Note n°

46

Les neurosciences dans l’éducation

Juin 2025

 

\\dfs\fichiers\Partages\POLES\AFFAIRES_ECONOMIQUES\OFFICE_CHOIX\NOTES SCIENTIFIQUES\45. Neurosciences et éducation (EM)\iStock-1331856690Retouche.jpg

 

iStock/Elena Pimukova

Résumé

     Contemporaines de l’essor de l’imagerie cérébrale dans les années 1970, les neurosciences se donnent pour objectif de mieux connaître le fonctionnement du cerveau et ont soulevé beaucoup d’espoir.

     Dans le domaine de l’éducation, elles peinent cependant à faire leurs preuves. Loin de clarifier les méthodes ou d’aider les enseignants, la référence systématique aux mécanismes cérébraux crée au contraire le risque de court-circuiter la réflexion critique et de légitimer un certain darwinisme social.

     La vogue récente des neurosciences fait courir le risque d’une discontinuité des politiques pédagogiques. Or les neurosciences ne peuvent fonder à elles seules une « science de la pédagogie » et faire table rase de l’héritage scientifique existant.

Arnaud Saint-Martin, député   Florence Lassarade, sénatrice

 


Les Notes scientifiques de l'Office – n° 46 – Les neurosciences dans l’éducation – juin 2025 page 1

       De L’Homme neuronal à l’enfant neuronal ?[i]

Le débat sur la nature duale de l’homme, à la fois corps et âme, est très ancien. La question s’est du reste posée très tôt de savoir s’il est possible d’en poser les termes de manière totalement scientifique. Peu avant le début de notre ère, le poète Lucrèce décrivait la destinée des âmes sans s’appuyer sur des données expérimentales, tandis que sa théorie atomique ne pouvait pas davantage faire fond sur les moyens d’observation nécessaires[ii].

Dans leur vision encyclopédiste des savoirs, les Lumières n’établissaient pas non plus, malgré leur attrait pour la dimension expérimentale, de distinction trop rigide entre sciences humaines et sciences de la vie, leurs promoteurs s’illustrant souvent dans les deux domaines, tel La Mettrie (1709-1751), théoricien de l’homme-machine.

La barrière qui prévaut de nos temps[iii] n’est cependant pas infranchissable, puisqu’un spécialiste de neurobiologie moléculaire, Jean-Pierre Changeux, publia en 1983 un essai grand public à tendance philosophique[iv], L’Homme neuronal. Il suscita éloges et critiques. Tandis que le Journal de Genève jugeait que le réductionnisme du modèle explicatif défendu revenait à « se donner à bon compte l’illusion d’une pénétrante lucidité sur le monde »[v], un livre anniversaire conclut, en 2016, que « L’Homme neuronal demeure l’horizon scientifique indépassable de notre époque »[vi].

Logiquement, la première étape de la construction de la personne serait alors celle de l’ « enfant neuronal ». Sans doute est-il en effet possible d’unifier sous ce vocable les essais conduits pour expliquer le fonctionnement psychique et intellectuel de l’enfant grâce à l’analyse des mécanismes physico-chimiques à l’œuvre dans son cerveau.

La présente note n’a cependant pas pour ambition de trancher le débat sur les présupposés épistémologiques de la démarche fondant ce qu’on appelle aujourd’hui les neurosciences. Elle a simplement pour objet d’évaluer dans quelle mesure le recours à ces neurosciences peut contribuer au succès des apprentissages chez l’enfant et chez l’adolescent.

     Les neurosciences dans le paysage disciplinaire

Les neurosciences ne sont pas la seule discipline mobilisée pour comprendre les processus d’apprentis­sage. Mais de quel côté les situer dans le paysage disciplinaire, par rapport à la ligne de démarcation qu’il est traditionnellement convenu de tracer entre sciences de la vie et sciences humaines et sociales ? Sous quel jour la construction de ladite délimitation ressort-elle d’ailleurs de cet examen ?

     Que font les neurosciences ?

Le terme de neurosciences dont la dernière décennie a consacré l'usage, renvoie à des disciplines diverses, réunies par un objectif commun : la connaissance du système nerveux, de son fonctionnement et des phénomènes qui émergent de ce fonctionnement, expliquait en 1984 le Courrier du CNRS[vii]. À la lecture de cette définition très englobante, et au vu des diverses acceptions actuelles, on peut avancer l’hypothèse que l’usage du terme est resté assez fluctuant jusqu’à nos jours[viii], où l’accent porte néanmoins plus nettement sur l’ancrage distinctif des neurosciences dans la médecine et dans la biologie.

À cet égard, on cite très souvent le recours à l’imagerie fonctionnelle par résonance magnétique (IRM) comme l’un des protocoles expérimentaux habituels des neurosciences. Les progrès de l’imagerie cérébrale permettent en effet d’observer quelles zones du cerveau sont plus spécialement activées, chez un patient donné, lorsqu’il doit lire un mot ou bien reconnaître une image, ce qui laisse entrevoir la possibilité de relier telle ou telle activité spécifique du cerveau à certains comportements d’acquisition de savoirs[ix]. Pour interpréter ces données neurobiologiques, les spécialistes des neurosciences recourent cependant aussi bien à des analogies et des métaphores explicatives : l’onde cérébrale se déclenchant à la reconnaissance d’un mot familier suivrait ainsi un mouvement neuronal comparable à celui du mascaret, phénomène naturel de brusque surélévation des eaux de la Gironde pendant les grandes marées dans le golfe de Gascogne[x].

     Un parallèle possible avec la linguistique

Également mobilisée pour éclairer un processus d’acquisition des savoirs tel que l’apprentissage de la lecture, la linguistique connut son heure de gloire dans les années 1960, à l’époque du structuralisme triomphant. Il était alors très courant de placer cette discipline à l’intersection des sciences de la vie et des sciences humaines. Par certains aspects, elle se présente en effet comme une science « dure » : la phonétique acoustique classe et analyse les sons sur la base de spectrogrammes, tandis que la phonétique articulatoire repose sur l’étude anatomique de la production des sons par l’appareil phonatoire ; la discipline est aussi indispensable pour affiner les diagnostics de troubles du langage, telle l’aphasie.

Même dans d’autres sous-domaines, tels que la grammaire ou la sémantique, la linguistique a pu, sous l’égide de théoriciens comme Noam Chomsky, aspirer à devenir une science exacte à l’image des mathématiques, en recherchant des structures innées de la compétence langagière. Le postulat de cette linguistique générative était qu’en poussant suffisamment loin l’analyse structurelle, il serait possible, à force d’abstraction, de dégager pour chaque langue, un code phonétique et un code morphosyntaxique ultimes ; suffisamment formalisés à leur tour, ceux-ci accèderaient à la rigueur d’un langage informatique, ouvrant la voie à une… grammaire universelle, rien de moins.

Ce mouvement se refléta sur le plan institutionnel. Des sections de linguistique, aujourd’hui ré-incluses dans les facultés de lettres, ont été un temps adossées à des facultés de médecine[xi]. De tels découpages varient du reste non seulement dans le temps, mais selon les pays : la configuration du champ universitaire qui domine aux États-Unis d’Amérique ne prévaut pas forcément en France ou ailleurs en Europe.

En définitive, l’exemple de la linguistique – qui ne constitue ainsi nullement, en elle-même, un bloc homogène – montre surtout que la division stricte des savoirs entre sciences « dures » et sciences humaines, malgré sa validité intrinsèque, ne rend pas nécessairement compte de la variété du champ des connaissances, lequel se présente sans doute plus souvent qu’il n’est communément admis comme un continuum de savoirs, selon un schéma bien éloigné de la pensée par catégories héritée d’Aristote.

Mieux encore : le positionnement d’une discipline va dépendre aussi, pour une part, de l’approche retenue par ses promoteurs[xii]. Pour les neurosciences, comme pour toute autre science, il importe donc avant tout de savoir, étude par étude, jusqu’où peut aller la démarche technico-expérimentale – et où commence le travail interprétatif qui porte sur les résultats de celle-ci. Non moins important, ce travail est soumis à des critères de vérifiabilité qui sont nécessairement différents[xiii], mais il doit lui aussi faire la preuve de la reproductibilité de ses résultats.

     La lecture, exemple de l’apport des neurosciences

La maîtrise de la langue écrite sert traditionnellement de pierre de touche des méthodes pédagogiques. Dans l’aire linguistique francophone, comme dans l’aire anglophone, l’apprentissage de la lecture représente un défi de taille pour tous les enfants qui entrent à l’école. Sur ce chapitre, l’un des grands mérites des neurosciences serait d’avoir fourni une base scientifique à la réfutation de la méthode globale[xiv] [xv].

     Une réfutation de la méthode globale par l’IRM ?

Dès 1967, le neuropsychiatre Pierre Debray appelait à ce que les enfants en difficulté « soient rapidement soustraits à l'enseignement de la lecture par la méthode globale[xvi]. » Bien que cette formulation fût fondée sur les observations de ce praticien hospitalier, il est revenu aux neurosciences de la justifier sur des fondements plus robustes. Car des travaux menés sur les bases cérébrales de la lecture ont prouvé que la lecture globale et la lecture syllabique n’activaient pas les mêmes zones du cerveau, la première activant l’hémisphère droit alors que la seconde active l’aire occipito-temporale ventrale gauche[xvii]. Ces résultats ont été interprétés comme démontrant que « la méthode globale mobilisait un circuit inapproprié, diamétralement opposé à celui de la lecture experte[xviii]. »

L’un des acquis de l’imagerie cérébrale est pourtant d’avoir montré la grande plasticité du cerveau : si un chemin neuronal est impraticable, les connexions synaptiques peuvent se remodeler. Stanislas Dehaene rapporte ainsi le cas d’une petite fille de quatre ans ayant subi une ablation chirurgicale de la région occipito-temporale gauche, considérée comme le siège par excellence de la lecture : la région qui nous sert tous à reconnaître les mots écrits lui manquait totalement, écrit-il. Pourtant, elle avait appris à lire de façon essentiellement normale : seules des mesures chronométriques très fines montraient que sa lecture était un peu ralentie, de quelques dizaines de millisecondes seulement.

Lorsque nous l’avons scannée, à l’âge de onze ans, poursuit-il, nous avons compris comment elle parvenait à lire aussi bien. Bien que ses aires du langage parlé soient restées fortement latéralisées dans l’hémisphère gauche, elle reconnaissait les mots écrits à l’aide de ses aires visuelles droites[xix].

On peut alors se demander si cette argumentation n’est pas en partie réversible. D’abord, la différence observée par rapport à la « normale » – quelques centièmes de secondes – semble infime. Plus généralement, ce témoignage de la plasticité cérébrale paraît infliger un démenti à toute théorie qui établirait une équivalence trop catégorique entre telle activité intellectuelle et l’activation de telle ou telle partie du cerveau. De la cartographie cérébrale aux axiomes qu’on veut en déduire, il y a un pas à ne franchir qu’avec prudence. De ceux-ci aux applications pratiques qu’on serait tenté d’en tirer, ce principe de prudence s’applique a fortiori[xx].

Dès 2004, Régine Plas jugeait qu’« il n’est pas absolument certain que les progrès incontestables de l’imagerie cérébrale règlent la question des rapports de l’âme et du corps ou, si l’on préfère, du cerveau et de la pensée »[xxi]. Loin de mettre aujourd’hui l’imagerie cérébrale au centre de son entreprise de rationalisation des démarches pédagogiques, une instance telle que le conseil scientifique de l’Éducation nationale lui préfère les « expérimentations randomisées contrôlées dans les classes ». Il s’agit de comparer, de manière très classique, les résultats de cohortes d’élèves ayant suivi des méthodes différentes d’apprentissage… La rupture épistémologique parfois attendue n’a pas eu lieu [xxii].

     Les biais de l’invocation du cerveau

Pareille évolution de doctrine est riche d’enseignements. Sur le fond, elle manifeste l’échec auquel est vouée toute tentative d’imposer un modèle de vérité unique. Mais, dans ce cas spécifique, elle manifeste également une réaction salutaire contre les leurres de ce que certains ont appelé le neuro-enchantement[xxiii].

Des études montrent en effet qu’un argumentaire s’appuyant sur des représentations visuelles du cerveau a, de ce seul fait, plus de chance d’emporter l’adhésion, quel que soit par ailleurs le degré de rationalité de la thèse défendue. Les chercheurs en neurosciences ne sont pas à l’origine du phénomène, mais la réception de leurs travaux en pâtit indubitablement : dans la croyance commune, une proposition faisant référence à la mise en œuvre de mécanismes neuronaux aura bien souvent valeur apodictique, quand bien même elle n’aurait pas l’évidence d’une vérité démontrée aux yeux des scientifiques eux-mêmes[xxiv].

Plus largement, l’intérêt suscité par les applications des neurosciences n’est pas sans lien avec une certaine fascination pour la technique, en tant qu’objet de fantasme se présentant à la fois comme quelque chose d’immanquable et de mirifique, mais aussi comme un gage de distinction sociale[xxv], à l’image des voitures volantes de la Silicon Valley rêvées par des « ingénieurs-entrepreneurs (…) désirant surtout s’extraire par le haut des encombrements routiers de la côte californienne ». Le parallèle n’est pas loin avec des parents d’élèves soucieux de trouver la formule miracle, scientifiquement éprouvée, capable de hisser leur progéniture en tête de classe.

     La part congrue des neurosciences à l’école

L’apprentissage de la lecture offre en réalité l’exemple d’un problème dont les termes doivent être posés de manière plus large que la simple approche par l’activité neuronale. Encore faut-il, pour nourrir ce constat, s’efforcer de bien discerner la contribution propre de chaque discipline à l’élaboration des apprentissages.

     Un malentendu sur leur valeur didactique

En tant que collections d’observations brutes, les comptes rendus des expériences en neurosciences sont inutilisables par des enseignants qui interviennent encore et toujours auprès d’un enfant, et non sur son cerveau. Aussi apparaît-il a priori très difficile de jeter un pont entre ces analyses et une pratique pédagogique. Qu’on songe seulement ici aux expérimentations à la Chomsky, si peu propices à procurer des exercices à la didactique des langues[xxvi]. Or les neurosciences ne sont elles-mêmes que la partie expérimentale d’une psychologie cognitive constituant, non moins que la linguistique[xxvii], un ensemble disciplinaire disparate[xxviii]. Elles en sont la branche par nature la moins à même de déboucher sur des applications concrètes, aussi peu que la physiologie nerveuse autrefois.

Au mieux, elles confirment des informations[xxix] déjà connues, ainsi quand l’imagerie cérébrale permet de :

(…) répondre à l’une des questions fondamentales de la psychologie de la lecture : doit-on toujours prononcer les mots mentalement avant de les comprendre ? Ou bien peut-on passer directement des lettres à la signification des mots sans qu’il soit nécessaire d’en recouvrer la prononciation ?

Réponse : ces deux voies de lecture coexistent et se font la course. Selon les mots que nous lisons, le mascaret cérébral emprunte de préférence l’une ou l’autre de ces voies[xxx].

Une vérité de La Palice[xxxi] ? Les tentatives pour acculturer les neurosciences à l’Éducation nationale se sont en tout cas heurtées à l’indifférence, voire à l’échec. De l’aveu des services centraux, les neurosciences s’y sont diluées et dissoutes dans la pratique et au sein des programmes, tout comme dans la formation continue des enseignants, qui boudent ses modules. Du fait du manque d’appétence dont elles souffrent, les neurosciences manqueraient presque, par contrecoup, de faire sortir la méthode globale du discrédit où elle est tombée. Loin d’apporter des certitudes, l’emphase des débuts fait place à un sentiment de vertigineuse discontinuité, alors que la pédagogie, plus qu’une science, reste d’abord un art.

     L’effacement illusoire des frontières disciplinaires[xxxii]

Dans les sociétés modernes, la découverte du passage de l’oral à l’écrit est vécue comme l’expérience fondatrice d’apprentissage du langage. Or le premier enseignement de la linguistique est que le langage est au contraire, fondamentalement, une correspondance entre des sons et du sens. L’écrit ne joue ici aucun rôle et n’entre nullement en ligne de compte[xxxiii].

Cette observation à valeur universelle est précisément restée longtemps brouillée par la médiation de l’écrit, toujours ancré dans une culture donnée[xxxiv]. Aussi est-ce peu dire que l’apprentissage de la lecture doit, avant tout, partir d’une réflexion sur les partis pris de transcription graphique dans la langue enseignée. Pourquoi l’enfant n’arrive-t-il pas à lire ? Plus d’un ouvrage de vulgarisation des neurosciences glisse rapidement, des comptes rendus d’expérience conduites grâce des électrodes clignotant sur une boîte crânienne, vers des considérations qui, sans être dénuées de toute pertinence, ne relèvent cependant plus du même champ scientifique, mais d’autres disciplines.

En français, l’orthographe purement phonétique adoptée dans les manuscrits médiévaux a été, à la Renaissance, « enrichie » de lettres parasites par des savants soucieux de rapprocher l’écriture française des sources présumées de notre langue en latin ou en grec. Au premier contact, on ne peut qu’être dérouté par ces nombreuses lettres muettes – qui, au fil du temps, ont d’ailleurs parfois fini par être prononcées (précisément à cause de ce prestige qui s’attache à l’écrit), ainsi le p de abrupt ou le s de fils (mais non le l !). Il faudra donc sélectionner les mots restés « indemnes » pour faire découvrir aux enfants le principe de la lecture phonique. Mais, dans d’autres cas, des exercices de lecture visuelle, dosés avec parcimonie, permettront à l’apprenant de reconnaître le mot comme un tout, en l’associant directement à une unité de sens. Cela seul lui permettra de distinguer vers, verre, vert et ver.

     Mésusages collatéraux des neurosciences

Dans ce contexte, l’invocation des neurosciences s’avère au mieux inutile, au pire contre-productive. Devant les difficultés d’un enfant pour apprendre à lire, une approche marquée au coin des neurosciences aurait tôt fait de fournir une réponse univoque : si le problème est d’ordre cérébral, sa cause est à chercher dans la génétique ! Dans le cadre pédagogique, ce raisonnement frise la tautologie – non sans ressortir d’ailleurs d’un hasardeux darwinisme social[xxxv], car seuls des médecins sont habilités à déceler chez les enfants des pathologies. De plus, sur le plan scolaire, cette approche débouche surtout sur un constat paralysant[xxxvi].

Un diagnostic inspiré par la linguistique ne fera-t-il pas cependant naître le même sentiment d’impuissance ? À moins d’une réforme radicale de l’orthographe, un enfant francophone serait condamné à errer dans un labyrinthe inextricable… En réalité, il existe heureusement des leviers d’action. En partant des difficultés objectives de lecture, l’écriture alfonic offre par exemple une solution : l’usage transitoire d’un alphabet simple purement phonétique.

Conçu pour tous, cet outil classique présente l’avantage d’être immédiatement disponible. Il cible, sur un pied d’égalité, « enfants dyslexiques, francophones sourds et malentendants, immigrés ayant d’autres langues d’origine que le français »[xxxvii]. De telles méthodes convainquent non seulement par leur faible coût, mais aussi par leur élégante simplicité. Voilà ce qui peut se définir comme un progrès pédagogique concret.

     Le problème de la discontinuité pédagogique

Il convient de replacer finalement la vogue récente des neurosciences dans le cadre plus large des modes scientifiques. Le structuralisme, les études sociologiques, puis la psychanalyse de l’enfant ? Ces théories ont rejoint l’une après l’autre le cimetière des belles idées pédagogiques – victimes du mythe de la table rase dont elles avaient été, tour à tour, d’abord le promoteur[xxxviii].

« À mon sens, la science doit être cumulative, et non révolutionnaire à chaque fois », a déclaré Stanislas Morel aux rapporteurs, soulignant aussi dans quelle situation difficile cette instabilité du discours pédagogique place les enseignants [xxxix]. Il semblera en effet plus rationnel de faire fructifier l’héritage scientifique existant, sans dissimuler – ni d’ailleurs revendiquer à outrance – la dette envers les générations précédentes, mais pour mieux ancrer dans le temps long les recherches du moment.

Ainsi, plus d’un ouvrage actuel présente la maîtrise de l’écriture manuscrite comme un défi de psychomotricité fine[xl]. Il ne sera en rien préjudiciable à cette découverte de se souvenir que les réflexions sur le rôle de l’orientation spatiale dans les processus cognitifs ont une longue histoire. Dans la Rome antique, la méthode des loci servait à mémoriser de longues listes d'éléments ordonnés, en se fondant sur le souvenir de lieux déjà bien connus et reliés par un itinéraire souvent parcouru à pied[xli]. Bâtissant sur cette technique mnémotechnique une représentation plus générale, Saint-Augustin élabora, dans l’Antiquité tardive, le concept de palais de la mémoire[xlii]. Cette notion contient déjà en germes le discours de la psychologie cognitive contemporaine sur la mémoire comme entrepôt de la conscience.

Certes, ces activités corporelles, ou les souvenirs de celles-ci, recouvrent une activité neuronale. Mais qui fixe ici dans le cerveau le mouvement d’écriture, ou la réminiscence, sinon le mouvement du corps et de la main ?

Sur la base des progrès de l’imagerie cérébrale, les neurosciences ont voulu se construire à leur époque en rupture totale avec le passé de leur discipline. Alors que cette époque, à bien des égards, touche encore à la nôtre[xliii], il reste à voir quel sort l’avenir réservera à cette démarche qui se réclamait d’une nouveauté radicale.

 

Sites Internet de l’Office :

http://www.assemblee-nationale.fr/commissions/opecst-index.asp

http://www.senat.fr/opecst


 

Personnes consultées

 


[i] Jean-Pierre Changeux, auteur de L’Homme neuronal, signe la préface des Neurones de la lecture, ouvrage publié chez Odile Jacob en 2007 par Stanislas Dehaene, spécialiste des neurosciences (voir la liste des personnes consultées).

[ii] Œuvre du premier siècle avant notre ère, le De rerum natura consacre ses deux premiers livres aux différentes théories sur les atomes et à l’existence du vide (livre I) ainsi qu’aux propriétés de ceux-ci et à leurs qualités secondaires lorsqu’ils se combinent entre eux (livre II). Les livres III et IV traitent respectivement de la nature matérielle de l’âme (livre III) et de la pensée et des sensations (livre IV). Physicien et philosophe des sciences, Jean-Marc Lévy-Leblond porte sur l’œuvre cette appréciation contemporaine : « ce qui est d’un intérêt majeur pour le physicien contemporain, c’est qu’il trouve chez Lucrèce de remarquables prémonitions d’idées et de concepts modernes ». Ainsi s’ouvre, p. 149, le chapitre « Lucrèce, vingt siècles après » de son ouvrage Le Tube à essais, Effervesciences, Paris, Le Seuil, collection « Science ouverte », 2020.

[iii] Dans l’intervalle, les liens historiques entre matérialisme dialectique et recherches sur le cerveau trouvèrent une illustration extrême dans la Russie soviétique des années 1920. Le neurobiologiste Oskar Vogt (1970-1959) y conduisit, de 1925 à 1927, la dissection du cerveau de Lénine pour trouver la cause de son grand génie. Il rapporta alors que l'analyse des quelque 30 000 coupes paraffinées démontrait de nettes particularités structurales, dont entre autres la vigueur des cellules pyramidales du cortex et le nombre exceptionnel des fibres nerveuses, dites « associatives », qui les reliaient. C'est à cette richesse de la base matérielle du cerveau, selon le compte rendu de la Pravda, que le neurologue allemand attribuait le « génie (de Lénine), sa capacité de s'orienter rapidement dans des situations et devant des problèmes complexes, et sa capacité d'action immédiate ». Dans le premier rapport officiel du nouvel Institut [du cerveau], deux ans plus tard, Vogt confirma que l'anatomie du cerveau de Lénine démontrait qu'il s'agissait d'un « athlète de l'association », doué d'une compréhension rapide et d'un sens exceptionnel de la réalité, écrit Brigitte Schroeder-Gudehus in Relations Internationales, n° 106, été 2001, p. 273-275. https://www.jstor.org/stable/45344193 Ses « notes de lecture » constituent un compte rendu de l’ouvrage le plus complet sur le sujet : Jochen Richter, Rasse, Elite, Pathos. Eine Chronik zur medizinischen Biographie Lenins und zur Geschichte der Elitegehirnforschung in Dokumenten [Race, élite, pathos – Chronique pour servir à la biographie médicale de Lénine et à l’histoire des recherches relatives au cerveau élitaire, sur la base de la documentation], Herboisheim, Centaurus, 2000, 334 p.

[iv] L’Homme neuronal se vendit à plus de 200 000 exemplaires, d’après Olivier Houdé. « L’Homme neuronal, trente ans après sous la direction de Michel Morange et al., Éditions Rue d’Ulm », chiffre cité dans son compte rendu du livre anniversaire des 30 ans, paru dans Cerveau & Psycho, 2016/5 N° 77, 2016, p.93b. https://doi.org/10.3917/cerpsy.077.0093b L’Homme neuronal avait fait, un an après sa parution, l’objet d’une recension très négative qui mettait en doute son application possible à la pédagogie : Jean-Claude Filloux, « Le pédagogue et l' “homme neuronal”», Revue française de pédagogie, volume 70, 1985, p. 51-57 https://doi.org/10.3406/rfp.1985.1552

[v] « L’homme neuronal : un cerveau sans tête », article de Jacques Vonèche, Le Journal de Genève, 7 janvier 1984. Jacques Vonèche, qui concluait en convoquant l’exemple de Trissotin, fut professeur à la faculté de psychologie et des sciences de l'éducation de l'université de Genève. https://www.letempsarchives.ch/page/JDG_1984_01_07/16/article/8890725/von%C3%A8che%20%22homme%20neuronal%22

[vi] Francis Wolff, « Ce que L’Homme neuronal nous a fait penser », in Michel Morange, Francis Wolff et Frédéric Worms (dir.), L’Homme neuronal, trente ans après, Paris, Rue d’Ulm, 2016, p. 41-52 et, pour cette appréciation, p. 52.

[vii] C’est la source retenue par le Trésor de la langue française informatisé (TLFi), soit Le Courrier du CNRS d’avril-juin 1984, p.12. https://www.cnrtl.fr/definition/neurosciences Rappelons que la rédaction du TLFi est close depuis 1994 ; il n’est plus mis à jour depuis cette date. Pour la période actuelle, il est possible de s’appuyer sur les données brutes fournies par Gallicagram, logiciel de lexicométrie développé par Benjamin Azoulay et Benoît de Courson (https://doi.org/10.31235/osf.io/84bf3). Selon cet outil, le nombre d’occurrences du morphème « neurosciences » connaît un pic en 2018 dans un quotidien tel que Le Monde : alors qu’il avait dû attendre 1980 pour sa première (et unique) attestation, il y apparaît cette année-ci 228 fois. Suivant – sans doute avec un menu décalage  la courbe d’intérêt pour le thème, la fréquence d’emploi du mot décroît ensuite rapidement. En 2024, les occurrences étaient retombées à 64, soit le niveau moyen du début des années 2010.

[viii] Il existe d’autres exemples d’une semblable instabilité terminologique (et conceptuelle ?), ainsi, dans un tout autre domaine, mais pour désigner un phénomène qui prendrait également son origine aux États-Unis d’Amérique, l’utilisation du mot start-up. Lire Maxime Quijoux et Arnaud Saint-Martin, « Start-up : avènement d’un mot d’ordre », Savoir/Agir, 2020/1 n° 51, 2020. p.15-22, où les auteurs avertissent : « Lors de la préparation du dossier, nous avons constaté le flottement relatif dans les usages de l’expression start-up. C’est en soi révélateur de l’instabilité sémantique d’une catégorie importée. » https://shs.cairn.info/revue-savoir-agir-2020-1-page-15?lang=fr.

[ix] Dans ses travaux conduits à l’Office, la corapporteure Florence Lassarade a déjà souligné le rôle de l’imagerie médicale comme outil de détection des maladies neurodégénératives, en parallèle des tests cognitifs et de la recherche de biomarqueurs sanguins. Encore cet outil n’est-il utilisé qu’au stade du diagnostic de ces maladies, non dans la définition d’une stratégie de traitement de celles-ci. Voir note scientifique n° 38, Avancées thérapeutiques dans la prise en charge des maladies neurodégénératives, note de fin n° 34 https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/organes/delegations-comites-offices/opecst/publications/notes_scientifiques_opecst/avancees-therapeutiques-dans-la-prise-en-charge-des-maladies-neurodegeneratives-note-scientifique-n-38-juin-2023

[x] L’exemple est tiré des Neurones de la lecture (cité en note 1), p. 158-159. Il s’agit certes d’un ouvrage grand public, mais l’image retenue renseigne aussi, en tant que telle, sur certains partis pris de vulgarisation scientifique. La métaphore fonctionne en effet ici à un double niveau. Certes, le mascaret est un phénomène naturel, mais l’exemple ne peut vraiment parler qu’aux habitants de la Gironde qui sont familiers des mouvements de ce fleuve. Il s’agit donc de comparer un mouvement neuronal moins à une réalité familière qu’aux descriptions scientifiques qui en sont données, cette singularité hydrographique faisant par exemple l’objet d’un article sur Wikipédia (article « mascaret » : https://fr.wikipedia.org/wiki/Mascaret). Exposer ainsi le problème revient à donner à ces descriptions hydrographiques le rôle d’une description scientifique au second degré du mouvement neuronal qu’il convenait initialement d’expliquer.

[xi] Dans le sillage de la réorganisation de l’Université de Paris opérée après Mai-68, l’université Paris V-René Descartes avait ainsi vu le jour en 1971 en rassemblant faculté de médecine, faculté des sciences pharmaceutiques et biologiques, institut de psychologie et faculté de sciences humaines et sociales. Au sein de cet ensemble nouveau, la linguistique cherchait une proximité inédite avec les sciences de la vie.

[xii] S’agissant de la psychologie expérimentale, dans le sillage de laquelle s’inscrivent les neurosciences, l’ambiguïté générique ne date pas d’aujourd’hui, puisque, dès 1945, cette discipline a été rattachée, au sein du CNRS, aux sciences de la vie, tandis qu’elle était enseignée, à l’université, dans les facultés de lettres. En 2011, au CNRS, la psychologie est rattachée à l’Institut des sciences biologiques, et se trouve dans la section 27, intitulée « Comportement, cognition, cerveau ». Il n’y a pas de psychologues cliniciens dans cette section. En revanche, à l’université, les UFR ou les départements de psychologie sont, depuis leur création, dans les facultés des lettres, écrit Régine Plas, in « La psychologie cognitive française dans ses relations avec les neurosciences. Histoire, enjeux et conséquences d'une alliance », Revue d'Histoire des Sciences Humaines, 2011/2 n° 25, 2011. p.125-142. https://doi.org/10.3917/rhsh.025.0125

[xiii] Théoricien de la réfutabilité des thèses scientifiques, Karl Popper était du reste loin d’exclure la possibilité d’une non-matérialité de l’âme. Lire à ce sujet Thomas Chabin, « Popper et le problème du corps et de l’âme », Philosophia Scientiæ, 11-1, 2007, 159-193. https://doi.org/10.4000/philosophiascientiae.325

[xiv] La « méthode globale » pourrait se définir comme celle qui vise à « apprendre aux enfants à identifier des mots entiers, avant de passer à leur décomposition en syllabes puis en lettres isolées » C’est la définition retenue par le Trésor de la langue française informatisé, qui indique comme source, de manière assez elliptique : « Revue psychol., mai 1976, n° 76, p. 19-20. » Il n’a pas été possible de localiser la source en question.

[xv] Dans les mémoires relatifs à son récent passage à la tête du ministère de l’Éducation nationale, de 2017 à 2022, Jean-Michel Blanquer écrit ainsi : Je profitai de cette période [l’été 2017] pour installer aussi une toute nouvelle entité : le Conseil scientifique de l’Éducation nationale. Il me semblait indispensable de donner une assise rationnelle aux politiques publiques que nous allions mener. […] Depuis de nombreuses années, j’avais appris à connaître et à apprécier Stanislas Dehaene, professeur au Collège de France, reconnu mondialement comme l’un des meilleurs experts en sciences cognitives. Au travers d’études fondées particulièrement sur l’imagerie cérébrale, il avait montré des pistes fondamentales en matière d’apprentissage de la lecture ou des mathématiques. Sa démonstration sur les mécanismes qui amènent un enfant à lire est tellement éclairante que l’on se demande pourquoi il est si difficile pour certains d’en accepter les conclusions. […] À l’Éducation nationale, l’enjeu est tout autant de créer un corps de pensée clair et durable au bénéfice des enfants que de prendre des mesures techniques diverses et concrètes. in La Citadelle, Paris, Albin Michel, 28 août 2024.

[xvi] Ces réflexions du docteur Pierre Debray sur l’apprentissage de la lecture sont à découvrir dans les livraisons des 16 et 23 novembre 1967 de L’Éducation. Malgré les indéniables avancées qui sont dues au praticien hospitalier dans le traitement de la dyslexie (il dirigea de 1972 à 1988 le service de pédopsychiatrie à l’hôpital Necker Enfants-malades de Paris), sa réflexion sur les problèmes pédagogiques fit polémique dès l’origine, voir notamment Paule Maninchelli, L’Éducation n° 846, Opinions et expériences, 11 janvier 1968. L’ironie du sort veut que la « méthode globale » soit largement considérée comme la création d’Ovide Decroly (1871-1932), pédagogue belge qui était lui-même neuropsychiatre de formation.

[xvii] Yoncheva Y. N., Blau V. C., Maurer U. et McCandliss B. D. (2006), Strategic Focus During Learning Impacts the Neural Basis of Expertise in Reading. Paper presented at the Poster presented at the Association for Psychological Science Meeting Convention, New York. Cette étude est présentée dans Dehaene, Les Neurones de la lecture, p. 298 et suiv., cité note 1.

[xviii] Les Neurones de la lecture, p. 299.

[xix] Les Neurones de la lecture, p. 225.

[xx] Au cours de son audition par les rapporteurs, le 12 mars 2025, Stanislas Dehaene, président du Conseil scientifique de l’Éducation nationale, est lui-même convenu qu’« il y a loin de la synapse à l’éducation ».

[xxi] C’est la conclusion de son article intitulé « Comment la psychologie expérimentale française est-elle devenue cognitive ? », in La revue pour l’histoire du CNRS, 5 mai 2004 http://journals.openedition.org/histoire-cnrs/586

[xxii] D’autres instances d’évaluation des choix scientifiques et technologiques se sont déjà penchées à l’étranger sur les recherches relatives au cerveau. En Allemagne, la commission de l’éducation, de la recherche et de l’évaluation scientifique du Bundestag a ainsi commandité une étude sur le sujet. Conduite par le Büro für Technikfolgenabschätzung (TAB), elle fut publiée le 22 janvier 2008. On y lit notamment : « L’exemple du processus d'apprentissage montre quelles sont les possibilités de la recherche neuroscientifique et quelles en sont les limites sur le plan pratique, pour ce qui concerne les performances supérieures de la conscience (et donc aussi les phénomènes culturels). Malgré des progrès considérables dans la compréhension des bases physiologiques des performances de la mémoire et des processus d'apprentissage, on ne peut jusqu’à présent manifestement pas parler d'une révolution de la méthodologie et de la didactique par les neurosciences. » Document d’impression du Bundestag 16/7821, p. 87 https://dserver.bundestag.de/btd/16/078/1607821.pdf

[xxiii] Lire Franck Ramus, « Neuroéducation et neuropsychanalyse : du neuroenchantement aux neurofoutaises », Intellectica, 2018, n° 69, p. 289-301. L’article fait partie d'un numéro thématique de la revue intitulé : « Les neurosciences au sein des sciences de la cognition entre neuroenthousiasme et neuroscepticisme ». Dans un livre écrit en collaboration avec Annick Ohayon, Régine Plas dresse également un catalogue des idées reçues sur la psychologie ; au nombre des préjugés dont il importe selon elle de se défaire, elle place notamment la proposition suivante : « Quand on saura tout sur le cerveau, on n’aura plus besoin de psychologie. » in La psychologie en questions : idées reçues sur la psychologie, Le Cavalier bleu, 2011.

[xxiv] Les mises en garde ne manquent pas sur les erreurs et errements induits par la référence au fonctionnement du cerveau. Au début des Neurosciences à l’école : leur véritable apport, livre paru en novembre 2022, Édouard Gentaz (voir liste des personnes consultées) cite notamment : Elena Pasquinelli, « Neuromyths: Why do they exist and persist? », Mind, Brain, and Education, 2021, n° 6, p. 89-96 ; Sébastien Lemerle, Le Cerveau reptilien. Sur la popularité d’une erreur scientifique, CNRS, 2020 ; Yves Rossetti, « Des (neuro)sciences à l’école ? Mythologies et réalités », La Revue de santé scolaire et universitaire, 2018, 9 (54), p. 12-16.

[xxv] Daniel Compagnon et Arnaud Saint-Martin, « La technique : promesse, mirage et fatalité », Socio, 12 | 2019, 7-25. La citation qui suit est tirée du paragraphe 5. https://journals.openedition.org/socio/4401 Les auteurs mettent explicitement les « applications des neurosciences » au nombre des « discours et (…) prophéties sur l’innovation technique qui promettent un monde meilleur », en faisant référence, par leur mention de l’ « idéologie du progrès qui triomphait sous les Trente Glorieuses », à l’engouement dont celle-ci a pu bénéficier plus particulièrement au sein des générations de l’après-guerre.

[xxvi] « Chomsky précisait bien, à la fin des années soixante, que la théorie générative n’était pas une théorie d’apprentissage des langues étrangères ou secondes et que sa vocation n’était pas didactique », in Jean-Michel Robert, « Lexicologie et français langue étrangère – Linguistique appliquée et didactique des langues », Études de linguistique appliquée, Paris, volume 75, juillet 1989, p. 114-123.

[xxvii] Sur le fond, les analyses ne manquent pas sur la concordance institutionnelle et théorique entre neurosciences et linguistique chomskyenne, voir par exemple les observations au sujet de la psycholinguistique dans l’article cité note 21.

[xxviii] La chaire créée en 2005 au Collège de France, qui est communément désignée comme une chaire de neurosciences, a pour appellation officielle « chaire de psychologie cognitive expérimentale ».

[xxix] Il ne s’agit bien que de confirmer des informations : « Les neurosciences n’administrent pas de preuve, sur la base de l’imagerie cérébrale, de l’efficacité d’une méthode par rapport à une autre », a pu déclarer Stanislas Morel aux rapporteurs (voir liste des personnes consultées).

[xxx] L’exemple est tiré des Neurones de la lecture, p. 161-162. Sur le « mascaret cérébral », voir plus haut.

[xxxi] L’auteur des lignes citées n’est pas sans pressentir ce reproche, dont il cherche à se prémunir en poursuivant, beaucoup plus loin : Bien des maîtres ne verront là que des évidences, déjà utilisées en pédagogie depuis des décennies. (p. 303) Avant d’ajouter : Pourtant, l’expérience montre que les rendre explicites ne peut qu’aider les enseignants. (ibid.).

[xxxii] Des sociologues analysent l’abolition des frontières disciplinaires comme une nouvelle phase du développement technique, voir à ce propos l’article cité note 25 (résumé liminaire de celui-ci). Il convient de ne pas confondre ce mélange des genres avec l’approche pédagogique pluridisciplinaire trouvant une légitimité spécifique dans le fait que l’enfant doit être envisagé dans sa globalité.

[xxxiii] Dans le Cours de linguistique générale publié en 1916 par ses élèves à partir de leurs propres notes, Ferdinand de Saussure (1857-1913) estime à ce propos : Le mot écrit se mêle si intimement au mot parlé dont il est l’image, qu’il finit par usurper le rôle principal ; on en vient à donner autant et plus d’importance à la représentation du signe vocal qu’à ce signe lui-même. C’est comme si l’on croyait que, pour connaître quelqu’un, il vaut mieux regarder sa photographie que son visage. Une langue moderne telle que le lituanien a pu exister plus d’un millénaire sans témoignage écrit, jusqu’au XVe siècle, ne faisant de ce point de vue que suivre l’exemple de toutes les langues antérieures à l’invention de l’écriture. Saussure en conclut : Cela seul suffit pour montrer combien la langue est indépendante de l’écriture.

[xxxiv] À propos du prestige de l’écriture et de son ascendant trompeur sur la forme parlée, Saussure met en garde : Cette illusion a existé de tout temps, et les opinions courantes qu’on colporte sur la langue en sont entachées.

[xxxv] La presse quotidienne nationale se fait régulièrement l’écho de ce danger d’une dérive darwiniste des neurosciences, ainsi encore récemment, à l’occasion de la sortie du livre de François Gonon, Neurosciences : un discours néo-libéral (Champ social) : article de Stéphane Foucart, « Quand la science du cerveau légitime des choix politiques », dans Le Monde du 6 décembre 2024, ou encore « Le discours des neurosciences justifie implicitement les inégalités sociales », entretien avec l’auteur, dans L’Humanité du 6 janvier 2025.

[xxxvi] Le corapporteur Arnaud Saint-Martin se souvient avoir assisté, dans la première décennie du siècle, à une présentation de Jean-Pierre Changeux où le spécialiste de biologie moléculaire déclarait trouver pleinement concordants avec les siens les enseignements de Pierre Bourdieu, sociologue resté célèbre pour sa théorie de la reproduction sociale. Si le corapporteur a retenu ce rapprochement scientifique, il souligne néanmoins que la pensée de Bourdieu est, à son sens, moins fixiste et déterministe que ne le laisse parfois entendre une certaine caricature de ses travaux, non moins que ces propos de Jean-Pierre Changeux eux-mêmes. Lire à ce propos Ronan Le Roux et Arnaud Saint-Martin, « Situations du déterminisme en sciences humaines et sociales », Socio, 6 | 2016, mis en ligne le 11 mai 2016, consulté le 15 avril 2025, https://doi.org/10.4000/socio.2130

[xxxvii] François-Xavier Nève, Alfonic, Écrire sans panique, Le français sans orthographe, Now future, Liège, 2019, p. 29. Développée dans les années 1970 par le linguiste André Martinet (1908-1999), cette notation est aussi utilisée par des associations telles qu’ATD Quart Monde, voir Vaincre l'illettrisme, Claire Fondet, Quart Monde, janvier 1990.

[xxxviii] Dans un entretien avec Claire Benveniste, maitresse de conférences en sciences de l'éducation et de la formation, Stanislas Morel (voir liste des personnes consultées) déclare : On a absolument besoin de recherches disciplinaires très pointues qui isolent des objets et creusent un sillon, c’est essentiel. Mais l’ignorance réciproque et cette tendance à l’hégémonie des disciplines me semblent avoir des effets très néfastes sur le monde social et en particulier sur le monde scolaire. Par exemple avec la question de la dyslexie, les enseignants sont tributaires depuis des décennies de modes scientifiques qui se succèdent. D’abord la sociologie, puis un peu la psychanalyse, maintenant les neurosciences, et dans vingt ans ce sera peut-être autre chose… Idem avec les querelles sur les méthodes de lecture. Scientifiquement c’est ennuyant, et très néfaste pour la manière dont les connaissances scientifiques peuvent avoir des effets sur le monde scolaire in Carnets rouges, n° 29, 16 janvier 2024. https://carnetsrouges.fr/se-confronter-au-probleme-de-compatibilite-entre-sciences-sociales-et-sciences-cognitives-pour-le-depasser-entretien-avec-stanislas-morel/

[xxxix] Les éditions Peter Lang annoncent à ce sujet depuis plusieurs années la parution d’un ouvrage sous la direction de Stanislas Morel, Jean-Paul Payet et Emmanuel Sander, intitulé Théories explicites et implicites de l’apprentissage chez les enseignants : questionnements croisés de chercheurs en éducation.

[xl] Il faut citer ici la démarche exemplaire de Danièle Dumont. La pédagogue propose des activités d’initiation au mouvement d’écriture à l’école maternelle, comme celle de laisser les enfants avancer sur une piste en leur faisant tourner un foulard – première étape à la découverte de l’enchaînement de l’écriture cursive ainsi qu’à la fluidité du geste graphique, in Le Geste d’écriture, Hatier, mars 2020, p. 79-82.

[xli] Lire l’article « méthode des loci » de l’encyclopédie en ligne Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/M%C3%A9thode_des_loci.

[xlii] Lire Les Confessions, livre X, chapitres VIII à XXI. Alain Lieury (1946-2015), qui fut professeur de psychologie cognitive à l'université de Rennes II, écrit ainsi : « Saint Augustin est (…) un grand précurseur de la conception récente de la psychologie cognitive » in Psychologie de la mémoire. Histoire, théories et expériences, Dunod, 2021, chapitre premier, p. 5-32.

[xliii] Il est possible de suivre la fréquence d’apparition du terme « neurosciences » dans la presse écrite grâce à un logiciel tel que Gallicagram (voir note 7). Les valeurs obtenues serviront d’indicateur sommaire de l’intérêt marqué pour ce thème dans la sphère publique.