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N° 1438

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DIX-SEPTIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 16 mai 2025.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION EUROPÉENNE

visant à s’opposer à la déréglementation environnementale et sociale décidée par la Commission européenne et soutenue par le Gouvernement français dans le cadre du projet dit d’omnibus réglementaire,

(Renvoyée à la commission des affaires européennes)

présentée par

Mme Sophia CHIKIROU, Mme Nadège ABOMANGOLI, M. Laurent ALEXANDRE, M. Gabriel AMARD, Mme Ségolène AMIOT, Mme Farida AMRANI, M. Rodrigo ARENAS, M. Raphaël ARNAULT, Mme Anaïs BELOUASSA-CHERIFI, M. Ugo BERNALICIS, M. Christophe BEX, M. Carlos Martens BILONGO, M. Manuel BOMPARD, M. Idir BOUMERTIT, M. Louis BOYARD, M. Pierre-Yves CADALEN, M. Aymeric CARON, M. Sylvain CARRIÈRE, Mme Gabrielle CATHALA, M. Bérenger CERNON, M. Hadrien CLOUET, M. Éric COQUEREL, M. Jean-François COULOMME, M. Sébastien DELOGU, M. Aly DIOUARA, Mme Alma DUFOUR, Mme Karen ERODI, Mme Mathilde FELD, M. Emmanuel FERNANDES, Mme Sylvie FERRER, M. Perceval GAILLARD, Mme Clémence GUETTÉ, M. David GUIRAUD, Mme Zahia HAMDANE, Mme Mathilde HIGNET, M. Andy KERBRAT, M. Bastien LACHAUD, M. Abdelkader LAHMAR, M. Maxime LAISNEY, M. Arnaud LE GALL, M. Antoine LÉAUMENT, Mme Élise LEBOUCHER, M. Aurélien LE COQ, M. Jérôme LEGAVRE, Mme Sarah LEGRAIN, Mme Claire LEJEUNE, Mme Murielle LEPVRAUD, Mme Élisa MARTIN, M. Damien MAUDET, Mme Marianne MAXIMI, Mme Marie MESMEUR, Mme Manon MEUNIER, M. Jean-Philippe NILOR, Mme Sandrine NOSBÉ, Mme Danièle OBONO, Mme Nathalie OZIOL, Mme Mathilde PANOT, M. René PILATO, M. François PIQUEMAL, M. Thomas PORTES, M. Loïc PRUD’HOMME, M. Jean-Hugues RATENON, M. Arnaud SAINT-MARTIN, M. Aurélien SAINTOUL, Mme Ersilia SOUDAIS, Mme Anne STAMBACH-TERRENOIR, M. Aurélien TACHÉ, Mme Andrée TAURINYA, M. Matthias TAVEL, Mme Aurélie TROUVÉ, M. Paul VANNIER,

députées et députés.

 


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EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Le 3 avril 2025, le Parlement européen a voté, dans le cadre d’une procédure d’urgence, le report de deux directives majeures du Pacte vert européen : la directive relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises (CSRD) et celle sur le devoir de vigilance des entreprises (CS3D). Moins d’un an après leur adoption à une large majorité, ces textes sont ainsi suspendus dans leur mise en œuvre, au mépris de la stabilité juridique, de la démocratie européenne et des engagements environnementaux de l’Union.

Ce vote constitue le point de départ d’une régression normative sans précédent, menée sous pression de la Commission européenne, avec le soutien actif du gouvernement français. Il s’inscrit dans un processus plus large que la Commission appelle le projet d’ « omnibus réglementaire » : un plan de déréglementation systémique, présenté comme un exercice de simplification au nom de la compétitivité. En réalité, il s’agit d’une remise en cause en règle du Pacte vert et des principes écologiques et sociaux sur lesquels l’Union européenne est supposée se fonder.

La directive CS3D vise à responsabiliser juridiquement les grandes entreprises européennes pour les atteintes aux droits humains et à l’environnement dans l’ensemble de leur chaîne de production, y compris par leurs sous‑traitants à l’étranger. Elle doit empêcher que les donneurs d’ordre continuent à se défausser sur des fournisseurs exploitant des travailleurs dans des conditions inhumaines, ou impliqués dans la déforestation, la pollution ou le travail forcé. Son report est une honte pour l’Union européenne et une lourde défaite pour toutes les victimes invisibles du commerce mondialisé.

La CSRD prévoit quant à elle l’obligation pour les entreprises de publier des informations fiables sur leur empreinte écologique, leurs plans de transition, et leurs impacts sociaux. De nombreuses entreprises s’y préparaient depuis deux ans. Certaines s’y étaient même déjà conformées. Revenir sur son calendrier d’implémentation ainsi que sur ses exigences envoie un message de renoncement à tous les acteurs engagés dans la transition.

L’affaire récemment révélée par Disclose, concernant les pratiques de Decathlon dans sa chaîne d’approvisionnement, montre pourtant à quel point un cadre contraignant est nécessaire. Cette entreprise, pourtant présentée comme un modèle de responsabilité, externalise une production dans des conditions de travail indignes, à des salaires de misère, dans une opacité totale. C’est précisément pour éviter que de tels cas perdurent que la directive CS3D a été conçue. Son report et sa modification constituent une faute politique.

Ce recul est d’autant plus grave qu’il intervient par une procédure d’urgence, sans débat public digne de ce nom, et dans l’indifférence médiatique. Il est inacceptable que le Parlement européen revienne sur son propre vote, moins d’un an après, au bénéfice d’intérêts privés, et au détriment de l’intérêt général. L’urgence invoquée pour cette procédure trouve sa source dans un narratif émergent autour d’un nécessaire « choc de compétitivité » pour l’économie européenne, proposé et relayé - à succès – par les lobbys. Une analyse récente ([1]) a d’ailleurs montré que les demandes des associations professionnelles avaient en très grande partie été reprises dans la proposition d’« omnibus » présenté par la Commission européenne en février 2025. Le ministre de l’économie et des finances n’avait‑il pas lui‑même qualifié de « priorité » le report de la directive CS3D lors de la présentation de ses vœux au monde économique à Bercy, le jeudi 23 janvier 2025 ?

L’urgence véritable n’est pourtant pas de supprimer des normes environnementales : c’est de répondre à la crise climatique, à la perte de biodiversité, et aux atteintes aux droits fondamentaux dans les chaînes de valeur globalisées. Le gouvernement français a une responsabilité particulière. Dès 2024, il a adressé à la Commission une série de demandes de « simplification » visant précisément à affaiblir ces textes. Il s’est ainsi aligné sur les positions les plus conservatrices du Conseil de l’Union, sacrifiant les engagements du Pacte vert au nom d’une logique libérale dépassée. Une note du Trésor de 2024 sur les enjeux économiques de la transition vers la neutralité carbone, soulignait pourtant la pertinence du cadre légal créé par le Pacte Vert Européen pour la compétitivité de l’économie française.

Suite à leur suspension, la prochaine étape de cet « omnibus réglementaire » sera de revenir sur le fond de ces textes, pour en détricoter le contenu. Il est encore temps de dire « stop » !

Au‑delà de son report, la directive CS3D est directement menacée par la proposition de la Commission européenne. En effet, son périmètre est réouvert à la négociation, et les obligations et possibles sanctions qui en découlent sont remises en question. Par exemple, la Commission soutient que l’obligation de vigilance des entreprises soit limitée à leurs fournisseurs de rang 1, ce qui leur permettrait de se dédouaner de leurs responsabilités en matière d’identification et de maîtrise des risques pour les fournisseurs plus en amont de leurs chaînes de valeur. L’obligation de mise en œuvre des plans de transition climat des entreprises serait aussi supprimée, en faisant ainsi de simples exercices déclaratifs.

En parallèle, la CSRD verrait son périmètre d’application réduit au point d’en rendre l’ambition amoindrie par rapport à sa précédente version (NFRD). En effet, avec les modifications proposées, les entreprises de moins de 1 000 employés n’auraient plus à reporter de données de durabilité de façon contraignante. L’utilité initiale de la CSRD, la standardisation de la communication sur les données de durabilité, est également menacée par la refonte des principes de rapportage européens (ESRS). Mais c’est surtout l’un de ses piliers fondamentaux, la double matérialité, qui est aujourd’hui directement attaqué. Ce principe impose aux entreprises de rendre compte non seulement de l’impact des enjeux environnementaux et sociaux sur leur performance économique (matérialité financière), mais aussi de l’impact de leurs propres activités sur l’environnement et la société (matérialité d’impact). Sa remise en cause reviendrait à vider de sa substance la logique même de transparence durable. Ce serait un retour à une vision purement comptable des risques, au mépris des externalités et des responsabilités sociétales des entreprises.

En plus d’agir sur la CS3D et la CSRD, l’« omnibus » menace également d’autres textes du Pacte vert Européen : la Taxonomie verte.

Pour la Taxonomie verte, les déclarations exigées par la directive seront désormais conditionnées à une analyse préalable de la matérialité des investissements verts par rapport aux investissements totaux de l’entreprise. Certains députés européens ont aussi indiqué vouloir faire en sorte que la Taxonomie verte devienne un outil volontaire, vidée de toute portée normative. Cela impacterait fortement la lisibilité et la crédibilité des données d’investissement et de financement de la transition écologique en Europe.

L’ensemble de ces mesures pourrait donc conduire à une détérioration de la bonne intégration des différentes exigences réglementaires européennes. Elles condamnent en particulier les exigences en matière de plans de transition climatique et affaiblissent radicalement les dispositifs liés à la protection de la nature et des travailleurs. Cela risque de réduire le reporting extra‑financier à un simple exercice de communication, déconnecté des transformations structurelles nécessaires. Par ailleurs, aucun dispositif n’a été proposé pour accompagner les entreprises dans l’implémentation de ces directives. Cela est contraire à l’ambition affichée de la loi omnibus, qui consiste à simplifier les directives du Pacte vert et leur mise en œuvre.

L’Europe a pourtant un rôle clé à jouer. Dans un monde marqué par les tensions géopolitiques, elle ne peut devenir le laboratoire d’un retour en arrière réglementaire. Le Pacte vert n’est pas un frein à la sacrosainte compétitivité, comme on l’entend parfois. La régulation environnementale et sociale n’est pas un fardeau, mais un levier. En plus de protéger les travailleurs, les citoyens, et les écosystèmes, elle permet de structurer les chaînes de valeur, d’anticiper les risques, de renforcer la souveraineté économique de l’Union et d’orienter les investissements vers les secteurs d’avenir.

Tout recul sur l’ambition du Pacte vert est particulièrement regrettable dans un contexte où la pertinence du cadre réglementaire européen a été démontrée, puisqu’il influence le développement de nouvelles pratiques ailleurs dans le monde : c’est le cas de plusieurs pays d’Amérique et d’Asie qui ont développé leurs propres taxonomies, ou encore de la Chine, qui a annoncé incorporer les principes de double matérialité aux exigences de rapportage de durabilité imposé à ses entreprises cotées. En revenant sur l’architecture légale du Pacte vert européen, l’Union européenne se condamne à un alignement progressif sur les standards privés dominés par des acteurs extra‑européens, notamment anglo‑saxons, au détriment de cadres européens autonomes.

Dans ce contexte, la présente résolution vise à rappeler les positions de la France, qui ne peut être complice de cette dérive, et invite le Gouvernement à ne pas accompagner le détricotage de ces textes européens. Elle vise à réaffirmer l’attachement de l’Assemblée nationale aux principes de justice sociale et de responsabilité environnementale, les mêmes qu’elle avait défendus en adoptant en juin 2023 à l’unanimité un avis politique[2] portant une vision ambitieuse du devoir de vigilance au niveau européen.

 

 


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proposition de rÉsolution europÉenne

Article unique

L’Assemblée nationale,

Vu l’article 88‑4 de la Constitution,

Vu l’article 151‑5 du Règlement,

Vu la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne,

Vu le Pacte vert pour l’Europe (COM/2019/640 final),

Vu la directive (UE) 2022/2464 (CSRD),

Vu la directive CS3D/CSDDD

Vu le règlement (UE) 2020/852,

Vu le règlement (UE) 2023/956 établissant le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (CBAM),

Vu les travaux de la société civile et des organisations non gouvernementales environnementales,

Vu l’avis politique relatif à la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil sur le devoir de vigilance adopté le 28 juin 2023 par la commission des affaires européennes de l’Assemblée nationale,

Considérant que les propositions de la Commission européenne du 26 février 2025 affaiblissent substantiellement les engagements pris dans le cadre du Pacte vert ;

Considérant que ces propositions vont à rebours des engagements climatiques européens et internationaux, notamment l’Accord de Paris ;

Considérant qu’elles affaiblissent la capacité des entreprises à anticiper les risques systémiques ;

Considérant qu’elles créent des distorsions de concurrence entre entreprises vertueuses et entreprises retardataires ;

Considérant qu’elles participent à une perte de souveraineté réglementaire de l’Union au profit de standards internationaux privés dominés par des intérêts extra‑européens ;

Considérant qu’elles fragilisent la confiance des citoyens dans la parole publique européenne et la capacité de l’Union à tenir ses engagements écologiques et sociaux ;

Affirme son opposition au projet d’omnibus réglementaire présenté par la Commission européenne et soutenu par le Gouvernement français ;

Demande au Gouvernement de s’opposer à toute remise en cause du périmètre, du contenu, du calendrier et de la portée des directives CSRD et CS3D ;

Appelle le Gouvernement à défendre le maintien du principe de double matérialité dans la CSRD ;

Exhorte la Commission européenne à garantir la préservation des plans de transition climatique et de biodiversité dans les obligations des entreprises ;

Exige l’inclusion explicite des acteurs du secteur financier dans le champ du devoir de vigilance européen, y compris à l’aval de leur activité où se concentre les risques ;

Demande au Gouvernement de veiller au maintien de la taxonomie européenne comme outil normatif contraignant, et non volontaire ;

Soutient l’élaboration d’une autorité européenne de supervision indépendante chargée du respect des obligations de vigilance et de transparence ;

Incite le Gouvernement à renforcer la coopération avec les États membres progressistes pour faire barrage à une déréglementation guidée par les seuls intérêts des grands groupes industriels ;

Appelle à une refondation du Pacte vert européen, sur des bases démocratiques, sociales, écologiques et souveraines.

 

 


([1])  https://reclaimfinance.org/site/2025/03/06/eu-omnibus-nouveau-terrain-de-jeu-pour-les-lobbies/

([2])  avis politique relatif à la proposition de directive du parlement européen et du conseil sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité