi, dans 102 des 272 municipalités du Sud-Liban, les listes du tandem chiite Hezbollah-Amal ont été élues sans vote, faute de listes concurrentes. Cette « élection d’office », facilitée par des mécanismes de cooptation ou de retrait sous pression, est dénoncée par la LADE comme un détournement du processus démocratique. Elle constitue, en pratique, un verrouillage du paysage local, au nom d’un consensus sécuritaire qui masque mal une absence de pluralisme réel. Le Hezbollah s’en est publiquement félicité, saluant une « discipline électorale » présentée comme preuve de légitimité, mais qui s’apparente de facto à une captation du pouvoir municipal.

Dans d’autres régions, notamment dans le Mont-Liban ou à Beyrouth, le scrutin s’est tenu dans des conditions plus concurrentielles. Le taux de participation y reste néanmoins faible : 45 % dans le Mont-Liban, 37 % dans le Sud, contre 57 % lors du précédent scrutin de 2016.

Cette abstention témoigne d’une défiance profonde de la population vis‑à‑vis du jeu politique, ainsi que des difficultés matérielles pour se rendre aux urnes, notamment pour les citoyens déplacés ou inscrits dans leur localité d’origine mais résidant ailleurs. En parallèle, la prolifération des candidatures indépendantes, en particulier dans les grandes villes comme Tripoli, témoigne d’une volonté de renouvellement du personnel politique, sans pour autant réussir à imposer une alternative organisée.

Le scrutin beyrouthin illustre, à lui seul, les ambiguïtés du processus démocratique. La parité confessionnelle historique du conseil municipal (douze musulmans, douze chrétiens), tacitement respectée depuis 1998, a été rompue pour la première fois. Les musulmans obtiennent treize sièges, les chrétiens onze. Ce léger déséquilibre, issu d’une élection en apparence régulière, a été interprété par certains acteurs comme une remise en cause d’un fragile équilibre communautaire. La percée de la Jamaa Islamiya, branche libanaise des Frères musulmans, qui a fait élire un conseiller, a renforcé cette perception dans certains milieux chrétiens et accentué les crispations identitaires.

Dans la plupart des régions, les formations traditionnelles ont dominé le scrutin, reconduisant les équilibres issus des élections législatives de 2022. Les Forces libanaises, parti chrétien maronite dirigé par Samir Geagea, confirment leur progression mais sans parvenir à s’imposer comme force hégémonique. Le Courant patriotique libre, affaibli par les divisions internes, conserve une assise locale significative dans certains districts. Le mouvement sunnite du Futur, historiquement dominant à Beyrouth, est quasi absent, laissant le champ libre à des personnalités indépendantes ou issues du secteur privé.

Enfin, le mode de scrutin – majoritaire à un tour, sans quota confessionnel officiel – continue à favoriser des alliances communautaires et locales au détriment de projets municipaux cohérents. Dans de nombreuses communes, les listes sont établies selon des critères de représentativité clanique ou confessionnelle plus que sur la base de programmes. Ce système, bien qu’issu de compromis historiques, empêche l’émergence de politiques locales rationnelles et affaiblit la redevabilité démocratique.

En somme, si les élections municipales de 2025 marquent une étape dans le rétablissement institutionnel du Liban, elles confirment aussi que la transition démocratique reste partielle. Les avancées observées – organisation technique du scrutin, présence d’observateurs, émergence de candidatures indépendantes – ne doivent pas masquer la persistance de pratiques archaïques : cooptation dans les bastions communautaires, blocage des candidatures alternatives, clientélisme, et dépendance à des équilibres confessionnels non encadrés juridiquement.

3.   Malgré sa densité et son dynamisme, la société civile libanaise se heurte à l’épuisement des ressources et à la lassitude démocratique

Le Liban abrite l’une des sociétés civiles les plus dynamiques de la région, un tissu associatif dense composé de quelque 16 000 ONG officiellement enregistrées. Ce maillage hétérogène d’organisations – allant des grandes structures internationales aux comités de quartier – a longtemps été présenté comme une force de résilience dans un pays régulièrement confronté aux crises. De fait, dans un contexte d’effondrement institutionnel progressif, ces organisations ont assumé une fonction de suppléance quasi généralisée : approvisionnement en médicaments, distribution alimentaire, éducation alternative, logement, assistance juridique, secours d’urgence, médiation communautaire. Elles constituent, pour des pans entiers de la population, le dernier filet de sécurité face à un État démonétisé et une économie informelle devenue la norme.

Cette montée en puissance de la société civile, déjà marquée par les immenses mobilisations de 2015 contre la « crise des ordures », s’est accélérée après 2019, à la suite de la crise financière puis de l’explosion au port de Beyrouth. En l’absence d’autorité publique efficace, ce sont les collectifs locaux, les associations professionnelles et les réseaux confessionnels qui ont assuré les premiers secours, la reconstruction partielle des quartiers et le soutien aux victimes. Ce même mouvement s’est renforcé avec la crise des réfugiés, l’épidémie de Covid-19, la flambée de l’insécurité alimentaire, puis la guerre de basse intensité à partir de 2023. Aujourd’hui, ce n’est plus seulement dans les moments d’urgence que la société civile intervient, mais de façon quotidienne et structurelle, dans presque tous les domaines de la vie collective.

Mais cette vitalité, si souvent saluée à l’extérieur comme un « miracle libanais », atteint ses limites. L’épuisement est palpable parmi les acteurs de terrain. Le financement est de plus en plus erratique, dépendant des orientations de bailleurs extérieurs eux-mêmes soumis à des priorités géopolitiques fluctuantes. Plusieurs ONG de taille intermédiaire ont dû réduire leurs programmes ou fermer leurs bureaux en 2024. Les grandes fondations européennes et américaines, sous pression politique ou budgétaire, conditionnent désormais leurs aides à des critères plus restrictifs : respect de l’agenda réformateur, coordination avec les institutions nationales, distance vis-à-vis des partis confessionnels. Cette évolution, si elle répond à une logique de redevabilité, engendre aussi une perte d’agilité pour les acteurs locaux, contraints de répondre à des appels d’offres complexes et instables.

Par ailleurs, la société civile est confrontée à une forme de saturation symbolique. La promesse démocratique née du soulèvement du 17 octobre 2019, qui avait mobilisé des centaines de milliers de Libanais dans un élan interconfessionnel inédit, s’est peu à peu délitée. Les tentatives de transformation politique – notamment la participation de figures issues du mouvement à des élections locales ou législatives – se sont heurtées à la solidité des appareils partisans traditionnels, au système électoral confessionnalisé et à une fragmentation interne entre réformateurs. Cette désillusion a alimenté une fatigue démocratique profonde, où l’engagement civique peine à se traduire en changement institutionnel. Dans ce climat, de nombreux jeunes se désengagent, soit par lassitude, soit par exil.

Plus inquiétant encore, certains acteurs de la société civile, notamment dans les zones frontalières ou à forte pression démographique, rapportent une montée des discours anxiogènes autour d’un possible retour à la guerre civile. Ces craintes ne relèvent pas uniquement de la mémoire traumatique du passé : elles s’ancrent dans des signaux concrets – prolifération des armes légères, tensions intercommunautaires autour de la question des réfugiés syriens, rhétorique de plus en plus identitaire dans le débat public, effondrement des mécanismes de médiation étatique. Face à cela, les associations de dialogue et de prévention des conflits peinent à maintenir une présence active, faute de ressources et de relais politiques.

Enfin, la société civile libanaise doit composer avec une instrumentalisation croissante de son image. À l’international, elle est souvent présentée comme le « visage éclairé » d’un pays à soutenir. Mais sur le terrain, cette représentation flatteuse masque mal une réalité ambivalente : certaines ONG servent aussi de bras armé à des acteurs confessionnels, d’autres sont créées pour capter les flux d’aide, et beaucoup évoluent dans un entre-deux où la transparence et la gouvernance posent problème. Le risque est alors de voir la confiance de la population s’éroder à l’égard de structures jadis perçues comme refuges neutres.

Dans ce contexte, la société civile libanaise est à la croisée des chemins. Elle reste un acteur essentiel de la cohésion nationale, un lieu d’innovation sociale et un rempart contre la fragmentation. Mais sans soutien pérenne, sans cadre institutionnel protecteur, et sans débouché politique clair, elle risque de s’essouffler, voire de se désagréger. Redonner sens à l’engagement civique, restaurer des mécanismes d’articulation entre la société et l’État, et préserver l’indépendance des acteurs associatifs apparaît plus que jamais comme un impératif stratégique – pour le Liban, mais aussi pour ses partenaires internationaux.


II.   Les obstacles et des leviers pour sortir de l’impasse

A.   Des points de blocage

1.   Le maintien de l’occupation israélienne et l’absence de stratégie de sortie politique alimentent une impasse sécuritaire et empêchent toute stabilisation durable au Sud-Liban

L’un des principaux verrous à la stabilisation du Liban, et à toute perspective de sortie de crise, demeure la présence persistante des forces israéliennes sur plusieurs positions du Sud du pays, en violation de la souveraineté libanaise et des termes de la résolution 1701 du Conseil de sécurité des Nations unies. Si cette occupation est limitée en surface – cinq points de contrôle répartis le long de la ligne bleue – elle revêt une importance stratégique, symbolique et politique disproportionnée, empêchant toute dynamique de normalisation et servant de justification permanente au maintien d’un arsenal non étatique sur le territoire libanais.

Selon les interlocuteurs militaires et diplomatiques rencontrés, ces positions n’ont pas d’intérêt militaire en soi. Le président Joseph Aoun, comme les représentants de la FINUL et du mécanisme de supervision du cessez-le-feu, s’accordent pour affirmer que l’armée israélienne, dotée de capacités de surveillance et de frappe de haute précision, n’a pas besoin de présence physique continue pour assurer la sécurité de ses frontières. Leur maintien obéit donc à une logique psychologique, intérieure à Israël : démontrer à l’opinion publique, notamment à celle du nord du pays encore partiellement déplacée, que la situation sécuritaire est maîtrisée, et que l’État hébreu n’a pas cédé de terrain face au Hezbollah.

Mais cette posture défensive a des effets délétères sur le plan politique. Elle prive le Liban d’une partie de sa souveraineté, conforte le discours de résistance du Hezbollah, et affaiblit la capacité du gouvernement libanais à imposer son autorité sur l’ensemble du territoire. Elle alimente également une spirale d’hostilités de basse intensité, dans laquelle la rhétorique militaire israélienne justifie ses frappes préventives par l’inaction présumée de l’État libanais, alors même que ce dernier est empêché dans son déploiement par la présence israélienne. En retour, le Hezbollah se présente comme garant de la dissuasion nationale, enfermant le pays dans une logique de statu quo armé.

L’absence d’une stratégie de sortie politique claire ne fait qu’aggraver cette situation. Les États garants de la stabilité régionale – au premier rang desquels les États-Unis, la France et l’ONU – peinent à esquisser un scénario réaliste de désengagement israélien, alors même qu’ils reconnaissent l’importance de ce retrait pour permettre la montée en puissance des institutions libanaises. Le mécanisme de supervision du cessez-le-feu, dirigé par les États-Unis, a permis l’instauration d’un canal de communication indirect entre les parties, mais il reste sans levier coercitif réel. L’idée d’un calendrier de retrait israélien n’a jamais été formalisée et les comités techniques proposés par Washington pour discuter de la frontière terrestre, des prisonniers et des points contestés sont systématiquement repoussés ou réduits à des échanges purement procéduraux.

Cette inertie diplomatique s’explique aussi par le fait qu’Israël n’a, pour l’heure, aucun intérêt à s’engager dans un processus de retrait en l’absence de désarmement complet du Hezbollah. De son point de vue, tout recul serait perçu comme une concession sans contrepartie stratégique. La boucle est ainsi refermée : tant que le Hezbollah conserve des capacités militaires, Israël refuse de se retirer ; tant qu’Israël maintient ses positions, le Hezbollah refuse de désarmer. Cette impasse nourrit une guerre d’usure, qui dissuade les investissements, bloque la reconstruction et entretient une instabilité permanente dans le Sud.

2.   Un désarmement mal géré du Hezbollah pourrait raviver les fractures communautaires

Dans un pays dont l’architecture politique repose depuis des décennies sur un équilibre confessionnel instable, la question du désarmement du Hezbollah ne saurait être abordée uniquement sous l’angle sécuritaire ou juridique. Mal gérée, cette entreprise pourrait raviver de profondes tensions communautaires, jusqu’à faire ressurgir des dynamiques de confrontation qu’une grande partie de la société libanaise pensait révolues. Le désarmement ne peut être perçu – ni présenté – comme une opération unilatérale visant une seule composante communautaire, sans risquer de déclencher un effet de surenchère et d’auto-défense ailleurs dans le système politique et social libanais.

La mémoire de la guerre civile (1975–1990), toujours vive dans les représentations collectives, alimente la crainte d’un engrenage si le Hezbollah, majoritairement soutenu par la communauté chiite, venait à être désigné comme seul détenteur illégitime de la force armée. Cette crainte n’est pas théorique. Plusieurs interlocuteurs rencontrés lors du déplacement à Beyrouth insistent sur le fait qu’un désarmement forcé ou précipité, sans contrepartie politique claire ni dispositif d’accompagnement inclusif, serait immédiatement interprété par une partie de la population chiite comme une tentative d’affaiblissement identitaire et de marginalisation politique. À cet égard, les précédents historiques du démantèlement des Forces libanaises (chrétiennes) au début des années 1990 ou de la mise au pas de groupes sunnites dans les années 2000 sont souvent évoqués comme des éléments de comparaison.

Dans un tel contexte, le risque est double. D’une part, la sur-réaction d’une base militante du Hezbollah qui, se sentant acculée, pourrait entrer en dissidence avec la ligne politique centrale du mouvement, pourtant actuellement engagé dans une forme de retrait progressif du Sud-Liban. D’autre part, la constitution, dans d’autres communautés, de réseaux armés parallèles en réponse à ce qui serait perçu comme un déséquilibre imposé. Ce scénario n’est pas hypothétique : des informations récurrentes font état de la réactivation de milices dormantes dans certains quartiers chrétiens et sunnites, alimentées à la fois par la crainte d’un affaiblissement du Hezbollah – perçu comme un acteur stabilisateur de fait – et par des discours de revanche politique.

Plusieurs signes, ténus mais convergents, laissent entrevoir cette polarisation. Le discours confessionnel s’intensifie dans certains médias et dans les prêches religieux. Les élections municipales de 2025 ont vu le retour de figures communautaires marquées, tandis que les rares tentatives de listes transconfessionnelles ont souvent été marginalisées. Le terrain des services publics – sécurité, éducation, aide alimentaire – est de plus en plus investi par des acteurs confessionnels en remplacement de l’État, ce qui renforce les appartenances identitaires comme modalités d’accès aux droits. Dans ce climat, tout projet de désarmement unilatéral, même progressif, risque d’être lu à travers le prisme de l’exclusion, et non de la restauration de l’État.

Ce risque est d’autant plus aigu que le désarmement, en l’absence d’un accord politique global ou d’un processus de réintégration équitable, ne garantit pas en soi la pacification du pays. Faute de perspective politique claire, une telle opération serait perçue comme une tentative externe – américaine, israélienne voire saoudienne – de reconfigurer le paysage libanais, ce qui renforcerait les logiques de repli et la rhétorique victimaire. Plusieurs voix au sein des milieux diplomatiques mettent en garde contre cette dynamique : un désarmement imposé, sans mécanisme de transition et sans dialogue intercommunautaire inclusif, pourrait avoir des effets inverses à ceux recherchés.

Pour éviter cette surenchère communautaire, il est essentiel de repositionner le désarmement dans un horizon de refondation nationale partagée. Cela suppose non seulement un cadre multilatéral sécurisé et piloté par l’État libanais, mais aussi un récit politique consensuel : désarmer pour renforcer la souveraineté collective et non affaiblir une partie de la population. Cela suppose également de traiter simultanément les autres formes de militarisation du territoire – y compris dans les camps palestiniens ou dans certaines zones frontalières – afin que le Hezbollah ne soit pas perçu comme seul visé. Enfin, cela exige que le renforcement des FAL s’accompagne d’un réinvestissement réel des services publics dans les zones historiquement délaissées.

En somme, le désarmement du Hezbollah ne peut réussir qu’à condition d’être pensé comme un moment de reconstruction de la légitimité étatique et non comme une opération punitive. Dans un Liban écartelé entre mémoire de la guerre civile et peur de la fragmentation, toute initiative qui ne tiendrait pas compte de cette donnée identitaire serait non seulement inefficace, mais dangereuse.

3.   L’absence de consensus entre les forces politiques bloque l’adoption de réformes clés

Au cœur de la paralysie politique et économique que traverse le Liban se trouve un mal plus structurel encore que les tensions sécuritaires ou les pressions internationales : l’incapacité persistante des acteurs politiques à s’entendre sur les réformes fondamentales à engager. Si le discours du consensus est omniprésent dans la rhétorique institutionnelle libanaise, sa traduction en action concrète est largement entravée par une logique de fragmentation, de méfiance mutuelle et de préservation des équilibres confessionnels existants.

Ce blocage n’est pas nouveau. Il s’inscrit dans la longue histoire d’un système politique bâti sur la distribution du pouvoir entre communautés plutôt que sur l’adhésion à un projet national commun. Il a néanmoins pris une acuité particulière depuis l’éclatement de la crise financière en 2019, puis l’explosion du port de Beyrouth en 2020 et enfin les affrontements de 2023-2025. À chaque étape, les appels au sursaut national se sont heurtés à la fragmentation du champ politique, à l’absence d’arbitrage institutionnel efficace et à une culture du veto de facto exercée par chaque grand bloc communautaire sur les projets de réforme jugés menaçants pour ses intérêts.

Cette logique de blocage s’observe notamment dans le domaine économique. Si tous les partis affirment leur attachement aux négociations avec le FMI, aucune majorité claire ne s’est dégagée pour faire adopter l’ensemble des textes demandés par l’institution. Le vote de la loi sur la levée du secret bancaire, en avril 2025, a certes constitué un jalon significatif, mais il n’a pas suffi à enclencher une dynamique. Le projet de loi sur la résolution du secteur bancaire
– la « Gap law » – est embourbé dans une sous-commission ad hoc du Parlement, officiellement pour des raisons techniques, mais peut être également parce qu’il remettrait en cause les intérêts d’un secteur bancaire étroitement lié aux élites politiques et financières du pays.

Ce même défaut de consensus est manifeste sur la question du redressement de l’État. La réforme de la fonction publique, pourtant indispensable pour rationaliser les dépenses et restaurer un minimum de crédibilité budgétaire, fait l’objet d’une mise en sommeil : aucune mesure sérieuse de restructuration administrative, de lutte contre les doublons, ou de limitation du clientélisme n’a été entreprise. Les projets de fusion ou de réorganisation des ministères sont bloqués par des résistances sectorielles ou confessionnelles, chaque parti craignant de perdre ses bastions d’influence dans l’appareil d’État. De même, le chantier de la justice – notamment l’indépendance du pouvoir judiciaire et la nomination du Haut Conseil de la magistrature – reste à l’arrêt, faute d’accord entre les principales formations politiques sur les profils à promouvoir.

À cela s’ajoute une dégradation de la qualité du débat parlementaire. L’institution, fragilisée par une abstention électorale record et par le départ de nombreuses figures indépendantes ou réformatrices, peine à jouer son rôle de moteur de la réforme. Les alliances sont fluctuantes, les sessions interrompues, et les textes majeurs souvent renvoyés en commission sans calendrier de retour. Cette inertie parlementaire est renforcée par l’absence de médiation exécutive : bien que les rapports personnels entre le président Aoun et le premier ministre Salam soient fonctionnels, leurs visions diffèrent sur plusieurs points stratégiques, notamment sur le rôle du secteur bancaire et le rythme des négociations avec les bailleurs internationaux.

Enfin, ce manque de consensus est aggravé par l’usure de la légitimité des partis traditionnels. Accusés de servir leurs clientèles et d’instrumentaliser les institutions à des fins communautaires, ils ne parviennent plus à incarner une dynamique nationale. Dans ce contexte, la société civile, bien qu’active, peine à structurer une alternative cohérente et les voix indépendantes restent fragmentées. L’émiettement du champ politique empêche l’émergence d’une coalition de réforme capable de s’imposer durablement face aux groupes d’intérêts établis.

Ce blocage institutionnel n’est pas seulement une difficulté technique : il constitue l’un des principaux obstacles à toute sortie de crise. Tant que le Liban ne sera pas en mesure d’aligner ses institutions sur un projet commun, aucun soutien extérieur – qu’il soit financier, diplomatique ou sécuritaire – ne pourra produire d’effet durable. Il est donc urgent de reconstruire les conditions minimales du compromis politique, autour d’un socle de réformes essentielles, partagées non par opportunisme électoral, mais dans une perspective de refondation de la gouvernance publique.

4.   L’excès de conditionnalité des aides internationales freine la réponse aux urgences

Alors que le Liban traverse l’une des crises multidimensionnelles les plus graves de son histoire contemporaine, l’aide internationale est devenue un pilier indispensable de sa survie économique et sociale. Depuis 2019, les institutions libanaises, largement défaillantes, fonctionnent sous perfusion externe : soutien humanitaire, financements d’urgence, dons bilatéraux ou multilatéraux, assistance technique. Toutefois, ce soutien s’accompagne désormais de conditionnalités de plus en plus strictes, qui, si elles répondent à une logique de bonne gouvernance et de protection des investissements, apparaissent souvent en décalage avec les dynamiques locales. Ce décalage nourrit une incompréhension croissante entre bailleurs et bénéficiaires, et risque, à terme, d’accentuer la défiance à l’égard du système international lui-même.

L’exemple le plus emblématique de cette évolution est celui du Fonds monétaire international. Depuis le début des négociations en 2020, l’institution n’a cessé de rappeler que tout programme d’accompagnement devait être adossé à une série de réformes structurelles : restructuration du secteur bancaire, révision de la politique budgétaire, adoption de mécanismes de transparence et de régulation, levée des exemptions fiscales, audit de la Banque du Liban, et désormais, de manière plus implicite mais réelle, désarmement progressif du Hezbollah. Or, cette accumulation de prérequis, souvent formulés comme des lignes rouges non négociables, a figé le processus. En l’état, le FMI a gelé ses discussions formelles, estimant que les conditions minimales ne sont pas réunies – un constat partagé dans la dernière mission d’évaluation informelle conduite à Beyrouth en avril 2025.

Du côté des bailleurs régionaux, en particulier les États du Golfe, la logique est similaire. L’Arabie saoudite conditionne explicitement toute levée de son double embargo (sur les exportations agricoles et le tourisme) à un désarmement significatif du Hezbollah et à des preuves tangibles de recentrage du pouvoir libanais sur des institutions souveraines. Cette conditionnalité, bien que justifiée au regard des ambitions sécuritaires de Riyad, est vécue par une large partie de la classe politique libanaise comme une pression incompatible avec la réalité du terrain. Elle rend toute négociation asymétrique, et contribue à nourrir la perception d’une politique d’isolement régional partielle, dont le coût humain et social est payé au quotidien par les populations locales.

À cela s’ajoute une autre forme de conditionnalité, plus diffuse mais tout aussi pesante : celle des bailleurs bilatéraux occidentaux et des agences multilatérales. Qu’il s’agisse de financements européens, de programmes des Nations unies ou d’initiatives bilatérales, l’accès aux fonds est souvent conditionné à des critères de gouvernance et d’alignement avec les normes internationales : mécanismes de traçabilité, cofinancement public, capacité d’absorption administrative, conformité aux standards anticorruption. Si ces exigences sont bien entendu légitimes, elles se heurtent à un double obstacle : d’une part, l’extrême fragilité des administrations libanaises, qui ne peuvent garantir leur mise en œuvre ; d’autre part, l’opacité de certains dispositifs, qui favorisent des ONG ou des cabinets extérieurs déconnectés des dynamiques sociales locales.

Ce décalage est perçu avec d’autant plus d’acuité par les acteurs de terrain que les priorités des bailleurs sont parfois mal ajustées aux urgences du quotidien. La conditionnalité, en théorie levier de réforme, se transforme alors en inertie. Les aides attendues pour la reconstruction du Sud-Liban, par exemple, sont suspendues à des exigences de réforme bancaire, alors même que l’urgence humanitaire et la réhabilitation des infrastructures exigeraient une mobilisation immédiate. L’aide destinée aux réfugiés syriens, de plus en plus canalisée vers la Syrie elle-même, laisse le Liban seul face à une charge sociale et démographique massive. Quant aux projets de développement à long terme, ils souffrent d’un excès de technocratie, souvent insensible aux réalités territoriales, aux logiques confessionnelles de gestion locale, ou aux attentes immédiates de la population.

Dans ce contexte, la conditionnalité excessive devient non seulement un frein à la sortie de crise, mais aussi un facteur de polarisation politique. Elle permet aux acteurs hostiles à toute réforme de dénoncer une mise sous tutelle étrangère, nourrissant le discours souverainiste sans proposer d’alternative viable. Elle fragilise les gouvernements réformateurs, perçus comme les relais passifs d’agendas extérieurs, et accentue la déconnexion entre les institutions et les citoyens. Le risque, à terme, est d’assister à une double crise de légitimité : celle d’un pouvoir incapable de répondre aux attentes sociales, et celle d’une communauté internationale perçue comme rigide, distante, voire contre‑productive.

Sortir de cette impasse suppose un changement de méthode. Il ne s’agit pas de renoncer à toute conditionnalité – nécessaire pour garantir la redevabilité des financements – mais de la repenser à l’aune de la faisabilité locale, de la hiérarchisation des urgences, et du respect du tempo politique national. Cela implique un dialogue renforcé avec les institutions libanaises, mais aussi avec les acteurs non étatiques légitimes : collectivités locales, universités, syndicats, ONG enracinées. Cela suppose également une plus grande transparence sur l’usage des fonds, et une coordination plus fine entre bailleurs pour éviter la dispersion ou la redondance des programmes.

En somme, l’aide internationale ne produira d’effet stabilisateur que si elle est reçue comme un appui, et non comme une condition. Reconnecter les exigences de réforme aux réalités vécues par les Libanais – et non aux seules priorités des chancelleries – constitue une étape indispensable pour faire de l’assistance un levier et non un obstacle.

B.   Mais des avancées indéniables

1.   La présence d’un exécutif enfin opérationnel

Dans un contexte libanais marqué depuis plusieurs années par l’instabilité chronique et l’atonie institutionnelle, l’émergence d’un exécutif fonctionnel représente une évolution politique significative, qui mérite d’être soulignée comme un levier de sortie de l’impasse actuelle.

L’élection, en janvier 2025, du général Joseph Aoun à la présidence de la République, après plus de deux années de vacance du pouvoir, suivie de la formation rapide d’un gouvernement par Nawaf Salam, a mis fin à une paralysie institutionnelle qui minait la légitimité de l’État aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays.

La nouveauté de cet exécutif ne tient pas seulement à sa composition mais surtout à sa capacité de fonctionner. En dépit de divergences sur certains dossiers sensibles – notamment économiques –, la coopération entre le président et son premier ministre se caractérise par un climat de coordination pragmatique, fondé sur une volonté partagée de restaurer les capacités de l’État. Cette cohésion contraste avec les années précédentes, où le clivage présidentiel entravait toute prise de décision et empêchait l’adoption des textes les plus fondamentaux. Désormais, le gouvernement dispose d’une autorité réelle pour piloter les affaires publiques, initier des réformes et dialoguer avec les partenaires internationaux.

Signe tangible de ce retour à un fonctionnement régulier : l’adoption en avril 2025 de la réforme du secret bancaire, attendue depuis plusieurs années, et qui marque une première avancée sur le chantier de la transparence financière. De même, le gouvernement a réussi à organiser dans les délais les premières élections municipales depuis 2016, démontrant sa capacité logistique et sa volonté d’engager une relance démocratique à l’échelle locale. Ces deux marqueurs
– réforme législative et scrutin électoral – témoignent de l’existence d’un exécutif qui agit, dans un pays longtemps empêché d’exécuter les décisions les plus élémentaires.

Le rôle personnel de Joseph Aoun, président au profil atypique – ancien chef des FAL, dépourvu de base partisane mais jouissant d’un capital de respect dans plusieurs sphères politiques – a permis de désamorcer plusieurs tensions potentielles, notamment avec les partis chiites. Son positionnement ferme mais non conflictuel sur le désarmement, son plaidoyer pour le monopole étatique des armes sans recours à la confrontation directe, ainsi que sa politique de réintégration progressive du Hezbollah dans les circuits de l’État, ont contribué à contenir la polarisation. En parallèle, Nawaf Salam, ancien diplomate et magistrat international, apporte une légitimité réformiste à l’équipe gouvernementale, et joue un rôle clé dans les négociations économiques, notamment avec le FMI et les bailleurs européens.

Cette complémentarité fonctionnelle – l’un garant de l’équilibre sécuritaire, l’autre porteur d’une dynamique technocratique – donne à l’exécutif libanais une stabilité inédite depuis plusieurs années. S’il est trop tôt pour juger de la capacité de cette équipe à conduire en profondeur les réformes structurelles attendues, sa seule existence, son mode de fonctionnement et sa reconnaissance internationale représentent déjà un atout diplomatique et politique majeur. Elle fournit aux partenaires étrangers un interlocuteur identifiable et cohérent, capable d’engager l’État libanais dans des cycles de travail durables. Elle offre également aux institutions libanaises – administration, armée, justice – un point d’appui pour relancer leur fonctionnement après des années de désarticulation.

Enfin, cette stabilité gouvernementale contribue à restaurer un minimum de confiance dans le système politique. Les taux d’approbation des deux têtes de l’exécutif, bien que fluctuants, restent supérieurs à ceux des principaux chefs de partis traditionnels. Dans une société en proie à la fatigue démocratique, cette incarnation d’un pouvoir sans affiliation clientéliste directe est un signal positif. Elle ouvre la possibilité d’un récit politique renouvelé, où l’État se pense à nouveau comme acteur central et non comme spectateur impuissant de la crise.

2.   Le rôle stabilisateur des forces armées libanaises

Dans un paysage institutionnel largement fragilisé, les FAL s’imposent aujourd’hui comme l’un des derniers piliers de stabilité de l’État. Leur action, leur résilience et leur perception relativement consensuelle dans la société libanaise en font un acteur central dans toute stratégie de sortie de crise. Au-delà de leur mission sécuritaire, les FAL incarnent l’unité nationale et constituent, aux yeux de nombreux Libanais, l’ultime garantie contre l’effondrement total des institutions.

Depuis les affrontements de 2023, leur rôle s’est considérablement étendu. Dans le Sud-Liban, les FAL assurent désormais une présence effective sur la quasi-totalité du territoire situé au sud du Litani – en cohérence avec la résolution 1701 – et occupent plus de cent positions fixes, aux côtés de la FINUL. Leur déploiement a permis de sécuriser des zones précédemment sous influence exclusive du Hezbollah, de contribuer au démantèlement de caches d’armes et de restaurer une forme de souveraineté étatique dans des localités longtemps délaissées par l’administration centrale.

Cette montée en puissance s’est opérée malgré des moyens humains et matériels limités. Depuis l’effondrement financier de 2019, les soldes des militaires ont été drastiquement réduites : un général perçoit aujourd’hui moins de 700 dollars mensuels, contre 5 000 dollars auparavant. Beaucoup de soldats sont contraints d’exercer un second emploi pour subvenir à leurs besoins. Pourtant, aucun mouvement de démobilisation significatif n’a été observé. Le commandement militaire, resté uni, a su préserver un esprit de corps fondé sur le patriotisme, la discipline et la conscience du rôle historique que l’armée doit assumer en période de crise.

Dans un contexte où les services publics se sont effondrés, les FAL jouent également un rôle de substitution logistique et humanitaire. Elles assurent l’acheminement de l’aide internationale, garantissent la sécurité des convois humanitaires, participent aux opérations de secours dans les zones sinistrées et prennent part à la remise en état des infrastructures critiques. Leur action est particulièrement visible dans le Sud et dans la vallée de la Bekaa, où elles appuient aussi la lutte contre la contrebande et la production de stupéfiants.

Au-delà de leur efficacité opérationnelle, les FAL bénéficient d’un capital de confiance rare dans un pays traversé par la défiance. Elles sont perçues comme l’une des rares institutions non confessionnelles, à la fois dans leur structure interne et dans leur mode de fonctionnement. Si des pressions politiques existent, notamment dans les nominations au sommet de la hiérarchie, l’armée reste globalement à l’écart des clientélismes et des clivages partisans. Cette posture lui confère une forme de neutralité fonctionnelle qui la rend légitime aux yeux de toutes les communautés – un facteur déterminant dans un pays aux équilibres identitaires précaires.

Le rôle stabilisateur des FAL est également reconnu à l’international. Plusieurs États, dont la France, les États-Unis et l’Allemagne, ont renforcé leur soutien logistique et financier à l’institution militaire. L’Allemagne a récemment octroyé 17 millions d’euros pour appuyer la formation de nouvelles unités déployées dans le Sud, dans le cadre d’un partenariat mis en œuvre par l’Institut des Nations unies pour la formation et la recherche (UNITAR). Ce soutien, crucial pour maintenir l’opérationnalité de l’armée, constitue aussi un signal politique : celui de la confiance de la communauté internationale dans la capacité des FAL à tenir leur rôle dans la reconstruction de l’État.

Enfin, les FAL disposent d’un potentiel stratégique majeur pour accompagner une sortie de crise sécuritaire : leur commandement s’est montré prêt à coopérer avec toutes les forces légitimes, y compris la FINUL et dans une logique de désescalade, certains éléments du Hezbollah dans le cadre d’un désarmement négocié. Cette posture d’ouverture, conjuguée à leur crédibilité opérationnelle, en fait un acteur pivot dans tout scénario de restauration progressive de la souveraineté étatique, y compris dans les zones contestées.

Dans une région où les forces régulières sont souvent inféodées à des partis ou fragilisées par les clivages internes, le cas libanais fait exception. Si les FAL continuent d’être soutenues matériellement et politiquement, elles peuvent devenir le levier central d’un redéploiement étatique, d’une sécurisation durable des frontières, et à terme d’une pacification politique. Elles ne sont pas l’outil exclusif de la sortie de crise, mais elles en sont le socle indispensable.

3.   Une dynamique de dialogue entre le Liban et la Syrie autour des réfugiés et de la frontière

Longtemps gelées ou réduites à de simples échanges techniques, les relations entre Beyrouth et Damas connaissent, depuis le début de l’année 2025, une inflexion significative, marquée par une volonté mutuelle de rétablir un dialogue structuré sur deux dossiers hautement sensibles : la gestion des réfugiés syriens présents au Liban et la sécurisation de leur frontière terrestre commune. Sans représenter encore une normalisation politique en bonne et due forme, cette dynamique nouvelle constitue un levier concret pour desserrer certains des étaux qui paralysent le redressement libanais.

L’ouverture est d’abord symbolique : le président Joseph Aoun et le président syrien par intérim, Ahmed al-Chaara, se sont rencontrés en marge du sommet arabe pour Gaza à Doha, en mars 2025 – une première à ce niveau depuis plusieurs années. Cette reprise du contact s’est prolongée en avril par une visite officielle à Damas du premier ministre Nawaf Salam, qui a permis d’établir un socle d’accords techniques sur la coordination frontalière, la lutte contre la contrebande et, surtout, le retour volontaire des réfugiés syriens actuellement installés au Liban.

Sur le plan pratique, ces discussions ont déjà produit des résultats. Un comité bilatéral permanent a été mis en place pour travailler à la délimitation précise de la frontière terrestre, enjeu majeur à la fois pour la souveraineté libanaise et pour la préparation d’une coopération sécuritaire plus efficace. Ce comité est chargé d’harmoniser les données cartographiques, d’identifier les zones sensibles et de proposer un mécanisme commun de surveillance, notamment dans les régions où prospèrent les trafics d’armes, de drogue et de carburants.

Parallèlement, les deux parties ont amorcé un dialogue sur le retour des réfugiés syriens, dossier particulièrement inflammable au Liban. L’ouverture manifestée par les autorités syriennes sur ce point représente une évolution notable. Damas s’est engagé à faciliter les procédures de retour pour certaines catégories de réfugiés, notamment les familles, les agriculteurs et les anciens fonctionnaires non impliqués dans les activités politiques d’opposition. Des listes nominatives sont en cours d’échange, sous supervision de l’appareil de sécurité syrien, avec l’appui logistique des autorités libanaises et un suivi du HCR. Ce processus, encore limité, pourrait ouvrir la voie à une reprise organisée de certains retours volontaires, qui restent aujourd’hui épars, hésitants et souvent non pérennes.

En parallèle, le président libanais a proposé de reconnaître officiellement les « visites exploratoires » des réfugiés souhaitant évaluer les conditions de retour, sans perdre leur statut de protection temporaire. Cette mesure, inédite, répond à une réalité déjà observée sur le terrain : de nombreux Syriens font des allers-retours informels entre les deux pays, sans encadrement juridique, exposés aux risques sécuritaires et à l’insécurité administrative. En l’officialisant, le gouvernement libanais cherche à construire une passerelle de confiance, sans violer le principe du non-refoulement.

Au-delà de ces avancées, cette réouverture politique avec Damas offre une respiration diplomatique bienvenue. Elle s’inscrit dans une dynamique régionale plus large, où la Syrie retrouve progressivement des marges de manœuvre dans les enceintes arabes, en échange d’engagements sur la lutte contre les stupéfiants (notamment le captagon) et sur le contrôle de ses frontières. Pour le Liban, qui subit de plein fouet les conséquences des flux migratoires et des trafics transfrontaliers, cette coopération constitue un impératif pragmatique. Elle pourrait, à moyen terme, permettre de réduire les tensions sociales liées à l’accueil prolongé des réfugiés, tout en réaffirmant la capacité de l’État libanais à négocier de manière autonome ses priorités bilatérales.

Enfin, cette relance du dialogue avec la Syrie pourrait servir de modèle pour d’autres fronts diplomatiques bloqués. Elle démontre qu’un langage de coopération technique, sur des enjeux concrets et humanitaires, peut précéder la résolution des différends politiques plus profonds. En ce sens, elle constitue un levier de sortie de crise par la diplomatie, dans un environnement régional où les solutions militaires ou coercitives ont montré leurs limites.

4.   La reconnaissance d’une opportunité de transformation

Dans un contexte où l’instabilité et la fatigue démocratique ont nourri le scepticisme, voire le fatalisme, à l’égard des perspectives de redressement du Liban, plusieurs signaux émergents témoignent d’un changement de perception chez les acteurs les plus engagés sur le terrain. Tant du côté de la société civile que parmi les représentants des Nations unies en poste à Beyrouth, un constat se dessine progressivement : celui de l’ouverture d’une fenêtre, fragile mais réelle, pour enclencher un nouveau cycle politique et institutionnel. Ce diagnostic partagé ne nie pas la profondeur des blocages mais identifie aussi, avec lucidité, des points d’inflexion porteurs d’espoir.

C’est ce que résume Imran Riza, coordinateur spécial adjoint de l’ONU pour le Liban, dans des termes sans ambiguïté : « Je connais le Liban depuis plus de vingt ans, j’y ai été en poste à plusieurs périodes, et c’est la première fois que je constate un véritable espoir de changement. ». Un propos d’autant plus significatif qu’il émane d’un acteur expérimenté, familier des cycles de crise que le pays a connus. Selon lui, cette fenêtre résulte d’une conjonction rare : la présence d’un exécutif enfin fonctionnel, un début de coordination avec la Syrie sur la question des réfugiés, une forme de désescalade militaire au Sud et un regain partiel de confiance de certains partenaires internationaux. Autrement dit, un alignement minimal des conditions nécessaires à un redémarrage.

Du côté de la société civile, un sentiment similaire se fait jour, bien que teinté d’une prudence née de nombreuses désillusions. De nombreux acteurs associatifs, syndicaux, ou issus du mouvement du 17 octobre 2019, reconnaissent que le Liban se trouve à une bifurcation. La crise systémique a certes laminé les structures sociales et économiques, mais elle a aussi, par effet de saturation, ouvert un espace pour de nouvelles pratiques politiques. Les initiatives citoyennes, bien que dispersées, reprennent vigueur à l’échelle locale, notamment à la faveur des élections municipales de 2025, où des listes indépendantes ont émergé dans plusieurs localités, parfois contre toute attente. Parallèlement, de jeunes figures issues de la société civile sont désormais actives dans des cercles de concertation avec les bailleurs internationaux, dans les chambres professionnelles ou même à la tête d’ONG structurantes. Cette participation, encore embryonnaire, marque néanmoins un infléchissement dans le rapport à la chose publique.

Ces dynamiques se nourrissent d’un sentiment partagé : le statu quo est devenu intenable. L’inaction n’est plus une option. De plus en plus de Libanais, quelles que soient leurs appartenances communautaires, expriment le besoin d’un État fonctionnel, sobre et doté de services publics élémentaires. Ce changement de référentiel, lent mais perceptible, constitue un capital immatériel essentiel. Il se traduit aussi dans le discours d’une partie des forces politiques traditionnelles, qui, sans rompre avec leur culture d’origine, adoptent un ton plus conciliant à l’égard des thématiques de réforme, de transparence et de justice sociale. Ce repositionnement, sans doute non dénué d’opportunisme, n’en est pas moins révélateur d’un glissement du centre de gravité politique.

Enfin, le rôle des organisations internationales et notamment des agences onusiennes sur place, contribue à structurer cet espoir. Loin de se borner à une assistance humanitaire, ces institutions multiplient les plateformes de coordination, les programmes d’incubation de projets locaux, les dispositifs de dialogue intersectoriel. Elles travaillent avec les FAL sur la sécurité, avec les municipalités sur les infrastructures, avec les associations sur la résilience communautaire. Leur ancrage est désormais territorial, inscrit dans la durée, et orienté vers la construction de capacités locales. Pour la première fois, certaines équipes parlent non plus de gestion de crise, mais de « transition », même s’il reste difficile d’en fixer le calendrier.

Le Liban se trouve ainsi à la croisée des chemins. Rien ne garantit que cette fenêtre de changement débouchera sur une transformation durable, mais elle existe : elle repose sur un frémissement politique, une activation de la société civile, une implication renouvelée des partenaires internationaux et un rejet croissant de l’effondrement comme fatalité. Pour que cette dynamique s’amplifie, il faudra des choix courageux, une volonté partagée et un accompagnement fin, respectueux des équilibres internes. Le moment est à la lucidité stratégique : c’est peut-être dans ce fragile alignement des volontés, plus que dans une rupture spectaculaire, que réside la possibilité d’une sortie de crise.


III.   Quel rôle pour la France ?

A.   Ce que la France fait déjà

1.   Une présence militaire active et une diplomatie engagée au service de la stabilité

La France joue un rôle central dans l’architecture de sécurité du Liban, en combinant une coopération militaire bilatérale active, une implication stratégique dans la FINUL, et un engagement diplomatique de premier plan au Conseil de sécurité des Nations unies. Cette posture, ancienne mais toujours actualisée et continuellement réaffirmé par la diplomatie française et le chef de l’État depuis 2017 – comme tient à le rappeler la députée Brigitte Klinkert – répond à un triple impératif : soutenir les institutions régaliennes libanaises, garantir la stabilité d’une frontière israélo-libanaise sous tension, et préserver un espace diplomatique multilatéral susceptible de prévenir une escalade régionale.

La coopération militaire avec les FAL constitue depuis plus d’une décennie l’un des piliers de la présence française au Liban. Elle s’inscrit dans une logique de renforcement capacitaire d’une armée perçue comme le dernier pilier fonctionnel de l’État. La France a su maintenir, malgré la dégradation accélérée de la situation économique depuis 2019, une aide structurante et continue : fourniture d’équipements et de pièces détachées, formations spécialisées (notamment dans les domaines du génie, du déminage, du maintien de l’ordre), conseil doctrinal, soutien logistique. Plusieurs programmes ont permis de maintenir en condition opérationnelle des unités clés, en particulier celles déployées au Sud-Liban et sur la frontière syrienne. Cette coopération s’est également matérialisée par des efforts diplomatiques en soutien à la solde des militaires, dans un contexte d’effondrement monétaire.

Les autorités libanaises – en particulier le chef de l’État – considèrent la France comme un partenaire crédible et constant, à la différence d’autres bailleurs perçus comme conditionnant leur aide à des objectifs politiques jugés intrusifs. Le redéploiement progressif de l’armée au sud du Litani, salué comme une avancée majeure dans l’application de la résolution 1701, n’aurait pas été possible sans cet appui discret mais déterminant.

Dans le même temps, la France assume un rôle de premier plan au sein de la FINUL, notamment à travers la présence de la Force Commander Reserve, à forte composante française. Ce contingent, positionné à Dayr Kifa, joue un rôle essentiel de force d’intervention rapide et de surveillance active. Il a été mis à rude épreuve par la multiplication des incidents de terrain au printemps 2025, qui ont notamment visé des unités françaises et finlandaises dans le secteur Ouest. Ces agressions, parfois violentes, ont mis en évidence la montée d’une hostilité diffuse dans certaines zones, nourrie par la méfiance à l’égard des opérations non coordonnées ou perçues comme intrusives. Face à ces tensions, la France a maintenu une posture équilibrée, rappelant son attachement à la pleine liberté de mouvement de la FINUL dans le cadre de son mandat, tout en veillant à préserver le lien de confiance avec les populations locales et les FAL. Ce positionnement subtil, mais stratégique, a permis de contenir l’escalade et d’éviter une politisation accrue de la mission.

Au-delà du terrain, la France joue un rôle politique de premier ordre dans le maintien du cessez-le-feu et dans l’évolution du mandat onusien.

Elle est traditionnellement la nation « porte-plume » des résolutions sur le Liban au CSNU. À ce titre, elle façonne le langage des résolutions annuelles sur la FINUL, veille à l’équilibre des textes, et agit comme médiatrice entre des lignes divergentes – celles des États-Unis et d’Israël, favorables à un durcissement du mandat, et celles du Liban et d’autres États membres, attachés à une interprétation souple du chapitre VI. Lors des entretiens menés par la mission, les autorités libanaises ont insisté sur ce rôle irremplaçable : la France est attendue pour faire obstacle à toute instrumentalisation de la FINUL et pour garantir que son mandat reste conforme à l’objectif de stabilisation.

Plus encore, il est demandé à la France d’agir diplomatiquement auprès d’Israël pour obtenir un retrait des cinq points encore occupés au Sud, perçus comme des prétextes justifiant le maintien des armes par le Hezbollah. La capacité de la France à parler aux deux parties, y compris dans un contexte régional fortement polarisé, confère à sa diplomatie un rôle unique.

Dans ce cadre, le lien entre coopération militaire sur le terrain, diplomatie multilatérale au CSNU et soutien au mécanisme de cessez-le-feu constitue une architecture cohérente et reconnue. La France ne se contente pas d’apporter une aide militaire ou de participer à une mission onusienne : elle façonne les conditions d’une désescalade durable. Cette approche est d’autant plus précieuse que le Liban reste à la croisée des tensions régionales, et que les mécanismes de dialogue se sont largement érodés ailleurs dans la région. Par sa présence, sa constance et son souci d’équilibre, la France demeure un acteur sécuritaire majeur, à la fois sur le terrain et dans les enceintes diplomatiques internationales.

2.   Un engagement constant dans les secteurs humanitaires, judiciaires et culturels

Au-delà de sa présence militaire et diplomatique, la France déploie au Liban une action de coopération multidimensionnelle, qui embrasse les champs culturel, judiciaire et humanitaire. Cette action s’inscrit dans le temps long, dans un lien historique structurant, mais elle a su s’adapter aux profondes mutations traversées par le Liban depuis 2019. En dépit de l’effondrement de l’État, du morcellement institutionnel et de la crise de confiance généralisée, la France a maintenu ses engagements dans ces secteurs essentiels, qui contribuent à préserver le socle humain, intellectuel et normatif de la reconstruction future.

La coopération culturelle repose sur un réseau dense et ancien, centré autour de l’Institut français du Liban, de ses antennes régionales et des établissements partenaires. Elle a permis de maintenir un espace francophone vivant, à travers des programmes d’enseignement, des échanges universitaires, le soutien à l’édition, à la recherche et à la création artistique. Dans un contexte de crise identitaire et d’exode de la jeunesse, cette présence culturelle agit comme un rempart contre l’isolement intellectuel et comme un vecteur de lien avec l’Europe. Elle joue également un rôle diplomatique de fond, en entretenant une francophonie de conviction, y compris dans des zones marginalisées par la centralisation beyrouthine. L’entretien avec la conseillère de coopération et d’action culturelle a confirmé que cette action est aujourd’hui resserrée sur des priorités stratégiques : soutien à la formation professionnelle, accompagnement des établissements scolaires homologués, renforcement des capacités des enseignants, en lien avec les enjeux de cohésion sociale et de maintien de la jeunesse dans le pays. À cet égard, la France apparaît comme l’un des rares acteurs à inscrire sa politique éducative dans une perspective inclusive, non confessionnelle et équitable.

Sur le plan judiciaire, la France demeure l’un des partenaires les plus engagés dans l’accompagnement des réformes. La coopération technique en matière de droit, de formation des magistrats, d’appui aux juridictions et de lutte contre la corruption repose sur des liens étroits avec l’Institut de formation judiciaire libanais, avec la magistrature et avec le Barreau. Dans un contexte d’affaissement de l’État de droit, marqué par la paralysie du pouvoir judiciaire, l’impunité financière et la politisation de la justice, cette coopération prend une dimension éminemment politique. La France a notamment soutenu les magistrats engagés dans les enquêtes postérieures à l’explosion du port de Beyrouth, en dépit d’entraves. Elle a aussi accompagné l’émergence de programmes de « capacity building » centrés sur l’indépendance des juridictions, la traçabilité financière et la mise en place de cours spécialisées.

Enfin, sur le volet humanitaire, la France a fait preuve d’une mobilisation constante, depuis l’explosion du 4 août 2020 jusqu’aux crises cumulées liées à la guerre régionale, à la dévaluation et à l’afflux de réfugiés. À travers le Centre de crise et de soutien (CDCS), la France a acheminé une aide d’urgence multiforme : produits de première nécessité, soutien psychologique, reconstruction partielle d’équipements publics, soutien aux hôpitaux, aide alimentaire ciblée. Cette aide a été relayée par un tissu dense d’ONG partenaires, dont plusieurs sont présentes historiquement dans le pays (Croix-Rouge française, ACTED, Première urgence, etc.). L’action française s’est aussi distinguée par un effort de coordination avec les autorités locales, avec un accent mis sur la traçabilité des fonds et la lutte contre la captation politique. À cela s’ajoute un soutien spécifique à la société civile libanaise, que ce soit dans ses composantes confessionnelles, laïques ou communautaires, comme en témoigne la diversité des acteurs rencontrés lors du déplacement : initiatives locales dans les domaines de la santé, de l’insertion, du logement, de l’agriculture, du patrimoine ou encore du développement rural.

Dans tous ces domaines, la France incarne un partenaire singulier : structurant mais non intrusif, fidèle à ses valeurs tout en respectant les équilibres locaux. Elle soutient les institutions sans se substituer à elles, renforce la société civile sans la politiser, et irrigue la vie intellectuelle sans hégémonie. Ce positionnement cohérent, visible dans le champ culturel, judiciaire et humanitaire, constitue l’un des rares facteurs de résilience dans un pays en proie à une déconstruction silencieuse. Il est aussi un gage de crédibilité pour toute relance future d’une diplomatie d’influence renouvelée au Liban.

3.   Le rôle structurant de l’AFD et de Business France

La France mobilise deux instruments essentiels pour accompagner le Liban dans ses efforts de stabilisation économique, sociale et institutionnelle : l’Agence française de développement et Business France. Tous deux déploient des interventions complémentaires, s’inscrivant dans une stratégie cohérente de soutien à l’État libanais, à sa société civile et à son tissu économique. Cette approche croise appui technique, expertise sectorielle, financements structurants et accompagnement des dynamiques économiques bilatérales.

L’AFD constitue le bras armé principal de la coopération française au développement. Présente au Liban depuis 1999, elle y a engagé depuis 2019 plus de 400 millions d’euros dans des projets répartis autour de cinq axes prioritaires : l’éducation, la santé, l’eau et l’assainissement, le développement territorial et les réformes économiques et financières. Elle agit à travers un bureau régional basé à Beyrouth, en lien étroit avec les autres représentations de l’agence au Moyen‑Orient. Son action repose sur une logique partenariale, respectueuse des dynamiques locales et orientée vers des résultats tangibles.

Dans le secteur des infrastructures, l’AFD a soutenu des projets durables comme la station d’épuration de Chekka et s’est investie dans la réforme de la gouvernance de l’eau, à travers un dialogue avec les autorités publiques et les opérateurs de terrain. Sur le plan éducatif, elle a contribué à maintenir l’accès à l’enseignement pour les populations vulnérables, notamment à travers le financement de formations professionnelles, le soutien aux établissements techniques et la modernisation d’instituts comme le Conservatoire national des arts et métiers. Dans le domaine de la santé, son engagement s’est traduit par un soutien aux soins primaires, la modernisation d’hôpitaux, le renforcement de la santé mentale et l’amélioration du circuit du médicament, souvent en partenariat avec des ONG françaises et libanaises.

Face à l’aggravation de la crise économique et sociale, l’AFD a également développé une approche de développement local intégrée. Elle soutient des projets agricoles durables et renforce les coopérations entre collectivités territoriales françaises et libanaises. Ce travail de terrain contribue à la cohésion sociale, à la résilience des communautés et à la relance de l’économie réelle. L’AFD accompagne aussi les petites et moyennes entreprises libanaises, via des filiales comme Expertise France et Proparco, qui œuvrent à la consolidation du tissu économique, au maintien de l’emploi et au financement d’investissements productifs, en particulier dans les secteurs de l’agro-industrie et de la transition énergétique.

Parallèlement à ces interventions sectorielles, l’agence soutient les efforts de réforme de l’État libanais. Elle participe à la modernisation des administrations financières, au renforcement de l’Autorité des marchés publics, à la formation des agents publics et à l’accompagnement d’initiatives de transparence et de redevabilité menées par la société civile. Cette action, patiente et souvent invisible, contribue à préserver l’expertise publique et les capacités administratives indispensables à une relance crédible.

En complément, Business France agit comme levier de projection économique. Son rôle consiste à stimuler les investissements français au Liban, à accompagner les exportateurs, à identifier des projets économiques porteurs et à favoriser les partenariats d’entreprise. Elle mobilise notamment des dispositifs de volontariat international en entreprise, et s’inscrit dans une logique de diplomatie économique de long terme. Dans un contexte de rétrécissement du marché intérieur et de désengagement de certains acteurs, cette action contribue à maintenir un socle d’activités, à créer des passerelles commerciales et à soutenir la capacité d’adaptation du secteur privé libanais.

L’action conjointe de l’AFD et de Business France reflète une stratégie d’ensemble alliant solidarité, stabilité et compétitivité. Elle témoigne d’une diplomatie française fondée à la fois sur des valeurs et sur une vision d’avenir partagée avec le Liban. En agissant sur les ressorts structurels du redressement et sur les dynamiques entrepreneuriales, la France contribue non seulement à la gestion de crise mais aussi à la projection d’un modèle de coopération ancré dans la durée et au service du développement souverain du Liban.

B.   Ce que la France pourrait faire de plus

1.   Retrait israélien et mandat onusien : deux clés pour la stabilité dans le Sud

La singularité de l’engagement français au Liban tient autant à sa constance qu’à sa capacité à ménager les équilibres. Présente sur le terrain, active dans les enceintes multilatérales, la France occupe une place particulière parmi les puissances engagées dans la stabilisation du pays. Cette position lui confère aujourd’hui une responsabilité accrue : contribuer, par la voie diplomatique, à desserrer l’étau sécuritaire qui asphyxie le Sud-Liban en facilitant un retrait israélien partiel et en préservant l’intégrité politique du mandat confié à la FINUL.

Au fil des entretiens, les plus hautes autorités libanaises ont martelé le même constat : les cinq points frontaliers encore occupés par Israël constituent, au-delà de leur dimension territoriale, un verrou politique. Le Hezbollah les désigne comme preuve d’une souveraineté inachevée. Leur évacuation, même limitée, affaiblirait ce discours et renforcerait, en miroir, la crédibilité des institutions légales, à commencer par les Forces armées libanaises. Ces cinq points – aux contours parfois flous, mais à la charge symbolique lourde – sont devenus l’un des derniers prétextes concrets à la survie de l’argument militaire de la « résistance ».

Or la France dispose d’atouts pour agir. Elle entretient des canaux de dialogue suivis avec Israël, elle conserve une parole écoutée à Beyrouth et elle reste, dans la région, l’un des rares acteurs capables de maintenir une ligne d’équilibre. Un travail diplomatique patient, discret, pourrait être conduit pour ouvrir la voie à une évolution. Non pas une initiative spectaculaire, mais une diplomatie d’ensemencement : obtenir un geste, une avancée, un signal – ne fût-ce qu’un processus technique de clarification cartographique ou une restitution séquencée – pourrait lever des blocages. Une telle avancée, adossée à une relance du dialogue sur les frontières sous l’égide des Nations unies, pourrait redonner une perspective politique à un Sud-Liban aujourd’hui réduit à la logique du statu quo armé.

Ce même souci d’équilibre doit guider la position française sur l’avenir de la FINUL. Ces derniers mois, plusieurs partenaires – en particulier les États-Unis et Israël – ont plaidé pour un durcissement du mandat de la mission onusienne : inspections sans préavis, extension des prérogatives, capacité d’intervention renforcée. Un tel glissement, s’il venait à s’imposer, serait lourd de conséquences. Il compromettrait la coordination avec les FAL, exposerait les contingents à des réactions hostiles et fragiliserait la légitimité locale d’une présence perçue, jusqu’ici, comme mesurée. Là encore, les acteurs libanais – civils comme militaires – attendent de la France qu’elle demeure une puissance d’équilibre et un garant du compromis : celui d’une force de maintien de la paix qui reste dans le cadre du chapitre VI, sans basculer dans une logique coercitive.

Forte de son rôle de plume des résolutions annuelles au Conseil de sécurité, la France peut peser pour maintenir ce fragile équilibre. Elle peut aussi œuvrer à améliorer l’efficacité de la mission sans en trahir l’esprit : mieux articuler l’action de la FINUL avec celle des FAL, renforcer les capacités d’observation sans militarisation excessive, valoriser les mécanismes de désescalade locaux. L’objectif n’est pas de figer le mandat, mais de l’adapter avec discernement.

Une diplomatie française ainsi orientée – vers un allègement du contentieux frontalier et une stabilisation raisonnée de la présence onusienne – aurait des effets concrets. Elle permettrait de redonner de la marge de manœuvre aux autorités libanaises, d’affaiblir l’argumentaire militaire du Hezbollah et de prévenir une dégradation supplémentaire de la situation sécuritaire. Elle illustrerait ce que la France sait faire de mieux dans la région : construire du temps, du compromis et des équilibres.

2.   Renforcer durablement les Forces armées libanaises

Le soutien aux FAL demeure l’un des piliers les plus solides et les moins contestés de l’engagement français au Liban. Dans un paysage institutionnel fragmenté, marqué par la défiance et les replis communautaires, les FAL conservent une légitimité singulière. Elles incarnent un État unitaire, laïque dans son principe, attaché à la discipline républicaine. Les FAL représentent une force armée légitime au titre des prérogatives régaliennes de l’État et non d’un parti ou d’un clan qui nuit à la résolution diplomatique du conflit par la menace qu’il fait peser. Si la France les soutient depuis longtemps, l’effondrement économique du Liban a profondément modifié la nature des besoins. Il ne s’agit plus seulement de moderniser une armée, mais de maintenir en vie, jour après jour, l’une des dernières institutions qui tiennent encore debout.

À mesure que la livre libanaise s’est effondrée, que les recettes publiques se sont taries et que la confiance dans l’État s’est amoindrie, les FAL ont vu leur fonctionnement quotidien mis en péril, entre soldes devenues symboliques et difficulté à entretenir les équipements les plus élémentaires.

Face à cette érosion, la réponse internationale s’est organisée à la marge, souvent à l’initiative de la France. Celle-ci a mobilisé des aides bilatérales, facilité la livraison de pièces détachées, assuré des formations spécialisées et, surtout, plaidé pour que les salaires des militaires puissent être soutenus par des mécanismes exceptionnels, y compris via des fonds multilatéraux.

Le moment est venu de consolider ces efforts et de leur donner une traduction plus structurée. La France pourrait ainsi proposer la création d’un fonds international dédié au soutien opérationnel des FAL, associant les grands partenaires du Liban (États-Unis, Qatar, Italie, Nations unies), afin d’assurer leur rémunération, leur approvisionnement de base et le maintien en condition de leurs équipements. Un tel fonds, doté de critères de transparence et piloté en lien avec l’état-major libanais, permettrait de sécuriser l’avenir immédiat d’une armée dont le rôle est plus stratégique que jamais.

Au-delà de la survie financière, l’appui français devrait se concentrer sur les formations de spécialité – notamment en matière de surveillance frontalière, de déminage, de droit des conflits armés et de maintien de l’ordre dans les zones mixtes – ainsi que sur le renforcement des capacités logistiques et de commandement. Il s’agit moins de transformer l’armée libanaise en force d’intervention, que de lui permettre de rester à la fois présente sur le terrain et audible dans l’espace politique. Dans le Sud, comme sur la frontière syrienne, sa présence est une condition de stabilité. Dans la reconstruction politique du pays, elle constitue l’un des rares leviers non confessionnels encore disponibles.

Il ne s’agit pas, pour la France, de substituer son action à celle du Liban, mais de faire en sorte que les FAL puissent continuer à remplir leur mission. C’est là une forme d’aide discrète mais décisive : elle ne change pas le système, mais elle maintient debout ce qui reste de l’État ; dans ce maintien, il y a déjà un début de reconstruction.

3.   Faciliter une sortie de crise sur les réfugiés syriens

La question des réfugiés syriens, longtemps traitée comme un sujet marginal ou humanitaire, est désormais devenue une ligne de fracture politique au Liban. Présentée tour à tour comme une charge économique, un déséquilibre démographique ou une menace sécuritaire, la présence de plus d’un million de Syriens sur le territoire libanais cristallise les tensions, et pèse de plus en plus lourdement sur la cohésion sociale.

Dans ce climat de crispation, les positions se radicalisent, les amalgames se multiplient, et les mesures coercitives – expulsions, couvre-feux, fermetures administratives – gagnent du terrain, au risque d’installer une spirale irréversible.

La France, parce qu’elle reste perçue comme une puissance d’équilibre et qu’elle conserve une capacité de dialogue avec l’ensemble des acteurs concernés
– autorités libanaises, agences onusiennes, et, de manière de moins en moins indirecte, Damas – est en situation d’ouvrir un espace de médiation, lucide et pragmatique, sur ce dossier.

Les autorités libanaises, à commencer par le gouvernement et plusieurs figures politiques de premier plan, demandent désormais le retour massif et rapide des réfugiés. Cette revendication, longtemps restée à l’état de rhétorique, est désormais accompagnée de propositions concrètes – retours dits « volontaires », quotas par régions, campagnes de recensement – et parfois de mesures plus ambiguës, qui visent à créer un climat de pression généralisée. De leur côté, les agences des Nations unies, notamment le HCR, défendent une approche fondée sur la protection, le respect du droit international et la nécessité d’un environnement sécurisé et volontaire pour tout retour. ; quant au régime syrien, il se déclare disposé à accueillir ses ressortissants, tout en maintenant un certain flou sur les garanties qu’il est prêt à offrir, notamment en matière de non‑discrimination, de réintégration voire d’amnistie.

Dans ce triangle d’acteurs, la France peut jouer un rôle utile, à condition de rompre avec l’alternative stérile entre immobilisme humanitaire et instrumentalisation sécuritaire. Il ne s’agit pas de forcer le retour des réfugiés, ni de s’en remettre exclusivement aux standards juridiques des organisations internationales, mais de construire les conditions d’un retour possible pour ceux qui le souhaitent réellement, dans des conditions dignes et sécurisées. Cela suppose d’ouvrir un dialogue structuré entre le Liban, le HCR, et la Syrie.

La France, qui dispose de canaux diplomatiques vers Damas et qui reste écoutée par le HCR comme par les autorités libanaises, pourrait proposer un cadre de discussion articulé autour de garanties minimales à obtenir du régime syrien : absence de représailles judiciaires ou militaires, réintégration sociale, accès aux services de base. Ce dialogue pourrait s’inscrire dans un format élargi, associant les pays hôtes (Liban, Jordanie, Turquie), les grandes agences humanitaires et quelques États européens volontaires.

Parallèlement, la France pourrait accroître son soutien aux municipalités libanaises qui accueillent des populations syriennes importantes, non pour renforcer une politique d’enfermement, mais pour améliorer la coexistence quotidienne et la qualité des services publics. Ce soutien pourrait transiter par des projets conjoints associant collectivités, associations locales et agences onusiennes, selon une logique de co-développement local, plutôt que de simple compensation.

En apportant sa médiation à ce dossier, la France peut contribuer à éviter les dérives et ce faisant endosser le rôle d’un acteur qui écoute, relie et propose.

4.   Pour une refondation institutionnelle par la base

La crise libanaise n’a pas seulement affaibli l’État : elle a aussi érodé les liens entre l’institution et la société, entre les citoyens et ceux censés les servir. Dans ce vide laissé par l’effondrement, ce sont des forces plus discrètes, plus résilientes, qui ont tenu : certaines municipalités, quelques poches d’administration et surtout une société civile dense, diverse, inventive. C’est à l’articulation de ces deux dynamiques – reconstruction de l’État par le bas, et structuration d’une société civile capable d’exercer une forme de vigilance – que pourrait se jouer l’apport renouvelé de la France.

La reconstruction étatique, si elle veut échapper à l’illusion d’un retour à l’ordre antérieur, doit partir du réel : des villes et villages qui continuent à fonctionner tant bien que mal, des fonctionnaires qui travaillent encore sans salaire, des agents municipaux qui, sans ressources, assurent l’essentiel. La France, forte de son expérience de la coopération décentralisée, peut appuyer ce tissu local en l’équipant de moyens concrets : accompagnement technique, renforcement des compétences, financement de projets publics ciblés, formation en gestion, urbanisme, gouvernance budgétaire. Loin d’un modèle désincarné, il s’agirait de mettre en réseau les communes libanaises volontaires avec des collectivités françaises, selon une logique de compagnonnage et de co‑construction. Ce type de partenariat, déjà expérimenté dans certains cas, pourrait être étendu, valorisé, systématisé.

Mais cette reconstruction ne peut s’envisager sans un appui déterminé à la société civile organisée, qui a, depuis plusieurs années, pris le relais sur de nombreux pans du service public. Présente dans les domaines de l’éducation, de la santé, de l’aide sociale, de la transparence ou encore de la mémoire, elle ne manque ni de savoir-faire, ni d’implantation territoriale. Ce qui lui fait défaut, trop souvent, c’est l’accès à un financement stable, non conditionné par l’urgence ou les priorités fluctuantes des bailleurs.

La France peut ici jouer un rôle structurant, en sécurisant un cadre d’appui pluriannuel à certaines associations ou fondations, dans une logique de partenariat et non de subvention ponctuelle. Il ne s’agit pas d’exporter des modèles, mais d’accompagner une maturation institutionnelle, en privilégiant les organisations qui articulent ancrage local, compétence professionnelle et indépendance politique.

Ce soutien peut aussi contribuer à un enjeu plus large : le contrôle de l’usage des fonds internationaux, aujourd’hui au cœur des débats sur la transparence. En appuyant des initiatives locales de monitoring, en formant des relais communautaires, en favorisant la création de mécanismes de redevabilité, la France aiderait à reconstituer un espace civique où l’argent public n’est plus perçu comme une rente opaque, mais comme un bien commun à surveiller.

Enfin, l’un des apports les plus féconds de ce double soutien – aux collectivités comme aux acteurs associatifs – réside dans la reconstruction du lien social. Dans un pays fracturé, où l’État est contesté mais pas remplacé, où les appartenances communautaires restent prégnantes mais ne disent pas tout, ces structures sont souvent les seuls lieux où l’on parle encore un langage d’intérêt général. Les soutenir, ce n’est pas faire acte de charité, c’est miser sur une énergie déjà là, sur une capacité d’initiative qui, sans bruit, tient encore le pays debout.

Dans cette voie, la France a une carte singulière à jouer. En conjuguant coopération technique, engagement de ses collectivités territoriales, et soutien à une société civile exigeante mais constructive, elle peut contribuer à réinventer, par le bas, un État qui ne soit plus seulement une structure, mais une promesse à nouveau crédible.


   Conclusion

Le Liban se trouve à la croisée des chemins. Alors que les signaux de résilience restent vivaces – dans la société civile, dans certaines institutions, ou à travers des initiatives diplomatiques régionales – les risques de fragmentation et de repli communautaire demeurent considérables. L’impasse actuelle ne pourra être levée que par une combinaison de volontés libanaises et d’appuis extérieurs ciblés, cohérents et crédibles. La France, par l’histoire de ses liens avec le Liban, par sa présence militaire et diplomatique et par la reconnaissance dont elle jouit auprès de nombreux acteurs locaux et internationaux, est en position d’exercer une influence utile.

Cet engagement doit cependant se structurer autour de priorités claires.

Il passe d’abord par un investissement renouvelé dans la stabilisation du Sud-Liban, en poursuivant les efforts diplomatiques pour obtenir un retrait israélien des positions occupées et en réaffirmant la centralité du mandat onusien, seul cadre légitime pour garantir la désescalade durable dans cette zone sensible.

Il suppose ensuite un soutien pérenne aux Forces armées libanaises, en tant que socle de la souveraineté de l’État et acteur essentiel de la sécurité nationale ; cela implique un accompagnement capacitaire, logistique et doctrinal, mais aussi une vigilance sur leur neutralité politique.

Il suppose également que la France continue de faciliter une sortie de crise sur le dossier des réfugiés syriens, en aidant le Liban à négocier avec la Syrie dans un cadre sécurisé et multilatéral, en soutenant des mécanismes respectueux du droit international et en plaidant pour un partage plus équitable de la charge migratoire.

Enfin, l’appui français doit contribuer à une refondation institutionnelle ancrée dans les dynamiques locales, en soutenant les municipalités, les structures de la société civile, et les initiatives de réinvention du lien civique. Ce travail patient de terrain est indispensable pour restaurer la légitimité de l’État et éviter une dérive vers une gestion confessionnelle ou clientéliste du vide institutionnel.

Soutenir le Liban aujourd’hui c’est donc combiner diplomatie régionale, appui sécuritaire, solidarité humanitaire et accompagnement démocratique. C’est refuser l’abandon tout en évitant l’ingérence ; c’est reconnaître la complexité de la situation sans renoncer à promouvoir les conditions d’un redressement souverain, équitable et durable.

À cette condition seulement, l’action française pourra continuer d’être perçue comme ce qu’elle ambitionne d’être : un levier au service d’un Liban en paix avec lui-même et réintégré dans son environnement régional, élément majeur d’une stabilisation de la situation géopolitique au Moyen-Orient.


   Examen en commission

Au cours de sa séance du 9 juillet 2025, à 9 heures 30, la commission entend une communication, ouverte à la presse, sur le déplacement effectué par une délégation de la commission au Liban, du 2 au 5 juin 2025.

M. le président Bruno Fuchs. Nous allons entendre ce matin la présentation du déplacement d'une délégation de notre commission au Liban qui s'est déroulé du 2 au 5 juin. Cette délégation était composée de Mme la questeure Brigitte Klinkert, de Mme Alexandra Masson, de M. Arnaud Le Gall, qui préside également le groupe d'amitié France-Liban, ainsi que de M. Pierre Pribetich. Cette mission s'inscrit dans notre démarche de diplomatie parlementaire, à l'instar de nos précédentes délégations au Maroc, en Serbie ou au Kosovo. Notre objectif est d'affirmer la présence de parlementaires dans le champ du débat politique et public, particulièrement dans les pays où la France joue un rôle significatif.

La France et le Liban partagent une longue histoire et une relation singulière, puisque la France a proclamé en septembre 1920 la création du Grand Liban, doté en 1926 d'une Constitution. Longtemps langue officielle, le français y reste largement pratiqué et nos échanges culturels demeurent extrêmement étroits. Le général de Gaulle a parfaitement résumé la singularité et la force de nos liens le 27 juillet 1941, au lendemain de son arrivée à Beyrouth, en déclarant : « De tout cœur de Français dignes de ce nom, je puis dire que le nom seul du Liban fait remuer quelque chose de très particulier ». Ce message profond conserve aujourd'hui toute sa vitalité et continue d'incarner la relation que la France entretient avec le Liban.

Depuis son indépendance en 1943, le Liban fonctionne selon un pacte confessionnel, consolidé par l'accord de Taëf en 1989. Ce système constitue un élément essentiel pour comprendre tant la stabilité du Liban que les entraves à son évolution récente. L'accord de Taëf, qui a mis fin à quinze années de guerre civile entre 1975 et 1990, répartit les postes institutionnels selon un équilibre confessionnel précis : la présidence de la République revient à un maronite, le poste de premier ministre à un sunnite, la présidence du Parlement à un chiite, tandis que le Parlement lui-même est réparti à égalité entre chrétiens et musulmans, avec dix-huit confessions reconnues. Ce système, s'il a permis la stabilité et la fin du conflit, est devenu progressivement une entrave, notamment avec la montée en puissance du Hezbollah dès les années 1980 sur les plans militaire, politique et économique, rendant le pays rapidement ingouvernable.

En représailles à l'attaque du 7 octobre, Israël a commencé à pilonner les positions du Hezbollah, avec un tournant décisif en août 2024 caractérisé par des attaques directes contre les bases stratégiques du Hezbollah dans la Bekaa, suivies par un démantèlement progressif de l'organisation. Cette situation a conduit à l'élection du président Aoun en janvier 2025, mettant fin à une vacance institutionnelle de plus de deux ans, aggravée par des crises économiques et politiques profondes. La France et l'Arabie saoudite ont joué un rôle déterminant dans cette nouvelle gouvernance du Liban. Lors de la visite officielle du chef de l’Etat à Beyrouth, en janvier 2025, j'ai personnellement constaté la détermination du président Aoun, de son premier ministre et du peuple libanais en faveur du redressement du pays.

À travers le Liban, se joue actuellement la stabilité et la reconfiguration de tout le Proche-Orient, avec une nouvelle gouvernance en Syrie, un affaiblissement du Hamas et des relations avec l'Iran en pleine mutation.

Mme Brigitte Klinkert, rapporteure. Nous avons assumé, avec mes trois collègues, la responsabilité de conduire cette mission parlementaire au Liban, pays qui se trouve, vous le savez, au cœur de tensions géopolitiques régionales qui n'ont cessé de s'intensifier depuis le 7 octobre 2023, et qui ont connu de nouveaux développements depuis notre déplacement il y a un mois. Je tiens à souligner la qualité du travail commun que nous avons mené sur place et l'esprit transpartisan de responsabilité qui nous a permis de mesurer l'ampleur des défis que traverse ce pays ami, mais également la vitalité de la société libanaise et la pertinence du partenariat franco-libanais.

La relation entre la France et le Liban est ancienne et profonde, comme l'a rappelé le président de notre commission. Elle engage autant notre histoire que notre avenir et repose sur des liens humains, culturels et économiques particulièrement denses, mais également sur une fidélité politique indéfectible. Le président de la République a réaffirmé à plusieurs reprises l'engagement de la France pour la souveraineté, l'unité et la stabilité du Liban, notamment lors de sa visite officielle en janvier dernier. Sa parole est attendue, respectée et très écoutée au Liban et notre mission visait à la traduire en observations concrètes et en recommandations réalistes.

Le Liban traverse actuellement une crise multidimensionnelle – politique, sécuritaire, économique et sociale – d'une intensité exceptionnelle. Cette crise, bien qu’ancienne, atteint aujourd'hui un point de bascule puisqu’en quelques années, le pays a perdu près de 60 % de son produit intérieur brut (PIB), sa monnaie s'est effondrée, ses institutions ont été paralysées pendant plus de deux ans et l'ensemble de sa population a vu son niveau de vie régresser de plusieurs décennies. Dans ce contexte, notre mission a mis en évidence trois enseignements majeurs.

Nous avons tout d’abord constaté que, malgré la gravité de la situation, des leviers d'action existent. Le Liban n'est pas un État failli mais un État en crise profonde, avec des capacités encore actives, à commencer par ses forces armées, qui jouent un rôle central dans la stabilisation du Sud du pays. Certaines réformes, comme la levée du secret bancaire votée en avril dernier, témoignent d'une réelle volonté de reprendre le contrôle des grands équilibres nationaux.

Nous avons ensuite pu observer que les attentes envers la France demeurent très fortes, en tant que puissance de paix et d'équilibre. Nous avons constaté à quel point notre pays est perçu comme un acteur de confiance, respecté pour son engagement constant et sa posture équilibrée. Nous pourrions même parler d'un véritable amour pour la France. Cette confiance nous engage et exige que nous soyons à la hauteur de cette relation singulière, en évitant les deux écueils majeurs que sont le désengagement et l'ingérence.

Nous affirmons enfin que notre rôle doit s'adapter à une réalité en constante évolution. Il ne s'agit pas de reproduire des schémas anciens, mais d'inventer une coopération nouvelle, plus agile, mieux articulée avec la société civile, les collectivités locales et les jeunes générations qui, au Liban comme ailleurs, aspirent à la dignité, à l'emploi et à la transparence.

À cet égard, nous formulons plusieurs recommandations dans notre rapport. Nous préconisons tout d’abord de consolider notre soutien aux forces armées libanaises (FAL), pilier de stabilité et acteur crédible pour une reprise en main progressive du territoire. Nous recommandons ensuite de renforcer notre action dans les secteurs sociaux, particulièrement l'éducation, la santé et l'appui aux collectivités, afin d'éviter un effondrement humanitaire aux conséquences régionales majeures. Nous suggérons également de soutenir les réformes économiques structurelles, y compris en dialoguant avec les partenaires internationaux pour assouplir des conditionnalités parfois excessivement rigides. Nous proposons enfin, point qui me tient particulièrement à cœur, d'accompagner les dynamiques de résilience locales en soutenant les organisations non gouvernementales (ONG), les associations, les maires et les entrepreneurs, sans lesquels aucun avenir démocratique ne sera possible.

Le Liban est un pays qui vacille mais qui ne renonce pas. Il conserve une capacité unique à faire société dans la diversité, à créer, à débattre et à innover. Notre devoir, en tant que parlementaires, consiste à relayer cette complexité, à porter une voix d'équilibre et à veiller à ce que l'action internationale ne sacrifie pas la stabilité au profit d'exigences sécuritaires inatteignables à court terme. Nous avons un rôle déterminant à jouer pour accompagner le Liban dans son redressement et garantir la paix et la stabilité dans la région, en partenariat avec les Libanais eux-mêmes.

Je tiens, pour terminer, à remercier l’administrateur, qui nous a accompagnés et nous a permis de produire un rapport de grande qualité.

M. Pierre Pribetich, rapporteur. Je tiens également à saluer la qualité du travail collectif réalisé et de celui de l'administrateur. Je remercie M. l'ambassadeur et l'ensemble des services qui ont organisé ce déplacement dans le cadre de notre mission.

Le bruit d'un drone au-dessus de l'ambassade de France nous a rapidement rappelé, si nous l'avions oublié, que ce pays n'est pas en paix mais sous surveillance militaire.

Le dimanche 13 avril 1975, les phalangistes attaquaient un bus transportant des Palestiniens vers un camp de réfugiés à Tel al-Zaatar, dans la banlieue de Beyrouth, provoquant le début de la guerre civile libanaise qui a dévasté le pays, notamment durant une première période entre 1975 et 1990, et ancrant durablement un système de gouvernance fondé sur le confessionnalisme. Cette organisation politique, répartissant les postes-clés de l'État entre les communautés religieuses était censée, en institutionnalisant cette répartition confessionnelle du pouvoir, mettre un terme aux hostilités.

Trente-six ans après les accords de Taëf de 1989, notre déplacement nous a confrontés à la réalité saisissante d’un pays qui tient encore debout, vivant, renaissant de ses cendres, malgré une succession de crises depuis 1990, sans oublier cette explosion monstrueuse survenue au sein du port de Beyrouth le 4 août 2020. La résilience de ce peuple, de sa population, la force d'une société civile remarquable, dynamique et entreprenante sont impressionnantes.

De cette plongée dans l'univers de Beyrouth 2025, quels enseignements pouvons-nous tirer ? Certainement la nécessité d'un respect strict du droit international et d'un renforcement des fonctions régaliennes libanaises. Comme nous l'avons constaté sur le terrain, les frappes israéliennes dans le Sud du Liban ont un effet délétère et la cessation des hostilités annoncée en novembre 2024 n'empêche nullement la poursuite quotidienne des bombardements avec leur lot de drames, un lourd tribut payé par les civils. Comble de l'ingérence, une zone de fait occupée par une puissance étrangère, interdite d'accès aux Libanais sur plus de 120 kilomètres, est totalement polluée par l'usage de défoliants. Cette attaque manifeste à la souveraineté du Liban constitue une violation répétée de la résolution 1701 du Conseil de sécurité, qui alimente un cycle sans fin de tensions et contribue à l'érosion du droit international, chaque fois qu'aucune réponse n'est apportée.

La diplomatie française est respectée et doit être écoutée à New York. Elle doit porter une parole claire et ferme sur le respect des résolutions de l'Organisation des Nations unies (ONU), un respect qui ne saurait être à géométrie variable. Sur le plan du droit international, la sécurité d'un pays ne peut être assurée au prix de l'occupation d'un autre, et la stabilité régionale passe avant tout par la fin des logiques d'escalade.

Je souhaite insister sur la place et le rôle des forces armées libanaises. J'ai été choqué par le fait qu'une partie des militaires libanais soit contrainte de travailler comme chauffeurs de taxi ou livreurs de pizza pour financer leur quotidien. Un problème fondamental se pose donc concernant le rôle et le soutien financier à ces forces armées, centrales dans l'organisation du pays, dont le redéploiement au Sud et le professionnalisme doivent être renforcés. Ces éléments constituent un socle essentiel pour la stabilité du pays et leur coopération croissante avec la Force intérimaire des Nations unies au Liban (FINUL) doit être saluée. Nous devons constamment garder à l'esprit ce triptyque : renforcer, soutenir, équiper. Il s’agit de la seule alternative crédible à la prolifération des milices et à la fragmentation sécuritaire auxquelles nous assistons.

Seul un État fort, doté d'une armée capable d'imposer des règles, peut permettre au Liban de sortir de cette situation et de renforcer ses structures régaliennes. Le mandat de la FINUL doit évidemment être maintenu, sans être affaibli ni durci. Nous devons trouver le point eutectique, pour employer un terme technique de chimie qui désigne un point d'équilibre entre phases liquide et solide. La FINUL reste la pierre angulaire de la désescalade, sans avoir vocation à devenir ni une force d'intervention, ni une force d'enquête. La solution réside dans une alliance forte entre les forces armées libanaises et la FINUL, avec la volonté de conforter et de restaurer la souveraineté du pays, étape par étape.

Mon deuxième point concerne la société civile libanaise, force de résilience absolue et démocratique. Alors que les institutions sont sclérosées et en panne, tout comme l'économie avec un système bancaire en ruine, nos rencontres avec les associations, les collectifs citoyens et les ONG de terrain ont révélé l'existence d'un tissu social qui supplée au quotidien l'État défaillant et assure l'accès aux soins, à l'éducation, à l'alimentation, accompagnant les plus vulnérables, tant dans les camps de réfugiés que dans les quartiers populaires. Mais cette mobilisation admirable est aujourd'hui à bout de souffle et a besoin de financements alors que ceux-ci s'amenuisent. La lassitude gagne les militants et les exigences administratives imposées par les bailleurs internationaux deviennent souvent dissuasives, les poussant parfois à l'abandon.

Notre responsabilité en tant que République et pays acteur est de soutenir ces acteurs, non pas en leur imposant de nouvelles conditionnalités irréalistes, mais en leur faisant confiance. L'outil de base consiste sans doute en un fléchage plus direct de notre aide, avec des partenaires de proximité et une reconnaissance institutionnelle de leurs rôles.

Pour conclure, notre diplomatie française doit faire preuve de cohérence. Le Liban ne demande pas l'aumône, mais simplement des partenaires fiables, engagés et sincères, tenant une ligne diplomatique claire et cohérente. Cela vaut pour l'ensemble du monde, mais particulièrement pour ce secteur et notamment pour le soutien au Liban. Le noyau de notre action doit être de défendre le droit international partout, sans deux poids deux mesures, de soutenir l'État et les institutions régaliennes, notamment l'armée. Nous devons les aider à gérer les 1,5 million de Syriens réfugiés au Liban, qui constituent un poids considérable pour la population, et les accompagner avec la volonté de les intégrer et de permettre éventuellement à une grande majorité d'entre eux de retourner dans leur pays. Enfin, nous devons préserver la vocation strictement multilatérale et impartiale de la FINUL et soutenir la société civile sans clientélisme ni ingérence.

La France est attendue, aimée et respectée. Elle est encore écoutée et doit le rester. Nous devons peser de tout notre poids, parler d'une voix autonome, respectueuse de la souveraineté des peuples et des principes, en respectant également la Charte des Nations unies. Le Liban, avec ses dix-huit confessions, n'a pas besoin de leçons mais d'alliés, de soutiens fidèles et soucieux de sa stabilité. Il a besoin de sa dignité et de son avenir.

Mme Alexandra Masson, raporteure. Je tiens à saluer l'esprit de coopération franc et sincère qui a animé cette mission parlementaire au Liban et le remarquable travail d'assistance de notre administrateur sur place.

Notre mission s'est révélée passionnante et, au-delà de nos divergences d'appréciation, nous avons unanimement constaté la gravité de la situation, l'ampleur des défis et la complexité des équilibres libanais. Tout au long de nos rencontres avec les plus hautes autorités libanaises – notamment le président de la République Joseph Aoun, le premier ministre Nawaf Salam, le ministre des affaires étrangères, ainsi que de nombreux parlementaires – il est apparu avec clarté et constance que le Liban souhaite que la France s'implique plus activement pour soutenir sa souveraineté. Cette demande ne relève nullement d'une logique d'assistanat, mais constitue un appel à une solidarité stratégique fondée sur l'histoire commune unissant nos deux nations.

Le Liban fait face à des pressions multiples, tant militaires que politiques, exercées par diverses puissances régionales dont certaines poursuivent des logiques d'ingérence directe. Dans ce contexte, les mécanismes multilatéraux actuels apparaissent, aux yeux de nos interlocuteurs, de plus en plus affaiblis, parfois biaisés et rarement capables de garantir une protection effective de la souveraineté libanaise. Le pays est entré dans une forme d'instabilité prolongée, sans issue claire à court terme, mais conserve à moyen terme de réels espoirs avec des partenaires tels que la France.

Nous avons unanimement reconnu le rôle central que jouent les forces armées libanaises dans un contexte où la présence de la FINUL, bien que sous pression, demeure un facteur de stabilisation essentiel. Je souscris pleinement à l'idée que la souveraineté libanaise doit impérativement être restaurée. Nous avons constaté, comme l'affirment les autorités locales elles-mêmes, que le Hezbollah conserve une capacité de nuisance significative, même s'il a amorcé un retrait partiel du Sud-Liban. Ce statut ambigu, entre acteur politique et force militaire parallèle, bloque toute perspective d'État de droit digne de ce nom.

La France doit continuer à porter les exigences légitimes du Liban, notamment le retrait des dernières forces israéliennes encore présentes dans le Sud, le respect intégral de la résolution 1701 de l'ONU et la prise en compte de la pression migratoire exercée par les réfugiés syriens. Sur ce dernier point, l'inquiétude est particulièrement vive et tous nos interlocuteurs, y compris les plus modérés, nous ont alertés sur la gravité de la situation. 30 % de la population du Liban est aujourd’hui constituée de réfugiés syriens, alors même que les infrastructures sont exsangues et les équilibres communautaires fragiles. Cette situation exerce une pression insupportable sur les finances publiques, l'accès aux services de base, le marché du travail et la cohésion nationale. Elle alimente des tensions sociales et confessionnelles de plus en plus explosives, dans un contexte où l'aide internationale tend à se réduire.

L’aide internationale versée aux réfugiés syriens s'avère parfois contradictoire avec les intérêts des Libanais eux-mêmes. Face à cette réalité, les autorités libanaises appellent à une approche réaliste, visant à organiser un retour progressif, sécurisé et coordonné des réfugiés vers la Syrie, afin de préserver la stabilité intérieure du pays. Cette position, qui me semble légitime et responsable, mérite le soutien de la France. Défendre la souveraineté du Liban implique également de reconnaître que cette crise migratoire ne peut être indéfiniment externalisée sur un État déjà au bord de l'effondrement.

Le rôle de la France ne consiste pas à se substituer au peuple libanais, mais à se tenir résolument à ses côtés dans un Proche-Orient profondément fragmenté. Notre voix reste écoutée et attendue plus que jamais. Elle doit porter avec force les exigences légitimes du Liban qui sont le respect de son intégrité territoriale, le retrait des forces étrangères encore présentes, le soutien aux forces armées libanaises et la reconnaissance de la nécessité d'une réponse durable à la question des réfugiés syriens.

Préserver le Liban aujourd'hui, c'est défendre un État souverain afin que ce pays demeure un partenaire francophone et un bastion de pluralisme. C'est également faire le choix de la stabilité contre le chaos. Je plaide donc pour un changement de cap dans la politique française, qui consisterait à soutenir un retour progressif et encadré des réfugiés vers les zones sécurisées de Syrie dans le cadre de mécanismes multilatéraux de garantie, à refuser toute pression politique ou financière visant à faire du Liban une zone tampon migratoire aux portes de l'Europe et à redonner aux autorités libanaises les moyens de contrôler leur territoire et leurs flux migratoires, sans se heurter systématiquement à des objections idéologiques. Notre devoir, en tant que Français, est d'aider le Liban, pays ami, francophone et francophile, à retrouver pleinement sa souveraineté, à commencer par celle qui passe par ses frontières, ses institutions et sa cohésion nationale.

M. Arnaud Le Gall, rapporteur. Je tiens tout d'abord à remercier les services de l'Assemblée, notamment l’administrateur du secrétariat de la commission sans lequel cette mission n'aurait pu atteindre ses objectifs.

Nous avons effectué ce déplacement dans un moment particulièrement grave pour le Liban et pour l'ensemble du Proche-Orient, un moment qui cristallise toutes les craintes mais qui suscite également un certain nombre d'espoirs.

Le Liban dispose depuis plusieurs mois d'une équipe solide de dirigeants, ce qui constitue une avancée longtemps attendue. Ces responsables apparaissent en capacité d'affronter des défis immenses, mais le Liban ne pourra relever ces défis sans un changement radical d'approche de la communauté internationale.

Le pays fait face à une multiplicité de crises qui s'enchâssent les unes dans les autres. Au début des années 2010, nous assistions à un quasi-processus de révolution citoyenne avec un quart de la population libanaise manifestant dans les rues. Sont ensuite survenues l'explosion catastrophique du port de Beyrouth, la déstabilisation des fondements bancaires et économiques, puis la guerre.

La question centrale au Liban, sans la résolution de laquelle rien d'autre ne pourra être réglé, concerne la situation sécuritaire au Sud et plus largement le rôle joué par Israël. Ce constat est ressorti de l'essentiel des échanges que nous avons eus, y compris ceux que j'ai pu mener en tant que président du groupe d'amitié. Cette fonction m'impose de dialoguer avec l'ensemble des acteurs et, ce qui m'a particulièrement marqué, c'est que par-delà les profondes divergences sur de nombreux sujets entre les différents blocs parlementaires libanais, une convergence de vues existe sur la nécessité impérieuse de voir le droit international respecté et l'intégrité territoriale du Sud-Liban préservée.

Notre rapport évoque la réalité du terrain. Depuis l'automne 2023, le Liban subit des frappes quasi-quotidiennes de l'armée israélienne. On a prétendu qu'il s'agissait d'une guerre contre le Hezbollah mais, et j'assume pleinement mon propos, il s'agit en réalité d'une guerre contre le Liban dans son ensemble. Cela transparaît dans les méthodes employées, dans les discours tenus au plus haut niveau du gouvernement israélien menaçant le Liban de subir le sort de Gaza, et dans le ressenti profond de la population libanaise.

Je tiens à rappeler que, depuis le cessez-le-feu théorique de novembre 2023, plus de 2 000 violations ont été recensées. Le conflit a causé plus de 4 000 victimes libanaises et, depuis septembre 2024, des villages entiers ont été rasés, des habitations détruites au bulldozer ou par l'usage de phosphore blanc, créant un véritable no man's land destiné à empêcher le retour des populations. Une atmosphère de terreur est donc délibérément maintenue au Liban. Les drones évoqués par Pierre Pribetich ne sont pas des appareils qui se contentent de survoler Beyrouth, mais des engins qui volent suffisamment haut pour demeurer invisibles tout en émettant un bruit assourdissant dans une pure logique d'intimidation.

Alors qu’Israël applique au Sud du Liban une politique de la terre brûlée, en violation flagrante des résolutions de l'ONU, notamment la résolution 1701, aucun cessez-le-feu n'est pourtant formalisé ni aucune enquête internationale lancée concernant les bombardements de civils. Aucune investigation n'est menée sur les tirs subis par la FINUL qui, bien que n'ayant pas causé de pertes humaines, constituent des actes symboliquement graves contre une force de l'ONU, manifestement perpétrés par l'armée israélienne. Ce deux poids deux mesures permanent mine la crédibilité de l'ONU dans le pays et affaiblit notre capacité collective à œuvrer pour la paix.

La France doit prendre des engagements plus clairs et plus fermes, et je l'affirme d'autant plus que notre pays compte parmi ceux dont la voix porte encore, ce qui n'est désormais plus nécessairement le cas de tous les pays de la région. Je ne reviendrai pas sur certaines orientations que je considère comme des erreurs diplomatiques majeures ayant affaibli la voix de la France dans la région mais, au Liban, elle conserve encore son influence.

Le Liban constitue l'un des rares pays de la région où la place de la France demeure centrale et nous y disposons de services diplomatiques de grande qualité. Notre ambassadeur accomplit un travail remarquable que je tiens à saluer, se tenant constamment aux côtés des Libanais et jouissant d'une reconnaissance dans les rues de Beyrouth, ce qui n'est assurément pas le cas de tous les ambassadeurs du monde. Notre discours de fermeté s'adresse évidemment au Hezbollah, dont nous ne partageons ni les objectifs, ni les principes, ni la doctrine, mais également à Israël qui agit de fait comme puissance occupante et bafoue les principes du droit international.

Il est en outre impératif de soutenir le renouvellement du mandat de la FINUL, qui joue un rôle essentiel, dans ses termes actuels, sans transformation complète sous pression américaine. Même si elle n'enquête pas, elle observe, et peut ainsi fournir des données indépendantes sur les violations du cessez-le-feu au Sud du Liban, sur les villages rasés et les autres exactions.

Nous devons prioriser nos objectifs, car nous ne construirons pas la paix en exigeant d'un pays affaibli, étranglé économiquement, confronté à une crise migratoire, avec des dizaines de milliers de déplacés internes incapables de regagner leurs villages, et à un effondrement bancaire, qu'il soit le seul à faire des concessions. Cette approche n'est ni moralement acceptable ni réaliste.

Dans ce contexte, le rôle de la France consiste à garantir un minimum de justice dans la région, et non à relayer certains diktats sécuritaires de Washington ou Tel-Aviv. Pour prendre un exemple concret, nous devons, selon moi, dissocier les questions de désarmement des questions de reconstruction et de réformes économiques qui sont actuellement liées dans les négociations internationales, notamment lors des conférences des bailleurs de fonds libanais où tout est conditionné à tout, aboutissant à une paralysie totale.

La question du désarmement est essentielle, puisque les autorités libanaises sont sommées de démanteler l’ensemble des milices du Hezbollah avant toute autre initiative. Pourtant, cette approche est vouée à l’échec car si le désarmement progresse de manière notable, en particulier dans le Sud du Liban, et si l’armée libanaise accomplit ses missions avec un sérieux et une efficacité remarquables, nous atteignons néanmoins un stade où cette armée se voit réduite à un rôle de force de police chargée de neutraliser les milices, sans pour autant disposer des moyens nécessaires pour garantir l’intégrité des frontières nationales, en l’absence, notamment, de capacités aériennes. Toute la subtilité du discours israélien et américain repose sur l’idée que l’armée libanaise doit surpasser le Hezbollah en puissance, mais encore faut-il qu’elle soit en mesure d’assurer la défense des frontières du Liban, ce qui implique de lui fournir les attributs d’une véritable force militaire, et non les seules ressources d’une force de police.

Ce point est déterminant, car demander aux Libanais d’agir autrement revient à leur imposer le pari impossible de désarmer des milices qui, chacun en convient, nuisent à la souveraineté du territoire, tout en leur refusant les moyens de reconstruire une armée capable de défendre l’intégrité du pays. Cette contradiction alimente un risque réel de guerre civile et d’exacerbation des tensions. Si le président de la République libanaise fait preuve d’une extrême prudence, tout en demeurant résolu sur la question du désarmement, c’est précisément parce qu’il a pleinement conscience de ces risques.

Nous devons renoncer à cette logique qui exige l’impossible des autorités libanaises. Même s’il faut évidemment soutenir les réformes structurelles exigées par la population (assainissement du secteur bancaire, restitution des dépôts, justice fiscale), aucune avancée significative ne pourra se produire tant que l’obsession sécuritaire primera sur toutes les autres priorités.

Nous devons par ailleurs agir sans nous soumettre systématiquement aux injonctions du Fonds monétaire international (FMI) ou de certains bailleurs du Golfe. Autrement dit, il est profondément injuste que le peuple libanais paie les conséquences des fautes commises par une minorité de dirigeants, notamment dans le secteur économique. Ce peuple a déjà payé un lourd tribut, puisque plus de 70 milliards de dollars se sont évaporés. Aujourd’hui, les Libanais ne peuvent retirer que des sommes dérisoires de leurs comptes bancaires et ceux qui n’ont pas eu les moyens de placer leur argent à l’étranger en dollars sont totalement ruinés. Le salaire d’un officier de l’armée libanaise est passé de 3 000 ou 4 000 dollars à seulement 250 dollars, et je ne parle même pas de la situation des simples soldats, contraints d’exercer un second métier pour survivre.

Tout démontre pourtant que l’armée libanaise reste consciente de sa mission, disciplinée et professionnelle. Ce constat est confirmé par les témoignages recueillis et les observations de terrain, notamment lors de la chute du régime de Bachar al-Assad : face aux milices qui descendaient rapidement vers Damas, et à la crainte qu’elles n’atteignent le territoire libanais, l’armée s’est repositionnée en deux jours pour défendre la frontière Nord, mobilisant des hommes qui, la veille encore, conduisaient des taxis. Cette réactivité témoigne d’un véritable professionnalisme et d’une capacité d’action réelle.

Je souhaite enfin, à la lumière de nos échanges, saluer la société civile libanaise et la nation dans son ensemble. Le Liban est trop souvent réduit à une mosaïque de communautés, alors que la réalité est bien plus complexe, intégrant également des dynamiques familiales. J’affirme qu’il existe une véritable nation libanaise qui, au-delà des différends et oppositions internes, se conçoit comme une entité unifiée. Il existe un peuple libanais qui n’a pas besoin de pitié, mais de partenaires honnêtes et solidaires. La France doit être en première ligne pour promouvoir une paix juste et durable au Liban.

M. le président Bruno Fuchs. Je tiens tout d’abord à saluer l'excellent esprit qui a caractérisé cette mission composée de membres issus de quatre groupes parlementaires différents. Le travail collaboratif que vous avez mené incarne parfaitement l'esprit que je souhaite insuffler à notre commission depuis plusieurs mois. Cette cohésion est d'autant plus importante sur le terrain, non seulement pour notre fonctionnement interne mais également pour l'image que nous projetons et l'efficacité de nos échanges avec nos interlocuteurs.

J'aimerais obtenir davantage d'informations sur la nature des échanges que vous avez conduits. Vous nous avez présenté de nombreuses analyses politiques et géopolitiques, mais pourriez-vous nous préciser comment ces analyses ont été nourries par vos rencontres ? Nous savons que vous avez rencontré un large spectre d'interlocuteurs, du président de la République jusqu'aux représentants de la société civile.

Vous avez évoqué des points de convergence entre différentes formations politiques libanaises. Pourriez-vous nous décrire la façon dont les parlementaires libanais perçoivent la situation actuelle ?

Enfin, quel rôle les parlementaires, notamment libanais, peuvent-ils jouer dans la durée pour relever les défis actuels et concrétiser les propositions que vous avez formulées ?

Mme Brigitte Klinkert, rapporteure. Les parlementaires que nous sommes ont bénéficié d'un accueil remarquable de la part de l'ensemble de nos interlocuteurs. Nous avons clairement perçu une attente considérable vis-à-vis de la France, mais également concernant le message et l'influence que nous pouvons porter ici, d'abord au sein de la commission des affaires étrangères, puis auprès du gouvernement français.

Comme cela a été mentionné, nous avons participé à des rencontres au plus haut niveau de l'État, notamment avec le président de la République libanaise, avec lequel nous avons pu échanger pendant une durée significative, ainsi qu'avec le premier ministre. Nous avons également rencontré les représentants français présents sur place. Nous avons par exemple tenu une réunion avec l’Institut français du Proche-Orient (IFPO) et l'ensemble des acteurs qui œuvrent à la promotion de la culture et de la langue françaises dans l'éducation libanaise. Tous ces rendez-vous attestent de l'intérêt manifeste des autorités libanaises.

Je souhaite également souligner nos échanges avec les représentants de la société civile, car c'est peut-être auprès d'eux que nous avons ressenti les attentes les plus fortes vis-à-vis de notre délégation et de la France.

M. le président Bruno Fuchs. Lors de ma visite au Liban en janvier 2025, j’ai rencontré une quinzaine de parlementaires issus de différentes formations politiques, parmi lesquels mon homologue, le président de la commission des affaires étrangères. Ce qui m’avait alors particulièrement frappé, c’était leur reconnaissance unanime du fait qu’après avoir passé trop de temps à se quereller, il était désormais temps de tourner la page des divisions pour travailler ensemble à l’édification d’un nouveau Liban. Cet esprit de collaboration est-il toujours présent ? Quelles sont les actions concrètes que nous, parlementaires français, pouvons mener dans la durée pour soutenir et concrétiser les propositions que vous avez formulées ?

Mme Alexandra Masson, rapporteure. Je partagerai une réponse personnelle concernant nos contacts avec nos homologues parlementaires, qui se sont révélés particulièrement enrichissants. Nous avons rencontré des représentants de toutes tendances politiques confondues, et j'ai été frappée par leur unité dans leur mode de communication à notre égard. Une véritable cohésion se dégageait quant à leur volonté de collaborer avec leurs collègues. Cette unité était manifeste malgré leurs appartenances à des courants politiques parfois diamétralement opposés, similaires à nos propres clivages. Ils s'exprimaient pourtant à l'unisson concernant leurs attentes envers la France.

Quant à nos rapports futurs avec eux, je prendrai l'exemple concret de la conférence des Nations unies sur l’océan (UNOC). J'ai revu de nombreux parlementaires libanais dix jours après notre mission, venus participer à cet événement. Ayant échangé nos coordonnées personnelles, ils m'ont clairement manifesté leur volonté de travailler en partenariat sur des sujets thématiques précis. Ils sont convaincus que nous pouvons leur apporter des compétences spécifiques, tout en reconnaissant que nos modes de fonctionnement diffèrent. Cette volonté de maintenir des liens étroits et de bénéficier de notre soutien était manifeste.

Un dernier exemple concret concerne ma rencontre avec la ministre de l'environnement, ancienne chercheuse au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), également présente à l'UNOC. Nous avions préalablement mené un travail de sensibilisation auprès d'elle, ce qui a finalement conduit à l'envoi de l'accord international pour la protection de la haute mer et de la biodiversité marine (Marine Biodiversity of Areas Beyond National Jurisdiction ou BBNJ). Voilà une illustration parfaite d'une coopération efficace sur un sujet où ils n'étaient pas initialement pleinement engagés. Nous avions transmis plusieurs notes à ce sujet – je remercie d'ailleurs les administrateurs du secrétariat de la commission pour leur appui – et, lors de notre rencontre, la ministre s'est montrée particulièrement satisfaite de notre insistance sur ce dossier.

Je suis convaincue que nous pouvons développer un véritable travail commun avec eux sur diverses thématiques spécifiques, au-delà des problématiques principales que nous avons évoquées.

M. Pierre Pribetich, rapporteur. Concernant la relation avec nos collègues parlementaires, j'ai été particulièrement marqué par certains détails qui, bien qu'anecdotiques en apparence, reflètent parfaitement l'état d'esprit et la situation actuels.

Le premier constat est que le quartier parlementaire est entièrement bouclé. Un second élément mérite d’être souligné car, contrairement à ce que l’on pourrait appeler un simple exercice de courtoisie, nous avons entendu des propos francs et directs émanant de parlementaires qui connaissent parfaitement la France, certains y exerçant même une activité professionnelle. Ce qui frappe davantage encore, c’est la détermination des représentants de différentes sensibilités politiques à exprimer sans détour leurs ressentis et leur volonté d’avancer.

Il est utile de rappeler que le président du Parlement, Nabih Berri, âgé de 87 ans, occupe cette fonction depuis 1992, ce qui témoigne d’une longévité remarquable, malgré les nombreuses crises traversées, et constitue une situation qui pourrait, peut-être, inspirer certains d’entre nous.

Je perçois une volonté sincère de voir la France s’impliquer concrètement dans le soutien à la reconstruction et au développement du Liban. Nos interlocuteurs, qui attendent davantage qu’un simple discours, souhaitent une présence française tangible, qui les aide à surmonter les blocages actuels, en particulier ceux issus des accords de Taëf et de la répartition contraignante des pouvoirs qui en découle. Ils aspirent à pouvoir progresser et rebondir.

Nous sommes clairement confrontés à une demande appuyée de soutien de la part de nos homologues parlementaires, qui souhaitent que nous les accompagnions dans cette démarche en respectant leur indépendance, tout en maintenant une présence active et un appui. J’ai ressenti cette attente avec une intensité que j’ai rarement rencontrée lors d’autres missions parlementaires

M. Arnaud Le Gall, rapporteur. Une véritable demande émane effectivement des parlementaires libanais. Ce qui m'a particulièrement frappé contredit cette description d'un pays où les citoyens ne dialogueraient plus, incapable de surmonter les fractures historiques. Il existe bel et bien une nation libanaise, ce que reflète également le Parlement.

Les fins connaisseurs du pays rappellent souvent que même durant la guerre civile, le dialogue n’a jamais totalement cessé. Contrairement à d’autres contextes marqués par un cloisonnement complet, le Liban a toujours conservé une forme d’échange. Aujourd’hui encore, une dynamique collective de reconstruction est à l’œuvre, les parlementaires ayant une perception claire de l’état du pays et des attentes de la population. Si le quartier parlementaire demeure bouclé, ce n’est pas uniquement en raison de la situation sécuritaire liée à Israël. Ce bouclage répondait, à l’origine, aux manifestations populaires qui visaient notamment le Parlement. Il existe donc une pression populaire bien réelle. Je n’irai pas plus loin sur ce sujet, qu’il convient de considérer comme une affaire interne au Liban, tout en gardant cet élément à l’esprit.

Une volonté unanime s’exprime par ailleurs en faveur du respect de la souveraineté libanaise et, même si des nuances subsistent quant à l’ordre de priorité des objectifs, un consensus général émerge néanmoins pour rejeter fermement la situation actuelle, marquée par une violation constante de cette souveraineté.

S’agissant des autres rencontres, leur niveau atteste de l’importance accordée à notre mission, dans la mesure où nous avons été reçus par le président de la République. Bien que mon rôle ne consiste pas à commenter les propos des différents responsables institutionnels libanais rencontrés, j’ai toutefois été frappé par l’intelligence et la sérénité du président, qui saisit parfaitement l’ensemble des enjeux dans un contexte d’une grande complexité. Il parvient à expliquer clairement à ses interlocuteurs étrangers, en particulier américains et français, la nécessité d’adapter le calendrier aux réalités locales afin d’éviter un retour à des logiques potentiellement dangereuses. Le premier ministre, quant à lui, adopte une autre approche du temps, son mandat étant potentiellement plus court du fait des élections législatives prévues l’an prochain. Il souhaite avancer plus rapidement et ne traite pas exactement les mêmes dossiers.

Les représentants de la société civile que nous avons rencontrés tiennent, malgré la diversité de leurs origines sociales, des discours largement convergents sur les principaux enjeux. Contrairement aux idées reçues selon lesquelles ils seraient incapables de se comprendre ou de dialoguer, notre expérience démontre précisément le contraire.

À titre personnel, j’ai rencontré des membres d’une organisation humanitaire spécialisée dans la médiation, qui œuvrent discrètement pour organiser des pourparlers entre des parties en opposition dans l’objectif d’ouvrir la voie à des négociations publiques. Ces acteurs, qui entretiennent des relations étroites avec certaines puissances extérieures qui jouent un rôle déterminant au Liban, m’ont fait part d’un changement notable dans la manière dont les pays du Golfe abordent désormais la question libanaise. L’Arabie saoudite occupe à cet égard une position centrale. L’effondrement du tourisme saoudien constitue un enjeu économique crucial pour le Liban. Alors que l’on analysait auparavant toute la situation à travers le seul prisme du Hezbollah et de l’Iran, cette lecture n’est plus dominante. Les pays du Golfe ont compris que l’attitude du gouvernement israélien rend toute paix régionale impossible, et en tirent désormais les mêmes conclusions pour le Liban.

M. le président Bruno Fuchs. Dans le cadre des actions menées par la diplomatie parlementaire, je vous invite à identifier deux ou trois programmes concrets sur lesquels nous pourrions nous engager durablement avec nos partenaires, au-delà de simples missions d’observation.

M. Frédéric Petit (Dem). Je tiens d'abord à saluer cette mission et l'esprit que vous avez tous les quatre confirmé, qui transparaît remarquablement dans votre rapport. La présentation de votre communication m'a profondément satisfait, me rappelant les motivations essentielles qui m'ont conduit à accepter ce mandat parlementaire.

Je souhaite formuler deux types d'observations et vous adresser une question absente de votre rapport. Vous avez largement évoqué la dimension culturelle. Exerçant la fonction de rapporteur pour la diplomatie culturelle, je me suis rendu plusieurs fois au Liban dans ce cadre et ai toujours considéré que ce pays occupait une position offensive et non défensive dans ce secteur. Dans notre politique culturelle, le Liban représente un atout extraordinaire. Je l'avais qualifié en 2018 dans mon rapport de véritable hub de notre diplomatie culturelle au Moyen-Orient. Nous évoquons fréquemment l’IFPO, dont le siège se situe précisément au Liban. Ses équipes interviennent à Erbil, à Palmyre et sur d’autres sites. Vous avez mentionné leur présence à l’UNOC, ce qui ne surprend aucunement tant ces professionnels se distinguent par leur dynamisme.

Quelques remarques concrètes méritent toutefois d’être formulées au sujet de la coopération culturelle. Le Liban est le pays qui compte le plus grand nombre de lycées français à l’étranger, tout en recevant une subvention particulièrement modeste. Ces établissements ont certes bénéficié d’une aide ponctuelle pendant les périodes de crise, mais leur dotation habituelle demeure très faible. Je rappelle qu’ils regroupent environ cinquante établissements homologués, accueillant quelque 50 000 élèves au sein du système français, ce qui place le Liban en tête dans ce domaine. Il s’agit d’une véritable coopération, dans la mesure où le nombre de fonctionnaires français détachés y reste extrêmement limité.

Le programme Nafas marque une transition concernant la question des visas, ayant permis à la France d'accueillir des artistes qui ne pouvaient plus créer dans leur pays. Nous leur avons ainsi offert, durant six mois, un espace de respiration en France. La diplomatie culturelle, tout comme la diplomatie d’influence, s’exerce également sur notre sol à travers la politique des visas, qui constitue un enjeu majeur sur lequel je travaille actuellement afin de formuler des propositions concrètes. Nous sommes cependant souvent nos propres adversaires, car nous échouons à distinguer les situations particulières, notamment lorsqu’il s’agit de chercheurs ou d’artistes participant à notre diplomatie, auxquels nous opposons le fait qu’ils se sont déjà rendus dans l’espace Schengen l’année précédente.

S’agissant de ma question, je souhaitais approfondir la réflexion sur la notion de zones grises et de frontières, ainsi que sur l’impuissance ponctuelle des forces internationales. Ma circonscription comprend les Balkans et l’Ukraine, deux régions où ces problématiques sont particulièrement sensibles. Nous sommes confrontés à un conflit dans lequel la voix de la France, que nous nous efforçons de porter, se trouve aujourd’hui contestée par les empires ou les théocraties. Cette analyse peut d’ailleurs s’appliquer de façon quasiment identique à plusieurs régions du monde évoquées dans votre rapport.

Ma question porte plus spécifiquement sur les forces libanaises, sur lesquelles vos observations sont particulièrement pertinentes. Je ne peux m’empêcher d’établir un parallèle avec l’aide apportée à l’Ukraine, en affirmant que soutenir une nation dans sa capacité à se défendre et à rétablir son autorité ne relève pas nécessairement d’un acte de guerre. Votre rapport saisit avec justesse la nature des forces libanaises, qui apparaissent désormais moins confessionnelles et davantage structurées autour d’une conception citoyenne.

Je souhaiterais donc savoir si vous confirmez cette analyse, en tenant compte du fait que votre délégation n’a pas eu de contact direct avec ces forces. Par ailleurs, concernant leur neutralité politique, il me semble utile de rappeler qu’historiquement, dans les périodes de guerre, les forces armées libanaises étaient relativement engagées sur le plan politique. Cette dimension est-elle toujours d’actualité aujourd’hui ? Ces forces sont-elles encore perçues comme politiquement marquées ou bien ont-elles atteint une véritable neutralité politique, qui viendrait s’ajouter à leur caractère laïc ?

M. Arnaud Le Gall, rapporteur. Sur la question des visas, je partage entièrement votre analyse. Nous plaidons depuis longtemps pour un retour du ministère des affaires étrangères en première ligne dans l'attribution des visas, car le système actuel est défaillant. La hiérarchie décisionnelle s'avère complètement renversée, puisque le ministère ne dispose plus d'aucun pouvoir sur ces questions, conduisant à des situations absurdes où des personnes officiellement invitées par la France se voient refuser leur visa, au Liban comme ailleurs.

Concernant les zones grises, cette notion ne découle généralement pas du droit mais relève d'états de fait. L'établissement d'une zone tampon officielle entre le Liban et Israël devrait procéder d'une décision bilatérale des deux États, et non de l'initiative unilatérale d'un État créant un no man's land sur plusieurs kilomètres où tout est détruit, notamment les terres agricoles. La population libanaise, majoritairement rurale et paysanne dans le Sud, dépend de ces terres pour sa subsistance. Le Liban est un pays fertile, ce qui explique sa convoitise historique, particulièrement dans cette région, et ces actions s'exercent en totale illégalité.

S’agissant de l’armée et de la nation libanaises, on constate effectivement une forme de laïcité, souvent désignée localement par l’expression « état civil ». L’armée libanaise joue historiquement un rôle essentiel, précisément parce qu’elle constitue l’un des rares corps de l’État à fonctionner en dehors des clivages confessionnels. C’est dans cette singularité que réside sa grande force. Aujourd’hui, les unités militaires sont véritablement mixtes, ce qui fait de cette institution l’une des rares à échapper à la logique confessionnelle.

Dans un pays en guerre, il est naturel que les chefs militaires jouent un rôle central. La tradition libanaise qui veut que les présidents soient issus des forces armées ne doit pas être jugée problématique, contrairement à ce que l’on pourrait penser dans d’autres contextes nationaux. Ces présidents agissent en garants de l’unité nationale, sans jamais outrepasser leurs prérogatives. On n’observe ni coups de force ni volonté manifeste de se maintenir au pouvoir au‑delà de la durée fixée par la Constitution. Ils incarnent un pôle de stabilité, même si tout le reste demeure à bâtir.

En conclusion, la FINUL ne saurait être qualifiée d’impuissante, contrairement à certaines perceptions. Elle joue une fonction essentielle, bien que l’affaiblissement du droit international et la perte de crédibilité de l’ONU dans la région suscitent parfois des réactions ironiques à son égard, y compris au sein de la société libanaise. Les événements survenus en septembre 2024 viennent rappeler son rôle déterminant. Au moment du début de l’invasion israélienne dans le Sud, des tirs délibérés ont visé les bases de la FINUL, sans faire de victimes. Lorsque l’état-major a annoncé qu’il maintiendrait ses positions, les forces israéliennes ont immédiatement cessé leurs attaques, révélant ainsi que leur objectif initial consistait à provoquer le retrait de la FINUL. Le maintien de cette dernière sur place confirme l’importance stratégique de sa présence.

Mme Brigitte Klinkert, rapporteure. La coopération culturelle constitue effectivement un élément fondamental pour le Liban, la présence française agissant comme un rempart contre l'isolement intellectuel pour la jeunesse libanaise, confrontée également à un phénomène d'exode. Elle représente un vecteur de lien particulièrement puissant avec l'Europe, revêtant ainsi une importance capitale.

Je partage entièrement l'analyse d'Arnaud Le Gall concernant la question des visas. J'ai d'ailleurs, lors d'une rencontre avec le cabinet du ministre de l'intérieur, spécifiquement souligné la nécessité de réviser cette politique à l'égard des ressortissants libanais.

Concernant les forces armées libanaises, elles s'avèrent essentielles pour rééquilibrer le pays et briser le monopole des armes détenu par le Hezbollah, qui refuse de désarmer, tandis que des négociations se poursuivent avec les Américains pour réduire son influence. L'objectif consiste à faire des FAL des forces véritablement neutres, au service d'un État multiconfessionnel. Un émissaire américain se trouve actuellement au Liban pour traiter spécifiquement la question du désarmement du Hezbollah.

Mme Alexandra Masson, rapporteure. La question des écoles constitue un point extrêmement important auquel tous les Libanais demeurent profondément attachés. Il est impératif de maintenir ces établissements et de poursuivre notre soutien, car les écoles anglo-saxonnes et américaines gagnent du terrain. Même si la proportion de Libanais francophones a nettement diminué par rapport à la situation d'il y a vingt ans, le maintien de notre culture et de notre langue au Liban représente un enjeu stratégique majeur pour la France. Nous ne devons absolument pas relâcher nos efforts dans ce domaine, d'autant que les Libanais expriment une réelle demande de soutien aux écoles françaises, conscients de l'érosion progressive de l'influence francophone face à la concurrence anglophone.

M. Pierre Pribetich, rapporteur. Je partage entièrement l'analyse de mes deux collègues concernant la politique des visas et appelle le ministère des affaires étrangères à reprendre la main sur cette question. Je tiens à ce que nous mettions particulièrement l'accent sur ce point, car cette prérogative, qui relève de notre diplomatie, ne peut relever exclusivement du ministère de l'intérieur.

Je constate ensuite que nous passons trop rapidement sur le fait que le Liban accueille 1,5 million de réfugiés syriens, ce qui représente 26 % de sa population totale de 5,733 millions d'habitants. Pour mettre cette situation en perspective, cela équivaudrait à accueillir 17,66 millions de réfugiés en France. Cette situation engendre des défis colossaux sur les plans économique, politique et sociétal, et il est donc essentiel d'accompagner la volonté libanaise de régulariser cette situation.

S'agissant enfin des forces armées libanaises, je suis convaincu que le désarmement effectif des milices, notamment du Hezbollah, passe nécessairement par le renforcement de l'armée nationale libanaise. Bien que professionnelle, celle‑ci doit évoluer d'un statut intermittent à une force permanente et pleinement opérationnelle. Cette transformation constitue l'un des facteurs essentiels, parmi d'autres, d'une solution qui demeure multifactorielle et complexe.

M. le président Bruno Fuchs. Je vous rappelle, concernant la question des visas, que le rapport que j'ai rédigé en 2023 avec Michèle Tabarot sur le renouveau des relations entre l’Afrique et la France préconisait clairement l'instauration d'une double compétence en la matière. Nous demandions, dans un premier temps et par souci de réalisme, que le ministère des affaires étrangères revienne au moins en cogestion sur ce dossier. Cette recommandation n'a malheureusement pas encore été suivie d'effet. Nous constatons quotidiennement des refus de visas opposés à des ressortissants de certains pays qui entretiennent pourtant des relations anciennes et riches avec la France.

Quant aux réfugiés syriens, il faut préciser que 70 % d'entre eux vivent dans des conditions extrêmement précaires et ne contribuent donc pas au développement économique du pays dans ces conditions.

Mme Nadège Abomangoli (LFI-NFP). Je tiens à vous remercier pour votre rapport de mission particulièrement riche. Vous avez remarquablement réussi à nous transmettre la substance de vos échanges. Comme vous l'affirmez avec justesse, le Liban se trouve effectivement à la croisée des chemins. Menacé au Sud par son voisin israélien, qui poursuit sa guerre génocidaire à Gaza, bombardé jusqu'au cœur même de sa capitale, le Liban fait preuve d'une résilience que la France a tout intérêt à soutenir activement. C'est précisément ce que vous avez démontré dans chacune de vos interventions sur les différentes thématiques abordées. La présence diplomatique française dans la région est également essentielle. Je pense notamment au renforcement des canaux diplomatiques avec la Syrie, qui témoigne d'une volonté réelle de la France de maintenir son engagement dans la région et même de revitaliser nos partenariats.

Je m'interroge en revanche, depuis le début, sur le silence global qui règne concernant les exactions attribuées aux nouveaux dirigeants syriens issus de mouvements djihadistes violents. Cette situation paraît contradictoire avec l'argument fréquemment avancé par Israël pour justifier ses comportements bellicistes au nom de sa sécurité. Manifestement, ces préoccupations ne semblent pas s'appliquer à la Syrie sous sa gouvernance actuelle. En tant qu'Insoumis, nous considérons que le non-alignement et le respect scrupuleux du droit international constituent des principes fondamentaux. C'est pourquoi nous adhérons particulièrement à votre proposition visant à ce que la France agisse pour que le Liban recouvre pleinement sa souveraineté, avec toutes ses composantes, y compris militaire. La coopération militaire française avec le Liban, notamment dans le domaine de la formation, est effectivement essentielle, tout comme une coopération s'inscrivant dans un cadre multilatéral pour la gestion de la crise des réfugiés syriens, qui constitue une urgence absolue.

Ma question est la suivante : quel est actuellement l'état des relations entre la Syrie et le Liban, et quelles peuvent être les conséquences de ces relations sur l'action d'Israël dans la région ?

M. Arnaud Le Gall, rapporteur. Je souhaite d’abord apporter une légère nuance dans l'expression utilisée. Pour ma part, je n'ai pas entendu dire, au Liban, que le Hezbollah refusait de rendre ses armes. La problématique concerne principalement les armes lourdes et les caches d'armes situées dans la partie Nord du pays. En revanche, dans la partie Sud, qui constitue la zone la plus sensible, le taux de désarmement est aujourd’hui estimé à plus de 80 %. Cette évolution traduit une acceptation de fait car, si le Hezbollah n'avait pas consenti à ce désarmement, les forces armées libanaises n'auraient pas pu le conduire sans le moindre accrochage. Il existe effectivement un discours selon lequel l'armée libanaise ne conserve pas pour elle-même les armes récupérées auprès du Hezbollah. Dans la plupart des cas, elle les détruit car elles seraient incompatibles avec son armement existant. Par conséquent, lorsque des armes lourdes sont récupérées du Hezbollah, elles ne sont même pas intégrées à l'arsenal de l'armée libanaise, alors même que celle-ci manque précisément d'armes lourdes et d'une force aérienne.

Nous revenons en définitive à la question centrale, qui consiste à déterminer jusqu’où il est possible d’aller sans obtenir la moindre garantie quant au respect des frontières au Sud. Ce que nous exigeons des Libanais revient en réalité à leur faire prendre un pari considérable. Cela reviendrait, pour nous, à accepter que des milices existent sur notre sol et à demander à notre armée nationale de les désarmer, sans qu’elle soit pour autant autorisée à défendre le territoire en cas d’agression extérieure. Même si cette exigence n’est pas formulée de manière explicite, elle est bel et bien présente dans des négociations profondément déséquilibrées.

Concernant la Syrie, je crois qu'un pari est en cours, qu’il ne faut pas interpréter sous un prisme purement idéologique, comme si les diplomaties occidentales étaient conciliantes envers des islamistes après avoir été intransigeantes avec Bachar al-Assad. Je précise que ce n'est pas ce que vous avez dit personnellement, mais c'est une lecture que l'on trouve dans certains segments de l'opinion et dans certains médias. Le pari consiste plutôt à miser sur la stabilité et sur le rétablissement du monopole de la force par le régime syrien, qui actuellement ne maîtrise pas certaines de ses milices, ce qui constitue un problème majeur.

S’agissant des relations entre le Liban et la Syrie, elles ont repris dans un contexte marqué par des défis communs, au sein duquel l’influence d’autres acteurs régionaux joue un rôle déterminant. Aucune avancée significative ne pourra être envisagée sans une implication active de l’Arabie saoudite dans ces deux pays. Aujourd’hui, les Libanais expriment une vive inquiétude face au développement, sans doute pour des raisons essentiellement économiques, de relations approfondies entre l’Arabie saoudite et la Syrie, sous l’égide des États‑Unis, alors que les initiatives à l’égard du Liban demeurent bien plus limitées.

Le Liban apparaît sans doute comme le pays où les effets du « deux poids deux mesures » se manifestent de la façon la plus flagrante. Il s’agit d’un pays qui conjugue, de manière paradoxale, une critique appuyée de l’application à géométrie variable du droit international et une attente très forte vis-à-vis de la communauté internationale. Le Liban n’est pas un pays résigné mais un pays où, tout en dénonçant la sélectivité du droit international, on continue de croire profondément en la nécessité de son respect.

M. Karim Ben Cheikh (EcoS). Je ne partage pas votre analyse au sujet de l'accord de Taëf, que vous avez évoqué comme étant à l'origine de la répartition confessionnelle. Le pacte national qui établit la répartition confessionnelle date de 1943, tandis que l'accord de Taëf, qui est bien postérieur, rééquilibre certes les pouvoirs entre musulmans et chrétiens, mais place surtout le Liban sous contrôle syrien. C'est là sa véritable problématique.

Il convient de rappeler que le pacte de 1943 a été conclu avant même l'indépendance du Liban, sous mandat français. Nous avons donc nous-mêmes participé à la construction de ce système confessionnel, puis contribué à le réaffirmer lors des accords de Taëf. La difficulté majeure de ces accords réside dans l'organisation délibérée de la faiblesse de l'État. En affaiblissant la présidence chrétienne au profit du président du conseil des ministres sunnites sous prétexte de rééquilibrer les pouvoirs, nous avons poursuivi l'affaiblissement structurel de l'État libanais.

Vos interlocuteurs ont-ils évoqué cet affaiblissement organisé de l'État ? Il me semble en effet que, derrière cette fragilisation, se cache l'incapacité de l'État à assurer un minimum d'égalité sociale et à garantir des droits sociaux fondamentaux au Liban. Ces missions sont donc assumées par les confessions et leurs leaders respectifs, créant ainsi un désengagement étatique. Historiquement, nous observons une répartition, voire une prédation du budget de l'État au profit des différentes confessions, celles-ci devenant des intermédiaires chargés de redistribuer une part du budget à leur propre électorat confessionnel.

Vous avez justement souligné l'importance de poursuivre notre accompagnement des dynamiques dans les secteurs sociaux. Cette approche est effectivement essentielle pour reprendre l'initiative face au système confessionnel. La restauration de l'État par l'instauration de véritables droits sociaux a-t-elle été abordée lors de vos entretiens ? Vous a-t-on parlé du fait que chaque grand conflit libanais a été précédé de révoltes sociales ? Avant la guerre de 1975, le pays a connu les soulèvements sociaux des années 1970. Même la guerre de la montagne de 1860 fut précédée par les révoltes sociales dès 1858. Systématiquement, la réponse apportée a consisté à renforcer le pouvoir des confessions et à attiser les clivages interconfessionnels plutôt que de répondre aux revendications sociales légitimes. Les soulèvements libanais de 2019, de nature fondamentalement sociale, n'ont reçu aucune réponse satisfaisante. Existe-t-il des perspectives et des moyens de répondre à cette question sociale, sur laquelle s'est bâti le Hezbollah ainsi que d'autres formations politiques au Liban ?

M. Frédéric Petit (Dem). S’agissant des zones grises et de la question de l’impuissance, je souscris pleinement à l’analyse développée par Arnaud Le Gall. À mes yeux, la zone grise constitue l’exact opposé de ce que représente un point d’équilibre international. Nous sommes confrontés au Donbass, depuis 2014, à une situation de zone grise, particulièrement propice au déclenchement de conflits. Ce type de configuration profite systématiquement aux régimes autocratiques ou théocratiques. Concernant l’impuissance, mon propos portait sur les forces internationales, au Liban comme ailleurs, qui illustrent précisément l’affaiblissement du pouvoir politique interne.

Sur la question des visas, j’ai d’ores et déjà transmis au ministre une proposition de fond. Bien que techniquement complexe, ce sujet me semble devoir être traité avec la volonté de préserver certains dispositifs et de lever le blocage qui entrave actuellement notre diplomatie, en raison des tensions persistantes entre le ministère de l’intérieur et celui de des affaires étrangères. Il est essentiel d’aider ce dernier à mobiliser les outils adaptés pour sortir de cette impasse. Je présenterai prochainement cette proposition de manière concrète.

M. Karim Ben Cheikh (EcoS). Dans le prolongement de vos observations sur les visas, je souhaite apporter une précision concernant cette situation problématique, qui demeure relativement récente puisqu’elle trouve son origine dans la réforme ayant transféré la gestion des visas de court séjour au ministère de l’intérieur. Pour ma part, je défends depuis longtemps, aux côtés de plusieurs collègues, une répartition des compétences plus cohérente avec les missions respectives de chaque ministère.

Il serait en effet logique que les questions de mobilité et les visas de court séjour relèvent du ministère des affaires étrangères, tandis que les visas de long séjour continueraient à dépendre du ministère de l’intérieur, conformément aux domaines de compétence habituels. Or depuis ce transfert, le visa de court séjour, qui devrait constituer un outil de mobilité, est traité avant tout selon des considérations liées au séjour.

M. Pierre Pribetich, rapporteur. L'expertise professionnelle de notre collègue sur le Liban est reconnue. Nous n'avons pas eu la prétention d'approfondir tous les aspects historiques et, si j'ai mentionné l'accord de Taëf, c'est principalement pour sa dimension confessionnelle. Comme vous l’avez justement rappelé, cette organisation prévalait depuis bien plus longtemps.

Ce qui a été particulièrement souligné lors de nos entretiens, c'est la gravité de la crise bancaire. Vous évoquiez les crises sociales précédant les conflits majeurs et, actuellement, l'inflation atteignant 250 %, la perte de solvabilité et les inquiétudes découlant de cette crise bancaire constituent un facteur déstabilisant majeur pour la cohésion sociale. Plus qu'un État à renforcer, nos interlocuteurs ont insisté sur l'urgence de répondre à ces difficultés économiques catastrophiques qui préoccupent profondément la population libanaise.

M. Michel Guiniot (RN). Vous avez indiqué que l'aide internationale destinée aux réfugiés syriens entre parfois en contradiction avec les intérêts des Libanais eux-mêmes. Estimez-vous nécessaire de modifier notre approche concernant cette assistance aux populations concernées ? Avez-vous constaté, lors de votre déplacement, que des puissances étrangères continuent d'interférer dans le processus de stabilisation régionale ?

Mme Brigitte Klinkert, rapporteure. Il faut comprendre qu'un désarmement forcé et précipité du Hezbollah réactiverait des milices dormantes dans certains quartiers chrétiens et sunnites. Ces milices sont alimentées à la fois par la crainte de l'affaiblissement du Hezbollah, perçu comme un acteur stabilisateur, et par des discours de revanche politique. Les élections municipales d'avril dernier démontrent clairement le retour de figures communautaires, tandis que les rares tentatives de listes pluriconfessionnelles ont été marginalisées.

L’importance et l’action sur le terrain de l'Agence française de développement (AFD) sont par ailleurs considérables, comme le détaille en partie notre rapport. Sur le dossier des réfugiés syriens, la France doit poursuivre ses efforts pour faciliter une sortie de crise en aidant et en accompagnant le Liban dans ses négociations avec la Syrie, dans un cadre sécurisé et multilatéral, respectueux du droit international et en plaidant pour un partage plus équitable de la charge migratoire.

Mme Alexandra Masson, rapporteure. En réponse à Michel Guiniot, il existe effectivement un sentiment d'injustice chez certains Libanais en situation d'extrême précarité. Les réfugiés perçoivent des aides souvent importantes, parfois mal ciblées et insuffisamment coordonnées sur place. Les solutions à apporter résident principalement dans l'amélioration du ciblage et de la coordination locale.

Lors de tous nos entretiens, nous avons constaté que l'effondrement de l'État n'est pas considéré comme la priorité principale. La préoccupation majeure concerne l'effondrement bancaire, mentionné par tous nos interlocuteurs. Cette crise bancaire s'accompagne d'une problématique de corruption, entraînant un enrichissement encore plus marqué des plus fortunés, comme c'est souvent le cas dans les situations de conflit et d'effondrement économique. Cette situation est véritablement dramatique et revient constamment dans les discussions. La seconde préoccupation concerne les frontières. L’effondrement de l'État n’intervient qu'en troisième position dans l'ordre des priorités pour les Libanais. Nos interlocuteurs partagent nos analyses, mais leurs priorités s'articulent clairement dans cet ordre : d'abord la crise bancaire, ensuite les frontières et enfin la question des réfugiés.

M. Arnaud Le Gall, rapporteur. Je souhaite rebondir sur les propos de Karim Ben Cheikh concernant la faiblesse de l'État. Comme l'a souligné Alexandra Masson, les Libanais ne mentionnent pas l'effondrement de l'État car ils sont habitués à vivre sans sa présence. Cela ne signifie pas pour autant qu'un retour de l'État ne serait pas nécessaire pour résoudre certains problèmes fondamentaux.

Ce qui m'a particulièrement frappé au Liban, c'est l'omniprésence du secteur privé. Dans ma famille politique, nous affirmons souvent que lorsque tout est privatisé, les citoyens se retrouvent privés de tout. Sans nier que le secteur privé puisse répondre à certains besoins, dès qu'il s'agit du droit à la santé, des transports, de l'accès à l'énergie ou aux biens essentiels de la vie quotidienne, la situation au Liban devient intenable pour quiconque ne dispose pas de ressources financières conséquentes. Sans épargne en dollars placée à l'étranger, les citoyens se retrouvent totalement démunis.

Même les personnes qui occupaient auparavant des positions relativement confortables, comme les fonctionnaires ou les enseignants du secteur public, ne perçoivent plus que l'équivalent de 100 à 150 euros mensuels dans un pays où les coûts sont exorbitants. Pour illustrer ce propos, lors de notre séjour, nous avons dû contourner l'absence de réseau 4G par des abonnements alternatifs qui nous ont coûté 200 euros en seulement trois jours. Cet exemple démontre le coût démesuré de services essentiels pour des populations aux ressources désormais limitées.

Conformément à l’article 145 du Règlement de l’Assemblée nationale, à l’issue des échanges, la commission autorise à l’unanimité la publication du rapport d’information qui lui a été présenté sous la forme d’une communication des participants à ce déplacement.


   Annexe N° 1 : Programme du déplacement
à Beyrouth de la délégation

Lundi 2 juin 2025

         Dîner de cadrage avec l’ambassadeur de France et les services

Mardi 3 juin 2025

         Entretien avec le ministre des affaires étrangères et des émigrés, M. Joe Raggi

         Entretien avec le Président de la République, le général Joseph Aoun

         Entretien avec le président de la commission des Affaires étrangères, M. Fadi Alamé

         Réunion élargie avec la Commission des Affaires étrangères et du groupe d’amitié France-Liban

         Déjeuner offert par le groupe d’amitié France-Liban

         Table ronde éducation avec la conseillère de coopération et d’action culturelle

         Entretien avec le Premier ministre, M. Nawaf Salam

         Dépôt de gerbes au Port de Beyrouth, en présence du Gouverneur

Mercredi 4 juin 2025

         Visite du site archéologique de Byblos

         Entretien avec Hervé Lecoq, Chef adjoint de la Force intérimaire des Nations Unies au Liban (FINUL)

         Entretien avec Imran Riza, Coordonnateur spécial adjoint, Coordonnateur résident et Coordonnateur humanitaire (UNSCOL)

         Entretien avec le général Ponchin, mécanisme de cessez-le-feu

         Entretien avec Eric Amblard, Consul général de France à Beyrouth

Jeudi 5 juin 2025

         Petit déjeuner avec des représentants de société civile impliquée dans l’effort de reconstruction, liens avec la communauté françaisee


   Annexe N° 2 : Contributions individuelles

 

1.   M. Arnaud Le Gall (9ème circonscription du Val-d’Oise – La France insoumise – Nouveau front populaire), président du groupe d’amitié France / Liban

 

Pour le député Arnaud Le Gall, président du Groupe d’amitié parlementaire France-Liban, le respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale du Liban constitue un prérequis. Il ne saurait être contourné, négocié ou ajourné à l’aune des objectifs officiels ou officieux d’autres acteurs.

En conséquence, il convient d’exiger et d’obtenir le retrait des forces israéliennes du Liban-Sud, ainsi que la fin de leurs attaques meurtrières et de leurs incursions répétées dans l’espace aérien libanais depuis la mise en place du cessez le feu du 27 novembre 2024. Souvent présentée comme une « guerre au Hezbollah », la guerre menée par Israël est une guerre au Liban, et ressentie comme telle par le peuple libanais et ses représentants dans toute leur diversité. Cela s’observe dans les méthodes de guerre utilisées, largement illégales, cela s’observe dans les déclarations initiales du premier ministre israélien menaçant de faire subir au Liban le sort de Gaza, cela s’observe dans le bilan humain et matériel très élevé de cette guerre côté libanais. Tant que l’État d’Israël ne respectera pas sa part des obligations prévues par la résolution 1701 de l’ONU, aucune paix durable ne sera possible dans la zone.

En conséquence, le député Arnaud Le Gall insiste sur la nécessité de dissocier la question du nécessaire désarmement des milices du Hezbollah de celle de la reconstruction, indispensable au retour des dizaines de milliers de déplacés libanais ayant vu leurs villages systématiquement détruits par l’armée israélienne avant ou depuis le « cessez-le-feu ». Tout comme il est indispensable de dissocier cette question de celle des réformes internes attendues par les principaux partenaires internationaux du Liban.

La question du désarmement des milices ne doit donc pas occulter l’exigence du respect de la souveraineté territoriale libanaise. On ne peut pas exiger de l’État libanais un certain nombre de choses, alors que son voisin ne respecte ni le cessez-le-feu ni sa part de la résolution 1701 (de l’ONU, votée en 2006 et exigeant notamment le retrait des forces israéliennes du Liban-Sud).

Ce d’autant plus que, alors que les Forces Armées Libanaises ont d’ores et déjà procédé à la récupération d’une part significative des armes des milices du Hezbollah, notamment dans le sud du pays, les signaux envoyés par Israël et les Etats-Unis sont de cantonner les Forces Armées Libanaises à un rôle de police intérieure qui n’aurait de fait pas les moyens de défendre le Liban contre une agression extérieure. Contraindre les libanais à une telle option serait commettre de nouvelles entorses au droit international d’une part, et attiser les divisions au sein du Liban d’autre part. Il faut au contraire soutenir la méthode employée par le Président libanais, garant de l’unité du pays et de son intégrité territoriale.

Défendre l’intégrité territoriale de la nation libanaise impose également de renouveler le mandat de la Force intérimaire des Nations unies au Liban (FINUL). La FINUL, qui compte quelque 700 soldats français, joue un rôle stabilisateur essentiel à la frontière sud. Dans le cadre (strictement limité) des moyens qui lui sont alloués et des missions qui lui sont assignées, elle protège la population libanaise et contribue à l’affermissement de l’État. Elle doit pouvoir poursuivre sa mission. Le durcissement du mandat de la FINUL allant dans le sens des intérêts de la partie israélienne, ou l’absence de renouvellement de son mandat, auraient des conséquences graves sur la situation.

Enfin, le respect de la souveraineté libanaise commande de dialoguer avec toutes les forces représentatives du peuple libanais. Dans un moment où le pays est agressé, et où ses institutions restent fragilisées, il ne nous appartient pas de choisir une partie de la nation contre une autre. Il faut parler à tous, à travers les institutions légitimes. C’est notamment ce que permet le cadre du groupe d’amitié parlementaire.

Ce n’est qu’une fois l’intégrité territoriale du pays restaurée, une fois la souveraineté des Libanais effectivement reconnue, une fois la reconstruction engagée, que le gouvernement libanais pourra pleinement s’atteler aux réformes essentielles. Ceux qui, aujourd’hui, prétendent inverser cet ordre de priorité, et posent d’emblée aux autorités libanaises des conditions drastiques, inatteignables ou inacceptables, commettent une faute morale et font preuve de manque de réalisme.

Le député Arnaud Le Gall ne nie en aucun cas que dans plusieurs secteurs (banque, justice, élections etc.), des changements profonds apparaissent nécessaires dans l’intérêt du peuple libanais. C’est au peuple libanais qu’il revient, en premier lieu, d’en définir démocratiquement les contours. Des puissances amies doivent accompagner le processus. Les bailleurs internationaux disposent d’un droit de regard. Mais il ne saurait être question de pratiquer un quelconque chantage à l’aide internationale, d’imposer au Liban des saignées qu’il ne peut supporter, de modeler son destin sans lui, de conditionner, officiellement ou en creux, ses aides à un renoncement de son intégrité territoriale et à sa souveraineté. A fortiori alors qu’il continue de subir une invasion illégale.

Enfin, le Député Le Gall estime que, même si l’action de la France au Liban ne suffira pas à masquer son effacement – accélérée par la politique inconséquente de ces dernières années – sur les autres dossiers régionaux, cette action demeure fondamentale et doit être reconnue. La France reste un interlocuteur de grande confiance au Liban. Ses diplomates y maîtrisent parfaitement les enjeux du lieu et du moment. C’est un point d’appui essentiel pour mettre en œuvre une autre voie que celle que cherche à imposer un gouvernement israélien dont le chef a besoin de la guerre sans fin et tous azimuts pour se maintenir lui-même au pouvoir. L’enjeu n’est ni plus ni moins que la possibilité d’une paix juste et/donc durable, essentielle à la sécurité de tous les peuples de la région.


2.    Mme Alexandra Masson (4ème circonscription des Alpes-Maritimes 
– Rassemblement national)

 

Au fil de nos rencontres avec les plus hautes autorités libanaises – le Président de la République Joseph Aoun, le Premier ministre Nawaf Salam, le ministre des Affaires étrangères, ainsi que de nombreux parlementaires –, un message s’est imposé avec une clarté constante : le Liban souhaite que la France s’implique plus activement pour soutenir sa souveraineté nationale.

Ce souhait ne s’exprime pas dans une logique d’assistanat, mais comme un appel à une solidarité stratégique fondée sur l’histoire commune qui unit nos deux nations. Le Liban fait face à des pressions multiples, tant militaires que politiques, de la part de puissances régionales dont certaines poursuivent des logiques d’ingérence directe. Dans ce contexte, la voix de la France demeure, pour de nombreux Libanais, l’une des rares à même de peser dans les enceintes internationales tout en inspirant confiance. Cette attente est d’autant plus marquée que les mécanismes multilatéraux actuels apparaissent, aux yeux de nos interlocuteurs, de plus en plus affaiblis, parfois biaisés, et rarement capables de garantir une protection effective de la souveraineté libanaise.

Soutenir le Liban dans la reconquête de sa pleine souveraineté ne signifie pas nécessairement multiplier les initiatives spectaculaires. Cela implique avant tout une constance diplomatique, qui manque au chef de l’état et décrédibilise sa parole. C’est ainsi que la France doit continuer à porter dans les instances internationales les exigences légitimes du Liban – notamment le retrait des dernières forces israéliennes encore présentes au Sud, le respect intégral de la résolution 1701, ou encore la prise en compte de la pression migratoire insoutenable liée à la présence prolongée de réfugiés syriens, qui sont tant une menace pour le Liban que pour l’Europe...

Sur ce dernier point, l’inquiétude est vive. Tous nos interlocuteurs, y compris les plus modérés, nous ont alertés sur la gravité de la situation. Le Liban aujourd’hui ce sont 30 % de réfugiés syriens, dans un pays dont les infrastructures sont exsangues et les équilibres communautaires fragiles. Cette situation exerce une pression insupportable sur les finances publiques, l’accès aux services de base, le marché du travail et la cohésion nationale. Elle alimente des tensions sociales et confessionnelles de plus en plus explosives, dans un contexte où l’aide internationale tend à se réduire. L’aide internationale versée aux réfugiés Syrien est parfois contradictoire avec les intérêts des Libanais eux-mêmes.

Face à cela, les autorités libanaises appellent à une approche réaliste : organiser un retour progressif, sécurisé et coordonné des réfugiés vers la Syrie, afin de préserver la stabilité intérieure du Liban. Cette position, légitime et responsable, mérite le soutien de la France. Défendre la souveraineté du Liban, c’est aussi reconnaître que cette crise migratoire ne peut être indéfiniment externalisée sur un État déjà au bord de l’effondrement.

Le rôle de la France ne consiste pas à se substituer au peuple libanais, mais à se tenir à ses côtés. Dans un Proche-Orient fragmenté, notre voix reste écoutée, et attendue. Elle doit porter avec force les exigences légitimes du Liban : respect de son intégrité territoriale, retrait des forces étrangères encore présentes, soutien aux Forces armées libanaises, et reconnaissance de la nécessité d’une réponse durable à la question migratoire.

Préserver le Liban, c’est défendre un État souverain, un partenaire francophone, un bastion de pluralisme au cœur du Levant. C’est aussi faire le choix de la stabilité, contre le chaos.


([1]) La pauvreté absolue se définit comme la situation dans laquelle un individu ou un ménage ne dispose pas des ressources minimales nécessaires pour satisfaire ses besoins essentiels, notamment en matière de nourriture, logement, santé, éducation, eau potable et énergie. Contrairement à la pauvreté relative (qui est mesurée par rapport à la médiane des revenus dans un pays donné), la pauvreté absolue repose sur un seuil fixe, souvent monétaire, établi indépendamment du niveau de vie global de la population. Au Liban, le taux de pauvreté absolue est estimé par les agences onusiennes en fonction d’un panier de biens et services de base. La Banque mondiale utilise souvent un seuil équivalent à 2,15 dollars par jour et par personne en parité de pouvoir d’achat (PPA),