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N° 2689

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 12 février 2020.

RAPPORT D’INFORMATION

 

 

 

DÉPOSÉ

 

en application de l’article 145 du Règlement

 

PAR LA MISSION D’INFORMATION ([1])

 

sur l'incendie d’un site industriel à Rouen,

 

 

ET PRÉSENTÉ PAR

 

M. Christophe BOUILLON, Président,

 

et

 

M. Damien ADAM, Rapporteur,

 

Députés.

 

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La mission dinformation sur l’incendie d’un site industriel à Rouen est composée de : M. Christophe Bouillon, président ; MM. Xavier Batut, Éric Coquerel, Mme Annie Vidal, M. Hubert Wulfranc, viceprésidents ; M. Damien Adam, rapporteur, Mmes Agnès Firmin Le Bodo, Mme Stéphanie Kerbarh, MM. Sébastien Leclerc, Bruno Millienne, secrétaires ; MM. Erwan Balanant, Pierre Cabaré, Pierre Cordier, Dominique Da Silva, Pierre-Henri Dumont, Jean-Luc Fugit, Mme Perrine Goulet, MM. Dimitri Houbron, François Jolivet, François-Michel Lambert, Jean Lassalle, Mme Nicole Le Peih, M. Emmanuel Maquet, Mmes Natalia Pouzyreff et Sira Sylla, membres.

Dans sa réunion du 15 octobre 2019, la Conférence des présidents a décidé d’associer aux travaux de la mission (sans disposer du droit de vote) MM. Sébastien Jumel et Jean-Paul Lecoq, députés de Seine-Maritime, non membres de la mission.

 


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SOMMAIRE

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Pages

AVANT-PROPOS DU PRÉSIDENT

introduction

PREMIÈRE PARTIE : LINCENDIE DU 26 SEPTEMBRE 2019, un événement majeur impliquant un site industriel singulier

I. LES DEUX SITES TOUCHés, LUBRIZOL ET NORMANDIE LOGISTIQUE

A. L’USINE LUBRIZOL DE ROUEN, UN SITE INDUSTRIEL SOUS SURVEILLANCE

1. Le site Lubrizol de Rouen, implantation principale de Lubrizol Corporation en France, a déjà connu des incidents

a. L’usine rouennaise : principale unité de production de la filiale française de Lubrizol Corporation, un acteur important de l’industrie chimique américaine

b. Une usine de Lubrizol France, première filiale étrangère de Lubrizol Corporation, inscrite dans un paysage marqué par une ancienne et encore forte présence industrielle

c. Une importante usine ayant déjà connu de sérieux « incidents » parmi lesquels une fuite de mercaptan en 2013

2. Un incident en 2013 dont l’ensemble des leçons n’ont pas été tirées par les pouvoirs publics

a. À la suite de l’incident de 2013, un rapport d’inspection proposait diverses recommandations dont certaines, importantes, n’ont pas été suivies par l’État

b. Pour autant, Lubrizol paraissait faire l’objet d’une surveillance renforcée des autorités locales de l’État

B. LA SOCIÉTÉ NL LOGISTIQUE, FILiale de normandie logistique

1. Normandie Logistique, holding de NL Logistique

a. Normandie Logistique est une entreprise de transport et de logistique pour laquelle l’entreposage, a fortiori chimique, ne représente qu’une faible part de l’activité

b. NL Logistique, une entreprise gérée, en fait, comme une « grosse PME » exploitant notamment six sites d’entreposage, dont le site mitoyen de Lubrizol à Rouen

2. Un site d’entreposage trop peu surveillé par l’État, notamment en raison de possibles manquements de la part de l’entreprise

a. Un site probablement trop peu visité et jamais contrôlé

b. Une classification réglementaire discutable en raison d’un régime particulier dit « des droits acquis »

II. UN INCENDIE INDUSTRIEL D’une ampleur EXCEPTIONNELLE

A. LA CHRONOLOGIE DE L’INCENDIE ET DE LA GESTION DE CRISE

1. La stratégie opérationnelle d’extinction de l’incendie

a. La direction opérationnelle des secours

b. Deux difficultés se sont présentées : le manque de ressource en eau et le risque de pollution de la Seine

c. La question du fibrociment à l’amiante

d. La chronologie précise

2. Les choix d’alerte, d’information et de communication sur l’incendie et ses conséquences

B. UN IMPACT AU-DELÀ DES LIMITES DE LA MÉTROPOLE DE ROUEN

1. L’impact immédiat

2. L’impact sur le long terme

C. DES INTERROGATIONS RENVOYÉES À L’ENQUÊTE JUDICIAIRE

1. Les causes de l’incendie

2. Qu’en est-il du préjudice d’anxiété ?

3. Les saisines judiciaires

DEUXIèME PARTIE : DES PROPOSITIONS À METTRE EN ŒUVRE POUR AMÉLIORER LA GESTION DE CRISE EN FRANCE SUR LE LONG TERME ET RELANCER À COURT TERME LATTRACTIVIDE LA MÉTROPOLE ROUENNAISE

I. INSTALLER une culture du risque durable en France

A. Savoir : CONNAÎTRE LES RISQUES INDUSTRIELS AUXQUELS ON EST EXPOSé

1. Les populations ne connaissent pas toujours les risques industriels auxquels elles sont exposées

2. Les outils dinformation et de sensibilisation des populations doivent être repensés

a. Connaître l’existence des risques : les moyens d’information

b. Connaître la nature des risques : les moyens d’implication des populations

B. SAVOIR FAIRE : SAVOIR RéAGIR EN SITUATION DE DANGER

1. Les populations ne savent pas toujours comment réagir

2. L’entraînement, la meilleure manière d’acquérir de manière durable une culture du risque

a. Insuffler la culture du risque dès le plus jeune âge

b. Multiplier les exercices et assurer leur diffusion de manière large

c. L’importance des entreprises dans l’apprentissage de la culture du risque

II. MIEUX LUTTER CONTRE LES RISQUES INDUSTRIELS

A. renforcer le rÔle de l’inspection des installations classÉes afin de maintenir le FORT NIVEAU DE PROTECTION GARANTI PAR LE rÉgime des icpe

1. Le régime des ICPE comprend déjà un fort niveau de protection mais il convient d’élargir les contrôles

a. Le régime des ICPE, une réalité diverse quant aux obligations qu’il crée

i. Définition d’une ICPE

ii. Nomenclature, classement des ICPE et niveau de contrôle

b. Les établissements classés SEVESO, dont l’usine Lubrizol de Rouen fait partie, sont des installations classées à la surveillance renforcée

i. Les établissements SEVESO

ii. Une obligation spécifique pour les sites les plus à risques : les plans de prévention des risques technologiques (PPRT)

c. Il n’y a pas eu de desserrement de la contrainte réglementaire applicable aux ICPE

2. Afin de maintenir et consolider un niveau élevé de protection, le rôle de l’inspection des installations classées doit être renforcé

B. RENOUVELER LE CADRE de la prévention des risques en france DANS LE SENS D’UN MEILLEUR CIBLAGE ET DE RETOURS d’expériences plus fréquents et plus fructueux

1. Mieux cibler les contrôles

2. Renouveler le cadre de l’accidentologie en créant un instrument de retour d’expérience dans l’optique d’un renforcement de la prévention

III. MIEUX ALERTER et informer les populations lors de la survenANCE d’un accident

A. ALERTER LES POPULATIONS : UN SYSTÈME ADAPTÉ ET RÉCEMMENT REPENSÉ MAIS QUI REPOSE ENCORE EN PARTIE SUR DES MODALITÉS DÉSUÈTES QUIL FAUT MODERNISER

1. Le « code national d’alerte » laisse une souplesse bienvenue aux autorités de déclenchement mais compte sur la connaissance acquise des gestes et attitudes à adopter en cas d’alerte

a. Les autorités de déclenchement ont une obligation de résultat et non de moyen

b. Le système d’alerte actuel suppose l’implication des populations dans leur propre sécurité

2. La nécessité de moderniser lorganisation de lalerte, fruit de notre histoire, a donné naissance au système dalerte et dinformation des populations (SAIP) qui déçoit toutefois dans sa mise en œuvre

a. L’obsolescence de notre système d’alerte a donné naissance au SAIP

i. Le constat de l’obsolescence du système

ii. Le SAIP

b. Le SAIP déçoit dans sa mise en pratique et repose encore sur des technologies désuètes

B. INFORMER LES POPULATIONS : une réflexion À ENGAGER sur la communication de crise dans un contexte de défiance ENVERS la parole publique

1. Renforcer l’articulation entre la puissance publique et les deux relais principaux d’information des populations : les maires et les médias

a. Les maires sont un relais naturel au plus près de la population

b. Les médias ont une obligation d’information des populations, rôle qu’ils assument efficacement

i. Les obligations légales des médias

ii. Des journalistes conscients de leur rôle en situation de crise

2. La communication de crise des autorités doit être repensée compte tenu de la défiance qu’elle suscite

a. L’action de l’État et ses discours suscitent la défiance des populations

b. La diminution de la défiance envers la parole publique en situation de crise passera par davantage de proximité et une amélioration de la communication de crise

IV. relancer lattractivitÉ de la mÉtropole rouennaise

A. rouen, agglomÉration DONT LE dÉcrochage INITIAL EST renforcÉ par l’accident du 26 septembre 2019

1. La ville de Rouen était déjà en situation de déclassement par rapport aux autres métropoles françaises

2. L’incendie du 26 septembre 2019 pèse lourdement sur l’attractivité de la ville

B. IL EST POSSIBLE DE RELANCER L’ATTRACTIVITÉ de la ville de rouen EN VALORISANT SES ATOUTS ET EN ASSUMANT SON HISTOIRE

1. Redorer l’image du territoire dégradée par l’accident

a. Sur le court terme, une campagne de communication d’ampleur pour gommer les images négatives de l’accident

b. À plus moyen terme, un plan d’attractivité global pour donner à Rouen un statut de métropole

2. Confirmer et renouveler la vocation industrielle de Rouen

troisième partie : des compensations en cours et un suivi épidémiologique nÉcessairement à long terme

I. L’INDISPENSABLE PRISE EN COMPTE DES IMPACTS éCONOMIQUES ASSURÉE PAR LUBRIZOL CORPORATION ET ACCOMPAGNée PAR L’état

A. DES ACTEURS économiques dont les pertes sont compensées

1. Pour compenser les pertes des agriculteurs, un fonds de solidarité a été mis en place

a. Les agriculteurs ont subi de lourdes conséquences de l’incendie

b. Un fonds de solidarité a été mis en place pour compenser les effets de l’incendie sur les producteurs agricoles

2. Un fonds plus généraliste, à destination des commerçants et collectivités, a également été mis en place

a. Les commerçants et collectivités ont également été touchés par l’incendie

b. Le fonds de solidarité mis en place pour compenser notamment les pertes d’exploitation des acteurs économiques comporte quelques limites

B. LA QUESTION ASSURANTIELLE DANS LE CADRE D’UN TEL SINISTRE

1. Panorama des assurances susceptibles d’intervenir dans le cadre d’un sinistre industriel

2. L’accident de Lubrizol pose des questions plus spécifiques

II. UN SUIVI épidémiologique qu’il convient de démarrer rapidement

A. Une surveillance SANITAIRE A été ENGAGÉE DÈS les premiers jours

1. Des mesures de gestion de crise menées avec célérité par les services du ministère de la santé

a. Les premiers prélèvements effectués ont permis de donner des recommandations sanitaires rapides

b. Malgré des données vite rassurantes, les services du ministère de la santé ont mis en place des dispositifs destinés à faire face en cas de crise

c. Des manques se font jour en termes de communication publique et d’information de la médecine de ville

2. Des interventions nombreuses certes parfois difficiles à coordonner

a. ATMO Normandie a participé à la mesure de la pollution engendrée par l’incendie

b. L’INERIS a été immédiatement mobilisé par le biais de sa cellule d’appui aux situations d’urgence (CASU) et a mené de nombreuses analyses

c. L’ANSES a un rôle spécifique, notamment d’évaluation de la contamination des produits alimentaires

B. UNE INDISPENSABLE étude épidémiologique à long terme

1. Santé publique France a été engagée dans la gestion de crise

2. Santé publique France est en capacité d’établir le cadre et les modalités d’exploitation d’une étude épidémiologique de long terme

3. La déclinaison du suivi épidémiologique semble être désormais fixée et doit donc démarrer le plus rapidement possible

TRAVAUX DE LA MISSION

I. Auditions de la mission

II. EXAMEN du rapport PAR LA mission

LISTE DES PROPOSITIONs

Contributions

I. contribution de mme StÉphanie kerbarh, membre de la mission d’INFORMATION

II. CONTRIBUTION DE M. ÉRIC COQUEREL pour le groupe la France insoumise

annexes

annexe  1 : Liste des personnes auditionnées

Annexe  2 : CONSULTATION CITOYENNE


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   AVANT-PROPOS DU PRÉSIDENT

Pour que l’après Lubrizol ne soit pas comme avant

C’était il y a presque cinq mois, en pleine nuit dans une agglomération endormie. Chacun a en mémoire les explosions, les boules de feu orangées s’élevant dans le ciel, le brasier défiant les soldats du feu et les salariés. Chacun conserve l’image d’un impressionnant panache de fumée dans le ciel de l’agglomération rouennaise et les retombées de suies, qui l’ont accompagné.

Beaucoup d’interrogations et de doutes subsistent. Non, il ne s’agit pas d’un fait anodin dont la seule mauvaise gestion de la communication serait l’élément central. Près de 10 000 tonnes de produits sont parties en fumées. C’est un événement qui prouve que le risque zéro n’existe pas. C’est bien la preuve qu’il faut sans cesse rehausser nos exigences. Il faut la tolérance zéro pour la négligence. Cet accident industriel majeur, en pleine zone urbaine, doit résonner comme une alerte. C’est toute la chaîne de gestion des risques qu’il faut interroger et renforcer. À Rouen comme partout ailleurs.

La première réponse est avant tout préventive. Tout doit être mis en place pour qu’un tel événement ne puisse pas se reproduire. Après ce grave accident et les premières auditions de la mission d’information parlementaire, j’ai voulu apporter une première réponse de fond. Le 17 décembre dernier, j’ai déposé une proposition de loi portant création d’une Autorité de Sûreté des Sites SEVESO (1) ([2]). Les différentes auditions et les entretiens menés m’ont conforté dans cette idée. Il ne s’agit pas de créer une nouvelle réglementation ou une couche administrative supplémentaire mais simplement de réorganiser les choses pour mieux contrôler les sites industriels les plus potentiellement dangereux de notre pays. La création d’une autorité administrative indépendante apporterait une réponse à toute la chaîne de gestion du risque industriel : prévention, sécurité, sanction.

Travailler sur la prévention pour limiter les risques en amont

Le meilleur moyen d’empêcher un accident passe irrémédiablement par un renforcement drastique de la prévention.

L’incendie qui a touché les entreprises Normandie Logistique et Lubrizol nécessite de repenser l’élaboration des Plans de prévention des risques technologiques (PPRT) (2). Il serait assurément plus cohérent et judicieux de les appréhender à l’échelle de plateformes industrielles, plutôt qu’à l’échelle d’un site – sans négliger les spécificités de chacune des entités – lorsque plusieurs entreprises se concentrent sur une même zone. Dès lors, les risques de sur-accident seront anticipés. Il faut également se poser la question de la mitoyenneté entre deux sites stockant des produits dangereux : la mise en place d’une « zone tampon » entre les installations s’impose pour isoler les risques et éviter une propagation, en cas de crise. Pour mieux anticiper tous les scénarios d’accidents, la transmission des rapports d’assurances à l’Autorité de Sûreté des Sites SEVESO serait obligatoire (3).

La prévention passe aussi par une meilleure culture du risque, davantage partagée par la population. Dans chaque commune concernée par l’implantation ou la proximité d’un site SEVESO seuil haut, les habitants devraient avoir la possibilité de rejoindre une réserve communale de sécurité civile (4). Formés aux conduites à tenir en cas de crise, les volontaires de cette réserve communale seraient mobilisés pour diffuser les bonnes pratiques et préparer leurs concitoyens à un accident industriel majeur. Ils pourraient devenir un soutien, un relais et un partenaire des maires dans les situations de crise.

Enfin, main dans la main, exploitants et collectivités doivent réfléchir à la mise en place d’une semaine de la sécurité, chaque année, en direction de l’ensemble de la population (5). Chaque territoire devra adapter la manifestation et la communication en fonction des principaux et/ou des nouveaux risques auxquels il est exposé. Cela sera également l’occasion de rappeler les dispositifs d’alerte, les différentes règles à respecter et aussi les bons réflexes à adopter en cas de survenance d’un accident. 

Plus de sécurité pour plus de sérénité

L’événement du 26 septembre 2019 rappelle que la sécurité s’inscrit dans une démarche d’amélioration continue. Le milieu industriel a l’habitude de réaliser des retours d’expérience après chaque accident pour faire évoluer ses dispositifs et mieux anticiper les risques.

Les travaux de la mission d’information parlementaire et les différents témoignages des acteurs qui sont intervenus durant l’accident se recoupent : la question des moyens est primordiale pour contenir un incendie mais également pour répondre rapidement aux questions sanitaires. Il faut s’assurer que nos services de sécurité et de secours disposent des équipements nécessaires (matériels spécifiques, masques, émulseurs, véhicules d’intervention). Le « Guide de gestion de l’impact environnemental et sanitaire en situation post accidentelle » du ministère de l’environnement doit faire référence en la matière. Dans une situation accidentelle comme celle de Lubrizol « il est indispensable de recueillir au plus vite et de façon fiable les données relatives aux conséquences de l’accident ». Chaque service doit pouvoir assurer son rôle avec les moyens nécessaires !

Dans ce cadre, il est urgent de réaliser un état des lieux général du matériel d’intervention (6). Tous les départements exposés aux risques doivent disposer des équipements adéquats et être en capacité de répondre à plusieurs situations d’urgence simultanées.

Il faut également rendre obligatoire, pour tous les sites SEVESO seuil haut, la présence de pompiers internes à l’entreprise (7).

La vigilance et les contrôles doivent également concerner la sous-traitance. Cette pratique ne doit pas être une manière pour les industries à risques de s’affranchir des règles de sécurité et de formation qui leur incombent. Aujourd’hui, 92 % des salariés de la sous-traitance ne sont pas formés au maniement d’un extincteur. Cela n’est pas acceptable. Les sites SEVESO devront assurer une formation complète aux salariés des entreprises sous-traitantes avec lesquelles ils contractent (8) et qui exercent sur le site. Les formations pourraient être réalisées par l’institut pour une culture de sécurité industrielle (ICSI).

Les causes de l’accident sont encore méconnues. Néanmoins, le principe de précaution impose de renforcer la protection en installant des caméras 360° sur tous les sites classés SEVESO (9). De la même façon, le risque de cyberattaque augmente partout dans le monde et les sites industriels peuvent être des cibles privilégiées avec des conséquences potentiellement dramatiques. Chaque site classé SEVESO devra faire réaliser par un cabinet spécialisé une simulation de cyberattaque pour évaluer la résilience de ses installations (10).

Mieux s’organiser et renforcer les sanctions en cas de manquement à la réglementation

Entre 2009 et 2018, les contrôles des sites classés sont passés de 29 000 à 19 000. Dans le même temps, le nombre d’accidents industriels a augmenté de 34 %. Avant toute chose, il apparaît donc primordial de renforcer les moyens humains en créant de nouveaux postes d’inspecteur des sites classés (11).

Il peut paraître banal de le rappeler mais, la réglementation doit être respectée. Il est moins banal d’affirmer que, dans le cas contraire, les industriels doivent être sanctionnés lourdement lorsque les manquements sont graves et mettent en danger les populations environnantes. Comment ne pas se remémorer le montant dérisoire de l’amende acquittée par Lubrizol suite à l’épisode du mercaptan de 2013 ? Il faut faire évoluer le plafond des sanctions, de 15 000 euros d’amende maximum aujourd’hui à 100 000 euros (12).

Une fois les possibles sanctions administratives rehaussées, encore faut-il pouvoir les prononcer. Aujourd’hui, si une mise en demeure n’est pas respectée, le préfet se prononce en fonction des nuisances et risques causés à l'environnement, en fonction de l'attitude de l'exploitant et en fonction des intérêts économiques et sociaux en jeu. Il faut cesser cet arbitrage entre le développement économique et la protection des populations. La sécurité des habitants doit être la première boussole de l’action publique. Une Autorité de Sûreté des Sites SEVESO permettrait de pallier le pouvoir discrétionnaire du préfet. Indépendante, elle ne subirait pas les éventuelles pressions économiques de l’industriel. À l’instar du nucléaire, la publication des mises en demeure les rendrait plus coercitives.


Plus de transparence à l’égard de la population

Aujourd’hui encore, les collectifs citoyens constitués à la suite de l’accident rouennais continuent de demander plus de transparence dans les prises de décisions préfectorales. Le niveau de défiance à l’encontre des autorités témoigne du besoin aigu d’information.

La réouverture partielle du site Lubrizol, en décembre, s’est faite sans concertation avec la population. C’est un nouvel acte manqué. Pourtant, la confiance réclame l’amélioration de l’accès à l’information. Il faut mettre en open data tous les documents diffusés au Conseil départemental de l’environnement et des risques sanitaires et technologiques (CODERST) concernant les demandes d’autorisation (13) d’ouverture ou de réouverture des sites industriels les plus dangereux. Il faut revoir la composition du CODERST qui laisse aujourd’hui peu de place aux représentants des collectivités locales et des ONG.

Pour que la pression sur l’exploitant soit constante, il faut créer des « permis ou autorisations provisoires » comme en Allemagne pour les sites industriels à hauts risques (14).

La transparence exige aussi qu’en cas d’accident grave sur un site industriel, la liste des produits endommagés devra être rendue publique dans les 48 heures, accompagnée d’une analyse de leur impact pour la santé et pour l’environnement réalisée par un collège d’experts indépendants. La mise en place d’un comité pour la transparence doit devenir automatique (15). Les citoyens doivent être impliqués dès le début d’une telle crise et associés à la prise de décision.

Dans une telle situation, une autorité indépendante permettrait également de venir en appui aux services de l’État et d’ajouter une parole technique à une parole politique trop souvent discréditée. Elle agirait en ce sens comme un tiers de confiance indépendant.

Tirer les conséquences de la mauvaise gestion de crise

La gestion de crise de l’accident Lubrizol a mis en lumière les limites de notre système d’alerte et d’avertissement des populations, en total décalage avec l’éventail d’outils d’information rapide dont nous disposons désormais. Conformément à une directive européenne et à l’horizon 2022, de nouveaux moyens de communication seront déployés pour avertir la population en cas d’événements graves. Cela ne doit pas s’arrêter là. Lorsqu’une sirène retentit, il est recommandé d’écouter la radio et les médias dédiés pour suivre les recommandations des autorités. Il s’agit d’ailleurs d’un canal qui a démontré son efficacité, à l’inverse des réseaux sociaux qui ont eu tendance à diffuser des informations partielles ou erronées. Pour que cela devienne un réflexe, il faut organiser des « exercices à la japonaise » grandeur nature pour que les gestes et les comportements s’acquièrent (16).

Pour éviter qu’il faille attendre plusieurs jours avant de connaître de façon précise la liste et la quantité de produits qui ont été touchés, alimentant le sentiment d’opacité de la part de la population, à l’avenir, il convient d’obliger tous les sites industriels à tenir une liste à jour des produits dangereux (17) en précisant leur quantité et l’endroit précis où ils sont stockés, y compris lorsque ces produits sont stockés chez des sous-traitants ou prestataires de services. Cette obligation sera susceptible d’être contrôlée – et par conséquent sanctionnée en cas de manquement – par les inspecteurs des sites classés.

Enfin, il faut assouplir les conditions de reconnaissance de l’état de catastrophe technologique. Après l’incendie Lubrizol, beaucoup d’habitants ont subi des dégâts, causés par les retombées de suies et d’amiante. Le seuil de cinq cents logements rendus inhabitables à la suite d’un accident est absurde. Que se passerait-il si seulement 499 étaient concernés ? Qui peut affirmer qu’une véritable marée noire dans l’atmosphère n’est pas une catastrophe technologique ? Le gouvernement doit prendre ses responsabilités et réécrire ce décret pour mieux protéger la population en cas de survenance d’un accident industriel (18).

Conclusion

Dorénavant, plus rien ne doit être comme avant. Sinon les mêmes causes produiront les mêmes effets. Pour assurer une vie en toute quiétude à proximité des sites les plus sensibles, parce que l’industrie est essentielle dans notre pays, il faut repenser notre logiciel de gestion des risques. Ces 18 propositions répondent toutes à des problématiques précises soulevées durant l’accident Lubrizol et au cours des travaux menés par la mission d’information parlementaire. Le secteur industriel comme les pouvoirs publics ont tout à y gagner. Renforcer les règles permettra d’améliorer la sécurité. Créer un véritable gendarme des sites industriels sensibles apportera confiance et transparence aux habitants.

C’est le rôle de cette mission d’information, faire des propositions pour mieux protéger la population. Voilà la raison pour laquelle j’ai, pour ma part, voulu mettre ces réflexions sur la table.

 


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   introduction

Le 26 septembre 2019, à Rouen, en pleine nuit, un incendie touchait l’usine de produits chimiques de la société Lubrizol et un site voisin, celui du logisticien Normandie Logistique.

Cet incendie, d’une ampleur et d’une intensité exceptionnelles, a provoqué la formation d’un épais panache de fumée noirâtre au-dessus de la ville, qui s’est diffusé très largement au gré des vents en dispersant des suies, couvrant une partie de la Seine-Maritime puis des territoires picards.

Si cet incendie n’a occasionné ni mort, ni blessé, ni aucun dégât matériel en dehors des sites concernés, les images de l’incendie ont été accueillies avec anxiété et incompréhension par la population. Comme député de Rouen, vivant lui-même sous le lieu de passage du panache de fumée, votre rapporteur comprend et partage ce ressenti.

Face à l’ampleur de cet incendie et aux multiples questions qu’il a suscitées, la Conférence des présidents de l’Assemblée nationale a décidé la création d’une mission d’information sur l’incendie de Lubrizol à Rouen, constituée le 9 octobre 2019. Passé le temps de l’émotion, un travail de fond était nécessaire, parce qu’un incendie sur un site SEVESO ne devrait pas arriver, parce que des questionnements sur la gestion de cette crise et l’information à la population ont été soulevés, parce que les conséquences de l’incendie sur la santé, l’environnement et l’économie du territoire devaient être mesurées. Comprendre, analyser puis proposer des solutions réalistes et ambitieuses, tels sont les objectifs suivis par votre rapporteur en rédigeant ce rapport.

La mission d’information s’est ainsi réunie à 35 reprises, soit près de 50 heures d’auditions, pour entendre plus de 150 personnes : pouvoirs publics, services de l’État, services de secours, scientifiques et experts, représentants d’associations, élus et citoyens. Les intervenants ont eu l’occasion de détailler à la mission les faits, le déroulé de l’incendie, la manière dont ils l’ont vécu ainsi que les suites qui y ont été données. Certains nous ont également fait part de leurs inquiétudes, de leurs attentes, de leurs colères parfois.

Votre rapporteur a tenu à définir quatre axes de propositions afin de lutter plus efficacement contre le risque d'accident, de l’amont à l’aval :

– la préparation aux risques industriels en instaurant une véritable culture du risque durable en France ;

– la prévention, en luttant mieux contre les risques industriels ;

– l’information à la population en situation à risque ;

– la réparation, en particulier du préjudice spécifique et grave subi par la ville de Rouen.

Ces quatre axes se concentrent sur un nombre volontairement limité de propositions afin que ces dernières soient lisibles, concrètes et hiérarchisées.

En outre, votre rapporteur souhaitait préciser que, conformément à la ligne de conduite dont elle ne s’est jamais départie au long de ses travaux, la mission d’information n’entendait pas s’immiscer sur des sujets faisant directement l’objet des enquêtes et procédures judiciaires en cours, eu égard au principe de la séparation des pouvoirs.

Enfin, votre rapporteur tenait à remercier chaleureusement l’ensemble de ses collègues qui ont participé aux travaux de la mission ainsi que souligner la qualité des échanges entre les députés et les auditionnés, animés par la volonté d’œuvrer pour l’intérêt général.

 


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   PREMIÈRE PARTIE : L’INCENDIE DU 26 SEPTEMBRE 2019, un événement majeur impliquant
un site industriel singulier

Avant toute chose, votre rapporteur souhaite évoquer, de façon factuelle, lévénement en lui-même. Pour pouvoir tirer des leçons de l’incendie qui a touché l’usine Lubrizol et les entrepôts de Normandie Logistique le 26 septembre 2019 à Rouen, il est en effet indispensable de commencer par revenir sur le contexte et les faits de la façon la plus précise possible.

Les deux sites touchés doivent d’abord être présentés. Ensuite, il s’agira de rappeler les circonstances exactes de laccident, en revenant sur sa chronologie et sur ses impacts.

I.   LES DEUX SITES TOUCHés, LUBRIZOL ET NORMANDIE LOGISTIQUE

Les deux sites touchés par l’incendie appartiennent à des entreprises qui ont des notoriétés, des activités et des histoires différentes.

A.   L’USINE LUBRIZOL DE ROUEN, UN SITE INDUSTRIEL SOUS SURVEILLANCE

1.   Le site Lubrizol de Rouen, implantation principale de Lubrizol Corporation en France, a déjà connu des incidents

a.   L’usine rouennaise : principale unité de production de la filiale française de Lubrizol Corporation, un acteur important de l’industrie chimique américaine

Lubrizol Corporation est un groupe américain de la chimie de spécialités. Créé en 1928 et implanté en France depuis plus de 65 ans, le groupe est contrôlé depuis 2011 par Berkshire Hathaway un des grands investisseurs du marché américain fondé et dirigé par Warren Buffet.

Cette entreprise bénéficie d’une solide réputation au sein de son secteur dactivité. Elle dispose dans le monde d’une soixantaine de sites de production et de nombreux laboratoires techniques (Amérique du Nord, Asie, Brésil, Allemagne, etc.). Ses produits sont commercialisés dans plus de 100 pays.

Le groupe Lubrizol est une multinationale de la chimie dont les activités sont profitables. Il n’est cependant pas un « géant » du secteur, en tout cas comparable à l’américain DowDupont, au conglomérat chinois résultant de la fusion récente entre les groupes ChemChina et Sinochem, au britannique Ineos ou encore aux deux acteurs historiques allemands que sont les groupes Bayer-Monsanto et BASF. Avec un chiffre d’affaires mondial de 6,8 milliards de dollars pour l’exercice 2018 (en croissance de 8 %), Lubrizol se place néanmoins juste derrière des groupes chimiques comme le français Arkema ou encore le belge Solvay qui enregistrent des chiffres d’affaires respectifs de 8,8 et 10,3 milliards d’euros. Le chiffre d’affaires de Lubrizol Corp. est tout de même supérieur à celui de Total Petrochemicals France (4,4 milliards d’euros).

Lubrizol est un leader sur les marchés spécifiques des additifs pour moteurs, transmissions et directions assistées mais aussi de produits indispensables à certains process de l’industrie. Au titre d’une diversification accélérée au cours des années 2000, l’entreprise a développé des solutions d’ingrédients incorporés aux cosmétiques et produits de santé ainsi que pour des peintures, des revêtements de meubles avec des polymères de performance.

Elle développe également son activité dans des domaines de la biotechnologie. Elle compte près de 12 000 références à son catalogue et détient 1 600 brevets.

Fort de cette position, Lubrizol Corp. affirme dans sa communication qu’au niveau mondial « Une voiture sur trois roule avec des additifs Lubrizol ». Le groupe affirme aussi : « À la maison, où que vous soyez ! Partout où vous regardez, Lubrizol est là. »

b.   Une usine de Lubrizol France, première filiale étrangère de Lubrizol Corporation, inscrite dans un paysage marqué par une ancienne et encore forte présence industrielle

À elle seule la filiale française (dont le siège social est à Rouen) réalise un chiffre d’affaires de 1,15 milliard d’euros et assure ainsi une partie importante de l’activité et des bénéfices de Lubrizol Corp. qui (avant impôts) représentent près de 10 % de son chiffre d’affaires. Il s’agit donc d’activités générant des marges plutôt élevées dans l’industrie. Lubrizol France, du fait de son importance, nest assurément pas considérée comme une filiale internationale parmi dautres au sein du groupe américain car elle joue un rôle pivot dans ses activités en Europe : 75 % de la production de son site de Rouen sont exportés et Lubrizol France se présente comme le premier exportateur de Haute-Normandie.

Située en zone urbaine au cœur de la Métropole et à proximité de la commune du Petit-Quevilly, l’usine rouennaise est historiquement la première implantation française de Lubrizol, en 1954, et y constitue sa plus importante unité de production.

Deux autres sites sont venus compléter son appareil industriel : en 1969, à Oudalle (également situé en Seine-Maritime) dans la zone industrialo-portuaire du Havre puis, en 1991, à Mourenx (Pyrénées-Atlantiques), une plus petite unité. Ces trois établissements, du fait de la nature et des quantités des matières premières employées pour leurs productions respectives, relèvent de la catégorie SEVESO « seuil haut » au titre de la réglementation applicable aux installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE) ([3]).

Au total, le groupe emploie directement en France environ 650 salariés (dont près des deux tiers à Rouen) sur un effectif mondial de 8 700 personnes. Mais il est avéré qu’avec ses prestataires et sous-traitants, les activités de Lubrizol impliquent, en France, près de 2 000 emplois.

c.   Une importante usine ayant déjà connu de sérieux « incidents » parmi lesquels une fuite de mercaptan en 2013

Lubrizol Corp. est un groupe qui se conçoit dynamique et responsable. Il promeut une politique de responsabilité sociale et environnementale (RSE). Son code déthique à destination de ses salariés (version de 2016 consultable sur le net) recèle de nombreuses prescriptions en ce sens.

La sécurité est dabord érigée en priorité absolue : « La sécurité est une valeur fondamentale. Lubrizol sattache à protéger ses collaborateurs, ses clients et les communautés [collectivités territoriales et riverains] au sein desquelles lentreprise opère. Notre but est d’empêcher la survenance daccidents et de blessures en fiabilisant fortement tous les aspects de notre production. » Ce code exige notamment des collaborateurs de Lubrizol partout dans le monde de « suivre toutes les formations requises en matière de sécurité » et de « veiller à ce que les prestataires et les visiteurs se trouvant dans les locaux de Lubrizol suivent les formations de sécurité éventuellement nécessaires ».

Un chapitre du code d’éthique de l’entreprise, spécialement consacré à lenvironnement, est intitulé « Minimiser l’impact environnemental ». On y lit notamment : « Lubrizol est déterminée à se conformer aux normes environnementales les plus rigoureuses […] et intègre dans ses opérations quotidiennes des pratiques bien établies de gestion de lhygiène, de la sécurité et de lenvironnement. » En ce sens, le code d’éthique assigne aux collaborateurs du groupe de « signaler immédiatement les fuites, les déversements et dégagements afin quils puissent être traités rapidement et évités à lavenir » en ajoutant comme autre obligation de « fournir des informations correctes et exhaustives pour lobtention de permis environnementaux et le respect dautres exigences réglementaires ».

Les productions de Lubrizol sont effectivement caractérisées par des process « à risques » (notamment des mélanges de matières premières inflammables et/ou combustibles) jusqu’au stockage des produits finis. Ainsi, en France, ses sites sont soumis à une surveillance qui implique des contrôles. Les règles internes de sécurité applicables à l’entreprise sont assurément élevées sans différer a priori de certaines normes applicables aux traitements industriels d’hydrocarbures par les industries pétrolières et pétrochimiques.

Toutefois, antérieurement à l’incendie du 26 septembre, le site Lubrizol de Rouen avait déjà connu certains incidents majeurs.

Laccident le plus spectaculaire datait du 21 janvier 2013. Il s’agissait d’une importante fuite d’un gaz malodorant, un événement dû à une erreur de manipulation de commandes techniques par un opérateur au cours d’un week-end. Ses conséquences (principalement une fumée nauséabonde) avaient été perceptibles pendant plus de 48 heures jusqu’au sud de l’Angleterre et en région Île de France, c’est-à-dire bien au-delà de Rouen et d’une partie de la Normandie. Cette fuite concernait cependant un gaz non toxique, le mercaptan, largement utilisé et qui d’ailleurs sert par incorporation de « marqueur d’alerte » au gaz de ville naturellement inodore. L’absence de toxicité du mercaptan (hors forte concentration et inhalation massive), un gaz rapidement dilué dans l’atmosphère, n’est toutefois pas sans effets néfastes ou, à tout le moins incommodants, avec des nausées et maux de tête susceptibles d’être provoqués par sa forte odeur. De plus, lorsque le mercaptan s’échauffe trop, une émission d’hydrogène sulfuré (H2S) peut s’ajouter à son émission incontrôlée avec alors de possibles conséquences plus dangereuses.

L’inquiétude des populations s’était assez naturellement traduite par des centaines d’appels aux différents services départementaux d’incendie et de secours (SDIS) et aux services d’urgence (2 500 appels en quelques heures mais moins de 20 consultations médicales).

Une enquête ouverte par le parquet de Rouen pour « mise en danger de la vie dautrui » avait donné lieu à des investigations de police judiciaire, y compris par l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique (OCLAESP). Une négligence dans le process de l’entreprise a été mise au jour tout en soulignant l’aggravation du phénomène du fait de son retard à prendre les mesures appropriées afin de préparer une solution chimique neutralisante.

En avril 2014, cette affaire a abouti à la condamnation de Lubrizol à une amende de 4 000 euros par un verdict du tribunal de police de Rouen. Un montant, au demeurant faible, largement commenté par de nombreux Rouennais et par des organisations de défense de l’environnement, dautant quen août 1989 une émission dans latmosphère de mercaptan (estimée à l’époque entre 1 et 5 kilogrammes de ce gaz) sétait déjà produite à partir du site de Rouen en raison d’une augmentation anormale de la température sur une unité de fabrication.

En outre, le site rouennais, avait également été à l’origine, le 29 septembre 2015, d’une fuite denviron 2 000 litres dhuile minérale déversés dans le réseau d’évacuation des eaux pluviales. L’action des pompiers et de l’entreprise avait toutefois permis d’en contenir la plus grande partie sans toutefois éviter un écoulement dans la Seine, qualifié de « faible ampleur » par la préfecture, mais qui avait néanmoins nécessité la mise en place de barrages flottants par le Grand port maritime de Rouen.

Concernant le site dOudalle, autre site de production seinomarin de Lubrizol, des incidents ont aussi été constatés. Au lendemain de la fuite de mercaptan de 2013 à Rouen, M. Jacky Bonnemains, porte-parole de l’association Robin des Bois, ([4]) avait tenu à rappeler dans la presse qu’en 2009 deux incidents similaires, certes de moindre ampleur, s’étaient produits dans l’usine d’Oudalle. Mais le plus important sinistre enregistré à partir de cet autre site reste l’explosion suivie d’un incendie, au cours de la nuit du 16 au 17 avril 2003, endommageant 40 % des capacités de production sans toutefois avoir eu d’impacts sur l’environnement. Et dans les jours précédant l’événement majeur du 26 septembre 2019 à Rouen, un incendie s’est déclaré, en journée du 3 septembre, dans une salle de filtration de l’usine d’Oudalle mais il a pu être totalement maîtrisé en moins de quatre heures avec le déclenchement du plan d’opération interne (POI) et le soutien d’une cinquantaine de pompiers.

2.   Un incident en 2013 dont l’ensemble des leçons n’ont pas été tirées par les pouvoirs publics

a.   À la suite de l’incident de 2013, un rapport d’inspection proposait diverses recommandations dont certaines, importantes, n’ont pas été suivies par l’État

Sur sa demande, notre collègue Mme Delphine Batho, députée des Deux-Sèvres (non-membre de la mission d’information) a témoigné de son expérience en tant que ministre de l’écologie au moment de la fuite de mercaptan. Elle a débuté son propos en indiquant avoir « vécu cet accident immédiatement comme un échec pour les services de l’État au regard des anomalies que javais constatées dans la gestion de crise », tout en rappelant que « Lubrizol en 2013 ne sest pas avérée être une entreprise exemplaire » notamment, selon elle, pour ses capacités et sa réactivité dans l’application des plans prévus et visant à réduire les risques. Insistant sur un élément précis : « j’avais saisi les services d’inspection, des trois ministères, intérieur, industrie et écologie, afin que toutes les leçons en soient retenues » ([5]), Mme Batho a tenu à rappeler que le rapport de mai 2013, rendu au terme de ce travail interministériel, avait particulièrement mis l’accent sur deux points :

– en premier lieu, le constat que l’ensemble de la gestion de crise, en France, est fondé sur la question de la toxicité aiguë, donc sur les risques létaux mais beaucoup moins sur les conséquences sanitaires pouvant, d’une part, déclencher des symptômes incommodants et, d’autre part, des effets à long terme ;

– le deuxième élément portait sur la communication, en relevant des défaillances dans la gestion des systèmes d’alerte en direction des élus comme de la population et un usage inadapté des réseaux sociaux, il est vrai moins généralisés en 2013 qu’à présent.

Mme Delphine Batho a également soulevé devant la mission une donnée d’importance qui distingue la fuite de 2013 de l’incendie de 2019 : en 2013, les autorités n’ont à aucun moment été dans l’ignorance de la nature de la substance rejetée dans l’environnement mais seulement, au départ, de son exacte quantité ; alors, qu’en 2019, les caractéristiques et les volumes des substances brûlées (très nombreuses) n’étaient pas connus au déclenchement de l’incendie et au cours des opérations engagées pour le combattre. Il aura fallu plusieurs jours pour connaître ces données, une information qui sera d’ailleurs communiquée beaucoup plus tardivement de la part du stockeur Normandie Logistique que du producteur Lubrizol.

Il semble que les recommandations du rapport d’inspection de 2013 n’ont été que partiellement suivies par les pouvoirs publics de l’époque pour modifier leur doctrine. Deux difficultés de la gestion de crise de l’incendie de 2019 sont en effet liées à l’information des élus et des populations d’une part, et d’autre part à la concentration sur la question de la toxicité aiguë.

b.   Pour autant, Lubrizol paraissait faire l’objet d’une surveillance renforcée des autorités locales de l’État

En raison de la nature « à risques » des activités et de son accidentologie passée, le site de Lubrizol à Rouen faisait lobjet dune surveillance particulière de la part de ladministration en charge de la protection de lenvironnement et de la prévention des risques technologiques.

Au cours de la deuxième audition tenue par la mission d’information, M. Patrick Berg, directeur de la Direction régionale de lenvironnement, de laménagement et du logement (DREAL) de Normandie a, d’emblée, tenu à préciser le grand nombre de contrôles effectués par son service d’inspection des installations classées, témoignant ainsi d’une attention soutenue qui résultait des constatations de l’administration à l’occasion de l’importante fuite de mercaptan de 2013 : « Cest donc la première raison pour laquelle nous sommes allés souvent chez Lubrizol dans les années qui ont suivi. Nous y sommes allés huit fois en 2013, quatre fois en 2014, neuf fois en 2015, sept fois en 2016, trois fois en 2017, cinq fois en 2018 et déjà deux fois en 2019. Cela représente 38 visites auxquelles sajoute celle effectuée le jour de lincendie, soit au total 39. Nous avions prévu, début 2019, dy aller quatre fois sur lensemble de lannée. Nous y serions allés quarante fois sur sept années civiles, soit près de six fois par an. » Monsieur Berg a ajouté à ce propos : « Le programme pluriannuel de contrôles des installations classées du ministère prévoit que nous devons nous rendre sur un site SEVESO seuil haut au moins une fois par an. Vous voyez que nous y sommes allés entre cinq et six fois plus que ce qui est recommandé, à cause de laccident de 2013. » ([6])

Ce bilan quantitatif peut paraître impressionnant. Le site Lubrizol de Rouen a sans doute été lune des usines les plus contrôlées au cours des six années ayant suivi laccident de 2013 par rapport aux autres sites normands classés SEVESO et, peut-être même, au niveau national.

Ces contrôles, dont la mission d’information n’est pas en mesure d’apprécier le niveau qualitatif, ont d’abord été motivés, selon le propos de M. Berg, afin « de vérifier lapplication des prescriptions prises à lencontre de lentreprise ». Le directeur de la DREAL a également précisé à la mission « les échanges nourris » entre ses services et l’organisation professionnelle France Chimie Normandie (ex-Union des industries chimiques) sur « le facteur humain » c’est-à-dire sur le management et la mobilisation des personnels d’un site SEVESO, une ICPE complexe. Enfin, la DREAL a effectué d’autres vérifications en déclenchant notamment un POI « au milieu des 39 inspections » puis « dans une troisième séquence de nos inspections » des contrôles sur les moyens de défense contre l’incendie propres à l’usine car un certain nombre de prescriptions n’étaient pas remplies « notamment sur la question de la limitation à 20 minutes de la possibilité d’avoir des départs de feu, dans au moins quatre endroits de l’usine. Il y a eu un arrêté de mise en demeure ». Force est de constater que face à la violence de l’incendie du 26 septembre 2019, les moyens d’extinction automatique de l’entreprise se sont néanmoins révélés inopérants ou, à tout le moins, inefficaces.

Au cours de son audition devant la mission, Mme Élisabeth Borne, ministre de la transition écologique et solidaire, a tenu à souligner « lengagement des personnels de la DREAL » en ajoutant d’ailleurs que dans le contexte de cet incendie majeur « leur connaissance de linstallation a permis de prévenir tout sur-accident » ([7]).

B.   LA SOCIÉTÉ NL LOGISTIQUE, FILiale de normandie logistique

1.   Normandie Logistique, holding de NL Logistique

a.   Normandie Logistique est une entreprise de transport et de logistique pour laquelle l’entreposage, a fortiori chimique, ne représente qu’une faible part de l’activité

Fondée en 1977, Normandie Logistique est une entreprise de taille intermédiaire (ETI) composée de 460 collaborateurs avec un chiffre daffaires annuel de 54 millions deuros ([8]). Sa croissance s’est essentiellement nourrie de rachats successifs de petits transporteurs locaux ; une croissance externe qui a établi un réel ancrage régional sur le quart nord-ouest de la France, principalement sur le triangle Rouen, Caen, Le Havre, mais aussi à Rennes ou encore à Angers.

Son capital a été progressivement ouvert à ses principaux cadres à partir de 2009 au titre d’un OBO (Owner Buy Out). L’entreprise opère dans des activités de transport et de logistique :

– le transport terrestre et l’affrètement constituent son activité principale et représentent 80 % du chiffre d’affaires de l’entreprise ;

– la partie entreposage – celle concernée par l’incendie puisque c’est un site de stockage qui a brûlé – ne représente quant à elle que 15 % du chiffre d’affaires ;

– enfin, l’entreprise intervient également sur des activités « overseas », c’est-à-dire qu’elle est transitaire, au Havre.

C’est ainsi que selon son président, M. Sylvain Schmitt, auditionné par la mission d’information, Normandie Logistique est davantage une entreprise de transport que de stockage : « Notre métier principal est le transport. Nous sommes transporteurs avant tout. » Par ailleurs, sa clientèle est très diverse et le stockage chimique ne concerne que Lubrizol : « Le groupe a une clientèle très diversifiée et la chimie ne représente pratiquement quun seul client. Il sagit de Lubrizol, principalement à cause de la proximité et du voisinage. » ([9]).

Normandie Logistique est donc en réalité une entité qui contrôle trois sociétés chapeautant chacune l’un de ses cœurs de métier : NL Transport, NL Logistique et NL Overseas.

b.   NL Logistique, une entreprise gérée, en fait, comme une « grosse PME » exploitant notamment six sites d’entreposage, dont le site mitoyen de Lubrizol à Rouen

NL Logistique est la société qui porte l’activité d’entreposage de Normandie Logistique. Elle emploie 50 personnes et enregistre un chiffre daffaires de 8 millions deuros. Ses entrepôts de stockage sont répartis sur six sites à Caen, Rouen et Le Havre. NL Logistique est donc la société exploitante du site sinistré.

Ce dernier fait partie des anciens entrepôts portuaires qui datent de 1920 et constituaient ce que l’on appelait à l’époque des « Magasins généraux » et enregistrés comme tels en 1953. Historiquement dédiés au stockage de bois, ces entrepôts occupent une bande de 300 mètres de long sur 40 à 60 mètres de large. L’installation des deux sites classés SEVESO mitoyens n’aura lieu que postérieurement : Lubrizol classé SEVESO « seuil haut » et Triadis classé « seuil bas ».

Le site stockait environ 8 000 tonnes de produits dont 4 250 tonnes ont brûlé dans l’incendie du 26 septembre 2019. Parmi ceux-ci, 1 691 tonnes appartenaient à Lubrizol. Concernant la nature des produits chimiques stockés pour le compte de la société Lubrizol, le président de Normandie Logistique a affirmé lors de son audition devant la mission d’information quil ne sagissait que de produits combustibles et non de produits dangereux, en accord avec leur habilitation d’installation classée pour la protection de l’environnement (ICPE) dans la rubrique 1510 : « Dans notre classement ICPE, nous étions habilités à stocker ce type de produits », « principalement des stocks de fûts dans lesquels il ny a pas de produits dangereux. Nous pouvons en avoir quelques-uns, mais il y a des seuils » ([10]). Le directeur de la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) de Normandie, M. Patrick Berg, confirmera lors de l’audition de M. Pierre-André Durand, préfet de la région, quaucune faute concernant la nature des produits stockés ne semble avoir été commise par Normandie Logistique : « Avec les éléments que nous avons en main […] nous ne décelons pas dirrégularité dans la nature des produits stockés chez Normandie Logistique, ni en quantité de produits ni en nature de produits. » ([11]).

Toutefois, votre rapporteur a été surpris d’apprendre, de la part des dirigeants de Normandie Logistique, leur méconnaissance de la nature réelle des produits stockés dans leurs entrepôts, de laquelle ces derniers ne se sont pas cachés lors de leur audition devant la mission d’information : « quand nous faisons notre métier dentreposeur, nous ne connaissons pas les produits ». En conséquence, on comprend mieux la difficulté réelle qui a été la leur de constituer un inventaire précis des produits stockés, et notamment des produits brûlés.

Même en considérant des difficultés matérielles liées à l’incendie et la nécessité d’un repli sur un autre site pouvant générer un relatif désordre de l’informatique, mais également des justifications « humaines » liées à l’état de choc des employés, votre rapporteur constate cette incapacité et cette méconnaissance imputables à l’entreposeur mais aussi, dans une certaine mesure, à ladministration. Dans le cas de produits ou d’environnements dangereux, il devrait incomber à l’industriel, comme à l’entreposeur, de tenir à jour un état des stocks précis. L’administration devrait pouvoir aisément disposer de cet état des lieux régulier. Son absence témoigne bien d’une insuffisance de surveillance, donc de connaissance du site de NL Logistique.

Une interrogation concerne néanmoins Lubrizol qui entretenait des relations daffaires anciennes et continues avec NL Logistique. L’industriel ne semble pas avoir été très curieux des modalités de gestion de ses produits par un partenaire pourtant si proche. Ce voisinage présentait effectivement des avantages (au point qu’il fut même un temps envisagé de percer une des séparations mitoyennes pour faciliter les acheminements de produits à entreposer). La force de l’habitude a sans doute atténué la vigilance du donneur d’ordres sur les capacités de son prestataire pour connaître en permanence la composition exacte et la localisation précise des produits stockés dans ses locaux donc le potentiel de risques associés mais aussi sur l’existence de protections incendie en rapport.

2.   Un site d’entreposage trop peu surveillé par l’État, notamment en raison de possibles manquements de la part de l’entreprise

a.   Un site probablement trop peu visité et jamais contrôlé

Lors de son audition devant la mission d’information, le directeur de la DREAL de Normandie ([12]), a affirmé que, malgré l’absence d’obligations réglementaires compte tenu de sa classification d’alors, les services de lÉtat ont visité à deux reprises les locaux du site sinistré de NL logistique :

– en 2011, dans le cadre de lélaboration du plan de prévention des risques technologiques (PPRT) afin de « vérifier la zone deffet de Lubrizol chez Normandie Logistique » ;

– en 2017, en raison d’une velléité dacquisition des entrepôts de la part de Lubrizol ([13]), afin de permettre à la DREAL d’étudier les aménagements nécessaires au passage des locaux sous le régime SEVESO en cas de rachat des entrepôts par Lubrizol.

Au-delà de ces deux visites – qui ne constituent pas des contrôles à proprement parler – aucun contrôle na été réalisé. Cet état de fait paraît normal dans la situation administrative où se trouvait alors le site de NL Logistique, c’est-à-dire sous le régime de la déclaration. Pour ces ICPE considérées comme les moins à risques, la réglementation nimpose aucun contrôle régulier, mais uniquement en cas de problème. C’est ce qu’a confirmé le directeur de la DREAL de Normandie, M. Patrick Berg lors de son audition devant la mission d’information : « Parce que les ICPE soumises à déclaration sont des installations simples, il ny a de visites dinspection que sur signalement de bruits, dodeurs ou dactivités suspectes par un élu ou un riverain. Il ny a jamais eu de signalement de bruits, dodeurs ou dactivités suspectes chez Normandie Logistique. » ([14]).

Ce faible nombre de visites et labsence totale de contrôles ne peuvent quêtre dénoncés par votre rapporteur. Ce que l’on peut qualifier de manquement relève en réalité de deux causes :

– une prise en compte du risque de la part de ladministration encore trop concentrée sur une approche site par site et pas assez par zone de danger. Pourtant, les dispositions des directives SEVESO incitent à prendre en compte l’environnement immédiat du site classé SEVESO ([15]). Sans affirmer que cette directive n’est ici pas respectée, ce qui serait faux, votre rapporteur insiste sur le fait que lun de ses objectifs nest en tout cas pas efficacement atteint. Il est en effet très difficile de comprendre que des entrepôts situés à proximité immédiate d’un site SEVESO « seuil haut », a fortiori quand ces derniers stockent des produits provenant de ce même site et ce, même si lesdits produits ne sont pas ceux qui justifient la classification SEVESO de l’usine Lubrizol, ne soient pas davantage contrôlés. Il paraît même inacceptable que les seuls moments où des inspecteurs pénètrent ce site le soient par incidence ;

– une classification réglementaire inadaptée (de laquelle dépend le nombre de visites) en raison d’un manquement de la part de l’entreprise, mais aussi tout de même d’une inertie administrative à ce niveau de risque.

b.   Une classification réglementaire discutable en raison d’un régime particulier dit « des droits acquis »

Si le site sinistré demeurait soumis au régime ICPE de la déclaration alors qu’il relevait juridiquement du régime de l’enregistrement, c’est en raison d’un dispositif juridique bien particulier : celui des droits acquis.

Le principe est énoncé au premier alinéa de larticle L. 513-1 du code de lenvironnement qui prévoit que « Les installations qui, après avoir été régulièrement mises en service, sont soumises, en vertu dun décret relatif à la nomenclature des installations classées, à autorisation, à enregistrement ou à déclaration peuvent continuer à fonctionner sans cette autorisation, cet enregistrement ou cette déclaration […] ». Ce dispositif signifie que les modifications du classement des installations ne sappliquent pas rétroactivement aux installations en cours dexploitation.

C’est bel et bien la situation qu’a connue Normandie Logistique. En effet, les dirigeants de la société s’appuient sur ce régime pour justifier leur maintien dans un niveau de contrôle d’une ICPE soumise au régime de déclaration. Ainsi, au cours de leur audition, les dirigeants de Normandie Logistique invoquent « lantériorité » de leur classement juridique pour justifier leur maintien dans la classification d’origine : « lhistoire des entrepôts est liée à lantériorité. Cela signifie que toutes les lois liées à lICPE ont bénéficié dun régime spécifique qui est un régime dantériorité » ([16]).

Le directeur de la DREAL de Normandie, M. Patrick Berg, a également précisé que des créations ou changements de rubriques, ayant un impact sur ce site, sont intervenus en 1986 et 1992 et qu’à chaque fois la situation avait été régularisée ([17]). Toutefois, en 2010, avec la création du régime de l’enregistrement, l’entreprise n’a pas réagi, toujours selon M. Patrick Berg : « En 2010, il y a encore eu un changement de rubrique. Là, très clairement, ils ont été défaillants. Ils ne se sont pas manifestés. Cest une défaillance administrative. » C’est ainsi que, toujours selon le directeur de la DREAL, « à défaut de sêtre manifestés, après cette modification des textes en 2010, ils sont restés connus de nous comme ICPE soumise à déclaration » ([18]).

Pourtant, se manifester relevait d’une obligation légale. En effet, la suite de l’article L. 513-1 du code de l’environnement place le bénéfice du régime des droits acquis sous le respect d’une exigence : « […] à la seule condition que lexploitant se soit déjà fait connaître du préfet ou se fasse connaître de lui dans lannée suivant lentrée en vigueur du décret ».

L’exploitant doit donc obligatoirement se faire connaître dans un délai d’un an suivant la publication du décret qui a pour effet de soumettre son installation à un régime administratif plus sévère. L’article R. 513-1 du code de l’environnement précise que celui-ci doit notamment fournir au préfet « La nature et le volume des activités exercées ainsi que la ou les rubriques de la nomenclature dans lesquelles linstallation doit être rangée. »

 L’absence de manifestation de la part de Normandie Logistique constitue donc un manquement, pénalement répréhensible selon l’article R. 514‑4 du code de l’environnement. Si votre rapporteur ne se prononce pas sur l’opportunité d’une telle sanction, dans les mains de l’autorité judiciaire, il apparaît qu’un tel régime de « droits acquis » peut favoriser les manquements. Votre rapporteur tient toutefois à ne pas omettre une responsabilité administrative assez claire, car si nul nest censé ignorer la loi, lÉtat – et par là même ses services dans les départements et les régions – est censé également la faire appliquer.

En lui-même, le fait que le directeur de la DREAL ait décrit devant la mission les modifications de rubriques successivement intervenues au cours des années dans les classifications réglementaires des IPCE du type de celle exploitée par Normandie Logistique, ne peut que soulever une interrogation sur l’absence de suite donnée à ce constat.

D’autant qu’en précisant que le dernier changement de rubrique était intervenu en 2010, il a montré que jusqu’au jour de l’incendie, donc sur une période de près de dix années, l’attention de l’exploitant n’a jamais été appelée par son service sur l’obligation qui lui incombait de se soumettre au régime de l’enregistrement.

Il existe sans doute dautres Normandie Logistique en France, spécialement dans le domaine de lentreposage, dont le classement réglementaire n’est pas à jour, voire obsolète, au regard de leurs activités courantes et notamment en raison de la nature et des quantités des produits qu’ils abritent. Il est impératif pour ladministration de désormais considérer des situations qui semblent trop largement « échapper à ses radars ».

II.   UN INCENDIE INDUSTRIEL D’une ampleur EXCEPTIONNELLE

Après cette présentation des sites touchés, votre rapporteur souhaite revenir sur la chronologie de l’événement.

Ayant débuté peu avant trois heures du matin le jeudi 26 septembre, le feu a été éteint à quinze heures le même jour. Ce feu a présenté les caractères d’un incendie exceptionnel :

par son ampleur : trois hectares de produits combustibles et inflammables qui ont brûlé dans l’emprise de l’usine Lubrizol et 7 000 mètres carrés du hangar de stockage de Normandie Logistique. Selon le colonel Jean-Yves Lagalle, directeur départemental du Service départemental d’incendie et de secours de Seine-Maritime (SDIS 76), auditionné par la mission d’information : « nos schémas départementaux danalyse et de couverture des risques (SDACR) nous préparent à un feu dhydrocarbures dans un dépôt de 1 500 mètres carrés. Au-delà de 5 000 mètres carrés, il est quasiment impossible de léteindre sans recourir à des moyens nationaux » ([19]) ;

par sa nature : un feu de liquides inflammables, des hydrocarbures pour la plupart, en circulation libre : « les premiers intervenants vont se trouver face à une sorte de mini vague dhydrocarbures qui savance de proche en proche, un peu comme une coulée de lave », toujours selon le colonel Jean-Yves Lagalle, directeur du SDIS 76. Ce feu était accompagné d’énormes explosions de fûts et émettant un énorme dégagement de fumées noires. En outre, un feu d’hydrocarbure nécessite des moyens de projection en émulseurs et mousse comme l’a indiqué le colonel Lagalle devant la mission d’information : « Sur un incendie dhydrocarbures, de leau pure propage lincendie. Grâce à la réactivité des moyens zonaux et nationaux, nous avons bénéficié de citernes démulseurs venant dautres SDIS. Lorsque lensemble des moyens ont convergé, le top mousse a été donné à 11 heures du matin. Il faut tout démarrer en même temps. Il ny a pas le choix. Si vous ratez, il y a une nouvelle inflammation et tous les émulseurs que vous avez consommés ne servent à rien. Cest un feu très technique. » ;

par les moyens de lutte engagés : en provenance de six services départementaux de secours, plus de 240 pompiers sur site, plus de 46 engins lourds, plus de 15 kilomètres de tuyaux déployés, 29 000 litres d’eau par minute, pendant quatre heures, pour éteindre le feu, la mobilisation des cellules émulseurs de quatre brigades (Seine Maritime, Oise, Yvelines et Seine-et-Marne), la mobilisation des émulseurs de 96 mètres cubes de Rubis Terminal, de la Compagnie industrielle maritime, d’Exxon, de Total, la présence de 90 policiers et de 46 gendarmes ;

par la persistance de la gêne liée aux odeurs désagréables d’hydrocarbures, pendant plusieurs semaines, en provenance du site de l’incendie et de la darse ayant recueilli une grande quantité de produits des sites incendiés et de l’émulseur utilisé par les pompiers pour éteindre l’incendie.

Cet incendie aurait toutefois eu un impact faible quant à l’exposition aiguë des populations : selon M. Robert Genet, directeur général de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation (ANSES) : « la cellule opérationnelle de toxicovigilance a recensé les appels reçus par les centres antipoison entre le 26 et le 30 septembre, qui ont été classés en lien avec l’accident, nous avons 51 cas d’effets indésirables, qui ont été assez bénins. » ([20]). Lors de son audition par la mission d’information, Mme Agnès Buzyn, ministre des solidarités et de la santé a fait état des données épidémiologiques recensant 259 passages aux urgences, les premiers jours, puis deux à cinq passages quotidiens, pour des pathologies asthmatiformes ou des consultations liées à des nausées, vomissements ou céphalées, six personnes ayant été hospitalisées pour un court séjour. Pour ce qui concerne l’état psychologique des populations, elle a affirmé que « la cellule d’appui psychologique instituée à Rouen du 2 au 11 octobre pour accompagner la population et assurer le soutien et l’écoute des habitants a reçu au total 47 personnes, surtout les premiers jours » ([21]).

Si ce constat laisse entière la question de l’impact et de la surveillance à moyen et long terme ainsi que de la nécessité de répondre en toute transparence aux interrogations de la population, à cet égard, ce constat interdit qu’il puisse être décemment parlé de cet incendie et de ses conséquences comme d’un « deuxième AZF » (L’explosion de Toulouse a causé la mort de 31 personnes, mais aussi 2 242 blessés, dont certains subissent de lourdes séquelles à vie, et 26 000 logements ont été endommagés, dont 11 200 gravement.)

A.   LA CHRONOLOGIE DE L’INCENDIE ET DE LA GESTION DE CRISE

Il s’agit ici de revenir sur la chronologie de l’incendie et de la gestion de crise. Certains éléments évoqués ici le seront donc de nouveau dans la suite du rapport dans l’objectif d’en tirer certaines leçons.

1.   La stratégie opérationnelle d’extinction de l’incendie

a.   La direction opérationnelle des secours

Compte tenu de l’ampleur du sinistre dont il lui a été rendu compte, le préfet de Seine-Maritime a pris la direction opérationnelle des secours.

Le plan particulier d’intervention (PPI), comportait une étude de danger relative au scénario, réalisé en 2016, d’un incendie en masse d’hydrocarbure, dans le bâtiment de stockage A5 de l’usine Lubrizol, stockant des produits finis, conditionnés dans des fûts d’additifs pour les carburants et les huiles.

Ce scénario caractérisait un risque thermique avec un panache de fumée dont les concentrations toxiques ne se situeraient pas au sol, au pied de l’incendie, mais à une altitude de 100 mètres et pourraient s’étendre sur 1 340 mètres, les concentrations se diluant à partir de 340 mètres de hauteur.

La nuit de l’incendie, le plafond des fumées atteignit 400 mètres, Météo France prévoyant son abaissement à 200 mètres à partir de 8 heures du matin.

Au vu de ces éléments, le préfet a fixé les orientations stratégiques aux forces chargées de lutter contre l’incendie et de l’éteindre le plus rapidement possible :

1°) Éviter tout risque de sur-accident, destructions secondaires (« effet domino ») ou victimes (morts ou blessés). Pour la mise en œuvre de cette directive, le directeur du SDIS, commandant des opérations de secours, a mis en place un premier PC (poste de commandement), d’abord au sein de l’usine, puis établi un périmètre de 300 mètres circulaire autour de l’usine, avant de le porter ultérieurement à 500 mètres, pour prévenir les effets de risques de projection. Le colonel Jean-Yves Lagalle, directeur du SDIS 76 a ainsi précisé : « Au début, nous ne sommes pas sur une phase dextinction. Nous sommes sur une phase défensive. Il faut protéger les installations de production. Si le feu avait pris là, nous aurions pu avoir des explosions très graves. De même nous avons pu protéger le bâtiment administratif, protéger Triadis, qui était à côté et qui na pas été touchée par le feu. Je rappelle que Triadis est aussi une entreprise SEVESO, qui traite lincinération de matières dangereuses. Nous étions dans un environnement assez compliqué, qui aurait pu générer des effets dominos majeurs. » ([22]).

2°) Suivre l’évolution de la situation en ce qui concerne la qualité de lair. Il s’est d’abord agi de déduire des mesures de toxicité prises habituellement par les pompiers (comme les dioxydes d’azote ou les oxydes d’azote), celles à prendre pour la protection de la population rouennaise et éviter toute panique. Pour la mise en œuvre de cette directive, le directeur du SDIS commandant des opérations de secours a mis en place un second PC chargé de mesurer les fumées, à partir de 26 points de mesure dans tout le panache. Deux reconnaissances par hélicoptère du nuage ont eu lieu, l’une, à 6 heures et, l’autre, à 8 heures, donnant la confirmation de son axe d’évolution. Des recommandations de mise à l’abri (rester chez soi) ont été diffusées pour douze communes. Il faut avoir à l’esprit que la carte de diffusion du panache, établie par l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (INERIS), n’était alors pas disponible.

b.   Deux difficultés se sont présentées : le manque de ressource en eau et le risque de pollution de la Seine

Au cours de la lutte contre l’incendie, deux difficultés supplémentaires sont apparues.

1°) À 4 h 15, la ressource en eau de lusine Lubrizol a manqué. Lors de son audition par la commission d’enquête sénatoriale, M. le colonel Jean-Yves Lagalle, directeur du SDIS 76, a déclaré : « Je constate quà 4 heures 15, les pompiers étaient sur place et que soudainement tout sest interrompu. Une première tentative a alors été effectuée pour réalimenter le réseau interne : cela aurait pu fonctionner mais je ne souhaitais pas prendre le risque pour sauver 300 à 400 mètres carrés dentrepôts, de mettre en péril une dizaine ou une trentaine dhommes parmi les 40 sapeurs-pompiers sur place. Très opportunément, lofficier de commandement sur le site a décidé de repositionner le dispositif depuis la voie publique en se connectant au réseau de la métropole et nous avons pu ainsi conserver un débit de 6 000 litres (360 m3 par heure) pour assurer la protection des installations voisines. On navait pas alors éteint lincendie, mais on lavait au moins circonscrit. » ([23]).

Lors de son audition par la commission d’enquête sénatoriale, M. Patrick Berg, directeur de la DREAL de Normandie, a précisé que l’exploitant disposait d’une réserve disponible de 1 860 mètres cubes sur les 2 000 mètres cubes de sa réserve d’eau, à comparer avec son obligation réglementaire de disposer de 720 mètres cubes (360 mètres cubes pendant deux heures). M. le colonel Jean-Yves Lagalle, directeur du SDIS 76, a souligné que « pour éteindre ce feu, il a fallu 29 000 litres deau par minute pendant quatre heures. Cétait hors norme. ».

Lors de son audition par la commission d’enquête sénatoriale, Mme Isabelle Striga, directrice générale de Lubrizol France, a considéré que : « Ces 2 000 mètres cubes deau ont permis de faire face au début de lincendie mais nous luttions contre un sinistre qui touchait les entrepôts de deux entreprises. […] Les pompiers ont, bien sûr, traité ce sinistre comme un seul incendie en utilisant tous les moyens à leur disposition et la réserve en eau a fini par se tarir : nous le savions puisque nous suivions lévolution de son niveau. » ([24]).

Les pompiers ont d’abord utilisé quatre poteaux du réseau métropolitain, puis les bateaux remorqueurs en provenance du port de Rouen, sur place à 5 h 48, puis du Havre. Au total, il n’y a jamais eu d’interruption d’eau.

2°) Le risque dune pollution de la Seine a conduit à mobiliser le Plan de pollution maritime (POLMAR). L’arrosage massif nécessaire à l’extinction de l’incendie a conduit au ruissellement de quantités importantes de polluants dans les réseaux d’eau pluviale dont les exutoires aboutissent dans une darse du bassin du port.

Toujours lors de son audition par la commission d’enquête sénatoriale, M. le colonel Jean-Yves Lagalle a précisé : « J’ai dabord donné la priorité à lextinction de lincendie tout en sachant que nous allions générer de la pollution. Jai ensuite signalé au Préfet quil fallait gérer une alternative ; en diminuant le débit deau on risquait daugmenter le volume de feu et les projections de fumées. Heureusement, dès 11 heures, nous avons pu nous appuyer sur les moyens du port de Rouen et du Plan POLMAR. »

Pour éviter que la pollution n’atteigne le fleuve, un barrage provisoire léger avait été installé au droit des exutoires avec les moyens du Grand port maritime de Rouen. À 7 heures, le constat de l’insuffisance de ces moyens a conduit à faire appel aux moyens basés au Havre. À 14 heures, un barrage lourd a permis de fermer définitivement le bassin. « À cette heure, aucune pollution nest encore passée dans le fleuve. Le fleuve a été totalement préservé, parce que la nappe sest répandue dans le bassin de six hectares. », a souligné M. Laurent Bresson, directeur de la direction départementale des territoires et de la mer de Seine-Maritime, lors de son audition devant la mission d’information ([25]). En complément du barrage flottant POLMAR, un contre-courant de surface a été réalisé au moyen des lances à eau des remorqueurs présents sur le site, afin de repousser la pollution flottante vers la partie du bassin où elle était pompée et traitée. Plus de 150 mètres cubes de polluants purs, c’est-à-dire séparés de l’eau, ont été retirés, le pompage ayant duré jusqu’au 6 octobre.

c.   La question du fibrociment à l’amiante

S’agissant de la ruine du toit en fibrociment, intervenue au cours de l’incendie, elle a conduit à demander son expertise à l’INERIS. Son expert s’est rendu sur place le lundi 30 septembre. Selon son constat rappelé en audition par le directeur général de lINERIS, M. Raymond Cointe ; « Durant lincendie, la toiture métallique a commencé à seffondrer. Cela a conduit à la ruine du toit en fibrociment. En parallèle, les fûts stockés ont explosé. Ce scénario nest pas plus préoccupant que celui où lensemble du toit brûle. Mais il y a eu une rupture mécanique avec la projection de fragments de fibrociment de taille variable qui ont été emportés dans le panache, à cause de lexplosion des fûts. »([26]).

En ce qui concerne la projection dans l’air de fibres d’amiante, trois campagnes de prélèvements ont été conduites, la première dans le périmètre de 300 mètres des sites Lubrizol et Normandie Logistique, la deuxième dans un périmètre de 15 kilomètres dans la direction du panache jusqu’aux Hauts de Rouen, la troisième dans un périmètre de 800 mètres.

Les résultats des prélèvements montrent que l’incendie n’a pas diffusé de fibre d’amiante dans l’air, ce qui apparaît cohérent avec le constat suivant lequel les toitures n’ont pas brûlé de manière massive, mais se sont effondrées. Des fragments de fibrociment résultant des effets de l’explosion de fûts ont été diffusés dans le panache et sont retombés. Un dispositif de récupération a été mis en place par une entreprise spécialisée. Les fragments de toiture en fibrociment restant sur le site de l’incendie sont retirés en suivant les protocoles de protection des travailleurs contre l’amiante.

Selon M. Patrick Berg, directeur de la DREAL de Normandie : « À ce stade, lensemble des prélèvements faits dans lair montre que cet incendie na pas projeté damiante dans lagglomération rouennaise ni au-delà. » ([27]).

Des mesures de fibres d’amiante ont été effectuées sur des vêtements de pompiers et sur les surfaces intérieures et extérieures des bâtiments du site de l’incendie. Aucune fibre n’a été détectée. Votre rapporteur revient dans la troisième partie du présent rapport sur ce qui concerne le suivi sanitaire.

d.   La chronologie précise

Au total, les auditions réalisées par la mission d’information conduisent à établir la chronologie suivante des principales étapes de la lutte contre l’incendie :

▪ Alerte des secours : à 2 h 39, dans la nuit du mercredi 25 au jeudi 26 septembre, les personnels de permanence de nuit de l’entreprise Triadis, voisine de l’usine Lubrizol signalent aux sapeurs-pompiers (appel du 18) l’apparition de flammes à hauteur du bâtiment A5 limitrophe. À 2 h 40, l’opérateur du Centre opérationnel départemental d’incendie et de secours (CODIS) appelle l’entreprise Lubrizol. Le gardien, non au fait de l’incendie, envoie le chef de quart de l’entreprise qui confirme un départ de feu en zone extérieure en limite du bâtiment A5 et de la société Triadis.

▪ Arrivée et mobilisation des moyens de secours : à 2 h 42, les premiers engins de secours (engins du centre de Rouen rive gauche) sont engagés. Ils arrivent sur place à 2 h 52. Les pompiers font face à un violent feu d’hydrocarbure, prenant de l’ampleur et atteignant le bâtiment A5, produisant un énorme dégagement de fumée noire.

▪ Évacuation du pentasulfure de sodium : à 3 h 10, les employés de Lubrizol ont mis à l’abri le stock de produit, neutralisant ainsi un facteur potentiellement de nature à aggraver fortement la catastrophe.

▪ Information du Centre opérationnel de gestion interministérielle des crises (COGIC) : à 3 h 15, le signalement de l’incendie est réalisé depuis le centre du traitement de l’alerte du CODIS.

▪ Activation du centre opérationnel de la préfecture : à 3 h 45 le préfet de Seine-Maritime est alerté. Il prend la responsabilité de la direction des opérations de secours et active le plan particulier d’intervention (PPI).

▪ Baisse de la ressource en eau dans le réseau d’incendie interne à l’entreprise Lubrizol : à 4 h 15, les pompiers s’approvisionnent auprès du réseau d’eau municipal et demandent le renfort de remorqueurs aux ports du Havre et de Rouen.

▪ Arrivée du premier remorqueur : à 5 h 48, le premier remorqueur, en provenance du port de Rouen, arrive.

▪ Activation de la Cellule dappui aux situations d’urgence (CASU) de l’INERIS : vers 6 heures, la cellule est activée pour préciser les risques immédiats, thermiques, toxiques ou de sur-accident que les équipes d’intervention et les populations avoisinantes encouraient.

▪ Déclenchement du plan POLMAR : à 7 heures, les moyens du Havre sont requis.

▪ Stabilisation de l’incendie : à 10 h 30, le feu est circonscrit.

▪ Conditions requises pour employer efficacement les moyens en émulseurs : à 11 heures, ces conditions sont remplies.

▪ Arrivée du second remorqueur : à 12 h 30, le premier remorqueur en provenance du port du Havre arrive (une rapidité d’intervention qui valide l’implantation actuelle et justifie la récusation d’un déplacement des moyens POLMAR à Brest, tel qu’évoqué par certains projets).

▪ Maîtrise de l’incendie : à 13 heures, le feu est maîtrisé.

▪ Barrage lourd antipollution : à 14 heures, le barrage ferme définitivement le bassin de déversement des eaux polluées.

▪ Extinction de l’incendie : à 15 heures, le feu est éteint.

2.   Les choix d’alerte, d’information et de communication sur l’incendie et ses conséquences

Votre rapporteur reviendra sur l’analyse de la gestion de l’alerte et de l’information des populations dans la deuxième partie du présent rapport. Il s’agit ici de revenir simplement sur la chronologie et les éléments saillants.

▪ À destination des élus locaux, le choix préfectoral a été celui d’un appel des services de permanence des communes entre 3 h 30 et 4 heures du matin, alors même que le panache n’était pas complètement orienté. Par exemple, les pompiers ont prévenu de l’incendie le centre de surveillance urbaine de Rouen à 3 h 15 et lui ont fait part à 4 heures de l’ampleur de l’incendie en cours et des moyens de lutte engagés pour éviter sa propagation. Le cadre d’astreinte du Petit-Quevilly a été prévenu par la police nationale à 4 h 14.

Aux alentours de 6 heures, les communes de Bois-Guillaume, Mont-Saint-Aignan, Bihorel ont été contactées, compte tenu de l’orientation des vents. Puis, l’anticipation de l’évolution du panache a conduit à saisir d’autres communes, toujours par le canal de leurs services. Au total, douze communes ont ainsi été informées.

À partir de 6 h 45, les services de l’Éducation nationale ont prévenu par téléphone les établissements scolaires et universitaires de la fermeture des établissements dans le périmètre des douze communes et de la mise à l’abri éventuelle des élèves qui se présenteraient. Ce message a été relayé par les inspecteurs de circonscription et par un SMS aux 112 sites scolaires concernés à 8 h 58. Lors de son audition par la mission d’information, le maire de Rouen a indiqué qu’à huit heures et demie, très peu d’enfants, moins d’une dizaine, sont venus jusque dans les écoles.

En cours de journée, à mesure que le panache se diluait et s’étendait, les autres communes ont été destinataires, au moyen de l’outil de Gestion de lalerte locale automatisée (GALA), d’un message recommandant d’être attentif aux personnes fragiles.

▪ À destination des médias et de la presse, le premier message préfectoral sur Twitter a été publié à 4 h 50, suivi d’un premier communiqué de presse à 5 h 15 et d’une conférence de presse téléphonique entre cinq heures trente et six heures. Le préfet est intervenu en direct sur France Bleu Normandie à 6 h 24. Une deuxième conférence de presse téléphonique a été tenue à 6 h 45.

Jointe téléphoniquement, la permanence de Lubrizol avait donné les informations relatives au feu d’hydrocarbure dans une zone de stockage, sans faire de victime, information qui a été diffusée dès 4 heures sur France Info, sur les réseaux sociaux et dès 5 h 30 sur France Bleu Normandie.

En cas de risque majeur ou de déclenchement d’un plan Organisation de la réponse de sécurité civile (ORSEC), justifiant d’informer sans délai la population, les services de radiodiffusion sonore et de télévision sont tenus de diffuser les messages d’alerte et de consignes de sécurité liés à la situation. Cette faculté n’a pas été utilisée par la préfecture.

▪ À destination de la population, en application du code de la sécurité intérieure, il revenait au seul préfet de Seine-Maritime de déclencher les mesures d’alerte qui ont pour objet d’avertir la population de la nécessité de se mettre immédiatement à l’abri du danger et de se porter à l’écoute de l’un des programmes nationaux ou locaux de radio ou de télévision publique.

En application des dispositions du même code, l’information de la population comprend également la diffusion répétée périodiquement de consignes de comportement et de sécurité à observer par la population et, compte tenu des plans d’organisation des secours, l’information sur les caractéristiques de l’évènement (origine, étendue, évolution prévisible), dans la mesure où celles-ci sont identifiées, ainsi que les consignes de protection (notamment mise à l’abri des populations, restriction de consommation de certains aliments).

Compte tenu de la compréhension croissante par les services de secours de la nature de l’incendie auquel ils faisaient face, les choix préfectoraux ont été :

▪ en ce qui concerne la mise à l’abri de la population, de privilégier une approche concrète de l’objectif poursuivi plutôt qu’un formalisme juridique, en considérant qu’en pleine nuit, la population se trouvait déjà à l’abri et qu’un actionnement des sirènes aurait pu avoir un effet contraire à l’objectif poursuivi. M. Pierre-André Durand, préfet de la région Normandie, s’est justifié sur cette question lors de son audition devant la mission d’information : « Jai considéré que déclencher les sirènes était, à lévidence, contreproductif. À ce moment-là, alors que la population était confinée ou quasi confinée, elle était en tout cas à labri. » ([28]) ;

▪ en ce qui concerne les choix tactiques des services de secours : « éviter lencombrement et fluidifier la circulation, dautant plus que des renforts arrivaient et qui ne devaient pas être coincés dans les embouteillages. » ([29]) était une priorité pour le colonel Jean-Yves Lagalle, directeur du SDIS 76, tout comme éviter la saturation des standards téléphoniques d’urgence du 15 et du 18.

Le choix préfectoral a été celui d’actionner seulement deux sirènes à proximité de l’incendie, à 7 h 51, après avoir, une heure auparavant, à la radio, prévenu de cet actionnement visant à inviter les gens à écouter la radio pour suivre les évènements.

Lors de son audition par la mission d’information, M. Yvon Robert, maire de Rouen, a indiqué s’être rendu à 9 h 15 jusqu’à trente mètres de l’incendie : « lincendie nétait pas éteint. Mais à cette heure-là, le représentant des pompiers nous a dit quil ny avait plus de risque de propagation à la ville. Pour ceux qui ne connaissent pas Rouen, Lubrizol est complètement à lextrême ouest, à la limite de Petit-Quevilly. À partir de ce moment-là, la présence de lincendie sur lessentiel de la ville est très peu visible, à part la fumée… Le cône de fumée part du quartier le plus à louest de la rive droite, vers le nord-est, hors de la ville de Rouen. Ce quartier est le seul qui a été touché par des suies et par quelques morceaux du toit de lusine de Rouen. » ([30]).

B.   UN IMPACT AU-DELÀ DES LIMITES DE LA MÉTROPOLE DE ROUEN

1.   L’impact immédiat

Limpact immédiat ou proche est lié aux effets de lincendie et des retombées de suies, à la persistance des odeurs.

Lors de son audition par la mission d’information, M. Stéphane Penet, directeur des assurances de dommages et de responsabilité de la Fédération française de l’assurance (FFA), a indiqué : « En ce qui concerne Lubrizol, nous avons eu environ 2 000 déclarations de sinistres faites aux assureurs directs, que ce soit des assureurs habitation, entreprises, agricoles ou autres. Il sagissait beaucoup de dommages causés par les fumées, des dommages matériels, des nettoyages de maisons, de véhicules. Nous avons pu avoir aussi quelques commerces et entreprises incendiés aux alentours du lieu, avec éventuellement aussi des pertes dexploitation, cest-à-dire que ces gens ont dû fermer leur boutique ou activité à cause de lincendie subi. Sils sont souscrits la garantie perte dexploitation, jinsiste sur le fait que tous ces contrats sont optionnels, ces personnes seront aussi indemnisées sur leur perte dexploitation le temps que leur commerce ou leur entreprise soit réparé. » ([31]).

Mme Christine Gavini-Chevet, rectrice de l’académie de Caen, chargée d’administrer l’académie de Rouen, a indiqué, lors de son audition devant la mission d’information, que sur les 225 sites scolaires situés dans le périmètre du contrôle du nettoyage des établissements d’enseignement, 33 écoles publiques, 8 écoles privées et 7 collèges présentaient des traces de suie. Quant aux débris de fibrociment, « il y a eu, en réalité, très peu de fibrociment dans les cours décoles » ([32]). La cellule d’information et d’écoute à destination des parents d’élèves et des personnels, mise en place à partir du 27 septembre, ouverte jusqu’au 4 octobre, a reçu 150 appels la première journée.

L’impact sur l’activité agricole a été très immédiatement sensible, au-delà de Rouen, par exemple sur le pays de Bray et jusque dans les Hauts-de-France. Plus de 3 000 exploitations ont été concernées par les restrictions préfectorales destinées à sécuriser l’ensemble des denrées animales et végétales, dont environ 1 800 dans les Hauts-de-France et 1 200 en Normandie.

En ce qui concerne la production laitière, plus de 400 fermes ont été touchées, près de 10 millions de litres de lait produits en cause, pour un préjudice financier de près de 4 millions d’euros. La livraison de betteraves dans les sucreries et la récolte de betteraves ont été impactées. Les restrictions ont également concerné le miel, les œufs, les poissons d’élevage et les cultures (fruits, légumes, céréales, pommes de terre).

Le monde artisanal a été surtout impacté les premiers jours : entreprises de l’alimentation (ventes à emporter), les entreprises de services (coiffure, esthétique, taxis, …), les entreprises du bâtiment et les entreprises de sous-traitance agricole. Les entreprises prestataires de services de maintenance ont connu une baisse d’activité sensible, de même que les entreprises de transformation de produits agricoles, en particulier en ce qui concerne les circuits courts. À la date du 12 décembre 2019, 374 entreprises avaient déposé un dossier auprès d’Exetech, le cabinet chargé par Lubrizol de gérer et d’instruire ces demandes.

En ce qui concerne les commerçants, selon M. Fabrice Antoncic, président de lassociation Vitrines de Rouen, lors d’une table ronde réunissant les acteurs économiques de la Métropole rouennaise organisée par la mission d’information le 12 décembre 2019, « Les pertes dactivité ou dimpact ont été fortes les premiers jours, autour de 50 % les quatre premiers jours, 30 % la semaine qui a suivi et environ 15 % pour les jours daprès, pour arriver à être quasiment à léquilibre sur le mois de novembre. » ([33]).

2.   L’impact sur le long terme

Limpact à terme recouvre tout autant ce qui a trait à une forme d’inquiétude qui peut être exprimée par la population au travers de différents canaux et l’interrogation sur l’activité, notamment industrielle, et plus globalement l’attractivité de Rouen et de son agglomération.

Toujours au cours de la table ronde réunissant des acteurs économiques de la Métropole de Rouen, M. Alexandre Wahl, directeur général de lAgence de développement pour la Normandie, a regretté un décalage entre la réalité et sa présentation : « Ce que nous avons pu voir à la télévision ou sur les réseaux sociaux, cest que tout le storytelling pendant ou post Lubrizol avait été complètement confisqué par les chaînes dinfo en continu. Ce storytelling, cétaient les Rouennais qui osaient à peine sortir de chez eux pour emmener leurs enfants à lécole, des Rouennais qui étaient calfeutrés chez eux en mettant du mastic autour des fenêtres pour être sûrs de ne pas être asphyxiés. On donnait finalement limage dun Rouen sous les bombes. Nous navons pas pu nous réapproprier notre propre storytelling. » ([34]).

Pour sa part, la mission d’information a retenu une conception accueillante de l’expression des inquiétudes en recevant les porte-parole des collectifs citoyens et d’associations de défense de l’environnement : le Collectif Lubrizol de Facebook et son émanation associative l’association des sinistrés de Lubrizol ; l’association Rouen Respire, France nature Environnement, l’association « Robin des bois », l’association Espoir et Fraternité tsiganes. Les comptes rendus intégraux de ces auditions figurent dans la partie « travaux de la mission » du présent rapport.

Il conviendra évidemment de procéder à une objectivation du ressenti ainsi exprimé, qui prendra diverses formes, parmi lesquelles la transparence sur les résultats des enquêtes d’impact, qu’il s’agisse de l’impact épidémiologique, de l’impact sur les sols et l’environnement, en termes généraux. La réalisation de telles études requiert du temps.

Cette objectivation résultera aussi du choix de la voie judiciaire qui a été celui fait par les associations précitées.

C.   DES INTERROGATIONS RENVOYÉES À L’ENQUÊTE JUDICIAIRE

1.   Les causes de l’incendie

Sur les causes de l’incendie, le site d’information public dédié à l’incendie de Rouen et ses suites indique toujours et seulement : « Une enquête ouverte par le parquet de Rouen dès le jeudi 26 septembre 2019, est en cours avec le concours de lInstitut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale. Elle permettra de déterminer les responsabilités et les causes de cet accident. Compte tenu de la technicité des investigations et de la zone géographique étendue touchée par les conséquences de lincendie, le parquet de Rouen sest dessaisi le 1er octobre 2019 de la procédure au profit du pôle santé publique du parquet de Paris. »

La presse a fait état d’un communiqué du procureur de la République de Paris, du 8 octobre 2019, aux termes duquel : « concernant le déclenchement de lincendie, il est notamment procédé à lexploitation des divers moyens de vidéo-surveillance et au recueil de témoignages. Le périmètre de départ de feu commence à être identifié, sans pour autant quil soit aujourdhui possible de préciser avec certitude sur quelle emprise le sinistre a débuté. »

Lors de son audition par la mission d’information, Mme Isabelle Striga, directrice générale de Lubrizol France a exprimé la conviction que l’incendie s’est déclenché à l’extérieur des installations de l’entreprise Lubrizol, ce que M. Éric Schnur, président de The Lubrizol Corp., avait lui-même affirmé devant la mission d’information, le 22 octobre 2019 : « Toutes les informations dont nous disposons indiquent que lincendie sest déclenché à lextérieur de nos installations, mais nous attendons den connaître exactement la cause. » ([35]).

Lors de son audition par la mission d’information, M. Christophe Boulocher, directeur général de lentreprise Normandie Logistique, a déclaré : « Par rapport au point de départ de lincendie – ce qui est un sujet très important – nous avons la conviction que cela ne peut pas être parti de chez nous, du fait de notre activité. Nous navons pas de produits inflammables, nous navons pas dactivité nocturne, nous avons les mêmes produits stockés depuis toujours dans le même type de bâtiment. Tout était en ordre. Il ny a pas de raison quil y ait un point de démarrage aussi important, avec des points déclair qui sont élevés par rapport à la zone qualifiée de suspecte. Cest une conviction. » Lors de la même audition, M. Sylvain Schmitt, président de lentreprise a déclaré : « Au niveau des alarmes, nous avons eu un déclenchement de fumée, suivi quelques secondes plus tard dun déclenchement dincendie. Il y a eu une rapidité de déclenchement qui paraît totalement incompatible avec ce que nous stockions. Sil y avait eu un départ de feu chez nous, la combustion aurait commencé à fumer, alors que nous sommes directement passés de la fumée au feu. Cela prouve que quelque chose de violent est arrivé » ([36]).

Le « point d’éclair » mesurant la capacité d’un produit à s’enflammer permet de distinguer les produits combustibles des produits inflammables. Plus le point d’éclair est élevé, moins le produit peut facilement brûler, car il lui faut atteindre de hautes températures. Or, M. Christophe Piérard manager-conseil en sûreté environnement de Lubrizol France a souligné, lors de son audition par la commission sénatoriale d’enquête : « Dans le règlement relatif à la classification, à létiquetage et à lemballage, dit CLP (Classification, labelling and packaging), qui date de 2008, on met dans la « catégorie 4 » les produits liquides qui ont un point d’éclair entre 60° et 93° : ils sont considérés comme combustibles. Les produits que nous stockions chez Normandie Logistique avaient tous un point d’éclair supérieur à 60°. » ([37]).

Pour sa part, lors de son audition par la mission d’information, le colonel Jean-Yves Lagalle, directeur du SDIS 76, a considéré que : « Par rapport au départ de feu, potentiellement à lextérieur, reste à savoir comment il a pu générer un embrasement aussi rapide, par rapport à ce que nous avons trouvé. Lenquête le déterminera. » ([38]). Il a réitéré son appréciation devant la commission d’enquête sénatoriale, le 21 novembre 2019, dans les termes suivants : « Lenquête le clarifiera, mais ce que nous avons constaté, cest un départ dincendie extérieur, qui sest propagé vers le site Lubrizol. »

Lors de son audition par la commission d’enquête sénatoriale, M. Patrick Berg, directeur de la DREAL de Normandie a exprimé son appréciation dans les termes suivants : « La zone de stockage incendiée comportait des produits combustibles qui ne sont pas inflammables. Sur les 5 000 tonnes qui ont brûlé, seules 12,75 tonnes de produits étaient inflammables, tout le reste étant des produits combustibles. Comment se fait-il que, sur un site où on trouve des produits inflammables et des produits combustibles mais non inflammables, le feu prenne non seulement du côté des produits combustibles mais aussi à lautre bout ? Quand on regarde le rapport daccident de lentreprise voisine, on note que les déclenchements dalarme sont intervenus en limite de propriété. Que sest-il passé à cet endroit, où il ny a pas de process de fabrication ? Cela peut donner lieu à un certain nombre de spéculations. » ([39]).

2.   Qu’en est-il du préjudice d’anxiété ?

Il faut d’abord rappeler les cadres actuels du préjudice d’anxiété. Pour être source d’un préjudice indemnisable au titre du préjudice moral, la conscience du risque de tomber malade doit se rattacher à l’existence d’éléments personnels et circonstanciés tenant à des conditions de temps, de lieu et d’activité.

Si la Cour de cassation admet désormais, au-delà des seules poussières d’amiante, qu’« en application des règles de droit commune régissant lobligation de sécurité de lemployeur, le salarié qui justifie dune exposition à une substance nocive ou toxique générant un risque élevé de développer une pathologie grave et dun préjudice danxiété personnellement subi résultant dune telle exposition, peut agir contre son employeur pour manquement de ce dernier à son obligation de sécurité » (Cour de cassation, Chambre sociale, 11 septembre 2019), la haute juridiction considère également « que ne méconnaît pas lobligation légale lui imposant de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs, lemployeur qui justifie avoir pris toutes les mesures prévues par les textes » (Cour de cassation, Assemblée plénière, 5 avril 2019).

Dans le cas de l’exposition aux poussières d’amiante, le Conseil d’État a considéré pour sa part que la reconnaissance du droit à l’allocation spécifique de cessation d’activité des travailleurs exposés au long de leur carrière professionnelle aux poussières d’amiante vaut reconnaissance, pour l’intéressé, d’un lien établi entre son exposition aux poussières d’amiante et la baisse de son espérance de vie, circonstance qui suffit, par elle-même, à faire naître chez son bénéficiaire la conscience du risque de tomber malade, source d’un préjudice indemnisable au titre du préjudice moral.

Dans le cas de l’exposition au benflorex, principe actif du médicament Mediator, le Conseil d’État a considéré que pour justifier d’un préjudice direct et certain résultant de la faute commise par les autorités publiques dans l’exercice de leur pouvoir de police sanitaire relative aux médicaments, encore faut-il que le risque de développer la maladie ne puisse être regardé comme très faible au regard des données sanitaires et épidémiologiques disponibles (condition objective) et qu’il puisse être fait état d’éléments personnels et circonstanciés, au-delà des simples données générales relatives au risque de développer la maladie (condition subjective).

Ces questions ne relèvent pas de la compétence de la mission d’information, mais de l’appréciation de l’autorité judiciaire. Il apparaît toutefois que la possibilité d’invoquer avec succès un possible préjudice d’anxiété supposerait un très sensible élargissement du champ de la notion et un assouplissement majeur des conditions concrètes mises à sa reconnaissance, qu’il s’agisse d’un lien établi avec l’exposition aiguë lors de l’incendie ou avec le voisinage d’industries de type SEVESO.

Interrogée par votre rapporteur sur la reconnaissance d’un préjudice d’anxiété en rapport avec les risques technologiques, Mme Agnès Buzyn, ministre des solidarités et de la santé, a considéré que « lanxiété est réelle, mais concerne tellement de sujets en lien avec la santé quil paraît très difficile de trouver le bon curseur, surtout si lon parle de verser une indemnité. Il vaut mieux travailler sur les causes que sur la réparation. » ([40]).

3.   Les saisines judiciaires

Le parquet de Rouen initialement en charge de l’enquête judiciaire s’est dessaisi au profit du parquet de Paris, le 1er octobre 2019, « compte tenu du résultat des premières investigations diligentées depuis le 26 septembre, de la technicité des celles restant à réaliser, dun éventuel impact sur un territoire géographique dépassant le simple ressort judiciaire de Rouen et du nombre de plaintes pour mises en danger de la vie dautrui. »

Trois juges d’instruction du pôle santé public du tribunal de grande instance de Paris ont en charge de conduire l’enquête judiciaire.

Selon les communiqués successifs des parquets de Rouen et de Paris, le nombre de plaintes enregistrées atteignait une quarantaine au 1er octobre, 130 plaintes au 8 octobre et 545 plaintes à la fin du mois d’octobre, la plupart pour mise en danger de la vie d’autrui.

Lorsque les responsabilités auront été totalement établies, les assureurs pourront se retourner contre le ou les responsables, par le biais du recours subrogatoire, en exigeant d’être remboursés des indemnisations qu’ils auront versées.

 


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   DEUXIèME PARTIE : DES PROPOSITIONS À METTRE EN ŒUVRE POUR AMÉLIORER LA GESTION DE CRISE EN FRANCE SUR LE LONG TERME ET RELANCER À COURT TERME L’ATTRACTIVITÉ
DE LA MÉTROPOLE ROUENNAISE

Après être revenu sur l’incendie en lui-même afin d’avoir une meilleure compréhension de l’événement, il sagit désormais den tirer des enseignements. Dans plusieurs domaines, il convient de revenir sur le cadre juridique et pratique actuel afin d’analyser les failles éventuelles mises au jour par cet accident. Surtout, votre rapporteur émet des propositions ambitieuses et concrètes pour améliorer ce qui doit lêtre.

Cet incendie a mis en avant des limites de la politique française de prévention des risques. Votre rapporteur reviendra d’abord sur la question de la culture du risque dont notre pays manquerait en grande partie. Il s’agit ensuite de s’intéresser aux modalités actuelles des contrôles et de la surveillance des installations classées notamment. Lalerte et linformation des populations fait l’objet d’un traitement spécifique car il convient de moderniser son fonctionnement et ses outils.

Enfin, votre rapporteur émet des recommandations concrètes sur des manières de redorer limage de Rouen, malheureusement abîmée par cet incident.

I.   INSTALLER une culture du risque durable en France

Le code de la sécurité intérieure insiste sur limplication, voire la responsabilisation, de tout citoyen en cas de survenance dun danger, en affirmant que « toute personne concourt, par son comportement, à la sécurité civile » ([41]).

Pourtant, le constat d’un déficit de culture du risque ([42]) en France fait l’unanimité parmi les membres de la mission d’information, et a été souligné de nombreuses fois au cours des auditions auxquelles nous avons procédé. C’est ainsi qu’alors que beaucoup est attendu du comportement des citoyens, force est de constater quils ne disposent pas toujours des connaissances et outils nécessaires à cette participation active à la sécurité civile.

L’incendie survenu le 26 septembre 2019 n’échappe pas à ce constat, d’ailleurs souligné après chaque incident dramatique ou majeur. C’est ainsi qu’en lien avec l’alerte et l’information des populations, le manque de culture du risque des citoyens a poussé le préfet de la région Normandie, M. Pierre-André Durand, à ne pas activer les sirènes dès le début de lincendie. La conscience d’une méconnaissance des réflexes à avoir en cas de déclenchement des sirènes et, partant, la crainte de mouvements de paniques ou d’attitudes contreproductives, notamment en pleine nuit, l’a poussé à s’abstenir, comme il l’a confié lors de son audition devant la mission d’information : « Après discussion avec létat-major, jai considéré que déclencher les sirènes était, à lévidence, contre-productif. À ce moment-là, alors que la population était confinée ou quasi confinée, elle était en tout cas à labri, nous étions en pleine nuit, cette situation était la plus sécurisante qui soit, et jaurais véritablement créé des effets inverses. Quand vous faites sonner une sirène, cela signifie quil faut rester à labri et écouter la radio. Cependant, dans la pratique, quand vous faites sonner une sirène, les gens sortent. » ([43]).

Linquiétude concernant les risques industriels – et d’ailleurs concernant plus largement les risques naturels et technologiques en général – a largement progressé en France au cours des dernières années. Pour autant, force est de constater que les pouvoirs publics nont pas encore réussi à accompagner les populations afin de passer de linquiétude à l’ancrage d’une véritable culture du risque. Cette dernière va pourtant devenir un enjeu de plus en plus criant, dans un autre domaine que celui qui nous intéresse ici, en lien avec le dérèglement climatique. Il importe donc désormais de renforcer la culture du risque des populations de façon durable. Votre rapporteur considère que son appropriation passe par deux principes : savoir, c’est-à-dire être informé et savoir-faire, c’est-à-dire être formé et apte à réagir de façon appropriée.

A.   Savoir : CONNAÎTRE LES RISQUES INDUSTRIELS AUXQUELS ON EST EXPOSé

La première urgence pour instituer durablement une culture du risque consiste dans la prise de conscience de l’existence même de ce risque et dans la connaissance de ses caractéristiques. Il s’agit pour la population d’être informée des risques auxquels elle est exposée, de façon crédible et justement proportionnée aux potentialités d’un événement majeur.

1.   Les populations ne connaissent pas toujours les risques industriels auxquels elles sont exposées

Certaines activités industrielles inquiètent les Français et suscitent une défiance. Pourtant, cette inquiétude paraît globale et diffuse.

Les populations méconnaissent en effet le plus souvent les risques auxquels ils sont directement confrontés, dans leur voisinage. Un sondage ([44]), réalisé juste après l’incendie des sites de Lubrizol et Normandie Logistique, a montré quun Français sur trois ne sait même pas sil habite à côté dun site classé SEVESO.

De la même manière, la consultation citoyenne organisée par notre mission dinformation ([45]), qui, il faut le rappeler, n’a pas valeur de sondage, a également révélé que 82,7 % des particuliers résidant en dehors de la Seine-Maritime – les Seinomarins n’ayant pas eu à répondre à cette question dans leur questionnaire – ne s’estiment pas suffisamment informés sur la présence de sites industriels à proximité de chez eux.

Pourtant, des outils dinformation et dimplication des populations, quant à leur environnement industriel et aux risques que ce dernier fait peser sur eux, existent. Votre rapporteur considère toutefois quils doivent urgemment être repensés.

2.   Les outils d’information et de sensibilisation des populations doivent être repensés

L’article L. 125-2 du code de lenvironnement pose le principe dun droit à linformation sur les risques majeurs auxquels les populations sont soumises : « les citoyens ont un droit à linformation sur les risques majeurs auxquels ils sont soumis dans certaines zones du territoire et sur les mesures de sauvegarde qui les concernent. Ce droit sapplique aux risques technologiques et aux risques naturels prévisibles. »

En simplifiant, on peut considérer que ce droit à l’information sur les risques industriels comprend en réalité deux aspects : le droit de connaître les risques présents sur le territoire, et le droit d’être associé à la prévention de ces risques.

a.   Connaître l’existence des risques : les moyens d’information

Pour ce qui concerne la connaissance des risques, l’article R. 125-11 du code de l’environnement précise que « linformation donnée au public sur les risques majeurs comprend la description des risques et de leurs conséquences prévisibles pour les personnes, les biens et lenvironnement, ainsi que lexposé des mesures de prévention et de sauvegarde prévues pour limiter leurs effets ». Ce même article prévoit que cette information est consignée dans un dossier départemental sur les risques majeurs (DDRM), établi par le préfet, ainsi que dans un document dinformation communal sur les risques majeurs (DICRIM), établi sous la responsabilité du maire.

Le document qui devrait être le plus important, car, en théorie, le plus proche des populations, est le DICRIM. Le principe de son existence résulte d’un décret du 11 octobre 1990 ([46]), depuis abrogé, et repris dans le code de l’environnement. Toujours aux termes de l’article R. 125-11 de ce même code, le DICRIM comprend :

– lénumération et la description des risques majeurs auxquels la commune est confrontée, reprenant les informations transmises par le préfet dans le DDRM ;

– les mesures de prévention et de sauvegarde répondant à ces risques ;

– les consignes de sécurité devant être mises en œuvre en cas de réalisation du risque.

À première vue, le DICRIM paraît donc être un outil adéquat, optimal et suffisant pour favoriser la connaissance par les populations des risques auxquels ils sont confrontés et même, cela fait l’objet de développements ultérieurs, pour leur indiquer comment réagir. Mais, pour votre rapporteur, plusieurs difficultés empêchent ce document, tel quil existe aujourdhui, datteindre ces objectifs.

● D’abord, aucune obligation dactualisation régulière du DICRIM nexiste. Partant, aucune obligation de rediffusion ne simpose non plus. C’est ainsi que pour la ville de Rouen, le DICRIM a été publié en 2002 dans une publication communale, certes largement distribuée, mais n’a plus jamais depuis lors été rediffusé, comme l’a indiqué M. Yvon Robert, maire de Rouen, lors de son audition devant la mission d’information : « [le DICRIM] a été publié dans Rouen magazine en 2002, à la suite dAZF. Il est toujours disponible. Il existe. Il na pas été rediffusé en tant que tel » ([47]). Cette situation n’est évidemment pas propre à Rouen et de nombreuses communes, notamment les plus petites d’entre elles, connaissent la même situation.

● Même si le code de l’environnement impose de rendre consultable le DICRIM gratuitement en mairie, et que le ministère de la transition écologique et solidaire rend disponibles tous ces documents en ligne, on constate quil y a une forte méconnaissance dans la population de la mise à disposition libre et gratuite de cet outil.

● Les exploitations du DICRIM sont variables selon les communes. La commune du Petit-Quevilly, dont la maire, Mme Charlotte Goujon, a été auditionnée par la mission d’information ([48]), a par exemple décliné ce document en magnet. Mais beaucoup d’autres communes, comme Rouen, n’ont pas fait une déclinaison claire de ce document. Léquilibre paraît dailleurs difficile à trouver entre un document exhaustif, qui recense les risques et indique comment y réagir, et un document accessible et compréhensible.

Face à ce constat déchec, votre rapporteur considère nécessaire de repenser entièrement les documents concernant l’information sur les risques. C’est notamment le cas du DICRIM afin d’éviter qu’il soit réduit à n’être qu’« une plaquette de plus » parmi les « tonnes de plaquettes […] dans notre boîte aux lettres », pour reprendre l’expression très juste de M. Yves Blein, député du Rhône, auditionné par la mission d’information en sa qualité de président de l’Association nationale des collectivités pour la maîtrise des risques technologiques majeurs (AMARIS) ([49]). En sus de le repenser, il s’agirait de forcer à une rediffusion régulière de ce document.

En matière de connaissances des risques, il faut souligner le rôle majeur joué par le site internet Géorisques ([50]) du ministère de la transition écologique et solidaire. Ce dernier permet notamment, par le biais d’une carte interactive, de disposer par localité, dun grand nombre dinformations sur les risques naturels et technologiques : liste des risques recensés sur la commune, documents d’information préventive (notamment le DICRIM), informations sur les risques, historique de leur survenance, etc. Votre rapporteur considère que ce site internet est précieux. Il pourrait en partie remédier à la méconnaissance des risques et à linsuffisance de publicité des documents dinformation préventive. Il apparaît toutefois perfectible, aussi bien quant au fond que quant à la connaissance quen ont les populations.

Proposition n° 1 : Améliorer le site internet https://www.georisques.gouv.fr/ :

– revoir l’ergonomie du site et simplifier sa mise en forme ;

– mieux faire connaître ce site internet par une communication nationale, menée par le ministère de la transition écologique et solidaire, et communale, par le biais des documents de prévention ;

– compléter ce site par un onglet « incident en cours » qui donnerait les détails d’un accident qui serait en train de se réaliser et les conseils à suivre.

b.   Connaître la nature des risques : les moyens d’implication des populations

Pour ce qui concerne plus spécifiquement les connaissances au sujet d’une usine qui fait courir un risque industriel aux populations, l’article L. 125‑2 précité du code de l’environnement qui pose les principes et détermine les cadres de l’information des citoyens en matière de risque, prévoit la possibilité d’un dispositif d’information propre au risque industriel et technologique : la création d’une commission de suivi de site (CSS).

Cette instance définie à l’article L. 125-2-1 du code de l’environnement, peut être créée par le préfet « autour dune ou plusieurs installations classées pour la protection de lenvironnement soumises à autorisation » ou « dans des zones géographiques comportant des risques et pollutions industriels et technologiques » ([51]). Ses frais d’établissement et de fonctionnement sont pris en charge par l’État qui doit la doter des moyens de remplir sa mission.

La commission de suivi de site est composée de cinq collèges ([52]), avec au minimum un membre par collège : i) représentants de l’État ; ii) représentants des collectivités locales ; iii) représentants des riverains ; iv) représentants des exploitants ; v) représentants des salariés. En sus de ces membres, la CSS peut comprendre des personnalités qualifiées.

Sa mission principale est de créer un cadre déchange et dinformation sur les actions menées par les exploitants des installations classées et de suivre leur activité. Ses membres sont donc tenus régulièrement informés des décisions préfectorales dont ces installations font lobjet mais aussi des incidents ou accidents qui surviennent sur le site ([53]). Ces CSS sont donc des sources d’informations majeures sur les installations classées les plus à risques et participent au développement d’une culture locale et industrielle du risque.

Votre rapporteur salue lexistence de ces commissions et les considère comme utiles en tant quespaces de dialogue permettant le suivi de l’activité des sites industriels. Il considère toutefois que cet espace dinformation est trop limité en termes de diffusion de la culture du risque car trop « feutré », et probablement trop formaliste, se déroulant dans un climat assez bureaucratique qui donne surtout lieu à un dialogue entre le préfet et lexploitant. Tout comme notre collègue Yves Blein, député du Rhône et président de l’AMARIS, l’a affirmé, lors de son audition devant la mission d’information, « cela ne permet pas de partager la culture du risque avec des habitants » ([54]).

Ces insuffisances ont également été soulignées par de nombreux acteurs, notamment par des collectifs citoyens lors de leur audition devant la mission d’information ([55]) mais aussi et surtout par M. Cédric Bourillet, directeur général de la prévention des risques (DGPR) dont le rôle est central en ce domaine. Il fait les mêmes critiques concernant les outils de développement de la culture du risque actuellement existants : « Pour autant, peut-on considérer que, dune part, tout cela vit de façon très active, très dynamique et efficace ? […] Jai le sentiment que beaucoup dénergie est déployée – cela prend beaucoup de temps à nos équipes – que beaucoup doutils existent sur le papier mais que les situations sont hétérogènes […] Mon sentiment, cest aussi que là où les débats ne sont pas très riches, cest souvent parce quil y a surtout lÉtat ou lexploitant qui parle et que dans ces commissions ou comités, cela ressemble soit à un dialogue technique entre lÉtat et lexploitant, dont les autres personnes sont prises à témoin, soit à une espèce de récit de tout ce que lexploitant a fait, tout ce que lÉtat a imposé, tous les projets qui ont été faits, éventuellement dans des termes un peu techniques. Les gens absorbent tout cela et en prennent connaissance, mais finalement, cest de linformation très descendante » ([56]).

Votre rapporteur partage cette nécessité de repenser les outils de participation de la population voisine des industries à la vie de celles-ci. Elle passera par une implication plus directe de la population concernée, sans intermédiaire et dans un esprit d’intégration à une communauté de destin.

Parce que le niveau de culture du risque diffère selon les acteurs et les territoires, comme cela a été souligné au cours de plusieurs auditions devant la mission d’information, il importe de s’inspirer des retours d’expérience qui paraissent intéressants et qui mériteraient d’être élargis. Ainsi, sur cette nécessité de concevoir et mettre en place des lieux de dialogue plus ouverts, votre rapporteur salue l’exemple de la ville de Feyzin dont M. Yves Blein, président de l’association AMARIS a été le maire, et dans laquelle il a mis en place une « conférence riveraine » pour associer les populations.

Une alternative plus inclusive pour les commissions de suivi de site : l’exemple de la « conférence riveraine » de la ville de Feyzin ([57])

La ville de Feyzin comprend une raffinerie de pétrole appartenant au groupe Total. Mise en service en 1964, elle a connu une explosion suivie d’un incendie en 1966 qui a fait 18 morts et une centaine de blessés. De par ce bilan, en raison des évacuations auxquelles il a donné lieu mais aussi par son caractère inédit, cet événement a profondément marqué la ville.

La raffinerie toujours en service aujourd’hui, est classée SEVESO « seuil haut ». Elle suscite bien évidemment encore une certaine inquiétude de la part des habitants qui se posent des questions et souhaitent continuellement être informés.

Lorsqu’il était maire, M. Yves Blein a décidé avec les élus du conseil municipal et la direction de la raffinerie de créer « un outil spécial, dédié à la concertation sur ce sujet » : la « conférence riveraine ».

– Membres : « Le quartier qui borde la raffinerie comprend 3 000 habitants. Parmi les habitants de chaque îlot, quarante volontaires siègent à la conférence riveraine », « Par son règlement intérieur, la conférence riveraine inclut le maire et le directeur de la raffinerie ».

– Budget et financement : « Notre budget est alimenté de moitié par la commune, et de lautre par lindustriel. Il est de lordre de 50 000 euros. »

– Organisation : « Un animateur […] pilote les travaux […] Il prépare les ordres du jour avec les habitants », la conférence « se réunit trois fois par an ».

– Outil de diffusion et de partage dinformations : « À chaque fois, elle édite un petit bulletin à destination des riverains du quartier pour faire part de ses travaux, et elle sintéresse à tous les sujets qui concernent la relation entre les habitants et lentreprise. »

En permettant aux habitants de poser toutes les questions qu’ils souhaitent et de débattre librement de toutes leurs interrogations, « cela permet dintégrer la question de la culture du risque et de démystifier la relation avec lentreprise parce que les habitants connaissent le directeur et parlent avec lui ».

Votre rapporteur considère cette « conférence riveraine » et ses modalités pratiques comme un bon exemple dun outil de participation et dinformation directes de la population duquel il faut s’inspirer pour remettre à plat le fonctionnement actuel des CSS.

D’une manière plus générale, on constate que la conscience des risques est très différenciée selon les zones et les régions. Feyzin n’est en effet pas le seul exemple d’une commune ayant permis une forte amélioration de la culture du risque. C’est ainsi que la ville de Gonfreville l’Orcher, près du Havre, sur le territoire de laquelle sont installés pas moins de neuf sites SEVESO, a notamment mis en place un système d’alert box : chaque foyer proche d’un de ces sites dispose d’un boîtier l’avertissant en cas de danger.

Face à toutes ces initiatives innovantes, votre rapporteur est convaincu de limportance du partage dexpérience sur ce sujet. Il fait donc sienne une des recommandations de l’association AMARIS dans son Livre blanc publié en novembre 2019 ([58]) allant dans ce sens : il convient de recenser les initiatives locales ayant mis en place des dispositifs opérants en matière de culture du risque et réfléchir à leur développement national.

B.   SAVOIR FAIRE : SAVOIR RéAGIR EN SITUATION DE DANGER

Si l’établissement d’une culture du risque durable en France commence donc par la conscience des risques industriels auxquels les populations sont précisément confrontées, il convient aussi de savoir réagir en cas de survenance d’un accident. Il ne suffit donc pas d’être informé, mais aussi d’être formé aux bons comportements.

1.   Les populations ne savent pas toujours comment réagir

Sur cette question de la maîtrise des gestes et comportements adaptés, le constat est le même : les populations ne savent pas comment réagir face à un danger. Le sondage déjà évoqué tout à l’heure ([59]) montrait ainsi que 71 % des Français ne sauraient pas du tout comment réagir face à un accident dinstallations chimiques. Seuls 6 % des personnes interrogées déclarent qu’elles sauraient précisément comment réagir. L’exemple de l’incendie du 26 septembre 2019 l’a bien montré : les populations riveraines sont perdues en cas de survenance d’un danger.

Outre l’évidente émotion du moment, cela révèle tout de même un manque criant de culture du risque et entraîne des comportements contreproductifs, pourtant clairement proscrits par tous les guides et tous les documents de prévention des risques : appel des secours pour savoir ce qui se passe en risquant d’obstruer les lignes, volonté d’aller récupérer ses enfants à l’école en se mettant en danger, sortir alors qu’il s’agirait de se mettre à l’abri.

La consultation organisée par notre mission d’information ([60]) a révélé que près de 73 % des consultés – là encore uniquement les répondants habitant en dehors de la Seine-Maritime ont eu à répondre à cette question –  ne savent pas quoi faire en cas de déclenchement des sirènes. Cet élément pose aussi la question de l’adaptation et de l’efficience des moyens d’alerte et d’information des populations en cas d’accident, une thématique développée plus loin dans le rapport. Mais il met surtout en avant le manque de formation des populations à la réaction adéquate en cas daccident.

Il faut en revanche souligner une importante culture de sécurité au sein de ladministration et chez les élus, qui savent en général exactement comment ils doivent réagir en cas d’accident pour protéger les populations :

– par le biais des plans communaux de sauvegarde (PCS), les élus et les agents municipaux connaissent parfaitement leur rôle en cas de survenance d’accident majeur afin d’alerter et de mettre en sécurité les populations ;

– l’exploitant, par le biais de l’élaboration du plan dopération interne (POI), organise le traitement d’un incident purement interne ;

– les services de l’État, par le biais du plan particulier d’intervention (PPI) savent comment coordonner leur action et réagir en cas d’accident dépassant l’enceinte de l’établissement ;

– les personnels de l’Éducation nationale organisent la mise en sécurité des élèves et des personnels par le suivi des plans particuliers de mise en sécurité (PPMS) ([61]).

Dans le cas de l’incendie du site de Lubrizol et des entrepôts de Normandie Logistique, toutes ces réactions se sont organisées de façon optimale autour du dispositif dOrganisation de la réponse de sécurité civile (ORSEC). Du point de vue de la coordination de ces outils, l’accident est même plutôt un exemple de réussite, comme l’a indiqué M. le préfet Alain Thirion, directeur général de la sécurité civile et de la gestion des crises (DGSCGC) lors de son audition devant la mission d’information : « Sur le contenu et le mode opératoire, c’est le dispositif “organisation de la réponse de sécurité civile” (ORSEC) classique qui est mobilisé, qui fonctionne, qui a été dailleurs actionné, et ce sont trois outils principaux : le plan particulier dintervention (PPI), qui renvoie dailleurs au plan dopération interne (POI) de lentreprise, et les plans communaux de sauvegarde. Il doit y avoir une articulation entre l’ensemble de ces outils […] Objectivement, le dispositif tel quil est prévu fonctionne plutôt bien. […] Dabord le POI est enclenché, puis nous sommes arrivés au niveau du PPI assez naturellement. Le plan ORSEC a été actionné par le préfet. Les éléments se sont finalement « emboîtés » assez facilement […] » ([62]).

La très bonne connaissance de la réalité des risques et lorganisation planifiée des réactions de ces professionnels sexpliquent aussi par la réalisation dexercices réguliers. Cet élément a aussi été mis en avant par le DGSCGC, toujours lors de son audition devant la mission d’information : « Nous mettons en place, par exemple, des plans triennaux dexercices destinés à faire en sorte que nous nous mettions en position et que nous nous préparions. Cela participe au développement et à la valorisation dune culture du risque. Pour ce site, le plan triennal concernant les différents exercices a été validé au cours de lannée 2019 ». Ces exercices sont réguliers dans les zones les plus exposées. En Seine-Maritime, par exemple, entre sept et huit exercices par an seraient annuellement réalisés.

Il convient désormais dinsuffler cette culture du risque aux populations et au sein des entreprises. Les recommandations de votre rapporteur concernant les modalités d’information sur les risques, envisagées auparavant, répondront déjà en partie à ce déficit d’informations sur les conduites à tenir. Les documents à moderniser comprennent en effet également la liste des gestes à adopter en cas d’accident.

Toutefois, il faut aussi concrétiser toutes ces recommandations par des formations et des exercices.

2.   L’entraînement, la meilleure manière d’acquérir de manière durable une culture du risque

a.   Insuffler la culture du risque dès le plus jeune âge

Parce quil sagit avant tout dacquérir des réflexes, les gestes et comportements à adopter en cas daccident industriel doivent être appris dès le plus jeune âge.

L’outil développé par l’Éducation nationale pour diffuser les bons réflexes à adopter, notamment en cas de menace d’origine technologique, est le plan particulier de mise en sûreté (PPMS). Il s’agit d’un exercice de confinement qui comprend différentes phases : alerte, recensement des élèves, mise en sécurité des élèves, confinement éventuel de l’établissement par le calfeutrage des fenêtres, écoute des consignes à la radio, fin de l’alerte. Les exercices sont adaptés aux zones dans lesquelles ils sont réalisés. En Seine-Maritime, laccident routier de transport de matière dangereuse est par exemple beaucoup traité, c’est ce que nous a confirmé Mme Christine Gavini-Chevet, rectrice de l’académie de Caen, chargée d’administrer l’académie de Rouen, lors de son audition devant la mission d’information : « Pour le PPMS en général, nous travaillons par exemple sur un accident routier qui se produit à proximité dune école avec des produits dangereux, cest typiquement le type dexercice que nous faisons. » ([63]). Toujours dans ce cadre, cette dernière a indiqué à la mission dinformation vouloir tirer des leçons de la crise de Lubrizol sur les prochains PPMS : « Jai demandé à cette équipe de travailler sur un scénario qui sétendrait sur un périmètre large, indéfini, mouvant. Je vais me trouver dans une situation de chaîne dalerte, dans la même situation que Lubrizol. » Votre rapporteur salue cette volonté dadapter les exercices à la réalité qui témoigne de la plasticité des PPMS, décidément de bons outils.

Votre rapporteur considère qu’il faut aller encore plus loin dans la généralisation de la connaissance des bons réflexes pour répondre à un accident industriel. Ainsi, afin de lui donner un caractère universel, il conviendrait daborder le sujet dans le cadre du service national universel (SNU). L’un des objectifs de ce SNU étant le brassage territorial, les affectations se font au niveau national. Le SNU, qui s’adresse aux jeunes entre 16 et 18 ans, semble être un bon moyen d’enseignement des réflexes généraux à avoir. Il s’agit probablement de la bonne tranche d’âge pour traiter de ce sujet, les jeunes étant suffisamment matures pour assimiler les comportements appropriés. En cours d’expérimentation, le SNU a vocation à être étendu à tous les départements en 2020 et à devenir obligatoire de façon progressive pour tous les jeunes à horizon 2024.

Proposition n° 2 : Aborder le sujet de la culture du risque dans le cadre du service national universel.

b.   Multiplier les exercices et assurer leur diffusion de manière large

Les acteurs de la sécurité civile auditionnés ont rappelé que les exercices de mise en situation étaient réguliers dans les zones à risques, ce dont il faut se féliciter. Ces derniers permettent de s’entraîner à répondre à une situation de crise mais aussi d’adapter éventuellement les plans en fonction de la tenue de l’exercice et des failles que ce dernier a permis de révéler. La limite de ces entraînements indispensables, c’est qu’ils ne permettent pas toujours de faire participer les habitants.

Lors de la table ronde organisée par la mission d’information, des journalistes ont toutefois affirmé qu’ils avaient couvert certains de ces exercices pour les diffuser auprès de la population. Ainsi, M. Damien Boutillet, chef du département défense et gestion de crise à France Télévisions, a que « dans les DOM-COM, nous sommes aussi beaucoup associés aux exercices du ministère de lIntérieur, ce qui permet de faire des reportages et dexpliquer aux gens comment cela se passe en cas dincident majeur. Cela fait partie de cette culture quil faut effectivement développer et nous essayons de le faire » ([64]).

Votre rapporteur se félicite de ce réflexe journalistique et de la diffusion de la culture du risque que cela permet. Il convient de renforcer l’implication des citoyens à ces exercices grandeur nature et d’accroître la participation de la presse afin qu’un maximum de citoyens soit informé.

Votre rapporteur préconise justement de systématiser ces exercices grandeur nature. Il trouve, en effet, judicieuse l’idée de développer une journée annuelle de participation à des actions de sensibilisation et à des exercices grandeur nature d’accidents majeurs.

Il s’agirait de « transposer » le modèle des « journées à la japonaise » ([65]) en France, comme c’est déjà le cas en partie dans certains territoires d’outre-mer, avec toutefois une adaptation territoriale. Chaque année, cette journée serait organisée dans un département différent. Lors de son audition devant la mission d’information, M. le ministre de l’intérieur, Christophe Castaner, a affirmé que cela faisait partie des pistes de réflexion : « Pour développer la culture du risque, nous pourrions imaginer des journées “à la japonaise. En effet, les risques technologiques et naturels que nous connaissons sont peut-être amenés à se développer. En outre, lacceptabilité de nos concitoyens face aux risques baisse, cest un fait. » ([66]). Les médias locaux et nationaux seraient justement conviés à cet événement afin de relayer encore davantage ces exercices.

Proposition n° 3 : Réaliser une fois par an un exercice de grande ampleur de risque naturel ou technologique sous forme de « journée à la japonaise » dans un département.

À cette occasion, des usines pourraient être ouvertes à la population pour parler industrie et risque technologique. Le manque de culture du risque s’explique en effet aussi par la méconnaissance, par les populations, de l’activité industrielle de laquelle ils sont pourtant voisins. Autrefois installées au centre d’un environnement social dans lequel les habitants étaient aussi les ouvriers, les usines étaient bien connues des populations, soit directement, soit par les cercles familiaux ou amicaux. Avec les évolutions de la société et les métamorphoses de l’économie, cette réalité s’effrite. Il faut alors lui substituer des visites régulières dusines par les citoyens afin quils puissent voir par eux-mêmes la nature de leurs activités mais aussi les précautions prises pour limiter les risques quelles font peser sur le territoire. Lors de son audition devant la mission d’information, Mme Magali Smets, directrice générale de l’organisation professionnelle France Chimie, a rappelé que cette pratique existe déjà et a indiqué sa volonté de l’élargir : « Nos industriels ont une démarche douverture de leur site pour accueillir le public, pour quil puisse comprendre ce quest un site industriel de la chimie. Je pense queffectivement il y a lieu de réfléchir et quau-delà dun document, ce sont vraiment des moments déchange qui sont à organiser, et sur lesquels nous allons réfléchir. » ([67]). Votre rapporteur suggère que cette bonne pratique soit généralisée.

c.   L’importance des entreprises dans l’apprentissage de la culture du risque

Enfin, le rôle des entreprises dans la diffusion de la culture du risque est également fondamental et insuffisamment développé en France. De ce point de vue, votre rapporteur partage l’avis de Mle préfet Alain Thirion, directeur général de la sécurité civile et de la gestion des crises : « La culture du risque sapprend aussi en entreprise, au niveau des salariés. Les entreprises qui font des efforts pour recruter des sapeurs-pompiers, y compris volontaires, ont une culture du risque souvent plus développée. Avoir des sapeurs-pompiers dans lentreprise est un atout. » ([68]).

En s’inspirant, là encore, du Livre blanc de l’association AMARIS ([69])  déjà évoqué plus haut, votre rapporteur considère que le renforcement de limplication des entreprises dans la prévention des risques naturels et technologiques, est une nécessité absolue. Cela passera par le développement d’un volet spécifique aux entreprises dans le cadre des campagnes sur les risques industriels, le développement de l’offre de formations aux risques naturels et industriels en entreprise et une meilleure implication des acteurs économiques dans les exercices PPI afin de tester leurs dispositifs de sécurité et de prévention.

II.   MIEUX LUTTER CONTRE LES RISQUES INDUSTRIELS

Mieux prévenir les risques industriels, ou tout du moins tenter de le faire, c’est aussi, au-delà de l’intérêt même de l’entreprise, intégrer la prise en compte de l’intérêt général dans l’exercice d’une activité économique. Votre rapporteur considère ainsi que la police des installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE) constitue l’un des instruments essentiels de lacceptabilité sociale des activités industrielles à risques.

L’État a donc mis en place des pratiques de prévention des risques et s’est notamment doté d’instruments juridiques de surveillance et d’encadrement visant à prévenir au maximum les risques d’accidents sur des sites industriels à risques.

Ainsi, même s’il faut toujours rappeler que le risque zéro n’existe pas, votre rapporteur a une conviction : un incendie de lampleur de celui que nous avons connu à Rouen le 26 septembre 2019, impliquant une entreprise pourtant surveillée, ne devrait pas pouvoir arriver.

Il convient donc d’abord de tirer des leçons de cet accident pour ce qui concerne le cadre juridique des installations classées et des sites SEVESO, notamment en renforçant et en élargissant la surveillance menée par linspection des installations classées. Toujours en ce sens, il s’agira de renouveler les pratiques françaises de prévention des risques par un meilleur ciblage de ce contrôle et une accidentologie mieux tournée vers l’enquête et la prescription.

A.   renforcer le rÔle de l’inspection des installations classÉes afin de maintenir le FORT NIVEAU DE PROTECTION GARANTI PAR LE rÉgime des icpe

Régime juridique ancien et constitué de l’addition de différentes couches réglementaires créées au fil de l’accidentologie et de l’émergence des nouveaux enjeux environnementaux, la police des installations classées est complexe. En outre, elle recouvre des réalités qui, partageant des caractéristiques communes, n’en restent pas moins extrêmement diverses. Il apparaît donc d’abord nécessaire de rappeler cette législation.

Il s’agira ensuite de s’arrêter plus spécifiquement sur le rôle de linspection des installations classées, les enjeux qui la traversent et d’aboutir à quelques propositions destinées à renforcer son rôle dans la prévention des risques industriels.

1.   Le régime des ICPE comprend déjà un fort niveau de protection mais il convient d’élargir les contrôles

a.   Le régime des ICPE, une réalité diverse quant aux obligations qu’il crée

Bref historique de la police des installations classées : un régime aux fondements anciens qui a su s’adapter aux nouveaux enjeux

Le principe dun encadrement juridique renforcé et dune surveillance administrative des exploitations présentant un risque daccident, ou pouvant avoir un impact sur la salubrité ou la commodité publiques, remonte au XIXème siècle. À la suite d’importants accidents industriels, des textes de nature réglementaire exigent alors des déclarations préalables avant l’ouverture d’un site présentant ces caractéristiques et commencent même déjà à opérer un classement par degré de nuisances ([70]). Cette réglementation est alors centrée sur la protection du voisinage direct et vise avant tout à préserver la commodité publique.

En 1917, une loi ([71]) reprend les grands traits de la réglementation antérieure mais y ajoute les notions datteinte à la santé publique ou à lagriculture, dans un contexte où les considérations sanitaires continuent de progresser. Elle prévoit ainsi que les établissements industriels et commerciaux qui « (…) présentent des causes de danger ou des inconvénients soit pour la sécurité, la salubrité ou la commodité du voisinage, soit pour la santé publique, soit encore pour lagriculture » sont placées sous « la surveillance de lautorité administrative (…) ». Ces établissements sont divisés en trois « classes » en fonction du danger qu’ils représentent ou des inconvénients qu’ils génèrent. La première classe requiert un éloignement des habitations et une autorisation préalable à l’exploitation, la seconde nécessite seulement cette autorisation préalable et la troisième est soumise uniquement à déclaration.

Mais c’est la loi du 19 juillet 1976 ([72]) qui complète des dispositifs déjà anciens dans un contexte où la population prend progressivement conscience de la problématique environnementale.

C’est ainsi que la sécurité de lenvironnement devient une des justifications majeures de lencadrement juridique renforcé de lexploitation dactivités dangereuses.

Cette loi donne véritablement naissance au régime juridique des installations ICPE. Elle instaure des principes et des dispositifs qui constituent encore aujourd’hui la base de notre réglementation actuelle :

– le champ d’application de la loi, aussi bien pour ce qui concerne les causes de classement (ajout de la nocivité pour l’environnement) que les établissements concernés (ajout des installations agricoles, des entreprises de l’État et des collectivités territoriales), est élargi ;

– avec un objectif de simplification, deux classes sont instituées : la classe des installations à autoriser (A) soumise à des prescriptions préfectorales adaptées à chaque installation ; la classe des installations à déclarer (D) régie par des prescriptions générales ;

– les sanctions pénales et administratives sont renforcées ;

– le pouvoir de réglementation est confié au ministre de l’environnement récemment créé ;

– la réglementation est fondée sur une approche intégrée, c’est-à-dire qu’une seule autorisation est délivrée et réglemente tous les aspects concernés.

Le droit des ICPE reste toutefois un droit mouvant, qui a connu des évolutions depuis cette loi de 1976. Celles-ci ont cherché à renforcer l’efficacité des dispositifs, à les adapter aux nouveaux enjeux environnementaux et, plus récemment, à les simplifier.

D’abord, dans la logique d’un principe dadaptation au réel, le renforcement du cadre juridique a suivi celui de l’apparition de nouveaux enjeux environnementaux. C’est ainsi que depuis 1976 les paysages ou encore le patrimoine archéologique ont, par exemple, été ajoutés aux intérêts protégés. De la même manière, le droit des ICPE a été influencé par l’évolution d’autres normes juridiques comme celles de la participation du public ou encore des cadres de l’évaluation environnementale. Cette évolution de la police des ICPE passe notamment par des évolutions de leur nomenclature.

Ensuite, une logique de simplification a irrigué la police des installations classées. La modification la plus fondamentale est la création, en 2009, d’une troisième classe, intermédiaire entre l’autorisation et la déclaration, l’enregistrement (E). Elle concerne les installations qui ne nécessitent pas la prise de mesures de prévention individualisées. C’est une procédure d’autorisation simplifiée qui dispense de nombreuses formalités comme la procédure d’évaluation environnementale et d’enquête publique.

Ce mouvement de simplification s’étend à d’autres principes bien plus importants, toujours dans une logique de facilitation des activités industrielles.

i.   Définition d’une ICPE

Les ICPE sont aujourd’hui définies à l’article L. 511-1 du code de lenvironnement. Les critères de définition paraissent bien le prolongement des premières réglementations sur les installations classées avec toutefois des élargissements, aussi bien concernant le type d’installation que le type de danger qu’elles représentent :

 les établissements concernés sont « […] les usines, ateliers, dépôts, chantiers et, dune manière générale, les installations exploitées ou détenues par toute personne physique ou morale, publique ou privée […] ». Le second alinéa de cet article définit également les exploitations de carrières comme des ICPE ([73]). Très concrètement, il peut donc s’agir d’un chantier, d’une usine, d’une station-service, d’une exploitation agricole, d’une éolienne de plus de 12 mètres ou encore d’un site industriel SEVESO ;

– les établissements sont « classés » s’ils présentent « des dangers ou des inconvénients soit pour la commodité du voisinage, soit pour la santé, la sécurité, la salubrité publiques, soit pour lagriculture, soit pour la protection de la nature, de lenvironnement et des paysages, soit pour lutilisation rationnelle de lénergie, soit pour la conservation des sites et des monuments ainsi que des éléments du patrimoine archéologique ». Il s’agit donc de préserver l’environnement naturel mais également l’environnement culturel.

ii.   Nomenclature, classement des ICPE et niveau de contrôle

Toutefois, tous les types dinstallations, et surtout les différentes natures de dangers et leur ampleur potentielle, ne nécessitent pas le même niveau de surveillance administrative. C’est ainsi qu’il existe une nomenclature permettant de classer les installations selon l’importance et la gravité des inconvénients et des risques qu’elles présentent. Ainsi, en fonction de leur nocivité, les établissements seront soumis à un régime administratif plus ou moins contraignant.

Selon l’article L. 511-2 du code de l’environnement, cette nomenclature est établie par décret en Conseil d’État « pris sur le rapport du ministre chargé des installations classées », c’est-à-dire actuellement de la ministre de la transition écologique et solidaire. Trois régimes de classement existent, en fonction de la gravité des risques induits par l’activité.

● Le régime de lautorisation constitue le régime le plus contraignant. Les installations qui y sont soumises sont celles qui présentent « de graves dangers ou inconvénients » ([74]) pour les intérêts définis par l’article L. 511-1 du code de l’environnement et rappelés supra. Avant toute mise en service, l’exploitant doit faire une demande d’autorisation préfectorale accompagnée d’une étude d’impact et d’une étude de dangers démontrant l’acceptabilité du risque et prenant en compte aussi bien l’installation elle-même que les établissements aux alentours. Le préfet ne peut autoriser ou refuser la mise en route de l’exploitation qu’après enquête publique et avis de différents services et autorités. L’arrêté d’autorisation fixe les conditions d’exploitation et de contrôle de l’activité. Le cas échéant, des arrêtés complémentaires peuvent être pris. Outre ces prescriptions spéciales, prises par le préfet, des règles générales sont prises par le ministre chargé des installations classées. Les installations classées SEVESO font partie intégrante de cette catégorie même si leur régime est encore plus strict, votre rapporteur y reviendra.

● Le régime de lenregistrement (ou régime d’autorisation simplifiée) a été, comme évoqué plus haut, créé en 2009 ([75]). Régime intermédiaire entre celui de l’autorisation et celui de la déclaration, il concerne les installations qui présentent là encore « des dangers ou inconvénients graves » mais dont les activités « concernent [d]es secteurs ou technologies dont les enjeux environnementaux et les risques sont bien connus » ([76]). Les risques étant supposés plus maîtrisables, ils peuvent être prévenus au moyen de prescriptions générales. Certaines installations particulières sont toutefois exclues de ce régime ([77]). La procédure de demande est donc moins lourde que celle de l’autorisation : l’exploitant doit alors faire une demande d’autorisation en justifiant qu’il respecte les mesures techniques de prévention des risques et des nuisances définies dans un arrêté de prescriptions générales. Après consultation du public et avis des conseils municipaux intéressés, le préfet peut autoriser ou non le fonctionnement. Il peut également compléter, renforcer ou aménager les prescriptions générales applicables à l’installation par des prescriptions particulières. Il faut également noter que le préfet peut décider que la demande d’enregistrement sera instruite, pour différentes raisons présentées à l’article L. 512‑7‑2 du code de l’environnement ? « selon les règles de procédure prévues par le chapitre unique du titre VIII du livre Ier pour les autorisations environnementales », c’est-à-dire l’autorisation environnementale avec ou sans évaluation environnementale.

● Enfin, le régime de la déclaration concerne les installations industrielles qui présentent certes un risque environnemental mais « pas de graves dangers ou inconvénients ». Ces installations doivent « néanmoins respecter les prescriptions générales édictées par le préfet » ([78]). Dans ce cas, l’exploitant doit simplement effectuer une déclaration par le biais d’un dossier contentant des informations sur l’exploitation et ses activités. La procédure s’avère ainsi beaucoup plus souple que dans les deux régimes précédemment décrits. Elle n’intègre pas de phases d’instruction et de consultation. Le préfet doit simplement s’assurer du caractère complet du dossier de demande et vérifier que l’installation en question entre bien dans la catégorie des installations soumises à déclaration. Là encore, en sus des prescriptions préfectorales générales, des prescriptions plus spécifiques peuvent éventuellement s’ajouter. Il faut également noter que certaines installations soumises à déclaration particulières, classées DC dans la nomenclature, font l’objet de contrôles périodiques mis à la charge de lexploitant et effectués par des organismes agréés. Ces derniers vérifient que les prescriptions sont respectées et informent la préfecture en cas de non-conformité majeure ([79]).

Ces catégories emportent en partie le rythme des contrôles par l’inspection des installations classées. Une planification pluriannuelle des contrôles fixe actuellement, aux termes d’une instruction ministérielle du 24 novembre 2016, la périodicité des visites :

– les établissements prioritaires (notamment SEVESO « seuil haut ») sont contrôlés chaque année ;

– les établissements à enjeux (notamment SEVESO « seuil bas ») sont contrôlés tous les trois ans ;

– les autres établissements soumis à autorisation et enregistrement sont contrôlés tous les sept ans.

En ce qui concerne les établissements relevant du régime de la déclaration, ils ne sont contrôlés « que sur signalement de bruits, dodeurs ou dactivités suspectes par un élu ou un riverain », selon les indications données devant la mission d’information par M. Patrick Berg, directeur de la DREAL de Normandie ([80]). Pour ce qui concerne les établissements soumis à l’obligation de contrôle périodique, l’article R. 512-57 du code de l’environnement prévoit une périodicité de cinq ans maximum ou dix ans maximum pour les installations dont le système de « management environnemental » a été certifié conforme à la norme internationale ISO 14001.

Votre rapporteur considère quil peut être complexe pour certaines entreprises de savoir exactement de quelle catégorie elles relèvent. Donc, il est difficile pour elles de prendre l’initiative de faire appel à un organisme agréé. En sus, cette ignorance est dangereuse car, comme évoqué ci-dessus, le classement dans la nomenclature détermine en partie la fréquence et le niveau des contrôles. C’est la raison pour laquelle, il préconise un renforcement du contrôle des DREAL concernant les ICPE de la catégorie déclaration hors DC qui ne font actuellement l’objet d’aucun contrôle systématique. Cela permettrait de vérifier que l’entreprise soit connue sous le régime qui lui correspond réellement afin d’éviter une situation comparable à celle de Normandie Logistique. Ces contrôles exerceraient également un effet incitatif pour les entreprises qui seraient davantage enclines à vérifier régulièrement qu’elles sont bien déclarées sous le bon régime administratif.

Proposition n° 4 : Renforcer le contrôle des DREAL sur les ICPE soumises au régime de déclaration hors DC par un contrôle aléatoire de ces installations.

Ces contrôles doivent permettre aux DREAL d’exercer concrètement leur rôle d’appréciation de l’adéquation entre les activités d’une installation et son régime administratif ICPE, rôle qu’ils ne jouent pas suffisamment à ce stade.

L’analyse, certes rapide et non exhaustive, de ces trois principaux régimes juridiques des installations classées, permet de saisir cette volonté dédicter des règles afin de protéger les populations et lenvironnement tout en, si le niveau de dangerosité le permet ou lexige, les adaptant ou les complétant par des prescriptions spéciales. Les prescriptions générales sont ainsi prises par le ministre chargé des installations classées (dans le cas des régimes de l’autorisation ou de l’enregistrement) ou par le préfet de département (dans le cas du régime de la déclaration). Les prescriptions spéciales sont prises par le préfet de département car elles doivent s’adapter à la réalité concrète de l’exploitation.

Selon les derniers chiffres communiqués par le ministère de la transition écologique et solidaire (mars 2019), qui concernent l’année 2018 ([81]), la France compte approximativement 500 000 ICPE dont 25 000 relevant du régime de lautorisation, 16 000 du régime de lenregistrement et le reste, cest-à-dire une très grande majorité, du régime de la déclaration. Parmi les installations soumises à autorisation, 1 312 sont classées SEVESO (705 « seuil haut » et 607 « seuil bas ») et 6 840 relèvent de la directive IED ([82]).

répartition territoriale des icpe en France métropolitaine

Source : Dossier de presse du ministère de la transition écologique et solidaire « Les risques industriels : Une mission de protection pour les populations et l’environnement, Bilan 2018, perspectives 2019 »


RÉPARTITION TERRITORIALE DES ICPE EN OUTRE-MER