N° 1785

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ASSEMBLÉE   NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

SEIZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 20 octobre 2023

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION DES AFFAIRES SOCIALES
SUR LE PROJET DE LOI de financement de la sécurité sociale pour 2024
(n° 1682)

PAR Mme Stéphanie RIST

Rapporteure générale, rapporteure pour les recettes, l’équilibre général et la branche maladie, Députée

Mme Caroline JANVIER
Rapporteure pour la branche autonomie, Députée

M. Paul CHRISTOPHE
Rapporteur pour la branche famille, Député

M. Cyrille ISAAC-SIBILLE
Rapporteur pour la branche vieillesse, Député

M. François RUFFIN
Rapporteur pour la branche accidents du travail et maladies professionnelles, Député

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TOME I

AVANT-PROPOS ET SYNTHÈSE

 

 Voir les numéros : 1682, 1784.

 

 

 


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  SOMMAIRE

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Pages

Avant-propos de Mme StÉphanie Rist, rapporteure gÉnÉrale, RAPPORTEURe pour l’Équilibre gÉnÉral, les recettes et la branche maladie

Avantpropos de Mme Caroline Janvier, rapporteure pour la branche autonomie

Avantpropos de M. Paul Christophe, Rapporteur pour la branche famille

Avant-Propos de M. Cyrille IsaacSibille, rapporteur pour la branche vieillesse

AVANT-PROPOS DE M. françois ruffin, RAPPORTEUR POUR LA BRANCHE ACCIDENTS DU TRAVAIL ET MALADIES PROFESSIONNELLES

synthÈse

Article liminaire Prévisions de dépenses, de recettes et de solde des administrations de sécurité sociale pour 2023 et 2024

Article 1er Rectification des prévisions de recettes, des tableaux d’équilibre et des objectifs de dépense pour 2023

Article 2 Rectification de l’objectif national de dépenses d’assurance maladie de l’ensemble des régimes obligatoires de base ainsi que ses sous‑objectifs

Article 3 Rectification de la contribution des régimes d’assurance maladie et de la branche autonomie au fonds pour la modernisation et l’investissement en santé et de la contribution de la branche autonomie aux agences régionales de santé

Article 4 Rectification du montant M de la clause de sauvegarde pour 2023

Article 5 Réforme de la procédure de l’abus de droit, sécurisation du dispositif d’avance immédiate et adaptation de son calendrier

Article 6 Renforcement des obligations des plateformes numériques pour garantir le paiement des cotisations dues par leurs utilisateurs

Article 7 Annuler la participation de l’assurance maladie à la prise en charge des cotisations des praticiens et auxiliaires médicaux en cas de fraude

Article 8 Simplification de l’organisation du recouvrement

Article 9 Simplification du schéma de financement du système de retraite dans le cadre de l’extinction des régimes spéciaux

Article 10 Transferts financiers au sein des administrations de sécurité sociale et avec le budget de l’État

Article 11 Simplification des mécanismes de régulation macroéconomique des produits de santé

Article 12 Compensation par l’État des pertes de recettes pour la sécurité sociale

Article 13 Tableaux d’équilibre pour 2024

Article 14 Objectif d’amortissement de la dette sociale et prévisions sur les recettes du Fonds de réserve pour les retraites et du Fonds de solidarité vieillesse

Article 15 Liste et plafonds de trésorerie des régimes et organismes habilités à recourir à des ressources non permanentes

Article 16 Approbation de l’annexe A

Article 17 Déploiement de la campagne de vaccination HPV dans les collèges et suppression du ticket modérateur de certains vaccins

Article 18 Gratuité des préservatifs pour tous les assurés âgés de moins de 26 ans sans prescription

Article 19 Lutter contre la précarité menstruelle

Article 20 Évolution des rendez-vous de prévention aux âges clefs de la vie

Article 21 Mieux articuler les droits à la complémentaire santé solidaire avec le bénéfice de certains minima sociaux

Article 22 Inscription dans le droit commun des parcours issus des expérimentations de l’article 51

Article 23 Réforme des financements médecine-chirurgie-obstétrique des établissements de santé

Article 24 Régulation de la permanence des soins dentaires et modalités de fixation des rémunérations de la permanence des soins effectuée par les sages-femmes et les auxiliaires médicaux

Article 25 Élargir les compétences des pharmaciens en matière de délivrance d’antibiotiques après un test rapide d’orientation diagnostique

Article 26 Possibilité pour les médecins du travail de déléguer aux infirmiers qualifiés en santé au travail la réalisation de certains actes pour le renouvellement périodique de l’examen médical d’aptitude des salariés agricoles bénéficiaires du suivi individuel renforcé

Article 27 Diminuer les arrêts de travail non justifiés en améliorant et en facilitant les contrôles sur les prescripteurs et les assurés

Article 28 Limitation de la durée des arrêts de travail prescrits en téléconsultation et limitation de la prise en charge des prescriptions aux téléconsultations avec vidéotransmission ou échange téléphonique

Article 29 Réduire l’impact environnemental du secteur des dispositifs médicaux

Article 30 Inciter au recours aux transports partagés

Article 31 Rénovation du modèle de financement de l’Établissement français du sang

Article 32 Préparations officinales spéciales en cas de pénuries

Article 33 Renforcer les leviers d’épargne de médicaments en cas de rupture d’approvisionnement

Article 34 Facilitation de l’ajout d’un acte à la nomenclature lorsqu’il prévoit l’utilisation d’un dispositif médical

Article 35 Améliorer les dispositifs d’accès dérogatoires aux produits de santé innovants

Article 36 Soutien au maintien sur le marché des médicaments matures

Article 37 Réforme du modèle de financement des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes dans les départements volontaires

Article 38 Création d’un service de repérage, de diagnostic et d’intervention précoce auprès des enfants de 0 à 6 ans présentant un écart de développement

Article 39 Réforme de la rente viagère attribuée en cas d’incapacité permanente

Article 40 Adapter la réforme des retraites à Mayotte et à SaintPierreetMiquelon

Article 41 Dotations au Fonds pour la modernisation et l’investissement en santé, aux agences régionales de santé et à l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux

Article 42 Objectifs de dépenses de la branche maladie, maternité, invalidité et décès

Article 43 Fixation de l’objectif national de dépenses d’assurance maladie de l’ensemble des régimes obligatoires de base ainsi que ses sous‑objectifs pour 2024

Article 44 Dotations de la branche accidents du travail et maladies professionnelles au Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante et au Fonds de cessation anticipée d’activité des travailleurs de l’amiante, transfert au titre de la sousdéclaration des accidents du travail et maladies professionnelles, et dépenses liées aux dispositifs de prise en compte de la pénibilité

Article 45 Objectifs de dépenses de la branche accidents du travail et maladies professionnelles

Article 46 Objectif de dépenses de la branche vieillesse pour 2024

Article 47 Objectifs de dépenses de la branche famille

Article 48 Objectifs de dépenses de la branche autonomie

Article 49 Prévision des charges des organismes concourant au financement des régimes obligatoires (Fonds de solidarité vieillesse)

 

 

 

 

 


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Avant-propos de Mme StÉphanie Rist,
rapporteure gÉnÉrale, RAPPORTEURe pour l’Équilibre gÉnÉral, les recettes et la branche maladie

Le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) pour 2024 marque pleinement l’entrée en vigueur du nouveau cadre organique issu de la loi du 14 mars 2022. Contrairement aux éditions précédentes, ce texte est composé non plus de quatre mais de trois parties. En effet, sur le modèle du budget l’État, l’approbation des comptes de la sécurité sociale fait désormais l’objet d’un projet de loi spécifique (Placss) qui est examiné par le Parlement en juin, dans le sillon des travaux du Printemps social de l’évaluation.

Il convient de souligner la durée, plus confortable qu’à l’accoutumée, qui s’est écoulée entre le dépôt du texte sur le bureau de l’Assemblée nationale, le 27 septembre, et le début de l’examen en commission, le 17 octobre. Les députés ont pu disposer de plus de deux semaines pour amender le texte, contre seulement deux jours il y a encore deux ans. Cette évolution favorable, imputable au nouveau cadre organique et au calendrier parlementaire, doit être saluée.

L’amélioration des conditions d’examen en amont de la séance a contribué à une meilleure appropriation du texte par les députés, comme en témoignent les trois mille amendements déposés en commission puis en séance, soit trois fois plus que sous la précédente législature ! Ce dépôt massif, dont l’évolution dessine une courbe exponentielle d’année en année (voir graphiques ci-après), ne manque pas d’interpeller et d’interroger. Malgré le faible – et néanmoins habituel – taux de recevabilité des amendements (légèrement supérieur aux deux cinquièmes), la commission des affaires sociales s’est réunie à neuf reprises pendant trente heures, une durée deux fois supérieure à la durée des débats en commission à la fin de la précédente législature.

Ces échanges, souvent nourris, parfois vifs, ont permis d’aborder des sujets très variés comme les exonérations de cotisations sociales, la sécurisation des approvisionnements en médicaments ou encore la prise charge des préservatifs, confirmant ainsi le rôle du PLFSS comme rituel incontournable dans le champ des questions sociales.

Plusieurs dizaines d’amendements, adoptés en commission et portés notamment par la rapporteure générale, pourront enrichir ce texte qui acte la poursuite du rétablissement des comptes de la sécurité sociale.

Le déficit des régimes obligatoires de base (ROBSS) et du Fonds de solidarité vieillesse (FSV) s’établirait à 8,8 milliards d’euros en 2023, contre 19,7 milliards d’euros en 2022. Sur l’ensemble de ce champ, les dépenses, qui atteindront 610,9 milliards d’euros en 2023, ont augmenté de 100 milliards d’euros entre 2019 et 2023, traduisant ainsi le dynamisme des dépenses de sécurité sociale, en particulier en matière de retraites et de santé, dans un contexte marqué par le vieillissement de la population, la gestion de la crise sanitaire, des revalorisations salariales historiques avec le Ségur de la santé en particulier et une augmentation considérable du niveau des prestations sociales indexées sur l’inflation.

Cette dernière, qui a atteint des niveaux inédits depuis les années 1980, rend toutefois moins perceptibles ces efforts en faveur de notre modèle de protection sociale. Invoquant une supposée « insincérité » – terme réfuté par la rapporteure générale – des objectifs de dépenses et en particulier de l’objectif national de dépenses d’assurance maladie (Ondam), pourtant en hausse de 4,8 % pour 2023 et de 3,2 % en 2024 (hors dépenses liées à la gestion de la crise sanitaire), les oppositions ont conduit la commission des affaires sociales à rejeter la partie du PLFSS relative aux dépenses ainsi que l’ensemble du texte.

Un tel vote – une première depuis l’instauration des LFSS – ne doit pas éclipser les avancées contenues dans le texte. Celui-ci repose sur trois principaux objectifs : renforcer l’accès aux soins et aux produits de santé, moderniser le financement de notre protection sociale et garantir la soutenabilité de notre modèle social.

     Renforcer l’accès aux soins et aux produits de santé

Comme l’an dernier, le PLFSS comporte un volet entier consacré à la prévention. Cet engagement de la majorité se décline au travers du lancement d’une campagne de vaccination contre le HPV dans les collèges en vue d’atteindre un taux de couverture vaccinale de 80 % d’ici 2030 pour éradiquer à terme de nombreux cancers, mais aussi dans la gratuité des préservatifs pour les moins de 26 ans et le remboursement, sous certaine condition des protections menstruelles pour les femmes de moins de 26 ans et les bénéficiaires de la complémentaire de santé solidaire (C2S). Ces mesures permettront d’améliorer la santé sexuelle des plus jeunes, la santé des femmes et des plus précaires. Les rendez-vous de prévention aux trois âges clés de la vie, qui figurent dans la LFSS pour 2023, qui pourront être assurés par différents professionnels de santé, seront par ailleurs prochainement ouverts à un grand nombre de nos concitoyens.

Les travaux parlementaires devraient consolider ce volet essentiel du PLFSS en permettant la prise en charge, sous certaines conditions, de l’activité physique adaptée (APA), ou encore du dépistage systématique du cytomégalovirus (CMV) dont les effets sur le fœtus peuvent être majeurs en cas de transmission pendant la grossesse. Il s’agit de belles avancées en matière de prévention dont nous pouvons être fiers.

L’amélioration de l’accès à la santé se traduit aussi par une modernisation du fonctionnement de notre protection sociale. La meilleure articulation de la complémentaire santé solidaire avec certains minima sociaux permettra à davantage de nos concitoyens d’accéder à une assurance maladie complémentaire grâce à une attribution ou des renouvellements de droits automatiques.

S’agissant de l’offre de soins, les chirurgiens-dentistes pourront, comme ils ont pu le faire durant la crise sanitaire, assurer la régulation de la permanence des soins dentaires dans les centres du Samu-15 tandis que les pharmaciens verront leur champ d’action élargi. Ils pourront désormais prescrire des antibiotiques en cas d’angine ou de cystite détectée par un test rapide d’orientation diagnostique (Trod). Il s’agit là aussi d’une avancée pour des millions de nos concitoyens et concitoyennes qui n’auront pas à aller chez le médecin à chaque infection et pourront bénéficier facilement d’un traitement approprié.

L’accès aux médicaments du quotidien et aux produits de santé constitue également un sujet de préoccupation majeur. Ce PLFSS 2024 contient plusieurs mesures visant à lutter contre les difficultés d’approvisionnement en médicaments et produits de santé. Compte tenu des pénuries rencontrées au cours de ces derniers mois, il est nécessaire de se doter d’un arsenal adapté de gestion des tensions et d’anticipation des situations de rupture. À l’initiative de la rapporteure générale, les prérogatives de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) en matière de police sanitaire pourront être renforcées en cas de rupture. Enfin, l’accès aux produits de santé innovants et matures sera facilité.

Ce « new deal » pour un accès égal et durable des patients à tous les produits de santé ([1]) passe également par la rénovation du cadre de régulation macroéconomique des produits de santé. Ce PLFSS y contribue en simplifiant le mécanisme de la clause de sauvegarde du médicament pour garantir davantage de visibilité aux entreprises du secteur et fiabiliser le calcul de la contribution sur la base d’une assiette rénovée. Les « montants M et Z » sont par ailleurs fixés, pour 2024, à un niveau plus élevé qu’initialement prévu lors du Conseil stratégique des industries de santé de 2021 afin de tenir compte du dynamisme structurel des dépenses du secteur du médicament et des dispositifs médicaux. Ces mesures s’inscrivent dans une stratégie globale fondée sur la confiance envers les acteurs du secteur et le renforcement des mesures de régulation qui interviennent en amont de la dépense, comme en témoignent les objectifs d’économie fixés pour 2024 : 850 millions d’euros de baisses de prix et 300 millions d’euros de régulation des volumes.

 

     Moderniser le financement de notre protection sociale

La prise en charge de nos concitoyens pourra être facilitée grâce à l’entrée dans le droit commun de dispositifs reposant sur une logique de parcours de soins renforcés incluant plusieurs acteurs (ville, hôpital et médico-social). Dans le prolongement de certaines expérimentations « article 51 », ils donneront lieu à un financement forfaitaire d’équipes pluridisciplinaires dont le pilotage sera assuré par des structures de coordination (établissements, maisons et centres de santé, etc.).

Mesure phare de ce PLFSS, la réforme du financement des activités médecine-chirurgie-obstétrique (MCO), annoncée en janvier dernier par le Président de la République, se traduira par un rééquilibrage du modèle de financement des établissements de santé qui reposera désormais sur trois compartiments. Introduite il y a bientôt vingt ans, la tarification à l’activité (T2A) représentera à l’horizon 2026 moins de la moitié des financements de ces activités compte tenu de la montée en charge de la rémunération sur des objectifs de santé publique et de dotations dédiées à des missions spécifiques. Cette réforme, qui entrera en vigueur en 2025, devra permettre de mieux prendre en compte les spécificités et les besoins des établissements. De surcroît, le texte prévoit également de sécuriser le financement de l’Établissement français du sang (EFS) pour mieux rémunérer son rôle majeur de service public alors que celui-ci rencontre des difficultés budgétaires depuis plusieurs années.

Les travaux en commission des affaires sociales ont permis de cranter d’autres réformes qui constituent de véritables serpents de mer. Alors que la Cour des comptes dénonce depuis plusieurs années une mauvaise allocation des ressources dans les domaines de la dialyse et de la radiothérapie, plusieurs amendements ont été adoptés afin d’évoluer vers un financement au forfait pour chaque patient faisant l’objet d’un traitement.

La modernisation du financement de notre modèle de protection sociale concernera également les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). À partir de 2025, les conseils départementaux pourront demander à rapprocher les dépenses liées à la prise en charge de la dépendance de celles afférentes aux soins en les regroupant dans une section unique relevant d’un financement exclusif par la cinquième branche de la sécurité sociale, piloté par les agences régionales de santé (ARS). Cette évolution permettra de réduire les écarts de financement sur les territoires et elle s’accompagnera de nouveaux financements en faveur des actions de prévention en Ehpad.

Par ailleurs, ce texte tire les conséquences de la réforme des retraites par la simplification du schéma de financement dans le cadre de l’extinction des régimes spéciaux et son adaptation à Mayotte et à Saint-Pierre-et-Miquelon. Les régimes spéciaux en cours d’extinction seront ainsi progressivement intégrés financièrement au régime général qui assumera un rôle « d’équilibreur en dernier ressort ». Il simplifie l’organisation du recouvrement, et renforce les obligations des plateformes numériques pour garantir le paiement des cotisations dues par leurs utilisateurs. Ainsi, à compter de 2027, ces cotisations seront prélevées par les plateformes elles-mêmes, puis reversées à l’union de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d’allocations familiales (Urssaf). Ce système de précompte, plus simple, permettra de lutter plus efficacement contre la sous-déclaration des recettes et du chiffre d’affaires des utilisateurs des plateformes, et réduira la part de cotisations éludées. Cette mesure bénéficiera non seulement aux finances sociales, mais également aux micro-entrepreneurs des plateformes eux-mêmes, dont les droits à certaines prestations contributives – et notamment les droits à la retraite – seront ainsi mieux garantis.

     Garantir la soutenabilité de notre modèle social

La majorité présidentielle porte avec ce texte l’ambition de poursuivre les transformations de notre système de protection sociale initiées sous la précédente législature tout en maîtrisant les dépenses, alors que le solde des ROBSS et du FSV se dégradera naturellement en l’absence de nouvelles mesures. En effet, les trajectoires financières prévoient un déficit de 17,5 milliards d’euros à l’horizon 2027. Celui-ci est imputable au déficit de la branche vieillesse essentiellement (14 milliards d’euros) – malgré la dernière réforme des retraites – et, dans une moindre proportion, au déficit de la branche maladie (9,6 milliards d’euros).

Aussi ce texte comporte-t-il une série de mesures tendant à garantir la soutenabilité de notre modèle social via, par exemple, la maîtrise de l’évolution, très dynamique, des indemnités journalières ou le renforcement des moyens de lutte contre la fraude. Dans une logique de responsabilisation, plusieurs mesures sont prévues pour inciter les assurés à recourir aux transports partagés quand l’état de santé du patient le permet ou pour réduire l’impact environnemental des dispositifs médicaux. De fait, ce PLFSS inscrit notre système de santé dans le cadre de la transition écologique et de l’économie circulaire.

La construction de l’Ondam pour 2024 intègre des mesures d’économies d’un montant de 3,5 milliards d’euros, portant notamment sur des gains d’efficience et la maîtrise des prix et des volumes des produits de santé comme évoqué précédemment. De telles mesures permettront de continuer à investir dans notre système de santé, en ville et en établissement, et de couvrir les dépenses liées aux dernières revalorisations (point d’indice, gardes de nuit et les week-ends, etc.). L’Ondam pour 2024, fixé à hauteur de 254,7 milliards d’euros (+ 3,2 % hors dépenses de crise), atteint un niveau historique et progresse à un niveau supérieur à celui de l’inflation attendue (+ 2,5 %). Cela représente une augmentation de 8 milliards d’euros à champ constant par rapport à 2023 et de plus de 54 milliards d’euros par rapport à 2019.

Ainsi, malgré les dires des uns et des autres, aucune autre majorité ne peut se prévaloir d’avoir autant investi dans notre modèle social. La ligne de crête que nous suivons vise, en responsabilité, à assurer sa modernisation et sa pérennité ainsi qu’à préserver la capacité des générations futures à assumer leurs propres besoins.

Évolution du nombre d’amendements déposés lors de la première lecture du PLFSS à l’Assemblée nationale (PLFSS 2014-2024)

Examen en commission

Examen en séance

 

Source : commission des affaires sociales.

 


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   Avant‑propos de Mme Caroline Janvier,
rapporteure pour la branche autonomie

Créée en 2021, la cinquième branche de la sécurité sociale, dédiée au financement du risque « autonomie », et portée par la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA), continue sa montée en puissance en 2024.

Les dépenses de la branche devraient ainsi s’établir à 39,9 milliards d’euros pour l’année 2024, en hausse de 2,4 milliards d’euros par rapport à 2023. Cette progression est soutenue par une augmentation des recettes allouées à la CNSA, avec le transfert d’une fraction de CSG supplémentaire, pour un montant de 2,6 milliards d’euros.

Ces moyens nouveaux doivent nous permettre de renforcer les politiques de soutien à l’autonomie, afin d’accompagner les personnes en situation de handicap, et les personnes âgées en perte d’autonomie, pour leur garantir une qualité de vie et une prise en charge en cohérence avec les valeurs que nous portons au sein de notre République.

Le volet autonomie du PLFSS se concrétise au travers de deux mesures importantes.

● L’article 37 du projet de loi pose la première pierre d’une réforme du modèle économique des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) et instaure ainsi un régime adapté de financement des dépenses liées aux soins et à la dépendance des personnes âgées, dans les départements volontaires.

Dans les départements qui en feront le choix, les dépenses liées aux soins et les dépenses liées à l’entretien de l’autonomie des résidents, aujourd’hui respectivement financées par la sécurité sociale et par les départements, seront fusionnées au sein d’une « section » budgétaire unique, intégralement financée par la CNSA, et tarifée par les agences régionales de santé (ARS).

Ces dispositions permettront de simplifier le circuit de financement des Ehpad, et d’anticiper l’augmentation à venir des dépenses liées à la dépendance, résultat du vieillissement de notre population.

Les départements continueront néanmoins à jouer un rôle central dans la politique du grand âge. En premier lieu, ils continueront à financer, de manière indirecte, les Ehpad, au travers d’une participation aux dépenses de la CNSA. Par ailleurs, ils seront toujours responsables de la programmation de l’offre sur leur territoire, au travers de l’autorisation et du contrôle des établissements. Enfin, ils restent également compétents en matière d’aide sociale, et donc de soutien aux résidents les plus modestes.

● L’article 38 est quant à lui la traduction d’une des mesures importantes annoncées dans le cadre de la Conférence nationale du handicap qui s’est tenue en avril dernier. Il met en place un service public de repérage, de bilan et d’intervention auprès des enfants de moins de 6 ans présentant des écarts de développement.

Ces dispositions créent un parcours de repérage et d’intervention auprès de ces enfants, afin de mettre en œuvre rapidement et efficacement des mesures d’accompagnement viser à prévenir ou à limiter l’évolution du handicap. Les interventions décidées dans le cadre du parcours seront entièrement prises en charge par l’assurance maladie et les complémentaires santé, sans reste à charge pour les familles.

Afin de pallier le manque de professionnels de santé, notamment au sein des structures d’accompagnement des enfants, l’article 38 permet la structuration d’un réseau de professionnels libéraux autour d’une structure de coordination du parcours désignée par l’agence régionale de santé. Cette organisation doit permettre de réduire les délais d’attente pour les enfants et leur famille.

 

Au-delà de ces évolutions législatives, le PLFSS 2024 se caractérise aussi par l’accompagnement financier des politiques de soutien à l’autonomie.

● Dans le champ des personnes âgées, des moyens sont ainsi alloués à l’accompagnement de la trajectoire de création de 50 000 postes en Ehpad, avec 6 000 postes supplémentaires dès 2024, ainsi qu’à la poursuite du virage domiciliaire.

● Dans le champ des personnes en situation de handicap, de nouveaux financements viennent traduire les mesures annoncées dans le cadre de la Conférence nationale du handicap, soit l’inclusion scolaire, l’installation de places programmées en région pour les enfants et les adultes, ou encore le remboursement des fauteuils roulants.

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   Avant‑propos de M. Paul Christophe,
Rapporteur pour la branche famille

La politique familiale fait partie des priorités au sein de l’action publique en faveur des solidarités. Ces dernières années, de nombreuses mesures ont été votées et mises en place afin de consolider et de renforcer notre modèle français de soutien aux familles et à la natalité : allongement du congé paternité, chantier des 1 000 premiers jours de l’enfant, réforme du complément de libre choix du mode de garde, ou encore soutien aux familles monoparentales.

Le PLFSS 2024 prévoit un objectif de dépenses pour la branche famille à hauteur de 58 milliards d’euros, en hausse de 2,7 milliards d’euros par rapport à 2023.

Il porte ainsi des financements associés à la montée en puissance des réformes que nous avons votées, et place également les premiers jalons du service public de la petite enfance.

L’année 2024 constituera ainsi une première étape de concrétisation du nouveau service public de la petite enfance, avec des moyens supplémentaires pour développer les solutions de garde d’enfant, en créant 20 000 places d’accueil, et pour accompagner la revalorisation salariale des professionnels de ce secteur. 6 milliards d’euros seront consacrés à ce chantier jusqu’en 2027.

Par ailleurs, le projet de loi accompagne la revalorisation des prestations familiales à hauteur de l’inflation, afin de maintenir le pouvoir d’achat des familles dans un contexte que l’on sait difficile.

Des dépenses futures sont également à prévoir, en 2025, avec l’entrée en vigueur de la réforme du complément de libre choix du mode de garde, qui doit permettre de mieux accompagner les familles qui décident de recourir à un assistant maternel ou à une garde d’enfant à domicile.

D’autres chantiers sont également à prévoir, et notamment celui du congé parental. Nous constatons que les parents n’y recourent pas assez, probablement en raison de sa faible rémunération. Dans la continuité des annonces de Mme la ministre des solidarités et des familles, Aurore Bergé, nous devons réfléchir à une évolution de ce congé et de la prestation sociale qui l’accompagne, afin de garantir aux parents la possibilité d’être présents pour leurs enfants au cours des premiers mois et années de leur vie.

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   Avant-Propos de M. Cyrille Isaac‑Sibille,
rapporteur pour la branche vieillesse

● Ce projet de loi de financement présente la particularité, pour la branche vieillesse, d’intervenir quelques mois seulement après une importante réforme des retraites ([2]). Afin de garantir la pérennité de notre système par répartition, la loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023 a acté plusieurs mesures visant à redresser l’équilibre financier du système de retraite. L’âge de départ à la retraite sera progressivement reporté à 64 ans – pour la génération née en 1968 – et le calendrier de relèvement de la durée d’assurance requise pour le bénéfice du taux plein – dit « calendrier Touraine » – sera accéléré afin de porter cette durée à 172 trimestres, soit 43 annuités, pour les assurés nés à compter du 1er septembre 1965 ([3]).

Afin de tenir compte de la situation des personnes les plus fragiles, la réforme des retraites a néanmoins ménagé des dispositifs d’accompagnement :

– un grand nombre de nos concitoyens continueront de pouvoir partir à la retraite dès 62 ans, voire avant pour certaines catégories de personnes telles que les travailleurs handicapés (55 ans), les personnes victimes d’une incapacité permanente d’origine professionnelle de plus de 20 % (60 ans) ou les personnes ayant débuté leur activité professionnelle avant 18 ans ;

– les pensions minimales ont été fortement revalorisées, en particulier pour les assurés ayant une carrière complète à des niveaux de rémunération proches du Smic. Le montant du minimum contributif (MiCo) a ainsi été revalorisé de 100 euros et son évolution sera désormais indexée sur celle du Smic afin de garantir dans la durée le maintien du niveau de vie relatif des retraités par rapport à celui des actifs ;

– les transitions entre l’emploi et la retraite, périodes cruciales pour nos concitoyens, ont été facilitées via l’extension de la retraite progressive à certains assurés qui n’en bénéficiaient pas tels que les professionnels libéraux et les fonctionnaires et l’instauration d’un cumul emploi-retraite créateur de droits pour les retraités bénéficiant du taux plein.

En outre, dans un objectif d’équité, la loi de financement rectificative a également acté la fermeture d’un certain nombre de régimes spéciaux de retraites : le régime de la RATP, le régime de la Banque de France, celui des industries électriques et gazières, des clercs et employés de notaire et des membres du Conseil économique, social et environnemental. Depuis le 1er septembre 2023, les nouveaux salariés et agents recrutés dans ces secteurs sont rattachés au régime général s’agissant de leur retraite de base, et au régime géré par l’Agirc-Arrco s’agissant de leur retraite complémentaire.

Au total, les réformes adoptées en loi de financement rectificative permettront de réduire le déficit de la branche vieillesse de l’ordre de 6,3 milliards d’euros à horizon 2027. Comme pour toute réforme des retraites, les effets continueront de se matérialiser au fur et à mesure des années.

● Ce calendrier particulier justifie que le nombre d’articles relevant de la branche vieillesse soit limité dans le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2024 et strictement cantonné aux mesures visant à tirer les conséquences de la réforme de 2023. L’article 40 permet d’adapter la trajectoire de report de l’âge légal de départ à la retraite à Mayotte et Saint‑Pierre‑et‑Miquelon afin de tenir compte du fait que les régimes sont déjà en phase de convergence avec le droit commun sur cette question d’âge et de durée d’assurance. Les dispositions de cet article sont en outre particulièrement nécessaires puisqu’elles permettent de préserver des garanties importantes pour nos concitoyens de ces territoires ultra‑marins et de leur étendre certaines avancées acquises grâce à la réforme : le maintien de l’âge d’annulation de la décote à 67 ans pour les assurés mahorais ainsi que l’application du départ anticipé à 62 ans pour les travailleurs jugés inaptes au travail ; la transposition de l’assurance vieillesse des aidants (AVA) aux résidents de Saint‑Pierre‑et‑Miquelon.

● Une fois n’est pas coutume, et bien que cet article se situe dans le giron de la rapporteure générale en vertu de sa compétence en matière d’équilibre général de la sécurité sociale, le rapporteur mentionnera également l’article 9 qui constitue une avancée importante pour la branche vieillesse en simplifiant de manière considérable le schéma de financement du système de retraite. Dorénavant, la Caisse nationale d’assurance vieillesse (Cnav) sera amenée à intégrer financièrement l’essentiel des régimes spéciaux en cours d’extinction. Le rapporteur a souvent eu l’occasion de critiquer l’extrême complexité du système de retraite et de son financement. Ce projet de loi de financement offre ainsi l’opportunité de clarifier les règles de financement et d’alléger considérablement la « tuyauterie » financière du système.

Naturellement, le redressement de la situation financière de la branche vieillesse requiert une coopération de tous les acteurs du système. En application du principe sous-jacent à la réforme des retraites visant à flécher vers le système de retraite l’intégralité des économies induites par la réforme, l’État versera ainsi 194 millions d’euros à la branche vieillesse dès 2024 au titre des économies pour le régime de la fonction publique d’État (FPE). Cette participation augmenterait au fil des ans pour tenir compte du rendement à venir de la réforme pour la FPE.

Dans cette optique, l’article 9 déjà évoqué prévoit la mise en place d’un cadre conventionnel permettant à la Cnav et à l’Agirc-Arrco de définir, sur une base commune, le montant que le régime de retraite complémentaire des salariés du privé serait prêt à consacrer au financement des éléments de solidarité au sein du système de retraite et des conséquences financières de la fermeture des régimes spéciaux. S’agissant de ce dernier point, sur le modèle de ce que le législateur avait retenu en loi de financement de la sécurité sociale pour 2020 à l’occasion de la fermeture du régime spécial de la SNCF, le Gouvernement serait habilité à fixer la contribution de l’Agirc-Arrco au titre de sa participation à l’équilibrage des régimes spéciaux en l’absence de convention fixant ladite contribution.

Cette coopération entre organismes de retraite, qu’ils relèvent de l’État ou de la sécurité sociale, qu’ils assurent la couverture de base ou la couverture complémentaire de nos concitoyens, est d’autant plus importante que le déficit des régimes obligatoires de base d’assurance vieillesse devrait se creuser à ‑5,9 milliards d’euros dès l’année 2024 (hors FSV). Les dépenses de la branche vieillesse augmenteront de 18,7 milliards d’euros en 2024, sous l’effet principal de la revalorisation des pensions de 5,2 % dès le 1er janvier 2024 en ligne avec l’inflation constatée en 2023. Selon les prévisions du Conseil d’orientation des retraites, le déficit pourrait se maintenir à environ 0,2 point de PIB en 2030. Si cette situation illustre à quel point la réforme menée par la majorité était nécessaire, elle nous rappelle que la situation financière de la branche vieillesse reste fragile. Sa préservation est donc un objectif crucial qui nous oblige à agir en responsabilité.

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   AVANT-PROPOS DE M. françois ruffin, RAPPORTEUR POUR LA BRANCHE ACCIDENTS DU TRAVAIL ET MALADIES PROFESSIONNELLES

LE MAL-TRAVAIL, UN CHOIX FRANÇAIS

INTRODUCTION

« J’ai entendu dans les manifestations une opposition à la réforme des retraites mais aussi une volonté de retrouver du sens dans son travail, d’en améliorer les conditions, d’avoir des carrières qui permettent de progresser dans la vie. (…) Ce nouveau pacte de la vie au travail sera construit dans les semaines et les mois qui viennent. »

C’est le président de la République en personne, Emmanuel Macron, qui le promettait lors d’une allocution officielle, tenue depuis l’Élysée, le lundi 17 avril 2023 : bien vivre son travail deviendrait une priorité de son mandat, avec notamment ce « nouveau pacte de la vie au travail ».

Alors ministre du Budget, Gabriel Attal se disait à son tour fort préoccupé par « le bien-être au travail ». Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, comprenait « la colère des Français qui se questionnent sur la finalité de leur travail ». Et à l’entrée de l’été, avant les vacances, le mercredi 12 juillet, la Première ministre Élisabeth Borne se faisait solennelle : « Le Gouvernement et les partenaires sociaux s’engagent à bâtir un nouveau pacte de la vie au travail. » Des semaines, des mois, se sont écoulés.

La rentrée est passée.

Arrivent l’automne et les budgets.

Où en sont ces promesses, ces engagements ? Se traduisent-ils en un projet de loi ? Nous ne voyons rien, absolument rien venir.

Mais peut-être sommes-nous de piètres observateurs, mal-informés. Aussi, lors de nos auditions, nous avons interrogé nos interlocuteurs : comment se passent les discussions autour de ce « pacte » ? Côté CGT : « Nous n’avons pas eu de nouvelles ». La CFDT se fait plus mesurée : « Les choses nécessitent sans doute que l’agenda social se mette en place. » A la CFE-CGC, « je ne sais pas trop de quoi on est en train de parler. » A la CFTC, « on n’a pas d’information à ce sujet. » Pour FO, « on ne sait pas quand il va commencer ni ce qu’il va y avoir dedans. »
Peut-être les syndicats patronaux sont-ils davantage dans le secret des dieux ministériels ? Pas vraiment : « Eh bien, en toute franchise, nous ne savons rien. Dans l’intervalle, après cette annonce, nous avons découvert la convocation d’une conférence sur les bas salaires. J’imagine qu’un sujet a cannibalisé l’autre. »

Ce « pacte », les plus hautes autorités du pays l’avaient pourtant promis, pourtant. Et de fait, il serait plus que nécessaire, urgent.

Ce rapport s’appuie, bien sûr, sur des auditions de syndicats, d’associations, d’institutions, entendus à l’Assemblée nationale.

Nous recourons, cela va de soi dans notre cas, aux témoignages des travailleurs eux-mêmes.

Mais quant à l’analyse, quant à notre socle scientifique, beaucoup repose sur le livre Que sait-on du travail ? : une somme parue en ce mois d’octobre 2023 aux Presses de Sciences Po, rassemblant les contributions de soixante chercheurs, sociologues, économistes du travail. Que notre dette intellectuelle soit ici signalée, et que les auteurs en soient remerciés.

J’en profite pour remercier l’administratrice de l’Assemblée, ainsi que mon équipe parlementaire, les bénévoles qui m’ont produit des notes thématiques, et enfin, en particulier, Lou Plaza, en charge de ma documentation qui a coordonné les (trop rapides) recherches.

Les Français aiment leur travail, en sont fiers, construisent leur identité autour. Mais ils n’aiment pas comment on leur fait faire leur travail, comment on l’organise, comment on le pressurise. D’où un découragement, presque une déception.

Et ce n’est pas qu’un ressenti : dans les comparaisons internationales, nos entreprises sont à la traîne, en bas de tableau, quant à la qualité du travail. Les travailleurs s’y usent, physiquement, psychiquement, plus vite qu’ailleurs. À cause du temps, notamment, du temps resserré, contraint, étouffant. L’organisation y demeure pyramidale, verticale : comme si le taylorisme ne suffisait pas, le lean management y fait des dégâts.

Pourquoi chez nous plus que chez nos voisins ? Parce-que, depuis les années 1980, dans la mondialisation, nos dirigeants économiques, en accord avec les politiques, ont fait un choix : celui d’un « low cost à la française ». Dès lors, depuis quarante ans, le travail n’est pas traité comme une richesse, comme un investissement : il est maltraité, comme un coût à diminuer. « Les stratégies du low cost ont intensifié et abîmé le travail [(1)] », comme l’écrit Bruno Palier, directeur de recherche au CNRS.

Avec des conséquences sur les travailleurs, bien sûr, dont la santé est altérée, dont la vie est parfois brisée. Au point que le « mal travail » devient un problème de santé publique. Et un enjeu majeur pour la Sécurité sociale.

Certes, la branche « risques professionnels » de l’Assurance maladie est excédentaire. Mais c’est en raison de tout ce que cette branche ne voit pas, ne compte pas et donc n’indemnise pas : les accidents du travail dissimulés. Une tricherie officielle, évaluée entre 1,3 et 2,1 milliards par an.

Malgré cette sous-déclaration, avec deux morts au travail par jour et plus de 600 000 accidents du travail par an, la France se classe parmi les champions d’Europe de l’insécurité au travail.

Sans oublier ces maladies dont l’Assurance Maladie refuse encore, trop souvent, de reconnaître l’origine professionnelle. Les « troubles psychiques », les « risques psycho-sociaux », qui demeurent « hors tableau ». Les cancers professionnels, hors amiante, dont les épidémiologistes estiment que seulement un sur vingt est aujourd’hui reconnu.

Enfin, les inaptitudes, qui ne sont même pas chiffrées, même pas comptées ! Notre rapport les évalue à 100 000 chaque année, 100 000 salariés qui sortent du travail, blessés ou broyés, au physique ou au psychique. Et qui ensuite se perdent dans les statistiques du chômage, du handicap, du soin en général…

Bref : l’iceberg est encore largement invisible.

Ce qui est bien visible, en revanche, c’est l’explosion des « arrêts maladies », dont on fait mine de ne pas comprendre la cause : 16,3 milliards d’euros d’indemnités journalières (IJ) versées en 2022, en hausse de 8,2 % par rapport à 2021, avec un allongement de la durée moyenne d’arrêt de travail ([4]).

Ainsi, le « mal travail » coûte cher à la Sécurité sociale. Mais pas seulement. Il coûte aussi aux entreprises, bien souvent, désorganisées par l’absentéisme, par le turn-over. Un coût estimé à cent huit milliards d’euros selon l’Institut Sapiens en 2018.

Avec des conséquences, enfin, sur la société tout entière : ce sont des pans de notre économie, de nos services publics, qui dysfonctionnent, en peine de recrutements, en panne de compétences, de l’aide à domicile aux conducteurs de bus, des hôpitaux à l’industrie, de l’Éducation à la construction, avec des travailleurs que l’on épuise, qui fuient.

La travail sous-payé, malmené, les bouts de boulot qui remplacent les métiers : ces économies rognées, nous les payons cher. Un ancien ministre du Travail, Xavier Bertrand, avait évalué le coût du « mal travail » à « 3 à 4 % du PIB ([5]) ».

Ce « mal travail », ce « low cost » introduit de l’incertitude, de l’angoisse dans les existences. Mais aussi du désordre, sinon du chaos, dans le pays. Et également du désordre politique, démocratique : le ressentiment privé, dans l’entreprise, rejaillit en ressentiment public, dans les urnes.

Il nous faut sortir de ce « mal travail ».

Comment ?

Il y aurait désormais, nous dit-on, « pénurie de bras ». Nous en doutons, nous n’en sommes pas encore là, avec sept millions de personnes en sous-emploi ([6]).

Mais une époque s’achève, on l’espère, on le souhaite, une période où dans les boîtes, la phrase revenait comme une rengaine : « Si t’es pas content, y en a mille qui attendent à la porte. » Un temps, qui dure depuis quarante ans, où la main d’œuvre est remplaçable, jetable, externalisable, délocalisable : peut-être redevient-elle précieuse.

Mais la loi de l’offre et de la demande, même mâtinée de dialogue social, ne suffira pas. Pour inverser cette tendance, pour rétablir les plateaux de la balance, il faut des lois, aussi, une volonté politique.

Que réclamons-nous ?

L’embauche de préventeurs, de médecins, inspecteurs, contrôleurs du travail, bien sûr. Le retour des Comités d’Hygiène et de Sécurité, pleins et entiers, qui servaient de vigies, qui pouvaient user d’un droit d’alerte.

Mais au-delà, c’est un changement de culture, de management, qui est impératif : la démocratie doit franchir le seuil de l’entreprise, la parole du travailleur sur son propre travail doit être permise, et entendue. Toutes les recherches le montrent : c’est une clé, majeure, d’un mieux-être au travail. Et ce bonheur en plus, c’est de la maladie en moins. Et s’il faut en revenir à l’économique : de la productivité en plus.

Ce « dialogue professionnel », encore une fois, exige une volonté politique, et sans doute le poids de la loi, la force du droit.

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*     *

Ce rapport invite donc à respecter le travail. À le respecter pas seulement dans les discours, avec de la « valeur travail » plein la bouche, mais surtout dans les faits. À œuvrer pour que, simplement : tous les Français, tous les habitants de notre pays, puissent vivre de leur travail, bien en vivre, et pas seulement en survivre. Mais aussi : qu’ils puissent bien vivre leur travail, et non en souffrir.

C’est en appeler, aussi, à un renversement. Ne plus, avant tout, selon son étymologie, considérer le travail comme une « torture », comme une souffrance en soi, à quoi il faudrait seulement trouver des compensations à côté : en paie, en prime, en repos. Mais que la politique investisse dans le travail lui-même, le contenu du travail, le lieu de travail, que le chef d’entreprise ne soit pas laissé seul maître à bord, seul décideur de l’organisation, mais en discussion avec les salariés eux-mêmes, avec leurs syndicats, avec l’appui de la loi. Que ne soit pas partagée uniquement la valeur, mais aussi le pouvoir. Que l’on cherche, au travail, le chemin de la fierté : se réaliser en réalisant.

La chasse aux arrêts maladie

Le gouvernement, au printemps, promettait un « nouveau pacte de la vie au travail ». Mais que fait-il à la rentrée ? Tout le contraire : la chasse aux arrêts-maladie. « Pas soutenable », tranche le ministre de la santé Aurélien Rousseau. Tandis que Gabriel Attal fustige » les arrêts du lundi et du vendredi « Et que Bruno Le Maire se demande si « quelque chose justifie que les arrêts maladies aient augmenté de 30 % en dix ans ». Une réflexion, collective, sur le travail devait s’engager, sur son organisation, sur la pression qui y règne. Et à la place, au final, on en revient à des fautes individuelles, à la culpabilité des salariés, à traquer des « fraudeurs ».

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Source : Annexe 9 du PLFSS 2024

 

« Les indemnités journalières ont progressé de 7,7 % l’an dernier, déplore le ministre de la Santé, c’est une très forte augmentation. » Tempérons : l’inflation, et les hausses de salaires, expliquent très largement cette hausse.

La direction de la sécurité sociale, dans son dernier rapport sur les comptes de la sécu, note d’ailleurs : « Les dépenses d’IJ hors COVID ont augmenté de 7,4 % entre 2021 et 2022. La progression des IJ a donc été particulièrement dynamique sur l’année 2022. En effet, l’année 2022 aura notamment été marquée par une inflation importante donnant lieu à plusieurs revalorisations du salaire minimum interprofessionnel de croissance (SMIC). Ces revalorisations du salaire minimum, conjuguées au dynamisme du salaire moyen par tête (SMPT), ont mécaniquement affecté les montants moyens des IJ sur l’année 2022, donnant lieu à un effet prix de 3,2 % entre 2021 et 2022. En outre, la bonne tenue de l’emploi a contribué à soutenir la croissance des dépenses d’IJ ([7]). »

De même, le rapport de la Commission des comptes de la Sécurité sociale, en septembre 2023 : « Les dépenses au titre des IJ présenteraient un dépassement de 0,3 Md€ par rapport à l’objectif en LFRSS 2023. Ce dépassement est quasiment intégralement dû au contexte inflationniste persistant qui a tiré à la hausse le coût moyen des arrêts de travail de façon plus importante qu’anticipée. Finalement, l’effet prix des IJ s’établirait à +4,5 % en 2023. L’augmentation des volumes d’IJ est, elle, conforme à la construction LFRSS pour 2023 ([8]). » Il demeure vrai que, cette dernière décennie, ces arrêts-maladie augmentent. Quelle en est la première cause ? L’annexe du PLFSS 2024 ([9]) l’indique : « Les IJ ont présenté une croissance moyenne des dépenses remboursées dynamique depuis 2010 (entre 2010 et 2019, de +2,9 % pour les IJ maladie, +3,2 % pour les IJ AT-MP). Cette croissance des dépenses IJ maladie s’explique principalement par l’augmentation et le vieillissement de la population active (pour 36 %). » En clair : ce sont les réformes des retraites, le report de l’âge de départ, le vieillissement des travailleurs, qui « expliquent principalement » cette hausse des arrêts-maladies. Et les deux années de plus imposées ce printemps vont, bien sûr, renforcer ce coût, avec des fins de carrière rallongées et en mauvaise santé. La DREES, le service statistique du ministère de la Santé, évalue ce surcoût à venir à près d’un milliard d’euros par an ([10]). C’est ici la triple peine : les salariés (1) dont la santé est fragilisée par leur travail (2) vont devoir partir en retraite plus tard, mais aussi (3) seront montrés du doigt et pénalisés s’ils prennent un arrêt maladie !

Il est exact, également, qu’un changement, plus brutal, plus récent, s’est produit, ces dernières années : près d’un salarié sur deux (44 %) a pris un arrêt de travail en 2022 (contre un sur trois, 30 %, en 2019, avant la crise Covid). Cet absentéisme touche des catégories jusque-là moins touchées : les jeunes et les cadres ([11]). La durée des arrêts longs a grimpé, de 97 jours en 2022 à 111 jours en 2023 ([12]). Ces arrêts longs (plus de trente jours) représentent cinq sixièmes du coût des indemnités journalières. Enfin, les troubles psychologiques sont la première cause de ces arrêts longs, une part qui a explosé en trois ans : 31 % désormais, contre 14 % en 2020 ([13]).

Nombre de salariés sont en dépression, mais le gouvernement réagit sans compassion : plutôt que de les soigner, il préfère les « punir ». Était ainsi envisagée « une mesure punitive sur le jour de carence », avant d’y renoncer. Comment des pénalités sur une, ou plusieurs journées, viendraient dissuader des arrêts de longue durée ? C’est nier un malaise, plus profond.

Le ministre a néanmoins recouru à d’autres « mesures punitives » : délivré par téléconsultation, un arrêt maladie ne pourra excéder trois jours. Soit. Mais quoi, alors, pour les huit millions de Français qui vivent dans un désert médical ? Des six millions sans médecin traitant ?

Par ailleurs, un nouveau pouvoir est accordé à l’employeur : il peut mandater un médecin pour effectuer une contre-visite. Si celui-ci juge l’arrêt injustifié, les indemnités seront automatiquement suspendues. Alors qu’il fallait, auparavant, l’avis d’un médecin conseil de la Sécurité sociale. Enfin, l’Assurance Maladie « met sous objectif » mille médecins, les enjoignant de réduire leurs prescriptions d’arrêts maladie, sous peine d’amende. Et cinq mille autres médecins sont convoqués pour un « entretien d’alerte ».

« Mes patients bossent en usine ou en abattoir, ils sont manutentionnaires ou soignants, témoigne Thibault Barbier, médecin, dans L’Obs ([14]). Ils sont usés par l’intensité du travail, mais ils attendent d’être au bout du bout pour venir me voir. Je ne me vois pas leur dire : ‘Désolé, j’ai atteint mon quota, je réduis la durée de votre arrêt’. »

Et cette médecin, Agnès Giannotti, présidente du syndicat de généralistes MG France : « Cela revient à casser le thermomètre pour faire baisser la température. Si l’on arrête davantage, c’est que les gens vont mal. Ils sont cassés. La souffrance peut être mentale ou physique, j’ai dans ma patientèle des caissières ou des femmes de chambres avec les poignets, les genoux et les épaules abîmés. »

Avec bon sens, Luc Duquesnel, le président de la Confédération des syndicats médicaux français, invite à « s’interroger sur les conditions de travail ». Et le sociologue Alain Vilbrod de conclure : « On préfère débattre de fraude et du prétendu dilettantisme des salariés plutôt que des conditions de travail qui se dégradent depuis vingt ans dans le privé comme dans le public ([15]). »

Voilà qui devrait, en effet, être au cœur du débat.

Voilà l’action que, pour les salariés, pour notre pays, pour son économie, voilà l’action que nos ministres devraient porter, comme ils le promettaient. Et non brandir des menaces en plus sur un salariat qui va déjà mal.

 

« Sous-déclaration » : la tricherie officielle

C’est une forme d’exploit que réussit la branche AT-MP de la Sécurité sociale : malgré l’ampleur du mal-travail en France, chaque année, elle parvient à être en excédent. De 1,9 milliard prévu en 2023. Comment ? Par la sous-déclaration, en vérité une sous-sous-sous reconnaissance, des accidents du travail, mais encore davantage des maladies professionnelles.

Cette tricherie fait l’objet de récits, nourris parmi les délégués syndicaux : « Chez Amazon, les accidents du travail sont systématiquement contestés par la direction. L’autre fois, un gars a eu un accident de chariot. Il est tombé d’1,20 m de haut, facile. Il a voulu aller se déclarer en accident, son manager l’en a empêché. ‘Tu remontes sur le chariot, t’as rien !’ »

Un travailleur de la logistique : « J’ai vu le cas d’un salarié en accident de travail depuis six mois, contesté par la direction. Il s’est retrouvé sans salaire et donc dans l’obligation de reprendre le boulot. Trois semaines plus tard, il a fait un infarctus et il est mort. La direction a eu le culot de remettre en cause le fait que c’était dû au stress. »

Chez Id-Logistics : « Les accidents de chariot, c’est régulier chez nous. La semaine dernière, le chef était pressé. Du coup, il a rempli les papiers, il a rendu les clés du camion avant que le chargement ne soit terminé. C’est pas la règle. Du coup, le chauffeur a cru que c’était fini, il a démarré. Sauf que le préparateur était toujours dedans, il s’est pris le chariot sur lui. Eh bien, le chauffeur s’est fait licencier de son entreprise pour faute, le cariste s’est pris un avertissement. Alors que c’était le chef, très clairement, qui avait commis la faute.

Mais c’est comme ça : avant, quand il y avait un accident de travail, on cherchait vraiment la raison. Il y avait un arbre des causes, on étudiait tout le processus. Aujourd’hui, c’est forcément la faute du salarié, c’est le principe de base. Il n’y a plus de victime. »

Comme l’organisation du travail n’est pas questionnée, comme le mot d’ordre est à la « responsabilisation », forcément individuelle, s’opère un renversement : d’après la loi, « l’employeur est présumé responsable de l’accident. » Mais couramment, c’est le salarié qui se vit, qui est vécu, comme le responsable, voire le fautif. Et qui donc, de lui-même, ne se signale pas, ne se déclare pas.

Mais les entreprises usent d’un autre biais, désormais, pour que les accidents soient moins déclarés :

Dans la verrerie Verescence : « Chez nous, ils ont mis en place un système de bingo : il y a une loterie, avec un chèque à la clé, on tire des numéros, mais aussitôt qu’il y a un accident du travail, la grille repart à zéro. Du coup, les gens viennent me voir : ‘Qui a déclaré un accident du travail ?’ Ils ne sont pas contents après leur collègue. Pour cinquante euros, ils sont prêts à ne pas déclarer un accident. Ou alors, ils vont voir le copain, pour lui dire de pas déclarer, parce qu’il ne lui restait plus qu’un numéro dans son bingo. »

Ou les directions jouent sur la fiche de paie. Ainsi à la société d’autoroute Sanef : « Nous, s’il y a des accidents de travail, ça diminue collectivement la prime d’intéressement. Y a un pourcentage à ne pas dépasser concernant les AT, et sur l’année, on perd 500 euros si le pourcentage est dépassé. Ça culpabilise les salariés qui sont en arrêt. »

Nous avons signalé au directeur de la Sécurité sociale ces méthodes, répandues, et qui conduisent à cacher les accidents. Lui nous a répondu que ce n’était pas de son ressort, mais du rôle des syndicats de l’entreprise, que eux pouvaient porter plainte devant les tribunaux. Nous considérons, au contraire, que c’est pleinement du rôle de la Sécurité sociale, et du ministère du Travail : à quoi bon payer des spots télés pour « responsabiliser »si, derrière, l’État, les institutions, ferment les yeux ?

Même en cas de tragédie, le cynisme ne cesse pas : « Dans notre Auchan, le boulanger a fait un arrêt cardiaque sur place, au travail. Ils ont contesté l’arrêt cardiaque. Ça a fini par passer en accident de travail mais l’enquête a duré six mois. Ils ont refusé de déclencher la prévoyance. »

Mais c’est pire encore, plus compliqué, pour les maladies professionnelles : à l’inverse de l’accident, qui survient d’un coup, sur le lieu de travail, là, le mal s’installe dans la durée, et la « causalité » peut toujours être contestée :

« Même certaines évidences parfois ça ne passe pas.

– Quel genre d’évidences ?

– Bah désormais, chez Auchan, si un cariste a mal au dos ou aux genoux, pour les patrons, le lien n’est pas évident avec le métier. On avait un collègue, Lucien, un salarié qui avait passé sa vie à mettre en rayon des paquets de lessive. Il avait fait ça, à l’ancienne, à la main, pendant vingt ans. Après, il a été muté à la livraison. Du coup, il avait les genoux bousillés. Il a fait un dossier maladie pro. Mais derrière, ses propres managers ont fait des courriers pour dire que ce n’était pas si lourd, qu’on lui donnait tous les moyens pour lui faciliter le travail, qu’on lui avait filé un diable. Comme si ça suffisait pour empêcher les genoux d’être bousillés. Ils épuisent tous les recours pour contourner la responsabilité de l’employeur. »

Ainsi, 75 % des troubles musculo-squelettiques, pourtant caractérisés comme maladies professionnelles, n’ont pas fait l’objet d’une déclaration. Pourquoi ? Par crainte de perdre leur emploi, par méconnaissance des dispositifs existants, ou par peur de s’engager dans une procédure trop longue, trop compliquée. Parce que, également, les médecins sont peu formés à ces démarches, au monde du travail en général : eux regardent le corps, rien que le corps, et non le monde autour du corps. Et c’est sans doute, comme l’espérait il y a un demi-siècle Robert Debré, c’est sans doute cette révolution médicale qu’il nous faut accomplir, qui nous fera passer, pour de bon, du curatif au préventif. Qui fera, pour ce qui concerne notre rapport, qui fera du médecin un combattant contre le mal-travail.

En attendant, « les chiffres sont saisissants, interpelle le sociologue Arnaud Mias : chaque année, hors cancers liés aux expositions à l’amiante, moins de trois cents cancers sont effectivement reconnus comme maladies professionnelles, alors que les épidémiologistes les plus prudents estiment que le nombre de cancers liés au travail est au moins vingt fois plus important ([16]). » Sous les statistiques, c’est un continent, un continent de souffrances, que l’on fait disparaître. Comment s’attaquerait-on aux causes, sérieusement, aux causes de ces cancers professionnels, quand 95 % ne sont pas reconnus !

Ce n’est plus seulement une tricherie, liée à des employeurs-fraudeurs. C’est un système organisé pour déguiser, pour masquer, la réalité : que le mal-travail ne soit pas regardé dans sa crudité. Que ne nous vienne pas l’idée d’y mettre le nez, de le réformer.

D’ailleurs, cette « sous-déclaration » fait l’objet d’une évaluation, très officielle : dans une fourchette comprise entre 1,2 et 2,1 milliards d’euros. Ceci, sans compter les troubles psychiques, estimés (avec quelle étonnante précision…) à 287 millions d’euros ([17]). Et c’est ainsi 1,2 milliard d’euros qui est transféré, chaque année, pour compenser, depuis la branche AT-MP vers la branche maladie : encore une fois, la tricherie n’est donc pas combattue, elle est reconnue, institutionnalisée, routinisée.

Proposition n° 1 : Le transfert de la branche AT-MP pour sous-déclaration vers la branche assurance maladie prend en compte la fourchette haute de l’estimation de la commission des sous-déclarations de 2021, ainsi que l’estimation de la sous-déclaration des RPS, soit un transfert total de 2,4 milliards d’euros.

Malgré tous ces biais, « près de 40 000 accidents donnent lieu à la reconnaissance d’une incapacité permanente (accidents graves) et 790 sont mortels, décompte le sociologue Arnaud Mias. Tout se passe comme si notre système productif devait inéluctablement générer un contingent stable d’accidents du travail ([18]). »

Une indifférence à ces malheurs dues, à coup sûr, également, à un biais social : « Les ouvriers ont sept fois plus de risques de connaître un accident grave que les cadres, et près de cinq fois plus un accident mortel ([19]). »
 

Proposition n° 2 : Améliorer l’information des salariés sur leurs droits sociaux.

Proposition n° 3 : Doubler a minima les effectifs des contrôleurs de l’Inspection du travail et des contrôleurs des Carsat.

Proposition n° 4 : Sanctionner les pratiques d’incitation des employeurs à la non-déclaration des accidents de travail et des maladies professionnelles.

Proposition n° 5 : Rendre publics les chiffres de l’Observatoire des suites pénales créé en 2007 pour améliorer le suivi des procès-verbaux dressés par l’Inspection du travail suite à la constatation de manquements graves en matière de santé ou de sécurité des salariés au sein des entreprises.

L’épidémie d’inaptes

« Des inaptes, on en a au moins un ou deux par mois, des comme ça, de tous les âges. Maintenant, c’est dehors presque direct, sans reclassement. C’est la double peine : le boulot les fait souffrir, et on les vire à cause de ça. »

C’est le premier jour de grève contre la réforme des retraites, ce jeudi 19 janvier 2023. Le rond-point de l’Oncle Sam est bien bloqué, avec des barricades de pneus sur la chaussée, des barnums sur la pelouse pour le café. « La médecine du travail, nous-mêmes, on conseille aux gars de rien dire, me raconte un FO Goodyear-Dunlop. – Pourquoi ? – Eh bien, s’il leur dit qu’il souffre du dos, comme moi, ou des épaules, ou des genoux, ou de n’importe, le médecin il fait quoi ? Il recommande un poste adapté. C’est son boulot. Le gars revient avec son papier, sauf que la direction répond : ‘Des postes adaptés, il n’y en a plus…’ Et du coup, ils le licencient pour inaptitude. Faut souffrir en silence. Moi, je me suis fait opérer quatre fois du dos, mais je ne le dis pas dedans. – C’est pareil pour moi : j’attends la retraite pour passer sur le billard. »

Des « inaptitudes », nous en avions déjà rencontrées, et même en série, lors de notre rapport sur les auxiliaires de vie : ainsi s’achevait bien souvent leur carrière. Mais durant ce conflit sur les retraites, au vu des témoignages recueillis, cela ressemblait à une épidémie.

D’où la table ronde que nous avons organisée, ce printemps, à notre permanence.

Chez Auchan Logistique, un délégué nous détaillait la procédure : « Ça se passe toujours de la même façon. L’employé va voir le médecin du travail, le médecin fixe des restrictions. Dans la majorité des cas, la direction ne les prend pas en compte. L’état de santé de l’employé s’aggrave et ça se termine en déclaration d’inaptitude, sans passer par une commission de reclassement. Derrière, c’est le licenciement, le chômage et en fin de course le RSA. Leur but, c’est de pousser les gens à bout, de les user jusqu’à ce qu’ils partent d’eux-mêmes. C’est ce que nous disent tous les salariés : « Autant que je parte ! ». Les restrictions ne sont plus du tout respectées. On avait un mec au service nettoyage, ils l’ont poussé à bout, jusqu’à ce qu’il en puisse plus et qu’il aille chez le médecin du travail. Lui a acté l’inaptitude totale. Leur commission de reclassement, c’est du vent. Chez nous, on a eu seulement un cas de reclassement en treize ans. »

Déléguée syndicale de Verrescense : « Avant 2016, il y avait deux passages devant la médecine du travail. On rencontrait la personne, il y avait un premier passage, on essayait d’arranger les choses, de lui proposer des moyens de rebondir. Alors que là depuis les lois El Khomri, quand les gens arrivent jusqu’à nous, c’est trop tard, on a aucun pouvoir, le délai est beaucoup trop court, on ne peut pas proposer d’alternatives. Avant, on avait des inaptitudes vers 55-56 ans et maintenant ça descend de plus en plus jeune, donc une fois que le médecin du travail a déclaré l’inaptitude, l’employeur fait un chèque et si c’est pas reconnu en maladie pro, il part avec indemnité normale de licenciement et derrière ils prennent un autre jeune qu’ils vont aussi essorer. »

Délégué syndical d’Airbus : « Pour obtenir un reclassement, c’est très compliqué. Par exemple, un mécano avait d’énormes soucis de santé, sur tout le haut du corps. Mais, pour pas se faire mal voir de la direction, il refusait de remplir sa déclaration de maladie pro. Il a fini par aller voir le médecin du travail, il lui a dit qu’il ne pouvait pas le reclasser dans son métier. Maintenant, il est au RSA. Alors que normalement, dans la théorie, le médecin doit regarder dans tout le secteur, toutes les « boutiques » du groupe, et pas sur un seul métier. Il doit mener une enquête pour identifier les possibilités de reclassement. L’inaptitude, c’est quand tu as épuisé tous les autres recours, en principe. Sauf que là, le médecin du travail laisse l’entreprise faire ce boulot à sa place. Et lui enchaîne les licenciements pour inaptitude. Il faut dire que chez nous, l’infirmerie est très liée aux RH, ils sont côte à côte. »

Ces inaptitudes sont les rebuts du mal-travail. De la poussière, poussière d’humains, mise sous le tapis, invisibles. Eux sortent du travail, sans statut, sans revenu. Et ils ne sont même pas comptés ! Nos interlocuteurs réclament » une vraie évaluation » afin que « ces problèmes soient rendus visibles ».

La Cour des comptes elle-même, en 2022, souhaitait que « des données ayant trait à l’inaptitude, à l’absentéisme, aux démissions, aujourd’hui mal connues, aident à affiner la connaissance et à choisir des priorités au plus près des risques et des activités ([20]). »

La sociologue Frédérique Barnier s’étonne : « Étrangement, il n’existe aucun chiffre national consolidé du nombre d’avis d’inaptitude. »

L’étude IODA ([21]), réalisée en Occitanie, lève un coin du voile. Sur un million de travailleurs suivis, 8 366 sont déclarés « inaptes » au cours de l’année. La France comptant 27 millions de salariés, dont 21 millions dans le secteur privé, nous pouvons opérer une règle de trois : ce serait aux alentours de 216 000 personnes – dont 170 000 dans le privé – qui, chaque année, seraient déclarées « inaptes ».

Interrogé, le ministère du Travail nous propose, non pas une statistique fiable, fabriquée, vérifiée par ses services, mais plutôt d’« avoir du recul » grâce à l’« échantillon de Présanse ». Après une visite sur son site, « Présanse est l’organisme représentatif des 200 Services de Prévention et de Santé au Travail Interentreprises (SPSTI) de France », qui suit « 1,5 million d’employeurs » et « 15 millions de salariés ». D’après Présanse, donc, pour 2021, 113 800 salariés furent déclarés inaptes. Avec une règle de trois, à nouveau, cela nous fait, chaque année, 203 000 inaptitudes déclarées dans le pays, dont 160 000 dans le privé.

Il est impératif que ces données soient précisées, consolidées. En attendant, nous pouvons estimer que, a minima, 160 000 salariés sont déclarés inaptes chaque année, sans doute aux alentours de 200 000 avec le public, et il faudrait y ajouter les indépendants. Là encore, tous les chiffres sont manquants.

Quant aux licenciements, maintenant.

Selon IODA, les deux tiers des salariés déclarés inaptes sont licenciés. D’après une étude en région Normandie, ils seraient 98 % ([22]). Et le ministère du Travail nous dit, en 2019, dernière année avant Covid, 117 855 licenciements pour inaptitude. Donc, à coup sûr, plus de 100 000, estimation vraiment la plus basse, la plus modeste. 100 000, ce chiffre devrait faire scandale. 100 000, c’est le plus gigantesque des plans sociaux, un plan social invisible, silencieux, muet. C’est même pire qu’un plan social : ces 100 000 salariés, environ, sortent du travail blessés ou broyés, au physique ou au moral. Et il y a fort à parier que, derrière, retrouver un emploi, s’y épanouir, ne sera pas chose aisée.

Pourquoi ces inaptitudes ne sont pas comptées, pas chiffrées, pas étudiées ? Parce qu’elles sont les preuves vivantes, accablantes, du mal-travail, du mal au travail à la française. Parce qu’elles en sont les dégâts manifestes, évidents, avec un coût humain, économique, énorme.

Ces inaptitudes doivent passer de l’ombre à la lumière. De point aveugle, elles doivent devenir le point central. Car elles sont tues, en vérité, comme l’est le mal-travail. Les combattre, œuvrer à les diminuer, c’est affronter le mal-travail.

Dès lors, il nous paraît impératif que, a minima du minima, ces salariés inaptes soient recensés, connus statistiquement. Et nous réclamons à l’Assemblée nationale, à sa commission des affaires sociales, une mission d’information : qui sont ces travailleurs, ces travailleuses ? Dans quels secteurs ? Quelles sont les causes ? Que deviennent-ils, elles ?

Proposition n° 6 : Créer une mission d’information sur les délivrances d’inaptitude par la médecine du travail et les licenciements pour inaptitude.

À la place de quoi, le ministère du Travail ne semble guère s’en soucier. Non seulement il ne dispose pas d’une statistique solide, non seulement il ne propose aucune évaluation nationale, mais dans le message qu’il nous a adressé plusieurs biais minorent cette hémorragie.

D’abord, nulle part, même pas en une phrase, il ne relève la gravité de ces données. Ensuite, il note simplement « pas de hausse des délivrances d’inaptitudes » : comme si ce n’était pas déjà à un niveau élevé. Et sans qu’on puisse savoir si, les changements législatifs de 2017, ont engendré une augmentation. Enfin, dans un second tableau, est indiqué que seuls « 22 % » seraient d’« origine professionnelle », et « 76 % » seraient « non d’origine professionnelle ». C’est une lecture qui nous semble tronquée, sinon mensongère, de ces chiffres : les « 22 % » correspondent aux cas reconnus d’AT-MP, aux liens prouvés avec le travail. Mais dans les « 76 % », cela ne signifie pas que le travail n’a pas sa part, et même sa large part.

Pour mieux connaître ces inaptitudes, on en est réduit à l’Occitanie. D’après l’étude IODA, « 80 % sont ouvriers ou employés, avec un âge médian de 47 ans, 56 % de femmes. Les maladies les plus fréquentes sont, à égalité, des « pathologies de l’appareil locomoteur » (lombalgie, sciatalgies, etc.) et les « troubles mentaux et du comportement », dépression notamment. Pour au moins les deux tiers des déclarations d’inaptitude, l’employeur a été dispensé de reclasser le salarié dans l’entreprise en raison de son état de santé et ces inaptitudes ont donc conduit au licenciement. »

Quant aux secteurs touchés, on les trouve, avant tout, dans les « métiers d’ouvrier ou d’employé confrontés à des contraintes physiques intenses (aide à domicile, coiffeur, ouvrier gros œuvre du bâtiment), des horaires atypiques (ambulancier, employé de l’hôtellerie, chauffeur routier), des contraintes de rythme de travail (ouvrier de production agro-alimentaire ou de la confection, standardiste) ou à une forte demande psychologique associés à une faible latitude décisionnelle (employé de commerce, agent de sécurité, coursier). De plus, certains de ces métiers cumulent plusieurs de ces contraintes (aide à domicile, employé de l’hôtellerie). »

Médico-social : la cata

De longue date, le bâtiment est réputé pour sa « sinistralité ». Pourtant, ce graphique l’indique : dans la menuiserie, la couverture, la charpente, les structures métalliques, les accidents du travail ont reculé en une poignée d’années. Ce secteur, particulièrement dans le viseur, a progressé.

Davantage dans l’ombre, d’autres empirent. C’est le cas du sciage de bois, des entrepôts frigorifiques, de la fabrication de ciment, etc. Mais surtout, de tout le médico-social : l’hébergement de personnes âgées, ou handicapées, les aides à domicile… Les points verts de 2019, très clairement, très nettement éloignés des points bleus de 2013, le signalent : ça craque. Les corps et les cœurs craquent. Et alors que ces statistiques datent d’avant la crise Covid…

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Source : Cour des comptes, synthèse du rapport « Les politiques publiques de prévention en santé au travail dans les entreprises », décembre 2022.

C’était une scène de notre film Debout les femmes !, tournée dans le jardin d’Annie, dans le Vimeu. Assises autour d’un verre, elle et ses copines nous racontaient leurs malheurs : « J’emmenais une mamie, bien costaud, au supermarché et dans l’escalator, elle m’est tombée dessus. J’ai tout fait pour la retenir, c’est comme ça que je me suis cassé le genou, six mois d’arrêt. »

Leur métier, auxiliaires de vie, se disaient par leurs douleurs, par les opérations, du coude, des épaules, du dos, par leurs corps usés. Et avec la conviction d’une dégradation, d’un rythme qui s’est accéléré : « Avant, on avait le temps de discuter un peu, on avait le temps de faire prendre l’air à la personne pendant cinq minutes. Ça s’est dégradé au niveau des heures : j’ai commencé j’avais une heure pour faire l’intervention. Maintenant, nous n’avons plus que trente minutes pour faire la même chose. On a parfois l’impression de bousculer les personnes âgées et de faire de la maltraitance. »

Et nous le notions déjà, dans notre rapport : « Les accidents du travail sont trois fois plus fréquents que la moyenne, avec un indice de 94,6 accidents du travail pour 1 000 salariés. En dix ans, la sinistralité de ce secteur a augmenté de 45 % ( [23]). Celle des EHPAD et de l’aide et du soin à domicile dépasse d’un tiers celle du secteur du bâtiment et travaux publics (BTP). »

Pourquoi ces données, catastrophiques, ne sont pas connues, débattues, combattues ? Parce que ce sont des métiers de femmes ? de femmes populaires ? de femmes populaires et souvent immigrées, cumul de fragilités ? Parce qu’elles exercent dans le privé, dans les logements, les appartements ? Parce qu’elles n’exercent pas un « vrai métier », plutôt une « vocation » ?

D’ailleurs, ces femmes rejoignent souvent ces professions sans formation, ni aux gestes, ni aux postures, ni aux risques : « J’ai commencé en janvier 2006. Mon premier contrat, c’était d’aider une personne alitée : il fallait la lever, lui faire la toilette, lui préparer le petit-déjeuner et tout ça sans une journée de formation ! »

« Quand on a découvert le métier, on est tombé de l’armoire. » Président de Pros-consultes, chargé d’écouter, de guider, les aides à domicile en difficultés, Jean-Pierre Camard en demeure stupéfait : « C’est une fierté de prendre en charge une profession aussi sinistrée. On joue un peu un rôle de SAMU… Avec l’aide à domicile, on se croirait dans du Zola. »

Les mauvaises conditions de travail (rémunération, horaires, pénibilité, temps de travail) expliquent à 89 % le fort turn-over dans ces métiers. La « mauvaise orientation » des candidats ne représente que 11 % des motifs de turn‑over.

Capture4Source : Édition 2017 du rapport de la branche de l’aide, de l’accompagnement, des soins et des services à domicile

« Quand j’étais responsable de secteur, raconte une ex-cadre d’association, la plus grosse difficulté, c’était de trouver quelqu’un, trouver des gens pour faire le travail. À tel point que, le week-end, parfois, je suis allée m’occuper de personnes âgées, sans avoir aucune compétence, sans avoir le droit, mais je ne pouvais pas laisser les personnes dans leur lit, pas lavées, sans manger ».

Et avec du coup, forcément, un malaise du côté des aidés : « On a écœuré celles qui avaient une appétence pour le métier, relate Odile Maurin, la présidente de Handi-Social. Les services d’aide à domicile sont gérés comme une petite industrie. Parfois, mes camarades voient soixante auxiliaires dans un seul mois ! Ce turn-over complique tout. On s’épuise à expliquer 35 fois la même chose et donc cela peut aller très vite au » clash ». Ça m’est arrivé de faire pleurer des auxiliaires de vie sociale. Quand vous êtes maltraitée, vous êtes sur la défensive et cela ne se passe pas bien ! »

Ce devrait la priorité des pouvoirs publics : organiser ce secteur, garantir statut et revenus, horaires et salaires. Pour lutter contre les accidents du travail, certes. Pour la santé des salariées, oui. Mais pour la société, également : tout le médico-social est en train de craquer. Le personnel va manquer, les structures s’effondrent lentement. Non par absence de bonnes volontés, de « vocations », mais parce qu’on les use, qu’on les dégoûte.

Rappel des propositions du rapporteur sur son précédent rapport sur les métiers du lien :

 

Proposition n° 19 : Réduire le nombre d’accidents au travail des aides à domicile
– Introduire dans toutes les conventions collectives une clause prévoyant la mise à disposition par les employeurs du matériel adéquat et des équipements de protection individuelle (convention collective) ;

– Mieux faire connaître les contrats de prévention (pour les structures de moins de 200 salariés) et les subventions prévention TPE (moins de 50 salariés) mis en place par les caisses d’assurance retraite et de la santé au travail (CARSAT) pour aider les structures d’aide à domicile à financer des équipements de prévention ou des formations (bonnes pratiques) ;

– Sensibiliser les structures d’aide à domicile sur la nécessité de faciliter l’entrée de l’inspecteur du travail chez la personne aidée (bonnes pratiques) ;

– Permettre aux agents de contrôle de l’inspection du travail de saisir le juge des libertés et de la détention du tribunal de grande instance en vue d’obtenir l’autorisation d’accéder aux locaux habités sous certaines conditions (législatif).

 

Proposition n° 20 : Développer les temps d’échange entre professionnels

– Imposer le principe de temps collectifs d’au moins 4 heures par mois dans tous les établissements et services du secteur de l’aide à domicile (conventions collectives voire législatif) ;

– Développer les programmes mis en place par les CARSAT permettant de mettre à la disposition des services d’aide à domicile des personnes ressources (loi de financement de la sécurité sociale). Permettre aux aides à domicile dotées d’une certaine expérience de jouer, après avoir suivi une formation spécifique, ce rôle de personne ressource (réglementaire)

Retraçant l’histoire de cette « inaptitude », et suivant en entretien des « inaptes », la sociologue Frédérique Barnier s’interroge : « L’inaptitude au travail, dispositif de protection ou de relégation des salariés ? ([24]) »

« Le licenciement pour inaptitude vient toujours clore un parcours long et complexe, qui commence par une atteinte à la santé, et qui est ensuite ponctué d’arrêts maladie (longs ou fréquents), engendrant parfois isolement et conflits, mais aussi des retours plus ou moins réussis. Ce dispositif, dont l’origine remonte au XIXème siècle, serait de plus en plus utilisé dans le contexte actuel, marqué par le vieillissement de la population active, le recul des âges de départ en retraite, le durcissement des conditions d’accueil des chômeurs et la dégradation des conditions de travail (Omnès et Bruno, 2004 ; Berger, 2011).

Les inaptes licenciés se retrouvent demandeurs d’emploi et indemnisés comme tels en échange de la recherche d’un nouvel emploi compatible avec leur état de santé. Mais pour beaucoup, retrouver un emploi s’avère difficile en raison de leur âge, de leur niveau de qualification, et d’un état de santé que parfois le travail a contribué à dégrader. Jugés irrécupérables par leur entreprise, ils sont finalement disqualifiés professionnellement mais aussi socialement, dans une société qui a dignifié le travail et en a fait le principal support de l’intégration sociale et de la citoyenneté (Castel, 2009).

Parfois présentée comme un outil de protection des salariés et de leur santé, l’inaptitude peut ainsi également être perçue comme un dispositif de sélection et d’orientation de la main d’œuvre au service de la productivité des entreprises, leur permettant de se débarrasser des salariés usés sans avoir à modifier leurs conditions de travail, contribuant ainsi à la dégradation de la condition salariale par la relégation des salariés les moins adaptés aux exigences de l’ordre productif.

Avant la seconde Guerre Mondiale, « ses effets pervers, notamment les licenciements d’ouvriers malades ou susceptibles de le devenir, sont déjà identifiés. Les entreprises sont quant à elles toujours soupçonnées d’instrumentaliser la médecine du travail et le dispositif d’inaptitude afin d’écarter les employés âgés, jugés moins rentables et plus coûteux, et de plus en plus, afin de comprimer leurs effectifs. Dans les années 1970, l’inaptitude venait certes priver le salarié de son droit aux revenus du travail, mais elle lui ouvrait largement l’accès à d’autres droits, essentiellement la retraite anticipée ou le chômage, dans des conditions financières souvent avantageuses. » Mais c’en est fini de la retraite anticipée, ou du chômage sans embarras. D’où, pour beaucoup, la case RSA.

« Face à l’inaptitude, les médecins du travail se retrouvent dans une position très inconfortable. En effet, dans des contextes de travail potentiellement dégradés, la déclaration d’inaptitude leur apparaît souvent comme la seule issue à une situation de travail devenue intenable. Mais la suppression des différents dispositifs d’amortissement des licenciements, et la faiblesse des reclassements dans les entreprises incitent à soulever la question de l’avenir professionnel et social de ces salariés inaptes, dans une société où le travail, même quand il abîme, reste central et le chômage élevé, notamment pour les salariés âgés ou peu qualifiés. Or, c’est ce profil de salariés, âgés et peu qualifiés, qui semble bien surreprésenté au sein des inaptes. »

Des salariés témoignent ainsi auprès de la chercheuse : « J’ai été mis sur la touche, purement et simplement. Moi quelque part, j’y suis allé, mais dans ma tête je me suis dit, « on passe à autre chose ». (Monsieur E. 46 ans, ouvrier dans un centre de contrôle automobile.) » « Physiquement… je ne peux plus. Je ne pourrai pas tenir c’est impossible… c’est mon corps qui ne suit plus. Pour moi, c’est clair dans ma tête, mon corps ne suit plus, donc j’arrête ce travail. Je ne vais pas perdre mon bras. Et quand on est pris comme ça, que c’est quand même le travail qui vous abîme, après je n’ai qu’une envie, c’est de retrouver mon épaule… Je ne veux pas y laisser ma peau. Dans cette usine, on ne peut pas y faire carrière, ce n’est pas possible ou alors on en ressort on est handicapé à vie… Il y a beaucoup de gens abîmés, des tendinites, les épaules et tout… (Madame D. 42 ans, ouvrière). »
« Ils se sont rendus compte avec les IRM et tout que je suis usé ! Le médecin conseil me l’a dit, quand j’y suis allé, là, l’autre jour : « Monsieur R. que voulez-vous ? Vous êtes usé ! « Y a rien à y faire. […] Moi je me disais que je tiendrais jusqu’au bout, que j’irais jusqu’à la retraite. Et puis non. Moi je ne les intéresse plus maintenant. Maintenant, s’ils font un reclassement, c’est pour se moquer de moi en me trouvant une place sur Bordeaux, sachant très bien que je n’irai pas. Je ne suis plus intéressant et je les comprends. (Monsieur R., 53 ans, chef de rayon.) »
« Je n’osais même pas dire que j’étais en arrêt de travail parce que pour moi, c’est les fainéants qui ne travaillent pas. (Madame R., 50 ans, comptable, cadre.) »
Et Frédérique Barnier de conclure : « Arrivés au terme du processus, nos interviewés découvrent en fait qu’il n’y a plus guère de place pour eux nulle part et qu’ils sont menacés d’exclusion. Licenciés pour inaptitude, ils n’arrivent pas à retrouver un emploi et connaissent une situation où se mêlent problèmes de santé, absence de projection professionnelle et difficultés financières. Ils ont quitté le statut structurant et insérant de salarié, sans qu’il leur soit permis d’accéder à un autre statut, que ce soit la retraite ou l’invalidité, n’étant finalement ni assez âgés ni assez usés, mais l’étant déjà trop cependant pour pouvoir travailler encore. »

Quand la fierté craque

Les Français sont « parmi les Européens les plus attachés au travail », notent les sociologues Maëlezig Bigi et Dominique Méda : « En 2017, ils étaient encore 62 % à déclarer que le travail était très important, contre moins de 50 % pour les Danois, les Hollandais, les Allemands ou les Britanniques ([25]). »

Indice de cet attachement, les Français sont plus nombreux que leurs voisins à « venir travailler sur leur temps libre » :

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Ou encore à « venir travailler malade ». Comme l’indique dans une étude la Dares, « 62 % des salariés en France ont fait au moins un jour de présentéisme au cours de l’année 2015, contre 42 % des salariés dans l’ensemble de l’Union européenne. Ainsi, les salariés en France font partie des salariés de l’Union européenne ayant la plus forte propension au présentéisme ([26]). »

C’est cette fierté du travail, ce sentiment d’utilité, que nous tenons à d’abord souligner. La fierté d’un travail bien fait. C’est la coiffeuse qui, dans le miroir, montre la coupe à sa cliente. C’est l’électricien qui, les fils branchés, vérifie que la lumière s’allume. C’est l’informaticien qui, dans un alignement de 0 et de 1, a trouvé le chaînon défaillant. C’est le maçon qui recule d’un pas pour regarder son mur.

Même chez les travailleuses, les travailleurs, aujourd’hui remplis de dégoût, abattus, découragés, il faut encore entendre cette musique, en sourdine : leur fierté d’hier, leur utilité perdue, et cette perte fait toute leur douleur.

C’est Nathalie, agent d’accueil dans un office HLM : « Le social, j’aimais beaucoup ça. Il y a des gens qui venaient pour d’autres questions que le logement, qui cherchaient des conseils… Ils ont besoin de contact pour discuter. Mais on m’a donné de l’administratif à faire, du secrétariat à remplir, en plus de l’accueil. J’ai signalé que je n’arrivais pas à tout faire, que ça me prenait du temps d’accueillir les gens. Et c’est là qu’ils m’ont dit : ‘Tu ne perds plus de temps à l’accueil, tu n’es pas assistante sociale.’ On m’a fait le reproche de perdre du temps, que je ne devais pas discuter à l’accueil. On m’a dit : ‘Tu expliques au téléphone et c’est tout.’ Au bout d’un moment, j’ai été fatiguée, rien n’était mis en place pour que je puisse souffler entre deux. Avec ma surcharge de travail, je ne pouvais même pas aller aux toilettes, personne ne me remplaçait. Et le manque de soutien, lors des agressions verbales… Mais au départ, oui, j’aimais ça. » Après un burn-out, Nathalie est finalement licenciée pour inaptitude.

C’est Louis et ses anciens collègues, dans une immense friche, à Saint-Martial, en Dordogne : ici, durant plus d’un siècle, les ouvriers fabriquaient des portes et des fenêtres en bois, en PVC. « On fabriquait du Grégoire », énonce l’un d’eux avec fierté, et « les gens achetaient du Grégoire », du « solide », des « gammes qui durent dans le temps », « quarante ans après, c’est encore là, ça n’a pas bougé », « on avait des contrats à l’international ». Et puis, la dynastie a périclité, une héritière a mal géré, un fonds de pension a ramassé la mise, revendu à un « machin Prudentia ».

« Après, on faisait du low-cost… Pour parler franchement, que de la merde.
– On n’y allait plus que pour le salaire. »

Elle nous intéresse, cette phrase : « que pour le salaire ». Cela signifie que, auparavant, il y avait autre chose que le salaire, un plus, un supplément d’âme.

« Et avant, vous y alliez pour quoi ?

– On était fiers. On était formés. On apportait quelque chose à la commune, à la Région. » Assez vite, l’entreprise plonge : « On leur a dit souvent. Mais nous, on est des ouvriers, point-barre. C’est marche et ferme ta gueule. Même pour acheter les machines, on leur disait que ça n’irait pas. Mais nous, notre parole ne compte pas. »

Et avant même leur licenciement, le dégoût s’était installé, le dégoût de mal-travailler.

C’est Jérôme, postier : « Moi je suis facteur à Francheville, à côté de Lyon. Ce que j’aimais bien faire comme travail, c’était distribuer le courrier aux gens, que la lettre soit reçue à la bonne adresse, dans les temps, dans de bonnes conditions, pouvoir échanger avec eux. J’ai été marqué en 2003, pendant la canicule, quand onze personnes de ma tournée sont décédées. J’ai connu des bébés à leur naissance, et un jour j’ai distribué le recommandé avec le permis de conduire, le temps passe. Ce sont des liens sociaux que j’ai, et ça a du sens dans mon travail. Tout le monde trouve du sens dans son travail comme ça. Mais moi cette qualité de travail, que j’estime devoir offrir, c’est pas du tout la même que La Poste me réclame. Les lettres mal adressées, ce n’est pas la peine de les distribuer, de chercher la bonne adresse, sinon je perds en productivité. On met de côté, retour à l’envoyeur. Ça veut dire, aussi, ne pas discuter avec les personnes âgées, sauf celles dont les enfants ont payé ‘veiller sur mes anciens’, et là je dois discuter onze minutes avec elles deux fois par semaine. Les autres je n’ai pas le droit de leur parler. Pour moi, ce n’est pas ma mission. Si je veux atteindre une bonne qualité de travail, ce n’est pas ça. »

Car mal faire son travail, c’est d’autant plus douloureux avec des humains en face. Alors, comme pour Siham, infirmière dans un Ehpad, la fierté peut se retourner en honte : « C’était un seul gâteau par jour, un seul jus d’orange... C’est pour ça, nous, quand on a fait grève, le salaire, ça n’était pas la priorité. Juste, on ne voulait plus rentrer chez nous avec la honte, en se disant qu’on fait un travail de merde, juste pour nourrir les enfants… » Nous la sondons alors, avec ses collègues : « Vous voyez, sur les tracts, on va réclamer pour les salaires, pour des moyens, pour des statuts, et il le faut. Mais je crois qu’il y a une chose pire, au cœur des travailleurs : c’est le sentiment de mal faire leur travail. – Exactement. – Et il y a une revendication presque plus spirituelle, mais plus massive aussi : c’est de pouvoir en éprouver de la fierté, alors que là vous parlez de honte. – Tout à fait, absolument. »

Voilà notre conviction : c’est par là que le travail est malade, que les salariés en tombent malades, et que des pans entiers de notre société sont malades. C’est Florie, près d’Albi, qui se sent la « vocation d’infirmière ». Elle devient finalement aide-soignante, entre à l’hôpital : « C’est là que le drame a commencé. » Elle aligne CDD après CDD, de un mois, deux mois, etc., est rappelée sur ses congés, sur ses week-ends, pour des remplacements, avec la menace de : « Tu n’auras pas ton CDI. » On la rationne sur les gants, sur les couches pour les personnes âgées, dans son service « fin de vie ». On la rationne, surtout, sur le temps, sur l’humanité : « Je me souviens d’une dame, en cancer généralisé. Elle ne parlait pas, elle criait, elle pleurait, elle rejetait les soignants. Moi, j’ai réussi à l’adopter, je la faisais rire, j’étais la seule à pouvoir la soigner. Je m’assois sur son lit, pour lui tenir la main. Un cadre passe, il me convoque dans son bureau : je n’avais pas à m’asseoir sur le lit, ça n’était pas hygiénique.

– Tu étais sanctionnée pour ton humanité ?

– Voilà. À partir de là, j’ai attrapé un urticaire géant, j’ai fait un malaise, on m’a hospitalisée pendant trois jours, on m’a fait un scanner avec injection.

– C’était psychosomatique ?

– Évidemment. Au bout de trois ans, ils ont mis fin à mes CDD.

– Ils ont détruit ta vocation ?

– Carrément. Après, j’ai préféré entrer chez Leroy-Merlin. »

Ce sont des vocations de soignants, d’enseignants, de pros du bâtiment, d’éducateurs, d’animateurs, de caristes, d’auxiliaires de vie, qui sont aujourd’hui découragées par milliers. C’est par là, par le moral, que le travail craque. Et fait craquer.

C’est le diagnostic que fait Yves Clot, professeur de psychologie du travail : « le travail empêché », « ne pas faire son boulot » conduit à « la maladie », avec un lien évident « entre travail de qualité et santé ». C’est un fait massif, et même explosif, d’après lui : « 35 % des salariés disent ne jamais ressentir la fierté du travail bien fait… 54 % disent ne pas pouvoir faire un travail de qualité, et même devoir la sacrifier… » Ce sont des millions de travailleurs « empêchés ». Empêchés par quoi, nous allons voir ça.

Troubles psychiques : l’amiante d’aujourd’hui

« La santé mentale, relève la CFDT en audition, c’est la grosse déception de ce budget de la Sécurité sociale. On connaît une grave crise de la santé mentale et il n’y a rien. » Les syndicats sont unanimes : « Il y a une explosion des troubles psychiques », remarque la CGT, et pourtant, proteste FO : « Les organisations patronales freinent des quatre fers pour reconnaître les maladies psychiques. « Pourquoi ? Parce que c’est « explosif », d’après la CGC, ce sont « les cas d’amiante d’aujourd’hui. »

En janvier 2018, déjà, nous défendions à l’Assemblée une proposition de loi visant « la reconnaissance des troubles psychiques liés au travail comme maladie professionnelle. » Le psychiatre Patrick Légeron, pour l’Académie nationale de Médecine, diagnostiquait « un problème de santé majeur. L’OMS pointe le stress comme premier risque pour la santé des travailleurs dans le monde. Et nous avons ce paradoxe extraordinaire : le tableau n’est fait que de maladies somatiques. Il exclut les troubles psychiques, n’en reconnaît pas un seul. Alors que ces affections mentales apparaissent comme un risque majeur pour les salariés. C’est un décalage inacceptable. » Et de trancher : « Je pense qu’une reconnaissance est absolument nécessaire, et l’Académie est très intéressée par cette démarche ».

La Belgique a franchi ce cap : les troubles psychiques apparaissent dans les tableaux officiels. 83 155 cas ont été reconnus en 2014. Rapporté à la population française, multiplié par six, on parvient à 500 000 cas.

Côté INSERM, Mme Niedhammer, directrice de recherche, « évalue à 1,2 millions le nombre de salariés dépressifs. La fraction attribuable au travail varie entre 10 % et 20 %, soit entre 120 000 et 240 000 salariés atteints. Dire ‘quelques centaines de milliers de cas’ me paraît assez juste. »

Selon une étude de 2014 du cabinet Technologia, 3 millions d’actifs, soit 12 % de la population active, sont en risque élevé de burn out.

Et pour autant, cette année-là, seuls 596 cas se virent reconnus.

« Ce gouffre, écrivions-nous, suscite une incompréhension pour les victimes : ‘Je n’ai toujours pas compris cette difficulté, cette impossibilité, à me faire reconnaître en maladie professionnelle. Pour que ce soit Lidl qui paie. Mais tous les médecins m’ont dit : ‘Ne vous lancez pas là-dedans, c’est ‘hors tableau’, ça va être très très compliqué’. Et mon avocate pareil. Donc, aujourd’hui, se faire reconnaître, c’est mission quasi-impossible.’

Cette non-reconnaissance empêche une digne réparation, financière, des victimes, avec une rente versée par l’entreprise, la prise en charge à 100 % de ses frais médicaux.

Mais elle obère aussi la guérison psychologique : la faute demeure du côté du patient. C’est lui qui est malade, qui n’a pas su s’adapter. Et non le management qui s’est révélé délétère, la hiérarchie fautive, l’organisation malade : « Les collègues policiers me disent : « ça nous permettra de nous reconstruire », estime Alexandre Langlois, du syndicat Vigi-Police. « Me dire que je ne suis pas fou, que c’est un contexte professionnel qui me rend comme ça ».

Côté employeur, c’est le silence.

« C’est tellement tabou dans les entreprises, aujourd’hui, juge Flore C., directrice des Ressources Humaines passée par la grande distribution, un centre d’appel, l’industrie. C’est le sujet interdit. Nous, en tant que RH, on n’a même pas le droit de prononcer le mot ‘stress’. Quand, chaque année, avec les syndicats, on fait le point sur les risques psycho-sociaux, on ne doit pas prononcer ce genre de mots. C’est pour ça que, quand je vois le tabou autour de ça, le manque d’engagement réel des directions, je me dis : à part mettre en place des sanctions financières lourdes, je ne vois pas ce qui pourrait motiver les boîtes ».

Sans sanction, le « broyeur silencieux », comme le nomme la CGC, peut continuer de tourner. Même un suicide, même une série de suicides, ne remet pas en cause le management.

Le déni se poursuit.

Notre rapport est habité par cette double conviction :

1 - La sanction est la meilleure des préventions.

Avec les chauffards de la route, depuis les années 70, les gouvernements n’ont pas procédé qu’avec de la « sensibilisation ». Qu’il en aille de même, simplement, avec les chauffards du management.

Il faut aux entreprises une incitation très concrète, très directe, au changement, à désormais prêter attention aux risques encourus par les salariés, à prendre les mesures qui éviteront les pénalités, à ne plus considérer les dégâts engendrés comme négligeables. Que le pollueur devienne le payeur. Qu’elles versent une rente à leurs victimes. Qu’elles dédommagent la Sécurité sociale. Qu’elles inscrivent ces pertes dans leur bilan comptable.

Et là, nous en sommes convaincus, l’aggiornamento managérial tardera moins.

Il ne s’agit pas de généraliser. Bien sûr qu’il existe des salariés heureux, des entreprises qui veillent à leur bien-être, et elles constituent sans doute, nous l’espérons, la grande majorité du genre. Mais quel fou proclamerait : « La plupart des hommes ne sont pas des tueurs. Nous n’avons donc pas besoin de police » ?

2 - La reconnaissance, c’est un voyant qu’on allume.

Comment lutter collectivement, efficacement, contre un mal qui n’est pas nommé dans la bible des maladies, dans le plus officiel des documents ? Comment œuvrer, ensemble, avec les managers, les DRH, les directions, avec les médecins du travail, les médecins tout court, les inspecteurs du travail, les parquets des tribunaux, comment faire reculer un fléau qui n’est pas reconnu ? »

Notre proposition fut bien sûr rejetée par la majorité.

Dans l’hémicycle, la députée Caroline Janvier relativisait : « L’épuisement résultant de stress chroniques peut survenir dans toutes les situations déterminantes pour la vie d’un individu ». Il ne fallait pas, donc, « incriminer l’entreprise ». Porte-parole du gouvernement, plutôt qu’une loi, Gabrial Attal préférait le « dialogue social » promettant une « mission sur le sujet ». La parlementaire Charlotte Lecocq rendra, en effet, un rapport sur « la santé, sécurité, qualité de vie au travail ». Mais en réussissant cet exploit : dans ce document de 113 pages, les « troubles psychiques »ne sont pas mentionnées une seule fois ! Il s’agit, avant tout, de ne pas nuire à la « performance globale » des entreprises, de la concilier avec « la promotion simultanée de la santé », qui serait une composante de « la logique de développement durable dans la stratégie d’entreprise ».

*

*     *

Depuis, le Covid est passé par là, et n’a rien arrangé dans les cerveaux. La santé mentale des Français s’est dégradée, au travail également. D’après un sondage OpinionWay, en mars 2023, pour le cabinet Empreinte Humaine, spécialisé en prévention des RPS : 28 % des salariés se déclarent en burn-out. Soit deux fois plus qu’avant 2020.

Les cas indemnisés par la Sécurité sociale augmentent. Ils ont même triplé pour les troubles dépressifs. Mais avec du « hors tableau », obtenir cette reconnaissance demeure le parcours du combattant.

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Les syndicats de salariés se sont montrés unanimes : « Nous demandons que ces troubles soient reconnus dans les maladies professionnelles. Ça nous permettra d’avoir des chiffres, d’en faire un sujet, et de faire de la prévention. »

Les syndicats patronaux également… pour le refuser, au nom de la « multi-factorialité ».

Quant au ministre, interrogé en janvier 2023 ([27]) sur les risques psychosociaux, Olivier Dussopt concède que c’est « un immense chantier », mais qu’on « touche à des choses qui sont difficiles à mesurer et donc à prévenir », avec un « manque d’indicateurs ». Bref, il est urgent de ne pas agir. L’hécatombe peut se poursuivre.

Proposition n° 7 : Inscription des pathologies psychiques relevant de l’épuisement professionnel au tableau des maladies professionnelles.

Une contre-performance française

Pas encore ministre des Solidarités, Aurore Bergé twittait : « Mourir au travail : sérieusement ? On en est encore là de la vision du monde du travail ?! »

Eh bien oui. Et même, nous sommes presque des champions : juste après la Lituanie, Malte et la Lettonie, la France arrive quatrième en Europe, au pied de ce funeste podium. Avec 4,5 décès pour 100 000 salariés, « nous sommes sur un plancher de verre, convient la Direction Général du Travail, on a du mal à descendre en dessous des 650 morts au travail par an ». Y aurait-il un biais statistique ? « Ces données peuvent interpeller. Nous n’avons pas de quoi les relativiser. »

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Sur le travail, dans toutes les enquêtes européennes, la France est distancée par les voisins qui lui ressemblent, au profil social et économique proche.

Sur « le port de charges lourdes », « les mouvements répétitifs », « les postures douloureuses », « l’exposition à des produits toxiques », notre pays est nettement au-dessus de l’Allemagne, du Danemark ou des Pays-Bas, et même au‑dessus de la moyenne européenne. Voilà pour le physique.

Et de même pour le psychique : « vivre des situations perturbantes », « subir des discriminations », « travailler dans des délais très stricts et très courts », chaque fois, la France performe. Et on pourrait dire pareil pour les « risques biochimiques », « l’autonomie » dans les tâches, le « temps de travail contraint », les « perspectives de carrière », la « formation en emploi », sur tous ces points, notre pays est à la traîne.

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Ces contraintes physiques, psychiques, plus fortes qu’ailleurs, ont des conséquences sur la santé. Pour « mal de dos », « les douleurs musculaires », les salariés français souffrent plus que leurs homologues. Mais c’est l’« anxiété », surtout, qui est stupéfiante : 47 % en France contre 12 % en Allemagne ! Sans surprise, dès lors, « à cause de leur travail », nos concitoyens se sentent davantage « menacés dans leur santé, leur sécurité. »

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Pour « la qualité de l’emploi et du travail », les économistes Christine Erhel, Mathilde Guergoat-Larivière et Malo Mofakhami parlent ainsi d’une « contre-performance française ». Et elles résument : « La France se situe dans un groupe intermédiaire, avec les pays du Sud (Italie, Espagne, Grèce et Portugal) et la Pologne, où la qualité de l’emploi est moins bonne que dans le premier groupe même si la situation salariale est plus favorable que dans le groupe d’Europe centrale et orientale. Dans ce groupe, le taux d’emploi temporaire est fort et la représentation des salariés limitée. Les conditions de travail présentent un certain nombre de caractéristiques défavorables (positions fatigantes, délais serrés) et l’accès à la formation et les opportunités d’apprentissage sont réduites.

En matière de qualité de l’emploi et surtout du travail, la position de la France semble en décalage avec son niveau de richesse et avec ses institutions du marché du travail plutôt protectrices, qui la rapprochent de ses voisins continentaux comme l’Allemagne ou la Belgique. Si la situation salariale s’avère plutôt favorable, elle fait figure de mauvaise élève du point de vue de l’environnement et des conditions de travail, mais également de vécu au travail. (…) Les facteurs d’exposition aux risques physiques (ergonomie et risques biochimiques) sont d’environ 15 % supérieurs à la moyenne européenne en 2021, alors que la France se démarque par une structure de l’emploi relativement peu industrielle. (…) Sur le volet de la santé au travail et du bien-être, la France se situe également en dessous de ses partenaires européens. En 2021, soit un an après le pic de la pandémie de Covid-19, 39 % des travailleurs français déclarent que leur santé est à risque du fait de leur activité professionnelle, soit six points de plus que la moyenne des travailleurs européens (33 %). Or, la proportion de travailleurs français qui déclarent pouvoir recourir à un conseil ou à un délégué chargé de la santé et de la sécurité au travail semble relativement faible (70 % contre une moyenne européenne de 76 % ; 84 % en Allemagne), indiquant une prise en charge insuffisante de ces problèmes de santé au travail ([28]). »

D’où un fossé « entre les très fortes attentes à l’égard du travail et la réalité des conditions d’exercice du travail. Des attentes peut-être trop élevées viennent en quelque sorte se fracasser sur la réalité du travail ([29]). »

Et un fossé qui ne se comble pas.


C’est une donnée clé. En 1984, 12 % des salariés disaient subir une « triple contrainte physique » : « porter des charges lourdes », « se tenir debout », ou « dans une posture pénible », « subir des secousses ou des vibrations », etc. Après quarante années de robotique, informatique, numérique, on se dit que ce pourcentage a diminué, plongé ? Divisé par deux ou par trois ? Eh bien : ce taux a été multiplié par trois, presque triplé. Il est passé à 34 %. Mais pire. Ce chiffre grimpe de 13 % à 46 % parmi les employés de commerce et des services, de 23 % à 60 % parmi les ouvriers qualifiés, de 21 % à 63 % parmi les non-qualifiés. Parmi eux, 38 % sont exposés à un bruit intense, 40 % sont au contact de produits dangereux, 66 % respirent des fumées ou des poussières ([30]). On est très loin du travail dématérialisé…


Le travail ne s’allège pas, ni sur les corps, ni sur les esprits. Ainsi, les contraintes de rythme (« Devoir toujours ou souvent se dépêcher, des délais à respecter en peu de temps, interrompre une tâche pour une autre non prévue, situation de tension avec public… ») ont explosé : de 5,8 % en 1984 à 35,2 % aujourd’hui. +20 points pour les cadres, +30 points pour les professions intermédiaires, +27 points pour les employés, +45 points pour les ouvriers qualifiés.

Lorsque Bruno Le Maire se demande si « quelque chose justifie que les arrêts maladies aient augmenté de 30 % en dix ans ([31]) », au fond, c’est sur lui qu’il en dit le plus. Sur son ignorance du travail, de sa réalité, de son évolution. Une ignorance, malheureusement, dans les hautes sphères, largement partagées.

Et pourtant : « C’est une chose très connue, très documentée parmi les chercheurs qui s’intéressent aux conditions de travail, remarque Christine Erhel. Les contraintes, dans la logistique par exemple, se sont renforcées. C’est du néo-taylorisme…

– On est encore plus dans Les Temps modernes, finalement ?

– Oui. Ceux qui disent que les robots libèrent les travailleurs, ce n’est pas vrai, ça empire. Amazon en est l’illustration, l’homme y devient un appendice de la machine, pour reprendre les termes de Marx.

– Est-ce qu’il y a moins pire ailleurs ?

– Oui, dans les pays Nordiques, la Suède, le Danemark. Il existe d’autres cultures managériales. »

Le choix du low cost

« Depuis plus de trente ans, le travail en France n’est pas conçu comme un atout sur lequel les entreprises et les services publics pourraient s’appuyer pour améliorer leurs produits ou leurs services, mais comme un coût qu’il faut réduire par tous les moyens. C’est ce à quoi s’attellent les politiques économiques françaises, principalement fondées sur des exonérations de cotisations sociales et des aides aux entreprises pour alléger le poids des ‘charges sociales’. Réduire le coût du travail à tout prix constitue aussi l’essentiel des stratégies des entreprises françaises. L’ensemble a eu pour effet de dévaloriser et d’abîmer le travail en France, en favorisant les emplois de faible qualité, la sous-traitance, l’éviction des plus âgés, la dégradation des conditions et l’intensification du travail ([32]). »

Comme l’écrit Bruno Palier, directeur de recherche au CNRS, le mal-travail n’est pas une fatalité, pas un phénomène naturel : c’est un choix. C’est un choix fait, dans la mondialisation, par nos dirigeants économiques, par nos dirigeants politiques.

« Le manque de compétitivité de l’économie française est surtout lié à son positionnement en milieu de gamme : nous sommes trop chers pour ce que nous produisons. Mais, plutôt que de chercher à améliorer la qualité de nos productions, à investir dans les qualifications et dans la montée en gamme, nous avons préféré produire la même chose avec moins de monde, chasser les coûts et intensifier le travail, ce que nous appelons une stratégie du low cost à la française.

Les nombreuses évaluations de ces politiques de baisse des cotisations sociales montrent que si elles ont eu une certaine efficacité lors de leur première mise en œuvre elles n’ont ensuite quasiment pas permis de créer de nouveaux emplois (Carbonnier et Palier, 2022). Elles n’ont pas non plus permis d’améliorer la compétitivité à l’export des entreprises françaises (Malgouyres et Mayer, 2018). Ces politiques sont donc inefficaces pour lutter contre le chômage et, bien loin de permettre une montée en qualité des productions françaises, elles ont tiré celles-ci vers le bas et réduit ses capacités à produire et à exporter des biens et des services de qualité ([33]). »

Lui cite à l’appui un rapport du Sénat sur les exonérations de cotisations sociales (2014) : « La politique d’allègements a également favorisé un mauvais positionnement de l’économie française. Au lieu d’être ciblée sur les entreprises qui en ont le plus besoin et sur les secteurs les plus exposés à la concurrence, elle offre une prime aux bas salaires et aux secteurs les plus abrités. Les allègements bénéficient surtout aux petites entreprises du secteur des services, où les salaires sont moins élevés, et peu à l’industrie, pourtant exposée à une concurrence internationale incitant au dumping social et environnemental. »

Bruno Palier poursuit : « Ces politiques de dévaluation fiscale, si leur efficacité concernant les emplois est très faible, et si elles n’ont pas permis d’améliorer nos positions à l’export, ont en revanche contribué à construire une représentation dévaluée du travail, réduit à un coût pour les entreprises. »

Et les politiques nationales, européennes, ont favorisé ce mouvement. Pas seulement par les « allègements de charges », mais aussi par « des mesures de libéralisation du marché du travail adoptées dès les années 1980 », par la « flexibilité » recommandée, l’intérim, les CDD, les CDI-intérimaires, maintenant les auto-entrepreneurs, des sous-statuts créés. Par le laisser-faire des industries qui abandonnent le territoire national, et même d’entreprise, comme Renault, où l’État est l’actionnaire principal. Par une sous-traitance non-régulée, non-contrôlée, avec des salariés sous-protégés.

« Cette stratégie low cost, conclut Bruno Palier, repose sur quatre piliers principaux : les délocalisations, la sous-traitance, l’éviction des salariés les plus âgés, l’intensification du travail des salariés restants, fondée sur un management vertical par le chiffre, l’ensemble contribuant à dégrader la qualité et les conditions de travail en France. »

Cette stratégie low cost engendre le mal-travail, le mal au travail.

Proposition n° 8 : Soutenir la directive européenne visant à l’instauration d’une présomption de salariat pour les auto-entrepreneurs.

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Deux fois plus d’accidents chez les sous-traitants : c’est le ministère du travail, la Dares, qui livre ce résultat ([34]). Et pire : les accidents y sont « en progression », de plus en plus nombreux.

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L’exposition aux bruits importants (pour au moins 10 % des salariés) est également davantage répandue parmi les sous-traitants (20 %) que pour les donneurs d’ordre (12 %), tout comme l’exposition aux températures extrêmes (17 % contre 13 %). Les postures pénibles apparaissent nettement plus répandues aussi (19 % contre 9 %). Et de même pour le port de charges lourdes ou le travail de nuit.

« Un travail plus pénible et plus dangereux dans la sous-traitance », concluent les chercheuses Corinne Perraudin et Nadine Thèvenot ([35]). Et nous ajouterons : un travail moins bien rémunéré. D’où notre crainte d’un salariat à deux vitesses : dans les grandes firmes, avec une présence syndicale, un CSE, de l’intéressement, de la participation, un contrôle minimal de la santé, de la sécurité. Et des sous-traitants, des sous-sous-traitants, sans garde-fou, qui ne bénéficient de rien. Ce fossé, entre donneurs d’ordres et preneurs d’ordres, vaut pour la construction, l’industrie, les centres d’appel, etc.

Aussi, estiment les sociologues, « face à la pénibilité du travail et aux accidents du travail dans la sous-traitance, l’enjeu est de penser un cadre juridique prévoyant de responsabiliser les donneurs d’ordres, en particulier en élargissant leur responsabilité à la prévention des risques externalisés et des accidents du travail. »

Proposition n° 9 : Rendre les donneurs d’ordre responsables de la santé et de la sécurité des salariés des sous-traitants.

Proposition n° 10 : Permettre aux services de l’inspection du travail et de la prévention-contrôle de la Carsat de remonter à la responsabilité des donneurs d’ordre en leur donnant de nouveaux pouvoirs coercitifs.

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C’est sur les cadences, également, que joue la sous-traitance. Pour ne payer que les temps productifs, voire hyper-productifs :

Séverine, salarié d’une entreprise de propreté : À l’hôpital, pour faire le même travail, on a moins de temps que n’en avaient les ASH.

Olivier : Je fais le service dermato, à deux avec une collègue, en trois heures. Avant, y avait deux ASH, sept heures par jour, 14 heures quoi. C’est pour vous donner un exemple. Donc, rien que là, l’hôpital économise 11 heures par jour.

Séverine : Forcément, le travail ne peut pas être aussi bien fait. Mais on y arrive.

Géraldine : Mais ça, c’est partout. À l’Université, c’est pareil. Avant, elles faisaient en sept heures ce qu’on fait en trois heures. Et les gens se plaignent. Au CHU, c’est mal passé avec les soignants qui pensaient qu’on ne savait pas faire.

C’est sur ce temps, surtout, que nous voudrions insister : là nous paraît la clé du mal-travail, du mal au travail.

Sous-traitance, mal-traitance : le cas de l’entretien

À la sortie du premier confinement, durant la crise Covid, le président de la République vantait « les travailleurs de la deuxième ligne » et leur promettait « reconnaissance et rémunération ». Nous déposions alors notre proposition de loi « Femmes de ménage : encadrer la sous-traitance, faire cesser la maltraitance ». C’est l’un des secteurs, l’entretien, où les accidents sont les plus fréquents, les maladies professionnelles courantes, les fins de carrière hachées. À l’Assemblée, où un accident mortel est survenu depuis, nous interrogions Patricia T. :

Patricia T. : Je suis là depuis vingt ans, du lundi au vendredi, de 7 h à 11 h, et le samedi, de 6 heures à 10 h. Six jours sur sept. Heureusement, à Bois-Colombes, je n’habite pas trop loin de la gare. Quand mes enfants étaient jeunes, je les déposais à 6 heures le matin chez une voisine, qui en avait du même âge. Elle les conduisait à l’école et je les récupérais au goûter. Le plus dommage, c’était le mercredi, qui est le gros jour pour vous, les députés, et je ne les voyais pas.

Le rapporteur : Avec eux, vous n’aviez que le dimanche ?

Patricia T. : Oui, voilà.

Le rapporteur : Si on vous avait proposé de travailler à partir de 9 h, ça vous aurait aidé ?

Patricia T. : Ah bah oui.

Le rapporteur : Et si vous pouviez travailler toute une journée sur le même site ?

Patricia T. : Bien sûr. Mais ça m’aurait étonné que le responsable va accepter ce genre de choses.

Le rapporteur : Et vous gagnez combien ?

Patricia T. : 900 € par mois. Depuis qu’ils sont grands, j’ai pris un deuxième poste pour compléter, en fin d’après-midi dans le 13ème arrondissement.

Le rapporteur : Et, si vous me permettez, est-ce que vous avez des douleurs ?

Patricia T. : Ah oui, justement, j’ai des problèmes de genoux, à 62 ans bientôt. J’ai du mal à me baisser. Mon médecin m’a prescrit un examen, mais avec mes deux emplois, je n’ai pas encore trouvé un horaire qui convienne... En tout, en vingt ans, je ne me suis absentée que deux semaines, pour une sciatique. Mais on est toutes usées.

Cette maltraitance n’est pas naturelle. Elle ne dure pas depuis toujours et pour toujours. Elle a une histoire, faite par les hommes, et en l’occurrence contre des femmes. Une histoire que Thierry L. raconte de l’intérieur.

Ancien directeur des ressources humaines dans une multinationale, dans l’agro-alimentaire, lui a œuvré, contre son gré, à l’« out-sourcing » du nettoyage :

« Au bout de 35 ans chez R., ils m’ont licencié pour ‘insuffisance professionnelle’.

Tout s’est brusqué sur les femmes de ménage. Jusque-là, elles faisaient partie de l’entreprise, salariées de R., avec tous les avantages. Le Comité d’entreprise, les chèques vacances, le Noël des gosses, y avait Lucette, Andrée, Sylviane, on les tutoyait, elles avaient leur vestiaire, elles prenaient le café dans la salle de pause. Elles terminaient à 1 900 €, avec le treizième mois en plus, des primes. Y avait des absences, certes, ça arrivait, des gosses à garder, ou un lumbago, m’enfin, le boulot était fait, personne ne se plaignait. Et puis, est venue l’idée, l’ordre plutôt, de sous-traiter. D’externaliser. On est passés par une société privée, un cadre est venu établir le devis : surface au sol, surface de vitres, surface industrielle, surface de bureau, nombre de toilettes, il a tout mesuré, calculé. Et ensuite, on ne les voyait plus, ces femmes, elles arrivaient tôt, à 5 h du matin, à 8 h elles étaient reparties. Des fantômes. Ça n’était que des temps partiels. J’ai échangé, une fois, avec l’une d’elles : elle cumulait trois chantiers dans sa journée, notre usine le matin, des assurances le soir, un particulier dans l’après-midi. Ça lui faisait 800 €. Et nous, tous les ans, on comprimait les tarifs du sous-traitant. On serrait de 2,5 %, 1 %. C’était un gros marché, pour eux, ils étaient tenus à la gorge.

On a fait grosso modo pareil sur les vigiles.

C’était contre ma nature, tout ça. La direction me reprochait mon humanité. »

Dans une autre firme, M. J. a assisté au même glissement : « Comme beaucoup de secteurs, que ce soit la restauration ou le gardiennage, ça s’est externalisé il y a une trentaine d’années, petit à petit, comme dans toutes les sociétés. Avant, tout était internalisé. Et c’est, à mon sens, là qu’il faudrait en revenir. »

C’est vrai pour le privé, mais également pour le public, avec un temps de retard. Madame V. est « responsable du service général » dans une université, et à ce titre, elle gère le nettoyage :

Madame V. : Je suis en poste depuis huit ans, et j’ai vu la bascule. On avait plus d’agents fonctionnaires, que de prestataires extérieurs. Maintenant, ça s’est inversé. Mon prédécesseur, qui est resté très longtemps en poste, me disait : “Il y avait 80 personnes faisaient le boulot”. Maintenant on est 28.

Le rapporteur : Et les 28 sont amenés à disparaître ?

Madame V. : Oui.

Le rapporteur : Au fur et à mesure de leur mise à la retraite, et à être remplacés par des prestataires extérieurs ?

Madame V. : Clairement, pour toute la partie ménage.

Le rapporteur : Et donc, qui a décidé ? C’est le Président de l’université, le Conseil d’administration de l’université ?

Madame V. : Oui, surtout depuis les dernières lois, les lois LRU, qui ont fait prendre en charge aux universités la masse salariale. « Masse salariale », c’est un gros mot. Il faut baisser la masse salariale, baisser la masse salariale.

Et c’est la même logique que devinent, en filigrane, ces femmes de ménage (en sous-traitance) à l’hôpital d’Amiens :

Le rapporteur : Il n’y a plus d’ASH, d’agents service hospitaliers, à l’hôpital Nord ?

Séverine : Au Nord, il n’y en a plus. Au Sud, il en reste un peu je crois.

Le rapporteur : Ils les éliminent petit à petit ?

Séverine : C’est prévu comme ça. Onet récupère tout. Au début, c’étaient les consultations. Maintenant, il y a des chambres. Ils ont récupéré la laverie, le truc où on fait les inséminations... On reprend bloc par bloc.

Joint par téléphone, Grégory Leduc, longtemps délégué Force ouvrière au CHU d’Amiens confirme : « Au début, ils ont externalisé de façon temporaire : ‘On fait place à Onet en attendant de déménager. Et puis, le pli était pris, ils ont fait leurs calculs. Les Agents des Services Hospitaliers ont été remis en cuisine, ou ont fait une formation aide-soignante, ou on les a gardées jusqu’à la retraite. »

Grâce à la sous-traitance, le donneur d’ordre peut « gratter » sur tout :

Grégory Leduc : Les ASH titulaires touchent une prime de service chaque année, 700 à 800 euros au début, puis ça augmente avec les échelons. Et il y a l’action sociale : les bourses étudiantes, les chèques culture, les chèques-vacances… Tout ça, évidemment, les salariées d’Onet n’y ont pas droit. Sur les horaires, aussi, c’est très différent : les ASH sont de journée, ils font 6 heures-14 h, ou 14 h-22 h, ou 9 h-16 h. Tandis qu’on demande aux externes le même travail, mais en trois heures…

Pas le temps

« Chez Airbus, témoigne un ouvrier du site de Méaulte, on a la ‘moving line’, comme ils appellent ça. Avant, on allait chercher les pièces, c’était lourd, c’est vrai, mais tu respirais un instant. Maintenant, elles t’arrivent au-dessus de la tête, à la bonne hauteur ergonomique il paraît, mais tu enchaînes, tu enchaînes, tu enchaînes. De même, auparavant, le gars avait sa perceuse à quatre mètres, il allait la chercher, ça lui faisait une respiration. Aujourd’hui, avec le ‘lean manufacturing’, elle lui pend devant lui, tout est optimisé, il ne perd plus une seconde. Résultat, il n’y a plus aucun temps de relâchement. Du coup, avant, les maladies, ça venait vers 50-55 ans. Désormais, c’est descendu à 40-45. Et on a Dédé, 31 ans, il a les épaules flinguées, sept ans au rivetage, avec son pistolet multi-frappe, il est foutu. »

Cette « intensification du travail » pèse énormément sur les salariés. Sur les muscles, mais aussi sur l’esprit.

Dans un magasin Auchan : « Il n’y a plus de temps mort. Ils appellent ça le ‘modèle organisationnel.’ Avant, tu gérais un rayon, tu faisais du remplissage, tu gérais les stocks, tu changeais les prix. C’était varié, et tu avais ton territoire : le gars de la crémerie était fier de bien tenir sa partie. Maintenant, tu ne fais plus que du remplissage, dans tous les rayons, de tout le magasin. Tu bourres tu bourres tu bourres. Et un autre passe le soir qui met des étiquettes partout. Ils nous ont dit, à la présentation, ‘c’est la fin des temps morts’. C’est ça qui m’a le plus marqué. »

Les salariés sont invités, pas seulement à aller plus vite, mais à inventer comment aller plus vite : « Avec les challenges Kaizen, chez Airbus, l’idée, c’est que le premier qui arrive à trouver la meilleure manière d’optimiser son poste de travail remporte un bon d’achat de quarante euros. Alors, il est content sur le moment, il a ses quarante euros, mais derrière il tire vite la langue, parce qu’il n’en peut plus, il n’a plus aucun temps mort.

– Chez Auchan on a un truc un peu équivalent, un accord de performance en cours de négociation. La question, c’est “qu’est-ce que le salarié peut apporter pour optimiser le process ?”. Et tu touches ta petite prime d’accord performance si dans ton rayon tu trouves un subterfuge pour aller plus vite. »

La formule revient alors comme un refrain : « On ne respire plus ! »

Ainsi du cariste en logistique : « Avant, on avançait avec les feuilles en main, on allait chercher les marchandises selon son parcours, on cochait la case, on échangeait un mot sur son chariot. Maintenant, casque sur les oreilles, y a un algorithme qui a pensé pour nous, on reçoit des ordres vocaux, A2, OK, B3, OK. On ne respire plus, et le soir, on sort de là, on fait ‘OK, OK, OK’ à notre femme, comme un robot. »

Ainsi de l’infirmière en Ehpad : « Écouter le souvenir d’un ancien ? S’asseoir sur un coin de lit ? C’est fini. Quand la patiente se montre trop bavarde, pour couper court, je tapote sur ma montre, je sors de la chambre à reculons, je cours à celle d’après. On ne respire plus. »

Chez Bigard, dans un abattoir : « Le patron a prévenu : ‘On a calculé : au fond, votre temps productif, il est de 5h30’. Même aiguiser le couteau à la meule, lui, il ne le compte pas comme du productif. Faut qu’on découpe, qu’on découpe, qu’on découpe… On ne respire plus. »

Le travail, un travail humain, tenable, c’est comme de la brasse : un mouvement, une respiration, un mouvement, une respiration. Mais c’est devenu de l’apnée : on coule, on coule, on coule, jusqu’à se noyer.

Le « temps mort » est en fait bien vivant : c’est le moment où se reconstitue la force, morale ou physique. C’est dans le « temps improductif » que se noue, au travail, l’humanité, dans un échange, un regard, un geste, un temps humainement productif, qui élève le travail au-dessus des tâches, au-dessus de la production. Le « temps creux » est du temps bien plein. A tuer les « temps morts », on tue en fait le travail, on use le travailleur en accéléré. On use ses épaules, ses genoux, très concrètement. Mais aussi, on use son envie, on instille le dégoût, avec la conviction de « mal faire son travail », toujours en courant, toujours dans la précipitation.

« La multiplication des contraintes pesant sur le travail accroît son rythme, note le sociologue Arnaud Mias, qui se trouve de plus en plus déterminé par des facteurs exogènes : des cadences à tenir, des délais stricts à respecter, des demandes à satisfaire immédiatement, des files d’attente à ‘gérer’, des interruptions fréquentes pour prendre en charge des tâches plus urgentes… Un ‘modèle de la hâte’ s’impose dans les organisations du travail, souvent posé comme collectivement incontestable ([36]). »

Rappelons les statistiques, citées plus haut : en 1984, 5,8 % des salariés disaient subir « au moins trois contraintes de rythme ». On est à 35,2 % en 2022. 23 % chez les cadres, 30 % chez les employés (administratifs et de la distribution), 50 % chez les ouvriers. S’y est ajouté « un rythme de travail imposé par un contrôle informatisé », qui concerne à nouveau 35 % des salariés, cette fois davantage chez les professions intermédiaires et les employés. « Ne pas pouvoir quitter son travail des yeux » a bondi de 15 % à 43 % en quarante ans (avec un pic à 65 % chez les ouvriers qualifiés).

Cette pression du temps est, nous semble-t-il, au cœur d’un malaise moderne, et en particulier d’un malaise au travail. Dans Accélération et aliénation, le philosophe allemand Harmut Rosa note : « Avec l’accélération de la vitesse de la vie, les gens auront l’impression que le temps passe plus vite qu’avant et ils se plaindront que tout va trop vite, ils craindront de ne pas suivre le rythme. Ces impressions semblent avoir augmenté au cours des dernières décennies. Les expériences se compriment, avec une tendance à faire davantage dans une période donnée, en réduisant les pauses et les intervalles, et/ou en faisant plusieurs choses en même temps. » Avec à la clé une dépression pathologique : « Des décélérations, comme des réactions individuelles face à des pressions d’accélération excessives »

C’est le burn-out, la consomption de soi. Ou c’est l’accident, l’« accident » avec guillemet, comme le réclame Véronique Daubas-Letourneux, chercheuse en santé au travail : « Le terme “accident” renvoie à la notion de hasard. Quand on dit d’un événement qu’il est accidentel, c’est qu’il est, par principe, de nature imprévisible. En réalité, il y a une vraie régularité du risque de se blesser et de mourir au travail. « Et de poursuivre : « Dans les formulaires utilisés pour comprendre le déroulement de l’accident et établir des statistiques, il manque la variable « Je travaillais dans l’urgence » ou « J’ai fait face à un imprévu » ou « J’étais en sous-effectif. » Le formulaire prévoit les cas de chute ou de machine non adaptée. C’est bien sûr important, mais j’insiste beaucoup sur des éléments qui relèvent de l’organisation du travail, et même de la division des risques dans cette organisation ([37]). »

Car oui, cette intensification est passée par une organisation, par un mode de management, et même par une mode du management : le lean. « Le lean à la française », plus précisément.

La galère du cancer hors-tableau

Sous-traitant de Valeo, David Caron a avalé de l’amiante durant des années ? Qu’importe, répond le tribunal : le cancer de l’œsophage est « hors-tableau ».

C’est le jugement, en substance, du Comité Régional de Reconnaissance des Maladies Professionnelles de Picardie :

« Monsieur Caron David, né en 1972, a travaillé comme grenailleur depuis 1994, il était spécialisé dans la rénovation des embrayages de poids lourds. L’exposition à l’amiante est certaine dans cette activité.

Le CRRMP constate la réalité des expositions aux différents agents pathogènes et poussières. Toutefois, les données scientifiques actuelles ne retrouvent pas de lien significatif entre la survenue d’un cancer de l’œsophage et l’exposition à l’amiante et/ou à la silice.

Il existe par ailleurs, dans le dossier, la notion d’un facteur confondant.

Pour toutes ces raisons, il ne peut être retenu de lien direct et essentiel entre l’affection présentée et l’exposition professionnelle. «

Suite à cette décision, nous l’avions rencontré, et écrivions : « David Caron souffre d’un cancer de l’œsophage. Il a trois enfants, une fille de 10 ans, deux garçons de 13 et 16 ans. Dans les prochains mois, lui sait qu’il va mourir.

Durant dix-huit ans, David a travaillé chez Dimay-Wolf, un sous-traitant de Valéo, qui emploie quinze salariés. Dans cette entreprise, « on démonte les embrayages, on les trie, on les rénove. Ceux des camions sont complètement pollués. »

À cause de l’amiante, notamment.

Mais apparaît une seconde matière toxique : « Osirys, c’est un anti-corrosif. Etant malade, j’ai appris que, normalement, on devait prendre plein de précautions, que ça devait s’utiliser avec un masque à cartouche. Et moi, j’ai pulvérisé ça pendant dix-huit années le nez à l’air ! »

Sur le papier, le donneur d’ordre, Valeo, dit imposer une « charte de bonne conduite éthique et environnementale » à ses sous-traitants. Sauf qu’elle ne se rend jamais chez eux pour des inspections à l’improviste.

« D’après les chirurgiens, à Lille, on ne peut pas écarter le rôle de l’amiante dans ma maladie. Je présente tous les symptômes : la plèvre, les poumons, l’œsophage. »

Cet ouvrier a donc établi une demande de classement en maladie professionnelle : « Depuis sept mois que je suis malade, pas une seule fois mon patron n’a pris de mes nouvelles. Moi qui venais travailler le samedi, avant ! »

Et David de conclure : « Il me reste une poignée de mois à vivre, pas des années. Je veux terminer ce dossier avant de mourir, pour ne pas laisser ma famille, ma fille, mes fils, sans rien. »

Comme il le prévoyait, David est décédé quelques mois plus tard.

Sa femme, Céline, nous a contactés : post-mortem, la Sécurité sociale refusait la reconnaissance. Le cancer de l’œsophage était « hors-tableau ». C’était traité comme un banal dossier administratif :

« D’après notre médecin traitant, ça ne pouvait venir que de là-bas, que de son usine. Il ne fume pas, il ne boit pas, il n’a pas d’antécédents familiaux.

La dame de la Sécu est venue. C’est un cancer qui arrive chez les personnes âgées d’habitude, les fumeurs, les alcooliques. Lui était né en 1972, il avait 40 ans.

Avant Dimay, il était palefrenier en Baie de Somme, il accompagnait les touristes pour des sorties à cheval. Quand il n’y a plus eu de boulot, il a pris ce qu’il a trouvé.

Je souhaiterais poursuivre le patron, au moins pour que ses collègues travaillent dans de meilleures conditions. »

Un soir, une nuit même, nous nous sommes rendus dans son entreprise, Dimay. Nous avons pris des photos, discuté avec ses collègues. Nous qui, sans nous vanter, avons visité pas mal d’entreprises, nous qui disposons de points de comparaison, l’état des lieux battait des records dans le sordide. Tout était déglingué, les tôles broyées, les toilettes sales, les machines sans sécurité. Mais ça n’était que le plus visible. Surtout, les ouvriers avalaient la poussière d’amiante avec des masques minables. Ils plongeaient les mains dans une soupe de solvants avec des gants de vaisselle.

Un ouvrier : « Ici, on travaille pour Valeo. On reçoit tous les embrayages usés, vieux de chez vieux, 300 000 kilomètres, des poids lourds. On démonte. Ce qui est cassé, ça part à la benne pour Valeo. Le reste, c’est envoyé en neuf, ou pour l’occase. » D’abord, il faut trier. Donc, il y a de la friction, c’est de la fibre de verre mélangée avec de l’amiante. Les caisses arrivaient avec ‘Attention, danger amiante !’ C’est plein de poussières. Pour les masques, quand on en a, ils sont en carton, la poussière passe à l’intérieur, ou par-dessous. Et il faut pleurer pour ravoir une cartouche, alors que normalement ça devrait se changer tous les jours. Et en plus, dans les ateliers, il n’y a aucune aspiration, pas de ventilation.

« On traite les pièces, pour pas que ça rouille, c’est Osiris. Ils ont changé, c’est la même marque, mais soi-disant moins nocif. Ce produit-là, vous le mettez à terre, il flambe. Il bouffe les pièces. Et nous, on fait ça avec des petits gants, qui sont tout rongés. On devrait avoir un truc pour les tremper sans y plonger les mains. Mais pour se laver, au lavabo, on n’a même pas de savon… D’après eux, c’est Valeo qui exige qu’on utilise ce produit-là. »

« Moi, j’avais attrapé des boutons partout, alors j’ai refusé d’y aller.

« Quand la médecine du travail vient, elle reste au bureau. Et quand la direction sait que Valeo se déplace pour l’inspection, on était prévenus à l’avance pour l’audit, et par exemple, il fallait ranger la machine à découper, pas du tout aux normes.

« David a fait du zinc, aussi. On n’avait que des gros masques, comme pour aller sous l’eau, trop grands. Quand je suis arrivé, tout au début, j’avais du mal à respirer, j’étais malade, je faisais une ‘allergie à la poussière’. Le médecin diagnostiquait des bronchites, des sinusites à répétition.

« Soi-disant qu’ici, ils ont pas de sous, même pour déboucher un égout. Les taules qui tombent…

« Le pire, c’est des gens de chez Valeo, assez hauts, qui viennent et qui trouvent ça normal. »

Dans son Café, à Moreuil, j’ai rencontré Patrick Caron, frère de David, qui avait lui aussi travaillé chez Dimay, à la Sécurité justement :

« J’avais pour responsabilité de mettre les choses au clair, aux normes, mais quand je ramenais les devis, c’était toujours trop coûteux. Là où les gars bouffaient, on aurait cru une porcherie. Il aurait fallu installer la ventilation, remettre les sécurités sur les machines, avoir des masques adaptés aux produits… Mais chaque fois qu’on présentait des solutions, ils ne voulaient pas investir. Du temps que j’y étais, il y a eu deux incendies. Le jour même, ils m’ont fait acheter des masques en vitesse, pour l’inspection. Il y a eu un rapport de police, avec une injonction de mise aux normes, mais sans changement. Pendant deux jours, on a arrêté l’activité, et puis elle a repris comme si de rien n’était. Les gars étaient en contact permanent avec Osiris. De temps en temps, je les remplaçais, pas longtemps parce que je savais que le produit était dangereux. Moi j’ai un petit établissement, dans mon bistro j’ai des normes dans tous les sens, l’hygiène, la Sécurité sociale, le panneau en cas d’incendie, la porte de secours, l’ASMIS est venue voir si j’avais bien indiqué mes horaires d’employé. L’ironie, c’est que l’usine se trouvait en face de l’APAVE… »

Peu après ce drame, alerté par les syndicats, sommé par le CHSCT, Valéo a cessé cette sous-traitance. La multinationale a réintégré cette activité à leur usine d’Amiens, et dans des conditions complètement différentes, infiniment plus satisfaisantes : avec un caisson fermé, pour qu’il n’y ait plus de contact entre les salariés et les pièces amiantées.

Tant mieux.

Tant mieux pour les suivants.

Mais ça n’aidait en rien Céline Caron et ses deux enfants.

Ça n’aidait en rien la Justice qui, d’un bureau à l’autre, continuait à répéter à la veuve que « le cancer de l’œsophage est hors-tableau ».

Nous nous sommes alors tournés vers Annie-Thébaud Mony, chercheuse à l’Inserm, spécialiste des maladies professionnelles (et par ailleurs, compagne d’Henri Pézerat, qui a mené et remporté la bataille de l’amiante) : accepterait-elle d’étudier le cas David Caron ?

Elle a accepté.

Et notre utilité : servir de pont entre les Céline et les Annie, entre la Zone industrielle et Paris, entre des femmes et des hommes qui se sentent abandonnés, dépourvus de ressources, financières, sociales, culturelles, dans de pénibles combats du « pot de terre contre le pot de fer », et d’autres qui ont accumulé du savoir, des compétences, des relations, des armes pour nous défendre face aux moulins à vent des pouvoirs.

Annie Thébaud-Mony et son équipe, la sociologue Nathalie Frigul notamment, ont alors retracé méticuleusement la carrière de David Caron, décrit les gestes qu’il répétait dans son métier, listé les matières toxiques avec lesquelles il se trouvait en contact, étudié les symptômes de sa maladie, interrogé le pneumologue Raoul Harf, exhumé des articles scientifiques qui lient « cancer de l’œsophage » et « amiante ».

Ces analyses furent livrées à Maître Nadine Melin, du cabinet Teissonnière. Qui s’est appuyée sur une jurisprudence :

« S’agissant de l’exposition à l’amiante, un Comité Régional de Reconnaissance des Maladies Professionnelles (CRRMP) a déjà émis un avis favorable en ce qui concerne l’existence d’un lien de causalité entre l’exposition professionnelle à l’inhalation de poussières d’amiante et le développement du cancer de l’œsophage. En effet, le bilan réalisé en 2003 par le CRRMP a reconnu que les fibres d’amiante pouvaient être considérées comme un agent causal de l’apparition d’une tumeur maligne de l’œsophage.

De plus, le Bureau International du Travail de Genève, dans l’Encyclopédie de Sécurité et de Santé au Travail, référençait déjà en 2000, au titre des pathologies malignes liées à l’amiante, le cancer de l’œsophage. Le tube digestif était alors considéré comme un organe susceptible d’être atteint par les fibres d’amiante. »

Mais ces efforts n’ont pas changé grand-chose.

Le second CRRMP a de nouveau tranché, en un jugement lapidaire, si peu étayé : des croix cochées en face de « rejette le lien direct et essentiel » et de « défavorable ». Et neuf lignes, très exactement neuf lignes, pour « motiver » l’avis :

« L’analyse de la littérature scientifique concernant les expositions précédemment mentionnées et le cancer de l’œsophage ne permet pas, en l’état actuel des connaissances, de retenir l’existence d’un lien direct entre cette pathologie et ces expositions. En outre, les éléments du dossier transmis mettent en évidence un facteur de risque extra professionnel majeur pour la pathologie déclarée. »

Nous voulons dire, ici, la révolte que suscitent chez nous ces quelques phrases : voilà qui respire le travail administratif à la chaîne, les formules toutes faites, les bureaucrates lassés, le « bottons en touche » avec un « risque extra-professionnel » dont on ne nous révèle rien, nulle part.

Nous l’avons mentionné déjà, quant aux troubles psychiques liés au travail : ces CRRMP ne sont pas à la hauteur des enjeux, ici un décès à quarante ans. C’est une sous-justice, bâclée, comme si les travailleurs étaient des sous-citoyens.

Que David Caron ait mangé de l’amiante, de la silice, du zinc, du plomb, durant des années et par tous les trous, nul ne le conteste. Qu’il ait été exposé, avec ses collègues, et nous dirions criminellement exposé, à des matières toxiques, sans la moindre intervention ni du donneur d’ordre ni des pouvoirs publics, c’est un fait établi.

Mais pour les gratte-papiers des CRRMP, c’est « hors-tableau ».

Circulez, il n’y a rien à voir.

Ces meurtres à feu doux ne valent même pas une pension pour la veuve.


Le lean à la française

Par rapport à ses voisins européens, la France se singularise par son degré d’usure au travail. Mais aussi par des modes d’organisation du travail encore très rigides et verticaux.

C’est la principale conclusion d’un rapport publié par France Stratégie, en 2020, qui regrette que « la question de l’organisation du travail (soit) souvent ignorée ou sous-estimée dans les politiques publiques en France ([38]). »

Ce rapport constat, avec regrets, que la France semble toujours friande d’organisations du travail de type ‘lean management’, caractérisée par une faible autonomie et une forte contrainte pour les salariés. La fréquence du lean management en France est supérieure à la moyenne européenne. Et entre 2005 et 2015, « la France a connu une augmentation continue des formes en lean production, passées de 22 % à 32 %. »

Dans le même temps, la France progresse trop lentement en matière d’organisations du travail « apprenantes », des organisations du travail qui se caractérisent par « une forte culture de l’apprentissage », ce qui suppose d’« accroître la participation des salariés dans les processus de décision ».

Le rapport France Stratégie recommande d’ « inscrire le développement des organisations apprenantes à l’agenda des réformes » avec « la mise en place d’un programme national en faveur des innovations managériales et organisationnelles. » Car, toujours selon cet organisme rattaché au Premier ministre, la faiblesse des organisations apprenantes en France rend nos entreprises moins capables d’innovation, et donc moins performantes sur le marché mondial.

Nous concernant : la manie du lean expliquerait, en partie, les mauvais classements de la France quant au travail. « Ce sont les salariés de la lean production qui connaissent les moins bonnes conditions de travail » alors que les salariés appartenant au modèle appelant sont les moins exposés aux risques psychosociaux et aux cadences de travail élevées ([39]). »

Pourtant, non seulement nos entreprises persistent dans le choix du « lean management », mais pire : elles en font, en plus, une adaptation locale, c’est-à-dire verticale, sévère. Un « lean à la française », comme l’évoque l’économiste Jérôme Gautié, un « management par le stress ([40]) ». Lui a comparé la mise en œuvre du lean, dans l’aéronautique, en France et en Suède.

Chez nous, « les salariés, y compris les techniciens et les cadres, ont été très peu consultés – du moins dans un premier temps. La mise en place du lean s’est faite par l’imposition de procédures relativement rigides et formelles – parfois jusqu’à la caricature. Elle a accru le contrôle de l’ensemble du processus de travail en renforçant notamment la gestion par indicateurs. Dans l’une des entreprises étudiées, un cadre a estimé qu’il devait suivre environ deux cents indicateurs pour gérer l’activité de son département. Cette situation a entraîné une inflation bureaucratique due à l’augmentation des exigences en matière de reporting. Conformément aux préconisations du lean, des réunions quotidiennes d’ateliers ont été mises en place. Cependant, dans les cas français, les opérateurs se sont plaints que les réunions du matin se réduisaient principalement à la vérification de listes d’indicateurs et à la transmission d’informations de la part de la direction. L’organisation du travail elle-même reste dans une logique taylorienne, dans laquelle les opérateurs n’ont pas l’impression que leurs compétences sont reconnues et valorisées – « vous n’avez pas à penser, juste à suivre les instructions », selon les termes de l’un d’entre eux ([41]). »

En Suède, à l’inverse, « indice d’un investissement plus fort dans le capital humain : il n’y a pratiquement pas de travailleurs intérimaires dans les entreprises suédoises, alors que leur part chez leurs homologues françaises est élevée (au moins 25 % des opérateurs, ce taux pouvant grimper jusqu’à près de la moitié à certaines périodes dans certaines entreprises). » Le syndicat de l’industrie manufacturière, Metall, a investi le lean, l’a détourné, pour « promouvoir le ‘système sociotechnique’ (STS), qui met l’accent sur la démocratie au travail, fondée sur l’autonomie et la participation des travailleurs ([42]). » Avec, là-bas, une « moindre distance – ne serait-ce qu’en matière de qualification – entre les encadrants et les encadré. «Alors que chez nous, existe une « distance hiérarchique mais aussi sociale entre les « sachants », issus de grandes écoles d’ingénieurs ou de commerce, et les subalternes, dont on attend avant tout qu’ils exécutent. Au final, dans notre pays, domine « le paradigme de la « planification et du contrôle », alors que « le paradigme du « processus et de l’apprentissage » est beaucoup plus répandu en Suède et plus généralement dans les pays nordiques ([43]). »

D’où « un ‘lean à la française’, caractérisé notamment par une organisation très centralisée et hiérarchique (top down) avec des procédures laissant peu de place à l’autonomie et à la participation des salariés, et se traduisant par une intensification du travail. Cette culture managériale technocratique n’a pas seulement pour conséquences la frustration et la perte de sens du travail des « opérationnels ». Elle empêche l’émergence d’organisations apprenantes qui sont la condition d’une « organisation innovante »(innovative workplace), que l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) définit comme ‘un environnement de travail qui fournit un terrain propice aux innovations. ([44])’ »

Le cas de la logistique

« Quand je suis entrée dans la boîte, il y a dix ans, on m’a dit : ‘L’objectif, c’est 150 colis de l’heure. Si tu les fais, t’es un champion.’ Aujourd’hui, on est à 350. L’intérimaire, le CDD qui ne les fait pas, on met fin à son contrat. Et la prime, elle, elle ne se déclenche qu’à partir de 500. »

C’est la même histoire que racontent, réunis pour une audition « Logistique » à Amiens, les salariés de ID logistics, Auchan Logistique, Amazon et GSA : celle de « cadences qui s’accélèrent », de « on court partout », de « on ne respecte plus les procédures », de « on se blesse, mais il faut continuer, toujours plus vite. »

Avec des conséquences sur leur santé. « On nous fait une formation aux ‘gestes et postures’. C’est très bien. Pour ramasser un colis, je vous montre, on nous apprend qu’il faut bien plier les jambes, les genoux, le prendre comme ça. Mais ça met trois ou quatre secondes. Multiplié par des centaines de fois, avec notre rythme, tu ne peux pas perdre ce temps. Pour la productivité, c’est mort ! Et ils ne nous parlent que de ça, la prod, la prod, avec des chiffres ! »

C’est par la commande vocale, notamment, que le rythme s’est élevé d’un coup :

« On devient des robots ! La commande vocale m’a rendu dingue. Quatre cents, cinq cents fois par jour, je dois obéir à une voix dans mon casque. Quatre cents, cinq cents fois par jour, je dois dire « Validé ». C’est rentré dans mon cerveau, ça ne me quitte plus. C’est un Ibuprofène par jour.

Le rapporteur : Vous travaillez sous médicament ?

– C’est obligatoire. Et encore pire avec les ondes, sept heures par jours dans la tête, ça vous déglingue le cerveau. C’est comme si vous téléphoniez sept heures par jour. J’aimerais bien une étude là-dessus.

Le rapporteur : On vous a consulté avant la mise en œuvre de cette technologie ? Les syndicats ont négocié ?

– Pas du tout. On nous a imposé ça d’en haut, soi-disant pour notre ‘confort’, parce qu’on aurait les deux mains libres, on serait plus autonomes. Mais ça nous déshumanise en fait, ça nous isole complètement des autres. Chacun reste dans sa bulle, il n’y a plus d’échange, plus de contact. Je suis inquiet pour certains de mes collègues. Au bout de la journée, on dirait qu’ils ont couru un marathon, ils sont épuisés. Et la fatigue amène des accidents…

– Chez nous, c’est vraiment de la maltraitance qu’on vit. Sur trente départs l’année dernière, il y en avait vingt pour inaptitude. On nous fait porter des pneus de quinze kilos à la main, pour blinder les camions parce que sur palette ils en chargeraient pas assez. Alors on défilme les palettes, on arrache les pneus qui sont rangés en quinconce et qui ont collé entre eux, et on les met dans un camion. Huit heures par jour, quasiment sans pause, tout pour le rendement. Avant on était cinq pour faire un camion, maintenant on n’est plus que deux. C’est du mal de dos, de hanche, des tendinites, des corps brisés à quarante ans. »

Ces caristes, ces manutentionnaires, sont « essentiels », nous a-t-on dit durant le Covid. Eux ont continué à travailler, pour que soient remplis les rayons des supermarchés. Sans leurs bras, ce sont les flux, les flux de marchandises, qui s’arrêtent, et l’économie avec. Et pourtant, quelle « reconnaissance », quelle « revalorisation » ont connu ces métiers ? Aucune, rien. C’est la triple peine, au contraire : d’abord de l’inflation, qui grève leurs petits salaires : « J’ai vingt-cinq ans de boîte, et je suis au Smic. D’habitude, on est quelques euros de plus au-dessus, le patron s’en vante, du symbolique, mais maintenant, on est rattrapés par le Smic. Je fais un autre boulot à côté, je fais bûcheron, mon temps de travail c’est 70 h. » Ensuite, avec le port des charges de lourdes, évacué des critères de pénibilité : « On a calculé, on porte huit à dix tonnes par jour, mais ça n’est pas pénible ! Qu’ils essaient, eux. » Enfin, avec les deux années supplémentaires pour accéder à la retraite. Et à venir, l’employeur qui envoie son médecin chez le salarié pour contester un arrêt…

Quoi, en revanche, qui soit prévu par le gouvernement pour ralentir les cadences ? Pour que des négociations précèdent toute nouvelle technologie ? Pour que les salariés ne sortent pas de leurs journées, de leurs années, usés ? Pour que la sécurité ne passe pas après, bien après, la productivité ? Rien, à nouveau. Le grand vide. Ces professions populaires, nécessaires, sont oubliées, négligées.

Une nouvelle bureaucratie : les planneurs

C’est une transformation, majeure, de l’organisation. Dans le « lean », bien sûr, mais en vérité partout, jusque dans les services publics : le « management de proximité » est remplacé, suppléé, par un « management désincarné ». C’est-à-dire, des hommes, des femmes, très éloignés du travail réel, bien à distance, mais qui, par des objectifs, des process, des tableaux Excel, dictent leurs règles via des « dispositifs » : ce sont les « planneurs », comme les nomme la sociologue Marie-Anne Dujarier.

On ne peut que citer longuement, très longuement, son article, tant elle met à nu la violence subie par le « travail réel » :

« Les concepteurs de dispositifs sont en effet chargés de penser la tâche sans la faire, à l’intention de celles et ceux qui sont supposé·es la réaliser. Présent·es dans toutes les grandes structures, ces sala-rié·es de grandes organisations sont rattaché·es à la direction générale qui soutient leurs projets, ou bien consultants pour elle. Diplômé·es à un niveau bac + 5 d’écoles et universités sélectives, ces cadres sont situé·es à distance fonctionnelle, temporelle, sociale mais aussi topographique, des opérationnels dont l’activité est encadrée par leurs dispositifs. Cette distance fonde leur mandat et leur légitimité professionnelle. Elle leur permet de voir les choses et les gens de haut, en « plan », c’est-à-dire à la fois de manière globale, lointaine, abstraite et rationnelle. Aussi, nous proposons de les dénommer par le néologisme de « planneurs », pour les distinguer des cadres de proximité ou de celles et ceux qui travaillent dans la recherche et développement. D’après notre enquête, les planneur·euses ont pris une place importante : ils seraient désormais 40 % des cadres en France.

Cette forme d’encadrement comporte de fortes incidences sur le travail réel et vécu des hommes et femmes qui doivent penser, agir et vivre quotidiennement avec des dispositifs. Or, elle est l’objet d’une critique sociale étendue.

Dans le management via les dispositifs, les tâches, leur organisation et évaluation sont conçues de manière générique, hors de la situation réelle, et avant qu’elle n’ait lieu, par des personnes qui en sont éloignées. Employé·es et consommateur·rices doivent alors faire un effort de traduction : décrypter le vocabulaire des concepteur·rices et sa signification, rentrer dans leur logique, constater que les valeurs et le sens de l’activité imposés par ces dispositifs heurtent parfois les leurs. Que l’on soit un·e médecin hospitalier·e soumis·e au système de la « tarification à l’acte » (T2A), un guichetier·e dans une agence de location de voitures ou un·e cadre de proximité dans la pétrochimie, il faut arriver à comprendre ce que ces dispositifs exigent, nomment, mesurent, valorisent, pour arriver à produire avec eux, mais aussi pour tenter de les contourner.

Lorsque la situation concrète et la ou le client·e (patient·e ou usager·e) se présentent tels que les concepteur·rices l’ont imaginé, « ça roule », entend-on dire. Mais ce cas est rare : dans un hôpital, une multinationale ou une usine, de même que dans une classe d’école, une banque ou un aéroport, les client·es et usager·es sont infiniment varié·es et leurs demandes régulièrement subtiles, partiellement implicites et polymorphes ; les aléas sont nombreux, qu’ils concernent le fonctionnement des machines et outils, les effectifs réellement disponibles, la santé ou le climat. Celles et ceux qui doivent travailler avec ces dispositifs observent que ceux-ci sont régulièrement « à côté de la plaque ». Un commentaire fuse alors régulièrement, teinté de colère : celles et ceux qui les ont inventés ne connaissent pas le « réel »; ils « plannent complètement ». Les objectifs à réaliser, les catégories de pensée et d’action, les étapes de réalisation comme les méthodes de contrôle s’avèrent maladroits en situation. Ils sont alors jugés, non sans émotion, peu efficaces, ou même source d’un grand gâchis – de temps, d’énergie, d’intelligence, de matière et même d’argent.

Cette critique sociale est quasi unanime – jusque et y compris chez les planneur·euses eux-mêmes, lorsqu’elles et ils doivent travailler avec les dispositifs conçus par d’autres. Or, dans ce mode d’encadrement, du fait de la distance topographique, organisationnelle et sociale, il n’est pas possible d’interagir avec les prescripteurs. Les objectifs, même inatteignables, les procédures mêmes contreproductives, comme les discours lénifiants sur la « conduite du changement » deviennent indiscutables.

Face à un dispositif, il n’est pas possible de contester, d’arranger, d’arrondir ou d’inventer des manières de faire autrement. C’est ce qu’expriment les insultes ou même petites claques infligées de manière si dérisoire à des ordinateurs, par exemple, lorsqu’ils imposent les finalités et modalités de l’action humaine, avec maladresse ou injustice. La renormalisation et la régulation au fil de l’activité sont ici déniées. À ceci s’ajoute l’expérience d’être sans cesse entravé, voire d’être contraint à mal travailler comme à tricher avec le système, aux dépens de l’efficacité et de la qualité.

Enfin, ce management par les dispositifs exige un (auto)contrôle croissant. De plus en plus, les employé·es doivent rendre compte sous des formes quantifiées : ils et elles doivent renseigner des tableaux, cocher des cases, mesurer des ratios. Ce reporting chronique, à tous les niveaux, est vécu comme une tâche supplémentaire, fastidieuse, qui vient mordre sur le temps dédié au « vrai travail », c’est-à-dire à la production elle-même. Cette nouvelle bureaucratie néolibérale diffusée au nom de la productivité et de « l’excellence » réduit l’efficacité, la justesse et la performance, d’après celles et ceux qui l’expérimentent. Cette situation est vécue comme insensée et pathogène : « on est fous de travailler comme ça », « on va péter un câble », etc. Autant d’expressions qui établissent un lien entre l’activité ainsi encadrée par les dispositifs et la santé.

Ce management désincarné contribuerait donc à produire ce que les enquêtes quantitatives sur les conditions de travail mesurent : l’intensification de l’activité, la perte d’autonomie alliée au déficit de soutien de proximité, la difficulté à produire un sens dans son emploi, l’importance des maladies professionnelles, etc. Bref, une dégradation des conditions sociales pour déployer une activité sensée dans l’emploi ([45]). »

Ces « dispositifs », cette nouvelle bureaucratie, entravent ainsi le travail réel. Les travailleurs s’y heurtent, et s’y blessent.

Mais c’est toute la société qui est aux mains de « planneurs ». Ainsi, le sociologue Olivier Godechot, dans un article consacré à « des lieux de travail de plus en plus ségrégés », relève : « La séparation au travail des salariées du haut et du bas de la hiérarchie est devenue telle aujourd’hui que les personnes les plus impliquées dans ces réformes (ministres, membres des cabinets, conseillères, économistes, consultantes, etc.) sont très mal connectées aux salariées du bas de la hiérarchie, que ce soit directement par leur travail actuel ou passé, ou indirectement par celui de leurs proches. À cette méconnaissance des salariées du bas risquent de s’ajouter des formes d’incompréhension et un manque d’empathie. Ainsi en est-il de réformes qui demandent aux salariées des efforts mais qui risquent d’affecter davantage les personnes placées en bas de la hiérarchie salariale ([46]). »

La réforme des retraites pouvait-elle être conçue par autre chose que des « planneurs », très éloignés du travail concret, et lui faisant pourtant la leçon ?

Le cas Calcia

« On est en grève depuis un mois, pour notre santé, pour pas crever, et où est l’État ? Nulle part. Qu’est-ce qu’il a fait ? Rien. Le député d’ici, Charles de Courson, a proposé sa médiation, que l’entreprise a refusée. L’inspecteur du travail a également proposé sa médiation, refusée. Mais le préfet, le sous-préfet, en vingt-neuf jours, pas une fois ils ne sont venus, jamais ils ne sont intervenus. Pour nous aider à sortir par le haut, les services compétents de l’État ne sont pas là. Jamais on n’a reçu un coup de fil, un appui, du ministère. Parce qu’on est trop loin de Paris ? L’État nous a abandonnés. Pour eux, on n’existe pas. »

En ce mois d’octobre 2023, les 104 salariés en grève de la cimenterie Calcia, à Couvrot, luttent non pas pour leurs salaires, mais pour leur santé, pour que des morts soient évitées.

« Ils ont changé deux ventilateurs pour moins consommer d’énergie, mais sans nous consulter. Du coup, les nouveaux ventilos ne sont pas assez puissants. Normalement, ils doivent refroidir le clinker, le ramener à 80°. Là, il sort parfois à 400°. Ça veut dire quoi ? D’abord, que ça détériore les bandes transporteuses, les tapis, derrière. Ça, c’est juste du matériel. Mais il y a des humains, aussi, il y a nous : le clinker pas cuit, c’est comme de la lave en fusion, ça déborde du four, ça vient par vague, et nous, on vit maintenant avec ce risque-là.

– Lorsqu’il y a un bourrage comme ça, nous, les mécanos, on bouffe du CO, on bouffe des gaz nocifs, qu’on ne connaît pas... On a réclamé qu’il y ait des analyses, ils refusent. Et dans les gaz, quand ça se produit, ça fait comme de la farine, mais très dense. Notre collègue à un mètre, on ne le voit plus. Il faut trouver la sortie, dans ce brouillard, et on se dit quoi ? ‘Je ne veux pas crever, je ne veux pas crever… Je ne veux pas qu’on rajoute mon nom, sur la stèle des morts, à côté du bureau de la direction…’ Voilà ce qui me passe par la tête. Quand tu es au milieu de la tour, que ça t’arrive, tu es comme une souris prise dans la nasse. C’est l’angoisse. Là, en toi, tu dois chercher l’énergie de la survie, te battre pour en sortir, tes jambes tremblent. Et c’est bien pire depuis le rachat, bien pire depuis les travaux effectués. Les accès ont été changés. Les procédures d’évacuation, elles sont effacées, oubliées. Il y a un vrai laisser-aller.

– Mais tu as demandé tout ça ?

– Bien sûr, depuis 2019 je me bagarre. La direction me répond : ‘C’est en cours’. Sans doute, mais c’est long...

– Et vous avez été consultés, avant les nouvelles installations ?

– Non, pas du tout, à aucun moment. Alors que la sécurité, c’est notre affaire à tous. On veut retrouver nos familles le soir, rester entiers… »

Voilà pour le vécu.

Maintenant, qu’on élargisse le cadre : que se passe-t-il chez Calcia ?

D’abord, un changement financier : depuis 2016, ces neuf cimenteries françaises appartiennent au géant Heidelberg Materials, numéro 2 mondial. Deux fours arrêtés, trois PSE, un site fermé, 162 postes supprimés.

Ensuite, un changement industriel : les cimenteries, grandes pollueuses, grandes émettrices de CO2, doivent répondre à des normes environnementales. C’est toute la production qui est bouleversée. Ainsi, les fours brûlent désormais des déchets variés, plastique, sciures imprégnées, pneus, ils servent en fait d’incinérateurs. Ce qui produit bien plus d’arrêts, de bourrages. Ce qui réclame bien plus de maintenance. Ce qui transforme, intensifie les métiers.

Enfin, un changement managérial : les décisions ne sont plus prises par l’encadrement d’ici, de proximité. Elles arrivent de loin, « de tout en haut », par des personnes ignorant le travail réel, vu à travers des tableurs Excel, avec des calendriers intenables, des process jamais testés, des objectifs chiffrés. Et un nouveau directeur est arrivé pour cette mise au pas.

C’est ainsi que « la nouvelle organisation » s’est mise en place, sans une véritable discussion avec les salariés, sans qu’ils y soient associés.

« Ils nous ont dit : ‘Ne vous inquiétez pas, ça marche tout seul !’ Eh bien non. Notre vieux matériel avait ses défauts, mais on le connaissait, et on continue à le faire tourner. Mais en même temps, il faut qu’on se mette au nouveau process, des chaînes modernes, avec plus d’automatisation, pour des anciens d’ici, passer à l’écran, à l’informatique, ça demande des compétences, une formation. Mais non, c’est débrouille-toi. Alors, les gars, ils rentrent chez eux, démoralisés, ça pèse. Pour des salariés qui ont des années de métier. Moi-même, ça fait dix-sept ans que je travaille ici, je suis toujours venu avec le sourire : je le perds. »

« L’atelier combustible, une belle installation, ils nous ont pondu ça, ils nous ont dit : ‘Vous appuyez là et ça démarre.’ On devait aller tellement vite, c’est même pas qu’on a bâclé les tests : on n’en a pas fait. On a remplacé les automates sans faire suffisamment d’essais. Du coup, qu’est-ce qui se passe ? Ça bloque tout le temps. Des tas de petites erreurs, qu’on aurait pu modifier, éviter, eh bien là, on doit faire avec, et pour longtemps : parce que c’est un feu continu, on ne va pas l’éteindre pour corriger. La dernière boulette, théoriquement impossible, c’est que le grappin a attrapé la benne du camion ! »

« Le responsable de secteur, on ne le voit plus sur le terrain. Et quand il descend, c’est pour nous mettre la pression. Pour nous rappeler les objectifs de production. Mais c’est pas lui qui va mettre son nez dans les machines toute la journée pour débourrer ! Même si je comprends que, à lui aussi, on lui met la pression, que ça tombe d’en haut, avec leurs objectifs financiers. Et nous, en bas, on court, on court, toujours dans la précipitation. »

C’est maintenant scientifiquement prouvé, mesuré dans toutes les études statistiques : transformer le travail sans les travailleurs, c’est source d’un mal-être. Les risques psycho-sociaux sont alors démultipliés. Le salarié est nié dans son savoir-faire, dans son expérience, nié tout court, comme s’il ne valait rien, comme s’il n’existait pas.

Et c’est bien ainsi que ça s’est produit chez Calcia.

Avec, du fait des bouleversements, des accidents physiques, doigt écrasé, cheville tordue. Mais avec, aussi, des troubles psychiques, insomnies, dépressions, « les copains craquent ».

« Le pire, c’est que non seulement notre direction engendre ces malaises en série, mais en plus, elle conteste à tous les coups les arrêts-maladie. Elle envoie ses médecins pour vérifier. Et la Carsat approuve ça ! C’est d’ailleurs la seule présence de l’État… »

La nuit tombe, doucement.

Un dernier salarié sort des rangs : « Moi je voudrais ajouter une chose : l’État, il a su nous trouver pour brûler les farines animales. Là, les services vétérinaires, ils ont trouvé notre adresse, et pour nous assurer que non, ce n’était pas dangereux. Même si les collègues vomissaient quand ils intervenaient. Et aujourd’hui, l’État a perdu notre adresse. »

La sécurité au travail, la santé, ça n’est pas qu’un spot télé. L’État a une autre responsabilité que de payer des publicités. Quand un conflit surgit ainsi, sur ce sujet, quand il dure 29 jours, et même s’il ne durait qu’une journée : l’État doit y mettre son nez. L’État doit rétablir la balance, peser pour la Justice, entre la fragilité des salariés et la toute-puissance du capital.

Surtout, l’État, par des lois, doit confier un rôle aux salariés dans l’entreprise, une place dans la décision. Que l’organisation de leur travail, de leur propre travail, ne soit pas bouleversée, formatée d’en haut par des planneurs – qui ignorent tout du travail réel.

 

Le blues du public

« Après la police de proximité », énonce Thierry Clair, de l’Unsa-Police, « on est entré dans la politique du chiffre, lancée par Nicolas Sarkozy. Depuis, les fonctionnaires sont évalués au résultat. L’ensemble des rapports humains et hiérarchiques ont changé. C’est très difficile d’en sortir. »

Car, pour nos interlocuteurs, il faut « en sortir ». Cette « politique du chiffre » confine à l’absurdité :

Léo Moreau, de la CFDT : On a attrapé la « bâtonnite ».

Le rapporteur : Pardon ? C’est quoi ça ?

Léo Moreau : Comme les écoliers, on rentre au commissariat, on fait des bâtons dans nos cahiers. Une, deux, trois interpellations. Il vaut mieux arrêter deux shiteux qu’un trafiquant, c’est mieux pour les statistiques…

Le mal-travail, avec son « lean » et ses « planneurs », n’a pas limité ses dégâts au privé. Dans les services publics aussi, les changements d’organisation se sont succédé, ont bouleversé le sens des métiers, regardés de loin, comme un travail abstrait.

« De l’extérieur, on a une image d’un fort esprit de corps, note la sociologue Elodie Lemaire. Mais en réalité, tout ça est complètement cassé. Les policiers te disent : ‘il n’y a plus de véritable esprit de corps dans la police’. Par exemple, le fait de manger ensemble, de boire un coup tous ensemble après une belle affaire, etc. Ça se fait de moins en moins. S’y mêlaient toute la hiérarchie, les officiers, les sous-officiers, les gardiens de la paix… C’était aussi une manière d’échanger, de parler du travail, de recadrer : qu’est-ce qui fonctionne bien ? qu’est-ce qu’on a raté ? C’était un temps, officieux, de retour critique.

Mais les réformes ont cassé ce corps. Avec, déjà, une division horizontale du travail : avant, le service d’investigation comptait trois grosses unités, qui recevaient les plaintes, qui les choisissaient, qui les priorisaient, avec une relative autonomie. Les brigadiers et les officiers travaillaient de concert... Or, depuis le début des années 2000, on a découpé ce même service d’investigation en une quinzaine de petits services spécialisés (contre les violences conjugales, contre les vols de portable, contre les cambriolages, etc.), avec des agents spécialisés, qui travaillent dans leur couloir, qui échangent peu entre eux.

S’est renforcée, aussi, une division verticale du travail. Avec le new public management, les commissaires sont passés de « chef de service » à « manager de service ». Ils contrôlent les tâches de leurs subalternes, avec une déconnexion. Au début des années 2000, lorsque l’État a lancé ces réformes, en appelant à la « modernisation », les commissaires étaient emballés, on leur promettait des évolutions de carrière, de faire l’ENA, etc. En réalité, leur autonomie a été réduite, notamment par le recours aux statistiques, aux remontées de taux, etc. Aujourd’hui, tout en haut, il n’y a plus que les chiffres qui comptent. »

Mêmes causes, mêmes conséquences à l’hôpital : « Les réformes hospitalières épuisent. Les outils et logiques gestionnaires qui sont introduits amènent les directions et managers de proximité vers des préoccupations de plus en plus éloignées des difficultés de l’activité quotidienne de soins et de la nécessaire régulation locale que ces dernières imposent. » Le « travail concret » des soignants, des infirmiers, se heurte au « travail abstrait », imposé ici par les Autorités Régionales de Santé, via notamment la Tarification à l’acte. Les chiffres l’emportent sur les corps.

« À force de réformes, de re-réformes, de contre-réformes, on n’a plus envie... »

C’est pas la joie, en salle de profs, dans le lycée pro de Villeneuve-sur-Lot.

Quel univers, plus que l’école, connaît des changements permanents ? À donner le tournis, avec les parents qui ne parviennent plus à suivre ? Les spécialités à choisir, des bouts de bac en mars, puis remis en juin, l’entrée à la fac sous les algorithmes de Parcours Sup, l’IUFM supprimé, remplacé par plus de formation du tout, puis on remet des ESPE, et enfin des INSPE... En plus des bas salaires, cette farandole fait perdre son goût au « plus beau métier du monde ».

Car ces décisions, à répétition, se traduisent concrètement, dans leurs salles de classes.

« En CAP, avec les élèves les plus faibles, il me reste une heure de français par semaine, une demi-heure d’histoire-géo. Qu’est-ce que je peux leur apporter ? Alors qu’avant, on avait cinq heures en tout, et deux heures de ‘vie sociale et professionnelle’ : pour leur apprendre à lire un contrat de travail, une fiche de paie... Mais ils ont tout cassé, tout saucissonné. La rentrée scolaire, c’est : ‘Qu’est-ce qui va nous tomber sur le nez ?’… On est rentrés par passion, mais tout le monde se fantasme ailleurs : ‘Comment on va se reconvertir ?’… »

« L’école est un hôpital comme les autres » affichait une pancarte dans les manifestations.

« Concrètement, dans une journée d’instit, il y a Colin qui ne fait que des conneries parce qu’il exprime son mal être. Il y a Simon qui tape tout le monde et qui crée des conflits à gérer. Il y a Enzo dont il faut appeler les parents parce qu’il n’est jamais là. Il y a Lina qui vient te montrer son poème où elle dit qu’elle veut mourir et que sa maman a lu en soulignant les fautes d’orthographe avant de lui rendre. (C’est du vécu), Il y a Sylvia qui vient raconter sa vie et qu’il faut prendre le temps (quand?) d’écouter… etc, etc, etc. »

En « épuisement total », Jézabel exprime une « fatigue émotionnelle ». Mais ce qui l’a brisée, c’est le « système hyper hiérarchisé qui ne doit rien à l’armée, il y a les brimades, les humiliations » : « C’est le moment où ton barème est rétrogradé parce qu’un inspecteur a décidé de changer de critère et de compter les enfants mais que toi tu n’as jamais pu en avoir. On sanctionne ta défaillance ovarienne.

C’est le moment où tu bosses comme une malade l’entretien pour enseigner aux enfants étrangers nouvellement arrivés et on te dit « avis défavorable » sans t’expliquer pourquoi. (J’ai appris après par le syndicat que les postes étaient « réservés » en amont…)

C’est le moment où une IEN est bloquée à la porte de l’école parce que la sonnette est défaillante et elle passe ensuite ses nerfs sur toi pendant ton inspection, jusqu’à ce que tu en chiales. »

C’est l’école, à lire les sociologues du travail, c’est l’école, avec ses « grandes écoles » et ses « voies de garage », c’est l’école qui engendrerait, en France, dans les entreprises, une « distance hiérarchique mais aussi sociale entre les « sachants », issus de grandes écoles d’ingénieurs ou de commerce, et les subalternes, dont on attend avant tout qu’ils exécutent. » Mais l’école est elle-même très hiérarchisée. Comme dans une usine, les changements tombent d’en haut, du ministère, sans consultation, sans écoute, sans influence.

Après l’attentat terroriste à Arras, dès le lendemain, le ministre Gabriel Attal s’est rendu au lycée Gambetta. Pour rendre hommage à l’enseignant décédé, Dominique Bernard. Et pour échanger avec ses collègues. « Au début personne ne voulait parler. À quoi bon ?, me raconte une amie, professeure là-bas. On est échaudés. C’est pas tant le ministre que l’institution. Jamais elle ne nous écoute. On va se débrouiller tout seuls, à la fin. Et puis, il y avait de la colère. Parce que le gamin était déjà radicalisé, il provoquait dans certains cours, sur le christianisme, sur les Romains, sur la laïcité. La famille, on savait qu’elle était violente. Le copain qui enseigne justement l’histoire, il l’avait signalé, il l’avait remonté en conseil de classe… Rien ne s’est passé.

Même sur des petites choses. Ça fait des années qu’on demande des plots de béton devant l’entrée, parce qu’on avait peur qu’une voiture rentre dedans. Eh bien, tu poses le problème, dans les fameux conseils d’administration, avec les représentants de la Région, les élus parents etc. tu écris, tu relis le PV de séance, tu y reviens chaque année… et finalement, rien. Tu n’as même plus envie de siéger dans ces conseils. Moi, ailleurs, je me suis bagarrée comme ça sur l’amiante dans un collège. Mais rien.

On a connu d’autres drames, l’an dernier, au lycée : pour les cérémonies, pour accompagner les élèves, on attendait de l’aide du rectorat. Au début, il y a des cellules psychologiques. L’institution nous assure de son soutien et à la rentrée suivante, il manque pourtant des CPE et des psys… et on a une infirmière pour six cents élèves ! Tu es censé être vigilant à leur égard, repérer les signes de mal-être. Mais je fais un signalement pour viol sur une collégienne. L’année suivante, le commissariat me rappelle : le signalement a été perdu, je dois le refaire. En attendant, je croise l’élève à la cantine, elle me chuchote « vous avez des nouvelles, vous ? » Et quand Salomé, anorexique, arrive en sanglots, je fais comment ? « Madame j’en peux plus… » mais en face la réponse c’est : « poste vacant », « suppression d’heures », calcul de ratio.

Olivier lui a dit, au ministre, à la fin : ‘Faut nous faire confiance. On est des professionnels. »

« Notre rentrée a commencé devant l’église Saint-Michel de Lille, lundi 30 août. Nous enterrions Charlotte, notre jeune collègue de 29 ans, qui s’est suicidée le 23 août. Cela faisait deux ans qu’elle était magistrate, juge placée [auprès du premier président d’une cour d’appel], envoyée de tribunaux en tribunaux pour compléter les effectifs des juridictions en souffrance du Nord et du Pas-de-Calais. Charlotte mesurait la charge de travail et le niveau d’exigence qu’elle devait atteindre pour devenir la magistrate humaine et rigoureuse qu’elle souhaitait être. Nous souhaitons affirmer que son éthique professionnelle s’est heurtée à la violence du fonctionnement de notre institution. »

C’est un appel, paru dans Le Monde le 23 novembre 2021, signé par plus de trois mille magistrats. Et qui dénonçait, notamment, une « justice qui raisonne uniquement en chiffres ».

« À ces conditions de travail difficiles s’ajoutaient des injonctions d’aller toujours plus vite et de faire du chiffre. Mais Charlotte refusait de faire primer la quantité sur la qualité. Elle refusait de travailler de façon dégradée. À plusieurs reprises, au cours de l’année qui a précédé son décès, Charlotte a alerté ses collègues sur la souffrance que lui causait son travail. Comme beaucoup, elle a travaillé durant presque tous ses week-ends et ses vacances, mais cela n’a pas suffi. Se sont ensuivis un arrêt de travail, une première tentative de suicide. Nous souhaitons affirmer que Charlotte n’est pas un cas isolé.

C’est pourquoi nous, magistrats judiciaires, qui ne prenons que très rarement la parole publiquement, avons décidé aujourd’hui de sonner l’alarme. Autour de nous, les arrêts maladie se multiplient, tant chez les nouveaux magistrats que chez les magistrats plus expérimentés. L’importante discordance entre notre volonté de rendre une justice de qualité et la réalité de notre quotidien fait perdre le sens à notre métier et crée une grande souffrance.

Nous, juges aux affaires familiales, sommes trop souvent contraints de traiter chaque dossier de divorce ou de séparation en quinze minutes et de ne pas donner la parole au couple lorsque chacune des parties est assistée par un avocat, pour ne pas perdre de temps.

Nous, juges civils de proximité, devons présider des audiences de 9 heures à 15 heures, sans pause, pour juger 50 dossiers ; après avoir fait attendre des heures des personnes qui ne parviennent plus à payer leur loyer ou qui sont surendettées, nous n’avons que sept minutes pour écouter et apprécier leur situation dramatique.

Nous, juges des enfants, en sommes réduits à renouveler des mesures de suivi éducatif sans voir les familles, parce que le nombre de dossiers à gérer ne nous permet pas de les recevoir toutes. »

L’un des signataires, Jean-Pierre, 65 ans, juge dans le Gard, témoigne : « Sur le tribunal de Nîmes, si nous devions être dans la moyenne européenne et seulement la moyenne, nous sommes 39 magistrats du siège, il en faudrait 99 ; il y a 13 magistrats du parquet, il en faudrait 62 et enfin il y a 139 greffiers et personnels administratifs, il en faudrait 259. Après de tels chiffres tout le reste n’est que littérature.

Les conséquences sont bien sûr l’allongement des délais et la dégradation de la qualité du travail. Par exemple un juge des affaires familiales a 25 dossiers de divorce et doit donc recevoir 50 personnes qui ne sont pas toujours d’accord sur tout, bien évidemment. Ces gens attendent dans le couloir juste à côté de mon bureau, dans des conditions matérielles déplorables : il n’y a qu’un banc qui est vite occupé, ils sont donc assis sur les marches de l’escalier voisin, attendant que le juge les reçoive, sachant qu’il n’aura que 3 à 5 minutes à leur consacrer pour rendre son jugement (qui peut impacter la garde des enfants lorsqu’il y en a), ce qui ne correspond pas à une Justice digne de notre pays ! ([47]) »

Quant à la prévention, elle repose surtout sur « la protection judiciaire de la jeunesse qui, elle aussi, n’a pas les moyens de suivre les personnes. Nos jugements ne sont pas suivis d’effet et les situations s’aggravent. Pourtant s’il était fait le calcul entre un an de prison et un véritable suivi d’un jeune par un éducateur, nous y gagnerions sur tous les tableaux. Malheureusement aujourd’hui lorsqu’un éducateur reçoit un jeune, il lui donne un prochain rendez-vous six mois plus tard par manque de temps. »

Dans leur tribune, les 3 000 magistrats concluent :

« Aujourd’hui, nous témoignons car nous ne voulons plus d’une justice qui n’écoute pas, qui raisonne uniquement en chiffres, qui chronomètre tout et comptabilise tout. Nous, magistrats, faisons le même constat que les justiciables. Nous comprenons que les personnes n’aient plus confiance aujourd’hui en la justice que nous rendons, car nous sommes finalement confrontés à un dilemme intenable : juger vite mais mal, ou juger bien mais dans des délais inacceptables. »

Policiers, enseignants, infirmiers, postiers, cheminots, etc., pourraient en dire de même : « faire vite mais mal », tout « comptabiliser », tout « chronométrer ». Le collectif “Nos services publics” a publié, en 2020, une étude sur la perte de sens dans la fonction publique : 80 % des agents se déclaraient « confrontés “régulièrement” ou “très fréquemment” à un sentiment d’absurdité dans l’exercice de leur travail ».

Le « New Public Management » participe largement de ce découragement. Jusque dans les collectivités, où – d’après la Cour des Comptes – le taux d’absentéisme a grimpé, et ne redescend plus : aux alentours de 10 %. « L’analyse réalisée sur un échantillon de 1118 agents publics permet d’indiquer que le New Public Management a un impact sur l’épuisement professionnel par l’intermédiaire de ses effets sur la charge de travail perçue par les agents et sur le climat de violence psychologique. » (Emmanuel Abord de Chatillon et Cécile Desmarais, revue de Management international).

Comment lutter contre ? Par la participation des agents. Les villes d’Orléans (Loiret), Antibes (Alpes-Maritimes), Alès (Gard) ont mis en œuvre ce dialogue, des temps d’échange. Avec, à la clé, « d’une part, une baisse de l’absentéisme, du turn-over, du coût des assurances, du présentéisme, des griefs et conflits sociaux et, d’autre part, une nette amélioration du climat social, de la motivation et de l’implication des agents, de la créativité et de la qualité des décisions prises. Cette démarche a redonné du sens aux projets et changements entrepris et redynamisé la confiance organisationnelle ([48]). »

Le retrait des salariés

Pourquoi ce mal-travail à la française ?

C’est de la faute, d’accord, à notre « culture scolaire », très hiérarchique, qui trie, sélectionne, élimine, qui forme une élite, des « sachants », sachant tout, et décidant d’en haut. Soit. Mais c’est le fait, aussi, du retrait des salariés, de leurs représentants.

« Force est de constater, regrette le sociologue Jérôme Gautié, que les syndicats n’ont que tardivement investi les questions de conditions et de qualité de vie au travail, sans interroger en amont les formes d’organisation, mais mettant plutôt l’accent sur la négociation, en aval, des compensations au niveau du salaire et/ou du temps de travail. » Aussi, « il était illusoire de penser pouvoir promouvoir la figure positive du travail dans le cadre du capitalisme existant. En attendant la révolution, la priorité était donc de limiter les aspects négatifs du travail, en essayant, certes, de contrecarrer son intensification, mais en négociant aussi des compensations salariales et en tentant de réduire au maximum son emprise sur la vie personnelle, en promouvant la réduction du temps de travail et l’abaissement de l’âge de la retraite. Cette stratégie s’est inscrite dans le cadre d’un compromis fordiste où l’employeur conserve seul la prérogative de l’organisation du travail, les syndicats ne pouvant agir que de façon défensive et/ou compensatrice pour en limiter les conséquences négatives ([49]). » Et cette conception demeure pour partie : « L’Accord national interprofessionnel ‘Vers une politique d’amélioration de la qualité de vie au travail et de l’égalité professionnelle’ de juillet 2013 précise que ’l’organisation du travail est de la seule responsabilité de l’employeur’ (article 12), l’intervention des salariés et de leurs représentants se limitant aux ‘modalités de mise en œuvre de l’organisation du travail’ ([50]). »

Voilà ce qu’il s’agit de contester, désormais, de discuter, de partager : « l’organisation du travail » elle-même.

Jusqu’ici, c’est plutôt le grand silence.

« L’enquête française sur les conditions de travail mais aussi des enquêtes sur de plus faibles échantillons et procédant par entretiens, l’avaient déjà mis en évidence : les travailleurs français accèdent peu à la parole dans leur travail. Ils sont très peu consultés avant que des objectifs de travail leur soient fixés et ne peuvent que rarement influencer les décisions qui sont importantes pour leur travail ([51]). » Moins, en tout cas, que nos voisins.

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Or, cette parole, c’est un gage de santé.

C’est un facteur décisif que relève la Dares. Les changements organisationnels (modification de la nature du poste ou des techniques utilisées, restructurations, déménagement, etc.) rendent aux salariés le travail « insoutenable ». Sauf s’ils sont associés aux changements :

« Toutefois la participation des salariés aux modalités des changements intervenus réduit l’impact sur l’insoutenabilité du travail. Ainsi connaître au moins une modification de l’environnement de travail sans information ni consultation préalable accroît la probabilité de continuer de juger son travail insoutenable (+12 %). Cependant lorsque le salarié reçoit une information suffisante et adaptée concernant ce changement, ou lorsqu’il est informé et consulté lors de sa mise en œuvre, l’effet est réduit (+ 6 points et + 4 points respectivement).

Enfin, quand le salarié juge avoir eu de l’influence sur la mise en œuvre du changement, l’effet s’inverse même : la probabilité de sortir de l’insoutenabilité augmente de 6 points par rapport à une situation d’absence de changement ([52]). »

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Description générée automatiquementC’est à cette conclusion que parviennent, également, les économistes Thomas Coutrot et Coralie Perez dans leur ouvrage Redonner du sens au travail.

« Le risque d’entrer en dépression est multiplié par deux pour les personnes dont le travail perd son sens. (…) Les causes de cette perte de sens du travail sont à chercher dans les grandes évolutions managériales des quarante dernières années, en particulier le management par les chiffres. (…) Les réorganisations permanentes (reengineering, révision générale des politiques publiques, modernisation de l’action publique, etc.) sont des signaux envoyés par les dirigeants d’entreprise ou les hauts fonctionnaires aux marchés financiers pour les assurer de cette recherche inlassable d’optimisation ([53]).

Tout se passe alors comme si le « travail mort » - les objectifs, les procédures, les équipements et logiciels etc. – prenait le dessus sur le « travail vivant », l’ingéniosité, l’engagement subjectif, la sensibilité des travailleuses et des travailleurs. C’est l’irréductible liberté nichée au cœur du travail qui fait de ce dernier un enjeu politique majeur ([54]). »

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Mais eux apportent un remède : quand les salariés sont « consultés et écoutés », quand leur avis « influence le changement », le sens au travail revient. Plus fortement, même, que pour les travailleurs qui n’ont pas vécu de changement.

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C’est cette parole qu’il s’agit désormais d’imposer : que les travailleurs puissent « influencer » leur propre travail, le discuter, le modifier. Que la discussion, l’échange, deviennent la loi, la règle, une obligation, et non plus au bon gré des bons managers dans les bonnes organisations.

Sortir du mal-travail : comment ?

Le mal-travail a un coût, et un coût énorme.

Un coût humain : des millions de salariés qui ont mal à leur travail, des centaines de milliers qui en sortent.

Un coût économique, également.

Dans une étude parue en 2018, l’Institut Sapiens chiffrait le « coût caché » de l’absentéisme à 108 milliards d’euros par an pour les entreprises ([55]). Et, après l’étude de deux mille entreprises, les auteurs, Henry Savall et Laurent Cappelletti, estimaient qu’un tiers de l’absentéisme est incompressible, mais que les deux tiers restants ont pour cause des défauts de management.

108 milliards, voilà qui rejoint, à peu près, l’estimation de Xavier Bertrand, alors ministre du travail, des relations sociales et de la solidarité : « Le turn-over, l’absentéisme et la baisse de la productivité sont une chose, mais le mal-être en est une autre. Mais le stress, disons-le clairement, c’est aussi un coût économique. Selon le BIT, le coût du stress dans les pays industrialisés s’élève entre 3 et 4 % du PIB dans les pays industrialisés. » Et ceci, donc, sans tenir compte la performance française… « Pour l’entreprise, poursuivait le ministre, ce sont des pertes en termes de productivité (absentéisme, arrêts de travail) et de perte de qualité. Pour la société ce sont la prise en charge des arrêts de travail, des maladies et des médicaments. »

Mais veut-on s’éviter ce coût ? Veut-on sortir du mal-travail ? Veut-on changer le management ?

Disons-le franchement : jusqu’ici, non. Le gouvernement laisse faire le mal-travail, ne lutte aucunement contre : quoi sur la sous-traitance mal-traitance ? Quoi sur les contrats précaires ? Quoi sur les troubles psychiques ? Rien.

Au contraire, depuis des années, Emmanuel Macron et son équipe encouragent, libèrent ce mal-travail : de la suppression des CHSCT aux critères de pénibilité, de l’ouverture du dimanche à l’accord de branche, du licenciement pour inaptitude simplifié aux indemnités chômage modulées, de la promotion des auto-entrepreneurs au lobbying pro-Uber, du recul de la retraite à 64 ans jusqu’à aujourd’hui, dans ce PLFSS, en cas de handicap, « la faute inexcusable de l’employeur » excusée, ce sont toujours les salariés qui sont fragilisés. Leur assurance, déjà minée, est encore affaiblie. Et les épiphanies de nos ministres, de notre président, leurs promesses d’un « pacte de la vie au travail » ne durent même pas le temps d’un printemps.

Quel rôle devraient jouer, pourtant, les pouvoirs publics ? Les chercheurs Damien Cartron et Philippe Askénazy le résument ainsi : « La première étape de ce changement consiste à faire prendre conscience aux organisateurs du travail de leur part de responsabilité, tant dans le privé que dans le public. L’État doit encourager cette transition en tant qu’employeur, donneur d’ordres et par sa police du travail. Il doit également, a minima, éviter de favoriser l’épistémologie du comportement ([56]). »

Mais que font les ministres, justement ? De « l’épistémologie du comportement ». C’est-à-dire, en plus simple : plutôt que de critiquer, de transformer les organisations collectives, eux s’en prennent à des individus fraudeurs, aux salariés qui abuseraient des arrêts maladie, à leurs médecins complices.

Ou alors, l’invocation sert d’action : les entreprises, leurs dirigeants, sont « invités » à promouvoir la santé au travail. Ainsi du rapport Lecocq : à « une gestion de la prévention subie sous la contrainte d’intervenants externes », la députée préfère « une culture de la prévention proactive et pilotée ». Ce document fut remis à la ministre du Travail, Muriel Pénicaud. Alors DRH chez Danone, en 2010, elle avait elle-même rendu un rapport au Premier ministre : « Bien-être et efficacité au travail. » Elle émettait comme première proposition : « 1. L’implication de la direction générale et de son conseil d’administration est indispensable. » Mais quid s’il ne s’implique pas ? Quid si, au contraire, la direction s’oppose à la moindre mesure ? Le mal-travail, par mille biais, la sous-traitance, le lean, la quête du moindre coût, la rentabilité immédiate, le mal-travail est enkysté dans les sociétés, et il faudrait attendre que PDG et actionnaires soient touchés par la grâce ?

Ou encore, la loi du marché viendrait relever le travail. Grâce aux pénuries de travailleurs, nous dit le ministère, « la question de l’attractivité est un levier essentiel ». C’est possible. C’est possible, je l’espère, que pour des salariés, le mal-travail recule, que certains y gagnent la semaine de quatre jours, ou des crèches d’entreprise, ou une salle de jeux pour se détendre. Mais je crains, j’ai la conviction, qu’à laisser-faire ainsi « l’offre et la demande », des secteurs y gagneront, d’autres non, et que se creusera davantage la « ségrégation ». De même que, comme l’écrit Olivier Godechot, « Inciter les entreprises à verser des primes ou à recourir plus fortement à l’intéressement, afin d’augmenter le pouvoir d’achat, néglige le fait que salariés bien payés et mal payées ne travaillent pas dans les mêmes entreprises et que les possibilités d’implication des entreprises seront toujours plus fortes chez celles, plus profitables et plus volontaires, qui emploient les salariées du haut de la hiérarchie. » Or, nous sommes une nation, la République, « une et indivisible ».

Nous ne sommes pas législateurs pour rien : nous croyons à la loi, à la règle commune qu’on se fixe et qu’on respecte, et qui vaut pour tout le pays.

Que proposerions-nous pour le fameux pacte ?

Sans originalité : de rétablir ce qui, longtemps, a existé.

– Les critères de pénibilité, pour commencer.

Via les ordonnances Travail, en 2017, Emmanuel Macron a supprimé quatre critères de pénibilité : port de charges lourdes, postures douloureuses, produits chimiques et vibrations. Or, comme l’écrivent Dominique Méda et Maëzelig Bigi, « sur les quatre items particulièrement représentatifs d’une forte pénibilité physique, la France fait systématiquement pire, non seulement que ses voisins allemands, danois et néerlandais, mais aussi que la moyenne de l’UE 27 ([57]). »

Comment combattre des nuisances qu’on se refuse de voir, de mesurer ?

Proposition n° 11 : Rétablir les critères de pénibilité supprimés par les ordonnances Travail de 2017.

– Le stage pour l’employeur, ensuite.

« Pour les petites entreprises, je regrette une chose : avant, jusqu’en 2017, il y avait un stage obligatoire de cinq jours pour le chef d’entreprise formé. » C’est le directeur de la Carsat des Hauts de France, qui souhaite ce retour. Et pourquoi ? « La sécurité, ça s’apprend. Les obligations légales, ça s’apprend. C’est pas inné. Et dans les écoles de commerce, les managers de demain, vous croyez qu’on leur apprend la prévention et les risques psycho-sociaux ? Pourtant, il faudrait. »

Proposition n° 12 : Mettre en place une formation obligatoire des employeurs aux obligations de sécurité et de santé au travail et aux dispositifs de prévention.

– Le Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, enfin.

En 2017 toujours, Emmanuel Macron lui a coupé les ailes alors qu’il prenait son (lent) envol : « Instance de représentation du personnel longtemps marginalisée dans la dynamique des relations sociales en entreprise, écrit le sociologue Arnaud Mias, les CHSCT ont gagné en puissance au cours des années 2000-2010, sur fond de renouvellement des préoccupations sanitaires et de prise en compte des risques psycho-sociaux, et avec le soutien d’une jurisprudence qui a eu tendance à élargir le champ d’intervention des représentants du personnel dans le domaine ([58]). »

Proposition n° 13 : Rétablissement des CHSCT, avec les améliorations prévues dans la proposition de loi n°1732

Désormais, « dans le meilleur des cas, une commission dédiée du CSE est censée instruire ces sujets. En 2017, 74,6 % des salariés d’entreprises de plus de dix salariés étaient couverts par un CHSCT. En 2019, ils ne sont plus que 46,4 %. » Pour servir le patronat, le chef de l’État a donc visé juste : ce comité gagnait en contre-pouvoir.

Cette perte, tous les syndicalistes auditionnés en témoignent. « Avant, avec le CHSCT, raconte un délégué CFDT chez Auchan, on avait un réel pouvoir de mise en sécurité du salarié. « Avec même, estime Jérôme Vivenza, côté CGT, une perte d’informations pour la direction : « Dans les grandes boites, les CHSCT, le grand chef au-dessus, on lui apprenait ce qui se passait vraiment dans les ateliers. Avec le système managérial où tout le monde triche sur son reporting, on a toujours des indicateurs qui sont au vert mais au bout du compte, on sort des voitures qui ne roulent pas. Mais avec les CHSCT il y avait un syndicaliste qui disait : ‘Tous les gars qui sont en dessous de vous, ils vous racontent des conneries, ça ne se passe pas du tout comme ça sur le lieu de travail.’ C’était une instance où le travail réel se voyait vraiment. »

C’est ce « travail réel » qui doit reprendre le pouvoir, contre les planneurs, contre les financiers, contre les champions du travail abstrait. Le « travail vivant » contre le « travail mort », contre un management « d’un autre âge, centré sur les procédures, dépersonnalisé », comme l’écrit Laurent Cappelletti, un des auteurs de l’Institut Sapiens. Et pour faire ce saut vers un « management bienveillant et courageux, qui s’occupe et prend soin des personnes ([59]) », quel levier activer ? Pour que le travail soit considéré comme « un atout », et non plus comme un coût, par où démarrer ?

Par la participation des salariés.

C’est la direction que pointent tous les sociologues, économistes, syndicalistes, et même les rapports officiels.

« Ces stratégies apprenantes, écrit Bruno Palier, reposent sur la participation des salariés, aux innovations comme aux décisions. Les représentants des salariés occupent une place importante dans les conseils d’administration des entreprises allemandes ou nordiques ([60]). »

Voilà pour le haut : le conseil d’administration. En France, compare Jean-Baptiste Barfety, inspecteur de l’IGAS, « les salariés sont moins présents au CA qu’ailleurs en Europe, et quand ils sont présents, c’est en moins grand nombre. Dix-huit pays ont instauré, par la loi, une présence des travailleurs, avec en moyenne un tiers de membres salariés. C’est la part que recommandait Louis Gallois en 2012 : un tiers. Ce n’est toujours pas le cas : la France est aujourd’hui le seul pays sans proportionnalité ([61]). »

Par le haut : les salariés au CA

« Aujourd’hui, en Europe, compare une note de la Fondation Jean Jaurès, 17 pays – dont le nôtre - ont un système de représentation obligatoire des salariés dans les conseils d’administration. » Avec deux limites pour la France.

D’abord, le seuil : chez nous, « cela concerne uniquement les entreprises privées comptant plus de mille salariés en France (ou plus de cinq mille au niveau mondial) et les entreprises publiques. Les autres pays ont des seuils allant de 25 (pour la Suède) à 500 salariés (pour l’Allemagne) ([62]). »

Ensuite, la « faible proportion des administrateurs salariés » : en France, la barre est fixée à deux. Alors que « 13 pays ont une représentation des salariés a minima au tiers : Allemagne, Pays-Bas, Norvège, Danemark, Suède, Luxembourg, Irlande, Autriche, Slovénie, Slovaquie, Pologne, Hongrie, République tchèque. »

Avec quels effets ?

D’après l’économiste Patricia Crifo, comme le démontrent tes recherches, la présence des salariés dans la gouvernance des entreprises augmente la productivité, l’innovation. « Les recherches menées en Allemagne où, depuis longtemps, de 30 à 50 % des administrateurs sont des salariés, permettent de cadrer le débat. Premier constat : les actionnaires n’aiment pas trop partager leur pouvoir. Des études ont montré que, lorsque les salariés ont plus de 30 % des sièges, les investisseurs perçoivent défavorablement cette présence, ce qui induit très concrètement une diminution de la valeur et de la rentabilité boursière des firmes. Pourtant plusieurs recherches convergentes montrent que, contrairement aux craintes des investisseurs, la présence significative de salariés dans les conseils d’administration a en moyenne des effets positifs, en particulier sur la productivité du travail et le nombre de brevets déposés ([63]). « À certaines conditions : « un dialogue de qualité entre la direction et les partenaires sociaux, une information économique partagée, l’intéressement financier du personnel aux résultats. Il s’agit aussi de réussir à ouvrir le dialogue au-delà des frontières mêmes de l’entreprise, avec les partenaires locaux, les consommateurs, les fournisseurs… Nos recherches ont montré que l’implication des salariés pouvait devenir un véritable levier de performance lorsque les entreprises parvenaient à prendre en compte les demandes contradictoires qui émanaient de ces différents groupes et à trouver des compromis ([64]). »

C’est le chemin à tracer : des conseils d’administration non plus à la main des actionnaires, au service d’un intérêt très particulier : le capital. Mais où se mêleraient les voix des salariés, et également les associations environnementales, les consommateurs, les élus locaux, etc., et que de ces points de vue, de ce dialogue, on s’approche de l’intérêt général.

Proposition n° 14 : Rendre obligatoire la participation des salariés a minima au tiers des Conseils d’administration.

 

Proposition n° 15 : Abaisser le seuil à partir duquel la représentation des salariés est obligatoire au sein des Conseils d’administration.

Mais bien d’accord avec le psychologue du travail Yves Clot – qui, au passage, admoneste la gauche : ne voyant le travail que comme « une contrainte, une malédiction », nous renonçons à lutter pour le travail, à donner du contenu au travail, à y installer de la liberté, de l’émancipation, de la réalisation de soi. Et nous ne pensons la transformation de l’entreprise que par le haut, par les conseils d’administration. Soit. Mais sans oublier, alors, le changement par le bas : « Les gens ont besoin de liberté… que leur parole sur leur propre travail cesse d’être inutile… qu’il y ait une reprise en main dans son quotidien… » Et d’interroger, à juste titre : « Comment peut-on espérer, en cas de prise du pouvoir, un vrai changement, s’il y a, dans la société, un vide d’initiatives ? » C’est à l’atelier, au bureau, que le travail, son organisation, doivent être discutés.

La CFDT s’y dit « très favorable » : « Pour le bien-être, c’est un des premiers leviers de la prévention ([65]). » Côté CGT, « étrangement, il n’existe aucun outil pour parler de travail. On a des outils pour parler salaires, égalité professionnelle, mais des outils pour parler travail on n’a pas ça dans les entreprises ([66]). »

Les anciens numéro 1 de ces syndicats approuvent. « La crise du travail est d’abord celle de la pensée du travail, analyse Laurent Berger. Pour penser le travail, il faut écouter, mais trop peu d’acteurs publics, du monde médiatique, politique et parfois syndical, écoutent les réalités du travail. Et pour écouter, il faut créer des espaces où la parole est permise, libérée. » Quant à Philippe Martinez : « Il faut se battre contre la verticalité des discussions, que les gens puissent se parler. Leur rendre la parole, c’est déjà leur rendre du pouvoir. C’est ça qu’il faut, oui. Un endroit où on leur laisse du temps, pour causer de plein de choses. Il y a besoin de respiration. Ce sont les conseils d’ateliers, repris des lois Auroux, ce genre de trucs. Il s’agit de revisiter, revivifier la démocratie ([67]). » Que les syndicats s’en mêlent, voilà une bonne nouvelle.

La Direction Générale du Travail, en audition, l’a bien noté : « Ce sujet est remonté assez fortement aux Assises du travail : il y a la demande d’une parole plus directe des salariés. Ça nous paraît être une bonne proposition. »

En effet, le compte-rendu des Assises du Travail relève, solennel : « un véritable pacte de confiance doit s’établir au sein des organisations, reposant sur l’écoute et la reconnaissance des travailleurs, ainsi que sur un dialogue professionnel. »

Et dans le rapport Thiéry – Sénart, issu de ces mêmes Assises, en avril 2023, « Comment re-considérer le travail ? », les deux auteurs en appellent à une « révolution des pratiques managériales », afin de « passer enfin de l’injonction à l’implication, de la communication à l’action », de « retrouver les voies de la confiance et du respect », de « renforcer l’écoute, le dialogue et la prévention des risques », d’ « accorder plus de responsabilité, d’autonomie et de reconnaissance aux salariés. » Et leurs recommandations vont toutes dans ce sens, vers plus de démocratie dans l’entreprise : « 1. Instaurer un rendez-vous annuel des acteurs du travail. 2. Revoir les formations délivrées aux managers. 3. Renouveler la démocratie au travail en généralisant le dialogue professionnel. 4. Organiser le dialogue social en proximité des situations de travail. » Eux prévoyaient d’ailleurs l’ajout d’un « 10e principe de prévention : art. L. 41-21-2 du Code du Travail : l’écoute des travailleurs. »

Proposition n° 16 : Suivre les recommandations du rapport Thiéry-Sénart issu des Assises nationales du Travail de 2023 et ajouter un « dixième principe de prévention » : « l’écoute des travailleurs ».

Mais sans effet. Interrogé en audition, l’Inspecteur de l’IGAS a confié : « On attend toujours que le ministre du Travail se saisisse des propositions de ces deux personnalités. » Ce que Jérôme Vivenza, de la CGT, énonce avec moins de délicatesse : « Ça faisait l’unanimité aux Assises de travail. Ils sortent ça, mais Olivier Dussopt ne retient pas. Le droit d’écoute, le patronat était d’accord. Olivier Dussopt a dit ‘Non, ça ne deviendra pas un droit.’ Il y avait pourtant un consensus : qu’on mette de la démocratie au travail, qu’on les laisse s’exprimer, qu’on les écoute, et ça ira mieux pour les entreprises et pour les salariés. »

Et si on écoutait les experts du travail ? Ceux qui le font. Ainsi Alain Alphon-Layre, militant CGT, a-t-il intitulé son livre d’entretiens : il a ainsi interrogé treize travailleurs, professeur, infirmière, agent d’entretien, livreur, magistrat, ingénieur… Avec deux questions : 1) Comment travaillez-vous aujourd’hui ? ; 2) Comment aimeriez-vous travailler ? « Le premier désir qui ressort, c’est de ralentir. Les salariés manquent de temps, ils courent, le juge rend son délibéré en cinq minutes, il enchaîne avec le suivant. La deuxième envie, c’est l’autonomie, y en a marre des objectifs, des évaluations, des reportings. La troisième conclusion, c’est le collectif, pouvoir échanger, discuter, décider ensemble ([68]). »
Lui le déplore : « C’est vrai qu’il y a eu, pendant longtemps, un partage des rôles. Le patron se charge du travail, des tâches, de leur organisation. Et le syndicalisme va chercher des compensations, en salaires, en horaires, mais sans modifier le contenu de ce travail. Ça doit changer, avec tous les salariés. La revendication que nous aimerions porter, c’est, chaque mois, une matinée pour que les travailleurs discutent entre eux de leur travail. Et l’après-midi, ils échangent avec leurs managers, leur direction. »

C’est une réforme assez proche que portent, également, Thomas Coutrot et Coralie Pérez. Eux ont montré, on l’a vu, que des salariés écoutés, consultés, dont l’avis influence le changement, se portent mieux, préservent leur sens du travail, et leur santé. Aussi, ils visent à institutionnaliser cette écoute, cette influence :

« Les lois Auroux de 1982 ont tenté de prendre ces questions à bras-le-corps. Elles ont créé des instances spécialisées pour la santé au travail, les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), et ont accordé aux salarié·es un droit d’expression directe sur leur travail. Mais ce droit s’est étiolé, les groupes d’expression se transformant souvent en cercles de qualité sous l’égide de l’encadrement. Il faut s’y engager résolument : il est essentiel d’offrir la possibilité aux collectifs de travail, au plus près du terrain, d’élaborer leur point de vue et de formuler leurs aspirations concernant leur travail.

Beaucoup d’acteurs s’accordent sur la nécessité de développer un « dialogue professionnel » sur le travail. Pour des motifs d’ordre public, c’est la loi qui devrait instituer ce contre-pouvoir : il s’agirait d’accorder à tou·tes les salarié·es une demi-journée par mois, via une « réduction du temps de travail subordonné », pour se réunir en équipe et délibérer sur l’organisation, les impacts (y compris écologiques) et les finalités de leur travail.

Les animateurs de ces débats devront être légitimes aux yeux des salarié·es et autonomes par rapport au management. Encadrées par la hiérarchie, les réunions ne permettraient pas la libre parole, du fait du rapport de subordination : le droit d’expression des lois Auroux s’est rapidement étiolé en grande partie de ce fait. L’existence de représentant·es de proximité est une condition nécessaire pour faire émerger la parole individuelle et collective des salarié·es sur leur travail réel. Une autre condition est la formation de ces élu·es à cette démarche.

Il leur reviendrait d’animer les réunions de délibération des équipes, de formaliser les propositions qui en découlent et de les porter à l’employeur·euse, qui aurait le devoir de répondre formellement aux propositions issues de ces espaces délibératifs. Les salarié·es disposeraient ainsi d’un droit politique nouveau, celui d’élaborer et de proposer des transformations du travail pour lui redonner du sens ([69]). »

Nous en sommes convaincus, nous aussi : seuls les salariés, leur parole devenant pouvoir, seule leur force pourra faire reculer le mal-travail, le mal au travail.

Voilà qui devrait constituer le cœur d’un urgent, nécessaire, « nouveau pacte de la vie au travail. »

Proposition n° 17 : Mettre en place au sein de chaque entreprise, sur le temps de travail, a minima une demi-journée par mois, un moment d’expression et de délibération collective des travailleurs sur l’organisation, les impacts et les finalités de leur travail.

Conclusion : la santé de la démocratie

Que l’on récapitule :

Les Français aiment leur travail, y sont attachés, y forgent leur identité.

Mais à la fois sur les contraintes physiques, et psychiques, nous vivons moins bien au travail que nos voisins. Et à cause du temps, notamment, du temps compté, resserré, alourdi, nous vivons moins bien notre travail qu’il y a quarante ans. La mondialisation, mettant en concurrence les travailleurs sur la planète entière, exigeant une éternelle « compétitivité », a mis sous pression les salariés. Et cette pression pèse, en particulier sur les classes moyennes les moins aisées, les métiers populaires, ouvriers et employés. C’est vrai dans toutes les nations développées. Mais il y a, en plus, un mal-travail à la française, un mal au travail spécifique à notre pays.

Pourquoi ? Parce que l’économie française, dirigeants économiques et politiques confondus, ont fait le choix du low cost : le travail comme un coût, et non comme un atout. C’est passé par des délocalisations, de la sous-traitance, de la précarité, de l’intensification. S’est mis en œuvre un « lean à la française », avec des objectifs, des indicateurs, des chiffres. Le travail réel se heurte alors, au quotidien, à un travail abstrait, pensé depuis des tableaux Excel. Les « planneurs » ont remplacé, suppléé le manager de proximité. Et ils ont fait perdre le sens du travail.

Tout cela conduit à un coût énorme, en absentéisme, en arrêts maladie, en chômage, en pénurie de professionnels, plus de cent milliards d’euros. Un coût humain, aussi : sans doute aux alentours de 200 000 inaptitudes déclarées chaque année, des centaines de milliers de travailleurs brisés, donc, mais surtout des millions qui ont mal à leur travail.

C’est un gigantesque gâchis.

Comment en sortir ?

Comment faire pour que, simplement, notre devise, « tous les Français, tous les habitants de notre pays, puissent vivre de leur travail. Bien en vivre, et bien le vivre » ?

C’est l’organisation des entreprises qu’il faut changer. C’est le management qu’il faut bouleverser. Ce sont les salariés qu’on doit respecter, leur place qu’on doit faire grandir, leur voix qu’on doit écouter. C’est la démocratie qui doit entrer au travail – comme le réclament les syndicats, comme le recommandent les Assisses du Travail, le rapport Thiéry – Sénart, les chercheurs de Que sait-on du travail ?. Et nous réclamons une loi pour cela, sans attendre la spontanéité des bonnes volontés : ce « dialogue professionnel », avec tous les travailleurs, dans les ateliers, dans les bureaux, il nous faut l’instituer, il nous faut légiférer.

C’est démontré : cette consultation des salariés, cette écoute, cette influence sur leur propre travail, c’est bon pour leur santé. C’est bon même, pour la santé des entreprises. Mais ce serait bon, surtout, pour la santé de notre démocratie.

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C’est cette raison, notre démocratie, la préserver qui a motivé le projet collectif « Que sait-on du travail ? », rassemblant sur Internet, puis en une « bible », 37 contributions, de 60 chercheurs.

« Nous avons montré, écrit Bruno Palier, dans son introduction, que l’absence de reconnaissance des problèmes rencontrés au travail (mauvaises conditions de travail, management vertical qui impose les décisions sans tenir compte de la situation ni de l’avis des personnes concernées) génère un ressentiment social qui débouche souvent sur un ressentiment politique et peut se traduire par un vote pour les partis populistes de droite radicale. »

Son collègue Paulus Wagner l’avait longuement exploré en Autriche : « les mauvaises relations sur le lieu de travail et la faible satisfaction au travail sont l’une des principales sources de ressentiment sur lesquelles les partis populistes de droite radicale s’appuient, en particulier parmi les travailleurs et les lower middle classes ([70]). »

En France, dans La vraie Victoire du RN, Luc Rouban avait déjà montré que « la question du travail est centrale dans le vote Rassemblement national », un travail dégradé, déclassé : « Le lien entre l’absence de reconnaissance professionnelle et le vote RN se manifeste statistiquement dans notre enquête. En moyenne, 51 % des enquêtés disent que leur travail n’est pas ou n’a pas été reconnu et récompensé. On en trouve la proportion la plus importante dans l’électorat de Marine Le Pen (60 %). »

En fragilisant les « classes moyennes les moins aisées », c’est la démocratie, c’est la République qu’on fragilise. A la place d’œuvrer à toujours plus de « concurrence », à « libéraliser le marché du travail », c’est rassurer, protéger, stabiliser, qu’il nous faudrait faire, réduire la pression sur les métiers populaires.

Sans quoi, comme nous le disait en audition Bruno Palier : « Le ressentiment privé, dans l’entreprise, lorsqu’on s’y trouve maltraité, méprisé, rejaillit en ressentiment public, où l’on subit des dirigeants le même mépris. C’est manifestement un ressort, sinon un moteur, du vote RN. »

Alain Supiot, juriste du travail l’avait déjà noté : « La perte de citoyenneté dans l’entreprise conduit à une perte de citoyenneté dans la cité. »

Et un siècle avant lui, le grand Jaurès : « La Révolution a fait du Français un roi dans la cité et l’a laissé serf dans l’entreprise. »

Un « nouveau pacte de la vie au travail » est urgent, nécessaire : pour sauver notre démocratie, il doit exister.

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   synthÈse

Article liminaire
Prévisions de dépenses, de recettes et de solde des administrations de sécurité sociale pour 2023 et 2024

Le présent article établit les prévisions de recettes, de dépenses et de solde des administrations de sécurité sociale pour l’exercice en cours et l’année à venir. Il constitue l’une des novations introduites par la loi organique n° 2022-354 du 14 mars 2022 relative aux lois de financement de la sécurité sociale. À la différence, en particulier, des tableaux d’équilibre pour les exercices 2023 et 2024, son périmètre ne se limite pas aux régimes obligatoires de base de sécurité sociale (Robss) et inclut l’ensemble des administrations de sécurité sociale (Asso).

Le présent article prévoit un solde excédentaire de 0,7 % du produit intérieur brut (PIB) pour 2023 et de 0,6 % du PIB pour 2024.

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Article 1er
Rectification des prévisions de recettes, des tableaux d’équilibre et des objectifs de dépense pour 2023

Conformément aux prescriptions de l’article L.O. 111-3-3 du code de la sécurité sociale, le présent article vise à rectifier les prévisions de recettes, les objectifs de dépense et les tableaux d’équilibre des régimes obligatoires de base et du Fonds de solidarité vieillesse (FSV) pour l’exercice 2023.

Il rectifie également les prévisions de recettes affectées au Fonds de réserve pour les retraites (FRR), mises en réserve par le FSV ainsi que l’objectif d’amortissement de la Caisse d’amortissement de la dette sociale (Cades).

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Article 2
Rectification de l’objectif national de dépenses d’assurance maladie de l’ensemble des régimes obligatoires de base ainsi que ses sous‑objectifs

Cet article rectifie l’objectif national d’assurance maladie (Ondam) pour l’année 2023, ainsi que les six sous-objectifs qui le composent.

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Article 3
Rectification de la contribution des régimes d’assurance maladie
et de la branche autonomie au fonds pour la modernisation
et l’investissement en santé et de la contribution de la branche autonomie
aux agences régionales de santé

Le présent article prévoit d’abord de rectifier, au titre de l’exercice 2023, le montant de la participation des branches maladie et autonomie au financement du Fonds pour la modernisation et l’investissement en santé (FMIS). La modification proposée – qui se traduirait par une diminution de cette dotation à hauteur de 102 millions d’euros – tire les conséquences du calendrier de déploiement des investissements numériques prévus par le Ségur de la santé.

Le présent article tend également à rectifier la contribution de la branche autonomie au financement des agences régionales de santé (ARS) au titre de leurs actions concernant les prises en charge et accompagnements en direction des personnes âgées ou handicapées. Il prévoit, à cet égard, une augmentation de 100 millions d’euros de cette contribution au titre d’un fonds exceptionnel visant à soutenir les établissements sociaux et médico-sociaux (ESMS), dont la mise en œuvre avait été annoncée par le Gouvernement cet été.

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Article 4
Rectification du montant M de la clause de sauvegarde pour 2023

L’article 4 rectifie le seuil de déclenchement de la clause de sauvegarde applicable aux médicaments remboursables – » montant M » – pour l’année 2023. Afin de tenir compte d’une hausse multifactorielle des dépenses de médicaments et en contrepartie d’engagements de l’industrie à conduire des efforts importants de baisse de prix, avec un objectif de 850 millions d’euros d’économie pour l’année 2024, le seuil initialement fixé à 24,6 milliards d’euros serait relevé de 300 millions d’euros à 24,9 milliards d’euros.

Compte tenu des hypothèses d’abattement lié aux objectifs de baisse de prix, qui s’imputent sur le montant de la contribution, cette mesure devrait minorer les recettes de l’assurance maladie de 120 millions d’euros pour 2023.

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Article 5
Réforme de la procédure de l’abus de droit, sécurisation du dispositif d’avance immédiate et adaptation de son calendrier

Le présent article tend d’abord à lutter contre les pratiques frauduleuses dans la mise en œuvre de l’avance immédiate de crédit d’impôt pour l’emploi d’un salarié à domicile. À cette fin, il prévoit notamment de sécuriser les conditions d’accès au service d’avance immédiate, de supprimer le mécanisme de déclaration des sommes directement versées par les particuliers aux prestataires et de préciser et renforcer les moyens d’action des organismes de recouvrement en matière de sanction, de suspension et d’exclusion du service.

En outre, tirant les conséquences des expérimentations menées en vue de l’extension du dispositif aux bénéficiaires de l’allocation personnalisée d’autonomie (APA) et de la prestation de compensation du handicap (PCH), le présent article vise à adapter le calendrier de déploiement du service d’avance immédiate pour les bénéficiaires de ces prestations, ainsi que pour les activités de garde d’enfant de moins de 6 ans. Ainsi, l’intégration des activités de garde d’enfants de moins de 6 ans interviendrait le 1er juillet 2026 au plus tard. De manière analogue, le cadre expérimental en vigueur pour les bénéficiaires de l’APA et de la PCH serait maintenu jusqu’au 1er juillet 2027 au plus tard.

Par ailleurs, pour conforter les moyens d’action des organismes de recouvrement en matière de lutte contre la fraude, le présent article prévoit de clarifier les prérogatives des agents de ces organismes en matière de requalification des faits et des actes des personnes contrôlées. Enfin, dans le but de rendre plus effective la sanction des abus de droit en matière sociale, il vise à réformer la procédure de sanction de ces faits.

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Article 6
Renforcement des obligations des plateformes numériques pour garantir le paiement des cotisations dues par leurs utilisateurs

Le présent article instaure un dispositif de précompte des cotisations et contributions sociales des micro-entrepreneurs exerçant leur activité professionnelle au moyen d’une plateforme numérique. Il tend à lutter contre la sous-déclaration des chiffres d’affaires qui atteint, parmi ces professionnels, des niveaux supérieurs à la moyenne des micro-entrepreneurs et, à plus forte raison, de l’ensemble des travailleurs indépendants. Le manque à gagner pour les finances sociales est estimé à 175 millions d’euros en 2022, et l’évitement des cotisations est de plus préjudiciable à la concurrence. En outre, ce phénomène limite l’accès des travailleurs concernés à certaines prestations contributives en minorant l’ouverture de droits sociaux à leur profit.

Cette mesure – qui figurait dans le plan de lutte contre les fraudes aux finances publiques présenté par le Gouvernement en mai dernier – entraînerait une amélioration du taux de collecte pour une incidence financière de l’ordre de 200 millions d’euros par an à partir de 2027.

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Article 7
Annuler la participation de l’assurance maladie à la prise en charge des cotisations des praticiens et auxiliaires médicaux en cas de fraude

Le présent article vise à permettre le remboursement, par les professionnels de santé auteurs d’actes frauduleux, des cotisations prises en charge à leur profit par l’assurance maladie dans le cadre des conventions conclues par cette dernière avec les représentants des praticiens et auxiliaires médicaux. Il constitue la traduction législative de l’engagement pris par le Gouvernement dans le cadre du plan de lutte contre les fraudes aux finances publiques présenté en mai dernier.

Cette disposition, qui concernerait uniquement les cotisations dues au titre de la part des revenus obtenus par fraude, porterait sur les revenus perçus à compter du 1er janvier 2024.

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Article 8
Simplification de l’organisation du recouvrement

Le présent article porte plusieurs mesures de simplification du recouvrement des cotisations et contributions sociales.

En premier lieu, il modifie les modalités d’organisation du recouvrement de certaines cotisations et contributions sociales. Il confirme l’annulation du transfert de compétence du recouvrement des cotisations de retraites complémentaires des salariés affiliés à l’AgircArrco et des cotisations des régimes gérés par la Caisse des dépôts et consignations aux Urssaf, adoptée en loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023 mais déclarée contraire à la Constitution par le Conseil constitutionnel pour des raisons procédurales. Il supprime également l’option permettant aux branches professionnelles de confier aux Urssaf la responsabilité du recouvrement des contributions additionnelles à la formation professionnelle et au dialogue social dont la mise en œuvre se heurte à d’importants écueils.

En second lieu, l’article comprend des dispositifs de rationalisation des circuits de déclaration sociale pour simplifier les formalités des entreprises étrangères, faciliter la mise en œuvre de l’extension du périmètre des cotisations à déclarer à travers la déclaration sociale nominative (DSN) sur les revenus autres et finaliser la mise en place du mécanisme de reversement sur sommes dues dans le régime agricole.

L’annulation du transfert de compétence du recouvrement des cotisations de retraites complémentaires et des cotisations des régimes gérés par la Caisse des dépôts et consignations entraînerait une perte de recettes pour les régimes obligatoires de base de la sécurité sociale de 76 millions d’euros en 2024 et de 115 millions d’euros par an à compter de 2025.

Si les autres mesures n’ont pas d’impact financier direct, elles participent à l’efficience de la déclaration et du recouvrement. Elles peuvent donc déboucher sur des gains indirects qui ne font pas l’objet d’une estimation dans cet article.

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Article 9
Simplification du schéma de financement du système de retraite dans le cadre de l’extinction des régimes spéciaux

Le présent article tire les conséquences de la fermeture d’un certain nombre de régimes spéciaux décidée en loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023 afin de simplifier le schéma de financement du système de retraite.

Les cinq régimes spéciaux fermés à compter du 1er septembre 2023 – régime des industries électriques et gazières, régime de la RATP, régime des clercs et employés de notaires, régime de la Banque de France et régime du Conseil économique, social et environnemental – seront intégrés financièrement au régime général, de même que les régimes dont la fermeture avait été actée antérieurement.

Cette intégration doit permettre de simplifier sensiblement la « tuyauterie » financière au sein du système de retraite. Le régime général deviendrait équilibreur en dernier ressort des régimes nouvellement intégrés et bénéficierait à ce titre d’une compensation financière par l’État, correspondant au montant des dotations d’équilibre qu’il verse à ces régimes. L’article 9 prévoit également le cadre conventionnel permettant au régime général et au régime de retraite complémentaire des salariés du privé de définir les modalités de contribution de ce dernier au financement des « élements de solidarité financière au sein du système de retraite ». Dès 2025, et en l’absence de convention permettant de fixer la contribution du régime géré par l’Agirc‑Arrco au titre du financement de la fermeture des régimes spéciaux, le Gouvernement serait habilité à fixer le montant de cette contribution par un « décret de carence ».

Enfin, l’article 9 tire les conséquences de la réforme des retraites sur deux autres sujets en :

– mettant contribution de la Banque de France, des industries électriques et gazières et de la RATP au financement du compte professionnel de prévention (C2P) dont bénéficient leurs employés recrutés à compter du 1er septembre 2023 ;

 précisant les conditions du maintien de l’affiliation aux régimes des industries électriques et gazières et des clercs et employés de notaire pour les assurés de ces régimes qui se retrouveraient temporairement en cessation ou suspension d’activité.

Ces mesures entrent en vigueur le 1er janvier 2025, à l’exception de celles concernant le maintien de l’affiliation aux régimes des IEG et des clercs et employés de notaires en cas de cessation temporaire d’activité qui entrent en vigueur le 1er janvier 2024. Elles auraient un impact globalement neutre sur les régimes obligatoires de base de sécurité sociale.

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Article 10
Transferts financiers au sein des administrations de sécurité sociale et avec le budget de l’État

Comme chaque année, l’article 10 porte les mesures de modification de la clef de répartition des ressources fiscales affectées aux différentes branches de la sécurité sociale. Il se lit en miroir de l’article 32 du projet de loi de finances pour 2024 qui modifie la part de TVA affectée à la sécurité sociale.

Les mouvements prévus par le présent article se partagent en trois catégories :

– la poursuite des mesures de transferts financiers résultant de la réforme des retraites adoptée en loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023 avec un transfert de 194 millions d’euros de TVA de la branche maladie vers la branche vieillesse au titre des gains de la réforme pour la fonction publique d’État, une augmentation du transfert de la taxe sur les salaires à la branche autonomie pour tenir compte du coût lié à la mise en place de l’assurance vieillesse des aidants pour un montant de 92 millions d’euros, et un rééquilibrage de la part des droits d’accises sur les alcools affectée aux régimes agricoles en faveur du régime de retraite complémentaire obligatoire (RCO) chargé de financer les mesures relatives aux petites pensions agricoles pour 35 millions d’euros ;

– la contribution de l’Unédic au financement des politiques de l’État en faveur de l’emploi ;

– les mesures qui tirent les conséquences d’autres lois adoptées ou en cours de discussion comme la mise en conformité au nouveau cadre organique relatif aux lois de finances du circuit de transfert de la taxe de solidarité additionnelle, la mise en cohérence des dépenses de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) au titre de l’allocation personnalisée d’autonomie (APA) et de la prestation de compensation du handicap (PCH) compte tenu de l’affectation de 0,15 point de CSG supplémentaire au 1er janvier 2024 et l’affectation à la branche maladie du rendement lié au renforcement de la taxe sur l’utilisation des véhicules de tourisme à des fins économiques prévu par l’article 14 du projet de loi de finances pour 2024.

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Article 11
Simplification des mécanismes de régulation macroéconomique des produits de santé

L’article 11 comporte plusieurs mesures visant à simplifier les mécanismes de régulation macroéconomique des produits de santé.

La principale réforme réside dans la modification de la base sur laquelle est assise la clause de sauvegarde du médicament. Le passage à une assiette calculée en montants remboursés par l’assurance maladie plutôt qu’en chiffres d’affaires hors taxe dégagés par les entreprises pharmaceutiques vise à sécuriser et fiabiliser le déclenchement de la clause de sauvegarde ainsi que le calcul de la contribution afférente. Prévue à rendement constant de la contribution L, cette mesure de simplification devrait permettre de réduire les difficultés liées au processus déclaratif qui provoque des retards dans le calcul et le paiement la contribution au détriment de l’efficacité de son recouvrement et de la lisibilité pour les entreprises.

En outre, l’article aligne le calendrier d’appel et de versement de la contribution due au titre de la clause de sauvegarde des dispositifs médicaux sur celui applicable à la clause de sauvegarde du médicament.

Par ailleurs, et comme chaque année, l’article 11 fixe le montant M de la clause de sauvegarde du médicament à 26,4 milliards d’euros pour 2024. Il fixe le montant Z de la clause de sauvegarde des dispositifs médicaux à 2,31 milliards d’euros.

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Article 12
Compensation par l’État des pertes de recettes pour la sécurité sociale

Cet article constitue une disposition obligatoire des lois de financement de la sécurité sociale, proposant au Parlement d’approuver le montant des compensations par l’État des exonérations, réductions et abattements d’assiette de cotisations ou contributions de sécurité sociale. Cette compensation s’élève pour 2024 à 7,1 milliards d’euros.

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Article 13
Tableaux d’équilibre pour 2024

Conformément aux dispositions de l’article L.O. 111-3-4 du code de la sécurité sociale, le présent article porte approbation du tableau d’équilibre par branche de l’ensemble des régimes de base de sécurité sociale et du Fonds de solidarité vieillesse (FSV) pour 2024.

Il fait apparaître une dégradation du solde de l’ensemble formé par les régimes obligatoires de sécurité sociale (Robss) et le FSV, qui atteindrait 11,2 milliards d’euros en 2024, contre 8,8 milliards d’euros en 2023.

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Article 14
Objectif d’amortissement de la dette sociale et prévisions sur les recettes du Fonds de réserve pour les retraites et du Fonds de solidarité vieillesse

L’article 14 répond à une obligation organique. Il fixe l’objectif d’amortissement de la dette sociale par la Caisse d’amortissement de la dette sociale à 16 milliards d’euros pour 2024. Comme chaque année depuis 2011, il prévoit un montant nul de recettes affectées au Fonds de réserve pour les retraites et de mises en réserve par le Fonds de solidarité vieillesse.

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Article 15
Liste et plafonds de trésorerie des régimes et organismes habilités à recourir à des ressources non permanentes

Le présent article arrête la liste des régimes obligatoires de base et des organismes concourant à leur financement habilités à recourir à des ressources non permanentes, ainsi que les plafonds de ces ressources, conformément aux prescriptions de l’article L. 111‑3‑4 du code de la sécurité sociale.

Quatre organismes bénéficieraient d’une telle habilitation en 2024 :

– l’Acoss ;

– la Caisse de prévoyance et de retraite du personnel de la SNCF (CPRP SNCF) au titre, respectivement, de la période du 1er au 31 janvier 2024 et du 1er février au 31 décembre 2024 ;

– la Caisse autonome nationale de la sécurité sociale dans les mines (CANSSM) ;

– la Caisse nationale de retraites des agents des collectivités locales (CNRACL).

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Article 16
Approbation de l’annexe A

L’article 16 porte approbation du « rapport figurant en annexe A », qui présente les trajectoires, sur les quatre prochaines années, des prévisions de recettes et des objectifs de dépenses des régimes obligatoires de base, par branche, ainsi que, mécaniquement, leurs soldes.

Ce rapport intègre, comme l’impose le cadre organique issu de la loi organique du 14 mars 2022, un « compteur des écarts » en dépenses permettant de vérifier la tenue des engagements pris dans la loi de programmation pour les finances publiques. Il présente enfin la trajectoire pluriannuelle prévisionnelle, également pour quatre ans, de l’objectif national de dépenses d’assurance maladie (Ondam).

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Article 17
Déploiement de la campagne de vaccination HPV dans les collèges et suppression du ticket modérateur de certains vaccins

Le présent article comporte différentes dispositions nécessaires au déploiement de la campagne de vaccination contre le HPV dans les établissements scolaires, annoncée par le Président de la République en février 2023 et qui sera mise en œuvre à compter de la fin de cette année. Il définit d’une part, les règles de rémunération et d’affiliation à la sécurité sociale des professionnels mobilisés dans le cadre de cette campagne. Il consacre d’autre part, au sein du code de la santé sécurité sociale, la suppression de la participation des assurés pour la vaccination contre le HPV, qu’il étend par cohérence aux vaccins contre la grippe et contre la rougeole, les oreillons et la rubéole (ROR) pour un public défini.

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Article 18
Gratuité des préservatifs pour tous les assurés âgés de moins de 26 ans sans prescription

Dans la lignée des précédentes lois de financement de la sécurité sociale qui ont porté plusieurs mesures améliorant l’accès des jeunes adultes à la contraception, le présent article prévoit la prise en charge complète, sans condition de prescription, des préservatifs distribués en officine pour les jeunes gens de moins de 26 ans. Cette prise en charge n’est cependant possible que pour les préservatifs inscrits sur la liste des produits et prestations remboursables (LPP) prévue à l’article L. 165-1 du code de la sécurité sociale.

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Article 19
Lutter contre la précarité menstruelle

L’article 19 crée un cadre de prise en charge par l’assurance maladie de protections périodiques réutilisables pour les femmes de moins de 26 ans et les bénéficiaires de la complémentaire santé solidaire (C2S). Il subordonne la prise en charge de ces protections au respect d’un cahier des charges précis, dans l’objectif de garantir la qualité et la sécurité des produits proposés.

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Article 20
Évolution des rendez-vous de prévention aux âges clefs de la vie

L’article 20 complète le dispositif des rendez-vous de prévention aux âges clefs de la vie, issu de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2023. Par dérogation aux règles du code de la sécurité sociale, il précise que la liste des professionnels pouvant réaliser ces rendez-vous, les tarifs pratiqués et les modalités de rémunération des professionnels sont précisés par un arrêté des ministres chargés de la santé et de la sécurité sociale plutôt que par voie conventionnelle.

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Article 21
Mieux articuler les droits à la complémentaire santé solidaire avec le bénéfice de certains minima sociaux

Dans la lignée des mesures prévues dans la loi de financement de la sécurité sociale pour 2022 ([71]) à destination des bénéficiaires du revenu de solidarité active (RSA) et de l’allocation de solidarité aux personnes âgées (ASPA), l’article 21 étend l’attribution simplifiée et le renouvellement automatique de la complémentaire santé solidaire (C2S) à une partie des bénéficiaires de l’allocation aux adultes handicapés (AAH), de l’allocation supplémentaire d’invalidité (ASI), de l’allocation de solidarité spécifique (ASS) et de l’allocation du contrat d’engagement jeune (ACEJ).

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Article 22
Inscription dans le droit commun des parcours issus des expérimentations de l’article 51

Le présent article crée un cadre législatif générique permettant de pérenniser des expérimentations « article 51 » qui ont permis la mise en place de parcours coordonnés renforcés grâce à un financement collectif d’une équipe, afin d’être adaptable aux besoins des patients. L’entrée dans le droit commun des expérimentations ayant démontré leur intérêt se ferait au fur et à mesure à partir de l’année prochaine.

L’impact financier de cette mesure augmenterait progressivement. Il passerait de 16 millions d’euros en 2024 à 84 millions d’euros en 2027.

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Article 23
Réforme des financements médecine-chirurgie-obstétrique des établissements de santé

Le présent article définit un nouveau cadre juridique pour le financement des activités MCO (médecine-chirurgie-obstétrique) des établissements de santé. Annoncée par le Président de la République le 6 janvier dernier, cette réforme vise à réduire la part de la tarification à l’activité.

Le financement MCO reposerait, à compter de 2025, sur trois compartiments : un compartiement « Financement à l’activité » valorisant les soins qui répondent à des prises en charge « protocolées », organisées et standardisées ; un compartiment « Dotation sur objectifs de santé publique » valorisant la prévention et la coordination des parcours des patients et regroupant des financements existants (Ifaq, Caqes, etc.) ; un compartiment « Dotation sur missions spécifiques » portant sur les soins aigus et les prises en charge spécifiques.

La part du financement à l’activité (tarifs des séjours, séances, consultations et actes externes) baisserait de 5 points dans le total des ressources provenant de l’aassurance maladie des établissements de santé. Celle-ci passerait de 54 % à 49 % entre 2023 et 2026 (contre 57 % en 2019).

Si l’impact financier de la réforme reste inconnu à ce stade, 12 millions d’euros sont prévus en 2024 pour la coordination des parcours et la prise en charge de maladies chroniques.

Enfin, il est prévu de reconduire pour 2024 et 2025 la garantie de financement des établissements de santé afin de tenir compte d’un niveau d’activité qui reste inférieur à ce qu’il était avant la crise sanitaire.

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Article 24
Régulation de la permanence des soins dentaires et modalités de fixation des rémunérations de la permanence des soins effectuée par les sages-femmes et les auxiliaires médicaux

L’article 24 permet aux chirurgiens-dentistes d’assurer la régulation de la permanence des soins dentaires au sein des centres de réception et de régulation des appels des SAMU‑Centre-15. Il généralise en cela une expérimentation « article 51 », prévue par la loi de financement de la sécurité sociale pour 2020 et mise en place dans dix régions.

L’article 24 réforme également les modalités de rémunération de la participation à la permanence des soins des professionnels non médecins, en prévoyant que celles-ci sont fixées par voie conventionnelle et non plus par les agences régionales de santé.

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Article 25
Élargir les compétences des pharmaciens en matière de délivrance d’antibiotiques après un test rapide d’orientation diagnostique

Dans la lignée des annonces faites par la Première ministre le 31 août 2023, le présent article permet aux pharmaciens d’officine de réaliser un test rapide d’orientation diagnostique (Trod) en cas de suspicion d’angine ou de cystite chez un patient et de prescrire des antibiotiques en cas de test positif, confirmant l’infection.

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Article 26
Possibilité pour les médecins du travail de déléguer aux infirmiers qualifiés en santé au travail la réalisation de certains actes pour le renouvellement périodique de l’examen médical d’aptitude des salariés agricoles bénéficiaires du suivi individuel renforcé

Cet article renforce les actions de prévention de santé au travail conduites par les caisses de la Mutualité sociale agricole (MSA). Dans la continuité d’une expérimentation lancée dans le cadre de l’article de l’article 66 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2021, il prévoit la possibilité pour les médecins du travail de déléguer aux infirmiers qualifiés en santé au travail l’exercice de certains actes pour le renouvellement périodique de l’examen médical d’aptitude des salariés agricoles bénéficiaires du suivi individuel renforcé. Cette mesure s’accompagnera du recrutement de cinquante-trois infirmiers en santé au travail au cours de la période 2024-2027. Le coût net de cette mesure pour la sécurité sociale est évalué à 2,3 millions d’euros à l’horizon 2027, après déduction des économies liées au renforcement des actions de prévention.

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Article 27
Diminuer les arrêts de travail non justifiés en améliorant et en facilitant les contrôles sur les prescripteurs et les assurés

Le présent article facilite le contrôle des arrêts de travail non justifiés afin de maîtriser la dépense d’indemnités journalières dédiées à l’indemnisation de ces arrêts.

Il renforce les procédures de contrôle engagées vers les « gros prescripteurs » d’arrêts de travail, en facilitant les procédures de mise sous objectifs (MSO) ou de mise sous accord préalable (MSAP) et en rendant ces procédures applicables aux centres de santé et aux plateformes de téléconsultation.

Il simplifie par ailleurs le contrôle réalisé par le service médical de l’organisme de sécurité sociale, chargé de se prononcer sur le caractère justifié ou non des arrêts de travail dont bénéficient les assurés.

Il étend enfin les délégations de tâches des praticiens conseils du service médical, dans l’objectif de libérer du temps médical et d’améliorer la pertinence des contrôles.

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Article 28
Limitation de la durée des arrêts de travail prescrits en téléconsultation et limitation de la prise en charge des prescriptions aux téléconsultations avec vidéotransmission ou échange téléphonique

Le présent article renforce la règlementation relative à la téléconsultation. Il dispose que tout arrêt de travail de plus de trois jours ou tout renouvellement d’arrêt de travail doit être prescrit dans le cadre d’une consultation permettant un examen physique du patient, sauf exceptions précisées par décret en Conseil d’État.

Il prévoit en outre que les prescriptions délivrées à l’occasion d’une activité de téléconsultation ou de télésoin ne peuvent être prises en charge par l’assurance maladie obligatoire que si la consultation à l’origine de cette prescription a lieu dans le cadre d’un échange téléphonique ou en vidéotransmission avec le patient.

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Article 29
Réduire l’impact environnemental du secteur des dispositifs médicaux

Le présent article prévoit de déroger à titre expérimental pendant deux ans à l’interdiction faite de réemployer des dispositifs médicaux à usage unique (DMUU). Cette expérimentation permettra à des établissements publics de santé d’acheter sur le marché des DMUU retraités, ou d’utiliser des DMUU retraités par des prestataires, bénéficiant d’une tracabilité spécifique.

Parallèlement, l’article prévoit l’introduction d’un mécanisme de remise obligatoire pour les produits inscrits sur la liste des produits et prestations remboursables (LPP) dont l’impact environnemental est négatif : c’est-à-dire ceux dont le conditionnement est inadapté aux indications et aux conditions d’utilisation et qui génèrent un surcroît de déchets. Cette disposition n’est pas prévue à titre d’expérimentation. Les modalités d’appréciation de l’impact environnemental seront précisées par décret et les niveaux de remises dues le seront dans un arrêté conjoint des ministres en charge de la santé et de la sécurité sociale.

L’expérimentation entrera en vigueur à la date fixée par le décret et au plus tard le 1er novembre 2024. La remise obligatoire entrera en vigueur au second semestre 2024.

L’impact financier estimé est un gain annuel théorique de 10 millions d’euros.

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Article 30
Inciter au recours aux transports partagés

Dans le prolongement de l’avenant 11 à la convention nationale des transporteurs sanitaires privés signé le 13 avril dernier, le présent article incite financièrement les patients à recourir au transport partagé dès lors que cette option est disponible et jugée compatible avec l’état de santé du patient par le médecin prescripteur.

D’une part, il conditionne le bénéfice du tiers payant à l’acceptation par les patients d’un transport partagé lorsque sont réunies ces deux conditions. Les patients qui refuseraient ce type de transport devraient procéder à l’avance des frais avant remboursement.

D’autre part, lorsqu’un patient refusera le transport partagé proposé, l’assurance maladie pourra rembourser le transport sur la base du tarif du transport partagé et non du transport individuel, plus onéreux. La différence sera donc à la charge du patient, sans possibilité de prise en charge par l’assurance maladie complémentaire dans le cadre des contrats responsables.

La mesure concernerait uniquement les transports programmés lorsque le transport partagé est possible, par exemple pour les trajets itératifs et en série, tel que ceux des séances de dialyse ou de rééducation. À ce stade, seuls les trajets effectués en taxis conventionnés et en véhicules sanitaires légers seraient concernés par cette mesure.

Les économies que pourrait générer cette mesure sont évaluées par le Gouvernement à 50 millions d’euros en 2024 puis 100 millions d’euros par an sur la période 2025‑2027.

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Article 31
Rénovation du modèle de financement de l’Établissement français du sang

Le présent article vise à amorcer une refonte structurelle du modèle de financement de l’Établissement français du sang (EFS), qui connaît depuis plusieurs années des difficultés financières. Il prévoit de faire évoluer les ressources de l’EFS ainsi que les principes de son modèle économique avec un financement mixte avec, d’une part, un financement principal lié aux cessions des produits sanguins labiles (90 % des recettes) à des tarifs réglementés et, d’autre part, un financement complémentaire par dotation de l’assurance maladie (10 % des recettes de l’établissement) au titre des missions de service public de l’EFS et des surcoûts temporaires non couverts par les recettes liées aux cessions de produits.

Le besoin de financement par dotation de l’assurance maladie est estimé à 100 millions d’euros en 2024, soit un surcoût de 45 millions d’euros par an par rapport aux 55 millions d’euros versés en 2023 par l’assurance maladie. Cette dotation permettra de rétablir la capacité d’autofinancement de l’EFS et de stabiliser sa trésorerie.

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Article 32
Préparations officinales spéciales en cas de pénuries

L’article 32 complète le dispositif des préparations hospitalières spéciales créé par l’article 35 de la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) pour 2022, permettant aux pharmacies hospitalières de produire des médicaments en cas de rupture de stock ou pour faire face à une crise sanitaire grave.

Il étend le recours aux préparations hospitalières spéciales aux situations de ruptures en lien avec un arrêt de commercialisation et autorise les pharmacies d’officines à dispenser des préparations hospitalières spéciales. Il crée également le statut de préparations officinales spéciales, et permet ainsi aux officines disposant d’une autorisation de produire et dispenser des médicaments en cas de rupture de stock, de crise sanitaire grave ou d’arrêt de commercialisation.

La mise en œuvre de cet article est prévue au second semestre 2024. Son coût est estimé à 5,3 millions d’euros par an, dont 1 million d’euros au titre du remboursement par l’assurance maladie des préparations officinales spéciales et 4,3 millions d’euros au titre du soutien financier à l’établissement pharmaceutique de l’AP‑HP (l’Agence générale des équipements et produits de santé, ci-après AGEPS) pour assurer les missions de coordination, d’approvisionnement et de contrôle qui lui sont dévolues.

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Article 33
Renforcer les leviers d’épargne de médicaments en cas de rupture d’approvisionnement

Le présent article prévoit de renforcer les leviers d’épargne de médicaments en cas de rupture d’approvisionnement par une délivrance au plus juste des besoins dans les situations de pénurie.

L’article prévoit, en cas de rupture d’approvisionnement : une obligation de délivrance à l’unité des médicaments ; une obligation de recours aux ordonnances conditionnelles pour les prescripteurs supposant la réalisation d’un test rapide d’orientation diagnostique (Trod) dont le résultat conditionne la délivrance du médicament ; et la possibilité de limiter ou d’interdire de prescrire certains médicaments dans le cadre d’une téléconsultation lorsque ceux-ci sont en pénurie.

L’entrée en vigueur de ces nouvelles dispositions est prévue au premier semestre 2024. L’impact financier estimé est une baisse des dépenses de l’assurance maladie de 4,7 millions d’euros par an dès la première année de mise en œuvre.

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Article 34
Facilitation de l’ajout d’un acte à la nomenclature lorsqu’il prévoit l’utilisation d’un dispositif médical

Le présent article permet aux entreprises exploitant des dispositifs médicaux de proposer à la Haute Autorité de santé de s’autosaisir de l’évaluation du service rendu par un acte ou une prestation, en vue de son inscription sur la liste des actes et prestations, ce qui le rend éligible au remboursement par l’assurance maladie.

Cette nouvelle possibilité offerte aux exploitants pourrait se traduire par une augmentation du nombre d’évaluations d’actes et de prestations et, sous réserve d’évaluations favorables de la Haute Autorité de santé, par une augmentation du nombre de prestations et d’actes remboursés par la sécurité sociale. Le coût estimé de cette mesure serait de 3,9 millions d’euros par an.

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Article 35
Améliorer les dispositifs d’accès dérogatoires aux produits de santé innovants

Le présent article modifie le cadre juridique applicable aux dispositifs d’accès dérogatoires aux médicaments (accès précoce et accès dérogatoire) pour tenir compte de certaines limites identifiées lors de l’application de ces régimes.

Les critères d’octroi d’une autorisation d’accès précoce sont ainsi adaptés au cas particulier des vaccins.

L’obligation de garantir l’approvisionnement du marché français est ajoutée à la liste obligations que doivent respecter les entreprises qui exploitent des médicaments bénéficiant d’une autorisation d’accès précoce.

Il est précisé que le refus d’une autorisation d’accès précoce, dans une indication considérée, au seul motif que le médicament n’est pas présumé innovant, ne fait pas obstacle à l’octroi d’une autorisation d’accès compassionnel.

Enfin, il est instauré un régime transitoire de prise en charge des médicaments en fin d’accès précoce lorsque l’évaluation de leur intérêt thérapeutique par la Haute Autorité de santé ne permet pas leur remboursement intégral par la sécurité sociale, dans l’attente de données complémentaires.

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Article 36
Soutien au maintien sur le marché des médicaments matures

Le présent article renforce les obligations légales pesant sur les exploitants et titulaires d’une autorisation de mise sur le marché d’un médicament « mature », et notamment les médicaments d’intérêt thérapeutique majeur, lorsqu’ils envisagent d’arrêter sa commercialisation sur le marché français.

Les obligations renforcées portent sur les démarches entreprises en vue de trouver un repreneur pour l’exploitation du médicament.

L’article prévoit également la possibilité de concéder temporairement l’autorisation de mise sur le marché à un établissement pharmaceutique public pour poursuivre l’exploitation du médicament en l’absence de repreneur privé.

Un régime de sanction financière est prévu en cas de manquement à ces obligations renforcées.

La mesure permettrait une économie estimée entre 10 et 40 millions d’euros par an à compter de 2024.

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Article 37
Réforme du modèle de financement des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes dans les départements volontaires

Le présent article prévoit l’instauration d’un régime de financement adapté des Ehpad dans les départements qui en font le choix. Les sections « soins » et « dépendance » sont alors fusionnées au sein d’une section unique relative aux soins et à l’entretien de l’autonomie. Cette nouvelle section unique pourra également prendre en charge des dépenses de prévention de la perte d’autonomie.

La tarification de la nouvelle section unique sera assurée par l’agence régionale de santé, mais les départements resteront compétents en matière d’autorisation, de contrôle, de programmation et d’aide sociale. La nouvelle section sera financée par la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie, qui bénéficiera d’une rétrocession des financements actuellement portés par les départements, dont les modalités de calcul restent encore à déterminer.

L’impact financier de la réforme est difficile à évaluer, dans la mesure où il dépend du nombre de départements qui choisiront d’opter pour le nouveau régime adapté de financement. Dans l’hypothèse où dix départements rejoindraient le dispositif en 2024, il en résulterait une dépense supplémentaire de 37 millions d’euros pour la branche autonomie en 2025.

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Article 38
Création d’un service de repérage, de diagnostic et d’intervention précoce auprès des enfants de 0 à 6 ans présentant un écart de développement

Le présent article prévoit la création d’un service de repérage, de diagnostic et d’intervention précoce destiné à accompagner les enfants de moins de 6 ans qui présentent un handicap ou une suspicion de handicap. À ce titre, il crée un parcours de prise en charge par la sécurité sociale et les complémentaires des bilans et interventions que les enfants peuvent être amenés à requérir. Il réforme également le cadre juridique applicable au budget des centres d’action médico-sociale précoce (CAMSP), qui occupent une place majeure dans la mise en œuvre du nouveau parcours.

Le dispositif devrait monter en charge progressivement. Son coût, financé par la branche maladie, passerait de 42 à 169 millions d’euros entre 2025 et 2028.

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Article 39
Réforme de la rente viagère attribuée en cas d’incapacité permanente

Alors que la Cour de cassation considérait de longue date que la rente versée à la victime d’un accident du travail indemnisait tant les préjudices professionnels que le déficit fonctionnel permanent, c’est-à-dire, l’ensemble des souffrances que les victimes éprouvent dans le déroulement de leur vie quotidienne, elle est revenue sur cette jurisprudence par deux arrêts du 20 janvier 2023.

Tirant les conséquences de ce revirement, le présent article consacre la nature duale de la rente accident du travail-maladie professionnelle (AT‑MP) versée aux victimes d’AT‑MP, composée d’une part professionnelle et d’une part fonctionnelle, correspondant au déficit fonctionnel permanent.

Le présent article prévoit cependant des modalités nouvelles de calcul de la rente et de mise à contribution de l’employeur en cas de faute inexcusable de sa part qui, pour le rapporteur, trahissent l’esprit de la jurisprudence de la Cour de cassation. Le rapporteur appelle donc à la suppression de cet article.

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Article 40
Adapter la réforme des retraites à Mayotte et à SaintPierreetMiquelon

Le présent article adapte le calendrier d’application du report de l’âge d’ouverture des droits à la retraite applicable aux assurés des régimes de retraite de Mayotte et Saint‑Pierre‑et‑Miquelon afin de tenir compte de leur trajectoire de convergence avec le droit commun.

Il permet en outre d’étendre certaines avancées de la réforme des retraites à ces territoires, en particulier l’assurance vieillesse des aidants (AVA) qui n’est en l’état pas applicable à Saint‑Pierre‑et‑Miquelon. Il tire enfin les conséquences légistiques rendues nécessaires par la réforme des retraites pour maintenir l’âge d’annulation de la décote à 67 ans pour les assurés mahorais et leur étendre le bénéfice du nouvel âge de départ anticipé au titre de la retraite pour inaptitude.

Compte tenu du faible montant des dépenses de retraite dans ces régimes, le décalage de l’application du report de l’âge légal aurait un impact marginal sur le solde de la branche vieillesse, de l’ordre de 500 000 euros en 2024 et de 800 000 euros à partir de 2027.

De même, l’application de l’AVA à Saint‑Pierre‑et‑Miquelon entraîne une dépense très faible pour la branche autonomie qui prend en charge le coût des cotisations versées par la caisse de prévoyance sociale. Cette dépense est estimée à moins de 100 000 euros par an.

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Article 41
Dotations au Fonds pour la modernisation et l’investissement en santé, aux agences régionales de santé et à l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux

Cet article fixe le montant, pour 2024, de la dotation des branches maladie et autonomie au Fonds pour la modernisation de l’investissement en santé (FMIS) respectivement à 894 et 90 millions d’euros, de la contribution de la branche autonomie aux agences régionales de santé au titre de leurs actions concernant les prises en charge et accompagnements en direction des personnes âgées ou handicapées à 190 millions d’euros et de la dotation de l’assurance maladie à l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (Oniam) à 160,2 millions d’euros.

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Article 42
Objectifs de dépenses de la branche maladie, maternité, invalidité et décès

Le présent article fixe les objectifs de dépenses de la branche maladie, maternité, invalidité et décès à 251,9 milliards d’euros pour l’ensemble des régimes obligatoires de base de sécurité sociale.

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Article 43
Fixation de l’objectif national de dépenses d’assurance maladie de l’ensemble des régimes obligatoires de base ainsi que ses sous‑objectifs pour 2024

Cet article vise à fixer l’objectif national de dépenses d’assurance maladie (Ondam) pour l’année 2024, ainsi que les six sous-objectifs qui le composent.

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Article 44
Dotations de la branche accidents du travail et maladies professionnelles au Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante et au Fonds de cessation anticipée d’activité des travailleurs de l’amiante, transfert au titre de la sousdéclaration des accidents du travail et maladies professionnelles, et dépenses liées aux dispositifs de prise en compte de la pénibilité

Cet article fixe les montants, pour l’année 2024, des dotations de la branche AT-MP au Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante et au Fonds de cessation anticipée d’activité des travailleurs de l’amiante.

Il prévoit également le montant du transfert au bénéfice de la branche maladie au titre de la sous-déclaration des accidents du travail et maladies professionnelles.

Il détermine enfin le montant des dépenses engendrées par les dispositifs de retraite anticipée pour incapacité permanente et par le compte professionnel de prévention (CPP).

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Article 45
Objectifs de dépenses de la branche accidents du travail et maladies professionnelles

Le présent article fixe les objectifs de dépenses de la branche accidents du travail et maladies professionnelles (AT‑MP) pour l’année 2024, tels qu’ils résultent des mesures contenues dans la troisième partie du présent projet de loi, à 16 milliards d’euros pour l’ensemble des régimes de base obligatoires.

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Article 46
Objectif de dépenses de la branche vieillesse pour 2024

Cet article fixe l’objectif de dépenses de la branche vieillesse pour l’année 2024.

Les dépenses de l’ensemble des régimes obligatoires de base en matière de retraites devraient s’élever à 293,7 milliards d’euros en 2024.

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Article 47
Objectifs de dépenses de la branche famille

Le présent article fixe les objectifs de dépenses de la branche famille de la sécurité sociale à 58 milliards d’euros.

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Article 48
Objectifs de dépenses de la branche autonomie

Le présent article fixe les objectifs de dépenses de la branche autonomie de la sécurité sociale à 39,9 milliards d’euros pour l’année 2024.

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Article 49
Prévision des charges des organismes concourant
au financement des régimes obligatoires (Fonds de solidarité vieillesse)

L’article 49 fixe les charges prévisionnelles des organismes concourant au financement des régimes obligatoires de sécurité sociale – c’est-à-dire du seul Fonds de solidarité vieillesse (FSV). Les dépenses du FSV devraient s’élever à 20,6 milliards d’euros en 2024, en augmentation de 0,9 milliard d’euros au regard de leur montant fixé pour 2023.

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([1]) Agnès Audier, Claire Biot, Frédéric Collet, Anne‑Aurélie Epis de Fleurien, Magali Leo et Mathilde Lignot‑Leloup, rapport à la Première ministre de la mission régulation des produits de santé, Pour un « New Deal » garantissant un accès égal et durable des patients à tous les produits de santé, août 2023.

([2]) Loi n° 2023‑270 du 14 avril 2023 de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023.

([3]) Article 10 de la loi précitée.

[(1)] Collectif, coordonné par Palier B. Que sait-on du travail ?, Paris, Les Presses de Sciences Po, coll. « Que sait-on ? », 2023.

([4]) CNAM, « Synthèse du rapport de propositions de l’Assurance maladie pour 2024 », juillet 2023, p. 13.

([5]) https://www.vie-publique.fr/discours/170110-declaration-de-m-xavier-bertrand-ministre-du-travail-des-relations-so

([6]) Dans la publication n° 203 de l’Insee, au deuxième trimestre 2023, le taux de chômage est quasiment stable à 7,2 %. On peut lire que 16,6 % des personnes âgées de 15 à 64 ans sont « contraintes sur leur offre de travail », c’est-à-dire sont soit au chômage, soit dans le « halo » du chômage (ie elles souhaitent travailler mais ne remplissent pas tous les critères pour être classées comme au chômage au sens du bureau international du travail), soit elles sont en sous-emploi (temps partiel contraint car non désiré, chômage partiel). Or le nombre de personnes de 15 à 64 ans est d’environ 42 millions de personnes. Ce sont donc environ 7 millions de personnes qui sont « en sous-emploi ».

([7]) Commission des comptes de la Sécurité sociale (CCSS), « Rapport sur les Comptes de la Sécurité Sociale », mai 2023, p. 78.

([8]) Commission des comptes de la Sécurité sociale (CCSS), « Rapport sur les Comptes de la Sécurité Sociale », septembre 2023, p. 78

([9]) « Annexe 9 du Projet de loi de financement de la sécurité sociale » pour l’année 2024, octobre 2023, p. 274.

([10]) Conseil d’Orientation des Retraites (COR), note DREES-BRET n°21-43, janvier 2022. Source :

([11]) AXA, Datascope, l’observatoire de l’absentéisme, 2023. 

([12]) Le Comptoir Malakoff humanis, Baromètre « Absentéisme 2023 », juin 2023, p. 2.

([13]) Ibid., p. 4.

([14]) Ranc A., « Arrêts de travail : pourquoi les salariés craquent », L’Obs, le 21 septembre 2023.    

([15]) Ibid.    

([16]) Mias A., in Collectif., Que sait-on du travail ?, p. 90.

([17]) Auditions des organisations syndicales, le lundi 2 octobre 2023.

([18]) Mias A., in Collectif., Que sait-on du travail ?, p. 88.

([19]) Ibid.

([20]) Cour des Comptes, Synthèse du rapport « Les politiques publiques de prévention en santé au travail dans les entreprises », décembre 2022, p. 7.

([21]) « Projet IODA, Inaptitudes en Occitanie : diagnostics et analyses », juin 2021.  

([22]) DREETS Normandie, « Enquête sur les trajectoires des licenciés pour Inaptitude », 2019.

([23]) https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/opendata/RINFANR5L15B3126.html#_ftn44

([24]) Barnier F., « L’inaptitude au travail, dispositif de protection ou de relégation des salariés ? », Tracés. Revue de Sciences humaines, 2019, pp. 109-125.

([25]) Meda D., Bigi M., in Collectif., Que sait-on du travail ?    

([26]) Inan C., « Quel lien entre les conditions de travail et le présentéisme des salariés en cas de maladie ? », Dares Analyses, août 2020.

([27]Interview d’Olivier Dussopt, ministre du Travail, le 15 janvier 2023, France Inter.

([28]) Erhel C., Guergoat-Lariviere M., Mofakhami M., in Collectif., Que sait-on du travail ?, pp. 27-29.

([29]) Meda D., Bigi M., in Collectif., Que sait-on du travail ?, p. 43.

([30]) Beque M., Mauroux A., Baradji E., Dennevault C., « Quelles sont les évolutions récentes des conditions de travail et des risques psychosociaux ? », Dares Analyses n° 082, décembre 2017.

([31]) France info.fr, « Santé : Bercy veut réduire les dépenses liées aux arrêts maladie », le 19 juin 2023.

([32]) Palier B., in Collectif., Que sait-on du travail ?, pp. 161-173.

([33]) Ibid.

([34]) Coutrot T., Inan C., « Les salariés des entreprises sous-traitantes sont-ils davantage exposés aux accident du travail ? », Dares Analyses n°14, février 2023

([35]) Perraudin C., Thevenot N., in Collectif., Que sait-on du travail ?, p. 70.

([36]) Mias A., in Collectif., Que sait-on du travail ?, p. 86.

([37]) Citations issues d’entretiens de Véronique Daubas-Letourneux avec Mediapart, le 27 octobre 2021, et Alternatives économiques, le 7 juin 2022.

([38]) Benhamou S., Lorenz E., « Promouvoir les organisations du travail apprenantes : enjeux et défis pour la France », France Stratégie, 2020.

([39]) Ibid.

([40]) Gautié J., in Collectif., Que sait-on du travail ?, pp. 280-281.     

([41]) Ibid., pp. 281-282.

([42]) Ibid., p. 288.

([43]) Ibid., p. 284.

([44]) Ibid.

([45]) Dujarier M-A., in Collectif., Que sait-on du travail ?, pp. 227-237.

([46]) Godechot O., in Collectif., Que sait-on du travail ?, p. 247.

([47]) Alphon-Layre A., Et si on écoutait les experts du Travail ? Ceux qui le font., L’Harmattan, 2023.

([48]) Safy-Godineau F., Fall A., Carassus D., « Quelles politiques pour limiter l’absentéisme dans

le secteur public local ? », The Conversation, 2022. https ://univ-pau.hal.science/hal-03910587/document

([49]) Gautié J., in Collectif., Que sait-on du travail ?, p. 287.

([50]) Ibid.

([51]) Meda D., Bigi M., in Collectif., Que sait-on du travail ?, p. 46.

([52]) Beatriz M., « Quels facteurs influencent la capacité des salariés à faire le même travail jusqu’à la retraite ? », Dares Analyses n°17, mars 2023

([53]) Coutrot T., Pérez C., in Collectif., Que sait-on du travail ?, p. 104.

([54]) Ibid., p. 109.

([55]) » Le coût caché de l’absentéisme au travail », Henri Savall et Laurent Cappelletti, Institut Sapiens, novembre 2018.

([56]) Askenazy P., Cartron D., in Collectif., Que sait-on du travail ?, p. 274.     

([57]) Meda D., Bigi M., in Collectif., Que sait-on du travail ?, p. 44.

([58]) Mias A., in Collectif., Que sait-on du travail ? p. 94.

([59]) Cappelletti L., in Collectif., Que sait-on du travail ?, p. 258.

([60]) Palier B., in Collectif., Que sait-on du travail ?, p. 173.

([61]) Auditions à l’Assemblée nationale, le mardi 3 octobre 2023.

([62]) Lellouche F., Victoria P., Halgand B., « La gouvernance de l’entreprise de demain sera partagée ! », Fondation Jean Jaurès, 2022.

([63]) Crifo P., « La présence significative de salariés dans les conseils d’administration des entreprises a des effets positifs », Le Monde, le 14 juillet 2021.

([64]) Ibid.

([65]) Auditions des organisations syndicales à l’Assemblée nationale, le lundi 2 octobre 2023.

([66]) Auditions exploratoires, le jeudi 7 septembre 2023.

([67]) « Comment travailler mieux ? Entretien avec Laurent Berger et François Ruffin », Esprit, septembre 2023.

([68]) Auditions à l’Assemblée nationale, le mardi 3 octobre 2023.

([69]) Coutrot T., Pérez C., in Collectif., Que sait-on du travail ?, p. 112.

([70]) Palier B., Wagner P., « Les lendemains politiques d’une réforme contestée », La Grande conversation, le 15 mars 2023.

([71]) Loi n° 2021-1754 du 23 décembre 2021 de financement de la sécurité sociale pour 2022.