N° 4923
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
QUINZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 19 janvier 2022
RAPPORT
FAIT
AU NOM DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE chargée d’identifier les facteurs
qui ont conduit à la chute de la part de l’industrie dans le PIB de la France
et de définir les moyens à mettre en œuvre pour relocaliser l’industrie
et notamment celle du médicament,
Président
M. Guillaume KASBARIAN
Rapporteur
M. Gérard LESEUL
Députés
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Voir les numéros : 4282 et 4371.
La commission d’enquête chargée d’identifier les facteurs qui ont conduit à la chute de la part de l’industrie dans le PIB de la France et de définir les moyens à mettre en œuvre pour relocaliser l’industrie et notamment celle du médicament est composée de :
– M. Guillaume Kasbarian, président ;
– M. Gérard Leseul, rapporteur ;
– MM. Brahim Hammouche, Luc Lamirault, Frédéric Barbier, Pierre Cordier, vice‑présidents ;
– M. Bertrand Bouyx, Mme Jennifer De Temmerman, M. Pierre Dharréville, Mme Valérie Six, secrétaires ;
– M. Jean-Noël Barrot, Mme Valérie Bazin-Malgras, M. Philippe Berta, Mme Carole Bureau-Bonnard, Mmes Émilie Cariou, Cécile Delpirou, MM. Éric Girardin, Daniel Labaronne, Michel Lauzzana, Mmes Marie Lebec, Véronique Louwagie, MM. Jacques Marilossian, Denis Masséglia, Mmes Cendra Motin, Valérie Rabault, Bénédicte Taurine, MM. Jean-Louis Touraine, Stéphane Viry, Mme Hélène Zannier, M. Jean-Marc Zulesi.
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Pages
1. Un objet d’enquête et un intitulé mal définis et mal pensés
2. Une investigation qui valide la politique industrielle menée au cours du quinquennat
4. La politique industrielle menée au cours du quinquennat porte aujourd’hui ses fruits
5. La France peut devenir la première nation européenne innovante et souveraine en santé
6. Soixante-seize propositions du rapporteur qui auraient mérité d’être mieux définies
7. Huit propositions personnelles pour accélérer l’essor d’une industrie française conquérante
Trente-trois propositions phares du rapporteur pour la rÉindustrialisation
1. Dialogue et concertation : les conditions d’une réindustrialisation réussie
2. Développer une industrie respectueuse de l’environnement et des territoires
3. Mieux financer l’industrie et mieux cibler les aides publiques
4. Renforcer la recherche et la formation pour mieux réindustrialiser
5. L’union européenne comme perspective pour dynamiser la réindustrialisation
1. L’effort de recherche et de développement en France récemment porté par la recherche privée
a. Un effort de recherche représentant 2,2 % du PIB
b. Une recherche privée polarisée vers quelques branches industrielles
c. Une recherche publique concentrée dans les institutions de recherche
2. Une faiblesse relative des ressources privées dans la recherche et développement
a. Un taux de R&D insuffisant notamment par rapport aux objectifs de la stratégie de Lisbonne
b. Une articulation entre R&D publique et privée insuffisante
c. Investir dans la R&D comme préalable à la relocalisation de la production
3. Des outils de soutien public nombreux dont l’impact doit être mesuré
a. Le crédit d’impôt recherche, principale mesure de soutien public à la R&D privée
b. Les programmes d’investissement d’avenir, des outils au service de la R&D
1. Une balance commerciale fortement dégradée depuis la fin des années quatre-vingt-dix
2. Une compétitivité prix longtemps déficitaire
3. Une compétitivité hors-prix durablement handicapante
4. L’impossible dévaluation compétitive par le biais de la politique monétaire
C. Des coûts de production et un cadre juridique souvent mis en cause
1. Des écarts de compétitivité prix auparavant sensibles mais en grande partie résorbés
a. Un taux élevé de prélèvements obligatoires
b. Les coûts salariaux unitaires
2. Un environnement juridique et administratif souvent mis en cause
a. Une responsabilité partagée par les entreprises et les pouvoirs publics
b. Une politique conceptuellement erronée : le rêve d’une France « sans usine »
a. Une aversion culturelle au risque propre à la France
b. Un écosystème industriel différent pour des raisons culturelles et historiques
a. L’absence de mode de financement pérenne : les effets pervers du leverage buy-out (LBO).
b. Un manque de fonds propres des petites et moyennes entreprises (PME), une question controversée
a. Le financement prioritaire des PME, ETI, et start-ups
b. Un succès indéniable malgré une prise de risque mitigée
a. Le financement de l’amorçage, une particularité des business angels
b. Traverser la « vallée de la mort » : le passage du capital risque au capital développement
4. Mobiliser et orienter l’épargne nationale, en réinventant un nouveau Codévi
1. Un désintérêt ancien qui trouve ses racines dans l’Éducation nationale en France
a. Une sacralisation de la voie générale au détriment des métiers techniques et manuels
b. Une consolidation des connaissances en mathématiques et en sciences
d. Des préjugés, par définition, infondés
2. Réenchanter l’industrie, un enjeu pour la transformation du monde de demain
a. Redonner du sens : participer à la transition écologique
c. Communiquer sur les salaires, souvent plus élevés que dans le domaine tertiaire
d. Encourager les initiatives privées et créer des synergies avec les pouvoirs publics
e. L’apprentissage, une voie à approfondir
a. Un dispositif original : le volontariat territorial en entreprises (VTE)
b. Mettre l’accent sur la formation continue avec le compte de formation professionnelle
c. Penser l’offre de formation professionnelle au plus près du terrain
d. Créer de nouvelles écoles de formation qualifiantes
III. L’action des collectivitÉs publiques en question
A. Les interventions de la puissance publique auprÈs des entreprises industrielles
1. Des compétences et des modes d’action des collectivités chefs de file encore à préciser
a. Des filières aux contrats stratégiques de filière
b. La politique des filières, une politique à repenser ?
c. Une politique de filière qui doit également prendre en compte les sous-traitance
d. Des 34 plans industriels aux 10 objectifs du plan France 2030
3. Une nouvelle politique de plans d’investissement
a. Le programme d’investissement d’avenir (PIA).
5. Le plan France 2030 : un changement de paradigme pour l’avenir des filières
6. La nouvelle gouvernance du secrétariat général pour l’investissement (SGPI)
1. Un rapprochement progressif entre collectivités et filières industrielles locales
C. Le bilan de l’État actionnaire
1. Des critiques anciennes sur l’impossible État actionnaire
2. La nouvelle doctrine d’investissement de l’Agence des participations de l’État
4. Une politique d’intervention en voie de restructuration
1. La transition énergétique et climatique affecte en profondeur le tissu industriel français
a. Le défi de la transition énergétique
b. Vers une industrie écoresponsable
c. Des modes de transport plus écoresponsables pour l’industrie
2. L’accompagnement de la transition par les pouvoirs publics
1. L’exemple des filières fondées sur l’exploitation de nouvelles énergies
2. Une industrie française tirant bénéfice d’une source d’énergie électrique sûre et abordable
3. La perspective d’une économie du recyclable
a. L’économie du recyclable : une opportunité de réindustrialisation dans un contexte de transition
b. La structuration de la filière du recyclage
c. Une activité exportatrice en raison du manque de filières de débouchés
d. Une consolidation récente du soutien à la filière du recyclage
C. Les atouts en faveur d’une rÉindustrialisation dÉcarbonÉe
1. Le bilan carbone, un atout pour la localisation en France des activités productives
A. Stimuler l’innovation et la recherche et dÉveloppement
1. L’évaluation des investissements décidés dans le cadre des plans
2. Créer les conditions d’une amélioration de l’effort en faveur de la R&D
b. L’ouverture d’une réflexion sur le crédit d’impôt recherche
a. Faire des territoires des espaces de coopération entre acteurs
b. Les organisations en écosystèmes en France
4. Rénover la gouvernance et les moyens des agences de promotion de l’innovation
a. Tirer les enseignements des forces du modèle américain
b. Rationaliser les actions des agences de promotion de l’innovation
B. CrÉer les conditions d’une montÉe en gamme
2. Approfondir la politique de structuration des filières et de dynamisation des sites d’activités
a. Des solutions en faveur de « l’industrie du futur » à évaluer et à traduire en acte
b. Des innovations et des procédés à diffuser
1. Se donner les moyens de l’émergence d’une culture de la codétermination sur le modèle allemand
2. Mieux associer les salariés à la marche des entreprises
3. Tirer les enseignements des expériences du modèle coopératif dans l’industrie
4. Créer les conditions d’un investissement de long terme au capital des entreprises industrielles
III. Garantir la souverainetÉ Économique du pays
A. Une indispensable identification des secteurs d’importance vitale
a. Le besoin de souveraineté industrielle
b. Le nécessaire travail de cartographie
3. Proposer une réflexion par écosystème sur l’organisation des chaînes de valeur
B. Une nÉcessaire protection des intÉrÊts stratÉgiques
2. Planifier l’action en faveur du maintien de capacités productives sur le territoire national
4. Ordonner les efforts des collectivités publiques en faveur de l’industrie
i. Un ministère de l’industrie fort
ii. Un pilotage par le secrétariat général pour l’investissement (SGPI) à clarifier
iii. Une fragmentation de l’organisation administrative préjudiciable aux entreprises
b. Assurer l’efficacité du plan de relance et du plan France 2030
c. Veiller à l’accès des entreprises aux différents dispositifs de soutien à l’industrie
1. Vers une politique industrielle européenne
b. Une nouvelle approche favorisée par les répercussions économiques de la crise sanitaire
c. Des instruments de coopération à conforter
i. Les alliances industrielles européennes
ii. Les projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC)
a. L’harmonisation fiscale au sein du marché unique
b. Travailler à un agenda social ambitieux
a. Pérenniser l’assouplissement du régime de contrôle des aides d’État
A. Un recul des positions franÇaises et des dÉpendances nouvelles À l’Égard du reste du monde
a. Une position intermédiaire peu valorisante dans la répartition de la production pharmaceutique
b. Un mouvement d’externalisation contribuant à l’éclatement des chaînes de production
2. Des risques de pénuries accrues dans la fourniture des produits de santé
a. Une multiplication des épisodes de pénurie en produits médicamenteux
2. L’enjeu renouvelé de l’accueil et de la réalisation des essais cliniques
A. Un effort de recherche À renouveler, des savoir-faire À entretenir
1. Des dépenses de recherche et développement à soutenir
2. Une nécessaire attention aux modalités d’industrialisation des innovations
4. Des compétences à préserver et le défi renouvelé de l’attractivité des métiers
3. Des opportunités de coopération à saisir à l’échelle de l’Union européenne
A. Des exigences renouvelÉes de simplification rÈglementaire et d’efficacitÉ administrative
1. Un cadre juridique étoffé parfois source de contraintes et de complexités
2. Des inflexions nécessaires et possibles dans le cadre du droit de la commande publique
RÉcapitulatif de l’ensemble des propositions du rapporteur
Examen du rapport en commission
Contributions des membres de la commission d’enquÊte
Contribution de Mme Cendra Motin, dÉputÉe de l’IsÈre
Contribution de Mme BÉnÉdicte Taurine, dÉputÉe de l’AriÈge
Liste des personnes auditionnÉes et liens vers les comptes rendus des auditions
Liste des personnes rencontrÉes lors du dÉplacement À Bruxelles
Liste des Contributions Écrites reÇues
Dans le cadre du « droit de tirage » permettant à chaque groupe politique minoritaire ou d’opposition d’obtenir, une fois au cours de chaque session ordinaire annuelle, la création d’une commission d’enquête, le groupe Socialistes et apparentés a fait le choix de demander la création d’une commission d’enquête chargée « d’identifier les facteurs qui ont conduit à la chute de la part de l’industrie dans le PIB de la France et de définir les moyens à mettre en œuvre pour relocaliser l’industrie et notamment celle du médicament ».
Chargé de rapporter cette demande devant la commission des Affaires économiques, je n’ai pu que constater, dans mon rapport ([1]), qu’elle respectait les conditions de forme prévues par l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires et le Règlement de l’Assemblée nationale. À aucun moment nous n’avons eu à juger sur le fond le choix du groupe Socialistes, seul responsable en droit de définir les termes et le champ de l’enquête qui doit, selon les termes de l’article 6 de l’ordonnance précitée, « recueillir des éléments d’information soit sur des faits déterminés, soit sur la gestion des services publics ou des entreprises nationales, en vue de soumettre leurs conclusions à l’assemblée ».
1. Un objet d’enquête et un intitulé mal définis et mal pensés
Cependant, les termes de la résolution et le libellé enserrant notre enquête ont pu interroger les députés membres et les personnes entendues. Quels étaient les faits, les scandales, les éléments dissimulés pour lesquels les pouvoirs exceptionnels d’enquête sur pièce et sur place des commissions d’enquête étaient mis en œuvre ? Alors que le parti que représente le groupe Socialistes et apparentés a exercé le pouvoir la moitié des dernières quarante années, quelles conspirations contre l’industrie française justifiaient de revenir sur le bilan industriel des derniers gouvernements, dont ceux de MM. Lionel Jospin et François Hollande ?
Les commissions d’enquête sont des instruments d’information et de contrôle parlementaires dotés de réels pouvoirs d’investigation afin de faire la lumière sur un sujet, en exigeant notamment toute information utile, notamment des administrations ; les conclusions des rapports d’enquête ont ainsi permis de tirer des leçons utiles pour modifier des pratiques voire infléchir l’action gouvernementale.
Dans notre histoire récente, ces commissions ont été l’occasion de révéler au grand public des dysfonctionnements importants et formuler des propositions qui ont marqué l’action publique. Pour ne citer que quelques exemples parmi les commissions d’enquête les plus marquantes de ces dernières années, on se souviendra :
– des deux commissions d’enquête sur la situation dans les prisons françaises en 2000 ([2]), qui ont abouti à de nombreuses propositions qui ont irrigué les textes et la politique pénitentiaire pendant une décennie ;
– de la commission d’enquête sur les conséquences sanitaires et sociales de la canicule, présidée par Claude Évin en 2003 ([3]), qui a posé les bases d’une nouvelle politique du grand âge ;
– de la commission d’enquête sur les causes des dysfonctionnements de la justice dans l’affaire dite d’Outreau, présidée en 2005 par André Vallini ([4]), qui a permis de refonder les conditions de l’exercice de l’instruction en France ;
– plus récemment, de la commission d’enquête sur l’utilisation du chlordécone, présidée par Serge Letchimy en 2019, dont le rapport de notre collègue Justine Bénin ([5]) a permis de faire la lumière sur les causes et le déroulement d’un scandale sanitaire qui a touché la Guadeloupe et la Martinique et qui a encore des répercussions aujourd’hui.
Cependant, le présent rapport d’enquête risque peu d’avoir droit au même retentissement et à la même postérité en termes de refondation de l’action publique. Vous n’y trouverez aucune révélation fracassante, puisqu’aucune de nos auditions n’a révélé de dysfonctionnement marquant dans la politique industrielle menée notamment depuis le début du quinquennat en cours et de la présente législature. Mieux : aucune de ses recommandations ne propose de revenir en arrière sur les actions menées depuis une dizaine d’années et notamment depuis 2017.
En effet, les conclusions de ce rapport sont d’autant plus limitées que le sujet d’enquête aurait mérité d’être plus précisément travaillé et défini. Comme le montre le graphique en introduction, la chute de la part de l’industrie dans le PIB de la France, déplorée dans la résolution, a commencé dès 1951, dans une France en pleine reconstruction, où l’industrie représentait plus de 30 % de la valeur ajoutée, et a continué de manière tendancielle pour être divisé par deux en 2017. De son côté, l’emploi industriel a connu un pic en 1974, où un quart des travailleurs français, 5,72 millions de personnes, travaillaient dans l’industrie. Ce mouvement a été constaté dans la plupart des pays au fur et à mesure de leur développement économique. C’est pourquoi la plupart des économistes entendus par la commission d’enquête ont souligné les limites de la définition d’un champ d’étude qui n’avait pas cherché à définir ni l’étendue temporelle de l’enquête, ni la recherche d’une spécificité française, ni si cette chute de l’industrie française était la conséquence de conditions économiques particulières ou de la politique industrielle menée par les gouvernements successifs.
Ce manque de réflexion dans la définition du sujet et de ses termes, dans le choix d’un libellé volontairement vaste et imprécis, a pu laisser beaucoup de personnes auditionnées interrogatives : s’agissait-il d’une enquête sur les contraintes de l’industrie française, sur la politique industrielle en général, ou sur l’industrie du médicament en particulier ? Entendus par la commission d’enquête, les principaux ministres en charge de l’industrie ces dix dernières années ont, chacun à leur manière, fait part de leur étonnement de se retrouver ainsi sur le banc des accusés sans qu’un acte d’accusation n’ait été préalablement établi.
J’ai eu l’honneur d’être appelé à présider ses travaux : j’ai assuré cette tâche en essayant de respecter le droit applicable aux commissions d’enquête et les droits des commissaires, notamment ceux issus de l’opposition, c’est-à-dire en garantissant que chacun des membres de cette commission d’enquête, à commencer par son rapporteur M. Gérard Leseul, puisse librement entendre tous les interlocuteurs de leur choix. J’ai également tenu à garantir que chaque député présent aux auditions dispose d’un temps personnel pour interroger chaque personne auditionnée, exiger des réponses et répliquer aux discours tenus, plutôt que de laisser les intervenants choisir les questions auxquelles ils souhaitent répondre.
C’est ainsi que nous avons tenu au total 48 auditions, qui nous ont permis de consacrer 70 heures à entendre successivement 135 personnes : anciens ministres, économistes, experts et auteurs de rapports, représentants de l’industrie et notamment des différentes fédérations intervenant dans le champ de l’industrie de santé, responsables syndicaux, industriels de terrain. Nous nous sommes également rendus à Bruxelles, pour rencontrer des responsables de la politique industrielle de l’Union européenne, dont M. Thierry Breton, commissaire européen chargé du marché intérieur, ainsi que des acteurs en charge du développement industriel en Belgique. Les personnes qui n’ont pas pu être entendues pour des raisons de disponibilité ont été appelées à faire part de leurs observations dans une contribution écrite.
2. Une investigation qui valide la politique industrielle menée au cours du quinquennat
Le présent rapport d’enquête montre bien qu’il y a moins eu des inflexions dans la politique industrielle française qu’un renouvellement des conceptions du rôle de l’État dans l’économie et des outils à mettre en œuvre pour mener une vraie politique industrielle : en 2001, certains pouvaient ouvertement envisager une France à l’avenir sans usine, sans industrie, développant une économie fondée sur les loisirs et les services. Ce n’est qu’avec les maigres résultats économiques et la crise financière qui a touché le monde en 2008 que les réflexions ont commencé à reprendre : la France ne peut avoir un avenir économique sans industrie, et cela passe par une politique industrielle qui assume son nom.
Je tiens en cela à saluer l’honnêteté intellectuelle du rapporteur qui, malgré la proximité de l’élection présidentielle, n’a pas utilisé le présent rapport d’enquête pour remettre profondément en cause la politique industrielle du quinquennat qui s’achève, ou pour porter une idéologie qui serait totalement en rupture avec celle qui a été portée par la majorité pendant près de cinq ans.
Depuis 2017, la politique industrielle et ses instruments ont pris une tout autre dimension. Sous l’impulsion du président M. Emmanuel Macron, la France assume dorénavant de mener à la fois une politique d’attractivité, visant à favoriser l’implantation d’activités productives partout sur le territoire en apprenant aux filières à travailler ensemble, en facilitant la vie des industriels et en formant les jeunes à exercer des missions toujours plus qualifiées et technologiquement avancées, et une politique de compétitivité, qui assume de faire des choix afin que les industries stratégiques pour l’avenir se développent dans notre pays, en s’appuyant sur les filières d’excellence et les atouts préexistants au sein du tissu économique.
Le quinquennat qui s’achève a bien été celui d’une renaissance d’une politique industrielle conquérante, après des décennies de recul.
3. Les causes historiques de la désindustrialisation sont connues et confirmées, le présent rapport ne faisant que reprendre un constat déjà fait, rapport après rapport
La France est la seconde économie européenne et une des grandes puissances économiques du monde. Pendant des années, elle a cependant délaissé son industrie.
En 1974, année de l’apogée de l’emploi industriel dans notre pays, l’industrie manufacturière à aujourd’hui, le nombre d’emplois dans l’industrie manufacturière française a été pratiquement divisé par deux. Même si une part de cette évolution rend compte d’un biais statistique, résultant du transfert d’emplois anciennement décomptés comme industriels vers les services en raison de l’externalisation croissante de certaines missions d’appui pratiquée par les entreprises industrielles, la désindustrialisation est une réalité prégnante depuis plusieurs décennies. Ce mouvement de recul de l’industrie a été constant depuis près de quarante ans.
La désindustrialisation n’est certes pas un phénomène propre à la France. D’autres vieux pays industriels la connaissent, mais pas tous avec la même ampleur : en 2000, l’industrie allemande pesait déjà deux fois plus que l’industrie française ; aujourd’hui, c’est trois fois plus. La part de l’industrie manufacturière dans la richesse nationale reste deux fois plus élevée dans des pays tels que l’Allemagne, le Japon ou la Suisse qu’en France. Par ailleurs, l’économie des pays qui ont gardé une base industrielle solide se porte généralement mieux que celle des pays désindustrialisés, avec moins de chômage ou de sous‑emploi et de confortables excédents commerciaux. La présence de l’industrie est également déterminante pour les grands équilibres sociaux et territoriaux, aussi bien que pour la capacité d’innovation : c’est le secteur qui concentre la plus grande part de l’effort de recherche des entreprises.
Les causes de la désindustrialisation ont fait l’objet de nombreux rapports parlementaires, dont les plus récents ont été salués par le rapporteur dans son introduction. Je rappellerai simplement qu’en 2017, le groupe Les Républicains avait demandé la création d’une commission d’enquête sur « les décisions de l’État en matière de politique industrielle, notamment dans les cas d’Alstom, d’Alcatel et de STX ». Dans le rapport que j’ai eu l’honneur de présenter en conclusion de ses travaux, le constat des limites des politiques menées au cours des dernières décennies précédentes était clair et partagé par la quasi-totalité des groupes parlementaires ([6]).
Un État qui a laissé se développer le mythe du fabless, d’un pays sans usine, sans production, sans ouvriers. Une industrie trop souvent dénigrée comme synonyme d’emplois laborieux, rendant difficile la formation et l’embauche de personnes qualifiées. Une industrie dénoncée à tort comme nuisible à l’environnement. Un encouragement insuffisant des investisseurs qui choisissent de créer ou conserver des lignes de production en France. Une épargne mise au service du financement de la dette publique et insuffisamment dirigée vers les investissements productifs. Un État actionnaire qui souffre d’objectifs contradictoires. Une défiance forte vis-à-vis des nouvelles technologies et de la robotisation, accusée de concurrencer l’emploi. Un processus de contrôle de la prise de contrôle des fleurons industriels stratégiques par les capitaux étrangers perfectible. Une gouvernance de l’intelligence économique peu performante. Une politique industrielle insuffisamment offensive, notamment à l’échelle européenne.
Près de cinq années plus tard, le rapporteur Gérard Leseul élargit aujourd’hui dans son rapport le diagnostic des causes de la désindustrialisation en mettant l’accent sur les choix des entreprises françaises, dont il déplore « le déficit d’innovation et d’adaptation à la concurrence extérieure » et dont il juge que « les arbitrages et les positionnements économiques ont été peu propices au maintien de l’activité industrielle ».
À titre personnel, je me garderais bien d’émettre un jugement critique sur les choix stratégiques des acteurs économiques privés : d’une part car je sais en connaissance de cause à quel point ils peuvent être complexes et difficiles pour eux, d’autre part parce que l’État doit regarder en face ses propres responsabilités et limites en matière de politique industrielle plutôt que de se défausser sur les agents économiques.
Il me semble qu’en la matière, l’État devrait éviter de s’ériger en tribunal moral des choix de ses concitoyens – que ce soient les industriels, les investisseurs ou les consommateurs. Il est en revanche beaucoup plus utile quand il offre un cadre propice au développement de l’industrie : c’est exactement la politique qui a été menée au cours du quinquennat qui s’achève.
4. La politique industrielle menée au cours du quinquennat porte aujourd’hui ses fruits
La politique industrielle menée au cours de ce quinquennat s’est attachée à répondre à de multiples défis. Si l’on voulait synthétiser cette action, elle pourrait être résumée à dix chantiers, menés de front tout au long du quinquennat.
En premier lieu, le défi de la compétitivité, pour que produire dans notre pays soit une opportunité. Dans une économie de marché, ouverte sur le monde, un investisseur regarde d’abord la rentabilité à terme de son outil industriel. Quand un investissement n’est pas rentable, quand ses coûts de production sont trop élevés, quand la fiscalité et les contraintes administratives sont trop importantes, il renonce à investir ou investit ailleurs. Plutôt que de nier la rationalité des choix des agents économiques, le quinquennat qui s’achève a été celui des décisions qui permettent d’améliorer la compétitivité des investissements industriels dans notre pays : en réduisant et en rendant prévisible la fiscalité sur les revenus du capital, en engageant une baisse de l’impôt sur les sociétés, ainsi qu’en diminuant récemment les impôts de production et les taxes locales sur les activités productives. Ce sont au total 50 milliards d’euros d’impôts qui ont été supprimés, pour moitié au profit les entreprises. Une telle baisse est inédite. Le rapport qui vous est présenté ne conteste d’ailleurs pas ces baisses d’impôts et leur intérêt pour le développement de l’économie productive.
Ensuite, le défi de la formation, pour répondre aux besoins en recrutement. En 2018, avant la crise sanitaire, une étude du cabinet de recrutement américain Korn Ferry indiquait que d’ici à 2030, la France pourrait manquer de 1,5 million de salariés très qualifiés, ce qui représenterait un manque à gagner de près de 175 milliards d’euros pour l’économie française ([7]). Alors que tant d’entreprises cherchent désespérément des salariés qualifiés, notamment des chaudronniers et des soudeurs, ce quinquennat a été celui de la montée en compétence : création d’une nouvelle université des métiers du nucléaire, réforme de la formation professionnelle ([8]) et de l’apprentissage pour encourager les jeunes et les entreprises à y avoir recours. À la mi-décembre 2021, environ 650 000 contrats d’apprentissage avaient été signés en 2021 contre 280 000 en 2017, soit 2,3 fois plus. Tous les territoires participent à la dynamique de l’apprentissage.
Le défi de la flexibilité du marché du travail : grâce à la signature des ordonnances pour la réforme du code du travail dès le 22 septembre 2017, après des décennies de rigidité et de complexité pour les salariés et les employeurs, ce quinquennat a donné plus de liberté et plus de sécurité au monde du travail. Grâce à la loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, dite « loi PACTE », la multiplicité des seuils d’effectifs a été remplacée par trois seuils harmonisés dont le franchissement a des conséquences progressives, permettant ainsi aux entreprises de grandir sans crainte.
Le défi du partage de la valeur : avec la loi PACTE, la majorité parlementaire a facilité l’accès à l’intéressement et à la participation, grâce à la suppression du forfait social sur l’intéressement pour les entreprises de moins de 250 salariés, la suppression du forfait social sur la participation et l’abondement pour les entreprises de moins de 50 salariés, ainsi que la possibilité d’intégrer des projets internes à l’intéressement de projet. La loi PACTE organise la généralisation de l’intéressement, en prévoyant un accord adapté aux entreprises de moins de 50 salariés.
Le défi de l’innovation a été mis au service de l’accélération, de la transformation numérique et écologique de l’industrie. M. Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, des finances et de la relance, et Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée chargée de l’Industrie, ont mis à profit les différents plans d’investissements pour lancer des appels à projets et des appels à manifestations d’intérêt permettant de relancer la machine à innover partout dans notre industrie. Que ce soit pour digitaliser, numériser, robotiser, décarboner, le plan de relance a été au rendez-vous de la réindustrialisation de notre pays, avec 35 milliards d’euros consacrés à l’industrie sur l’enveloppe globale de 100 milliards d’euros. Le plan France 2030 vient amplifier cette stratégie d’innovation dans des filières stratégiques, que ce soit les biotechnologies, l’intelligence artificielle, l’hydrogène, les semi-conducteurs, le nucléaire : des investissements qui permettront de regagner notre indépendance et relocaliser la production et la création de valeur. Là encore, le présent rapport valide la démarche engagée par le Gouvernement : les plans France Relance et France 2030 sont aujourd’hui de puissants outils pour les emplois industriels de demain.
Le défi de la simplification administrative a été lancé, pour qu’ouvrir une ligne de production ne soit plus une contrainte. À la suite du rapport que j’avais remis au Premier ministre M. Édouard Philippe en septembre 2019 ([9]), un projet de loi a été déposé, discuté par le Parlement et promulgué en tant que loi n° 2020-1525 du 7 décembre 2020 d’accélération et de simplification de l’action publique. En rationalisant les procédures administratives, cette loi a permis de réduire significativement les délais et les complexités liés aux implantations industrielles, ce qui n’a pas manqué de séduire les investisseurs étrangers.
Le défi de l’attractivité vis-à-vis des investisseurs étrangers a consisté à montrer que la France avait changé et désormais était en ordre de marche pour accueillir les entrepreneurs étrangers. À travers l’initiative « Choose France » par les services d’accompagnement mis en œuvre par Business France, notre pays a réussi à attirer de nombreux investisseurs étrangers. Le baromètre Ernst & Young le montre : pour la seconde année consécutive, la France était en 2021 le premier pays d’accueil des investissements étrangers en Europe ([10]).
Le défi de l’aménagement du territoire a obligé à repenser les modalités de l’action industrielle de l’État en faisant confiance aux territoires. Le dispositif « Territoires d’industrie » a notamment été l’occasion de fédérer tous les acteurs locaux autour de la table pour imaginer et mettre en œuvre des projets industriels locaux. Pour la première fois, l’État soutient des initiatives conçues et pilotées localement par un binôme composé d’un élu local et d’un industriel. 1,3 milliard d’euros de crédits ont ainsi été débloqués avec la mobilisation du plan de relance et du fonds d’accélération des investissements industriels dans les territoires, pour soutenir 1 400 projets d’entreprises et des projets collectifs comme la création de centres de formation, d’écoles de production, de plateformes logistiques ou d’écologie industrielle.
Le défi de la protection des fleurons stratégiques a justifié un renforcement de notre arsenal normatif. L’article 55 de la loi PACTE a renforcé la protection des entreprises stratégiques, et le décret n° 2019-1590 du 31 décembre 2019 relatif aux investissements étrangers en France a élargi le champ des activités stratégiques dont la prise de contrôle par des capitaux étrangers est soumise à autorisation, pour permettre au ministre de l’Économie et des finances de mieux surveiller certains investissements étrangers dans notre pays.
Le défi de la coopération européenne, celui d’un continent qui affirme sa stratégie industrielle face à ses concurrents chinois et américains, est désormais en train d’être gagné, nos partenaires se ralliant à une stratégie plus offensive de défense de l’industrie européenne. L’Union européenne a adopté en 2019 un premier mécanisme européen de filtrage des investissements directs étrangers, une coopération permettant la protection des actifs stratégiques européens, avancée encore inimaginable il y a encore quelques années. La politique de concurrence a connu des assouplissements. La présidence française du Conseil de l’Union Européenne au premier semestre 2022 sera également l’occasion pour notre pays de porter des thèmes qui lui sont chers sur le plan de la souveraineté industrielle, comme :
– le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, faisant partie du paquet législatif Fit for 55 – « Ajustement à l’objectif 55 % », qui permettra de conduire cette transition pour l’ensemble des industries européennes tout en préservant la compétitivité de l’Union ;
– les sujets de finance verte, de transition industrielle, de verdissement des politiques de soutien public à l’export, qui seront évoqués lors d’une conférence ministérielle en mars 2022 ;
– l’objectif de mise en place d’un projet important d’intérêt européen commun (PIIEC) en santé, afin de renforcer la politique industrielle de santé et le positionnement stratégique de l’Union européenne dans ce secteur en favorisant l’innovation dans les différents segments des industries de santé.
Ces politiques ont été menés simultanément pendant cinq ans, sans revirement, virage ou atermoiement, garantissant ainsi de la visibilité aux agents économiques vis-à-vis de l’évolution de leur environnement réglementaire et institutionnel.
Cette politique industrielle a été payante. Alors qu’un million d’emplois industriels nets a été détruit entre 2000 et 2016, l’industrie recrée de l’emploi en France : de 2017 à 2019, 30 000 emplois industriels nets ont été créés ([11]). Au troisième trimestre 2021, le taux d’emploi est au plus haut (67,5 %) et le taux de chômage au plus bas depuis 13 ans (8,1 %) ([12]). La croissance est à son plus haut niveau depuis 50 ans. Les créations de sites et d’emplois industriels ont battu des records et notre pays n’a jamais autant attiré d’investisseurs. Selon des données provisoires communiquées par le cabinet Trendeo, sur la période du 1er janvier au 2 décembre 2021, la France compte un solde positif d’une centaine de sites supplémentaires comparés à l’année dernière. Alors que l’Hexagone avait perdu près de 400 usines au total sur la période 2010-2015, le pays enregistre, à l’inverse, un gain net de plus de 120 sites entre 2016 et 2021.
5. La France peut devenir la première nation européenne innovante et souveraine en santé
Le Président de la République M. Emmanuel Macron a lancé en 2021 une stratégie d’innovation dans le secteur de la santé, issue des travaux du Conseil stratégique des industries de santé. Ce plan Santé 2030 vise à s’appuyer sur les atouts de notre pays, telles que les universités, les organismes de recherche, les laboratoires, les hôpitaux, les personnels soignants, les industriels et les start-ups, pour devenir la première nation européenne innovante et souveraine en santé.
Doté de plus de 7 milliards d’euros, les investissements massifs de ce plan permettront de soutenir la prise de risque et d’amplifier l’innovation. Quatre piliers sont au cœur de ce plan : le renforcement de notre capacité de recherche biomédicale, l’investissement dans les domaines en santé de demain, le soutien à l’industrialisation des produits de santé, et enfin la création d’une agence d’innovation en santé comme structure d’impulsion et de pilotage stratégique de l’innovation en santé.
Aucune des personnes auditionnées n’a remis en cause l’intérêt et le caractère essentiel des orientations stratégiques de ce plan.
La crise sanitaire a agi comme un révélateur : face à une situation d’urgence, la France et l’Europe ne disposent pas d’une industrie de santé à même de fournir dans les meilleurs délais les produits de santé nécessaires à leur population. Il y a donc un enjeu de souveraineté et de sécurité sanitaire qui impose de repenser ce que nous devons produire chez nous et comment nous ne pouvons pas laisser les traitements indispensables, mais également les traitements innovants de demain, être conçus et produits hors d’Europe, et donc disponibles uniquement quand leurs producteurs le voudront bien. Ce changement de paradigme a été pris en compte dans la stratégie industrielle révisée ([13]) et la nouvelle stratégie pharmaceutique ([14]) de l’Union européenne. Elle doit désormais mettre en place les outils pour contrôler les productions de principes actifs et de médicaments indispensables aux populations européennes.
Au sein de la loi n° 2021-1754 du 23 décembre 2021 de financement de la sécurité sociale pour 2022, le Parlement a adopté le principe d’une prise en compte de l’empreinte industrielle dans la fixation des prix des produits de santé, visant à garantir les approvisionnements au moyen d’un soutien à une localisation européenne des unités de production.
Les représentants et spécialistes interrogés au cours de nos travaux valident les orientations du plan Innovation santé 2030 issu des conclusions du Conseil stratégique des industries de santé (CSIS) 2021. Toutefois, certains alertent à juste titre sur sa mise en œuvre opérationnelle. Un meilleur pilotage interministériel semble nécessaire pour réussir le déploiement de cet outil, afin de réussir à concilier politique du médicament et enjeux industriels. La prise en compte du critère de la fabrication en France ou en Europe est une avancée significative, mais il faut aussi rappeler que ces unités de production ont vocation à alimenter un marché qui s’étend bien au-delà de nos frontières.
Pour que la sécurité que procure la production en Europe des principes actifs et des médicaments essentiels soit assurée, il importe que l’Union européenne, notamment par sa nouvelle Autorité de préparation et de réaction en cas d’urgence sanitaire – Health Emergency preparedness and Response Authority (HERA) – élabore et tienne à jour, au niveau européen, une liste des productions dont le caractère vital pour les populations européennes justifie l’intervention publique.
6. Soixante-seize propositions du rapporteur qui auraient mérité d’être mieux définies
Le rapporteur a fait le choix de vous présenter 76 propositions, d’inégale portée, qui auraient mérité d’être moins nombreuses et mieux définies.
Parmi celles-ci, certaines mériteraient d’aller au-delà du simple vœu pour détailler les moyens de leur mise en œuvre : « réaffirmer la volonté et l’ambition industrielle de la France dans le cadre d’un pacte productif national » ne peut que faire consensus, mais que met-on derrière ces mots ? Comment se donne-t-on les moyens d’arriver à un consensus, alors que les acteurs politiques n’ont pas tous la même vision de l’avenir économique du pays ?
D’autres proposent de poursuivre des chantiers déjà largement engagés. « Améliorer l’effort en faveur de la R&D avec pour objectif de dépasser les 3 % du PIB en développant en parallèle recherche publique et privée » est un des objectifs de la loi n° 2020-1674 du 24 décembre 2020 de programmation de la recherche pour les années 2021 à 2030. « Renforcer l’enseignement scientifique et technique et renouveler les approches pédagogiques dans le parcours scolaire et supérieur, afin que tous les élèves disposent de bases plus solides en mathématiques et en sciences » est un objectif soutenu depuis cinq ans par le ministre de l’Éducation nationale M. Jean-Michel Blanquer. « Développer l’offre publique d’accompagnement des dirigeants des très petites, petites et moyennes entreprises (TPE-PME) dans la définition des compétences nécessaires au développement et à la transformation numérique de leur activité » est une action déjà menée avec succès par la Banque publique d’investissement (Bpifrance).
D’autres ne relèvent pas de la compétence soit du législateur, ni même de la France. Ainsi, « imposer la présence des représentants des salariés lors des discussions relatives aux contrats de filière et faire prendre en charge au titre des frais de fonctionnement du Conseil national de l’industrie les frais de déplacement pour que les représentants des salariés puissent assister aux réunions » relève du pouvoir réglementaire qui a mis en place cette instance consultative ([15]), voire du règlement intérieur du Conseil national de l’industrie.
Plusieurs propositions se font fort de trouver un accord des partenaires européens, telle l’instauration d’un taux de taxe sur la valeur ajoutée (TVA) réduit pour les produits issus du recyclage, « Renforcer le projet de directive européenne pour aller vers un salaire minimum harmonisé sur les pays les mieux-disant, d’ici à 2030 », ou « Modifier l’article 67 de la directive 2014/24/UE du 26 février 2014 pour rendre systématique une "clause environnementale et sociale" dans les critères d’attribution des marchés publics et consacrer la possibilité d’une attribution de marchés publics fondés sur le respect de standards élevés de production ». Cependant, aucune méthode n’est proposée pour aboutir à un tel consensus européen. J’observe que le salaire minimum varie fortement au sein des 21 États membres qui en ont un : de 332 euros mensuels brut en Bulgarie à 2 202 euros au Luxembourg au 1er juillet 2021, selon les données d’Eurostat, la France étant au sixième rang avec 1 555 euros mensuels. Multiplier par six le salaire minimal bulgare et augmenter de 30 % le SMIC français en huit ans ne sont pas des évolutions réalistes.
Enfin, un nombre limité de mesures précises seraient impossibles à mettre en œuvre voire contre-productives pour l’industrie française.
« Conditionner l’attribution d’aides publiques et le crédit d’impôt au titre des dépenses de recherche (CIR) à la localisation des chaînes de production » ou « Conditionner les aides des différents plans d’investissement à des engagements en termes de localisation d’activités, d’emploi, de compétences, de partage équitable de la valeur » représentent des idées impossibles à mettre en œuvre. Du fait de la disparition de certaines filières en France, l’élaboration d’un produit rend parfois nécessaire de faire appel à des productions à l’étranger, notamment pour faire face à des afflux de commandes ; aucun chef d’entreprise ne sera prêt à s’engager dans un projet industriel cofinancé par l’État si celui-ci peut demain réclamer le reversement des aides, sans examen de ses contraintes. En ce qui concerne le crédit d’impôt recherche, le délai de prescription fiscale de quatre ans est bien trop court pour que les activités de recherche se déclinent dans les activités de production et on ne peut que plaindre celui qui cherchera à identifier, dans un nouveau produit innovant, quelles sont toutes les recherches qui ont abouti à sa mise au point depuis l’origine.
Si « favoriser le rapprochement des sièges sociaux des lieux de production » est un vœu que l’on peut soutenir, le faire « en incitant fiscalement à la localisation des sièges sociaux au sein des établissements employant le plus de salariés dans l’entreprise » rend cette mesure vaine et inutile dans la mesure où le siège social d’une entreprise n’est pas forcément le lieu où travaille son état-major.
Le rapporteur reprend également une proposition défendue par M. Louis Gallois dans son rapport remis en 2012 ([16]) d’ouvrir plus largement les conseils d’administration aux représentants des salariés. Cependant, là où M. Gallois proposait de le faire dans les grandes entreprises (de plus de 5 000 salariés), le rapporteur propose de le faire dans les entreprises de taille intermédiaire, qui sont souvent des entreprises dont le capital est détenu par un groupe familial ou quelques investisseurs ; exiger de réserver un quart des sièges pour les salariés montre une méconnaissance du fonctionnement de ces entreprises.
J’observe que ces mesures sont donc souvent des propositions qui ont agrémenté des programmes politiques, sans que les responsables politiques les aient mis en place une fois au pouvoir.
À titre personnel, je crois que les agents économiques ont besoin de stabilité et de visibilité dans le temps : changer le cadre fiscal et réglementaire tous les ans va à l’encontre de l’attractivité de notre pays. À l’inverse, la continuité dans les choix stratégiques permet de gagner en compétitivité et en attractivité. Nous devons continuer dans la voie dans laquelle nous sommes engagés, pour définitivement ancrer la France dans le rang des grandes puissances économiques du XXIème siècle.
7. Huit propositions personnelles pour accélérer l’essor d’une industrie française conquérante
Je souhaite ainsi contribuer au débat en formulant huit propositions.
La première proposition sera de poursuivre la baisse des impôts de production que nous avons engagée dans le cadre de la loi de finances pour 2021, afin de combler l’écart de compétitivité qui ne peut subsister avec nos voisins.
Selon le rapport sur les impôts de production du groupe de travail présidé par MM. Yves Dubief et Jacques Le Pape ([17]), la France était l’un des pays européens dans lequel le poids des impôts sur la production payés par les entreprises est le plus élevé. Seule la Suède se situait à un niveau supérieur. En 2016, les impôts de production représentaient près de 3 % du PIB français, contre 1,6 % en moyenne dans la zone euro – et 0,4 % en Allemagne, même si la structure de l’imposition était différente et l’écart total de prélèvements sur les entreprises entre France et Allemagne plutôt situé entre 0,8 et 1,6 point de PIB. En réduisant de 10 milliards par an les impôts de production, la France a rejoint la moyenne européenne, mais elle pourrait aller beaucoup plus loin.
La seconde proposition viserait à rendre plus compétitif le coût du travail pour les entreprises industrielles en élargissant la réduction des cotisations patronales. La réduction générale des cotisations patronales permet à l’employeur de baisser le montant de ses cotisations patronales. Cet allègement concerne les salaires qui ne dépassent pas 1,6 fois le Smic brut, soit 2 564,99 euros bruts par mois. Alors qu’en raison du nombre limité d’ingénieurs qui rejoignent l’industrie et de la concurrence des entreprises de services, un ingénieur industriel peut coûter beaucoup plus cher en France qu’en Allemagne, il serait utile d’envisager un rehaussement de ce plafond vers 2 fois le Smic.
La troisième proposition cherche à favoriser l’emploi des seniors. De nombreux salariés expérimentés, cumulant des années de savoir-faire industriel, se retrouvent à partir de 55 ans sur le marché du travail. Or le taux d’emploi des seniors pourrait être plus élevé qu’il ne l’est aujourd’hui. 54 % des Français âgés de 55 à 64 ans sont en emploi : néanmoins, si les chiffres semblent indiquer que les seniors sont de plus en plus nombreux à travailler, ils démontrent également que le chômage les touche plus fortement qu’auparavant ([18]). Alors qu’il pourrait être nécessaire de travailler plus longtemps pour assurer la pérennité de notre système de retraite dans les années à venir, il serait utile de rendre le travail des seniors plus attractif, en prévoyant un taux de cotisation retraite réduit, et en incitant les industries à recruter des seniors par des primes à l’embauche.
La quatrième proposition favoriserait la transmission des entreprises industrielles en revoyant le dispositif fiscal relatif aux conditions de transmission. Il en va de notre capacité à conserver des fleurons français. Nous pourrions rendre plus attractif la cession de parts de capital au sein des familles, à travers une baisse de la fiscalité sur les transmissions, notamment en ligne indirecte. Selon le cabinet KPMG ([19]), les transmissions d’entreprises de taille intermédiaire (ETI) familiales s’inscrivent pour l’essentiel dans un cadre légal particulier, celui du « pacte Dutreil » introduit par la loi n° 2003-721 du 1er août 2003 pour l’initiative économique et mis en œuvre dans 90 % des cas. Si le « pacte Dutreil » a vocation à favoriser la transmission intrafamiliale du capital, sa mise en œuvre est complexe et son interprétation par l’administration évolutive. La transmission d’une ETI patrimoniale prend en moyenne 10 ans. Il apparaît nécessaire de simplifier et d’élargir ce régime à la transmission, notamment en ligne indirecte.
La cinquième proposition vise à inciter à la mobilité professionnelle en améliorant son accompagnement. Dans un contexte de faible chômage, il devient très difficile pour les entreprises de recruter. C’est encore plus vrai dans des agglomérations où le taux de chômage est encore plus faible que la moyenne nationale, par exemple en Vendée, alors que des salariés dans des agglomérations à quelques dizaines ou centaines de kilomètres peuvent être en situation de chômage élevé. Encourageons la mobilité des demandeurs d’emploi qui le souhaitent en proposant aux entreprises de leur offrir un accompagnement supplémentaire quand ils décident de déménager : prise en charge des frais de déménagement, accompagnement professionnel du conjoint, priorité dans la prise en charge scolaire des enfants, allocation logement majorée. Cet accompagnement, gagnant pour tout le monde, pourrait être financé conjointement par les collectivités territoriales, les entreprises et l’État, notamment en défiscalisant les sommes utilisées pour attirer les talents que les entreprises ne trouvent pas dans leur bassin d’emploi.
Une sixième proposition serait de renforcer les dispositifs de transition professionnelle, afin que chaque salarié puisse prendre en compte les évolutions industrielles pour planifier l’évolution de ses compétences. Selon une étude publiée en décembre 2020 par l’Association européenne des fournisseurs automobiles (CLEPA), la politique actuelle d’électrification de l’automobile à marche forcée pourrait détruire d’ici à 2040 jusqu’à un demi-million d’emplois chez les équipementiers automobiles dans l’Union européenne. Face à ce défi, les salariés devront évoluer. Le projet de transition professionnelle est une modalité particulière de mobilisation du compte personnel de formation, permettant aux salariés souhaitant changer de métier ou de profession de financer des formations certifiantes en lien avec leur projet. Dans ce cadre, le salarié peut bénéficier d’un droit à congé et d’un maintien de sa rémunération pendant la durée de l’action de formation. Le plan de relance a abondé de 100 millions d’euros pour financer, en 2021, des actions de reconversion en direction des métiers à forte perspective d’emploi sur le territoire et des salariés en emploi dans des secteurs dont le taux d’emploi diminue. Il serait utile que la transition professionnelle puisse être quantifiée et organisée pour que les salariés des secteurs qui seront impactés par une transition écologique ou technologique puissent organiser leur reconversion dans les nouvelles filières, avec une prise en charge des filières connaissant une rupture technologique ou devant s’adapter à une évolution réglementaire majeure.
La septième proposition vise à organiser une meilleure appréciation des besoins en composants stratégiques, en confiant cette mission au Conseil national de l’industrie (CNI). Nous voyons aujourd’hui des pénuries sur certaines matières premières, comme les semi-conducteurs. Demain, nous pourrions être confrontés à d’autres pénuries, qui toucheraient plusieurs secteurs simultanément, par exemple dans les terres rares ou du lithium. Certains économistes, qui ont été auditionnés par cette commission d’enquête, s’attachent ainsi à identifier les éléments clés de la chaîne de valeur, comme Xavier Jaravel et Isabelle Méjean ([20]).
Afin d’éclairer les choix de politique industrielle, il conviendrait d’ajouter une dimension relative aux « approvisionnements transverses » aux instances de pilotage. Au sein du CNI, la structuration par filières verticales ne permet pas nécessairement d’anticiper des pénuries qui risquent d’impacter plusieurs filières. Une instance de veille et de proposition sur les approvisionnements stratégiques transverses pourrait donc être mise en place au sein du Conseil national de l’industrie.
La dernière proposition concerne les plans d’investissement, en plaidant pour la simplification des dispositifs d’accompagnement et de leur gouvernance. Aujourd’hui, nombre d’industriels constatent l’empilement des dispositifs : France 2030, France Relance, programme d’investissements d’avenir (PIA), fonds pour le recyclage des friches… Cet enchevêtrement rend difficile la lisibilité pour les acteurs économiques. Un regroupement de ces dispositifs, ou un pilotage davantage centralisé, aiderait les industriels, et notamment les PME, à se saisir pleinement des outils, et augmenterait la puissance de frappe de l’État.
À l’occasion de la présentation du plan France 2030, le Président de la République a annoncé la mise en place d’une gouvernance avec un « esprit commando » et une équipe pilote qui puisse faire appel à tous les talents : universitaires, membres de la recherche, entrepreneurs, investisseurs, grands groupes privés.
J’appelle à ce que les différents plans d’investissements de l’État dans le futur de l’industrie soient rationalisés et confiés à une cellule de taille limitée et dont le mode de fonctionnement pourrait être inspiré de l’Autorité de recherche et de développement biomédical avancés – Biomedical Advanced Research and Development Authority (BARDA) et de l’Agence pour les projets de recherche avancée de défense – Defense Advanced Research Projets Agency (DARPA) mises en place au sein du gouvernement fédéral américain.
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La commission d’enquête a ainsi adopté le présent rapport d’enquête, en reconnaissant au groupe d’opposition qui en est à l’origine et au rapporteur le droit de tirer ses conclusions et de les présenter au public.
Cependant, je reste circonspect sur les propositions tirées par le rapporteur. Ce rapport est une opportunité manquée, celle de prendre en compte les défis et les opportunités que la crise sanitaire a révélé, notamment en ce qui concerne la nécessité de développer une politique industrielle et une politique d’innovation et de production en santé garantissant la souveraineté et la sécurité des Européens. Cette nouvelle stratégie industrielle a été pensée à Paris et à Bruxelles.
Jusqu’à la fin de leur mandat, les députés de la XVème législature resteront attentifs à ce qu’elle soit mise en œuvre par des politiques énergiques et efficaces et des méthodes de gouvernance fondées non sur l’accumulation des contraintes mais sur la démonstration, jour après jour, que la France et les travailleurs français sont les meilleurs atouts pour concevoir et développer les industries du futur.
Guillaume Kasbarian
Député de l’Eure-et-Loir
Président de la commission d’enquête
La commission d’enquête chargée d’identifier les facteurs qui ont conduit à la chute de la part de l’industrie dans le PIB de la France et de définir les moyens à mettre en œuvre pour relocaliser l’industrie et notamment celle du médicament est issue d’une proposition de résolution de notre collègue Mme Valérie Rabault et les membres du groupe Socialistes et apparentés, déposée le 25 juin 2021 ([21]).
Lors de la Conférence des présidents du 29 juin 2021, en tant que présidente du groupe, Mme Rabault a fait usage, pour cette proposition de résolution, du « droit de tirage » prévu par le deuxième alinéa de l’article 141 du Règlement de l’Assemblée nationale, donnant le droit aux groupes minoritaires ou d’opposition d’obtenir, une fois par session ordinaire annuelle, la création d’une commission d’enquête sur le sujet de leur choix.
Sur le rapport de notre collègue M. Guillaume Kasbarian, la commission des affaires économiques a constaté le 13 juillet 2021 que les conditions requises pour la création de cette commission d’enquête étaient réunies ([22]). La Conférence des présidents a pris acte de la création de la commission d’enquête le 20 juillet 2021.
Composée de trente députés issus de tous les groupes de l’Assemblée nationale, la commission d’enquête a désigné le 14 septembre 2021 M. Guillaume Kasbarian, député LaREM de l’Eure-et-Loir, comme président et M. Gérard Leseul, député socialiste de la Seine-Maritime, comme rapporteur.
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La présente commission d’enquête fait suite à plusieurs rapports rédigés par des organes de l’Assemblée nationale qui, dans le cadre de leurs travaux de contrôle, se sont penchés sur la question de l’industrialisation et de l’industrie du médicament, qui ont alimenté les réflexions de la commission :
– le comité d’évaluation et de contrôle (CEC) a publié le 21 janvier 2021 un rapport d’information sur l’évaluation de la politique industrielle présenté par nos collègues MM. Olivier Marleix et Thierry Michels ([23]), faisant suite au rapport sur ce sujet commandé à France Stratégie en octobre 2019 et remis en novembre 2020, intitulé Les politiques industrielles en France – Évolutions et comparaisons internationales ([24]) ;
– la commission des affaires sociales a autorisé le 23 juin 2021 la publication d’un rapport d’information en conclusion des travaux d’une mission d’information sur les médicaments ([25]), présidée par notre collègue M. Pierre Dharréville et dont Mme Audrey Dufeu et M. Jean‑Louis Touraine, étaient les rapporteurs.
Suivant l’exposé des motifs de la proposition de la résolution, la commission a été conduite à la fois à établir un constat rétrospectif, en cherchant à « identifier les facteurs qui ont conduit à la chute de la part de l’industrie dans le PIB de la France » et à définir des propositions de manière prospective, afin de « définir les moyens à mettre en œuvre pour relocaliser l’industrie et notamment celle du médicament ».
En tenant 48 auditions ([26]) et en envoyant à Bruxelles une délégation afin de rencontrer les responsables de l’Union européenne et les acteurs de l’attractivité industrielle et de la politique du médicament, la commission d’enquête s’est efforcée d’examiner :
– l’évolution de la place de l’industrie dans la production de richesses en France ;
– les politiques menées dans le passé, qui ont favorisé ou handicapé l’implantation d’activités industrielle sur le territoire national ;
– les politiques et moyens qui permettraient d’influencer favorablement le développement industriel.
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Dans son acception la plus large, la notion d’« industrie » désigne l’ensemble des activités économiques « qui combinent des facteurs de production (installations, approvisionnements, travail, savoir) pour produire des biens matériels destinés au marché » ([27]). Ces activités ont donc pour objet l’exploitation des sources d’énergie et des richesses minérales du sol, ainsi que la fabrication de biens matériels à partir de matières premières ou de matières ayant déjà subi une ou plusieurs transformations. En pratique, le secteur (qualifié de « secteur secondaire » dans la classification ordinaire des activités économiques) – se caractérise par la mécanisation et l’automatisation des facteurs de travail, ainsi que par la centralisation des moyens de production – ce qui le distingue de l’artisanat. De manière usuelle et suivant l’objet des activités, on distingue les industries manufacturières des industries d’extraction.
Au total, l’Insee considère qu’en 2019, l’industrie française rassemble 34 secteurs et 250 200 entreprises dont 176 900 relèvent du régime du micro-entrepreneur ou du régime fiscal de la micro-entreprise. Ces entreprises industrielles emploient 3,1 millions de salariés en équivalent temps plein (ETP), soit 25,1 % des salariés de l’ensemble des entreprises des secteurs principalement marchands non agricoles et non financiers. Les entreprises industrielles réalisent un chiffre d’affaires de 1 234 milliards d’euros et dégagent une valeur ajoutée de 319 milliards d’euros. Elles génèrent 31 % du chiffre d’affaires et 28 % de la valeur ajoutée de l’ensemble des secteurs, alors qu’elles ne représentent que 8 % des entreprises ([28]).
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Les statistiques relatives à l’évolution de la part de l’industrie dans le produit intérieur brut et dans la population active peuvent être nuancées au regard des questions de classification et des effets du mouvement d’externalisation des services.
De manière générale, la distinction entre industrie et services apparaît de plus en plus floue.
France Stratégie mentionne une étude selon laquelle près d’un quart des entreprises « industrielles » produiraient plus de services que de biens. Certaines grandes entreprises mêlent inextricablement les deux productions : par exemple, des motoristes d’avions vendent des heures d’utilisation de leurs moteurs, ou un fabricant d’imprimantes facture au nombre d’impressions, de sorte que la vente et l’après‑vente (maintenance) sont indissolublement liées pour mettre en avant un rapport qualité-prix global.
Non seulement l’industrie vend des services, mais elle en achète également beaucoup, ces achats correspondant en partie à des activités réalisées autrefois en interne. À partir des années 1970, les entreprises industrielles se sont progressivement recentrées sur leur cœur de métier afin de gagner en efficacité. Ceci les a amenées à confier à des sociétés spécialisées – en général classées dans le secteur des services – toutes les tâches s’en éloignant, comme la restauration du personnel, le gardiennage, l’informatique ou encore la comptabilité.
Le mouvement de numérisation à l’œuvre dans l’industrie, qui renvoie aux concepts d’usine du futur ou d’industrie 4.0., ne fait qu’amplifier cette interpénétration entre industrie et services.
Le Conseil d’analyse économique invite ainsi à dépasser la définition classique d’une industrie uniquement dédiée à la fabrication d’objets et conclut que « l’industrie change de nature et ne fait plus qu’une avec les services » ([29]), relativisant le constat d’une disparition de l’industrie.
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Il n’en demeure pas moins qu’au-delà des débats sur la classification statistique, la France a effectivement connu un déclin industriel particulièrement marqué, que détaille le panorama présenté par France Stratégie dans son rapport.
Le nombre d’emplois industriels et la part de la valeur ajoutée industrielle dans le produit intérieur brut (PIB) ont été divisés par deux en 50 ans. L’emploi industriel connaît son apogée en 1974, occupant 5,4 millions d’actifs, soit près du quart du total des emplois. Alors que cette part était globalement stable depuis 1949, les décennies suivantes marquent un recul continu de la part de l’industrie dans l’emploi total et un effondrement de ses effectifs. Hormis quelques années d’embellie à la fin des décennies 1980, 1990 et 2010, le recul de l’emploi industriel est saisissant : entre 1974 et 2018 les branches industrielles ont perdu près de la moitié de leurs effectifs (2,5 millions d’emplois), l’industrie ne représentant plus aujourd’hui que 10,3 % du total des emplois.
La part de la valeur ajoutée industrielle dans la valeur ajoutée totale, à prix courants, s’est également progressivement réduite avec un pic atteint dès 1952. En 2018, la part de l’industrie dans la valeur ajoutée s’établissait ainsi à 13,4 %.
Nombre d’emplois industriels (milliers)
et part de l’industrie dans l’emploi et la valeur ajoutÉe (prix courants), 1949-2018
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Source : Insee, Comptes nationaux annuels – base 2014 ; emploi intérieur total par branche en nombre de personnes ; valeur ajoutée brute par branche à prix courants, Cité par France Stratégie, op. cit., p 44
Dans le détail, on constate que les branches industrielles ont connu des évolutions différenciées. Les branches « industries extractives » et « fabrication de textiles, industries de l’habillement, industrie du cuir et de la chaussure » ont perdu plus de 80 % de leurs effectifs entre 1974 et 2018. La part de cette dernière branche dans la valeur ajoutée industrielle s’est effondrée – de 7,5 % à 1,7 %. En effectifs absolus, les deux tiers des destructions nettes d’emplois industriels sont concentrés dans les branches « fabrication de textiles, industries de l’habillement, industrie du cuir et de la chaussure » (– 705 000), « métallurgie et fabrication de produits métalliques, hors machines et équipements » (– 438 000), « autres industries manufacturières » (– 280 000) et « fabrication de matériel de transport » (– 269 000). Néanmoins, la part de ces branches dans la valeur ajoutée industrielle s’est globalement maintenue et a même sensiblement augmenté dans le cas de la fabrication de matériel de transport.
À l’opposé, l’emploi dans la branche « production et distribution d’eau ; assainissement, gestion des déchets et dépollution » a enregistré une progression de 115 % et les effectifs dans les branches « industrie pharmaceutique » et « fabrication de denrées alimentaires, de boissons et de produits à base de tabac » se sont accrus de respectivement 4,5 % et 10,8 %. Le poids de ces branches dans la valeur ajoutée industrielle s’est également nettement accru entre 1974 et 2017.
Poids des branches industrielles dans la valeur ajoutÉe industrielle en 1974 et 2017
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Source : Insee, Comptes nationaux annuels – base 2014, valeur ajoutée brute par branche à prix courants ; calculs France Stratégie, Cité par France Stratégie, op. cit., p 48
Comme plusieurs économistes auditionnés par la commission d’enquête l’ont rappelé, ce déclin de la part occupée par l’industrie est un phénomène historique corrélé avec le développement économique, qu’ont connu la plupart des économies développées dans la même période.
Cependant, cette évolution globale vers la désindustrialisation est bien plus marquée en France que dans les économies comparables. La part occupée par l’industrie dans la production de richesses en France se révèle inférieure à la moyenne européenne (15,9 %) : l’industrie compte pour 25,8 % du PIB en Allemagne (dont 21,1 % pour l’industrie manufacturière), 19,7 % du PIB en Italie, 16,1 % en Espagne. La France se présente comme l’économie la plus désindustrialisée du G7 avec celle du Royaume-Uni.
Part de la valeur ajoutÉe industrielle (prix courants) dans l’Économie, 1991-2018
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Source : OCDE (STAN database), cité par France Stratégie, op. cit., p. 48
Au sein de la zone euro, la part de la France dans la valeur ajoutée de l’industrie s’est sensiblement contractée, passant de 17,8 % en 2000 à 14,1 % en 2019. Seule l’année 2019 marque réellement une légère embellie vis-à-vis de nos partenaires de la zone euro. En volume, ce déclin est moins prononcé, passant de 15,7 % à 14,2 %, soit un niveau inférieur au déclin connu par l’industrie italienne et espagnole.
part de la valeur ajoutÉe de l’industrie en valeur (base 100 en 2000)
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part de la valeur ajoutÉe de l’industrie en volume (base 100 en 2000)
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Source : Eurostat, calculs France Stratégie, cité par France Stratégie, op. cit., p 50
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Toute proportion gardée, l’état de l’appareil productif dans le champ des filières des industries et technologies de santé peut lui aussi inspirer des inquiétudes. Celle-ci regroupe les activités de recherche, de fabrication et de commercialisation de médicaments, d’instruments de diagnostics in vitro, d’équipements d’imagerie médicale, d’instruments de diagnostic (hors in vitro) et de dispositifs médicaux. À n’en pas douter, la filière des industries et technologies de santé s’impose comme un pôle économique de premier plan pour la France, au regard du dynamisme renouvelé de sa production, de l’importance des dépenses de recherche et développement, ainsi que de sa contribution positive au commerce extérieur. En 2018, elle générait un chiffre d’affaires global de près de 75 milliards d’euros et emploie aujourd’hui, au sens large, près de 340 000 personnes.
Néanmoins, l’évocation des difficultés rencontrées dans la prise en charge des premiers patients atteints par la Covid-19, du fait de l’insuffisance de certains matériels et produits de santé et des retards dans la conception d’un vaccin contre l’épidémie, a justifié que la commission d’enquête ne se focalise pas sur les seuls médicaments mais également sur la situation de l’ensemble de la filière des industries et technologies de santé. La démarche implique aussi d’appréhender l’évolution d’activités au-delà de la seule chaîne de fabrication du médicament, telles que la chimie fine, la bio-production ou l’industrie mécanique.
Au sein de ce constat, le secteur de l’industrie de la santé apparaît comme un pôle économique de premier plan, justifiant que la commission d’enquête consacre de nombreuses auditions à étudier la situation de cette filière.
L’activité se répartit entre la production de médicaments (56 %), d’instruments de diagnostic in vitro (20 %), d’équipements d’imagerie médicale (11 %) ([30]), d’instruments de diagnostic (hors in vitro, 8 %) et des dispositifs médicaux (5 %).
La filière emploie près de 340 000 personnes au sens large, dont 148 000 dans les officines, 110 000 dans les entreprises productrices, 40 000 dans les entreprises de technologie médicale (medtech), 33 000 dans la recherche et développement (soit 3,5 % de l’emploi industriel français). Les emplois se localisent d’abord dans les unités de production (34 %), la distribution et la commercialisation occupant 28 % des effectifs, la recherche et développement employant 13 %.
L’industrie pharmaceutique s’impose aujourd’hui comme l’un des secteurs les plus dynamiques de l’économie française. Après une phase de stagnation de 2004 à 2014, la production a retrouvé une forte croissance (+ 34 % entre 2014 et 2019). Le secteur employait en 2019 près de 78 568 salariés dans la production. Le nombre des établissements enregistre une diminution constante (– 9 % entre 2009 et 2019).
Avec un chiffre d’affaires de 44,5 milliards d’euros en 2018, la France occupait la troisième place parmi les producteurs de produits pharmaceutiques en Europe (derrière la Suisse et l’Allemagne). L’excédent commercial tend à augmenter, à raison d’importations contenues (27,4 milliards d’euros en 2019) et d’exportations dynamiques (33,7 milliards d’euros en 2019).
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Or, suivant un constat qui ne peut pas être contesté, la disparition de pans entiers de l’industrie française joue un rôle décisif dans le déséquilibre du commerce extérieur, ainsi que dans la perte de pouvoir d’achat ressentie localement et au niveau européen.
La dégradation de la balance courante française s’explique par un déficit commercial structurel depuis le début des années 2000. La balance courante française était excédentaire jusqu’à la fin des années 1990, avec un excédent significatif de 3,4 % du PIB en 1999, puis s’est détériorée dans les années 2000 pour laisser place à un déficit croissant à partir de 2007 et atteindre un point bas de 1,3 % du PIB en 2014. L’excédent relativement stable de la balance des échanges de services ne permet plus depuis 2006 de compenser le déclin des exportations de biens, et le solde commercial de la France est ainsi devenu structurellement déficitaire à partir de 2006.
L’industrie contribue également aux équilibres sociaux, car elle est une grande pourvoyeuse de salaires attractifs, généralement supérieurs à la moyenne.
On observe un niveau général très supérieur à la moyenne des salaires dans la plupart des grands secteurs industriels : à près de 3 000 euros mensuels, le salaire net moyen était en 2016 supérieur de 34 % à la moyenne nationale tous secteurs confondus dans la fabrication de matériels de transports (aéronautique, automobile…) ; à 2 800 euros, il était supérieur de 25 % à cette moyenne dans les secteurs eau-énergie, le machinisme et les industries électriques et électroniques. Le seul secteur industriel aux salaires inférieurs à la moyenne d’ensemble était l’agro‑alimentaire, tandis que c’était le cas des grands secteurs des services les plus pourvoyeurs d’emplois (hôtellerie-restauration, services sociaux, commerce, transports…).
SALAIRES MENSUELS NETS MOYENS PAR SECTEUR D’ACTIVITÉ
(pour 2016, en équivalents temps plein, en euros)
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