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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
QUINZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 23 février 2022
RAPPORT D’INFORMATION
DÉPOSÉ
en application de l’article 145 du Règlement
PAR LA MISSION D’INFORMATION
sur la résilience nationale ([1])
président
M. Alexandre FRESCHI
rapporteur
M. Thomas GASSILLOUD
Députés
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La mission d’information, créée par la conférence des présidents, sur la résilience nationale est composée de : M. Alexandre Freschi, président ; M. Thomas Gassilloud, rapporteur ; Mme Marine Brenier ; Mme Blandine Brocard ; M. Jérôme Lambert ; Mme Sereine Mauborgne, vice-présidents ; M. Philippe Dunoyer ; Mme Valéria Faure-Muntian ; M. Buon Tan ; Mme Élisabeth Toutut-Picard, secrétaires ; M. Christophe Blanchet ; M. Éric Bothorel ; Mme Carole Bureau-Bonnard ; M. Anthony Cellier ; M. Jean-Jacques Ferrara ; Mme Laurence Gayte ; M. Fabien Gouttefarde ; Mme Anissa Khedher ; M. Jean Lassalle ; M. Fabien Matras ; Mme Mathilde Panot ; Mme Nathalie Porte.
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SOMMAIRE
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Pages
I. De la nécessité d’une stratégie de résilience nationale
a. Une « brutalisation » des rapports entre nations
b. Une conflictualité qui s’étend à tous les espaces, y compris immatériels
c. Des relations internationales de moins en moins régulées par le droit
d. La permanence d’une menace terroriste devenue largement endogène
2. Une crise climatique grave, à l’origine de chocs de plus en plus violents
a. La crise climatique : un élément d’une conjonction de crises
b. La multiplication des phénomènes extrêmes
c. La démultiplication du risque pandémique
d. Les migrations environnementales
3. L’interdépendance dans un monde fondé sur les flux
a. Les principaux facteurs de l’interdépendance
b. Le degré de dépendance de la France
c. La dépendance à l’électricité et aux technologies de l’information
B. La crise sanitaire précipite la prise de conscience de vulnérabilités
1. L’analyse de la gestion de la crise sanitaire
a. Les missions d’information et commissions d’enquête parlementaires
2. L’analyse des implications de la crise sanitaire
a. Les implications économiques et industrielles
b. Les implications numériques
c. Les implications juridiques
C. Comment définir la résilience de la nation ?
a. Un concept multidimensionnel
b. Des critiques dont la portée ne doit pas être négligée
2. Une appropriation progressive du concept dans la sphère publique en France
D. les finalités d’un projet de résilience nationale
1. Souveraineté, indépendance, autonomie
3. Maintenir la forme démocratique de l’État et l’autonomie de la société vis-à-vis de ce dernier.
b. La France est favorisée dans son dessein de souveraineté par une géographie privilégiée
c. Des capacités reconnues d’anticipation et de planification stratégiques
2. L’appartenance à l’Union européenne et à la zone euro
a. Des mécanismes d’intégration économique et monétaire qui ont fait la preuve de leur résilience
3. Des atouts économiques spécifiques
b. Des atouts pour conquérir une indépendance énergétique
5. Des compétences reconnues mondialement en matière de sécurité civile et de secours
6. Le dynamisme de la société civile et du monde associatif
7. D’importantes forces de réserve
Conclusion : les moyens humains de la résilience
B. certains facteurs pourraient cependant fragiliser la France en cas de crise
1. Les facteurs sociaux et culturels
a. Une moindre assimilation du risque au sein de la société
c. Une société menacée par la fragmentation
d. L’effet multiplicateur des médias et réseaux sociaux et le phénomène de la désinformation
2. Des facteurs politiques et institutionnels
a. Une perte progressive de l’esprit de « défense globale »
b. Le poids excessif du principe de précaution et de la menace judiciaire
c. Des lacunes dans la préparation et la gestion de crise
d. Les aléas de la communication de crise
b. Un outil de défense optimisé et « technologisé », au détriment de la masse nécessaire
c. Une armée de projection, qui s’est décentrée de sa mission originelle de défense du territoire
d. Le lien armée-nation au cœur de l’enjeu de résilience nationale
4. Des facteurs économiques et financiers
a. Une dette bien gérée mais d’un niveau considérable
b. Une désindustrialisation qui est allée trop loin
5. Une dépendance importante dans le domaine numérique
a. Comprendre l’enjeu de la souveraineté numérique
b. Des fragilités dues à l’absence d’autonomie de l’internet français
6. Des choix énergétiques lourds
a. Les axes de la loi énergie-climat
b. Une accélération du défi climatique à concilier avec la sécurité des approvisionnements
c. Les tensions potentielles sur le marché de l’électricité
d. Quel système électrique mettre en place pour sortir des énergies fossiles ?
III. Les voies et moyens d’un renforcement de notre résilience nationale
A. La résilience de la nation est d’abord celle de ses citoyens unis autour d’un projet collectif
1. Admettre que l’État ne peut pas apporter immédiatement des solutions en toutes circonstances
a. L’intérêt général, notion centrale de la politique française
b. L’État n’a pas une prise immédiate sur tous les événements
c. L’individu, élément clé de la résilience de la société
2. Développer la culture du risque pour développer la citoyenneté
a. Une législation dense sur les risques naturels et technologiques
b. Mieux associer les citoyens
3. L’expérience de pays nordiques
a. La Finlande, une organisation sociale fondée sur la résilience
b. Le concept suédois de défense totale
B. faciliter et Renforcer l’engagement citoyen
1. Un rôle des associations qui n’est plus à démontrer
2. Améliorer la lisibilité et l’efficacité des dispositifs de réserve et de l'engagement citoyen
a. Évaluer la quantité réelle de réservistes
a. Renforcer le lien d’appartenance à la communauté nationale au moyen du service national universel
4. Valoriser davantage les symboles d’appartenance à la collectivité nationale
b. Créer une journée nationale de la résilience
1. Le rôle des collectivités territoriales résulte de la loi
2. Laisser une liberté d’action aux élus et renforcer leurs moyens d’alerte et de mobilisation
3. Faire de la commune l’échelon privilégié de diffusion de la culture du risque
4. Les questions sensibles des compétences des citoyens et du matériel à disposition des communes
D. Assurer la résilience de l’économie et la continuité des activités essentielles à la nation
1. Conduire une revue stratégique globale
a. Retour d’expérience de la crise sanitaire : des vulnérabilités multiples, parfois insoupçonnées
b. Entrer dans une démarche de revue stratégique pour l’ensemble des secteurs vitaux
c. Généraliser les stress tests pour éprouver les organisations
d. Éprouver la capacité des armées à tenir leurs contrats opérationnels
2. Définir le bon niveau d’investissement en faveur du « mode dégradé »
a. La résilience a un coût : définir le bon niveau d’assurance
b. Préserver des moyens de communication rustiques et robustes
a. La généralisation des retours d’expérience, un point positif…
b. …mais non suffisant : développer l’anticipation stratégique
4. Développer l’autonomie de la France et de l’Union européenne dans certains secteurs clés
a. Améliorer le pilotage des stockages en leur donnant éventuellement une dimension européenne
b. Bâtir la souveraineté numérique de la France et de l’Europe
c. Sécuriser l’accès aux terres rares
a. Élaborer un plan de « défense totale » et en assurer le suivi
b. Étendre le périmètre des opérateurs jugés essentiels au fonctionnement de la nation
6. Alléger certaines contraintes juridiques en situation de crise
E. Donner une impulsion politique pour une « gouvernance de la résilience »
1. Renforcer le pilotage national de la préparation et de la gestion des crises
2. Rénover certains dispositifs institutionnels applicables en situation de crise
a. Des régimes de mobilisation inutilisés en raison de l’évolution du contexte sécuritaire
1. L’implication des citoyens et de la société civile
2. Les réserves, le service civique et le service national universel
1. Contribution de M. Buon Tan, député de Paris (LaRem)
2. Contribution de Sereine Mauborgne, députée du Var (LaRem)
Annexe 1 – LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES – entretiens – deplacements
I. Liste des personnes auditionnées
Annexe 3 – Bibliographie indicative
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Sous le double effet du réchauffement climatique et de la pandémie, la question de la résilience des sociétés et des États a pris une importance cruciale. Face aux risques et aux menaces, la résilience présente le double visage de la connaissance et de l’action : prévoir et évaluer les événements qui pourraient provoquer des dommages graves à nos existences, mais aussi construire les politiques qui nous permettront de nous y affronter, individuellement aussi bien que collectivement, avec le plus d’intelligence et de force.
Créée en juin 2021 à l’initiative de nos collègues du groupe Agir ensemble, qui exerçaient ainsi leur « droit de tirage » de la dernière session de cette législature, la mission d’information sur la résilience nationale s’est donné, dès sa réunion constitutive, un programme ambitieux. Il ne s’agissait pas, bien entendu, de refaire le travail d’analyse qui a été réalisé ces deux dernières années, tant au Parlement que dans des instances étatiques ou indépendantes, autour de la gestion de la crise sanitaire. Nous souhaitions nous porter au-delà de l’actualité immédiate pour envisager les chocs de toute nature auxquels le pays doit se préparer.
La mission d’information a entendu plus de 120 personnes au cours des 63 auditions qu’elle a menées de juillet 2021 à janvier 2022, à commencer par les représentants de tous les services, directions et opérateurs de l’État et des armées participant à la prévision, à la prévention et à la gestion des crises.
Elle a également procédé par secteurs : alimentation, eau, énergie, transports, en portant une attention particulière au numérique sous tous ses aspects : câbles optiques sous-marins, satellites, systèmes d’information de l’État, des collectivités et des entreprises. Mme Agnès Pannier-Runacher, ministre chargée de l’industrie, a procédé à une synthèse particulièrement éclairante de la stratégie que le Gouvernement élabore, notamment avec le plan de relance, pour reconquérir des secteurs de production vitaux pour la France et pour l’Union européenne.
Une séquence importante a été consacrée au rôle des élus et des collectivités territoriales, au monde associatif, à l’engagement citoyen, aux réserves, toutes ces forces vives sans lesquelles la société serait incapable de réagir face à une crise majeure et que le rapporteur considère, à juste titre, comme le pilier de la résilience nationale.
La mission d’information a enfin bénéficié de l’apport d’historiens, de juristes, de spécialistes de sciences politiques et de sciences de l’information, de psychiatres.
Deux déplacements lui ont permis de constater les enjeux de la résilience sur le terrain.
Lors du premier, à Nice et dans la vallée de la Vésubie, elle a étudié une organisation territoriale originale, l’Agence de sécurité sanitaire, environnementale et de gestion des risques nouvellement créée au sein de la métropole de Nice, et elle a entendu les maires des communes des vallées dévastées par la tempête Alex relater le déroulement du drame et exposer les réussites et les difficultés de la phase de reconstruction.
Lors du second, en Finlande, elle a pu échanger avec les responsables civils et militaires sur le concept de « défense totale » développé par les pays nordiques, et se faire présenter l’activité du nouveau Centre européen d’excellence pour la lutte contre les menaces hybrides, commun à l’Union européenne et à l’OTAN et installé à Helsinki.
Je veux saluer la grande implication du rapporteur Thomas Gassilloud. Le travail de fond qu’il propose ici est assurément tributaire d’une réflexion engagée bien avant qu’il ne devienne député et qui se fonde sur son expérience passée de militaire, de chef d’entreprise, de maire. Nul doute également que son activité en tant que membre de la commission de la défense nationale et des forces armées et de l’office parlementaire des choix scientifiques et technologiques (OPECST) lui aura permis une observation fine des forces et des faiblesses de la nation face aux plus grands risques des prochaines décennies.
Alors que la législature s’achève et que le pays entre peu à peu dans une phase électorale, le présent rapport offre aux candidats un panorama sans concession mais sans pessimisme des enjeux vitaux pour notre pays. Il formule une série de propositions pour nous renforcer face aux épreuves que l’avenir peut nous réserver. Il s’agit d’un travail pleinement politique au sens où nous concevons la politique. Nous espérons sincèrement qu’il nourrira les débats des prochains mois.
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« La force de la cité ne réside ni dans ses remparts ni dans ses vaisseaux, mais dans le caractère de ses citoyens. »
Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse
« Les hommes n'acceptent le changement que dans la nécessité et ils ne voient la nécessité que dans la crise. »
Jean Monnet, Mémoires
Il y a plus de deux ans, en janvier 2020, étaient observés les premiers cas d’infection au coronavirus en France. La séquence qui suivit est totalement inédite dans l’histoire de notre pays : un pays immobilisé et silencieux pendant des semaines entières, les frontières avec les pays voisins fermées quasi hermétiquement, un couvre-feu national à 18 heures, de longues files devant les magasins d’alimentation, les supermarchés, les points d’aide alimentaire, des déplacements individuels minutés et limités par toutes sortes de règles, des millions de personnes âgées privées de la visite de leurs proches pendant des mois, des familles en deuil ne pouvant se recueillir devant les défunts, des centaines de cercueils entreposés dans un hangar des halles de Rungis… Incontestablement, comme beaucoup d’autres pays, la France a vécu des moments d’incertitude totale, de confusion et même de sidération.
La population française a su affronter et affronte toujours la pandémie, en dépit des drames que beaucoup ont connus et de la lassitude de tous. L’objet du présent rapport est d’explorer, au-delà de la crise sanitaire, la nature et les ressorts de cette résilience nationale ([2]).
Le bilan humain, deux ans après, est lourd : 130 000 décès. Pour autant, que se serait-il passé si le virus avait été beaucoup plus létal, et que se passerait-il si un variant plus dangereux encore faisait aujourd’hui son apparition ? Que se serait-il passé si à la pandémie s’étaient ajoutés des ruptures graves en approvisionnement alimentaire ou énergétique, en matière de communications numériques, en matière économique et financière, ou encore des troubles insurrectionnels ([3]), des agressions intérieures ou extérieures, voire des combats de haute intensité impliquant nos armées sur le sol européen ? Le risque actuel d’une guerre menée par la Russie en Ukraine, avec les réactions en chaîne que cela pourrait déclencher, montre à lui seul combien ces questions sont en prise directe avec la réalité que nous vivons.
Une des hypothèses de travail de la mission d’information est de considérer la crise sanitaire, malgré sa gravité, comme une sorte d’avertissement, de prévisualisation de crises de bien plus grande ampleur, susceptibles d’ébranler plus fortement encore la nation, au risque de la plonger dans le chaos.
En effet, le triple contexte de crise climatique et écologique, de raréfaction des ressources et de montée des antagonismes entre puissances – s’exprimant aussi par des menaces hybrides non couvertes par la dissuasion nucléaire –, sur fond de recul de la démocratie et du droit international, laisse peu de doute quant à l’intensité croissante des crises que nous connaîtrons dans les prochaines décennies et quant à leur intrication. Une démarche de résilience consiste, avant toute chose, à considérer avec lucidité ces éléments afin de laisser aussi peu de place que possible à la surprise stratégique.
Le propos de la première partie du présent rapport – « De la nécessité d’une stratégie de résilience nationale » – visera donc à prendre la mesure des risques et des menaces auxquelles la France est exposée et à examiner la possibilité de leur évaluation, afin d’apporter une définition de la résilience nationale et de tracer les finalités d’un projet de résilience. La résilience est une démarche qui demande des efforts. Pour bien les dimensionner, notre pays doit trouver le bon niveau d’assurance, qui est aussi le bon niveau de résilience. L’allocation des moyens de la résilience doit être optimale. De ce point de vue, certaines réponses ne peuvent avoir une véritable efficacité que si elles s’inscrivent dans le cadre de l’Union européenne.
Une autre hypothèse de travail était de considérer que la résilience de notre pays a été fragilisée, en particulier depuis une trentaine d’années. Il est indéniable que notre dépendance aux flux de production et aux flux numériques mondiaux, de même que la déshérence de différentes compétences et savoir-faire, dans un contexte de désindustrialisation, a considérablement réduit notre autonomie individuelle et collective en cas de crise brutale. À cela s’ajoute la tradition française d’un État fort, à laquelle correspond, dans l’imaginaire collectif, l’idée d’un État qui peut tout, qui rend presque inconcevables les situations où l’État ne serait tout simplement pas en mesure d’assurer un minimum de services – sécurité, alimentation, télécommunications, santé, etc. Or il est indispensable que les pouvoirs publics prennent également en compte les situations où leurs capacités propres seraient dépassées.
À la veille de l’effondrement du bloc communiste, les forces armées françaises comptaient, hors gendarmerie, 470 000 hommes ([4]), contre 206 000 en 2021 ([5]). L’armée de terre, à elle seule, est passée de 290 000 à 115 000 hommes et la totalité de la force opérationnelle terrestre, 77 000 hommes, tiendrait aujourd’hui dans le Stade de France ! Ce qui était une armée de conscription, pouvant s’appuyer sur 3,5 à 4 millions de réservistes ([6]) et ayant pour principal objectif la défense du territoire national, s’est transformé, en une génération, en une armée de projection qui ne dispose plus ni du format ni des moyens pour un déploiement massif sur le territoire en cas de crise majeure ([7]).
Le recours aux forces armées demeure bien entendu l’ultima ratio regum, l’ultime réponse souveraine, face à une agression extérieure et il constitue un apport essentiel en cas de catastrophe nécessitant des moyens exceptionnels de secours aux populations. L’outil de défense est nécessaire, et même indispensable, à la résilience et à la défense nationales mais il ne doit certainement pas être considéré comme suffisant. Alors que certains responsables politiques nourrissent encore la croyance que les armées peuvent tout faire, le présent rapport vise à sincériser ce que celles-ci peuvent faire réellement, car il n’y a pire danger que de se croire protégé par un outil qui, le jour où le besoin surviendra, montrera ses limites, en dépit de l’engagement exceptionnel de nos soldats. La résilience nationale est l’affaire de l’ensemble des forces vives du pays, lequel présente des atouts, mais aussi des vulnérabilités que la crise sanitaire a parfois révélées de façon très crue.
Il sera donc proposé, dans une deuxième partie, de passer en revue les forces et les faiblesses qu’il faudra prendre en compte, en cas de crise grave, à chaque échelon – local, régional, national, européen – et dans différents domaines – associatif, économique, politique et administratif, militaire – de la vie du pays.
Une troisième partie consacrée aux « Voies et moyens d’un renforcement de notre résilience nationale » évoquera différentes pistes pour affermir les capacités du pays face aux grands chocs qui pourraient l’atteindre. Elle mettra en exergue le sujet de la force morale des citoyens.
Trop souvent, les politiques publiques considèrent le citoyen au mieux comme une cible sur laquelle produire des effets, au pire comme un obstacle potentiel à la résolution des crises. Votre rapporteur estime au contraire que la résilience de la nation sera d’autant plus forte que le citoyen sera considéré comme un élément de la réponse. Des actions simples et concrètes peuvent être menées pour diffuser une culture du risque, pour favoriser l’engagement citoyen et pour permettre à tous de s’organiser en cas de crise.
De même, au niveau des entreprises et de l’administration des collectivités et de l’État, la résilience doit devenir une exigence au même titre que l’efficacité et l’efficience, avec toutes les procédures préventives que cela implique : hiérarchisation des activités en fonction de leur caractère vital, revue stratégique des risques et menaces, des vulnérabilités et des dépendances, systématisation des retours d’expérience, plans de continuité d’activité, établissement de modes de fonctionnement dégradé et de redondances.
Dans les épreuves récentes, alors que la nation tout entière se trouvait déstabilisée, la société française a montré sa capacité à réagir. Après les attentats du 13 novembre 2015 comme pendant la crise sanitaire, des dynamiques collectives d’engagement se sont fait jour.
D’une certaine manière, le présent rapport, rédigé par un modeste représentant de la nation, invite les pouvoirs publics à une démarche d’humilité pour mieux responsabiliser chaque citoyen. En rappelant que chacun est nécessaire pour tous, une démarche de résilience pourrait avoir une externalité positive de première importance : celle d’être un puissant facteur de cohésion sociale.
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Les travaux de la mission d’information sur la résilience nationale s’inscrivent dans un mouvement global de prise de conscience autour de la question de la résilience ([8]).
À cet égard, votre rapporteur se réjouit que les travaux de la mission aient été menés en parallèle de ceux du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) et de ceux des armées sur le même thème, voire qu’ils en aient été un facteur déclenchant. En effet, dans une note datée du 16 juin 2021 – soit le lendemain de la prise d’acte de la création de la mission d’information sur la résilience nationale par la Conférence des présidents de l’Assemblée nationale, et plusieurs mois après que le projet avait été évoqué – le Premier ministre demandait au SGDSN la préparation d’un rapport sur l’élaboration d’une stratégie de résilience nationale.
Le SGDSN a été entendu par la mission d’information à deux reprises, en juillet et en décembre 2021 ([9]). Il lui a fait part des grands axes de sa réflexion ([10]) et de l’important travail interministériel qu’il a engagé. Si les travaux de la mission d’information confirment que l’organisation publique française en matière de gestion de crise est solide et qu’elle est souvent prise comme référence à l’étranger, cela ne nous exonère pas d’une réflexion plus globale sur le rôle de chacun, compte tenu du niveau potentiel des crises à venir.
La publication du présent rapport devrait précéder la remise de celui du SGDSN, laquelle doit être le point de départ d’un travail approfondi avec les collectivités territoriales, les opérateurs et les administrations ainsi que nos partenaires internationaux. Votre rapporteur formule le vœu que la réflexion parlementaire puisse alimenter ce processus et que le Parlement lui-même, dans son rôle de législateur comme dans son rôle de contrôle et d’évaluation, devienne un acteur majeur de la résilience nationale.
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Le rapport de la mission d’information sur la résilience nationale se compose de trois parties :
- Le I liste les risques de tous types auxquels la nation sera confrontée dans le futur et définit ce qui devra être la résilience nationale dans ce contexte ;
- Le II inventorie les atouts et vulnérabilités de la France au regard de cette exigence de résilience ;
- Le III propose différents axes pour construire une stratégie de résilience nationale appuyées sur les citoyens, et formule plusieurs recommandations.
I. DE LA NÉCESSITÉ D’UNE STRATÉGIE DE RÉSILIENCE NATIONALE
La France évolue dans un environnement marqué par l’instabilité, avec la résurgence de la compétition stratégique, l’aggravation des menaces hybrides et la fragilisation de la gouvernance internationale.
Ces menaces se conjuguent à des risques de nature systémique, dont la crise sanitaire est venue nous rappeler la gravité potentielle. Ces risques sont décuplés par les interdépendances liées à la structuration du système-monde : pandémies, catastrophes naturelles, risques industriels, crises économiques et sociales, risques cyber, etc.
À la lumière de l’expérience de la crise sanitaire, le rapporteur estime qu’il est impératif de construire une stratégie de résilience nationale visant à capitaliser sur nos atouts et à réduire nos vulnérabilités face à des chocs futurs potentiels, dont le rapporteur estime qu’ils seront potentiellement plus durs et plus graves encore que celui que nous avons connu avec la crise sanitaire.
Le rapporteur définit la résilience nationale comme la volonté et capacité de la nation dans toutes ses composantes à se prémunir des principaux risques et menaces auxquels elle est exposée, et, si une catastrophe ou une agression majeures surviennent, à résister à leurs conséquences et à recouvrer rapidement un équilibre qui conforte sa cohésion et ses valeurs fondamentales.
Ainsi définie, la résilience nationale ne se substitue pas aux mesures de prévention que nous sommes amenés à prévoir pour réduire le risque de survenue d’évènements catastrophiques. Elle prévoit, en complément, des actions visant à nous prémunir contre les effets des catastrophes que nous n’aurions pas pu éviter.
II. la France de 2022 a des atouts solides en termes de résilience, mais aussi certaines vulnérabilités
La deuxième partie du rapport fait d’abord l’inventaire des atouts qui caractérisent la France, au regard du contexte décrit en première partie et de l’exigence de résilience.
La crise sanitaire a montré l’aptitude remarquable de notre pays à résister aux conséquences de la catastrophe, par la mobilisation des citoyens, des services publics, du tissu associatif et des acteurs économiques et sociaux.
Cette résilience de la France et des Français dans la crise a pu s’appuyer sur plusieurs atouts solides, qui distinguent notre pays :
- Le dynamisme de la société civile ;
- Une tradition nationale d’indépendance et de souveraineté ;
- Des services publics développés et performants, complétés par des mécanismes de solidarité étoffés ;
- Une indépendance énergétique et agricole ;
- Des capacités diplomatiques et militaires de premier plan.
La crise a néanmoins mis en lumière certaines de nos vulnérabilités. Celles-ci constituent un sujet de préoccupation dans la perspective de crises futures, potentiellement plus graves, notamment si plusieurs risques et menaces venaient à se conjuguer, car nos compétiteurs stratégiques n’hésiteront pas à utiliser chacune de nos failles. Ces facteurs peuvent être d’ordre :
- Social et sociétal : moindre acculturation au risque de la société en raison d’un effet de génération, phénomène de fragmentation sociale, émergence de « bulles informationnelles » compliquant parfois la conscience d’une réalité partagée…
- Politique et institutionnel : affaiblissement de l’esprit de défense globale de l’ordonnance de 1959, judiciarisation excessive de l’action publique, fonctionnement en silos et excès de centralisation…
- Militaire : perte de masse d’une armée au fonctionnement optimisé et « technologisé », plus calibré pour la projection sur des théâtres extérieurs que pour la défense opérationnelle du territoire ; recours à la sous-traitance ; distension du lien armée-nation avec la fin de la conscription...
- Économique et financier : désindustrialisation, poids de la dette publique, dépendance dans le domaine numérique…
III. Les voies et moyens d’un renforcement de notre résilience nationale
La troisième partie propose de renforcer la résilience de la nation à partir d’un renversement de perspective. Le rapporteur estime que la résilience a été trop conçue jusqu’ici comme une stratégie descendante, devant produire des effets sur les citoyens.
Il convient d’y substituer une stratégie de résilience qui, au contraire, ferait du citoyen un acteur clé de la force de la nation. Le rapport s’appuie sur l’exemple des pays nordiques pour préconiser une approche de « défense inclusive » impliquant l’ensemble des composantes de la nation.
Le rapport formule ainsi des recommandations pour une stratégie de résilience qui partirait du citoyen, en impliquant graduellement la société civile, les collectivités locales, les acteurs économiques et l’État, voire l’Union européenne.
- L’élaboration d’un livret, distribué à l’ensemble de la population, présentant le comportement que chacun devrait adopter face à certains types de crise – catastrophe naturelle, agression extérieure… – pour s’en protéger et pour contribuer à l’effort collectif de lutte contre leurs effets. Ce document indiquerait notamment les réserves de nourriture et d’eau à avoir chez soi, la signification des alertes en appelant à la vigilance quant aux sources d’information…
- La création, en lieu et place de la journée du réserviste, d’une journée nationale de la résilience, où auraient lieu des exercices de crise en grandeur réelle, tenant compte des risques spécifiques auxquels sont exposées certaines parties de la population ;
- La finalisation du service national universel (SNU) et son recentrage sur la résilience de la nation – par la sensibilisation aux risques, le développement de l’esprit de cohésion, l’apprentissage des gestes de premier secours…
- D’améliorer la capacité des maires à connaître et mobiliser les compétences disponibles sur leur ressort territorial.
- La conduite d’une Revue stratégique de l’ensemble des secteurs vitaux, sur le modèle de celle conduite par le ministère des armées mais élargie à d’autres acteurs. Cette revue doit conduire à mettre au point une liste des intrants stratégiques dont il conviendra d’assurer le suivi. Elle déterminera des stratégies de relocalisation, de développement de certaines activités et compétences, de stockages stratégiques, etc., coordonnées le cas échéant à l’échelle de l’Union européenne ;
- La définition, secteur par secteur, d’un niveau d’assurance correspondant au coût estimé de la résilience de chaque secteur vital, et ainsi aux investissements non rentables à court terme que nous sommes prêts à consentir pour renforcer leur résilience ;
- La généralisation des retours d’expérience et des stress tests, ainsi que le développement de l’anticipation stratégique, dans le but d’éprouver les organisations ;
- Le développement de la souveraineté numérique de la France et de l’Union européenne, via la promotion d’un cloud souverain et d’une messagerie souveraine.
- De réformer les régimes d’exception pour les adapter aux menaces actuelles ;
- De définir un objectif de résilience, à côté de l’efficience, dans la définition et dans l’évaluation des politiques publiques.
Plusieurs de ces recommandations, de nature législative, pourraient faire l’objet, au début de la prochaine législature, d’un projet de loi Engagement et résilience de la nation.
Le rapport souligne aussi que la stratégie de résilience ainsi décrite pourrait être à l’origine de nombreuses externalités positives. Elle permet de renforcer la cohésion sociale, par le développement de la conscience commune des risques, par la valorisation de l’engagement citoyen et des solidarités collectives, par la redéfinition d’objectifs partagés. Elle joue également un rôle dissuasif à l’égard de compétiteurs stratégiques, qui seraient moins enclins à orienter contre nous leurs stratégies de déstabilisation, sachant la société préparée pour y faire face.
Le rapport propose donc des axes d’effort pour une France libre, unie et prospère dans un monde incertain.
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I. De la nécessité d’une stratégie de résilience nationale
Le caractère indispensable d’une stratégie de résilience nationale résulte de l’environnement de crises multiformes auquel notre pays est confronté, avec une tendance à l’accélération et à l’aggravation qui devrait se poursuivre au cours des prochaines décennies.
C’est ce que soulignait le Président de la République, M. Emmanuel Macron, lorsqu’il s’est adressé aux Français au moment du premier confinement dû à la crise du covid, le 12 avril 2020 : « Il nous faudra bâtir une stratégie où nous retrouverons le temps long, la possibilité de planifier, la sobriété carbone, la prévention, la résilience, qui seules peuvent permettre de faire face aux crises à venir ».
Cette stratégie de résilience ne peut cependant découler que d’une analyse particulièrement lucide – voire déstabilisante – des risques et des menaces auxquels la France pourrait être exposée dans un futur plus ou moins proche. Cet exercice d’anticipation n’a rien d’évident, tant il est vrai qu’aussi longtemps que la catastrophe n’a pas eu lieu, nous éprouvons les plus grandes difficultés pour l’envisager, probablement par un réflexe de défense psychologique qui conduit à refuser de « penser l’impensable ». L’historien Michel Goya indiquait lors de son audition que « la guerre est une expérience dont l’expérience ne peut se faire, comme le disait Poincaré ; ce constat est valable pour la prévention de tous les phénomènes catastrophiques ([11]) ».
Bien que l’évaluation et l’anticipation des risques et menaces constitue un chantier particulièrement ardu, il est indispensable de s’y livrer avec tous les outils dont nous disposons – des sciences dures à la fiction, en passant par l’analyse économique, sociale, géostratégique – dans le but de limiter la probabilité d’une surprise stratégique et du phénomène de sidération qui en résulterait.
C’est pourquoi votre rapporteur tentera, en préambule, de dresser un état des lieux global des différents risques et menaces (A), sans prétendre à l’exhaustivité mais pour attirer l’attention sur la diversité et la gravité potentielle de certains de ces risques, qu’il cherchera à caractériser, sur leur évolution tendancielle et sur leur caractère cumulatif et systémique.
Ce tour d’horizon sera complété par un aperçu des analyses et réactions auxquelles a donné lieu, ces deux dernières années, le choc systémique engendré par la pandémie de covid-19, que l’on peut considérer comme un événement de relativement basse intensité (B). Si nous devons tirer les enseignements de cette crise, nous devons donc avoir à l’esprit que les crises du futur pourraient être plus violentes et plus complexes encore.
De cet examen découlera une première analyse du concept de résilience appliqué à l’échelle d’une nation, ainsi que des attendus et implications d’une stratégie de résilience nationale (C).
A. Un environnement caractérisé par des risques et menaces multiples, pouvant produire des effets cumulatifs et systémiques
Dans un dossier publié en 2021, la Croix-Rouge française estime que la crise sanitaire « a un rôle d’avertisseur sur les crises systémiques à venir, dont on considère qu’elles deviendront plus fréquentes, notamment sous l’effet conjugué des dégradations environnementales et de la forte imbrication des économies et sociétés ([12]) ».
Nous devons en effet considérer la crise du covid-19 comme un avertissement, alors que la France est exposée à un nombre croissant de risques et de menaces qui pourraient être à l’origine de crises plus graves encore. Les coûts humains, sociaux et économiques de la crise sanitaire sont considérables, et pourtant, cette crise aurait pu être bien pire, si le virus avait été plus létal, si un compétiteur stratégique en avait profité pour nous nuire – attaque cyber, tentative de déstabilisation par la désinformation, voire agression directe –, ou si une autre crise, quelle qu’en soit la nature, s’était surajoutée.
Auditionné par la mission d’information, le directeur de la protection et de la sécurité de l’État du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), M. Nicolas de Maistre, souligne ainsi que « la succession des crises depuis trente ans et surtout leur accélération depuis 2015 nous rappellent que nos sociétés évoluent dans un contexte d’incertitudes, de risques et de menaces ([13]) ».
Les menaces intentionnelles, qui se déploient désormais dans tous les espaces (1), y compris immatériels, se cumulent à des risques non intentionnels (2, 3) liés à l’environnement et à la structuration du système international, avec des effets systémiques potentiels particulièrement graves.
1. Une conflictualité généralisée à tous les espaces, dans un contexte d’affaiblissement de la gouvernance mondiale
Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008 ([14]) avait, le premier, posé le constat d’une mutation des menaces auxquelles notre pays et notre société étaient exposés, justifiant l’établissement d’un continuum entre défense et sécurité nationale, et consacrant l’adage selon lequel s’« il n’y a plus de menaces aux frontières, il n’y a plus de frontières aux menaces ».
Depuis lors, le Livre blanc de 2013 ([15]), la Revue stratégique de 2017 ([16]) et l’Actualisation stratégique de 2021 ([17]) ont anticipé une dégradation nette et rapide du contexte international, avec l’exacerbation de la compétition stratégique entre puissances (a), une évolution encore accélérée par la crise sanitaire, qui a suscité de nouvelles tensions sur les ressources. Ces rivalités s’expriment désormais dans l’ensemble des espaces, y compris, de manière croissante, dans le champ immatériel, avec la généralisation du recours à des stratégies hybrides (b). Dans un contexte d’affaiblissement considérable de la gouvernance internationale, ces rivalités croissantes ravivent l’hypothèse d’un conflit de haute intensité (c). Par ailleurs, la menace terroriste persiste, y compris de manière endogène (d).
a. Une « brutalisation » des rapports entre nations
Pour reprendre les termes du ministre des affaires étrangères, M. Jean-Yves Le Drian, nous assistons depuis plusieurs années à une « brutalisation » des rapports entre nations, qui concerne à la fois les puissances de premier plan, à commencer par les États-Unis et la Chine, et les puissances secondaires, en particulier au Proche et Moyen-Orient. L’ancien ministre allemand des affaires étrangères, M. Sigmar Gabriel, usait en 2019 d’une métaphore évocatrice lorsqu’il affirmait que « dans un monde où règnent les carnivores géopolitiques, nous, les Européens, sommes les derniers des végétariens ».
L’Actualisation stratégique de 2021 souligne que « le retour de la compétition stratégique et militaire est désormais assumé », principalement entre les deux premières puissances mondiales, États-Unis et Chine, mais aussi avec la Russie, qui semble chercher la reconstitution au moins partielle du glacis de l’époque soviétique en renforçant sa mainmise sur son « étranger proche ».
La compétition stratégique entre la Chine et les États-Unis est aujourd’hui une donnée structurante de l’ordre international. Auditionné par la mission d’information, M. Bertrand Le Meur, directeur au sein de la direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) du ministère des armées, indique qu’« il y a cinq ans, on pouvait encore nourrir des espoirs quant au dialogue entre la Chine et les États-Unis, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. On a pu espérer que l’élection du président Biden apaiserait les tensions créées par le président Trump mais, si elle est enveloppée dans un gant de velours, la main reste de fer ([18]). »
Cette compétition se traduit notamment par l’augmentation très rapide du budget de la défense chinoise, qui a doublé depuis 2012, le développement de son arsenal nucléaire – création d’une capacité nucléaire aéronavale – et la mise au point de nouveaux systèmes d’armement. À titre d’exemple, la Chine construit tous les quatre ans l’équivalent du tonnage de la Marine nationale française. La montée en puissance de la Chine se manifeste également par une volonté de projection croissante, illustrée par l’initiative des « nouvelles routes de soie » – Belt and Road Initiative.
Cette concurrence provoque par ailleurs un mouvement de repli des États-Unis des théâtres perçus comme secondaires et une focalisation accrue sur la compétition stratégique avec la Chine. Il en résulte une fragmentation croissante de l’ordre international, et une mise à l’écart des institutions et conventions internationales (cf. c) dès lors qu’elles font obstacle à l’agenda stratégique des principales puissances.
Par ailleurs, on assiste à une résurgence de la puissance militaire russe, qui s’appuie sur la priorité politique donnée au déploiement de capacités militaires sophistiquées, y compris nucléaires, dans le cadre d’une posture d’« intimidation stratégique » visant tout à la fois à sanctuariser son voisinage (Arctique, Caucase, Balkans, Méditerranée) et à s’affirmer comme une puissance incontournable dans le règlement des crises régionales.
Le durcissement des rapports entre nations s’exprime également à travers ce que l’Actualisation stratégique désigne comme l’« enhardissement » de puissances régionales, à l’image de l’Iran et de la Turquie, qui profitent du désengagement des États-Unis et de l’affaiblissement de la gouvernance internationale pour faire avancer leur propre agenda stratégique.
À la faveur de son engagement dans les conflits syriens et irakiens, l’Iran a ainsi pu renforcer son corridor stratégique vers le Liban, ses intérêts économiques et son influence sur l’Irak. La Turquie a quant à elle renforcé son empreinte en Méditerranée, en Libye et dans le Caucase – appui aux opérations de guerre de l’Azerbaïdjan dans le Haut-Karabakh en 2020 –, parfois au mépris de son appartenance à l’Alliance atlantique. Cette reconfiguration suscite des évolutions de posture chez les autres acteurs régionaux, Émirats arabes unis, Arabie saoudite, Israël et Égypte, et induisent une déstabilisation accrue du Proche et Moyen-Orient.
Ces évolutions se font au détriment de l’Union européenne, premièrement parce qu’elles tendent à marginaliser voire à bafouer les institutions et le droit international, deuxièmement parce qu’elles polarisent les relations internationales autour des deux « grands » que sont la Chine et les États-Unis, troisièmement parce qu’elles tendent à déstabiliser les pourtours de l’Europe, singulièrement ses flancs sud et est.
b. Une conflictualité qui s’étend à tous les espaces, y compris immatériels
Si les champs traditionnels des rivalités entre États – la terre, la mer, l’espace aérien – sont pleinement occupés par les compétiteurs stratégiques, de nouveaux espaces sont désormais investis. C’est le cas du domaine spatial, mais également, de plus en plus, et de manière préoccupante, de champs immatériels : le domaine cyber, le champ informationnel ou encore le champ des normes juridiques – le « lawfare ». Les stratégies des puissances sont ainsi désormais largement hybrides, laissant une part plus ou moins large à des actions de natures diverses, « sous le seuil » d’un affrontement militaire.
Les trois domaines traditionnels de l’affrontement militaire que sont les espaces terrestres, maritimes et aériens sont, à l’heure actuelle, le théâtre de rivalités qui s’expriment quotidiennement.
Sur terre, en témoigne par exemple la démonstration de force opérée par la Russie à la frontière ukrainienne : depuis 2021, plus de 100 000 soldats russes et des moyens terrestres considérables sont massés aux frontières ukrainiennes en vue d’une potentielle invasion de l’Ukraine, tandis que le Président Poutine exerce une pression diplomatique intense pour obtenir de l’OTAN qu’elle s’engage à ne plus accueillir de nouveaux adhérents et à revenir à sa configuration de 1997. Si des pourparlers ont été engagés à Genève, puis à Bruxelles, en vue de permettre un règlement diplomatique de cette crise, le secrétaire général de l’OTAN, M. Jens Stoltenberg, a souligné que « le risque d’un nouveau conflit [est] réel ».
Le domaine maritime est de plus en plus largement investi par la Chine pour déployer sa politique de puissance. La quasi-privatisation par la Chine de la mer de Chine du Sud, normalement libre à la navigation internationale, via la poldérisation d’îles et d’îlots et le déploiement d’une présence militaire imposante, tend à remettre en cause la liberté de navigation dans les espaces maritimes internationaux. Le pacte AUKUS – Australia, United Kingdom, United States – dévoilé le 15 septembre 2021 a apporté la confirmation de la focalisation stratégique américaine sur la zone indopacifique et pacifique – aux dépens, en l’occurrence, de la France et de l’Union européenne.
Par ailleurs, les fonds marins deviennent, de plus en plus, un terrain où s’expriment des rapports de force, pour l’accès aux ressources du sous-sol mais aussi en raison de l’enjeu clé des câbles sous-marins, indispensables au fonctionnement de l’internet ([19]).
Le domaine aérien est également le lieu de démonstrations de force et de provocations, de la part de la Russie notamment, qui a multiplié, au cours des dernières années, les incursions à la limite des espaces aériens des pays de l’OTAN, le plus souvent transpondeur éteint, suscitant des décollages d’alerte des avions de combat de l’OTAN en vue d’intercepter les appareils russes – 350 en 2020. Si cette tendance semble s’être réduite en 2021, cela n’a pas été le cas des incursions chinoises dans la zone de défense aérienne taïwanaise, qui se sont multipliées au cours des derniers mois.
Le domaine spatial est, depuis les débuts l’exploration extra-atmosphérique, un lieu de la compétition stratégique entre puissances – États-Unis et URSS initialement. Cependant, le rôle joué par le domaine spatial dans cette compétition stratégique a changé de nature en raison de l’importance croissante des services spatiaux et de la multiplication des acteurs.
Une part croissante des flux numériques – notamment les flux les plus stratégiques – est appelée à transiter par les satellites. D’après les données de la Commission européenne, plus de 10 % du PIB de l’Union européenne dépendrait d’ores et déjà des services spatiaux. Comme l’a souligné le général Michel Friedling, commandant de l’espace, « le spatial est devenu un élément clé de notre souveraineté, dans le domaine militaire comme dans le domaine civil ([20]) ». Il joue, en effet, un rôle central dans les domaines du renseignement, des télécommunications et de la navigation. Le général Friedling indique également que « le nombre de pays ayant immatriculé un satellite ou opérant un satellite actif a été multiplié par deux en moins de quinze ans, tandis que le nombre de satellites opérationnels a été multiplié par deux en moins de deux ans – 1 800 en fin d’année 2018, près de 4 000 en fin d’année 2020 ».
Un des principaux enjeux technologiques et commerciaux de la présente décennie est sans doute le déploiement de constellations de milliers, voire de dizaines de milliers de mini-satellites en orbite basse, destinés à couvrir l’ensemble de la planète par des connexions à haut débit et à très faible latence, indispensables au déploiement de la 5G. Les acteurs actuels sont américains – Starlink et Kuiper, canado-américain – Telesat – et indo-britannique – OneWeb. L’Union européenne s’emploie à rattraper son retard dans ce domaine avec le lancement du projet New Symphonie, annoncé en décembre 2021.
L’augmentation exponentielle du nombre de satellites en orbite s’est accompagnée de nouveaux risques, notamment des risques de collision du fait de la multiplication des débris spatiaux en orbite. En 2021, à sept reprises, des manœuvres ont dû être opérées sur des satellites français, incluant des modifications provisoires d’orbite, pour éviter une collision avec des débris spatiaux. Une saturation des orbites basses pourrait provoquer, à terme, le « syndrome de Kessler », réaction en chaîne de destruction d’un nombre exponentiel de satellites par la multiplication des débris présents dans l’espace.
L’importance accrue de l’espace exo-atmosphérique a également fait émerger de nouvelles menaces. Des stratégies agressives ont vu le jour : tentatives de brouillage des satellites depuis le sol ou depuis un autre satellite, espionnage, voire attaque frontale via un autre satellite. De manière préoccupante, la Chine et, très récemment, la Russie, ont apporté la preuve de leur capacité de frappe anti-satellite, en détruisant un satellite par un tir de missile, et ce, en dépit du caractère irresponsable de ces démonstrations qui provoquent une prolifération des débris spatiaux en orbite.
Ces stratégies agressives dans l’espace posent des défis particulièrement importants, dans la mesure où persiste une difficulté à surveiller l’espace et donc à attribuer les actes malveillants. Par ailleurs, les évolutions technologiques en cours, avec l’émergence de satellites flexibles, vont ouvrir des possibilités nouvelles de détournement de flux d’information, voire de satellites, avec des conséquences potentiellement très graves.
Les stratégies agressives des compétiteurs – grandes puissances et puissances secondaires – ne prennent plus seulement aujourd’hui les formes traditionnelles de la lutte armée, avec les codes qui s’y rapportent. De manière croissante, ces compétiteurs développent des stratégies hybrides, combinant différents modes opératoires, « militaires et non militaires, directs et indirects, légaux et parfois illégaux, mais toujours ambigus et conçus pour rester sous le seuil estimé de riposte ou de conflit ouvert », pour reprendre les termes de M. Bertrand Le Meur, de la DGRIS ([21]).
Ces stratégies auraient connu un essor particulier à la faveur de la crise sanitaire qui, par ses effets déstabilisateurs, a ouvert autant d’« opportunités » pour conquérir de nouveaux territoires physiques ou immatériels.
L’actualisation stratégique du ministère des armées souligne que les stratégies hybrides sont principalement déployées par la Chine et la Russie, ainsi que par des puissances régionales qui « profitent de l’accessibilité inédite du spatial comme du faible coût de certains modes d’action ». Ces modes d’action incluent le recours à des groupes armés non étatiques, rendant possibles des agressions armées non attribuées, les attaques cyber, la manipulation de l’information à des fins de subversion, l’utilisation de l’extraterritorialité du droit pour atteindre des objectifs stratégiques ou économiques, ou encore des ingérences et des attaques de nature économique, voire des pressions migratoires comme cela est le cas avec la Turquie et, plus récemment, avec la Biélorussie.
M. Laurent Nuñez, coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, a souligné devant la mission d’information l’importance de la menace constituée par les ingérences étrangères sur notre territoire : « Nous sommes confrontés à l’ingérence étrangère dans ses formes classiques que sont l’espionnage ou la captation de savoir-faire (…). Ce qui est nouveau, c’est la manipulation informationnelle. Des États cherchent à créer des divisions et des troubles sur le territoire national ou contre des intérêts français à l’étranger en instrumentalisant, dans le meilleur cas, l’information sur les contestations sociales ou contre les institutions politiques, et, dans le pire des cas, en faisant circuler à grande échelle des informations fausses ou tronquées (…). Alors que nous entrons dans une période électorale, nous nous attendons à ce que des actions de ce type se multiplient ([22]).»
Le général Hubert Bonneau, directeur des opérations et de l’emploi à la direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN) a souligné, lors de son audition ([23]), l’impact très important de cette menace sur les territoires, avec l’essor des phénomènes contestataires (cf. II.A.1) nourris par l’activisme sur les réseaux sociaux.
Ces préoccupations ont conduit à la création, au sein du SGDSN, de Viginum, le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères. Elles ont aussi donné naissance à la commission Bronner, chargée par le Président de la République de faire des propositions dans les champs de l'éducation, de la régulation, de la lutte contre les « diffuseurs de haine » et de la désinformation. Le rapport de cette commission ([24]), rendu le 11 janvier 2022, propose des pistes pour renforcer la réponse française à ce défi.
De manière générale, les stratégies hybrides soulèvent le défi particulier de l’attribution des actes malveillants, qui est une étape essentielle pour pouvoir organiser et éventuellement militariser la réponse. Comme le souligne M. Bertrand Le Meur, « face à n’importe quel adversaire qui voudrait déstabiliser la France, non seulement nous devrions montrer que nous sommes résilients, c’est-à-dire que la société peut continuer à fonctionner, mais nous devrions aussi être capables de procéder à une attribution, éventuellement publique, c’est-à-dire prévenir l’adversaire que nous pourrions passer à un stade supérieur et déclencher une procédure d’une autre nature ».
Parmi l’ensemble des modes d’action hybrides, ceux touchant au domaine numérique constituent aujourd’hui un défi particulier, en raison de l’explosion des attaques et menaces et de leur impact potentiellement très grave sur l’économie et les intérêts souverains d’États toujours plus dépendants aux technologies, mais aussi sur le fonctionnement des sociétés démocratiques, par nature plus exposées.
Lors de son audition par la mission d’information, M. Olivier Kempf, chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique a analysé l’augmentation « massive et diversifiée » de la menace cyber, à la fois sur le bas du spectre, avec un impact généralisé sur les acteurs privés, et sur le haut du spectre, avec un « accroissement de la cyberconflictualité au niveau politique et géopolitique […] Cette cyberconflictualité, qui permet de rester sous le seuil de létalité, fait rage et nous sommes plus que jamais en conflit avec tout le monde (…). Nos amis sont peu nombreux, puisque tout le monde avance masqué ([25]). » Selon M. Julien Nocetti, chercheur associé à l’Institut français des relations internationales (IFRI), il s’agit d’un des « principaux risques systémiques identifiés par les grandes institutions internationales et européennes ([26]) ».
S’il faut distinguer la cybercriminalité, destinée à extorquer de l’argent, de la cyberconflictualité, qui vise des objectifs politiques, il existe une zone grise importante entre les deux, dans la mesure où, comme le souligne M. Nocetti, « l’économie politique de la cybercriminalité est largement hébergée en Russie et, plus largement, dans l’espace post-soviétique, ce qui induit des implications diplomatiques évidentes ».
Les chercheurs soulignent que l’Europe est particulièrement exposée au risque cyber sur le plan géopolitique, dans la mesure où elle n’a aucun contrôle sur les trois couches du cyberespace que sont le réseau physique, la couche logique – protocoles et applications – et les données. M. Nocetti indique à cet égard que la France compte parmi le « top dix » des États les plus ciblés par des cyberattaques.
Ce constat rejoint celui posé par M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure : « La menace cyber s’aggrave de manière frappante. Dans mon seul champ de compétence, cette arme est utilisée par des États pour capter l’information, procéder à des déstabilisations de tout type voire pour des manœuvres beaucoup plus pernicieuses encore, et aussi pour déstabiliser notre tissu économique (…). Nous sommes convaincus que dans quelques années, l’arme cyber sera utilisée à des fins activistes – je ne dis pas « terroristes », mais je le pense très fort ([27]). »
c. Des relations internationales de moins en moins régulées par le droit
La généralisation de la compétition stratégique et de la conflictualité dans tous les espaces, notamment immatériels, s’accompagne d’une marginalisation croissante de la gouvernance et du droit international, en raison d’une moindre implication des puissances traditionnelles dans le cadre de cette gouvernance et de l’affirmation de puissances contestataires de ce modèle, jugé comme façonné pour servir les intérêts du « monde occidental ».
Le signe le plus emblématique de cet affaiblissement de la gouvernance internationale est l’impuissance croissante du Conseil de sécurité de l’ONU. Contesté par les pays et régions qui ne sont pas représentées parmi les membres permanents, cette institution n’a, pour l’heure, pas réussi à se réformer pour permettre une meilleure représentativité.
Par ailleurs, comme le souligne M. Bertrand Le Meur, il « devient le lieu de cristallisation des antagonismes […]. Non seulement ce conseil ne produit plus grand-chose, mais nombre d’organisations internationales qui avaient des objectifs diplomatiques sont moins présentes ([28]). »
Ainsi, selon M. Gurvan Le Bras, directeur adjoint du centre d'analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, on assiste à un « effet de ciseau » très néfaste : alors que les problèmes à résoudre sont de plus en plus nombreux, la coopération internationale pour limiter les effets des menaces est de moins en moins forte.
Le recul du droit international a été illustré, de manière marquante, au cours des dernières années, par la mise à l’écart ou le contournement de plusieurs conventions structurantes pour la régulation des conflits à l’échelle internationale.
La Russie en particulier a ouvertement violé la Charte des Nations unies en annexant la Crimée en 2014. Elle a également violé la convention internationale sur les armes chimiques ([29]), comme l’a illustré l’empoisonnement de l’opposant russe Alexeï Navalny. Enfin, dénonçant la violation de ce traité par la Russie, les États-Unis se sont retirés en 2019 du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) conclu pendant la Guerre froide, rapidement suivis par la Russie. Ce traité était pourtant un pilier essentiel de l’architecture de sécurité en Europe et de la lutte contre la prolifération nucléaire.
Le sort réservé à l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien du 14 juillet 2015 est aussi emblématique du recul du droit international et du multilatéralisme. Cet accord, conclu entre l’Iran, les membres du Conseil de sécurité, l’Allemagne et l’Union européenne, et qui visait à limiter le programme nucléaire iranien afin d’empêcher qu’il ne permette à l’accès à l’arme nucléaire, en contrepartie d’une levée des sanctions économiques, a été considérablement affaibli par le retrait des États-Unis en 2018, sous l’impulsion du président Donald Trump. Confronté au rétablissement des sanctions américaines, l’Iran s’est, à partir de 2019, affranchi de ses engagements au titre de cet accord en recommençant à enrichir de l’uranium au-delà des taux autorisés.
Dans le domaine maritime, les violations répétées de la convention des Nations unies sur le droit de la mer, dite convention de Montego Bay, entrée en vigueur en 1994, mettent en lumière une déréglementation croissante de cet espace, soumis aux rapports de force entre marines de guerre. Cette convention définit les limites et modalités de la souveraineté des États côtiers sur leurs approches maritimes et pose le principe de la liberté de navigation dans les eaux internationales, incluant les zones économiques exclusives des États. Ce texte, qui n’a pas été ratifié par les États-Unis – ni par la Turquie –, est aujourd’hui ouvertement violé par la Chine qui a posé, unilatéralement et sans base juridique, le principe de sa souveraineté sur la plus grande partie de la mer de Chine du Sud, au détriment des autres États riverains et de la liberté de navigation dans cet espace.
Globalement, ces remises en cause du droit international tendent à affaiblir l’Europe, acteur par excellence du multilatéralisme et promoteur du droit international, au profit de rapports de force bilatéraux. La contestation de la prééminence des traités européens sur le droit national par certains États membres de l’Union européenne participe, du reste, à ce mouvement général d’affaiblissement des normes internationales.
L’Actualisation stratégique de 2021 souligne que « la nouvelle hiérarchie des puissances se traduit (…) par une compétition stratégique désinhibée, faite d’intimidation voire de coercition, et qui implique des risques sérieux d’escalade non maîtrisée ».
Votre rapporteur estime en effet qu’il serait illusoire de tenir pour révolus les conflits interétatiques de haute intensité. Le risque avait semblé s’éloigner progressivement dans la deuxième moitié du XXe siècle, d’abord avec l’« équilibre de la terreur » puis avec ce qui fut considéré comme la fin de la Guerre froide. Aujourd’hui, la compétition stratégique entre puissances grandes et moyennes se trouve exacerbée par l’affaiblissement des mécanismes de régulation internationaux.
Les risques d’escalade incontrôlée associés à certains modes d’action hybrides sont accrus par le retour à une dynamique de prolifération des armes de destruction massive et de leurs vecteurs, illustrée par les crises nord-coréenne et iranienne, ainsi que par l’utilisation des armes chimiques sur le théâtre syrien. De plus en plus d’États dotés de l’arme nucléaire adoptent une posture opaque, voire tournée vers l’emploi, en rupture avec les codes de la dissuasion. En outre, l’utilisation d’armes biologiques – bactériologiques ou virologiques – par des États, des organisations ou même des individus, n’est pas exclue.
d. La permanence d’une menace terroriste devenue largement endogène
Dans cet environnement stratégique dégradé persiste la menace terroriste associée à la fois au phénomène djihadiste et à la radicalisation de différents mouvements ou individus situés aux marges. Prospérant au sein d’États faibles ou en crise – Yémen, Irak, Syrie –, pour être projetée dans les pays occidentaux, cibles du ressentiment de la sphère djihadiste, cette menace trouve également, en France, des racines largement endogènes, poussées par un discours de haine se propageant sur internet.
Aux yeux du directeur général de la sécurité intérieure, M. Nicolas Lerner, « la menace principale reste la menace terroriste » et au cours des prochaines années, « la France restera soumise à un risque terroriste extrêmement élevé ([30]) ».
Cependant, sous l’effet de plusieurs facteurs, cette menace a connu une mutation importante depuis les attentats perpétrés à Paris en 2015. D’une menace projetée, qui trouve son origine sur un théâtre étranger, avec des attaques commanditées de l’extérieur, dans le cadre d’un réseau structuré, nous sommes passés à une menace endogène, qui émane de plus en plus d’individus isolés, avec des profils relevant souvent de la psychiatrie.
Cette évolution s’explique d’une part par la défaite militaire de l’organisation Daech, qui a vu ses moyens très fortement diminués et ne semble plus avoir la capacité à lancer des attaques sophistiquées depuis l’étranger. Elle résulte par ailleurs du travail important de démantèlement des réseaux auquel se sont livrés les services de renseignement, à commencer par la DGSI. Elle s’explique enfin par l’abondance et la difficulté du contrôle des contenus haineux disponibles sur Internet, notamment sur les réseaux sociaux, qui offrent un exutoire à des individus instables, en marge de la société. De ce point de vue, on observe que cette menace tient aussi aux fractures de la société française, dont le phénomène de radicalisation est une conséquence, bien que cette explication ne soit pas univoque (cf. II.A.1).
Cette menace endogène implique ainsi plus souvent des individus agissant seuls, avec des moyens rudimentaires, à l’image de l’assassin de Samuel Paty. Si ces attaques sont moins sophistiquées, elles n’en constituent pas moins un défi pour les services de renseignement et de sécurité, dans la mesure où les individus concernés, n’étant souvent pas connus des services, ne sont pas surveillés, et peuvent se radicaliser et passer à l’action très rapidement. Comme le souligne M. Lerner, « la menace, devenue plus autonome, peut surgir de partout, étant le fait de n’importe quel individu, y compris inconnu de la DGSI ([31]) ». Par ailleurs, l’attentat de Nice, en 2016, a montré qu’il était possible de causer un nombre important de victimes avec des moyens rudimentaires.
M. Laurent Nuñez, coordonnateur du renseignement, souligne par ailleurs que « les sortants de prison, condamnés pour des faits de terrorisme, quelques dizaines par an actuellement, sont un élément très préoccupant ». Il pointe également la possibilité de résurgence d’une menace exogène, même si elle paraît moins importante actuellement : « nous savons que des individus qui ont combattu en Syrie ou en Irak ont pu retourner dans leur pays d’origine – dans les Balkans ou au Maghreb notamment – sans avoir été judiciarisés » et que « les velléités de projection existent toujours ([32]) ».
Une attaque terroriste met à l’épreuve la résilience d’une nation non seulement par sa létalité ou par les dégâts physiques occasionnés – certaines attaques, comme celles de Paris en 2015 et celles du 11 septembre 2001 aux États-Unis, ont causé un nombre considérable de victimes ([33]) –, mais aussi et peut-être surtout par le choc psychologique et social qu’elle occasionne.
M. Lerner estime que la menace terroriste présente « plutôt un risque pour la cohésion de la nation ». M. Nuñez souligne que « le choc psychologique sur l’opinion publique produit par une attaque terroriste, quelle qu’en soit la nature, produit un traumatisme énorme. Tel est précisément l’objectif des terroristes, qui cherchent à nous diviser. […] J’estime que le terrorisme peut porter atteinte à la résilience nationale, c’est en tout cas son but. »
Entre les menaces issues de l’environnement international et les fragilités propres à la France, qui seront abordées en deuxième partie, la menace terroriste persiste et doit continuer à être prise en compte à son juste niveau. L’environnement international peut d’ailleurs accroître très sensiblement la menace endogène, par le canal des réseaux sociaux et des ingérences étrangères. La DGSI révèle ainsi qu’elle a eu à faire face à une menace sensiblement augmentée sur le sol national en raison de l’instrumentalisation par des pays étrangers des propos du Président de la République sur les caricatures de Mahomet, à l’occasion de l’hommage rendu à Samuel Paty en octobre 2020. Il convient par ailleurs de garder à l’esprit que tout le spectre des moyens d’action terroriste n’a peut-être pas encore été mis en œuvre : certaines actions avec un impact beaucoup plus important ne sont ainsi pas exclues, et d’autres surprises, comme celle du 11 septembre 2001, restent possibles.
*
La France fait face à un environnement dont la conflictualité est croissante et envahit tous les champs, suscitant de nombreuses menaces parfois difficiles à caractériser et à attribuer. Ces menaces interagissent avec et peuvent tirer parti de la matérialisation de risques non intentionnels qui viennent affaiblir les États. En raison de la crise environnementale et des interdépendances du système international, ces risques peuvent rapidement avoir des conséquences systémiques, comme l’illustre la crise sanitaire dans laquelle nous sommes encore plongés. L’accroissement de la probabilité d’une surprise stratégique majeure est une réalité.
2. Une crise climatique grave, à l’origine de chocs de plus en plus violents
Alors que dans l’histoire du climat, la variation des températures a mis des décennies, voire des siècles pour augmenter ou diminuer d’un degré, le réchauffement planétaire se résume ainsi depuis 2015 :
écart de la température moyenne mondiale (2016-2019) PAR RAPPORT À LA PÉRIODE PRÉINDUSTRIELLE (1850-1900)
2015 |
2016 |
2017 |
2018 |
2019 |
+ 1,0 °C |
+ 1,26 °C |
+ 1,1 °C |
+ 1,0 °C |
+ 1,1 °C |
Source : Organisation météorologique mondiale, 2017, 2018, 2019, 2020.
La crise climatique que nous connaissons et dont le traitement conditionne désormais l’ensemble des politiques publiques n’a pas d’équivalent dans l’histoire de l’humanité. Elle remet en cause de multiples activités humaines, est génératrice de migrations environnementales et potentiellement de conflits géopolitiques. Comme l’affirmait M. Jean-Yves Le Drian, ministre de la défense, le 14 octobre 2015, quelques jours avant la COP21, « [s’il n’est] pas établi que les changements climatiques sont directement et à eux seuls responsables du déclenchement d’un conflit, il est clair qu’ils contribuent à aggraver la situation économique, sociale et politique dans certains pays ».
a. La crise climatique : un élément d’une conjonction de crises
Ainsi que l’a souvent affirmé Mme Bettina Laville, fondatrice du Comité 21, « le XXIe siècle sera celui des crises concomitantes : crise écologique, financière, sanitaire. Ce sera notre lot de les vivre quotidiennement, de les décliner simultanément ou successivement. Il nous faut donc des instruments pour les combattre. » Ces crises simultanées sont climatiques, biologiques, démographiques, et débouchent sur des crises économiques et sociales.
Crise dite silencieuse parce qu’elle n’est pas quotidiennement perçue par une population largement urbanisée, la chute de la biodiversité doit autant au changement climatique qu’aux activités humaines. L’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) la résume, à titre pédagogique, en quatre chiffres : 68 % des animaux vertébrés sauvages ont disparu entre 1970 et 2016, soit 20 000 populations de mammifères, oiseaux, amphibiens, reptiles et poissons ; 30 % de la population d’oiseaux a disparu en France ; une trentaine d’espèces animales et végétales ont disparu lors de la seule année 2020 ; la population de thons rouges a décliné de 90 % entre 1993 et 2016 en Méditerranée et ne doit son salut, observé en 2021, qu’à de strictes mesures de protection.
Un exemple concret montre le coût économique de cet effondrement. Il est rappelé que la nature rend à l’homme des services gratuits. Ainsi, 5 à 8 % de la production végétale mondiale, soit une valeur marchande estimée entre 235 à 577 milliards de dollars, dépend des insectes pollinisateurs. En France, la valeur monétaire de la pollinisation varie selon les départements, s’élevant à 222 millions d’euros dans le Lot-et-Garonne et à 100 000 euros dans le Cantal. Dans les Hautes-Alpes, 54 % de la valeur de la production agricole dépend de l’action des abeilles. Si leur population s’affaiblissait, il faudrait dépenser près de 3 milliards d’euros en France et 150 milliards d’euros à l’échelle mondiale pour procéder à la pollinisation artificielle.
La crise climatique est un élément parmi ces crises concomitantes, qui ont toutes un point commun : la démographie humaine, qui pèse sur la dévolution de l’espace et l’exploitation des ressources. La théorie économique a longtemps plaidé pour l’infinité des ressources – Grotius affirmait à son époque que la mer était trop abondante pour en épuiser les richesses –, avant de comprendre la limite de ce raisonnement.
L’histoire climatique de la terre a été marquée par des phénomènes de glaciation ou de réchauffement, mais qui se déroulaient sur des siècles ou des millénaires ([34]). Les variations climatiques avaient des causes naturelles : activité solaire, courants marins. La crise actuelle a ceci de particulier qu’elle amplifie les manifestations du climat – vent, pluie, température –, en raison de l’augmentation de nos émissions de gaz à effet de serre, principalement de CO2, et d’autres phénomènes qui contribuent à l’augmentation de la concentration de CO2 dans l’atmosphère : déforestation, dégradation des sols, acidification des océans.
La crise climatique actuelle est singulière par sa rapidité, son intensité et ses conséquences. En effet, les bouleversements climatiques ont des effets violents et des conséquences néfastes à la fois sur les écosystèmes naturels et sur les sociétés humaines, avec une multiplication de phénomènes qualifiés d’extrêmes.
b. La multiplication des phénomènes extrêmes
Les derniers rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) et de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) dressent un constat très alarmant. Le réchauffement de la température moyenne de l’air et de l’eau est net : les cinq dernières années sont les plus chaudes observées depuis 1850 ([35]) ; la décennie 2011-2020 a été la plus chaude jamais observée par l’Organisation météorologique mondiale ([36]).
De nouvelles projections climatiques pour le XXIe siècle ont été réalisées par Météo France et publiées le 1er février 2021 ([37]). Trois scénarios d’émissions de gaz à effet de serre (GES) sont analysés : une diminution très rapide pour atteindre la neutralité carbone en 2070 ; une augmentation puis une diminution vers la moitié du siècle et une augmentation ininterrompue. Dans cette dernière hypothèse, la température augmenterait de l’ordre de 3,9 °C par rapport à la période de référence 1976-2005. Si le nombre de jours de vagues de chaleur augmente, l’écart varie grandement selon les scénarios : il serait doublé pour le scénario le plus optimiste, multiplié par trois à quatre pour l’intermédiaire et jusqu’à dix dans le plus pessimiste. À l’inverse, le nombre de jours de vagues de froid ou gelée est en baisse, avec une ampleur variable selon les scénarios. Les pluies extrêmes sont amenées à augmenter quel que soit le scénario.
En 2018, les activités humaines ont provoqué l’émission de l’équivalent ([38]) de 55,3 milliards de tonnes de CO2 ([39]). La Chine, les États-Unis et l’Union européenne représentent respectivement 30 %, 14 % et 8 % de ces émissions. Les trois premiers secteurs émetteurs à l’échelle mondiale sont la production d’électricité (41 %), les transports (25 %) et l’industrie incluant la construction (18 %) ([40]). Le secteur du numérique a un impact croissant, représentant 4 % des émissions mondiales, soit deux fois plus que le trafic aérien.
L’Union européenne, à vingt-sept pays membres, a émis 3,8 milliards de tonnes d’équivalent de CO2 en 2018, en diminution de 23 % par rapport à 1990 ([41]). L’industrie de l’énergie est le premier émetteur à l’échelle européenne (28,9 %), devant les transports (22 %).
Les émissions nettes d’équivalent de CO2 en France s’élevaient en 2018 – déduction faite de l’absorption – à 419 millions de tonnes. Il convient de rappeler que le choix de notre pays en faveur de l’énergie nucléaire contribue à un mix énergétique moins carboné. Les principales émissions sectorielles sont retracées dans le tableau ci-après.
répartition par secteurs des Émissions de gaz à effet de serre
en France EN 2018
Secteurs et sous-secteurs |
Part des émissions nationales (%) |
Transports Dont : – Véhicules particuliers diesel – Poids lourds diesel – Véhicules utilitaires légers diesel |
30
11,7 6,4 5,4 |
Agriculture Dont : – Élevage bovin |
19
7,7 |
Résidentiel-tertiaire Dont : – Chauffage résidentiel – Chauffage et réfrigération tertiaire |
19
10,9 7,8 |
Industrie manufacturière et construction |
18 |
Industrie de l’énergie |
10 |
Déchets |
3 |
Autres secteurs |
1 |
Source : Commissariat général au développement durable.
Les émissions produites sur le sol français sont inférieures de 20 % à celles enregistrées en 1990. Les diminutions proviennent principalement des secteurs de l’énergie (– 29 % pour la production d’électricité́), du résidentiel-tertiaire (– 9 %), de l’agriculture (– 2 %) et des déchets (– 5 %).
Toutefois, ces éléments ne tiennent pas compte de la totalité de l’empreinte carbone française, qui intègre les émissions générées par la production à l’étranger de produits consommés en France. Or plus de 50 % de l’empreinte carbone nationale provient de l’importation de biens et services (56 % d’émissions supplémentaires dans l’empreinte carbone dans l’inventaire national en 2016). Ce facteur est à prendre en compte : entre 1995 et 2019, si les émissions intérieures ont diminué (– 25 %), les émissions dites importées ont considérablement augmenté. (+ 72 %) ([42]).
Les effets « classiques » du réchauffement climatique sont à la fois l’aggravation de la désertification – Californie, lac Tchad, sud de Madagascar où sévit une famine – et la montée des eaux en raison de la fonte des glaces et de l’augmentation de la température de la mer. Alors que la hausse est estimée à 15 centimètres au cours du XXe siècle, le GIEC considère qu’elle s’établit à 3,6 centimètres pour la seule période 2006-2015. Même si les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre étaient atteints, le niveau de la mer augmenterait d’environ 30 à 60 centimètres d’ici à 2100 par rapport à 2019. Si l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre se poursuit et à un rythme élevé, le niveau de la mer augmentera d’environ 60 à 110 centimètres.
Or 28 % de la population mondiale vit sur des zones côtières, dont 11 % à moins de dix mètres au-dessus du niveau de la mer. Ces populations devront s’en remettre aux infrastructures protégeant les côtes mais se heurteront aux limites des politiques dites d’adaptation. Certains territoires, comme Kiribati, les Maldives, les Seychelles ou des îles de l’océan Pacifique sont déjà menacés de disparaître ; beaucoup souffrent déjà de la salinisation des sols qui menace leur sécurité alimentaire.
À côté des statistiques, les catastrophes ont un coût tangible en termes de vies humaines et de coût financier. On peut citer, pour la seule année 2021 : gel tardif en avril en France, ayant ravagé la viticulture et l’arboriculture fruitière, dôme de chaleur (49 °C) au-dessus de la ville de Lytton en Colombie-Britannique, suivie de violents incendies, inondations en Belgique et en Allemagne, incendies dans l’Ouest américain, au Portugal, en Grèce, en Sibérie, ouragans en Louisiane et dans le Mississipi remontant ensuite la côte est pour noyer le métro de New York, provoquant des dégâts évalués à 163 milliards de dollars, soit plus que l’ouragan Katrina.
Entre 1979 et 2010, le nombre de catastrophes climatiques a été multiplié par cinq, s’établissant à 11 000, causant plus de 2 millions de morts et 3 640 milliards de dollars de dégâts matériels. 91 % des décès ont été constatés dans les pays en développement, à raison de 650 000 morts par les sécheresses, 572 000 par les tempêtes et 58 700 par les inondations, d’après l’Organisation météorologique mondiale. Leur gravité s’accroît ces dernières années, sept des dix catastrophes les plus coûteuses étant survenues depuis 2008.
c. La démultiplication du risque pandémique
Selon la plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) et l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), les actions humaines à l’origine de la dégradation de la biodiversité et du changement climatique constituent un facteur d’accélération des épidémies. La grande majorité des nouvelles maladies – sida, Zika, Ebola, Marburg – sont des zoonoses, à savoir des virus pathogènes d’origine animale.
Les différents symptômes respiratoires aigus sévères (SRAS) dont le covid-19 fait partie, entrent dans cette catégorie de maladies. Il a été prouvé que la chauve-souris constituait le réservoir du virus, comme pour l’épidémie des années 2000. Un hôte intermédiaire, lui-même infecté par ces chauves-souris, est ensuite nécessaire à la transmission de ces virus chez l’humain. Cela a été le cas, pour le SRAS-CoV, de la civette palmiste à masque, vendue sur les marchés et consommée en Chine, et du dromadaire pour le MERS-CoV. Dans le cas de la pandémie de covid-19, clairement identifié comme une zoonose, le réservoir viral n’a pas encore été clairement établi.
L’INSERM, s’appuyant sur le Global Virome Project, initiative portée par plusieurs équipes de scientifiques sur dix ans, estime « que près de 1,7 million de virus encore inconnus existent chez les mammifères et les oiseaux, dont plus de 500 000 seraient en capacité d’infecter l’espèce humaine. Or, depuis plusieurs décennies, les épidémies de maladies infectieuses émergentes touchant l’humain s’accélèrent. Une étude de référence sur le sujet, publiée dans le journal Nature en 2008, montrait déjà la fréquence accrue de l’émergence de ces pathologies et leur potentiel épidémique depuis la deuxième moitié du XXe siècle, identifiant 335 nouvelles maladies infectieuses survenues entre 1940 et 2004. Parmi elles, plus de 60 % étaient des zoonoses. Une tendance qui n’a cessé de se renforcer ces vingt dernières années avec des épidémies plus nombreuses et plus fréquentes ([43]).»
Cette accélération de la fréquence des épidémies pourrait être en partie due aux activités humaines qui modifient l’environnement et augmentent la probabilité d’une rencontre entre êtres humains et virus pathogènes. Le rapport d’octobre 2020 de l’IPBES considère que 30 % des maladies émergentes identifiées depuis 1960 sont dues à des modifications dans l’aménagement du territoire au détriment de zones sauvages et par l’exploitation des terres à des fins agricoles. Des études publiées dans la revue Biological Conservation en août 2020 renforcent cette analyse : l’augmentation de la quantité de bétail sur la planète est corrélée à un nombre accru d’espèces en voie de disparition ainsi qu’à une augmentation du nombre d’épidémies humaines au cours des dernières décennies.
Élément moins connu de ce débat, il apparaît que les deux tiers des agents pathogènes infectieux réagissent au climat, notamment aux précipitations et températures. D’après une synthèse de la Fondation pour la recherche sur la biodiversité ([44]), il est établi que les agents pathogènes zoonotiques sont plus sensibles au climat que les agents pathogènes strictement humains ou animaux. Les changements climatiques ou météorologiques agissent sur les habitats et les ressources en nourriture et en eau, mais également sur les migrations d’animaux. Ces phénomènes augmentent les contacts entre des animaux sauvages infectés et les humains. Ces processus, au départ très localisés – forêt congolaise pour Ebola – ont ensuite eu des conséquences globales, comme en témoignent les épidémies de grippe aviaire, désormais récurrentes dans l’ensemble du monde. L’urbanisation croissante de l’humanité – plus de la moitié de la population mondiale vit désormais dans des grandes villes – facilite ensuite la dissémination des virus.
d. Les migrations environnementales
Les effets de la crise climatique sur la démographie ne sont pas nouveaux. Ils ont été pressentis dès le milieu des années 1980 et le terme de « migrations environnementales » est apparu pour la première fois sous la plume de l’universitaire égyptien Essam El Hinnawi dans un rapport du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) de 1985. De nombreux travaux ont suivi cette publication, notamment ceux de l’Organisation internationale des migrations et de la Banque mondiale, qui a livré dans une étude de 2018 ses estimations pour l’Asie du Sud, l’Amérique latine et l’Afrique subsaharienne.
Les migrations environnementales ([45]) sont définies comme des déplacements de population dus aux sécheresses, inondations, tempêtes, érosion des sols, éruptions volcaniques et séismes. Les origines de ces migrations sont donc des phénomènes de nature soudaine, mais également des modifications environnementales sur le temps long, dues aux conséquences du changement climatique, avec notamment la modification du régime des eaux dans toutes les parties du monde. Il ne s’agit pas de migrations volontaires mais de déplacements forcés, les lieux où vivent les personnes déplacées devenant inhabitables.
De 2008 à 2018, 265 millions de personnes se sont déplacées, soit en moyenne 25 millions par an – trois fois plus que des personnes forcées de quitter leur région en raison d’un conflit. Les catastrophes climatiques sont à l’origine 85 % de ces déplacements
Personnes déplacées par type de cause
Cause |
Pourcentage de personnes déplacées |
Inondations |
50,62 % |
Tempêtes et cyclones |
34,54 % |
Tremblements de terre |
12,23 % |
Sécheresse |
0,77 % |
Incendies |
0,71 % |
Éruptions volcaniques |
0,46 % |
Températures extrêmes |
0,40 % |
Glissements de terrain |
0,27 % |
Source : International displacement monitoring center.
Pour la seule année 2019, les déplacements climatiques ont concerné 33 millions de personnes dans 145 pays. La majorité des déplacements – près de 25 millions – a été provoquée par 1 900 catastrophes naturelles.
Le Pacte mondial pour les réfugiés, adopté par l'assemblée générale des Nations unies en décembre 2018, entend répondre directement à cette préoccupation croissante. Il reconnaît que « le climat, la dégradation de l’environnement et les catastrophes naturelles interagissent de plus en plus avec les facteurs des déplacements de réfugiés ». La plupart des déplacements de population dus aux risques naturels ou aux changements climatiques se font au sein d'un même pays.
L’Asie de l’Est et du Sud est la région la plus touchée par les migrations environnementales (79,35 %), suivie de l’Amérique (y compris du Nord, 11,59 %), de l’Afrique subsaharienne (8,25 %), de l’Europe et de l’Asie centrale (0,45 %) et de l’ensemble Moyen-Orient et Afrique du Nord (0,35 %). Si l’Europe apparaît relativement épargnée, plusieurs pays européens sont concernés désormais par la montée des eaux – Pays-Bas, régions riveraines de grands fleuves comme le Rhin et le Danube. Lors de l’examen du projet de loi Climat et résilience au printemps de 2021, le recul du trait de côte a donné lieu à de longs débats. Des milliers de citoyens français, notamment ceux vivant en Charente-Maritime, en Gironde ou dans les Landes, seront à terme affectés par la montée des eaux.
La difficulté est d’évaluer le nombre de migrants climatiques pour l’avenir. Les facteurs de migration sont en effet nombreux et, en l’absence de méthodologie commune, les prévisions sur l’évolution du nombre de migrants climatiques à l’horizon 2050 varient de 145 millions de personnes pour la Banque mondiale à 1 milliard pour l’ONU.
Il est néanmoins clair que les menaces les plus immédiates pèsent sur les populations littorales, sachant qu’environ 100 millions de personnes vivent aujourd’hui dans des zones situées sous le niveau de la mer – Pays-Bas, Bangladesh. Si le réchauffement climatique ne dépasse pas la barre de 2 degrés, ce qui est l’objectif de l’accord de Paris, la hausse des océans devrait atteindre environ 50 centimètres à 1 mètre d’ici à 2100. Toutefois, si les émissions de gaz à effet de serre se poursuivent à leur rythme actuel, l’élévation pourrait être presque deux fois plus importante. 300 millions de personnes pourraient être menacées d’ici à 2050, principalement en Asie où la montée des eaux devrait entraîner la perte de millions de km2 de terres fertiles nécessaires à l’agriculture et à l’alimentation, en raison de leur salinisation. La France est concernée par ce phénomène. Outre le recul du trait de côte en métropole, les habitants des atolls de Polynésie française – 15 000 habitants dans l’archipel des Tuamotu – sont menacés, et des épisodes de montée des eaux sont désormais observés en Guadeloupe. En métropole et dans les outre-mer, 2,8 millions d’habitants sont concernés.
La plupart des migrants environnementaux restent dans leur pays, ce qui écarte pour l’heure l’idée de déplacements massifs vers l’Europe, continent relativement épargné par le changement climatique. Avec 5 millions de déplacés internes, l’Inde est le pays le plus touché, suivi par les Philippines, le Bangladesh et la Chine, qui enregistrent tous les trois plus de 4 millions de personnes déplacées.
Pour l’heure, les migrations environnementales n’ont pas engendré de conflits ouverts, tant à l’intérieur des pays les plus touchés qu’entre pays. Un tiers de la population de Tuvalu – 3 000 personnes – a pacifiquement émigré en Nouvelle-Zélande ; l’archipel des Kiribati comme la République des Maldives ont acquis des terres dans d’autres pays pour abriter dans le futur leur population ; plusieurs maires de communes des îles Marquises ont annoncé leur intention d’accueillir leurs concitoyens des Tuamotus. La situation est plus préoccupante dans d’autres régions, comme autour du lac Tchad, dont le niveau baisse dramatiquement, ce qui conduit les éleveurs peuls à se déplacer vers des zones où vivent des populations sédentaires, comme en République centrafricaine.
*
La France s’est penchée sur le problème des conséquences stratégiques du dérèglement climatique en 2013, avec la commande par ministère de la défense d’une étude à l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS). Si la question est essentiellement environnementale et économique, elle peut à terme présenter des enjeux de défense, d’où la création en 2016 de l’Observatoire Défense et Climat, rattaché à la direction générale des relations internationales et de la stratégie du ministère des armées.
La France et l’Europe occidentale ne seront pas les régions les plus touchées à court terme par les crises climatiques, mais l’agriculture et l’habitat peuvent souffrir de sérieux dommages. Notre pays, en métropole comme en outre-mer, aura à faire face à des tendances de long terme, avec notamment le fractionnement des saisons en sous-saisons, des variations de pluviométrie et un réchauffement global, ponctués d’épisodes plus violents comme ceux survenus dans les Alpes-Maritimes en octobre 2020.
3. L’interdépendance dans un monde fondé sur les flux
La dépendance d’un pays à l’égard du reste du monde est parmi les premiers thèmes abordés par les économistes quand ils ont cherché à transformer leur discipline en science. L’idée que s’établissaient, entre les nations en voie d’industrialisation et les nations industrialisées, des rapports de domination économique et politique est en effet présente dès le début du XIXe siècle en Europe. La dimension économique des conflits diplomatiques et militaires a bien été perçue par les observateurs de l’époque, qui pouvaient la vérifier dans les rapports entre puissances européennes comme dans l’expansion coloniale.
L’on doit à l’économiste allemand Frédéric List les travaux les plus incisifs sur ce sujet. Dans ses essais, notamment ceux de 1827 et 1839, il combat le libre-échange tel qu’il est alors théorisé par les libéraux britanniques et français et indique que les intérêts des nations les plus industrialisées ne peuvent que pencher vers le libre commerce, puisque celui-ci leur permet d’assujettir des économies moins puissantes qu’elles. Il promeut le protectionnisme temporaire, pour permettre aux nations moins avancées de se développer sans craindre la concurrence.
Les travaux de List ont conservé une résonance certaine, d’une part parce que des pays comme la Corée du Sud ont à un moment de leur histoire retenu ses préceptes pour se développer, d’autre part parce que le sujet demeure d’actualité, en raison de la mondialisation, qui a conduit à l’apparition de multiples chaînes de valeur entre pays. Mais l’on relèvera que ces chaînes de valeur n’ont que rarement été mises en place par les États. Ce sont les entreprises qui ont arbitré entre les coûts de production offerts par chaque pays, pour demeurer concurrentielles. Si l’on prend l’exemple des dix voitures françaises les plus vendues en France en 2019, leurs sites d’assemblage final étaient les suivants :
Peugeot 208 : Trnava (Slovaquie) et Poissy (France)
Renault Clio IV : Bursa (Turquie) et Flins (France)
Citroën C 3 : Trnava (Slovaquie)
Peugeot 3008 : Sochaux (France)
Dacia Sandero : Pitesti (Roumanie) et Tanger (Maroc)
Renault Captur : Valladolid (Espagne)
Peugeot 2008 : Mulhouse (France)
Peugeot 308 : Sochaux (France)
Renault Twingo : Novo Mesto (Slovénie)
Dacia Duster : Pitesti (Roumanie)
L’assemblage d’une automobile est l’achèvement d’un processus par lequel de très nombreux sous-traitants provenant de divers pays livrent en flux tendu les pièces nécessaires à la production – pneus, système de climatisation, électronique embarquée, plasturgie, carrosserie, etc. Le nombre de sites impliqués dans la fabrication d’un véhicule est donc plus large que le nombre de sites d’assemblage et induit la mise en place de chaînes logistiques complexes. Cette dépendance à des composants issus de pays divers se ressent fortement actuellement, alors que la pénurie de puces empêche les constructeurs d’honorer leurs commandes et a fait chuter les ventes de voitures neuves en France en 2021.
La libéralisation du commerce international sous l’égide de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) a multiplié le nombre de chaînes et accru le poids des très grandes entreprises dans l’économie internationale. En France, les firmes multinationales représentaient 1 % du nombre d’entreprises en 2017 – 90 % étant des TPE – mais assuraient 49 % des emplois salariés et généraient 57 % de la valeur ajoutée brute produite sur le territoire français.
a. Les principaux facteurs de l’interdépendance
Il est difficile, voire impossible, de déterminer l’ensemble des facteurs de l’interdépendance entre États. L’attention portée au lithium montre qu’en certains cas le sujet mêle microéconomie et géopolitique. Plusieurs produits, qu’il s’agisse de matières premières agricoles ou minières aux produits manufacturés, tels les semi-conducteurs, ne sont extraits ou fabriqués que dans un nombre limité de pays par seulement quelques entreprises. L’analyse des interdépendances s’effectue donc souvent à l’échelle d’un secteur économique précis.
Cinq domaines peuvent néanmoins servir de cadre de référence pour analyser la dépendance d’un pays par rapport au reste du monde :
– le commerce : la dépendance traduit une situation dans laquelle le bouclage macroéconomique est réalisé via un fort déséquilibre extérieur, dont le caractère répété ou permanent traduit l’incapacité à répondre à la demande nationale et internationale par une offre compétitive de l’industrie ; tel est le cas de la production industrielle française ;
– la finance internationale : la dépendance se caractérise par un recours répété du système financier national à un financement en devises étrangères, ce qui induit des charges et des risques croissants sur les comptes privés et publics des acteurs nationaux ; tel est le cas des pays en développement ;
– la stratégie industrielle : elle rend compte de la prise de contrôle d’entités productives du pays par un petit groupe de firmes étrangères, de sorte que les décisions d’investissement, de production, d’innovation et d’emploi dépendent de maisons mères localisées à l’étranger ; une partie de l’industrie française est dans ce cas, qui concerne surtout, au sein de l’Union européenne, les États d’Europe centrale et orientale ;
– la technologie : la dépendance signale le défaut de constitution d’une base éducative, scientifique et technique de nature à participer à l’évolution du système technique mondial et à générer une augmentation de la productivité et des rémunérations dans le pays ; là encore, la France entre en partie dans ce cas puisque, à côté de fleurons technologiques comme la maîtrise de l’ensemble de la filière nucléaire ou l’aéronautique, des pertes de compétence ou des retards sont constatés dans de nombreux domaines, comme l’électronique, l’industrie pharmaceutique ou différents secteurs du numérique ;
– la politique : la dépendance indique le fait que les conditions d’exercice de la régulation politique dans un pays sont fortement influencées par une ou plusieurs puissances extérieures – institutions supranationales comme le Fonds monétaire international, États –, qui ont ainsi la capacité d’agir sur la politique d’un pays ; de nombreux pays en développement ou aux incapables d’assurer le service de leur dette se trouvent dans cette situation.
La pandémie de covid-19 a montré à quel point les pays étaient interdépendants, en raison d’une part des déplacements de personnes par lesquels le virus s’est propagé, et d’autre part de la circulation de biens et de services. En perturbant profondément cette circulation, la crise sanitaire a relancé le débat sur les vulnérabilités issues de la division internationale du travail, la fourniture de masques faciaux étant en France l’exemple le plus emblématique.
L’attention s’est portée sur les chaînes de valeur mondiales, qui rendent les économies plus étroitement dépendantes les unes des autres. Pour limiter la circulation du virus, les États ont pris des mesures de confinement, qui ont toutes affecté les chaînes de valeur. L’offre a été réduite, avec les restrictions frappant la main-d’œuvre – impossibilité de se rendre à son lieu de travail – ; il en a été de même pour la demande, avec la réduction de la consommation des ménages et de la demande des entreprises en produits intermédiaires. Les confinements successifs ont perturbé les échanges internationaux de produits, notamment ceux de produits intermédiaires, qui représentent presque 50 % du commerce mondial de marchandises et sont au cœur des chaînes de valeur mondiales. Cette perturbation demeure d’actualité et se traduit par un regain d’inflation.
Dans ce contexte, il est utile d’analyser le degré d’interdépendance de la France par rapport aux pays étrangers. La France est membre de l’Union européenne, soit la plus vaste de zone de libre-échange et de politiques intégrées du monde. Elle est largement ouverte aux produits de l’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP) et a adhéré à l’OMC. Son économie est donc profondément liée aux échanges internationaux.
b. Le degré de dépendance de la France
La direction du Trésor et le Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII) ([46]) publient régulièrement des analyses sur le degré de dépendance de la France. Ils sont à la source des éléments qui suivent.
En 1995, les chaînes de valeur induisaient pour la France une dépendance vis-à-vis de l’étranger sensiblement égale du côté de l’offre et de la demande ; depuis, la dépendance à l’égard l’offre étrangère a un peu plus augmenté que celle par la demande. En 2014, les importations de produits intermédiaires représentaient 13,6 % du PIB contre 10 % en 1995. C’est moins qu’en Allemagne, où cette dépendance s’est fortement accrue, pour atteindre 15,7 % en 2014 contre 9,1 % en 1995, mais plus qu’aux États-Unis, pays le moins dépendant de l’offre étrangère de produits intermédiaires, et légèrement au-dessus de la Chine.
Du côté de l’offre, les différences proviennent de la taille des économies, mesurée notamment par leur PIB. Les grandes économies sont généralement moins ouvertes car elles se suffisent plus facilement à elles-mêmes. Les États-Unis en sont une illustration et la Chine emprunte ce chemin, qui suit désormais une politique économique plus centrée sur son marché intérieur. La priorité est désormais accordée à la stabilité du système financier plutôt qu’à la croissance du PIB ; le discours sur la sécurité nationale encourage l'évolution vers une autosuffisance toujours plus grande, même si les exportations demeurent nécessaires pour maintenir l’appareil productif du pays.
L’Allemagne fait en revanche exception en comparaison de ses voisins. Le plus grand pays de la zone euro est aussi l’un des plus ouverts et donc l’un des plus dépendants de l’étranger. Cela provient du poids élevé de l’industrie dans l’économie allemande, secteur plus dépendant de l’offre étrangère de produits intermédiaires que ne le sont les services. L’Allemagne a en effet choisi de sous-traiter des pièces industrielles à l’étranger mais de conserver l’assemblage final sur son territoire.
Dépendance par les chaînes de valeur à l’offre et à la demande étrangères
(en pourcentage du PIB)
|
Dépendance à l’offre |
Dépendance à l’offre |
Dépendance à la demande |
Dépendance à la demande |
|
1995 |
2014 |
1995 |
2014 |
France |
10,0 |
13,5 |
10,5 |
12,0 |
États-Unis |
4,9 |
7,1 |
5,5 |
6,4 |
Chine |
10,9 |
11,3 |
8,0 |
10,1 |
Allemagne |
9,1 |
15,7 |
10,7 |
19,5 |
Source : World Input-Output Database.
Du côté de la demande, la France se situe dans une position intermédiaire par rapport aux trois économies précitées. En 2014, 12 % du PIB français provenait de la production d’intrants intermédiaires incorporés ensuite dans une production finalisée à l’étranger. Cette proportion dépassait 19,5 % en Allemagne à la même date, alors que les niveaux initiaux en 1995 étaient à peu près les mêmes. L’Allemagne a ainsi doublé sa dépendance à la demande étrangère par les chaînes d’approvisionnement, en raison de ses choix en matière d’exportation et de politiques régionales très actives pour favoriser l’ouverture internationale des entreprises de taille intermédiaire et de petites et moyennes entreprises, afin qu’elles vendent à l’étranger leurs produits, dont certains sont des produits intermédiaires. Quant aux États-Unis, leur faible dépendance aux chaînes de valeurs mondiales se confirme en ce qui concerne la demande. La Chine, enfin, a vu sa dépendance à la demande étrangère pour ses intrants intermédiaires s’accroître, mais elle reste inférieure à celle de la France.
Les statistiques de dépendance doivent être analysées au regard des choix de politique économique. Des pays dont les entreprises investissent beaucoup à l’étranger – ce qui est le cas des grandes entreprises françaises – ou sous-traitent une large part de leur production – cas de l’Allemagne – se retrouvent avec un degré de dépendance élevé, mais dépendance ne signifie pas en l’espèce fragilité. Il s’agit plutôt du corollaire d’une économie ouverte.
La crise sanitaire a mis en évidence la dépendance de la France vis-à-vis de l’étranger par les chaînes de valeur. La production française dépend principalement de l’Union européenne : en 2014, la part de l’Union européenne comptait pour 50 % de la dépendance de la production française à l’offre étrangère, et pour 47 % de la dépendance à la demande. Mais son importance relative a diminué : en 1995, la part de l’Union européenne était en effet respectivement de 58 % et 52 %. Sur cette période, la dépendance à l’égard des États-Unis est restée stable, s’établissant à 10 % tant pour l’offre que pour la demande. C’est vis-à-vis de la Chine que la dépendance à l’offre et à la demande a évolué le plus fortement, passant entre 1995 et 2014 de 1 % à 6 %. Le reste du monde représente un tiers de la dépendance de la production française vis-à-vis de l’offre d’intrants étrangers en 2014 contre 28 % en 1995 et près de 38 % de la dépendance vis-à-vis de la demande étrangère pour l’offre d’intrants français contre 34 % en 1995.
En résumé, les interdépendances liées à l’insertion de la France dans les chaînes de valeur mondiales sont avant tout européennes, mais elles augmentent plus rapidement vis-à-vis de l’extérieur de l’Union. Les chiffres peuvent néanmoins sembler peu élevés au regard de l’importance politique accordée à cette question. L’explication tient au fait que cette dépendance est principalement liée à l’industrie, dont la part dans le PIB est relativement faible – de 14,4 % en 2014 et de 12,5 % en 2018.
Si l’on élargit l’analyse à l’ensemble des secteurs de l’économie, la dépendance de la France à l’égard de l’offre et de la demande étrangère s’établit ainsi :
Dépendance de la France à l’égard de l’offre et de la demande étrangère, par secteur
(en pourcentage)
|
Dépendance à l’offre |
Dépendance à l’offre |
Part du secteur dans le PIB |
Part du secteur dans le PIB |
Dépendance à la demande |
Dépendance à la demande |
|
1995 |
2014 |
1995 |
2014 |
1995 |
2014 |
Agriculture |
12,1 |
21,7 |
3,2 |
1,7 |
14,4 |
18,9 |
Industrie |
20,2 |
31,5 |
20,0 |
14,4 |
23 ,1 |
29,3 |
Construction |
12,4 |
20,5 |
5,8 |
5,6 |
1,5 |
1,2 |
Services |
5,4 |
8,2 |
71,0 |
78,3 |
7,5 |
9,5 |
Total |
10,0 |
13,6 |
100,0 |
100,0 |
10,2 |
12,0 |
Source : World Input-Output Database, 2016.
Le tableau ci-dessus permet de constater la nette différence entre industrie et services dans l’économie française, mais doit être nuancé par des différences sectorielles. Plusieurs secteurs industriels importants, comme les équipements électriques et optiques, la chimie et les machines, sont plus fortement dépendants de la demande que de l’offre, parce qu’ils sont d’importants exportateurs de pièces, composants et produits semi-finis. L’automobile, le textile-habillement et l’agroalimentaire sont, en revanche, plus dépendants de l’offre, dans la mesure où ils utilisent une grande quantité d’intrants importés, ce qui est également le cas dans les services et la construction.
Ces différences traduisent des positionnements différents dans les chaînes de valeur mondiales : les secteurs plus dépendants de l’offre de produits intermédiaires étrangers sont en aval de leur filière, et de ce fait directement en contact avec le consommateur final ; les secteurs dépendants de la demande de leurs produits intermédiaires par des clients étrangers se situent plus en amont, ils sont souvent très capitalistiques et utilisent des technologies sophistiquées, les enjeux les plus forts étant alors plus directement liés à la qualité, la maîtrise technologique et la capacité d’investissement.
c. La dépendance à l’électricité et aux technologies de l’information
Une des caractéristiques principales du monde contemporain est que tous ses acteurs – personnes physiques comme morales – sont connectés, du moins dans les pays où l’électricité permet d’assurer la fourniture en énergie et de faire fonctionner les réseaux informatiques. Il s’agit d’une dépendance dont on ne mesure la portée que lorsque survient un événement de grande ampleur, comme la panne de 2003 qui a privé d’électricité 50 millions d’Américains et de Canadiens. Le monde est totalement dépendant de flux d’énergie et d’information, ces derniers ne pouvant être assurés sans le fonctionnement des réseaux électriques.
Par une ironie dont l’Histoire est friande, le « bug de l’an 2000 » si largement prophétisé n’eut pas lieu ([47]) ; en revanche, les 26, 27 et 28 décembre 1999, une grande partie de l’Europe fut traversée par les tempêtes Lothar et Martin, qui firent 140 morts et des milliers de blessés et provoquèrent des dizaines de milliards d’euros de dégâts, tout en privant d’électricité, et donc de connexion, quelque 10 millions de Français. Si la probabilité d’incidence d’une panne numérique mondiale endogène – causée par des facteurs purement numériques – a sans nul doute augmenté depuis l’an 2000, l’enchaînement de causes exogènes – du météorologique à l’électrique et de l’électrique au numérique – reste un puissant facteur de risque.
En 2017, le monde consommait 22 000 TWh, dont 530 TWh en France. Cette dépendance n’est pas le fruit du hasard mais le résultat d’un processus économique. Lorsque Thomas Edison a mis en place en 1882 le premier réseau électrique, à New York, il fallait le rentabiliser en convertissant un maximum d’abonnés à l’éclairage à une multiplicité d’autres usages. C’est ainsi qu’une série de technologies ont été développées à usage domestique – téléphone, électroménager, ascenseurs –, tertiaire ou collectif, comme le tramway souterrain, qui a pris le nom de métropolitain.
Les coupures du 28 septembre 2003 en Italie ([48]), du 14 août 2003 aux États-Unis et au Canada et du 13 juillet 1977 à New York et sa région sont dues à des défauts et incidents de générateurs ou de lignes à haute tension, avec des effets dominos. En Italie, 56 millions de personnes se sont trouvées privées de lumière en pleine nuit ; les transports en commun ont été interrompus, il a fallu jeter la nourriture et les produits médicaux stockés dans les chambres froides. Le rétablissement du courant a pris 48 heures. La panne de 2003 en Amérique du Nord s’est produite en fin d’après-midi : des personnes ont été coincées dans les ascenseurs et dans les transports en commun tandis que les feux de signalisation ne fonctionnaient plus pour les automobilistes. Celles qui habitaient dans de lointaines banlieues ont dormi dans la gare de Grand Central, transformée en dortoir. L’impact économique a été fort, avec l’interruption de lignes de production dans l’industrie automobile. Enfin, la panne de 1977 à New York a été la plus spectaculaire dans ses effets. Elle fut provoquée par des impacts de foudre sur les infrastructures de production et d’acheminement. La ville, privée d’électricité pendant plus de 24 heures, s’est trouvée livrée au pillage : 150 millions de dollars de dégâts, 1 037 incendies, 1 616 boutiques pillées, 4 000 arrestations et 550 policiers blessés.
Ces exemples montrent comment un incident ponctuel affecte l’ensemble d’un réseau, ainsi que les conséquences dramatiques qui peuvent s’ensuivre. Ils ont donné lieu à l’élaboration de plans pour renforcer les robustesses des réseaux. Dans l’Union européenne, la réflexion porte sur les smart grids, qui gèrent à la fois les moyens de production et les besoins en électricité des consommateurs, grâce à des compteurs électriques intelligents.
Ils démontrent surtout la vulnérabilité entière de nos sociétés à l’approvisionnement en courant électrique. Toute interruption ou diminution de la distribution de courant entraîne des effets systémiques et implique que l’on soit capable de faire fonctionner les activités essentielles – à commencer par celles des hôpitaux et des forces de secours et de sécurité – en mode dégradé, le temps de rétablir le réseau. La crise climatique pourrait avoir un impact sur la production d’électricité, quel que soit le mode de production. M. Jean-Bernard Lévy, président-directeur général d’EDF, a assuré lors de son audition par la mission d’information qu’EDF s’adaptait « en continu pour garantir la sûreté des installations et permettre la continuité d’approvisionnement lors de ces événements climatiques extrêmes ([49]) ». L’entreprise a notamment mis en place des plans « Grand chaud », « Grand froid » et « Grand vent ». Depuis plus de vingt ans, ces plans ont correctement fonctionné.
En 2018, les 3,8 milliards d’utilisateurs réguliers ou occasionnels d’internet ont généré un volume d’information de 915 milliards de gigaoctets, soit 29 000 gigaoctets par seconde. D’après Data Never Sleeps, chaque minute, 103,45 millions de spams et 15,2 millions de SMS étaient envoyés ; 3,6 millions de recherches étaient effectuées sur Google, 1,15 million de vidéos étaient regardées sur Youtube ; 456 000 messages étaient rédigés sur Twitter et Amazon enregistrait un chiffre d’affaires de 258 751 dollars.
En juin 2021, des dizaines de sites internet ont été brièvement inaccessibles dans le monde, comme ceux du Gouvernement britannique, de CNN, du New York Times, d’Amazon, de Reddit, de Twitch et du Guardian. Il ne s’agissait pas d’une cyberattaque mais d’un problème technique provenant de la société Fastly, réseau de diffusion de contenu qui fournit des serveurs de périphérie à de nombreux sites internet. Ces serveurs stockent ou mettent en cache du contenu tel que des images et des vidéos dans des endroits du monde entier afin que les utilisateurs puissent y accéder plus rapidement et plus facilement. En 2018, l’aéroport d’Atlanta, aux États-Unis – le premier du monde par le trafic – a été victime d’une panne qui a affecté des centaines de vols et des milliers de passagers. En octobre 2021, une erreur de maintenance sur les serveurs de Facebook a conduit à déconnecter du web, pendant plusieurs heures, l’ensemble des messageries et services du groupe, avec des conséquences parfois très importantes puisque de nombreuses entreprises dépendent de ces services.
La France n’a pas été épargnée par ces phénomènes. Des pannes ont ainsi paralysé le trafic de la gare Montparnasse au début du mois de décembre 2017 ; la ville de Toulouse et la principauté de Monaco ont connu des pannes géantes durant le printemps et l’été 2018. Le 13 octobre 2021, des difficultés de réseau au sein du groupe OVHcloud, leader français et européen de services dématérialisés d’informatique, ont rendu indisponibles pendant une heure et demie des milliers de sites internet. Il faut enfin évoquer la panne ayant affecté l’opérateur Orange, qui a rendu en grande partie inopérants les numéros d’urgence du SAMU, de la police et des pompiers pendant plus de six heures dans la soirée du 2 juin 2021.
De brèves pannes de service internet sont courantes et ne sont que rarement le résultat d’un piratage ou d’autres méfaits. Mais les conséquences sont loin d’être anecdotiques : perte de confiance des clients et des employés, atteinte à l'intégrité de la marque, baisse du cours des actions, poursuites judiciaires…
D’après l’entreprise de protection des données Veeam, une panne informatique dure en moyenne 72 minutes en France. Le coût moyen d’une heure d’arrêt pour une application hautement prioritaire serait de 68 000 euros et de 62 000 euros pour une application « normale ».
Dans ce cadre, le temps de restauration des données et des applications est crucial, surtout après une cyberattaque. Or 81 % des entreprises françaises estiment souffrir d’un écart de disponibilité entre la vitesse à laquelle elles peuvent restaurer leurs applications et celle à laquelle elles devraient le faire.
Si les incidents sont monnaie courante dans l’espace virtuel, les attaques, guidées par des intentions malveillantes sont devenues fréquentes et ont un coût économique important. D’après M. Gérôme Billois, consultant et membre du bureau de la commission cybersécurité de Numeum, auditionné par la mission d’information, « le premier facteur expliquant la difficulté de résilience en cas d’attaque est l’uniformisation des technologies très largement utilisées dans le numérique. C’est le principal vecteur favorisant les attaques à la limite de l’ordre systémique que l’on a déjà pu observer. L’attaque NotPetya venait d’Ukraine et visait l’État ukrainien, mais l’interconnexion des différents systèmes numériques l’a amenée à toucher simultanément et très rapidement des entreprises du monde entier. Une entreprise que nous avons accompagnée a vu 50 000 de ses ordinateurs détruits en quarante-cinq minutes. La Maison-Blanche a estimé le coût de cette attaque à environ 10 milliards de dollars à l’échelle internationale. Certains grands groupes internationaux ont fait part de pertes de 600 à 700 millions de dollars, et le groupe Saint-Gobain, touché par l’attaque, a indiqué un impact de 220 millions d’euros ([50]). »
Le retard pris par les administrations et les entreprises dans la sécurisation de leurs systèmes d’information est préoccupant, malgré une réelle prise de conscience. Le problème est aggravé par le fait que les cybercriminels ont un sentiment d’impunité en raison des faibles moyens d’investigation policiers et judiciaires.
« Internet est l’une des rares créations de l’homme qu’il ne comprend pas tout à fait […]. C’est la plus grande expérience d’anarchie de l’histoire […], à la fois source de bienfaits considérables et de maux potentiellement terrifiants, dont nous ne commençons qu’à peine à mesurer les effets sur le théâtre mondial ([51]). » Le problème central posé par cette technologie est qu’elle conditionne désormais la plus grande part des activités humaines. Nos sociétés deviennent dépendantes de la technologie et des entreprises qui les contrôlent – réseaux et plateformes, télécommunications, information, santé, commerce, justice, sécurité, armée… –, cette tendance s’accentuant avec le développement des algorithmes, des objets connectés, de la robotique, de l’intelligence artificielle. Or ces technologies sont régies par le code informatique. La régulation des activités et comportements dans l’espace numérique dépend davantage des standards et normes techniques déterminés par les ingénieurs informatiques que des normes juridiques édictées par les États. De ce fait, la notion de souveraineté, consubstantielle à la notion d’État, est battue en brèche.
De facto, les ressources logiques et physiques nécessaires au fonctionnement de l’internet sont contrôlées dans leur immense majorité par des institutions ou des entreprises américaines, et c’est la législation des États-Unis qui prévaut très largement en cas de litige. La supervision des noms de domaines, racine stratégique d’internet, est assurée par une entreprise de droit californien, l’Internet corporation for assigned names and numbers (ICANN). À la suite des révélations d’Edard Snowden, en 2013, sur un espionnage généralisé au profit des intérêts des États-Unis, la Chine, l’Inde, la Russie, le Brésil et l’Union européenne ont lancé des programmes visant à recouvrer leur souveraineté numérique.
Encore faut-il s’entendre sur la signification du terme. Entre « la maîtrise des technologies, tant d’un point de vue économique que social et politique ([52]) », et la capacité de l’État à agir dans le cyberespace, ce qui est une « condition nécessaire à la préservation de nos valeurs » impliquant, d’une part, « une capacité autonome d’appréciation, de décision et d’action dans le cyberespace », et, d’autre part, la maîtrise de « nos réseaux, nos communications électroniques et nos données ([53]) », les approches peuvent varier. D’autres chercheurs, écartant le lien traditionnel entre État et souveraineté, mettent en exergue la capacité de certains acteurs privés à imposer leurs règles ([54]).
Les enjeux de la souveraineté numérique sont considérables : les États dépendent des outils technologiques pour agir mais ils ne les maîtrisent pas complètement. Ils peinent à faire respecter leurs lois sur les réseaux – divulgation de données sensibles, adaptation des lois sur la publication des sondages électoraux ou sur les jeux en lignes, abus de la liberté d’expression, lutte contre la haine sur internet. Ils doivent aussi s’adapter à de nouvelles menaces : cybercriminalité, piratage informatique et rançongiciels, espionnage, propagande terroriste...
Face aux géants de la Silicon Valley, le rapport des forces leur est nettement défavorable. Les États ne créent ni ne maîtrisent les technologies, se heurtent à des situations de quasi-monopole : moteurs de recherche, géolocalisation, lieux de stockage des données, tribunaux compétents, extraterritorialité, etc. Il leur est donc difficile de mettre en avant les ressorts de l’action face à des entreprises dont l’objectif classique est de réaliser des profits en collectant et exploitant des données.
La situation actuelle est un facteur de fragilité pour la plupart des États du monde, dont l’objectif en la matière est double : s’assurer de technologies qui défendent leur souveraineté et doter leurs pays d’une économie numérique. L’exploitation de la masse de données collectées, agrégées et traitées par des algorithmes, est censée permettre d’orienter le comportement des consommateurs et des clients, ce qui ouvre des perspectives considérables : adaptation en temps réel de l’offre commerciale, révolution des démarches publicitaires et marketing, comparaison des prix, gestion des stocks, etc. Les entreprises américaines dominent largement ces marchés, malgré l’émergence ces dernières années d’entreprises européennes et françaises : Vinted, Deliveroo, Bolt, Zalando, Skype, Spotify, LeBonCoin, Blablacar, Deezer, Doctolib ou OVHcloud.
On notera que la prise de conscience de la Chine est plus aiguë que celle de l’Union européenne, pour des raisons liées au caractère autoritaire du régime. Le Premier secrétaire du Parti communiste, Xi Jinping a prévenu l’ensemble des acteurs chinois et étrangers de ses intentions dans une déclaration en mars 2021 : « Pour se doter de forces nationales compétitives, la Chine instaurera et améliorera le système de gouvernance de l’économie de plate-forme en accordant une importance égale au développement et à la régulation dans le cadre des efforts menés pour promouvoir une concurrence loyale, lutter contre les monopoles et empêcher l’expansion désordonnée du capital. » La loi chinoise, présentée en août, considère que les données constituent un atout stratégique de la nation et qu’elles ne doivent pas appartenir à des entreprises privées, surtout si celles-ci sont dans une situation monopolistique. Jusqu’à présent, la Chine réagissait par rapport à certains abus ; elle définit désormais le cadre a priori pour disposer d’un système ne dépendant plus des technologies étrangères ([55]), à la fois par des outils juridiques de plus en plus contraignant, par la mise en place de dispositifs d’isolement et de surveillance de l’internet chinois – le projet « bouclier doré », ou « Grande Muraille numérique », et par des efforts technologiques considérables sur les matériels et logiciels considérés comme critiques.
*
Ce tour d’horizon des risques et menaces auxquels la France se trouve confrontée met en évidence la nécessité d’une action résolue et lucide pour s’y préparer, dans la mesure où il apparaît probable que les actions de prévention – au demeurant indispensables – ne pourront pas nous en prémunir intégralement. Dans cet environnement où risques et menaces se conjuguent, dans un contexte de compétition internationale accrue, les sociétés démocratiques occidentales sont vulnérables. Toute fragilité, quelle qu’en soit l’origine, est susceptible d’être exploitée à leurs dépens.
B. La crise sanitaire précipite la prise de conscience de vulnérabilités
Dès le début de la crise de la covid-19 en France, différents organismes se sont prêtés à l’analyse de la gestion de la crise sanitaire ainsi que des retours d’expériences qui peuvent en découler. L’abondance de la production de travaux en la matière témoigne de la réelle prise de conscience des problématiques systémiques soulevées par la pandémie.
Il faut ici souligner l’apport du Parlement qui, grâce à des dispositions prises en urgence pour maintenir la continuité de son activité, a contribué à un fonctionnement fluide des institutions sans qu’il soit nécessaire de recourir à un cadre exceptionnel. Non seulement les élus de la nation ont participé largement à la recherche de solutions opérationnelles et à la réflexion de plus long terme, mais aussi, grâce aux travaux ([56]) de l’Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques (OPECST), ils ont apporté leur pierre à l’information scientifique du pays.
La mission d’information sur la résilience nationale est bien entendu redevable de tous ces travaux, dont elle s’est inspirée pour mener sa propre réflexion et dont elle reprend certaines propositions. Elle a cependant considéré qu’il aurait été inutile et redondant de produire une énième évaluation de la gestion de la crise sanitaire, préférant s’inscrire dans une démarche plus globale et prospective.
On trouvera ci-après une liste indicative des principaux travaux sur lesquels la mission d’information s’est appuyée. Certains concernent directement la gestion de la crise sanitaire, d’autres des implications de la crise à court, moyen ou long terme dans différents domaines. Dans tous les cas, votre rapporteur constate une convergence des analyses et des recommandations vers la notion de résilience, qui apparaît comme la clé, tout à la fois, de l’interprétation de la crise sanitaire et des enseignements qu’il convient d’en tirer.
1. L’analyse de la gestion de la crise sanitaire
On a assisté dès les premiers mois de la pandémie à une volonté d’analyser ce qui se passait et d’évaluer les réponses des pouvoirs publics et du système de santé. Certains travaux ont été menés dans le cadre de la confrontation politique propre au fonctionnement du Parlement, ce qui leur donne un tour parfois polémique et, rétrospectivement, excessivement critique au regard des réponses le plus souvent pertinentes qui ont été apportées à cette crise inédite.
On retiendra surtout deux aspects : d’une part, la volonté de s’appuyer en continu sur les retours d’expérience et les comparaisons internationales en continu, ce qui aura été très profitable à la gestion de crise dans son ensemble ; d’autre part, l’ouverture de champs nouveaux de prospective.
a. Les missions d’information et commissions d’enquête parlementaires
● Rapport de la mission d’information, dotée de pouvoirs d’enquête, de l’Assemblée nationale sur l'impact, la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions de l'épidémie de Coronavirus-Covid-19 (décembre 2020)
Créée par la Conférence des présidents le 17 mars 2020, la mission d’information, présidée par M. Richard Ferrand – qui en est également le rapporteur général –, comprend l’ensemble des présidents des commissions permanentes et des présidents de groupe. Elle remet un premier rapport ([57]) en juin 2020 qui procède à une description complète des premiers dispositifs mis en place par les pouvoirs publics en réponse à la pandémie.
Après s’être dotée de pouvoirs d’enquête, elle publie un second rapport en décembre 2020, lors de la seconde vague. Le nouveau rapporteur, M. Éric Ciotti (LR), s’y livre à une analyse critique de la réponse des pouvoirs publics, pointant l’impréparation de l’État. La pandémie aurait révélé le désarmement des pouvoirs publics face à l’émergence d’une crise sanitaire de telle ampleur ainsi que les fragilités structurelles du système de soins. Le rapport délivre une série de recommandations en matière d’anticipation, de stocks stratégiques et logistiques, de gestion territoriale des crises et de santé – dépistage, système de soins, EHPAD.
● Rapport de la commission d'enquête du Sénat pour l'évaluation des politiques publiques face aux grandes pandémies à la lumière de la crise sanitaire de la covid-19 et de sa gestion (décembre 2020)
Créée le 30 juin 2020, la commission d’enquête sénatoriale a mené ses travaux parallèlement à la mission d’information de l’Assemblée nationale et ses conclusions rejoignent dans leurs grandes lignes celles du rapport de M. Ciotti. Elle déplore un triple défaut : de préparation, de constance dans la stratégie, de communication.
● Rapport d’information de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale sur les dimensions européenne et internationale de la crise liée à la pandémie de covid-19 (décembre 2020)
Le rapport de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée procède à une analyse comparative de la gestion de crise, tout en évaluant les forces et les faiblesses des politiques menées à l’échelle européenne et de la solidarité internationale.
● Rapport de la mission relative au contrôle qualité de la gestion de crise sanitaire (juin 2020)
Ce rapport, commandé par le Premier ministre au général Richard Lizurey, comprend une série de recommandations pratiques et organisationnelles pour améliorer le pilotage opérationnel de la crise.
● Rapports de synthèse ([58]) du Haut Comité français pour la résilience nationale sur le SARS-CoV-2 (juillet 2020 et juillet 2021)
Les rapports du Haut Comité français pour la résilience nationale retracent la chronologie de la crise du covid-19 sous tous ses aspects, en France, en Europe et dans le monde, afin de poser les bases d’un retour d’expérience au bénéfice des politiques futures ([59]).
● Rapport de la mission indépendante nationale sur l’évaluation de la gestion de la crise Covid-19 et sur l’anticipation des risques pandémiques (mars 2021)
Créée à la demande du Président de la République, la mission indépendante dite « Pittet » remet ses travaux dans le contexte du lancement de la campagne nationale vaccinale. Conformément à sa lettre de mission, elle procède à « une évaluation, en comparaison internationale, de l’impact sanitaire, économique et social de la crise », à « une appréciation de la pertinence, de la rapidité et de la proportionnalité de la réponse apportée à la crise au regard des autres réponses nationales » et à « la formulation de recommandations pour rendre le pays plus réactif et résilient face aux crises sanitaires ».
2. L’analyse des implications de la crise sanitaire
a. Les implications économiques et industrielles
La crise sanitaire a donné une nouvelle actualité au thème de la désindustrialisation de la France et à la nécessité de garder la maîtrise de certaines productions stratégiques au niveau national ou au niveau européen. C’est bien entendu dans le domaine sanitaire, pharmaceutique et médical que les carences ont été les plus criantes : équipements de protection sanitaire, moyens de production de médicaments et de vaccins ou encore de respirateurs.
Au-delà des études consacrées ces questions ([60]), on peut considérer que la séquence de réponse aux effets économiques de la crise sanitaire, qui va du plan d’urgence au plan de relance et au plan France 2030 s’inscrit dans une dynamique de résilience : résilience face au réchauffement climatique et résilience face à de futures crises de toutes natures qui exigent un renforcement significatif de notre autonomie en matière de production industrielle et d’approvisionnements.
Le plan France Relance ([61]) de septembre 2020, doté de 100 milliards d’euros, apparaît comme un tournant économique vers la résilience. La résilience est du reste encore plus présente dans sa déclinaison européenne – puisque l’Union européenne finance ce programme à hauteur de 40 milliards d’euros –, le Plan national de relance et de résilience ([62]). Les conditionnalités communautaires apportent une plus-value non seulement en matière de résilience environnementale et sociétale, mais aussi en matière d’investissement pour garantir notre autonomie stratégique, conformément à la mise à jour de la stratégie industrielle européenne de mai 2021 ([63]).
b. Les implications numériques
● Rapport d’information de la délégation sénatoriale à la prospective : Crises sanitaires et outils numériques : répondre avec efficacité pour retrouver nos libertés (juin 2021)
Le rapport sénatorial met en perspective la stratégie d’endiguement de certains pays asiatiques, reposant sur des outils numériques efficaces mais souvent intrusifs. Il analyse les carences et les hésitations de l’administration française dans la mise en place de dispositifs numériques pour combattre la pandémie, et plaide pour une intégration et une acceptation des usages numériques dans le domaine sanitaire en en veillant à leur proportionnalité et à la protection des libertés individuelles.
● Rapport de la mission d’information de l’Assemblée nationale sur le thème « Bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne » (juin 2021)
La mission d’information de l’Assemblée nationale analyse « la formidable dépendance de la France et de l’Europe vis-à-vis des solutions et matériels numériques non européens » mise en évidence par la crise sanitaire à la fois dans le quotidien des citoyens – équipements, communications, télétravail – et dans le cyberespace comme champ émergent de compétition stratégique.
● Rapport de la commission « Les Lumières à l’ère numérique » (janvier 2022)
La commission mise en place par le Président de la République et présidée par M. Gérald Bronner formule une série de propositions d’ordre technique, juridique, organisationnel et éducatif pour lutter contre la désinformation dans le cyberespace et les ingérences numériques étrangères.
c. Les implications juridiques
● Étude annuelle 2021 du Conseil d’État – Les états d’urgence : la démocratie sous contraintes (juillet 2021)
Les travaux parlementaires sur les différents projets de loi d’urgence pour faire face à la crise sanitaire constituent à eux seuls un corpus important. L’étude annuelle 2021 du Conseil d’État procède à une vaste synthèse juridique et à une mise en perspective historique des états d’exception. Elle formule plusieurs propositions pour réformer le cadre constitutionnel, législatif et réglementaire des états d’exception et pour mieux structurer le pilotage de la gestion de crise.
● Rapport de la mission sur la transparence, l’information et la participation de tous à la gestion des risques majeurs, technologiques ou naturels (juin 2021)
La mission mise en place par la ministre de la transition écologique et présidée par le journaliste scientifique Fred Courant propose une série de mesures concrètes pour engager « une modernisation profonde des dispositifs d’acculturation aux risques ».
● Croix-Rouge française et cabinet Futuribles : Anticiper 2030 – crises, transformations et résilience (octobre 2021)
La Croix-Rouge française dresse, à la lumière l’« ébranlement généralisé » provoqué par la crise du covid, un panorama très large des enjeux de la décennie – environnementaux, sanitaires, informationnels, sociaux – et met en exergue trois « piliers de la résilience » : préparer et éduquer face aux crises ; protéger au cœur des crises et des ruptures de vie ; relever par le rétablissement des liens sociaux.
C. Comment définir la résilience de la nation ?
L’analyse du contexte international, caractérisé par une instabilité croissante, des risques systémiques et une compétition tous azimuts, ainsi que le retour d’expérience de la crise du covid-19, conduisent réfléchir à la définition de ce que doit être la résilience de la nation aujourd’hui.
1. Un concept issu de la psychologie individuelle, de plus en plus utilisé à l’échelle des organisations
a. Un concept multidimensionnel
Si la notion de résilience a revêtu de nouveaux usages dans le champ des politiques publiques au cours des dernières années, ces utilisations n’ont pu intervenir qu’au terme d’une série de déplacements à partir du sens premier du terme. Son acception originelle s’inscrit en effet dans le lexique des sciences expérimentales, et qualifie la résistance d’un matériau aux chocs ([64]). La capacité d’un matériau à retrouver son état antérieur à l’exercice d’une pression extérieure est ainsi mesurée à l’aide d’un coefficient de résilience ([65]). La notion de retour à une situation primitive est bien présente dans l’étymon latin du terme : le verbe resilire comporte en effet l’idée d’un mouvement de retrait, et au sens figuré, celle d’un repli sur soi.
Par un glissement de sens, le terme s’est vu transféré du domaine physique à la sphère morale. Aussi le Trésor de la langue française, tout en rappelant l’origine anglaise du terme et son acception en physique des matériaux, le définit-il, au sens figuré, comme un synonyme de « force morale », désignant « la qualité de quelqu'un qui ne se décourage pas, ne se laisse pas abattre » ([66]). Dans un texte de 1936, dont le titre – L’Élasticité américaine – joue du double sens physique et moral du terme, Paul Claudel relève, dans le contexte de la Grande Dépression, l’aptitude de la société américaine à faire face aux crises : « il y a dans le tempérament américain une qualité que l’on traduit là-bas par le mot resiliency, pour lequel je ne trouve pas en français de correspondant exact, car il unit les idées d’élasticité, de ressort, de ressource et de bonne humeur » ([67]).
Ces usages métaphoriques d’une notion issue des sciences naturelles ont acquis, dans les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, une signification technique dans le champ des sciences humaines, et plus spécifiquement de la psychologie. En particulier, les travaux de la psychologue américaine Emmy E. Werner concernant l’aptitude d’enfants et d’adolescents à atteindre un haut degré d’épanouissement au sortir de conditions de vie difficiles, ont inspiré les recherches ultérieures sur les applications du concept de résilience en psychologie clinique ([68]). La reconstruction morale d’individus au terme d’expériences traumatiques est ainsi au cœur des ouvrages de Boris Cyrulnik, dont les travaux en psychiatrie et en neuropsychologie ont amplement contribué à la diffusion du terme de résilience auprès d’un large public francophone.
Par rapport aux autres usages de cette notion, la résilience nationale présente des caractéristiques originales. À la différence de la résilience psychique d’un individu, la capacité d’une nation à recouvrer son équilibre à la suite d’une grave perturbation de son existence normale se déploie par définition au niveau collectif, à l’échelle d’une vaste communauté. À l’intérieur de celle-ci, les aptitudes individuelles et l’engagement d’entités particulières et circonscrites – telles que les associations, les entreprises ou les collectivités territoriales – n’en sont pas moins déterminants pour le succès d’une stratégie de sortie de crise. C’est donc au point d’articulation entre des dispositions et comportements individuels et plusieurs niveaux d’organisations collectives que s’élabore la résilience d’une nation.
Ensuite, parce qu’elle se rapporte à une société particulière, inscrite dans une histoire, une culture, une organisation politique, des institutions et un territoire déterminés – autant d’attributs d’une nation au sens plein du terme –, cette déclinaison du concept de résilience ne saurait donner lieu à une évaluation quantitative, générale et abstraite dans sa forme, à l’image du « coefficient de résilience » d’un matériau. La résilience d’une nation doit nécessairement s’apprécier au regard des valeurs, des idéaux et des normes qui la caractérisent. En d’autres termes, s’il existe bien des déterminants matériels capables d’influencer la résilience d’un pays – tels que le niveau de ses stocks ou de ses forces – cette aptitude collective est indissociable d’un projet, d’une vision politique du monde et de la volonté de la réaliser.
Le rôle central de la volonté politique qui sous-tend une nation à un moment donné apparaît déterminant pour l’appréciation de la résilience d’une société démocratique. En effet, si la résilience d’un être vivant ou d’un système de solidarités entre des individus et leur milieu ne saurait s’apprécier en termes mécaniques, sous le prisme exclusif du retour du même, la part d’innovation qu’implique la résilience de communautés vivantes est exacerbée dans le cas des nations démocratiques, qui se définissent par leur capacité à mettre en forme la volonté libre de leurs membres. La place de l’innovation collective, de la réinvention du fonctionnement d’un collectif, doit donc être soulignée, compte tenu notamment des critiques portant sur le conservatisme tacite qui sous-tendrait toute doctrine de résilience.
D’autre part, les risques susceptibles d’éprouver la résilience d’une nation sont plus diversifiés que ceux auxquels s’exposent un écosystème ou un individu. Du fait de la complexité des sociétés contemporaines, due à la diversité et à l’intensité des activités et des échanges au sein de chacune d’entre elles autant qu’aux rapports d’interdépendance qui les lient les unes aux autres, les sources de vulnérabilité sont nombreuses et se recoupent en partie : les risques géopolitiques, pouvant revêtir la forme de conflits de haute intensité entre États, se superposent à des fragilités économiques, que celles-ci soient l’effet d’une conjoncture particulière ou de la longue durée ; l’impact de phénomènes tels que le dérèglement climatique comme de risques environnementaux plus circonscrits dans l’espace et dans le temps, s’analyse aussi bien en termes écologiques que politiques, sociaux ou économiques ; la fragmentation du corps politique, la défiance dont font l’objet les institutions et la difficulté à définir un ensemble de principes constituant une vision du monde capable de réunir les membres d’une nation par-delà leurs différences, sont autant de vulnérabilités propres aux sociétés démocratiques.
Aussi, de manière synthétique, la résilience de la nation peut-elle être définie comme la volonté et la capacité de la nation dans toutes ses composantes à se prémunir des principaux risques et menaces auxquels elle est exposée, et, si une catastrophe ou une agression majeure surviennent, à résister à leurs conséquences et à recouvrer rapidement un équilibre qui conforte sa cohésion et ses valeurs fondamentales.
b. Des critiques dont la portée ne doit pas être négligée
À mesure qu’elle s’est installée dans le discours public, la notion de résilience a fait l’objet de critiques dont l’écho et la pertinence doivent être pris en considération. En particulier, un ouvrage de Thierry Ribault ([69]), précisément intitulé Contre la résilience : à Fukushima et ailleurs, présente cette notion comme l’un des avatars d’une injonction générale à l’adaptation ([70]): l’introduction de la résilience dans le champ politique substituerait, aux projets de transformation du monde par l’activité créatrice des sociétés humaines, une idéalisation de la résistance aux chocs, doublée d’une insistance sur les responsabilités individuelles au détriment de la critique des orientations générales de nos sociétés. Cette innovation sémantique résulterait de l’intégration des catastrophes dans les techniques de gouvernement : la catastrophe perdrait ainsi son sens de rupture dévastatrice du cours du monde, pour ne plus constituer qu’un moment de l’histoire d’une société appelée à se recomposer sur les mêmes bases.
Ces critiques ne semblent toutefois pas faire obstacle à un usage fécond de la notion de résilience. D’abord, une stratégie de résilience nationale ne saurait aboutir à admettre de façon indiscriminée l’ensemble des facteurs de risque comme autant de circonstances extérieures sur lesquelles l’État et la société n’auraient par définition aucune prise. La première exigence d’une telle stratégie est au contraire de prévenir la matérialisation des menaces de tous ordres. À titre d’exemple, une stratégie de résilience face au changement climatique ne peut faire l’économie d’une lutte contre ce processus. Une telle stratégie ne doit donc pas être conçue comme le palliatif de modifications de notre environnement dont on admettrait par avance la fatalité, mais comme la combinaison d’une action résolue contre ce phénomène et d’une anticipation de ses effets probables.
Il ne s’agit pas davantage d’organiser le désarmement de l’État en préalable à la responsabilisation intégrale des individus, appelés à faire face aux conséquences de crises dont les ressorts sont en réalité de nature collective. Seulement, le maintien, voire le développement des capacités des pouvoirs publics n’implique pas que l’on renonce aux dispositions personnelles ni aux compétences précieuses d’individus et d’organisations, qu’il s’agisse d’associations ou d’entreprises, par exemple. Ainsi, l’entretien de services publics de secours pour parer aux urgences médicales ne fait pas obstacle à la formation d’un large public aux gestes qui sauvent. Dans ce cas précis, les compétences des personnes privées sont un complément, bien davantage qu’un substitut, à l’action des pouvoirs publics.
L’invocation de la résilience dans le discours public n’a donc pas pour objet d’instiller la croyance à la responsabilité individuelle de chacun dans l’origine des catastrophes, au détriment de l’examen de responsabilités collectives, tenant à l’organisation de nos sociétés ou à leur rapport à la technologie. Une stratégie de résilience vise au contraire à rétablir les conditions normales de fonctionnement d’institutions délibératives capables de définir l’organisation de la vie nationale, notamment pour permettre l’examen critique des décisions passées.
2. Une appropriation progressive du concept dans la sphère publique en France
L’emploi de la notion de résilience dans la sphère publique française a acquis une ampleur significative à partir de 2008, après la publication du Livre blanc de la défense et de la sécurité nationale. Ce dernier a vu la résilience érigée en objectif de sécurité nationale, aux côtés de l’anticipation-réactivité et de la capacité de montée en puissance.
La définition du terme contenue dans le Livre blanc marque une inflexion dans le sens d’une conception globale de la résilience, comme caractérisant l’ensemble des secteurs et des parties prenantes de la vie de la nation :
La résilience se définit comme la volonté et la capacité d’un pays, de la société et des pouvoirs publics à résister aux conséquences d’une agression ou d’une catastrophe majeures, puis à rétablir rapidement leur capacité de fonctionner normalement, ou à tout le moins dans un mode socialement acceptable. Elle concerne non seulement les pouvoirs publics, mais encore les acteurs économiques et la société civile tout entière ([71]).
Ainsi caractérisée, la résilience se situe à la jonction de réalités distinctes. En tant que disposition du corps social et des institutions, elle revêt à la fois une composante objective, que recouvre la notion de « capacité », et une dimension subjective, qu’exprime le mot de « volonté ». Ces deux déterminants de la résilience peuvent être mis à l’épreuve par des événements de nature différente, qui s’étendent du registre de la « catastrophe », terme qui comporte une notion de fatalité, à celui de « l’agression », laquelle se rapporte au contraire à la volonté d’un agent, qu’il s’agisse d’un État ou d’une organisation hostile. La définition fournie par le Livre blanc insiste également sur le caractère collectif de la résilience : à la différence d’une doctrine de défense dont le champ d’application se limiterait à la protection du territoire national en cas d’agression, et concernerait plus particulièrement l’action des forces armées, une stratégie de résilience doit impliquer la sphère civile, qu’il s’agisse des pouvoirs publics, des différents échelons de gouvernance territoriale, des acteurs économiques, ou de la population générale.
Alors que ces utilisations du concept de résilience, intervenant dans la formulation d’une doctrine de défense, s’adressaient avant tout à un public spécialisé, la crise sanitaire liée à la pandémie de covid-19 a considérablement accru la visibilité de cette notion. Ainsi, le 25 mars 2020, le Président de la République a annoncé le lancement de l’opération Résilience, mobilisant les moyens des armées, consacrée « à l'aide et au soutien aux populations ainsi qu'à l'appui aux services publics pour faire face à l'épidémie de covid-19 en métropole et en outre-mer, en particulier dans les domaines sanitaire, logistique et de la protection » ([72]). Cette annonce, effectuée au cours d’une adresse à la nation, peut apparaître comme une étape importante en vue de l’installation pérenne de la notion de résilience dans le discours et le débat public. Le 13 avril suivant, à l’occasion d’une autre adresse aux Français, le Président de la République usait à nouveau du terme, en évoquant non plus la réaction immédiate à la crise, mais la préparation du pays aux enjeux de la longue durée ([73]).
La résilience se rapporte bien ici à la capacité de la nation à affronter les crises. Il y est à la fois question de mesures déterminées, justifiées par l’urgence, et de la capacité de la société tout entière à se prémunir des conséquences des crises. L’intérêt de la notion apparaît ainsi à travers cette juxtaposition de significations complémentaires, et tient à la synthèse qu’elle effectue entre le développement de dispositions collectives patiemment constituées, et leur mobilisation rapide en réponse à un événement perturbateur. Construire la résilience de la nation, c’est donc tirer de l’analyse des besoins du pays dans ses enjeux de long terme des mesures concrètes, mises en œuvre par les pouvoirs publics et par la société dans son ensemble, et être capable de les mobiliser rapidement en réponse à un événement perturbateur.
Dans le contexte de la crise sanitaire, la notion de résilience a également été utilisée à l’échelle européenne. Ainsi, le principal instrument financier de la mise en œuvre du plan de relance européen (« NextGenerationEU ») a reçu le nom de facilité pour la reprise et la résilience. Aux termes du règlement 2021/241 du Parlement européen et du Conseil du 12 février 2021, le versement des crédits de ce fonds aux États membres est conditionné à la transmission, par ces derniers, de plans nationaux pour la relance et la résilience. Soumis à l’examen de la Commission, ces programmes comportent une répartition prévisionnelle des dépenses au regard de plusieurs objectifs, au premier rang desquels la « double transition écologique et numérique » ([74]). Il s’agit donc avant tout de mesures d’investissement, destinées à élever le niveau de croissance à long terme au sein de l’Union européenne en adaptant les économies nationales aux enjeux de la longue durée, plutôt que d’un plan de stabilisation du cycle économique. Cet emploi de la notion de résilience en conforte le statut. La résilience est ainsi un objectif transversal des politiques publiques, permettant de lier le temps court de la réaction aux crises au temps long de la reconstruction et de la prévention des risques à venir.
3. L’enjeu politique et sociétal que représente la résilience de la nation reste néanmoins insuffisamment pris en compte en France
Si la résilience a acquis à partir de 2008 une signification et une valeur opératoire auprès d’une partie des pouvoirs publics, notamment dans le secteur de la défense, cette notion n’a longtemps connu, en France, que des usages circonscrits voire confidentiels.
La France ne présente, en effet, pas le même niveau de maturité dans la mise en œuvre d’actions tendant à accroître la résilience des pouvoirs publics et de la société. En particulier, le développement de la capacité de vastes pans de la société à faire face aux conséquences des crises paraît limité, alors même que la protection du pays a longtemps reposé, à tout le moins dans ses aspects militaires avant le développement de la dissuasion, sur la mobilisation de la population tout entière. En témoignent aussi bien le principe révolutionnaire de la levée en masse que la refondation de la doctrine de défense opérationnelle du territoire par l’ordonnance du 7 janvier 1959, réaffirmant la centralité de la mobilisation générale.
À l’inverse, comme on le verra plus en détail dans la troisième partie du présent rapport, d’autres États ont mis en œuvre de véritables stratégies de résilience, sous des intitulés parfois différents. Ainsi, plusieurs États nordiques – la Finlande, la Norvège et la Suède – ont su développer leurs capacités de résistance aux agressions extérieures en liant la défense du territoire par les forces armées et l’implication de la société civile auprès de ces dernières. Cette articulation se fonde sur la notion de défense totale, également employée en Allemagne. Il paraît significatif, pour la bonne compréhension de l’objectif poursuivi à travers cette coopération entre la population et les forces armées, que les nations qui fondent leur doctrine de défense sur cette imbrication des domaines civil et militaire se signalent par leur réticence marquée envers le recours à la force. La défense totale, comme élément constitutif d’une stratégie de résilience, est liée à la garantie de l’intégrité territoriale et de l’identité de ces pays en tant que nations démocratiques et indépendantes.
D. les finalités d’un projet de résilience nationale
Définir les finalités d’un projet de résilience nationale revient à énoncer les principes fondamentaux que la nation se reconnaît, et qu’une telle stratégie vise à préserver dans un contexte de crise. Réciproquement, l’efficacité de la réaction aux crises peut tirer parti de la volonté et de la capacité du pays de se prémunir de leur incidence sur son organisation et sur ses valeurs. Ainsi, l’engagement des citoyens au service de causes d’intérêt général, dont témoigne l’existence d’un important tissu associatif, est-il aussi bien un trait définissant une société démocratique animée par le souci du bien commun, qu’une ressource mobilisable pour sa préservation.
Désigner certains principes ou valeurs comme étant fondamentaux pour la nation peut être perçu comme une démarche arbitraire. Et cela d’autant plus dans un contexte de polarisation des opinions, voire de fragmentation du corps social, qui revêt une gravité et des proportions telles qu’il est difficile d’identifier des principes communs à l’ensemble de notre société ([75]). Il est cependant possible d’énoncer les conditions générales de formation et de mise en œuvre d’une volonté politique librement déterminée, ainsi que les caractères principaux de l’histoire politique républicaine pouvant constituer le fondement d’un projet national.
1. Souveraineté, indépendance, autonomie
Dès lors que la résilience désigne la capacité d’une société à préserver sa cohésion et ses moyens d’action dans des circonstances entravant le cours de la vie nationale, elle apparaît comme une condition d’exercice de la souveraineté, sous ses deux composantes que sont, dans les relations extérieures, l’indépendance à l’égard des autres États, et, au plan intérieur, le principe d’autonomie, en vertu duquel les normes procèdent de la nation à laquelle elles s’appliquent. Une fois ces objectifs définis, il est possible d’élaborer une stratégie de résilience visant à préserver la souveraineté de la nation sous ses différentes formes.
En premier lieu, il importe de maintenir l’indépendance nationale, à la fois en tant que principe juridique et dans ses conditions concrètes de réalisation. Sans méconnaître la portée des engagements internationaux de la France, ni l’étendue des interdépendances qui la relient aux autres nations, les pouvoirs publics et la société doivent se prémunir des conséquences d’une brusque déstabilisation du contexte géopolitique ou des échanges internationaux, mettant à l’épreuve le réseau des solidarités existantes.
Ainsi, l’hypothèse d’une rupture imprévue et brutale des relations entre la France et certains de ses partenaires étrangers, notamment à la suite de changements rapides dans la gouvernance de ces États, devrait être anticipée afin de se prémunir de ses conséquences politiques, sociales ou économiques. Par exemple, sans aucunement remettre en cause la participation de la France à une organisation internationale telle que l’OTAN, ni son engagement en faveur de la construction d’une défense européenne, il paraît souhaitable que les armées et l’ensemble des parties prenantes de la défense nationale disposent de contrats opérationnels alternatifs applicables en cas de dislocation brutale de l’alliance.
2. Maintenir la promesse républicaine dans un contexte où les attentes sociales sont de plus en plus fortes
Si l’on compare la résilience de la société française aujourd’hui à ce qu’elle pouvait être au moment du déclenchement de la Première Guerre mondiale, l’un des possibles facteurs de sa diminution tient à l’évolution des rapports entre les pouvoirs publics et les citoyens découlant de l’attribution de nouveaux droits à ces derniers. L’histoire contemporaine a en effet donné lieu à un accroissement continu des attentes de la population, auxquelles l’État et les autres institutions publiques – en particulier les organismes de protection sociale – ont pu répondre à la faveur d’un contexte politique, économique et social très favorable, marqué par l’absence de conflits majeurs sur le sol européen depuis 1945 et par le dynamisme des économies occidentales durant les « trente glorieuses ». Ainsi, la reconnaissance de droits dits de deuxième génération, également appelés des « droits-créances », qui figurent notamment dans le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, a donné un fondement juridique et une justification politique aux attentes sociales en matière de protection, tout particulièrement dans la sphère socio-économique.
Par ailleurs, la disparition des violences politiques, qui avaient accompagné la guerre d’Algérie, et des menaces sur la sécurité intérieure liées au contexte de Guerre froide, a procuré à la population un sentiment de protection, diminuant sa tolérance à l’égard de la mise en danger des personnes en cas de conflit extérieur ou d’attentats sur le territoire national. Si la population française a plusieurs fois affiché sa cohésion durant la vague d’attentats islamistes commencée en 2012 lors des tueries de Toulouse et de Montauban, et dont l’assassinat de Samuel Paty en octobre 2020 a rappelé la persistance, la réprobation qu’inspire à certains de nos concitoyens la mise en danger de la vie de militaires engagés dans des opérations extérieures témoigne d’une sensibilité accrue à la protection des vies humaines.
Or, l’exigence de protection que manifestent les Français se heurte aux limites du renforcement des moyens que les pouvoirs publics consacrent aux enjeux de sécurité. Il serait en effet impossible d’accroître indéfiniment les instruments juridiques et les ressources à la disposition des services de sécurité, sans risquer de remettre en cause les libertés publiques et l’atteinte des objectifs poursuivis par d’autres politiques sollicitant les moyens de l’État.
L’affirmation de nouvelles attentes collectives, en particulier en matière environnementale, contribue aussi à rendre plus difficile la conciliation opérée par les pouvoirs publics entre des demandes sociales distinctes. Ainsi, l’exigence de lutte contre le réchauffement climatique peut impliquer le recours à des sources d’énergie qui, à l’image du nucléaire, comportent inévitablement des risques industriels, sanitaires et environnementaux.
Sous l’effet de ces différentes évolutions, les institutions publiques se trouvent ainsi confrontées à des attentes sociales concurrentes voire contradictoires, face auxquelles il leur est difficile de maintenir la promesse républicaine d’émancipation des individus et de la société.
3. Maintenir la forme démocratique de l’État et l’autonomie de la société vis-à-vis de ce dernier.
Si la France se caractérise par une tradition centralisatrice et par le rôle structurant des institutions publiques, cette donnée de l’histoire politique s’accompagne du souci constant du contrôle de l’action des pouvoirs publics par les citoyens.
Parmi les expériences historiques qu’une stratégie de résilience doit prendre en compte, la défaite de 1940 occupe une place particulière. Ses conséquences immédiates, à savoir l’occupation de la plus grande partie du territoire national et le remplacement des institutions républicaines par le régime de Vichy, constituent deux illustrations particulièrement dramatiques des effets éventuels d’un conflit de haute intensité sur l’intégrité territoriale et politique du pays. Aussi, le maintien de la forme démocratique de l’État constitue l’une des justifications d’une doctrine de défense et d’une stratégie de résilience visant à se prémunir de tout type d’agression qui puisse affecter le fonctionnement des institutions représentatives.
Des instruments existent en ce sens. Ainsi, sur le plan juridique, notre Constitution dispose que la forme républicaine du Gouvernement ne peut faire l’objet d’une révision, et qu’aucune révision ne peut intervenir alors qu’il est porté atteinte à l’intégrité du territoire national ([76]). Ces dispositions constitutionnelles ont été élaborées dans le contexte de l’après-guerre, marqué par le souvenir de la débâcle et de l’Occupation.
L’évolution des menaces implique cependant que la France se dote de nouveaux instruments. Si l’on ne saurait écarter la perspective de nouveaux conflits de haute intensité, pouvant menacer l’indépendance nationale, il existe désormais des formes de conflictualité plus insidieuses qui, à l’image des menaces hybrides ou des actions dans l’espace cyber, appellent des réponses différentes. Ainsi, une stratégie de résilience devrait notamment tenir compte des risques de déstabilisation de processus électoraux, qui ont revêtu une importance centrale au cours de scrutins étrangers depuis 2016.
4. Un projet de résilience doit reposer sur l’appréciation transparente des risques auxquels la nation est confrontée
Parce qu’elle implique la société tout entière, une stratégie de résilience nationale doit nécessairement correspondre à une vision politique. Elle n’est en effet pas séparable de préférences collectives définies par l’arbitrage entre des demandes sociales concurrentes, voire contradictoires. Ainsi, la demande de sécurité à l’égard d’agressions extérieures ou de catastrophes naturelles peut mobiliser des ressources, qui par conséquent ne serviront pas à répondre à d’autres attentes sociales.
Dès lors, il faut s’interroger de façon régulière sur les moyens que la société entend consacrer au développement de sa résilience. Compte tenu de la charge économique, morale, voire psychologique que comportent certaines mesures participant de cet objectif, la décision de les mettre en œuvre doit reposer sur une évaluation continue des risques auxquels le pays est exposé, afin de veiller à ce que les moyens que celui-ci destine à sa résilience soient dimensionnés en conséquence.
Ainsi, toute constitution de réserves supplémentaires de matières premières par les entreprises ou par les pouvoirs publics permet certes de pallier d’éventuelles difficultés d’approvisionnement, mais s’accompagne de coûts de stockage élevés que la société n’est pas nécessairement prête à assumer. De manière analogue, la relocalisation d’industries pharmaceutiques est assortie de risques environnementaux et sanitaires, mis en lumière par le classement Seveso d’une grande partie de ces installations industrielles.
En d’autres termes, le renforcement de la résilience de la nation, par la réduction de son exposition aux menaces de déstabilisation des échanges internationaux, induit un besoin de résilience supplémentaire à l’égard des dangers environnementaux liés à certaines activités industrielles.
De façon comparable, la lutte contre le dérèglement climatique et le renforcement de la résilience face à ses manifestations, à quoi concourt le développement de la production d’électricité nucléaire, s’accompagne d’exigences supplémentaires de prévention des accidents et de résilience en cas de survenue de ces derniers. Aussi l’élaboration d’une stratégie de résilience nationale présuppose-t-elle la transparence et la lucidité des pouvoirs publics et de la société à l’égard des risques de toutes natures.
L’exposition du pays à ces derniers est notamment fonction d’atouts et de vulnérabilités spécifiques, qu’il importe maintenant d’identifier.
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II. La France de 2022 a des atouts solides en termes de résilience mais aussi certaines vulnérabilités
L’analyse lucide et sans cesse renouvelée des forces et des vulnérabilités de la nation est une composante essentielle de la démarche de résilience. Il n’est rien de pire que de se croire protégé sans l’être vraiment. La construction de capacités prend du temps, ce n’est pas au moment où la catastrophe survient qu’elle peut être envisagée.
Il sera donc proposé, dans un premier temps, de dresser un tableau des atouts de la France en matière de résilience – ceux qui lui sont propres et ceux que lui confère son appartenance à l’Union européenne et à de nombreuses instances internationales. Cette partie sera complétée par une évaluation des effectifs directement mobilisables pour contribuer à la résilience nationale, c’est-à-dire des hommes et des femmes susceptibles d’intervenir en première ligne en cas de crise grave.
Dans un second temps seront examinés les facteurs de vulnérabilité de notre pays en matière sociale, politique, militaire, économique, numérique et énergétique.
A. La France dispose d’atouts spécifiques qui sont autant de facteurs avérés ou potentiels de résilience
Le recensement des facteurs de tous ordres – le premier d’entre eux étant l’histoire même de la nation française – met en lumière des atouts importants qu’une stratégie de résilience nationale pourrait mobiliser.
1. Une volonté de souveraineté inscrite dans la longue durée, adossée à d’importantes capacités diplomatiques et militaires et à une position géographique privilégiée
Plusieurs traits caractéristiques de l’État et de la société française, qui relèvent tout à la fois de son histoire, de sa géographie et de sa culture politique, sont des facteurs de résilience, en particulier face à l’hostilité de puissances et d’acteurs étrangers.
a. Le souci de l’indépendance nationale transparaît, sous différentes formes, au cours de l’histoire politique de la France
La volonté d’occuper une place éminente dans les relations internationales tout en protégeant son indépendance constitue un caractère récurrent de l’histoire de France dans la longue durée.
Avant même la fondation des institutions républicaines et démocratiques, la France s’est constituée en tant que nation en assurant son intégrité territoriale. Dès l’Ancien Régime, l’inaliénabilité du domaine royal, apparue dans la pensée juridique au XIVe siècle et érigée en loi fondamentale du royaume en 1566 par l’ordonnance de Moulins, introduit une dissociation du territoire et de la propriété personnelle du monarque. Le rapport du roi au domaine cesse d’être appréhendé sur le mode de la possession, et appartient dorénavant au registre de la souveraineté.
La protection de l’intégrité du domaine royal contre toute cession ou tentative extérieure d’appropriation revêt, à compter de la Révolution française, une dimension nouvelle. En effet, la souveraineté nouvellement proclamée de la nation implique l’impossibilité pour l’État d’aliéner une partie du territoire national et de ses habitants au profit d’une puissance extérieure. Deux conséquences résulteraient de tels transferts territoriaux : d’une part, la nation comme entité politique consciente d’elle-même, car unie par une commune citoyenneté, est solidaire de l’ensemble de ses membres, de sorte que l’abandon d’un territoire à une influence étrangère serait une atteinte portée à l’ensemble du corps politique. D’autre part, dans le contexte des guerres révolutionnaires en particulier, toute perte territoriale apparaîtrait comme une concession au despotisme, représenté par les monarchies européennes dont les armées menacent le pays. C’est pourquoi l’enracinement de la république en France à la fin du XIXe et au début du XXe siècle est notamment tributaire du souvenir de la perte de l’Alsace-Moselle au profit de l’Empire allemand, aliénation à la fois territoriale, culturelle et politique. Aussi l’historiographie a-t-elle mis en lumière le rôle, parmi les motivations des combattants français de la Première Guerre mondiale, de la volonté partagée de défendre le territoire national face à une puissance perçue comme agressive et étrangère à la culture politique républicaine ([77]).
Si la défaite de 1940 et l’Occupation peuvent difficilement apparaître comme des modèles historiques de résilience nationale, la manière dont une puissance anéantie et divisée a développé une organisation interne au sein de la Résistance, formé un projet national commun, puis recouvré un statut dans les relations internationales plus conformes à ses aspirations, constitue une expérience inédite de reconstruction politique, morale, économique et sociale. En particulier, l’œuvre du Conseil national de la résistance, rassemblant les aspirations distinctes voire concurrentes des forces politiques et sociales réunies dans le combat commun, fait figure d’expérience historique exceptionnelle à laquelle toute entreprise future de reconstruction nationale au terme de graves épreuves ne peut manquer d’être comparée.
L’affirmation de nouvelles puissances à la faveur de la Seconde Guerre mondiale, puis de la décolonisation et de la Guerre froide, ont plus tard conduit la France à concilier la protection de son indépendance, corollaire indispensable de la souveraineté nationale, et l’instauration d’une nouvelle sécurité collective reposant sur la coopération multilatérale. Durant la Guerre froide, la préservation de la souveraineté nationale a d’abord revêtu la forme du projet gaullien de troisième voie, s’autorisant de nouveaux vecteurs d’influence – possession de l’arme nucléaire, statut de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies… – qui ont contribué au renouvellement des prétentions de la France au statut de puissance mondiale, compromises par la débâcle et par l’Occupation, puis par la perte de son vaste empire colonial.
Il paraît d’ailleurs significatif que l’objectif d’indépendance nationale ait eu pour ultime garantie un moyen – l’arme nucléaire – conçu pour être résilient : ainsi les stocks d’armement sont-ils constitués selon le principe de redondance, qui implique l’entretien de capacités supérieures à celles requises pour l’atteinte d’un objectif à un moment déterminé, afin de tenir compte de l’hypothèse dans laquelle une première frappe ennemie atténuerait notre capacité de riposte ([78]).
La souveraineté de la France, définie par l’indépendance à l’égard de l’étranger et par l’application des principes démocratiques et républicains, a également reposé sur un engagement résolu en faveur de la coopération en matière de défense dans le cadre de l’alliance atlantique, et plus encore du projet d’intégration économique, puis politique, des nations européennes. Cette articulation entre la défense de l’indépendance nationale, condition de réalisation de la promesse républicaine dans le cadre de notre État-nation, et la promotion du multilatéralisme et de la construction européenne, est également au cœur de la notion d’autonomie stratégique comme de celle de « souveraineté européenne », employée dès 2017 par le Président de la République Emmanuel Macron dans le discours de la Sorbonne. En particulier, la doctrine de dissuasion nucléaire française précise désormais que les « intérêts vitaux » du pays, dont la mise en cause peut justifier le recours à l’arme atomique, revêtent une « dimension européenne ([79]) ».
b. La France est favorisée dans son dessein de souveraineté par une géographie privilégiée
La volonté des régimes successifs de garantir l’indépendance et la souveraineté de la France a pu s’appuyer sur les données de la géographie.
Le territoire national possède d’abord un trait de côte étendu, qui lui garantit l’accès à plusieurs mers –mer du Nord, Manche, océan Atlantique, Méditerranée – tout en formant une protection naturelle. L’adjonction de territoires d’outre-mer nombreux et épars à une métropole dotée de plusieurs façades maritimes a plus tard conféré à la France la deuxième plus grande zone économique exclusive (ZEE) au monde.
De manière analogue, les massifs montagneux – Alpes, Vosges, Pyrénées – et les fleuves – le Rhin – séparant le territoire français des pays limitrophes ont paru donner une justification géographique naturelle à la volonté d’indépendance du pays. Ces espaces liminaires, que la Révolution française a qualifiés de « frontières naturelles », ont été interprétés comme la manifestation d’une différence politique, entre la nation française devenue consciente d’elle-même et l’étranger.
Loin d’enclore le territoire national sur lui-même, ces frontières constituent avant tout des interfaces plaçant la France au cœur des réseaux de communication en Europe. Ainsi, le pourtour méditerranéen et la vallée du Rhône ont, dès l’Antiquité, constitué des points de contact avec, respectivement, le reste du bassin méditerranéen et l’Europe du nord. La ville de Lyon a tôt fait de devenir le carrefour commercial qu’elle est encore aujourd’hui, formant, avec le Piémont limitrophe, la racine méridionale de la mégalopole européenne, qui court de l’Italie du nord à l’Angleterre, et comprend les vallées de la Meuse et du Rhin. À l’extrémité septentrionale du pays, la Manche et la mer du Nord constituent l’une des routes maritimes les plus fréquentées au monde, les zones industrialo-portuaires du Havre et de Dunkerque captant en partie ces flux. À l’ouest, la façade atlantique a permis à la France de participer au basculement du centre de gravité des échanges mondiaux de la Méditerranée vers le Nouveau Monde amorcé au XVIe siècle ([80]). La présence de territoires français dans l’indopacifique comporte aujourd’hui des possibilités comparables de développement.
Certains caractères du territoire national méritent d’être signalés comme dans le contexte de l’élaboration d’une stratégie de résilience, pour laquelle ils représentent autant d’atouts. Tel est le cas, notamment, de la surface de terres arables et de la variété du climat, favorisant l’abondance et la diversité des cultures. L’autonomie alimentaire de la France et la position avantageuse dont jouissent certaines filières de son agriculture découlent de cette situation favorable. L’abondance des terres fertiles a aussi eu un rôle dans l’histoire politique et sociale du pays : la répartition plus équilibrée de ces ressources entre les différentes couches sociales que dans d’autres pays européens a pu soutenir les aspirations à l’égalité et l’attachement d’un vaste peuple de propriétaires à la défense de ses biens ([81]).
c. Des capacités reconnues d’anticipation et de planification stratégiques
Au-delà de la détention d’instruments diplomatiques et militaires qui permettent à la France de conserver son statut de puissance, les pouvoirs publics disposent d’importantes capacités d’anticipation et de planification à long terme dans différents domaines.
Ce constat a notamment pris forme en 2008 dans le cadre du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, qui présentait l’anticipation comme une fonction stratégique à part entière. En 2013, le nouveau Livre blanc constatait cependant que « l’État s’est insuffisamment mobilisé pour conférer à cette fonction la place qui correspond à son importance ([82]) ». Or, la résilience face aux différentes crises nécessite d’être en mesure de prévoir leurs conséquences, et de façon plus générale, d’anticiper les évolutions géopolitiques, économiques et technologiques porteuses de ruptures susceptibles de remettre en cause l’adaptation de nos outils de défense.
Cette exigence se décline à plusieurs étapes du déroulement de chaque crise, allant de l’analyse stratégique inscrite dans la longue durée à l’adaptation permanente requise dans la conduite opérationnelle de la gestion de crise. Elle s’impose tout particulièrement aux armées, qui doivent prendre en considération le point de vue d’un adversaire cherchant à provoquer la surprise, voire la sidération. C’est pourquoi toute stratégie de résilience doit impliquer le développement de capacités d’anticipation : d’une part, la définition des besoins nécessaires au renforcement de la résilience de la nation suppose l’identification préalable des menaces qui déterminent ces besoins ; d’autre part, la résilience comme faculté de résistance à l’aléa par l’absorption de chocs imprévus vise à pallier les limites de l’anticipation.
C’est ce qu’affirme notamment M. Bertrand Le Meur, directeur pour la stratégie de défense, la prospective et la contre-prolifération à la direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) : « Si la philosophie du ministère des armées est plutôt fondée sur la résistance, il faut aussi savoir absorber une partie du choc et se préparer à répondre à des aléas dont sait qu’ils adviendront mais que l’on ne connaît pas ([83]). »
De ce point de vue, la France dispose d’atouts importants, comme en témoigne la multiplicité d’organismes et de centres de recherche civils et militaires dont les travaux traitent, au moins pour partie, des évolutions concomitantes du contexte stratégique, militaire et technologique. Certains d’entre eux apparaissent particulièrement novateurs. C’est notamment le cas de la Red Team Défense, mise en œuvre dans le cadre de l’Agence de l’innovation de défense (AID). Composée d’auteurs de science-fiction qui mettent au point des scénarios à partir d’axes de travail fournis par le ministère des armées, la Red Team a pour mission de tracer des scénarios de rupture auxquels la France pourrait être confrontée à un horizon de soixante ans.
À l’inverse, la résurgence de structures anciennes, à l’image du Haut-Commissariat au plan, sous une forme adaptée à la réalité d’une économie moins directement imbriquée avec la sphère publique, vise à répondre aux besoins d’anticipation des mutations économiques et technologiques dans la longue durée.
Si votre rapporteur considère que les moyens d’analyse stratégique et d’anticipation dont disposent les pouvoirs publics pourraient faire l’objet d’une coordination plus rigoureuse, ceux-ci n’en constituent pas moins un « écosystème » précieux qui doit guider toute stratégie de résilience nationale, et dont certaines initiatives pourraient être généralisées au sein de la sphère publique et parmi les opérateurs privés.
d. Un outil de défense et des initiatives diplomatiques renouvelés, garants de l’autonomie stratégique de la France et de l’Europe
Au regard de la dégradation du contexte stratégique et de l’engagement des armées sur plusieurs théâtres d’opération, tant au sein du territoire national qu’à l’étranger, la France s’est attachée, en particulier depuis 2017, à renforcer les instruments de sa défense nationale. Cette volonté trouve sa justification dans la Revue stratégique de 2017, complétée par l’Actualisation stratégique de 2021, et se concrétise notamment par l’application de la loi n° 2018-607 du 13 juillet 2018 relative à la programmation militaire pour les années 2019 à 2025 (LPM 2019-2025). Celle-ci prévoit notamment l’abondement de la mission « Défense » du budget de l’État par 197,8 milliards d’euros de crédits de paiement entre 2019 et 2023. Fait nouveau, cette LPM a été parfaitement respectée dans les différents exercices budgétaires du quinquennat. Ces efforts permettront notamment à nos capacités de défense de regagner en « masse » ([84]).
L’armée française constitue donc un atout spécifique pour la résilience nationale, particulièrement distinctif au sein de l’Europe. Nos forces armées sont ainsi aptes à intervenir en ultima ratio dans une situation de crise, conformément à la règle des « 4 i » selon laquelle « les armées sont engagées sur le territoire national en complément des forces de sécurité et des moyens des autres ministères, dans des missions de sécurité intérieure et de sécurité civile, dès lors que les moyens civils, y compris les moyens de la gendarmerie nationale, s'avèrent inexistants, insuffisants, inadaptés ou indisponibles » ([85]). Elles peuvent s’appuyer, pour cela, sur des militaires polyvalents et sur des ressources variées, logistiques, médicales, pour l’intervention en site pollué ou pour le transport stratégique par exemple.
Loin de remettre en cause l’attachement de la France au multilatéralisme et au règlement pacifique des différends, cet effort de reconstitution d’un outil de défense plus adapté à la diversité des menaces actuelles répond à la résurgence et aux mutations de ces dernières dans un monde multipolaire et incertain (cf. I).
L’augmentation des ressources dévolues à la défense nationale s’accompagne d’un effort de redéfinition de la place de la France dans le monde, qui conforte sa crédibilité vis-à-vis de ses partenaires ainsi que sa résilience face à d’éventuels bouleversements géopolitiques.
Ainsi, sans remettre en cause la nécessaire fermeté à l’égard des violations du droit international liées à l’annexion de la Crimée par la Russie et à l’implication de cette dernière dans le conflit ukrainien, la France a pris soin d’entretenir le dialogue avec cette puissance aux ambitions mondiales. En témoignent notamment la mise en œuvre du « format Normandie » à compter de 2014, comme l’instauration plus récente du dialogue de Trianon, s’inscrivant dans une démarche généralisée de renforcement des liens entre les sociétés civiles par la diplomatie publique.
De manière analogue, les tentatives pour établir de nouvelles relations avec les États africains, impliquant davantage les acteurs de la société civile et dépassant les limites géographiques héritées de l’époque coloniale, sont un autre exemple du renouvellement de la place de la France dans le monde. L’attention portée au basculement du centre de gravité des échanges et des rivalités stratégiques à l’échelle mondiale de l’Atlantique vers l’espace indopacifique a également conduit la France à développer, de façon complémentaire à l’Union européenne ([86]), une position autonome concernant cette zone ([87]).
Ainsi, votre rapporteur estime que le renforcement des capacités militaires et des initiatives diplomatiques et stratégiques portées par la France au cours des dernières années a eu pour effet un accroissement de sa résilience par la dynamisation et la diversification de ses rapports avec le reste du monde.
Les effets bénéfiques d’une coopération internationale étroite sur la résilience du pays, du fait de la mutualisation des ressources et du partage des responsabilités entre États, sont notamment illustrés par les conséquences de l’appartenance de la France à l’Union européenne et à la zone euro.
2. L’appartenance à l’Union européenne et à la zone euro
Alors même que l’engagement de la France en faveur de la construction européenne, et plus particulièrement de l’union économique et monétaire (UEM), a suscité des interrogations lors de la crise des dettes souveraines qui a frappé la zone euro par suite de la dépression économique commencée en 2008, le statut d’État membre de l’Union européenne et de la zone euro apparaît aujourd’hui comme l’un des facteurs économiques et politiques qui confortent la résilience du pays.
a. Des mécanismes d’intégration économique et monétaire qui ont fait la preuve de leur résilience
Si la crise des dettes souveraines de 2011-2012, de même que les déséquilibres persistants des échanges au sein de la zone euro, avaient pu passer pour des signes annonciateurs d’une dislocation de l’union économique et monétaire, force est de constater que l’intégration des économies européennes s’est montrée résiliente face à ces facteurs de vulnérabilité.
En premier lieu, l’évolution des taux d’intérêt applicables aux obligations souveraines, tel que retracé dans le tableau ci-après, démontre la capacité des administrations publiques françaises à garantir la stabilité de leur financement, malgré l’accroissement continu de l’encours de leur dette.
taux d’intérêt applicables aux obligations souveraines françaises
à dix ans (1992-2022)
(en %)
Source : OCDE (https://data.oecd.org/fr/)
Plusieurs explications peuvent rendre compte de cette évolution de long terme. Premièrement, l’hypothèse d’une solidarité entre États pour assurer la continuité du financement de leurs dépenses publiques paraît d’autant plus crédible que le partage d’une même monnaie induit des externalités négatives en cas de défaut de l’une des parties. Dès lors, les investisseurs se portant acquéreurs d’obligations souveraines auprès de l’Agence France Trésor (AFT) ou sur le marché secondaire font bénéficier les administrations publiques françaises de conditions de financement éventuellement plus avantageuses que le niveau d’endettement de celles-ci ne le laisserait prévoir. C’est pourquoi l’appartenance à une même zone monétaire, en raison du partage des risques qu’elle détermine tacitement, constitue bien un facteur de résilience de l’État et de l’économie française, dont le financement se trouve facilité. La libre circulation des capitaux et des marchandises peut également y concourir, en renforçant le potentiel de diversification de ses sources de financement et de ses fournisseurs d’intrants et de biens de consommation.
À ces solidarités inhérentes aux principes du marché unique se sont ajoutés, à l’occasion des crises de 2008 et de 2020, de nouveaux mécanismes qui ont accru la résilience du financement des dettes publiques ainsi que de l’économie européenne dans son ensemble.
L’action des pouvoirs publics en Europe s’est notamment traduite, s’agissant de la politique monétaire, par la mise en œuvre de mesures accommodantes, visant à réduire l’écart entre les taux d’intérêt applicables aux obligations souveraines des différents États membres. Le maintien de taux d’intérêt directeurs à des niveaux proches de zéro, voire négatifs, tend aussi à soutenir l’investissement en instaurant des conditions de crédit avantageuses, tout en favorisant la consommation par l’incitation à la désépargne.
De façon complémentaire à ces mesures de liquidité bénéficiant à l’ensemble des agents économiques, la Banque centrale européenne (BCE) a mis en œuvre des programmes de rachat d’actifs publics sur le marché secondaire. Commencé en 2014, le programme d’achats d’actifs – « asset purchase programm », ou APP – de la BCE a ainsi apporté la preuve des facultés d’innovation de cette dernière, utilisant toute la latitude permise par son mandat en intervenant sur les marchés pour comprimer les primes de risque exigées par les acquéreurs d’obligations souveraines. Lancé en mars 2020, le programme d’achats d’urgence face à la pandémie (« pandemic emergency purchase programme », PEPP) a permis d’élever la valeur des actifs, et donc de limiter le niveau des taux d’intérêt pratiqués par les investisseurs. Les institutions monétaires européennes ont ainsi fait preuve de résilience, démontrant des capacités d’adaptation rapide dans un contexte incertain. Corrélativement, leur action a conforté la résilience des États membres face à la perspective d’une dégradation de leurs conditions de financement auprès des marchés.
Le développement d’instruments budgétaires a par ailleurs introduit une capacité d’intervention rapide en cas de crise, complétant les règles préventives et les mécanismes correctifs institués par le pacte de stabilité et de croissance (PSC) et les dispositions complémentaires prises pour son application (« six-pack » de 2011, « two-pack » de 2013). Si ces derniers visent à empêcher la formation de déséquilibres budgétaires excessifs qui affecteraient les conditions de financement des États membres, et permettent d’autre part d’organiser la trajectoire de rétablissement des finances publiques d’un pays au sortir d’une crise grave, ils ne sont pas conçus pour répondre à des besoins urgents de fonds pour faire face à une échéance de crédit. C’est pourquoi la création du fonds puis du mécanisme européen de stabilité financière (FESF-MESF) a conforté la résilience des États membres par la mutualisation partielle de leurs capacités de financement.
Plus récemment, dans le cadre de la crise due à la pandémie de covid-19, les États membres ont doté la Commission européenne d’une capacité d’emprunt sur les marchés, afin d’abonder la facilité pour la reprise et la résilience (FRR), principal instrument financier pour la mise en œuvre du plan de relance et d’investissement de l’Union européenne (« NextGenerationEU »). Ainsi, la mutualisation de ressources budgétaires se développe aussi bien pour permettre l’action dans le temps court de la crise que pour favoriser l’investissement en recherchant des bénéfices de long terme.
b. L’harmonisation des normes et des modalités de soutien aux opérateurs économiques, gage d’une plus grande résilience du marché unique
Au-delà du renforcement de la résilience des acteurs publics par le développement de politiques budgétaires et monétaires intégrées, les opérateurs privés font l’objet d’une régulation et, le cas échéant, de dispositifs de soutiens partagés qui tendent à limiter l’impact des crises sur l’économie.
En particulier, plusieurs instruments de coopération à l’échelle communautaire concourent à la résilience des secteurs bancaire et financier. Ainsi, la mise en œuvre des normes prudentielles, visant à garantir la solvabilité des acteurs financiers, s’effectue en grande partie au niveau européen, comme le montre l’exemple de la directive « Solvabilité II » pour le secteur des assurances (2016), ou encore le projet de directive qui mettra en œuvre la version finalisée des accords de Bâle III (décembre 2017), s’adressant aux établissements bancaires. L’intégration des marchés de capitaux a eu notamment pour corollaire l’application du mécanisme de supervision unique (MSU) et du mécanisme de résolution unique (MRU), dans le cadre de l’union bancaire. Ceux-ci permettent respectivement le contrôle du respect de la réglementation applicable aux établissements de crédit et la garantie des dépôts ainsi que la prévention du risque de liquidité en cas de défaut.
Dans le contexte général de transformation numérique de l’économie et de décentralisation du stockage de données accentuée par le recours généralisé au télétravail, la prévention des risques cybernétiques fait maintenant l’objet d’une attention particulière, aux niveaux national et européen.
Ainsi, la mise en œuvre de moyens alternatifs visant à assurer le déroulement des transactions et opérations financières sous un mode dégradé tend à se développer. En France, le groupe de place robustesse (GPR) créé en 2005 et présidé par la Banque de France, rassemble les principaux groupes bancaires et infrastructures de marché de la place parisienne, ainsi que des autorités financières (autorités de supervision et de régulation) et des services de l’État (direction générale du Trésor). Ses travaux comprennent aussi bien l’identification des risques systémiques de toutes natures, allant de catastrophes naturelles telles que la crue centennale de la Seine à des crises endogènes au secteur financier, qu’à la mise en œuvre de mesures de contournement visant à pallier la défaillance des canaux habituels. Par exemple, en 2019, les coupures d’alimentation électriques dues à l’ouragan Irma ont nécessité l’acheminement de fonds en espèces afin d’assurer les règlements jugés essentiels. Plusieurs hypothèses d’attaques cyber ont aussi fait l’objet de simulations en 2019, puis en 2021 ([88]).
Des dispositifs analogues existent à l’échelle européenne. Ainsi, l’eurosystème, regroupant la Banque centrale européenne et les banques centrales nationales des États membres de la zone euro, assure la supervision des plateformes de paiement permettant les transactions en temps réel entre établissements (notamment « Target 2 »), ou encore l’infrastructure de règlement-livraison de titres en monnaie de banque centrale (« Target 2-Securities »). Tenant compte de l’augmentation des risques en matière de cybersécurité, les institutions européennes s’attachent aussi à définir un cadre normatif harmonisé pour le traitement de ces menaces, sous la forme du projet de règlement Digital Operational Resilience Act (DORA). Ce dernier devrait imposer la tenue régulière de nouveaux tests de sécurité aux opérateurs, tout en instaurant une plateforme européenne des régulateurs permettant la surveillance, par les autorités financières, des prestataires informatiques les plus critiques, à l’image des fournisseurs de services de cloud.
Au-delà de la sphère économique et financière, l’Union européenne constitue une matrice d’harmonisation et d’interopérabilité dans de nombreux domaines. C’est notamment le cas des déclinaisons sectorielles du marché unique, telles que le marché commun de l’énergie ou que l’Europe des transports. Ainsi, une baisse de la production électrique d’un État membre est-elle susceptible d’être compensée par un approvisionnement européen.
L’harmonisation des normes au sein du marché unique a pour corollaire la négociation conjointe d’accords commerciaux avec les pays tiers. De ce point de vue, l’appartenance à l’Union européenne confère aux États membres un pouvoir de négociation supérieur à celui dont ils disposent individuellement. Il en résulte une plus grande capacité à faire prévaloir les intérêts européens et les engagements qu’ils comportent, notamment en matière environnementale.
3. Des atouts économiques spécifiques
Si l’économie française connaît des difficultés persistantes, dont témoignent tout particulièrement les indicateurs du commerce extérieur (cf. B), elle n’en présente pas moins des atouts pour atteindre les objectifs d’une stratégie de résilience. Dans la mesure où la résilience d’une nation repose notamment sur sa capacité à fonctionner de manière autonome pendant une durée indéterminée, l’autonomie alimentaire de la France, son indépendance énergétique ou encore son positionnement favorable dans des secteurs industriels de pointe sont autant d’éléments à l’appui de ce constat.
La possibilité de satisfaire aux besoins élémentaires de la population constitue la première condition de la résilience du pays, dont dépendent tous les autres facteurs qui favorisent cette dernière.
Cette autonomie est d’abord illustrée par les indicateurs du commerce extérieur dans le secteur agricole. En effet, alors même que l’économie française présente des déficits commerciaux persistants, aggravés durant la récente crise sanitaire, son excédent agricole s’est maintenu au cours des vingt-cinq dernières années, en dépit des fluctuations conjoncturelles et de l’affirmation d’autres pays exportateurs tels que, en Europe, l’Allemagne et les Pays-Bas ou, parmi les puissances émergentes, le Brésil.
Le graphique ci-après en apporte l’illustration.
Solde de la balance commerciale agricole (1997-2018)
(en millions d’euros)
Source : ministère de la transition écologique, suivi des indicateurs de la stratégie nationale bas-carbone.
Représentant 72,6 milliards d’euros en 2018 et 17 % de la production agricole européenne, le secteur agroalimentaire français est le plus important du marché unique.
La combinaison des atouts de la France tout au long de la chaîne de valeur a notamment expliqué la résilience du secteur face à la pandémie de covid-19. L’industrie agroalimentaire a ainsi connu une diminution de sa production de 3 %, soit trois à quatre fois moindre que la moyenne des secteurs économiques ([89]). Par ailleurs, aucune pénurie de longue durée n’a été enregistrée, témoignant de la continuité des approvisionnements et de la sécurité alimentaire dont la France a bénéficié durant la crise.
Il convient néanmoins de veiller à préserver cette autonomie alimentaire au niveau territorial, dans un contexte où les territoires agricoles et d’élevage sont en réalité, et de plus en plus, très spécialisés : blé en Beauce, porcs en Bretagne, etc. La problématique de la dépendance à certains intrants importés, comme les protéines animales, sera par ailleurs abordée en troisième partie. Ces quelques nuances n’oblitèrent pas le constat global d’une filière agroalimentaire qui reste puissante en France, ce qui constitue un atout solide pour la résilience nationale.
b. Des atouts pour conquérir une indépendance énergétique
Si le choix stratégique de recourir à l’énergie nucléaire comporte des risques industriels et des enjeux de sécurité inhérents à ces installations sensibles, il n’en est pas moins un facteur avéré de résilience dans un contexte marqué par l’exigence de décarbonation de la production énergétique et par les tensions de nature géopolitique qui menacent les approvisionnements en sources d’énergies fossiles. Il est d’ailleurs significatif que la décision de doter la France d’un parc de centrales électronucléaires ait été prise dans le contexte du choc pétrolier de 1973, événement aux causes et aux manifestations multiples, d’ordre géopolitique, économique et social. De manière analogue, il importe de relever que la décision récente de construire de nouveaux réacteurs de quatrième génération (« EPR2 ») intervient au cours d’une crise géopolitique menaçant les approvisionnements européens en gaz russe, et s’inscrit dans la perspective générale de la transition écologique.
Avec 56 réacteurs répartis sur 19 sites, la France possède le plus grand parc nucléaire en Europe et le deuxième du monde, derrière les États-Unis. Le nucléaire représente la première source d’électricité en France, soit 70,6 % du mix électrique en 2019 (379,5 TWh), principalement concentrée dans 4 régions (Auvergne-Rhône-Alpes, Grand Est, Centre Val-de-Loire et Normandie). La plupart des réacteurs nucléaires (32) en France ont une capacité mensuelle de 900 MW, soit une capacité d'approvisionnement de près de 400 000 personnes. 20 réacteurs ont une capacité de 1 300 MW et 4 de 1 450 MW. Le reste de la production d’électricité française est assuré respectivement par l'hydraulique (11,2 %), le thermique à flamme (7,9 %), l’éolien (6.3 %), le solaire (2.2 %) et les bioénergies (1.8 %), témoignant d’une diversification croissante favorisée par la topographie et les conditions climatiques favorables que présente le territoire français.
Au-delà de ses capacités de production, la filière électronucléaire française se distingue par ses compétences sur la totalité du cycle et notamment en matière de traitement des déchets radioactifs. Il en résulte une maîtrise de l’ensemble du processus de production, allant de la construction de centrales au recyclage du combustible.
Enfin le dispositif français de d’étude et de contrôle de la sûreté nucléaire et de la radioprotection, avec l’Institut la radioprotection et de la sûreté nucléaire (IRSN) d’une part et l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) d’autre part, bénéficie de garanties d’indépendance telles que sa compétence, son impartialité et son efficacité ne sont pour ainsi dire jamais contestées.
Compte tenu des rattrapages techniques en cours et des investissements massifs dans les énergies renouvelables à l’échelle européenne, on assiste bel et bien à l’amorce de la construction, sur le long terme, d’une indépendance énergétique inédite.
L’annonce par le Président de la République à Belfort, le 11 février 2022 ([90]), d’une impulsion forte pour la production d’électricité en France dans les trois prochaines décennies, dissipe largement le flou qui pouvait encore entourer certaines orientations nationales :
– multiplication par près de 10 la puissance installée en matière de solaire pour dépasser 100 gigawatts à l’horizon 2050 ;
– développement de l'éolien en mer pour viser de l'ordre de 40 gigawatts en service en 2050, soit une cinquantaine de parcs éoliens en mer ;
– construction de six EPR2 et lancement des études sur la construction de huit EPR2 additionnels, avec la mise en service du premier réacteur en 2035 et une cible de mise en service de 25 gigawatts de nouvelles capacités nucléaires d’ici à 2050.
En outre, des pistes prometteuses se dégagent pour le futur avec, dans un premier temps, les réacteurs de quatrième génération, qui permettront, en optimisant la fission de l’uranium, un multi-recyclage du combustible, avec l’utilisation du combustible usé stocké et une autonomisation complète de la filière française. Dans un futur plus lointain se dessine la perspective de centrales fonctionnant à partir de la réaction de fusion nucléaire, avec, à la clé, une énergie abondante et quasi inépuisable, produisant très peu de déchets.
c. Un bon positionnement dans des secteurs de pointe et une dynamique favorable aux relocalisations industrielles
En dépit du processus de désindustrialisation, qui s’est manifesté dès les « trente glorieuses » par le recul continu de la part des emplois de l’industrie manufacturière au sein de la population active (cf. B), la France conserve des positions fortes dans des secteurs clés – aéronautique, espace, énergie, automobile.
À titre d’exemple, la France continue d’abriter des capacités de production complètes, allant de la conception à l’assemblage, dans le secteur aéronautique aussi bien civil – à l’image d’Airbus – que militaire – comme le montre l’exemple de Dassault. La base industrielle et technologique de défense (BITD) française est également l’une des plus complètes au monde, garantissant la souveraineté du pays dans ses approvisionnements tant navals qu’aéronautiques ou terrestres. Dans le secteur énergétique, la France a également conservé sa capacité à développer et à construire des centrales nucléaires de façon autonome. Son indépendance en la matière s’est encore accrue dernièrement lors du rachat, par EDF, de la production de turbines à vapeur Arabelle, auparavant cédée à General Electric par Alstom.
La résilience du secteur industriel français durant la crise sanitaire a notamment été soulignée par Mme Agnès Pannier-Runacher. La ministre déléguée chargée de l’industrie a ainsi rappelé que ce secteur « est l’un des seuls à avoir fonctionné quasiment à plein régime pendant la crise sanitaire, y compris pendant la période de confinement. Les industriels ont été capables de poursuivre leurs tâches en s’adaptant aux protocoles sanitaires pour assurer la protection de leurs salariés, tout en se mobilisant pour produire en quelques jours du gel hydroalcoolique et, en quelques semaines, des masques ainsi que les écouvillons nécessaires aux tests PCR. La base industrielle française est capable de faire preuve d’agilité en situation de crise et de fabriquer des produits qu’elle ne réalise pas habituellement ([91]). »
4. La robustesse et le bon fonctionnement global des services publics, dont témoignent les capacités d’absorption du système social et de santé
La crise sanitaire déclenchée par la pandémie de covid-19 a mis à l’épreuve l’ensemble des services publics, dont le fonctionnement s’est poursuivi dans des conditions dégradées. Ce constat vaut tout particulièrement pour le système de santé, notamment hospitalier, ainsi que pour les mécanismes de protection sociale qui ont rempli leurs fonctions dans un contexte où leurs capacités risquaient la saturation. De manière analogue, les établissements scolaires français ont connu des périodes de fermeture plus brèves que dans les autres pays. En février 2022, ces établissements avaient connu 12 semaines de fermeture contre notamment 27 et 38 semaines respectivement au Royaume-Uni et en Allemagne ([92]).
Si une moindre implantation territoriale des services publics a pu être déplorée au cours des différentes protestations sociales et singulièrement du mouvement des Gilets jaunes, la France consacre cependant des moyens significatifs et croissants à la réduction des disparités dans la répartition de ces services. Ainsi, la Cour des comptes relève que le niveau de dépense publique par habitant est plus élevé en moyenne dans les zones rurales que dans les métropoles ([93]).
Des initiatives récentes visent à conforter la présence des services publics sur le territoire national, à l’instar des Maisons France Services. L’attention portée au bon fonctionnement des services s’est progressivement adaptée pour dépasser une approche strictement budgétaire, fondée sur la recherche de l’efficacité de la dépense publique, en intégrant une évaluation qualitative de la perception des administrés. En témoigne, par exemple, le programme « Service Public + » mis en œuvre sous la direction de la délégation interministérielle à la transformation publique (DITP).
5. Des compétences reconnues mondialement en matière de sécurité civile et de secours
La résilience du pays face aux crises mettant en danger la sécurité de la population dépend en particulier de l’efficience des dispositifs de secours.
Le territoire national, aussi bien en métropole que dans l’outre-mer, est exposé à des risques environnementaux nombreux et variés, allant des inondations aux feux de forêts et aux ouragans, qui mettent régulièrement à contribution les services de sécurité civile et de secours. Le modèle français de prévention et de gestion de ces crises comporte aussi bien des services spécialisés, tels que la force d’action rapide nucléaire (FARN), que des structures généralistes reposant sur l’association de professionnels et de volontaires formés, à l’instar des sapeurs-pompiers. Ainsi, la Fédération nationale des sapeurs-pompiers de France (FNSPF), créée en 1882, compte 285 000 adhérents, parmi lesquels 200 000 volontaires et professionnels, 35 000 jeunes sapeurs-pompiers (JSP) et 50 000 anciens sapeurs-pompiers (ASP) ([94]) . La loi du 25 novembre 2021 visant à consolider notre modèle de sécurité civile et valoriser le volontariat des sapeurs-pompiers et les sapeurs-pompiers professionnels, portée par M. Fabien Matras, a récemment conforté et clarifié l’organisation des services de secours tout en renforçant les mécanismes de solidarité nationale dont bénéficient les sapeurs-pompiers.
Certaines initiatives locales en matière de gestion des crises et de coordination des dispositifs de sécurité civile constituent par ailleurs des exemples qui participent de la réflexion sur le pilotage et l’organisation des services de secours. C’est notamment le cas de l’Agence de sécurité sanitaire environnementale et de gestion des risques de la Métropole Nice Côte d'Azur, assurant des fonctions de conseil et de coordination des ressources au profit de cette dernière en cas de crise environnementale ou sanitaire, ainsi qu’en cas de menaces sur la sécurité publique.
6. Le dynamisme de la société civile et du monde associatif
L’importance des mécanismes de solidarité nationale n’a pas empêché le développement d’un important réseau associatif, dont le dynamisme a été mis en évidence par la récente crise sanitaire. L’engagement de la société civile et l’importance du tissu associatif sont des facteurs de résilience. D’une part, le réseau associatif constitue un complément bienvenu à l’action des pouvoirs publics en apportant une aide d’urgence à des publics fragiles, parfois éloignés des dispositifs de solidarité nationale. D’autre part, la volonté manifestée par les citoyens de porter assistance aux membres de la communauté nationale les plus exposés aux calamités publiques constitue une ressource morale propre à favoriser la cohésion et la résilience du pays.
Ainsi, durant la pandémie de covid-19, la forte mobilisation de la société civile s’est traduite par des coopérations entre différents acteurs – associations, supermarchés, entreprises, centres communaux d’action sociale (CCAS), marché d’intérêt national... – en réponse à l’augmentation des besoins ([95]). La Fédération française des banques alimentaires a par exemple accueilli 400 nouveaux partenaires associatifs et CCAS pendant la crise, ainsi que plus de 1 500 volontaires. L’association « les Restos du Cœur » a, pendant cette période, distribué près de 142 millions de repas, soit 6 millions de plus qu’en 2019. De nouveaux partenariats ont été noués entre des associations afin d’atteindre des publics spécifiques, tels que les étudiants, les migrants et les personnes sans domicile.
Ces dispositions collectives à la solidarité s’expriment notamment dans la participation aux réserves civiles et militaires.
7. D’importantes forces de réserve
La fin de la conscription liée à la suspension du service militaire obligatoire en 1995 a donné lieu à un besoin de renouvellement de l’esprit de défense et du lien entre la nation et son armée. De ce point de vue, les réserves de la police nationale et des forces armées constituent d’importants vecteurs de l’engagement des citoyens en faveur de la protection de la population et du territoire national.
On a pu constater que les mutations des menaces pesant sur la sécurité publique, du fait notamment de la résurgence du risque terroriste au cours des années 2010, ont donné lieu à un engagement accru de nos concitoyens. La constitution de la garde nationale, rassemblant l’ensemble des réserves opérationnelles des ministères de l’intérieur et des armées, a constitué une première étape vers la restructuration de ces importants viviers de compétences et d’engagements. En raison notamment de l’afflux de volontaires constaté après les attentats de 2015 et de 2016, les objectifs fixés en termes d’effectifs ont été atteints plus rapidement que prévu, voire dépassés, pour la plus grande partie des réserves, comme l’indique le général Véronique Batut, secrétaire générale de la garde nationale : « L’objectif initial fixé lors de la création de la garde nationale tendait à réunir 85 000 réservistes répartis comme suit : 40 000 pour le ministère des armées, 40 000 pour la gendarmerie et 5 000 pour la police nationale. Sur ce contingent, nous souhaitions disposer de 9 250 réservistes employés quotidiennement, quel que soit le rythme des opérations : 4 000 pour le ministère des armées, 4 000 pour la gendarmerie nationale et 1 250 pour la police nationale. Un chiffre objectif de trente-six jours d’emploi par réserviste et par an a également été fixé. Pour le ministère des armées, les objectifs de 2016 ont été atteints depuis 2019. Du côté du ministère de l’intérieur, l’objectif n’est pas encore atteint concernant la gendarmerie nationale mais dépassé s’agissant de la police nationale ([96]). »
La création de la réserve civique en 2017, et celle de la réserve sanitaire, témoignent de la volonté de nombreux citoyens de mettre à la disposition du pays des compétences généralistes – réserve civique – ou spécialisées dans un domaine particulier – la communauté des professionnels de santé dans le cas de la réserve sanitaire. La mise en œuvre progressive du service national universel (SNU), ainsi que des services militaires volontaire (SMV) et adapté (SMA) correspond aussi à un besoin d’orientation et de structuration accru de l’engagement des plus jeunes de nos concitoyens, au point d’articulation entre les domaines civil et militaire.
Le constat général fait ainsi état d’un dynamisme de l’engagement citoyen, sous des formes tant militaires que civiles. Votre rapporteur estime que ces ressources précieuses, témoignant de compétences et de dispositions morales très appréciables, pourraient cependant faire l’objet d’une organisation générale, ou à tout le moins d’un pilotage simplifié (cf. III), en s’appuyant notamment sur le diagnostic et les préconisations des différents rapports parlementaires élaborés sur cette question, sur les réserves militaires ([97]) ou, de manière plus transversale, sur l’ensemble des forces de réserve ([98]).
Conclusion : les moyens humains de la résilience
La présente section vise à estimer les effectifs susceptibles d’intervenir en premier rang en cas de crise majeure affectant notre pays.
Les chiffres figurant ci-après sont destinés à donner un ordre de grandeur, car la méthodologie se heurte à plusieurs limites pouvant engendrer des biais :
– la détermination du périmètre des intervenants de premier rang est malaisée et ce périmètre peut varier selon le type de crise ;
– des recoupements existent forcément entre les différentes cohortes : on peut être réserviste et membre d’une association de secours, membre de plusieurs associations à la fois, etc. ;
– la disponibilité effective de certains viviers est mal connue, notamment s’agissant de la réserve opérationnelle de rang 2 (RO2) constituée d’anciens militaires ou d’anciens policiers ;
– certaines données sont disponibles en équivalents temps plein travaillé (ETPT), d’autres en effectifs physiques.
En tenant compte de ces limites, on peut donner les ordres de grandeur suivants :
Forces armées et forces de sécurité : 664 000
Secours, soins et sécurité civile : 1 436 000
Total : 2 100 000 ([99])
Ce chiffre approximatif représente 3,1 % de la population de la France, soit environ une personne sur trente, 5 % de la population comprise entre 15 et 64 ans ([100]), ou encore 7,2 % de la population active ([101]).
Les tableaux et graphiques ci-après détaillent les effectifs des populations prises en compte.
forces armées et forces de sécurité
Effectif physique en 2020 sauf mention contraire
Corps/organisations |
Effectif estimé |
Forces armées (hors personnel civil) |
205 853 (ETPT) |
Réserves des armées |
105 464 |
Dont réserve opérationnelle – garde nationale |
41 162 |
Dont réserve de disponibilité |
60 288 |
Dont réserve citoyenne de défense et de sécurité |
4 014 |
Gendarmerie |
101 449 (ETPT)([102]) |
Réserves de Gendarmerie |
60 366 |
Dont réserve opérationnelle – garde nationale |
28 716 |
Dont réserve de disponibilité |
30 008 |
Dont réserve citoyenne de défense et de sécurité |
1 642 |
Police nationale |
148 571 (ETPT)([103]) |
Réserve civile de la police nationale |
18 133 |
Dont réserve civile contractuelle – garde nationale |
6 785 |
Dont réserve civile statutaire |
11 348 |
Polices municipales |
24 221 |
Total effectifs (hors réserves et polices municipales) |
455 873 (ETPT) |
Total effectifs des réserves |
183 963 |
secours, soins et sécurité civile
Effectif physique en 2020 sauf mention contraire
Corps/organisations |
Effectif estimé |
Sapeurs-pompiers |
251 900 |
Dont sapeurs-pompiers professionnels |
41 800 |
Dont sapeurs-pompiers volontaires |
197 100 |
Dont sapeurs-pompiers militaires |
13 000 |
Jeunes sapeurs-pompiers et cadets |
29 200 |
Réserves communales de sécurité civile |
14 000 |
Personnels de santé ([104]) |
1 031 827 |
Réserve sanitaire |
3 800 |
Associations agréées de sécurité civile au niveau national ([105]) |
+ 105 400 |
Total effectifs |
+ 1 436 127 |
Aide sociale et alimentaire
Corps/organisations |
Effectif estimé* |
Associations d’aide sociale et alimentaire ([106]) |
+ 390 600 |
● Les associations agréées de sécurité civile
Conformément à l’article L. 275-3 du code de la sécurité intérieure, les autorités peuvent agréer, par arrêté, des associations en matière de sécurité civile, qui sont ainsi engagées dans la participation à des opérations de secours et à l’encadrement des bénévoles dans le cadre d’actions de soutien aux populations.
Au 2 novembre 2021, il existe treize associations agréées de sécurité civile au niveau national :
– Association nationale des premiers secours (ANPS) ;
– Centre français de secourisme ;(CFS)
– Centre de documentation, de recherche et d’expérimentation sur les pollutions accidentelles des eaux (CEDRE) ;
– Croix-Rouge Française (CRF)
– Spéléo secours français (SSF)
– Fédération française de sauvetage et de secourisme (FFSS)
– Fédération nationale de protection civile (FNPC)
– Fédération nationale de radioamateurs au service de la sécurité civile (FNRASEC)
– Fédération des secouristes français – Croix Blanche (FSFCB)
– Œuvres hospitalières françaises de l’ordre de Malte (OHFOM)
– Secours catholique (équipe nationale urgences – France)
– Société nationale de sauvetage en mer (SNSM)
– Union nationale des associations des secouristes et sauveteurs des groupes de La Poste et Orange (UNASS).
● Les associations d’aide sociale et alimentaire
La délimitation des moyens humains l’aide sociale et alimentaire est difficile à établir. Il existe d’importants réseaux associatifs comptant des effectifs significatifs de bénévoles mobilisables dans l’aide alimentaire et sociale en cas de crise. Ces réseaux regroupent un très grand nombre d’associations – le réseau des banques alimentaires, à lui seul, est constitué de plus de 6 000 associations partenaires. De plus, de nombreuses associations agréées de sécurité civile, comme la Croix-Rouge, l’Ordre de Malte, ou encore la Protection civile, remplissent aussi ce type de mission. Leurs effectifs peuvent donc tout aussi bien être mobilisables en cas de crise. L’ensemble du réseau humain d’aide alimentaire et sociale est ainsi pléthorique, hétéroclite et peut difficilement faire l’objet d’une comptabilité fiable et exhaustive. L’estimation mentionnée dans cette note correspond aux effectifs de bénévole des associations et réseaux associatifs les plus importants en France en matière d’aide sociale et alimentaire (Secours populaire, Restos du cœur, Croix-Rouge française, Secours catholique, Protection civile, Emmaüs, Société de Saint-Vincent-de-Paul, Petits-Frères des pauvres, Ordre de Malte, Banques alimentaires, Armée du Salut).
● Sources des estimations
– Bilan social 2020 du ministère des armées ;
– Rapport d’information sur les réserves, Assemblée nationale, mai 2021 ;
– Loi de finances pour 2021 ;
– Statistiques des services d’incendie et de secours 2021 – ministère de l’intérieur ;
– Rapport d’activité 2020 – Fédération nationale de la protection civile ;
– Site internet de l’ANPS ;
– Site internet du CEDRE ;
– Site internet de Spéléo Secours Français ;
– Site internet de la FFSS ;
– Site internet de la FSFCB ;
– Site internet de la FNRASEC ;
– Site internet de la SNSM ;
– Site internet de l’UNASS ;
– Chiffres clés 2021 – Croix-Rouge française ;
– Rapport d’activité 2020 – Ordre de Malte ;
– Rapport d’activité 2020 – Banques alimentaires ;
– Rapport d’activité 2020 – Armée du Salut ;
– Rapport d’activité 2020 – Secours catholique ;
– Site internet des Petits Frères des Pauvres ;
– Site internet de la Société de Saint-Vincent-de-Paul ;
– Rapport d’activité 2020 – Emmaüs ;
– Chiffres clés 2021 – Restos du Cœur ;
– Rapport d’activité 2019 – Secours populaire français ;
– INSEE – « Personnels et équipements de santé », chiffres 2020.
B. certains facteurs pourraient cependant fragiliser la France en cas de crise
Si la France bénéficie d’atouts solides dans une optique de résilience, certains facteurs de vulnérabilité persistent cependant.
Ces vulnérabilités tiennent tout à la fois aux caractéristiques de la société (1), à nos institutions et à notre culture politique (2), à l’évolution de notre défense (3) et à nos dépendances économiques et financières (4), numériques (5) et énergétiques (6). Leur identification est une première étape, qui doit permettre, au cours des années à venir, de consolider la résilience nationale, dans un environnement de mutations extrêmement rapides.
1. Les facteurs sociaux et culturels
a. Une moindre assimilation du risque au sein de la société
En premier lieu, la résilience de notre société a été réduite par un effet de génération. Les générations ayant connu des événements critiques pour la sécurité de la nation et des crises mettant en jeu les besoins vitaux des populations se sont logiquement réduites en proportion au fil du temps.
Selon les chiffres de l’INSEE, en 1991, deux ans après la fin de la Guerre froide, 33 % de la population était née avant 1945 et 27 % avant 1939. En 2010, 17 % de la population est née avant 1945, 12 % avant 1939 et 25 % après la fin de la Guerre froide. En 2021, les populations nées avant 1945 ne représentent plus que 11 % de la population française, et celles nées avant 1939 seulement 4 %, alors que 36 % de la population est née après la fin de la Guerre froide.
Ainsi, la part de la population ayant vécu des épisodes de conflit ou de tension de haute intensité, ayant fait l’expérience de pénuries, se trouve de plus en plus réduite. Les générations qui ont grandi à partir de la fin de la Guerre froide ont tendance à prendre la paix sur le continent européen pour un acquis. Dans l’imaginaire collectif, les conflits et les guerres sont devenus des phénomènes lointains, réservés à d’autres régions du monde. Chez de nombreux jeunes et moins jeunes, l’abondance inhérente à la société de consommation a fait oublier la possibilité du manque matériel, l’habitude du confort a fait perdre l’aptitude à la rusticité.
Par ailleurs, la part de la population ayant effectué un service national militaire actif s’amenuise également, alors que plus de vingt ans nous séparent désormais de l’interruption définitive de la conscription par décret ministériel du 27 juin 2001 ([107]). Dans les années 1970 et 1980, le taux de jeunes hommes accomplissant leur service national actif est resté stable, à environ 70 % d’une classe d’âge ([108]). D’après les données de l’INSEE, la part de la population masculine qui, en 1997, avait accompli son service militaire, était supérieure à 70 %, alors qu’elle avoisinerait aujourd’hui les 48 %. Les Français sont donc moins sensibilisés aux enjeux de la défense nationale qu’ils ne l’étaient auparavant.
M. Nicolas Roussellier, chercheur au centre d’histoire de Sciences Po Paris, a souligné, lors de son audition ([109]), qu’en 1914, la société française, alors très rurale, voire archaïque, surtout en comparaison avec les sociétés allemandes ou britanniques, était néanmoins particulièrement résiliente. Cela a permis, lorsque la guerre s’est déclarée, une mobilisation large de l’ensemble des composantes de la société, qui ont été à même d’assurer la continuité de la vie nationale, alors même que les services publics étaient alors peu développés.
Aujourd’hui, en raison de l’effet de génération évoqué, la conscience générale des risques et menaces qui peuvent survenir dans notre pays est de plus en plus faible et de moins en moins prégnante, à mesure que les périodes difficiles s’effacent de notre mémoire collective. Dans l’esprit des générations actuelles, les deux grandes guerres, les importantes pénuries appartiennent à un passé révolu qui ne pourrait pas se reproduire. Il en allait de même, jusqu’à récemment, pour les épidémies mettant en jeu la santé de la population dans son ensemble, considérées comme appartenant à un passé où la médecine était trop archaïque pour juguler les maladies contagieuses.
Ce constat est sans doute à nuancer au regard des préoccupations croissantes exprimées par la jeunesse face à certains enjeux mondiaux, en particulier liés à l’environnement. Une étude réalisée par le centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc) en décembre 2019 ([110]) fait ressortir que l’environnement arrive en tête des préoccupations de 18-30 ans. C’est le cas de 32 % d’entre eux, tandis que 12 % ont déjà participé à des activités au sein d’une association de défense de l’environnement. Cependant, l’étude montre aussi que cette sensibilisation accrue ne se traduit pas par une modification des comportements individuels : les jeunes seraient moins nombreux que leurs aînés à trier leurs déchets, à acheter des légumes locaux et de saison ou encore à réduire leur consommation d’électricité. Il existe une certaine prise de conscience, mais elle est partielle et diffuse, encore peu ancrée dans la réalité quotidienne.
Cette conscience floue des risques fait que les événements tragiques, qui concernent souvent une minorité de la population ou une faible portion du territoire, suscitent des réactions marquées par une forte intensité émotionnelle, alors même que les événements de vie sont probablement, en moyenne, moins violents aujourd’hui qu’autrefois.
Par ailleurs, on constate une augmentation de l’anxiété, particulièrement chez les jeunes. C’est ce que suggèrent les études Remember et Remember-Pandémie, conduites par l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) afin d’apprécier l’importance du stress post-traumatique associé aux attentats du 13 novembre 2015 et à la crise du covid-19. Le professeur Francis Eustache, neuropsychologue et chercheur à l’INSERM, a noté lors de son audition que l’« on peut constater une montée de l’anxiété, notamment chez les jeunes, voire les très jeunes, que l’on appelle parfois « la génération Z », une génération très importante puisqu’elle représente les forces vives de demain. […] Il faudrait éviter que s’immisce au sein de cette population une peur du futur. […] Si ce futur est perçu comme hostile, comme menaçant, cela devient très problématique. Les données recueillies me semblent préoccupantes ([111]). »
Ainsi, une mauvaise assimilation du risque au sein de la société tend à induire, face à un choc, un traumatisme qui constitue une hypothèque sur le futur.
En outre, l’acceptabilité sociale des crises et difficultés est devenue plus faible. Auparavant, alors que l’effort de guerre et ses répercussions sur la population française étaient considérables, ils étaient acceptés par la société. À l’inverse, les crises font aujourd’hui l’objet d’une tolérance plus réduite. M. Arthur Keller, enseignant et consultant spécialisé dans les risques systémiques, a ainsi souligné lors de son audition que « nous avons développé une intolérance aux frustrations, tandis que la conscience des risques s’efface de notre mémoire collective ([112]) ».
Au total, votre rapporteur estime que cette propension à l’anxiété et à la frustration des générations actuelles est une tendance préoccupante, qui tend à réduire notre capacité de résilience collective dans une situation de crise grave, ainsi que le suggèrent les réactions fortement émotionnelles observées dans certaines situations difficiles. Comme le soulignait l’ancien chef d’état-major des armées, le général Lecointre, lors d’une audition devant le Sénat, « nous avons tous le devoir de faire prendre conscience à nos concitoyens que le monde qui les entoure est un monde violent et qu’ils vont être rattrapés par cette violence très rapidement, quoi qu’il arrive ([113]). »
b. La perception d’un État omnipotent, à l’origine d’une moindre responsabilisation de la société et des individus
Votre rapporteur est convaincu que notre résilience nationale est aussi fragilisée par la perception que nous avons, en France, de la puissance étatique : un État fort et omnipotent. D’après M. Nicolas Rousselier, ce sentiment résulte d’une forte centralisation du pouvoir à compter de la Révolution française, considérablement accrue au XXe siècle. Le développement de l’État providence, l’avènement d’une démocratie de plus en plus exécutive ainsi que la multiplication des interventions régaliennes dans un nombre toujours plus important de domaines de la vie quotidienne des populations a participé à l’enracinement de l’idée d’un État qui peut tout.
Cette image est si solidement ancrée, dans la population et au sein de nos institutions, qu’elle a des conséquences très concrètes en situation de crise. Les citoyens adoptent parfois une attitude passive vis-à-vis des événements et une position d’attente à l’égard de l’État. Les populations ne sont pas incitées à penser qu’elles peuvent jouer un rôle par elles-mêmes et accompagner, voire suppléer, l’action des autorités publiques. On observe, en outre, une tendance à systématiquement mettre en cause l’action des pouvoirs publics lors des crises.
Pourtant, comme le souligne le général Yves Métayer, chef de la division « Emploi des forces – protection » de l’état-major des armées, « l’État ne peut pas tout faire ». Il estime ainsi qu’il conviendrait « de sensibiliser la population tant on constate, lorsqu’une crise survient, qu’elle est plutôt encline à mettre en cause les services publics et l’État. » Il juge par ailleurs que « les Français sont un peu schizophrènes, tantôt dénonçant l’omnipotence de l’État ou un État trop policier, tantôt réclamant une plus grande sécurité et des interventions plus rapides de l’État dès qu’un problème se pose. La résilience de la nation passe par la modification de cet état d’esprit ([114]). »
La déresponsabilisation des citoyens est d’autant plus accentuée que l’État lui-même peut avoir tendance à être convaincu de sa force et sous-estimer l’importance et la nécessité d’impliquer les populations dans la prévention et la gestion des risques et des crises. En effet, comme l’a exprimé M. Jean-Marie Le Guen, président de Résilience France, lors de son audition, « notre État peut avoir tendance à conserver les problématiques en son sein tandis qu’il se place au-dessus de la société en se pensant le seul défenseur. Lors de la campagne de 2009 contre la grippe, l’État avait pris la main sur des dispositifs préalablement gérés par la société ([115]). »
Les populations et les autorités publiques entretiennent ainsi une résilience centrée autour de l’État, au détriment de la construction d’une résilience individuelle et sociétale. Pour les responsables politiques, il est difficile de faire évoluer cet état d’esprit dans la mesure où admettre l’insuffisance de l’action de l’État pourrait être considéré comme un aveu d’échec ou comme un signal d’abandon par les populations.
À l’inverse, le général Métayer a souligné l’attitude jugée particulièrement résiliente de la population japonaise lors de l’accident nucléaire de Fukushima : « Alors qu’ils vivaient un cataclysme et se trouvaient dans un état de sidération, les gens sont restés très calmes, patients et disciplinés, notamment dans les centres de distribution d’aide. On imagine mal une attitude semblable dans nos sociétés européennes. Les Japonais n’étaient ni dans la polémique, ni dans la mise en cause de l’État, mais réagissaient à la crise par la solidarité. »
Par ailleurs, l’historien Michel Goya a relevé, lors de son audition, « la différence entre les consignes données aux citoyens en cas d’attaque terroriste en France et aux États-Unis. Il est recommandé aux citoyens américains de quitter les lieux de l’attaque, d’alerter, et, s’ils étaient dans l’impossibilité de s’en aller, de se défendre. En France, cette dernière partie est supprimée. Il existe peut-être une sous-estimation, voire une condescendance, en France, vis-à-vis des capacités de nos citoyens à agir ([116]). »
Votre rapporteur estime qu’il est indispensable qu’en France, les populations soient davantage conscientes des risques mais aussi plus systématiquement impliquées dans la stratégie de prévention, qu’elles soient mises dans la position d’acteurs plutôt que de consommateurs, comme lorsque nous avons été incités à fabriquer nous-mêmes des masques sanitaires, dans l’attente de l’arrivée des livraisons attendues. Cette implication pourra, en retour, réduire le sentiment d’anxiété voire d’angoisse éprouvé, lequel est entretenu par une conscience diffuse des risques et une impression d’impuissance. À l’appui de cette idée, votre rapporteur observe qu’en Finlande, où la population est étroitement associée aux mesures de défense et de sécurité, les habitants manifestent un sentiment de bien-être parmi les plus élevés au monde.
c. Une société menacée par la fragmentation
La force morale des populations et la cohésion de la société sont les clés de la résilience nationale. Or, comme l’a souligné M. Nicolas de Maistre, directeur de la protection et de la sécurité de l’État au sein du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), lors de son audition, « l’entreprise semble immense tant la société apparaît désunie et « archipélisée ». Si nous n’arrivons pas à renforcer les liens qui unissent tous les membres de la communauté nationale, nous allons au-devant de difficultés majeures. Aussi la réaffirmation d’un destin commun est-elle probablement l’œuvre la plus nécessaire. Notre société ne sera résiliente que si l’ensemble de la population adhère à notre modèle et exprime la volonté de le défendre ([117]). »
Incontestablement, la société française connaît un phénomène de fragmentation sociale, territoriale et idéologique, alors que la résilience nécessite la conscience et le sentiment d’appartenance à un collectif, qui incite à se protéger les uns les autres et à sauvegarder la société dans son ensemble.
La France a une politique redistributive parmi les plus généreuses au monde, ce qui limite les écarts de richesses entre les plus pauvres et les plus riches. Pour autant, ces écarts persistent, et ont même eu tendance à s’accroître sous l’effet des crises économiques successives qui ont affecté l’Europe. Les inégalités sociales et économiques demeurent ainsi une réalité dans notre pays.
Selon l’INSEE, en 2019, une personne sur cinq était en situation de pauvreté monétaire ou de privation matérielle et sociale et le taux de chômage atteignait 8 % de la population active au troisième trimestre 2021. Le rapport 2021 de l’Observatoire des inégalités indique par ailleurs que les 10 % des habitants les plus aisés touchent en moyenne 7,1 fois ce que touchent les 10 % les plus pauvres ; que les 20 % les plus aisés épargnent en moyenne 28 % de leurs revenus, contre 3 % pour les 20 % les plus modestes ; et qu’à eux seuls, les 10 % les plus fortunés possèdent 46,4 % de l’ensemble du patrimoine des ménages. Si l’écart entre le niveau de vie moyen des 10 % les plus riches et des 10 % les plus pauvres est en stagnation, le taux de pauvreté, particulièrement celui des 18-29 ans, est en hausse par rapport à 2002 et à 2009. Il était de 12,5 % en 2018 contre 8,2 % en 2009.
Ces inégalités se sont trouvées particulièrement exposées lors de la crise sanitaire. Lors de son audition, M. Jean-Christophe Combe, directeur général de la Croix-Rouge française, a ainsi indiqué que « la crise a confirmé ou provoqué l’émergence de certaines inégalités ou ruptures au sein de notre société, notamment les inégalités en matière de santé ([118]) ». Le début de la crise sanitaire a vu l’épargne des plus aisés s’accroître considérablement, alors que les plus pauvres avaient tendance à s’appauvrir encore. Le Conseil d’analyse économique signalait, dans une note du 12 octobre 2020, que 70 % du surplus d’épargne accumulé pendant le premier confinement était le fait des 20 % des ménages les plus aisés.
La société française est également fragmentée sur le plan territorial. Le rapport 2021 de l’INSEE « La France et ses territoires » montre que le niveau de vie de la population française varie fortement d’un département à un autre. Des départements très pauvres – par exemple la Seine-Saint-Denis, les départements d’outre-mer (DOM), une partie du nord et du littoral méditerranéen – avec des niveaux de vie médians compris entre 18 000 et 19 000 euros, jouxtent parfois des départements beaucoup plus aisés – par exemple Paris, les Hauts-de-Seine, les Yvelines et la Haute-Savoie –, avec des niveaux de vie médians supérieurs à 25 000 euros.
Niveau de vie médian par département en 2017
Le taux de pauvreté est également un indicateur qui varie significativement selon les territoires. Ainsi, tandis que certains départements, comme la Haute-Savoie et la Vendée, présentent un taux de pauvreté inférieur à 10 %, celui-ci avoisine les 20 % dans les départements du nord et du littoral méditerranéen, et atteint un niveau supérieur à 28 % en Seine-Saint-Denis et dans les DOM. Ces disparités recoupent largement celles du taux de chômage, comme le montrent les cartes ci-dessous.
Taux de pauvreté en 2017 |
Taux de chômage par zone d’emploi |
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