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N° 1927

______

 

ASSEMBLÉE   NATIONALE

 

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

SEIZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 28 novembre 2023.

 

 

RAPPORT

 

 

FAIT

 

AU NOM DE LA COMMISSION DES AFFAIRES CULTURELLES ET DE L’ÉDUCATION SUR LA PROPOSITION DE DE LOI, ADOPTÉE PAR LE SÉNAT APRÈS ENGAGEMENT DE LA PROCÉDURE ACCÉLÉRÉE,

visant à assurer la pérennité des établissements de spectacles cinématographiques
et l’accès au cinéma dans les outremer,

 

 

Par M. Johnny HAJJAR et Mme Maud PETIT,

 

 

Députés.

 

——

 

 

Voir les numéros :

Sénat 506, 701, 702 et T.A. 135 (2022‑2023).

Assemblée nationale : 1362.

 

 

 

 

 


SOMMAIRE

___

  Pages

AVANT-PROPOS

I. Une pratique économique historique remise en question par des tentations de maximisation du taux de location dans un contexte de vie chère exacerbée

A. Un modèle économique, Encadré par la loi, fondé sur une coopération déséquilibrée entre distributeurs et exploitants

1. Le cinéma : un secteur économique encadré par la loi nécessitant une coopération entre ses différentes parties prenantes

2. Historiquement, les exploitants ultramarins de salles de cinéma bénéficient d’un statut particulier compte tenu de leurs spécificités

a. Les outre-mer bénéficient d’une moindre imposition pour compenser leurs surcoûts réels et objectifs

b. Une pratique historique de la sous-distribution dans les outre-mer

c. Historiquement, les distributeurs pratiquaient des taux de location en moyenne moins élevés dans certains territoires d’outre-mer

B. Dans une logique de maximisation de leur rentabilité économique, des DISTRIBUTEURS plaident pour la Suppression DE CERTAINS DISPOSITIFS dérogatoires existants Outre-mer

1. Des efforts consentis par les exploitants ultramarins par solidarité pour financer la culture française

a. L’application progressive de la taxe spéciale additionnelle (TSA) dans les outremer

b. La possibilité de remettre en cause le maillon intermédiaire de sous-distribution dans les outre-mer

c. Des efforts des exploitants pour assurer plus de transparence

2. Certains distributeurs réclament désormais systématiquement des taux de location à la hausse dans les outre-mer, afin de se rapprocher de ceux pratiqués dans l’Hexagone

II. Face à l’échec des négociations, le recours à la loi s’impose désormais pour réguler les relations entre distributeurs et exploitants ultramarins

A. les revendications des distributeurs apparaissent disproportionnées et viennent mettre à mal leurs relations économiques avec les exploitants ultramarins

1. Des exigences disproportionnées imposées par les distributeurs

a. Du fait de la fiscalité différenciée outre-mer, l’application d’un taux de location de 35 % rapporte quasiment la même recette au distributeur que lorsqu’il applique un taux de 46 % en Hexagone.

b. Une remise en question déraisonnable des relations économiques existantes dans un contexte économique et social difficile et davantage dégradé

2. Un rapport de force inégal et déséquilibré, défavorable à l’exploitant ultramarin

3. Cette dynamique d’alignement des taux de location sur ceux de l’Hexagone met en danger la pérennité de la filière cinématographique en outremer

4. La loi apparaît comme l’ultime recours pour réguler les relations économiques entre exploitants ultramarins et distributeurs

a. Face à l’échec des négociations et des tentatives de médiation, la loi doit intervenir pour rétablir un équilibre viable entre exploitants ultramarins et distributeurs

b. La fixation du taux de location doit tenir compte des spécificités et des réalités des territoires ultramarins

c. Un « risque de contagion » écarté

d. Un plafonnement du taux de location à 35 %

B. La nécessité d’intervention du législateur pour réguler le marché du cinéma outre-Mer afin de garantir son accès partout et pour tous

1. Un enjeu d’équité, de justice sociale et d’accès à la culture partout et pour tous

a. Contre une augmentation du prix du ticket de cinéma dans les outremer

b. Contre un risque d’appauvrissement de la qualité et de la diversité de l’offre cinématographique proposée outre-mer

c. Contre un retard d’accès à certains films dans les territoires ultramarins

2. Face au risque d’éviction soulevé par les distributeurs outre-mer, le législateur pourrait prévoir la création d’engagements de diffusion

a. Un risque d’éviction ?

b. Favoriser un accès au cinéma partout et pour tous

COMMENTAIRE De l’ARTICLE unique

Article unique Plafonnement à 35 % du taux de location perçu par les distributeurs au sein des collectivités régies par l’article 73 de la Constitution

Travaux de la commission

Annexe 1 : LISTE DES PERSONNES entenduES

annexe 2 : LISTE DES CONTRIBUTIONS ÉCRITES

Annexe 3 : textes susceptibles d’être abrogés ou modifiés à l’occasion de l’examen de la proposition de loi

 


   AVANT-PROPOS

Plébiscité depuis plus d’un siècle par les spectateurs, le grand écran, qualifié de « septième art », est l’un des premiers loisirs populaires, vecteur de détente et de bien-être individuel et collectif, mais aussi d’action culturelle. En famille, entre amis ou même en solitaire, la sortie au cinéma est ainsi un divertissement incontournable, particulièrement apprécié outre-mer où l’offre culturelle proposée reste historiquement restreinte par rapport à l’Hexagone.

Alors que le rôle essentiel que joue le cinéma dans l’enrichissement culturel, l’éducation et le divertissement ne fait aucun doute, garantir son accessibilité partout et pour tous dans les outre-mer reste, encore aujourd’hui, un défi majeur en raison des spécificités de ces territoires et de leur vulnérabilité économique.

En effet, le renchérissement des coûts du fait de leur éloignement géographique, de leur caractère insulaire, des normes anticycloniques et parasismiques, des réalités de vie différentes ou encore de l’exiguïté des marchés restreint la rentabilité économique de ce secteur culturel. Les établissements cinématographiques ultramarins sont ainsi confrontés à des charges d’exploitation et d’investissement beaucoup plus élevées que dans l’Hexagone, alourdies par le contexte inflationniste et de niveau de vie moindre qui pèsent sur un coût de la vie déjà structurellement et conjoncturellement élevé dans ces territoires. Dès lors, cette situation économique précaire menace la filière, ainsi que la diversité et l’accès à l’offre cinématographique et culturelle disponible dans les territoires ultramarins.

Une coopération solide et durable entre distributeurs et exploitants de salles de cinéma est nécessaire pour permettre le maintien et le développement de la diffusion des œuvres cinématographiques. Historiquement, la répartition des recettes perçues sur le billet d’entrée entre ces deux acteurs – formalisée par un « taux de location » négocié au cas par cas dans une fourchette déterminée par la loi – était, en pratique, moins élevé pour les exploitants d’établissements cinématographiques ultramarins que pour ceux situés dans l’Hexagone, pour tenir compte des importantes contraintes d’exploitation et d’investissement précitées.

Or, les difficultés de ce secteur, amplifiées par les répercussions de la pandémie de covid-19, poussent les distributeurs à rechercher plus de rentabilité économique, y compris au sein de ces territoires, et à demander la fin de pratiques compensatoires spécifiques historiquement applicables dans les outre-mer.

En faisant entrer les départements et régions d’outre-mer (DROM) dans le champ d’intervention du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) en 2015, la situation des distributeurs s’est améliorée avec un passage du forfait au pourcentage, avec plus de transparence sur le nombre d’entrées réalisées pour chaque film. De plus, depuis 2022, les exploitants ultramarins ont fait des efforts pour faire aboutir les négociations, en acceptant notamment de remettre en cause la pratique de sous‑distribution. En revanche, les salles de cinéma des DROM ne peuvent concevoir que les taux de location appliqués outre-mer s’alignent sur ceux pratiqués en France hexagonale au mépris des difficultés singulières et renforcées éprouvées par le secteur dans ces territoires.

Exiger une telle uniformité entre l’Hexagone et les outre-mer reviendrait à imposer une augmentation brutale des taux de location, avec pour conséquence une baisse drastique de la part des recettes perçues par les exploitants ultramarins et donc une augmentation de leurs tarifs pour compenser les charges qui ont fortement augmenté. Cette évolution mettrait en péril la viabilité économique d’une grande majorité d’exploitants et conduirait dès lors à des fermetures d’établissements cinématographiques, à une fragilisation importante de la filière – donc à des effets négatifs sur l’activité, l’emploi et l’accès à ce loisir culturel – et à une augmentation du prix du billet d’entrée pour les populations locales, alors même qu’il est en moyenne 15 % plus élevé qu’en Hexagone en dépit d’un pouvoir d’achat plus faible et d’une fiscalité spécifique qui ne suffit toutefois pas à compenser l’ensemble des surcharges existantes.

Une telle évolution, qui mettrait en cause le modèle économique fragile actuel et risquerait clairement de faire disparaître l’industrie cinématographique locale, n’est pas acceptable pour les rapporteurs. Il est indispensable de tenir compte des réalités ultramarines (surcoûts de construction ou d’entretien des salles, taux d’usure des matériels élevé, charges pour assurer la sécurité des sites et des personnes, surcoût en termes d’investissement, etc.) et de sauvegarder cette filière pour garantir aux populations ultramarines un accès pour tous au cinéma, surtout au regard de la baisse de fréquentation consécutive à la pandémie de covid-19. Nous sommes face à un enjeu d’éthique économique, d’équité, de justice sociale et de préservation de l’accès à la culture par le cinéma : les Français des outre-mer ne doivent pas être des citoyens de seconde zone.

Le choix des distributeurs d’imposer leur puissance économique en refusant de relancer des négociations, qui ont duré plus de deux ans, et l’échec des nombreuses tentatives de médiation rendent désormais nécessaire l’intervention du législateur pour réguler les relations entre exploitants ultramarins et distributeurs.

Pour cela, la présente proposition de loi vise à instaurer, spécifiquement et exclusivement pour les collectivités d’outre-mer relevant de l’article 73 de la Constitution du fait de leur régime propre relevant de l’identité législative, un plafonnement spécifique du taux de location à 35 % correspondant au taux moyen historiquement appliqué, afin de tenir compte des difficultés objectives de l’exploitation cinématographique dans ces territoires ultramarins.

Assurer la pérennité des établissements de spectacles cinématographiques et l’accès à la culture par le cinéma dans les outre-mer est une nécessité. C’est pourquoi le Sénat a adopté ce texte à l’unanimité et sans modification le 15 juin dernier.

Après avoir mené plusieurs auditions pour entendre les points de vue des différentes parties prenantes, les rapporteurs de cette proposition de loi, l’une de la majorité, l’autre de l’opposition, plaident pour que ce texte puisse faire l’objet d’un accord transpartisan et soit voté dans des termes identiques à l’Assemblée nationale afin que son entrée en vigueur puisse intervenir dans les meilleurs délais.

I.   Une pratique économique historique remise en question par des tentations de maximisation du taux de location dans un contexte de vie chère exacerbée

A.   Un modèle économique, Encadré par la loi, fondé sur une coopération déséquilibrée entre distributeurs et exploitants

1.   Le cinéma : un secteur économique encadré par la loi nécessitant une coopération entre ses différentes parties prenantes

La production et la diffusion d’un film impliquent une coopération entre trois types d’acteurs : le producteur à l’origine du film, le distributeur chargé de sa commercialisation et l’exploitant de salles de cinéma qui loue les films auprès des distributeurs et en assure la programmation au sein de ses établissements.

Les films projetés dans les salles de cinéma ne sont pas achetés par les exploitants mais loués auprès des distributeurs.

La répartition des recettes issues de la vente de billets de cinéma entre le producteur, le distributeur et l’exploitant d’établissements cinématographiques fait l’objet d’un encadrement législatif prévu à l’article L. 213-11 du code du cinéma et de l’image animée, mais résulte in fine d’une décision « librement débattue » entre les parties prenantes.

La recette d’exploitation est d’abord assujettie à deux taxes :

– d’une part, la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) ;

– d’autre part, la taxe sur les prix des entrées, aussi appelée « taxe spéciale additionnelle » (TSA), qui alimente le fonds de soutien au Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC).

Une fois ces taxes déduites, la recette d’exploitation, dite « base film », est partagée entre la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem) ([1]), le distributeur et l’exploitant.

Le partage de la recette d’exploitation repose sur un accord entre le distributeur et l’exploitant qui détermine le taux de participation proportionnelle, dit « taux de location » du film. Ce dernier représente le pourcentage des recettes générées par la projection du film qui sera reversé au distributeur par l’exploitant, en échange de la possibilité de diffuser le film dans ses salles de cinéma. Une fois rétribué, le distributeur est chargé de rémunérer le producteur en fonction des stipulations contractuelles qu’ils ont conclues ensemble.

Le taux de location, au cœur des crispations actuelles, est négocié au cas par cas pour chaque œuvre cinématographique, au sein d’une fourchette de taux déterminée par la loi.

Le droit actuel prévoit que le distributeur peut négocier avec l’exploitant le bénéfice d’un taux de location compris entre 25 et 50 %, ces deux bornes minimale et maximale étant applicables sur l’ensemble du territoire national, en France hexagonale comme dans les collectivités d’outre-mer relevant de l’article 73 de la Constitution.

2.   Historiquement, les exploitants ultramarins de salles de cinéma bénéficient d’un statut particulier compte tenu de leurs spécificités

a.   Les outre-mer bénéficient d’une moindre imposition pour compenser leurs surcoûts réels et objectifs

Dans le cadre d’une politique culturelle volontariste visant à soutenir l’accès à la culture et à l’offre cinématographique pour tous dans les territoires ultramarins, une fiscalité différenciée s’applique dans les outre-mer pour compenser les surcoûts objectifs et aider au développement local de ce secteur d’activité.

D’une part, un taux de TVA réduit à 2,1 % s’y applique, contre 5,5 % en France hexagonale. Par ailleurs, la TVA n’est provisoirement pas applicable dans les collectivités de Guyane et de Mayotte, aux termes du 1 de l’article 294 du code général des impôts.

D’autre part, le régime de la TSA outre-mer est différent de celui existant pour l’Hexagone : dans un premier temps non appliquée en outre-mer entre 1963 et 2015, la TSA a fini par être mise en œuvre avec un taux progressif. Depuis le 1er janvier 2019, la TSA s’est stabilisée à un taux de 5 % dans les territoires ultramarins, contre 10,72 % dans l’Hexagone.

b.   Une pratique historique de la sous-distribution dans les outre-mer

Du temps de l’existence des copies physiques de film, l’activité de distribution nécessitait une gestion locale, physique et technique des œuvres cinématographiques.

Pour satisfaire cette exigence dans des territoires éloignés de l’Hexagone, il était devenu habituel de faire appel, dans les outre-mer, à des intermédiaires locaux : les sous-distributeurs.

Dans un modèle économique fondé sur la sous-distribution, les distributeurs délèguent leur mission de distribution des films à un intermédiaire local, qui connaît les spécificités du territoire et est à même de gérer la promotion du film, la publicité sur le lieu de vente (PLV), les relations avec les exploitants et les médias, mais également de centraliser tous les films et les Key Delivery Messages (KDM), fichiers numériques et codes envoyés à l’exploitant pour lui permettre de projeter le film en salle.

Ce recours à la sous-distribution était historiquement devenu la norme outre‑mer, compte tenu de l’éloignement et de la spécificité des territoires concernés : le sous‑distributeur prenait en charge les coûts et les risques de la distribution et devenait un interlocuteur central. En contrepartie de cette délégation de responsabilité, les distributeurs concédaient au sous-distributeur une partie du taux de location.

Il convient de noter que, désormais, la pratique de la sous-distribution relève uniquement du choix et de l’initiative unilatérale du distributeur.

c.   Historiquement, les distributeurs pratiquaient des taux de location en moyenne moins élevés dans certains territoires d’outre-mer

En France hexagonale, les distributeurs avaient pris l’habitude d’exiger des taux de location proches du plafond légal de 50 %, à savoir autour d’une moyenne de 46 à 47 %.

Outre-mer, la situation était différente. Historiquement, les distributeurs acceptaient que le sous-distributeur pratique des taux de location plus faibles dans certains territoires ultramarins, proches de 35 %, soit en moyenne 12 points de pourcentage de moins qu’en France hexagonale.

La situation est toutefois plus complexe à La Réunion, où l’exploitation des films est principalement assurée par deux concurrents (MauRéfilms et Investissement, Commerce et Cinéma). Comme le premier a accepté l’application des taux de location proches de 45 % par crainte que sa programmation ne soit plus assez diversifiée, le second n’a eu d’autre choix que de s’aligner sur ces taux pour poursuivre ses relations contractuelles avec les distributeurs : il se retrouve désormais en grande difficulté financière, affirmant que cette augmentation du taux de location a eu pour conséquence directe de rendre déficitaires deux de ses multiplexes.

B.   Dans une logique de maximisation de leur rentabilité économique, des DISTRIBUTEURS plaident pour la Suppression DE CERTAINS DISPOSITIFS dérogatoires existants Outre-mer

  1.   Des efforts consentis par les exploitants ultramarins par solidarité pour financer la culture française

a.   L’application progressive de la taxe spéciale additionnelle (TSA) dans les outre‑mer

Alors qu’ils en avaient été exonérés pendant plus d’un demi-siècle, les cinémas ultramarins ont été soumis, à partir du 1er janvier 2015 et de manière progressive, à la taxe spéciale additionnelle (TSA) sur le prix des billets vendus, dans une logique d’uniformisation de service et de fonctionnement avec l’Hexagone, et afin de pouvoir accéder aux dispositifs d’aide du CNC.

Cependant, compte tenu des spécificités ultramarines, du faible niveau de rentabilité du secteur dans les outre-mer et du coût de la vie important dans ces territoires, la grande majorité des exploitants ultramarins s’est constituée en syndicat – le Syndicat des exploitants de salles de cinéma outre-mer (Secom) qui représente aujourd’hui près de 80 % de la profession – pour obtenir l’application d’un taux réduit de TSA à 5 % dans ces territoires.

L’application de la TSA outre-mer, assise sur les recettes issues de la vente des billets de cinéma, a acté l’entrée des cinémas des DROM dans le périmètre du CNC impliquant l’uniformisation des pratiques, et le respect des normes du CNC :

– les salles de cinéma ont renouvelé l’intégralité de leurs outils de billetterie (caisses, bornes, back-office, etc.) afin de passer par un outil homologué du CNC permettant une remontée systématique des entrées et recettes ;

– les salles ont dû mettre en conformité leurs bâtiments en s’adaptant aux normes du CNC ;

– les sous-distributeurs, qui achetaient leurs films en partie au forfait aux distributeurs nationaux sur la base d’une estimation des recettes au lieu de respecter le principe de rémunération proportionnelle, ont dû systématiser le paiement au pourcentage.

b.   La possibilité de remettre en cause le maillon intermédiaire de sous-distribution dans les outre-mer

Pour justifier une augmentation du taux de location appliqué outre‑mer, certains distributeurs arguent du fait que les taux historiquement appliqués entre sous‑distributeurs et exploitants n’étaient pas équitables, dénonçant le système de sous-distribution traditionnellement en vigueur dans les outre-mer.

Les opposants à cette proposition de loi concentrent l’essentiel de leurs critiques sur l’existence de la sous‑distribution, sans jamais faire la démonstration objective de ses conséquences néfastes. Ils estiment, d’une part, que ce système ne se justifierait plus systématiquement, notamment depuis la numérisation des films, et assurent, d’autre part, que ce maillon les désavantagerait. Ils affirment en effet que la plupart des sous-distributeurs seraient en fait des filiales liées à des exploitants ultramarins, de sorte que les négociations entre ces deux acteurs aboutiraient à un taux avantageant leur entité commune.

Cependant, pour prouver combien l’argument de la sous-distribution est en réalité éloigné du débat sur la détermination du taux de location, il faut rappeler que les exploitants ultramarins ont accepté la remise en cause du maillon de la sous-distribution, permettant ainsi aux distributeurs de passer à une gestion directe de la distribution dans les outre‑mer.

Une telle gestion directe leur permet alors de conserver la totalité du taux de location négocié avec les exploitants : avec cette évolution accordée par les exploitants ultramarins, les distributeurs peuvent passer d’un taux directement perçu de 17-20 % à 35 %. Néanmoins, en optant pour une gestion directe, les distributeurs doivent désormais assurer eux-mêmes l’activité de distribution du film dans les territoires ultramarins concernés et plus particulièrement la mission de promotion qui nécessite une expertise spécifique dans ces territoires.

La sous-distribution est donc désormais un choix économique, il faut le rappeler, librement consenti par le distributeur. Il revient dorénavant au distributeur de déterminer s’il est plus avantageux économiquement pour lui de déléguer l’activité de distribution à un sous-distributeur local et de lui reverser une partie des recettes correspondant au taux de location de 35 %, ou de conserver la totalité de celles-ci, à partir desquelles il devra financer lui-même la promotion locale, souvent coûteuse, du film.

La présente proposition de loi n’a trait qu’au plafonnement du taux de location outre-mer ; le choix de faire appel ou non à un sous-distributeur demeure donc un choix économique librement consenti par le distributeur, comme en témoigne le schéma ci-après.

Les différents modes de distribution de films

 

                              Distribution en direct          Distribution via un sous-distributeur                           

 

 

 ou

 

  

 35 %

 

 

 

 

 

 

 

 65%

 

 

Source : Commission des Affaires culturelles.

Il est vrai que la fonction de sous-distributeur a perdu de son importance avec la numérisation du cinéma et la digitalisation des salles : il n’a désormais qu’une fonction de communication, de publicité et de coordination. Ainsi, il n’existe désormais plus qu’un sous-distributeur dans les Caraïbes (Filmdis) et trois à La Réunion (MauRéfilms, ICC, Complus).

Cependant, la distribution outre‑mer représente un coût important de gestion et requiert un véritable savoir-faire et une bonne connaissance des spécificités du marché ultramarin. La complexité de cette activité explique pourquoi les distributeurs n’ont, à ce stade, pas tous choisi de se passer du maillon de la sous‑distribution, bien qu’ils en aient désormais la possibilité.

Aux Antilles, par exemple, un seul distributeur a pour le moment expérimenté la gestion directe, et se retrouve confronté aux problématiques spécifiques posées par la distribution outre-mer (démultiplication des interlocuteurs, coût logistique de l’acheminement du matériel d’affichage, relations presse locales, gestion du décalage horaire, gestion de la création et de la diffusion des publicités en local, etc.).

Il est ainsi à noter que les distributeurs nationaux bénéficient en outre-mer d’une mutualisation des moyens avec le sous-distributeur local, qui met en place, au profit de tous les films, des émissions de télévision et de radio pour faire rayonner le cinéma localement.

C’est ce qui explique que les distributeurs ne souhaitent pas supprimer totalement la possibilité de recourir au sous-distributeur, comme l’indiquent leurs organisations professionnelles : « Précisons que nous ne souhaitons pas renoncer au travail fourni par le sous-distributeur qui est précieux pour tenir compte des spécificités des DOM et toucher le public local, mais il a un coût. » ([2])

À La Réunion, le passage en direct est davantage employé car la suppression du distributeur local a permis d’aider à la résolution de conflits entre sous‑distributeurs et exploitants de groupes différents.

D’ailleurs, à La Réunion, pour conserver l’ensemble du taux de location, certains distributeurs font le choix de n’engager aucun frais pour promouvoir le film localement dans les outre‑mer, en pariant, par exemple, sur la notoriété nationale ou internationale d’une œuvre.

Si cette stratégie leur permet de maximiser leurs recettes sur le plan comptable, elle présente toutefois un potentiel désavantage : assurer une moindre promotion risque de faire baisser le taux de fréquentation en salle et de diminuer le nombre d’entrées, donc les recettes, avec des conséquences dramatiques pour les exploitants.

L’impact de cette moindre fréquentation ne serait toutefois pas aussi problématique pour le distributeur car la réduction de la base film serait en partie compensée par une augmentation mécanique de leurs recettes : dans ce cadre, le taux de location net perçu par ces distributeurs passerait en moyenne de 17,5 % à 35 %.

Dès lors, il convient d’insister sur l’impossibilité de comparer :

– une recette nette, soit la totalité du taux de location perçue dont sont déduits soit les frais engagés directement par le distributeur, soit la rétribution du sous‑distributeur pour le travail de promotion engagé localement ;

– une recette brute, soit la totalité du taux de location perçue, sans déduction des frais engagés pour réaliser la distribution du film. Par la suite, le distributeur sera amené à déduire de cette somme l’ensemble des coûts de distribution qu’il devra désormais prendre à sa charge, s’il désire se passer de sous‑distributeur et maintenir une activité de promotion du film.

c.   Des efforts des exploitants pour assurer plus de transparence

En outre, en réponse aux critiques concernant l’opacité de leur activité, les exploitants ultramarins ont investi dans des systèmes de billetterie homologués par le CNC, afin d’assurer la transparence du nombre d’entrées réalisées sur chaque film.

À la demande des distributeurs, certains exploitants ont même consenti à communiquer leurs données à des sociétés privées, comme COMSCORE, pour qu’elles puissent être accessibles au grand public.

2.   Certains distributeurs réclament désormais systématiquement des taux de location à la hausse dans les outre-mer, afin de se rapprocher de ceux pratiqués dans l’Hexagone

Depuis plusieurs décennies, les salles de cinéma ultramarines négociaient traditionnellement un taux de 35 % avec leur sous-distributeur, comme l’ont confirmé aux rapporteurs la Fédération nationale des cinémas français (FNCF) et le CNC.

Or, dans une logique de maximisation de leur rentabilité économique dans ces territoires, certains distributeurs exigent désormais régulièrement l’application de taux de location proches de 50 %, comme c’est le cas en moyenne dans l’Hexagone.

Si les distributeurs auditionnés assurent qu’« aucun élément factuel (statistiques, étude économique) ne permet d’étayer le danger d’une hausse à venir des taux de location » ([3]), les rapporteurs ont pu avoir connaissance d’accords commerciaux et ont eu accès à des comptes financiers prouvant que certains distributeurs réclament désormais des taux proches de 50 %.

Cette tendance au rehaussement des taux de location constitue donc bien une réalité menaçant la viabilité économique des entreprises ultramarines.

II.   Face à l’échec des négociations, le recours à la loi s’impose désormais pour réguler les relations entre distributeurs et exploitants ultramarins

A.   les revendications des distributeurs apparaissent disproportionnées et viennent mettre à mal leurs relations économiques avec les exploitants ultramarins

1.   Des exigences disproportionnées imposées par les distributeurs

a.   Du fait de la fiscalité différenciée outre-mer, l’application d’un taux de location de 35 % rapporte quasiment la même recette au distributeur que lorsqu’il applique un taux de 46 % en Hexagone.

D’après le FNCF, lorsque les distributeurs appliquent un taux de 35 % dans les outre-mer, ils bénéficient en réalité d’une rémunération quasiment équivalente à celle qu’ils perçoivent dans l’Hexagone en appliquant un taux moyen de 46 %.

Cette quasi-équivalence s’explique en effet par la fiscalité différenciée qui s’applique outre-mer : l’assiette sur laquelle va venir s’appliquer le taux de location est beaucoup plus large dans les outre-mer que dans l’Hexagone, du fait des taux de fiscalité réduits sur la TVA et la TSA, comme en témoigne le tableau ci-dessous.

Tableau comparant la part nominale perçue par le distributeur en fonction du prix moyen du billet d’entrée

 

Hexagone

DROM

Prix moyen du billet TTC
(moyenne 2017-2019)

6,68 euros

7,74 euros

Taux TVA

5,5 %

2,1 %

Recette HT

6,31 euros

7,58 euros

Taux TSA

10,72 %

5 %

TSA

0,72 euros

0,39 euros

« Base film » (assiette de répartition)

5,60 euros

7,19 euros

Taux de location moyen

46 %

35 %

Part nominale perçue par le distributeur

2,57 euros

2,52 euros

Source : Commission des Affaires culturelles à partir de données communiquées par le Centre national du cinéma et de l’image animée.

Ainsi, compte tenu de la moindre fiscalité appliquée outre-mer, la « base film » partagée entre la Sacem, l’exploitant et le distributeur, est plus élevée en outre-mer que dans l’Hexagone, avec 3,4 points de TVA et 5,72 points de TSA en moins.

Dès lors, l’application d’un taux à 35 % outre-mer permet aux distributeurs de bénéficier d’une recette quasiment équivalente à celle qu’ils perçoivent dans l’Hexagone, où l’assiette est réduite du fait d’une fiscalité plus forte.

Dans cette perspective, l’application d’une stratégie d’augmentation progressive des taux de location outre-mer apparaît disproportionnée et déraisonnable eu égard à la nécessité de maintenir un équilibre économique viable et durable dans ce secteur.

b.   Une remise en question déraisonnable des relations économiques existantes dans un contexte économique et social difficile et davantage dégradé

Les velléités de maximisation du taux de profit par chacune des parties prenantes s’entendent : distributeurs comme exploitants prennent des risques et dépendent d’une rémunération aléatoire en fonction du succès des films proposés à l’affiche, qui se traduit par le nombre d’entrées réalisées.

La situation économique des exploitants de salles de cinéma est particulièrement fragilisée par le contexte actuel : réduction brutale d’activité pendant la pandémie de covid-19, inflation exacerbée, hausse des prix de l’énergie et du coût des matières premières, dégradation des conditions climatiques, insécurité, etc.

Le CNC souligne par ailleurs que la reprise de la fréquentation après la pandémie de covid-19 a été modeste dans les outre-mer par rapport à l’Hexagone : en 2022, ceux-ci ont enregistré une baisse de près de 32 % par rapport à la moyenne constatée sur la période 2017-2019, contre 26,9 % dans l’Hexagone.

Par ailleurs, la concurrence accrue exercée par les plateformes de vidéo à la demande et les chaînes de télévision ont contribué à réduire significativement l’attractivité des salles de cinéma, affaiblissant ainsi le modèle économique des exploitants ultramarins.

2.   Un rapport de force inégal et déséquilibré, défavorable à l’exploitant ultramarin

La moyenne des taux de location appliquée dans l’Hexagone, qui s’établit quasiment au niveau du plafond légal, témoigne du déséquilibre du rapport de forces entre l’exploitant ultramarin et le distributeur, au profit de ce dernier.

Le taux de location outre‑mer ne constitue en effet qu’une modique partie du chiffre d’affaires des distributeurs, qui sont en mesure pour la plupart de développer leur activité sur d’autres territoires où les marchés et la rentabilité économique sont plus importants. En revanche, les exploitants ultramarins se retrouvent eux fortement dépendants des recettes perçues sur les billets vendus au sein de ces territoires, de sorte qu’une modification du taux de location menace considérablement leur rentabilité économique.

Dans ce contexte, les exploitants ultramarins, peu nombreux comme en témoigne le tableau ci-après, se retrouvent particulièrement dépendants du résultat des négociations avec les distributeurs pour maintenir leur niveau d’activité et la variété de l’offre.

un nombre d’exploitants, d’établissements Cinématographiques et d’écran en hexagone et dans les drom

 

Nombre d’écrans

Nombre d’établissements

Nombre d’exploitants

Hexagone

6 298

2 061

1 375

DROM dont :

72

22

14

Guadeloupe

15

5

5

Guyane

9

3

2

La Réunion

35

10

8

Martinique

12

3

3

Mayotte

1

1

1

Source : Centre national du cinéma et de l’image animée.

Par ailleurs, selon le CNC, les films nord-américains représentent près de 80 % du marché outre-mer, contre 40 % dans l’Hexagone. Les exploitants ultramarins sont donc constamment amenés à devoir négocier avec des distributeurs appartenant à de grandes multinationales américaines, comme Warner Bros Discovery, Universal Pictures, Walt Disney Studios Distribution ou Sony. Or, le poids économique et financier de ces conglomérats est incommensurable par rapport à celui que représentent les exploitants ultramarins. Le chiffre d’affaires de Warner Bros. Discovery est ainsi estimé à plus de 34 milliards de dollars en 2022.

Depuis plusieurs mois, les exploitants ultramarins sont donc confrontés à des négociations de plus en plus difficiles et se retrouvent dans une impasse : ils doivent soit accepter une augmentation des taux de location proposés – ce sur quoi ils ne peuvent céder sans mettre en danger leur modèle économique – soit retarder ou refuser la distribution du film dans leurs salles de cinéma.

Certains distributeurs font le choix de proposer des taux de location dégressifs dans le temps, notamment pour inciter les exploitants à maintenir le film à l’affiche dans leur cinéma. Il est ainsi de plus en plus courant qu’ils proposent des taux de location de 40 à 50 % en première semaine de sortie, puis des taux de location qui diminuent au fil des semaines.

Pour chaque négociation, et suivant une logique économique de maximisation de leurs recettes, les distributeurs vont avoir tendance à exiger des taux de location de plus en plus conséquents sur une durée de plus en plus longue.

Les exploitants, qui ne peuvent pas s’engager dans un tel cercle vicieux d’augmentation du taux de location, sont contraints de refuser des films ou de ne les diffuser au minimum qu’en deuxième semaine, par comparaison avec la date de sortie en Hexagone. Ils prennent ainsi le risque d’inciter les spectateurs ultramarins à se tourner vers du téléchargement illégal sur les plateformes de streaming pour avoir accès plus rapidement au visionnage des films, au lieu de se déplacer en salle.

Pour toutes ces raisons, le rapport de forces entre distributeurs et exploitants apparaît fondamentalement inégalitaire et défavorable à ces derniers dans la fixation du taux de location.

3.   Cette dynamique d’alignement des taux de location sur ceux de l’Hexagone met en danger la pérennité de la filière cinématographique en outre‑mer

Ce rapport de force écrasant est problématique : le risque est que les exploitants finissent par céder ponctuellement sur certaines hausses de taux et que, au fur et à mesure, cette dynamique haussière aboutisse à aligner les taux pratiqués outre-mer sur ceux de l’Hexagone, comme le revendiquent certains distributeurs.

Une augmentation des taux de location viendrait fragiliser la filière cinématographique ultramarine, car la situation ne serait pas viable pour les exploitants, comme l’explique le « rapport Tirot » ([4]) : « malgré [un] niveau de charge plus bas, les exploitations domiennes présentent pourtant un niveau de profitabilité beaucoup plus bas qu’en métropole. Pour mémoire, cela signifie qu’un alignement des DROM sur les taux de location métropolitains se traduirait par la disparition de nombreux cinémas, en particulier dans la zone Antilles-Guyane. »

En outre, à La Réunion, les établissements de spectacles cinématographiques de l’exploitant ICC se retrouvent aujourd’hui en lourd déficit depuis son alignement sur des taux de location proches de 45 % pratiqués par son concurrent.

Le CNC assure que, tant ce rapport commandé en 2018 à l’Inspection générale des finances que les discussions menées avec l’ensemble des professionnels concernés, ont permis de mettre en exergue une « fragilité incontestable de l’exploitation dans ces territoires : elle est liée, d’une part, à des spécificités locales telles que des coûts de construction plus élevés et des frais de personnel plus importants et, d’autre part, à une reprise de la fréquentation plus timide depuis la fin de la crise sanitaire ».

Ce risque de fragilisation de la filière cinématographique ultramarine fait d’abord peser un risque économique et social pour l’activité et l’emploi : un recul d’activité entraînerait une fragilisation des entreprises exploitantes et des plans de licenciements dans des territoires déjà très fortement touchés par le chômage.

Un tel bouleversement économique de la filière outre‑mer expose également à un risque d’augmentation du prix du billet d’entrée, pour une population déjà reconnue comme ayant le plus faible pouvoir d’achat de France.

4.   La loi apparaît comme l’ultime recours pour réguler les relations économiques entre exploitants ultramarins et distributeurs

a.   Face à l’échec des négociations et des tentatives de médiation, la loi doit intervenir pour rétablir un équilibre viable entre exploitants ultramarins et distributeurs

Malgré de multiples tentatives, la voie de la négociation n’a pas abouti : il n’a objectivement pas été possible d’obtenir un accord interprofessionnel entre les parties concernées.

Par conséquent, la loi apparait comme l’ultime recours, non pas pour relancer des négociations qui restent à ce jour dans l’impasse, mais bien pour réguler les relations entre exploitants ultramarins et distributeurs et garantir un équilibre économique au service de l’intérêt général et des populations ultramarines.

Face au caractère démesuré des exigences contractuelles formulées par les distributeurs aux exploitants ultramarins, les rapporteurs jugent qu’il est désormais nécessaire de légiférer pour instaurer une modération des taux de location pratiqués outre-mer.

b.   La fixation du taux de location doit tenir compte des spécificités et des réalités des territoires ultramarins

Les velléités de certains distributeurs de parvenir à un alignement des taux pratiqués outre-mer sur ceux de l’Hexagone témoignent de leur sous-estimation, voire de leur méconnaissance, des contraintes spécifiques pesant sur la filière dans les outre-mer.

Ainsi, alors que les organisations professionnelles de distributeurs assurent que « le secteur de la distribution a d’ores-et-déjà pris en charge depuis plusieurs années la numérisation des salles » ([5]), les exploitants ultramarins démentent, affirmant que cet effort n’a été consenti par les distributeurs que dans l’Hexagone. Outre-mer, en effet, la numérisation des salles a été directement financée par les exploitants.

Par ailleurs, les exploitants font objectivement face à des surcoûts locaux structurels : coûts de construction représentant plus du double de ceux de l’Hexagone, frais d’entretien exacerbés des locaux et du matériel, dépenses de sécurité et de gardiennage accrues, frais de personnel plus importants, etc.

En outre, le potentiel économique de la diffusion cinématographique est plus faible dans les outre-mer : le nombre de salles et d’entrées est limité, comme en témoigne le tableau ci-après, et les outre-mer ne représenteraient que 2 % du marché d’après le CNC (entre 2,5 et 4 millions d’entrées Outre-mer, contre plus de 200 millions pour l’Hexagone).

Le cinéma dans les collectivités territoriales de l’article 73
de la constitution

Collectivité

Nombre de cinémas

Nombre d’écrans

Nombre d’entrées en 2022

Guadeloupe

5

15

443 210

Guyane

3

9

301 247

La Réunion

10

35

1 210 316

Martinique

3

12

615 511

Mayotte

1

1

23 679

Total

22

72

2 593 963

Source : Contribution écrite - Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC).

Dans ce cadre, si la profitabilité est plus faible outre-mer que dans l’Hexagone pour les distributeurs, les exploitants ultramarins subissent également pour leur part des contraintes spécifiques qui réduisent leur rentabilité économique.

Il apparaît donc nécessaire que la fixation du taux de location tient compte des spécificités objectives existant dans les territoires concernés.

c.   Un « risque de contagion » écarté

Les opposants à cette proposition de loi disent craindre qu’une telle régulation présente un « risque de contagion » en dehors des territoires ultramarins, préjudiciable pour le secteur de la distribution.

Comme l’a assuré lors de son audition la FNCF, aucune revendication en faveur de la généralisation de ce type de plafonnements différenciés n’est à ce jour formulée en ce qui concerne le marché hexagonal, qui ne présente pas les mêmes spécificités.

d.   Un plafonnement du taux de location à 35 %

Cette initiative législative se fonde sur une des recommandations du « rapport Tirot » précité : « Mettre en place des conditions économiques qui permettent de diversifier les canaux de distribution dans les DROM, et, pour ce faire :

« 1/ inciter le comité de concertation pour la diffusion numérique de prendre une recommandation conjointe avec la médiatrice du cinéma tendant à promouvoir un plafond de taux de la participation proportionnelle à 35 ou 40 %, plus bas que le plafond de 50 % aujourd’hui applicable ;

« 2/ à défaut, modifier l’article L. 233-11 du CCIA [code du cinéma et de l’image animée] pour abaisser le niveau maximal du taux de la participation proportionnelle dans ces mêmes proportions. »

Dans cette optique, cette proposition de loi vise à établir un plafonnement du taux de location pratiqué, spécifique aux collectivités territoriales régies par l’article 73 de la Constitution, à hauteur de 35 %, soit le taux moyen historiquement pratiqué entre distributeurs et exploitants privés ultramarins.

B.   La nécessité d’intervention du législateur pour réguler le marché du cinéma outre-Mer afin de garantir son accès partout et pour tous

1.   Un enjeu d’équité, de justice sociale et d’accès à la culture partout et pour tous

Le législateur se trouve ici face à des enjeux multiples de politiques publiques : un enjeu cinématographique, une question de pouvoir d’achat et de fréquentation des salles obscures, un enjeu d’activité économique, un pari sur la diversité de l’offre de programmation et un risque de discrimination d’accès à la culture.

a.   Contre une augmentation du prix du ticket de cinéma dans les outre‑mer

Une hausse des taux de location se traduirait mécaniquement par une baisse de recette pour les exploitants ultramarins. Dès lors, ils finiraient par devoir compenser la dégradation de leur situation économique par une hausse des prix des billets d’entrée, à la charge donc des spectateurs ultramarins.

D’après des simulations envoyées par le Secom au CNC en 2022, une augmentation des taux de location des films de 35 % à 50 % pourrait amener mécaniquement à une augmentation du prix des billets estimée entre 20 % et 105 %. Dans l’hypothèse haute, le prix moyen des billets d’entrée pourrait atteindre jusqu’à 18,50 euros.

Un tel renchérissement potentiel du prix des billets de cinéma serait inacceptable pour les rapporteurs, étant donné que le coût d’entrée est déjà supérieur de 15 % outre-mer par rapport à l’Hexagone, malgré une fiscalité avantageuse, et que le pouvoir d’achat des populations ultramarines est déjà fortement contraint par les tensions inflationnistes et par des déterminants structurels qui pèsent sur un coût de la vie déjà accablant pour les ultramarins.

Il s’agit, pour les rapporteurs, de défendre le droit d’accès à une offre culturelle de plus de deux millions de personnes à faible pouvoir d’achat.

En effet, le rapport de la commission d’enquête sur le coût de la vie dans les collectivités territoriales régies par les articles 73 et 74 de la Constitution ([6]) a mis en exergue cette problématique de vie chère, particulièrement exacerbée outre-mer : la disproportion du coût de la vie dans ces territoires par rapport au faible niveau de vie et de pouvoir d’achat des populations résulte non seulement de déterminants structurels (éloignement géographique, insularité et exiguïté des marchés), mais également de facteurs conjoncturels liés au modèle économique historiquement enraciné dans ces territoires (présence d’oligopoles et de monopoles, concentration verticale et horizontale consolidées, multiplication des intermédiaires permettant l’accumulation de marges, importations massives depuis l’Hexagone et l’Europe, fragilité de la production locale, etc.).

Ainsi, chaque augmentation de prix va contribuer à une diminution de la fréquentation des salles de cinéma, alors même que les ultramarins restreignent déjà leur consommation de loisirs et de biens culturels. Il apparaît donc nécessaire de garantir un accès aux films dans des territoires déjà caractérisés par une rareté de l’offre culturelle.

b.   Contre un risque d’appauvrissement de la qualité et de la diversité de l’offre cinématographique proposée outre-mer

Une hausse des taux de location pourrait aussi amener les exploitants ultramarins à concentrer uniquement leur activité sur la diffusion de films ayant une forte prévision de fréquentation, tels que les blockbusters américains.

Dans ce cas, ils seraient contraints de faire des choix économiques restrictifs pour pouvoir maintenir leur modèle économique, à rebours de l’exigence culturelle de proposer une offre cinématographique diversifiée et de qualité.

c.   Contre un retard d’accès à certains films dans les territoires ultramarins

La pratique des taux dégressifs offre certes des marges de négociation plus larges, mais oblige parfois les exploitants ultramarins à n’accepter la diffusion d’un film dans leur salle que la deuxième, voire la troisième semaine de sortie du film.

Si cette pratique d’augmentation des taux perdure, le risque est que les exploitants ultramarins décalent encore davantage la diffusion des films dans leur salle. Dès lors, le public ultramarin ne pourrait avoir accès que très tardivement aux films pourtant déjà à l’affiche dans l’Hexagone, créant alors une discrimination d’accès à la culture dans les outre-mer.

Or, les studios américains ont de nos jours tendance à favoriser des sorties mondiales uniques afin de lutter contre le piratage.

Ainsi, faire le choix délibéré d’empêcher une diffusion concomitante des films entre l’Hexagone et les outre-mer pour s’opposer à une réglementation différenciée dans ces territoires s’apparenterait à une pratique discriminatoire intolérable pour les rapporteurs.

2.   Face au risque d’éviction soulevé par les distributeurs outre-mer, le législateur pourrait prévoir la création d’engagements de diffusion

a.   Un risque d’éviction ?

Face à la multiplication des supports de diffusion des films (plateformes en ligne, télévision, smartphone, etc.), les distributeurs et les exploitants partagent un objectif commun : inciter les spectateurs à venir voir les films en salle.

La rupture des relations contractuelles entre distributeurs et exploitants n’est pas souhaitable, ni économiquement, ni culturellement : il est nécessaire de garantir aux ultramarins l’accès à la culture cinématographique au sein de territoires où l’offre de loisirs créatifs est déjà faible (peu de musées, absence de théâtres, etc.) et où le cinéma reste un loisir familial encore accessible.

Les rapporteurs estiment en effet qu’il ne serait pas acceptable que les distributeurs se détournent des marchés ultramarins, car cela priverait les populations concernées de l’accès au cinéma sur leur territoire.

Certains distributeurs, fermement opposés au plafonnement à 35 % proposé par ce texte, font en effet valoir l’idée que cette limitation du potentiel économique outre‑mer pourrait les amener soit à revoir à la baisse la qualité et la diversité de l’offre culturelle proposée dans le outre-mer, soit à cesser totalement leur activité de distribution au sein de ces territoires.

Ce risque d’éviction porterait une atteinte claire au secteur en outre-mer et menacerait le modèle économique des exploitants ultramarins, dépendants de leur coopération avec les distributeurs. La fermeture d’établissements cinématographiques entraînerait alors des suppressions d’emploi, inacceptables dans des territoires souffrant déjà d’un taux de chômage élevé, supérieur de plusieurs points à la moyenne nationale. Elle aurait aussi pour effet de rendre impossible l’accès à l’offre culturelle par le cinéma pour les populations ultramarines.

De son côté, l’Union des cinémas français ultramarins (UNICFU) assure que fixer un plafonnement du taux de location à 35 % dans les outre-mer pousserait les distributeurs à ne plus proposer d’œuvres cinématographiques d’Art et Essai, que certains exploitants négocieraient autour de 45-47 %, et que ce texte porterait donc atteinte à la diversité culturelle des films proposés.

De telles pratiques conduiraient à une rupture d’égalité et d’équité entre l’Hexagone et les territoires ultramarins. La culture doit être accessible partout et pour tous, dans l’intérêt général : les concitoyens ultramarins ne doivent pas être considérés comme des Français de seconde zone ou des Français entièrement à part. C’est pourquoi les rapporteurs veilleront particulièrement à ce que ce secteur maintienne une offre cinématographique diversifiée et de qualité dans les outre‑mer.

Ces effets d’éviction, fréquemment mentionnés, soulèvent par ailleurs des interrogations quant à la formation d’ententes anticoncurrentielles, sanctionnées par le titre II du code de commerce : si l’ensemble des distributeurs décidaient d’arrêter leur activité outre-mer à la suite de ce plafonnement, cela pourrait aboutir à la formation d’une entente expresse ou tacite qui aurait pour effet « d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence » ([7]) sur ce marché. Il s’agirait dès lors d’une pratique illicite sanctionnée par la loi.

Enfin, un éventuel choix du distributeur de se retirer du marché dans les outre‑mer aurait pour conséquence d’inciter au piratage des films et de faire ainsi prospérer une économie parallèle et informelle, au détriment de ses propres recettes et ce alors qu’il engage des moyens financiers importants pour promouvoir ces films.

b.   Favoriser un accès au cinéma partout et pour tous

La culture est un bien commun, qui doit bénéficier à tous, quel que soit le lieu d’habitation. Afin de lutter contre le risque d’appauvrissement, voire de disparition de l’offre culturelle cinématographique, les sénateurs Céline Boulay-Espéronnier, Sonia de la Provôté et Jérémy Bacchi ont déposé une proposition de loi visant à conforter la filière cinématographique en France ([8]).

S’inscrivant dans la lignée de leur rapport d’information ([9]) et du rapport de M. Bruno Lasserre « Cinéma et régulation » ([10]), cette initiative législative prévoit notamment la création d’« engagements de diffusion » des œuvres d’Art et Essai (article 4 de la proposition de loi), sur le modèle des « engagements de programmation » qui permettent notamment de limiter la multidiffusion d’une œuvres au sein d’un même établissement ou encore de promouvoir la diffusion des films peu diffusés (article R. 212-31 du code du cinéma et de l’image animée).

L’institutionnalisation de ces « engagements de diffusion » permettrait donc de créer, au nom d’un intérêt culturel supérieur, une obligation pour les distributeurs de consacrer une part minimale de leurs plans de diffusions à des « établissements situés dans des périmètres géographiques identifiés au regard de leur faible nombre d’habitants ».Cette disposition permettrait dès lors de garantir une forme minimale de service public de distribution dans les territoires où la rentabilité économique se trouve dégradée, que ce soit en France hexagonale ou dans les outre-mer.

En ce sens, si les distributeurs faisaient le choix économique délibéré de restreindre l’offre cinématographique proposée, le législateur pourrait à nouveau intervenir, dans un second temps, pour confier par exemple au représentant de l’État un pouvoir de réglementation du prix du billet de cinéma, à titre expérimental dans les collectivités relevant de l'article 73 de la Constitution, dans le but de garantir un accès au cinéma partout et pour tous.

 


   COMMENTAIRE De l’ARTICLE unique

Article unique
Plafonnement à 35 % du taux de location perçu par les distributeurs au sein des collectivités régies par l’article 73 de la Constitution

Adopté par la commission sans modification

L’article unique de la proposition complète la première phrase de l’article L. 213-11 du code du cinéma et de l’image animée (CCIA) pour créer deux intervalles distincts au sein duquel le taux de participation proportionnelle, dit « taux de location », peut être librement fixé par les parties prenantes :

– un taux compris entre 25 % et 50 % en France hexagonale ;

– un taux compris entre 25 % et 35 % dans les collectivités régies par l’article 73 de la Constitution.

I.   L’ÉTAT DU DROIT

A.   Le taux de location, une rémunération au cœur des négociations entre distributeurs et exploitants

L’article L. 2113-9 du code du cinéma et de l’image animée (CCIA) prévoit que la concession des droits de représentation publique d’une œuvre cinématographique de longue durée dont le visa d’exploitation cinématographique date de moins de cinq ans ne peut être consentie à un exploitant d’établissement de spectacles cinématographiques que moyennant une « participation proportionnelle aux recettes d’exploitation de cette œuvre ».

Ce taux de participation proportionnelle, dit « taux de location », est négocié individuellement, au cas par cas, sur chaque œuvre entre chaque exploitant et distributeur. Il représente le pourcentage de rémunération que perçoit le distributeur, la part restante étant reversée à l’exploitant de l’établissement cinématographique concerné.

B.   Une liberté de fixation du taux de location encadrée par la loi

L’ordonnance n° 2009-901 du 24 juillet 2009 relative à la partie législative du code du cinéma et de l’image animée a donc codifié, au sein du CCIA, un article L.213‑6, devenu par la suite article L. 213-11 du code du cinéma et de l’image animée ([11]).

Dans sa rédaction actuellement en vigueur, cet article permet de conserver une liberté de fixation du taux de location entre distributeurs et exploitants d’établissements cinématographiques, tout en encadrant le champ de la négociation afin de préserver une forme d’équilibre économique entre les deux parties prenantes.

Dans cette optique, l’article L.213-11 du CCIA prévoit que le taux de la participation proportionnelle est librement débattu entre un pourcentage minimum fixé à 25 % et un pourcentage maximum fixé à 50 %.

Par ailleurs, l’article prévoit une exception pour la fixation du taux de participation des œuvres cinématographiques représentées plus de deux ans après la date de leur première représentation commerciale en France en fixant un intervalle situé entre 20 % et 50 %.

Cependant, aucune distinction territoriale n’a été prévue dans ce dispositif, qui s’applique de manière uniforme sur tout le territoire français, dans l’Hexagone comme dans les outre-mer.

II.   LE DISPOSITIF PROPOSÉ

  1.   La création d’un plafonnement spécifique du taux de location négocié outre-mer

L’article unique de cette proposition de loi vise à créer une distinction entre les modalités de fixation du taux de location pour les activités d’exploitation cinématographiques situées en France hexagonale et celles localisées dans certains territoires ultramarins.

L’intervalle initial, entre 25 % minimum et 50 % maximum, serait conservé pour les activités de diffusion cinématographique en France hexagonale.

Un nouvel intervalle, fixé entre 25 % minimum et 35 % maximum, serait spécifiquement créé pour les activités de diffusion cinématographique au sein des collectivités territoriales ultramarines régies par l’article 73 de la Constitution.

Au regard de l’échec des négociations entre les parties prenantes, cette nouvelle distinction se fonde sur la nécessité de revenir au taux moyen historiquement appliqué dans certains territoires ultramarins – 35 % – pour garantir un accès à la culture partout et pour tous.

B.   Champ d’application

Ce dispositif dérogatoire concerne les collectivités territoriales relevant de l’article 73 de la Constitution, à savoir les territoires de Guadeloupe, de Martinique, de Guyane, de Mayotte et de La Réunion.

En revanche, en sont exclues les collectivités relevant de l’article 74, à savoir la Polynésie Française, Wallis-et-Futuna, Saint-Martin, Saint‑Pierre‑et‑Miquelon et Saint-Barthélemy, ainsi que la Nouvelle-Calédonie. Ces dernières peuvent toutefois prévoir des lois locales spécifiques pour mettre en place une dérogation similaire.

III.   LES MODIFICATIONS APPORTÉES PAR LA COMMISSION

Aucune modification n’a été apportée en commission des Affaires culturelles et de l’éducation.

 

 


Travaux de la commission

Au cours de sa réunion du mardi 28novembre 2023 ([12]), la commission procède à l’examen de la proposition de loi, adoptée par le Sénat après engagement de la procédure accélérée, visant à assurer la pérennité des établissements de spectacles cinématographiques et l’accès au cinéma dans les outre-mer (n° 1362) (M. Johnny Hajjar et Mme Maud Petit, rapporteurs).

M. Johnny Hajjar, rapporteur. Je suis honoré de défendre cette proposition de loi qui revêt des enjeux multiples, à la fois économiques, sociaux et culturels, pour les collectivités d’outre-mer qui relèvent de l’article 73 de la Constitution.

En effet, elle vise à assurer la pérennité des établissements de spectacles cinématographiques, à préserver l’emploi dans ce secteur et à protéger les populations ultramarines d’une augmentation des tarifs du cinéma, tout en garantissant la distribution d’une offre culturelle large et l’accès de tous à la culture.

Septième art, expression du génie humain, le cinéma est un élément de bien-être incontournable particulièrement apprécié dans les outre-mer, où l’offre culturelle reste malheureusement historiquement et structurellement restreinte.

Le cinéma joue un rôle essentiel dans l’enrichissement culturel des populations. Une société démocratique doit garantir la diffusion de la culture et son accessibilité, notamment par un tarif abordable. Or dans les outre-mer, il s’agit d’un défi majeur, encore aujourd’hui.

En raison de leurs singularités, notamment l’éloignement géographique, l’insularité et le contexte de vie chère exacerbée, nos territoires offrent au cinéma un marché économique restreint. Les exploitants dits ultramarins se trouvent donc confrontés à des charges d’exploitation et d’investissement très élevées, encore renchéries par une inflation plus forte que dans l’Hexagone, dans un contexte de niveau de vie inférieur et de coût de la vie déjà structurellement et conjoncturellement écrasant. La situation, connue de tous, a été objectivée par le rapport de la commission d’enquête sur le coût de la vie dans les collectivités territoriales régies par les articles 73 et 74 de la Constitution et par le rapport de 2018 de M. Grégoire Tirot pour l’Inspection générale des finances.

La diffusion des œuvres cinématographiques suppose la coopération de trois acteurs : le producteur, à l’origine du film ; le distributeur, chargé de sa commercialisation ; et l’exploitant de salles de cinéma, qui en assure la programmation.

L’exploitant reverse au distributeur une participation proportionnelle, calculée en appliquant un taux de location aux recettes hors taxes des ventes de billets. Historiquement et traditionnellement, pour tenir compte des contraintes et des spécificités des territoires d’outre-mer, le taux de location s’y négociait autour de 35 %.

Cependant, depuis la crise liée au covid-19, les grands distributeurs, soucieux de maximiser la rentabilité économique en uniformisant les taux de location appliqués en outre-mer et dans l’Hexagone, réclament très régulièrement de s’approcher du plafond légal de 50 %. Pour des raisons évidentes de survie, les exploitants ultramarins soumis à un rapport de force très inégal se retrouvent obligés d’accepter les lourdes exigences de grandes multinationales américaines, comme Warner Bros, dont le chiffre d’affaires atteignait 34 milliards de dollars en 2022.

Cette situation est intolérable : l’uniformité ne peut pas être la norme.

Vous le savez, l’équité consiste à ne pas appliquer le même traitement à des situations différentes. Il est indispensable de tenir compte des réalités et des contraintes ultramarines, de la vie chère au quotidien en général, comme des charges de fonctionnement et d’investissement pesant sur des exploitants déjà limités par la taille du marché local.

La hausse des taux de location imposée par les distributeurs ferait baisser mécaniquement leurs recettes, déjà soumises à des charges croissantes. Laisser faire mettrait en péril la viabilité économique d’une très grande majorité d’exploitants diffuseurs de culture et fragiliserait gravement la filière. L’enjeu économique est en outre très relatif pour les distributeurs : selon le CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée), l’outre-mer ne représente que 2 % des entrées nationales. De plus, contrairement aux exploitants, ils sont en mesure de développer leur activité dans d’autres territoires où les marchés sont plus importants et la rentabilité économique supérieure.

Pour être clair, les petits cinémas vont disparaître ; ceux qui survivront n’auront d’autre choix que d’augmenter leurs tarifs, jusqu’à 18 euros par ticket, dans un contexte économique et social déjà gravement dégradé. Sur le plan social, le recul de l’activité provoquerait une augmentation du chômage et de la précarité. À cause d’un tarif insoutenable, les personnes et familles dites ultramarines ne pourraient plus accéder à cette activité de bien-être. Sur le plan culturel, une grande partie de l’offre cinématographique disparaîtrait, appauvrissant la diversité culturelle en outre-mer. La conséquence serait une discrimination desdits ultramarins et une rupture de l’accès de tous au septième art.

En augmentant les inégalités de niveau de vie et d’accès à la culture entre les Français de l’Hexagone et les Français des outre-mer, cette situation créera donc une discrimination. Elle aura aussi pour effet de renforcer les tensions sociales, car le cinéma est un moyen de se libérer des mal-être collectif et individuel accumulés dans nos quotidiens.

Mme Maud Petit, rapporteure. Devant ce constat alarmant, il convient d’agir. La sauvegarde des salles de cinéma constitue un enjeu économique en outre-mer ; la préservation de l’accès à la culture, un enjeu social et culturel.

Le rapport de force entre les deux parties est asymétrique, notamment en raison d’une différence d’échelle de marché. Le taux de location perçu en outre-mer ne constitue qu’une modique partie du chiffre d’affaires des distributeurs, qui sont le plus souvent en mesure de développer leur activité dans d’autres territoires où les marchés sont plus importants et la rentabilité économique plus forte. En revanche, ce taux a une incidence significative sur les recettes des exploitants.

Or, notre rapport le souligne, ceux-ci sont économiquement fragilisés : depuis la crise liée au covid-19, la fréquentation baisse et l’inflation s’ajoute à une situation de vie chère structurelle. Au mépris de ces difficultés singulières et des efforts des exploitants de salles obscures ultramarines pour faire aboutir les négociations relatives à l’augmentation du taux de location, les distributeurs restent inflexibles.

Les exploitants ont déjà accepté la remise en cause du maillon de sous-distribution permettant aux distributeurs d’assurer une gestion directe, donc de percevoir 35 % des recettes, contre 17 % avec sous-distribution. Dans une logique de transparence et d’harmonisation, ils ont également consenti à l’application, à partir de 2015, de la taxe sur le prix des entrées aux séances organisées par les exploitants d’établissements de spectacles cinématographiques (TSA), dont ils étaient exonérés.

Enfin, les distributeurs bénéficient d’une fiscalité avantageuse en outre-mer, où les taux de TVA et de TSA sont réduits, ce qui augmente mathématiquement l’assiette de leur prélèvement. Ainsi, en appliquant en outre-mer un taux de location de 35 %, ils perçoivent des recettes comparables à celles perçues dans l’Hexagone en appliquant un taux de 46 %.

Nous en sommes convaincus : augmenter le taux de location créerait un déséquilibre important et affecterait la filière cinématographique ultramarine. Puisque le dialogue entre les exploitants ultramarins et les distributeurs est interrompu, l’intervention du législateur est indispensable pour sortir de l’impasse et réguler leurs relations. Nous ne pouvons courir le risque, réel, que les exploitants, privés de toute autre marge manœuvre, n’augmentent le prix du billet d’entrée. Si nous ne garantissons pas le taux historique de 35 %, de nombreux établissements seront menacés : leur fermeture entraînerait des conséquences économiques et culturelles inacceptables – chômage et réduction de l’accès à un loisir familial.

Il y va de l’équité et de la justice sociale : les Français des outre-mer ne doivent pas être des citoyens de seconde zone. Notre devoir de parlementaires est de leur garantir un accès équitable, à un prix équitable, aux films et aux salles de cinéma. Cela relève d’un choix de politique publique.

Puisque nous légiférons dans un contexte de blocage, nous devrons veiller à l’application de la loi et à l’évolution des conditions de distribution, pour prévenir une situation d’éviction. Si l’ensemble des distributeurs décidaient d’arrêter leur activité dans ces territoires à la suite du plafonnement, cela pourrait s’apparenter à une entente anticoncurrentielle, sanctionnée par le code de commerce. Le législateur pourrait alors envisager d’instaurer des engagements de diffusion, pour garantir un accès équitable au cinéma partout et pour tous.

Le 15 juin dernier, le Sénat a adopté ce texte à l’unanimité et sans modification.

Nos concitoyens ultramarins ont droit à une offre cinématographique de qualité, variée, équivalente à celle de l’Hexagone. Dans cette perspective, notre rôle est de garantir aux exploitants une relation contractuelle équitable avec leurs interlocuteurs. Tel est le sens de cette proposition de loi, issue d’un travail transpartisan ; nous vous invitons à la voter dans des termes identiques, afin que son entrée en vigueur puisse intervenir dans les meilleurs délais, dans l’intérêt commun.

Mme Fabienne Colboc, présidente. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.

M. Jérémie Patrier-Leitus (HOR). Depuis la création du ministère de la Culture, l’égalité d’accès aux arts et à la culture est une priorité de la France. Pour qu’elle soit réelle, l’action publique doit prendre en considération la diversité des territoires. Leurs particularités historiques et culturelles sont autant de richesses et de sources de fierté pour notre pays. Le cinéma dans les outre-mer est une spécificité que nous devons donc préserver et transmettre.

Les cinéastes ultramarins ont réalisé des films qui mettent en lumière une réalité culturelle moins connue en métropole. La Cinémathèque leur a consacré une rétrospective en décembre 2011. À cette occasion, je rends hommage au réalisateur guadeloupéen Christian Lara, père fondateur du cinéma antillais, qui nous a quittés en septembre dernier.

Mais l’économie du cinéma dans les outre-mer constitue aussi un écosystème unique, héritage d’une relation entre exploitants et distributeurs très différente de celle de la métropole. Longtemps, les distributeurs ont appliqué un taux de location spécifique et la distribution était assurée par un intermédiaire local spécialisé, qui prélevait en moyenne la moitié de la recette ainsi perçue, parfois en en reversant une partie à l’exploitant. Depuis, les relations ont évolué et la médiation du CNC a échoué.

Le groupe Horizons et apparentés votera donc cette proposition de loi, qui met en évidence la nécessité d’adapter notre droit aux particularismes, en l’occurrence aux règles de la distribution cinématographique dans les outre-mer.

Nous resterons très attentifs quant à l’évolution de l’offre. J’ai retiré l’amendement que j’avais déposé sur ce sujet, mais je souligne que les distributeurs risquent de diminuer leur activité dans ces territoires. Nous préconisons un bilan régulier pour vérifier que la diversité culturelle est assurée.

M. Guillaume Vuilletet (RE). Le Sénat a voté à l’unanimité cette proposition de loi de Mme Catherine Conconne, sénatrice de la Martinique. Ayant moi-même déposé un texte quasiment identique, je m’en réjouis et notre groupe la soutiendra. Afin qu’elle entre en vigueur au plus vite, nous souhaitons une adoption conforme.

Le coût de la diffusion des films dans les salles repose sur la rétrocession aux distributeurs d’une partie des recettes des ventes de billets : 50 % en Hexagone, mais 35 % dans les territoires ultramarins. En effet, il s’agit d’un marché étroit – moins d’une centaine de salles, sur un total supérieur à 6 000. En outre, les cinémas concernés assument des coûts spécifiques – bâti, maintenance, sécurité. Enfin, le distributeur n’assure pas la promotion locale, contrairement à ce qui se passe dans l’Hexagone.

Tout cela justifiait donc un taux spécifique qui a permis de maintenir à l’équilibre un modèle économique restreint et fragile. Celui-ci est aujourd’hui menacé par la volonté des distributeurs d’aligner le taux de location appliqué en outre-mer sur celui de l’Hexagone, menaçant de ne plus distribuer certains films phares.

Pourtant, aucune donnée n’établit que la distribution se ferait à perte. En revanche, selon les estimations du CNC, la hausse coûterait 15 millions d’euros aux exploitants, sur quelque 100 millions d’euros de recettes. Au-delà de l’aspect choquant du chantage perpétré à l’endroit de territoires et de populations pour qui l’essor de la vie culturelle est essentiel, chaque salle subirait un manque à gagner de plus de 150 000 euros.

Personne ne peut croire que les 15 millions d’euros d’écarts sont susceptibles de menacer l’économie de la distribution, mais tout indique que de cette ponction mettrait en danger l’équilibre financier de nombreux exploitants – les auditions de la délégation aux outre-mer l’ont confirmé. Les distributeurs ayant opposé une fin de non-recevoir aux négociations, nous vous proposons d’accomplir notre travail de députés, à savoir de fixer à ce taux un plafond équivalent à celui pratiqué en votant ce texte conforme, et à l’unanimité.

M. Philippe Ballard (RN). Les cinémas des outre-mer connaissent des spécificités. Leurs coûts d’exploitation et d’investissement étant plus élevés qu’en métropole, leur rentabilité est inférieure. Faute d’un plafonnement, le taux de location deviendra insoutenable pour les exploitants et provoquera la fermeture de nombreux établissements.

La hausse ne semble d’ailleurs pas justifiée, puisque les distributeurs perçoivent déjà un montant par billet proche de celui perçu en métropole – 2,70 euros contre 2,78.

Rapporteur pour avis de la mission Médias, livre et industries culturelles du projet de loi de finances (PLF) et vice-président du groupe d’études cinéma et production audiovisuelle, j’ai auditionné les acteurs du secteur à plusieurs reprises. Ils s’inquiètent de l’inflation des coûts pour les salles, qu’il s’agisse de l’énergie, de l’investissement dans les projecteurs laser ou de la rénovation. Les exploitants d’outre-mer sont également concernés.

L’accès au cinéma est essentiel, et nous devons soutenir nos compatriotes d’outre-mer. Le groupe Rassemblement national votera donc cette proposition de loi.

Monsieur et madame les rapporteurs, avez-vous envisagé de réduire la TSA ? L’exonération, longtemps pratiquée, empêcherait le cinéma d’outre-mer de bénéficier des aides du CNC, mais nous pourrions appliquer un taux différencié.

Par ailleurs, pourquoi limiter le texte aux collectivités relevant de l’article 73 de la Constitution ?

Mme Sophie Taillé-Polian (Écolo-NUPES). En avril dernier, les salles ont, pour la première fois, retrouvé leur niveau de fréquentation d’avant la crise sanitaire, avec 19 millions de spectateurs. Ce fut un véritable soulagement pour un secteur qui a retenu son souffle trois années durant, et même imaginé qu’il ne s’en relèverait pas.

Son rôle social et culturel n’est plus à débattre. Il fait rêver les petits et les grands, il rassemble et crée du lien au cœur des villes, et c’est un outil indispensable de l’exception culturelle. Nous ne pouvons donc que nous réjouir de l’augmentation de la fréquentation, mais celle-ci reste fragile : en octobre, elle était inférieure de 4 % à celle de 2022. En 2023, elle devrait s’établir 10 % en dessous de la moyenne des années 2017 à 2019. Ces chiffres cachent en outre de très fortes disparités territoriales, comme en atteste le nombre d’entrées dans les territoires ultramarins.

Là-bas, les coûts d’exploitation et d’investissement sont plus élevés, en raison des règles de sécurité parasismiques et paracycloniques, ainsi que de l’éloignement. Depuis longtemps, cela justifie un modèle spécifique, mais la fiscalité allégée ne suffit pas à compenser l’explosion des coûts de l’énergie et des matières premières. Le prix d’une place de cinéma est déjà supérieur à celui pratiqué dans l’Hexagone, empêchant d’y répercuter les surcoûts.

Le groupe Écologiste-NUPES regrette que les acteurs n’aient pu parvenir à un accord de partage de l’effort. Il est pourtant essentiel que les établissements poursuivent leur travail d’intérêt général. Nous sommes donc prêts à légiférer, tout en espérant que les négociations aboutissent.

M. Jean-Jacques Gaultier (LR). Nous sommes d’accord pour garantir l’accès au cinéma dans les outre-mer. Pour cela, deux conditions sont requises : la pérennité de l’exploitation, mais aussi celle de l’offre, donc de la distribution.

Les spécificités des outre-mer, qui assument des charges supérieures, notamment de personnel et de construction, justifient une fiscalité différenciée et un taux de location plus faible qu’en métropole.

Nous regrettons l’échec de la négociation entre les acteurs ainsi que de la médiation. Les distributeurs n’approuvent pas le texte. Or une bonne mesure peut devenir mauvaise si on l’impose. J’ai donc plusieurs questions.

Pourquoi le texte ne concerne-t-il que les collectivités régies par l’article 73 de la Constitution ? Cela ne risque-t-il pas de porter atteinte au principe d’égalité ?

Supprimer toute marge de manœuvre à la négociation ne s’oppose-t-il pas aux principes de liberté contractuelle et de libre concurrence, ce qui créerait un risque de contentieux ?

N’existe-t-il pas un risque économique de fermeture de salles, comme celles du groupe Ethève à La Réunion ?

Faute de modèle économique viable, les distributeurs pourraient faire diminuer l’offre, comme la ministre de la Culture l’a souligné, au détriment du public ultramarin.

Face à ces risques et parce qu’il est nécessaire d’organiser une concertation avant de légiférer, le groupe Les Républicains s’abstiendra.

Mme Géraldine Bannier (Dem). La proposition de loi vise à créer un régime spécifique pour les exploitants ultramarins en plafonnant le taux de location à 35 %.

Nos collègues sénateurs ont fait le triste constat de l’échec des négociations entre distributeurs et exploitants, les premiers demandant un alignement du taux de location en outre-mer sur celui de la métropole, soit 50 %. La compensation d’une telle augmentation se répercuterait directement sur le coût du billet pour les spectateurs, mettant ainsi en péril l’exploitation cinématographique en outre-mer et l’équilibre économique des salles. Nos compatriotes ultramarins n’ont pas à subir les conséquences de négociations avortées. Faute d’accord entre les parties, la voie législative semble la plus adaptée pour maintenir des relations apaisées entre distributeurs et exploitants.

Historiquement, le taux de location a toujours été de 35 % en outre-mer afin de tenir compte des charges d’exploitation plus élevées que dans l’Hexagone en raison du coût de la vie et des normes de construction.

Il est donc proposé de maintenir un système qui a fait ses preuves jusqu’à présent. Nous resterons évidemment vigilants quant à la bonne distribution des films et à leur calendrier.

L’objectif commun à toutes les parties est bien de garantir l’accès au cinéma en outre-mer et la préservation d’une filière économique essentielle.

Le groupe Démocrate votera donc en faveur de la proposition de loi.

Mme Sarah Legrain (LFI-NUPES). Depuis deux ans, j’alerte sur la crise que connaît le secteur culturel et j’interpelle la ministre Rima Abdul Malak : où est la politique culturelle ? Une chose est sûre, elle ne se cache pas dans les territoires ultramarins.

Nous ne pouvons que partager le constat des difficultés qu’y rencontrent les lieux de culture, notamment les cinémas. Partout, aux années noires de la crise du covid-19 ont succédé celles de l’inflation, fragilisant l’équilibre économique des salles. En outre-mer s’ajoutent des difficultés supplémentaires spécifiques qui pèsent sur la rentabilité : des coûts d’exploitation et d’investissement plus élevés, l’éloignement géographique, les normes de sécurité sismiques et anticycloniques.

Jeudi prochain en séance, mon groupe compte obtenir la création d’une commission d’enquête sur la gestion par l’État des risques naturels majeurs dans les territoires transocéaniques. S’agissant des cinémas, j’avais déposé, sur le projet de loi de finances, un amendement destiné à les soutenir qui a malheureusement été balayé.

Venir en aide aux cinémas d’outre-mer, mille fois oui ! Je crains toutefois que la proposition de loi ne soit une fausse bonne idée car elle fait supporter par les distributeurs un effort qui devrait incomber à l’État pour compenser la rupture d’égalité subie par la population ultramarine.

En outre, en plafonnant à 35 % le taux de location, elle ne tient pas compte de la diversité des situations, des territoires et des acteurs. Elle fait courir des risques non seulement à un maillon déjà fragilisé dans l’écosystème du cinéma – les distributeurs indépendants – mais aussi aux salles ultramarines et à leur public, qui devront se satisfaire d’une diversité culturelle amoindrie. Ce n’est ni aux compatriotes d’outre-mer ni aux distributeurs indépendants de faire les frais du désengagement de l’État.

L’ensemble des syndicats de la distribution ainsi que la GCT, FO, la CFDT, la CFTC, la CFE-CGC s’opposent au texte. Je me dois d’entendre leurs réserves.

Nous ne pourrons donc pas voter le texte en l’état mais vous nous trouverez toujours prêts à lutter contre l’abandon des territoires ultramarins et à promouvoir une véritable politique culturelle.

M. Christian Baptiste (SOC). Dans le cadre d’une politique culturelle volontariste visant à soutenir l’offre cinématographique dans les territoires ultramarins, une fiscalité différenciée s’applique dans les outre-mer pour compenser des surcoûts objectifs et aider au développement local du secteur. D’une part, le taux de TVA s’établit à 2,1 %, contre 5,5 % en France hexagonale. D’autre part, depuis le 1er janvier 2018, la TSA s’est stabilisée à 5 %, contre 10,72 % dans l’Hexagone. Enfin, alors que le taux de location moyen est de 46 %, les distributeurs acceptaient de pratiquer un taux de location plus faible, proche de 35 % en outre-mer.

Malheureusement, depuis deux ans, les distributeurs exercent une forte pression pour aligner le taux de location dans les outre-mer sur celui de la métropole afin d’augmenter leurs revenus. Cette hausse viendrait fragiliser la filière cinématographique ultramarine : la situation ne serait pas viable pour les exploitants. Comme le montre le rapport Tirot, malgré un niveau de charge plus bas, les exploitations présentent un niveau de profitabilité beaucoup plus bas qu’en métropole.

L’alignement des taux de location se traduirait par la disparition de nombreux cinémas, en particulier de la zone Antilles-Guyane. C’est la raison pour laquelle la proposition de loi du groupe socialiste du Sénat a entrepris de les protéger, en fixant une fourchette entre 25 et 35 % pour le taux de location. Un cinéma de proximité accessible pour toutes et tous repose sur un modèle économique fragile qu’il convient de soutenir.

M. Stéphane Lenormand (LIOT). Huit euros la place de cinéma en outre-mer, est-ce trop cher ? Oui, bien sûr.

Malgré une fiscalité plus avantageuse, le prix moyen du ticket de cinéma est plus cher que dans l’Hexagone à cause du coût de la vie et du taux de pauvreté.

En raison des spécificités de nos territoires, notamment de leur tissu économique et commercial, de l’état de la concurrence, ainsi que de la vie chère structurellement aggravée par une forte inflation, les postes de dépenses essentiels tels que l’alimentation et le logement pèsent fortement sur le budget des familles. Par ricochet, les dépenses liées à la culture et aux loisirs en pâtissent, compromettant l’accès pour tous à la culture et au cinéma.

Cette proposition de loi veut pallier l’incapacité regrettable des deux maillons essentiels d’une même filière à trouver un terrain d’entente, au risque de mettre en péril la situation financière des salles de cinéma en outre-mer et de grever encore le pouvoir d’achat des ultramarins. Elle a vocation à les amener à reprendre les négociations de manière apaisée afin d’aboutir à un compromis dans l’intérêt de tous.

En cohérence avec le rapport Tirot, il s’agit de plafonner le taux de location en outre-mer à 35 %. Nous espérons toutefois que les exploitants de cinéma en outre-mer, dont la pérennité, les recettes et la rentabilité seront ainsi assurées, ne seront pas tentés d’accroître leurs marges bénéficiaires au détriment des consommateurs. Nous avions déposé un amendement instituant un garde-fou supplémentaire qui vient d’être déclaré irrecevable, ce que je trouve juste comique.

Mais le groupe LIOT est attaché au débat démocratique. Notre rôle de législateur est d’abord de défendre l’intérêt supérieur de la population. Aussi voterons-nous en faveur du texte dans sa rédaction issue du Sénat.

Mme Fabienne Colboc, présidente. Nous en venons aux autres orateurs.

Mme Emmanuelle Anthoine (LR). Il est regrettable que les négociations et les tentatives de médiation aient échoué.

La France peut s’enorgueillir d’incarner une certaine exception culturelle, qui mérite d’être préservée. Nos concitoyens doivent pouvoir accéder à une offre culturelle diversifiée, partout sur le territoire. Les territoires ultramarins sont en la matière confrontés aux mêmes difficultés que les territoires ruraux. Il convient de soutenir les établissements cinématographiques pour assurer leur pérennité et maintenir ainsi un maillage complet du territoire. La proposition de loi apporte une réponse pour les territoires ultramarins. Existe-t-il d’autres leviers pour venir en aide aux cinémas ? Qu’en est-il pour les petits exploitants de salles dans les territoires ruraux ?

M. Johnny Hajjar, rapporteur. Il est important d’avoir une approche globale et non sectorielle.

S’agissant du champ d’application de la proposition de loi, certaines collectivités d’outre-mer sont régies par le principe de l’identité législative – Martinique, Guadeloupe, Guyane, Réunion, Mayotte – et les autres par le principe de spécialité législative, en vertu duquel des compétences leur sont transférées : l’Assemblée nationale ne peut donc pas décider pour elles dans les domaines concernés. Le texte ne peut donc s’appliquer qu’aux premières, les collectivités visées par l’article 73 de la Constitution.

Quant au risque d’éviction des territoires ultramarins, je n’y crois pas, pour plusieurs raisons. D’abord, le risque de piratage peut faire perdre au distributeur le bénéfice de l’exclusivité de son film ; il ne toucherait alors plus un centime. Ce serait aussi une perte de rayonnement puisqu’une partie du monde serait privée de la créativité et de l’imaginaire culturel qu’ils diffusent. Enfin, il y a un risque judiciaire : les distributeurs encourraient des sanctions pour refus de vente et discrimination ; ils pourraient également être mis en cause pour entente.

La proposition de loi tire les conséquences du blocage des négociations. Or, depuis que celles-ci ont commencé, le taux de location est de 47 % : en l’absence de disposition législative, la location coûte plus cher désormais. On sait qu’un exploitant à La Réunion est déjà en déficit, et les difficultés vont certainement s’aggraver : on s’achemine vers de nombreuses fermetures de salles.

La proposition de loi protège 100 % des populations d’outre-mer, et 85 % des exploitants y sont favorables. Il n’y a qu’à La Réunion, où il existe un duopole, qu’un des exploitants y est défavorable, pour une raison obscure. Cela revient à dire : « si je paye moins cher, mon entreprise va couler ». Quel argument peut-on trouver pour justifier cette position ? Je ne peux vraiment pas comprendre ce qui sous-tend ce raisonnement, sauf à penser que l’objectif inavoué serait de faire disparaître son concurrent et d’installer un monopole sur le marché de La Réunion. Le danger est là.

La proposition de loi permettra de maintenir une coopération moins déséquilibrée. N’oublions pas que le marché pour les exploitants est limité à leur territoire tandis que les distributeurs peuvent générer des recettes dans le monde entier.

Mme Maud Petit, rapporteure. La situation de La Réunion est effectivement particulière. Nous sommes parvenus à la conclusion que la seule raison de l’opposition de cet exploitant tient à des questions de concurrence : il dispose probablement de la trésorerie nécessaire pour louer les films à un taux plus élevé, ce qui lui garantirait en quelque sorte l’exclusivité de la diffusion de certains films.

En tant que législateur, nous devons penser à l’ensemble des exploitants, qui, dans leur grande majorité, réclament le plafonnement à 35 %. Je le répète, il s’agit bien d’un plafond. Dans l’Hexagone, il est possible de négocier pour fixer le taux entre 25 et 50 %. La négociation pour les outre-mer portera sur une fourchette entre 25 et 35 %.

En ce qui concerne la TSA, qui n’était pas appliquée en outre-mer jusqu’en 2015, elle est déjà différenciée, à l’instar de la TVA : elle est de 5 % en outre-mer contre 10,72 % dans l’Hexagone. L’État a ainsi pris en considération les difficultés structurelles des territoires d’outre-mer liées à la vie chère.

Madame Anthoine, s’agissant des zones rurales, on nous a assuré que les exploitants concernés ne demandaient pas de révision du taux de location. Il n’y a donc pas de risque de contagion.

La proposition de loi visant à conforter la filière cinématographique en France, qui devrait être examinée par le Sénat en début d’année prochaine, permet de contraindre les distributeurs à maintenir une offre de films variée dans les territoires qui ne sont pas suffisamment rentables pour eux. Je l’ai dit, il nous faudra être particulièrement attentifs au comportement des distributeurs devant les nouvelles dispositions législatives, en particulier dans les territoires ruraux.

Mme Emmanuelle Anthoine (LR). Avons-nous d’autres leviers à disposition pour soutenir les exploitants ultramarins ?

M. Johnny Hajjar, rapporteur. Je confirme qu’il n’y a pas de risque de contagion en France hexagonale.

Il n’existe à ce jour pas d’autre levier, madame Anthoine, puisqu’il s’agit du premier maillon de la chaîne – la relation entre le distributeur et l’exploitant. C’est en fonction du coût de location que le reste de la chaîne définit ses charges et ses recettes. Si les coûts explosent sur le premier maillon, c’est la fin annoncée pour la grande majorité des exploitants. Seuls ceux ayant les reins solides pourront tenir.

Nous sommes contraints d’intervenir sur ce premier maillon pour corriger un déséquilibre. Comme d’autres, nous regrettons l’échec des négociations. Auparavant, le taux de 35 % semblait acquis. La crise du covid-19 étant passée par là, les distributeurs revendiquent une harmonisation – le terme d’uniformisation serait plus exact selon moi. Mais en uniformisant, on fait fi des contraintes particulières et des réalités en outre-mer, comme la commission d’enquête sur le coût de la vie dans les collectivités territoriales régies par les articles 73 et 74 de la Constitution l’a très bien montré.

Nous ne pouvons pas laisser perdurer ce déséquilibre. Si nous voulons sauver la filière – et il le faut, pour des raisons sociales, économiques et culturelles – nous sommes malheureusement obligés de passer par la loi. C’est une manière pour l’État de réguler les déséquilibres entre les puissants et ceux qui n’ont pas les moyens mais ont besoin d’accéder à la culture et au cinéma.

Article unique

La commission adopte l’article unique non modifié.

Lensemble de la proposition de loi est ainsi adoptée.

*

*     *

En conséquence, la commission des Affaires culturelles et de l’éducation demande à l’Assemblée nationale d’adopter la présente proposition de loi dans le texte figurant dans le document annexé au présent rapport.

 Texte adopté par la commission : https://assnat.fr/tXih1h

 Texte comparatif : https://assnat.fr/X8TxNS

 

 


   Annexe 1 : LISTE DES PERSONNES entenduES

Par ordre chronologique

Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC)

M. Olivier Henrard, directeur général délégué CNC

M. Lionel Bertinet, directeur du cinéma

M. Vincent Villette, directeur financier et juridique

M. Laurent Vennier, directeur des Politiques territoriales

Mme Daphné Bruneau, directrice-adjointe des Politiques territoriales

 

Syndicat des exploitants de salles de cinéma outre-mer (Secom)

Mme Alexandra Elizé, présidente du Secom

Mme Christelle Galou, vice-présidente

M. Frédéric Drotkowski, vice-président

M. Serge Pastor, trésorier

Audition commune - Table-ronde des syndicats de distributeurs

M. Olivier Snanoudj, président du Sfac, président adjoint de la Fédération nationale des éditeurs de films (Fnef)

M. Victor Hadida, président de la Fnef, président de la société Metropolitan Film Export

Mme Hélène Herschel, déléguée générale de la Fnef

M. Hugues Quattrone, délégué général du Dire

M. Thomas Legal, membre du Dire

Mme Emmanuelle Döry, déléguée générale du SDI

Mme Lucie Commiot, membre du SDI

 

Fédération nationale des cinémas français (FNCF)

M. Richard Patry, président de la FNCF

M. Marc-Olivier Sebbag, délégué général

M. Erwan Escoubet, chargé du développement et des questions techniques

 

Mme Catherine Conconne, sénatrice, auteure de la proposition de loi

 

Union des cinémas français ultramarins (Unicfu)

M. Yves Ethève, co-président de l’Unicfu, fondateur de l’entreprise d’exploitation cinématographique MauRéfilms

M. Philippe Aigle, co-président de l’Unicfu et producteur

Mme Evelyne Ethève, vice-présidente de l’Unicfu, responsable des affaires juridiques et des achats de films pour le groupe Ethève

Mme Laurence Ethève, secrétaire de l’Unicfu

M. Éric Busidan, consultant pour le groupe Ethève

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

* Ces représentants d’intérêts ont procédé à leur inscription sur le registre de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, s’engageant ainsi dans une démarche de transparence et de respect du code de conduite établi par le Bureau de l’Assemblée nationale.

 


   annexe 2 : LISTE DES CONTRIBUTIONS ÉCRITES

Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC)

 

Syndicat des exploitants de salles de cinéma outre-mer (S3)

 

Union des cinémas français ultramarins (UNICFU) 

Position commune :

– des organisations professionnelles d’éditeurs-distributeurs (Fédération nationale des éditeurs de films – Fnef *, Distributeurs indépendants réunis européens – Dire, Syndicat des distributeurs indépendants – SDI) ;

– des organisations représentant les producteurs (Association des producteurs indépendants – API, Syndicat des producteurs indépendants – SPI, Union des producteurs de cinéma – UPC) ;

– des fédérations et syndicats concernés des syndicats FO, CFDT, CGT, CFTC, CFE-CGC.

 

 

 

 

* Ces représentants d’intérêts ont procédé à leur inscription sur le registre de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, s’engageant ainsi dans une démarche de transparence et de respect du code de conduite établi par le Bureau de l’Assemblée nationale.

 

 


   Annexe 3 :
textes susceptibles d’être abrogés ou modifiés à l’occasion de l’examen de la proposition de loi

 

Proposition de loi

Dispositions en vigueur modifiées

Article

Codes et lois

Numéros d’article

Unique

Code du cinéma et de l’image animée

L. 213‑11

 


([1]) Selon un taux fixé par un accord interprofessionnel passé avec la Fédération nationale des cinémas français (1,515 ou 2,2 %).

([2])  Contribution écrite – Position commune des organisations professionnelles d’éditeurs-distributeurs (Fédération nationale des éditeurs de films-FNEF, Distributeurs indépendants réunis européens-DIRE, Syndicat des distributeurs indépendants-SDI), des organisations représentant les producteurs (Association des producteurs indépendants-API, Syndicat des producteurs indépendants-SPI, Union des producteurs de cinéma-UPC) et des fédérations et syndicats concernés des syndicats FO, CFDT, CGT, CFTC, CFE‑CGC.

([3]) Ibid.

([4]) Grégoire Tirot, Rapport sur l’exploitation et la distribution cinématographiques dans les DROM et sur l’effet de l’extension de la taxe sur les entrées de cinéma (TSA) à ces territoires, octobre 2018.

([5]) Contribution écrite – Position commune des organisations professionnelles d’éditeurs-distributeurs (Fédération nationale des éditeurs de films-FNEF, Distributeurs indépendants réunis européens-DIRE, Syndicat des distributeurs indépendants-SDI), des organisations représentant les producteurs (Association des producteurs indépendants-API, Syndicat des producteurs indépendants-SPI, Union des producteurs de cinéma-UPC) et des fédérations et syndicats concernés des syndicats FO, CFDT, CGT, CFTC, CFE‑CGC.

([6])  Rapport de la commission d’enquête sur le coût de la vie dans les collectivités territoriales régies par les articles 73 et 74 de la Constitution (M. Johnny Hajjar, rapporteur), 20 juillet 2023, https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/rapports/cecvom/l16b1549_rapport-enquete

([7]) Article L. 420-1 du code de commerce.

([8])  Mmes Céline Boulay-Espéronnier, Sonia de La Provôté et M. Jérémy Bacchi, proposition de loi visant à conforter la filière cinématographique en France, enregistrée à la Présidence du Sénat le 27 septembre 2023, https://www.senat.fr/leg/ppl22-935.html

([9]) Mmes Céline Boulay-Espéronnier, Sonia de La Provôté et M. Jérémy Bacchi, rapport d’information au nom de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication du Sénat sur la situation de la filière cinématographique en France, mai 2023, https://www.senat.fr/rap/r22-630/r22-6301.pdf  

([10]) M. Bruno Lasserre, Cinéma et régulation - Le cinéma à la recherche de nouveaux équilibres : relancer des outils, repenser la régulation, avril 2023 https://www.cnc.fr/cinema/etudes-et-rapports/rapport/rapport-de-bruno-lasserre---le-cinema-a-la-recherche-de-nouveaux-equilibres---relancer-des-outils-repenser-la-regulation_1928729

([11]) Article 3 de l’ordonnance n° 20091358 du 5 novembre 2009 modifiant le code du cinéma et de l’image animée.

([12])  https://assnat.fr/PtZB8L