Georges, Eugène, Benjamin Clemenceau

1841 - 1929

Informations générales
  • Né le 28 septembre 1841 à Mouilleron-en-pareds (Vendée - France)
  • Décédé le 24 novembre 1929 à Paris (Seine - France)

Mandats à l'Assemblée nationale ou à la Chambre des députés

Régime politique
Assemblée Nationale
Législature
Mandat
Du 8 février 1871 au 27 mars 1871
Département
Seine
Groupe
Extrême-gauche
Régime politique
Troisième République - Chambre des députés
Législature
Ire législature
Mandat
Du 20 février 1876 au 25 juin 1877
Département
Seine
Groupe
Union républicaine
Régime politique
Troisième République - Chambre des députés
Législature
IIe législature
Mandat
Du 14 octobre 1877 au 14 octobre 1881
Département
Seine
Groupe
Union républicaine
Régime politique
Troisième République - Chambre des députés
Législature
IIIe législature
Mandat
Du 21 août 1881 au 14 octobre 1885
Département
Seine
Groupe
Union républicaine
Régime politique
Troisième République - Chambre des députés
Législature
IVe législature
Mandat
Du 4 octobre 1885 au 14 octobre 1889
Département
Var
Groupe
Union républicaine
Régime politique
Troisième République - Chambre des députés
Législature
Ve législature
Mandat
Du 6 octobre 1889 au 14 octobre 1893
Département
Var
Groupe
Union républicaine

Mandats au Sénat ou à la Chambre des pairs

Sénateur
du 6 avril 1902 au 2 janvier 1909
Sénateur
du 3 janvier 1909 au 10 janvier 1920

Gouvernement

Chef du Gouvernement
du 25 octobre 1906 au 20 juillet 1909
Chef du Gouvernement
du 16 novembre 1917 au 18 janvier 1920

Fonds d'archives

Les Archives nationales conservent de nombreux documents relatifs à l’activité politique de Georges Clemenceau, en qualité de ministre de la Guerre, ministre de l’Intérieur et de président du Conseil des ministres.

Archives privées
• 544AP/1-43
Fonds Georges Mandel, cabinet civil de Georges Clemenceau, ministre de la Guerre : fichier des dossiers nominatifs traités par le cabinet civil du ministre de la Guerre, dossiers nominatifs, dossiers résiduels du secrétariat du conseil et divers (1915-1920).

• 465AP/4, Dossier 1
« Socialisme et radicalisme : Jaurès et Clemenceau » : discours, coupures de presse (1906-1909).

• 492AP/44, Dossier 5
Supplément au fonds Jean-Raymond Tournoux, documents de travail, dossiers de personnes classés par ordre alphabétique : correspondance (1929-1979).

• 503AP/1
Papiers Georges Clemenceau : correspondance et manuscrits autographes de discours politiques et d’éditoriaux (1904-1919).

• 151AP/36
Duel avec Clemenceau : procès-verbaux de la rencontre, lettres et télégrammes de félicitations (1894).

• 87AP/10
Papiers de Jules Simon : Journal Officiel du 16 novembre 1881, incident Clemenceau à la séance du 15 novembre 1881 sur les droits absolus du Congrès (15 novembre 1881).

• 685AP/115
« Vingt ans de vie politique : 1919-1938, de Clemenceau à Daladier » : manuscrit, courriers de lecteurs, critiques de presse, exemplaire de l’ouvrage (1969-1970).

• 14AS/181/2
Fonds Eugène Fournière : lettres 366 et 367 écrites par Georges Clemenceau (1897-1898).

Archives du ministère de la Justice
• BB/18/2318, Dossier 1702A05, joint 677A05
Plainte en diffamation entre le docteur Sabaterie et le sieur Dumont : article de Sabaterie dans Le Moniteur du Puy-de-Dôme, attaquant violemment Dumont, lettres du sénateur Francis Charmes, de Georges Clemenceau et du député Laville (1905-1906).

• BB/18/2611 289 A 19
Ministère de la Justice, dossiers de la division criminelle classés chronologiquement, série A, volume 2 : lettre d'un ancien brasseur d'Hirson (Aisne) à Clemenceau demandant que les médecins des pays envahis soient relevés du secret professionnel pour pouvoir punir les femmes qui ont eu recours à un avortement (1914-1920).

• BB/18/6156 40 BL 48
Loi sur la liberté individuelle : projets présentés par Clemenceau, président du Conseil, et Guyot-Dessaigne, garde des Sceaux (1907).

Ministères et administrations qui dépendent de l’État
• F/7/16028/1
Dossiers du coffre dit « Fonds Panthéon » : lettre de Bertha Wolff à Clemenceau, ministre de l’Intérieur (1904-1906).

• F/7/13439
Voyage de Clemenceau aux Indes et en Égypte : menaces d’attentat (1921).

• F/12/7798
Commerce et industrie, négociations interalliées : lettre de Clemenceau (janvier 1918).

• F/7/13950
Attaques contre Malvy, ministre de l'Intérieur : notes et presse concernant l'activité de Clemenceau (1906-1924).

Versement du musée national des deux victoires
• 20150160/784
Musée national des deux victoires (Mouilleron-en-Pareds). – Organisation, transport et
assurance : « Clemenceau sur le front, 1917-1919 » (juillet-août 1996).

Juridictions extraordinaires
• 3W/169
Haute Cour de justice, Amiral ESTEVA, résident général en Tunisie, 23 sept. 1940-Mai 1943 : lettre datée « du séjour des morts », signée Georges Clemenceau (10 mars 1945).

La division des Archives de l’Assemblée nationale conserve des documents d’archives relatifs à l’activité de Georges Clemenceau, en qualité de député du Var puis de la Seine.

• 2011-042/17
Clemenceau à la tribune : gravure en sépia par Rousseau-Decelle (11 novembre 1918).

• 4J 58
« Incident » Painlevé. – Rencontre avec Georges Clemenceau et arrestation de Bolo : notes (septembre 1917).

• 1P 174
Congés des députés, demandes et excuses : correspondance de Georges Clemenceau (6 août 1879).

Les Archives départementales du Var conservent des fonds relatifs aux voyages effectués par les personnalités politiques dans son département. Bien que la cote 1M 291 ne soit relative qu’aux Présidents de la République entre 1890 et 1947, il est possible de trouver la mention de Georges Clemenceau. La cote 1M 292 concerne plus particulièrement les voyages de Clemenceau, dans le Var, entre 1906 et 1911.

Biographies

Représentant à l'Assemblée nationale en 1871, député de 1876 à 1889, né à Mouilleron-en-Pareds (Vendée), le 28 septembre 1841, il est issu d'une famille de « bleus » vendéens : son père fut arrêté au 2 décembre.

Au sortir du collège, il fit des études de médecine qu'il commença à Nantes et qu'il acheva à Paris. Reçu docteur (1867) avec une thèse dont les tendances matérialistes furent remarquées, il partit peu de temps après pour les Etats-Unis, où il se maria. Il revint à Paris vers la fin de l'Empire, et, au lendemain du 4 septembre, entra dans la vie publique comme maire de Montmartre : M. Clemenceau s'était établi médecin dans le 18e arrondissement et s'y était acquis rapidement une grande popularité. Les municipalités de Paris, d'abord nommées par le gouvernement, puis, après le 31 octobre, élues par la population, avaient, pendant le siège, pour l'administration de leur arrondissement, une certaine latitude, dont M. Clemenceau profita pour laïciser les écoles (circulaire en date du 28 octobre 1870). Démissionnaire au 31 octobre, il fut réélu maire le 5 novembre, et ne se signala, d'ailleurs, jusqu'aux élections législatives, par aucun acte politique important.

Porté par les comités radicaux de Montmartre candidat à l'Assemblée nationale, il fut élu, le 8 février 1871, le 27e sur 43, représentant de la Seine avec 95 144 voix (328 970 votants, 547 858 inscrits). Il se rendit à Bordeaux, prit place à l'extrême gauche et vota, le 1er mars, contre les préliminaires de paix. La gravité exceptionnelle des événements qui se préparaient le rappela bientôt à Paris, ou « l'affaire des canons » fut le prélude de l'insurrection communaliste.

Des pièces oubliées par l'autorité militaire dans la zone ouverte aux Prussiens lors de leur entrée à Paris, avaient été enlevées et conduites place des Vosges par cette partie de la population, qui, tourmentée par la crainte d'un coup d'état monarchique, était dans une méfiance toujours en éveil contre le pouvoir. On traîna ces canons et d'autres sur les buttes Montmartre, où ils formèrent un parc d'artillerie assez considérable. Plusieurs hommes politiques du parti républicain envisagèrent alors avec terreur les éventualités qui pourraient surgir d'une telle situation : parmi eux, M. Clemenceau, confiant dans sa popularité, entreprit de négocier la restitution des canons à l'armée, sans combat, et s'entremit pour cela, entre les hommes qui gardaient les canons et le gouvernement. « C'est peut-être la seule fois, remarque un biographe, qu'il se soit employé en vue de la conciliation. » Mais les tentatives du maire de Montmartre n'eurent d'autre résultat que de compromettre l'influence qu'il pouvait avoir sur ses administrés, tandis que l'autorité militaire refusait systématiquement de traiter avec lui. Un moment, M. Clemenceau avait cru pouvoir apaiser les esprits avec la promesse transmise au nom du gouvernement, qu'il n'y aurait pas de coup de force ; le 17 mars au soir, l'affaire semblait perdre beaucoup de son importance et les journaux conservateurs constataient que les canons n'étaient presque plus gardés, quand, le 18 au petit jour, la troupe envahit la butte encore endormie, saisit et désarma les postes, s'empara des canons, et, bientôt entourée par la foule, par les femmes mêlées aux gardes nationaux, reçut l'ordre de tirer... Quelques heures suffirent pour changer la face des choses. La situation de M. Clemenceau devenait de plus en plus difficile. De toutes parts les colères se soulevaient contre lui. Impuissant à prévenir les événements, il tenta de rester encore à son poste, sans pouvoir sauver les généraux Lecomte et Clément Thomas. Cependant le gouvernement s'était retiré à Versailles, et le comité central s'installait à l'Hôtel-de-Ville. Montmartre tout entier lui appartenait. La mairie fut bientôt entre les mains d'une municipalité nommée par lui. M. Clemenceau protesta (23 mars), avec son adjoint, M. Lafont, contre l'envahissement de la mairie, et dut se soustraire, en quittant Paris, à un ordre d'arrestation lancé contre lui de l'Hôtel-de-Ville. Il reprit alors, de concert avec les députés et les autres maires de Paris, ses essais de négociations en partie double, dans l'espoir de faire prévaloir une « solution pacifique; » mais il rencontra les mêmes difficultés que précédemment, et le même insuccès. Une proposition, déposée par lui, le 20 mars, sur le bureau de l'Assemblée nationale, et portant « qu'il serait procédé dans le plus bref délai à l'élection des membres du Conseil municipal de Paris, composé de 80 membres, lequel choisirait dans son sein un membre qui exercerait les fonctions de maire », fut accueillie par les murmures de la majorité et repoussée par l'ordre du jour pur et simple. Le 25 mars, M. Clemenceau signa l'affiche des députés de Paris invitant les citoyens à prendre part aux élections faites sur la convocation du comité central : ils se flattaient d'obtenir des élections favorables à leur politique et d'avoir la majorité dans la commune : cette espérance ne tarda pas à leur être enlevée : personnellement, M. Clemenceau, naguère encore si populaire dans son arrondissement, ne put y réunir, aux élections communales, qu'un total de 700 voix. Après avoir couru inutilement, pendant huit jours, de l'Hôtel-de-Ville à Versailles, il se décida, le 27 mars, à donner sa démission de représentant : « Dans la conviction profonde, écrivit-il au président, où je suis de ne pouvoir plus même essayer d'être utile au pays en continuant à siéger au sein de l'Assemblée nationale, je vous adresse ma démission. » M. Clemenceau entra alors, avec MM. Lockroy, Floquet, etc. dans la Ligue d'union pour les droits de Paris, qui persistait à vouloir s'interposer entre les combattants, et cherchait des points d'appui en province. MM. Clemenceau, Floquet, Corbon, Villeneuve, etc. furent envoyés en mission par la Ligue dans les départements : M. Clemenceau quitta Paris dans les premiers jours de mai, se rendit à Alençon à Nantes, à Bordeaux, puis revint à Paris. Il arriva à Saint-Denis au moment où les portes de la capitale se fermaient ; l'armée venait d'y entrer quelques heures auparavant. C'est probablement ce qui lui sauva la vie ; car on a raconté qu'un malheureux, pris pour M. Clemenceau, dans le massacre confus de la semaine de mai, allait être fusillé, quand par bonheur il put se faire reconnaître. D'ailleurs, l'ancien maire de Montmartre faillit être englobé dans les poursuites relatives aux événements du 18 mars.

Peu de temps après la reprise de Paris, la grande ville nomma (juillet 1871) son conseil municipal : le quartier de Clignancourt (18e arrondissement) y fit entrer, avec 1 652 voix, M. Clemenceau, qui y vota avec les radicaux, appuya, en 1873, la candidature Barodet, et, réélu en novembre 1874, devint secrétaire, puis vice-président, puis président du Conseil. Dans le discours qu'il prononça en prenant possession du fauteuil, il réclama pour la capitale l'intégrité de ses droits municipaux : « Paris aux Parisiens, dit-il, pour le bien de la France et de la République. »

Les élections à la Chambre des députés, du 20 février 1876, achevèrent de mettre M. Clemenceau en évidence : il fut élu par le 18e arrondissement de Paris, avec 15 204 voix (19 964 votants, 25 666 inscrits), contre 3 772 à M. Arrault. Dans son programme, analogue à celui de la plupart des candidats républicains radicaux qui s'étaient présentés à Paris, M. Clemenceau avait inscrit :
- l'amnistie,
- l'abolition de la peine de mort,
- la suppression de l'état de siège,
- l'intégrité du suffrage universel,
- la rentrée des pouvoirs publics à Paris,
- la liberté de réunion et d'association,
- l'instruction primaire gratuite, obligatoire et laïque,
- la révision de l'assiette de l'impôt,
- le service militaire obligatoire pour tous,
- l'élection des maires par les conseils municipaux,
- la séparation de l'Eglise et de l'Etat.

Il siégea parmi les radicaux de la Chambre, et vota :
- pour la restitution à l'Etat du droit de collation des grades ;
- pour la motion Raspail en faveur de l'amnistie, etc.

M. Clemenceau fut des 363, et prit part à la lutte contre le gouvernement du Seize-Mai.

Aucun candidat officiel ne lui fut opposé dans le 18e arrondissement, aux élections du 14 octobre 1877 : M. Daguin, ancien vice-président du tribunal de commerce de la Seine, réunit seulement, sans s'être d'ailleurs sérieusement présenté, 130 voix, contre 18 617 au député sortant, sur 21 184 votants et 26 490 inscrits. En présence des tentatives de résistance obstinée qui succédèrent à la réélection des 363, la majorité ayant remis le soin de la diriger à un comité de dix-huit membres pris dans les divers groupes républicains, M. Clemenceau fut au nombre des dix-huit ; il eut un rôle dans les mesures préparées, dans les plans tracés pour déjouer tout projet de coup d'Etat. Quand le maréchal eut enfin résolu de modifier l'orientation de sa politique, M. Clemenceau, dont les opinions personnelles ne se distinguaient pas encore sensiblement de celles de Gambetta, prêta son concours au ministère Dufaure et à la politique dite de conciliation. C'est dans cette période qu'eut lieu le duel aussi fameux qu'inoffensif, de l'ancien chef des 363 avec M. de Fourtou ; M. Clemenceau y servit de témoin à Gambetta, avec M. Allain-Targé. Il eut lui-même, dans le cours de son existence politique, un certain nombre de duels retentissants.

En 1879, le député de Montmartre se prononça pour l'élection (au Congrès) de M. Jules Grévy comme président de la République, pour l'amnistie plénière, contre l'invalidation de l'élection de Blanqui dans la 1re circonscription de Bordeaux, pour le retour du Parlement à Paris (Congrès) : il réclama, en mars, la mise en accusation des ministres du 16 mai. Une vive campagne ayant été menée dans la presse démocratique contre la préfecture de police, M. Clemenceau porta la question à la tribune ; il eut gain de cause et renversa le ministre de l'intérieur, M. de Marcère. Le renversement des ministres apparut dès lors à M. Clemenceau comme la raison suffisante de la politique radicale, et, en plus d'une circonstance, il lui tint lieu de programme. Jusque-là, M. Clemenceau n'avait guère été qu'un soldat d'avant-garde dans les rangs de l'armée républicaine. Un discours pour l'amnistie, en réponse à M. Le Royer, avait mis en relief son talent d'orateur, mais sans révéler encore en lui un futur chef de parti. La fondation du journal la Justice, dont il prit la direction politique et dont il confia à M. Camille Pelletan la rédaction en chef, marque l'époque où il se sépara décidément de Gambetta et des « gambettistes », pour devenir le porte-parole et le leader du groupe de l'extrême-gauche. L'intransigeance de M. Clemenceau ne l'empêcha pas de voter (1880) l'article 7 de la loi sur l'enseignement supérieur, ainsi que l'application des décrets. Elle s'affirma davantage quand il combattit, à propos de la loi sur la presse, l'amendement autoritaire de M. Marcou, tendant à punir le délit « d'outrage à la République. »
« Je réponds, dit M. Clemenceau, que la République ne meurt pas de liberté, mais de répression. C'est la répression qui a tué tous les gouvernements qui y ont eu recours. Elle a existé, votre loi. Dites-moi, a-t-elle sauvé la Restauration, le gouvernement de Louis-Philippe et celui de Napoléon III ? »

Il interpella, le 5 mars 1881, le ministère Ferry sur ses ventes de poudre de guerre à destination de la Grèce ; réclama contre la fixation inattendue au 21 août de la date des élections générales, et déposa un ordre du jour très fortement motivé qui ne fut repoussé que par 214 voix contre 201, etc.

M. Clemenceau posa, lors du renouvellement de la Chambre, sa candidature radicale-socialiste dans le 18e arrondissement de Paris et dans l'arrondissement d'Arles. Elu à Paris, dès le premier tour de scrutin, par les deux circonscriptions de Montmartre :
- par la 1re avec 11 436 voix (14 837 votants, 20 350 inscrits), contre 1 287 à M. G. Berry, conservateur, et 977 à M. Dereure, collectiviste,
- et par la 2e, avec 5 058 voix (8,477 votants, 11 443 inscrits), contre 2 098 à M. Vauthier, opportuniste, 678 à M. Bouty, et 485 à M. G. Berry, il maintint sa candidature à Arles pour le scrutin de ballottage du 4 septembre, et réunit 7 977 voix, sur 8 335 votants et 26 571 inscrits. M. Clemenceau opta pour la 2e circonscription du 18e arrondissement de la Seine. On put croire qu'il allait grouper sous sa bannière une fraction considérable du parti républicain : mais les journaux s'étant demandé quelle serait, dans la nouvelle Chambre, l'attitude d'une centaine de députés qui flottaient entre l'opportunisme et le radicalisme, le journal l'Union républicaine, organe de ces députés, indiqua nettement ce qu'ils ne feraient pas : « Non, dit cette feuille, les 88 n'ont pas l'intention de suivre la politique de M. Clemenceau, et d'abord par ce motif qu'ils ne la connaissent point. M. Clemenceau est un homme d'esprit, qui a des amis au Temps comme chez nous, et qui s'applique à taquiner les ministres, qui sait profiter de l'occasion pour les prendre en faute, et qui paraît décidé à les traiter tous avec une égale malveillance.... L'opinion générale le considère comme le chef des tirailleurs, des excentriques, des plus ardents de la minorité républicaine. Il aura de la peine à les conduire. Tout cela ne constitue pas une politique... »

M. Clemenceau n'en devint pas moins le chef reconnu de l'extrême gauche, et soutint, à la tribune, toutes les propositions officiellement émanées de ce groupe. Il ouvrit la campagne en attaquant, sous une forme incisive, nerveuse, et avec une logique dont la rigueur ne laissa pas que de faire impression sur la Chambre, l'organisation du protectorat français en Tunisie :
« Vous avez maintes fois répété à cette tribune, que vous ne vouliez ni annexion, ni conquête, et voilà que vous organisez le protectorat, qui est la forme la plus dangereuse de l'annexion. Vous commencez par parler d'opérations de gendarmerie, et puis, il y a deux jours, M. Jules Ferry assigne pour but à l'expédition, quoi ? La soumission de la Régence. Que dis-je ? Il a été bien plus loin, car, chemin faisant, il a porté, nous a-t-il dit, un coup mortel à l'Islam. Et voilà M. le ministre, invoquant d'abord le nom de M. Guizot, qui maintenant procède de Saint-Louis. Eh bien, je dis donc que toutes vos contradictions éclatent, je dis que la Constitution a été manifestement violée... »
Pour atténuer l'effet de ce discours, M. Jules Ferry demanda la remise au lendemain de la suite du débat : le renvoi fut accordé, et le président du Conseil eut tout loisir de préparer sa réponse, qui fut suivie d'une courte réplique de M. Clemenceau. Au vote, la Chambre rejeta successivement la demande d'enquête présentée par l'extrême-gauche, l'ordre du jour pur et simple, puis vingt-trois ordres du jour motivés, dont les uns blâmaient le ministère pour la convocation tardive des Chambres, d'autres pour les éclaircissements insuffisants fournis au Parlement, etc.

Enfin un dernier ordre du jour, apporté à la tribune par Gambetta, fut voté, et le « grand ministère » succéda, le 14 novembre, au ministère Ferry. M. Clemenceau lui fit la même guerre qu'au cabinet précédent. La proposition Barodet sur la révision de la Constitution, dont il appuya l'urgence, lui en fournit vite l'occasion. Il contribua, par son vote, le 26 janvier 1882, à faire tomber du pouvoir le chef de l'opportunisme.

Il ne se montra guère plus favorable au cabinet suivant, celui de M. de Freycinet. Tandis qu'un petit nombre de députés de l'extrême gauche, parmi lesquels M. Henry Maret, firent preuve à l'égard du ministre « libéral » d'un bon vouloir marqué, M. Clemenceau ne crut pas devoir changer d'attitude. À propos de l'intervention des troupes dans les grèves du Gard, il accusa le gouvernement de « vouloir faire la République avec les instructions et la politique de la monarchie. » Sur la question égyptienne, il répondit à M. de Freycinet, que « venu dans l'intention de donner sa confiance au gouvernement, il ne pouvait le faire après ce qu'il avait entendu », et se prononça pour l'ordre du jour pur et simple, que le ministère n'accepta point et que la Chambre repoussa. Il intervint encore dans le nouveau débat engagé à propos de ces mêmes affaires d'Egypte, et opposa (juillet 1882) à la politique extérieure préconisée par Gambetta la théorie des devoirs qui selon lui incombaient à la France. Protestant contre les distinctions admises par le précédent orateur et contre la domination des races moins avancées par les races plus avancées, il soutint, cette fois, que M. de Freycinet avait eu raison de ne point s'associer au bombardement d'Alexandrie, raison aussi de faire appel au concert européen, et qu'il ne devait pas se laisser entraîner par l'Angleterre. Mais peu de jours après, M. Clemenceau se retourna contre le chef du ministère, lui reprocha amèrement ses hésitations, ses contradictions : « Est-ce la paix ? non, puisqu'on envoie des troupes. Est-ce la guerre ? non, puisqu'on ne se battra pas », et, finalement, détermina le vote, qui, par 417 voix contre 75, renversa le cabinet Freycinet. Le 29 octobre 1882, M. Clemenceau prononça un discours en faveur de la séparation de l'Eglise et de l'Etat.

L'année suivante, il se prononça (janvier 1883) pour le principe de l'élection de la magistrature, combattit sur ce point l'opinion de son ancien collaborateur de la Justice, converti à l'opportunisme, M. Jules Roche, réclama, en mars, contre M. Jules Ferry, redevenu président du Conseil, la révision immédiate et intégrale de la Constitution, et prit une part active après le rejet de cette révision par la Chambre, à l'organisation dans le pays, d'une Ligue pour la révision, destinée à entretenir une vaste agitation contre la Constitution de 1875. Adversaire de la loi sur les récidivistes préparée par M. Waldeck-Rousseau, ministre de l'intérieur, il déclara qu'une amélioration du système pénitentiaire actuel protégerait la société avec bien plus d'efficacité et moins d'arbitraire et de rigueur.

Il ne négligea aucune occasion de manifester son éloignement pour la politique coloniale de M. Jules Ferry; dès octobre 1883, il exposa les dangers de notre situation au Tonkin ; il revint à la charge dans la séance du 29 novembre et demanda à interpeller le gouvernement sur les négociations en cours avec la Chine. L'interpellation fut discutée en même temps que la demande des crédits, qui furent accordés, malgré un nouveau et virulent discours du chef de l'extrême gauche. M. Clemenceau consentit à participer, en juillet 1884, aux travaux du Congrès qui se réunit à Versailles pour procéder à une révision limitée de la Constitution ; il vota ce jour-là avec la majorité « sans s'attarder, dit-il, aux nombreuses et profondes divergences qui le séparaient du gouvernement. » Puis, il reprit ses attaques contre le ministère Ferry, notamment à propos de l'expédition du Tonkin : la nouvelle demande de crédits de 16 millions, présentée par le ministère pour la fin de 1884, rencontra chez lui l'opposition la plus vive : il alla jusqu'à affirmer que M. Ferry, en communiquant les dossiers de l'affaire à la commission, s'était livré à des altérations de texte de la dernière gravité. Les orateurs de l'opposition intransigeante ne parlèrent de rien moins que de mettre le ministère en accusation pour avoir trompé le pays. Les crédits furent cependant votés. Le ministère ne devait succomber que le 30 mars 1885, sous les efforts combinés de l'austère parole de M. Ribot unie à la verve sarcastique de M. Clemenceau, qui montra d'abord plus de bienveillance au ministère de M. Henri Brisson.

Aux approches des élections générales, M. Clemenceau qui avait voté le rétablissement du scrutin de liste, s'efforça, plus activement que jamais, de prendre, à Paris et en province, la direction du mouvement radical et anti-opportuniste. À Paris, ce fut sous son inspiration qu'un comité de journalistes, dont était M. Henri Rochefort, s'empressa de présenter aux électeurs une liste de candidats ; ces candidats triomphèrent pour la plupart, mais au second tour seulement : le 18 octobre 1885, M. Clemenceau fut élu député de la Seine, le 22e sur 34, avec 284 844 voix (416 836 votants, 564 338 inscrits). Le département du Var l'avait nommé au premier tour, le 4 octobre, le 2e sur 4, par 34 060 voix (54 669 votants, 81 487 inscrits). Il avait obtenu aussi dans le Puy-de-Dôme, mais sans être élu, 11 182 voix contre 74 050 à M. Blatin, le dernier élu des opportunistes. Il opta pour le Var.

Dans la Chambre nouvelle, il ne tarda pas à reconstituer contre M. Brisson, et toujours à propos des événements du Tonkin, l'opposition de l'extrême gauche. Lorsque le ministre eut déposé, le 21 novembre, un projet de loi tendant à ouvrir encore des crédits sur l'exercice 1886 pour les affaires du Tonkin et de Madagascar, et que la Chambre eut décidé de confier l'examen du projet à une commission de 33 membres, M. Clemenceau se coalisa avec la droite pour obtenir d'abord l'élection d'une commission hostile à la politique coloniale, puis, s'il était possible, le rejet des crédits demandés. Ils ne furent pas rejetés, mais la majorité qui les accorda fut si incertaine que M. Brisson se retira.

Invité alors par l'opinion publique et par la presse à prendre à son tour le pouvoir, M. Clemenceau refusa, et prêta, dès le début, son appui au ministère que forma, le 7 janvier 1886, M. de Freycinet, et où le chef des radicaux parlementaires était directement représenté par un membre qui passait alors pour lui être entièrement dévoué, et qui lui devait tout au moins son entrée aux affaires : M. le général Boulanger, ministre de la guerre. La déclaration du nouveau cabinet se ressentit légèrement, dans la forme, de l'influence accordée aux radicaux de la Chambre dans les conseils du gouvernement : si l'on ajournait la séparation de l'Eglise et de l'Etat, on semblait du moins la mettre à l'étude ; pour l'extérieur, si l'on déclarait vouloir conserver les positions acquises en Annam, au Tonkin, à Madagascar, on s'appliquait à donner de cette conduite une formule qui jetait quelque blâme sur le principe des expéditions coloniales. M. Clemenceau se contenta de ces concessions de langage et, bien qu'il eût pris, le 15 janvier, l'initiative de la reconstitution d'une extrême gauche, comme groupe ouvert, avec une soixantaine d'adhérents, il se montra assez fréquemment disposé, dès lors, à soutenir le gouvernement, tandis que MM. Laguerre, Michelin, Rochefort, etc., affectaient de faire bande à part. Il ne s'associa pas à leur proposition d'amnistie plénière, du moins dans la forme où ils la déposèrent le 21 janvier, et s'occupa à faire distraire de cette proposition un certain nombre de délits. Pourtant M. Clemenceau crut devoir se séparer de M. de Freycinet lors de la discussion de la motion Duché sur l'expulsion des princes ; il vota cette proposition qui fut d'ailleurs repoussée. Enfin l'année ne se passa point sans que l'orateur radical abandonnât complètement le ministère : il s'entendit (décembre 1886) avec quelques amis pour tâcher de pousser M. Floquet au pouvoir, après avoir voté, le 2, l'amendement Colfavru (qui portait suppression des sous-préfets). Mais M. Goblet ayant été appelé à la présidence du Conseil, M. Clemenceau, dans un long discours, ne put lui promettre que son concours éventuel, à condition qu'on fit effectivement les réformes promises et particulièrement la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Aucune de ces réformes ne fut tentée, et quand le ministère Goblet, après avoir lutté contre des difficultés sans nombre, tomba le 17 mai 1887, sous les coups de la commission du budget, M. Clemenceau ne le soutint pas. Alors fut constitué le ministère Rouvier ; par son interpellation du 19 novembre, M. Clemenceau prit une part encore plus directe à son renversement. Il lutta de même contre M. Tirard, qui suivit, et parvint à le culbuter dans la séance du 31 mars 1888.

Dans l'intervalle, s'était produite la campagne personnelle menée en dehors de M. Clemenceau, son ancien ami, et bientôt contre lui, par le général Boulanger. Le péril « boulangiste » pouvait seul mettre un terme à l'opposition systématique du député du Var. Peu de temps après l'avènement de M. Floquet, M. Clemenceau, devenu enfin « gouvernemental », organisa avec le concours de MM. Kane et Joffrin une Société des droits de l'homme, fondée surtout en vue des élections prochaines, et qui se prononça nettement « contre l'aventure boulangiste », tout en réclamant « la révision républicaine et le développement intégral de la République ». Le général Boulanger étant venu en personne, le 4 juin, à la Chambre, pour lire à la tribune un long manifeste, M. Clemenceau se plut à en démolir pièce à pièce tout l'échafaudage, et se montra jusqu'au bout cette fois le fidèle soutien du cabinet. Le 10 octobre 1888, il prononça à la réunion de l'extrême gauche, dont il venait d'être élu président, un discours destiné à combattre le « césarisme », et à affermir M. Floquet : « Le ministère, disait-il, est entré dans la voie des réformes. Il sent tout le poids de sa responsabilité. Il veut agir. Nous le suivrons. Nous l'aiderons. » Cependant M. Floquet tomba ; il tomba, malgré l'appui de M. Clemenceau, et sur la question de la révision (14 février 1889). Les nécessités de la coalition antiboulangiste retinrent alors l'extrême-gauche et son chef dans la majorité sur laquelle s'appuya dès lors M. Tirard.

Au point de vue politique, M. Clemenceau a été l'objet d'appréciations très diverses. Son talent oratoire, moins contesté que sa conduite parlementaire, a été assez exactement caractérisé en ces termes par un biographe ami, par son collaborateur et son collègue, M. Camille Pelletan : « Si vous voulez connaître l'homme, entendez-le à la tribune. Aucune parole ne ressemble à celle-là. Nul ornement, sinon, de temps à autre, un trait mordant, un mot frappé à l'emporte-pièce. Nul souci d'arrondir la période ni de faire chanter la phrase. C'est de la dialectique toute crue. Cette discussion serrée, concentrée, rapide, n'a pas besoin d'apprêt et dédaigne toute parure. La parole de M. Clemenceau est nue, trempée, aiguisée comme un fleuret : ses discours ressemblent à de l'escrime : ils criblent l'adversaire de coups droits. On connaît cette figure énergique, à grosses moustaches aux cheveux ras; le front bombé, les yeux noirs, le noir et fort dessin des sourcils en complètent le caractère. Les mouvements trahissent une brusquerie nerveuse, mais maîtrisée par une volonté de fer, par un sang-froid toujours en éveil. »

Dans les derniers débats de la législature, M. Clemenceau a voté :
- contre le rétablissement du scrutin d'arrondissement (11 février 1889),
- contre l'ajournement indéfini de la révision de la Constitution,
- pour les poursuites contre trois députés membres de la Ligue des patriotes,
- contre le projet de loi Lisbonne restrictif de la liberté de la presse,
- pour les poursuites contre le général Boulanger.


Né le 28 septembre 1841 à Mouilleron-en-Pareds (Vendée),
mort le 24 novembre 1929 à Paris.


Représentant de l'Assemblée nationale de 1871 à 1876.

Député du Var de 1885 à 1893.

Sénateur du Var de 1902 à 1920.

Ministre de l'Intérieur du 14 mars au 19 octobre 1906.

Président du Conseil Ministre de l'Intérieur du 25 octobre 1906 au 20 juillet 1909.

Président du Conseil Ministre de la Guerre du 16 novembre 1917 au 18 janvier 1920.



(Voir première partie de la biographie dans ROBERT ET COUGNY, Dictionnaire des Parlementaires, t, II, p. 126).


Aux élections générales des 22 septembre et 6 octobre 1889, Clemenceau a pour adversaire, dans la circonscription de Draguignan (Var), dont il est le député sortant, un candidat boulangiste, Baillière. Il obtient, au premier tour, 7 508 voix contre 3 582 à son concurrent. Au second tour, il est réélu avec 9 495 suffrages. Victoire symbolique ; dans toute la France, au même moment, l'épouvantail boulangiste s'effondre.

En réélisant Clemenceau, c'est au leader de la « concentration républicaine », au jacobin intransigeant que les électeurs du Var accordent leur confiance. Mais il suffira de quatre années et de manœuvres adroites pour que le vent tourne. Clemenceau, le tombeur de ministères, s'est fait, au cours d'une carrière bruyante, de nombreux ennemis. L'hostilité qu'il rencontre est à la mesure de sa forte personnalité : trop intelligent, trop individualiste, trop éloquent aussi sans doute, pour ne pas soulever contre lui, jusqu'au sein de son parti, la double coalition des envieux et des prudents.

L'affaire de Panama sera l'occasion de l'abattre. Elle n'éclate qu'en 1892, mais elle est déjà dans l'air, ou du moins les initiés la sentent venir au moment où se réunit la nouvelle Chambre. C'est peut-être pourquoi le député du Var, l'homme dont Zola écrit à l'époque qu'il est « parmi les hommes nouveaux de premier rang un de ceux qui parlent la vraie langue de l'orateur moderne, une langue de netteté, de précision et de logique », garde une relative réserve au cours des premières années de la législature. Sa rigueur semble se tempérer. Si par exemple, le 27 novembre 1890, il critique comme à son habitude, la politique du Gouvernement en Indochine, il déclare aussi que la France doit « organiser quelque chose de sérieux » dans ce territoire.

En 1891, Clemenceau prononce deux grands discours qui le dépeignent tout entier. Le 29 janvier, à propos de l'interdiction de la pièce de Victorien Sardou, Thermidor, contre laquelle les radicaux et socialistes avaient vivement protesté, il prononce un éloge brûlant de la Révolution. N'osant pas attaquer de front les conventionnels, dit-il, on a voulu opposer Danton aux autres révolutionnaires. Mais, « que cela nous plaise ou que cela nous choque, la Révolution française est un bloc, un bloc dont on ne peut rien distraire parce que la vérité historique ne le permet pas. » Acclamée par les républicains, cette formule marque l'entrée du mot « bloc » dans le vocabulaire politique : on parlera plus tard, sous Waldeck Rousseau, du « bloc des gauches », et en 1918, du « bloc national ». La fin du discours de Clemenceau est consacrée à une justification de l'attitude des protestataires : « C'est que cette admirable Révolution par qui nous sommes n'est pas finie, c'est qu'elle dure encore, c'est que nous en sommes encore les acteurs, c'est que ce sont toujours les mêmes hommes qui se trouvent aux prises avec les mêmes ennemis. »

Le 8 mai 1891 Clemenceau intervient à nouveau à propos des fusillades de Fourmies. Après les grèves du Gard et les incidents d'Anzin (sur lesquels il avait rédigé un rapport très sévère), ce drame met en évidence la montée d'une « force nouvelle et redoutable », le Quatrième Etat. « Le fait capital de la politique actuelle, s'écrie Clemenceau, c'est l'inévitable révolution qui se prépare... Il faut en prendre votre parti : ce Quatrième Etat, ou bien vous devrez le recevoir par la violence, ou bien l'accueillir à bras ouverts. Le moment est venu de choisir. » Malgré cet appel pathétique, salué par une « double salve d'applaudissements à l'extrême gauche », la majorité refuse d'accorder l'amnistie aux travailleurs condamnés. L'année suivante, nouveau conflit, mais qui, cette fois, se résoudra pacifiquement. Les mineurs de Carmaux se sont mis en grève. Clemenceau, avec Pelletan et Millerand, se rend auprès d'eux. Leur arbitrage permet aux grévistes d'obtenir satisfaction et de reprendre le travail.

Nous sommes en octobre 1892. Un mois plus tard, dans la nuit du 19 au 20 novembre, le baron de Reinach se suicide ; l'affaire de Panama éclate au grand jour. Le rôle exact de Clemenceau dans cette histoire n'est pas encore tout à fait éclairci. A-t-il eu vraiment des complaisances pour l'escroc Cornélius Herz, qui était l'un des commanditaires de son journal La Justice ? Ou s'est-il laissé abuser par lui ? Comme il le dira plus tard à son secrétaire : « Cornelius Herz était une fripouille ; malheureusement ce n'était pas écrit sur le bout de son nez. » Malheureusement aussi, il est des circonstances où un homme politique doit savoir lire sur le bout du nez de ceux qui le sollicitent. Le 20 décembre, à 19 heures, Déroulède demande à interpeller le Gouvernement « sur les mesures disciplinaires à prendre par le Grand Chancelier de la Légion d'honneur contre M. Cornelius Herz, grand officier de l'ordre. » La majorité des députés estiment qu'il faut vider l'abcès le jour même. Déroulède - élu sous l'étiquette boulangiste - rappelant les interventions de Clemenceau en faveur de Herz, l'accuse de s'être mis au service de l'« Internationale des riches » et de l'Allemagne : s'il renversait les Ministères les uns après les autres, ce n'était pas par conviction politique : c'était pour paralyser le redressement de la France.

Favorisée par les diverses rancunes que Clemenceau avait accumulées contre lui, le réquisitoire porte. Lorsque le député du Var monte à la tribune pour répondre, l'atmosphère de la Chambre est glaciale. Il parlera vingt-cinq minutes. L'attaque était inattendue, la riposte est improvisée. Clemenceau s'explique sur ses rapports avec l'actionnaire de La Justice, nie avoir joué aucun rôle dans ses promotions successives, et, repoussant avec hauteur, les dernières accusations de Déroulède, accuse l'interpellateur d'avoir menti. A la Chambre, l'affaire en reste là. Mais dès le lendemain, Clemenceau envoie ses témoins à Déroulède. Un duel a lieu le 22 décembre, à Saint-Ouen, devant trois cents curieux. Six balles sont échangées sans résultat, Malgré la vigueur et la promptitude de sa réplique, l'affaire de Panama a porté un coup sérieux au prestige du leader radical.

Six mois plus tard, les boulangistes récidivent, en montant, cette fois, leur machination de toutes pièces. Le 22 juin 1893, le député Millevoye accuse Clemenceau d'être un agent de la Grande-Bretagne. Les documents qu'il produit sont des faux et la manœuvre est si grossière que la Chambre, par 384 voix contre 2, flétrit les interpellateurs, obligeant Déroulède et Millevoye à démissionner. Le 5 août 1893, les auteurs du faux, Duoret et Norton, sont condamnés par la Cour d'assises de la Seine. Clemenceau, qui s'est porté partie civile, n'a aucune peine à montrer le grave préjudice que de tels procédés peuvent causer à un homme politique. Peine perdue : aussitôt après le procès s'ouvre la campagne électorale, au cours de laquelle les anticlemencistes déchaînés vont reprendre sans vergogne les accusations de Déroulède, hurlant : « Aoh yès ! » dès que le candidat entrera dans une salle. Nettement en tête au premier tour, avec 6 334 voix, Clemenceau voit, au second tour, tous ses adversaires - y compris le socialiste - se retirer devant Jourdan, le candidat de la Croix et de la réaction, Il est battu de peu : 9 503 voix contre 8 610.

Que la défaite de Clemenceau ait été l'enjeu essentiel des élections de 1893, rien ne le montre mieux que les commentaires publiés dans la presse au lendemain du scrutin. « L'extrême gauche est décapitée », écrit la République Française. Et Le Temps : « C'est la tyrannie des radicaux sur le Gouvernement qui s'évanouit ». L'éditorialiste du Journal se réjouit de voir évincé un homme « néfaste à l'intérieur comme à l'extérieur par sa politique dissolvante et étroitement égoïste. » Fallait-il donc qu'elle fut éloquente la parole de cet homme pour que tant de ministères aient succombé sous ses attaques ? Toujours est-il qu'abattu par cette défaite inattendue, Clemenceau cède d'abord à un profond découragement : ses amis l'ont abandonné, ses électeurs le rejettent, il est criblé de dettes, que peut-il encore faire pour son pays ? Trois semaines plus tard sa décision est prise : puisqu'il n'a plus le droit de parler, il écrira. L'orateur se transforme en journaliste. Le 3 octobre 1893, il publie son premier article dans La Justice. Pendant quatre ans, chaque matin, il y exprimera son opinion sur les sujets les plus variés, de la littérature au chômage, en passant par les problèmes militaires ou diplomatiques, le suicide d'une femme du peuple, l'attentat de Vaillant. « Quelle erreur de croire qu'il n'y a pas d'action politique en dehors de la tribune et du ministère ! écrira-t-il en 1906, quiconque a quelque chose à dire est une force incoercible. A travers tout, sous quelque forme qu'elle se produise, l'idée fera toujours son chemin. »

L'« idée » de Clemenceau, c'est en lisant les articles de La Justice que l'historien la découvrira. Nationaliste intransigeant quand il s'agit de la politique extérieure, il dépasse en violence les socialistes les plus véhéments quand il traite des problèmes sociaux. On le voit tour à tour applaudir à l'amitié franco-russe (parce que « chaque jour, chaque heure nous rapprochent du massacre inévitable ») et condamner l'exploitation patronale, justifier les attentats anarchistes par l'iniquité de l'ordre social, mener campagne contre les lois « scélérates » de 1893 et 1894. Vers la même époque, il publie un roman, Les plus forts, dont le sujet est l'exploitation des travailleurs par les « hommes de proie ». Fidèle aux grands ancêtres, ce révolutionnaire impénitent a deux passions : la nation et la justice, et s'il suscite autour de lui tant de haines, c'est peut-être que cette double exigence le condamne à passer pour traître tantôt aux yeux de la gauche, tantôt à ceux de la droite : il ne s'entend complètement avec personne.

En octobre 1897, au moment où La Justice périclite, Clemenceau devient l'éditorialiste du nouveau journal d'Ernest Vaughan, l'Aurore. L'affaire Dreyfus éclate peu après. En bon jacobin, partisan de la raison d'Etat, Clemenceau avait fulminé contre le « traître » au moment du procès. Ses amis radicaux n'étaient pas moins convaincus que lui de la nécessité d'une justice prompte et vigoureuse. Pelletan écrira encore, au début de 1898 : « Je suis de ceux pour qui le crime de Dreyfus paraît de moins en moins douteux. » Est-ce - comme le suppose Léon Blum - parce que Clemenceau a lui-même connu les infortunes de la calomnie, a lui-même été dénoncé devant l'opinion comme un traître et condamné par ses électeurs sur des accusations mensongères ? Est-ce parce que l'« affaire » est pour le député battu l'occasion de démontrer qu'il n'a rien perdu de sa redoutable éloquence et de jouer à nouveau un rôle de premier plan ? Convaincu par les amis de Dreyfus de l'innocence du condamné, il ne tarde pas, en tout cas, à prendre la tête de la campagne révisionniste. Pendant deux ans il consacrera la plupart de ses éditoriaux à ce combat. Lorsque Zola, dans la soirée du 12 janvier 1898, apporte son fameux article à l'Aurore, c'est lui qui choisit le titre sous lequel ces pages entreront dans l'histoire : « J'accuse ». On connaît la suite : le 23 février, Clemenceau défend Zola devant la Cour d'assises ; le 25, il échange trois balles avec Drumont qui l'avait traité de « misérable» dans la Libre Parole. Il joue ensuite un rôle actif dans la préparation du deuxième procès de Dreyfus à Rennes. Après la condamnation, en septembre 1889, il souhaite que le condamné refuse sa grâce. Mais devant les arguments humanitaires présentés par Mathieu Dreyfus, il s'incline. Dans cette affaire, ce sont les principes qu'il a toujours voulu défendre. Pour l'accusé lui-même, il n'a qu'une médiocre sympathie : « Dreyfus, écrira-t-il plus tard, m'a dégoûté des innocents. »

A la fin de 1900, par suite d'un désaccord avec le directeur, Clemenceau quitte l'Aurore. Il collabore quelques semaines à La Dépêche de Toulouse, puis fonde, le 27 janvier 1901, un hebdomadaire de 16 pages dont il est l'unique rédacteur et qu'il intitule Le Bloc. Pendant un an, il y critiquera la politique opportuniste de Waldeck Rousseau et de Millerand, protestant contre « la répression des grèves à coup de fusil », stigmatisant l'absurdité des expéditions coloniales entreprises contre nos « frères d'Afrique ou d'Asie », allant même, dans un article du 24 mars 1901, jusqu'à faire l'éloge de l'objection de conscience. Emporté par son esprit polémique il s'en prend successivement aux généraux, au Tzar (qu'il oppose à la courageuse nation russe en proie aux premières convulsions révolutionnaires), aux missionnaires, aux nationalistes. Personne n'est à l'abri de ses attaques.

Lors des élections législatives du 8 mai 1898, les radicaux de Draguignan lui avaient offert de se porter candidat ; il avait préféré garder sa liberté de journaliste. Mais quand, quatre ans plus tard, le décès de M. Denormandie rend libre un siège de sénateur, il revient sur sa décision. C'est qu'entre temps, la situation a changé. Nous sommes en 1902. La loi sur les associations vient d'être votée, au grand scandale des cléricaux. La bataille fait rage entre partisans et adversaires des congrégations. Cédant aux instances de ses amis, Clemenceau, cette fois, accepte de se présenter. Il est élu le 6 avril, au premier tour de scrutin, par 344 voix contre 122 sur 474 votants. Sa première apparition à la tribune du Luxembourg, le 17 novembre 1903, suscite une vive curiosité. On le sait en désaccord avec ses amis radicaux sur la question du monopole de l'enseignement. De fait, Clemenceau prend vigoureusement à parti les « étatistes », à qui il reproche de vouloir faire de la France « une immense congrégation ». Mais au moment du vote il rallie la majorité, acceptant ainsi la fermeture par décret des établissements privés.

Un an plus tard, il s'éloigne de Combes, dont il désapprouve les méthodes de gouvernement, et lorsque Sarrien, en mars 1906, devient Président du Conseil, il entre dans le nouveau Ministère, aux côtés de Briand, comme Ministre de l'Intérieur. Sarrien est un vieux parlementaire radical, de tendance modérée et de tempérament conciliateur. Clemenceau et Briand se sont mis d'accord pour donner à la politique nouvelle une orientation nouvelle de caractère social. Mais les doctrines, les programmes sont une chose, la réalité de chaque jour en est une autre. On ne gouverne pas un pays comme on écrit des éditoriaux. A l'heure où Clemenceau prend ses fonctions, les inventaires des biens d'Eglise sont en cours ; des rixes ont lieu un peu partout, entre paysans et soldats. Les premières mesures prises par le nouveau Ministre tendront à l'apaisement : il ordonne de surseoir à la rédaction des inventaires partout où elle exigerait le recours à la force : comme il le dit au Sénat le 20 mars 1906, ce n'est pas la peine de faire couler le sang pour savoir « le nombre des chandeliers d'une église ». Mais l'attitude du Saint-Siège, qui refuse les mesures de conciliation et encourage, par l'intermédiaire du nonce, les manifestations publiques contre la loi de séparation, l'oblige à durcir son attitude. Dans un nouveau discours au Sénat, il dénonce, textes en main, la collusion du cardinal Merry del Val, du nonce Montagnini et de M. Piou, député de la Haute-Garonne, chef du parti radical.

En même temps il doit faire face à d'autres difficultés dans le domaine social. Des grèves ont éclaté dans le Nord. Contre l'avis de Sarrien, Clemenceau part pour Lens où il prend la parole à la réunion du syndicat le plus extrémiste. Tout vaut mieux pour lui que le recours à la force. Mais il ne peut éviter la bataille : à Denain, au cours d'une bagarre, un officier est tué. Les socialistes français fulminent. Au lendemain des élections générales de 1906, Jaurès interpelle le Gouvernement sur « l'action exercée contre la classe ouvrière ». Clemenceau lui répond, au cours des séances du 18 et 19 juin, en opposant aux utopies collectivistes sa propre doctrine sociale fondée sur le progrès de l'individu. Avant de « fabriquer l'avenir », dit-il, il faut fabriquer « l'homme qui fabriquera l'avenir ». L'erreur de Jaurès et des socialistes est d'oublier que toute construction sociale repose sur l'individu « faillible, contradictoire, tâtonnant vers il ne sait quoi de meilleur ». Si l'on ne transforme pas d'abord cet individu en le conduisant « vers une approximation de plus en plus grande d'une justice supérieure », il est vain de croire que l'on pourra édifier un régime meilleur. Au socialisme intransigeant de Jaurès, Clemenceau oppose ainsi un « moralisme » de bon ton qui rassure la droite : l'affichage du discours du Ministre est voté par 365 voix contre 78.

Quelques mois plus tard, le 20 octobre 1906, Sarrien, fatigué, se retire, et Clemenceau, qui était déjà le véritable chef du ministère, le remplace. Il décide alors de créer un ministère du Travail, chargé de préparer les réformes sociales en accord avec les organisations ouvrières. Initiative hardie, dont René Viviani, le premier titulaire du poste, définit la portée devant la Chambre, le 9 novembre. Seule la justice sociale, déclare-t-il, peut remplacer la foi religieuse détruite par la Révolution : le rôle de l'Etat doit être de canaliser le flot des revendications pour éviter que les « audaces de la conscience » et les « ambitions de la pensée » ne dégénèrent en actes de violence.

Malgré le succès obtenu par ce discours, la politique sociale de Clemenceau va se trouver rapidement en butte aux attaques conjuguées de la droite et de l'extrême gauche : les uns reprochant au Gouvernement sa mollesse à l'égard des agitateurs de la C.G.T., les autres l'accusant au contraire de tromper les syndicats. Clemenceau qui ne peut ni ne veut lutter sur deux fronts, tente alors de se rapprocher de Jaurès. Au cours du long et violent débat qui se déroule en mai 1907 au sujet du droit syndical des fonctionnaires, il n'hésite pas à s'affirmer « socialiste ». « J'ai conçu le projet de gouverner avec l'esprit socialiste », précise-t-il, et se tournant vers l'extrême gauche, il sollicite une majorité « rétrécie », une majorité d'« action ». Pourquoi cet appel ne sera-t-il pas entendu ? D'abord parce que l'intransigeance du jeune parti socialiste ne permet guère de concessions à son leader parlementaire. Sans doute aussi parce qu'entre Clemenceau l'ironique et Jaurès le lyrique, entre le polémiste et le prophète, entre l'homme qui veut dominer et l'homme qui veut convaincre, l'incompatibilité d'humeur interdit, en fait, tout compromis. Mais enfin et surtout parce que Clemenceau, victime de ses diatribes antérieures, va donner l'impression (souvent justifiée) d'appliquer au pouvoir la politique même qu'il critiquait chez ses prédécesseurs.

Après l'affaire des fonctionnaires, les manifestations des viticulteurs du Midi et les événements sanglants de Narbonne en juin 1907, les échauffourées de Draveil et de Vigneux en mai 1908, les mouvements de grève qui se multiplient entre 1906 et 1909 creusent le fossé entre Clemenceau et les socialistes. Chacun des débats qui s'ouvrent à ce sujet est l'occasion pour Jaurès de mettre en accusation le président du Conseil, à qui il reproche non seulement sa politique de combat contre les travailleurs, mais la manière à la fois hésitante et brusque, mélange de rigueur et de laisser-aller, de ruses et de coups de force avec laquelle les affaires sont conduites. « Vous êtes la contradiction vivante, vous êtes nécessairement la guerre civile », lui lance-t-il en juin 1907, et le 9 avril 1908 : « Vous avez usé de votre pouvoir parlementaire pour terroriser les gouvernants avant de terroriser les gouvernés. Toujours, dans l'opposition comme dans le gouvernement, votre objet a été de dominer, de despotiser ». Dans la mesure où le « despotisme » de Clemenceau s'exerce aussi bien sur ses amis que contre ses adversaires, ces attaques trouvent un écho parmi les radicaux eux-mêmes. Certes, les discussions se terminent toujours par la victoire du Gouvernement, dont la majorité varie entre 325 et 376 voix. Mais les manières cassantes de Clemenceau l'isolent chaque jour un peu plus et l'on voit renaître contre lui l'hostilité, d'abord sourde, puis de moins en moins dissimulée qu'il suscitait déjà à l'époque où, jouant le rôle de Jaurès, il dirigeait l'opposition. Combes, Buisson, Steeg se détachent de lui. De nombreux radicaux qui partagent ses vues sur le socialisme l'accusent - notamment lors du débat provoqué par la grève des postiers, en juin 1909 - d'aggraver, par ses attitudes contradictoires et une certaine incohérence de sa politique, le malaise social.

Ces conflits renouvelés n'auraient probablement pas suffi à entraîner la chute de Clemenceau si ne venaient s'y ajouter, à partir de 1907, de graves difficultés extérieures. En juillet, des ouvriers européens, dont cinq français, sont massacrés à Casablanca. Clemenceau donne aussitôt à Lyautey l'ordre d'occuper la ville. Les socialistes critiquent une décision hâtive qui risque de provoquer de graves complications internationales et accusent Clemenceau de reprendre la politique d'intervention dont il avait lui-même, autrefois, montré les dangers. A droite, l'inquiétude n'est pas moins vive : que va faire l'Allemagne ? Clemenceau tient bon et donne pleins pouvoirs à Lyautey pour organiser l'arrière-pays de Casablanca. Après de nouveaux incidents provoqués le 25 septembre 1908 par la désertion de six légionnaires français, la déclaration franco-allemande du 9 février 1909 apporte au problème une solution provisoire : moyennant la reconnaissance de l'intégrité de l'empire chérifien et des assurances sur ses intérêts économiques, l'Allemagne admet que la France joue un rôle politique prépondérant au Maroc.

Succès éphémère pour Clemenceau qui est cependant réélu sénateur du Var au renouvellement du 3 janvier 1909, au 1er tour de scrutin, par 390 voix sur 485 votants, Le 20 juillet 1909, mis en cause devant la Chambre par l'ancien Ministre des Affaires étrangères, Delcassé, à propos de la réorganisation de la marine, Clemenceau réplique par des propos si cinglants que l'interpellateur n'a aucune peine à grouper autour de lui une majorité de mécontents : dans le vote final, 202 députés se prononcent contre le ministère, 200 s'abstiennent, 76 seulement lui apportent leur soutien.

La chute de Clemenceau, après trois ans et trois mois de règne, est accueillie par des commentaires analogues à ceux qui avaient salué sa défaite électorale de 1893. Tandis que Jaurès parle de la « stupeur tragique » de la Chambre devant la diatribe du chef du Gouvernement, H. Béranger écrit dans l'Action : « Le Gouvernement de dictature et de police qui n'avait de républicain que le nom s'effondre sous une révolte de la conscience politique et du patriotisme indigné. »

Sept ans plus tard, pourtant, le « patriotisme » de Clemenceau lui vaudra de revenir au pouvoir. Etrange renversement qui s'explique par l'évolution de la situation extérieure. L'accord franco-allemand de 1909 n'a été qu'une étape. Dès 1911, le « coup d'Agadir » montre aux pacifistes les plus résolus que le danger se rapproche. Clemenceau qui a profité de ses loisirs pour faire une tournée de conférences en Amérique du Sud, décide, à son retour, de lancer un cri d'alarme. Le président du Conseil, Caillaux, vient de signer avec l'Allemagne un nouvel accord, relatif, cette fois, au Congo. Clemenceau préside la commission spéciale chargée d'examiner le traité. Il réussit, par ses questions embarrassantes, à mettre le chef du Gouvernement en opposition avec son Ministre des Affaires étrangères et provoque la chute du cabinet (11 janvier 1912). Lors du débat de ratification qui s'ouvre le 10 février, sous le Ministère Poincaré, il prononce un discours véhément, dans lequel il met en garde la Chambre contre les ambitions effrénées de l'Allemagne. « De bonne foi, nous voulons la paix, s'écrie-t-il ; nous la voulons parce que nous en avons besoin pour refaire notre pays. Mais enfin, si on nous impose la guerre, on nous trouvera. » Ce discours fait forte impression sur le Sénat qui en appréciera bientôt le caractère prophétique.

Poincaré étant devenu (malgré Clemenceau) président de la République, c'est Briand qui prend la tête des affaires, le 16 janvier 1913. Son premier soin est de soumettre au Sénat le projet adopté par la Chambre en avril 1912 et instituant la représentation proportionnelle pour les élections législatives. Clemenceau, lui, est partisan d'un système majoritaire. Le débat qui s'ouvre en mars prend tout de suite l'aspect d'un duel entre le chef du Gouvernement et le sénateur du Var. A Briand qui avait dénoncé les « mares stagnantes » de l'arrondissement, Clemenceau réplique que la majorité n'est jamais infaillible, mais qu'on ne peut concevoir un régime stable sans s'appuyer sur elle. Le Sénat ayant soutenu cette thèse, Briand démissionne.

Non content de lutter sur le terrain parlementaire, Clemenceau décide, au début de 1914, de reprendre son activité de journaliste. Il fonde une petite feuille l'Homme libre, dont il est le principal rédacteur. Le premier numéro sort en mars. A peine Clemenceau aura-t-il le temps d'y reprendre ses thèmes favoris sur le danger qui menace la France ; la guerre éclate le 3 août 1914.

L'Homme libre devient alors entre les mains de son directeur une arme redoutable. Clemenceau, qui a refusé a plusieurs reprises de rentrer au Gouvernement, pour garder sa liberté de critique, porte des jugements si sévères sur les méthodes du haut commandement que son journal est interdit. Sans se démonter, il transforme l'Homme libre en Homme enchaîné. La sûreté de son information, la virulence de ses attaques, l'énergie qui l'anime lui valent un succès croissant dans l'opinion, et spécialement auprès des combattants. Au Sénat, la Commission de l'armée, dont il est le président, lui vote le 8 mars 1915, des félicitations pour son patriotisme et sa clairvoyance. A beaucoup, qui oublient leurs griefs passés, Clemenceau commence à apparaître comme un recours possible au cas où la situation s'aggraverait. Or, en 1916, en 1917, elle ne cesse de s'aggraver. Le défaitisme progresse à l'intérieur. Clemenceau qui a en vain dénoncé Malvy au comité secret du 4 juillet 1916, revient à la charge le 21 juillet 1917. Il révèle les complaisances du Ministre de l'Intérieur pour Almereyda, le directeur du journal défaitiste, le Bonnet rouge, et obtient du Sénat le vote d'un ordre du jour qui, pratiquement, condamne le ministère.

Ribot démissionne le 12 septembre 1917. Il est remplacé par Painlevé, qui ne tiendra que deux mois. Les nouvelles du front sont très mauvaises et la lassitude gagne le pays. Au moment de choisir un nouveau président du Conseil, Poincaré hésite et consulte longuement les leaders politiques. Avec des nuances diverses, l'opinion est unanime : il faut « risquer » une expérience Clemenceau. Poincaré écrira dans ses mémoires ; « Je vois les défauts terribles de Clemenceau, son orgueil immense, sa mobilité, sa légèreté ; mais ai-je le droit de l'écarter alors que je ne puis trouver en dehors de lui personne qui réponde aux nécessités de la situation ? »

Le second ministère Clemenceau, dont le chef est aussi ministre de la Guerre, se présente devant la Chambre le 19 novembre 1917. Son programme tient en un mot : « faire la guerre ». Clemenceau commence par procéder à une épuration énergique des services gangrenés par le défaitisme. La Chambre le soutient en décidant à l'unanimité, le 28 novembre, de renvoyer Malvy devant la Haute Cour, puis en votant le 21 décembre des poursuites contre Caillaux. Parallèlement, le nouveau président du Conseil s'efforce de redresser une situation militaire alarmante. Malgré ses soixante-dix-sept ans, il n'hésite pas à se rendre fréquemment sur le front où il interroge généraux et soldats. L'offensive allemande de mars 1918 fait apparaître un des plus grands défauts du dispositif de guerre allié ; le manque de coordination entre les états-majors français et britannique. Clemenceau s'efforce alors d'obtenir la nomination d'un généralissime unique. Entreprise délicate, car elle pose à la fois des questions de susceptibilité nationale et des questions de personnes. Finalement, le 26 mars 1918, à Doullens, les responsables militaires des deux pays se mettent d'accord pour placer l'ensemble des troupes sous les ordres de Foch. Les débuts du nouveau généralissime sont fâcheux : l'attaque qu'il attendait sur l'Aisne se déclenche, fin mai, sur le Chemin des Dames. L'avance des Allemands, aussitôt est foudroyante : le 2 juin, ils atteignent Château-Thierry. Affolement à la Chambre où la négligence de Foch est vivement critiquée le 4 juin. Clemenceau ne peut envisager d'abandonner son généralissime : aucun des chefs qui pourraient le remplacer ne lui paraît sûr. Il décide donc de faire front. « Le général Foch, déclare-t-il, jouit de la confiance unanime des Alliés... C'est nous, pour une faute qui se sera ou ne se sera pas commise qui allons demander des explications à un homme dont la tête, comme je l'ai vu, retombe parfois accablée de fatigue sur la table surchargée de cartes ? Cela, je m'y refuse. Chassez-moi de la Tribune si c'est cela que vous me demandez ! »

Quelques semaines plus tard, heureusement, la situation se renverse. La campagne de France s'ouvre le 18 juillet 1918. La progression des troupes alliées est si rapide que, dès la fin de septembre, l'Allemagne envisage de demander l'armistice. Un vif incident éclate à ce propos entre Clemenceau et Poincaré qui trouve l'armistice prématuré. « On va, dit-il, couper les jarrets à nos troupes. » Piqué au vif par cette expression, Clemenceau propose sa démission que le Président de la République refuse. Finalement les choses s'arrangent. Au début de novembre, l'ennemi est en pleine retraite sur tout le front. L'armistice est signé le 11. A quatre heures de l'après-midi, Clemenceau, accueilli par une longue ovation, donne lecture de la convention devant la Chambre, adresse le salut du pays à l'Alsace et à la Lorraine recouvrées, rend hommage aux morts et conclut : « Grâce à eux la France, hier soldat de Dieu, aujourd'hui soldat de l'Humanité, sera toujours le soldat de l'idéal. » Puis il se rend au Sénat. La foule l'acclame tout le long du parcours et les Chambres unanimes adoptent une loi proclamant que le citoyen Clemenceau et le maréchal Foch « ont bien mérité de la patrie ».

Le 21 novembre, Clemenceau et Foch sont élus à l'unanimité membres de l'Académie française. Mais, comme il avait refusé d'assister au Te Deum de Notre-Dame le 17 novembre, pour ne pas manquer à la règle de la séparation, Clemenceau l'intraitable refusera de « payer » son entrée à l'Académie d'un discours public, et finalement, n'y sera jamais reçu...

Le 18 janvier 1919, s'ouvre la conférence de la Paix. Clemenceau est élu président. C'est lui qui, avec Wilson, Lloyd George et Orlando assumera l'essentiel du travail. Le 19 février, un anarchiste, Cottin, tire sur sa voiture dix coups de revolver. Clemenceau est blessé : une balle s'est logée dans le médiastin. Le robuste octogénaire en sera quitte pour une semaine de repos. Le 28 juin, après d'ultimes discussions avec le Gouvernement allemand qui dénonce « l'injustice inouïe » des conditions imposées par les Alliés, le traité est signé à Versailles dans la galerie des Glaces. La Chambre le ratifie le 2 octobre, par 372 voix contre 53.

Les élections législatives suivent ce vote de quelques semaines. Elles ont lieu le 16 novembre, et les trois quarts des élus, à droite comme à gauche, sont des hommes qui se sont réclamés de Clemenceau. A la première séance de la nouvelle Chambre, le 8 décembre, Clemenceau accueille au nom du Gouvernement les députés d'Alsace et de Lorraine et invite le pays à se remettre à la tâche : « Point de relâche, point de vaines querelles. La France à refaire : hâtons-nous ! » Le Sénat est renouvelé le 11 janvier 1920. Reste à donner un successeur à Poincaré. L'opinion unanime voudrait qu'il se nomme Clemenceau. Mais la paix revenue, l'orage passé, les rancunes et les inimitiés peuvent se donner à nouveau libre cours. Briand, qui déteste Clemenceau, mène contre lui une campagne habile et perfide, tandis que Deschanel multiplie les promesses à la droite, aux cléricaux et au Vatican. Le 16 janvier, au cours de la réunion préparatoire, Deschanel obtient 408 voix contre 389 à son rival. Clemenceau retire aussitôt sa candidature. Deschanel est élu le lendemain par 734 voix. Il sombrera dans l'inconscience huit mois plus tard.

Le jour même de l'élection, Clemenceau a remis au Président de la République la démission de son cabinet. Malgré les appels répétés de ses amis, en 1923, il n'acceptera pas de rentrer au Parlement. Sa carrière politique est terminée : il préfère désormais écrire et voyager. En 1920, il visite l'Inde, en 1922, il est aux Etats-Unis. En 1926, il publie un essai sur Démosthène et en 1927, deux volumes de réflexions personnelles intitulées Au soir de la pensée. Il n'en a pas fini pourtant avec les polémiques. Mis en cause par Foch dans un « mémorial » posthume, il décide de répondre aux allégations malveillantes de celui qu'il avait sauvé en 1918. Ce sera sa dernière œuvre : Grandeur et misères d'une victoire, achevée quelques semaines avant sa mort.

Le 24 novembre 1929, une crise cardiaque le terrasse. Il succombe après quarante-huit heures d'agonie, laissant l'image d'une figure exceptionnelle, dominée par un patriotisme intransigeant et une foi profonde dans l'homme, abhorrée par les uns, admirée par les autres, mais toujours solitaire, le plus étonnant destin, en vérité, qu'ait connu la Troisième République.