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N° 2525

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

SEIZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 19 avril 2024.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION EUROPÉENNE

portant création d’un impôt européen sur la grande fortune,

(Renvoyée à la commission des affaires européennes)

présentée par Mesdames et Messieurs

Boris VALLAUD, Philippe BRUN, Marietta KARAMANLI, Joël AVIRAGNET, Christian BAPTISTE, MarieNoëlle BATTISTEL, Mickaël BOULOUX, Elie CALIFER, Alain DAVID, Arthur DELAPORTE, Stéphane DELAUTRETTE, Inaki ECHANIZ, Olivier FAURE, Guillaume GAROT, Jérôme GUEDJ, Johnny HAJJAR, Chantal JOURDAN, Fatiha KELOUA HACHI, Gérard LESEUL, Philippe NAILLET, Bertrand PETIT, Anna PIC, Christine PIRES BEAUNE, Dominique POTIER, Valérie RABAULT, Claudia ROUAUX, Isabelle SANTIAGO, Hervé SAULIGNAC, Mélanie THOMIN, Cécile UNTERMAIER, Roger VICOT,

Députés et Députées.

 

 


EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

81 %. C’est la part de la population des États membres de l’Union européenne qui pensent que les différences de revenus sont trop importantes dans leur pays, d’après le dernier Eurobaromètre. 85 % des Françaises et des Français sont de cette opinion.

78 % des Européennes et Européens et 80 % des Françaises et Français estiment que leur gouvernement devrait faire davantage pour réduire ces écarts, tandis que seuls 17 % des Françaises et Français estiment que le Gouvernement français tient compte de leur avis dans la conception et la réforme des programmes et services de prestations sociales ([1]).

Nos concitoyens ont raison et doivent être entendus. Les écarts de richesse, à l’échelle de la planète, de l’Union comme de la France, deviennent de plus en plus insupportables et intenables. À l’échelle mondiale, les 1 % les plus riches possèdent près de la moitié des richesses. En France, les 10 % les plus fortunés possèdent presque la moitié du patrimoine de l’ensemble des ménages, pendant que les 50 % les moins fortunés ne possèdent que 7,5 % de ce même patrimoine ([2]). Ainsi, avec 15 % du patrimoine, les 1 % les plus fortunés possèdent deux fois plus que la moitié de la population ([3]).

Cette tendance ne semble pas devoir changer, car le mouvement vers la concentration des richesses s’amplifie.

Alors que la richesse moyenne a augmenté de 3 % par an à l’échelle mondiale depuis 1995, celle des plus aisés a augmenté de 6 % à 9 % ([4]). La fortune des milliardaires a augmenté davantage en deux ans de pandémie que lors des 23 dernières années ([5]). Entre 2020 et 2022, les 1 % les plus riches ont capté près des deux tiers de la richesse produite, 58 % pour les milliardaires français, soit plus de 200 milliards d’euros ([6]). Au‑delà des ultra‑riches, les inégalités sont croissantes ces dernières années : la répartition du patrimoine est plus inégalitaire qu’il y a vingt ans. Entre 1998 et 2018, le patrimoine brut moyen des 10 % les moins bien dotés a diminué de 48 % alors que celui des 10 % des ménages les mieux dotés a augmenté de 119 % sur la période ([7]).

Si le phénomène s’est accéléré ces dernières années, il n’est pas récent : plusieurs études ont pu démontrer la persistance de très long terme des fortunes et des inégalités un peu partout dans le monde. Ainsi, 90 % des familles américaines ne sont pas plus riches aujourd’hui qu’il y a quarante ans ([8]), tandis que les familles les plus riches de Florence n’ont pas changé en six cents ans ([9]), tout comme en Angleterre sur plus de 28 générations et huit cents ans ([10]).

De l’autre côté du spectre, la France est sortie de l’épisode Covid en 2021 avec un taux de pauvreté supérieur à celui qu’elle avait quand elle y est entrée. D’après les derniers chiffres, 9,1 millions de personnes vivent au‑dessous du seuil de pauvreté monétaire, soit 1 158 euros par mois pour une personne seule en 2021.

Quelle que soit la manière de les mesurer, la pauvreté et les inégalités sont au plus haut : le taux de pauvreté à 60 % de la médiane a retrouvé le record déjà atteint en 2018 à 14,5 %, le taux de pauvreté à 50 % de la médiane dépasse, lui, le record de 2018, avec 8,3 % en 2021, le ratio interquintile approche ce qu’il a été après la crise de 2008, idem pour l’indice de Gini. L’intensité de la pauvreté, à 20,2 %, bat également des records ([11]). Si la dynamique européenne est meilleure, en ce qu’elle tend vers une lente réduction des inégalités, les indicateurs d’inégalités restent hauts.

Ces inégalités ne sont pas seulement insupportables socialement, elles sont également nocives pour la planète. L’impact du mode de vie des plus riches sur la Terre, l’environnement et le dérèglement climatique est gigantesque.

Les 1 % les plus riches de la planète émettent plus d’émissions de CO2 que les deux tiers les plus pauvres de l’humanité. En France, les 1 % les plus riches émettent en moyenne dix fois plus de CO2 par an par leur consommation (40,2 tonnes) que la moitié la plus pauvre des Français (3,8 tonnes). À l’extrême, M. Bernard Arnault, le Français le plus riche, a ainsi une empreinte carbone de consommation 1 270 fois supérieure à un Français moyen. Pour atteindre nos objectifs climatiques d’ici 2030, les 1 % des Français les plus riches doivent diviser par 10 leurs émissions, lorsque les 50 % les plus pauvres doivent les réduire d’un quart pour arriver à 2,8 tonnes de CO2 ([12]).

Au‑delà de la volonté politique, qui n’est pas innocente, le fait est que nos systèmes fiscaux sont devenus incapables de lutter contre cet accroissement de la fortune dans les mains de quelques‑uns. Cela s’explique par de nombreux facteurs.

Tout d’abord, par un système fiscal mal calibré. Jusque dans les années 1970, le monde occidental faisait l’objet d’une fiscalité bien plus progressive qu’aujourd’hui, avec un taux marginal d’imposition dépassant les 80 % pour les riches américains jusqu’aux années 1980. Depuis, la fiscalité des plus riches et des grandes entreprises a radicalement chuté, sans que le ruissellement tant attendu n’arrive. Aujourd’hui, en France, le taux effectif de taxation des 0,1 % est inférieur à celui du reste de la population, jusqu’à atteindre seulement 2 % pour les 400 familles les plus riches ([13]). La multiplication des niches fiscales n’y est pas pour rien : elles sont en hausse quasi‑continue depuis dix ans, ce qui fait de la France l’État d’Europe où les niches fiscales sont les plus hautes, trois fois la moyenne du reste de l’Union ([14]). Il faut ici rappeler que 60 % d’entre elles concernent moins de mille personnes ([15]). La conséquence directe de ce système fiscal est un effet boule de neige : plus on est fortuné, plus on a des revenus élevés, et donc plus on peut amasser de la fortune. Le rôle de l’héritage est à souligner : alors que la fortune héritée représentait 35 % du patrimoine total des ménages dans les années 1970, c’est aujourd’hui 60 % ([16]). L’héritage moyen des 0,1 % plus gros héritiers représente donc environ 180 fois l’héritage médian… Conséquence : « Le top 1 % des héritiers d’une cohorte peut désormais obtenir, par une simple vie de rentier, un niveau de vie supérieur à celui obtenu par le top 1 % des « travailleurs ». Pour parvenir tout en haut de la distribution des niveaux de vie, il devient quasiment impératif d’avoir la chance d’hériter. » ([17])

Ensuite, par des choix politiques tels que, par exemple, le refus de taxer le patrimoine financier, les plus‑values latentes ou les revenus non distribués dormant dans les holdings. Ces trois propositions, en fonction de leur calibrage, pourraient permettre à elles seules de redistribuer plusieurs dizaines de milliards d’euros par an rien qu’à l’échelle de la France.

Enfin, par l’importance de l’évasion fiscale, fraude et optimisation. L’évaluation de l’ampleur de la fraude fiscale est bien connue, de 35 jusqu’à 100 milliards d’euros par an en France ([18]), tandis que celle de l’optimisation fiscale est estimée à entre 40 et 60 milliards d’euros par an ([19]).

Lorsqu’on leur demande comment réduire les inégalités, la réponse des Françaises et des Français est unanime : 84 % sont favorables à la taxation des super‑profits des entreprises et 76 % à l’augmentation des impôts pour les plus riches ([20]).

Parce que c’est nécessaire et que nos concitoyennes et concitoyens le souhaitent, il convient d’instaurer des mécanismes assurant une meilleure redistribution des richesses au sein de nos sociétés, au niveau national, comme au niveau européen. Plusieurs initiatives ont été lancées pour plaider en ce sens, à l’échelle mondiale ou de l’Union européenne.

Par exemple, l’initiative citoyenne européenne « Tax The Rich », portée par l’ancien ministre‑président de Wallonie M. Paul Magnette, la députée européenne et économiste Mme Aurore Lalucq et l’économiste M. Thomas Piketty, qui vise à obtenir de la Commission européenne et des États membres la mise en place d’un impôt européen sur les grandes fortunes, afin de financer la transition climatique, environnementale et sociale.

Par exemple encore, les initiatives de millionnaires et milliardaires demandant à être plus taxés qu’actuellement, qui se multiplient. On peut par exemple citer le mouvement « Tax Me Now », qui comprend une soixantaine de millionnaires et milliardaires, « Millionaires for Humanity », qui compte plus de trente millionnaires, ou encore « Patriotic Millionaires », qui comprend plus de deux cent cinquante millionnaires.

Au Canada, le Gouvernement de M. Justin Trudeau a annoncé en avril 2024 vouloir taxer davantage les plus riches, arguant qu’ » aujourd’hui, un charpentier ou une infirmière peut payer des impôts à un pourcentage marginal plus élevé qu’un multimillionnaire. Ce n’est pas juste. Cela doit changer, et cela changera. » ([21])

Par ailleurs, les appels politiques à l’instauration de plus de justice fiscale, dans des formes diverses et variées, se sont multipliés. Ainsi de Mme Yaël Braun‑Pivet, Présidente de l’Assemblée nationale, qui souhaite que le sujet des superdividendes, des superprofits et des rachats d’actions par les entreprises soit étudié, de M. Sylvain Maillard, président du groupe Renaissance, qui souhaite un moratoire sur la suppression des impôts de production, de M. Jean‑René Cazeneuve, rapporteur général de la commission des finances de l’Assemblée nationale, qui souhaite une réforme des niches fiscales et notamment du crédit d’impôt en faveur de la recherche, de M. Mathieu Lefèvre, qui souhaite que le sujet de l’impôt minimal progresse, de Mme Nadia Hai, qui souhaite un prolongement et un renforcement de l’impôt sur les superprofits des énergéticiens, de Mme Stella Dupont, qui souhaite que soit interrogé la répartition des impôts sur les très riches et les superprofits, de M. Patrick Vignal, qui s’est exprimé en faveur d’un impôt sur les hauts salaires, ou de M. Jean‑Paul Mattei et du groupe des Démocrates qu’il préside, qui ont pu proposer d’augmenter le prélèvement forfaitaire unique, d’imposer les rachats d’actions et les superdividendes, de créer un impôt vert sur la fortune, ou encore de réviser la fiscalité des holdings et des successions.

Rappelons enfin que plusieurs textes ont été déposés à l’Assemblée nationale sur le sujet ces derniers mois et années, comme la proposition de loi du 15 décembre 2022 visant à établir un impôt sur la très grande fortune ([22]) portée par Mme Marietta Karamanli, députée de la Sarthe, et le groupe Socialistes et apparentés, et signée par des députés de plusieurs groupes parlementaires différents ; ou encore la proposition de résolution du 8 février 2024 visant à mettre en place un impôt mondial sur le patrimoine détenu par les ménages les plus riches, afin de financer des aides aux pays les plus pauvres ([23]) portée par M. Nicolas Sansu, député du Cher, et le groupe Gauche démocrate et républicaine – NUPES, et signée là encore par des députés appartenant à différents groupes politiques.

La présente proposition de résolution européenne vise donc à appeler à l’instauration d’une imposition européenne des plus fortunés.

À titre d’illustration, et uniquement parce qu’il est plus difficile de chiffrer le rendement que pourrait avoir un impôt dont le seuil d’entrée serait inférieur au milliard, un impôt de 2 % seulement sur les 499 milliardaires européens rapporterait 42 milliards de dollars par an, d’après l’Observatoire européen de la fiscalité ([24]). Perçu au niveau européen, le fruit de cet impôt pourrait ensuite être alloué au budget de l’Union, ou être réparti entre les différents États membres afin de concourir au financement de leurs politiques de transition. En France, l’adaptation aux objectifs environnementaux nécessite jusqu’à 34 milliards d’euros d’investissement public supplémentaire par an, d’ici à 2030 ([25]).

 


proposition de résolution europÉenne

Article unique

L’Assemblée nationale,

Vu l’article 88‑4 de la Constitution,

Vu l’article 151‑5 du Règlement de l’Assemblée nationale,

Vu les articles 13 et 14 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789,

Vu l’article 12 du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946,

Vu la Charte de l’environnement,

Vu l’Initiative Citoyenne Européenne ECI(2023)000006,

Constatant l’accroissement des inégalités de revenu et de patrimoine en France, en Europe et dans le monde,

Constatant la persistance de dynasties durables de patrimoine,

Considérant que cet accroissement nourrit un sentiment justifié d’iniquité au sein des populations,

Constatant la volonté exprimée par ces populations en faveur de la réduction de ces écarts,

Constatant leur volonté largement partagée de recourir à l’outil fiscal pour atteindre ce but,

Considérant qu’un certain niveau de justice fiscale et sociale est nécessaire pour le maintien de la cohésion des sociétés,

Considérant les travaux universitaires convergents constatant l’existence d’une relation empirique entre le niveau des inégalités au sein d’un pays, et les indicateurs de niveau de vie au sein de ce pays,

Demande au Gouvernement de la République française de mettre en place des politiques assurant une plus juste répartition de la contribution fiscale,

Invite le Gouvernement à démarrer les pourparlers nécessaires, sur le modèle de la taxation minimale des bénéfices des multinationales, en vue de l’établissement d’une taxation européenne des plus fortunés,

Invite la Commission européenne à présenter une proposition de directive portant création d’un impôt européen sur la grande fortune, sur le fondement de l’article 115 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, affectée à une transition écologique et sociale juste, via l’alimentation des politiques de l’Union et des États membres consacrées à cet objet.

 


([1]) Enquête Eurobaromètre Fairness, Inequality and Inter-Generational Mobility 2023

([2]) Calculs de l'Observatoire des inégalités d'après l'Insee  Données 2021

([3]) Rapport d'information déposé par la commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire, en conclusion des travaux d'une mission d'information relative à la fiscalité du patrimoine, rapportée par MM. Jean-Paul Mattei et Nicolas Sansu, septembre 2023

([4]) Rapport mondial sur l'évasion fiscale 2024 de l’Observatoire européen de la fiscalité

([5]) Note d’information d’Oxfam de mai 2022

([6]) Note d’information d’Oxfam de janvier 2023

([7]) Rapport d'information Mattei & Sansu, citant l’enquête Revenus et patrimoine des ménages, Insee Références, édition 2021

([8]) Wealth inequality in the United States since 1913: evidence from capitalized income tax data, Emmanuel Saez & Gabriel Zucman, The Quarterly Journal of Economics, Vol. 131, mai 2016

([9]) Intergenerational Mobility in the Very Long Run: Florence 1427–2011, Guglielmo Barone & Sauro Mocetti, The Review of Economic Studies, Volume 88, Issue 4, juillet 2021

([10]) Surnames and Social Mobility in England, Gregory Clark & Neil Cummins, 1170–2012. Hum Nat 25, 517–537 (2014)

([11]) En 2021, les inégalités et la pauvreté augmentent, Valérie Albouy & Anne Jaubertie & Arnaud Rousset, Insee Première, n° 1973, novembre 2023

([12]) Rapport Égalité climatique, Oxfam, novembre 2023

([13]) Quels impôts les milliardaires paient-ils ?, note de l’Institut des Politiques Publiques, juin 2023

([14]) iloter et évaluer les dépenses fiscales, note thématique de la Cour des comptes, juillet 2023

([15]) Niches fiscales pour dix personnes, revenus et avantages : que racontent les 1 280 cases de votre feuille d’impôts ?, article Le Monde, janvier 2019

([16]) Rapport d'information Mattei & Sansu

([17]) Repenser l’héritage, note du Conseil d’analyse économique n° 69, décembre 2021

([18]) Fraude fiscale, sociale, aux prestations sociales, rapport Solidaires Finances Publiques, septembre 2018

([19]) Rapport d'information déposé par la commission des affaires européennes, sur l’Union européenne et la lutte contre l’optimisation fiscale, rapporté par Mme Isabelle Bruneau et M. Marc Laffineur, octobre 2015

([20]) Sondage Elabe pour les Échos entre le 2 et 3 avril 2024

([21]) Mme Chrystia Freeland, ministre fédérale des Finances du Canada, citée par La Tribune.fr

([22]) Proposition de loi n°648 visant à établir un impôt sur la très grande fortune

([23]) Proposition de résolution n°2164 visant à mettre en place un impôt mondial sur le patrimoine détenu par les ménages les plus riches, afin de financer des aides aux pays les plus pauvres

([24]) Rapport mondial sur l'évasion fiscale 2024 de l’Observatoire européen de la fiscalité, p. 277

([25]) Les incidences économiques de l’action pour le climat, rapport de Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz, mai 2023