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N° 5152

______

 

ASSEMBLÉE   NATIONALE

 

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

 

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 9 mars 2022.

 

 

RAPPORT  D’INFORMATION

 

 

DÉPOSÉ

 

en application de l’article 145 du Règlement

 

 

PAR LA COMMISSION DES AFFAIRES SOCIALES

 

 

en conclusion de ses travaux sur
la situation dans certains établissements du groupe Orpea,

 

ET PRÉSENTÉ PAR

 

Mme Fadila Khattabi,

Présidente,

et

Mme GisÈle BiÉmouret, Mme Marine Brenier, M. Pierre DharrÉville, Mme Jeanine DubiÉ, Mme Caroline Fiat, Mme AgnÈs Firmin Le Bodo, Mme VÉronique Hammerer, M. Cyrille Isaac-Sibille, Mme Caroline Janvier, M. Didier Martin, Mme ValÉrie Six
et Mme Isabelle Valentin,

Députés.

——


 


  1  

SOMMAIRE

___

Pages

avant-propos de la présidente

Mission « flash » sur les conditions de travail et la gestion des ressources humaines dans les EHPAD

I. communication

II. Liste des personnes auditionnées par les rapporteurs

III. Liste des contributions reçues

IV. synthÈse

Mission « flash » sur la gestion financière des EHPAD

I. communication

II. LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES PAR LES RAPPORTEURS

III. Liste des contributions reçues

IV. synthÈse

Mission « flash » sur la place et le rôle des proches des rÉsidents en EHPAD

I. communication

II. LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES PAR LES RAPPORTEURES

III. Liste des contributions reçues

IV. synthÈse

Mission « flash » « l’EHPAD de demain : quels modèles ? »

I. communication

II. LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES PAR LES RAPPORTEURES

III. Liste des contributions reçues

IV. SynthÈse

contributions des groupes politiques

I. Groupe La RÉpublique En Marche

II. Groupe Socialistes et apparentÉs

III. Groupe Agir ensemble

IV. Groupe UDI et IndÉpendants

V. Groupe LibertÉs et Territoires

Travaux de la commission

mercredi 2 février 2022

Audition de M. Philippe Charrier, président-directeur général du groupe Orpea, et de M. JeanChristophe Romersi, directeur général France

mercredi 9 février 2022

1. Audition de Mme Amélie Verdier, directrice générale de l’agence régionale de santé ÎledeFrance

2. Audition de M. Victor Castanet, auteur de l’ouvrage Les Fossoyeurs

mardi 15 février 2022

1. Audition de Mme Élodie Marchat, directrice générale adjointe du pôle Solidarités du conseil départemental des Hauts-de-Seine

2. Audition de M. Jean Claude Brdenk, ancien directeur général délégué en charge de l’exploitation et du développement du groupe Orpea

mercredi 16 février 2022

Audition de Mme Sophie Boissard, directrice générale du groupe Korian, et de M. Nicolas Mérigot, directeur général France

jeudi 17 février 2022

1. Table ronde avec des familles de résidents en établissement : Mme Sophie Mayer, M. Lionel Sajovic et Mme Isabelle Schwartz

2. Table ronde : M. Lucien Legay, viceprésident de la Fédération française des associations et familles de personnes âgées, à domicile ou en établissement (FNAPAEF), M. Pierre Czernichow, président de la Plateforme 3977, et M. Patrick Collardot, président de l’association TouchePasMesVieux, pour la plateforme de demandes « Pour des Résidents toujours citoyens en Ehpad »

3. Audition de Me Sarah Saldmann et de Me Fabien Arakelian, avocats de familles de résidents

mardi 22 février 2022

1. Audition de M. Camille Colnat, ancien directeur d’établissement du groupe Orpea, et de M. Laurent Garcia, cadre infirmier

2. Audition conjointe : Association des directeurs au service des personnes âgées (AD-PA) : M. Pascal Champvert, président ; Fédération nationale des associations de directeurs d’établissements et services pour personnes âgées (FNADEPA) : M. Jean-Pierre Riso, président, et Mme Annabelle Vêques, directrice

mercredi 23 février 2022

1. Table ronde des organisations syndicales de salariés

2. Audition conjointe : Fédération française des associations de médecins coordonnateurs en EHPAD (FFAMCO) : Dr Pascal Meyvaert, viceprésident ; Association nationale des médecins coordonnateurs et du secteur médico-social (Mcoor) : Dr Odile Reynaud-Levy, viceprésidente

3. Audition du Dr JeanClaude Marian, président d’honneur du groupe Orpea

mercredi 2 mars 2022

1. Communication de Mmes Gisèle Biémouret, Agnès Firmin Le Bodo et Valérie Six, rapporteures de la mission « flash » sur le rôle des proches dans la vie des EHPAD

2. Communication de Mmes Véronique Hammerer, Isabelle Valentin et Caroline Fiat, rapporteures de la mission « flash » « L’EHPAD de demain : quels modèles ? »

MARDI 8 mars 2022

1. Communication de Mme Caroline Janvier, Mme Jeanine Dubié et M. Pierre Dharréville, rapporteurs de la mission « flash » relative à la gestion financière des EHPAD

2. Communication de M. Didier Martin, Mme Marine Brenier et M. Cyrille IsaacSibille, rapporteurs de la mission « flash » relative aux conditions de travail et la gestion des ressources humaines en EHPAD

3. Audition de Mme Brigitte Bourguignon, ministre déléguée auprès du ministre des solidarités et de la santé, chargée de l’autonomie

MERCREDI 9 mars 2022

Audition de M. Yves Le Masne, ancien directeur général du groupe Orpea

 

 

 


  1  

   avant-propos de la présidente

Devant l’onde de choc déclenchée par la publication du livre de Victor Castanet, Les Fossoyeurs, la Commission des Affaires Sociales ne pouvait rester sans réaction. La gravité des faits relatés appelait à faire très vite toute la lumière sur la situation dans certains établissements du groupe Orpea et, au‑delà, de prolonger nos réflexions sur l’autonomie et le grand âge, afin d’apporter à nos concitoyens la transparence et les réponses qu’ils sont en droit d’attendre.

Pour autant, il m’a paru important et ce, dès le début de nos travaux, de préciser que cette démarche ne consistait en aucun cas à jeter l’opprobre sur tous les établissements, et encore moins sur les personnels qui œuvrent dans ce secteur avec dévouement et professionnalisme pour accompagner nos aînés au quotidien ; un état d’esprit unanimement partagé par l’ensemble des membres de la commission.

Ainsi, la Commission des Affaires Sociales a su jouer pleinement son rôle pour comprendre les mécanismes et les causes qui ont pu mener aux faits relatés par cette enquête journalistique mais aussi pour apporter des solutions afin que de tels scandales ne puissent jamais se reproduire dans notre pays.

Dans cette perspective, j’ai donc immédiatement pris l’initiative de lancer dès le 2 février dernier un cycle d’auditions. Au cours des plus de 30 heures de réunions qu’elle a comptabilisées, la Commission a pu entendre en premier lieu les principaux dirigeants, anciens ou actuels, des groupes Orpea et Korian, mais aussi les familles des résidents, leurs avocats, les représentants de tous ceux qui travaillent dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) sans oublier les autorités publiques que représentent les agences régionales de santé (ARS) et les départements, des maillons ô combien essentiels qui contrôlent à la fois la qualité de service mais également la bonne gestion financière de ces structures.

Il est nécessaire de préciser que les auditions des dirigeants du groupe Orpea se sont révélées très décevantes. Les réponses apportées à nos questions n’ont fait qu’accentuer notre inquiétude et notre volonté d’élucider cette affaire. En revanche, les témoignages des familles de résidents d’établissements du groupe Orpea, comme ceux d’anciens salariés du groupe, ont constitué des moments très forts et très éclairants. De ces échanges, nous avons d’abord pu obtenir la confirmation de certains faits rapportés dans l’ouvrage, mais nous en avons aussi appris bien davantage, en particulier sur les conditions du dialogue social, souvent difficiles dans les EHPAD du groupe mis en cause. Ce cycle d’auditions a donc été à la fois très large et très instructif, même si des interrogations sont restées en suspens.

Aussi, afin d’approfondir les nombreuses problématiques soulevées par cette affaire, le bureau de la Commission des Affaires Sociales, réuni le 9 février dernier, a décidé de lancer parallèlement au cycle d’auditions quatre missions « flash », chacune confiée à trois rapporteurs issus de tous les groupes politiques. Ces missions ont ainsi permis de compléter les travaux déjà très riches menés au cours de la législature sur ce sujet, dont le rapport présenté en 2018 par Monique Iborra et Caroline Fiat.

Compte tenu des délais très courts dont nous disposions pour faire aboutir ces quatre missions, je tiens ici à remercier tous les groupes politiques et les douze rapporteurs pour leur mobilisation et leurs travaux constructifs. Les thèmes choisis pour ces missions « flash » ont en effet permis d’apporter des éclairages sur des aspects que nos précédents travaux n’avaient jusqu’alors pas explorés. En quelques jours, les rapporteurs ont rencontré près de cent quarante personnes. Les préconisations formulées par chacune de ces quatre missions constituent un apport majeur et je me réjouis qu’un grand nombre d’entre elles aient pu nourrir les récentes mesures en faveur du « bien vieillir à domicile et en établissement » annoncées le 8 mars dernier par le Ministre des Solidarités et de la Santé et la Ministre déléguée en charge de l’Autonomie.

Ces annonces et l’écho qu’elles représentent pour nos travaux sont donc aussi la preuve que notre commission a fait le bon choix en réagissant rapidement et en menant des travaux certes contraints par le temps mais dont l’utilité est indéniable. Contrairement au Sénat qui a opté pour une commission d’enquête dont les travaux à l’heure d’aujourd’hui n’ont pas encore démarré et dont le périmètre de réflexion consacré à l’unique question des contrôles ne permettra certainement pas d’explorer la problématique des EHPAD dans toute sa complexité, la Commission des Affaires Sociales de l’Assemblée nationale a quant à elle choisi de faire primer l’efficacité tout en ne cédant ni à la tentation médiatique ni à celle de l’instrumentalisation politique.

Aussi, je crois que notre commission a conclu cette législature de manière à la fois efficace, pertinente et utile à l’ensemble des députés, au Gouvernement mais aussi et surtout à nos concitoyens. C’est à eux que je dédie ce rapport, à tous nos aînés, à leurs familles, ainsi qu’à l’ensemble des personnels qui prennent soin de nos anciens.

Enfin, je ne peux conclure cet avant-propos sans formuler le vœu que nos travaux permettront de construire les premières marches d’une réforme du grand âge et de l’autonomie tant attendue et dont l’urgence n’est plus à démontrer.

 

 

Fadila KHATTABI


1 –

   Mission « flash » sur les conditions de travail et la gestion des ressources humaines dans les EHPAD

I.   communication

 

Mission « flash » sur les conditions de travail et la gestion des ressources humaines dans les EHPAD

 

M. Didier Martin, Mme Marine Brenier et M. Cyrille Isaac-Sibille

Mars 2022

Madame la présidente, chers collègues,

La parution de l’ouvrage de Victor Castanet, Les Fossoyeurs, a provoqué une véritable onde de choc dans notre pays. Au-delà de la gravité des faits qu’il dénonce, qui ont conduit la ministre déléguée chargée de l’autonomie à lancer une double enquête confiée à l’Inspection générale des finances et à l’Inspection générale des affaires sociales, il met en lumière le caractère dégradé des conditions de travail d’un personnel trop peu nombreux, encore insuffisamment rémunéré, sans véritable perspective d’évolution professionnelle.

Voilà plusieurs années que les métiers du « grand âge » en général et le secteur des EHPAD en particulier connaissent une situation difficile. Effectifs insuffisants, absentéisme, turnover élevé, les EHPAD, dans lesquels résident quelque 600 000 personnes aujourd’hui, font face, pour beaucoup d’entre eux, à de nombreuses difficultés et peinent à garantir aux personnes âgées un accompagnement adapté à leurs besoins.

Face à cette situation, le Gouvernement a pris des mesures fortes aux fins d’accroître l’attractivité des métiers : créations de postes, hausse des rémunérations – de la prime « Grand âge » aux revalorisations salariales décidées à l’occasion du Ségur de la santé –, ouverture de nouveaux parcours de formation, déploiement d’un programme de lutte contre la sinistralité et d’amélioration de la qualité de vie au travail, investissements massifs dans la rénovation des établissements pour un montant d’1,5 milliard d’euros, etc.

Ces avancées indispensables n’ont pas réglé tous les problèmes et, de l’avis de tous, la gestion des ressources humaines doit encore progresser dans les EHPAD. Notre mission formule treize propositions à cette fin, guidées par le souci d’améliorer à la fois les conditions de travail des professionnels et la qualité de la prise en charge des résidents.

I. DES CONDITIONS DE TRAVAIL DÉGRADÉES

A. Des résidents plus dépendants, une charge de travail plus lourde pour les personnels

On ne peut aborder la question des conditions de travail sans dire un mot, au préalable, de l’évolution du profil des résidents des EHPAD. Toutes les études l’indiquent, tous nos interlocuteurs nous l’ont confirmé, ces résidents sont non seulement de plus en plus nombreux mais également de plus en plus âgés et de plus en plus dépendants. Et cette tendance se poursuivra à l’avenir puisque le nombre de personnes en perte d’autonomie devrait continuer de croître en France.

On le sait, une part significative des résidents souffrent de pathologies lourdes : 70 % à 80 % d’entre eux seraient atteints de troubles cognitifs et près de 60 % seraient touchés par des maladies neurodégénératives.

Cette situation a un impact très direct sur la charge de travail des personnels. Les soins, les gestes techniques, les toilettes, et les tâches répétitives qu’ils impliquent, prennent une place toujours plus importante dans les missions des soignants, au détriment de l’accompagnement et du maintien des capacités des pensionnaires. Les soignants le regrettent, ils en souffrent même parfois, et nous l’ont fait savoir.

Au demeurant, le raccourcissement de la durée des séjours alourdit davantage encore la charge qui pèse sur les équipes, l’accueil et la fin de vie des personnes hébergées se trouvant être les étapes les plus consommatrices en temps de travail.

B. Des professionnels éprouvés

La modification du profil des résidents n’explique toutefois pas à elle seule la détérioration du cadre de travail propre aux EHPAD. Elle aggrave en réalité une situation déjà dégradée, sur laquelle les acteurs de terrain donnent l’alerte depuis un moment.

Médecins coordonnateurs, infirmiers, aidessoignants le disent sans détour : c’est dans l’insuffisance des moyens humains pour répondre aux besoins et aux attentes des personnes âgées que réside, à l’heure actuelle, la principale difficulté.

Résultat, les personnels sont trop souvent soumis à des rythmes harassants, à des cadences intenables, la « pression de la pendule » faisant perdre son sens à l’action de femmes et d’hommes soucieux du bien-être de nos aînés.

Que le travail soit accompli de façon continue – sur une durée pouvant aller jusqu’à 12 heures par jour – ou non, les deux schémas présentant des avantages et des inconvénients, il s’avère générateur d’une fatigue et d’un stress de plus en plus prégnants.

Conséquence immédiate du manque d’effectifs, le taux d’encadrement des résidents s’avère trop faible, dans le secteur privé commercial plus que dans le secteur public, pour garantir une prise en charge de qualité.

La situation dans les EHPAD est d’autant plus compliquée que l’absentéisme pour raisons de santé y est particulièrement fort. On sait d’ailleurs que les métiers du « grand âge » présentent parmi les taux les plus élevés d’accidents du travail et de maladies professionnelles (AT-MP) dans notre pays. C’est un point sur lequel il nous faut agir avec détermination. À cet égard, il faut se féliciter de la mise en œuvre par l’assurance maladie, à compter de cette année, d’un programme de lutte contre la sinistralité spécifique au secteur. Il faut aussi saluer la montée en puissance des actions en matière de qualité de vie au travail organisées depuis plusieurs années.

En définitive, il apparaît que la situation actuelle conduit trop souvent à une forme de « maltraitance institutionnelle », selon l’expression des professionnels eux-mêmes, nombre d’établissements n’ayant pas les moyens de faire face à leurs obligations, nombre d’équipes n’étant pas en capacité de s’occuper dignement des résidents.

Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que les EHPAD soient confrontés à un turnover élevé, l’instabilité des équipes rendant difficile la formation et la montée en compétence des personnels, et à de sérieuses difficultés de recrutement.

Les constats que fait notre mission sont connus. Ils appellent des réponses fortes, concrètes, dans la lignée de celles apportées par l’actuelle majorité présidentielle.

La première consiste sans doute dans le prolongement de l’effort en faveur des recrutements. Sous le quinquennat qui s’achève, ce sont 10 000 postes de soignants qui ont été créés dans les EHPAD et 10 000 postes supplémentaires qui ont été budgétés d’ici 2024. De plus, pour faire face aux effets de la crise sanitaire, le Gouvernement a lancé une campagne de recrutement d’urgence qui aura concerné près de 40 000 professionnels entre octobre 2020 et septembre 2021. Cet effort devra être poursuivi dans les années à venir (proposition n° 1).

Au-delà, il nous semble nécessaire, ainsi que d’autres l’ont suggéré par le passé, que soit défini un ratio minimal opposable de personnels « au chevet » (infirmiers et aidessoignants) des personnes âgées. Il y a là une condition sine qua non à l’amélioration de la qualité de leur prise en charge de jour comme de nuit (proposition  2). Dans le même ordre d’idées, il importe que soit garantie une présence de personnels en nombre suffisant aux moments clés de la journée (lever, toilettes, repas, coucher) (proposition n° 3).

Rendre les métiers du « grand âge » plus attractifs suppose la prolongation, voire l’accentuation, des efforts réalisés jusqu’à présent.

Ainsi, nous appelons de nos vœux la poursuite du processus de hausse des rémunérations des personnels, enclenché au début de l’année 2020, afin que leur engagement au service de l’accompagnement des personnes âgées soit plus justement récompensé (proposition n° 4).

En complément de cette dernière proposition, il nous semble qu’un certain nombre de mesures pourraient utilement venir donner un « coup de pouce » financier supplémentaire aux personnels en question. Cela pourrait notamment concerner l’aide au logement et prendre la forme, suivant les cas, d’une attribution facilitée de logements sociaux à proximité du lieu de travail ou d’une augmentation des indemnités de résidence (proposition n° 5).

En outre, il nous paraît indispensable que les actions de prévention des ATMP soient renforcées, en cohérence avec le programme de lutte contre la sinistralité et d’amélioration de la qualité de vie au travail dans le secteur du « grand âge » (proposition n° 6).

Nous aurions souhaité pouvoir aborder beaucoup d’autres sujets dans le cadre de nos travaux. Parmi eux, celui du dialogue social dans les EHPAD figure en bonne place. Pour résumer les choses, il nous apparaît trop peu développé aujourd’hui, en particulier dans le secteur privé lucratif. Or, cela n’est pas sans conséquence sur les conditions de travail. En effet, on peut soutenir l’idée suivant laquelle leur amélioration suppose, en plus de ce qui a été dit, l’existence d’un dialogue social structuré et dynamique entre employeurs et représentants des salariés. C’est un sujet sur lequel il conviendra de travailler plus en profondeur à l’avenir.

II. MODERNISER LA GESTION DES RESSOURCES HUMAINES DANS LES EHPAD

  1. Des difficultés de ressources humaines bien identifiées par corps de métier

Concernant la gestion des ressources humaines, le constat est unanime : il existe une vraie faiblesse autour de la définition même de la fonction de directeur d’EHPAD. S’il y a encore une dizaine d’années, le certificat d’aptitude aux fonctions de directeur d’établissement (CAFDES) et la formation de « directeur d’établissement sanitaire, social et médico-social » (D3S) de l’École des hautes études en santé publique régnaient en situation de monopole dans la formation des directeurs d’établissements privés d’une part, et publics d’autre part, il n’en est plus rien aujourd’hui. Être diplômé d’un master 2 dans n’importe quel domaine est désormais une condition suffisante pour devenir directeur d’un établissement privé. Cette situation n’est pas satisfaisante car elle conduit à une vision gestionnaire et managériale de cette fonction qui doit pourtant être tournée vers l’humain.

Il est impératif que la formation initiale des directeurs d’établissements comporte obligatoirement un volet médicosocial (proposition n° 7) pour limiter le risque d’une dérive purement gestionnaire de la direction des EHPAD.

Le statut juridique des EHPAD, n’est évidemment pas sans influence sur la gestion des établissements. Le directeur d’un « petit » EHPAD associatif conserve nettement plus de marge de manœuvre dans la gestion de son établissement et l’organisation de la vie quotidienne des résidents que le directeur d’un EHPAD appartenant à grand groupe commercial. Les directeurs de ces établissements sont trop souvent privés de leur autonomie, contraints de suivre les « injonctions » du siège sans être associés à la prise de décision.

Partenaires des directeurs d’établissements, les médecins coordonnateurs souffrent aussi d’un manque de reconnaissance de leur fonction pourtant structurante au sein des EHPAD. Rappelons que près de 30 % des EHPAD déclarent ne disposer d’aucun médecin coordonnateur alors qu’il s’agit là d’une obligation légale. La prise de conscience du manque d’attractivité de la fonction est réelle et a déjà conduit le Gouvernement à agir en élargissant d’une part les missions dévolues aux médecins coordonnateurs et en revalorisant d’autre part la rémunération des médecins coordonnateurs au niveau de celle des praticiens hospitaliers.

Toutefois, il nous semble que les efforts doivent être poursuivis tout d’abord pour allonger le temps de travail des médecins coordonnateurs afin qu’ils puissent vivre de cette fonction. Il est également légitime de renforcer leur rôle dans le fonctionnement des EHPAD en rendant, par exemple, leur avis contraignant lors de l’admission de nouveaux résidents. Enfin, pour prévenir la pénurie de médecins coordonnateurs et permettre à ceux qui sont en exercice de s’absenter, nous préconisons d’ouvrir la possibilité d’un service de médecin coordonnateur d’astreinte qui permettrait de pallier l’absence du médecin de référence (proposition n° 8).

L’EHPAD est un lieu de vie avant d’être un lieu de soins. Il faut aujourd’hui recruter davantage de profils divers pour accompagner au mieux les résidents dans leur vie quotidienne : animateurs, professionnels du secteur socio-culturel, psychologues, psychomotriciens, ergothérapeutes... Ils sont nombreux à pouvoir accompagner nos aînés autrement que par le soin. Nous devons nous assurer de leur présence dans les établissements (proposition n° 9).

Nous savons, toutefois, que rien de tout cela ne sera possible si nous n’engageons pas une réflexion approfondie sur la nécessité d’introduire une nouvelle génération de contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (CPOM). Il ne s’agit pas ici d’aborder ces contrats en tant qu’outils de gestion financière mais bien de mesurer à quel point ils ont une influence sur la gestion des ressources humaines.

En effet, le développement des CPOM négociés avec les groupes et non établissement par établissement contribue largement à la déresponsabilisation des directeurs, qui ne sont pas impliqués dans la négociation de ces contrats. Plus largement, le mouvement de mutualisation des établissements, s’il présente des avantages, doit nous interpeler quant à l’organisation pyramidale qu’il fait naître. Les directeurs d’établissement ne sont plus considérés comme des cadres dirigeants dans une telle structure, ce qui a des répercussions sur l’organisation du quotidien des résidents.

Le manque de personnels accompagnant nos aînés aux côtés du personnel soignant est aussi le fait du cloisonnement des financements établis dans le cadre des CPOM. Ces contrats ne permettent pas d’assurer le recrutement pérenne de ces personnels dont les emplois sont financés par la section « hébergement » et une bonne répartition de ces ressources humaines. Et, même si cela n’est pas directement lié à ce qui précède, le contrôle de l’utilisation des fonds alloués aux établissements est extrêmement défaillant à l’heure actuelle.

C’est pourquoi, notre mission n’a pu faire l’économie d’une préconisation allant dans le sens d’une redéfinition des CPOM (proposition n° 10). Nous estimons que cette nouvelle génération de CPOM devra négocier de manière globale et simultanée les trois objectifs « hébergement », « dépendance », « soins » afin d’intégrer les postes de ressources humaines financés par la section « hébergement ». Le contrôle des objectifs et des moyens s’exercera, dès lors, sur l’ensemble des trois sections de financement et permettra d’adopter une vision transversale des ressources humaines.

L’absentéisme régulier de certains personnels, notamment pour raison de santé, et le turnover élevé conduisent à un glissement des tâches effectuées par les personnels restant en exercice et à une porosité croissante des fonctions entre les agents de service, les aides-soignants et les infirmiers.

Pour faire face au manque d’effectifs, certains salariés sont amenés à effectuer des tâches pour lesquelles ils ne sont pas formés, sans bénéficier de la compensation salariale correspondante. Concrètement, un aidesoignant va se trouver en situation d’administrer certains médicaments à la place de l’infirmier tandis que l’agent de service hospitalier procèdera à la toilette des résidents, mission pourtant dévolue à l’aide-soignant.

Ce glissement de tâches pose de grandes difficultés dans la mesure où ces personnels dits « faisant fonction » endossent une responsabilité qui ne devrait pas être la leur car ils n’ont pas les diplômes exigés et ne perçoivent pas une rémunération en adéquation avec les fonctions qu’ils remplissent. Cette délégation de tâches non encadrée juridiquement n’est acceptable ni pour les personnels car elle dégrade encore un peu plus leurs conditions de travail, ni pour les résidents qui ne jouissent pas de la qualité de soins qu’ils sont en droit d’attendre.

Il est impératif de mieux réglementer le glissement de fonctions en prévoyant explicitement les délégations de tâches autorisées et en introduisant une analyse globale des contrats de travail au sein d’un même établissement qui permettra de s’assurer de l’affectation exacte des ressources humaines, emploi par emploi, pour chaque section de financement (proposition n° 11).

  1. Renforcer la formation initiale et continue des personnels des EHPAD

Nous savons que la pénurie de personnels est intrinsèquement liée au manque d’attractivité pour ces métiers du « grand âge ». L’engouement des étudiants n’est pas à la hauteur des besoins croissants de recrutement de personnels soignants et encadrants dans les EHPAD. Pour ne citer qu’un chiffre particulièrement significatif, les candidatures aux concours d’accès au métier d’aide-soignant ont chuté de 25 % en quelques années. Nous avons acquis la conviction qu’une grande campagne de communication nationale valorisant les métiers du « grand âge » et incitant à la mixité des recrutements pour diversifier le profil des personnels est un prérequis indispensable (proposition n° 12).

S’il faut attirer les personnels futurs dès la formation initiale, il est impératif de « fidéliser » les personnels déjà en place en renforçant la formation continue. Pour faire face à la recrudescence des personnels « faisant fonction », il faut fluidifier les passerelles entre les métiers afin d’offrir de vraies perspectives de carrière. Valoriser les savoirfaire du personnel soignant aura pour vertu de mieux considérer la technicité de leurs métiers, une reconnaissance qui fait souvent défaut à ces salariés. Une simplification du processus de validation des acquis de l’expérience (VAE) et la mise en place de passerelles entre formations contribueront à fluidifier la gestion des ressources humaines. Enfin, il fait largement consensus que nous ne pourrons pallier le manque d’effectifs sans augmenter significativement les formations d’aidesoignant et d’infirmier (proposition n° 13).

Voici les conclusions et les préconisations auxquelles la mission est parvenue et qu’elle souhaite au service d’améliorations concrètes.

 

 


1 –

II.   Liste des personnes auditionnées par les rapporteurs

(par ordre chronologique)

       Fédération nationale des associations de directeurs d’établissements et services pour personnes âgées (FNADEPA) *  M. JeanPierre Riso, président

       Association des directeurs au service des personnes âgées (ADPA)  M. Éric Fregona, directeur adjoint

       Table ronde de fédérations d’EHPAD :

 Syndicat national des établissements et résidences privés pour personnes âgées (SYNERPA) *  M. Justin de Bailliencourt, directeur des opérations et de la coordination, M. Gautier Amelot, responsable du pôle social, et Mme Diane-Sophie Laroche, conseillère affaires publiques

 Fédération hospitalière de France (FHF) *  M. Marc Bourquin, conseiller stratégique, M. Benjamin Caniard, responsable du pôle Autonomie‑parcours, et Mme Amélie Roux, responsable du pôle ressources humaines

 Fédération des établissements hospitaliers et d’assistance privés à but non lucratif (FEHAP) *  M. Jean-Christian Sovrano, directeur de l’autonomie

 Croix-Rouge française * – M. Johan Girard, délégué national filière personnes âgées et domicile

 NEXEM (organisation professionnelle des employeurs du secteur social, médico-social et sanitaire privé à but non lucratif) * – Mme Marie Aboussa, directrice du pôle offre sociale et médico-sociale

       Table ronde d’organisations syndicales de salariés :

 Confédération française démocratique du travail (CFDT) Fédération Santé sociaux  M. Loïc Le Noc, secrétaire fédéral

 Confédération générale du travail (CGT) Santé Action Sociale – Mme Malika Belarbi, pilote du collectif personnes âgées, et M. Guillaume Gobet, membre du bureau de l’Union fédérale de la santé privé, pilote du collectif Orpea

 Fédération Force ouvrière des personnels des services publics et des services de santé (FOSPSS)  M. Didier Birig, secrétaire général, et M. Gilles Gadier, secrétaire fédéral

 Union nationale des syndicats autonomes (UNSA) Santé et Sociaux  M. Jean-Claude Stutz, conseiller technique national, et M. Éric Boucharel, secrétaire départemental Val-d’Oise

 Fédération SUD Santé sociaux  Mme Anissa Amini, secrétaire fédérale, référente grand-âge, et Mme Jessica Thivenard, trésorière de section

       Groupe VYV3 *  Mme Natacha Lecas, directrice nationale Personnes âgées

       Syndicat Arc-en-Ciel  Mme Isabelle Signori, secrétaire du comité social et économique, M. Émile Ayela, Mme Laetitia Collongues et M. Bernard Rousset, membres

       M. Laurent Garcia, cadre infirmier, ancien infirmier à l’EHPAD Les Bords de Seine (Orpea) à Neuilly-sur-Seine

       M. Georges Stany, directeur du Groupement d’employeurs pour l’insertion et la qualification (GEIQ) Silver Nouvelle‑Aquitaine

       Audition commune de médecins coordonnateurs en EHPAD :

 Fédération française des associations de médecins coordonnateurs en EHPAD (FFAMCO)Dr Nathalie Maubourguet, présidente

 Association nationale des médecins coordonnateurs et du secteur médicosocial (Mcoor)  Dr Stéphan Meyer, vice-président

       Me Léa Talrich, avocate en droit du travail

       Cabinet de Mme Brigitte Bourguignon, ministre déléguée auprès du ministre des solidarités et de la santé, chargée de l’autonomie

       Audition commune :

– Mme Laura Nirello, économiste à l’Institut Mines-Télécom de Lille

 M. Cédric Barakat et M. Florent Jean, experts-comptables

       Audition commune :

 OPCO Santé  M. Jean-Pierre Mercier, vice-président

 École des hautes études en santé publique (EHESP)  Mme Elsa Boubert, responsable de la filière D3S (directeur d’établissement sanitaire, social et médico‑social), coordinatrice du réseau CAFDES (certificat d’aptitude aux fonctions de directeur d’établissement ou de service d’intervention sociale)

       M. Gérard Brami, docteur en droit, ancien directeur d’EHPAD

 

* Ces représentants d’intérêts ont procédé à leur inscription sur le répertoire de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, s’engageant ainsi dans une démarche de transparence et de respect du code de conduite établi par le Bureau de l’Assemblée nationale.


1 –

III.   Liste des contributions reçues

 

       Confédération française démocratique du travail (CFDT) Santé sociaux

       Groupement d’employeurs pour l’insertion et la qualification hospitalisation privée (GEIQ) Silver NouvelleAquitaine

       Conseil national de l’ordre des masseurs-kinésithérapeutes (CNOMK)

       Me Léa Talrich

       Mme Natacha Lecas, directrice nationale Personnes âgées du groupe VYV3

       Fédération nationale de la Mutualité française (FNMF)

       M. Matthieu Sibé

 

 

 


1 –

IV.   synthÈse

COMMISSION DES AFFAIRES SOCIALES  RÉPUBLIQUE FRANÇAISE


La parution des Fossoyeurs, à la fin du mois de janvier de cette année, a provoqué une véritable onde de choc dans notre pays. Au-delà de la gravité des faits dénoncés, qui ont conduit la ministre déléguée chargée de l’autonomie à lancer une double enquête confiée à l’Inspection générale des finances et à l’Inspection générale des affaires sociales ainsi qu’une consultation des représentants des familles, des élus départementaux, des acteurs du secteur et des partenaires sociaux, l’ouvrage de Victor Castanet met en lumière le caractère dégradé des conditions de travail d’un personnel trop peu nombreux, pas suffisamment rémunéré, sans véritable perspective d’évolution professionnelle.

Voilà plusieurs années que les métiers du « grand âge » en général et le secteur des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) en particulier connaissent une situation difficile. Effectifs insuffisants, absentéisme, turnover élevé, les EHPAD, dans lesquels résident quelque 600 000 personnes aujourd’hui, font face, pour beaucoup d’entre eux, à de nombreuses difficultés et peinent à garantir aux personnes âgées, dont le niveau de dépendance ne cesse de croître, un accompagnement adapté à leurs besoins.

Face à cette situation, le Gouvernement a pris un certain nombre de mesures destinées à accroître l’attractivité des métiers : créations de postes, hausse des rémunérations (prime « Grand âge », revalorisations salariales décidées à l’occasion du Ségur de la santé), ouverture de nouveaux parcours de formation, déploiement d’un programme de lutte contre la sinistralité et d’amélioration de la qualité de vie au travail (QVT), investissements massifs dans la rénovation des établissements, etc.

Nonobstant ces avancées incontestables, la gestion des ressources humaines doit encore progresser dans les EHPAD. Il y a même, aux dires de tous, urgence à agir. La mission avance quelques pistes pour y parvenir, guidées par le souci d’améliorer à la fois les conditions de travail des professionnels et la qualité de la prise en charge des résidents.

Les rapporteurs ont conduit quatorze auditions et tables rondes réunissant près de 40 personnes au total : fédérations et directeurs d’EHPAD, organisations syndicales de salariés, médecins coordonnateurs, juristes, économistes, etc. Ils remercient vivement l’ensemble de leurs interlocuteurs pour leur disponibilité, leurs témoignages et leurs propositions. Leur éclairage a, à n’en pas douter, contribué à alimenter leur réflexion sur un sujet aussi fondamental que complexe.


Les conditions de travail et la gestion des ressources humaines dans les EHPAD

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I. des conditions de travail dÉgradÉes

A. Des résidents plus dépendants, une charge de travail plus lourde pour les personnels

On ne peut aborder, même succinctement, la question des conditions de travail dans les EHPAD sans évoquer, en préambule, celle de l’évolution du profil de leurs résidents. Ce que l’on constate, à cet égard, c’est que ces derniers sont non seulement de plus en plus nombreux mais également de plus en plus âgés et dépendants. Depuis plusieurs années, en effet, la part des résidents les moins autonomes (GIR 1, 2, 3 et 4) augmente quand celle des moins dépendants (GIR 5 et 6) diminue ([1]). Et cette tendance se poursuivra vraisemblablement à l’avenir puisque le nombre de personnes en perte d’autonomie devrait continuer de croître en France ([2]).

Aujourd’hui, nombre de résidents souffrent de pathologies lourdes : 70 % à 80 % d’entre eux seraient atteints de troubles cognitifs, selon France Alzheimer, et près de 60 % seraient touchés par des maladies neurodégénératives, aux dires des professeurs Claude Jeandel et Olivier Guérin ([3]).

Cette situation a un impact très direct sur la charge de travail des personnels.

Les soins, les gestes techniques (les transferts par exemple), les toilettes, qui impliquent la réalisation de tâches répétitives et pénibles aux plans physique et psychologique (d’aucuns évoquent une « robotisation » croissante des tâches), occupent une place plus centrale qu’auparavant dans les missions des soignants et se font trop souvent, hélas, au détriment de l’accompagnement et du maintien des capacités des pensionnaires.

Du reste, le raccourcissement de la durée des séjours alourdit davantage encore la charge qui pèse sur les équipes, l’accueil et la fin de vie des personnes hébergées se trouvant être les étapes les plus consommatrices en temps de travail.

B. Des professionnels éprouvés

La modification du profil des résidents n’explique pas à elle seule la détérioration du cadre de travail propre aux EHPAD. En réalité, elle aggrave sensiblement une situation déjà dégradée, largement documentée et sur laquelle les acteurs de terrain donnent l’alerte depuis un moment.

De l’avis unanime des acteurs en question, médecins coordonnateurs, infirmiers, aides-soignants, c’est dans l’insuffisance des moyens humains pour répondre aux attentes, aux besoins, aux exigences légitimes des personnes âgées que réside la principale difficulté. Car, de cela, il résulte que les personnels sont bien souvent soumis à des rythmes harassants, à des cadences intenables. Ainsi la « pression de la pendule » fait-elle perdre son sens à l’action de femmes et d’hommes soucieux du bienêtre de nos aînés.

Que le travail soit accompli de façon continue ou non, il est générateur d’une fatigue et d’un stress de plus en plus prégnants. Les rapporteurs observent d’ailleurs que le débat sur l’organisation optimale du temps de travail n’est pas tranché. La journée de 12 heures, par exemple, peut présenter des avantages pour les soignants mais ne répond pas nécessairement aux besoins des résidents et ne saurait, en tout état de cause, constituer une solution de long terme. Il appartient donc aux établissements de trouver le bon équilibre entre bien-être des résidents (qui suppose notamment la présence des personnels aux moments clés de la journée – lever, toilette, repas, coucher) et bien-être des équipes.

Conséquence immédiate de la pénurie d’effectifs, le taux d’encadrement des résidents s’avère trop faible, dans le secteur privé commercial plus que dans le secteur public, pour garantir une prise en charge de qualité (en 2018, le taux d’encadrement médian s’élevait à environ 63 équivalents temps plein (ETP) pour 100 résidents, d’après les données publiées par la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie ([4])).

La situation dans les EHPAD est d’autant plus compliquée que l’absentéisme pour raisons de santé y est particulièrement fort. Il convient de souligner que, d’une manière générale, les métiers du « grand âge » présentent parmi les taux les plus élevés d’accidents du travail et de maladies professionnelles (ATMP) dans notre pays. La sinistralité ATMP y est en effet trois fois supérieure à la moyenne nationale et dépasse d’un tiers celle du secteur du bâtiment et des travaux publics (BTP) ([5]).

De l’aveu des professionnels eux-mêmes, tout ceci conduit à une forme de « maltraitance institutionnelle », les établissements, aux prises avec d’importantes difficultés organisationnelles, n’ayant tout simplement pas les moyens de faire face à leurs obligations, les équipes de s’occuper dignement des résidents.

Sans surprise, ces établissements doivent composer avec un turnover élevé, la part du personnel disposant d’une faible ancienneté (moins d’un an) atteignant 15 % ([6]), et de sérieuses difficultés de recrutement, difficultés intimement liées à la pénibilité des conditions de travail mais aussi à la faiblesse des rémunérations proposées.

Ces constats ne sont pas nouveaux. Ils appellent des réponses fortes.

La première consiste sans doute dans le prolongement de l’effort en faveur des recrutements. Les rapporteurs n’ignorent pas que, sous le quinquennat qui s’achève, 10 000 postes de soignants dans les EHPAD ont été créés et que 10 000 postes supplémentaires ont été budgétés d’ici 2024. Ils savent aussi que, pour faire face aux effets de la crise sanitaire, le Gouvernement a lancé une campagne de recrutement d’urgence qui aura concerné près de 40 000 professionnels entre octobre 2020 et septembre 2021. Ils n’en restent pas moins persuadés que cet effort devra être poursuivi dans les années à venir.

Proposition  1. Prolonger l’effort en faveur des créations de postes de soignants dans les EHPAD.

Au-delà, les rapporteurs sont favorables, à l’instar de leurs collègues Monique Iborra et Caroline Fiat ([7]) et comme cela se fait dans certains États, à la définition d’un ratio minimal opposable de personnels « au chevet » (infirmiers et aides-soignants) des personnes âgées. Ils y voient une condition sine qua non à l’amélioration de la qualité de leur prise en charge de jour comme de nuit dans tous les EHPAD, indépendamment de leur statut juridique.

Proposition  2. Définir un ratio minimal opposable de personnels (exprimé en ETP) « au chevet » par résident.

Proposition  3. Veiller à ce que soit garantie la présence des personnels en nombre suffisant aux moments clés de la journée (lever, toilette, repas, coucher).

Les rapporteurs en sont convaincus, il existe de réelles marges de manœuvre pour renforcer l’attractivité des métiers du « grand âge ».

Cela passe notamment par la poursuite du processus de hausse des rémunérations des personnels, enclenché au début de l’année 2020 (création de la prime « Grand âge », revalorisations salariales décidées à l’occasion du Ségur de la santé : + 183 euros nets par mois pour les personnels exerçant au sein d’EHPAD publics et privés à but non lucratif ; + 160 euros nets par mois pour ceux exerçant dans les EHPAD commerciaux), afin qu’il soit mieux tenu compte des exigences inhérentes à leurs fonctions, afin que leur engagement au service de l’accompagnement des personnes âgées soit plus justement récompensé.

Proposition  4. Faire bénéficier les personnels des EHPAD d’une revalorisation salariale spécifique au « grand âge » dans le prolongement des actions engagées depuis 2020.

En complément de la hausse des rémunérations, pourraient être prises un certain nombre de mesures de nature à donner un « coup de pouce » financier supplémentaire aux personnels des EHPAD. Cela pourrait notamment concerner l’aide au logement et prendre la forme, suivant les cas, d’une attribution facilitée de logements sociaux à proximité du lieu de travail ou d’une augmentation des indemnités de résidence.

Proposition  5. Faire bénéficier les personnels des EHPAD de mesures d’aide au logement (attribution facilitée de logements sociaux à proximité du lieu de travail, augmentation des indemnités de résidence).

Rendre plus attractifs les métiers du « grand âge » passe aussi par le renforcement des actions de prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles, en cohérence avec le programme de lutte contre la sinistralité et d’amélioration de la qualité de vie au travail (QVT).

Il conviendra d’ailleurs de veiller à la bonne application de la loi du 2 août 2021 ([8]) dans ce secteur et d’évaluer dans un futur proche les premiers effets du programme susmentionné.

Proposition  6. Renforcer les actions de prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles dans le secteur du « grand âge ».

II. moderniser la gestion des ressources humaines dans les ehpad

Il ressort des travaux des rapporteurs que le manque d’attractivité des métiers du « grand âge » est pour une large part le fait d’une gestion des ressources humaines à la dérive qui jongle avec la précarité des contrats et le glissement des tâches entre les catégories de personnel.

D’une part, ce secteur a fréquemment recours aux contrats précaires (CDD, intérim). 40 % des salariés auraient conclu un contrat de cette nature et les vacataires sont régulièrement utilisés pour des remplacements ponctuels. Le recrutement en contrat court n’est pas dénoncé en tant que tel puisque la souplesse qu’il offre peut être recherchée par les salariés euxmêmes. Toutefois, les pratiques d’Orpea, si elles sont avérées, ont bien mis en évidence les dérives et les abus auxquels la précarité de ces contrats peut mener.

D’autre part, les métiers des EHPAD souffrent d’un manque de lisibilité du rôle de chacun en raison d’un glissement de fonctions dénoncé par tous les acteurs entendus par la mission.

  1. Des difficultés de ressources humaines bien identifiées par corps de métier

Les EHPAD sont d’abord, pour les personnes âgées, un lieu de vie qui nécessite animation et prévention ; un lieu de dépendance nécessitant des aides-soignants et des agents de service hospitalier ; un lieu de soins nécessitant des infirmiers et des médecins coordonnateurs, en lien avec le médecin traitant.

  1. Des directeurs d’établissements trop souvent privés de responsabilités

Le profil des directeurs d’EHPAD a évolué ces vingt dernières années. Le certificat d’aptitude aux fonctions de directeur d’établissement ou de service d’intervention sociale (CAFDES) pour les directeurs exerçant dans les établissements privés et la formation de « directeur d’établissement sanitaire, social et médicosocial » (D3S) à l’École des hautes études en santé publique (EHESP) pour les établissements publics ont longtemps régné en situation de monopole dans la formation initiale des directeurs. Aujourd’hui, nombre de directeurs d’établissements privés ne sont pas directement issus du monde du soin puisque l’obtention d’un diplôme de master 2 est une condition suffisante pour exercer une telle fonction.

L’évolution de ces profils a pu conduire à une vision plus « gestionnaire » et managériale de la fonction de directeur dans les établissements privés à but lucratif. Le statut juridique des EHPAD influe, en effet, fortement sur la gestion des établissements. Si les directeurs de petits EHPAD associatifs ou publics recrutent, par exemple, toujours directement le personnel en lien avec les cadres infirmiers, les directeurs d’EHPAD commerciaux appartenant à des groupes privés sont privés de cette fonction cruciale.

Proposition  7. Intégrer un volet médicosocial obligatoire à la formation des directeurs d’établissements.

Le développement des contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (CPOM) négociés avec les groupes et non par les établissements contribue à cette déresponsabilisation des directeurs d’établissements qui sont privés des marges de manœuvre suffisantes pour assurer le bien-être des résidents.

Si la tendance au regroupement des établissements avec des CPOM multiples sur plusieurs établissements permet une simplification des échanges pour les ARS, les conseils départementaux mais aussi les groupes, il reste indispensable, pour que la gestion de l’EHPAD reste « artisanale », selon les mots de Gérard Brami ([9]), d’associer le directeur, qui doit avoir une responsabilité fonctionnelle.

  1. Une pénurie de médecins coordonnateurs

Alors que la fonction de médecin coordonnateur est structurante dans la vie d’un EHPAD, en lien avec celle de directeur, près de 30 % des EHPAD déclarent ne disposer d’aucun médecin coordonnateur, contrevenant ainsi à une obligation légale ([10]).

Malgré une revalorisation de la rémunération des médecins coordonnateurs au niveau des praticiens hospitaliers et un élargissement récent de leurs missions ([11]), la fonction de médecin coordonnateur peine à attirer des candidats. D’une part, le temps de travail en EHPAD des médecins coordonnateurs reste trop court pour qu’ils puissent en vivre. D’autre part, les missions qui leur sont confiées sont limitées tant dans leur technicité que dans l’autonomie qu’elles confèrent aux médecins.

Proposition  8. Renforcer le rôle des médecins coordonnateurs en rendant leur avis contraignant lors de l’admission de nouveaux résidents ainsi qu’en créant un service de médecin coordonnateur d’astreinte.

  1. Des personnels absents de la vie des EHPAD

Pour que l’EHPAD soit un lieu de vie et non un lieu de soins, le manque de professionnels accompagnant les aînés aux côtés du personnel soignant est aujourd’hui criant. Animateurs, professionnels du secteur socio-culturel, psychologues, psychomotriciens, ergothérapeutes..., la liste des besoins de métiers variés est longue.

L’absence de ces personnels est, en partie, due au cloisonnement des financements établis dans le cadre des CPOM, qui ne permettent pas d’assurer le recrutement pérenne de ces personnels et une bonne répartition de ces ressources humaines indispensables à la vie des résidents. Il convient d’ajouter, même si cela n’est pas directement lié à ce qui précède, que le contrôle de l’utilisation des fonds alloués aux établissements est bien trop peu développé à l’heure actuelle et que cela devra impérativement évoluer à l’avenir.

Proposition  9. Garantir la présence de métiers divers au sein des EHPAD pour accompagner les résidents dans leur vie quotidienne.

Proposition  10. Engager une nouvelle génération de CPOM au sein desquels les objectifs « hébergement, dépendance, soins » sont discutés de manière globale et simultanée afin d’intégrer les postes de ressources humaines financés par la section « hébergement » et permettre un contrôle des objectifs et des moyens sur l’ensemble de ces trois sections.

  1. Un glissement de fonctions fragilisant les personnels soignants

Les difficultés de recrutement des personnels soignants conduisent à une forte porosité des fonctions entre les agents de service hospitalier (ASH), les aides-soignants (AS) et les infirmiers, largement dénoncée lors des auditions conduites par les rapporteurs.

Le manque d’effectifs conduit à ce que les personnels absents soient remplacés par des personnels « faisant fonction » qui accomplissent des tâches pour lesquelles ils ne sont pas formés et ne retirent pas la rémunération qui s’y attache en théorie. Concrètement, le glissement de fonctions conduit à ce que l’aide-soignant remplisse les fonctions de l’infirmier, en administrant par exemple des médicaments tandis que l’ASH assure les missions de l’AS.

Cette délégation de tâches non encadrée juridiquement n’est pas acceptable car elle dégrade les conditions de travail des personnels et par là même la qualité des soins octroyés aux résidents.

Proposition  11. Mieux réglementer le glissement de fonctions en prévoyant explicitement les délégations de tâches autorisées et en introduisant une analyse globale des contrats de travail au sein d’un même établissement pour chaque section de financement (soins, dépendance, hébergement).

B. Renforcer la formation initiale et continue des personnels des EHPAD

Il ressort des travaux de la mission que la formation initiale et continue des personnels des EHPAD fait aujourd’hui cruellement défaut.

L’engouement des étudiants pour les formations permettant d’accéder aux métiers du « grand âge » n’est pas à la hauteur des besoins croissants de recrutement de personnels soignants et encadrants dans les EHPAD. En quelques années, les candidatures aux concours d’accès au métier d’aide-soignant ont ainsi chuté de 25 % ([12]).

Proposition  12. Organiser une campagne nationale de communication valorisant les métiers du « grand âge » et incitant à la mixité des recrutements.

Pour faire face à la recrudescence des personnels « faisant fonction » qui n’ont pas les diplômes exigés pour accomplir les tâches qui leur sont assignées, il est impératif de fluidifier les passerelles entre les métiers afin d’offrir de vraies perspectives de carrière aux personnels soignants des EHPAD.

Une meilleure considération de la technicité des métiers exercés en EHPAD aura aussi pour vertu de fidéliser le personnel soignant.

Proposition  13. Simplifier le processus de validation des acquis de l’expérience (VAE) pour valoriser les métiers et les carrières, favoriser les passerelles entre formations et augmenter significativement les formations d’aidesoignant et d’infirmier.

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Les rapporteurs auraient souhaité aborder plusieurs autres pans du sujet mais le format de l’exercice ne leur en a pas laissé la possibilité.

La question du dialogue social dans les EHPAD en est un. Aujourd’hui, celui-ci apparaît trop peu développé, en particulier dans le secteur privé lucratif. Or il est évident que l’amélioration des conditions de travail suppose aussi l’existence d’un dialogue social structuré et dynamique entre employeurs et représentants des salariés.

 

 


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ANNEXE : 13 PROPOSITIONS POUR AMÉLIORER LES CONDITIONS DE TRAVAIL ET LA GESTION DES RESSOURCES HUMAINES

 

Proposition n° 1. Prolonger l’effort en faveur des créations de postes de soignants dans les EHPAD.

Proposition n° 2. Définir un ratio minimal opposable de personnels (exprimé en ETP) « au chevet » par résident.

Proposition n° 3. Veiller à ce que soit garantie la présence des personnels en nombre suffisant aux moments clés de la journée (lever, toilette, repas, coucher).

Proposition n° 4. Faire bénéficier les personnels des EHPAD d’une revalorisation salariale spécifique au « grand âge » dans le prolongement des actions engagées depuis 2020.

Proposition n° 5. Faire bénéficier les personnels des EHPAD de mesures d’aide au logement (attribution facilitée de logements sociaux à proximité du lieu de travail, augmentation des indemnités de résidence).

Proposition n° 6. Renforcer les actions de prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles dans le secteur du « grand âge ».

Proposition n° 7. Intégrer un volet médico-social obligatoire à la formation des directeurs d’établissements.

Proposition n° 8. Renforcer le rôle des médecins coordonnateurs en rendant leur avis contraignant lors de l’admission de nouveaux résidents ainsi qu’en créant un service de médecin coordonnateur d’astreinte.

Proposition n° 9. Garantir la présence de métiers divers au sein des EHPAD pour accompagner les résidents dans leur vie quotidienne.

Proposition n° 10. Engager une nouvelle génération de CPOM au sein desquels les objectifs « hébergement, dépendance, soins » sont discutés de manière globale et simultanée afin d’intégrer les postes de ressources humaines financés par la section « hébergement » et permettre un contrôle des objectifs et des moyens sur l’ensemble de ces trois sections.

Proposition n° 11. Mieux réglementer le glissement de fonctions en prévoyant explicitement les délégations de tâches autorisées et en introduisant une analyse globale des contrats de travail au sein d’un même établissement pour chaque section de financement (soins, dépendance, hébergement).

Proposition n° 12. Organiser une campagne nationale de communication valorisant les métiers du « grand âge » et incitant à la mixité des recrutements.

Proposition n° 13. Simplifier le processus de validation des acquis de l’expérience (VAE) pour valoriser les métiers et les carrières, favoriser les passerelles entre formations et augmenter significativement les formations d’aide-soignant et d’infirmier.

 

 

 


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   Mission « flash » sur la gestion financière des EHPAD

I.   communication

 

Mission « flash » La gestion financière des EHPAD

 

M. Pierre Dharréville, Mme Jeanine Dubié et Mme Caroline Janvier

Mars 2022

Madame la présidente,

Mes chers collègues,

En guise d’introduction à nos trois interventions liminaires, je voudrais simplement vous dire un mot sur les objectifs qui ont été les nôtres dans le cadre de cette mission « flash ». Dans le livre de Victor Castanet et à travers toutes les auditions que nous avons effectuées, nous voyons bien qu’il y a, dans le système des EHPAD dans son ensemble, des questions qui posent problème, des dynamiques préoccupantes, des zones grises.

Partant de ce constat, notre objectif a été de bien clarifier ce qui, dans la gestion financière des EHPAD, relève de problématiques générales sur le financement des EHPAD, et ce qui relève de failles imputables au système privé lucratif.

Notre objectif a aussi été d’aller fouiller un peu les zones grises que j’évoquais, pour déterminer précisément les mécanismes qui sont à réviser pour éviter que l’argent public ne soit employé à autre chose qu’à la bonne prise en charge des personnes âgées, quels contrôles sont à améliorer pour réussir à détecter ces dérives, etc.

Au terme de deux semaines de travaux, nous sommes parvenus à poser un diagnostic d’ensemble sur la question de la gestion financière des EHPAD, dont nous tirons 13 recommandations qui sont parfois des mesures très simples et très concrètes, parfois des pistes plus structurelles à explorer dans le cadre d’un futur projet de loi Grand Âge et autonomie.

Car c’est là un élément incontournable du décor, et nous parvenons tous aux mêmes conclusions dans le cadre des différentes missions « flash » : le secteur de la prise en charge des personnes âgées a besoin de réformes structurelles, de grande ampleur, pour pouvoir mieux accompagner nos aînés et faire face à l’immense défi démographique devant lequel nous nous trouvons.

Ces réformes sont indispensables s’agissant du financement des EHPAD, qui nous occupe plus particulièrement cet après-midi. Dans nos auditions, nous avons constaté, s’il en était besoin, que de nombreux problèmes sont communs à l’ensemble des EHPAD dans ce domaine.

I. UNE GESTION FINANCIÈRE SOUS FORTES CONTRAINTES

C’est d’abord le problème de la complexité des financements, avec les interventions croisées des départements, de l’assurance maladie et des résidents, à travers le financement des forfaits soins, dépendance et hébergement.

Les enveloppes soins et dépendance, financées respectivement par les ARS et les départements, sont déterminées en fonction d’équations tarifaires fondées sur le niveau de dépendance et de santé moyen des résidents d’un EHPAD.

Ce faisant, ces enveloppes valorisent essentiellement des gestes techniques associés à la prise en charge des résidents, comme les toilettes. Cela pose problème, en conduisant à ne pas valoriser les actes de prévention de la perte d’autonomie, le temps d’échange avec les personnes âgées et leurs familles, etc.

Nous pensons donc que les modalités de ces financements sont à revoir ; nous plaidons en outre pour une simplification des circuits de financement et donc pour une fusion des enveloppes soins et dépendance.

Autre problème que nous avons identifié, et ce n’est pas une découverte : le taux d’encadrement en personnels soignants est, de manière générale, insuffisant. Si le taux d’encadrement, toutes catégories confondues (personnels administratifs compris), s’établit en moyenne à 63 ETP pour 100 résidents, le taux moyen d’encadrement des personnels soignants en EHPAD n’est que de 31 ETP pour 100 résidents !

Dans tous les EHPAD, nous identifions une « spirale négative » liée à cet encadrement insuffisant : glissements de tâches vers les fonctions du soin et généralisation du recours aux « faisant fonction », maltraitance et burn out du personnel en place, manque d’attractivité des métiers de l’accompagnement en EHPAD et difficultés à recruter, venant encore dégrader le taux d’accompagnement…

Pour autant, de bonnes choses ont été entreprises.

Dans le cadre du Ségur de la Santé, il faut souligner qu’on a procédé à une revalorisation historique des métiers des EHPAD : tous les personnels des EHPAD publics et privés non lucratifs ont vu leur fiche de paie augmenter de 183 euros mensuels. Et on a lancé un plan d’investissement très massif, à hauteur de 2,1 milliards d’euros, dans la rénovation des EHPAD et le numérique en EHPAD.

Par ailleurs, en 2016, la loi ASV avait permis d’assouplir la gestion financière des EHPAD avec le passage des conventions tripartites aux contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens, les CPOM. Conclus pour une durée de cinq ans entre l’ARS, le département et l’établissement concernés, le CPOM est un bon outil, qui donne de la visibilité et une souplesse de gestion aux établissements.

Nous ne pensons pas qu’il faille remettre en cause cet outil de pilotage qui a pu faire l’objet de critiques lors de nos auditions. Nous pensons plutôt qu’il vaut mieux en encadrer le fonctionnement afin que la souplesse accordée aux gestionnaires s’accorde avec une bonne utilisation des deniers publics.

II. UNE QUÊTE INSATIABLE DE RENTABILITÉ DANS LE SECTEUR COMMERCIAL

En cette journée internationale de lutte pour les droits des femmes, je voudrais commencer en ayant une pensée pour ces femmes nombreuses qui prennent soin de nos anciens dans ces métiers de l’humain qui appellent une toute autre reconnaissance.

Nous sommes dans une situation critique.

Le financement de l’autonomie est insuffisant, c’est entendu. Ce fut d’ailleurs l’un des arguments pour ouvrir plus largement la porte au secteur privé à but lucratif. Et nous sommes aujourd’hui confrontés à une privatisation et une marchandisation croissantes du secteur des EHPAD, associées à un tarissement de l’offre publique. Dans certaines régions, l’offre privée lucrative, qui représente un peu plus de 20 % des EHPAD au niveau national, est désormais prépondérante : elle constitue ainsi 50 % de l’offre dans la région PACA !

La montée en puissance du secteur privé lucratif au détriment des autres modes d’accueil ne peut que nous interpeller, notamment en raison d’un reste à charge bien plus élevé pour les familles, alors que les places accessibles manquent, même s’il ne s’agit pas d’en rester au modèle d’accompagnement actuel. Pour rappel, le coût moyen d’un EHPAD privé commercial se situe autour de 2 700 euros par mois, contre environ 1 900 euros pour un EHPAD public, soit un écart de 40 %, alors que le taux d’encadrement est inférieur de près de 40 % dans le secteur lucratif ! C’est le monde à l’envers...

Ce développement du privé à but lucratif s’accompagne d’une financiarisation galopante du secteur. En France, cinq groupes (Orpea, Korian, DomusVi, Colisée et Domidep) se partagent désormais la moitié de l’offre commerciale, contre 10 en 2011. L’introduction de plusieurs groupes en bourse se traduit par le versement de montants très importants de dividendes. Comment ne pas s’interroger devant le gouffre qui s’est creusé depuis plusieurs années entre d’une part, les bénéfices générés par certains groupes et les rémunérations astronomiques de leurs dirigeants et, d’autre part, les rémunérations proposées à des personnels dont les conditions de travail sont de plus en plus difficiles ?

Les auditions ont confirmé l’existence de « zones grises » entre les trois forfaits du budget des EHPAD, qui permettent à certains établissements de maximiser les dépenses prises en charge par les pouvoirs publics (forfaits soins et dépendance) afin de minimiser celles qui sont imputées sur le forfait hébergement, et par conséquent d’accroître les bénéfices des EHPAD. On pourrait citer le recours à des personnels, souvent non diplômés, qui font fonction d’aides-soignants bien souvent de manière permanente.

Nous plaidons donc a minima pour mieux encadrer l’imputation des dépenses de personnel sur les différentes sections tarifaires en fonction de leur finalité. La question est posée de ce découpage en trois sections, à commencer par celui qui sépare les soins de la dépendance, dont nous suggérons la fusion.

Nos auditions ont aussi confirmé l’existence de remises de fin d’année (RFA), parfois très importantes, évoquées par Victor Castanet. Il n’est pas admissible que des groupes « privatisent » des remises obtenues sur des produits financés par des dotations publiques qui ont vocation à bénéficier directement à la prise en charge des résidents. Ce mode de fonctionnement peut conduire à la dégradation de la qualité des produits achetés alors même que les remises consenties devraient contribuer à améliorer la qualité de la prise en charge. Nous proposons donc de faire apparaître dans les comptes des EHPAD et de leurs groupes les remises sur les achats et les obliger à réinvestir ces remises dans l’amélioration de la prise en charge des résidents, à due concurrence des achats réalisés par chaque établissement.

De manière plus générale, nous souhaitons rendre transparente la totalité des comptes de tous les EHPAD (publics, associatifs et commerciaux) et, le cas échéant, des groupes auxquels ils appartiennent, sans que ceux-ci ne puissent faire valoir le secret des affaires.

Les auditions ont permis de lever le voile sur des pratiques d’ingénierie financière et de spéculation sur le parc immobilier.

La revente d’établissements à des investisseurs en quête de rentabilité peut aboutir à augmenter de manière substantielle le montant des loyers et donc les prix de journée, tout en déconnectant les intérêts des bailleurs de l’entretien des locaux. Ces pratiques font appel à des montages financiers complexes, dans lesquels interviennent de plus en plus de sociétés de capital-investissement.

Ces constats appellent aujourd’hui à réfléchir de manière globale sur un certain nombre de ces sujets. Nous souhaitons que les modalités de gestion du parc immobilier des EHPAD soient passées en revue et évaluées afin que les coûts, et donc indirectement le tarif d’hébergement facturé aux résidents, soient mieux maîtrisés à l’avenir.

Il nous paraît également indispensable d’évaluer l’impact d’une régulation des tarifs d’hébergement, le cas échéant en fixant un tarif plafond. Il pourrait aussi être envisagé de demander aux EHPAD commerciaux le versement obligatoire d’une redevance en contrepartie de l’autorisation qui leur est délivrée en cas de maintien de la liberté tarifaire.

À notre sens, pour maintenir un minimum de maîtrise publique et être en position d’éviter les démarches spéculatives, le régime des autorisations des EHPAD doit être revu, en particulier en cas de revente de tout ou partie de ces établissements. Il faudrait au minimum que les ARS et les départements soient informés des changements de propriétaires quand un groupe revend des parts d’EHPAD à des particuliers par exemple.

Nous nous interrogeons aussi sur les dispositifs de défiscalisation qui encouragent à cette financiarisation.

Nous penchons à ce stade pour les supprimer. Il faudrait également regarder de plus près qui sont les actionnaires, parfois des fonds de pension, mais aussi des sociétés semi- publiques qui encouragent le système. Il faudrait encore investiguer sur les recours qui peuvent avoir lieu à des paradis fiscaux.

Enfin, la crise actuelle doit nous conduire à nous interroger sur la pertinence des EHPAD commerciaux pour notre société. La quête insatiable de profits de la part d’entreprises cotées en bourse, même régulées dans leur fonctionnement, est-elle réellement compatible avec la prise en charge de nos aînés les plus fragiles ? Quel est l’effet de cette réalité sur l’ensemble de l’écosystème ?

Si nous avons des avis différents sur cet enjeu, nous suggérons d’engager une réflexion approfondie sur la pertinence de maintenir des EHPAD privés lucratifs. Dans l’immédiat, il faut s’interroger sur l’opportunité de délivrer de nouvelles autorisations à des EHPAD commerciaux, au moins tant que toutes les leçons de la crise actuelle n’auront pas été tirées.

III. UN CONTRÔLE FINANCIER ET UNE ÉVALUATION DE LA QUALITÉ À RENFORCER RAPIDEMENT

Les contrôles financiers des EHPAD reposent essentiellement sur des contrôles sur pièces par les départements et les ARS, dont les moyens sont contraints. En effet, les effectifs des ARS ont baissé de près de 20 % en 10 ans. Cette situation explique en partie pourquoi les contrôles sur place et inopinés demeurent trop peu fréquents, alors qu’ils sont les plus à même de détecter des anomalies. Au-delà du manque d’effectifs, les acteurs auditionnés ont également évoqué le manque d’expertise pour déceler les transferts entre forfaits et les manipulations budgétaires complexes de certains groupes.

C’est pourquoi nous proposons de renforcer le contrôle des EHPAD par les départements et les ARS en leur donnant davantage de moyens, financiers et humains, et en développant les collaborations avec les chambres régionales des comptes, qui peuvent déjà aujourd’hui contrôler des EHPAD. La Cour des comptes pourrait également jouer un rôle, comme l’a appelé de ses vœux son Premier président, Pierre Moscovici, lors de sa dernière intervention au Sénat.

L’un des problèmes majeurs soulevés par Victor Castanet réside dans l’absence de vision d’ensemble des autorités sur les comptes des EHPAD privés lucratifs qui, étant la plupart du temps non habilités à l’aide sociale, ne sont tenus de transmettre que des états prévisionnels et réalisés des recettes et des dépenses (EPRD et ERRD) simplifiés. En d’autres termes, le forfait hébergement n’entre pas dans le champ de leur contrôle, qui porte uniquement sur les forfaits soins et dépendance.

Nous proposons donc de rendre obligatoire la transmission d’EPRD et ERRD complets, incluant le forfait hébergement, pour tous les EHPAD. Nous souhaitons aussi la mise en place au niveau des groupes d’EHPAD d’EPRD et ERRD consolidés, afin de disposer d’une vision globale de leurs comptes.

Les CPOM - qui ont été mis en place progressivement depuis 2017 - ont donné plus d’autonomie et de liberté dans la gestion des EHPAD. Leur mise en place a entraîné la suppression de la transmission des tableaux d’effectifs pour les établissements commerciaux. Il revient désormais aux gestionnaires de constituer leurs propres équipes en fonction des moyens alloués, sans contrainte du respect d’un ratio minimal d’encadrement.

Ils ont donc toute latitude pour faire des économies sur les dépenses de personnel, par exemple en recrutant des personnels moins expérimentés et donc moins payés, ou en ne remplaçant pas de manière partielle des vacances de poste.

Dans la mesure où les excédents de résultats ne sont plus repris par les autorités de tarification depuis l’instauration des CPOM, les excédents dégagés sur la masse salariale, financée essentiellement par de l’argent public au titre des forfaits soins et dépendance, ne sont pas nécessairement réinvestis de manière à renforcer les effectifs, alors même qu’il serait certainement utile de le faire pour améliorer la prise en charge des résidents.

Nous souhaitons donc rendre obligatoire, pour les EHPAD commerciaux, le report à nouveau des excédents des budgets soins et dépendance.

Le renforcement des contrôles doit ainsi permettre d’avoir une meilleure visibilité sur les comptes des EHPAD et conduire à une amélioration des prestations proposées aux résidents, mais aussi au respect de leurs droits au regard des textes en vigueur et des conditions qui régissent le contrat qui lie l’EHPAD au résident. C’est tout le sens des contrôles réalisés par les directions départementales de protection des populations, qui sont rattachées à la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) que nous avons auditionnée. Ces contrôles, qui sont sans doute insuffisants, doivent être maintenus et multipliés autant que nécessaire.

Enfin, la gestion financière des EHPAD doit s’inscrire dans une démarche qui ne soit pas uniquement comptable, mais qui garantisse aussi la qualité des prestations proposées.

Il sera donc nécessaire que le nouveau référentiel de qualité pour les établissements et services sociaux et médico-sociaux (ESSMS), défini par la Haute Autorité de santé (HAS), puisse être utilisé dans un cadre juridique sécurisé comme le prévoyait l’article 52 du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2022, censuré comme « cavalier social » par le Conseil constitutionnel. Selon cet article, les organismes évaluateurs devaient être accrédités par le Comité français d’accréditation (Cofrac), qui est l’instance nationale d’accréditation, ou par tout organisme européen équivalent. Il faudra que cette mesure, qui va dans le bon sens, puisse être adoptée dès que possible.

 


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II.   LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES PAR LES RAPPORTEURS

(par ordre chronologique)

       MM. Cédric Barakat et Florent Jean, experts-comptables

       Mme Ilona Delouette, chercheuse à l’université de Lille et auteure d’une thèse en économie sur le financement de la prise en charge de la dépendance

       Association nationale des directeurs d’action sociale et de santé des départements et métropoles (ANDASS) – Mme Anne Troadec, présidente, directrice générale adjointe pôle social au conseil départemental de la Savoie, et M. Cyril Carbonnel, directeur général adjoint en charge des solidarités au conseil départemental du Doubs

       Assemblée des départements de France (ADF)  M. Olivier Richefou, président du conseil départemental de la Mayenne

       Table ronde avec les agences régionales de santé (ARS) :

 ARS Provence-Alpes-Côte d’Azur – M. Philippe de Mester, directeur général

 ARS Occitanie  Mme Isabelle Rédini, directrice des territoires, des relations institutionnelles et du cabinet, et Mme Régine Martinet, directrice adjointe à la direction régionale de l’offre de soins et autonomie

 ARS Centre-Val de Loire – M. Laurent Habert, directeur général

       Audition commune :

 Ministère des solidarités et de la santé – Direction générale de la cohésion sociale (DGCS)  Mme Florence Allot, adjointe de la directrice générale, et M. Jean-François Bourdais, adjoint Affaires financières et de la modernisation

 Ministère des solidarités et de la santé – Direction de la sécurité sociale – M. Timothée Mantz, adjoint au directeur à la sous-direction du financement du système de soins, et M. Guillaume Bouillard, chef du bureau en charge des établissements de santé et des établissements médico-sociaux

       Ministère de l’économie, des finances et de la relance – Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) – M. Ambroise Pascal, chef du bureau des produits et prestations de santé et des services à la personne (5B), et M. Romain Roussel, directeur de cabinet de la directrice générale

       Table ronde :

 Syndicat national des établissements et résidences privés pour personnes âgées (SYNERPA) (*) – M. Yann Reboulleau, président du groupe Philogeris, administrateur et membre de la commission tarification du SYNERPA, membre du Comité national de l’organisation sanitaire et sociale, et Mme Diane-Sophie Laroche, conseillère affaires publiques

 Fédération hospitalière de France (FHF) (*) – M. Marc Bourquin, conseiller stratégique, et M. Benjamin Caniard, responsable du pôle Autonomie-parcours

 Fédération des établissements hospitaliers et d’assistance privés à but non lucratif (FEHAP) (*)  M. Jean-Christian Sovrano, directeur de l’autonomie

 Croix-Rouge française (*)  M. Claudy Jarry, directeur général adjoint Exploitation

 NEXEM (organisation professionnelle des employeurs du secteur social, médico-social et sanitaire privé à but non lucratif) (*) – M. Sylvain Connangle, directeur général d’EHPAD – Association Sainte Marthe – La Madeleine (Bergerac), membre du bureau de Nexem et président de la commission sectorielle « Personnes âgées »

       Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) – M. Stéphane Corbin, directeur général adjoint

 

 

(*) Ces représentants d’intérêts ont procédé à leur inscription sur le répertoire de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, s’engageant ainsi dans une démarche de transparence et de respect du code de conduite établi par le Bureau de l’Assemblée nationale.

 

 

 

 

 

 

 


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III.   Liste des contributions reçues

 

       MM. Cédric Barakat et Florent Jean, experts-comptables

       Mme Ilona Delouette, chercheuse à l’université de Lille et auteure d’une thèse en économie sur le financement de la prise en charge de la dépendance

       Ministère de l’économie, des finances et de la relance – Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF)

       Syndicat national des établissements et résidences privés pour personnes âgées (SYNERPA)

       Fédération hospitalière de France (FHF)

       Fédération des établissements hospitaliers et d’assistance privés à but non lucratif (FEHAP)

       Fédération nationale Avenir et qualité de vie des personnes âgées (FNAQPA)

     Fédération nationale de la Mutualité française (FNMF)

 

 

 


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IV.   synthÈse

COMMISSION DES AFFAIRES SOCIALES  RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

À la suite des révélations de Victor Castanet dans son livre Les Fossoyeurs sur le fonctionnement du groupe Orpea, la commission des affaires sociales a souhaité faire le bilan de la situation des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) par le biais de quatre missions « flash », dont une consacrée spécifiquement à la gestion financière des EHPAD.

Les rapporteurs de cette mission, Caroline Janvier, Jeanine Dubié et Pierre Dharréville, ont procédé à une dizaine d’auditions d’acteurs ayant travaillé sur cette question, qu’il s’agisse d’acteurs institutionnels, d’experts comptables ou de spécialistes. Ces auditions ont mis en lumière les faiblesses du système actuel de tarification et de contrôle des dépenses des EHPAD qui ont permis le développement de pratiques financières contestables voire choquantes.

Le secteur privé lucratif, qui s’est financiarisé au cours de ces dernières décennies, a vu se creuser un gouffre entre, d’une part, les bénéfices générés par certains groupes et les rémunérations astronomiques de certains dirigeants et, d’autre part, la prise en charge des résidents et les conditions de travail des personnels des EHPAD, soumis à des exigences toujours croissantes. Une telle situation doit nous conduire à nous interroger collectivement sur le « modèle » des EHPAD privés lucratifs : la quête permanente de profits de la part d’entreprises cotées en bourse, même régulées dans leur fonctionnement, est-elle réellement compatible avec la prise en charge de nos aînés les plus fragiles ? Pouvons-nous continuer à accorder des autorisations à ces groupes privés qui occupent une place de plus en plus importante dans le secteur, ou bien, au contraire, devrions-nous plutôt emprunter la voie ouverte par des pays comme le Danemark, où les EHPAD sont presque exclusivement publics ?

À l’issue de cette mission, les rapporteurs ont défini treize recommandations visant en particulier à renforcer la transparence et le contrôle des comptes des EHPAD et des groupes auxquels ils appartiennent et à mieux encadrer leur activité, afin de garantir la qualité de la prise en charge des résidents. Face à l’urgence de la situation, ils appellent le prochain Gouvernement à engager sans plus attendre une réforme ambitieuse du secteur et, plus largement, en faveur du soutien à l’autonomie. Trop souvent laissées de côté par notre société, les personnes âgées méritent plus que jamais toute notre attention et un accompagnement à la hauteur du défi démographique qui est devant nous.


La gestion financière des EHPAD

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I. UNE GESTION FINANCIÈRE SOUS FORTES CONTRAINTES

A. Un financement complexe

Le modèle actuel des 7 500 établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), qui accueillent aujourd’hui environ 600 000 personnes, est issu de la loi du 24 janvier 1997. La création de cette catégorie d’établissements a été assortie de nouvelles modalités de tarification qui conduisent à lier les financements publics aux personnes accueillies et non plus au statut des établissements (publics, privés lucratifs et non lucratifs).

Prévu par un décret du 26 avril 1999, le financement des EHPAD se compose de trois forfaits : un forfait « soins » financé par l’assurance maladie via les agences régionales de santé (ARS), qui sert à payer les salaires des personnels soignants et le matériel médical ; un forfait « dépendance » financé majoritairement par les conseils départementaux au titre de l’aide personnalisée à l’autonomie (APA) et en partie par les résidents, qui a vocation à régler les prestations d’aide et de surveillance des résidents ; un forfait « hébergement » pris en charge par les résidents et, pour les plus modestes, par les départements au titre de l’aide sociale à l’hébergement (ASH), qui finance les dépenses liées à l’hôtellerie, à la restauration, à l’entretien, à l’administration ou encore aux animations.

La tarification des enveloppes publiques dévolues aux EHPAD au titre des soins et de la dépendance, qui représentaient un peu plus de 11 milliards d’euros en 2019, repose sur des équations tarifaires. Le forfait dépendance dépend de l’état de dépendance moyen des résidents calculé à partir du GIR moyen pondéré (GMP), sur le base de la grille AGGIR. Le forfait soins dépend à la fois de ce GMP et des besoins en soins requis déterminés à partir du référentiel PATHOS.

La tarification de l’hébergement est encadrée par les départements s’agissant des EHPAD (partiellement) habilités à l’aide sociale (HAS), essentiellement des EHPAD publics et associatifs, tandis qu’elle est libre dans les EHPAD non habilités à l’aide sociale (NHAS) ou dans certains EHPAD partiellement habilités.

B. Un pilotage assoupli

Auparavant prévu dans le cadre de conventions tripartites conclues entre EHPAD, ARS et conseils départementaux, le financement des EHPAD doit désormais être organisé, depuis la loi du 28 décembre 2015 relative à l’adaptation de la société au vieillissement de la population, dans le cadre de contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (CPOM).

Conclu pour une durée de cinq ans entre les trois parties précitées, le CPOM laisse une marge de manœuvre bien plus importante aux gestionnaires pour organiser leur budget et ses différents forfaits (soins/dépendance/hébergement), ainsi que pour réaffecter les éventuels excédents d’une année sur l’autre, puisque ceux-ci ne sont pas repris par les autorités de tarification. La mise en œuvre des CPOM repose donc sur la confiance et la souplesse de gestion pour les établissements.

C. Des moyens financiers rationalisés

Les interlocuteurs auditionnés par la mission ont souligné les contraintes fortes pesant sur les financements publics des EHPAD au regard des besoins des publics accueillis, de plus en plus âgés et dépendants.

Les méthodes de calcul AGGIR et PATHOS conduisent à valoriser à hauteur variable l’ensemble des actes techniques (par exemple, les toilettes) associés à la prise en charge de la personne dépendante. Ce faisant, ils ne valorisent pas ou peu les actes de prévention de la perte d’autonomie ou les temps d’échange avec les résidents et leurs familles.

Ce contexte financier a un impact direct sur le personnel soignant. En effet, la masse salariale constitue le premier poste budgétaire des EHPAD, à hauteur de 90 % de la dotation soins. Ainsi, le taux d’encadrement en personnels soignants est insuffisant dans les EHPAD. Si le taux d’encadrement, toutes catégories confondues (personnels administratifs compris), s’établit en moyenne à 63 équivalents temps plein (ETP) pour 100 résidents, le taux moyen d’encadrement des personnels soignants en EHPAD ne s’élève qu’à 31 ETP pour 100 résidents[13].

Il s’ensuit une spirale négative, avec des « glissements de tâches » de nombreux personnels « faisant fonction » sans avoir le diplôme requis, une perte de sens du métier face à la trop forte rationalisation des tâches, une perte d’attractivité et des difficultés à recruter sur l’ensemble des métiers liés à la prise en charge en EHPAD.

Le Ségur de la santé a apporté une réponse bienvenue face à l’urgence de la situation des EHPAD, en procédant à une revalorisation salariale de 183 euros nets mensuels pour l’ensemble des personnels (160 euros dans les établissements privés lucratifs) et en lançant un plan d’investissements inédit, doté de 1,5 milliard d’euros sur cinq ans pour rénover ou créer des places en EHPAD et de 600 millions d’euros sur trois ans pour développer le numérique dans les EHPAD.

Les rapporteurs soulignent cependant le besoin persistant de mesures plus structurelles dans le financement des EHPAD, visant à mobiliser des financements pérennes à la hauteur des enjeux liés au vieillissement de la population. Il conviendra aussi de simplifier les modalités de tarification des EHPAD dans le cadre d’un projet de loi « Grand âge et autonomie » dont l’adoption devra être une priorité sous la prochaine législature.

Proposition  1 : Fusionner les forfaits soins et dépendance afin de simplifier la gestion financière des EHPAD.

 

II. UNE QUÊTE INSATIABLE DE RENTABILITÉ DANS LE SECTEUR COMMERCIAL

A. L’essor d’un secteur commercial de plus en plus financiarisé

Les rapporteurs ont été interpellés par la privatisation croissante du secteur des EHPAD. Si les EHPAD privés constituent aujourd’hui un peu plus de 20 % de l’offre au niveau national, cette part tend à croître en raison d’un tarissement de l’offre publique et de l’économie sociale. Dans certaines régions, le secteur lucratif est prépondérant : il représente 50 % de l’offre dans la région Provence-Alpes-Côte d’Azur !

Ce secteur se caractérise par une concentration de plus en plus importante autour de cinq groupes (Orpea, Korian DomusVi, Colisée et Domidep) contre dix en 2011. Les trois premiers d’entre eux font partie des géants européens et se sont fortement développés à l’international au cours des dernières années.

Ce développement va de pair avec une financiarisation croissante, comme en témoigne l’introduction en bourse d’Orpea et de Korian dans les années 2000 et le versement d’importants dividendes aux actionnaires. Cette financiarisation, qui se traduit par une place croissante des fonds de capital-investissement dans le secteur des EHPAD – trois des cinq premiers groupes français (DomusVI, Colisée et Domidep) sont détenus par des fonds d’investissement – a pour corollaire une quête de rentabilité incessante.

B. Une optimisation des dotations publiques

Les auditions ont mis en lumière l’existence de « zones grises » entre les trois forfaits du budget des EHPAD qui permettent à certains établissements de maximiser les dépenses prises en charge par les pouvoirs publics (forfaits soins et dépendance) afin de minimiser celles qui sont imputées sur le forfait hébergement et par conséquent d’accroître les bénéfices des EHPAD. Cela consiste par exemple à faire porter des dépenses de personnels du forfait hébergement aux forfaits soins et dépendance, à embaucher des personnels non diplômés, des accompagnants éducatifs et sociaux (AES), ou encore des agents de service hospitalier (ASH) « faisant fonction » d’aides-soignants de manière permanente, ce qui permet de réduire la masse salariale et d’optimiser les dotations publiques versées[14].

Proposition  2 : Mieux encadrer l’imputation des dépenses de personnel sur les différentes sections tarifaires en fonction de leur finalité.

Les auditions ont par ailleurs confirmé le constat dressé par Victor Castanet sur l’existence de remises de fin d’année (RFA) importantes des fournisseurs aux groupes d’EHPAD à l’occasion de l’achat groupé de produits comme des protections pour incontinence. Il n’est pas admissible que des groupes « privatisent » des remises obtenues sur des produits financés par des dotations publiques qui ont vocation à bénéficier directement à la prise en charge des résidents. Ce mode de fonctionnement peut conduire à la dégradation de la qualité des produits achetés alors même que les remises consenties devraient contribuer à améliorer la qualité de la prise en charge.

Proposition  3 : Faire apparaître dans les comptes des EHPAD et de leurs groupes les remises sur les achats et les obliger à réinvestir ces remises dans l’amélioration de la prise en charge des résidents, à due concurrence des achats réalisés par chaque établissement.

Proposition  4 : Rendre transparente la totalité des comptes de tous les EHPAD (publics, associatifs et commerciaux) et, le cas échéant, des groupes auxquels ils appartiennent, sans que ceuxci ne puissent faire valoir le secret des affaires.

C. Une maximisation des recettes privées

La montée en puissance du secteur privé au détriment des autres modes d’accueil interpelle les rapporteurs, pour son coût et le reste à charge qu’il implique pour les résidents et leurs familles. Alors que la moyenne du prix de séjour tourne désormais autour de 2 000 euros par mois en France, celle-ci est d’environ 2 700 euros dans le secteur privé commercial, soit un écart de l’ordre de 40 % par rapport au secteur public (1 900 euros par mois et 2 000 euros dans le secteur privé non lucratif) !

Les coûts immobiliers expliquent en partie la variabilité des tarifs (par exemple la différence de prix journalier entre un EHPAD à Paris et un EHPAD en zone rurale) mais la dispersion est d’abord la conséquence de la liberté tarifaire laissée aux opérateurs non agréés à l’aide sociale à l’hébergement, pour lesquels le prix de journée hébergement est normalement la seule source de bénéfice.

Paradoxalement, ces prix plus élevés ne se traduisent pas par une meilleure prise en charge des résidents. Les taux d’encadrement sont ainsi plus faibles dans le secteur privé commercial (ils se situent en effet en 2018 à 52,3 ETP pour 100 places contre 72,1 pour les EHPAD publics autonomes, soit un écart de 38 %)[15]. Par ailleurs, les dépenses associées aux denrées alimentaires sont rationalisées, parfois à l’extrême, pour se situer entre 4 et 5 euros TTC par jour et par résident.

Comment expliquer une telle situation ? L’affaire Orpea a démontré que les bénéfices générés sur le forfait hébergement alimentent, audelà des dépenses habituelles (dépenses de fonctionnement et d’investissement), des frais de siège et donc des rémunérations des cadres dirigeants qui atteignent des montants colossaux. Ils servent aussi à rémunérer le capital et donc les actionnaires, système qui implique par nature de générer toujours plus de profits.

Les auditions ont permis de lever le voile sur des pratiques d’ingénierie financière et de spéculation sur le parc immobilier. La revente d’établissements à des investisseurs en quête de rentabilité peut aboutir à augmenter de manière substantielle le montant des loyers et donc les prix de journée, tout en déconnectant les intérêts des bailleurs de l’entretien des locaux. Ces pratiques font appel à des montages financiers complexes, dans lesquels interviennent de plus en plus de sociétés de capital-investissement.

Proposition  5 : Étudier l’impact :

 d’une révision des modalités de gestion du parc immobilier des EHPAD, et plus largement dans le secteur médico-social, afin que les coûts, et donc indirectement le tarif hébergement facturé aux résidents, soient mieux maîtrisés ;

 d’une régulation des tarifs d’hébergement en tenant compte par exemple du niveau de vie des retraités ou de la localisation géographique, et le cas échéant en fixant un tarif plafond ;

 d’un versement obligatoire d’une redevance par les EHPAD commerciaux en cas de maintien de la liberté tarifaire.

 

Proposition  6 : Supprimer les dispositifs de défiscalisation pour les investissements dans les EHPAD.

 

Proposition  7 : Revoir le régime des autorisations d’EHPAD, en particulier en cas de revente de tout ou partie de ces établissements (a minima informer les ARS et les départements des changements de propriétaires).

 

Proposition  8 : Engager une réflexion approfondie sur :

 l’opportunité de suspendre la délivrance de nouvelles autorisations à des EHPAD commerciaux, au moins tant que toutes les leçons de la crise actuelle n’auront pas été tirées ;

 la pertinence du modèle des EHPAD commerciaux dans la prise en charge des personnes âgées.

 

III. UN CONTRÔLE FINANCIER ET UNE ÉVALUATION DE LA QUALITÉ À RENFORCER RAPIDEMENT

  1. Un nécessaire renforcement du contrôle des EHPAD...

Les contrôles financiers des EHPAD reposent essentiellement sur des contrôles sur pièces par les départements et les ARS dont les effectifs ont fortement diminué ces dernières années (environ – 20% pour les ARS en dix ans). Cette situation explique en partie pourquoi les contrôles sur place et inopinés demeurent trop peu fréquents, alors qu’ils sont les plus à même de détecter des anomalies. Audelà du manque d’effectifs, les acteurs auditionnés ont également évoqué le caractère éclaté de ces contrôles entre les différentes autorités compétentes et le manque d’expertise pour déceler les transferts entre forfaits et les manipulations budgétaires complexes face à des groupes souvent très bien organisés.

Proposition  9 : Renforcer le contrôle des EHPAD par les départements et les ARS en leur donnant davantage de moyens et en développant les collaborations avec les chambres régionales des comptes.

L’un des problèmes majeurs soulevés par Victor Castanet réside dans l’absence de vision d’ensemble des autorités sur les comptes des EHPAD privés lucratifs (non habilités à l’aide sociale) qui ne sont tenus de transmettre que des états prévisionnels et réalisés des recettes et des dépenses (EPRD et ERRD) simplifiés, ne comportant pas d’information sur les dépenses et recettes de la section hébergement.

Proposition  10 : Rendre obligatoire la transmission d’EPRD et ERRD complets, incluant la section hébergement, pour tous les EHPAD.

Proposition  11 : Mettre en place au niveau des groupes d’EHPAD des EPRD et ERRD consolidés afin de disposer d’une vision globale de leurs comptes.

En outre, les CPOM semblent avoir offert trop de liberté aux gestionnaires d’EHPAD. Tandis que la mise en place des CPOM a entraîné la suppression des tableaux d’effectifs, auparavant contrôlés à l’issue de chaque exercice comptable, il revient désormais aux gestionnaires de constituer leurs propres équipes en fonction des moyens alloués, sans avoir à respecter un ratio minimal d’encadrement.

Aussi ont-ils désormais toute latitude pour faire des économies sur les dépenses de personnel en jouant notamment sur « l’effet de noria », caractérisé par la baisse de la masse salariale lors du remplacement d’un salarié par un autre (recrutement de personnels avec une moindre ancienneté ou une autre qualification, vacances de postes). Dans la mesure où les excédents de résultat ne sont plus repris par les autorités de tarification depuis l’instauration des CPOM, pouvant ainsi alimenter d’autres postes de dépenses (provisions diverses, amortissements, etc.), les excédents dégagés sur la masse salariale, financée essentiellement par de l’argent public au titre des forfaits soins et dépendance, ne sont pas nécessairement réinvestis de manière à renforcer les effectifs, alors même qu’il serait certainement utile de le faire pour améliorer la prise en charge des résidents.

Proposition  12 : Rendre obligatoire, pour les EHPAD commerciaux, le report à nouveau des excédents réalisés sur les budgets soins et dépendance.

  1. ... et des prestations proposées aux résidents, qui doivent pouvoir être mieux évaluées

La gestion financière des EHPAD ne peut se faire au détriment des prestations proposées aux résidents. Les contrôles des directions départementales de la protection des populations, notamment, doivent être renforcés, en lien avec les autorités de tarification afin de préserver les intérêts des résidents. La gestion financière des EHPAD doit s’inscrire dans une démarche qui ne soit pas uniquement comptable, mais qui garantisse aussi la qualité des prestations proposées. À cet égard, il est nécessaire que le nouveau référentiel de qualité pour les établissements et services sociaux et médico-sociaux (ESSMS), défini par la Haute Autorité de santé (HAS), puisse être utilisé dans un cadre juridique sécurisé comme le prévoyait l’article 52 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2022, censuré par le Conseil constitutionnel comme « cavalier social ». Selon cet article, les organismes évaluateurs devaient être accrédités par le Comité français d’accréditation (Cofrac), qui est l’instance nationale d’accréditation, ou par tout organisme européen équivalent.

Proposition  13 : Mettre en œuvre le nouveau référentiel de qualité de la HAS pour les ESSMS dans un cadre juridique sécurisé.

 

 


La gestion financière des EHPAD

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ANNEXE : 13 PROPOSITIONS POUR AMÉLIORER LA GESTION FINANCIÈRE DES EHPAD

1/ Fusionner les forfaits soins et dépendance afin de simplifier la gestion financière des EHPAD.

2/ Mieux encadrer l’imputation des dépenses de personnel sur les différentes sections tarifaires en fonction de leur finalité.

3/ Faire apparaître dans les comptes des EHPAD et de leurs groupes les remises sur les achats et les obliger à réinvestir ces remises dans l’amélioration de la prise en charge des résidents, à due concurrence des achats réalisés par chaque établissement.

4/ Rendre transparente la totalité des comptes de tous les EHPAD (publics, associatifs et commerciaux) et, le cas échéant, des groupes auxquels ils appartiennent, sans que ceux-ci ne puissent faire valoir le secret des affaires.

5/ Étudier l’impact :

 d’une révision des modalités de gestion du parc immobilier des EHPAD, et plus largement dans le secteur médico-social, afin que les coûts, et donc indirectement le tarif hébergement facturé aux résidents, soient mieux maîtrisés ;

 d’une régulation des tarifs d’hébergement en tenant compte par exemple du niveau de vie des retraités ou de la localisation géographique, et le cas échéant en fixant un tarif plafond ;

 d’un versement obligatoire d’une redevance par les EHPAD commerciaux en cas de maintien de la liberté tarifaire.

6/ Supprimer les dispositifs de défiscalisation pour les investissements dans les EHPAD.

7/ Revoir le régime des autorisations d’EHPAD, en particulier en cas de revente de tout ou partie de ces établissements (a minima informer les ARS et les départements des changements de propriétaires).

8/ Engager une réflexion approfondie sur :

 l’opportunité de suspendre la délivrance de nouvelles autorisations à des EHPAD commerciaux, au moins tant que toutes les leçons de la crise actuelle n’auront pas été tirées ;

 la pertinence du modèle des EHPAD commerciaux dans la prise en charge des personnes âgées.

9/ Renforcer le contrôle des EHPAD par les départements et les ARS en leur donnant davantage de moyens et en développant les collaborations avec les chambres régionales des comptes.

10/ Rendre obligatoire la transmission d’EPRD et ERRD complets, incluant le forfait hébergement, pour tous les EHPAD.

11/ Mettre en place au niveau des groupes d’EHPAD des EPRD et ERRD consolidés afin de disposer d’une vision globale de leurs comptes.

12/ Rendre obligatoire, pour les EHPAD commerciaux, le report à nouveau des excédents des budgets soins et dépendance.

13/ Mettre en œuvre le nouveau référentiel de qualité de la HAS pour les ESSMS dans un cadre juridique sécurisé.

 


1 –

   Mission « flash » sur la place et le rôle des proches des rÉsidents en EHPAD

I.   communication

 

Mission « flash » sur la place et le rôle des proches des résidents en EHPAD

 

Mmes Gisèle Biémouret, Agnès Firmin le Bodo et Valérie Six, rapporteures

Mars 2022

Madame la présidente,

Chers collègues,

À la suite des révélations de Victor Castanet dans son livre Les Fossoyeurs, et dans la lignée des travaux qu’elle a consacrés à ce sujet, la commission des affaires sociales nous a confié la mission « flash » concernant le rôle et la place des proches des résidents en EHPAD. Pour cette mission ont été auditionnées quarantesept personnes lors de dixneuf auditions et tables rondes. Ces personnes auditionnées ont été nombreuses et issues de divers horizons afin de représenter l’ensemble des acteurs pouvant graviter autour de ce que l’on pourrait appeler « le monde de l’EHPAD ».

Les éléments remontés lors des auditions ont conduit à travailler selon trois axes :

D’abord étudier la question de l’orientation vers un établissement et de l’entrée en EHPAD ;

Ensuite se pencher sur le rôle des proches pendant la vie de la personne âgée dans l’EHPAD ;

Enfin, traiter le sujet de la prévention des conflits entre les proches et l’EHPAD et de la gestion de ces soucis éventuels.

Il est important de préciser d’abord qu’il existe des EHPAD, heureusement nombreux, où les choses se passent bien, et dont les personnels qui travaillent chaque jour aux côtés de nos aînés méritent d’être salués. Un second constat liminaire, qui figure également dans les documents publiés par la Cour des comptes cette semaine, est que les problématiques rencontrées dépassent largement le caractère public ou privé d’une structure. Dès lors, les présents constats et recommandations ne concernent ni uniquement les EHPAD privés ni uniquement les établissements publics : le sujet du bien-être de nos personnes âgées doit dépasser ce clivage.

I – L’orientation vers l’EHPAD : de la perte d’autonomie au choix d’un établissement adapté

1° La transition du domicile vers l’institution

La perspective d’une entrée en établissement est un sujet complexe à aborder, tant du point de vue émotionnel que pratique et financier. C’est pourquoi ce sujet est souvent évoqué trop tardivement : l’acceptation de la perte d’autonomie par la personne directement concernée et par son entourage n’est pas chose facile, et le sentiment de culpabilité de « placer son parent » est grand.

Pour que l’image de l’EHPAD ne fasse plus peur, pour qu’il ne soit plus associé à une fin ou à un deuil mais plutôt à une continuité de vie, une nouvelle étape, le monde de l’EHPAD ne doit plus être clos mais il doit s’ouvrir sur son environnement, et le monde extérieur doit pouvoir venir à sa rencontre.

À l’heure actuelle, l’entrée en EHPAD est très souvent brutale. Une transition plus douce est à penser, et pour cela, plusieurs moyens sont envisageables :

 en favorisant les contacts des personnes extérieures avec les EHPAD, par exemple par des activités se déroulant en leur sein ;

 en valorisant la possibilité de courts séjours en EHPAD : des solutions d’hébergement temporaire peuvent permettre aux proches de bénéficier de temps de répit lorsque l’implication des aidants au quotidien est très importante, mais peuvent aussi permettre à la personne âgée de se constituer des habitudes en dehors du domicile initial, et de poser un regard concret sur un établissement inconnu, pour une transition plus douce si une admission pérenne doit être un jour envisagée ;

 lorsque le maintien à domicile n’est plus possible, les résidences autonomie sont une alternative à favoriser, et des éléments issus du modèle de résidence autonomie pourraient être plus largement repris dans les EHPAD : à titre d’exemple, la possibilité de recevoir sa famille pour un repas dans un espace privatisé concourt au maintien du lien social et de l’intimité du résident ;

 afin de limiter le bouleversement que constitue l’entrée en institution, pourrait aussi être encouragée la continuité du suivi médical par les professionnels de santé qui assuraient les soins à domicile : c’est déjà le cas pour les médecins traitants, mais on pourrait aussi imaginer que les infirmiers, les kinésithérapeutes ou encore les dentistes suivent les personnes âgées après leur entrée en institution.

Il convient aussi d’accorder la plus grande vigilance à ce que les personnes âgées peu entourées ou ne disposant plus de famille bénéficient également de toute l’attention dont elles ont besoin. Les intervenants à domicile puis les professionnels au sein de l’EHPAD et les bénévoles jouent un rôle important dans l’accompagnement de ces personnes et dans la prévention de l’isolement.

En somme, tous les moyens permettant une transition plus douce et évitant de se sentir au pied du mur au moment de choisir un établissement sont à favoriser.

2° Choisir un EHPAD et bien vivre l’admission

Lors des auditions a aussi été entendue la difficile question du libre choix du lieu de vie par les résidents. Le choix de l’EHPAD est encore, dans une large part, réalisé par défaut ou dans l’urgence. La personne concernée n’est pas toujours au centre du processus de décision, et il n’est pas évident pour les proches de comparer les offres existantes proches de chez eux, le critère géographique restant le premier critère de choix.

La plateforme en ligne « pour-les-personnes-agées.fr », lancée en 2015 et qui comprend un annuaire des établissements et un simulateur de reste à charge, a amélioré la visibilité de l’offre et la transparence financière des solutions proposées. Toutefois, le faisceau d’indices permettant de trouver un EHPAD adapté aux besoins d’un parent doit encore être amélioré. Cette plateforme en ligne pourrait donc être complétée avec des indicateurs objectifs de qualité de la prise en charge.

Une fois l’établissement choisi, un véritable lien de confiance doit être instauré entre les proches et l’équipe médico-soignante. Les outils remis lors de l’admission doivent faire l’objet d’une meilleure appropriation, et de davantage de réciprocité : qu’il s’agisse du « contrat de séjour », de la « charte des droits et libertés » du résident ou du « projet d’accompagnement », tous ces outils ont besoin d’être expliqués et ne doivent pas rester lettre morte. Que contiennent les clauses du contrat, quels sont les droits de la personne âgée et ceux de ses proches, quelles sont les obligations à respecter pour permettre la vie en communauté ?

La co-construction d’un véritable « projet de vie » du résident est un élément essentiel pour appréhender l’EHPAD comme un lieu de vie de plein exercice et non seulement comme un établissement de soins : quelle est l’histoire de la personne âgée, de qui est constitué son entourage, quels sont ses loisirs, ses goûts… tout cela permet l’individualisation indispensable de son parcours au sein de l’établissement. L’organisation d’un entretien un mois après l’entrée d’une personne âgée en institution est également un moyen de faire le point avec elle et ses proches sur l’intégration dans la structure et les adaptations possibles pour qu’elle s’y sente mieux, pour qu’elle s’y sente vraiment chez elle.

« L’EHPAD, ça ressemble au mieux à un hôpital, au pire à une prison » : cette phrase a été prononcée en audition et ne doit plus être entendue à l’avenir.


II  Les familles dans l’EHPAD : accompagner le séjour du résident

 Garantir les droits des résidents à une vie familiale normale

Selon les mots de Victor Castanet, « la prise en charge de nos aînés nous ramène à notre propre humanité ». Cette humanité a été mise à mal par les révélations faites ces derniers temps. Nous sommes tous plus ou moins vulnérables aux différentes périodes de la vie, et méritons l’accompagnement le plus adapté à chaque âge sans stigmatisation ni hiérarchisation.

Crise sanitaire oblige, de nombreux établissements ont dû se refermer afin de protéger leurs résidents. Si des restrictions se sont justifiées au plus fort de la crise, le problème porte surtout sur le maintien de contraintes injustifiées, telles que l’a notamment constaté la Défenseure des droits dans son rapport de mai 2021. Le choix des horaires de repas, les difficultés de personnels, ne sauraient justifier une restriction du droit de visite des résidents, qu’ils tiennent tant de la Constitution que du droit fondamental européen.

C’est pourquoi les principes de « liberté de recevoir des visites » et de « liberté de rendre visite » doivent être la règle. Cela est d’autant plus nécessaire qu’une augmentation du syndrome de glissement, difficile à quantifier, mais attestée par plusieurs rapports issus d’institutions de contrôle, a eu des effets concrets sur la mortalité au sein des établissements.

La liberté de recevoir des visites et la liberté de rendre visite sont en lien direct avec la conception de l’EHPAD comme une maison et non comme un hôpital. L’EHPAD doit être considéré comme le lieu de résidence de la personne âgée ; la « chambre » doit devenir « le logement », « le résident » doit devenir « l’habitant » et toutes les libertés qui ne portent pas atteinte au bon déroulement de la vie en communauté doivent pouvoir être pleinement exercées.

 Lutter contre l’isolement quotidien

De plus, les familles qui accompagnent leurs proches au cours de leur séjour en EHPAD doivent pouvoir disposer de l’ensemble des informations dont elles ont besoin pour s’assurer de la qualité de séjour du résident.

Pour cela, il existe une institution qu’il faut profondément rénover, c’est le conseil de la vie sociale (CVS). Tous types d’établissement confondus, 1 CVS sur 50 fonctionne correctement. Ce qui était une obligation innovante dans la loi de 2002 est devenu trop souvent une coquille vide, quand il est mis en place.

S’agissant de sa composition, d’abord. Le CVS constitue déjà un espace dans lequel sont représentés les résidents et les familles. Cette composition pourrait être étendue à ceux que l’on n’entend plus dans les établissements : ces 10 à 20 % de résidents qui n’ont aucune famille proche. À ce titre, les associations de bénévoles, qui s’occupent de ces résidents, pourraient avoir leur place dans les CVS.

Pourrait même être envisagée la présence de représentants d’associations de quartier ou d’élus locaux chargés de la vie de la cité, afin d’encourager un lien entre les résidents et la vie locale. En ce qui concerne le personnel, si ceux-ci sont représentés, le renforcement du dialogue entre les familles et les soignants gagnerait à s’effectuer au sein du CVS. Pour ce faire, nous proposons que soit intégré nécessairement, dans chaque CVS, un représentant des soignants.

 S’agissant du fonctionnement, ensuite, le CVS est aujourd’hui cantonné à un rôle consultatif. Sans sanction et sans contrôle, le CVS est rarement mis en place. Il importe que ces conseils deviennent des instances de concertation, comportant des points de discussion annuels obligatoires. Ces points peuvent porter sur le projet d’établissement, sur la lutte contre la maltraitance et la promotion de la bientraitance. Mais sur le modèle du conseil social et économique des entreprises, le CVS trouverait sa voix dans la gouvernance de l’établissement ; il serait également pertinent de permettre aux CVS d’allouer une part du budget de l’établissement à des activités culturelles, de stimulation intellectuelle ou de renforcement du lien social.

Ce rôle renforcé appelle enfin une modernisation de la formation et de l’information concernant le CVS. Aujourd’hui, le CVS est souvent découvert « par hasard », au cours des échanges entre les résidents et les familles. Il faut absolument informer de l’existence du CVS et ce, dès l’entrée en EHPAD. Des affiches pourraient en rappeler l’existence.

Mais le nouveau rôle des CVS appelle également une formation accrue des personnes qui vont y participer. Sur le modèle là encore de ce qui est prévu dans les CSE, des sessions de formation à destination des représentants des familles et du personnel pourraient leur rappeler le rôle du conseil, les droits fondamentaux dont disposent les résidents et leurs familles ainsi que leur droit à l’information sur ce qui se passe dans l’établissement.

Pour dessiner une perspective d’amélioration concrète de la vie des résidents, alors même que la sociabilité a été unanimement reconnue comme l’une de leurs principales sources de joie, nous avons repris à notre compte des propositions visant à lutter concrètement contre l’isolement. Cela passe par une réflexion nouvelle autour de l’EHPAD : les établissements doivent être ouverts sur leur environnement immédiat. Sur le modèle des « tierslieux » qu’a proposé la CNSA, des établissements pourraient accueillir des crèches ou intégrer des activités ouvertes aux personnes extérieures, autant de possibilités au service d’améliorations concrètes et immédiates, dans l’attente d’une réforme structurelle de la prise en charge de nos aînés.


III  La prévention et la gestion du conflit entre les proches des résidents et l’EHPAD

 Identifier les maltraitances, alerter et informer les familles

Parallèlement à la question du respect des droits fondamentaux des personnes, il est essentiel d’interroger notre modèle car la France est un des pays d’Europe qui compte la proportion la plus importante de personnes en situation de dépendance accueillies en établissement.

La gestion des événements indésirables entre les proches des résidents et l’EHPAD ainsi que les difficultés, pour les proches, d’identifier les interlocuteurs ou les voies de recours, sont des enjeux que nous devons traiter.

Depuis quelques années, beaucoup d’instances, telles que le Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge ou la Commission de lutte contre la malveillance et de promotion de la bientraitance, insistent de manière récurrente sur la nécessité de promouvoir la bientraitance. Or, les nombreuses auditions conduites par la présente mission ont mis en exergue le manque d’instances collégiales efficaces permettant d’établir un dialogue entre les établissements et les familles, dans un souci de transparence et de pédagogie face au risque de maltraitance, afin d’encourager à la bientraitance.

Ainsi il apparaît essentiel de reconnaître par la voie réglementaire des missions propres aux infirmières coordinatrices. Et, plus largement, de renforcer la formation des personnels à la bientraitance.

Toutefois, cette culture partagée de la bientraitance ne pourra s’ancrer, compte tenu des disparités territoriales, qu’à la condition que soit mis en place, comme le préconise la Défenseure des droits, un outil de mesure et d’information fiable et partagé par l’ensemble des autorités de régulation et de contrôle, au niveau national, qui permettrait d’évaluer et de référencer les différentes situations de maltraitance. Enfin, pour pallier les difficultés relatives à la communication entre les établissements et les familles, une commission de la bientraitance pourrait être utilement mise en place dans les établissements.

Dans le cadre de la refonte de la composition et du rôle des CVS, la création d’un « ambassadeur des familles » semble opportune. Sans préjudice de la mise en place éventuelle d’un « usager expert », ce référent des familles pourrait participer aux CVS ès qualités, être l’interlocuteur privilégié des familles et de ce fait recueillir les informations préoccupantes.

Enfin, il découle naturellement de l’ensemble des constats et propositions qu’une fois les personnels mieux formés au risque de maltraitance et que des instances de veille et d’enregistrement auront été mises en place pour mieux en appréhender la nature et procéder aux correctifs nécessaires, l’information des familles doit être une obligation absolue. Car il n’y a pas de meilleure prévention que la transparence, dès l’entrée en EHPAD, elles doivent connaître les outils qui sont à leur disposition si elles observent des manquements. L’obligation d’informer des familles, par l’affichage des numéros d’urgence – comme le 3977 – et des voies de recours au sein des établissements, est la clef de voûte de l’ensemble du dispositif. L’ensemble des EHPAD n’est pas dysfonctionnel et la plupart tente d’entretenir un lien entre les résidents et leurs familles en communiquant par exemple sur les chartes de signalement ou en indiquant les numéros utiles tel que celui de la plateforme 3977. Pourquoi ne pas s’inspirer de ce qui fonctionne et étendre à l’ensemble des établissements ces obligations d’affichage ?

 Le conflit avec un EHPAD

S’ajoutent aux problématiques de méconnaissance de ce qui constitue un acte de maltraitance et à l’absence de sanction en cas de manquement à l’obligation de signalement une certaine complexité dans la procédure de signalement elle-même, qui mobilise une multitude d’acteurs potentiels, pas toujours connus des familles ou des résidents. Peuvent également interférer le conflit de loyauté, la crainte de représailles de la part de la hiérarchie ou des pairs, et la peur de perdre son emploi.

Les causes se cristallisent toutes autour du manque de formalisme ou de précision des protocoles et des outils destinés à traiter les événements indésirables. Ce constat est d’autant plus préoccupant que l’on constate une augmentation des signalements de maltraitance en établissement de 37 % en 2021 par rapport à 2020. En 2021, ils représentent 27 % de l’ensemble des signalements enregistrés par la Fédération 3977.

D’une manière générale, les signalements peuvent être effectués auprès du 3977, des ARS, des conseils départementaux et du Défenseur des droits, du procureur de la République ou du juge de la protection. Le traitement de ces signalements et, par conséquent, la visibilité globale du phénomène de la maltraitance sont obscurcis par l’absence d’instance centralisée des alertes. Il semble essentiel d’optimiser les conditions du signalement, ce qui peut passer par des mesures très simples, telles que la mise à disposition dans les EHPAD de recueils accessibles aux résidents, au personnels ou aux familles. Mais plus généralement c’est vers une institutionnalisation de l’enregistrement de ces alertes qu’il nous faut aller, avec la mise en place d’un réseau public national chargé de recueillir ces signalements. Cette première étape ne sera efficace que si elle est accompagnée du renforcement du contrôle des établissements via des audits flash, sur le modèle de ce que font les ARS avec les établissements de santé. Ceux-ci auraient le mérite de permettre une réaction immédiate et un accompagnement de l’établissement au sein duquel des difficultés sont observées.

À plus long terme, il serait utile de créer un organisme de contrôle indépendant afin de faire remonter les alertes et de créer des conseils d’établissement dans tous les EHPAD privés calqués sur le modèle des conseils d’administration des EHPAD publics. Enfin, alors qu’elles représentent 28 % des personnes résidentes des EHPAD, les plus fragiles des fragiles, les personnes placées sous tutelle – ne doivent pas être oubliées. En ce sens, les auditions conduites auprès des représentants des mandataires judiciaires libéraux ou auprès de Mme l’avocate générale Anne Caron-Déglise plaident pour un renforcement du rôle d’alerte des mandataires judiciaires. Il serait d’ailleurs opportun que ces derniers, lorsqu’ils l’estiment nécessaire, puissent être membres des CVS.

À force d’hésiter entre le modèle de l’hôtel ou celui de l’hôpital, l’EHPAD a finalement perdu toute identité positive, pour ne plus incarner que l’image d’un lieu d’enfermement et de fin de vie, où plus personne ne veut aller vivre ou travailler. C’est de cela qu’il faut nous saisir, changer le regard sur ces lieux qui ne soient plus ceux du maintien en vie, mais ceux du maintien dans la vie. L’EHPAD, dans la vie du résident, doit être considéré comme un domicile au sein duquel chacun trouve sa place.

Enfin, sans préjudice des constats et préconisations de la mission sur l’EHPAD de demain, rappelons l’observation de M. Luc Broussy, auditionné dans le cadre de cette mission : « Il est urgent de changer de paradigme. Lorsque l’on arrive en EHPAD la formule d’accueil ne doit plus être « bienvenue chez nous » mais plutôt « bienvenue chez vous ! ». » Pour accompagner la modification du regard porté sur les établissements et aider le public à ne plus penser l’EHPAD comme un hôpital mais véritablement comme un domicile, il faudrait certainement néanmoins en changer le nom. Mais n’oublions pas non plus de remettre les personnes au cœur de leurs choix et de leur permettre de se faire entendre au sein d’un Conseil national consultatif des personnes âgées.

Pour conclure, la force de cette mission réside dans le fait que la quasi-totalité des propositions émises sont basées sur l’amélioration des dispositifs existants et donc, ne nécessitent ni de mobiliser le législateur, ni d’engager de dépenses supplémentaires. Sur la base de l’existant, avec la force de nos recommandations portées par une multitude d’acteurs consciencieusement auditionnés, et en laissant évidemment la part belle aux initiatives individuelles au sein des EHPAD : tout est prêt pour que, avant l’EHPAD de demain, celui d’aujourd’hui soit véritablement le domicile de ceux qui ne peuvent plus se maintenir dans le leur.

 


1 –

II.   LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES PAR LES RAPPORTEURES

(par ordre chronologique)

 

       Mme Marie-Anne Montchamp, ancienne présidente du conseil de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA)

       Table ronde associations de familles

  Association française des aidants  Mme Gwenaëlle Thual, présidente, et Mme Évelyne Ducrocq, proche aidante, administratrice

  Le Cercle des proches aidants en EHPAD (CPAE)  Mme Sabrina Deliry, co-fondatrice du CPAE, et Mme Danielle Cabrera, administratrice

       Table ronde d’associations de bénévoles

  Les Petits Frères des pauvres  M. Alain Villez, président, et M. Yann Lasnier, délégué général

 Mobilisation nationale contre l’isolement des personnes âgées (Monalisa)  Dr Françoise Fromageau, présidente, et M. Fabrice Talandier, secrétaire

Société de SaintVincentdePaul  M. Michel Rouzé, administrateur, chargé de mission auprès du président national

       Table ronde de représentants des directeurs d’EHPAD

  Fédération nationale des associations de directeurs d’établissements et services pour personnes âgées (FNADEPA) *  M. Jean-Pierre Riso, président, et Mme Annabelle Vêques, directrice

  Association des directeurs au service des personnes âgées (AD-PA) M. Pascal Champvert, président

       Table ronde d’organisations syndicales

  Union nationale des syndicats autonomes (UNSA) Santé et sociaux public et privé  M. Yann Le Baron, secrétaire national, et M. Maxime SorinRobet, délégué

  Fédération SUD Santé sociaux  Mme Anissa Amini, secrétaire fédérale référente « Grand âge », et Mme Audrey Padelli, secrétaire adjointe de section

–  Fédération Force ouvrière (FO) des personnels des services publics et des services de santé  M. Gilles Gadier, secrétaire fédéral branche Santé, et M. Johann Laurency, secrétaire fédéral branche Public

– Confédération générale du travail (CGT) Fédération Santé et action sociale Mme Malika Belarbi, pilote du collectif Personnes âgées, M. Dominique Chave, secrétaire général de l’Union fédérale de la santé Privé, et M. Guillaume Gobet, membre du bureau de l’Union fédérale de la santé Privé, pilote du collectif Orpea

 Confédération française démocratique du travail (CFDT) Retraités M. Jacques Rastoul, expert national des conseils de la vie sociale des EHPAD

       Commission pour la lutte contre la maltraitance et la promotion de la bientraitance  Mme Alice Casagrande, présidente

       Assemblée des départements de France  M. Olivier Richefou, président du département de la Mayenne, référent « Grand âge et autonomie »

       Fédération française des infirmières diplômées d’État coordinatrices (FFIDEC)  Mme Anne-Hélène Decosne, présidente

       Ministère des solidarités et de la santé  Direction générale de la cohésion sociale (DGCS) M. Jérôme Jumel, chef de service, Mme Catherine Morin, adjointe à l’autonomie des personnes âgées, M. Nassim Larfa, chargé de mission EHPAD, et M. Jean-Régis Catta, adjoint au sous‑directeur de l’enfance et de la famille

       Agences régionales de santé :

– ARS Bourgogne Franche-Comté  M. Pierre Pribile, directeur général

 ARS Corse Mme Marie-Hélène Lecenne, directrice générale

 ARS La Réunion  Mme Martine Ladoucette, directrice générale

       Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) Mme Virginie Magnant, directrice générale

       Cabinet de Mme Brigitte Bourguignon, ministre déléguée auprès du ministre des solidarités et de la santé, chargée de l’autonomie  M. Antoine Meffre, directeur adjoint, Mme Laurène Dervieu, conseillère société, et M. Tarek Mahraoui, conseiller parlementaire

       Fédération nationale des associations d’aides-soignants (FNAAS) Mme Arlette Schuhler, secrétaire

       Confédération des syndicats médicaux de France (CSMF) *  Dr JeanPaul Ortiz, président, et Dr Pascal Meyvaert, président du Syndicat des médecins coordonnateurs EHPAD et autres structures, généralistes ou gériatres (SMCG-CSMF)

       Chambre nationale des mandataires judiciaires à la protection des majeurs (MJPM)  Mme Anne Gozard, présidente

       Fédération française des associations de médecins coordonnateurs en EHPAD (FFAMCO) Dr Xavier Gervais, vice-président

       Table ronde des syndicats infirmiers libéraux

 Syndicat national des infirmières et infirmiers libéraux (SNIIL) M. John Pinte, président

 Convergence Infirmière (CI)  Mme Ghislaine Sicre, présidente, et M. Judicaël Feigueux, premier vice-président

 Fédération nationale des infirmiers (FNI)  Mme Pascale Lejeune, secrétaire générale

       Mme Anne Caron-Déglise, avocate générale près la Cour de cassation

       EHPA Presse Conseil & Formation  M. Luc Broussy, directeur général

 

 

 

* Ces représentants d’intérêts ont procédé à leur inscription sur le répertoire de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, s’engageant ainsi dans une démarche de transparence et de respect du code de conduite établi par le Bureau de l’Assemblée nationale.

 


1 –

III.   Liste des contributions reçues

 

       Association des directeurs au service des personnes âgées (AD-PA)

       Commission pour la lutte contre la maltraitance et la promotion de la bientraitance

       Mme Laurence Tcheng, cofondatrice du Cercle des proches aidants en EHPAD

       Fédération nationale de la Mutualité française (FNMF)

       Fédération nationale Avenir et qualité de vie des personnes âgées (FNAQPA)

       Syndicat national des établissements et résidences privés pour personnes âgées (SYNERPA)

 

 

 

 


1 –

IV.   synthÈse

COMMISSION DES AFFAIRES SOCIALES  RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

 

 


 

À la suite des révélations de Victor Castanet dans son livre Les Fossoyeurs, et dans la lignée des nombreux travaux qu’elle a consacrés à ce sujet, la commission des affaires sociales a souhaité faire le bilan de la situation des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) par le biais de quatre missions « flash ».

Pour la mission relative à la place et au rôle des proches dans les EHPAD, Gisèle Biémouret (groupe Socialistes et apparentés), Agnès Firmin Le Bodo (groupe Agir ensemble) et Valérie Six (groupe UDI et Indépendants) ont souhaité se concentrer sur les relations entre les familles de résidents et les EHPAD au moment de l’entrée d’une personne dans un établissement ; elles ont également voulu évaluer la place des familles dans les EHPAD au cours du séjour du résident ; elles ont enfin souhaité établir les modalités de prévention, mais aussi d’instruction et de résolution des conflits entre les familles et les résidents.

Une série de dixneuf auditions et tables rondes a été menée avec, en premier lieu, les familles et leurs représentants, mais aussi l’ensemble des acteurs de la vie des EHPAD, qu’il s’agisse des personnels soignants, des salariés ou encore des directeurs. Les rapporteures, qui ont entendu quarantesept personnes représentant l’ensemble des acteurs du monde de l’EHPAD, ont ainsi pu confronter les idées et l’expérience de ces proches avec celle des institutions publiques en charge de la gouvernance et du financement des EHPAD, à savoir les départements, la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA), les agences régionales de santé (ARS) et le ministère des solidarités et de la santé.


La place et le rôle des proches des résidents en EHPAD

1

 

I – L’orientation vers l’EHPAD : de la perte d’autonomie au choix d’un établissement adapté

1° La transition du domicile vers l’institution

Les rapporteures ont pu constater lors des auditions que les difficultés rencontrées au moment de la perte d’autonomie d’un parent restent insuffisamment anticipées. L’avancée en âge nécessite la recherche de solutions telles que l’adaptation du logement ou la recherche d’un nouveau lieu de vie, dont la mise en place est souvent retardée en raison d’un manque d’accompagnement de la personne vieillissante ou encore en raison de considérations financières.[16]

      Encourager le diagnostic de l’adaptation du logement au vieillissement

Ainsi le sujet de l’entrée en établissement estil souvent évoqué tardivement, menant à une admission impréparée. Les premiers contacts avec l’EHPAD sont alors réalisés seulement après le basculement d’une personne âgée dans une situation de dépendance. Des solutions d’hébergement temporaire pourraient être développées consistant en de courts séjours en EHPAD, permettant à la fois des temps de répit pour les aidants et une prise en charge plus graduelle.

      Valoriser l’hébergement temporaire et les courts séjours en EHPAD

Lorsque le maintien à domicile n’est plus possible, les « résidences autonomie » sont également une alternative à favoriser en ce qu’elles peuvent constituer une transition plus douce entre le domicile et l’EHPAD.

      Favoriser l’implantation de « résidences autonomie » et leurs liens avec les EHPAD

Afin de limiter le bouleversement que constitue l’entrée en institution pourrait aussi être encouragée la continuité du suivi médical par les professionnels de santé qui assuraient les soins à domicile.

      Permettre la continuité du suivi des résidents par les professionnels de santé, tels que les infirmiers, dentistes, kinésithérapeutes, qui intervenaient auprès de la personne âgée, comme c’est actuellement le cas pour les médecins traitants.

2° Choisir un EHPAD et bien vivre l’admission

Le libre choix du lieu de résidence des personnes âgées en perte d’autonomie se trouve remis en cause par l’insuffisance de l’offre adaptée. Il s’agit dans une large part d’un choix réalisé par défaut ou dans l’urgence. Si le coût de la prise en charge figure parmi les cinq premiers critères retenus par les familles, la proximité géographique avec le domicile des proches aidants est le premier.[17]

La plateforme en ligne « pour-les-personnes-agées.fr », lancée en juin 2015 et comprenant un annuaire des établissements et un simulateur de reste à charge, a amélioré la visibilité de l’offre et la transparence financière des solutions proposées. Il connaît une bonne appropriation avec 7,8 millions de visites en 2021, soit une hausse de 43 % par rapport à 2020.[18] Toutefois, les rapporteures proposent que le faisceau d’indices permettant de trouver un EHPAD adapté aux besoins spécifiques d’un parent soit amélioré.

      Compléter la plateforme « pour-les-personnes-agées.fr » avec des indicateurs objectifs de qualité de la prise en charge

Les rapporteures ont entendu que le manque d’explication et de communication lors de l’entrée en EHPAD engendre une méfiance de la part des familles. Pour restaurer un lien de confiance, l’appropriation des outils remis lors de l’admission et la co-construction du « projet de vie » du résident ou encore la mise en place de visites de suivi peu de temps après l’admission sont des éléments essentiels pour appréhender l’établissement comme un lieu de vie de plein exercice, comme une « maison ».

      Renforcer l’appropriation des outils remis à l’entrée en EHPAD (contrat de séjour – à expliquer et à faire signer par le résident et par ses proches, et charte des droits et libertés du résident)[19] ;

      Élaborer un véritable « projet de vie » sur la base du « projet d’accueil et d’accompagnement »[20], comprenant une participation du résident et de ses proches, opposable à l’établissement ;

      Organiser un entretien un mois après l’entrée en institution afin de faire le point sur l’intégration dans la structure.

II  Les familles dans l’EHPAD : accompagner le séjour du résident

 Garantir les droits des résidents à une vie familiale normale

La crise sanitaire qui a débuté en mars 2020 a touché rapidement les EHPAD, en raison, ainsi que le démontre la Cour des comptes[21], de fragilités structurelles propres à ces établissements. 34 000 personnes sont mortes en EHPAD de la Covid-19 entre mars 2020 et mars 2021, dont 14 700 au cours de la première vague, soit la moitié de l’ensemble des décès sur le territoire français.

Face à l’épidémie, en application des consignes nationales mais aussi des agences régionales de santé (ARS), les établissements ont mis en œuvre des protocoles stricts, interdisant la visite des résidents par leurs familles.

Pour autant, ces restrictions ont eu des effets majeurs sur la santé mentale des résidents, dont les effets sont documentés par la Défenseure des droits[22].

      Maintenir la liberté de recevoir des visites et la liberté de rendre visite, qui sont la règle, y compris en cas de circonstances exceptionnelles.

 Lutter contre l’isolement quotidien

Les conséquences néfastes de l’isolement au cours de la crise sanitaire ont suscité des réflexions plus larges sur la question des conséquences physiques de l’isolement. Les associations d’aidants et de familles de résidents ont ainsi sensibilisé les rapporteures à l’ampleur des « syndromes de glissement » auxquels ils ont dû faire face. Pour y remédier, un constat largement partagé insiste sur le « présentiel », à savoir la nécessité, outre le bienêtre physique indispensable des résidents, de s’assurer qu’ils aient toujours la possibilité d’interagir avec des personnes à leur écoute.

Soucieuses de recueillir la parole des personnes isolées, qui représentent 12 % des personnes accueillies en EHPAD[23], les rapporteures ont constaté que l’idée selon laquelle une personne ne pouvait être isolée en établissement demeurait prégnante, alors même que la part des personnes dépressives y est majeure.

Dès lors, le conseil de la vie sociale (CVS) devrait, de l’avis des rapporteures, constituer un premier élément de réponse. Inscrits à l’article L. 311-6 du code de l’action sociale et des familles (CASF), la composition et le mode de fonctionnement des CVS ont été déclinés par la voie réglementaire[24]. Ces conseils, qui visent à associer les personnes bénéficiaires des prestations, ainsi que leurs familles, au fonctionnement de l’établissement, souffrent notoirement de graves insuffisances, comme l’ont estimé l’ensemble des personnes auditionnées. Un CVS sur cinquante fonctionnerait correctement : un tel constat est accablant.

Les rapporteures estiment dès lors que la revitalisation de la « démocratie en EHPAD » et de la place des familles devrait passer par le fait d’engager une réflexion accrue sur :

      La composition du CVS

Celui-ci pourrait en particulier intégrer :

Les rapporteures proposent en outre que les proches des résidents décédés puissent poursuivre leurs mandats au sein du CVS s’ils le souhaitent.

      Les pouvoirs du CVS

Si des personnes auditionnées ont estimé que donner un pouvoir décisoire au CVS créerait des difficultés pratiques, il conviendrait d’engager des concertations avec les CVS sur les décisions qui engagent la qualité de vie ou les droits fondamentaux des résidents et de leurs familles, allant éventuellement jusqu’à leur permettre d’allouer une part du budget de l’établissement au choix d’activités culturelles ou sociales.

      L’information et la formation des membres du CVS

Dans le cadre d’entretiens avec la famille et les résidents, ceux-ci doivent nécessairement être informés de l’existence des CVS, qui est encore trop souvent « découverte par hasard »[25]. En outre, les personnes siégeant au CVS devraient pouvoir être formées, le cas échéant par des référents « qualité et évaluation » (voir ci-après) afin de connaître l’ensemble des droits des résidents, de leurs familles ainsi que la manière d’améliorer la qualité de vie dans l’établissement.

Enfin, la lutte contre l’isolement des personnes âgées au quotidien pourrait utilement intégrer la création de « tiers-lieux », sur le modèle de ce que propose actuellement la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA). En outre, l’examen annuel du « projet de vie » (cf. supra) doit permettre l’expression individuelle des envies des résidents.

      Favoriser la création de « tiers-lieux » et d’activités mixtes au sein des EHPAD ;

      Organiser un suivi annuel des « projets de vie » associant l’ensemble des personnes intervenant auprès du résident et, le cas échéant, la famille ;

      Garantir la possibilité pour les associations de bénévole d’entrer dans l’ensemble des établissements.

III  La prévention et la gestion du conflit entre les proches des résidents et l’EHPAD

 Identifier les maltraitances, alerter et informer les familles

La maltraitance est le fruit de plusieurs facteurs, notamment la formation lacunaire des personnels soignants et les défauts d’encadrement face aux problématiques de maltraitance.

Quelle que soit la nature de la maltraitance, l’introduction récente de sa définition à l’article L. 119-1 du CASF[26] encourage la mise en place des outils de lutte contre ce phénomène par le biais de :

      La reconnaissance par la voie réglementaire de missions spécifiques pour les infirmières coordinatrices ;

   La formation des personnels au risque de maltraitance et à la promotion de la bientraitance.

Néanmoins, pour que ces dispositifs soient efficaces compte tenu des disparités territoriales et en cohérence avec les recommandations de la Défenseure des droits, les rapporteures insistent sur l’urgence de mettre en place :

      Un outil de mesure et d’information fiable et partagé par l’ensemble des autorités de régulation et de contrôle, au niveau national, permettant d’évaluer et de référencer les différentes situations de maltraitance[27].

À cela s’ajoutent la difficulté des établissements à promouvoir la bientraitance et la défaillance dans la communication et la concertation avec les familles, souvent mal informées et tenues à l’écart des difficultés rencontrées par leurs proches. Pour encourager des évolutions, les rapporteures proposent :

      La mise en place d’instances veillant à la promotion de la bientraitance dans l’établissement (commission de la bientraitance, groupe d’entraide mutuelle, cellule d’écoute) ;

      La création d’un « ambassadeur des familles », salarié de l’établissement, qui participerait aux CVS ès qualités, serait l’interlocuteur privilégié des familles et recueillerait les informations préoccupantes ;

      La formalisation d’un « usager-expert », sur le modèle de ce qui existe pour les établissements de santé ;

      La création d’un conseil d’établissement dans l’ensemble des EHPAD privés, comprenant un référent « qualité et évaluation » ;

      L’obligation d’informer des familles par voie d’affichage des numéros d’urgence et des voies de recours au sein des établissements.

 Le conflit avec un EHPAD

La méconnaissance de ce qui constitue un acte de maltraitance, l’absence de sanction en cas de non-respect des obligations de signalement, la multitude d’acteurs concernés et leur manque de coordination constituent autant de freins à l’efficacité du signalement. Peuvent également interférer le conflit de loyauté, la crainte des représailles de la part de la hiérarchie ou des pairs, et la peur de perdre son emploi.

Les causes se cristallisent autour du manque de formalisme ou de précision des protocoles et des outils destinés à traiter les évènements indésirables. Ce constat s’inscrit en parallèle d’une augmentation des signalements de maltraitance en établissement de 37 % en 2021 par rapport à 2020. Les signalements peuvent être effectués auprès de la Fédération 3977[28], des ARS, des conseils départementaux, du Défenseur des droits, du procureur de la République ou du juge de la protection. Le traitement de ces signalements et, par conséquent, la visibilité globale du phénomène de la maltraitance sont obscurcis par l’absence d’instance centralisée des alertes. Les rapporteures proposent dès lors :

   L’institutionnalisation de l’enregistrement de ces alertes par la mise en place d’un réseau public national chargé du recueil de ces signalements ;

   Le renforcement du contrôle des établissements via des audits flash, sur le modèle de ce que font les ARS avec les établissements de santé ;


      La création d’un organisme de contrôle indépendant et d’un conseil national consultatif des personnes âgées sur le modèle du CNCPH[29] ;

      Le renforcement du rôle d’alerte des mandataires judiciaires pour ce qui concerne la grande dépendance et grande fragilité. Ils pourraient être membres de droit des CVS.

 

 

 


La place et le rôle des proches des résidents en EHPAD

1

 

ANNEXE : 27 PROPOSITIONS POUR AMÉLIORER LA PLACE DES PROCHES DES RÉSIDENTS DANS L’EHPAD

 

À L’ENTRÉE DANS L’ÉTABLISSEMENT

1/ Encourager le diagnostic de l’adaptation du logement au vieillissement ;

2/ Valoriser l’hébergement temporaire et les courts séjours en EHPAD ;

3/ Favoriser l’implantation de « résidences autonomie » et leurs liens avec les EHPAD ;

4/ Permettre la continuité du suivi des résidents par les professionnels de santé, tels que les infirmiers, dentistes, kinésithérapeutes, qui intervenaient auprès de la personne âgée, comme c’est actuellement le cas pour les médecins traitants ;

5/ Compléter la plateforme « pour-les-personnes-agées.fr » avec des indicateurs objectifs de qualité de la prise en charge ;

6/ Renforcer l’appropriation des outils remis à l’entrée en EHPAD ;

7/ Élaborer un véritable « projet de vie » sur la base du « projet d’accueil et d’accompagnement », comprenant une participation du résident et de ses proches, opposable à l’établissement ;

8/ Organiser un entretien un mois après l’entrée en institution afin de faire le point sur l’intégration dans la structure.

AU COURS DU SÉJOUR DANS L’ÉTABLISSEMENT

9/ Maintenir la liberté de recevoir des visites et la liberté de rendre visite, qui sont la règle, y compris en cas de circonstances exceptionnelles ;

10/ Modifier la composition des conseils de la vie sociale par le biais d’une plus grande ouverture vers l’extérieur et permettre aux proches de résidents ayant quitté l’établissement de poursuivre leur mandat au sein du conseil ;

11/ Adjoindre aux conseils de la vie sociale un pouvoir de concertation à leur seul pouvoir actuel de consultation

12/ Informer les familles et les résidents de l’existence des conseils de la vie sociale et améliorer la formation de ses membres ;

13/ Favoriser la création de « tiers-lieux » et d’activités mixtes au sein des EHPAD ;

14/ Organiser un suivi annuel des « projets de vie » associant l’ensemble des personnes intervenant auprès du résident et, le cas échéant, la famille ;

15/ Garantir la possibilité pour les associations de bénévoles d’entrer dans l’ensemble des établissements.

PRÉVENTION ET GESTION DU CONFLIT AVEC L’ÉTABLISSEMENT

16/ Reconnaître par la voie réglementaire des missions spécifiques pour les infirmières coordinatrices ;

17/ Former les personnels au risque de maltraitance et à la promotion de la bientraitance ;

18/ Mettre en place un outil de mesure et d’information fiable et partagé par l’ensemble des autorités de régulation et de contrôle, au niveau national, permettant d’évaluer et de référencer les différentes situations de maltraitance ;

19/ Mettre en œuvre des instances veillant à la promotion de la bientraitance dans l’établissement ;

20/ Créer un « ambassadeur des familles », salarié de l’établissement, qui participerait aux conseils de la vie sociale ès qualités, serait l’interlocuteur privilégié des familles et recueillerait les informations préoccupantes ;

21/ Formaliser l’existence d’un « usager-expert » sur le modèle de ce qui existe pour les établissements de santé ;

22/ Créer un conseil d’établissement dans l’ensemble des EHPAD privés, comprenant un référent « qualité et évaluation » ;

23/ Obliger les établissements à informer les familles par voie d’affichage des numéros d’urgence et des voies de recours au sein des établissements ;

24/ Mettre en place un réseau public national chargé du recueil de ces signalements ;

25/ Renforcer le contrôle des établissements via des audits flash, sur le modèle de ce que font les ARS avec les établissements de santé ;

26/ Créer un organisme de contrôle indépendant et un conseil national consultatif des personnes âgées sur le modèle du Conseil national consultatif des personnes handicapées (CNCPH) pour les personnes handicapées ;

27/ Renforcer le rôle d’alerte des mandataires judiciaires pour ce qui concerne la grande dépendance et grande fragilité.

 

 

 

 

 

 

 


  1  

   Mission « flash » « l’EHPAD de demain : quels modèles ? »

I.   communication

 

Mission « flash » L’EHPAD de demain : quels modèles ?

 

Mmes Véronique Hammerer, Isabelle Valentin et Caroline Fiat, rapporteures

Mars 2022

Madame la présidente, chers collègues,

Nous allons vous présenter les résultats de la mission « flash » qui nous a été confiée sur le thème « L’EHPAD de demain : quels modèles ? ». Le scandale Orpea et tous les rapports qui l’ont précédé –notamment celui de Mmes Caroline Fiat et Monique Iborra de 2018, et le rapport sur l’âgisme de Mme Audrey Dufeu – nous obligent désormais à proposer ensemble un nouveau modèle pour les EHPAD.

Les EHPAD n’attirent plus ni les personnels, ni les familles, ni les résidents : c’est un choix parfois subi. Nous ne pouvons plus nous contenter de cette situation. La France compte aujourd’hui environ 7 000 EHPAD (tous statuts confondus) qui accueillent plus de 600 000 résidents. Demain, la génération du baby-boom atteindra 85 ans en 2030, soit 108 000 seniors de plus en EHPAD si les pratiques restent inchangées. En 2050, ce seront plus de 25 millions de personnes qui atteindront 60 ans et plus, dont 4 millions en perte d’autonomie. Il y a donc urgence à agir pour assurer la bientraitance et le bienvieillir de nos aînés !

Nous avons mené de nombreuses auditions pour entendre le maximum d’acteurs : directeurs d’EHPAD, syndicats, gériatres, Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA), agences régionales de santé (ARS), ministère des solidarités et de la santé, notamment sa direction générale de la cohésion sociale, départements et associations engagées sur cette question.

Il en ressort à chaque fois qu’un changement de modèle s’impose à nous aujourd’hui, en lien avec un changement de regard sur nos aînés. Pour tenter de dessiner ce que pourrait être l’EHPAD de demain, nous avons choisi de définir des axes de travail à court, moyen et long termes. En tous les cas, il n’y a pas un unique modèle d’EHPAD à privilégier. Il faut de la souplesse. Le vieillissement de la population affecte différemment les territoires. Les départements peu denses accueillent une forte proportion de populations âgées et l’enjeu est d’adapter les structures de prise en charge aux réalités des territoires.

Ainsi, face au scandale qui a été révélé, des actions immédiates doivent être entreprises. Les constats sont connus et le temps est maintenant à l’action.

I. À COURT TERME : PLUS DE PERSONNELS, DE FINANCEMENTS, DE CONTRÔLES ET DE TEMPS

A. Plus de personnels, mieux rémunérés et mieux valorisés

L’EHPAD de demain doit d’abord remettre l’humain au centre de son fonctionnement. Sans surprise, notre première préconisation est de définir un ratio minimum obligatoire de personnels soignants « au chevet » des résidents, ce qui revient à doubler sans délai le personnel soignant dans nos EHPAD. Ce n’est qu’ainsi que nous mettrons fin à la maltraitance pour les résidents comme pour les personnels qui sont les victimes collatérales.

Remettre l’humain au centre, c’est aussi maintenir autant que possible l’autonomie des résidents. La bientraitance ne se traduit pas par un nombre de protections mais par le fait d’avoir le temps, tout simplement, d’accompagner le résident aux toilettes chaque fois qu’il en a besoin.

Il faut aussi recruter, dans l’EHPAD de demain, un certain nombre de professionnels qui manquent cruellement dans les structures actuelles, à savoir notamment des aides médico-psychologiques, des orthophonistes et des ergothérapeutes. Sans doute fautil augmenter les capacités de formation dans chacun de ces métiers.

Toujours sur le sujet de la formation, il importe d’insister sur la nécessité de faire évoluer celle des directeurs d’EHPAD. Nous l’avons bien vu avec le scandale Orpea : les directeurs d’EHPAD sont souvent de très bons gestionnaires, mais très peu d’entre eux viennent du médico-social. Or, on ne demande pas uniquement à un directeur d’EHPAD de savoir bien gérer et administrer un établissement. Les formations de directeur doivent évoluer pour permettre à ces derniers d’être beaucoup plus sensibilisés aux dimensions humaines éthiques et relationnelles de leur métier.

B. Renforcer les financements et créer une politique de prévention

Bien traiter nos résidents d’EHPAD, c’est bien évidemment s’en donner les moyens budgétaires. Compte tenu de la maltraitance actuelle et des évolutions démographiques, 1 point de PIB supplémentaire est indispensable. D’autres pays mettent même davantage.

Il faut également mentionner, en ce qui concerne le financement de l’EHPAD de demain, la question centrale du reste à charge. Vous le savez, le coût des EHPAD est de plus en plus important pour des retraités qui disposent souvent de faibles revenus, notamment dans les territoires ruraux. La hausse de la contribution sociale généralisée (CSG) a d’ailleurs aggravé cette situation. La question cruciale est la suivante : qui va pouvoir payer l’EHPAD de demain, lequel nécessitera des investissements importants ? Le groupe Les Républicains avait déposé il y a quelques années une proposition de loi sur le sujet pour permettre aux familles, qui financent en partie l’EHPAD de leurs parents, d’obtenir un crédit d’impôt. Nous n’avons pas eu le temps de creuser ce sujet dans le cadre de cette mission « flash » mais c’est un sujet essentiel qu’il nous faudra traiter.

En parallèle, l’EHPAD de demain, qui doit être un véritable lieu de vie pour chacun des résidents, ne pourra advenir que si nous renforçons notre politique de prévention. Certes, des dispositifs ont été mis en place, à l’instar des conférences des financeurs de la prévention de la perte d’autonomie des personnes âgées. Mais ces dispositifs sont grandement insuffisants. La prévention devrait mobiliser toute la société, de l’entreprise à l’ensemble des politiques publiques. Or, aujourd’hui, la prévention n’est pas suffisamment intégrée dans les politiques de l’autonomie ou de l’habitat, les rares actions de prévention sont difficilement lisibles et peu évaluées et les acteurs ne sont pas coordonnés. Pourtant, dans de nombreuses auditions, nous l’avons entendu : il faut déployer en France, et notamment en EHPAD, l’approche de surveillance des fonctions dite Icope (Integrated Care for Older People) conçue par l’Organisation mondiale de la santé et qui vise à maintenir les cinq fonctions essentielles : la locomotion, la cognition, le sensoriel (audition, vision), le psycho-social et la vitalité (réserves, nutrition).

Il faut rappeler en outre qu’un renforcement de la prévention nous permettrait de réaliser des économies importantes (hospitalisations et consultations évitées, médicaments non consommés, etc.) qui pourraient être utilement redirigées vers le financement des EHPAD de demain. Il faut casser le fonctionnement en silo des professionnels du grand âge, qui ont tous un rôle à jouer en matière de prévention et il faut également réfléchir à de nouvelles modalités de financement de la prévention, notamment en EHPAD, à travers une réforme de la tarification.

C. Renforcer les contrôles

La gouvernance locale des EHPAD est aujourd’hui partagée entre les ARS (pour l’aspect « soins ») et les conseils départementaux (pour une partie de l’aspect « dépendance » et « hébergement »). Cette gestion duale pose d’immenses problèmes de coordination entre les acteurs. Il faut donc plus de clarification.

Dans notre rapport, nous ne tranchons pas sur le fait de savoir s’il faut confier la gestion des EHPAD à une seule entité. Ce que nous croyons, c’est qu’à l’heure actuelle, les acteurs ne se parlent pas suffisamment, voire pas du tout sur certains territoires. Il est urgent que la notion de transversalité en France devienne la règle.

Cette gestion a des conséquences sur les contrôles : ils doivent théoriquement être réalisés par les ARS et les départements, mais nous avons bien vu qu’aujourd’hui, ils ne sont pas forcément efficients. Dans certains cas, ces contrôles sont annoncés à l’avance et se concentrent la plupart du temps sur des aspects comptables par établissement. Sur les aspects purement techniques, les ARS ne disposent pas suffisamment de compétences pour contrôler correctement les groupes privés. C’est pourquoi il faut revoir cette notion de contrôle.

Il faut bannir les contrôles prévus à l’avance. Il est impératif de généraliser les contrôles inopinés, seuls à même de révéler la situation réelle des établissements. Ensuite, il faut que ces contrôles se concentrent aussi et surtout sur les aspects humains ! La bienveillance et la bientraitance doivent en être les indicateurs incontournables.

Il faut également que nous nous demandions qui doit réaliser ces contrôles. Plusieurs solutions sont possibles. Les ARS et départements devraient organiser des programmes de contrôles communs, en harmonisant notamment leurs indicateurs. Il leur faut travailler sur la mutualisation des moyens, notamment en introduisant des équipes de contrôles pluridisciplinaires. Une intégration des professionnels comme les infirmiers et aides-soignantes serait judicieuse pour englober tous les aspects de la vie en EHPAD.

Une autre solution consisterait à mobiliser la Cour des comptes et les chambres régionales des comptes, totalement qualifiées pour cela, si des compétences supplémentaires leur sont accordées, notamment pour auditer les comptes des grands groupes.

Il convient également de protéger toutes les personnes, en particulier les familles, lorsqu’elles dénoncent les maltraitances. En tant que lanceurs d’alerte, elles ne doivent plus être seules face au pouvoir des grands groupes. Renforcer le pouvoir des conseils de la vie sociale apparaît, à ce titre, indispensable.

II. À MOYEN ET LONG TERMES : CHANGER DE MODÈLE, CHANGER DE REGARD

  1. Faire de l’EHPAD un lieu de vie

L’EHPAD de demain doit être un lieu de vie où l’on est soigné et non un lieu de soin où l’on vit. Déjà en 2018, le rapport de Mmes Fiat et Iborra demandait à ce que soient généralisés des établissements « recréant véritablement la sensation d’être au domicile, et orientés vers le respect de la citoyenneté du résident ». Pourtant, les choses ne se sont pas véritablement améliorées sur le terrain. La gestion de la pandémie dans les EHPAD a donné lieu à des privations inhumaines de liberté et de contacts sociaux.

Le résident est un citoyen ! Il est un individu avec un parcours de vie, avec ses particularités. Dans l’EHPAD de demain, les résidents devront pouvoir choisir comment ils veulent vivre leurs dernières années de vie. Ils devront se sentir chez eux, avec par exemple des sonnettes à l’entrée des chambres, ou le choix des meubles, de la décoration, des objets, de l’aménagement etc.

Les personnels devront avoir le temps de s’intéresser à chaque résident, de connaître son histoire, ce qu’il aime et ce qu’il n’aime pas. Il faut donc remettre au centre l’humain, l’accompagnement et le concept d’« humanitude » plutôt que l’approche strictement médicale et médicamenteuse.

Enfin, le droit au beau existe. Cela commence dès la construction des EHPAD, pour que les résidents s’y sentent chez eux. Personne n’a envie d’habiter dans un endroit qui ressemble à un hôpital.

Nous n’oublions pas non plus le droit au bon. L’émission « Cash Investigation » vient de révéler le prix maximal par résident de la nourriture et des boissons chez Korian : 4,35 euros par jour. C’est inadmissible ! Bien manger, premier plaisir du quotidien, doit à nouveau être possible en EHPAD.

Le modèle néerlandais est souvent cité en exemple, notamment pour la prise en charge des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer qui seront 2 500 000 en France en 2050. À Hogeweyk, a été créé un vrai quartier, avec de petites maisons personnalisées, un restaurant, un théâtre, un supermarché. Les résidents participent au choix des menus. Il y a deux infirmiers ou aides-soignants pour chaque maison, c’estàdire pour six ou sept résidents. Et les résidents paient, en fonction de leurs revenus, entre 0 et 2 400 euros par mois.

Voilà un lieu où le résident se sent chez lui. Pour ce lieu, on pourrait d’ailleurs inventer un nouveau nom : « maisons collectives pour seniors », par exemple, comme le rapport de Mmes Fiat et Iborra l’avait déjà proposé.

  1. Un lieu dans lequel l’accès aux soins et à l’accompagnement est assuré

S’il n’y a pas un unique modèle à privilégier, l’EHPAD de demain devra, où qu’il soit, être un EHPAD ouvert sur son environnement. Qu’est-ce que cela signifie ? On pourrait imaginer que tout EHPAD, demain, doive accueillir des projets à destination de la population environnante. De tels projets sont importants car ils permettent d’ouvrir les résidents des EHPAD à la vie sociale de leur territoire et de renforcer les solidarités entre générations. Ces projets peuvent être un vecteur de revitalisation de certains territoires, notamment ruraux. Aujourd’hui, quelques EHPAD hébergent déjà des salles communales ou de spectacles, voire des tierslieux tels que des microbrasseries ou des micro-crèches. Il faut désormais généraliser ces quelques expériences.

L’ouverture de l’EHPAD de demain passe également par un renforcement des liens avec les acteurs de la santé. Nous pouvons penser aux communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) mais également aux groupements hospitaliers de territoire (GHT). Tous les acteurs que nous avons auditionnés ont appelé de leurs vœux davantage de places d’hébergement temporaire en sortie d’hospitalisation dans les EHPAD. Nous l’avons fait pendant la crise donc nous savons que cela est possible, si nous nous en donnons les moyens.

L’EHPAD de demain doit également assurer un continuum avec les autres acteurs du grand âge. Il ne doit pas être « l’endroit où l’on va une fois que l’on a tout essayé » mais bien d’abord un lieu qui vient en soutien du maintien au domicile. L’hébergement temporaire, notamment l’EHPAD de nuit, doit être renforcé.

  1.  Quel statut pour l’EHPAD de demain ?

Enfin, le scandale Orpea pose clairement la question du statut des EHPAD. À l’heure actuelle, la France compte environ 27 % d’EHPAD privés lucratifs. Les autres sont soit publics (pour 40 % d’entre eux), soit privés non lucratifs (33 %). Durant nos auditions, il nous a été indiqué que les groupes cotés en bourse représentaient près de 10 % des établissements français.

La question qui se pose ici est de savoir ce que nous faisons de ces établissements privés lucratifs, notamment ceux issus de groupes cotés en bourse. Dans un premier temps, nous devons absolument harmoniser les obligations des EHPAD publics et privés. Aujourd’hui, en effet, les groupes privés n’ont pas les mêmes obligations devant les tutelles, notamment en termes de présentation de leurs comptes, ayant obtenu cette exception au titre du secret des affaires. Nous voyons bien désormais que cela n’est plus acceptable. La transparence, que nous devons à nos aînés et à leurs familles, doit impérativement être obligatoire et effective.

Ensuite, nous pouvons porter une réflexion sur le statut des établissements à but lucratif qui consisterait à obliger ces groupes à adopter un statut de société à mission créée par la loi « PACTE ». Si une entreprise se déclare « société à mission », elle doit notamment définir des objectifs sociaux, qui sont contrôlés par un « organisme tiers indépendant », dans les dixhuit mois et ensuite tous les deux ans, ce qui représenterait un contrôle complémentaire aux contrôles existants.

Certes, ce n’est pas la solution qui résoudra tous les problèmes mais simplement une piste de réflexion et un désaccord existe entre les rapporteures à ce sujet, Mme Fiat considérant que cela ne sera pas suffisant et qu’il importe désormais d’interdire aux groupes privés de réaliser des bénéfices sur l’« or gris », c’est-à-dire les personnes âgées.


II.   LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES PAR LES RAPPORTEURES

(par ordre chronologique)

     Audition conjointe :

 Pr Claude Jeandel et Pr Olivier Guérin, co-auteurs du rapport « Pour une prise en soin adaptée des patients et des résidents d’EHPAD et d’USLD »

       Agences régionales de santé (ARS) – Mme Martine Ladoucette, directrice générale d’ARS, référente médico‑social pour l’outre-mer, Mme Marie Hélène Lecenne, directrice générale de l’ARS Corse, et M. Pierre Pribile, directeur général de l’ARS Bourgogne‑Franche‑Comté

       Mme Marie-Anne Montchamp, ancienne présidente de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA)

       GEIQ Silver NouvelleAquitaine – M. Georges Stany, directeur, Mme Marlène Rivier, directrice des EHPAD Résidalya Le Temps de Vivre (33‑Grignols) et Résidence des Graves (33-Illats), M. Raymond Godard, représentant les EHPAD Clairefontaine (33-Saint-Médard-en-Jalles) et Le Duc de Lorge (33-Saint-Jean‑d’Illac), M. Guillaume Boucher, directeur de l’EHPAD Groupe Bordeaux Nord, Le Parc du Bequet (33-Bègles), M. Emmanuel Herent, directeur adjoint de l’association Foyer des aînés, et M. Erik Dermit, représentant de Logéa

       Collectif Vieux, debout ! – M. Alain Quibel, animateur du mouvement

     Table ronde d’associations d’usagers :

– France Assos Santé – Mme Claude Rambaud, vice-présidente, M. Marc Morel, directeur général, et M. Alain Laforêt, membre du bureau, représentant du collège des associations de défense des intérêts des personnes âgées et des retraités

 Fondation Médéric Alzheimer – Mme Hélène Jacquemont, présidente, et Mme Christine Tabuenca, directrice générale

 Fédération française des associations et familles de personnes âgées, à domicile ou en établissement (FNAPAEF)  Mme Claudette Brialix, présidente

     Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) – Mme Virginie Magnant, directrice générale

     Laboratoire des solutions de demain – Mme Fany Cérèse, architecte, et M. Pierre Gouabault, directeur d’un EHPAD du Loir‑et‑Cher

     Conseil économique, social et environnemental (CESE) – Mme Marie-Odile Esch, rapporteure pour la commission des affaires sociales et de la santé de l’avis « Vieillir dans la dignité » du 24 avril 2018, et Mme Martine Vignau, vice‑présidente du CESE, présidente du groupe UNSA, et membre de de la commission des affaires sociales et de la santé

     Table ronde d’organisations syndicales :

– Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) Fédération Santé sociaux – M. Frédéric Fischbach, secrétaire général, et M. Guillaume Schoonheere, secrétaire général adjoint

 Confédération générale du travail (CGT) – Mme Mireille Carrot, membre de la direction confédérale, et Mme Malika Belarbi, membre de la Fédération de la santé et de l’action sociale

– Confédération française démocratique du travail (CFDT) – Mme Jocelyne Cabanal, secrétaire nationale

 Fédération Force ouvrière (FO) des personnels des services publics et des services de santé – M. Johann Laurency, secrétaire fédéral branche Public, et M. Gilles Gadier, secrétaire fédéral branche Santé

     Audition commune aux missions « flash » « L’EPHAD de demain : quels modèles ? », sur le rôle des proches dans la vie des EHPAD et relative à la gestion financière des EHPAD :

– Assemblée des départements de France (ADF) – M. Olivier Richefou, président du département de la Mayenne, élu référent « Grand âge et autonomie »

     Audition conjointe :

 Association des directeurs au service des personnes âgées (AD-PA) – M. Éric Fregona, directeur adjoint

 Fédération nationale des associations de directeurs d’établissements et services pour personnes âgées (FNADEPA)* – M. Jean-Pierre Riso, président, et Mme Annabelle Vêques, directrice

     Cabinet de Mme Brigitte Bourguignon, ministre déléguée auprès du ministre des solidarités et de la santé, chargée de l’autonomie – M. Vincent Léna, directeur, Mme Pauline Sassard, conseillère chargée de la transformation de l’offre et du virage domiciliaire, et M. Tarek Mahraoui, conseiller parlementaire

 

     Ministère des solidarités et de la santé – Direction générale de la cohésion sociale (DGCS) – M. Jérôme Jumel, chef de service, adjoint à la directrice générale, Mme Catherine Morin, adjointe à l’autonomie des personnes âgées, M. Nassim Larfa, chargé de mission EHPAD, Mme Diane Genet, cheffe de file sur les sujets accompagnement renforcé à domicile proposé par un EHPAD, et Mme Stéphanie Froger, adjointe de l’animation territoriale

 

 

 

* Ces représentants d’intérêts ont procédé à leur inscription sur le répertoire de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, s’engageant ainsi dans une démarche de transparence et de respect du code de conduite établi par le Bureau de l’Assemblée nationale.

 


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III.   Liste des contributions reçues

 

       Fédération française des associations et familles de personnes âgées, à domicile ou en établissement (FNAPAEF)

       Laboratoire des solutions de demain

       Conseil national de l’ordre des masseurs-kinésithérapeutes (CNOMK)

       Fédération nationale de la Mutualité française (FNMF)

       CFTC Fédération Santé sociaux

       Conseil économique, social et environnemental (CESE)

 

 

 

 

 


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IV.   SynthÈse

COMMISSION DES AFFAIRES SOCIALES  RÉPUBLIQUE FRANÇAISE


La publication du livre de Victor Castanet, Les Fossoyeurs, a mis en lumière des dysfonctionnements majeurs dans certains établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) du groupe privé Orpea. Toutefois, les constats étaient connus. Le rapport de Mmes Iborra et Fiat avait notamment fait l’unanimité lors de sa présentation à la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale en 2018.

Le modèle actuel connaît en effet une crise considérable depuis plusieurs années. Les 6 500 EHPAD français, qui accueillent plus de 600 000 résidents, ne correspondent plus à la population qui y vit désormais. Les personnes y entrent en effet de plus en plus âgées et dépendantes. La situation ne va pas s’améliorer d’elle-même : 2,5 millions de personnes seront atteintes de la maladie d’Alzheimer en 2050 et la génération du « baby-boom » atteindra 85 ans en 2030, début de « L’Alpe d’Huez » démographique. La crise des EHPAD s’illustre aussi par le fait qu’ils n’attirent plus ni les résidents, ni les personnels, ni les familles. Le choix de l’EHPAD est totalement subi et il y a donc urgence à réfléchir dès maintenant à l’EHPAD de demain.

La présente mission « flash » a donc pour objectif de faire le point sur les propositions et de les hiérarchiser. Des actions doivent être immédiatement entreprises, mais il importe également de définir les grands axes qui devront structurer les modèles de l’EHPAD de demain. Avant tout, les rapporteures veulent souligner la nécessité de ne pas appréhender l’EHPAD de manière isolée, mais en complémentarité avec les autres acteurs du grand âge et du soin, qu’il importe de renforcer dans leur ensemble (hôpital, médecine de ville, unité de soins de longue durée). Il est également important de ne pas dessiner un modèle unique d’EHPAD : il faut une certaine souplesse afin de s’adapter aux réalités des territoires.

Les rapporteures ont procédé à une dizaine d’auditions d’organisations syndicales représentatives, de directeurs d’EHPAD et d’associations engagées sur la question. Elles ont rencontré l’Association des départements de France (ADF) et entendu des acteurs institutionnels, à l’instar des agences régionales de santé (ARS), de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) et de la direction générale de la cohésion sociale (DGCS). En complément, elles se sont appuyées sur une dizaine de contributions écrites précises et riches, qui ont utilement contribué à leurs réflexions.


L’EHPAD de demain : quels modèles ?

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I. À court terme : plus de personnels, de financements, de contrÔles et de temps

A. Plus de personnels, mieux rémunérés et mieux valorisés

L’EHPAD de demain est d’abord celui où les résidents sont bien traités et peuvent bien vieillir. À l’heure actuelle, faute de ressources humaines suffisantes, les personnels peuvent être maltraitants à leur corps défendant.

En 2018, le taux d’encadrement médian était de 63,4 ETP pour 100 résidents[30], avec de fortes variations. Les aidessoignantes, les aides médicopsychologiques et les accompagnants éducatifs et sociaux représentent 41,5 % des personnels et les infirmiers 11 %.

Pour l’EHPAD de demain, un ratio de personnels par résident s’impose et doit concerner l’encadrement « au chevet » du résident, c’estàdire les aidessoignants et infirmiers. Cela existe en Allemagne, dans des cantons suisses et des États américains[31].

Cette recommandation a été faite à de nombreuses reprises, variant de 0,6 ETP « au chevet » soit 0,93 ETP par résident[32] à 0,75[33].

À titre d’illustration, l’EHPAD idéal n’est pas celui où chaque résident dispose de dix protections mais plutôt celui où le personnel a le temps d’accompagner chaque résident aux toilettes autant que nécessaire.

Proposition  1. Définir un ratio minimum obligatoire de personnels soignants « au chevet » par établissement.

Dans l’EHPAD de demain, après les avancées du Ségur de la santé, il faut continuer à revaloriser les métiers du soin qui structurent les EHPAD, notamment les aidessoignants, dont le rôle doit être renforcé. Leur formation en IFAS[34] doit devenir gratuite. Les formations au concept d’« humanitude » (méthodologie Gineste-Marescotti) devraient également être généralisées. Il faut par ailleurs recruter des personnels qui manquent cruellement dans les EHPAD, tels que des aides médico-psychologiques, des orthophonistes et des ergothérapeutes. La complémentarité de ces professions est indispensable pour assurer la qualité du soin et de la vie des résidents. La formation des directeurs d’EHPAD doit aussi être élargie.

Proposition  2. Recruter plus d’orthophonistes, d’ergothérapeutes et d’aides médico-psychologiques, élargir la formation des directeurs d’EHPAD et rendre gratuite la formation des aides-soignants.

B. Renforcer les financements et créer une politique de prévention

L’EHPAD de demain ne pourra émerger qu’après une réforme profonde des financements et de la gouvernance. Sur le plan quantitatif tout d’abord, des moyens supplémentaires doivent être octroyés à nos EHPAD, tant pour renforcer l’encadrement en personnel, moderniser nos équipements, que pour réduire le reste à charge des résidents. L’EHPAD de demain doit être un EHPAD accessible aux concitoyens qui ont les revenus les moins élevés. S’il faut se féliciter des crédits supplémentaires que la dernière loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) consacre aux EHPAD, un véritable changement de modèle nécessiterait de mobiliser au moins 1 point de PIB supplémentaire[35].

Le renforcement des financements doit permettre, notamment, de mettre en œuvre une véritable politique de prévention de la perte d’autonomie, dont nous manquons clairement aujourd’hui. Dans le cadre de la réforme de la tarification des EHPAD, que tous les acteurs appellent de leurs vœux, davantage de crédits devront être octroyés à la prévention, éventuellement à travers la création d’une dotation dédiée.

Proposition  3. Mobiliser 1 point de PIB supplémentaire pour le financement des EHPAD. Flécher une partie de ces financements vers la prévention.

C. Renforcer les contrôles

Les contrôles doivent permettre de protéger les résidents autant que les personnels, qui souffrent eux aussi des dysfonctionnements des EHPAD.

Il faut d’abord clarifier la finalité de ces contrôles. Les indicateurs sur la base desquels ils sont menés doivent évaluer avant tout le respect de la bienveillance et de la bientraitance, et non de normes sans lien avec la qualité de vie des résidents. Les actions de contrôle doivent être efficaces et suivies d’effets sans monopoliser le temps du personnel des EHPAD.

En ce qui concerne l’opérateur des contrôles, deux solutions sont possibles. La première consiste à confier à un interlocuteur public unique indépendant la responsabilité des contrôles. Cette mission d’évaluation externe pourrait revenir à la Cour des comptes. La seconde solution reposerait, comme aujourd’hui, sur des contrôles réalisés par les départements et les agences régionales de santé (ARS). Elle viserait néanmoins à clarifier les compétences de ces deux autorités et à créer les conditions d’un dialogue fructueux et d’une mutualisation efficace, indispensables à l’avènement de contrôles utiles.

Dans tous les cas, ces derniers doivent être effectués par des institutions disposant de suffisamment de moyens humains formés, notamment, aux montages financiers complexes. Ces contrôles devraient également permettre la participation active de soignants (infirmiers et aidessoignants notamment).

Lorsqu’ils sont menés sur place, les contrôles doivent l’être de manière inopinée. Il n’est plus concevable que les contrôles sur place soient annoncés à l’avance. Des contrôles au niveau des groupes, et non des seuls établissements, sont également nécessaires.

Enfin, les résidents et les familles doivent pouvoir se sentir libres de prendre la parole, notamment dans les conseils de la vie sociale (CVS). Des associations agréées d’usagers pourraient également intégrer ces conseils. Ceux qui dénoncent les graves dysfonctionnements de certains EHPAD, notamment les représentants des familles, doivent être protégés en tant que lanceurs d’alerte.

Proposition  4. Clarifier la finalité et la responsabilité des contrôles. Mutualiser la gouvernance et les contrôles entre ARS et départements. Faire des contrôles inopinés la règle. Mieux protéger les représentants des familles lanceurs d’alerte.

II. À moyen et long termes : changer de modÈle, changer de regard

Afin d’éviter que des scandales comme celui d’Orpea se reproduisent à l’avenir, une liste de critères minimaux que devront remplir les EHPAD de demain gagnerait à être établie, à la suite d’un débat public. Plus aucun EHPAD ne pourra sortir de terre s’il ne respecte pas l’ensemble de ces critères.

A. Faire de l’EHPAD un lieu de vie

L’EHPAD de demain est avant tout un lieu de vie où l’on soigne et non un lieu de soins où l’on vit. Des petites structures, à taille humaine, doivent être privilégiées, car elles favorisent l’accompagnement individualisé de chaque résident et l’exercice de sa pleine citoyenneté.

Ainsi, la chambre du résident doit redevenir son domicile, garant de son intimité, avec tous les droits qui y sont attachés. Chaque résident doit pouvoir choisir qui y entre, ce qui peut se matérialiser par l’installation d’une sonnette par exemple. Il doit pouvoir aménager ce lieu, suffisamment spacieux, pratique et confortable, selon son goût et ses besoins. Ce « droit au beau »[36] et au pratique doit également être pris en compte dans l’aménagement de l’EHPAD : outre l’ergonomie, l’architecture doit intégrer une exigence d’esthétisme pragmatique, permettant au résident de se sentir « chez lui ». Dans cet objectif, il est indispensable d’associer des spécialistes de la santé et des ergothérapeutes à la conception architecturale des EHPAD. Le cahier des charges sur la qualité de vie des résidents, datant de 1999, doit être révisé pour intégrer ces exigences, qui s’imposeront ainsi à tout nouvel EHPAD.

Ce « droit au beau » s’accompagne d’un « droit au bon », notamment dans la conception des repas, véritables plaisirs du quotidien pour les résidents.

Ceux-ci doivent également avoir, par principe, le droit d’aller et venir librement, dans l’EHPAD comme en dehors. L’emplacement de l’EHPAD et sa desserte par les réseaux de transport en commun doivent permettre un accès aux commerces et services. L’EHPAD doit être ouvert sur son territoire et accueillir des projets à destination de l’ensemble de la population. Certains EHPAD hébergent ainsi déjà des salles communales ou de spectacles, voire des tiers-lieux telle une microbrasserie.

Ces évolutions nécessitent une réelle révolution culturelle dans la manière d’appréhender le grand âge. Elles pourraient utilement s’incarner dans un changement de nom des EHPAD.

 

Proposition  5. Ne plus construire d’EHPAD qui ne soit pas un véritable lieu de vie, apprécié selon quatre critères : la taille, la situation géographique, le projet d’ouverture et l’architecture.

Renommer les EHPAD en « Maisons collectives pour seniors », comme le propose le rapport de Mmes Fiat et Iborra.

B. Un lieu dans lequel l’accès aux soins et à l’accompagnement est assuré

Dans l’EHPAD de demain, la question n’est pas tant celle d’une plus grande médicalisation que celle d’un meilleur accès aux soins et à l’accompagnement, lequel nécessite une plus grande ouverture des EHPAD sur l’extérieur. Au-delà de la terminologie – les termes d’EHPAD « plateforme » ou « hors les murs » sont désormais bien connus – des évolutions concrètes sont nécessaires. L’EHPAD de demain doit d’abord permettre de renforcer les liens avec les acteurs de la santé sur son territoire. Davantage de places d’hébergement temporaire en sortie d’hospitalisation doivent être prévues en EHPAD. L’EHPAD de demain devrait également avoir pour modèle les MARPA-écoles[37], dans le but de favoriser un véritable « vivre ensemble ».

L’EHPAD de demain doit également assurer un continuum avec les autres acteurs du grand âge. Il ne doit plus être un pis-aller, un lieu « où l’on n’entre que pour mourir », une fois que le maintien à domicile n’est plus possible. Les allersretours entre structures d’accueil doivent être facilités et l’EHPAD de demain doit offrir un vaste bouquet de services accessibles tant aux personnes âgées vivant en établissement qu’à celles demeurant à domicile (accueil de nuit, accès à des professionnels soignants, accès aux soins par télémédecine, ateliers collectifs pour prévenir la perte d’autonomie et lutter contre l’isolement, soutien aux aidants, restauration, blanchisserie, etc.). Il faut aller plus loin que l’article 47 de la LFSS pour 2022, qui permet aux EHPAD de devenir des centres de ressources territoriaux, en obligeant chaque EHPAD à signer des conventions avec les acteurs du sanitaire, du social et du médico-social, en prévoyant des financements suffisants, voire en réfléchissant à un nouveau système d’autorisation pour que les partenariats se concrétisent plus facilement sur le terrain.

Si l’EHPAD de demain doit garantir l’accès aux soins, il doit avant tout éviter toute « surmédicalisation » et privilégier les approches thérapeutiques non médicamenteuses lorsque cela est possible.

Proposition  6. Ne plus agréer d’EHPAD qui n’ait pas signé de convention avec les acteurs du sanitaire, du social et du médico-social de son territoire et qui n’offre pas un bouquet de services largement accessibles, tant aux personnes âgées vivant en établissement qu’à celles demeurant à domicile.

C. Quel statut pour l’EHPAD de demain ?

En 2018, la France comptait 1 727 EHPAD privés commerciaux (130 000 places), 2 147 privés non lucratifs (164 000 places et 2 609 publics (253 000 places).

Le scandale Orpea a montré comment le modèle lucratif pouvait entraîner des dérives, par volonté d’optimisation économique. Il est d’ailleurs intéressant de noter[38] que les EHPAD publics affichent un taux d’encadrement[39] significativement supérieur à ceux constatés pour les autres statuts[40]. Le secteur privé lucratif se singularise par un niveau médian bas[41].

Les entreprises privées à but lucratif n’ont pas les mêmes obligations en termes de rendu de comptes que les autres, en raison de la préservation du secret des affaires. Cela doit être revu pour aligner les obligations.

Proposition  7. Renforcer la transparence des règles de rendu des comptes pour les EHPAD privés à but lucratif.

Trois solutions alternatives de plus long terme ont été évoquées pour l’EHPAD de demain. La première consisterait à interdire le statut des EHPAD privés à but lucratif, ce qui pose la question de la transformation des établissements existant aujourd’hui sous ce statut et de la baisse de la capacité d’investissement dans les futurs EHPAD.

Une deuxième solution serait d’imposer le statut de société à mission aux groupes privés gérant des EHPAD. Sous réserve de sa constitutionnalité, cette mesure, bien qu’elle ne constitue pas une solution miracle, permettrait une vérification par un organisme tiers indépendant de l’exécution des objectifs sociaux et environnementaux que la société se donne pour mission de poursuivre dans le cadre de son activité[42].

Enfin, une troisième voie consisterait à séparer la gestion immobilière, qui pourrait être assurée par des acteurs privés, de l’accompagnement du grand âge, dont la responsabilité relèverait uniquement du secteur public ou privé non lucratif. Cette option pose néanmoins la question d’une possible spéculation immobilière.

Proposition  8. Réfléchir à la réforme du statut des EHPAD, avec trois voies : l’interdiction des EHPAD privés lucratifs, l’obligation de les transformer en sociétés à mission ou la séparation entre la gestion immobilière et les activités d’accompagnement du grand âge.

 


L’EHPAD de demain : quels modèles ?

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ANNEXE : PROPOSITIONS POUR L’EHPAD DE DEMAIN

 

À COURT TERME : PLUS DE PERSONNELS, PLUS DE FINANCEMENTS, PLUS DE CONTRÔLES, PLUS DE TEMPS

1/ Définir un ratio minimum obligatoire de personnels soignants « au chevet » par établissement.

 

2/Recruter plus d’orthophonistes, d’ergothérapeutes et d’aides médico-psychologiques, élargir la formation des directeurs d’EHPAD et rendre gratuite la formation des aides-soignants.

 

3/ Mobiliser 1 point de PIB supplémentaire pour le financement des EHPAD. Flécher une partie de ces financements vers la prévention.

 

4/ Clarifier la finalité et la responsabilité des contrôles. Créer une véritable mutualisation de la gouvernance et des contrôles entre ARS et départements. Faire des contrôles inopinés la règle. Mieux protéger les représentants des familles lanceurs d’alerte.

 

À MOYEN ET LONG TERMES : CHANGER DE MODÈLE, CHANGER DE REGARD

5/ Ne plus construire d’EHPAD qui ne soit pas un véritable lieu de vie, apprécié selon quatre critères : la taille, la situation géographique, le projet d’ouverture et l’architecture.

 

6/ Ne plus agréer d’EHPAD qui n’ait pas signé de convention avec les acteurs du sanitaire, du social et du médico-social de son territoire et qui n’offre pas un bouquet de services largement accessibles, tant aux personnes âgées vivant en établissement qu’à celles demeurant à domicile.

 

7/ Renforcer la transparence des règles de rendu des comptes pour les EHPAD privés à but lucratif.

 

8/ Réfléchir à la réforme du statut des EHPAD, avec trois voies : l’interdiction des EHPAD privés lucratifs, l’obligation de les transformer en sociétés à mission ou la séparation entre la gestion immobilière (qui peut être assurée par un acteur privé) et les activités d’accompagnement du grand âge.

 

 

 


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   contributions des groupes politiques

I.   Groupe La RÉpublique En Marche

Contribution du groupe LaREM sur ORPEA

 

Face aux nombreuses interrogations soulevées par diverses remontées d’information sur certaines pratiques du gestionnaire d’établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) ORPEA, la Présidente de la Commission des affaires sociales, Fadila Khattabi, et les députés du groupe LaREM ont souhaité une réponse à la fois rapide, adaptée et constructive. Elle s’est traduite, d’une part, par le lancement, dès la semaine suivant la parution du livre « Les fossoyeurs », d’un cycle d’auditions visant à faire toute la lumière sur la situation dans les établissements du groupe mis en cause ainsi que sur son fonctionnement et, d’autre part, par le lancement de quatre missions « flash » générales et prospectives sur le fonctionnement des EHPAD. Ces missions ont permis de réaliser plus d’une cinquantaine d’auditions et tables rondes supplémentaires.

 

Le cycle d’auditions a conduit à entendre différents acteurs à même de permettre aux députés de mieux comprendre le fonctionnement du groupe et de son environnement, et se faire une opinion sur la véracité des allégations de l’ouvrage. Les parlementaires ont posé des questions précises et sans concession aux dirigeants anciens et actuels du groupe ORPEA et du groupe KORIAN, à l’auteur de l’ouvrage, à certaines familles de résidents, aux associations ou avocats les représentant, aux autorités de tutelle, à d’anciens salariés, aux principaux syndicats, à des représentants de directeurs d’établissements et de médecins coordonnateurs en EHPAD, ainsi qu’à la Ministre déléguée chargée de l’autonomie, Brigitte Bourguignon.

 

Les témoignages des familles, des anciens salariés et des syndicats, ont permis très clairement de corroborer de nombreuses pratiques dénoncées dans l’ouvrage. Les députés du Groupe LaREM tiennent à exprimer leur indignation face aux faits rapportés, relatifs aux maltraitances de différentes natures sur les résidents, ainsi qu’aux conditions de travail détériorées des salariés du groupe et aux pressions et violences relatées par les familles et les professionnels entendus. Il appartiendra à la justice de déterminer les éventuelles responsabilités des auteurs de ces faits.

 

Les multiples auditions des dirigeants et anciens dirigeants du groupe ORPEA ont, à l’inverse, donné lieu à la négation d’une très large majorité de faits allégués dans l’ouvrage ou à leur requalification, notamment concernant les pratiques relatives aux financements publics et à l’application du droit du travail. Les députés du groupe LaREM ont, de façon générale, regretté l’insuffisance des réponses apportées par les personnes auditionnées, malgré une réitération des questions sur des faits précis. Pour déterminer la réalité de ces affirmations, ils attendent désormais les résultats des inspections de l’Inspection générale des finances (IGF), de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS), ainsi que de la série de contrôles diligentée par la Ministre déléguée chargée de l’autonomie.

 

Au regard de la gravité des faits allégués, de l’émotion légitime qu’ils ont suscitée et de la mobilisation générale qu’ils ont induite, cette « affaire ORPEA » a incontestablement agi comme un révélateur pour l’ensemble de la société. Depuis, les Français s’interrogent sur la qualité des soins et de l’accompagnement actuellement fournis dans notre pays aux personnes en perte d’autonomie. Ils veulent des réponses et aspirent à ce que de nouvelles garanties soient apportées par les établissements et services auxquels ils ont recours, mais également par les pouvoirs publics.

 

Il nous appartient de rétablir la confiance. Tout d’abord en rendant compte des nombreuses réformes engagées ces dernières années et en montrant de quelle manière elles répondent aux problématiques que cette affaire soulève. Ensuite en engageant un travail réflexif conduisant à réinterroger, à la lumière de cette affaire, le chemin entrepris et à déterminer si et comment il est possible de transformer encore davantage notre politique du grand âge. Enfin, en traduisant ces réflexions par de nouvelles mesures législatives.

 

C’est l’objet de l’ensemble des travaux accomplis ces dernières années par les députés du groupe LaREM, des quatre missions « flash » qui s’achèvent, et de la consultation des représentants des familles, des élus départementaux, des acteurs du secteur et des partenaires sociaux, lancée début février par le Gouvernement afin d’examiner les différents leviers permettant de prévenir à l’avenir des situations comparables. Au-delà des mesures urgentes qui pourront être prises par voie réglementaire, la détermination des parlementaires de la majorité à porter une grande loi pour le grand âge et l’autonomie reste également entière.

 

La politique menée relative au grand âge et à l’autonomie a en effet été une préoccupation constante des députés du groupe LaREM durant l’ensemble du quinquennat.

En témoignent les rapports de Monique Iborra[43], Charlotte Lecocq[44], Annie Vidal[45], Sophie Panonacle[46], Audrey Dufeu[47], Stéphanie Atger[48], Bruno Bonnel[49], Mireille Robert[50], et Véronique Hammerer[51].

 

En témoigne également l’ensemble des mesures votées en faveur du grand âge et de l’autonomie. On citera en particulier la création de la cinquième branche « Autonomie » de la sécurité sociale avec un financement supplémentaire de 2,4 milliards d’euros à partir de 2024, les investissements du Ségur à hauteur de 2,1 milliards d’euros sur cinq ans pour rénover les établissements, le financement de 20 000 postes de soignants supplémentaires depuis 2017, de plus de temps de présence de médecin coordonnateur dès 2022 et d’une infirmière de nuit dans chaque EHPAD d’ici 2023, la revalorisation sans précédent des salaires des personnels des établissements et des services destinés aux personnes âgées et handicapées, l’imposition d’un tarif plancher de vingt-deux euros par heure pour les services à domicile afin de rétablir l’équité territoriale, la redéfinition du régime d’évaluation des établissements et services médico-sociaux, l’octroi de nouveaux crédits pour accélérer le développement de l’habitat inclusif et alternatif, ou encore la consécration, dans la loi, d’une définition de la maltraitance suite à l’installation, en 2018, de la Commission pour la lutte contre la maltraitance et la promotion de la bientraitance.

 

Au-delà de ces mesures, les débats autour de cette affaire ont permis de conforter et de réaffirmer encore davantage la nécessité de concrétiser le changement de paradigme consistant à remettre la personne au cœur de la politique d’autonomie. Cette révolution culturelle est souhaitée par de nombreux acteurs du secteur et par les députés du groupe LaREM. C’est ce qu’attestent les auditions menées dans les quatre missions « flash » sur l’EHPAD de demain, la gestion financière, les conditions de travail et les ressources humaines, ainsi que sur le rôle des familles, rapportées respectivement, pour la majorité, par Véronique Hammerer, Caroline Janvier, Didier Martin, Cyrille Isaac-Sibille, et Agnès Firmin Le Bodo.

 

La question éthique, le respect de la citoyenneté, des droits des personnes résidentes, des familles, des aidants, mais également de l’ensemble des professionnels partageant leur quotidien est incontestablement au cœur des enjeux et des propositions de ces missions. L’organisation des soins et de l’accompagnement, la gouvernance et le financement, la gestion du matériel et des ressources humaines y sont questionnés et repensés pour garantir ces principes fondamentaux et répondre davantage aux besoins des personnes.

 

Les rapporteures de la mission sur la place et le rôle des proches ont notamment proposé l’élaboration avec chaque résident et ses proches d’un projet de vie évolutif, le fait de garantir la liberté de recevoir des visites et de rendre visite, y compris en cas de circonstances exceptionnelles, la mise en ligne de nouveaux indicateurs objectifs de qualité de la prise en charge pour mieux informer les familles, une réforme des conseils de vie sociale pour revitaliser la « démocratie en EHPAD », ou encore la mise en place d’un réseau public national chargé du recueil des signalements.

 

Les rapporteures de la mission sur l’EHPAD de demain ont mis l’accent sur la nécessité d’établir un ratio minimum obligatoire de personnels « au chevet » par résident, d’augmenter les financements, et de revoir les modalités et la finalité des contrôles en intégrant des indicateurs de qualité de vie des résidents et en mutualisant les moyens entre les Agences régionales de santé (ARS) et les départements. De nouveaux critères (relatifs à la taille, la situation géographique, le projet d’ouverture et l’architecture) garantissant la construction de lieux de vie permettant un meilleur accès aux soins devront aussi être imposés, et l’ouverture d’une réflexion sur les moyens de mieux encadrer les EHPAD privés lucratifs, notamment par leur transformation en « société à mission », est préconisée.

 

Spécifiquement axée sur le système de tarification et de contrôle des dépenses des EHPAD, les rapporteurs de la mission relative à la gestion financière ont confirmé l’existence de pratiques d’optimisation des dotations publiques et du parc immobilier par certains établissements du secteur commercial et ont proposé plusieurs pistes pour améliorer la transparence et le contrôle des comptes. Après avoir préconisé une fusion des forfaits soins et dépendance, ils ont notamment invité à engager une réflexion sur les modalités de gestion du parc immobilier et sur les dispositifs de défiscalisation des investissements en EHPAD, et à étudier l’impact d’une régulation des tarifs d’hébergement ou de l’imposition d’une redevance en cas de maintien de la liberté tarifaire. Les contrôles devront également être renforcés sur la base de nouvelles contraintes comptables et de la mise en œuvre du futur référentiel de qualité élaboré par la Haute Autorité de Santé (HAS).

 

Enfin, la mission sur les conditions de travail et la gestion des ressources humaines a confirmé les difficultés (manque d’effectifs, absentéisme, turnover élevé) auxquelles font actuellement face les EHPAD pour garantir aux personnes âgées, dont le niveau de dépendance ne cesse de croître, un accompagnement adapté à leurs besoins. Les efforts engagés pour améliorer l’attractivité des métiers du secteur doivent donc se poursuivre. Les rapporteurs préconisent ainsi la mise en place d’un ratio minimal de personnels "au chevet" par résident et la poursuite des revalorisations salariales spécifiques. Afin de limiter les éventuelles dérives, abus et maltraitances institutionnelles, plusieurs pistes sont envisagées pour améliorer la formation des directeurs d’établissements, renforcer le rôle des médecins coordonnateurs, et mieux réglementer le glissement des fonctions. Les postes financés par les trois sections soins, dépendance et hébergement devront également être discutés de manière globale et simultanée afin de permettre un contrôle sur l’ensemble de l’activité des établissements.

 

L’ensemble de ces travaux, qui s’ajoutent aux précédents et aux derniers rapports institutionnels[52], permettent d’éclairer utilement le débat public sur l’amélioration de la prise en charge des personnes âgées en établissements et, plus largement, sur leur place au sein de la société. Les députés du Groupe LaREM se réjouissent du fait que de nombreuses mesures proposées se trouvent d’ores et déjà satisfaites par les nouveaux engagements pris par le Gouvernement pour renforcer les contrôles, améliorer la qualité de l’accompagnement et la transparence dans les EHPAD[53]. C’est le cas de l’amélioration des capacités de contrôle des autorités et du lancement d’un vaste plan de contrôles des EHPAD mené sur deux ans. La publication de nouveaux indicateurs de qualité à destination des familles et la réforme des conseils de vie sociale se trouvent aussi confirmés. La publication du futur référentiel national d’évaluation des établissements en mars 2022 et le renforcement des règles comptables et budgétaires que les établissements – en particulier les groupes privés commerciaux – devront désormais respecter rejoignent également les préconisations des rapporteurs.

 

Au-delà de ces nouvelles mesures, ces quatre missions présentent des pistes législatives concrètes à moyen et long termes, qui devront impérativement être discutées dans le cadre d’une future loi sur le Grand âge et l’autonomie. La Présidente de la Commission des affaires sociales et les députés du Groupe LaREM réaffirment en ce sens leur volonté qu’une telle loi soit inscrite à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale dans la prochaine législature. Il s’agit pour eux d’une priorité dans les réformes à mener pour la France.

 


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II.   Groupe Socialistes et apparentÉs

Contribution du groupe « Socialistes et apparentés » au rapport

faisant suite aux auditions de la commission des affaires sociales

dans le cadre de l’affaire « Orpéa »

 

 

Comme l’ensemble de la société française, les députés membres du groupe « Socialistes et apparentés » ont été profondément choqués par les révélations du livre « Les Fossoyeurs » de Victor Castanet. Un tel système industrialisé de réduction des coûts, s’il était avéré, serait tout simplement scandaleux.

 

Nous ne sommes néanmoins pas totalement surpris tant nous avons alerté le Gouvernement sur ce sujet depuis 2018, notamment par des questions au Gouvernement où nous lui avons demandé de diligenter des enquêtes, ou par notre demande, répétée chaque année, de construire et d’adopter une loi « grand âge ».

 

Dans l’urgence, et pour faire toute la lumière sur l’affaire et déterminer les réformes à mener, nous avons demandé une commission d’enquête parlementaire dans une tribune transpartisane parue dans le journal Le Monde, que la majorité nous a refusée.

 

Nous tenons tout-de-même ici à saluer les auditions menées tambour battant et les 4 missions « flash », qui ont produit dans un temps très limité des recommandations de grande qualité. Si nous reprenons la plupart des recommandations de ces missions flash, nous déplorons toutefois l’absence de vision globale sur ce que devrait être la politique du grand âge et de l’autonomie que met en œuvre notre société à destination de ses aînés. Si nous reconnaissons la complexité d’une réforme d’une politique aussi sensible, nous déplorons le report continu depuis 2017 de la loi Grand Âge et Autonomie promise par le Gouvernement, puis son pur et simple abandon.

 

En l’absence d’une telle vision globale, nous livrons ici la nôtre.

 

Celle-ci a le mérite de la clarté : nous devons refondre totalement cette politique (1), nous devons lui adjoindre les financements et les moyens humains associés (2) et in fine nous devons mieux la contrôler (3). Un nouveau pilotage national de cette politique renouvelée doit dès lors émerger (4).

 

*


(1) Tout d’abord, alors que le vieillissement démographique est encore devant nous, nous devons penser la société de la longévité, et non plus en subir les conséquences une fois que l’aîné qui nous est cher n’est plus autonome.

 

Largement inexistante, cette société de la longévité suppose tout d’abord de créer une vraie politique de prévention de la perte d’autonomie.

 

Toutes les politiques publiques - habitat, transports, lutte contre lisolement, activités sportives et culturelles, participation citoyenne - doivent ainsi intégrer une dimension « bien vieillir ».

 

Concrètement, cela suppose de développer largement le sport-santé pour les personnes âgées, d’aider massivement l’adaptation des logements et la lutter contre les chutes évitables - via par exemple la création d’une prime au réaménagement du domicile de nos aînés. Cela suppose aussi de lutter contre l’isolement, qui est un grave accélérateur de détérioration de la santé mentale de nos aînés. Le droit au répit, le congé du proche aidant ont été créés par la gauche en 2015 et sont des solutions pertinentes, qui doivent être en parallèle profondément développées. Le modèle du baluchonnage canadien - grâce auquel un aidant peut quitter le foyer pendant quun professionnel le remplace pour une durée de quatre à quatorze jours - pourrait également nous inspirer. Toutes ces solutions occasionneront des dépenses supplémentaires pour les personnes âgées et leurs proches. Il faut donc revaloriser l’APA à domicile, créée par la gauche en 2001. Enfin, laccompagnement dune personne âgée en perte dautonomie sapparente trop souvent à un parcours du combattant. Toujours dans cette logique de prévention, un guichet unique - permettant à chaque personne âgée dans chaque territoire davoir accès à lensemble des accompagnements humains, techniques et financiers dont il ou elle a besoin - doit donc être créé.

 

Ensuite, nous proposons que les modes alternatifs de prise en charge de la perte d’autonomie soient développés. Pour les personnes dont la relative dépendance le permet, ces modes sont des solutions viables qui se distinguent de l’EHPAD. Les résidences autonomie, l’accueil familial, l’accueil temporaire, l’accueil de jour, ou encore l’habitat intergénérationnel et inclusif sont autant de solutions qu’il nous paraît crucial de développer pour offrir une prise en charge alternative aux personnes âgées à la perte d’autonomie « modérée ». Il faudra également développer les équipes mobiles de gériatrie et de psychiatrie de la personne âgée.

 

Enfin, le modèle de l’EHPAD doit être entièrement refondu selon le principe simple : la personne accueillie doit s’y sentir « chez soi ».

 

Pour ce faire, plusieurs pistes nous semblent pertinentes.

 

Tout d’abord, nous souscrivons ici totalement aux recommandations du rapport issu de la mission « flash » sur les proches dans les EHPAD visant à accroître leur rôle via notamment un droit de visite consacré comme règle, et non comme exception, un renforcement de la place du projet de vie et la revitalisation du Conseil de la Vie Sociale.

 

En outre, ces recommandations d’urgence ne doivent pas éclipser une révolution copernicienne à mener pour construire notre EHPAD du futur. Aujourd’hui, essentiellement lieu de passage, il doit se muer en lieu de vie et en lien ouvert sur son territoire. Cela suppose que chaque chambre puisse être sacralisée et repensée par son résident. Cela suppose aussi que chaque EHPAD s’ouvre sur les acteurs de son bassin de vie, que ce soit des acteurs sanitaires évidemment, mais aussi des acteurs sociaux, et culturels comme des associations, des écoles, etc. Autrement dit, nos EHPAD peuvent encore davantage s’ouvrir vers lextérieur qu’ils ne le font déjà, offrir des services à la population de leur bassin de vie, et s’intégrer mieux aux structures daccompagnement et de soin à domicile.

 

Surtout, l’EHPAD doit être un lieu d’accompagnement. Cela suppose de lancer un vaste plan de réarmement en personnels soignants et non-soignants travaillant dans les EHPAD pour tendre vers un ratio situé entre 0,8 et 1 agent par lit dans les EHPAD, et ce dès lhorizon 2026.

 

Quant à la place future des EHPAD privés à but lucratif, notre groupe note que trois scénarios ont été brossés dans le rapport de la mission « flash » sur « le modèle de l’EHPAD de demain ». Pour rappel, ces 3 scénarios sont :

   Scénario 1 : interdiction pure et simple des EHPAD privés à but lucratif,

   Scénario 2 : transformation de ces EHPAD en sociétés à mission,

   Scénario 3 : séparation de la gestion immobilière des EHPAD de laccompagnement du grand âge.

 

Notre groupe tient dès lors à affirmer sans ambages sa position : la perte d’autonomie et, plus largement, la vieillesse, ne peut être une marchandise, sur laquelle des coûts sont comprimés, et des dividendes sont versés.

 

Notre groupe tient en outre à rappeler que dans le département des Landes, aucun EHPAD privé à but lucratif n’est autorisé, sans que cela ne remette en cause les capacités d’accueil ni l’accessibilité financière de places en EHPAD, au contraire.

 

(2) Cette profonde transformation de notre modèle de prise en charge de la perte d’autonomie nécessitera d’y associer des financements et des moyens humains conséquents.

 

En effet, l’ensemble de ces propositions ont un coût que nous estimons à 9 milliards d’euros par an[54]. Nous refusons que ce financement se fasse au détriment d’autres recettes affectées pour la sécurité sociale des Français. Autrement dit, nous refusons que les moyens d’une branche de la Sécurité sociale (Maladie, Retraites, etc.) soient réduits - comme l’a trop souvent fait le Gouvernement depuis 5 ans - pour augmenter ceux de la branche Autonomie.

Il faut donc une nouvelle source de financement. Depuis 2017, le groupe Socialistes et apparentés a fait de nombreuses propositions, en ce sens, toutes refusées par le Gouvernement : créer une contribution de 1 % assise sur les donations et les successions, augmenter la fiscalité sur les actions gratuites, augmenter le taux de la CSG sur les revenus du capital de 1,4 point, etc.

 

En clair, les sommes nécessaires existent, il a manqué jusqu’à maintenant le courage politique pour en organiser leur collecte.

 

Par ailleurs, la profonde transformation que nous appelons ne se fera pas sans (re)-mobiliser les ressources humaines nécessaires. Dans l’urgence, il faut aller bien au-delà du Ségur de la Santé, qui n’a que trop peu et trop tardivement, revalorisé les personnels du médico-social, tout en en oubliant une fraction.

 

A plus long terme, nous appelons à ce qu’un plan de formation et de recrutement pour les métiers du grand âge soit déployé. Il doit être construit sur 3 piliers : professionnalisation, valorisation salariale, reconnaissance. La clé d’une prise en charge digne de nos aînés, c’est que les personnels qui s’en occupent soient rémunérés correctement, suffisamment formés, et reconnus à la hauteur de la pénibilité de leur travail. Mettons-donc les moyens pour que ce soit le cas !

 

Enfin, notre groupe appelle à une profonde réforme de la prise en charge financière des coûts liés à la perte d’autonomie, afin que les personnes âgées aux revenus les plus modestes aient un reste à charge le plus faible possible. Or, les prestations sont aujourdhui complexes, peu lisibles. En outre, le reste à charge demeure important en EHPAD.

 

Nous proposons donc de travailler à ce que les prestations, notamment les tarifs de l’APA, soient homogènes au niveau national, que la solidarité nationale - via l’assurance maladie - finance davantage les séjours de longue durée en EHPAD, et que les capacités contributives de chacun soient mieux prises en compte dans le calcul du reste à charge.

 

(3) La refondation de la politique de l’autonomie que nous appelons ne pourra pas se faire sans une politique de contrôle profondément renouvelée.

 

Parmi de nombreuses révélations, le livre « Les Fossoyeurs » de Victor Castanet met en lumière les limites de la puissance publique dans sa capacité à contrôler chaque euro versé aux acteurs publics, associatifs et privés au titre des dépenses liées à la perte d’autonomie. À la suite des auditions menées récemment à ce sujet par la commission des affaires sociales, notre groupe constate que le système de contrôle de la puissance publique - assuré essentiellement dans les faits par les ARS et les Conseils départementaux - est en effet siloté, doté de ressources insuffisantes, et dépourvu d’outils de sanction.

 

Nous proposons donc de répondre à chacune de ces limites. Il n’est plus possible que les ARS et les Départements mènent des contrôles distincts sur des dépenses pourtant apparemment fongibles, et ce à des temporalités distinctes, en prévenant dans la majorité des cas à l’avance la direction de l’EHPAD concernée de la réalisation de ces contrôles. A défaut de créer un corps unique de contrôle, il faut à tout le moins mutualiser ces contrôles au sein d’équipes qui travailleraient main dans la main, et qui interviendraient sans préavis. Nous avons également déposé une proposition de loi visant à créer les parlementaires un droit de visite - à tout moment et sans préavis - dans les établissements sociaux et médico‑sociaux, comme ils le font déjà dans les lieux de privation de liberté.

 

La rareté des moyens humains dédiés à ces contrôles nous a également frappé. Nous en voulons pour preuve que, selon un rapport de l’IGAS, lensemble des ARS en France nont que 49 ETP[55] affectés à contrôler l’ensemble des 7 200 EHPAD existants en France[56]. Ces moyens doivent donc être largement accrus.

 

Enfin, il convient d’inscrire dans la loi de vraies possibilités de sanctions aux directions d’EHPAD qui ne respecteraient pas les injonctions et les recommandations des autorités de tutelle (ARS et Département). Ces sanctions pourraient être financières, administratives voire pénales.

 

(4) Enfin, une telle transformation de notre politique de l’autonomie nécessite un nouveau pilotage national.

 

A l’instar des autres branches de la sécurité sociale, les moyens alloués à la branche Autonomie sont définis aujourd’hui en loi de financement de la sécurité sociale avec une vision uniquement budgétaire, sans lien direct avec des objectifs stratégiques.

 

Nous proposons à l’inverse que notre politique en matière d’autonomie, comme celle pour l’ensemble de nos branches de sécurité sociale, soit construite de manière pluriannuelle, qu’elle soit fondée sur des objectifs stratégiques sanitaires et sociaux, déclinés ensuite en actions de mise en œuvre.

C’est seulement une fois définis ces objectifs stratégiques pluriannuels, que le Parlement définirait les moyens financiers correspondants à leur réalisation.

Par exemple, le Parlement pourrait définir un nombre maximum de chutes évitables par an, définir les actions permettant de ne pas dépasser ce nombre de chutes évitables, et enfin y associer des moyens financiers.

Comme cela se fait déjà pour la Défense, nous proposons que ces objectifs soient définis dans une véritable loi de programmation pluriannuelle 2022 - 2032, et qu’ils soient actualisés annuellement en loi de financement de la sécurité sociale. Nous avons fait toutes ces propositions au Gouvernement lors de l’examen de la proposition de loi organique « Mesnier ». Elles ont toutes été refusées.

Aujourd’hui aveuglé par une vision uniquement budgétaire, nous proposons de renverser la logique, et que le Parlement vote des crédits à destination de nos aînés uniquement après avoir débattu des objectifs clés à atteindre à leur destination.

 

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Comme tout scandale, le livre « Les Fossoyeurs » a pour mérite d’ouvrir une fenêtre d’opportunité majeure pour réformer notre politique, ici à l’égard des personnes âgées. Nous leur devons. Faisons-le.

 

 

 

 

 

 

 

 


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III.   Groupe Agir ensemble

Contribution du groupe Agir ensemble – Rapport sur la situation des EHPAD

 

 

Les membres du groupe Agir ensemble expriment leur vive indignation face à la gravité des faits rapportés dans le livre-enquête Les Fossoyeurs du journaliste Victor Castanet. L’ouvrage dresse un constat accablant des méthodes de management et de gestion pratiquées dans certains établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) du groupe Orpéa. De sérieux dysfonctionnements répondant à une logique de profit déraisonnée qui conduirait à une situation de « maltraitance institutionnelle ».

 

Face à l’émoi suscité par la publication de ce livre, nous faisons part de notre compassion aux résidents des EHPAD concernés ainsi qu’à leurs familles. Ils sont les premières victimes d’un scandale généré par un système qui les dépasse. Nous témoignons aussi tout notre soutien et notre pleine reconnaissance aux personnels des EHPAD, fortement éprouvés lors de la crise sanitaire. Dans leur immense majorité, ils effectuent un travail exemplaire en dépit des difficultés auxquelles ils sont confrontés. Veillons à ce que les dérives de certains groupes peu scrupuleux ne jettent pas l’opprobre sur l’ensemble d’un secteur, et n’entachent pas l’intégrité et le professionnalisme des celles et ceux qui prennent dignement soin de nos aînés au quotidien.

 

Sans présager des suites données aux actions judiciaires en cours ou à venir, ni des conclusions des enquêtes administratives et financières actuellement diligentées par l’IGAS et l’IGF, il est essentiel que la représentation nationale puisse exercer ses prérogatives de contrôle au regard des situations de maltraitance et d’utilisation contestable de l’argent public dénoncées dans l’ouvrage Les Fossoyeurs.

 

Nous nous réjouissons ainsi que la Commission des affaires sociales se soit rapidement emparée du sujet : d’abord à travers l’organisation d’un cycle d’auditions ayant permis d’entendre l’ensemble des acteurs de la vie des établissements, puis en menant quatre missions « flash » parallèles visant à dresser le bilan de la situation des EHPAD dans notre pays.

 

Nous remercions l’ensemble des personnes ayant répondu favorablement aux invitations des rapporteurs et des commissaires. Leurs témoignages, parfois poignants, ont largement enrichi nos travaux. En revanche, nous ne pouvons que regretter l’attitude des principaux dirigeants d’Orpéa lors de leurs auditions. L’imprécision du discours, l’absence de réponse à de trop nombreuses questions, et la tonalité parfois condescendante de leurs propos, nous ont laissé un goût amer et ne nous ont pas permis d’éclaircir les points sur lesquels nous souhaitions recueillir leur témoignage. Le périmètre de nos travaux dépassant toutefois largement l’étude du cas Orpéa, nous n’avons que peu souffert de ces réponses lacunaires.

 

Car au-delà de l’ « affaire Orpéa », il s’agit en premier lieu de faire la lumière sur le fonctionnement des établissements du secteur privé lucratif, qui représentent 22 % des places en EHPAD dans notre pays et bénéficient d’importants financements publics.

 

Il en va aussi du rôle des parlementaires en matière de contrôle des lieux et des services de prise en charge du grand âge, alors que le vieillissement croissant de la population nous invite à repenser nos politiques publiques pour bâtir une véritable société de la longévité et du bien-vieillir.

 

Du fait de l’allongement de l’espérance de vie et du vieillissement des générations de baby-boomers, le grand âge constitue en effet un défi sociétal majeur pour les prochaines décennies. Alors que les plus de 60 ans représentent aujourd’hui 17,5 millions de Français, ils seront 20 millions en 2030 et 26 millions en 2070. D’ici 2060, le nombre de personnes âgées en perte d’autonomie augmentera de 70 %.

 

Tandis que nous abordons cette ascension démographique, une très large majorité de Français expriment leur souhait de vieillir le plus longtemps possible chez eux. Dans les faits, le maintien à domicile est déjà une réalité puisqu’il concerne 90 % des plus de 75 ans. L’entrée en EHPAD intervenant de plus en plus tardivement, lorsque la perte d’autonomie est devenue trop lourde.

 

La France figure pourtant dans le peloton de tête des pays au plus fort taux d’institutionnalisation, et seulement 6 % du parc de logements est adapté au bien-vieillir. Les EHPAD sont par ailleurs faiblement intégrés avec les autres acteurs de la santé et du médico-social de leurs territoires.

 

L’aspiration des Français à vieillir chez eux le plus longtemps possible doit donc nous inciter à concevoir l’EHPAD de demain « hors les murs », comme une plateforme de services et de ressources s’inscrivant dans un « continuum du bien-vieillir » avec les autres acteurs du grand âge. Nous souscrivons donc à la proposition consistant à ne plus agréer d’EHPAD qui n’ait pas signé de convention avec les acteurs du sanitaire, du social et du médico-social de son territoire, et qui n’offre pas un bouquet de services largement accessibles, tant aux personnes âgées vivant en établissement qu’à celles demeurant à domicile.

 

Elle doit aussi nous conduire à amplifier notre action en faveur de l’adaptation de l’habitat au vieillissement. Cela doit passer par un vaste plan de rénovation des logements, encouragé par la simplification et l’augmentation du niveau des aides existantes, sur le modèle de ce qui existe déjà dans le domaine de la rénovation énergétique. C’est une nécessité pour réussir le virage domiciliaire et prévenir les risques de chute et d’accident domestique.

 

Les « résidences autonomie » constituent également une alternative à l’EHPAD qu’il convient de développer, tout comme l’accueil de jour ou l’hébergement temporaire. Ces solutions médianes entre l’EHPAD et le domicile, qui facilitent le maintien du lien avec les proches, mériteraient d’être encouragées.

 

Si nous ne souhaitons pas interdire les EHPAD privés à but lucratif, nous considérons que le statut commercial des établissements doit évoluer vers des formes d’organisation de l’économie sociale et solidaire. Sans être la panacée, la transformation des groupes privés gestionnaires d’EHPAD en sociétés à mission, créées par la loi Pacte en 2019, permettrait une vérification par un organisme tiers indépendant de l’exécution des objectifs sociaux et environnementaux fixées dans les statuts.

 

Bien-vieillir c’est aussi conserver des liens sociaux et familiaux essentiels au bien-être psychique, alors que près de 20% des personnes âgées de plus de 60 ans sont ainsi atteintes d’un trouble de santé mentale ou neurologique. D’autant plus que ces pathologies sont parfois responsables de la perte d’autonomie, et nécessitent une prise en charge médicale accrue.

 

Il est donc essentiel de mieux prévenir les situations d’isolement en renforçant la place et le rôle des proche dans la vie des EHPAD. C’est le sens des préconisations de la mission « flash » co-rapportée par Agnès FIRMIN LE BODO, avec Valérie SIX et Gisèle BIÉMOURET.

 

Les membres du groupe Agir ensemble partagent l’ensemble de leurs recommandations, notamment concernant la sanctuarisation du droit de visite des résidents et la revitalisation des conseils de vie sociale, lieux privilégiés d’expression de la voie des familles et des résidents. Nous considérons également qu’il est nécessaire de repenser les outils de repérage et de signalement de la maltraitance en prévoyant par exemple un affichage systématique des numéros d’alerte, ou la nomination d’un référent « qualité et évaluation » dans chaque établissement.

 

Enfin, nous estimons qu’il est nécessaire d’assurer, lorsque cela est possible, la continuité du suivi des résidents par leurs professionnels de santé habituels (infirmiers, dentistes, kinésithérapeutes…), comme c’est actuellement le cas pour les médecins traitants.

 

Concernant le contrôle des établissements, le scandale Orpéa a démontré les failles d’un pilotage assuré par deux autorités distinctes : agences régionales de sante (ARS) et conseils départementaux. Les problèmes de coordination entre ces deux acteurs, le manque de moyens d’investigation mis à leur disposition, ainsi que les zones grises qui entourent leurs compétences respectives nuisent bien souvent à l’efficacité des inspections. Les auditions ont par ailleurs permis de constater la rareté des contrôles de terrain : en 2019 seules 49 inspections ont été menées dans les 350 EHPAD du groupe Orpéa. Ce chiffre tombe à 10 visites en 2021. À cela s’ajoute le fait que les établissements sont bien souvent informés en amont de la date des inspections. Autant d’éléments qui fragilisent les contrôles sur place et facilitent les stratégies de contournement, remettant sérieusement en cause leur efficacité.

 

Pour pallier ces dysfonctionnements structurels, nous appelons de nos vœux la création d’un organisme indépendant, qui pourrait être rattaché à la Cour des comptes, chargé de réaliser inopinément les contrôles. Il n’est en effet plus acceptable que les établissements soient prévenus plusieurs semaines à l’avance des inspections. De même, il nous semble important que les missions de contrôle ne soient plus assurées par les autorités de tutelle qui sont aussi les financeurs des établissements.

 

Les auditions nous ont aussi permis de soulever le problème du pantouflage et de la porosité entre grands groupes privés et cadres supérieurs des autorités de santé. Pour éviter que des relations de connivence ne s’installent entre hauts fonctionnaires et dirigeants de cliniques ou EHPAD privés, nous appelons les autorités de tutelle à une plus grande vigilance du respect des règles éthiques et de déontologie auxquelles sont astreints les agents du service public.

 

Ces travaux s’inscrivent dans un corpus de rapports et de textes adoptés par notre majorité tout au long de cette législature, au premier rang desquels figure la création de la cinquième branche de la Sécurité sociale consacrée au soutien à l’autonomie. Il s’agit d’une réforme historique visant à reconnaitre la perte d’autonomie comme un nouveau risque pris en charge de manière universelle et solidaire par la Sécurité sociale. C’est une avancée décisive, qu’il faudra amplifier en dotant cette nouvelle branche des budgets à la hauteur de ses ambitions.

 

Au cours de la pandémie, les EHPAD ont bénéficié de mesures conjoncturelles inédites financées par l’Assurance maladie. Le Ségur de la santé et le plan France relance sont ensuite venus pérenniser des financements sans précédents en faveur des EHPAD. Pour les quatre années à venir, une enveloppe de 2,1 milliards d’euros a ainsi été débloquée pour moderniser les établissements. Nous regrettons toutefois que le déploiement de ces moyens significatifs ne se soit pas accompagné d’une réforme plus structurelle nécessaire et fortement attendue par les acteurs du secteur.

 

La crise des vocations et les pénuries d’effectifs qui frappent aujourd’hui certaines professions du grand âge comme les médecins coordonnateurs, menacent par ailleurs sérieusement notre capacité à prendre durablement en charge nos ainés alors que la dépendance ne cesse de s’accroitre.

 

Face à ces difficultés, le Gouvernement et notre majorité ont agi pour accroitre l’attractivité de métiers trop longtemps délaissés, insuffisamment rémunérés et sans véritables perspectives d’évolution. En complément des revalorisations salariales appliquées dans le cadre des accords du Ségur à hauteur de 3 milliards d’euros par an dans ce secteur, un plan d’action national en faveur de l’attractivité des métiers du grand âge 2020-2024 a été lancé en septembre 2020 sur la base des préconisations des rapports Libault et El Khomri. Nous saluons cette trajectoire, qui s’ajoute aux 20 000 postes de soignants supplémentaires financés depuis 2017. Elle devra faire l’objet d’un suivi rigoureux afin de s’assurer que les objectifs soient atteints.

 

Le sujet de la formation des personnels doit par ailleurs occuper une place centrale dans la stratégie de gestion des ressources humaines des EHPAD. Il apparait essentiel de renforcer les modules de formation initiale et continue, notamment en matière de bientraitance, mais aussi de prévention des risques professionnels dans le secteur du grand âge. De même, nous soutenons la proposition d’intégrer un volet médico-social obligatoire à la formation des directeurs d’établissements.

 

Nous sommes enfin favorables à l’instauration d’un ratio opposable de personnels soignants « au chevet » des personnes âgées, indicateur plus pertinent que le taux d’encadrement. Cette mesure, qui figurait déjà dans le rapport de nos collègues Monique IBORRA et Caroline FIAT en 2018, permettrait de garantir un niveau d’accompagnement minimal des résidents alors que le taux d’encadrement varie fortement selon les établissements et les territoires.

 

 

Cette contribution non-exhaustive des membres du groupe Agir ensemble, se fondant sur la base des rapports des quatre missions « flash » figurant supra, vise à tracer les grandes orientations qui devront, selon nous, guider l’action des pouvoirs publics pour répondre aux défis majeurs de l’évolution de la pyramide des âges dans les années à venir. C’est un défi sociétal considérable, qui suscite l’intérêt croissant du grand public comme en atteste la déflagration provoquée par la publication du livre-enquête Les Fossoyeurs de Victor Castanet.

 

Sans céder à l’EHPAD-bashing, il est clair que le modèle actuel des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes doit se réinventer. Nous croyons à la pluralité des solutions comme à la capacité des acteurs du secteur à évoluer vers une offre de services davantage centrée sur les besoins du résident et des familles. Pour faire des EHPAD des lieux de vie ouverts sur l’extérieur, mieux médicalisés et capables d’accompagner la transition vers une société de la longévité et du bien-vieillir, en établissement comme à domicile.

 

En ce sens, les membres du groupe Agir ensemble accueillent très favorablement les nouvelles mesures de renforcement des contrôles, de l’évaluation et de la transparence des EHPAD, annoncées par le Gouvernement concomitamment à la présentation de nos travaux. Elles reprennent certaines recommandations qui en sont issues, et ouvrent à la voie à une réforme structurelle du secteur du grand âge que nous appelons vivement de nos vœux pour la prochaine législature.

 

 

 

 

 

 


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IV.   Groupe UDI et IndÉpendants

Contribution du groupe UDI et Indépendants aux missions « flash » relatives aux EHPAD

 

Sans vouloir entrer dans la distinction entre EHPAD publics et EHPAD privés, force est de constater depuis plusieurs années, une réelle problématique concernant la prise en charge de la personne âgée.

 

Beaucoup de départements se sont mobilisés pour le maintien à domicile afin que l’EHPAD devienne de plus en plus une réponse pour la fin de vie. Il suffit pour s’en convaincre de constater l’âge moyen d’entrée dans un établissement qui est de 86 ans. L’espérance de vie n’est en moyenne que de trois ans dans un EHPAD.

 

Quand on parle d’EHPAD, on parle désormais de dépendance et de personnes en situation difficile classées notamment GIR 1 et GIR 2.

 

Par ailleurs, les EHPAD accueillent de plus en plus des personnes atteintes des troubles d’Alzheimer et maladies apparentées, ce qui les conduit à se doter de « cantous » (Centres d’Activités Naturelles Tirées d’Occupations Utiles), qui sont des petites unités qui peuvent prendre en charge ces personnes.

 

Ces postulats posés, il est clair que le fonctionnement d’un EHPAD nécessite la présence d’une équipe professionnalisée : un directeur, des agents de service hospitaliers (ASH), des aides-soignants (AS), des aides médico-psychologiques (AMP), des infirmiers, un médecin, des personnels administratifs, d’entretien et de cuisine.

 

Le problème crucial que rencontrent les EHPAD aujourd’hui, exception faite des EHPAD commerciaux, concerne le prix de journée qui avoisine souvent 1600€ à 2000€ par mois. Cette somme doit intégrer à la fois l’hébergement, les soins et la dépendance.

 

Il est clair aujourd’hui qu’un directeur d’établissement est confronté à la fixation d’un prix raisonnable, car il est face à des familles qui n’ont pas forcément les moyens de prendre en charge le reste à charge.

 

Il y a donc aujourd’hui une inadéquation entre le prix journée et le coût réel d’un EHPAD dont la masse salariale avoisine souvent un taux de 76 %.

 

Beaucoup de gestionnaires tentent de limiter les coûts de fonctionnement en réduisant le nombre d’intervenants. Le taux d’encadrement moyen de 0,5 et médian de 0,63 est particulièrement faible et ne participe pas de la qualité de l’accueil.

 

Manque de personnes, manque d’animateurs, manque de psychothérapeutes, d’ergothérapeutes, économies sur l’ensemble du fonctionnement génèrent les problématiques que nous rencontrons aujourd’hui dans les EHPAD : absentéismes, burn-out, difficultés à recruter, etc.

 

Se pose de manière cruciale la question du financement de la dépendance et par-là, des EHPAD.

 

Une première piste serait de revenir au système assurantiel. Toute personne devrait s’assurer tout au long de sa vie pour anticiper un besoin de dépendance une fois âgée.

 

Une autre hypothèse repose sur la cinquième branche qui conduirait à considérer la vieillesse comme une maladie et donc une prise en charge par l’assurance maladie.

 

Les quatre missions « flash » réalisées par les députés consécutivement au « scandale Orpea » ont incontestablement permis de faire toute la lumière sur les enjeux que recouvre notre modèle des EHPAD, ses difficultés et les besoins urgents d’évolution de celui-ci.

 

Nous ne passerons pas aujourd’hui à côté de la réalisation d’un grand audit national des EHPAD publics, privés et commerciaux et d’un débat de société sur la dépendance et de comment mieux la prendre en charge et la financer entre l’État, les départements, les résidents, les familles et le secteur de l’assurance.

 

 

Pierre MOREL-À-L’HUISSIER

 

 

 

 

 


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V.   Groupe LibertÉs et Territoires

 

 


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   Travaux de la commission

mercredi 2 février 2022

Audition de M. Philippe Charrier, président-directeur général du groupe Orpea, et de M. Jean‑Christophe Romersi, directeur général France

La commission auditionne M. Philippe Charrier, président-directeur général du groupe Orpea, et M. JeanChristophe Romersi, directeur général France ([57]).

Mme la présidente Fadila Khattabi. Comme nombre d’entre vous, j’ai pris connaissance la semaine dernière de l’ouvrage Les Fossoyeurs, issu de l’enquête que le journaliste Victor Castanet a menée au sein des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) du groupe Orpea. À la lecture d’extraits parus dans la presse, j’ai ressenti de l’écœurement et, surtout, de l’indignation.

Je tiens à exprimer toute ma compassion à l’endroit des résidents de ces établissements privés qui auraient été confrontés à des situations intolérables de maltraitance. Je pense également à leurs familles et aux souffrances qu’elles ont dû endurer.

Au sein de cette commission, nous partageons tous l’objectif d’une prise en charge et d’un accompagnement dignes de nos aînés. Face à la gravité des faits relatés, nous avons un rôle essentiel à jouer pour établir la vérité et faire toute la lumière sur le fonctionnement de ces établissements. En tant que représentants de la nation, nous devons à nos citoyens clarté et transparence dans le suivi de cette affaire.

C’est pourquoi j’ai souhaité engager le plus rapidement possible un cycle d’auditions en recevant tout d’abord les responsables du groupe Orpea, que je remercie d’avoir répondu favorablement à notre invitation. Vous l’aurez compris : il s’agit d’objectiver les faits et, le cas échéant, de mettre à jour les mécanismes qui les ont rendus possibles. Ce cycle d’auditions se poursuivra la semaine prochaine, notamment pour entendre M. Victor Castanet, l’auteur de cet ouvrage.

Je l’ai dit hier dans l’hémicycle : il ne s’agit bien évidemment pas de jeter l’opprobre sur les établissements accueillant les personnes âgées et dépendantes, ni sur leurs personnels, tant s’en faut. La très grande majorité d’entre eux accomplit avec professionnalisme, dévouement et humanité un travail considérable, rendu plus difficile encore par la crise sanitaire.

Cependant, nous devons entendre les différents acteurs afin de comprendre comment de tels faits – s’ils sont établis – ont pu se produire et, surtout, comment empêcher qu’ils se reproduisent.

La ministre déléguée chargée de l’autonomie, Mme Brigitte Bourguignon, a reçu hier matin la direction d’Orpea et n’a obtenu, nous a‑t‑elle dit, que peu d’explications. J’espère que nos échanges seront plus fructueux.

Nous recevons donc M. Philippe Charrier, qui a été nommé directeur général du groupe Orpea ce dimanche en remplacement de M. Yves Le Masne, démis de ses fonctions après avoir dirigé le groupe pendant près de onze ans. M. Charrier occupait jusqu’à présent la seule présidence non exécutive du conseil d’administration du groupe. Il est accompagné de M. Jean-Christophe Romersi, directeur général France, et de plusieurs responsables, notamment la directrice médicale du groupe, le docteur Linda Benattar, son directeur des ressources humaines, M. Bertrand Desriaux et la directrice qualité, Mme Laure Frères.

Nous souhaitons vous entendre sur les faits évoqués dans cet ouvrage, le manque structurel de personnels pour prendre soin des résidents, le recours abusif aux contrats à durée déterminée (CDD), les pratiques de rationnement des protections et des repas, l’organisation de marges arrières auprès de fournisseurs, financées par de l’argent public, le défaut de suivi médical et des négligences graves qui font aussi l’objet de plaintes par des familles.

Par un communiqué en date du 24 janvier, Orpea a formellement contesté l’ensemble de ces accusations, considérées comme « mensongères, outrageantes et préjudiciables ». Toutefois, le groupe a annoncé hier avoir mandaté deux cabinets pour mener des missions d’évaluation et d’audit à propos des allégations publiées.

M. Philippe Charrier, présidentdirecteur général du groupe Orpea. Je vous remercie de nous accueillir et de vos propos liminaires. Croyez bien que l’ensemble des collaborateurs d’Orpea qui, en France, prennent soin des résidents et des familles, le mieux possible, en donnant le meilleur d’eux‑mêmes, ont été bouleversés et meurtris par les allégations contenues dans cet ouvrage. Je vais essayer de parler en leur nom. Nous sommes très heureux que la représentation nationale veuille nous entendre tant nous avions le sentiment d’être condamnés avant d’avoir été entendus, ce qui n’est ni démocratique ni républicain.

Nous recevons de nombreux retours très positifs de la part de nos résidents et de leurs familles à propos des services que nous proposons mais il va de soi qu’une certaine imperfection est inévitable et que celle-ci est inhérente à l’idée même de suivi de la dépendance : la perfection est un but que l’on n’atteint que très progressivement.

Aujourd’hui, nous comptons 1,2 million de personnes âgées de plus de 85 ans ; selon certaines projections, elles seront 5,8 millions en 2060. L’enjeu sociétal est donc considérable. J’ajoute que 1,1 million de personnes, dont beaucoup vivent en établissement, souffrent de maladies neurodégénératives. Sur les 700 000 personnes accueillies en EHPAD, 28 000 le sont au sein de nos établissements.

Il faut que vous le sachiez, des événements indésirables se produisent dans tous les EHPAD – la perfection est impossible dans ce domaine. Lorsqu’ils surviennent dans nos établissements, nous les suivons de très près. Nous les rapportons aux autorités de santé, nous menons des investigations et nous corrigeons. Je serais le premier à venir présenter des excuses si certains cas étaient avérés. Quoi qu’il en soit, ils sont toujours en très petit nombre par rapport au nombre de résidents.

Des aides‑soignantes, des auxiliaires de vie, des infirmières accomplissent un travail extraordinaire au sein de nos établissements. Certaines ont parfois une heure et demie de transport pour venir travailler ! Vous connaissez la pression psychique qui s’exerce sur quiconque accompagne des personnes en fin de vie. Imaginez donc le choc que cela représente pour elles lorsqu’elles écoutent les différents médias ! Il en va de même pour les résidents.

Nous sommes particulièrement meurtris par cette notion de « système Orpea », qui court à quarante‑deux reprises dans l’ouvrage que vous avez mentionné, et qui consisterait à optimiser les profits en rognant et en rationnant nos prestations. Je vous l’affirme : un tel système n’existe pas.

Le vrai système Orpea, c’est qu’à tous les niveaux, nous essayons de prendre soin des personnes qui nous sont confiées. Tout manquement, quel qu’en soit le motif, ne peut être toléré.

Le vrai système Orpea, ce sont des centaines de milliers de familles qui, depuis trente ans, nous font confiance pour prendre soin de leurs aînés devenus dépendants.

Le vrai système Orpea, ce sont les 26 000 collaborateurs, tous admirables, qui accompagnent en France des dizaines de milliers de résidents. Voilà le vrai système Orpea ! Notre activité est profondément humaine. Notre métier, ce sont des services rendus par des êtres humains à d’autres êtres humains.

Un tel métier s’exerce 24 heures sur 24, 7 jours par semaine et 365 jours par an. Il est admirable mais difficile – être confronté au vieillissement, à la dépendance, à la fin de vie, cela touche – et ceux qui l’exercent doivent être animés par les valeurs qui sont les nôtres : la bienveillance, le professionnalisme, l’humilité, la loyauté. Certes, les marges de progrès sont réelles, nous y travaillons, mais les faits sont tels que je vous les décris.

Je suis un peu intimidé de me retrouver face à la représentation nationale puisque j’ai pris mes fonctions il y a moins de trois jours ; en tant que président du conseil d’administration, je n’avais pas de rôle exécutif. Mais j’assumerai mes responsabilités au mieux. M’accompagnent M. Jean-Christophe Romersi, directeur général France, Mme Laure Frères, responsable de tous nos systèmes de qualité – là, oui, nous pouvons parler d’un véritable système ! – et Mme Linda Benattar, qui a consacré toute sa vie à nos aînés, dont l’expérience est immense et qui est notre responsable médical. Tous les quatre, nous essaierons de répondre au mieux à vos questions.

M. Jean-Christophe Romersi, directeur général France du groupe Orpea. Certains parmi vous me connaissent puisque nous avons eu l’occasion de nous rencontrer lors de sessions de travail avec le Syndicat national des établissements et résidences privés pour personnes âgées (SYNERPA). Avant tout, je souhaite vous dire pourquoi des milliers de personnes, moi-même, faisons ce métier : pour des raisons intimes, familiales, et par conviction.

Je ne suis pas un directeur général issu d’une grande école. Je suis entré dans le groupe Orpea il y a plus de quinze ans en tant que directeur‑adjoint dans un établissement, puis je suis devenu directeur, directeur de coordination et directeur régional. J’ai d’abord observé l’ensemble de nos métiers auprès de nos résidents, à qui nous devons respect et humanité.

Nous sommes certes très choqués par ce livre mais il s’agit d’abord de comprendre l’émoi des familles, des résidents, des salariés et de l’ensemble de la population. Ce qui y est décrit ne fait pas l’objet d’un « système ». Certaines choses ont pu se produire mais elles relèvent de l’« humain », de l’erreur. Il n’y a aucune volonté manifeste, aucun système organisé qui aboutiraient à un fonctionnement déshumanisé. Cela serait aux antipodes de ce que nous prônons depuis des années.

Nous sommes confrontés à un enjeu sociétal et démographique inédit auquel toute la collectivité, les pouvoirs publics, politiques, les autorités de réglementation compétentes, les différents acteurs doivent se préparer. Il s’agit d’accompagner le vieillissement de la population, la grande dépendance, des charges de soins de plus en plus importantes avec l’allongement de la durée de la vie mais, aussi, d’individualiser le plus possible la prise en charge, d’améliorer la prévention afin de maintenir le plus possible les personnes à domicile, d’accroître le contrôle et la transparence. Dès 2008, avant même les recommandations de l’Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico‑sociaux (ANESM), nous avons été volontaires pour certifier nos établissements à partir de référentiels externes. Nous avons suivi les préconisations de l’ANESM et, dans le cadre du travail engagé avec la Haute Autorité de santé (HAS), nous appelons de nos vœux la plus grande transparence ainsi que l’application de recommandations homogènes pour l’ensemble du secteur.

C’est l’« humain » qui compte et c’est lui qui me fait me lever, chaque matin, depuis quinze ans. On parle de « bénéficiaires à domicile », de « résidents en EHPAD », de « patients », mais il est d’abord question d’êtres humains et notre travail consiste à accompagner le parcours de chacun.

Nous sommes profondément investis pour répondre à toutes les interrogations, dans la plus grande transparence.

Nous avons fait part il y a deux jours du nom des cabinets chargés de l’évaluation et de l’audit mais nous avons annoncé nos intentions bien plus tôt. Nous avons rencontré Mme la ministre déléguée et nous sommes prêts à ouvrir grand nos portes, à expliquer clairement nos modes de fonctionnement. Nous avons une direction qualité et une direction médicale depuis 2001 qui ne participent pas de la ligne des opérations, précisément afin de maintenir un avis extérieur. Nous avons apporté plusieurs éléments de réponse au ministère, que nous tenons à votre disposition, mais ce n’est qu’un début.

M. Thomas Mesnier, rapporteur général. Votre présence est précieuse après l’émoi qu’a suscité la publication des Fossoyeurs, livre qui ne doit pas pour autant jeter l’opprobre sur l’ensemble d’un secteur et sur des professionnels engagés chaque jour. Je pense à eux, tout comme à nos aînés qui sont en EHPAD.

Patrick Métais, ancien cadre dirigeant d’Orpea, médecin responsable de l’information médicale, confie à l’auteur, à propos de la stratégie financière du groupe que « durant toutes ces années, le groupe est parvenu à encaisser encore plus d’argent public via quatre biais différents. 1 : en dépassant le nombre de lits dans des conditions obscures ; 2 : en réduisant le nombre de postes de soignants et médecins, pourtant réglementaire ; 3 : en maximisant le coût de chaque patient pour l’assurance maladie et les mutuelles ; 4 : en instaurant des remises de fin d’année (RFA) sur l’ensemble des produits médicaux payés par l’argent public. »

Les témoignages recueillis dans l’ouvrage montrent que l’augmentation du nombre de lits et la diminution du nombre de soignants et de médecins conduisent mécaniquement à des situations dramatiques de maltraitance.

L’optimisation du coût de chaque patient auprès de l’assurance maladie et des mutuelles supposait une surévaluation de la gravité de l’état de santé du résident : « Parfois, les équipes avaient pour ordre de retoucher les dossiers de patients pour construire les factures les plus avantageuses possible ».

Enfin, s’agissant des remises de fin d’année, qui s’élevaient chaque fois à plusieurs millions d’euros, il me semble qu’il est interdit de réaliser des marges à partir d’argent public...

Autant de points sur lesquels il me semble important de vous entendre.

Mme Monique Iborra (LaREM). Les députés de la commission des affaires sociales se sont particulièrement investis pendant cette législature sur la politique du grand âge à travers de nombreux rapports, des propositions de loi, des analyses étayées par des déplacements dans les EHPAD, dont les vôtres. Quel que soit le groupe politique auquel nous appartenons, nous connaissons donc parfaitement le sujet.

Au‑delà des enquêtes administratives prévues par le Gouvernement, nous devons éclairer nos concitoyens sur les dysfonctionnements importants qui sont dénoncés dans Les Fossoyeurs et qui, bien au‑delà de l’écume médiatique, suscitent des inquiétudes.

Dans un rapport de 2018 cosigné avec ma collègue Caroline Fiat, nous avons indiqué, après vérification, que le taux d’encadrement, notamment, des infirmières et des aides‑soignantes est moindre dans le secteur privé commercial que dans le secteur public. Quel est le taux d’encadrement par ces personnels dans les EHPAD de votre groupe, étant entendu que vous recevez des subventions publiques de l’État et des conseils départementaux pour assurer les soins et traiter la dépendance ?

Tous les EHPAD de votre groupe disposent-ils de médecins coordonnateurs et d’infirmières d’astreinte ou en poste de nuit ?

Qu’est‑ce qui justifie un reste à charge de 7 000 euros mensuels dans certains de vos établissements alors que les budgets soins et dépendance sont donc assurés par de l’argent public ?

Enfin, pourquoi votre prédécesseur a‑t‑il été limogé d’une manière aussi hâtive, en contradiction avec vos déclarations visant à nier ce qui est reproché au groupe ?

M. Bernard Perrut (LR). Nous connaissons le travail de l’ensemble de vos personnels. Nous avons une pensée pour eux, comme pour tous les résidents, mais nous sommes bouleversés par les révélations de cet ouvrage, qui fait état d’un système de rationnement des soins d’hygiène, de la prise en charge médicale, voire des repas des résidents par souci de rentabilité, ce qui relève de la maltraitance. Notre devoir est de faire toute la lumière sur ces accusations.

Le limogeage de votre directeur général est-il un désaveu de ses méthodes de direction et la reconnaissance d’une forme de culpabilité ?

Selon Mme Camille Lamarche, ex‑juriste à Orpea, « la politique mise en place au sein des RH est une politique systémique et réfléchie qui permet de faire des économies au détriment des conditions de travail des salariés ». Que répondez-vous à cette accusation ?

Le phénomène de la maltraitance n’étant malheureusement pas nouveau, qu’avez-vous entrepris pour y remédier ?

Quelles dispositions prenez‑vous lorsqu’un dysfonctionnement est signalé ?

Que la maltraitance provienne d’actes individuels, de carences de l’organisation ou d’une pénurie de personnels, qu’avez-vous prévu pour améliorer la qualité des soins ? Des indicateurs de qualité de soins devraient‑ils être rendus publics et strictement contrôlés pour chaque établissement – dès lors que de l’argent public permet d’assurer le fonctionnement d’un établissement, il me semble en effet que le contrôle s’impose ?

Considérez‑vous que vos obligations et les contraintes de vos tutelles sont suffisantes ? Ne doivent‑elles pas être renforcées dès lors que des situations comme celles décrites dans le livre existent sans que nul n’en soit alerté ?

La crise sanitaire a révélé l’ampleur du phénomène de la maltraitance. Qu’avez‑vous entrepris, depuis, pour le prévenir ?

L’EHPAD Orpea « Les Bords de Seine », à Neuilly‑sur‑Seine, fait l’objet depuis 2020 d’une enquête préliminaire ouverte par le parquet de Nanterre. Selon l’Agence France‑Presse, vous n’en avez pas connaissance. Comment cela est-il possible ?

M. Cyrille Isaac-Sibille (Dem). C’est avec une vive émotion que nous avons tous pris connaissance des accusations de maltraitance dont auraient été victimes des résidents de certains EHPAD appartenant au groupe Orpea.

Je tiens tout d’abord à rendre hommage aux personnels de la très grande majorité des établissements publics, associatifs, caritatifs et privés qui, chaque jour et avec beaucoup d’humanité, assistent nos personnes âgées.

Depuis la création d’EHPAD privés, il y a une vingtaine d’années, le groupe Orpea, qui possède aujourd’hui 350 établissements en France, est devenu rapidement leader de ce marché. Au sein de votre groupe, la recherche de la rentabilité, à travers un rationnement des soins d’hygiène, de la prise en charge médicale et des repas, semble primer au détriment de la qualité et du service rendu.

Mes questions porteront sur l’année 2019, afin que la crise sanitaire ne puisse être un prétexte pour ne pas y répondre.

Dans une publicité parue aujourd’hui dans la presse, vous assurez que, dès que vous avez connaissance d’un dysfonctionnement, vous prenez toutes les dispositions pour y remédier. Vous évoquez des enquêtes faisant état de taux de satisfaction de 95 % mais combien de récriminations avez‑vous reçues de la part des résidents ou de leurs familles en 2019 ? Qui les a traitées ? Sont‑elles systématiquement remontées à votre siège ? Comment y avez‑vous répondu ?

En 2019, combien d’établissements avez‑vous contrôlés – je ne parle pas des contrôles financiers, qui sont réguliers et excellents, mais des contrôles de qualité ?

Vous avez déclaré à la presse que votre groupe est humaniste. Quelles en sont les preuves ? Pourquoi, avec plus de 350 établissements, ne disposez-vous pas d’un service de contrôle qualité interne permettant d’évaluer et de quantifier votre humanisme ?

En 2019, combien d’établissements de votre groupe ont-ils été contrôlés par les agences régionales de santé (ARS) et les conseils départementaux ? Comment et pourquoi, malgré ces contrôles, de tels dysfonctionnements peuvent-ils être constatés ?

J’attends de vous des réponses précises.

M. Boris Vallaud (SOC). Si nos interlocuteurs s’expriment aujourd’hui sans avoir prêté serment, il n’en serait pas de même devant une commission d’enquête où ils pourraient être, demain, convoqués ; je les invite donc d’ores et déjà à formuler des réponses précises.

Nous saluons l’engagement des personnels soignants. Ce n’est pas, en l’occurrence, le dévouement de vos salariés qui est en cause mais le fonctionnement d’un groupe prospère, dont les dividendes versés aux actionnaires ont été multipliés par vingt depuis 2008, et qui rémunère si bien ses dirigeants que l’on se demande comment un groupe si prospère peut traiter si mal un certain nombre de résidents – à moins qu’une telle prospérité ne résulte pour partie d’une telle maltraitance ?

Je ne reviens pas sur les atteintes à la dignité humaine : toilettes et soins d’hygiène non effectués, prises en charge médicale défaillantes, repas rationnés.

Victor Castanet fait état de rétrocessions de fin d’année, de marges arrières, comme on dit dans la grande distribution, réalisées au détriment des finances publiques à travers les forfaits dépendance et les forfaits soins. Quelles sont vos relations avec les groupes Hartmann et Bastide ?

Quid des allégations concernant le sur‑remplissage de lits occupés par rapport au nombre de lits accordés par les ARS à travers la transformation de chambres simples en chambres doubles ?

Quid de la gestion en flux tendu des personnels soignants vous permettant de réaliser des économies par rapport au tableau des effectifs autorisés par les ARS ?

Quid de la maximisation des coûts facturés à l’assurance maladie ?

Vous n’avez pas répondu à ces questions posées par l’auteur. Je vous remercie d’apporter ici des réponses précises.

M. Paul Christophe (Agir ens). Au nom de mon groupe, je tiens à exprimer notre indignation face à la gravité des faits rapportés et toute ma compassion aux résidents et aux familles concernés. Je tiens également à avoir un mot pour les personnels des EHPAD qui, chaque jour, effectuent un travail remarquable pour prendre soin, dignement, de nos aînés. Ils sont les victimes collatérales d’un scandale résultant d’un système qui les dépasse.

Les accusations qui pèsent sur votre groupe sont graves et il est bon que vous puissiez vous en expliquer devant la représentation nationale.

Même si ce sont des structures privées, les EHPAD gérés par votre groupe bénéficient d’importants financements publics de la part de l’État et des collectivités. Nous ne sommes pas un tribunal, des enquêtes sont en cours et elles permettront de faire la lumière sur les faits rapportés mais, en tant que législateurs, il est de notre devoir de comprendre le fonctionnement de vos structures et d’identifier les failles qui peuvent conduire à des situations de maltraitance.

Qu’en est-il du modèle économique des EHPAD que vous gérez ? Comment évaluez‑vous leur rentabilité par rapport aux services rendus aux résidents ?

Quel est le montant des dividendes versés à vos actionnaires ces dernières années ?

Nous avons appris que votre prédécesseur avait vendu près de 5 500 actions de votre entreprise après avoir été informé de l’enquête en cours, ce qui nous laisse un goût amer. Le saviez‑vous ? Quel regard portez‑vous sur ce comportement, qui semble un aveu ?

Estimez‑vous que les autorités compétentes contrôlent rigoureusement et régulièrement vos établissements ? Êtes-vous systématiquement prévenus des visites ou sont‑elles inopinées ? Êtes‑vous assujettis à un référentiel particulier au regard de ces contrôles ?

Nous attendons des réponses précises. Je vous remercie par avance de votre contribution.

M. Michel Zumkeller (UDI-I). Je partage bien des propos qui ont été tenus.

Je m’interroge sur le fait que votre prédécesseur ait été remercié : soit ce livre est diffamatoire et M. Le Masne doit être réintégré, soit le problème est bien réel.

Vous avez évoqué des imperfections, terme un peu léger compte tenu de la situation. Vous avez parlé d’un enjeu sociétal : nous sommes tous persuadés que l’attention portée à nos aînés en est un ; j’espère que vous ne le découvrez pas aujourd’hui. Une société comme la vôtre, qui investit dans ce secteur, doit en être convaincue, sinon, ce serait dramatique.

Vous avez également évoqué des recommandations homogènes, souci que nous partageons. Nous savons que les droits fondamentaux des résidents s’inscrivent dans un cadre juridique contraignant – code civil, code de l’action sociale et des familles, charte – et c’est très bien ainsi. Manifestement, un certain nombre de problèmes se sont posés au sein de votre groupe en la matière. La Défenseure des droits s’est penchée sur cette question et a publié en avril 2021 un rapport faisant état d’un certain nombre de recommandations. J’imagine qu’un groupe comme le vôtre a été partie prenante. Comment envisagez‑vous donc une évolution des établissements ?

Êtes‑vous prêts à vous engager en faveur de l’instauration d’un ratio minimal de personnels travaillant en EHPAD ? Il nous semble en effet particulièrement important que vous puissiez disposer d’un cadre sur lequel il serait impossible de transiger.

Êtes‑vous favorable à la présence d’un médiateur extérieur que les résidents et les familles pourraient contacter en cas de problème, la transparence étant fondamentale dans ce domaine ?

M. François Ruffin (FI). « Nous étions rationnés : c’était trois couches par jour maximum et pas une de plus. Peu importe que le résident soit malade, qu’il ait une gastro, qu’il y ait une épidémie, personne ne voulait rien savoir. » C’est une aide‑soignante du groupe Orpea qui s’exprime ainsi. Manifestement, les repas étaient aussi rationnés, de même que les soins – moins de soignants et plus de patients – et, au final, l’« humain » même. D’un côté, le rationnement, mais de l’autre, le gavage : dividendes et bénéfices chiffrés en centaines de millions, des marges pouvant aller jusqu’à 25 %.

Tout cela est aujourd’hui dévoilé et dénoncé par vos soignants, par d’anciens cadres et des familles. Nous attendions au moins des excuses et, même, une remise en cause. Or, il n’en est rien. Je n’entends que du déni, des propos sur de regrettables incidents et d’éventuelles erreurs. Comme dirait Michel Audiard, « Faut pas prendre les enfants du bon Dieu pour des canards sauvages » ! J’ai le sentiment que, lorsque vous parlez d’humanisme, de bienveillance et de valeurs – surtout boursières, en fait –, qui plus est avec des trémolos dans la voix, vous vous fichez de nous.

Vous vous planquez derrière vos salariés – admirables, j’en suis certain – et vous récusez l’idée d’un « système » qui existe pourtant bel et bien et dont on peut d’ailleurs se demander s’il n’est pas celui de toutes les entreprises privées : il vise à aller chercher l’argent là où il se trouve pour le distribuer à des actionnaires, vos donneurs d’ordre. Que vous vous refusiez, aujourd’hui, à toute remise en cause me semble aussi grave que la persistance d’un tel système au sein de votre groupe. Le monstre demeure bien froid.

Doit‑on encore laisser les personnes âgées entre les mains des financiers ? Vous pratiquez les marges arrières, vous connaissez les pratiques de la grande distribution : nos anciens sont-ils donc des produits alimentaires dans un supermarché ? Doit‑on tirer des profits sur leur fin de vie ?

Mme Jeanine Dubié (LT). Je partage l’indignation et l’écœurement de mes collègues face aux actes révoltants et aux décisions méprisantes que décrit Victor Castanet dans Les Fossoyeurs. Ancienne directrice d’EHPAD privé à but non lucratif, j’ai pris connaissance avec beaucoup d’émotion des faits dénoncés. Ils relèvent du pénal, et je laisserai la justice se prononcer. Avant toute chose, je souhaite saluer l’ensemble des professionnels du secteur, qui font un travail considérable au quotidien, auprès de nos aînés. Les personnes employées dans vos établissements, comme celles qui travaillent dans le secteur public et associatif, ne doivent pas pâtir de la publication de cet ouvrage, ni de la situation dénoncée.

 

Le salaire annuel de l’ancien directeur général s’élevait à 1,3 million d’euros. Vous le savez, monsieur Romersi, puisque, comme moi, vous avez été directeur d’EHPAD : ce salaire, ainsi que tous les salaires des cadres, du personnel de direction et des frais de siège, est prélevé intégralement sur la section « hébergement », dont les recettes sont quasi‑exclusivement issues du prix de journée d’hébergement. Cela signifie qu’avec un prix journalier situé entre 180 et 380 euros, les résidents paient la rémunération du directeur général, à hauteur de 1,3 million d’euros. J’en suis outrée.

En cas de révocation, hormis pour une faute lourde – elle n’a pas été démontrée pour l’instant –, le contrat du directeur général prévoit une indemnité égale à vingt‑quatre mois de rémunération, soit 2,6 millions d’euros. Monsieur Romersi, monsieur Charrier, pouvez-vous prendre l’engagement devant notre commission que cette indemnité de départ sera prélevée non sur les recettes d’hébergement qu’acquittent les résidents, mais sur vos actionnaires ?

Pour que les prix journaliers diminuent et atteignent un montant raisonnable, vous engagez‑vous à baisser les salaires annuels de vos dirigeants ?

M. Pierre Dharréville (GDR). Monsieur le président‑directeur général, je ne suis même pas surpris de vos propos. Vous êtes comme le lapin pris dans les phares : quand vous prenez l’air étonné, j’ai l’impression que nous sommes dans un film. L’autonomie et les EHPAD posent un problème structurel plus large, mais, en effet, vous n’êtes ici que le représentant d’un système, que personne ne peut méconnaître. Votre groupe, à but lucratif, vise à faire un maximum de profits – c’est le capitalisme. En tant que président du conseil d’administration, vous en étiez garant et, il faut le reconnaître, vous avez poussé la machine à fond. Il est un peu indécent de vous entendre parler au nom des salariés, et, en même temps, leur mettre la faute sur le dos, en prétendant que des erreurs humaines ont été commises, et que vous n’y êtes pour rien.

Le 26 décembre 2017, après avoir rencontré le personnel d’un établissement de votre groupe dans ma circonscription, j’ai déposé une question écrite, donc publique. Les femmes que j’avais rencontrées faisaient état de leur grande fatigue morale, du caractère insupportable de leurs conditions de travail et des conséquences des choix de gestion sur les résidents. Elles expliquaient que vous y faisiez des économies sur tout, notamment sur le personnel, précarisé et maltraité – la nuit, pour quatre-vingts résidents, seules deux personnes travaillaient, dont aucune infirmière ; une auxiliaire de vie devait faire le ménage dans trente‑trois chambres, après avoir servi tous les petits déjeuners. Pour ce qui concerne les prestations, elles rapportaient des draps souillés simplement retournés, des repas qui « font honte », et, s’agissant du matériel, de couverts en plastique et d’un manque de lessive, sans parler des protections.

Ce qui est remonté, c’est une grande capacité à aller chercher les aides publiques, mais une faible diligence à les utiliser à ce pour quoi elles sont destinées. J’ai une grande considération envers tous les salariés, qui agissent au quotidien auprès des résidents, mais il est établi que vous faites commerce de l’autonomie, voire, pour le dire moins élégamment, de la maltraitance institutionnelle. Vous alimentez donc une machine financière, comme en témoignent les jeux d’actionnaires auxquels se livrent les dirigeants de votre entreprise.

Qu’est‑ce qui ne figure pas dans le livre, et que nous ne savons pas encore ?

Comment avez-vous pu échapper si longtemps aux contrôles, aux règles et aux injonctions ? En tant qu’expert, vous pourrez peut-être nous aider à améliorer l’action publique.

Comment rendrez‑vous des comptes, et même l’argent aux résidents et au personnel, par des mesures immédiates ?

Sachant que vous ne pourrez pas supprimer l’objectif prioritaire de juteux dividendes, comment voyez-vous l’avenir de votre entreprise et de votre secteur ?

Mme la présidente Fadila Khattabi. Monsieur le président‑directeur général, après cette première salve de questions, claires et pertinentes, je vous donne la parole pour des éléments de réponse qui, je l’espère, seront tout aussi clairs et pertinents.

M. Philippe Charrier. Notre objectif est de vous servir et de répondre le mieux possible à vos questions. Dans un premier temps, je vous propose de laisser la parole à Jean‑Christophe Romersi et à Laure Frères, pour décrire brièvement nos systèmes de qualité. J’ai noté de nombreuses questions sur ce sujet.

Mme la présidente Fadila Khattabi. Monsieur le président‑directeur général, les questions ont été claires, et la représentation nationale attend des réponses claires. Si vous commencez à détailler un cahier des charges « qualité », elle aura le sentiment de ne pas avoir reçu de réponses.

M. Philippe Charrier. Je répondrai donc aux questions les unes après les autres.

Tout d’abord, le taux d’encadrement était de 0,65 pour un résident en 2019, de 0,67 en 2020 et de 0,70 en 2021 – pardonnez‑moi, ce sont des hommes et des femmes dont il est question, mais les chiffres ne sont pas des entiers.

Je laisse Jean-Christophe Romersi s’exprimer pour répondre à la question portant sur les infirmières d’astreinte et les médecins coordonnateurs.

M. Jean-Christophe Romersi. Les questions sont très nombreuses. Il importe de répondre à toutes.

Concernant les ratios d’encadrement, je comprends vos questions et votre émotion, mais on ne peut éviter un échange technique sur les modalités d’organisation des établissements, telles que des rapports et la réglementation les préconisent.

Les EHPAD bénéficient en effet de financements publics, par les ARS et les conseils départementaux. Depuis 2017, des contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (CPOM), d’une durée de cinq ans, sont signés. Auparavant, des conventions tripartites reliaient l’établissement, l’ARS et le conseil départemental dans une contractualisation.

J’essaierai d’être le moins technique possible. Au travers du GMP, le groupe iso-ressources moyen pondéré, une formule de calcul...

Mme Jeanine Dubié. Vous voulez parler du PATHOS.

M. Jean-Christophe Romersi. Avant le référentiel PATHOS, outil utilisé pour évaluer les soins requis par les personnes âgées, il n’y avait que le GMP. Le PATHOS moyen pondéré (PMP) est intervenu plus récemment : le mélange de PATHOS et de GIR a donné lieu au groupe iso-ressources moyen pondéré soins (GMPS). Je serai très précis, madame la députée, mais donnez-moi l’opportunité de répondre.

Mme la présidente Fadila Khattabi. Écoutons la réponse de M. le directeur général : si nous estimons qu’elle n’est pas suffisante, nous reviendrons sur le sujet. Soyez très explicite – les questions ont été très claires.

M. Jean-Christophe Romersi. Elles l’ont été, et vous avez raison de dire qu’il faut que je puisse répondre de manière explicite. Je dois expliquer comment cela fonctionne. (Exclamations.)

Lors de la signature d’une convention tripartite avec l’ARS et le conseil départemental, des modalités de calcul de financement, concernant les soins comme la dépendance, conduisaient à deux enveloppes. L’ARS finançait 100 % des postes de soignants – médecins, infirmiers – et 70 % des postes d’aides‑soignants, ainsi que les dispositifs médicaux ; le conseil départemental était chargé de financer une partie des dépenses liées à la dépendance, notamment 30 % des postes d’aides‑soignants et d’auxiliaires de vie, ainsi que les protections contre l’incontinence.

Depuis la réforme de la tarification et la fin des conventions tripartites, un dialogue s’instaure entre l’ARS et le conseil départemental, pour définir les modalités de calcul du GMP : le conseil départemental et l’ARS doivent utiliser l’enveloppe dans une projection budgétaire de postes alloués. Historiquement, ce sont donc eux qui ont fixé nos effectifs, tant pour ce qui concerne les soins que la dépendance. Lorsqu’une convention tripartite est appliquée dans un établissement, nous recrutons les personnels et, chaque année, par des comptes d’emploi, nous répondons aux autorités compétentes de l’utilisation des crédits qui ont été alloués. Il y a un dialogue de gestion entre l’ARS et le conseil départemental sur l’utilisation de ces moyens.

 

Vous avez évoqué les postes de nuit. Avant les CPOM, le nombre de personnels de nuit était fixé par les conventions tripartites : une auxiliaire de vie ; une aide‑soignante. En l’absence d’autre financement, il n’y avait pas d’infirmière diplômée d’État (IDE) de nuit. Leur présence, relativement nouvelle, a fait l’objet d’expérimentations, puis de crédits non reconductibles, en lien avec la médicalisation.

Dès que cela a été possible, nous avons écrit aux autorités de tutelle pour demander une aide-soignante de nuit supplémentaire, notamment pour les unités de vie protégées (UVP), où certaines personnes présentent des risques de déambulation nocturne. Les ratios de personnel ont beaucoup fluctué selon les conventions.

Les CPOM sont une notion plus récente. Ils n’ont pas encore été signés par tous les établissements car il y a beaucoup de retard dans les contractualisations au sein des conseils départementaux et des ARS. Ces contrats répondent à une logique différente, celle d’un état des prévisions de recettes et de dépenses et d’un état réalisé de recettes et de dépenses. Depuis les CPOM, l’ensemble du secteur a une plus grande latitude pour répartir ses moyens dans un établissement ou entre plusieurs établissements. Les ratios de personnel étaient, et sont, fixés avec les autorités. Nous les justifions chaque année, dans des comptes d’emploi.

Je veux à présent vous donner le nombre de visites et de contrôles inopinés que nous avons reçus – nous avions préparé ces chiffres. Ces actions ont été menées par la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, par la caisse d’assurance retraite et de santé au travail, par l’ARS ou le conseil départemental. Nous avons eu 94 visites et contrôles inopinés en 2016, 75 en 2017, 55 en 2018, 49 en 2019, 18 en 2020 – sans doute en lien avec la crise sanitaire –, et 10 en 2021. (Exclamations.)

Mme Jeanine Dubié. Ça veut dire que ça va mal !

Mme la présidente Fadila Khattabi. Laissons le directeur général achever son propos. Nous avons encore dix‑neuf questions. Il y a beaucoup d’insatisfaction, car nous n’avons pas les réponses attendues, monsieur le directeur général. Je vous prie de terminer sur ce sujet.

M. Jean-Christophe Romersi. M. Charrier vous a répondu sur les ratios de personnel. Pour donner un ordre d’idées, dans un établissement de 100 lits, le personnel compte 67 personnes, dont la direction, deux ou trois personnes occupant un poste administratif, trois cuisiniers, une personne pour l’entretien et la maintenance ; le reste appartient au personnel soignant et de soins – médecin, médecin coordonnateur, infirmiers, aides‑soignants, auxiliaires de vie, psychologue, ergothérapeutes, psychomotriciens.

Il n’y a pas de médecin coordonnateur dans tous nos établissements car nous ne parvenons pas toujours à en recruter. Des médecins coordonnateurs régionaux suivent plusieurs établissements et se rendent là où une difficulté est constatée, notamment l’absence ponctuelle d’un médecin. Il y a une pénurie de médecins en France. Elle touche l’ensemble du secteur, quels que soient les statuts.

Je n’ai jamais travaillé avec le docteur Patrick Métais, que vous citez.

Nous apporterons toutes les réponses à vos questions.

Concernant le nombre des lits, nous avons des objectifs d’autorisations de capacité dans les établissements, que nous respectons. Nous mettrons à disposition tous les taux d’occupation annuels, que je ne connais pas pour tous les établissements et toutes les années.

Dans les EHPAD, nous ne transformons pas les chambres individuelles en chambres doubles.

Quant aux soins d’hygiène qui seraient liés à un souci de rentabilité, sachez que le tarif d’hébergement est fixé indépendamment des financements de l’ARS ou du conseil départemental pour la prise en charge des soins et de la dépendance. Il n’y a pas de notion de rentabilité pour ces deux domaines. Cela a toujours été ma conviction : les montants liés au soin doivent servir aux soins ; ceux relatifs à la dépendance, à la dépendance. Je le répète, nous avons des échanges avec les ARS ainsi qu’avec les conseils départementaux au travers des comptes d’emploi.

Le livre nécessite naturellement une inspection de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) et de l’Inspection générale des finances (IGF), ainsi que l’intervention de cabinets externes. Il nous faudra beaucoup de temps pour apporter l’ensemble des explications, en toute transparence.

Nous pouvons produire des courriels que nous avons adressés aux ARS pour leur signaler qu’elles s’étaient trompées dans leur mode de calcul des financements – l’erreur est humaine.

M. Boris Vallaud. Oui, c’est ça... mais répondez donc aux questions !

M. Jean-Christophe Romersi. J’essaie de répondre à vos questions, du mieux possible. Je le répète, nous avons ce dialogue de gestion. Nous avons rassemblé ces courriels dans un document à l’attention de la ministre déléguée, Mme Bourguignon. Nous le tenons à la disposition de toutes les autorités.

Concernant les signalements et les actes de maltraitance, il y a des lois pour cela. Des obligations réglementaires régissent tout événement indésirable ou grave – deux procédures ont été définies – et toute suspicion d’acte de maltraitance. En pareil cas, nous signalons l’événement ou la suspicion de maltraitance aux ARS et aux conseils départementaux. Il est de notre devoir et de notre responsabilité d’écarter temporairement le salarié, dans le cadre d’une mise à pied à titre conservatoire, le temps de comprendre les éléments.

Les signalements s’effectuent par le biais de formulaires de déclaration très précis, qui répondent à des réglementations. Tous les établissements disposent de ces procédures de signalement et d’une organisation « qualité ». Il y est écrit, spécifiquement et depuis toujours, que tout événement indésirable doit être immédiatement signalé à la plateforme d’appel ou par courriel, dans les quarante‑huit heures, par l’envoi du formulaire réglementaire. Nous investiguons ensuite l’événement et en informons les autorités.

Nous avons toujours communiqué – je l’espère de tout mon cœur, car je ne suis malheureusement pas dans chaque établissement – en toute transparence. Nous avons toujours eu la volonté de déclarer tous les événements indésirables.

En 2016, nous avons déclaré 149 événements indésirables, dont 12 suspicions de maltraitance ; en 2017, 289 événements indésirables, dont 35 suspicions de maltraitance ; en 2018, 256 événements indésirables, dont 19 suspicions de maltraitance ; en 2019, 421 événements indésirables, dont 29 suspicions de maltraitance ; en 2020, 292 événements indésirables, dont 24 suspicions de maltraitance. Enfin, en 2021, 391 événements indésirables, dont 36 suspicions de maltraitance ont été déclarés.

Ces événements indésirables et suspicions de maltraitance sont déclarés avant toute investigation : nous tenons les autorités informées au fur et à mesure de la procédure.

Quant à savoir s’il faut renforcer les contrôles, cela ne nous pose aucun problème. C’est notre devoir de nous justifier. J’ai vécu de nombreux contrôles, ce qui est normal. Ils ne sont pas tous connus à l’avance, certains sont inopinés.

Vous avez demandé de quelle manière l’inspection était diligentée, par exemple après la déclaration d’un événement ou après l’intervention d’une famille. Lors d’un contrôle inopiné, les représentants de l’ARS ou du conseil départemental, ou les deux, conjointement, se rendent dans l’établissement avec une lettre de mission qui leur donne accès à l’ensemble des documents qu’ils souhaitent, et nous interrogent. Pour évoquer l’utilisation des crédits, ils peuvent consulter les dossiers de soin – avec un médecin – ou l’ensemble des dossiers administratifs et des éléments concernant le personnel – registre unique du personnel, bulletins de paie, éléments de paie –, sur la journée, les semaines, les mois, les années précédents, en dehors des échanges déjà prévus chaque année.

S’agissant des CDD, j’ai dirigé un établissement où, lors d’une inspection, on m’a reproché d’avoir conclu trente‑huit CDD en un an pour une même personne. Vous le savez, puisque vous êtes des spécialistes, ces métiers sont en tension et il y a grand besoin de les rendre attractifs, de former les personnes qui les exercent et de renforcer l’accompagnement. Sur un tel marché, certaines personnes ne souhaitent plus signer de contrat à durée indéterminée (CDI) car elles veulent gérer leur planning – travailler quinze jours d’affilée, puis ne plus travailler –, cumuler parfois, malheureusement, plusieurs postes, être rémunérées avec une prime de précarité de 10 % ou travailler en intérim.

Ces trente‑huit CDD à une même personne dans une année résultaient non de ma volonté de ne pas l’embaucher mais du souhait de l’employé de ne pas travailler en CDI. Ma volonté était de stabiliser l’équipe, de travailler avec des personnes qui connaissaient l’établissement et les résidents. Si notre collaboration devait passer par un CDD, trente‑huit fois au cours de l’année, je le faisais, pour avoir du monde auprès des résidents.

La ministre déléguée et vous tous savez qu’il manque du personnel soignant en France, qu’il en manquera encore plus demain, et qu’il est difficile d’en recruter. Des unités entières d’hôpitaux sont fermées pour cette raison. Pensez‑vous que notre manque de personnel soignant résulte d’une volonté ? Ce n’est pas le cas et cela ne l’a jamais été, quel que soit mon poste dans cette entreprise. Il faut considérer les réalités. Nous ne nions pas qu’il peut y avoir des dysfonctionnements. Mais nous ne comprenons pas que la situation soit décrite comme une volonté. Cela ne l’est pas : nous sommes confrontés aux mêmes difficultés que tout le monde.

Le département qualité, que dirige Laure Frères, ici présente, existe depuis vingt ans, comme la direction médicale, menée par Linda Benattar, qui a été créée dans le groupe il y a vingt‑cinq ans. J’ai été formé par ces personnes à la bientraitance et à la prévention de la maltraitance. Chaque année, nous dispensons des centaines de milliers d’heures de formation dans nos établissements, sur un ensemble de thèmes.

Quant aux contrôles internes, je veux décrire notre organisation, et laisser Mme Frères présenter la démarche qualité. Dans un établissement, nous avons une direction, un médecin coordonnateur, une infirmière coordinatrice. Une direction régionale supervise plusieurs établissements, avec un médecin coordonnateur régional, une référente régionale qualité, une infirmière coordinatrice régionale, qui interviennent sur la partie soins ; des référents travaux à l’échelon régional, pour la sécurité des biens et des personnes ; et des référents restauration. Nous avons des procédures pour la prise en charge, l’accompagnement, la déclaration d’événements indésirables, la constitution des dossiers médicaux, des dossiers de soins ou des dossiers administratifs, et pour la restauration. Le docteur Benattar pourra notamment évoquer les procédures de prise en charge de la dénutrition, et l’ensemble des obligations. Je pourrais vous en parler longtemps.

Ces procédures font toutes l’objet de vérifications, au travers de grilles. Nous demandons aux directions d’établissement d’effectuer un autocontrôle semestriel. Les directions régionales, avec le médecin coordonnateur, doivent aussi effectuer un contrôle semestriel de l’ensemble des points de fonctionnement. Les référents régionaux qualité se rendent dans les établissements pour vérifier la démarche qualité, la démarche d’accompagnement et la formation des équipes. Les directions régionales et les médecins coordonnateurs régionaux se rendent à côté des médecins et des équipes soignantes, pour évoquer ces sujets. Nous pourrons également vous communiquer le nombre de passages des référents travaux et des référents restauration dans les établissements.

L’ensemble des visites, qu’elles soient externes ou internes, font l’objet de rapports et de plans d’action. Nous avons un logiciel « plan d’action qualité », où l’ensemble des préconisations, qu’elles soient internes ou externes, et l’ensemble des rapports de visites des autorités sont intégrés dans un plan d’action, et suivis scrupuleusement par les directions et les personnes qui accompagnent.

Nous tentons de faire au mieux : l’erreur est humaine, il peut y avoir des écarts et des écueils. Je ne cherche qu’à évoquer le sérieux avec lequel nous essayons de répondre à tous nos engagements, parce que nous avons conscience de notre mission d’accueil.

Si vous le permettez, je donne la parole à Laure Frères pour répondre à la question sur le nombre de contrôles qualité.

Mme la présidente Fadila Khattabi. Il me revient de distribuer la parole. Vous décrivez un plan « qualité », il n’en demeure pas moins que des dérives ont été constatées. C’est sur ces problèmes que nous souhaitons recevoir des réponses. La parole est à la représentation nationale.

M. le rapporteur général. Vous avez évoqué des points intéressants s’agissant de la qualité. Vous avez enfin reconnu que nous connaissions le secteur. Je vous en remercie car c’est dans cette salle que, chaque année, est examiné le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), que tous les crédits que vous avez décrits sont adoptés et que la cinquième branche de la sécurité sociale a été créée. Si besoin, nous pouvons engager un débat technique.

Je note que vous avez répondu, mais nous pourrions y revenir, aux questions portant sur le nombre de lits par rapport aux autorisations et sur le taux d’encadrement.

Je vous interroge à nouveau : le groupe Orpea a‑t‑il instauré des systèmes de remises permettant de réaliser des marges sur l’argent public, dont nous examinons, ici même, chaque année l’emploi, dans le cadre du PLFSS ?

Mme Annie Vidal. Les faits révélés dans le livre de Victor Castanet sont glaçants : maltraitance sur les personnes âgées et sur les professionnels – au nom de la commission des affaires sociales, je les assure de mon profond respect –, mépris envers les familles, inhibition des managers de proximité.

On y découvre également un système de pilotage par les hauts directeurs, totalement déconnecté de ce que doit être un EHPAD – un lieu de vie, où l’on soigne. Ce pilotage à distance est fondé sur un reporting continu des directeurs d’établissement, une tour de contrôle, avec trois logiciels de contrôle – GMASS, NOP et bible Achats – et trois hommes, comme il est écrit page 124 : « le boss », « le financier », « l’exécuteur ».

Nombre de résidents, gestion à flux tendu, profits nets, taux d’occupation : ces indicateurs, en particulier le taux d’occupation dynamique, à transmettre tous les jours, me font davantage penser à une usine de production qu’à un établissement visant à accompagner de manière bienveillante des personnes vulnérables. Vous fixez un taux d’occupation cible à 95 % minimum. Le logiciel GMASS permet de calculer les projections sur la masse salariale pour chaque mois. Sur un mois, un taux d’occupation à 92 %, sur une capacité de 90 lits, vous conduit à supprimer 1,5 poste d’infirmier sur les 5,5 prévus et 0,5 poste de médecin sur 1,5. Au total, vous supprimez deux postes sur sept soit 28 % de l’effectif.

Comment évaluez-vous l’incidence de ces suppressions sur vos plannings, sur les résidents et sur vos salariés ?

Ces postes sont financés par de l’argent public : comment les intégrez‑vous dans vos comptes d’emploi ? Comment peuvent-ils être des variables d’ajustement mensuelles et systématiques ?

Cette optimisation permanente de la masse salariale n’est-elle pas contraire aux exigences des ARS et des conseils départementaux, et, surtout, aux bonnes pratiques de prise en charge des personnes âgées et à la qualité de vie au travail des professionnels ? Ne fait‑elle pas le lit de la maltraitance institutionnelle et systémique ?

Mme Isabelle Valentin. L’ouvrage Les Fossoyeurs a révélé certains faits qui, s’ils étaient exacts, mettraient en lumière un cas très grave de maltraitance des personnes âgées dans nos EHPAD. Ces révélations ne sont pas les premières. Elles nous rappellent que le mal est plus profond et que le sujet de la prise en charge du vieillissement dans notre pays n’est pas traité avec tout le sérieux et la responsabilité qui nous incombent.

En mars 2018, le rapport d’information de la mission « flash » sur les EHPAD, menée par Mme Monique Iborra et Mme Caroline Fiat, avait abouti à un constat unanime : dans l’ensemble des EHPAD publics et privés, la prise en charge est insuffisante. La charge est de plus en plus lourde, avec des résidents de plus en plus dépendants. Les effectifs de personnels sont insuffisants, avec de grandes difficultés de recrutement et des métiers en tension. Trente et une propositions avaient été votées, à l’unanimité, toutes tendances politiques confondues.

C’était en 2018, nous avions tous l’espoir d’une loi sur le grand âge et l’autonomie. Aujourd’hui, en janvier 2022, entre l’iniquité du Ségur de la santé et une loi « grand âge et autonomie », définitivement enterrée, le Gouvernement a échoué. Rien n’a été fait : aucun plan d’action pour rendre leur dignité à nos aînés, à nos anciens, à nos familles, et donner une place au vieillissement dans notre société. Les personnels et les équipes font le maximum, avec les moyens qui leur sont alloués.

Je n’ai pas de questions à vous poser, monsieur Charrier, monsieur Romersi. (Protestations.)

En revanche, je m’adresse à nous tous. Quelle place donnons-nous vraiment au traitement du vieillissement dans notre société ? Qu’a fait la commission des affaires sociales ? Quel gouvernement aura le courage de prendre ce dossier à bras‑le‑corps ?

M. Cyrille Isaac-Sibille. Vous voulez parler de Xavier Bertrand ?

Mme la présidente Fadila Khattabi. Madame la députée, revenons au sujet : nous n’examinons pas un projet de loi ou un PLFSS ; nous auditionnons les responsables du groupe Orpea, à la suite des révélations du livre Les Fossoyeurs. Nous ne sommes pas là pour faire de la polémique, mais pour obtenir des réponses claires, au nom des Français, résidents et familles.

Mme Perrine Goulet. Les Fossoyeurs jette l’opprobre sur toute une partie de la profession. Nombre d’établissements, qu’ils soient publics, privés ou associatifs, remplissent très bien leur mission, et c’est heureux. La maltraitance n’est pas liée au statut de l’établissement mais de la vision de la direction, souvent bien éloignée du terrain.

Monsieur le président‑directeur général, j’entends parfaitement vos arguments et votre défense face aux injonctions de mes collègues. Mais les faits suscitent des interrogations. Orpea est une entreprise cotée en Bourse. En 2019, son résultat net par action s’élevait à 3,60 euros, sa marge opérationnelle était de 14 % et sa rentabilité financière de 7 %. En 2020, la crise a eu pour conséquence de faire chuter le résultat net par action à 2,46 euros, la marge opérationnelle se stabilisant à 11 % tandis que la rentabilité financière atteignait tout de même 4 %.

Il ressort de ces chiffres que votre résultat net par action est trois à six fois supérieur à celui de votre concurrent direct. Loin de moi l’idée de donner un blanc‑seing à d’autres structures à but lucratif du secteur, mais je m’interroge sur un tel écart entre des structures comparables. Manifestement, la politique menée jusqu’à présent a bénéficié à vos actionnaires, certainement au détriment de vos résidents. Vous avez donc mis un prix sur la dignité des personnes âgées. Le 8 février, vous présenterez vos résultats pour l’année 2021 ; je ne doute pas qu’ils seront excellents, mais à quel prix !

Comment allez-vous conjuguer les exigences de vos actionnaires et le bien‑être de vos résidents ? Ces deux objectifs semblent, à la lumière de votre passé, incompatibles.

Mme Valérie Rabault. Ma première question rejoint celle de Mme Goulet : comment pouvez‑vous obtenir un résultat six à sept fois supérieur à celui de vos concurrents alors que vous percevez les mêmes remboursements qu’eux de la part des ARS et de la sécurité sociale ? Où avez‑vous fait des économies ? Répondez-nous !

Deuxièmement, confirmez‑vous qu’il n’existe aucun système de marges arrières vous permettant de percevoir des remboursements de la part de vos fournisseurs, notamment de protections ? Là encore, je vous demande de ne pas tourner autour du pot : répondez par oui ou par non. Si un tel système existe, les chiffres avancés – plusieurs dizaines de millions d’euros – sont-ils exacts ?

Troisièmement, une indemnité de départ de 2,6 millions d’euros a‑t‑elle été ou sera‑t‑elle versée au directeur général remercié dimanche dernier ? Derechef, je vous demande de me répondre par oui ou par non. Si cette indemnité a été versée, est‑ce à dire qu’elle a été payée par les résidents ?

M. Guillaume Chiche. J’ai d’abord une pensée pour les personnes âgées, leurs familles et les professionnels des EHPAD, qui ne cessent de nous alerter sur les situations de maltraitance imposées par le manque de moyens. Face à une telle situation, nous ne pouvons que ressentir de la colère, car ce manque de moyens est général ; le projet de loi relatif à la dépendance avait pour objet d’y remédier, mais il a été abandonné.

Monsieur Charrier, il y a une forme d’hypocrisie à affirmer qu’il n’y a pas de problèmes systémiques, ou structurels, tout en limogeant le directeur général.

Je ne doute pas que le groupe Orpea emploie des professionnels, mais je ne doute pas non plus – hélas ! – qu’il existe des manques, des abandons, des maltraitances. De fait, en tant qu’acteur de marché, vous cherchez à rendre rentable la prise en charge de personnes âgées dépendantes. Je souhaiterais donc que vous nous indiquiez vos objectifs de rentabilité, par résident ou par établissement. Il faut que vous nous apportiez une réponse claire sur ce point pour que nous sachions si, oui ou non, votre marge est liée à des maltraitances – on parle bien d’une question systémique.

M. Didier Martin. Placer un parent dans un EHPAD privé à but lucratif coûte cher, plus cher que de le placer dans un EHPAD public. D’après la presse de ce jour, le surcoût moyen est estimé à 860 euros ; il peut largement excéder ce montant dans vos établissements. Les familles sont en droit de savoir comment leur parent en bénéficie.

Permet-il de mieux traiter les résidents ? Vous avez évoqué le taux d’encadrement dans vos établissements : manifestement, il se rapproche de celui du public. Toutefois, cela ne justifie pas un tel surcoût.

Celui-ci permet‑il de financer des équipements nouveaux, des investissements immobiliers de grande qualité ? J’attends vos réponses sur ce point.

Permet‑il de financer des frais généraux dispendieux, tels que ceux que Victor Castanet rapporte dans son livre, pages 344 et 345 : séminaires dans des stations de sports d’hiver – Courchevel, Megève, Gstaad –, hôtels luxueux et restaurants prisés, aides financières à des personnalités politiques influentes, par exemple dans le département de l’Aisne, terre d’élection de M. Xavier Bertrand, où sept nouveaux EHPAD Orpea ont été créés au début des années 1990 ?

Permet‑il, enfin, de rémunérer très confortablement, pour ne pas dire de façon disproportionnée, les cadres de direction, à l’instar de M. Le Masne, dont la rémunération, d’un montant de 1 350 000 euros par an, a été dévoilée par Le Canard enchaîné ?

Les familles des résidents veulent savoir à quoi vous employez les millions d’euros qu’elles vous versent chaque mois, parfois au prix de sacrifices.

M. Jean-Pierre Door. En tant qu’ancien médecin et responsable, en ma qualité d’élu local, de quelques EHPAD, je n’ai eu qu’à me louer des services des professionnels de santé et de l’administration de ces établissements, qu’ils appartiennent au secteur public ou privé. Je suis donc étonné, et même écœuré, par les faits relatés dans le livre qui est à l’origine de votre audition. Nous avons besoin, et rapidement, de vérité et de transparence, car tout cela déteint sur l’ensemble des EHPAD de France.

Y a‑t‑il des dérives financières entre vos établissements et les institutions sociales, en particulier l’assurance maladie ? Un trafic a‑t‑il donné lieu à des gains financiers ? L’IGAS et l’IGF vont enquêter, et l’on peut se demander si une commission d’enquête parlementaire ne devrait pas être créée, voire si une procédure pénale ne devrait pas être lancée.

Monsieur Martin, ne jetez pas ainsi l’opprobre sur des personnalités ; dans les années 1990, Xavier Bertrand était conseiller municipal de sa commune ! Où étiez-vous alors ?

Mme Perrine Goulet. Moi, j’étais encore à l’école !

Mme Pascale Fontenel-Personne. Vous tentez de nous démontrer que vos établissements sont soumis à un contrôle de la qualité probant. En théorie, peut-être ; en pratique, je ne suis pas du tout certaine que ce soit le cas.

Quelles mesures avez-vous prises ces derniers jours pour garantir aux résidents et à leurs familles que les faits relatés dans le livre de Victor Castanet ne se reproduiront plus ?

Monsieur Romersi, il est insupportable de vous entendre expliquer que la moindre qualité du service pourrait s’expliquer par le fait que certains personnels enchaînent jusqu’à trente‑huit CDD. Moi qui ai travaillé dans ce secteur, je peux vous dire que peu de personnes refusent un CDI de 35 heures ! Parmi les personnes travaillant actuellement dans le groupe Orpea, combien sont en CDD ?

Mme Michèle Peyron. Je veux tout d’abord exprimer à mon tour ma compassion et ma solidarité aux résidents, à leurs familles, mais aussi à l’ensemble du personnel du groupe Orpea ainsi qu’à celui des autres établissements, privés ou publics, recevant des personnes âgées : nous leur devons de faire toute la lumière sur ces allégations.

Est-il arrivé que des résidences de votre groupe refusent d’embaucher du personnel sur des postes financés par la Caisse nationale de l’assurance maladie ou les conseils départementaux afin de faire des économies ? Arrive‑t‑il que des personnels ne soient pas remplacés et, si oui, pour quelles raisons ? Est‑il arrivé que des établissements fonctionnent avec moins de personnel soignant que le nombre fixé par les autorités sanitaires ? Enfin, est‑il exact que le groupe a une politique d’embauche discriminatoire ?

Mme Annie Chapelier. J’attendais des explications plutôt que les actes de contrition que nous avons entendus jusqu’à présent ; je suis particulièrement choquée. Vous l’aurez constaté, plusieurs d’entre nous ont exercé, en tant que membres du personnel de direction ou en tant que soignants, une activité au sein d’EHPAD, publics ou privés, et connaissent donc très bien ce secteur.

J’ai travaillé dans un établissement où, le matin, au petit déjeuner, on donnait aux résidents le choix entre beurre et confiture... On mesure, à la lecture du livre, la mesquinerie dont on peut faire montre lorsqu’on cherche à faire des économies dérisoires. En réalité, vous voulez le beurre et l’argent du beurre, et c’est bien là que le bât blesse.

Vous décrivez la pénurie de personnels et les difficultés de recrutement, mais là n’est pas la question de fond. Celle‑ci est simple : comment peut‑on parier sur la rentabilité de cette activité ? Comment peut‑on introduire en bourse, comme vous l’avez fait en 2002, un établissement pour personnes âgées financé en partie par de l’argent public ? Que répondez‑vous à ceux qui estiment, comme c’est mon cas, que ce modèle doit être remis en question ?

Monsieur Romersi, vous vous levez chaque jour, avez‑vous dit, en pensant au bien‑être de vos pensionnaires. Comment conciliez‑vous cette pensée matinale avec le management de la journée ?

M. Philippe Charrier. Je commencerai par répondre aux questions d’ordre financier. Les chiffres cités par Mme Goulet vous donnent l’ordre de grandeur de la profitabilité d’Orpea. En 2020, le retour sur capitaux propres investis était de 5,01 %. En 2021, il sera probablement légèrement supérieur – nous ne disposons pas encore des chiffres –, car les effets de la crise de la covid se sont moins fait sentir que l’année précédente. La profitabilité de notre groupe se situe entre 5 % et, les très bonnes années, 7 %. Mais les risques sont considérables : au vu des allégations, le métier n’est manifestement pas sans risques pour les investisseurs. (Exclamations.)

Qu’en est-il des dividendes ? En 2018, un actionnaire a reçu 1,20 euro par action ; en 2019, il n’a rien perçu et, au titre de 2020, il a reçu 90 centimes.

Si le cours de notre action en bourse est beaucoup plus élevé que celui de l’action de groupes comparables, c’est parce que notre groupe est celui qui a la dimension internationale la plus importante, dans le domaine qui est le nôtre – et qui ne se limite pas aux EHPAD. Plus de la moitié de nos établissements et de nos collaborateurs se situent hors de France ; nous sommes présents dans vingt‑trois pays, de l’Amérique latine jusqu’à la Chine. Notre croissance est très vigoureuse car la qualité de nos services est jugée suffisante. Pour ce qui est de notre activité EHPAD, nous possédons 230 établissements en France, soit 3 % de l’ensemble des établissements de ce type implantés sur le territoire. Cette activité n’est pas la composante majeure de nos résultats ; nous avons d’autres activités, notamment des cliniques, qui ont fait l’objet d’un rapport très favorable de la Cour des comptes : lisez‑le !

Par ailleurs, les résidents qui arrivent dans nos EHPAD sont, il faut le dire, de plus en plus désorientés. Là est, selon moi, l’enjeu essentiel : les personnes sont accueillies dans les établissements à l’âge de 85 ou 86 ans et ont besoin de plus en plus de soins.

J’en viens aux RFA. Nos fournisseurs achètent, s’ils le souhaitent, des prestations de services. Je pense, par exemple, à la capacité de sortir des frontières françaises : grâce à nous, ils peuvent s’internationaliser, et c’est un atout majeur pour notre pays. En 2020, nous avons eu un peu de remises de fin d’année, mais uniquement pour l’aspect résidentiel. Pour ce qui est des prestations de soins remboursées par le public, ce sont des prestations de service.

Eu égard aux allégations contenues dans le livre, j’ai voulu savoir à quel niveau se situait le coût d’une couche – pardon : d’une protection jetable – pour les organismes qui nous financent. Eh bien, le prix facturé, en quelque sorte, aux autorités de santé est inférieur de 45 % au meilleur prix trouvé sur internet. Par ailleurs, on nous reproche de limiter le nombre de couches à trois par jour. Non ! À Neuilly, par exemple, il était de 4,6 en 2020 et de 5,4 en 2019. Bien évidemment, on ne les compte pas. On n’a jamais refusé une commande de protections. Il est certain que si un fournisseur est en rupture de stock ou si la commande arrive dans l’après‑midi plutôt que le matin, il peut exister de petits différentiels.

Beaucoup de questions concernent M. Yves Le Masne. Je serai très direct. Pourquoi n’est‑il plus notre directeur général ? Le conseil d’administration a estimé que le livre, que nous avons reçu très tardivement, contenait tellement de choses que nous avions l’obligation fiduciaire de tout contrôler. Les pratiques, nous les connaissons : je me rends dans des EHPAD tous les jours. Prendre soin de personnes dépendantes – non pas pour de l’argent, mais à titre caritatif –, c’est l’engagement de toute ma vie. Néanmoins, nous avons souhaité que des enquêtes indépendantes soient menées et recruté à cette fin deux cabinets, parmi les meilleurs au monde. Or vous connaissez les prérogatives d’un directeur général : c’est le patron. Son maintien n’était pas compatible avec ces deux enquêtes que nous voulons totalement indépendantes. Mais cela ne présage en rien d’une éventuelle responsabilité de M. Le Masne : nous attendons les rapports, qui engagent de grandes signatures, et dont je m’engage à vous présenter le contenu.

J’en viens à la question des rémunérations. Dans une entreprise internationale comme la nôtre, dont les actionnaires sont très souvent internationaux, la gouvernance comporte un comité de rémunération et de nomination qui a pour responsabilité de fixer la rémunération du directeur général. Celle-ci dépend d’objectifs très précis – lesquels ne sont pas uniquement financiers : je pense à la responsabilité sociale et environnementale (RSE) et à des objectifs de qualité –, mesurés avec le plus grand soin et vérifiés par nos commissaires aux comptes. M. Le Masne percevra‑t‑il 2,6 millions d’euros ? Le conseil d’administration a décidé d’attendre le résultat des enquêtes extérieures avant de se prononcer sur sa rémunération.

Mme la présidente Fadila Khattabi. Permettez‑moi de vous interrompre, monsieur le président‑directeur général. Si M. Le Masne a été limogé, il n’en demeure pas moins qu’il avait pour mission d’appliquer une feuille de route approuvée par le conseil d’administration, lequel compte plusieurs membres. Il ne suffit pas de couper une tête pour que les choses changent ! Répondez donc à nos questions, qui portent sur la stratégie mise en œuvre depuis des années.

M. Philippe Charrier. Le conseil d’administration m’a nommé pour que je fasse toute la lumière sur les allégations contenues dans le livre – et ce n’est pas une sinécure. Nous irons jusqu’au bout.

Madame la présidente, la mission du directeur général est très large, car la stratégie d’un groupe comme le nôtre, présent dans vingt‑trois pays, de la Chine à l’Amérique latine, inclut certes les EHPAD, mais ne se limite pas à ce seul métier.

Mme Monique Iborra. Justement, vous avez trop de métiers !

M. Philippe Charrier. S’agissant des EHPAD, la seule donnée dont je dispose est le classement des Échos : nous ne sommes pas les derniers de la classe.

Quant aux masques, nous avons été les premiers en France à en fournir à nos résidents et à nos collaborateurs – et ce grâce à l’un de nos établissements, situé en Chine – alors que leur coût était à l’époque cinq à dix fois supérieur à ce qu’il est habituellement. C’est parce que nous avons dépensé cet argent pour assurer la protection de nos résidents et de nos collaborateurs que nos profits ont beaucoup baissé en 2020.

M. Jean-Christophe Romersi. Tout d’abord, je vous présente mes excuses si vous estimez que mes réponses ne sont pas suffisamment précises ; je m’efforce d’être le plus précis possible en vous expliquant notre mode de fonctionnement.

Madame Iborra, je ne remets évidemment pas en question vos compétences et votre parfaite connaissance de ces questions, mais vous m’avez interrogé sur les ratios d’encadrement...

Mme Monique Iborra. Puisque vous revenez sur le sujet, ma question portait, non pas sur le taux général d’encadrement – qui, du reste, avant 2017, était fixé par le ministère de la santé –, mais sur les infirmières et les aides‑soignantes qui travaillent auprès des résidents. Or, sur ce point, vous n’avez pas répondu. Certes, vous avez des médecins coordonnateurs et des cadres régionaux : ce modèle ne vous est pas propre. Mais, au regard des établissements du secteur public notamment, les personnels qui travaillent auprès des résidents dans vos EHPAD sont en nombre insuffisant. Pourtant, avec les bénéfices que vous réalisez – dans certains établissements, le reste à charge atteint 7 000 euros –, vous pourriez recruter !

 

M. Jean-Christophe Romersi. Madame Iborra, dans nos établissements, le ratio d’aides‑soignants et d’IDE doit se situer entre 0,46 et 0,50 équivalents temps plein par résident. Je ne remets pas en question les conclusions de votre rapport, mais nous arrivons au bout du système de convergence tarifaire, dont je me permets de dire un mot rapide.

Dans le cadre de ce système, le montant alloué à un établissement est fonction du GMP et du PMP. Or les établissements privés commerciaux recevaient 70 % du financement qui, selon cette formule, devait leur être alloué pour la prise en charge des personnels soignants, par exemple. Et, tout au long de la convention tripartite, une dotation cible devait arriver à l’échéance de cinq ans. D’ailleurs, les soignants qui sont descendus dans la rue il y a quelques années, notamment au moment de la mise en œuvre de la convergence tarifaire, étaient ceux du public et non ceux du privé, car les établissements privés commerciaux recevaient des dotations inférieures de 30 % en moyenne aux besoins. C’est un fait. Désolé, ces formules technocratiques qui permettent de transformer un besoin en financement ne viennent pas de nous. Je ne suis pas un financier : je m’occupe de l’accompagnement des personnes.

S’agissant de l’hébergement, vous avez indiqué que, dans certains de nos établissements, le montant du reste à charge pouvait atteindre 7 000 euros par mois mais, dans la majorité des établissements de notre groupe, il s’élève à 2 000 euros ou 2 100 euros par mois. J’ajoute que rien de ce qui relève de l’hébergement n’est financé par le public : c’est l’entreprise qui finance, sur ses propres deniers, l’achat du terrain, la construction du bâtiment, l’amortissement. Ces coûts, qui varient en fonction notamment du prix du foncier – lequel n’est pas le même à Paris et en région – sont logiquement intégrés dans le tarif de l’hébergement.

On a beaucoup parlé de l’établissement de Neuilly‑sur‑Seine. Dans cet établissement comme dans d’autres, nous utilisons, faute d’un financement suffisant de la prise en charge, le prix de l’hébergement pour financer des soins, et ce à hauteur de plusieurs centaines de milliers d’euros chaque année.

Je ne vais pas nier, madame Vidal, que nous avons un logiciel qui s’appelle GMASS. Il sert, effectivement, à assurer un pilotage et des remontées d’information sur les charges, comme dans toutes les entreprises. Est‑ce que je trouve normal de sacrifier la prise en charge pour des raisons financières ? Non, et cela n’a jamais été dans mes convictions. Jamais je ne demanderai cela. J’ai 43 ans, et je suis dans cette entreprise depuis quinze ans ; je ne suis pas arrivé en tant que directeur général. Je sais pourquoi je fais ce métier.

NOP existe‑t‑il ? Bien sûr. Comme dans toutes les entreprises, il y a des charges variables et des charges fixes.

Si de l’argent public n’est pas utilisé au travers des comptes d’emploi, du dialogue de gestion avec les autorités, d’une affectation à du matériel, à des formations ou à une amélioration des conditions de travail des personnels – c’est un sujet important, sur lequel il y a beaucoup à faire et nous y travaillons, comme nous le faisons concernant les résidents, qui sont les premières personnes auxquelles nous devons être attentifs –, cet argent est refléché dans le cadre de discussions avec les autorités ou il va sur des comptes de compensation, dont vous connaissez parfaitement les mécanismes.

S’agissant de la maltraitance, j’ai essayé de vous répondre tout à l’heure. Toute suspicion en la matière doit faire, chez nous, l’objet d’un signalement puis d’une investigation réelle, sérieuse et profonde.

Quand j’ai parlé de trente‑huit CDD, c’était simplement pour dire que j’ai accepté de signer ces contrats successifs parce que la personne en question connaissait l’établissement et les résidents et que je voulais qu’elle soit fixe, quel que soit son choix en matière de statut. Mais je vous assure que tous les salariés ne veulent pas des CDI. Vous m’avez interrogé sur le nombre de CDD en cours dans l’entreprise. Leur part est de 18 %. Cela signifie que 82 % de nos salariés sont en CDI.

Concernant les discriminations à l’embauche, jamais, au grand jamais, je n’en pratiquerai, à l’encontre de qui que ce soit. Ce sont les valeurs de notre entreprise. Nous travaillons avec beaucoup d’associations pour l’insertion de jeunes femmes, quelle que soit leur origine, y compris sociale, et nous menons beaucoup d’autres actions en faveur de l’insertion à travers notre fondation. Je ne citerai pas le nom des associations avec lesquelles nous travaillons car ce n’est pas l’objet de cette réunion et je ne veux pas, par respect pour toutes ces personnes, faire de lien.

Quant à la question portant sur la différence de 860 euros, en moyenne, entre le public et le privé, je pense y avoir répondu, notamment lorsque j’ai évoqué la construction des EHPAD.

Madame Chapelier, qui a dit avoir travaillé dans un établissement où l’on demandait aux résidents de choisir entre le beurre et la confiture, est partie. Elle n’a pas indiqué si c’était chez nous – je voulais lui poser la question.

Jamais je ne demanderai de choisir entre le beurre et la confiture.

M. Didier Martin. Chez vous, ce n’est ni l’un ni l’autre !

M. Jean-Christophe Romersi. Non, s’il vous plaît...

Il y a beaucoup de questions et un fort déchaînement médiatique et émotionnel, car c’est un sujet extrêmement sensible. Nous sommes venus pour vous apporter le plus de réponses possible, pour vous donner les premiers éléments, mais nous ne pouvons pas répondre à tout, même à l’occasion d’une audition de deux heures. Pardonnez-moi, mais je n’ai pas l’habitude de répondre à autant de questions à la volée.

Nous surveillons la dénutrition. Entre 45 % et 50 % des personnes âgées qui entrent dans un de nos établissements sont dénutries. Nous faisons un suivi systématique, reposant sur l’albuminémie, l’indice de masse corporelle et l’évolution du poids, grâce à des pesées mensuelles. Six mois après leur entrée chez nous, 70 % des résidents dénutris ont recouvré un état nutritionnel normal, et le taux est encore de 67 % au bout d’un an.

Vous nous reprochez des propos technocratiques. Mais nous tenons à votre disposition les éléments en matière de prise en charge et d’accompagnement – notre mission première.

Par ailleurs, mesdames et messieurs les parlementaires, si vous voulez venir dans nos établissements, faites‑le ! Venez voir le travail qui est réalisé, prenez le temps de regarder ce que nous faisons réellement.

Je ne dis pas que ce qui figure dans le livre n’est jamais arrivé ou n’existe nulle part – ce sont des métiers humains, et on peut se tromper – mais je voudrais revenir sur l’idée d’un système dans lequel tout serait organisé uniquement dans un but lucratif, au détriment de l’humain. Si un tel système existait dans l’entreprise, dans ce que nous faisons au quotidien auprès des résidents, je ne serais pas resté à Orpea.

Il y aura, bien sûr, des enquêtes, des ouvertures. Toute la lumière sera faite, comme nous nous y sommes engagés.

M. Philippe Charrier. Mme Peyron a parlé de « révélations » faites par le livre. Je suggère d’utiliser le terme, plus précis, d’« allégations ».

Permettez‑moi d’ajouter deux choses. D’abord, venez dans nos EHPAD, où vous voulez et quand vous voulez.

Ensuite, nous faisons des investigations, et vous aurez tous les éléments. Vous avez, avec Orpea, un leader mondial dans un métier. La France n’en a pas beaucoup... La rentabilité sur capitaux propres était de 5 % en 2020, les dettes s’élèvent à environ 7 milliards d’euros. Nous avons une responsabilité très importante. C’est de l’avenir de notre société qu’il est question.

J’évolue dans le monde de l’entreprise depuis très longtemps, et je suis cadre dirigeant depuis plus de vingt‑cinq ans : je peux vous dire que les plus belles entreprises sont fragiles. Soyons donc très prudents. On peut détruire une entreprise sur la base d’allégations. J’ajoute que nous prenons soin de 70 000 résidents dans le monde entier.

Mme la présidente Fadila Khattabi. Je tiens à vous rassurer : nous ne sommes pas là pour détruire des entreprises – nous les avons plutôt soutenues face à la crise –, mais pour veiller sur nos aînés, qui doivent être bien accompagnés jusqu’à la fin de leur vie. C’est la dignité qui importe avant tout.

Mme Michèle de Vaucouleurs. Pour comprendre comment les faits qui sont reprochés aux établissements d’Orpea ont pu se produire, il me semble important de vous interroger sur la politique de recrutement de votre groupe.

J’ai constaté sur votre site officiel que plus de 700 offres d’emploi, pour des postes d’aides‑soignants et d’infirmiers, étaient actuellement proposées. Mais près de 700 annonces ont été mises en ligne depuis le 28 janvier, il y a six jours.

Ce déploiement massif d’offres d’emploi correspond-il à votre fonctionnement normal en matière de recrutements ? Peut‑on l’expliquer par un important turnover dans les établissements, et quels sont les chiffres dans ce domaine ? Sinon, faut‑il interpréter la multiplication des offres d’emploi comme une réaction à la polémique actuelle ?

S’agissant des salariés recrutés, je souhaite que vous nous donniez davantage d’indications quant à votre politique salariale. Dans ce secteur où la relation humaine est si importante, quelles mesures appliquez‑vous pour fidéliser votre personnel et assurer une continuité de fonctionnement dans vos établissements ?

J’espère que vos réponses éclaireront l’Assemblée nationale.

Mme Mireille Robert. La lecture du livre de Victor Castanet interroge, sinon scandalise, par la mise au jour de certaines pratiques. Nous verrons s’il s’agit ou non d’allégations... Les cas décrits sont, je tiens à le dire, parfaitement ignobles. Rien ne peut justifier, par exemple, qu’on laisse dégénérer des escarres. C’est une torture infligée à une personne fragile. Je ne connais pas de personnel soignant qui laisserait cela se faire sans être lui‑même maltraité, soumis à des conditions de travail et à des pressions indignes. La responsabilité systémique de l’entreprise est évidente. Nous devons vous interroger sur le fonctionnement d’un groupe très prospère, grâce à de l’argent public – dont il revient aux députés de contrôler l’usage.

Depuis 2017, vous étiez le président non exécutif du conseil d’administration d’Orpea. Selon le règlement intérieur, son rôle est de diriger les orientations et la politique générale du groupe, notamment à travers l’adoption ou la modification du budget annuel et du plan d’affaires. Vous aviez voix prépondérante, ce qui marque votre importance. Sans avoir de rôle exécutif, vous décidiez. En tant que membre du conseil d’administration, vous devez également consacrer vos meilleurs efforts à promouvoir en toutes circonstances les valeurs et l’image de la société. Parmi les comités d’études qui peuvent vous aider figure celui chargé de la RSE et de l’innovation. Mais je me demande à quoi sert ce dernier à la lecture du livre.

On sait l’importance, dans les EHPAD, d’un personnel formé, compétent et dévoué. Compte tenu du turnover assez inquiétant mis en avant par Victor Castanet, avez‑vous déclenché des enquêtes internes ?

Concernant les droits syndicaux, manifestement entravés, quelle est votre position ?

S’agissant des patients, est‑il normal de ne pas avoir de stock suffisant de protections, d’en rationner l’usage, à l’encontre de toute prévention sanitaire, de manquer de matelas anti‑escarres et enfin, malgré vos dires, d’avoir des taux de dénutrition affolants parmi vos résidents ?

M. Thierry Michels. Avant toute chose, je tiens à dire mon soutien entier aux résidents, à leurs proches et au personnel de terrain des établissements d’Orpea. J’ai une pensée particulière, en tant que député du Bas‑Rhin, pour les trois établissements de mon département et, au‑delà, pour tous nos aînés en France et pour les personnes qui s’engagent à leur service : tous sont choqués par les faits rapportés dans le cadre de l’enquête Les Fossoyeurs.

Ma première question concerne votre système qualité, à savoir le traitement des incidents « indésirables », dont M. Romersi a dit qu’il y en avait eu 391 en 2021. Ces incidents peuvent affecter d’une manière tragique la santé des patients. Je fais référence aux faits décrits à partir du chapitre VI, intitulé « Qui a tué Françoise Dorin ? » Comment la direction générale a‑t‑elle connaissance de ces incidents ? Quels sont votre plan d’action et votre suivi ?

Que faites‑vous de l’allégation selon laquelle l’ancien directeur général délégué en charge de l’exploitation, M. Jean‑Claude Brdenk, parti récemment, aurait balayé d’un revers de main, lors d’un comité exécutif, les indicateurs de qualité en matière de soins ? Êtes‑vous prêts, dans l’esprit de transparence qui doit nous animer pour rassurer nos aînés et les familles, à rendre publics les documents correspondants ?

Que pouvez‑vous nous dire des pratiques concernant les remises de fin d’année, décrites aux chapitres XV et XVI du livre ? Les protections jetables, comme les fournitures et prestations relatives à la dépendance, font l’objet de dotations de l’État et des conseils départementaux. Votre groupe négocierait des RFA très agressives, ayant pour conséquence une réduction de la qualité des produits au détriment du service apporté aux résidents, ce qui est une source de maltraitance mais aussi de profits supplémentaires. Monsieur Charrier, êtes‑vous prêt à rendre publiques les informations qui permettraient de faire toute la transparence sur cette question et de tordre le cou à ce qui est reproché au groupe Orpea ?

Permettez-moi aussi, monsieur Romersi, de réagir à vos propos concernant les difficultés de recrutement que vous rencontrez au vu de la situation générale de l’emploi dans le secteur médico‑social. On pourrait imaginer, compte tenu des résultats financiers excellents du groupe, que vous ayez une politique de recrutement attractive pour assurer le bien‑être des résidents et la qualité de vie au travail.

M. Nicolas Turquois. La fin de vie nous préoccupe tous. Nous savons combien il est compliqué pour des enfants de placer leurs parents en EHPAD et que nous devons, en tant que pouvoirs publics, progresser sur ce sujet. Cela étant, j’avoue être outré par cette audition, par la qualité des réponses – ou leur absence – à certaines questions clairement posées.

J’ai entendu lors de vos interventions liminaires un discours creux au sujet des grands principes – « bienveillance », « loyauté », « primauté de l’humain »... Après la première série de questions, des arguments technico‑administratifs et des chiffres nous ont été servis pour noyer le poisson.

À la suite de la deuxième série de questions, vous avez évoqué la facturation de prestations de services, ce qui correspond exactement aux pratiques des grandes surfaces que nous avons constatées en matière de marges arrières.

Vous avez parlé du risque de détruire de belles entreprises françaises : je suis le premier à être fier d’elles quand elles se caractérisent par leur excellence... mais ce n’est pas le terme qu’on imagine accoler au nom d’Orpea.

Il n’y a eu aucune excuse de votre part, seulement l’évocation d’« événements indésirables ». Comment peut-on débrancher un président‑directeur général pour des « événements indésirables » ? Vous n’avez pas non plus parlé de la vente, par cette personne, de 5 000 actions, après l’annonce de la publication du livre, selon les révélations faites hier par Le Canard enchaîné.

Monsieur Charrier, comment pouvez‑vous intervenir en regardant en permanence votre téléphone portable ? Comment pouvez‑vous déclarer que votre rôle n’était pas de vous occuper du quotidien ? Un président est derrière les objectifs de long terme, la philosophie d’un groupe, il vérifie la cohérence entre les objectifs et ce qui est réalisé. Qu’avez‑vous fait ? Si la qualité de l’accueil n’est pas au cœur de la philosophie du numéro 1 de la retraite, que faites‑vous ?

Selon un article paru hier dans La Nouvelle République, dans mon département de la Vienne, une de vos résidentes est décédée après être tombée, en fauteuil roulant, dans un escalier non protégé. Sa fille s’était étonnée à plusieurs reprises de ses bleus et de ses lunettes cassées, sans avoir de réponse. Aujourd’hui, Le Journal de Saône-et-Loire indique que le directeur du seul établissement Orpea de ce département a été licencié quelques minutes après avoir reçu des journalistes.

Pouvez‑vous commenter vos propres responsabilités au sein du groupe ?

Mme Charlotte Parmentier-Lecocq. Je voudrais également dire à quel point je suis outrée par la posture de MM. Charrier et Romersi qui, depuis deux heures, ne répondent pas à nos questions. Je salue la décision de la ministre déléguée d’avoir immédiatement lancé une enquête administrative et une enquête fiscale : force est de constater que nous n’aurons aucune réponse spontanée.

J’ai évidemment une pensée pour les résidents mais aussi pour les professionnels du grand âge. Tout cela jette l’opprobre sur l’ensemble d’entre eux, quel que soit leur statut, alors qu’une très grande majorité travaille auprès de nos aînés avec dévouement et bienveillance.

Comme l’a dit Mireille Robert, pour que ce type de pratiques – qui ne sont pas des actes isolés, comme vous le semblez le dire – aient cours, c’est qu’un système a été mis en place. Comment estce possible dans une entreprise telle que la vôtre ?

Une enquête réalisée par Mediapart en 2015 évoquait des pratiques d’espionnage des salariés, du chantage et des menaces. Le livre de Victor Castanet, Les Fossoyeurs, mentionne également la création d’un « syndicat maison », Arc‑en‑Ciel, poussé par la direction pour étouffer les organisations syndicales représentatives existantes, notamment FO, la CGT et la CFDT. Des fraudes aux élections professionnelles auraient eu lieu, de même que des négociations avec le « syndicat maison », pour étouffer les signalements et écarter les personnes qui dénonceraient le système. Mes questions sont très claires, mais je sais que vous n’y répondrez pas : ces méthodes sont‑elles avérées ? Le conseil d’administration en avait‑il connaissance ?

Comme Nicolas Turquois l’a souligné, il est tout à fait inadmissible que vous nous expliquiez que vous n’êtes pas certain de pouvoir nous répondre parce que le conseil d’administration ne s’occupe pas du quotidien. Ce sont des propos choquants : il est question de la manière dont sont traités, ou maltraités, vos résidents et vos personnels.

Mme Laëtitia Romeiro Dias. Beaucoup de questions précises ont été posées par mes collègues, dans l’intérêt des personnes âgées, des familles et des milliers de professionnels qui travaillent avec engagement et dévouement pour le bien‑être de nos aînés – je leur adresse mes pensées.

J’espérais de votre part la transparence et l’humilité que vous devez aux contribuables français et aux familles. Honnêtement, quelle déception ! Nous assistons à une mascarade dans laquelle tantôt vous brandissez vos cahiers des charges et vos éléments de langage insipides, tantôt vous vous servez de vos collaborateurs comme bouclier. Et en plus, vous avez l’arrogance de nous expliquer le fonctionnement de la dépendance !

Les faits graves qui ont été dénoncés et votre comportement conduisent à s’interroger. Quand les familles vous versent entre 7 000 et 12 000 euros par mois, alors que la puissance publique vous a déjà payé une partie des soins, il me semble que vos résidents peuvent attendre des prestations d’excellence, voire un certain confort. À ce tarif, une prise en charge complète à domicile pourrait être organisée.

Compte tenu des profits astronomiques de votre groupe et des dénonciations effarantes dont vous faites l’objet – rationnement des couches, une atteinte à la dignité, dénutritions répétées, escarres négligées –, quelle est la plus‑value de votre groupe dans l’accompagnement du grand âge ? A‑t‑il encore sa place auprès de nos personnes âgées ?

M. Jean-Louis Touraine. Vous avez indiqué, monsieur le président‑directeur général, qu’Orpea est un groupe humaniste, dans lequel le profit importe moins que la qualité de l’accompagnement des résidents et la qualité de vie au travail du personnel. Le directeur général délégué en charge de l’exploitation et du développement a pourtant expliqué, avant de partir, qu’Orpea a un « marché » prévisible, se caractérisant par un nombre croissant de « clients » à accueillir dans les années à venir. Quant à votre prédécesseur, avec lequel vous travailliez depuis 2017, il n’a pas laissé une image d’humaniste – je ne parle pas de sa précipitation à vendre ses actions du groupe avant que leur cours ne s’effondre. Que prévoyez-vous donc de changer pour faire d’Orpea un groupe humaniste ?

Outre l’enquête de Victor Castanet, de nombreux témoignages existent, dont certains vont jusqu’à évoquer des maltraitances graves et des injections de produits létaux sans l’autorisation des malades ni l’information des proches. Vous contestez l’ensemble de ces propos. Tous ceux qui les ont tenus sont‑ils donc des menteurs ?

M. Richard Ferrand, président de l’Assemblée nationale, et Mme Michèle Delaunay, ancienne ministre, disent l’un et l’autre que le concept même d’EHPAD privé à but lucratif est très discutable. Qu’en pensez-vous ?

M. Marc Delatte. À la clôture de la cotation, hier, l’action d’Orpea avait progressé de 3,35 %. On pourrait penser que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, monsieur le président‑directeur général. À la lecture d’un journal satirique paraissant le mercredi, on pourrait aussi penser que le groupe a les moyens d’acheter des tas de biscottes et de protections pour les résidents de ses établissements.

Comment les pratiques managériales d’un système très lucratif – qui n’a pu être élaboré que sciemment – ont‑elles conduit à des dérives affectant la dignité de personnes dépendantes ? Comment, au nom d’une performance toute financière, a‑t‑on pu nier l’objet du soin, la personne vulnérable – je cite un avis rendu en 2018 par le Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé – mais aussi créer de la souffrance pour le personnel et les familles ?

Comme tous les parlementaires, j’ai visité les EHPAD de ma circonscription. J’y ai même travaillé bénévolement lors de la première vague du covid, aux côtés d’un personnel en souffrance que Brigitte Bourguignon a écouté, lors de ses déplacements, et qu’elle a soutenu. Nous avons créé une cinquième branche de la sécurité sociale et fait le Ségur de la santé afin d’apporter aux EHPAD une aide plus que substantielle.

Pouvez‑vous affirmer que la nourriture et les protections n’ont jamais été rationnées dans certains de vos établissements ? Avez‑vous élaboré, oui ou non, un système de rétrocessions et de marges arrières au niveau managérial ?

Le département de l’Aisne, dont je suis député, compte un nombre significatif de résidences d’Orpea. Comment ont‑elles obtenu l’agrément à l’époque ? Ce sont des questions simples, issues du livre de Victor Castanet, auxquelles il est facile de répondre.

Mme Bénédicte Pételle. Les dysfonctionnements révélés dans ce livre font mal aux personnels des EHPAD et surtout aux familles et aux résidents. Sans céder à des généralités hâtives, je tiens à renouveler mon soutien à toutes les personnes, bénévoles et professionnels rencontrés dans ma circonscription, qui s’investissent avec humanité au service de nos aînés.

Les personnes que vous accueillez en EHPAD restent dix‑huit mois en moyenne. La question de la fin de vie a donc une importance primordiale. Vous avez parlé d’une activité humaine, en disant que la bienveillance et l’humanité étaient vos valeurs. Pourtant, l’auteur des Fossoyeurs évoque une personne euthanasiée sans son contentement, ni celui de sa famille. Par ailleurs, plusieurs personnes sont décédées à cause de chocs septiques faisant suite à des escarres mal soignées, là aussi sans information des familles.

Profondément meurtrie, mais consciente de la complexité des situations, j’aimerais savoir quelles sont les orientations de votre entreprise concernant la place des familles, le rôle de la formation des soignants et non‑soignants et la place des soins palliatifs pour accompagner avec humanité les personnes accueillies dans vos EHPAD jusqu’à leur dernier souffle.

Mme Marie Tamarelle-Verhaeghe. Je vous serais reconnaissante, messieurs, d’apporter des réponses claires et sobres, sans l’enrobage affectif auquel nous avons bien du mal à être sensibles. Vos propos confus ne nous rassurent pas quant aux accusations formulées par Victor Castanet et quant à votre volonté de transparence et de coopération.

À la suite de mes collègues, je tiens à souligner que les faits décrits, s’ils sont avérés, ne sont pas représentatifs de tous les EHPAD. Je peux en témoigner, moi aussi, s’agissant de ma circonscription.

Je souhaite vous interroger, comme Charlotte Parmentier‑Lecocq, sur la situation des personnels d’Orpea. Pour pouvoir espérer que les résidents soient bien traités, encore faut‑il que dans la société « humaniste » dont vous avez parlé, les salariés puissent être écoutés et représentés justement. Quelle représentation vous faites‑vous de leurs droits ? Confirmez‑vous les faits décrits à propos des salariés membres de la CGT, ou accompagnés d’un de ses représentants, et de l’indépendance syndicale d’Arc‑en‑Ciel ? Des moyens peuvent être mis à la disposition de l’ensemble des syndicats dans le cadre d’un accord ; le paiement de déplacements était‑il octroyé seulement aux délégués du syndicat Arc‑en‑Ciel ?

Mme la présidente Fadila Khattabi. Je vous redonne la parole, messieurs Charrier et Romersi, pour des éléments de réponse que nous souhaitons les plus clairs possible.

M. Philippe Charrier. Monsieur Turquois, veuillez m’excuser de ne pas avoir dit d’emblée que j’utiliserais mon Smartphone comme tablette. Si vous me voyez pianoter, c’est que j’essaie de trouver une information pour répondre à vos questions. Il est assez difficile, de nos jours, de travailler sans le numérique... Je ne voudrais pas que vous imaginiez que j’étais en train d’envoyer des textos personnels au moment où vous me parliez.

Il a été dit que le cours en bourse a augmenté hier. Je pourrais répondre qu’il a baissé aujourd’hui – il n’est pas très affriolant.

Revenons à l’essentiel, notre métier, le soin pour nos résidents. Face à des allégations portant sur des cas particuliers, concernant des résidents et des familles, nous ne pouvons pas faire de commentaires publics, car cela touche à la vie privée. En revanche, nous avons des dossiers très précis qui seront évidemment communiqués dans le cadre des enquêtes diligentées par la ministre déléguée, laquelle aura tout loisir d’en tirer des conclusions. Nous avons examiné ces allégations très soigneusement. Chaque cas difficile est naturellement terrible pour les familles. Même s’il n’existait qu’un seul cas, ce serait horrible pour elles. Dès qu’on peut adapter, modifier, améliorer nos systèmes de soin, nous le faisons, bien sûr.

Si notre activité va grandissant, c’est pour une raison démographique très simple : de plus en plus de personnes atteignent l’âge de 85 ans, qui est l’âge moyen d’entrée en EHPAD. Cela entraîne naturellement un surcroît d’activité.

Vous avez dit que la situation était terrible pour les résidents. Je suis prêt à l’entendre, mais je voudrais partager avec vous une seule donnée, grâce à mon téléphone portable, qui concerne les entrées et les sorties, aujourd’hui. Ces allégations ont‑elles entraîné une vague de départs de nos établissements ? Non, ce n’est pas le cas, il y a très peu de départs.

Mme Perrine Goulet. Il n’y a pas de places ailleurs !

M. Jean-Christophe Romersi. Une question portait sur la place des familles dans nos résidences. Vous connaissez les conseils de la vie sociale, qui se réunissent au moins trois fois par an, les commissions d’animation et les commissions de restauration, elles aussi importantes. Quand une personne entre chez nous, nous demandons la réalisation d’un bilan d’intégration à la fin du premier mois pour faire le point avec le résident et/ou la famille, sur la façon dont il s’adapte à la vie dans l’établissement. Un entretien a lieu avec la direction et, pour la partie médicale, avec le psychologue et le médecin coordonnateur.

Nous déclarons les événements indésirables aux autorités. Nous recevons aussi des courriers de réclamation, qui donnent lieu à des rendez-vous et à des retours aussi exhaustifs que possible.

Les situations décrites dans le livre, si elles sont avérées, sont inacceptables, évidemment. M. Charrier a invoqué le devoir de réserve, que nous devons respecter. Il y a également le secret médical. Nous ne pouvons pas nous exprimer sur certains dossiers, qui ne peuvent être examinés et analysés que par les personnes compétentes. Si les faits décrits dans le livre devaient être avérés, nous les reconnaîtrions et en discuterions en toute transparence ; car ils seraient inacceptables.

Toutes les familles en éprouvant le besoin peuvent solliciter un rendez‑vous avec la direction de l’établissement. Ces entretiens sont mentionnés dans les dossiers administratifs.

Avant de passer la parole à M. Bertrand Desriaux, pour les questions de ressources humaines, je voudrais rappeler que nous avons versé en 2021 5,6 millions d’euros – soit 600 euros par salarié – dans le cadre de la prime exceptionnelle de pouvoir d’achat voulue par M. Macron. Outre les primes financées par l’État qui ont été versées aux salariés à l’issue de la première vague du covid, nous avons décidé d’attribuer, en fonction des mêmes critères – selon les départements, plus ou moins touchés –, des primes d’investissement, allant de 1 000 à 1 500 euros par personne – soit plus de 13 millions d’euros.

Après la première vague, nous avons mandaté un organisme indépendant pour mener une enquête auprès des familles et des résidents. Il s’agissait de connaître leur ressenti s’agissant des moyens humains et de communication déployés durant la crise. Nous avons également interrogé les salariés en juin 2020 pour savoir comment ils avaient vécu la crise sanitaire. Plusieurs enquêtes d’engagement ont été menées, par le cabinet Korn Ferry notamment ; l’une d’entre elles est en cours. Tout cela est très technique mais absolument nécessaire pour mesurer les choses d’une manière très précise – cela fait partie de nos obligations.

En ce qui concerne le nombre d’offres d’emploi publiées, les postes disponibles sont mis à jour régulièrement. Je ne crois pas que nous ayons augmenté le nombre de postes affichés sur notre site internet en lien avec la sortie du livre. Nous avons toujours des centaines de postes à pourvoir. Nous ferons, là aussi, toute la transparence : cela sera rendu public.

Je voudrais passer la parole à M. Bertand Desriaux pour les questions restantes.

Mme la présidente Fadila Khattabi. Je crois que nous allons en rester là. La représentation nationale, je vous le dis franchement, est déçue par la qualité de vos réponses – ou par leur absence. Je ne vous cache pas ma déception.

En revanche, je me réjouis de la double enquête de l’IGAS et de l’IGF lancée par la ministre : ses conclusions éclaireront sans nul doute la représentation nationale. Nous poursuivrons, par ailleurs, notre cycle d’auditions en entendant dès que possible Victor Castanet, l’ARS Île-de-France et les responsables du département des Hauts‑de‑Seine.

Je vous remercie.

mercredi 9 février 2022

1.   Audition de Mme Amélie Verdier, directrice générale de l’agence régionale de santé Île‑de‑France

Dans le cadre des auditions sur la situation dans certains établissements du groupe Orpea, la commission auditionne Mme Amélie Verdier, directrice générale de l’agence régionale de santé ÎledeFrance ([58]).

Mme la présidente Fadila Khattabi. Nous poursuivons notre cycle d’auditions sur la situation dans certains établissements du groupe Orpea. La semaine dernière, la lecture de l’ouvrage Les Fossoyeurs, dont nous recevrons l’auteur cet après-midi même, a provoqué chez nous tous beaucoup d’émoi, d’écœurement, d’indignation, voire de colère.

J’ai immédiatement demandé aux dirigeants du groupe Orpea de venir s’expliquer devant notre commission. Mercredi dernier, à l’issue de cette audition de près de trois heures, notre émoi, notre écœurement et notre indignation n’avaient en rien diminué, bien au contraire : impréparation, voire désinvolture, tel est le sentiment donné par les réponses, dont la qualité, pour ne pas dire l’absence, nous a unanimement déçus.

Pour autant, il nous faut continuer d’entendre les différents acteurs sur les faits, très graves, dont il est question dans cet ouvrage, et qui suscitent, comme souvent en pareille occasion, de nombreuses réactions dont nous avons tous pu prendre connaissance ces derniers jours.

En effet, je ne doute pas que vous ayez tous été saisis de témoignages de familles, de résidents, de salariés des établissements mis en cause. Il va d’ailleurs de soi que je veillerai à ce que cette parole soit entendue au sein de notre commission et devant nos concitoyens.

Face à l’ampleur de ces questions, nous devons donc impérativement poursuivre notre travail d’investigation. Je réunirai d’ailleurs le bureau de notre commission dès 14 heures, cet après-midi, afin que nous décidions ensemble de la manière dont nos auditions doivent se poursuivre.

En tout état de cause, puisque l’enquête de Monsieur Castanet revient longuement sur les faits qui se seraient produits dans un établissement francilien, il nous appartient d’entendre les dirigeants de l’agence régionale de santé compétente. Je remercie donc Madame Amélie Verdier d’avoir rapidement répondu à notre invitation pour nous éclairer sur les règles, les procédures et les contrôles qui s’appliquent à ces établissements et à ces situations.

Madame la directrice générale, je vais maintenant vous donner la parole pour une durée de dix à quinze minutes. Les orateurs de groupe interviendront ensuite, avant les questions des députés.

Mme Amélie Verdier, directrice générale de l’agence régionale de santé ÎledeFrance. Merci, madame la présidente, mesdames et messieurs les députés. Je tenais tout d’abord à exprimer la très vive émotion que j’ai ressentie moi aussi à la lecture du livre de Victor Castanet, Les Fossoyeurs. Cette émotion est aussi celle de l’ensemble des agents de l’agence régionale de santé Ile-de-France et notamment de ceux dont le métier est, au quotidien, de définir le cadre de la prise en charge des personnes âgées dépendantes et de s’assurer des solutions les meilleures possible à apporter à ces personnes et à leurs besoins.

Les pratiques décrites dans cet ouvrage relèvent bien sûr de la maltraitance, voire, pour citer l’auteur, d’un système organisé tant pour les résidents que pour les personnels, et de cas de fraude grave, sur lesquels toute la lumière devra être faite. Comme l’a annoncé madame la ministre Brigitte Bourguignon, une inspection confiée à l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) et à l’Inspection générale des finances (IGF) est en cours. Toutes les ARS, y compris la mienne, y contribueront. L’un des objectifs aujourd’hui est de vous faire partager ce que l’on peut voir et comprendre d’une ARS et ce que nous avons appris dans ce livre, qui devra être précisé.

Ce livre interroge bien sûr le système actuel de supervision, de contrôle et d’inspection. Je reviendrai sur cette définition, puisque la manière dont une agence régionale de santé contrôle les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) ne se limite pas aux inspections. L’ARS est un acteur essentiel de ce système de supervision, mais elle n’est pas le seul. Elle agit aux côtés des conseils départementaux, et souvent de manière partenariale avec eux.

J’ai souhaité structurer ce propos liminaire en quatre étapes, en respectant le temps qui m’est imparti. Je présenterai d’abord succinctement, mais précisément, la situation des EHPAD sur le territoire francilien, avec un focus sur ceux qui appartiennent au groupe Orpea. Je décrirai nos actions comme autorité de tutelle des EHPAD et notamment ce qui a été réalisé spécifiquement sur l’EHPAD des Bords de Seine avant la parution de ce livre. Je présenterai un premier bilan des mesures prises à la suite de cette parution, puis je conclurai par quelques perspectives d’amélioration.

Premièrement, pour donner quelques ordres de grandeur, les personnes âgées dépendantes peuvent être prises en charge en Ile-de-France dans le cadre de 63 000 places dans 707 établissements. Sur ce total, 340 sont à but lucratif ; ils représentent 45 % des places.

Le groupe Orpea quant à lui compte 58 EHPAD autorisés, dont un en travaux, pour 5 100 résidents, soit de l’ordre de 8 % des places. Ce groupe est présent dans tous les départements franciliens, à hauteur de quatre à onze établissements par département. Il est particulièrement présent dans les Hauts-de-Seine et dans le Val-d’Oise. Au titre de la dotation « soins », de manière consolidée en 2021, le groupe a reçu 102 millions d’euros de l’Assurance maladie, versés par l’Agence régionale de santé, 95 millions au titre des financements « classiques » et 7 millions au titre de la crise Covid, dont un peu moins de 4,5 millions de compensations au titre des pertes de recettes d’hébergement, en application des règles définies au niveau national. La gravité des patients accueillis dans ces établissements est comparable à ce que l’on constate au niveau régional. En termes de structuration de l’offre francilienne, la moitié des places totales en Ile-de-France, soit 32 000, sont habilitées à l’aide sociale. Sur ce chiffre de 32 000 places, 2 160 sont prises en charge par des EHPAD privés à but lucratif, dont 248 pour Orpea et aucune pour l’EHPAD Bords de Seine qui est l’objet du livre.

Je passe rapidement sur le système d’autorisation, que votre commission connaît certainement. Je pourrai y revenir dans les réponses. Pour l’essentiel, ces autorisations ont été délivrées avant 2002, et donc avant le changement de méthode. Les contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (CPOM) ont été initiés ; ils ne sont pas tous signés. En Ile-de-France, on compte un CPOM par département. Concernant Orpea, cinq CPOM sur huit sont signés, dont un CPOM pour les Hauts-de-Seine, incluant l’EHPAD de Neuilly. La négociation des nouveaux CPOM et la renégociation des actuels sont prévues dans la période à venir. Comme vous le savez, un certain retard a été pris lors de la crise sanitaire, assumé comme tel compte tenu des urgences qui étaient les nôtres dans cette période et du fait qu’il faut prendre le temps de bien négocier ces CPOM. Cela explique qu’ils ne soient pas tous signés à ce jour.

Le taux d’encadrement moyen d’Orpea est similaire aux taux régionaux et proche des taux nationaux : 62 équivalents temps plein (ETP) pour 100 patients pour ce qui est du taux d’encadrement global, 48 ETP pour 100 patients pour ce qui est du taux d’encadrement paramédical et agents de service hospitalier (ASH). Nous sommes donc dans les moyennes constatées au niveau national. Si nous nous intéressons de manière ciblée à ce qui distingue les établissements Orpea, les indicateurs de ressources humaines ressortent, avec un taux d’absentéisme et surtout de vacance de postes clairement plus élevé dans ces établissements que dans les médianes régionales. Le taux de vacance de poste atteint 7,3 % chez Orpea, contre 1,6 % en moyenne régionale. L’absentéisme est un peu plus élevé que la moyenne, à 15 %, contre 12,5 % en moyenne régionale. J’insiste sur le fait que l’absentéisme est un phénomène transversal, inter-structures et quel que soit le statut. Je n’aime guère ce terme, qui ne fait pas apparaître le motif de l’absence, mais l’on constate en tout état de cause un peu plus d’absentéisme et beaucoup plus de vacances de poste.

Je reviens sur les signalements et réclamations que nous avons enregistrés sur Orpea. Pour mémoire, nous sommes attentifs à deux types de signaux : les réclamations qui viennent des familles ou des hébergés et les signalements effectués par les établissements ou par les professionnels. Nous les encourageons d’ailleurs à le faire, puisque leur analyse est une manière de progresser dans la qualité des prises en charge.

En 2021, l’ARS a reçu 575 signalements des établissements dans le champ des EHPAD et des personnes âgées, soit un peu moins de 40 % des signalements que nous recevons. Tous ne concernent pas des faits de maltraitance : ils sont de multiples natures, y compris des conflits entre résidents, des vols et des sinistres. L’ARS encourage la déclaration de ces signalements et vérifie systématiquement la manière dont les établissements analysent les événements et en tirent des enseignements pour l’amélioration des prises en charge.

Toujours en 2021, nous avons reçu 290 réclamations émanant des personnes hébergées ou de leurs familles, soit à peu près 17 % en Ile-de-France du total des réclamations reçues, qui peuvent porter sur la totalité de l’offre sanitaire et médico-sociale. Je précise d’emblée que chaque réclamation adressée à l’ARS donne bien sûr lieu à une analyse et à une réponse écrite. Cette analyse est toujours produite en sollicitation de la structure, mais est réalisée de manière indépendante. Vous y avez fait allusion, madame la présidente, dans votre propos liminaire : nous sommes dans une période où beaucoup de réclamations remontent, certaines anonymes, ce qui rend la réponse difficile, mais qui sont tout de même analysées. D’autres sont très précises. J’y reviendrai. Elles méritent une analyse toujours circonstanciée et nécessitent une réponse individuelle, mais aussi une approche globale sur le faisceau d’indices qu’elles peuvent constituer sur des défauts de prise en charge.

S’agissant d’Orpea et depuis fin novembre 2020, date de mise en place d’un dispositif régionalisé de suivi, nous avons reçu 92 déclarations d’événements indésirables de la part des établissements, dix d’usagers et deux signalements transmis par des professionnels à titre privé. Je pourrai revenir, si vous le souhaitez, sur le détail des motifs : situations conflictuelles, maltraitance, problèmes de sécurité – assez nombreux – défaillances techniques et problèmes de ressources humaines, qui sont assez prégnants. Sur plus long terme, nous nous sommes également intéressés au taux de réclamation moyen par EHPAD. Nous avons relevé en moyenne, en Ile-de-France, 2,7 réclamations par établissement sur cinq ans. Il s’agit bien là des réclamations émanant des familles ou des hébergés. Le chiffre sur les EHPAD d’Orpea est très proche, à hauteur de 2,5 réclamations. Nous avons donc une moyenne, et l’on sait à quel point la moyenne peut être un chiffre sec, qui ne dit rien de la réalité des situations, et nous avons des cas. Nous en avons plus, ou nettement plus et il s’agit bien sûr de l’un des éléments qui président au choix de déclencher des inspections.

Seize inspections ont été réalisées dans quatorze des 57 EHPAD Orpea en Ile-de-France depuis 2011. Ces visites ont pu donner lieu à des recommandations, dont la mise en œuvre est facultative, et à des prescriptions, dont la réalisation est obligatoire et suivie par l’agence. Aucune de ces inspections n’a conduit l’agence à prononcer des injonctions, dont l’application fait ensuite l’objet d’une vérification lors d’une inspection supplémentaire, et, si elle n’est pas suivie d’effet, peut conduire à une mise sous administration provisoire ou à une mesure plus stricte.

J’en viens maintenant, dans un deuxième temps, à l’EHPAD des Bords de Seine. Je rappellerai d’abord dans quelle perspective globale l’ARS exerce son rôle de tutelle. L’ARS doit conseiller et appuyer méthodologiquement les établissements. Cela se fait dans le cadre du dialogue de gestion, comme cela a beaucoup été le cas pendant la crise du Covid sur les règles d’hygiène, la pédagogie à apporter sur la vaccination, etc. Je n’y reviens pas, mais le rôle des équipes est d’abord celui-là. Cette démarche est d’abord orientée vers l’accompagnement, en vue de la sécurisation et de l’amélioration du service rendu, bien sûr. Elle peut in fine, quand il y a lieu, aller vers la sanction ou la répression des opérateurs. Je redis à quel point cet ouvrage a été un choc : il met en évidence l’écart entre ce que l’agence essaie de faire et les pratiques constatées.

L’EHPAD des Bords de Seine est concerné par un CPOM signé entre l’ARS, le conseil départemental et Orpea fin 2017. Cet EHPAD est donc inclus dans un CPOM qui couvre la période 2018-2022. Il contractualise des objectifs stratégiques déclinés en objectifs opérationnels. Je n’insiste pas ; je pourrai y revenir lors des questions. J’ai été frappée en le reprenant de constater qu’il était déjà prévu des axes de qualité spécifiques sur la nécessité de réduire l’absentéisme, la vigilance sur le turn-over, la nécessité d’augmenter les projets de vie individualisés et de développer des partenariats avec l’extérieur dans le cadre de la politique générale, que vous connaissez, d’ouverture de nos EHPAD. Je reviendrai par la suite sur ce qui a pu être constaté dans les évaluations externes liées aux CPOM.

L’ARS a mené une inspection inopinée en août 2018 de cet EHPAD. Le rapport définitif a été transmis à l’établissement en juin 2019. Il n’y a pas eu d’inspection conjointe cette fois-ci, puisque le conseil départemental des Hauts-de-Seine avait réalisé une inspection en février 2018. Je précise d’emblée, puisque l’ouvrage laisse penser que l’ARS avait été sollicitée pour un contrôle conjoint, que nous n’en avons pas trouvé trace. En tout état de cause, nous travaillons en bonne intelligence maintenant avec le conseil départemental des Hauts-de-Seine et nous menons en ce moment même une inspection conjointe.

En 2018, les réclamations, telles qu’elles étaient connues de l’ARS, ne portaient pas sur des faits de maltraitance de l’ampleur et de la gravité de celles exposées par l’enquête du journaliste Victor Castanet. Nous avons depuis demandé à l’EHPAD de nous exposer certains cas, pour lesquels nous avons vérifié que nous n’avons pas eu de réclamation. C’est bien sûr quelque chose qui nous préoccupe ; j’y reviendrai sans doute en conclusion. Nous devons susciter beaucoup plus les réclamations et montrer que nous y apportons des réponses.

Ces inspections avaient notamment identifié un turn-over important des personnels et un manque d’encadrement, un temps d’intervention trop faible du médecin coordonnateur, notamment, et des conséquences en termes de dysfonctionnements dans la qualité des prises en charge, une absence de convention sur le champ d’intervention dit des dames de compagnie qui est bien exposé dans l’ouvrage, des projets personnalisés des résidents encore trop peu mis à jour et une gestion des risques insuffisamment travaillée.

Ainsi que je l’indiquais à madame la présidente, il me semblait important que vous soyez les premiers à avoir le détail des éléments de ce rapport et je pourrai bien sûr y revenir tout à l’heure. Je vous indique que j’entends rendre public ce rapport assez rapidement, mais je souhaitais vous en parler préalablement, y compris pour bien expliciter ce qu’on voit et ce que l’on ne voit pas dans une inspection de ce type.

À la demande de l’ARS, l’établissement a présenté en juillet 2019 un plan d’actions qui, globalement, semblait répondre aux recommandations et prescriptions. Un responsable et un échéancier étaient prévus pour chaque action. J’insiste sur ce qui a été le principal point de vigilance pour nous, à savoir la vérification qu’un médecin coordonnateur était bien présent. Je peux vous confirmer que cela est bien le cas, y compris en 2022. D’autres points, je n’y reviens pas, étaient en cours.

À partir de 2019, le nombre de réclamations reçues par l’ARS avait nettement diminué. Cet établissement avait été sélectionné pour une inspection inopinée au vu du volume de réclamations. Cet indicateur n’est pas le seul, mais il consiste à suivre l’évolution des plaintes. Neuf réclamations avaient été enregistrées entre 2016 et fin 2018-début 2019, d’où le déclenchement de ce contrôle. Elles n’étaient plus que trois entre 2019 et 2022.

Ce point ayant été rendu public, je reviens sur le fait que le Défenseur des droits avait attiré l’attention de l’ARS sur le cas d’une personne hébergée dans cet EHPAD, par courrier, le 30 décembre 2019, juste avant le début de la crise sanitaire. Une inspection inopinée de l’établissement était initialement programmée au cours de l’année 2020. La surveillance de la crise sanitaire a quelque peu bouleversé les plans de contrôle de l’ensemble des ARS, en tout cas de l’ARS Ile-de-France. Elle a imposé un plan de continuité d’activité et une mobilisation exceptionnelle des effectifs de l’agence, notamment de ceux de l’inspection régionale, qui a conduit à affecter ces agents en cellule de crise, en conseil et en accompagnement des EHPAD qui se trouvaient dans une situation très difficile, notamment en 2020.

J’insiste sur le fait que nous n’avons pas cessé de mener des inspections dans cette période. Le premier semestre en a vu nettement moins, mais le programme a ensuite été revu et a été ajusté pour se rendre d’abord là où il y avait le plus de signalements et de réclamations. Nous avions pour cet EHPAD un contrôle, un plan de mise en œuvre et moins de signalements. Le suivi a donc été fait, mais ne s’est pas traduit par une inspection inopinée jusqu’à janvier 2022.

Pour terminer sur ce point, j’ajoute qu’une plainte pour homicide involontaire a été déposée pour un décès survenu en 2020 au sein de cet EHPAD. Ce cas avait fait l’objet d’une réclamation à l’ARS. Les services avaient instruit ce dossier de manière très précise et apporté une réponse circonstanciée qui n’a pas convaincu la famille, laquelle a souhaité porter plainte. Cet élément est public, mais je le rappelle ici : une plainte pénale a été déposée par la même requérante, dont le parquet a annoncé la semaine dernière qu’il s’était saisi. Sur l’ensemble des cas décrits, celui-ci avait donc été analysé, contrairement à d’autres qui figurent dans le livre et dont nous n’avions pas connaissance.

Dès le lendemain de la parution du livre de Victor Castanet, les équipes de l’ARS ont conduit, avec celles du conseil départemental des Hauts-de-Seine, une inspection inopinée, dont on peut néanmoins imaginer qu’elle pouvait être anticipée. Nous l’avons prolongée le lendemain par un contrôle qui n’avait pas été annoncé la veille. L’inspection est toujours en cours. Il est important de prendre le temps de bien analyser tout ce qui aura été constaté.

Cette inspection a été axée d’une part sur la suite de ce qui avait été vu en 2019. Elle s’est aussi appuyée sur les premiers éléments que nous voyons dans l’ouvrage, en insistant sur ce qui pouvait être vu par la mission et ce qui serait renvoyé à la mission IGAS-IGF que j’ai mentionnée précédemment. Nous respecterons bien entendu nos standards d’exigence et le principe du contradictoire. Au-delà, la ministre l’a annoncé, nous avons un programme de contrôle spécifique, conduit en étroite collaboration avec les départements franciliens. Huit départements sur huit ont répondu favorablement à notre demande de mener ensemble l’analyse de risques, pour croiser tous les signaux, y compris ceux reçus au travers du numéro d’appel dédié, traités par les services des départements. Ces travaux déboucheront sur un programme d’inspection, dont vous comprendrez que je ne tiens pas à le détailler ici, afin d’en préserver l’efficacité.

Je terminerai, madame la présidente, mesdames et messieurs les députés, sur tout ce que ceci nous inspire et ce que nous devons modifier. Encore une fois, nul ne peut se satisfaire de la situation actuelle. Je souhaite insister sur le fait, comme cela a déjà été dit, qu’on ne peut jeter l’opprobre sur l’ensemble d’un secteur, crucial, et sur des professionnels qui sont engagés au quotidien au service de nos aînés. J’ai d’ailleurs été frappée, en lisant l’ouvrage, sur la distinction qui est bien opérée avec les professionnels des EHPAD de ce groupe, dont beaucoup d’entre eux témoignent de la manière dont ils essaient d’assurer au mieux leurs missions. Ce secteur connaît de très fortes tensions de ressources humaines et de recrutement. Nous devons donc nous positionner sur ces deux jambes, de renforcement de la qualité des prises en charge, des formations, de la réassurance à donner à ces personnels sur leur cadre d’exercice, et bien sûr sur l’élévation des standards demandés et des plans de contrôle.

Je voudrais insister sur le fait qu’en Ile-de-France, nous avons, au fur et à mesure des négociations des CPOM, essayé de durcir ce qui est déjà prévu par la réglementation, notamment pour définir un plafond de charge par soignant – infirmier ou aide-soignant – en dépendance et en soin à partir de la lourdeur des cas qui sont prévus et autorisés par EHPAD. Une disposition financière n’a pas encore trouvé à s’appliquer, parce qu’elle est très récente : elle oblige contractuellement à solliciter l’ARS sur l’affectation d’éventuels excédents et empêche qu’ils soient utilisés à quoi que ce soit d’autre qu’une action de service public. Nous prévoyons des dialogues de gestion plus intenses et plus rapprochés que ce qui est prévu par la réglementation. Même si ce cadre plus exigeant n’a pu s’appliquer du fait de la crise sanitaire, nous avions bien prévu de le faire cette année.

 

Je termine sur les actions de soutien à l’amélioration des prises en charge : plusieurs appels à candidatures ont été lancés depuis 2014, avec le déploiement d’astreintes de nuit d’infirmiers et une aide financière de l’ARS permettant d’avoir un dispositif couvrant plusieurs EHPAD d’un même territoire. Nous expérimentons des temps de médecins prescripteurs en EHPAD en tarif partiel, pour avoir un suivi médical plus régulier. Nous avons 54 équipes mobiles gériatriques en Ile-de-France, ainsi que des infirmières mobiles d’hygiène, rattachées aux hôpitaux, mais permettant une action d’ensemble. Jusqu’à la parution de ce livre, c’était l’un des éléments qui ont beaucoup marqué les EHPAD, quel que soit leur statut : ils sont beaucoup plus que précédemment inscrits dans des filières gériatriques d’ensemble qui permettent une prise en charge graduée.

En conclusion, au-delà du plan de contrôle qui est en train de se mettre en place à très court terme, il faudra bien sûr tirer toutes les conséquences de ce qui est mentionné dans ce livre, renforcer les contrôles inopinés. Je voudrais insister sur le fait que les contrôles sont parfois, effectivement, annoncés. Je pourrai y revenir et des questions porteront peut-être sur ce sujet. Trois raisons l’expliquent. D’abord, une inspection dans un EHPAD est très perturbante pour la prise en charge des hébergés. Quand nous contrôlons un EHPAD pour des soupçons de maltraitance, nous le faisons évidemment de manière inopinée. Quand les questions sont plus structurelles et que le contrôle porte par exemple sur les effectifs, nous n’avons pas de raison d’ajouter du désordre. Une question porte de manière évidente sur le délai de préavis. Nous pouvons également mener des inspections thématiques. Nous renforcerons le poids de l’inopiné par rapport au programmé, mais je souhaite expliquer pourquoi nous procédons de la sorte. Par exemple, une partie du contrôle ne peut être faite quand le directeur n’est pas sur place, or les directeurs supervisent parfois plusieurs établissements.

Deuxièmement, nous avons un plan global d’attractivité des métiers qui porte aussi sur la formation initiale continue, la coopération interprofessionnelle et la bonne collaboration entre les soignants et les équipes d’hébergement, point de difficulté particulièrement relevé dans le cas de cet EHPAD de Neuilly. Tel est également le cas dans d’autres. Le livre illustre d’ailleurs les difficultés des soignants à exercer un suivi d’ensemble de leurs prescriptions. Encore une fois, je veux vous redire notre engagement à faire cesser toute situation de ce type. La mobilisation est très forte. J’ai eu dès le lendemain des témoignages d’agents de l’ARS me demandant comment ils pouvaient aider. Je voudrais terminer sur ce point, madame la présidente, pour dire à quel point nous prenons tout cela très au sérieux.

Mme la présidente Fadila Khattabi. Merci, madame la directrice, pour votre intervention. Je souscris pleinement à ce que vous avez dit concernant les personnels : il ne s’agit pas, bien sûr, de jeter l’opprobre sur les professionnels de ce secteur. Le but de nos travaux est de faire la lumière sur l’affaire Orpea suite à la parution du livre et nullement de jeter l’anathème sur ces personnels qui font un travail remarquable, dévoué et s’investissent au quotidien pour accompagner nos aînés. Je voulais le souligner à nouveau.

M. Didier Martin (LaREM). Madame la directrice générale, je voudrais vous remercier d’avoir répondu à l’invitation de notre présidente pour témoigner devant la représentation nationale. De nombreuses questions sont devant nous et nous devons y apporter des réponses. Vous nous aidez à faire la lumière sur ce qui se passe, en toute transparence, dans les EHPAD français, dans les EHPAD d’Ile-de-France et singulièrement dans ceux du groupe Orpea.

Ce qui nous a bien sûr bouleversés et révoltés, ce sont les aspects de maltraitance, mais nous avons également été choqués par l’apparente impunité au regard des faits qui se déroulent et qui ne doivent pas se dérouler. Certes, des contrôles existent. Vous avez évoqué ces contrôles programmés et ces contrôles inopinés. Nous sommes particulièrement attentifs à l’aspect de la qualité des soins et aux aspects sanitaires, en complément de ce que fait le département pour la dépendance.

D’après l’ouvrage de Monsieur Castanet, ces contrôles sont, à l’évidence, trop rares. Ils sont souvent programmés et annoncés très en amont, ce qui laisse aux établissements le temps de s’y préparer. La qualité de ces contrôles est parfois peut-être insuffisante et cela permet que les sanctions et les mesures soient peut-être insuffisantes, elles aussi. Ce qui est aussi condamnable, c’est peut-être la façon dont, avant ces contrôles, les établissements peuvent modifier des plannings et déplacer des résidents pour passer sous le seuil de capacité autorisé. Je passerai sur d’éventuelles falsifications de contrats, etc.

Face à ces constats, mon questionnement est simple. Pouvez-vous nous indiquer encore plus précisément comment sont réalisés ces contrôles, quelle est leur réalité ? Vous avez déjà commencé à le faire dans votre intervention. Quelles sont les marges de manœuvre dont vous disposez pour impulser des changements de comportement ? Considérez-vous, comme M. Castanet, que la qualité des contrôles est largement perfectible ? Merci de répondre à ces questions.

Mme Marine Brenier (LR). Merci, madame la directrice générale, d’être venue aujourd’hui face aux députés de la commission des affaires sociales. Dans un premier temps, j’aimerais pouvoir, en ayant un proche résident dans un des EHPAD de ce groupe, redire à quel point le personnel soignant et les aides-soignants font un travail remarquable, dévoué, avec beaucoup de professionnalisme, mais dans des conditions de travail extrêmement difficiles.

J’ai trois questions à vous poser. La première concerne le grand plan d’accompagnement des EHPAD qui a été présenté à la fin du précédent quinquennat, avec des budgets supplémentaires alloués. Nous n’avons pas de retour sur l’organisation de ce plan ni sur la manière dont les budgets ont été alloués : est‑ce une réussite ? Faut-il des plans supplémentaires pour mieux accompagner les EHPAD ?

Ma deuxième question porte sur la plainte pour homicide involontaire qui a été déposée. Vous avez fait l’historique des inspections qui ont été réalisées. Est-ce à dire que lorsqu’une plainte concernant des faits aussi graves de maltraitance est déposée, il n’y a pas automatiquement de contrôle mené de manière commune par les conseils départementaux et l’ARS ? Ce problème doit être mis en lumière.

Enfin, nous avions parlé dès le début de ce quinquennat d’une loi sur le grand âge et sur la dépendance, qui malheureusement n’a pas été présentée. Pensez‑vous qu’une loi sur la dépendance offrirait des garde-fous supplémentaires pour vous accompagner et accompagner les professionnels de santé, pour signaler ce genre d’événements dramatiques et pour éviter qu’ils puissent se renouveler ? Je vous remercie.

Mme Michèle de Vaucouleurs (Dem). Parmi les missions de l’ARS, figurent la régulation de l’offre de soins et à ce titre, la mission d’assurer la qualité, la sécurité des prises en charge et l’efficacité au meilleur coût. Dans la tourmente des accusations portées à l’encontre d’un EHPAD du groupe Orpea, l’insuffisance des contrôles est, à juste titre, pointée du doigt. Bien évidemment, la responsabilité des contrôles n’est pas uniquement celle de l’ARS, qui n’a en charge que la partie sanitaire : elle revient également au département. Toutefois, selon la fédération UNSA Santé, les moyens propres à l’ARS pour effectuer ces contrôles auraient diminué de 26 % entre 2014 et 2020. Cette baisse atteindrait même 40 % pour les médecins inspecteurs. Dans les faits, en 2019, seuls 17 établissements sur 700 auraient été contrôlés en Ile-de-France, dont dix seulement sur la base de signalements.

Il semble par ailleurs qu’il existe une grande disparité dans l’exécution des contrôles selon les régions. Ainsi, selon le journal Libération, l’ARS de la région Aquitaine disposerait de 300 agents, soit entre vingt et trente ETP, chargés des contrôles. Ces derniers seraient tenus à un minimum de 25 journées de contrôle effectives et 121 contrôles auraient été effectués en 2019. Par ailleurs, je souhaite évoquer le palmarès des 250 maisons de retraite paru dans Les Echos en octobre 2020, qui incluait 239 EHPAD. Parmi ceux-ci, ne figuraient que dix établissements franciliens, contre 23 établissements de la région Nouvelle Aquitaine. S’il est difficile de déterminer l’impact des contrôles dans ce classement, il ne semble pas incongru de les mettre en relation.

Aussi, pouvez-vous détailler la politique de l’ARS Ile-de-France en matière de contrôle des EHPAD ? Combien de contrôles sont effectués chaque année ? Combien d’agents sont dédiés à cette mission en Ile-de-France ? Enfin, j’apprécierais que vous nous transmettiez quelques éléments qualitatifs concernant ces contrôles. Quels sont les critères qui vous permettent d’évaluer un établissement ? Le périmètre de contrôle se limite-t-il aux soins ? Inclut-il d’autres dimensions, telles que le bien-être des patients ? Je vous remercie.

M. Boris Vallaud (SOC). Merci, madame la directrice générale, pour cette présentation. Pour ce qui me concerne, j’ai quelques questions simples. Sur la prise en charge, quand il s’agit évidemment de personnes âgées dépendantes, il faut être à la fois exigeants et modestes. C’est une tâche difficile et le travail des personnels soignants est absolument considérable. Vous avez parlé vous-même d’un livre qui révélait un système. C’est sur ce système que je veux vous interroger, et sur la nature des contrôles. Vous avez évoqué quelques-uns de leurs aspects, mais lors des contrôles, avez-vous décelé des comportements suspects ? Des produits de santé facturés exactement au prix remboursé révélant peut-être des marges arrière, comme dans la grande distribution ? Des tableaux d’effectifs truqués pour optimiser les enveloppes attribuées par l’ARS ? Des tarifications à l’activité sensiblement plus élevées que dans d’autres établissements exerçant pourtant la même activité ? Plus généralement, au-delà des EHPAD, des cliniques d’Orpea ont-elles été contrôlées ?

En deuxième lieu, les alertes ont été nombreuses. Je voulais savoir de quelle manière le Gouvernement, interpellé par ma collègue Christine Pirès-Beaune, qui s’exprimera après moi, a donné ou non instruction aux ARS de renforcer les contrôles. Si j’en crois le directeur général d’Orpea, ils étaient de 96 en 2016, 75 en 2017, 55 en 2018, 49 en 2019, 18 en 2020, dix en 2021 – considérons que ces deux dernières années sont d’une nature particulière. Je voudrais que vous nous indiquiez quels sont les effectifs consacrés à ces inspections au sein de l’ARS Ile-de-France.

Mme Agnès Firmin Le Bodo (Agir ens). Madame la directrice, merci de venir échanger avec nous ce matin sur ce sujet si important. Tout d’abord, je souhaite intervenir sur un axe que vous n’avez pas abordé et qui est évoqué dans le livre : le pantouflage et les collusions entre ARS et Orpea. Vous venez de prendre vos fonctions au mois d’août 2021 à la tête de l’ARS. Je pense que nous devons aborder ce sujet, même si bien sûr, ce sont les enquêtes qui le démontreront.

« Vous n’imaginez pas à quel point le sentiment d’impunité est ancré dans ce groupe », page 288. « Orpea a entrepris de nouer des relations directes avec des membres de la haute administration directe de la santé et plus précisément avec des figures importantes des ARS », page 317. Quelles sont les conséquences de ces soi-disant pantouflages et collusions ? Des contrôles pourtant annoncés par l’ARS annulés à la dernière minute, des facilités dans l’octroi des agréments.

Madame la directrice, comment voyez-vous, en interne, le respect de ces règles éthiques et de déontologie auxquels sont astreints les agents de votre ARS ? Comment éviter ce système ? Quelles actions comptez-vous mener pour éviter, par exemple, que des relations de connivence ne s’installent entre les hauts fonctionnaires et les dirigeants de cliniques et EHPAD privés ? Selon vous, la législation en matière de pantouflage devrait-elle être renforcée ?

Sur les contrôles, « est-ce que les ARS ont les capacités et les moyens de contrôler des groupes comme Korian ou Orpea ? Est-ce qu’ils ont la puissance d’expertise pour le faire ? Aujourd’hui, clairement non. » Ce sont des propos de l’ancien directeur général adjoint de Korian, page 293. Pour avoir avec mon collègue, Jean-Carles Grelier, réalisé un rapport sur les ARS il y a quelques mois, tous les directeurs des ARS nous ont souligné ce point : ils n’ont pas les moyens nécessaires pour effectuer ces contrôles. L’ouvrage dénonce des « contrôles bidon », car trop rares, planifiés et donc préparés, et parfois défaillants.

Plusieurs questions peuvent se poser : sur l’ensemble des contrôles réalisés par vos services, quelle est la proportion de contrôles inopinés ? Disposez-vous de moyens humains et matériels suffisants pour réaliser de manière régulière et sérieuse ces contrôles ? Effectuez‑vous systématiquement un contrôle lorsque vous recevez un signalement ? Comment travaillez-vous avec les services départementaux chargés du contrôle social ? Considérez-vous qu’il soit pertinent que deux autorités distinctes soient chargées de contrôler les mêmes établissements ? Privilégiez-vous les contrôles conjoints ?

Mme Valérie Six (UDI-I). Je voudrais d’abord remercier madame la directrice générale d’être venue aussi rapidement nous donner ces informations. J’ai bien conscience aussi que vous n’avez été nommée à la tête de l’ARS que cet été.

Nous avons toutes et tous été choqués par les allégations de maltraitance révélées la semaine dernière à l’encontre du groupe Orpea, mais également par le cynisme des réponses apportées par son PDG. Il nous appartient maintenant de faire la lumière sur les responsabilités sans doute partagées entre l’Etat, le département et l’entreprise. À ce titre, les dirigeants d’Orpea ont pointé du doigt la responsabilité des ARS et des départements sur les volets du soin et de la dépendance, qui rappelons-le, font l’objet d’un financement public.

Nous savons que le manque de personnel soignant est un élément majeur dans les situations de maltraitance. Le groupe UDI défend la mise en place d’un ratio minimal de personnes travaillant en EHPAD. Or c’est précisément le mode de calcul du ratio de personnel qui est dénoncé par Orpea, fixé par conventionnement entre l’ARS, le département et l’établissement. De quelle marge de manœuvre dispose l’ARS pour modifier l’attribution de personnels aux EHPAD ? Cette crise met également en avant la nécessité urgente de revoir les systèmes de contrôle de qualité en EHPAD. La fréquence et la qualité des contrôles sont notamment mises en cause, grandement liées à un manque de personnel d’inspection. Selon le directeur général d’Orpea, les contrôles inopinés seraient ainsi passés de 94 visites en 2016 à 55 en 2018. Dans son rapport relatif aux droits fondamentaux des personnes vivant en EHPAD, la Défenseure des droits déplorait le fait que ces contrôles aboutissent très rarement à la fermeture effective d’un service ou d’un établissement. Quels seraient les moyens de les optimiser ? Comment expliquez-vous le peu de moyens consacrés par les ARS à ces missions ? Je vous remercie.

Mme Caroline Fiat (FI). Merci, madame la directrice, d’être venue ce matin. Vous vous dites choquée, comme beaucoup de mes collègues, par les révélations récentes. Autant vous dire que, pour ma part, je n’ai été choquée en rien et je rappelle qu’ici même, au mois d’octobre dernier, sous les ricanements, j’avais détaillé les pratiques inhumaines des EHPAD privés lucratifs. Autant écouter quand il se passe des choses ici !

Les effectifs dans les ARS chargés de contrôler des milliers d’établissements relevant de leurs compétences n’ont cessé de fondre ces dernières années. Ainsi, les inspections dans les établissements pour personnes âgées sont principalement effectuées par un corps de fonctionnaires dont les effectifs ont chuté de 28 % en six ans, et même 40 % pour les médecins inspecteurs.

Pouvez-vous nous présenter avec précision l’évolution des effectifs d’inspecteurs pour les EHPAD de l’ARS Ile-de-France depuis 2017 ? Cette année-là, sur 700 établissements en Ile-de-France, seulement 17 ont été contrôlés. À ce rythme, un établissement est soumis à une inspection tous les 41 ans. Ces six dernières années, le Défenseur des droits a été saisi de quelque 720 réclamations afférentes aux droits des résidents d’EHPAD. Comment se fait-il que le nombre d’inspections par l’ARS Ile-de-France soit très significativement inférieur à ce chiffre ? Y a-t-il, oui ou non, une inspection à chaque signalement ? Y a-t-il, oui ou non, une inspection à chaque fiche d’événement indésirable remplie ? Recevez-vous d’ailleurs toutes les fiches d’événements indésirables ? Sur l’ensemble des inspections réalisées depuis 2017, pouvez-vous indiquer la proportion d’entre elles effectuées uniquement sur pièces, c’est-à-dire sans déplacement sur place ? Pouvez-vous nous indiquer la proportion de celles réalisées sans que l’EHPAD ait été prévenu à l’avance ? Je reprends vos mots : « inopiné, mais un peu anticipé ». Pour moi, dans ce cas, ce n’est pas inopiné. Pouvez-vous nous indiquer le nombre d’EHPAD d’Ile-de-France ayant reçu, depuis le début du quinquennat, une prescription obligatoire suite à une inspection ? Qu’en est-il du nombre d’EHPAD ayant reçu des injonctions du fait de problèmes graves ?

Mme Jeanine Dubié (LT). Merci, madame la directrice, pour votre présentation. Je prends en compte le fait que vous êtes arrivée seulement en juillet 2021 et que vous ne pouvez être comptable du fonctionnement de l’ARS antérieurement. Tout de même, dans le livre, il est écrit : « Ce mur, ce silence de l’administration, plusieurs témoins de mon enquête l’ont constaté, amers. » Des directeurs d’établissement, des personnels, dont des familles, ont tenté d’alerter les ARS ou la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), sur la partie hébergement, sur les pratiques du groupe Orpea, en vain. Comment, madame la directrice, pouvez-vous expliquer ce manque de réaction de l’ARS ?

Vous nous dites que vous avez effectué un contrôle en août 2018, un contrôle inopiné si je comprends bien. Malgré tout, le conseil départemental, lui, l’a fait en février. Vous savez bien que pour avoir une évaluation complète de l’établissement, il fallait un contrôle conjoint entre département et ARS. Vous dites que vous ne le retrouvez pas. Le département dit que vous ne leur avez pas répondu. Nous n’allons pas être arbitres sur ce sujet, mais ce qui m’intéresse est de savoir, suite au contrôle du département, quand vous décidez de faire l’inspection en août 2018, ce qui déclenche ce contrôle inopiné ? Est-ce le département qui vous a apporté des éléments suite à son inspection du mois de février ou bien est-ce l’accumulation de déclarations de faits indésirables ? Le Défenseur des droits vous saisit sur un signalement ; une plainte pour homicide involontaire est déposée. Ces événements doivent interpeller l’administration et posent peut-être même la question du retrait de l’autorisation d’exercice.

Vous qui venez de prendre vos fonctions, je vous demande ce que vous comptez faire. Quels effets peut avoir ce livre sur le fonctionnement des ARS ? Comment comptez‑vous désormais mettre en place les contrôles sur ces établissements ? Je vous remercie.

Mme la présidente Fadila Khattabi. Je passe la parole à madame la directrice générale dans un premier temps pour des éléments de réponse, sachant que je compte dix demandes d’intervention, c’est-à-dire une deuxième salve de dix questions au moins.

Mme Amélie Verdier. Je vous remercie. Je vais essayer de répondre de manière complète, même si bien évidemment beaucoup de sujets ont été soulevés.

Je voudrais revenir sur la manière dont nous déclenchons les contrôles et les inspections. Par « inopiné », je veux dire qu’ils sont vraiment inopinés : nous nous présentons le matin sans que personne ne soit prévenu, même la veille. Je ne voudrais pas qu’il y ait d’ambiguïté sur ce point. Madame Fiat a parfaitement raison : c’est un enjeu important, y compris quand on comprend, en lisant le livre, un certain nombre de sujets. Les contrôles véritablement « inopinés » représentent de l’ordre de 20 à 25 %, selon les années, des contrôles réalisés aujourd’hui dans l’ARS Ile-de-France pour les EHPAD. J’ai annoncé que je souhaitais augmenter cette part. S’agissant du délai de prévenance, ce peut être dans certains cas 24, 48 heures à l’avance, pour vérifier que le directeur sera là, ou qu’encore une fois, nous ne perturberons pas l’activité. Dans certains cas, le délai de prévenance est de deux ou trois semaines. Tel est notamment le cas quand il s’agit de mener à bien des axes de contrôles définis de manière nationale et thématiques, par exemple pour vérifier la bonne application et compréhension de référentiels sur la prescription médicamenteuse et pour lequel il est demandé à l’établissement de réunir de la documentation.

L’inspection n’est que la phase la plus visible du système de contrôle. Je ne reviens pas sur le contexte des autorisations, qui représente un premier niveau. Il faut citer le cadre des CPOM, du dialogue de gestion et des échanges réguliers. Vous m’interrogez à plusieurs reprises pour savoir s’il y a inspection à chaque fois qu’il y a réclamation. La réponse est non. À chaque réclamation, il y a un examen de la plainte, une confrontation des autres signaux que nous pouvons avoir et un examen de la réponse qui est apportée par la structure. Ce qui est certain – en tout cas dans les éléments qui m’ont été présentés, mais je n’ai pas de raison d’en douter –, c’est qu’il y a une réponse quand il y a une réclamation. Les inspections sont déclenchées sur la base d’un faisceau d’indices : quels sont les motifs des plaintes ? Quelle est la réponse apportée, encore une fois ? En cas de plainte d’usager, par exemple, comment se réunit le conseil de la vie sociale ? Quand il s’agit de faits plus graves, de réclamations qui questionnent la prise en charge, nous y allons évidemment, même si nous n’y allons pas forcément tout de suite. Je remercie les orateurs qui l’ont souligné, les années 2020 et 2021 sont quand même un peu particulières. J’insiste sur le fait que nous n’avons pas arrêté les inspections, mais elles ont été moins nombreuses, c’est tout à fait exact. Je ne reviens pas sur la mobilisation de nos équipes.

Vous m’avez demandé le nombre d’inspecteurs. J’ai bien vu l’interpellation de l’UNSA au niveau national sur ce point. Il est important de préciser la manière dont se déroulent les contrôles. L’inspection régionale de notre ARS compte vingt inspecteurs. Simplement, un contrôle mobilise plus que les inspecteurs du service d’inspection. En tant que tel, le potentiel d’« inspectants », si vous me permettez ce raccourci, est de 200 personnes au sein de l’Agence régionale de santé d’Ile-de-France. Comment passe‑t‑on de l’un à l’autre de ces chiffres ? Comme cela a été indiqué, il faut compter les médecins, les pharmaciens et les infirmiers inspecteurs. Il faut également citer les personnes formées pour être habilitées. Quand nous déclenchons un contrôle, certains personnels ont la formation de contrôle, si je puis dire, et d’autres ont une formation plus spécialisée, notamment des personnes du département autonomie – la directrice de l’autonomie est à mes côtés – ou de la direction départementale. En fonction du motif de déclenchement, nous pouvons mobiliser des médecins d’autres structures. Parmi les actions définies par la suite, figurera évidemment le renforcement de ce potentiel d’inspecteurs.

Notre rôle est de fermer un établissement quand cela est nécessaire, ou plutôt d’en transférer la gestion, car nous ne pouvons pas nous permettre de perdre des places. D’abord et avant tout, il s’agit d’accompagner ceux qui essaient de faire bien, et de mettre fin à l’existant quand il en est besoin.

J’ai bien examiné la question des surcapacités, que Monsieur Martin a pointée. Nous ne l’avons pas constatée à l’ARS Ile-de-France – mais je précise à nouveau que je ne suis là que depuis six mois. Cela n’implique pas que le phénomène n’existe pas, mais les contrôles effectués lors des années récentes n’ont pas donné lieu à suspicions. Le livre nous invite bien sûr à aller plus avant, au sens où nous constatons des capacités légèrement en deçà le jour du contrôle. Ce point devra évidemment être approfondi.

Vous vous interrogez, plus globalement, sur la réalité des contrôles. Certains points peuvent ne pas être forcément vus lors d’une inspection d’un EHPAD. C’est évidemment ce qui nous interpelle et qui nécessitera une approche plus structurelle et conjointe pour croiser les informations. Nous sommes frappés de la dénonciation de pratiques que nous n’avions pas vues. Pour avoir repris certains rapports, je ne sais toutefois pas très bien si nous pouvions les voir à partir du contrôle d’un EHPAD, d’où la nécessité aussi de regarder comment les différentes entités chargées des contrôles croisent leurs informations.

Madame Brenier, vos questions étaient peut-être plus générales et nationales. Je les entends parfaitement. Nous pourrons peut-être y revenir, si madame la présidente m’y autorise, postérieurement à cette audition, pour donner des chiffres précis sur les allocations de ressources supplémentaires depuis le plan de 2016 pour porter chaque EHPAD à sa dotation plafond, sur la base de l’équation tarifaire des revalorisations permettant d’augmenter le taux d’encadrement en soignants. Je me propose de vous transmettre ces éléments chiffrés ultérieurement. Il existe en soi une capacité de modulation entre les trois groupes fonctionnels à l’intérieur d’un plafond de ressources. Nous sommes, bien sûr, attentifs à la masse salariale allouée à la dotation soins et dépendance.

En réponse à une autre question, nous n’avons pas, dans les contrôles récents, constaté cette pratique, dite « à l’euro près », qui interpelle en effet. Je reste toutefois prudente : nous devrons reprendre ces contrôles de manière plus systématique que nous n’avons pu le faire dans le bref laps de temps qui nous sépare de la parution du livre.

À juste titre, vous m’interpellez sur la plainte pour homicide involontaire. Je me suis peut-être exprimée un peu rapidement tout à l’heure. Nous avons enregistré une réclamation de la famille sur les conditions du décès. Elle a fait l’objet d’un deuxième regard, notamment médical. Une plainte pour homicide involontaire a ensuite été déposée, dont nous n’avons pas eu connaissance immédiatement. Je ne voudrais pas laisser penser que nous nous sommes contentés de répondre à une plainte pour homicide involontaire par un petit écrit après analyse. Peut-être ai-je pu faire ce raccourci tout à l’heure, mais ce n’est pas le cas.

Je n’ai pas sous les yeux les effectifs des corps de contrôle et j’ignore si nous en disposons. De fait, nous avons observé une baisse. Il est important de distinguer les effectifs des personnels titulaires dans les différents corps qui constituent une ARS et la réalité des compétences mobilisées, c’est pourquoi j’ai beaucoup insisté sur les plans de formation des inspecteurs ou contrôleurs des agences régionales de santé (ICARS), c’est-à-dire des inspecteurs qui viennent en complément renforcer les effectifs. Il arrive que des postes publiés ne soient pas pourvus, ce qui renvoie à d’autres préoccupations sur l’attractivité des postes en Ile-de-France. Ce qui nous importe, ce sont aussi les capacités globales d’effectifs de contrôle, même si nous avons besoin de ces compétences. Nous veillons d’ailleurs à les répartir entre les directions départementales, pour disposer de compétences partout, au plus près du terrain.

L’agence régionale de santé avait procédé, sur décision de l’un de mes prédécesseurs, à la régionalisation du service de contrôle, ce que je pense être une bonne mesure, car les inspections sont réalisées en mobilisant les effectifs des directions départementales. Cela permet donc de consolider une expertise globale, tout en ayant ensuite, quand l’inspection se réalise, une association des différentes compétences. Madame de Vaucouleurs insiste sur les disparités entre agences régionales de santé. C’est tout à fait exact. Cela fait partie, je pense, des éléments qu’il faut harmoniser.

Même si le sujet est compliqué, je ne suis pas favorable à un objectif ciblé par catégorie de structures sur une année donnée. Un objectif minimum aurait du sens, mais nous avons à cœur, à chaque fois, de regarder l’analyse de risque et les réclamations existantes. L’ARS s’occupe aussi d’autres établissements, tant sanitaires que médico-sociaux. Les évolutions des volumes de contrôle sont aussi le résultat des retours que nous pouvons faire. J’ai bien conscience que ces résultats peuvent être insuffisants. Les axes que j’identifie pour l’avenir comprennent la nécessité de beaucoup mieux faire connaître les dispositifs de réclamation et les suites qui peuvent leur être données. En effet, nous ne les recevons manifestement pas toutes, comme nous le voyons depuis la parution du livre, avec de nouvelles réclamations, correspondant à des cas anciens, que nous n’avions pas eues. L’agence en tient un suivi très précis.

S’agissant de l’EHPAD des Bords de Seine, l’inspection inopinée, le plan de contrôle, le suivi d’actions et le nombre de plaintes en baisse constituaient un faisceau d’indices plutôt rassurants, qui nous a conduits à aller ailleurs. Il faudra le vérifier plus en détail dans la période qui vient, mais les cas signalés sont a priori contemporains à ceux qui ont donné lieu à l’enquête inopinée, plutôt que postérieurs. Je m’exprime avec prudence, car vous avez compris qu’un contrôle est en cours pour préciser ces éléments.

Le livre évoque un « système ». Nous ne pouvons le vérifier EHPAD par EHPAD. Cela fait partie des questionnements plus systématiques. J’ai souhaité insister dans ma déclaration liminaire sur le suivi des ressources humaines en tant que tel : vérification du bon volume d’interventions de médecins coordonnateurs, d’infirmiers coordonnateurs et de personnels aides-soignants. L’ARS Ile-de-France a souhaité instituer un plafond de « charge en soins » par catégorie de personnel soignant, ce qui est contraignant, mais représente une réassurance, même s’il faut ensuite vérifier ce qui se passe chaque jour et chaque nuit.

Je me permets devant cette assemblée de redire à quel point j’ai été, pour ma part, choquée d’entendre certains dirigeants d’Orpea dire que tout ceci est lié à une insuffisance des contrôles. À titre personnel, je n’attends pas d’être contrôlée pour faire ce pour quoi j’ai signé. Pardon de cette remarque personnelle. Cela ne signifie pas qu’il ne faut pas faire de contrôle : ce n’est pas le sens de ma remarque. Je le dis au nom de tous les professionnels de l’agence régionale de santé qui essaient tous les jours de bien faire.

Vous trouvez peut-être que j’insiste trop à ce sujet, mais je ne suis à la tête de cette agence que depuis six mois, donc je n’ai pas vécu la première partie de la crise du Covid, qui a été très dure, d’abord pour les personnels en EHPAD qui se sont largement retrouvés seuls. Je me suis rendue dans un certain nombre des 700 EHPAD de la région depuis mon arrivée. Ils ont désormais des référents gériatriques et savent que l’ARS leur répond, face aux besoins. Il faut aussi être, non pas juste, puisqu’il ne m’appartient pas de me situer dans un registre moral, mais précis sur ce qui peut être pris en défaut. Encore une fois, nous sommes là pour améliorer nos plans de contrôle. Des contrôles portent aussi sur les cliniques.

Je me permets de signaler que la chambre régionale des comptes a réalisé un contrôle sur Clinea. Cette information est publique. Une partie est d’ailleurs encore centralisée : quand on contrôle Clinea, des éléments relèvent du siège Orpea, ce qui montre la manière dont l’organisation du groupe est centralisée. Telle est la raison pour laquelle le Gouvernement déclenche une inspection globale. Les contrats précaires et les vacataires sont nombreux dans les EHPAD de ce groupe, ce qui doit aussi nous alerter.

Nous avons déjà renforcé les contrôles. Je ne souhaite pas être trop détaillée à ce sujet, mais je peux vous dire que les contrôles inopinés ont déjà commencé, suite aux instructions reçues du Gouvernement. Un plan global se met en place de manière coordonnée avec les services des départements.

Madame Firmin Le Bodo m’a interpellée à juste titre sur de potentielles collusions et des enjeux déontologiques. Premièrement, sur le cas concernant l’agence régionale de santé Ile-de-France qui est cité dans le livre, je pense que nous avons identifié la personne dont il s’agit. Je me permets simplement de dire qu’elle a quitté l’agence lors de la transformation des agences régionales d’hospitalisation (ARH) en ARS. Je dois encore terminer l’instruction pour vérifier dans quel cadre elle a quitté la structure, mais je comprends que votre question était plus générale, sur le cadre déontologique existant. D’une part, un large spectre des agents est soumis à déclaration publique d’intérêts et cette obligation est vérifiée. Toutefois, comme souvent en la matière, après l’institution des règles, remontent des difficultés liées à la situation antérieure. Cela ne signifie pas qu’il faille se contenter de la législation existante. Les actions menées sont un rappel des règles, pour s’assurer que nul ne les ignore.

S’agissant des agréments, j’ai vérifié très précisément ce qui est mentionné dans le livre. Sur la période récente, datant des ARS, aucun nouvel agrément n’a été demandé. Nous avons donc été peu confrontés à cette situation.

S’agissant du pantouflage, la législation est très claire. Les cas dans lesquels la commission de déontologie doit être saisie sont précis. Là encore, cela fait partie des éléments que nous rappellerons pour vérifier ce qui se passe, le cas échéant. Je pense notamment aux départs à la retraite, pour lesquels je ne suis pas certaine que les règles assurent une couverture complète. Je me permets, de manière personnelle, de vous redire mon entière détermination à ce qu’il ne puisse y avoir de soupçons en la matière, en interne comme en externe. Il me semble tout de même que la législation est claire de ce point de vue.

Je souhaite réagir sur l’expression de « contrôles bidon », employée par une des députées tout à l’heure. Le livre utilise effectivement ce terme, ce qui nous invite à réagir. Je demande que l’on trace à chaque fois dans quel contexte le contrôle a été réalisé et qui a été prévenu. Cet élément est très interpellant dans le livre. Il se trouve que je suis inspectrice de formation : je suis inspectrice générale des Finances. Certains éléments peuvent être retracés, et d’autres non.

Le livre met en avant une ambiance générale. Nous vérifierons de nouveau ce que donnera cette nouvelle inspection inopinée de l’EHPAD des Bords de Seine. Ce contrôle est inopiné au sens où nous n’avons pas prévenu de notre venue, ni même de notre retour le lendemain, mais ils devaient l’avoir anticipé, au vu des questions des journalistes. L’agence régionale de santé avait d’ailleurs transmis au journaliste, à son initiative, des éléments sur cet EHPAD, comme il l’explicite dans le livre : il se plaint que certaines données aient été anonymisées. Sur ce point, nous avions appliqué les recommandations de la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) sur le fait que certaines informations puissent être soumises au secret professionnel ou au secret des affaires. Le livre décrit donc une ambiance générale, une manière d’optimiser l’organisation qui suscitera, je pense, une réflexion sur nos guides de contrôle et sur la manière dont certains éléments doivent être systématisés.

Je ne crois pas disposer ici de la part des contrôles conjoints, mais ils sont importants. Entre 2018 et 2021, en Ile-de-France, 136 EHPAD ont été inspectés, c’est-à-dire ont fait l’objet d’une visite. Il ne s’agit donc pas de contrôles « du bureau », lesquels ont néanmoins leur valeur. Des contrôles sur pièces permettent de confronter différentes sources pour voir s’il y a lieu de déclencher une inspection inopinée ou non. Je ne reviens pas sur les moindres contrôles qui ont été réalisés en 2020-2021.

Sur les ratios de personnel, j’ai lu attentivement le rapport de Madame Fiat et de Madame Iborra. En moyenne, ils sont à peu près dans les ratios prescrits – je ne parle pas des ratios EHPAD par EHPAD, un jour donné. Si un contrôle relève un écart, une action est bien évidemment nécessaire. Comme le montre le livre, ils peuvent atteindre ces ratios avec des vacataires, des contrats courts, des remplacements de titulaires qui ne sont pas là, éléments sur lesquels l’agence régionale de santé n’a pas le plus de compétences, mais nous verrons comment renforcer les contrôles et la coopération des organismes chargés des contrôles sur ce point.

Vous évoquez le fait qu’il n’y a quasiment jamais de retrait d’autorisation. Des injonctions sont en revanche délivrées. Six ou huit EHPAD ont reçu des injonctions depuis 2018 suite à une inspection, dont deux ont fait l’objet de mises sous administration provisoire. Je vous laisse apprécier ces chiffres, qui montrent que le phénomène existe, même s’il n’est pas fréquent. Je redis que notre objectif final est de mettre fin à des pratiques telles que nous les voyons, mais aussi d’apporter des solutions pour les personnes hébergées.

Je parcours à nouveau les questions de Madame Dubié, qui utilise des termes très forts : « mur », « silence », etc. Des familles tentent d’alerter en vain. Nous creuserons ces éléments. Dans le cadre des contrôles en cours, nous avons non seulement entendu toutes les parties, mais suscité les manifestations d’expression et les prises de parole, notamment de l’EHPAD contrôlé. Il s’agit de la pratique générale : quand les inspecteurs arrivent, ils laissent un mot à l’accueil pour signaler leur présence et susciter la prise de parole. Encore une fois, il faut travailler sur les deux jambes et renforcer les obligations des EHPAD, quels qu’ils soient, à disposer d’un traitement clair des réclamations. Ce traitement doit également être transparent. L’un d’entre vous a fait allusion au classement des Echos. J’ignore s’il faut entrer dans ces classements « médiatiques », mais je suis très favorable à la transparence des contrôles, de leurs résultats et des modalités d’instruction des plaintes. Ils font partie des éléments que nous contrôlons, mais que nous devons susciter encore davantage.

Je reprends les questions de Madame Fiat. Nous vous transmettrons des chiffres précis sur les évolutions des effectifs. J’insiste sur le fait que le nombre d’inspections n’est pas le seul indicateur des modalités de contrôle d’un EHPAD. Nous nous interrogeons aussi sur les évaluations externes réalisées par des évaluateurs rémunérés par l’EHPAD, mais aussi certifiés par l’ARS. Cela fait partie de nos points de contrôle. Je ne suis pas sûre de disposer des chiffres de contrôle d’EHPAD depuis 2017, mais je les transmettrai, sachant encore une fois qu’il convient de distinguer l’inspection des autres éléments d’ensemble.

Mme la présidente Fadila Khattabi. Merci, madame la directrice, pour ces réponses. Je compte dix questions en plus de celles du rapporteur, à qui je donne tout de suite la parole.

M. le rapporteur général Thomas Mesnier. Merci, madame la directrice générale, d’être devant nous aujourd’hui. Merci pour la qualité de vos réponses. Nous aurions été collectivement beaucoup plus satisfaits si nous avions eu le même niveau de qualité, la semaine dernière, de la part des dirigeants d’Orpea.

Vous avez insisté sur ce qui est contrôlé et sur ce qui ne l’est pas, ce qui est très important. J’en profite pour souligner la qualité du travail des soignants dans les EHPAD, ainsi que des agents qui assurent les contrôles. Vous êtes largement revenue dans vos réponses sur le nombre d’agents assurant les contrôles et travaillant de manière générale dans le champ de l’ARS. J’ai quelques questions complémentaires.

D’abord, vous avez déclaré que les huit départements d’Ile-de-France avaient répondu favorablement à votre sollicitation. Voyez-vous, sur les huit départements, des différences de coopération, qui permettraient d’identifier des pistes d’amélioration pour le travail conjoint entre ARS et conseils départementaux, et donc la qualité des contrôles ? Sur ce qui est contrôlé, comment jugez-vous le cadre actuel des critères qualité ? Qu’en est-il du contrôle financier des établissements ? Jugez-vous qu’il serait opportun de revoir ce cadre dans nos prochains textes législatifs ? Enfin, recevez-vous en proportion plus de plaintes concernant les établissements privés par rapport aux autres établissements ? Y a-t-il, en proportion, plus de contrôles ou autant ? Surtout, diagnostiquez-vous des différences selon que l’EHPAD soit public, privé solidaire ou privé lucratif ? Je vous remercie.

Mme Annie Vidal. Merci, madame la directrice, de votre présence ce matin ici et de la qualité des réponses que vous avez d’ores et déjà apportées. Vous le savez, vous l’avez entendu : la commission des affaires sociales est très attachée à la recherche de la vérité sur les faits qui sont révélés. L’ARS peut nous y aider, puisqu’elle est chargée de contrôler le fonctionnement des établissements et services médico-sociaux ainsi que les pratiques professionnelles, par la programmation annuelle et par des contrôles inopinés.

Je voudrais toutefois vous dire que nous sommes beaucoup interpellés par des concitoyens qui ne comprennent pas ces contrôles ni comment les faits décrits, s’ils sont exacts, peuvent se produire et échapper à votre regard. Concernant précisément l’établissement des Bords de Seine mis en cause, pouvez-vous nous présenter le résultat du contrôle de 2018, ou nous le transmettre, puisque vous êtes arrivée récemment ? Que contenait le plan d’actions ? Quelles étaient les mesures proposées par l’établissement après ce contrôle ? Comment le suivi a-t-il été fait ? Des mesures ont-elles vraiment corrigé les actions ayant été relevées lors de ce contrôle ? Concernant les faux contrats évoqués, si tant est que cela soit vrai, pouvez-vous les déceler quand vous opérez des rapprochements de présences sur les plannings ? Je rappelle qu’elles doivent être signées et conservées avec le tableau nominatif des emplois. Enfin, quand on lit dans le livre que le coût des protections par jour et par résident se situe à 54 centimes, avec une rétrocession de 28 %, alors que la moyenne dans les autres établissements est de 1,15 euro, est-ce que cela n’est pas un signe prégnant d’alerte sur la non-qualité de la prise en charge ? Analysez-vous ces points ?

Mme Josiane Corneloup. Madame la directrice générale, chers collègues, la dénonciation du système Orpea dans le livre Les Fossoyeurs éclabousse le monde des EHPAD privés. Ce scandale questionne à nouveau la compatibilité du modèle économique lucratif, avec le secteur social et médico-social. Il rend urgent non seulement un meilleur encadrement par l’Etat, mais aussi une écoute renforcée des usagers et de leur famille.

Cependant, nous ne devons pas perdre de vue que la maltraitance n’est pas le seul fait des EHPAD sous gouvernance privée à but lucratif. Comme le souligne Madame la Défenseure des droits, parmi les 900 réclamations reçues, 45 % des dossiers concernent un EHPAD public, 30 % un EHPAD à but non lucratif et 25 % un EHPAD privé à but lucratif. Les sous-effectifs en personnel se retrouvent dans la plupart des établissements et imposent de réduire le temps passé avec chaque personne pour sa toilette, ses soins, ses repas. Ces conditions de travail conduisent à l’épuisement des professionnels et favorisent des manifestations de maltraitance qui commencent dès que l’on impose à une personne âgée un rythme qui n’est pas le sien. Ce dernier nécessite du temps, de l’attention, du respect simplement pour sa personne d’être humain à part entière, quel que soit son degré de dépendance.

Le second point visé par l’ouvrage concerne la défaillance de l’Etat et de ses services, en dépit des alertes lancées par les familles auprès notamment de l’ARS et des recommandations de la Défenseure des droits.

J’ai plusieurs questions. Y a-t-il eu des contrôles inopinés concernant les établissements cités dans l’ouvrage, mis en œuvre par l’ARS Ile-de-France avant la publication de l’ouvrage ? Sur quels critères ? Les effectifs en personnel sont-ils pris en compte ? Sur les aspects financiers, les remises arrière à hauteur de 28 % sur les protections peuvent-elles être décelées ? Avez-vous été saisie d’alertes concernant l’établissement des Bords de Seine de Neuilly-sur-Seine de la part des familles, en amont de la publication de l’ouvrage ? Comment les avez-vous traitées ? Enfin, quelles mesures pour garantir le respect des droits fondamentaux des résidents ? Je vous remercie.

M. Philippe Vigier. Madame la directrice, tous les collègues se sont exprimés pour témoigner de leur confiance envers les personnels travaillant dans ces établissements et pour souligner un sentiment partagé qu’ils sont pointés du doigt dans cette affaire grave. Il est donc important que la confiance soit restaurée.

Ne pensez-vous pas qu’il existe un parallèle entre la massification des très grands groupes et les pratiques constatées, dont on voit bien qu’elles sont au début vertueuses, puis qu’elles s’éloignent ensuite de la vertu ?

Deuxièmement, vous avez été une experte du budget. J’imagine que cette formation longue et couronnée de succès vous permettra de recourir à un certain nombre de critères analytiques. Je prends un exemple. Dans un EHPAD d’un département que je ne citerai pas, le prix de revient est de 5,25 euros par jour pour quatre repas. Quand on a eu la chance comme moi d’être maire pendant seize ans et qu’on a présidé un conseil d’administration, on sait de quoi on parle. J’ai analysé des budgets à plusieurs reprises et je me suis rendu compte d’un certain nombre de choses. Il existe des ratios à ce sujet.

Ne croyez-vous pas enfin que le recours à l’accréditation, comme le Comité français d’accréditation (COFRAC) a su le faire pour la biologie médicale, serait pour vous un outil important, avec la capacité à tout moment de lever l’accréditation, qui signifie la fin des remboursements ? Là, la sanction est brutale. Un restaurateur qui fait l’objet d’une descente de la direction départementale de la cohésion sociale et de la protection des populations (DDCSPP) le matin à 8 heures peut être fermé à 10 heures. L’Etat sait donc le faire. Je souhaite donc savoir si vous comptez emprunter ces pistes, sachant que vous n’avez pas les moyens de travailler à l’heure actuelle. Vous l’avez dit vous-mêmes : vous disposez de vingt contrôleurs en Ile-de-France. Je sais combien en compte ma région : un établissement sera contrôlé une fois tous les quinze ans. Tout cela n’a pas de sens quand il s’agit de prendre soin d’êtres humains, et compte tenu des dépenses considérables en jeu. Merci beaucoup.

M. Thierry Michels. Madame la directrice, merci pour vos explications complètes. Je voudrais poursuivre la réflexion sur les moyens que vous mettez en œuvre en matière d’inspection et sur les compétences nécessaires pour être plus efficace dans ce cadre. Je pense aux compétences informatiques et d’analyse de données. Nous voyons bien que vous êtes confrontée à des problèmes de personnel : vous parlez de vingt agents sur plus 200 personnes, ce qui se traduit par des difficultés à mener des inspections de manière systématique, voire à travailler au fil de l’eau. Nous voyons bien dans le cas d’Orpea, qui nous occupe, qu’il faut être plus efficaces face à des groupes qui, si les allégations sont vérifiées, manipulent les données. Cela suppose d’avoir des compétences pour déjouer ce type de pratiques.

Mon deuxième point concerne le partage des informations entre les ARS. Nous sommes là dans le cadre d’un groupe national, Orpea. Comment sont croisées les informations qui peuvent venir de différents endroits sur le territoire ? Je pense à la situation d’un EHPAD d’Orpea qui a connu des difficultés dans les années 2016 et auquel l’ouvrage fait référence. Je vous remercie.

Mme Christine Pirès-Beaune. Merci, madame la présidente, de m’accueillir au sein de votre commission. Merci aussi à madame la directrice générale pour ces éléments.

Nous sommes face à un système industrialisé qui vise à maximiser les profits à tous les étages, si vous me permettez, c’est-à-dire à rogner sur tout. C’est ce système industrialisé qui provoque la maltraitance des résidents, mais aussi des personnels : je vous rejoins sur ce point, les personnels sont aussi maltraités. C’est un système industrialisé, mais c’est aussi un système hypercentralisé, puisque les directeurs n’ont aucune autonomie chez Orpea. De ce fait, avez-vous diligenté des contrôles au siège, c’est-à-dire à Puteaux ?

Deuxième question, j’ai interrogé hier le ministre de la Santé sur la baisse du nombre de contrôles. Je ne parle pas de la période de crise. En 2016, 96 contrôles ont eu lieu, contre 49 en 2019. Le nombre de contrôles a été divisé par deux, avant crise. Le ministre me dit qu’il n’a pas donné de consignes. Pourquoi ces contrôles ont-ils autant diminué ?

Vous avez évoqué, madame la directrice générale, le taux de vacance et le taux d’absentéisme, beaucoup plus élevés que la moyenne régionale. Ne devrait-on pas obliger les EHPAD à communiquer ces taux aux familles avant admission des résidents ? Combien de contentieux relatif aux ressources humaines avez-vous décelés chez Orpea ces dernières années et notamment dans l’établissement des Bords de Seine ?

Vous êtes inspectrice des Finances, je fais donc appel à votre mémoire : il existe des réductions d’impôt quand on « investit » dans des places en EHPAD. Au-delà de l’immoralité d’une telle niche fiscale, savez-vous à peu près quelle somme représentent ces réductions d’impôt ?

Enfin, ma dernière question sera pour madame la présidente : comptez-vous auditionner le numéro 1, le numéro 2 et le numéro 3 qui sont cités dans le livre de Monsieur Castanet ? Je vous remercie.

M. Jean-Louis Touraine. Merci, madame la directrice générale. Je voudrais parler d’un autre problème, celui de la mortalité. La mortalité par Covid a été observée comme significativement plus élevée dans les établissements privés par rapport au public. Dans l’enquête de la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES), il est ainsi observé que les événements critiques touchent de 11 à 13 % des établissements – 11,5 % pour les privés non lucratifs et 13 % pour les privés commerciaux. En revanche, dans les établissements publics, ce taux n’est que de 7 à 9 % selon qu’il s’agit du secteur public hospitalier ou non.

Cette différence a fait l’objet d’un calcul par la Fédération hospitalière de France, qui a démontré comment on aurait pu avoir, dans notre pays, 12 000 morts de moins dans les EHPAD si le système privé avait adopté les mêmes règles que le système public. Cela signifie donc qu’il y a eu 12 000 morts illégitimes du fait de ce système développé par les établissements privés pour accueillir les personnes âgées, ceci en dépit du fait que les établissements publics ont des charges plus importantes que le privé et en dépit du fait que ces établissements publics ont une rémunération par les résidents et leurs familles inférieure, bien sûr, au secteur privé.

L’explication n’est pas encore complètement établie. Avez-vous des données plus précises sur ce sujet et des facteurs explicatifs ? Les premiers qui viennent à l’esprit portent sur la présence médicale, encore plus insuffisante dans les établissements privés, et les effectifs en personnel, là aussi inférieurs dans ces établissements privés. Il y a partout une pénurie, mais elle est plus criante encore dans plusieurs établissements privés, pouvant en partie au moins être responsable de cette surmortalité. Je voudrais rappeler, d’ailleurs, que le phénomène n’est pas nouveau.

Je termine juste d’une phrase, pour rappeler que l’on observait déjà une surmortalité par la grippe depuis plusieurs années dans des établissements privés de différentes natures, qui avait été notée en corrélation avec un taux de vaccination bien inférieur des personnels comme des résidents dans ces établissements.

Mme Monique Iborra. Merci, madame la directrice générale, pour toutes ces informations, sachant évidemment que nous ne jugeons pas votre travail, dans la mesure où il dépend beaucoup de la politique que nous menons. C’est donc avec beaucoup d’intérêt que nous vous avons suivie.

Sur le partage des compétences entre conseil départemental et ARS, on nous dit que les inspections des conseils départementaux portent sur la prise en charge de la dépendance, alors que les inspections des ARS sont davantage axées sur la qualité des soins, comme si l’une était indépendante de l’autre. On nous montre donc que ces contrôles sont menés dans une démarche institutionnelle qui ne laisse pas beaucoup de place à la réalité des prestations fournies. Par exemple, le conseil de vie sociale, quand il existe, ce qui n’est pas le cas partout, n’est jamais interrogé, ce qui peut quand même nous poser un problème.

D’autre part, comment les financeurs que sont les départements et l’ARS peuvent-ils être à la fois juges et parties ? Nous avons un vrai problème à ce sujet. Le contrôle ne pourrait être, à mon sens, une évaluation objective qu’à partir du moment où il serait mené par une instance complètement indépendante. Si nous ne sortons pas de ce schéma, nous aurons toujours les résultats que l’on obtient aujourd’hui.

Enfin, l’aspect quantitatif est évalué. L’aspect qualitatif peut-il l’être alors qu’il n’existe en France aucune norme qualitative opposable ? Ce fait apparaît déjà dans le rapport de 2018, puis dans tous les rapports suivants, mais nous n’en avons toujours aucune en France aujourd’hui.

Mme Marie Tamarelle-Verhaeghe. Merci, madame la directrice, pour cet exercice qui n’est pas facile. Je voudrais revenir sur un point précis, qui préoccupe souvent les familles. Quand elles estiment ou qu’elles constatent un problème de mauvais traitement au sens large, il n’est parfois pas facile de le dire. Il n’est pas facile de le dire à l’établissement parce qu’on a peur de représailles ou qu’on craint que cela n’arrange pas la situation pour son parent.

Ce manque de facilité concerne aussi le système qui pourrait recueillir cette information préoccupante. En 2021, le 3977 a ouvert 1 892 dossiers pour des signalements en EHPAD, mais l’Organisation mondiale de la santé fait état d’un sous-signalement dû aux non-dits ou à une sous-estimation des faits. Avez-vous des éléments à nous donner pour mieux comprendre la politique de gestion de ces informations ? Quelle est la fluidité des parcours de signalement auprès de l’ARS ? Combien de signalements ont donné lieu à des inspections ? Vous disiez à juste titre qu’un signalement ne débouche pas forcément sur une inspection, mais sur quoi débouche-t-il ? Quelle est la coordination avec le département et en particulier le président du conseil départemental, responsable de la solidarité et du soutien aux personnes, avec les services de police et de gendarmerie le cas échéant, et avec le 3977 ? Comment tout cela s’articule-t-il ?

Mme la présidente Fadila Khattabi. Merci, mes chers collègues. Avant de donner la parole à madame la directrice générale, je vais répondre à Madame Pirès-Beaune, qui m’a interpellée. Nous avons, madame la députée, une réunion de bureau cet après-midi à 14 heures pour précisément discuter des éventuelles auditions à mener. Ce point figure donc à l’ordre du jour.

La commission des affaires sociales a été très réactive, puisque nous avons déjà auditionné le numéro 1 d’Orpea, Monsieur Charrier, et le directeur général France, M. Romersi. Je suis en train d’essayer de contacter l’ancien directeur général, Monsieur Yves Le Masne. Dès que j’aurai son adresse, je pourrai lui adresser l’invitation, pour ne pas dire la convocation.

Madame la directrice générale, vous avez la parole.

Mme Amélie Verdier. Merci beaucoup. Je vais essayer de répondre le plus qualitativement possible.

Monsieur Thomas Mesnier nous interrogeait notamment pour savoir s’il y a plus ou moins de plaintes et plus ou moins de contrôles selon les statuts des établissements. Sauf dans le contexte très particulier déclenché par le livre, notre grille d’analyse n’est pas par statut, mais porte d’abord sur les réclamations, les événements indésirables et les difficultés de tous ordres. Il me semble tout à fait normal qu’il en soit ainsi, même s’il en va un peu différemment dans cette période d’actualité.

Nous n’avons pas systématiquement plus ou moins de plaintes selon les statuts. Là encore, je pourrai partager avec votre commission des données plus détaillées. La situation dépend davantage des personnes, du directeur, de l’équipe soignante que du statut dans l’absolu. Je regardais encore hier les cas d’EHPAD que je citais tout à l’heure, auxquels nous avons fait des injonctions. Pour faire court, tous les statuts sont représentés.

Vous m’avez demandé s’il existe des différences de coopération et de pratiques entre départements. Il est un peu tôt pour moi pour y répondre. Je voulais simplement signaler que nous avons eu une réponse suite à ma sollicitation personnelle de la part des huit présidents départementaux pour renforcer la coopération. L’approche est différente, ce qui est normal : il existe des politiques d’ensemble différentes. Nous approfondirons ce point. De fait, la structure par statut n’est pas non plus la même par département, non plus que les pratiques de tarification ou le nombre de places d’aide sociale. En stricte application de la loi, il existe donc des différences entre départements.

Madame Vidal a insisté à juste titre sur le fait que les concitoyens ne comprennent pas comment on peut ne pas voir ce qui est décrit dans l’ouvrage. Il faut peut-être revenir, sans abuser de votre temps, sur les éléments du contrôle de 2018. Encore une fois, je transmettrai cette enquête à madame la présidente dès la fin de cette audition et je la rendrai publique. Sans relever tous les écarts constatés à cette époque, je mentionnerai la principale préoccupation de l’agence, qui était celle du temps du médecin coordonnateur. L’EHPAD a rapidement corrigé ce point et répondu aux prescriptions du CPOM. Des questions portaient sur les conditions d’intervention de médecin libéral au sein de l’EHPAD, ce qui fait écho à certains éléments lus dans le livre. Sans trop entrer dans le détail, je confirme avoir pris l’initiative de voir comment coordonner ces différents types de contrôle avec l’Assurance maladie. Ce n’est pas nouveau : cela nous arrive régulièrement. Nous le ferons donc en l’occurrence.

Des questions portaient sur le suivi du recueil de la parole et des plaintes. Nous avons également relevé la difficulté des équipes soignantes à faire face à l’ensemble des soins et donc la prise en charge par des auxiliaires de vie sociale d’actes qui ne relevaient pas forcément de leurs compétences. Ce point est très important. Sur ce sujet, les structures publiques ont une capacité plus large de mutualisation de l’ensemble des ressources, avec un meilleur usage des forces soignantes.

Sur le coût des protections, je pourrais répondre par une pirouette en disant que la partie dépendance relève des départements. Je ne le ferai pas, même si cela témoigne aussi de la complexité de nos systèmes. Le coût des protections peut effectivement être un signe d’alerte. De fait, les axes de contrôle ne sont pas toujours les mêmes quand nous réalisons un contrôle inopiné. Le chiffre de 28 % de marges arrière m’a moi aussi surprise quand je l’ai lu, mais cela ne fait pas partie des éléments que nous pouvons voir quand nous contrôlons un EHPAD.

Monsieur Vigier a fréquenté comme moi d’autres bancs, si je puis dire, et appelle à un renforcement de l’expertise financière, qui me semble très nécessaire. Je me permets de l’illustrer par le cas de l’EHPAD des Bords de Seine : le budget soins est de l’ordre de 1,8 million d’euros apportés par l’Assurance maladie et le budget dépendance de l’ordre de 700 000 euros. Il s’y ajoute une participation à l’hébergement dans certaines catégories, là encore de l’ordre de 700 000 euros. En face, figurent les montants payés par les résidents et leur famille, comme le livre l’indique, qui peuvent s’élever à 6 000 à 12 000 euros par mois. Je vous laisse le soin de faire le calcul. Encore une fois, nous ne contrôlons que la partie soins et dépendance en tant que telle, les repas relevant de la partie hébergement, ce qui pose la question des réponses que nous pouvons apporter.

De manière générale, et en réponse à plusieurs intervenants, il nous faut clairement plus de transparence et nous devons l’imposer sur l’ensemble des données de prise en charge dans les établissements. Un niveau d’exigence accru et une accréditation ont du sens. Je me permets de rappeler qu’une disposition de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2022 portait sur des référentiels de qualité définis par la Haute autorité de santé (HAS) ; elle a été censurée, comme cavalier, par le Conseil constitutionnel, mais elle a fait l’objet d’un travail approfondi avec la HAS.

En réponse à monsieur Vigier, je rappelle que nous n’avons pas seulement vingt contrôleurs. Ce point est très important à comprendre : nous avons vingt inspecteurs dédiés, mais nous comptons 200 personnes qui mènent régulièrement des inspections, en plus des 67 personnes que nous mobilisons en renfort. Nous avons vingt médecins inspecteurs de santé publique, 67 IAS, etc. Ces chiffres sont très importants, et heureusement, au vu du volume de structures qui existent dans la région : à peu près 700 EHPAD, sans compter le reste du secteur médico-social. Il est heureux que le contrôle ne passe pas uniquement par des inspections en tant que telles.

Monsieur Michels demande comment sont croisées les informations entre ARS. Ce point doit être approfondi. Nous les croisons entre départements relevant d’une même ARS et nous pouvons partager les points les plus emblématiques, mais il existe sans doute une voie de progrès pour rendre ce croisement plus systématique.

Madame Pirès-Beaune m’a posé plusieurs questions sur les contrôles, auxquelles nous devrons répondre dans un second temps : je n’ai pas le recul depuis 2016. Je comprends parfaitement la question, mais je n’ai pas la réponse dans l’immédiat. Comme vous le savez, l’agence régionale de santé Ile-de-France, comme les autres, est compétente pour contrôler EHPAD par EHPAD. Nous n’avons pas de capacité à contrôler le système, avec ou sans guillemets.

Les indicateurs sur les ressources humaines (RH), comme le taux de vacance ou l’absentéisme, font partie des signaux à prendre en compte, pour déclencher une inspection notamment. Ils ressortent très régulièrement, selon les cas, dans les recommandations, voire les prescriptions, voire les injonctions, quand il y a carence. Là encore, nous avons intérêt à une plus grande publication des données. En revanche, nous n’avons pas de suivi des contentieux RH ouverts. S’agissant de la question sur les réductions d’impôt, là encore, je la transmettrai à mes collègues, de sorte à vous apporter une réponse.

Madame Iborra me demandait notamment ce que nous faisons des conseils de la vie sociale (CVS). À chaque inspection, ce point fait systématiquement partie du contrôle. Nous vérifions d’abord qu’il existe, qu’il est en place et qu’il fonctionne et nous en interrogeons les membres. Une difficulté récurrente est que nous avons beaucoup de mal pour recueillir la parole des personnes les plus dépendantes, or les cas de maltraitance qui interpellent le plus frappent malheureusement certains de nos concitoyens qui n’ont plus les moyens d’exprimer ce qui leur arrive. Plus structurellement, les EHPAD comptent de plus en plus de personnes très âgées, très dépendantes, pour lesquelles il faut penser aussi à des réponses différentes ou complémentaires.

J’ai parlé un peu de qualité ; je remercie Jean-Louis Touraine de nous avoir incités à revenir sur ce point. De manière précise, dans l’EHPAD des Bords de Seine de Neuilly, nous avons constaté quinze décès en 2020-2021, ce qui correspond à la moyenne dans la région. Il n’y a donc pas de décalage sur cet EHPAD. Je n’ai pas forcément tous les chiffres sur l’ensemble du secteur lucratif dans la région. Nous avons aussi constaté moins de décès dans les EHPAD publics, notamment hospitaliers, peut-être du fait de la proximité avec l’hôpital, comme nous avons essayé de le faire, notamment en développant des filières gériatriques. Je constate désormais, lorsque je me déplace, que les directeurs d’hôpital savent qui est leur correspondant hospitalier, ce qui n’était pas systématiquement le cas avant la crise. Nous pouvons également interroger le fait qu’en tarification globale, les EHPAD ont une plus grande souplesse à allouer les ressources soignantes – toutefois, cela relève plutôt de l’intuition que du démontré. Nous approfondirons les données que vous citez.

De manière générale, ces indicateurs de surmortalité, et plus globalement de qualité, doivent impérativement être développés, tout d’abord parce que c’est aussi cela qui donne du sens au métier. Il ne faut toutefois pas se tromper d’échelle pour mesurer la surmortalité, y compris celle liée à l’épidémie grippale. Nous la surveillons. À partir de quand un échantillon est-il représentatif ? Il faut, évidemment, systématiquement interroger les chiffres, et nous le faisons. J’ai des chiffres précis parce que nous avons, bien sûr, fait ce suivi. Les EHPAD Orpea ne présentaient pas de surmortalité particulière.

Madame Tamarelle revenait sur les sous-déclarations. Je crains effectivement qu’il n’y en ait. Je souhaite souligner à nouveau que l’agence régionale de santé traite toutes les réclamations qui lui sont adressées et ne se contente évidemment pas de transmettre les réponses fournies par l’EHPAD. Une de nos priorités sera d’encourager encore davantage les familles et les personnes elles-mêmes à faire une réclamation, mais aussi les personnels à faire part des événements indésirables.

Encore une fois, il s’agit de prises en charge difficiles. Il est difficile d’éviter ces événements indésirables, mais il est important de les analyser, c’est pourquoi nous avons besoin de manière générique d’ouvrir ces EHPAD et de faire connaître et comprendre leur fonctionnement. Cela passe aussi par des accueils de jour et, de manière plus générale, par une ouverture sur le reste de la ville et de la société. J’ai bien conscience qu’il s’agit d’une réponse générale et qu’il faudra être plus précis dans la mise en œuvre concrète de ces orientations. Mais il faut faire connaître ces structures et leur mode de fonctionnement, proposer des solutions le plus longtemps possible à domicile et avec, le cas échéant, des alternances de séjour. Je crois beaucoup au potentiel des séjours de répit en EHPAD : il est important de prévoir des places en EHPAD en sortie d’hospitalisation et de retour à domicile. Cela existe et l’agence régionale de santé Ile-de-France le finance. Cela relève aussi de cette ouverture générale des établissements, qui facilitera les déclarations. Je me permettrai de conclure ainsi sur ce sujet.

Mme la présidente Fadila Khattabi. Merci, madame la directrice générale, pour votre présence et pour la qualité de vos réponses sur ce sujet qui nous préoccupe tant, à savoir l’accompagnement de nos anciens.

2.   Audition de M. Victor Castanet, auteur de l’ouvrage Les Fossoyeurs

Dans le cadre des auditions sur la situation dans certains établissements du groupe Orpea, la commission auditionne M. Victor Castanet, auteur de l’ouvrage Les Fossoyeurs ([59]).

Mme la présidente Fadila Khattabi. Nous poursuivons notre cycle d’auditions sur la situation dans certains établissements du groupe Orpea. Le bureau, qui vient juste de se réunir, propose de lancer trois ou quatre missions « flash », parallèlement à la poursuite de notre cycle d’auditions. Nos travaux donneront lieu à la publication d’un rapport comprenant notamment les contributions de tous les groupes politiques qui le souhaitent, ainsi que le compte rendu des auditions.

La semaine dernière, la lecture de l’ouvrage Les Fossoyeurs a provoqué notre émoi, notre écœurement, notre indignation et notre colère. L’audition des dirigeants d’Orpea ne nous a rien appris, ou presque. Je remercie M. Castanet d’avoir accepté notre invitation. Je vais le laisser nous présenter les principaux points de son enquête et nous indiquer ce que lui inspire ce qui s’est produit depuis la parution de son livre.

M. Victor Castanet, auteur de l’ouvrage Les Fossoyeurs. Si j’ai accepté de venir répondre à vos questions, c’est pour deux raisons principales. D’abord, parce qu’il est essentiel de continuer à rendre compte et à décrypter méthodiquement le système mis en place par le groupe Orpea, leader mondial des EHPAD et cliniques privées, propriétaire de plus de 1 100 établissements à travers le monde : un système de réduction des coûts jusqu’à l’os, dont les conséquences sont directes et destructrices sur la prise en charge de dizaines de milliers de personnes âgées, mais également – il ne faut pas l’oublier – sur les conditions de travail de milliers de collaborateurs du groupe.

Ensuite, il y a urgence à repenser la manière dont notre société traite la prise en charge de nos aînés, des êtres vulnérables et fragiles à qui l’on doit au minimum de veiller au maintien de leur santé.

Je répondrai à chacune de vos questions de la manière la plus rigoureuse et la plus pédagogique possible. Je me tiens face à vous en tant que journaliste : mes propos ne se situent pas du côté de la vérité, mais des faits. Certains faits rapportés dans le livre sont d’une extrême gravité. Je n’ai pas pris à la légère l’écriture de cette enquête et les accusations qu’elle peut comporter. Les faits sont étayés par de nombreux témoignages puisque plus de 250 personnes ont participé à l’investigation et beaucoup d’entre elles ont pris le risque d’assumer leurs propos à visage découvert, et devant la justice si cela s’avérait nécessaire.

Il s’agit notamment de Saïda Boulahyane, ex‑auxiliaire de vie, de Guillaume Gobet, ancien cuisinier, de Laurent Garcia, ex‑cadre de santé, de Carmen Menjivar, ex‑directrice d’établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), de Camille Lamarche, ancienne juriste au sein du service ressources humaines (RH), de Patrick Métais, ancien directeur médical de Clinea, filiale d’hospitalisation privée d’Orpea et membre du comité exécutif, etc. Je salue leur courage et leur détermination à faire changer les choses. Si ce livre a déclenché un débat de société, si, demain, le quotidien de nos aînés s’en trouve amélioré, il faudra les en remercier.

Cette enquête s’appuie également sur des centaines de documents, transmis au cours de mes trois ans de travail. Ma maison d’édition, Fayard, sa directrice, Sophie de Closets, et moi‑même estimons que ce n’est pas mon rôle de vous les remettre lors de cette audition. Mais j’ai fait le choix d’apporter trois séries de documents pour étayer mes propos. Ils sont relatifs au rationnement des produits de santé et à celui des produits d’alimentation, ainsi qu’aux marges arrières sur des produits pourtant financés par l’argent public, c’est‑à‑dire l’argent des Français.

Je répondrai à toutes vos questions, les seules limites étant celles qui s’imposent à tous mes confrères. En tant que journaliste, il ne m’appartient pas de qualifier juridiquement les pratiques dénoncées. En outre, je dois veiller à la protection de mes sources, sans lesquelles aucune investigation ne serait possible. Pour que les choses soient parfaitement claires, mon enquête porte sur un seul groupe, le leader mondial du secteur. Même si j’ai eu connaissance de dérives dans d’autres sociétés, je m’en tiendrai strictement aux pratiques d’Orpea car il ne m’appartient pas de commenter ou de discréditer des groupes sur lesquels je n’ai pas enquêté.

Contrairement à ce que la communication d’Orpea tente de faire croire depuis plusieurs jours, je n’ai jamais mis en cause le travail, le dévouement et le professionnalisme des milliers de collaborateurs du groupe. Les aides‑soignants, les auxiliaires de vie, les infirmiers, les cadres de santé, et tant d’autres, remplissent chaque jour une mission essentielle à notre société – et particulièrement difficile : ils prennent soin de nos mères, de nos pères, de nos grands‑parents dans un environnement de travail continuellement dégradé et, bien souvent, pour des salaires de misère. Les salariés d’Orpea sont tout autant victimes de ce système que les résidents. Ce sont eux, les premiers, qui sont venus m’alerter, et mon enquête s’est déroulée à leurs côtés.

Mon livre dénonce un système qui profite à une infime minorité : certains hauts cadres dirigeants d’Orpea en charge des services achats, RH, développement ou de celui gérant la tarification ; certains membres du conseil d’administration, qui pourraient être informés des pratiques à l’œuvre depuis près de vingt‑cinq ans et, bien évidemment, les membres de la direction générale à l’origine de ce système – Jean-Claude Brdenk, ancien directeur général délégué à l’exploitation, Yves Le Masne, ancien directeur général du groupe, et le fondateur d’Orpea, le docteur Jean‑Claude Marian.

Si le livre rapporte les dérives d’un groupe, il raconte également les défaillances de l’État. Les agences régionales de santé (ARS) ont failli ; elles n’ont pas su, ou pas pu, répondre à leurs missions premières – s’assurer de la bonne utilisation de l’argent public et, surtout, protéger nos aînés. Les inspecteurs des conseils départementaux ont failli, par manque de moyens ou de volonté politique. La direction générale de la consommation, de la concurrence et de la répression des fraudes (DGCCRF) a failli ; elle n’a pas su, ou pas pu, stopper la pratique des marges arrières dans ce secteur.

Sans aucune volonté polémique, je dirais également que la classe politique – les élus, les représentants de la nation, et jusqu’au sommet de l’État – a manqué à sa mission depuis des décennies. Les rapports sont publiés, sans être suivis d’effet. Le vote d’une loi sur le grand âge est repoussé depuis des années. Des familles, des salariés, des journalistes des avocats, des syndicats alertent depuis longtemps. Qui les a écoutés ? Qui les a entendus ?

Depuis deux semaines, un mouvement inédit de libération de la parole s’est déclenché. Je reçois plusieurs centaines de courriels par jour, de familles en détresse et de salariés en souffrance. Je ne suis pas leur porte‑parole. Je tente modestement d’être leur porte‑voix et je vous dis en leur nom qu’il est temps d’agir. C’est une lourde responsabilité que vous décidez d’assumer aujourd’hui. Je vous en remercie.

Suite à la publication de mon enquête, Mme Brigitte Bourguignon, ministre déléguée chargée de l’autonomie auprès du ministre des solidarités et de la santé, a pris des mesures. Elle a notamment lancé deux enquêtes conjointes, menées par l’Inspection générale des finances et l’Inspection générale des affaires sociales, et a annoncé que tous les établissements du groupe Orpea feraient l’objet d’un contrôle des agences régionales de santé.

Malgré la force de ces annonces, certaines personnes m’alertent quant à leur efficacité. Ces derniers jours, des salariés encore au sein du groupe m’indiquent que celui-ci prend des dispositions avant que les contrôles n’aient lieu. Ainsi, des membres du service RH se seraient rendus dans plusieurs résidences pour vérifier que tout est bien en ordre ; des vacataires, employés depuis plusieurs mois, auraient été brutalement remerciés ; des attestations ont été demandées à des salariés et des éléments supprimés des dossiers informatiques ; des consignes claires auraient été transmises à des directeurs d’EHPAD afin qu’ils fassent le ménage dans leur masse salariale.

Les salariés qui m’ont alerté s’inquiètent qu’une fois de plus, le privé démontre sa supériorité sur le public et que l’État, par manque de volonté, par lenteur ou par prudence ne faillisse une nouvelle fois à sa mission, mission qui doit pourtant transcender les clivages politiques et les générations car elle nous concerne tous : celle de protéger nos aînés.

Mme Annie Vidal (LaREM). Votre livre, Les Fossoyeurs, est terrifiant d’inhumanité : des femmes et des hommes, nos parents ou nos grands‑parents, notre histoire individuelle et collective, ne sont plus que des âmes perdues, des corps maltraités par des professionnels épuisés dans un système mercantile. Sachez que la commission des affaires sociales et notre groupe veulent que toute la vérité soit faite, et que, si les faits sont avérés, ils soient sévèrement condamnés car ils sont inacceptables.

Si la situation au sein du groupe Orpea ne reflète pas celle de tous les EHPAD de notre pays, elle révèle les difficultés auxquelles l’ensemble des établissements peuvent être confrontés, notamment les effectifs insuffisants et le risque majeur, conscient ou pas, d’être à l’origine d’une maltraitance dite institutionnelle, et parfois systémique.

C’est la raison des travaux conduits par la commission pour la lutte contre la maltraitance et la promotion de la bientraitance qui, depuis 2018, s’attache à identifier et comprendre ces phénomènes. La définition de la maltraitance inscrite dans le code de l’action sociale et des familles, et dans le code de la santé publique, constitue un socle de travail commun pour tous les acteurs engagés dans la lutte contre la maltraitance.

Attention donc à ne pas jeter l’opprobre sur toute la profession, à ne pas faire fuir les professionnels, à ne pas culpabiliser les familles, à ne pas inquiéter les résidents.

Vous décrivez un système bien huilé, dont le seul objectif serait de faire toujours plus de profits. Quelles preuves avez-vous pour attester de son existence et de son caractère délibéré – je pense aux remises de fin d’année, aux faux contrats, aux licenciements abusifs –, conduisant immanquablement à une maltraitance institutionnelle et systémique ?

Certains pans de l’enquête mériteraient-ils d’être approfondis ? Pour d’autres, avez-vous été freiné, faute de témoignages ou de preuves ?

Mme Marine Brenier (LR). Monsieur Castanet, je vous remercie d’avoir déclenché cette bombe et d’avoir alerté l’opinion publique sur ce que vivent nos aînés. Pour les familles, la décision de placer des parents ou des grands‑parents en EHPAD est souvent très difficile à prendre, surtout quand il faut faire une confiance aveugle, certains résidents n’étant plus capables de s’exprimer sur leur quotidien.

Je vous rejoins pour saluer le grand professionnalisme des soignants et des aides‑soignants qui, chaque jour, font de leur mieux pour le bien‑être des résidents.

Ce matin, la directrice générale de l’ARS Île‑de‑France nous expliquait comment se déroulent les contrôles et quelles réclamations et signalements en sont à l’origine. Peut‑être les critères retenus ne sont-ils pas les bons ? Au regard des éléments de votre enquête, comment les contrôles pourraient-ils être plus efficaces ?

Comme vous, nous regrettons de ne pas avoir pu débattre d’un projet de loi relatif au grand âge au cours du quinquennat.

Pourriez‑vous nous en dire plus sur la proposition de rémunération contre l’abandon de vos travaux, qui vous a été faite par un intermédiaire ?

Enfin, comment expliquez‑vous le silence sur ces graves défaillances ?

M. Philippe Vigier (Dem). Votre livre est une bombe. Le sujet, très grave, doit appeler les parlementaires à la vigilance et à l’efficacité. Il nous appartient de trouver des systèmes correctifs pour juguler les dérives que vous pointez du doigt. Votre constat est issu d’une enquête extrêmement fouillée, dont les sources sont nombreuses et concordantes. Mais, vous l’avez rappelé, il ne faut pas jeter l’opprobre sur toute une profession.

Il ne faut pas non plus opposer public et privé, en imaginant que seul le privé rencontre des problèmes. Au contraire, il faut tendre vers la qualité, dans le public comme dans le privé, au travers, par exemple, des délégations de service public.

Pourquoi avoir lancé cette enquête ? Aviez‑vous des connaissances familiales dans le secteur ? Avez‑vous reçu des informations en tant que journaliste, ou des déclarations spontanées ?

Marine Brenier l’a dit, on a essayé de vous faire taire. Vous avez poursuivi l’écriture du livre, mais avez‑vous envisagé de porter plainte contre ceux qui ne voulaient pas que vous continuiez ?

Quel était le degré d’information des membres du conseil d’administration d’Orpea ? Seuls certains dirigeants étaient‑ils concernés – dont un a d’ailleurs vendu ses actions au cours des derniers mois – ou disposaient‑ils tous du même niveau d’information ?

M. Boris Vallaud (SOC). Le groupe Socialistes et apparentés a été particulièrement choqué par vos révélations et ce qu’elle montre d’un groupe privé, lucratif, qui a probablement fait sa fortune sur l’infortune des résidents dont il devait s’occuper.

Je remercie votre éditrice et rappelle, dans le contexte que nous connaissons tous, que l’indépendance éditoriale des maisons d’édition est un bien précieux.

Vous avez peut‑être suivi l’audition du nouveau directeur général d’Orpea. Qu’en avez‑vous pensé ? Peut‑être saurez‑vous mieux que lui nous éclairer sur la pratique des marges arrières, sur l’optimisation des tableaux d’effectifs, sur Clinea et la maximisation des factures adressées à l’assurance maladie.

Vous avez évoqué Patrick Métais ; il nous a fait part de sa disponibilité pour être auditionné.

Vous, ou vos éditeurs, faites‑vous l’objet de procédures judiciaires de la part du groupe Orpea du fait de vos déclarations, graves ?

Vous indiquez être venu, librement, avec des documents. Pensez‑vous que, si nous nous dotions des pouvoirs d’une commission d’enquête, cela permettrait d’obtenir certains documents et de faire avancer votre œuvre de transparence ?

Mme Agnès Firmin Le Bodo (Agir ens). Ce matin, nous avons entendu Mme Verdier, directrice de l’ARS ÎledeFrance. Elle a défendu les contrôles menés par ses services dans les EHPAD de la région, tout en précisant que seuls 20 à 25 % étaient effectués de manière inopinée et qu’elle souhaitait augmenter cette proportion.

Vous portez un regard sévère sur les moyens d’action des ARS, les collusions public‑privé et la mauvaise coordination des agences avec les conseils départementaux. À la lecture de votre livre, on comprend que les ARS n’ont pas accueilli avec joie et volontarisme votre enquête. Comment expliquez-vous ces réticences ?

Plusieurs faits repris dans votre livre se sont déroulés avant la transformation des agences régionales d’hospitalisation en ARS en 2010. Considérez‑vous que les choses ont évolué depuis cette réforme ?

Concernant les contrôles, estimez‑vous qu’il est pertinent que deux autorités distinctes – ARS et conseils départementaux – soient chargées de contrôler les mêmes établissements ? Comment jugez-vous l’efficacité des ARS sur le sujet de l’autonomie, alors que le défi du grand âge nous invite à repenser le rôle de chacun dans l’accompagnement de nos aînés ?

Le retentissement de votre ouvrage est considérable, comme en témoigne votre présence parmi nous. On parle désormais d’un #MeToo des EHPAD. Êtes‑vous surpris par la libération de la parole que votre livre a déclenchée ? Est‑ce le début d’une onde de choc ? Ne craignez‑vous pas que cette enquête alimente, à votre corps défendant, ce qu’on a pris l’habitude d’appeler l’« EHPAD bashing », alors que la grande majorité des personnels effectue un travail remarquable pour prendre soin de nos aînés avec dignité – vous l’avez d’ailleurs souligné dans votre propos liminaire ?

Je partage l’inquiétude de mon collègue Vigier : votre livre ne concernant que les EHPAD privés, ne risque‑t‑il pas de relancer le débat public‑privé qui, à mon sens, n’a pas lieu d’être ?

Mme Valérie Six (UDI-I). Je salue l’impressionnant travail de M. Castanet, qui décrit une réalité, indigne, du soin apporté à nos aînés. Même si la situation est particulièrement révoltante, elle est loin d’être étonnante. Depuis des années, les associations et les familles interpellent et les rapports se multiplient, sans que rien n’évolue. Citons par exemple le rapport de nos collègues Monique Iborra et Caroline Fiat en 2018, ou encore le rapport Libault remis au Gouvernement en 2019, qui aurait dû constituer une source d’inspiration pour le regretté projet de loi relatif au grand âge et à l’autonomie. Plus récemment, la Défenseure des droits a formulé des propositions sur les droits fondamentaux des personnes hébergées en EHPAD, insistant sur le fait que les droits et libertés des personnes âgées ne pouvaient être une variable d’ajustement face au manque de personnel des établissements, d’autant que les personnels de santé qui accompagnent nos aînés méritent toute notre reconnaissance.

Il est donc plus que temps de passer aux actes, et la dépendance doit être au cœur du prochain quinquennat.

Votre ouvrage se concentre sur un établissement privé à but lucratif et dénonce un système visant à optimiser le profit au détriment du bien‑être des résidents. Mais nous savons que les situations de maltraitance concernent tout autant les EHPAD publics, qui pâtissent eux aussi du manque de moyens et des problèmes d’attractivité de la profession. Avez‑vous enquêté sur d’autres établissements ?

Par ailleurs, les établissements privés semblent avoir répondu à un certain besoin de modernisation et de rénovation de l’hébergement consacré aux personnes âgées. Remettez‑vous en cause la distinction public‑privé ? Quelles seraient selon vous les pistes d’amélioration du système actuel ?

Mme Jeanine Dubié (LT). Votre ouvrage met en lumière des situations qui, jusqu’à présent, étaient d’ordre privé – entre une famille, un résident, une direction d’établissement et les autorités de tarification. En les propulsant dans la sphère publique, vous nous obligez – élus, personnels administratifs ou soignants – à agir car ce que vous décrivez est insupportable.

Je ne reviendrai pas sur les faits, dont beaucoup relèvent du pénal – j’espère que la justice passera. Depuis la publication de votre livre, avez-vous été en contact avec Orpea ? Vous avez évoqué une proposition de 15 millions d’euros pour ne pas publier l’enquête. Confirmez‑vous ce montant ? Avez‑vous subi d’autres pressions ?

Vous soulevez le sujet du contrôle de la bonne utilisation de l’argent public, qui concerne les sections tarifaires « dépendance » et « soins ». Mais mon indignation concerne surtout la section « hébergement », exclusivement financée par les familles, sur laquelle sont imputées les dépenses d’alimentation, mais aussi les salaires des cadres de direction et les frais de siège. Quand un directeur général est rémunéré 1,3 million d’euros et touche une indemnité de départ de 2,6 millions, alors qu’on opère des restrictions sur les dépenses d’alimentation, c’est immoral et insupportable !

Dernière question : pourquoi les familles qui ont témoigné auprès de vous ne l’ont‑elles pas fait avant ?

M. Victor Castanet. Madame Vidal, les 250 personnes qui m’ont aidé viennent de tous horizons. Ce sont d’abord des membres des familles de résidents, mais aussi des salariés issus du personnel soignant – auxiliaires de vie, cadres infirmiers, aides‑soignants. Ils m’ont fait part des dysfonctionnements de terrain, c’est-à-dire des conséquences du système sur eux au quotidien : ils n’ont pas assez de protections pour changer les résidents, pas assez d’aliments pour leur donner correctement à manger, mais ils subissent, constatent, sans être capables de comprendre les raisons des dysfonctionnements.

Ce sont ensuite des cadres dirigeants que j’ai dû rencontrer pour comprendre l’origine de ces dysfonctionnements. C’est d’ailleurs ce qui a fait toute la différence : c’était la première fois que des personnels du siège d’Orpea acceptaient de témoigner – pour certains à visage découvert. Ce fut notamment le cas de Patrick Métais, ancien cadre dirigeant, directeur médical de Clinea, qui a participé concrètement à la mise en place du système. Il a réduit la masse salariale, en supprimant des postes pourtant réglementaires, il a joué sur le système de facturation, il a ajouté des pensionnaires au‑delà de la capacité autorisée, etc.

Après leur départ du groupe, beaucoup de ces cadres dirigeants évoquent un état de choc post‑traumatique, lié à leur participation à un système contraire à leurs valeurs morales et éthiques. Cela a entraîné des psychanalyses chez certains et, surtout, la volonté de témoigner pour que cela ne se reproduise plus. Camille Lamarche, ancienne juriste au sein du service RH, a quant à elle constaté les libertés prises avec le droit du travail, la discrimination syndicale, les licenciements pour faute grave sans motif. Elle a également enregistré les conversations.

Tous ces personnels, cadres dirigeants au service achats, au service RH, dans les services médicaux, ont bien voulu témoigner, mais ils m’ont également transmis des documents qui constituent les preuves des faits que je décris, notamment s’agissant des marges arrières – je dispose de l’ensemble des taux de remise de fin d’année pour tous les fournisseurs du groupe, et ce que cela rapporte chaque année au groupe. Seule une personne interne à l’entreprise pouvait me transmettre ce type de document. Je ne peux donner ni son identité ni son âge car elle a pris des risques et elle a eu peur.

Il a fallu plus de six mois pour vérifier, juridiquement, l’ensemble de mon enquête. Ce travail a été mené par Me Christophe Bigot, un grand avocat, Sophie de Closets, mon éditrice, et par Gérard Davet et Fabrice Lhomme, deux grands journalistes d’investigation.

Nous savions que le livre contenait des révélations et des accusations graves. Il fallait donc pouvoir les prouver avec des documents et des témoignages, et ce d’autant plus qu’il s’agissait d’un groupe pesant quasiment 8 milliards d’euros et capable de comportements brutaux, d’après les témoignages que j’avais obtenus. Dans une telle situation, un éditeur comme Fayard n’agit pas à la légère. Nous prévoyions une riposte. Toutefois, depuis deux semaines que le livre est sorti, ni Fayard ni moi n’avons reçu la moindre plainte en diffamation.

Madame Brenier, je ne voudrais pas porter des accusations trop graves contre les ARS. Le fait est pourtant que, pendant des décennies, la direction générale du groupe s’est sentie toute‑puissante, qu’elle avait le sentiment de jouir d’une impunité totale parce qu’elle connaissait sa supériorité sur le public. C’est ce que m’ont rapporté des cadres dirigeants ayant vu comment se déroulaient les contrôles.

D’abord, ces contrôles sont très peu nombreux car les ARS ne disposent pas de moyens suffisants : elles n’ont pas assez de personnel sur le terrain. Les chiffres qui sont sortis ces derniers jours dans la presse sont explicites. J’ai rencontré plusieurs anciens directeurs d’ARS. Tous m’ont confirmé que leurs moyens n’étaient pas à la hauteur des missions qui leur étaient confiées. Il n’y a pas assez d’inspecteurs. Plusieurs de ces agents m’ont envoyé des courriels en ce sens au cours des derniers jours. Certains m’ont écrit qu’ils avaient suspecté les pratiques que je dévoile mais qu’ils n’avaient pas eu les moyens d’établir leur réalité.

Ensuite, les trois quarts du temps, les inspecteurs des ARS préviennent l’établissement trois semaines ou un mois avant le contrôle. Le groupe prend donc très rapidement des mesures de correction. Une personne témoignant à visage découvert m’a expliqué ce qui se passait juste avant un contrôle. Si le personnel n’était pas assez nombreux, le groupe en faisait venir d’un autre établissement et les plannings des semaines précédentes étaient modifiés. S’il y avait trop de lits occupés, les pensionnaires surnuméraires étaient déplacés le temps du contrôle. « C’était fait avec une facilité déconcertante », m’a‑t‑elle dit.

Enfin, il y a une très grande porosité, dans ce secteur, entre le public et le privé. Un certain nombre d’anciens hauts fonctionnaires ou inspecteurs des ARS ont été embauchés par la suite par Orpea, Korian ou d’autres groupes. Les anciens inspecteurs connaissent parfaitement les mécanismes de contrôle et ont conservé des relations au sein des ARS. Cette porosité interroge à tout le moins.

Je fais référence à une personne en particulier dans le livre, dont ma maison d’édition et moi‑même avons décidé de ne pas divulguer l’identité. Il s’agit d’une ancienne haute fonctionnaire de l’ARS Île‑de‑France, qui, d’après les témoignages de cadres dirigeants de l’entreprise, avait été en contact direct avec des dirigeants d’Orpea pendant des années. Elle leur permettait d’obtenir des informations sur les autorisations d’ouverture d’établissements ainsi que sur les contrôles. Cette personne a démissionné en 2011, me semble‑t‑il – je ne me souviens plus de la date exacte. Trois semaines après, elle devenait l’une des conseillères particulières du directeur de Clinea. Cette porosité entre les ARS et les groupes privés, qui est une certitude, est pour le moins inquiétante.

Je ne fais que rapporter des dizaines de témoignages, y compris de l’intérieur. Or toutes ces personnes m’ont dit qu’il n’y avait pas assez de contrôles, que les établissements en étaient avisés à l’avance et qu’il existait une très grande porosité entre les ARS et le groupe, ce qui avait pour conséquence que celui‑ci n’avait aucune inquiétude s’agissant des contrôles de l’État.

J’ai fait l’objet de plusieurs tentatives d’intimidation de la part du groupe, notamment à travers son ancienne directrice de la communication. Celle‑ci m’a menacé à plusieurs reprises d’un dépôt de plainte. Elle a prétendu que je faisais pression sur certaines sources. J’ai appris aussi que plusieurs hauts fonctionnaires des ARS avaient prévenu le groupe que j’avais tenté de les contacter. Le climat était donc très particulier tout au long de l’enquête. Quand j’allais voir l’administration, notamment les ARS, pour demander un éclairage sur certains documents que j’avais obtenus, j’étais toujours très mal reçu. On ne voulait ni me rencontrer ni discuter des éléments que j’avais en ma possession.

Si j’ai mentionné dans le livre l’épisode des 15 millions d’euros, c’est parce que c’est un fait. La proposition émanait non pas d’un salarié d’Orpea mais d’un intermédiaire, très proche de certains hauts dirigeants du groupe. Après s’être renseigné sur mes révélations et sur l’inquiétude qu’elles pouvaient susciter chez certains dirigeants, il m’a demandé si, moyennant une telle somme, je serais prêt à arrêter mes investigations. J’essaye de ne pas en faire un thème central de ce que je raconte, car l’essentiel, à mes yeux, c’est le système que le groupe a mis en place, un système qui crée nécessairement des situations de maltraitance.

Monsieur Vigier, il y a déjà eu de nombreuses alertes au cours des dernières années. Des familles ont écrit aux ARS et aux inspecteurs des conseils départementaux ; certaines ont porté plainte. Des salariés ont eux aussi fait remonter des alertes. La CGT, la CFDT et FO ont relaté les conditions de travail, les licenciements abusifs ainsi que la discrimination syndicale, avec la création d’Arc‑en‑Ciel, un syndicat « maison ». Toutes ces personnes m’ont dit qu’elles n’avaient pas été écoutées, qu’elles avaient eu l’impression de parler à un mur.

Des avocats m’indiquent que, partout en France, des dossiers bloqués depuis plusieurs années ont été rouverts deux jours après la sortie du livre. Certaines enquêtes préliminaires démarrent enfin, certaines procédures sont engagées sans condition, alors qu’auparavant on demandait aux plaignants une consignation de 15 000 euros. Tant mieux, il faut s’en féliciter – mais il y a quand même de quoi s’interroger.

De la même façon, tout au long de mon enquête, je me suis interrogé sur le fait que l’administration ne m’aide d’aucune façon – c’est le moins que l’on puisse dire –, voire n’apprécie pas mon travail. Certains directeurs travaillant au sein du groupe m’avaient donné copie de documents internes. J’avais besoin également des documents transmis aux autorités de contrôle, pour mettre en évidence des écarts démontrant l’existence d’une double comptabilité s’agissant aussi bien de la masse salariale que des produits de santé. Or j’ai eu beau écrire aux ARS et les appeler, aucune n’a accepté de me fournir ces éléments. On me répondait qu’ils n’étaient pas publics, que cela ne me regardait pas. J’ai saisi la Commission d’accès aux documents administratifs, qui m’a dit la même chose. Je me suis alors tourné vers les conseils départementaux. Certains m’ont dit non. Le conseil départemental de Gironde et celui de la Vienne, quant à eux, ont considéré qu’il était normal de me fournir ces documents, dans la mesure où mon enquête portait sur l’utilisation de l’argent public ; si je trouvais quelque chose, c’était aussi dans leur intérêt, car il s’agissait en partie de leur argent. Si ces conseils départementaux n’avaient pas accepté de m’aider, je n’aurais jamais pu prouver qu’il existait des différences entre les chiffres consignés dans les documents internes et ceux qui étaient transmis aux autorités, car aucune ARS ne m’a permis de le faire. Je me suis inquiété du fait que l’administration soit si peu encline à me soutenir dans cette enquête.

Monsieur Vallaud, comme je le disais, nous n’avons eu aucun contact avec Orpea depuis la parution du livre et nous n’avons pas reçu de plainte.

Vous me demandez ce que je pense de la réaction de l’État – en particulier celle de Mme Bourguignon – et de l’Assemblée nationale. Je suis journaliste ; mon rôle n’est pas de distribuer les bons et les mauvais points. Néanmoins, compte tenu des connaissances que j’ai acquises au cours des trois dernières années grâce aux témoignages des cadres et des dirigeants d’Orpea, je puis dire que, pour l’instant, ce qui est fait n’est pas à la hauteur. Les responsables du système étaient capables, quand ils étaient informés des contrôles, de mettre les choses en ordre en deux ou trois semaines. Or c’est précisément ce qui est en train de se produire une nouvelle fois. Cela fait plus de deux semaines que le livre a été publié ; j’aimerais savoir combien d’établissements du groupe Orpea ont été contrôlés depuis lors en France. Il y en a tout au plus 10 %, et même plutôt 3 % ou 4 %. La Belgique a répondu beaucoup plus vite. L’Allemagne, elle aussi, lance des investigations. En France, l’État ne se rend pas compte que plus il laisse du temps à ce groupe, plus celui‑ci prendra des mesures de correction.

Il est très important que la commission des affaires sociales se saisisse de la question. Malheureusement, si vous ne vous dotez pas d’une commission d’enquête, il n’y aura pas de réponses. Vous n’aurez que ce que je peux vous apporter, mais vous n’obligerez pas les dirigeants à répondre, notamment ceux qui ont mis en place le système. Je veux parler de Jean‑Claude Brdenk, qui, après avoir rejoint le Syndicat national des établissements et résidences privés pour personnes âgées pendant mon enquête, l’a quitté deux jours après la parution du livre pour intégrer le groupe Bastide, qui n’est autre que le principal fournisseur d’Orpea ; d’Yves Le Masne, qui a démissionné le dimanche suivant la parution de l’ouvrage, et du docteur Marian, qui se trouve en Belgique.

J’ai appris que le Sénat avait décidé de créer une commission d’enquête. Malheureusement, elle vise seulement à déterminer si les ARS et les conseils départementaux ont bien fait leur travail. Autrement dit, il ne s’agit que de contrôler le contrôle. Pour l’instant, personne ne contrôle donc ce qui s’est passé à l’intérieur du groupe. Ses dirigeants ne seront pas convoqués et, s’ils le sont, ils n’auront pas l’obligation de répondre. Là encore, il y a de quoi s’interroger.

Madame Firmin Le Bodo, j’ai écouté l’intervention de la directrice générale de l’ARS Île‑de‑France, que vous avez auditionnée ce matin. Il est normal qu’elle défende son institution. Par ailleurs, je ne suis pas là pour condamner cette ARS. Mais un contrôle non inopiné ne sert à rien. Quand vous prévenez un groupe trois semaines à l’avance, toutes les mesures de correction nécessaires peuvent être prises. La directrice générale de l’ARS considère que des contrôles inopinés peuvent brusquer les résidents. Certes, mais si on n’en fait pas, on ne trouvera jamais rien ; c’est aussi simple que cela. Par ailleurs, s’il n’y a pas assez d’inspecteurs, il est impossible de couvrir l’ensemble du territoire – mais la directrice générale de l’ARS n’est pas responsable de cette situation.

En outre, l’État n’a pas compris que des groupes comme Orpea étaient centralisés. Les contrôles sont localisés, ils portent sur tel ou tel établissement, dans tel ou tel département. Or c’est au siège d’Orpea, à Puteaux, que tout se joue. Quand on contrôle un établissement, on ne se rend pas compte des pratiques qui sont à l’œuvre ; ce qu’il faut, c’est contrôler le siège.

Avant, quand les ARS menaient un contrôle, le directeur de l’établissement visité pouvait rendre compte de tout. Désormais, ce n’est plus le cas : il dispose certes de documents internes, mais il ne sait pas exactement combien de postes ont été budgétés par l’ARS et le conseil départemental à travers les conventions tripartites, devenues contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens. Le groupe ne lui donne pas les éléments précis lui permettant de connaître le nombre de postes auxquels il a droit, même s’il est vrai qu’avec un peu d’expérience, un directeur se rend compte du fait que certains postes, censés être financés par de l’argent public, ne lui ont pas été donnés. Même la déclaration de fin d’année, relative notamment à la masse salariale de l’établissement, est envoyée au siège, au service chargé de la tarification, et c’est celui‑ci qui la transmet ensuite aux conseils départementaux et aux ARS, le cas échéant après l’avoir modifiée. Autrement dit, les directeurs ne savent pas exactement ce qui est déclaré. Or les ARS n’ont pas encore compris que tout se jouait au siège.

Vous me demandez ce que je pense de la libération de la parole que l’on constate depuis la parution du livre. Tout au long de ces trois années de travail collectif, nous avons espéré, avec ma maison d’édition et surtout avec toutes les sources, que le livre déclenche un électrochoc. En effet, beaucoup de reportages et d’émissions avaient déjà abordé le sujet, mais aucun n’avait réellement changé le système. Un grand nombre des sources qui ont participé à l’enquête craignaient que le groupe riposte, mais avaient surtout peur de prendre des risques pour rien, si les médias et les responsables politiques ne les écoutaient pas.

Il fallait, pour provoquer un électrochoc, que l’accumulation de témoignages – à tous les postes – et de documents soit implacable. Pendant très longtemps, les reportages ont montré des dysfonctionnements dans certains EHPAD manquant de personnel. On voyait, par exemple, que certaines personnes âgées étaient abandonnées au moment du repas. Ce qui était présenté, c’étaient les conséquences, sans que l’on soit en mesure de dire s’il s’agissait de dysfonctionnements localisés, si c’était le personnel soignant qui avait mal fait son travail, si le problème venait du directeur de l’établissement, si le manque d’argent public était en cause ou si c’était le groupe qui était responsable.

Le livre démontre, en tout cas s’agissant du groupe Orpea, que l’origine du problème ne se trouve pas du côté des actes du personnel soignant ou du manque d’argent public – dès lors que le groupe capte une partie de l’argent public, c’est que celui‑ci ne fait pas défaut : quand on accorde dix postes à un établissement, le groupe n’en pourvoit que huit. Le problème vient du fait que, pendant des années, on a laissé faire les groupes comme celui‑là et qu’ils ont profité des failles de l’État. La vraie question est de savoir comment ils ont utilisé l’argent public. Il y a quelques années, le président du groupe DomusVi a déclaré qu’il y avait assez d’argent public dans le secteur et qu’il faudrait même que les groupes privés paient une redevance sur les autorisations que l’État leur délivrait. En effet, ces autorisations, accordées gratuitement, donnent accès pendant des années à un marché quasiment monopolistique, puisque le taux d’occupation des établissements oscille entre 95 % et 98 %, ainsi qu’à des dotations publiques.

L’ouvrage ne raconte pas des dysfonctionnements, des actes de maltraitance du personnel soignant, pas plus qu’il ne souligne un manque d’argent public ; il explique simplement qu’un groupe a profité des faiblesses de l’État pendant des années et que le système que ce groupe a mis en place, qui consiste en une réduction des coûts extrêmement brutale, a des conséquences directes sur les conditions de travail et sur la qualité de la prise en charge des personnes âgées.

Nous ne nous attendions pas à une telle libération de la parole. Si elle est de cette ampleur, c’est parce que des dizaines voire des centaines de milliers de personnes attendaient ce moment : c’est comme si tout le monde savait et attendait que ces révélations soient faites. Je ne saurais l’expliquer autrement. Tous les jours, je reçois des courriels de familles et de salariés qui n’attendaient que cela. Je suis interpellé dans la rue, aussi bien par des personnes d’un certain âge que par des jeunes. La prise en charge des personnes âgées nous ramène tous à notre propre humanité, et je mesure à quel point cette question concerne tout le monde. C’est comme si l’on se réveillait enfin et qu’on se demandait comment il est possible que la société, depuis le début des années 1990, ait à ce point négligé cette question ou ait fermé les yeux.

En ce qui concerne ma position sur le public et le privé, je vous répondrai que je ne suis qu’un journaliste. Je n’ai pas enquêté sur tous les groupes privés et sur tous les groupes publics ; je ne me permets donc pas d’avoir un avis global. Il peut y avoir des dysfonctionnements dans des EHPAD publics, de la même manière que les choses peuvent se passer très bien dans des EHPAD privés – j’ai eu des échos en ce sens et j’ai constaté moi‑même ce qu’il en était. En revanche, ce qui est sûr, c’est que le système actuel permet que des dysfonctionnements très graves se produisent dans le privé. S’il peut arriver que des établissements publics dysfonctionnent localement, il ne saurait exister un système comme celui qui a été organisé par Orpea pendant plus de vingt ans. Pour cela, il faut un groupe de cinquante, cent ou deux cents établissements, il faut une direction générale menant une politique commune.

À cet égard, je suis parfois gêné quand on mélange, dans certains débats télévisés, des actes de maltraitance individuels, qui continueront malheureusement à exister, et un système mis en place par un groupe au plus haut niveau de responsabilité, un système mûrement réfléchi et très sophistiqué, créant de la maltraitance au quotidien. Je vous donnerai plus de détails si vous m’interrogez sur le rationnement des produits d’alimentation ou des produits de santé et sur les marges arrières – j’ai apporté trois séries de documents à cette fin. Quoi qu’il en soit, je vois donc une grande différence entre le système mis en œuvre dans ce groupe et les événements qui peuvent se produire dans d’autres groupes ou dans le secteur public et qui s’expliquent par un manque de moyens ou relèvent de l’acte isolé.

En outre, je ne me permettrai jamais de condamner le privé en général. Cela dit, il ressort clairement des témoignages que j’ai obtenus, comme de mes propres observations, que la course au profit d’Orpea ainsi que les situations de maltraitance qu’elle engendre s’expliquent par deux raisons principales.

La première est que le groupe est coté en bourse. Orpea a commencé sa course au profit acharnée au tournant des années 2000, et il est coté depuis 2002. Son ancien directeur général, Yves Le Masne, est un contrôleur de gestion. Ce qui l’intéressait avant tout, c’était de pouvoir montrer à ses actionnaires la courbe de croissance la plus régulière possible et, de préférence, un taux de croissance à deux chiffres. Or il n’y a pas de miracle : pour obtenir ce résultat, il faut remplir les établissements au maximum et réduire les coûts. Pour rassurer les actionnaires, pour pouvoir emprunter encore plus d’argent et se développer à l’international, il fallait nécessairement mener des politiques de réduction des coûts de plus en plus drastiques dans les établissements. À cet égard, je me permettrai de raconter une anecdote personnelle. Je n’avais pas d’avis tranché sur le public et le privé mais, après la sortie de l’enquête, ma mère m’a demandé : « Est-ce que tu mettrais ta fille de 3 ans dans une crèche cotée en bourse ? » La réponse est non. Nous savons tous intimement ce qui peut se passer quand une entreprise est cotée en bourse. Le souci de rassurer les actionnaires et de faire monter le cours des actions entraîne nécessairement une course au profit. Le fait que des sociétés prenant en charge des êtres humains vulnérables soient cotées en bourse me pose donc question.

L’autre élément responsable de la forte pression financière et de la politique brutale de réduction des coûts qui en résulte est la dimension immobilière. Même si l’on en a très peu parlé, c’est un enjeu fondamental. En effet, notamment pour les analystes financiers, les EHPAD sont d’abord et avant tout des sociétés immobilières. Quand un groupe veut créer un établissement de ce type, il doit recevoir l’autorisation, qui est gratuite. La construction lui coûte environ 7 millions d’euros. Ensuite, il vend l’établissement chambre par chambre à des personnes souhaitant investir dans l’immobilier à travers le dispositif des locations meublées non professionnelles (LMNP). Cela lui rapporte 10 millions. L’établissement verse alors aux propriétaires des chambres un loyer équivalent à 5 % ou 6 % du prix de vente. Mais certains gestionnaires d’EHPAD, désireux de récupérer du cash immédiatement, vendent l’ensemble des chambres pour 12 ou 13 millions, ce qui renchérit d’autant le loyer pour le directeur. Celui‑ci, pour atteindre les objectifs de profitabilité fixés par le groupe, doit alors réduire encore plus les autres postes de dépenses, ce qui suppose de rationner les patients et de diminuer le personnel. Pendant des années, on a laissé ces groupes monter des opérations immobilières de ce type. À mon avis, les conseils départementaux ne comprennent pas le mécanisme.

Madame Six, j’ai eu à connaître de dérives dans d’autres sociétés qu’Orpea, mais j’ai décidé de me concentrer sur ce groupe parce que c’est de lui que venaient les alertes qui m’étaient adressées et que, d’après les témoignages que j’ai obtenus, c’est l’un de ceux qui a poussé le plus loin la politique de réduction des coûts. En outre, c’est le leader mondial du secteur, de sorte que ses pratiques concernent beaucoup de monde – Orpea gère plus de 100 000 lits dans vingt‑trois pays différents –, et il a longtemps été pris pour modèle par ses concurrents du fait de la croissance très régulière qu’il a connue. Je le répète, je ne me permettrai pas de généralisation sur les mérites respectifs du public et du privé : ce n’est pas mon propos.

Quant aux pistes d’amélioration du système, je suis un journaliste et non un homme politique, mais, selon les témoignages que j’ai recueillis, les deux principales urgences sont les contrôles, absents ou défaillants face à la sophistication des systèmes des groupes privés, et le financement. Le grand public ne sait même pas qu’un groupe comme Orpea, dont le chiffre d’affaires dépasse 1 milliard d’euros par trimestre, reçoit des subventions publiques. L’établissement Les Bords de Seine, qui fait payer les chambres de 7 000 à 12 000 euros par mois, perçoit 1,5 à 2 millions de dotations publiques par an, en tenant compte de celles des conseils départementaux et des ARS. Pour l’ensemble des EHPAD du groupe, ces dotations représentent environ 300 millions par an. Le prix des chambres, les dysfonctionnements survenus, les situations de maltraitance et les systèmes d’optimisation poussent à s’interroger sur cet afflux d’argent public dont le versement n’est pas corrélé à de vrais indicateurs de qualité.

À ce sujet, j’ai été très marqué par le témoignage d’un directeur médical de Clinea qui, en comité exécutif, s’est fait insulter chaque fois qu’il a tenté de rappeler qu’au‑delà de la course au profit, il fallait aussi faire attention aux indicateurs de qualité, que c’était d’êtres humains qu’il s’agissait et non d’un marché comme les autres. « Estce qu’il existe un indicateur de qualité en France ? », lui demandait le directeur général délégué à l’exploitation. « Estce que quelqu’un est capable de me dire si un établissement est de meilleure qualité qu’un autre ? » En effet, il n’existait pas d’indicateur de qualité et il n’en existe toujours pas. Les groupes privés en ont profité, comme de l’argent public et de l’absence de contrôle.

Madame Dubié, depuis la publication du livre, je n’ai eu aucun contact avec Orpea, qui n’a ni cherché à me joindre ni porté plainte.

Pourquoi les familles et les salariés n’ont‑ils pas parlé plus tôt ?

J’ai commencé mon enquête après avoir été alerté par des soignants de l’EHPAD Les Bords de Seine, le plus cher et le plus luxueux du groupe, qui avaient constaté le rationnement des protections – pas plus de trois par jour –, de l’alimentation et des carences en personnel. Je suis allé voir d’autres membres du personnel et des familles qui, tous, ont confirmé ces premiers témoignages. Si cela se passait ainsi dans cet établissement de gamme 3, qu’en était-il donc dans ceux de gamme 2 et 1 ? Je me suis alors rendu compte que l’on retrouvait partout en France le même système de rationnement des produits de santé et d’alimentation et les mêmes problèmes de carence en personnel. C’est à ce moment que j’ai compris que ce fonctionnement était systémique.

Tout au long de l’enquête, j’ai senti que mes sources avaient peur : peur de témoigner, de me donner des documents, de la brutalité du groupe. Cette peur s’explique par des éléments très précis.

La première fois que j’ai rencontré un groupe de directeurs qui voulaient témoigner, j’ai dû les rassurer pendant 20 minutes car ils pensaient que j’étais une taupe d’Orpea venue leur tendre un piège : ils m’ont demandé ma carte de presse, mon contrat d’édition avec Fayard ; je ne comprenais pas leurs soupçons, leur paranoïa. Mais j’ai appris grâce à de nombreux témoignages que le groupe avait instauré au cours des dernières années un système de surveillance de certains salariés, faisant appel à des sociétés de détectives privés pour constituer des dossiers sur les personnes visées. L’Express l’avait d’ailleurs déjà révélé s’agissant notamment de salariés syndiqués, après quoi le groupe avait proposé 4 millions d’euros à la CGT pour étouffer l’affaire.

Le groupe recourait aussi à des « directeurs nettoyeurs » – quand j’ai découvert leur existence, je me suis cru dans un film, mais d’autres témoignages en ont apporté confirmation, en particulier celui d’un ancien directeur qui témoigne sous son nom dans le livre. Quand un directeur d’établissement s’opposait aux consignes de la direction générale et essayait de résister à la politique de rationnement, de réduction des coûts et de diminution du personnel, il était aussitôt exclu du groupe, licencié pour faute grave sans aucun motif. Les « directeurs nettoyeurs » se rendaient sur site, accueillaient le directeur en question à 6 heures du matin sur le parking, lui indiquaient qu’il était licencié pour faute grave, lui donnaient ses affaires, récupéraient et effaçaient dans son ordinateur des dossiers dont il aurait pu se servir pour se défendre, demandaient aux salariés des attestations permettant de l’accuser de tel acte de négligence – quand vous êtes aide‑soignant et qu’on vous demande cela, vous ne voulez pas perdre votre poste, donc vous le faites – et supprimaient des documents compromettants. Parfois, il était fait appel à des sociétés de sécurité privée pour poster un agent dans l’établissement au cas où le directeur aurait eu la mauvaise idée d’y revenir pour récupérer ses dossiers.

Ces méthodes très brutales expliquent que les salariés n’aient pas osé parler auparavant, y compris des directeurs, des personnes très haut placées. Certains me contactent encore pour témoigner ou m’apporter d’autres éléments, mais toujours anonymement, par peur.

Pour les familles, c’était un peu la même chose, comme le montre l’exemple de la famille Dorin : Mme Dorin avait si peur de la puissance du groupe, de devoir faire face à une armada d’avocats – dont Orpea dispose en effet –, qu’elle n’a pas osé porter plainte. D’autres familles l’ont fait, mais leur combat a été très difficile, même si elles ont gagné, parce que le groupe a fait produire des attestations de soignants, d’auxiliaires de vie – faciles à obtenir, je l’ai dit –, prétendant que la plainte n’était motivée que par l’argent, que la famille n’était jamais venue sur place, etc.

Mme la présidente Fadila Khattabi. Vos réponses claires, sans langue de bois, nous poussent à nous interroger sur ce système opaque, très organisé, fondé sur un management par la terreur. Cela suscite beaucoup de réactions dans la salle – et bien des questions supplémentaires.

M. Thierry Michels. Votre travail d’investigation fait honneur à la profession de journaliste. Il y aura un avant Les Fossoyeurs et un après, non seulement pour Orpea et ses résidents, mais pour l’ensemble de nos aînés hébergés en EHPAD.

J’apprécie que vous fassiez la différence entre ce que vous avez décrit comme un système géré par Orpea, dont les salariés sont tout autant victimes que les résidents, et l’ensemble de ceux qui s’occupent des personnes âgées avec engagement et professionnalisme.

Je note votre alerte au sujet des mesures correctives qu’Orpea, selon vos suppositions, est en train d’appliquer. Il faut que la puissance publique en tienne compte. Heureusement, nous disposons de moyens informatiques qui devraient permettre de repérer ce qui a été corrigé ou falsifié après coup.

Alors que les contrôles sont ponctuels, l’action pour une bonne prise en charge doit être continue. De ce point de vue, qu’en est-il des conseils de la vie sociale (CVS), au plus près de la vie des résidents et des personnels ? Que pensez-vous de leur rôle, d’après ce que vous avez pu voir chez Orpea, et, plus généralement, de l’idée de le renforcer ?

Mme Isabelle Valentin. Je salue votre courage et votre détermination ; nous sommes tous anéantis par ce que vous nous racontez. Votre livre réveille la conscience collective s’agissant du vieillissement et de sa prise en charge, un sujet de société malheureusement encore un peu tabou en France.

Vous avez décrit un système dans lequel la santé et le bien‑être doivent être rentables, au mépris de l’humain et de sa dignité. Depuis, les témoignages bouleversants de familles affluent et la parole se libère. La souffrance est là, à tous les étages, des résidents aux personnels, soignants ou autres, qui constatent la dégradation de leurs conditions de travail et leur propre impuissance à répondre aux besoins les plus essentiels des personnes dont ils ont la charge. La maltraitance s’institutionnalise ; il est grand temps d’y mettre un terme.

La mission « flash » Iborra et Fiat, le rapport Libault sont pourtant restés dans les cartons, et la loi « grand âge », attendue par tous les membres de notre commission, n’aura été qu’une belle promesse. Votre travail nourrit l’exigence d’une réflexion approfondie sur les modalités de prise en charge de la dépendance. Quelle place souhaitons-nous donner au vieillissement et à la dépendance dans notre société ? J’espère que vos écrits resteront et permettront des avancées majeures dans le contrôle de gestion des maisons de retraite, publiques ou privées, mais aussi dans la gouvernance des ARS et l’exercice de leurs missions.

Vous n’avez pas souhaité faire de généralités, simplement dénoncer ceux qui ont fait de la vieillesse un filon lucratif. Mais avez‑vous eu des informations sur d’autres structures ? Et quel a été le point de départ de vos travaux ?

M. Didier Martin. Trente ans après la création d’Orpea, vingt ans après sa cotation en bourse, vous mettez en cause un système dont vous démontrez les éléments point par point. Vous soulignez également les défaillances des différents systèmes de contrôle.

Dans votre propos liminaire, vous avez mentionné « les manquements de la classe politique jusqu’au sommet de l’État ». Pourriez‑vous préciser à quoi, à qui vous pensiez ? Dans votre livre, vous allez plus loin que cette évocation.

Une question plus personnelle : quand on vous a proposé 15 millions d’euros pour vous taire et détruire votre travail, quelle a été votre réaction ? Qu’en avez-vous déduit au sujet du système que vous étiez en train d’étudier ? Et maintenant, qu’attendez‑vous, pour vous et pour les EHPAD privés lucratifs ?

Mme Christine Pires Beaune. Tous ici, nous sommes scandalisés par ce que vous décrivez. En revanche, je ne suis pas surprise : en 2018, trois reportages télévisés sur la maltraitance au sein d’EHPAD privés avaient été diffusés dans « Pièces à conviction », « Zone interdite » et « Capital ». Si mes collègues ne les ont pas encore vus, ils sont toujours disponibles en ligne.

Ce que j’ai cependant découvert dans votre livre, c’est un système industrialisé de prise en charge de nos aînés, qui consiste à rogner à tous les étages, sur les protections, sur les repas, sur les soins, parce qu’il faut absolument faire du profit. J’ai également découvert que ce système est centralisé. Voilà pourquoi j’ai demandé ce matin à la directrice générale de l’ARS Île‑de‑France si des contrôles avaient été diligentés à Puteaux, puisque c’est là que tout se décide, les directeurs d’établissement n’ayant aucune autonomie. Je n’ai malheureusement pas obtenu de réponse à cette question.

Pouvez‑vous nous en dire plus, tout en protégeant bien évidemment vos sources, sur les témoignages que vous avez reçus récemment de personnels exerçant encore chez Orpea ?

En ce qui concerne le rationnement des repas, quel est le coût de revient d’un repas chez Orpea ?

Dans votre livre, vous évaluez à 100 millions d’euros le montant des marges arrières ; est‑ce par an, pour tous les établissements du groupe, sur plusieurs exercices ? Ces sommes auraient servi à financer de luxueux séminaires ; en avez‑vous des preuves ?

Orpea n’a pas porté plainte, mais Xavier Bertrand, mis en cause dans l’avant‑dernier chapitre, l’a‑t‑il fait ?

Le docteur Marian aurait vendu ses parts le 21 janvier 2020. Pourquoi à cette date ? La somme était‑elle bien de 456 millions d’euros ?

Mme Michèle Peyron. Nous nous devons de faire toute la lumière sur les éléments que vous avez avancés, sur les situations choquantes, effroyables, que vous décrivez dans votre ouvrage. Nous le devons aux résidents, à leurs familles et aux personnels des établissements. Je souhaite donc vous interroger sur la politique RH du groupe Orpea.

Vous laissez entendre dans votre livre que certaines résidences refusent d’embaucher des personnels à des postes financés par la Caisse nationale de l’assurance maladie et les conseils départementaux, afin de réaliser des économies. Pouvez‑vous nous en dire davantage ? Avez‑vous rencontré cette situation dans toutes les résidences visitées ? Dans quelle mesure pouvez‑vous dire que cette pratique est généralisée ?

Avez‑vous constaté que certains établissements fonctionnent avec moins de personnels soignants que le nombre fixé par les autorités sanitaires ?

Quelle est votre impression globale sur le bien‑être des salariés au sein des résidences visitées ?

M. Bernard Perrut. Si la gravité des accusations nous impose de faire toute la lumière sur les dysfonctionnements d’Orpea, je ne voudrais pas qu’on assimile à ce groupe l’ensemble des entreprises privées, en particulier le secteur privé non lucratif, dont le travail est admirable.

N’oublions pas non plus les dérives qui touchent des établissements publics et découlent directement des difficultés structurelles du secteur : sous‑effectifs constants, dépenses réduites, et, en conséquence, souffrance au travail du personnel soignant et accompagnant, qui se répercute sur les personnes âgées comme sur leurs familles. Nous connaissons la détresse des personnels, qui s’exprime dans différents témoignages cités dans votre ouvrage, mais aussi dans d’autres établissements. Ces hommes et ces femmes sont confrontés à un dilemme éthique inhumain : rester dans un secteur en carence permanente de moyens pour y prodiguer des soins décents ou le quitter alors qu’il y manque des professionnels.

Comment expliquer que les cas de maltraitance soient particulièrement prégnants dans certains établissements ? Est‑ce seulement lié à la direction et à la volonté de ceux qui en détiennent toutes les clefs ? Peut‑on parler de préméditation à propos de ces économies à tout prix qui conduisent à rogner délibérément sur la qualité de vie des résidents ?

Vous décrivez un véritable management par la peur ; comment les pressions s’exercent‑elles concrètement sur le personnel ?

Vous avez essuyé de nombreux refus au cours de vos investigations, à commencer par celui du conseil départemental des Hauts‑de‑Seine ; le conseil départemental de la Gironde fut le premier à vous répondre favorablement. Qu’avez‑vous appris lors de vos rencontres avec les départements ? Il faut en effet évoquer leur responsabilité, outre celle de l’État et des ARS.

L’État a‑t‑il saisi le procureur de la République, en vertu de l’article 40 du code de procédure pénale, des dysfonctionnements au sein du groupe Orpea ?

Mme Monique Iborra. Je vous remercie à mon tour de votre courage. C’est avec beaucoup d’intérêt que nous vous écoutons.

Au‑delà des contrôles, dont on attend beaucoup, il faut des politiques qui préviennent les dysfonctionnements plutôt que d’aller les chercher lorsqu’ils sont avérés ; or cela relève de notre responsabilité et de celle des gouvernements.

Tous les gouvernements, quels qu’ils soient, se sont tournés vers le privé commercial pour construire les établissements. Dès lors, il s’agissait évidemment de faire des bénéfices : qui pourrait croire que, dans le secteur privé commercial, on construit un EHPAD sans viser ce but ? Il faut l’admettre. Le problème, c’est que la politique en matière de vieillissement – une question sociétale dont nous sommes tous responsables – est particulièrement opaque. Plus encore que de contrôles, c’est de transparence que nous avons besoin, de la part de tous les acteurs. Or, depuis vingt ans, ces politiques sont l’apanage de quelques‑uns, totalement ignorées de l’opinion publique – et pas seulement des personnes âgées.

Je vous rassure enfin quant à nos possibilités d’action comme députés, même sans commission d’enquête. Quand nous faisons des rapports ou des missions « flash » sur le sujet, nous parvenons à obtenir les informations et à les rendre publiques. Nous avons le pouvoir d’investiguer et les gouvernements ont le pouvoir d’appliquer les recommandations. Ne vous faites pas de souci : nous allons y travailler et vous ne serez pas déçu !

Mme Annie Chapelier. En vous auditionnant, c’est en quelque sorte un grand témoin que nous entendons.

Votre livre ne révèle pas l’existence de la maltraitance envers les personnes âgées dans les EHPAD ; je songe aux ouvrages antérieurs Tu verras maman, tu seras bien de Jean Arcelin, ex‑directeur d’EHPAD, ou Le Scandale des EHPAD d’Hella Kherief, aide‑soignante. Mais cette dernière, qui reste confrontée à l’optimisation salariale dans les établissements – privés – où elle travaille, attribue l’effet de votre livre au fait que vous y parliez des riches : le fait que, même riche, on ne soit pas protégé, on ne bénéficie pas d’une prise en charge privilégiée, le fait qu’un hébergement de luxe ne mette pas à l’abri de la maltraitance ont énormément choqué. Ils s’expliquent par l’institutionnalisation du phénomène et sa systématisation par les groupes privés à but lucratif afin de s’enrichir par tous les moyens, y compris au détriment de l’humain.

Ce qui ressort de votre livre, c’est la peur : on produit de la culpabilité chez les gens pour les rendre complices et les empêcher de se mobiliser contre le système ; c’est effrayant quant à la nature humaine.

Vous dites au début de l’ouvrage que vous ne voyez aucune difficulté à ce que de grands groupes privés gagnent de l’argent dans le secteur de la prise en charge de la dépendance – qui reçoit de l’argent public. Compte tenu de votre enquête, maintenez‑vous cette position ? Le fond du problème n’est‑il pas d’accepter la visée lucrative de ces établissements et leur cotation en bourse ? Ne devrait‑on pas sanctuariser les secteurs qui concernent l’humain – enfance, santé, dépendance et grand âge ?

Mme Josiane Corneloup. Je vous remercie à mon tour du courage avec lequel vous avez dénoncé le système Orpea. On ne peut accepter un tel outrage à la dignité des personnes âgées, ni le fait que l’affaire jette l’opprobre sur des professionnels et un secteur qui œuvrent au quotidien pour le bien‑être de nos aînés. Il est inadmissible que des groupes abusent de la confiance des familles, qui font souvent de gros efforts financiers en croyant offrir le meilleur à leurs proches, et qu’ils profitent de financements publics sans assurer en contrepartie la qualité de service.

Sans parler des maltraitances ultimes comme le rationnement, l’abandon sans soins ou le management par la peur, on retrouve dans la plupart des établissements un sous‑effectif en personnel, qu’il s’agisse d’EHPAD publics ou privés, à but lucratif ou non lucratif. Cette situation oblige à réduire le temps passé avec chaque personne pour sa toilette, ses soins, ses repas. Ces conditions de travail conduisent à l’épuisement des personnels et favorisent une maltraitance qui commence dès que l’on impose à une personne âgée un rythme qui n’est pas le sien. Combien d’établissements dans cette situation, à l’abri de tout contrôle digne de ce nom ? C’est l’ensemble de notre système de prise en charge de la vieillesse qui est défaillant, alors que nous allons devoir affronter dans les années qui viennent la hausse du nombre de seniors en perte d’autonomie.

Selon vous, quelles mesures peuvent garantir le respect des droits fondamentaux des résidents ? L’instauration d’un questionnaire de satisfaction régulier, à l’intention des résidents et de leurs familles et destiné à une autorité indépendante, ne pourrait‑il être une solution ?

M. Guillaume Chiche. Je salue le fait que vous assumiez vos responsabilités de journaliste jusqu’au bout, sans rien céder aux sirènes de l’argent ni aux menaces ou pressions que vous avez subies.

Vous avez parlé de manquements de la classe politique. Il existe en effet un système qui a permis au groupe Orpea d’agir de la sorte ; c’est pourquoi il est urgent de conduire une réforme de la dépendance et de l’autonomie. L’ensemble des membres de notre commission se sont mobilisés dans ce sens. Qu’une telle réforme n’ait pu être menée durant ce quinquennat est un regret collectif, qui dépasse les appartenances partisanes.

Je suis absolument convaincu de la nécessité de mettre en place une commission d’enquête parlementaire, dotée de pouvoirs spéciaux qui lui permettront de pousser plus avant ses investigations. Quel devrait être le périmètre de cette instance ? Faudrait‑il orienter ses travaux vers les agissements du groupe Orpea, comme vous l’avez fait vous-même, ou les élargir à l’ensemble des groupes privés lucratifs ?

Nous avons auditionné la semaine dernière le président‑directeur général (PDG) d’Orpea, qui a refusé de reconnaître l’existence d’un système, quand bien même l’ancien directeur général a été limogé. Pensez‑vous que des autorités, quelles qu’elles soient, aient pu être informées de la pratique des marges arrières dans le secteur de la dépendance – auquel cas la commission d’enquête devra se saisir de cette question –, ou cette dérive est‑elle le fait du seul groupe Orpea ?

Mme Michèle de Vaucouleurs. Vos révélations permettront, je l’espère, d’agir concrètement pour mettre un terme aux agissements graves que vous décrivez. Vous pointez du doigt des pratiques financières inacceptables, très préjudiciables aux résidents, sur lesquelles nous devrons enquêter. Cependant, selon les chiffres accessibles sur un portail gouvernemental, 73 % des faits de maltraitance sont commis à domicile ; aussi conviendrait‑il sans doute d’enquêter également dans ce secteur. S’agissant de la maltraitance institutionnelle, qui s’est fortement accrue pendant le confinement, les manquements s’expliquent le plus souvent par le manque d’attractivité de ces métiers, l’insuffisance des formations dispensées, des difficultés de management voire des directives inappropriées. Au-delà des pratiques de gestion des coûts existant au sein du groupe Orpea, qu’avez‑vous pu observer à ce propos ?

M. Cyrille Isaac-Sibille. Vous donnez le sentiment d’être un journaliste d’investigation sincère. Depuis quatre ans, nous essayons de donner plus de moyens aux établissements pour personnes âgées, et vous venez d’ailleurs de nous dire que l’argent public ne manquait pas. Vous avez affirmé tout à l’heure détenir des preuves tangibles de détournements de fonds publics – c’est ainsi que nous pouvons qualifier la pratique des marges arrières. Pouvez‑vous nous en dire plus ?

M. Victor Castanet. Monsieur Michels, vous m’avez interrogé sur le rôle que peut jouer le CVS. Plus les représentants des familles sont présents au sein des établissements, plus ils ont de poids face à la direction. Chez Orpea, toutefois, les directeurs de résidence n’ont malheureusement plus de pouvoir. Encore hier, certains d’entre eux m’ont téléphoné pour me demander de l’aide, m’expliquant qu’on les sommait de détruire des dossiers compromettants ou de revérifier leur masse salariale. Le groupe leur fait comprendre que si les ARS découvrent des dysfonctionnements dans leur résidence, il leur en fera porter la responsabilité – c’est d’ailleurs ce qu’il fait déjà depuis des années. La plupart du temps, le groupe échappe aux contrôles ; lorsqu’il y en a, il arrive à les surmonter puisqu’il est prévenu en amont, et si vraiment les inspecteurs du travail constatent des dysfonctionnements au niveau des contrats de travail, du recours aux contrats à durée déterminée ou des licenciements abusifs, il rejette la responsabilité sur le directeur d’EHPAD qui, bien souvent, n’y est pour rien.

Au quotidien, la plupart des directeurs essaient de faire au mieux, mais ils sont pris entre le marteau et l’enclume. Alors qu’ils se battent pour leur personnel et leurs pensionnaires, ils doivent répondre aux exigences brutales d’économies émanant du groupe : si leur établissement ne dégage pas de marges suffisantes pendant deux mois, ils devront quitter Orpea. La plupart d’entre eux n’ont aucune marge de manœuvre sur le budget de leur établissement – ce n’est pas eux qui décident combien dépenser pour les protections ou l’alimentation –, et ils n’ont pas non plus le pouvoir de créer un ou plusieurs postes d’aides‑soignants ou d’auxiliaires de vie. Ils répondent aux consignes de la direction générale ou de la direction régionale, avec lesquelles ils communiquent par le biais d’applications. Si leur niveau de marge n’est pas suffisant, jamais ils ne pourront signer un contrat de travail ou passer une commande excédant les limites fixées.

Progressivement, la physionomie des directeurs d’établissement a radicalement changé. Dans les années 1990, il s’agissait souvent de femmes, d’anciennes infirmières ayant de l’expérience, des notions médicales et connaissant leurs résidents. Elles avaient du poids et géraient elles-mêmes leur masse salariale ainsi que leur budget soins. Aujourd’hui, les directeurs sont plutôt des jeunes de 30 ou 35 ans issus d’écoles de commerce ou de management. Ce sont des gestionnaires, sans grandes connaissances médicales, qui respectent d’abord et avant tout les budgets alloués. De nombreux directeurs de résidence Orpea, passionnés par leur métier, en ont été dégoûtés depuis qu’ils se sont vus privés de toute marge de manœuvre ; ils se considèrent davantage comme des super‑secrétaires que comme de véritables directeurs d’établissement.

Madame Valentin, vous m’avez demandé quel avait été le point de départ de mon enquête. Je ne me suis pas réveillé un matin en me disant que j’allais passer trois ans de ma vie à attaquer une entreprise. Un cadre de santé est venu m’informer des dysfonctionnements dont il avait connaissance, auxquels il avait été confronté dans l’établissement Les Bords de Seine à Neuilly‑sur‑Seine ; j’ai alors interrogé d’autres salariés ainsi que des familles, qui ont confirmé cette première alerte.

Vous m’avez également demandé si j’avais des informations concernant d’autres structures. Il est vrai que j’ai eu connaissance de dérives ou de la mise en place de certaines de ces pratiques ailleurs, mais le sujet est tellement sensible, grave et sérieux que je ne me permettrai pas de parler d’autres groupes, parce que je n’ai pas enquêté pendant trois ans sur ces derniers. Je connais par cœur le fonctionnement d’Orpea, que je suis capable de décrypter ; je ne peux pas en dire autant des autres groupes.

En effet, monsieur Martin, je considère que les élus de la nation, jusqu’au sommet de l’État, ont collectivement manqué à leur mission depuis des décennies. Malgré de nombreuses alertes émanant de journalistes, d’avocats, de familles, de salariés et même d’élus, notamment de députés, ils n’ont pas réussi à adopter une loi relative au grand âge, à imposer un indicateur de qualité, ni à améliorer les contrôles. Je ne vise aucun parti en particulier : il s’agit d’une responsabilité collective, qui concerne aussi le gouvernement français. Mme Bourguignon a annoncé un certain nombre de mesures, mais il faut maintenant que les responsables politiques, jusqu’au plus haut sommet de l’État, soient à la hauteur de l’enjeu et de l’urgence. Chaque jour, le système que je décris peut entraîner des situations de maltraitance grave : il y a donc une vraie urgence à agir et, quand je lis tous les courriers que je reçois, j’ai du mal à être patient et à me contenter d’une loi qui sera votée dans quelques mois ou quelques années. Encore hier, un cuisinier de chez Orpea m’a décrit les politiques de rationnement mises en place au sein de son groupe et les conséquences concrètes qu’elles avaient sur le quotidien des résidents ; cela me fait de la peine pour les personnes âgées qui les subissent. J’espère donc que cette question ne passera pas à la trappe dans les mois ou les années qui viennent.

Vous avez fait allusion à ce que je rapporte, dans mon livre, à propos de Xavier Bertrand. Encore une fois, ces informations proviennent de collaborateurs de haut niveau du groupe Orpea, dont certains ont témoigné à visage découvert. En France, contrairement à d’autres pays européens, on ne peut pas ouvrir un établissement de santé, un EHPAD ou une clinique sans obtenir un agrément de l’État. Dans les années 2000 et 2010, le système mis en place pour obtenir ces autorisations n’était pas parfaitement cadré ; les grands groupes, au premier rang desquels Orpea, avaient compris qu’il fallait d’abord et avant tout avoir un certain nombre de relations au sein des conseils départementaux, des ARS et de l’État. Effectivement, on m’a raconté que les dirigeants d’Orpea entretenaient des liens très proches avec certains hauts fonctionnaires des ARS et Xavier Bertrand. Ce dernier, qui était alors ministre de la santé, a pu intervenir dans des situations de blocage, quand le groupe n’arrivait pas à obtenir les autorisations nécessaires dans différentes régions de France. J’ai posé la question à M. Bertrand, qui m’a confirmé par courriel qu’il avait soutenu des projets du groupe Orpea. Je lui ai alors demandé de quelle manière. A‑t‑il déjeuné avec un dirigeant d’Orpea, qui lui aurait demandé de manière confidentielle et personnelle de lui rendre ce service ? A‑t‑il appelé un directeur d’ARS pour lui demander de débloquer la situation ? A‑t‑il accordé au groupe des financements sur la liste du ministre, qui permet à ce dernier de verser des subventions de manière discrétionnaire ? À ces questions, M. Bertrand n’a pas répondu.

Vous m’avez demandé ce que j’attendais de la publication de ce livre. Je pense que mes sources, les personnes qui ont participé à cette enquête, les salariés et les familles attendent une refonte globale du secteur. Cela passera notamment par un changement des modalités de financement et de contrôle, ainsi que par l’établissement d’indicateurs de qualité. Il y a tant de choses à changer !

Madame Pires Beaune, le système mis en place repose sur un rationnement des produits de santé et de l’alimentation. La direction générale d’Orpea conteste ce fait, mais j’ai apporté un certain nombre de documents pour vous expliquer précisément le mécanisme.

Dans les établissements de gamme 1, où les prix sont compris entre 2 500 et 4 000 euros par mois, le groupe Orpea instaure un coût repas journalier (CRJ) correspondant au budget dont disposent les cuisiniers pour faire manger chaque résident. Les documents que je me suis procurés présentent ces CRJ dans toute la France. Ainsi, dans la résidence Les Mariniers, à Moulins, le CRJ s’élève à 4,05 euros ; il est de 5,50 euros dans la résidence La Chanterelle, au Pré‑Saint‑Gervais, de 4,20 euros dans la résidence Les Bords de l’Oise, à Creil, et de 4,05 euros dans la résidence L’Ermitage, à Saint‑Étienne. Dans 80 % des résidences Orpea, le CRJ est de 4 euros par jour et par personne, ce qui revient à 1 euro par repas – 1 euro pour le petit déjeuner, 1 euro pour le déjeuner, 1 euro pour le goûter, 1 euro pour le dîner –, même lorsque les pensionnaires paient 4 000 euros par mois. En réalité, cela revient même à moins de 1 euro par repas, car des cuisiniers du groupe m’ont expliqué que les 4 euros journaliers devaient aussi inclure les repas du personnel.

Du fait de ces budgets très serrés, les cuisiniers doivent rationner et peser chaque aliment – non seulement ils me l’ont expliqué, mais ils m’ont également remis des documents qui le prouvent. Je vous donnerai quelques exemples particulièrement éloquents. Hier soir encore, un cuisinier m’a raconté qu’au petit déjeuner, ses résidents n’avaient droit qu’à une seule mini‑tablette de 10 grammes de beurre. Cette mini‑tablette ne permet même pas de tartiner les trois biscottes auxquelles ont droit les pensionnaires – une situation qui donne lieu, chaque matin, à des discussions et à des affrontements entre aides‑soignants et cuisiniers. Au déjeuner, il faut choisir entre du fromage et un yaourt : un résident qui paie 3 000 euros par mois et qui a faim n’a pas la possibilité de manger les deux. Au dîner, alors que les cuisiniers reçoivent des steaks hachés standards d’environ 100 grammes, ils n’ont pas le droit de les donner entiers aux pensionnaires, rationnés à 50 grammes : ils doivent donc couper les steaks en deux. De même, le soir, les résidents ne peuvent recevoir plus de 40 grammes de rôti, ce qui correspond à deux bouchées. Tous ces grammages sont confirmés dans des documents que je détiens. On m’a aussi raconté que les cuisiniers n’avaient pas le droit de servir de l’eau gazeuse à leurs pensionnaires – ceux qui en souhaitent doivent présenter une prescription médicale. J’ai sous les yeux un document indiquant que le petit déjeuner ne comprend pas de jus d’orange – il est écrit « yaourt et jus de fruit non compris dans le standard » –, à moins que le résident ne bénéficie d’une ordonnance. Tout cela peut paraître anecdotique, mais cela montre jusqu’où va le système mis en place.

Quand vous rationnez à ce point la nourriture – de mauvaise qualité, puisque le coût ne doit pas dépasser 1 euro par repas – et que vous ajoutez à cela des carences en personnel, vous êtes nécessairement confrontés à des problèmes de dénutrition. Dans de nombreuses résidences du groupe Orpea, et même dans la résidence Les Bords de Seine où les prix vont de 7 000 à 10 000 euros par mois, le taux de dénutrition peut atteindre 75, 80 ou 84 % – là encore, j’ai les documents.

Je vais vous raconter quelque chose que je sais depuis plusieurs mois, dont je ne parle pas dans le livre mais qu’on m’a encore expliqué ces derniers jours : en 2015, pour faire face au rationnement alimentaire, aux carences en personnel et au taux de dénutrition élevé, les cuisiniers d’Orpea ont commencé à utiliser, sur prescription médicale, une poudre hyperprotéinée, Protipulse, remboursée par la sécurité sociale. Un cuisinier m’a même raconté un événement particulièrement choquant, qui l’a fait énormément souffrir : pendant la deuxième vague de covid, en septembre 2020, alors que la plupart des résidents étaient enfermés dans leur chambre et que le personnel n’avait pas le temps de faire manger les personnes âgées, la direction générale a imposé de verser deux boîtes de Protipulse dans la soupe. Celle‑ci se transformait en pâte et sentait l’œuf pourri : c’était immangeable. Si le cuisinier avait fait baisser son budget de Protipulse remboursé par la sécurité sociale, il se serait fait taper sur les doigts. Il a donc pris sur lui de jeter l’une des deux boîtes à l’extérieur de l’établissement pour ne pas avoir à verser son contenu dans la soupe.

Orpea a donc mis en place un système de rationnement complètement dingue. Parce qu’elle doit coûter moins de 1 euro par résident et par jour, la nourriture est rationnée et de mauvaise qualité ; pour compenser ses propres carences, le groupe fait appel à l’argent public, puisqu’il utilise de la poudre hyperprotéinée remboursée par la sécurité sociale. Tous les jours, ce système crée des situations de maltraitance, car la nourriture est l’un des derniers plaisirs dont peuvent jouir les personnes de cet âge. Si on leur donne de la soupe avec de la poudre immangeable, elles arrêtent de manger, et les plateaux repartent en cuisine sans avoir été touchés. Cette situation atteint leur moral et leur santé, si bien qu’elles partent très vite à la dérive. Ce système très poussé d’optimisation des coûts, que m’ont raconté des cuisiniers témoins de la souffrance quotidienne des résidents, a donc des effets directs et très brutaux sur le bien‑être et la santé des personnes âgées.

Vous m’avez interrogé sur le rationnement des protections. Là encore, le groupe Orpea a nié. J’ai ici des documents, et je vais essayer de vous décrire le système de la manière la plus claire possible.

Les conseils départementaux donnent aux établissements des budgets pour les protections en fonction du nombre de résidents, mais aussi de leurs pathologies. Ce sont des budgets relativement serrés. Ce qu’il faut savoir, c’est que jamais aucun établissement du groupe Orpea, même parmi les plus coûteux, ne dépassera ces budgets et paiera de sa poche.

En outre, il existe un système de marges arrières, qu’on peut aussi appeler remises de fin d’année (RFA) ou rétrocommissions. J’ai ici une facture, dont j’ai caché la date pour ne pas mettre en danger ma source, destinée au groupe Hartmann, l’un des plus grands fournisseurs de protections en France. Ce document indique qu’au quatrième trimestre, et seulement sur les protections, la société a réalisé un chiffre d’affaires de 1,76 million d’euros – autant d’argent public donné à Orpea ; il révèle aussi que le taux de rétrocommission est de 28 %, ce qui signifie que le fournisseur a reversé à Orpea 490 000 euros hors taxes – pour un seul trimestre et un seul produit !

Ce système a des incidences directes sur la qualité de la prise en charge. Forcément, si vous récupérez 28 % – quasiment un tiers du budget – vous réduisez vos dépenses d’autant et baissez le nombre de protections. Pour faire en sorte que, malgré tout, cela ne se voie pas sur le terrain, vous rationnez au maximum.

L’ancienne directrice de la résidence La Chêneraie à Bordeaux m’a confié un document, transmis par Hartmann à la direction du groupe. Ce « bilan quantitatif trimestriel » montre que le nombre de changes quotidien par résident était de 2,6 au premier trimestre, de 2,1 au deuxième trimestre, de 2,8 au troisième trimestre et de 2,7 au quatrième trimestre.

Non seulement Orpea rationnait les protections, mais le calcul était effectué au dixième près. Il faut croire que le système était efficace puisque la directrice de l’établissement, comme beaucoup d’autres en France, n’a jamais pu dépasser les trois changes par jour et par personne. Le but était de se rapprocher le plus possible des deux changes quotidiens.

Autre conséquence, il est impossible de donner des protections spécifiques aux résidents présentant des profils hors standard, en surpoids par exemple. Des directeurs d’établissement m’ont confirmé que l’application fournie par Hartmann – qui intègre les critères convenus avec Orpea – ne leur permet de choisir ni la quantité ni le type de protections. Là encore le directeur n’a aucun pouvoir, puisque ce sont les applications mises en place par le siège et les fournisseurs qui décident à sa place. Or le fait de ne pouvoir donner aux résidents des protections adaptées à leur taille ou à leur morphologie engendre nécessairement des situations de maltraitance.

La troisième conséquence, et là encore, ce sont des gens du terrain et des cadres dirigeants de l’entreprise qui me le racontent, c’est que les protections sont de moins bonne qualité.

Les appels d’offres pour les protections que lance Orpea sont de faux appels d’offres, puisque le fournisseur qui les remporte n’est pas celui qui propose les meilleurs produits, mais celui qui concède les marges arrières les plus importantes. Il se trouve que c’est toujours Hartmann. Vous pouvez regarder : Hartmann est le fournisseur d’Orpea depuis vingt ans, il est désormais celui de Korian ; ceux qui pèsent le plus lourd travaillent avec Hartmann. Je précise que les marges arrières ne sont pas une réalité partout : un fournisseur m’a expliqué s’être retiré de l’appel d’offres lorsqu’il a compris qu’on lui demandait une RFA sur de l’argent public, et de nombreux gestionnaires d’EHPAD refusent de mettre en place un tel système.

Pour remporter le marché, Hartmann a dû accepter un taux de RFA plus important, de 28 % ; pour maintenir sa marge de rentabilité, il lui a fallu jouer sur les composants, la qualité du produit absorbant par exemple. Les conséquences ont été presque immédiates : une source, travaillant au siège, m’a raconté que, dans les semaines qui avaient suivi l’appel d’offres, le service achats avait reçu de nombreuses réclamations de directeurs d’établissement qui se plaignaient que les protections étaient de mauvaise qualité.

Ce système financier d’optimisation, de rationnement et de gestion très irrégulière de l’argent public a des effets directs sur le bien-être et la santé des résidents. Ne pas changer suffisamment souvent une personne et lui faire porter des protections de piètre qualité atteint non seulement sa dignité mais aussi sa santé, puisque c’est ainsi que les escarres surviennent.

Ce système, destructeur en vies humaines, est voulu par le siège. Les directeurs d’établissement, désespérés qu’ils sont par le rationnement, font du mieux qu’ils peuvent et utilisent le système D. Mme Carmen Mengivar, qui a bien voulu témoigner sous son nom dans le livre, raconte que lorsqu’elle manquait de protections, elle faisait le tour des autres EHPAD de la ville pour supplier ses homologues de lui en donner quelques‑unes. Deux autres responsables me disent qu’il leur arrivait parfois de prendre sur leurs deniers personnels pour acheter les protections nécessaires.

Le rationnement sur les produits de santé et les produits d’alimentation est clair et documenté ; il a des conséquences directes sur la prise en charge et la santé des personnes âgées. Malheureusement, il est encore d’actualité.

Le système de marges arrières, auquel participent les groupes Hartmann et Bastide depuis quinze ou vingt ans, s’applique aux protections, payées par les conseils départementaux, et aux produits de santé, payés par l’assurance maladie et les ARS.

Mme Peyron m’a demandé si le fait de faire varier la masse salariale était généralisé à tout le territoire. J’ai mis du temps à pouvoir le prouver. Beaucoup de directeurs m’ont expliqué qu’au départ, ils ne comprenaient pas pourquoi il leur manquait un certain nombre de postes par rapport à ce que la convention tripartite prévoyait. Ils n’obtenaient pas de réponse lorsqu’ils interrogeaient les directeurs régionaux, encore moins par écrit. Les plus expérimentés d’entre eux avaient commencé à comprendre qu’il manquait souvent deux ou trois postes, notamment d’aides‑soignants, par rapport au nombre de postes financés.

Des dizaines de directeurs m’ont transmis des documents internes. Il fallait que je puisse les comparer et, pour cela, obtenir l’aide des ARS. Comme je vous l’ai dit, celle‑ci m’a fait défaut. C’est grâce aux conseils départementaux de la Gironde et de la Vienne que j’ai pu vérifier ces documents internes et montrer que le nombre de postes mis en place dans les établissements n’était pas celui qui avait été déclaré aux autorités de contrôle.

C’est un système très sophistiqué et assez opaque. Je suis allé voir les inspecteurs des conseils départementaux pour comprendre pourquoi ils ne le détectaient pas. J’ai réalisé que, malheureusement, ils s’en tiennent aux déclarations que leur envoie le service tarification, au siège, et ne vont pas chercher plus loin. Si on leur dit qu’on a mis en place dix postes d’aides‑soignants, ils ne vont pas vérifier tous les contrats sur le terrain.

C’est un système très réfléchi car Orpea ne triche pas sur 50 % de la masse salariale, mais sur quelques postes, çà et là. Deux postes par établissement, qu’on multiplie par 220 EHPAD, et chaque année, cela fait beaucoup d’argent !

Récemment, un ancien directeur régional m’a indiqué que l’excédent de dotations avoisinait en fin d’année près de 2 millions d’euros. Normalement, cet excédent est conservé pendant un an puis, en fonction des déclarations et des demandes auprès des ARS, reversé. Cela n’a pas été le cas pour sa région.

Dans beaucoup d’établissements de France, l’argent public accordé pour financer le personnel soignant a fait l’objet d’une captation.

M. Perrut m’a demandé si les situations de maltraitance, quand elles existent, sont préméditées. Dans mon livre, je mets de côté les actes malheureux commis par des auxiliaires de vie ou des aides‑soignants – ils existent, mais ce n’est pas mon sujet – pour me concentrer sur les situations de maltraitance qui découlent d’un système organisé au plus haut niveau. Peut‑on parler de préméditation ? Il ne m’appartient pas de répondre à cette question. Mais il est évident qu’un tel système a des conséquences sur le quotidien des personnes âgées.

Ce qui est particulièrement terrible, c’est que ceux qui, à la direction générale, ont mis en place ce système n’en voient pas les conséquences. Yves Le Masne était contrôleur de gestion. Sa matière, ce sont les chiffres, pas les êtres humains. Quand il demandait qu’on ne dépasse pas un CRJ de 4,20 euros, qu’on rationne les protections et qu’on obtienne du fournisseur des marges arrières, c’était pour relever le niveau de marge et satisfaire ainsi ses actionnaires ; il ne voyait pas les effets concrets sur le terrain. Si vous ajoutez à cela l’informatisation et le fait que les décisions ne sont plus prises par les directeurs d’établissement mais par des gens du siège, derrière leurs tableaux Excel, vous comprenez qu’on a affaire à une forme de déshumanisation. C’est ce que raconte mon livre.

Vous m’avez interrogé sur le management du groupe. Pour réaliser un maximum de profits et complaire aux actionnaires, il faut réduire au maximum les coûts, notamment salariaux, et augmenter au maximum la capacité d’accueil.

Il est arrivé – j’ai recueilli plusieurs témoignages en ce sens – qu’on fasse entrer, parfois contre l’avis du médecin coordonnateur, des personnes qui, compte tenu de leur profil psychiatrique, n’avaient pas leur place dans un EHPAD. Mais la pression était trop forte, il fallait un taux d’occupation de 97 ou 98 %, le directeur de l’établissement voulait remplir son objectif de rentabilité et décrocher sa prime – chez Orpea, les primes sont corrélées à des indicateurs de qualité et surtout au chiffre d’affaires, ce qui pousse les responsables à faire des économies et à remplir le plus possible.

Une directrice adjointe m’a expliqué que quasiment 20 % des résidents souffraient de pathologies psychiatriques telles qu’ils n’auraient pas dû être accueillis dans son établissement.

Si on ajoute à cette pratique le manque de personnels et le défaut de surveillance qui en découle, les conséquences peuvent être graves. Des drames, j’en relate certains, sont survenus : des pensionnaires ont agressé, et parfois tué, d’autres résidents.

Pour gagner de l’argent, il faut aussi obtenir des accords collectifs au rabais, contenir les salaires et tenir son personnel pour empêcher toute revendication sur les rémunérations et les conditions de travail. Depuis des années, le service RH d’Orpea fait régner un « management par la peur », qui consiste à discriminer et à sortir les personnes syndiquées, forces potentielles d’opposition.

J’ai des preuves, notamment l’enregistrement d’une conversation réalisé par cette jeune juriste du service RH, ainsi que son témoignage, qui révèle que les dernières élections professionnelles ont été accompagnées de graves irrégularités. Le service RH est intervenu pour que le syndicat maison, Arc‑en‑Ciel, l’emporte. Il n’y a aujourd’hui plus d’instances représentatives d’opposition chez Orpea. Ni la CGT, ni FO, ni la CFDT n’ont de poids. Elles ne peuvent plus alerter, défendre le personnel et se battre pour les conditions de travail, notamment auprès du comité social et économique. Cela a manqué, tout particulièrement lors de la crise sanitaire, lorsqu’on a constaté dans certains établissements un manque de masques ou des pratiques dysfonctionnelles.

Chez Orpea, et dans chaque branche du groupe, tout a été organisé pour aller dans la même direction : une course aux profits, sans limites ni contre‑pouvoirs.

Madame Iborra, j’ai en ma possession des documents qui prouvent l’existence de marges arrières sur les protections et les produits de santé. Il faut savoir qu’Orpea perçoit aussi des rétrocommissions sur les prestations fournies par les laboratoires.

Lorsque le privé est apparu dans ce secteur, dans les années 1990, il n’y avait pas de subventions et la situation était difficile pour un groupe comme Orpea. Tout a changé à partir de 2002, lorsque, par le biais des conventions tripartites, les dotations publiques ont afflué sans qu’il soit demandé de contreparties, comme l’encadrement du prix de journée. Le secteur est alors devenu très rentable. Ensuite, le siège a instauré des marges arrières qui lui ont permis de capter une partie de l’argent public. Pour maximiser encore plus les profits, le groupe a dû trouver de nouvelles ressources : il a alors décidé de taxer les intervenants extérieurs, comme les kinésithérapeutes et les laboratoires qui travaillaient jusque‑là librement, sans lien commercial, dans le cadre d’un accord gagnant‑gagnant. En 2015‑2016, les contrats‑cadres sont apparus, qui ont contraint les laboratoires à proposer des marges arrières. Les petits laboratoires ont disparu, et ce sont de très gros laboratoires, Cerballiance et Unilabs, les seuls à même de consentir d’importantes rétrocommissions, qui ont emporté le morceau.

Un document que j’ai ici montre que, sur une année, Cerballiance-Provence a reversé 280 000 euros, Cerballiance-Côte d’Azur 351 000 euros, Labco Gestion 200 000 euros et Unilabs 771 000 euros. Je rappelle que ces marges arrières sont réalisées sur de l’argent public puisque les analyses sont remboursées.

Madame Chapelier, j’ai indiqué en introduction de mon livre que je n’avais « aucune difficulté avec le fait que de grands groupes privés gagnent de l’argent dans un secteur comme celui de la prise en charge de la dépendance ». Il est vrai que ma position a légèrement évolué. Si je conçois qu’on puisse mener des activités lucratives dans le secteur, je condamne le fait que ces sociétés soient cotées en bourse, car cela produit nécessairement des dérives. Les exigences des actionnaires pour maintenir une courbe la plus régulière possible conduisent forcément le PDG à mettre en place des systèmes fondés sur la réduction et l’optimisation des coûts, avec les effets que l’on sait sur la qualité de vie des pensionnaires et les conditions de travail des salariés.

Les dérives viennent aussi du fait qu’on a accepté que ces groupes s’occupent à la fois de personnes âgées et d’immobilier. C’est pourtant contradictoire. Quand on gagne trop d’argent avec l’immobilier – en vendant très cher les chambres en LMNP –, la charge financière pèse plus lourdement encore sur les directeurs d’établissement, lesquels sont contraints de mener une politique de réduction des coûts. Je ne peux pas juger tout un secteur, mais j’affirme que le fait d’être coté en bourse et de faire de l’immobilier entraîne des situations de maltraitance.

On peut aussi se questionner quand on voit que les dix gestionnaires d’EHPAD figurent dans le classement des cinq cents plus grosses fortunes françaises. Le patrimoine du docteur Marian dépasse le milliard d’euros ; il a été constitué en vingt ou vingt‑cinq ans et à partir de deux sources seulement : les pensions de retraite des Français et les dotations publiques. Cela représente énormément d’argent pour un seul homme.

Je suis surpris par l’ampleur du mouvement de libération de la parole qu’a suscité la parution de mon livre. Je me réjouis que les médias aient pris le relais. Beaucoup accompagnent le mouvement et c’est fondamental : cela donne aux gens qui avaient peur le courage de parler. Des directeurs, encore en poste chez Orpea, veulent que cela change. Ils sont depuis trop longtemps meurtris par les pratiques du groupe ; une directrice m’expliquait hier qu’ils sont beaucoup à vouloir quitter Orpea. Leur directeur régional est allé les voir en leur disant : « Je sais que vous êtes choqués par ces révélations, mais si vous restez, vous ne travaillerez plus pour Orpea, mais pour vos pensionnaires ». Ceux‑là souhaitent une évolution et se demandent si, cette fois, l’État sera à la hauteur et fera en sorte que le management, les pratiques, la direction générale changent.

Des plaintes ont été déposées et plusieurs collectifs s’organisent. Je ne peux pas répondre à tous les courriels que je reçois, mais je sais que des familles et des salariés du groupe, veulent porter plainte, les uns pour maltraitance ou homicide involontaire, les autres pour violences psychologiques.

Madame Corneloup, ce n’est pas mon rôle que de préconiser des mesures ; je pense qu’il faut à la fois plus de contrôle et un système de financement corrélé à des indicateurs de qualité. Vous avez raison, le questionnaire de satisfaction est fondamental. Il faut qu’une autorité puisse contrôler ces établissements, à tout moment et de façon inopinée. Elle doit être indépendante, sans quoi cela ne sera pas efficace.

J’ai répondu à la question de M. Chiche concernant les mesures prises par l’Assemblée nationale et le Gouvernement. Il faut aller vite. Il est fondamental de créer une commission d’enquête parlementaire qui ne se borne pas à vérifier les contrôles menés par les ARS et les conseils départementaux mais qui se penche sur les dérives qui ont pu se produire dans ce groupe, dont je rappelle qu’il est leader mondial. Pour qu’elle soit efficace, son périmètre doit se limiter à Orpea – il y a beaucoup de travail à faire sur ce seul groupe.

 

Mme la présidente Fadila Khattabi. Monsieur Castanet, je vous remercie pour vos réponses limpides et pour la qualité de votre travail d’investigation. Je tiens, comme tous mes collègues, à souligner votre courage et vous félicite d’avoir mené cette enquête à son terme. Je puis vous assurer que le sujet ne passera pas à la trappe, pour reprendre votre expression, et que nous restons tous mobilisés.

 


mardi 15 février 2022

1.   Audition de Mme Élodie Marchat, directrice générale adjointe du pôle Solidarités du conseil départemental des Hauts-de-Seine

Dans le cadre des auditions sur la situation dans certains établissements du groupe Orpea, la commission auditionne Mme Élodie Marchat, directrice générale adjointe du pôle Solidarités du conseil départemental des HautsdeSeine ([60]).

Mme la présidente Fadila Khattabi. Nous poursuivons notre cycle d’audition sur la situation dans certains établissements du groupe Orpea. Ce cycle a été entamé le 2 février 2022 avec l’audition de ses dirigeants. Je souhaite vous indiquer que nous avons sollicité, M. Yves Le Masne, ancien directeur général d’Orpea, afin qu’il vienne s’exprimer devant notre commission. Son avocat nous a transmis le message suivant que je tiens à vous communiquer intégralement par souci de transparence : « M. Yves Le Masne a dû supporter une mise à l’écart de son poste et un départ de l’entreprise dont il était salarié depuis vingtneuf ans. Cette douloureuse sanction a provoqué une altération soudaine de sa santé. Il a été admis à l’hôpital pour des soins en urgence. Sa convalescence se poursuit en dehors de Paris et ne permettra pas, dès lors, son audition le 15 ou 16 février prochain. » M. Yves Le Masne ne pourra donc être entendu cette semaine par notre commission. Toutefois, son avocat nous a indiqués aujourd’hui que M. Yves Le Masne devrait être disponible sous dix à quinze jours.

Par ailleurs, je vous informe que conformément aux décisions du bureau de la semaine dernière et sur la base des thèmes et candidatures reçus de la part des différents groupes, il est proposé que quatre missions « flash » soient lancées parallèlement aux auditions de notre commission. M. Didier Martin, Mme Marine Brenier et M. Cyrille Isaac‑Sibille seront les rapporteurs sur les conditions de travail et la gestion des ressources humaines en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD). Mme Caroline Janvier, Mme Jeanine Dubié et M. Pierre Dharréville travailleront quant à eux sur la gestion financière des EHPAD. Mme Gisèle Biémouret, Mme Agnès Firmin Le Bodo et Mme Valérie Six examineront le rôle des proches dans la vie des EHPAD. Mme Véronique Hammerer, Mme Isabelle Valentin et Mme Caroline Fiat seront chargées de travailler sur l’EHPAD de demain et son modèle.

Je ne vois pas d’objections ? Il en est donc ainsi décidé.

Afin de montrer notre réactivité, les conclusions de ces missions « flash » devraient être présentées à la commission dès le 2 mars. Le rythme de travail sera donc particulièrement soutenu.

Après avoir entendu la semaine précédente Mme Amélie Verdier, directrice générale de l’agence régionale de santé (ARS) Île‑de‑France et M. Victor Castanet auteur de l’ouvrage Les Fossoyeurs, nous poursuivons nos travaux sur la situation dans certains établissements du groupe Orpea. Nous nous intéressons plus particulièrement cet après‑midi à l’établissement Les Bords de Seine situé à Neuilly‑sur‑Seine, que l’ouvrage précité évoque largement, en recevant Mme Élodie Marchat, directrice générale adjointe du pôle Solidarités du conseil départemental des Hauts‑de‑Seine, accompagnée de Mme Hélène Devisscher, cadre d’appui.

L’ouvrage décrit des dysfonctionnements majeurs au sein de l’établissement Les Bords de Seine. Si les tarifs pratiqués pouvaient nous laisser penser qu’il s’agit d’un EHPAD de grand luxe, les situations décrites en son sein, entre rationnement des repas et des protections, sous‑effectifs chroniques et défaut de suivi médical, ne peuvent que démentir violemment ce qualificatif. Nous souhaiterions que vous nous indiquiez si le conseil départemental avait été informé de dysfonctionnements dans cet établissement et que vous nous présentiez la teneur des inspections réalisées, notamment celle qui a eu lieu en février 2018 mentionnée par l’ouvrage de M. Victor Castanet ainsi que les suites données aux remarques des inspecteurs. Plus largement, nous souhaiterions vous entendre sur les moyens dont disposent les services du conseil départemental pour contrôler le fonctionnement des EHPAD sur son territoire et sur le nombre d’inspections réalisées. L’ouvrage décrit un système de marges arrières obtenues sur les produits financés par de l’argent public, notamment les protections payées par le conseil départemental, tandis qu’il présente les discordances entre le nombre de postes financés par les fonds publics et les emplois effectivement occupés dans les EHPAD. Dans quelle mesure les services départementaux ont‑ils les moyens de déceler de telles pratiques ?

Mme Élodie Marchat directrice générale adjointe du pôle Solidarité du conseil départemental des HautsdeSeine. Les services du département, que je représente, ont participé à la préparation de cet échange afin de vous apporter un éclairage technique. Les éléments que je présente aujourd’hui n’engagent pas l’ensemble des conseils départementaux. Nous avons découvert avec la même stupeur que l’ensemble de nos concitoyens, les révélations de M. Victor Castanet dans son ouvrage Les Fossoyeurs. Je souhaite rappeler ici en préambule le soutien total des services du département et la préoccupation constante de notre président envers les plus fragiles et leur famille. Nos services agissent en coordination avec l’ARS depuis de nombreuses années en fonction de leurs prérogatives afin de s’assurer du bien‑être de nos seniors. Nous tenons à saluer l’engagement des collaborateurs du département, de l’ARS et des professionnels du secteur qui sont également touchés et pourraient ressentir une remise en cause de leur travail. Il convient de souligner leurs compétences et leur professionnalisme, tout comme celui des personnels des structures sociales et médico‑sociales, notamment le personnel soignant mobilisé pleinement depuis deux ans dans un contexte de tension sur les effectifs. Je souhaite rappeler que le département des Hauts‑de‑Seine est fortement engagé auprès de tous les seniors. Les plus de 60 ans représentent 320 000 Altoséquanais, soit la part la plus élevée en Île‑de‑France. Le département consacre chaque année un budget de 145 millions d’euros à la prise en charge de ces derniers à domicile ou en établissement.

Mon propos liminaire s’articulera autour de trois points. Tout d’abord, je présenterai une photographie des EHPAD dans les Hauts‑de‑Seine. Puis j’aborderai le processus des contrôles et leur méthodologie, ce qui me permettra de répondre en partie à vos questions. Enfin, je reviendrai sur le principe des contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (CPOM) sur cinq ans, en particulier dans le cas d’Orpea, qui se trouve au cœur de la problématique de cette audition.

En préambule, je vous communique quelques éléments de cadrage pour compléter les propos de Mme Amélie Verdier et pour fournir quelques données financières. Nous comptons 108 EHPAD autorisés dans les Hauts‑de‑Seine pour une capacité totale de 10 296 places. Le secteur privé est majoritaire avec 4 445 places, ce qui représente 53 % de l’offre dans le département. Il s’agit d’un département atypique à cet égard. 2 630 places, soit 25 %, proviennent du secteur associatif, tandis que le secteur public dispose de 2 221 places, soit 22 %. Près de 40 % des places sont habilitées à l’aide sociale départementale, chiffre relativement conforme à celui des autres départements. Cependant, 54 % le sont dans le public, 33 % dans l’associatif et 13 % dans les EHPAD privés. En ce qui concerne en particulier l’établissement Les Bords de Seine, il n’est pas intégralement habilité à l’aide sociale.

Les principaux gestionnaires privés dans le département sont DomusVi, qui offre 1 596 places – le plus important du département –, Orpea, qui propose 1 010 places, et Korian, qui dispose de 877 places. Les EHPAD ont vocation à prendre en charge leurs résidents de manière globale à travers les prestations liées à l’hébergement, les soins et la dépendance. Le département finance les EHPAD au titre des volets dépendance et hébergement au travers de l’aide sociale. En 2021, pour les 108 EHPAD du département, nous avons versé 16, 6 millions d’euros au titre de la dotation globale dépendance, également dénommée allocation personnalisée d’autonomie (APA) établissement. Sur les 16, 6 millions d’euros, 8,7 millions d’euros sont versés au secteur privé, 4,8 millions d’euros au secteur associatif et 3,1 millions d’euros reviennent au secteur public.

Pour ses onze établissements des Hauts‑de‑Seine, le groupe Orpea a perçu 727 861 euros soit 1,2 % de l’APA établissement. Ce pourcentage contribue au fonctionnement de 10 % des places en EHPAD. Par ailleurs, les établissements Orpea ne disposent que de 36 lits habilités à l’aide sociale départementale. Ils sont répartis dans cinq établissements. Nous versons, au titre de l’aide sociale, 157 000 euros. L’établissement Les Bords de Seine a reçu 15 859 euros en 2021. Cette enveloppe est relativement faible au regard du nombre de places autorisées. Cela s’explique, d’une part, par le fait que les patients de ces établissements sont moins dépendants et bénéficient donc d’un montant d’APA plus faible, et, d’autre part, parce qu’ils disposent de ressources plus élevées. En outre, certains résidents de ces établissements ne sont pas altoséquanais. Par conséquent, le département ne leur verse pas de participation.

Il faut également noter qu’Orpea nous présente chaque année des résultats déficitaires concernant la section dépendance. Le groupe déclare que les dépenses engagées par leurs établissements sur la section dépendance sont supérieures à la dotation publique. Le groupe Orpea, comme les autres groupes privés, bénéficie globalement de la convergence positive des tarifs dépendance mis en place depuis la loi d’adaptation de la société au vieillissement (« ASV ») de décembre 2015. Elle leur permet, par principe, d’augmenter leurs charges, notamment de personnel, en faveur de l’accompagnement des résidents. Pour l’EHPAD Les Bords de Seine, nous constatons une convergence tarifaire négative, ce qui signifie que le coût de la dépendance dans cet établissement est supérieur aux objectifs fixés.

Je souhaitais vous fournir ces éléments de cadrage en amont de ma présentation sur les modalités de contrôle mises en place par le département.

Une stratégie de contrôle est définie par le département depuis plusieurs années. Elle concerne tous les champs du secteur. Le contrôle inopiné appartient au champ des méthodes de contrôle. Un programme d’inspection est validé en début d’année civile. Il n’est pas lié au statut juridique des établissements, il est multifonction et peut donc indifféremment toucher le secteur public, le secteur privé et le secteur associatif. Il fait l’objet d’aménagements en fonction d’éventuelles alertes ou de faisceaux d’indices nécessitant une visite sur place.

Le pôle Solidarités est doté d’une équipe d’inspection de treize cadres : quatre sont chargés de la tarification, huit s’occupent du contrôle des établissements pour personnes âgées et personnes handicapées et un médecin gériatre référent est chargé d’établir les niveaux de dépendance par établissement, ce que nous appelons également les coupes de groupes moyens pondérés (GMP). Ce principe existe également au sein de l’ARS, qui dispose d’un autre médecin gériatre pour le forfait soins. En fonction du niveau de dépendance, notre médecin gériatre fixe les coupes de GMP. Au regard d’un faisceau d’indices, cette équipe peut être complétée par des auditeurs internes du pôle de l’audit afin d’assurer une inspection plus globale. Il est à noter que la grille d’analyse des risques n’est pas liée au statut juridique.

En 2021, nous avons contrôlé 38 EHPAD, soit 41 % des établissements du département, ce qui représente un chiffre conséquent au regard de la population concernée et des financements alloués à la dépendance. Ces contrôles sont généralement programmés. L’usage du contrôle inopiné est réservé au signalement de cas de maltraitance dans un constat de flagrance. Ainsi, il ne faut pas confondre contrôle inopiné et flagrant délit. À chaque réclamation, un examen est réalisé en lien avec l’ARS et une prise de contact est effectuée avec la personne qui a réalisé le signalement.

À la suite des événements évoqués dans le livre de M. Victor Castanet et à la demande de l’ARS, un plan de contrôles conjoint a été élaboré pour l’année 2022. Il intensifie celui d’ores et déjà prévu par nos services.

Le CPOM signé avec l’ARS et Orpea pour la période 2018‑2023 repose sur quatre objectifs : simplifier les parcours de vie des personnes ; améliorer la qualité de l’offre de services ; contribuer à l’épanouissement des personnes dans leur environnement ; participer à la restructuration et à l’évolution de l’offre. Selon l’arrêté du 3 mars 2017 pris en application de la loi « ASV », « la conclusion progressive de CPOM pour l’ensemble des EHPAD s’accompagne de réformes importantes de l’allocation de ressources fondée sur les principes de confiance mutuelle entre autorité de tarification et gestionnaire et de respect de l’autonomie des gestionnaires dans le cadre des objectifs fixés par le CPOM ». Dans un esprit de dialogue de gestion et de partenariat, il s’agit donc de laisser de la souplesse entre les trois sections : hébergement, soins et dépendance. Ainsi, le groupe Orpea a pris des engagements pour évoluer en termes de qualité de l’accompagnement et de suivi des ressources humaines à la fin de l’année 2017.

Pour conclure, je souhaite vous faire part de quelques réflexions.

Les événements indésirables graves (EIG) sont remplis par les directeurs eux‑mêmes, qui peuvent sous‑qualifier les dysfonctionnements dans leur propre établissement. Les familles sont également présentes pour nous signaler les faits et nous les incitons à nous saisir. Elles disposent du numéro 3977, que nous gérons et qui demeure sous‑utilisé. Les dispositifs d’information doivent être renforcés auprès des familles, qui ne perçoivent pas toujours elles‑mêmes l’enjeu de la réalité de la situation, car même en cas de dysfonctionnement significatif, les familles rencontrent des difficultés à nous en informer. À l’instar de l’univers de la petite enfance dont je m’occupe également, nous ne pouvons recueillir le témoignage de nourrissons en crèche. Les personnes âgées très dépendantes ne sont pas nécessairement en capacité de témoigner de leur réalité. Nous tirons donc tous ensemble les conclusions nécessaires pour faire évoluer nos pratiques collectives d’inspection. On ne peut laisser dire que les instances ont failli par manque de courage politique. Nous sommes dans les limites d’un système avec ses failles, entre des remontées d’informations insuffisantes, des champs de compétences pas toujours simples à apprécier et, si ce qui est décrit dans cet ouvrage est exact, nous sommes face à un système de fraude organisée. Les moyens de contrôle des administrations sont vraisemblablement insuffisants pour déceler et contrecarrer des techniques internationales de fraudes sophistiquées. En pareil cas, et sans informations extérieures, elles paraissent difficiles à démontrer. Tous ces enjeux posent un choix de société. Quelles places pour la prise en charge pour nos aînés de demain ?

Le rapport d’information parlementaire du 5 décembre 2017, présenté par Mmes les députées Agnès Firmin Le Bodo et Charlotte Parmentier‑Lecocq, relatif à l’application de la loi « ASV », insistait sur la nécessité « de corriger les paramètres de tarification pour atteindre l’objectif d’équité ». De plus, Mmes les députées Caroline Fiat et Monique Iborra rappelaient dans un autre rapport que le domicile reste le choix le plus largement plébiscité pour la fin de vie de nos aînés, mais que la structure collective est souvent une alternative contrainte pour les plus dépendants qui ne peuvent rester seuls ou sans famille à leurs côtés.

Mme Monique Limon (LaREM). Les révélations du livre de M. Victor Castanet, Les Fossoyeurs, ont suscité, lors de sa sortie, un émoi considérable et légitime. Avant toute chose, il est important de rappeler qu’il ne faut pas généraliser un cas d’espèce à tous les EHPAD, la plupart effectuant un travail remarquable auprès de leurs résidents. Néanmoins, ces révélations s’accompagnant d’une multiplicité d’éléments, de preuves tangibles et concrètes, c’est aussi le rôle de la commission des affaires sociales que d’investiguer ces informations.

L’ouvrage ne manque pas de témoignages émanant de tous bords : résidents, familles de résidents, personnels soignants, salariés ou encore directeurs d’établissement. Les faits évoqués sont graves et intolérables vis‑à‑vis de la dignité de nos aînés : rationnement de la nourriture, des couches, absence de soins pendant plusieurs heures, mutualisation de plusieurs résidents par chambre simple... La liste est encore longue, tandis que nous pourrions évoquer pendant des heures les faits reprochés. Les faits sont tels qu’il est difficile de comprendre comment le département a pu passer à côté, malgré le grand nombre de signalements et plaintes déposées en amont de l’éclatement du scandale des EHPAD Orpea. Les départements ont, par le passé, dénoncé la grande complexité de la prise en charge de nos aînés. En effet, la multiplication des intervenants et des structures vient compliquer l’indispensable contrôle qui incombe aux pouvoirs publics s’agissant des conditions de vie des résidents en EHPAD. Cette grande hétérogénéité des acteurs tend à dissoudre les responsabilités. Il conviendrait donc de réformer ce système en profondeur.

Pourriez‑vous nous dire si, et le cas échéant pour quelles raisons, le département est passé à côté de ces faits ? Vous nous avez expliqué avoir réalisé des contrôles. Néanmoins, les faits de déviances et de maltraitances existent. Comment les expliquez‑vous ? Avez‑vous reçu des signalements ou des plaintes de la part des familles ? Si oui, comment les avez‑vous gérés ? Comment envisagez‑vous la suite ?

M. Bernard Perrut (LR). Comment est‑il possible que cette résidence Orpea Les Bords de Seine, visée par une enquête préliminaire du parquet de Nanterre après un dépôt de plainte pour des faits d’homicide involontaire concernant une résidente, n’ait pas été mieux contrôlée ? M. Victor Castanet évoque dans son enquête votre refus de le recevoir. Pouvez‑vous nous expliquer pourquoi vous lui avez opposé ce refus ? Comment expliquer que ces cas de maltraitances soient particulièrement prégnants dans certains établissements plutôt que dans d’autres ? Quel diagnostic pouvez‑vous poser sur ces situations ? Combien d’établissements du groupe Orpea ont‑ils été contrôlés par votre conseil départemental en 2018, 2019, 2020 et 2021 ? Comment et pourquoi malgré ces contrôles un tel dysfonctionnement peut‑il être constaté ? L’optimisation permanente de la masse salariale n’est‑elle pas contraire aux exigences des conseils départementaux ? Ne fait‑elle pas le lit de cette maltraitance institutionnelle et systématique ? Quels indicateurs mettez‑vous en place ? Comment s’exercent concrètement vos contrôles ? Quelles articulations et communications existent‑elles entre le département de l’ARS et le conseil départemental ? Quelles mesures prenez‑vous en cas de manquement ? De quels signalements avez‑vous été destinataire ? Quel type de procédure s’enclenche‑t‑il à la suite de ces remontées ? Que fait le conseil départemental du bien‑être des résidents ? La surveillance des établissements semble défaillante. Partagez‑vous ce constat ?

L’ampleur du problème de maltraitance a été mise en lumière lors de la crise pandémique. Ce contexte a‑t‑il eu un impact sur vos contrôles ? Une importance particulière a‑t‑elle pu être donnée à certains éléments ? Madame la directrice, nous souhaiterions vous entendre sur l’ensemble de ces interrogations et comprendre la responsabilité éventuelle des conseils départementaux dans les dérives qui ont pu être constatées.

M. Cyrille IsaacSibille (Dem). Madame la directrice générale adjointe, j’espère que vous nous apporterez un éclairage sur la situation de certains EHPAD à la suite des accusations de maltraitance des résidents au sein de certaines résidences du groupe Orpea, en particulier dans l’établissement Les Bords de Seine situés dans votre département.

Je souhaite vous interroger sur les contrôles réalisés par votre conseil départemental. Les EHPAD privés bénéficient d’un financement public émanant des conseils départementaux. Votre conseil a compétence pour contrôler l’action de tous ces établissements et la qualité du service qui les lie aux personnes âgées dépendantes. Ces contrôles peuvent être programmés, ou inopinés s’ils font suite à des signalements d’événements indésirables au sein des établissements concernés. Or nous savons que ces événements indésirables ont été nombreux. Dans son ouvrage, l’auteur dénonce les conditions de vie des résidents, des maltraitances et des manquements au sein de cet EHPAD.

J’ai entendu votre discours. Il est particulièrement proche de celui tenu par d’autres responsables auditionnés. Reconnaissez‑vous avoir une part de responsabilité devant ces faits de maltraitance ? Je souhaiterais en savoir davantage sur les contrôles effectués par votre conseil départemental. Comment les établissements ciblés sont‑ils choisis ? Quelle est la méthodologie appliquée ? À quelle fréquence ces contrôles ont‑ils lieu ? Selon les dirigeants d’Orpea, 94 visites avaient été réalisées en 2016, contre 10 en 2021. Quelles sont les suites données à ces contrôles ? Les établissements sont‑ils sanctionnés ? Je souhaiterais disposer de faits.

Estimez‑vous humblement qu’il existe des manquements de la part de votre conseil départemental dans la réalisation de ces contrôles ? S’agissant des accusations de marges arrières réalisées par le groupe Orpea, quelles sont les actions du conseil départemental pour s’assurer du bon usage des deniers publics ?

M. Joël Aviragnet (SOC). Madame la directrice générale adjointe, notre commission vous auditionne ce jour afin de mieux comprendre les ressorts de l’éventuel « système Orpea » et plus largement de possibles dysfonctionnements dans la gestion quotidienne des établissements privés à but lucratif. En tant que directrice générale adjointe du pôle Solidarités du conseil départemental des Hauts‑de‑Seine, vous êtes pleinement concernée par cette affaire. J’ajouterai qu’en votre qualité de financeur de ces EHPAD, vous êtes également victime du système Orpea si les allégations de M. Victor Castanet s’avéraient véridiques. Notre objectif consiste à vérifier si les dirigeants Orpea ont volontairement dupé les pouvoirs publics et les résidents des EHPAD en réalisant d’importants profits sur leur mal‑être.

M. Victor Castanet explique, aux pages 134 et 180 de son ouvrage, le système dit des rétrocessions de fin d’année. Le mécanisme vous concerne directement. Le conseil départemental finance l’achat par les EHPAD des produits de santé comme les protections hygiéniques ou les fauteuils roulants selon une grille tarifaire déterminée. Les responsables du groupe Orpea s’efforceraient de ne pas dépasser cette grille afin d’être intégralement remboursés par le département que vous représentez. Cependant, ils demandent à leurs fournisseurs des produits de qualité inférieure facturés normalement au département, en échange d’une exclusivité commerciale. En échange, le fournisseur rétrocède en fin d’année 5 % dudit contrat, ce qui concrètement permettrait à Orpea de détourner 5 % de l’argent versé par le conseil départemental. Prenez‑vous connaissance des évaluations externes ? Semblent‑elles suffisantes et pertinentes ? Est‑ce un moyen adapté pour contrôler les établissements ? Comment comptez‑vous vous assurer que les financements accordés aux EHPAD à but lucratif par votre département servent bien à assurer une bonne qualité des soins aux résidents plutôt qu’à enrichir les actionnaires de grands groupes financiers ?

Mme Agnès Firmin Le Bodo (Agir ens). Ma première question concerne le contrôle que les départements doivent effectuer envers les EHPAD au titre des fonds versés pour la partie dépendance. Vous avez indiqué que les moyens alloués à l’établissement Les Bords de Seine étaient inférieurs à ceux dépensés. Comment pouvez‑vous le vérifier ? Les résidents de ces établissements bénéficient‑ils du financement de la prise en charge de la dépendance ?

Ma seconde question concerne le « système Orpea » : avez‑vous les moyens d’accéder aux comptes bancaires qui permettent de mettre en place ce type de système ou bien avez‑vous uniquement accès à la partie correspondant au financement alloué par le département ? Cela expliquerait‑il la méconnaissance de la mise en place de ce système ?

Mme Valérie Six (UDII). Parmi les missions du conseil départemental figure celle de l’aide à l’autonomie pour les personnes vivant dans le département. Il est notamment en charge du versement de l’APA et des agents de services hospitaliers, tandis qu’il a pour mission le contrôle des EHPAD. L’enquête menée par le journaliste Victor Castanet a révélé les défaillances du modèle économique des établissements du groupe Orpea. Il a également démontré de graves manquements dans les contrôles de ces établissements. Des contrôles existent, mais peu d’entre eux sont inopinés. N’y a‑t‑il pas eu de contrôles physiques sur place ? Des contrôles des stocks des dispositifs médicaux ont‑ils été effectués ? Des contrôles du registre unique du personnel des établissements ont‑ils eu lieu ? Pouvez‑vous détailler la politique du conseil départemental en matière de contrôle ? Pensez‑vous travailler suffisamment avec les ARS ? Seriez‑vous favorable à un contrôle conjoint entre l’ARS et le conseil départemental afin de lutter plus efficacement contre les abus ?

Selon le rapport d’inspection de l’ARS Île‑de‑France de juillet 2018, le conseil départemental des Hauts‑de‑Seine a réalisé un contrôle en début d’année 2018 concernant les conditions d’hébergement dans l’établissement Les Bords de Seine. Pouvez‑vous nous présenter les résultats de ce rapport ?

Enfin, M. Dominique Libault, dans son rapport de mars 2019, formule une proposition afin de mieux prévenir la maltraitance dans les EHPAD. Il s’agit d’organiser un réseau départemental d’alerte, chargé du recueil des signalements de maltraitance sur les territoires. Ainsi, il propose de rendre obligatoire dans chaque département la présence d’une instance de gestion coordonnée des signalements de maltraitance. Pouvez‑vous nous donner votre avis sur cette formulation ?

Mme Mathilde Panot (FI). Le département des Hauts‑de‑Seine, à l’instar des autres départements français, finance la partie dépendance des EHPAD, à savoir l’embauche des soignants et l’achat des fournitures pour l’incontinence. Quel est le taux d’encadrement moyen de soignants par résidents dans votre département ? Quelle est la valeur du point groupe iso‑ressources (GIR) ? Les groupes privés lucratifs tels qu’Orpea réalisent des économies abjectes sur ces postes aux dépens du bien‑être des résidents.

Le code de commerce interdit aux ARS d’accéder à la totalité des comptes des EHPAD privés lucratifs. J’imagine qu’il en est de même pour les départements. Faut‑il revenir sur ce principe pour éviter que les financements du département ne servent à augmenter les dividendes des actionnaires dans l’opacité la plus totale ?

Concernant les moyens financiers et humains mis en place pour contrôler l’utilisation des fonds distribués à ces établissements, vous avez évoqué que vous disposiez de treize cadres dont huit pour le contrôle. Comment ces moyens ont‑ils évolué au cours des cinq dernières années ?

Une fois une inspection réalisée par l’ARS, le suivi incombe aux délégations départementales. Quels sont les moyens mis en œuvre ? Quels en sont les résultats ? Avez‑vous déjà procédé à des fermetures ?

Vous avez évoqué la somme de 16,6 millions d’euros versée aux EHPAD. Comment négociez‑vous les enveloppes du département ? Un certain nombre d’anciens hauts fonctionnaires des ARS ont été embauchés par les groupes privés, Orpea, Korian et d’autres. Avez‑vous connaissance d’élus ou de hauts cadres du département des Hauts‑de‑Seine embauchés ensuite par un groupe d’EHPAD privés lucratifs ? Si oui, de qui s’agit‑il ?

Enfin, les tarifs des EHPAD dans les Hauts‑de‑Seine sont les plus élevés de France avec une médiane de 3 264 euros. Pouvez‑vous nous détailler votre politique en termes d’aides sociales à l’hébergement, de prise en charge d’un éventuel talon dépendance et de prélèvement sur les ressources des résidents bénéficiaires ? Pouvez‑vous nous décrire l’évolution des dépenses engagées par votre département ces cinq dernières années en matière d’aide sociale à l’hébergement ?

Mme Jeanine Dubié (LT). Dans son livre, M. Victor Castanet explique que vous avez sollicité l’ARS pour votre contrôle du mois de février 2018, mais que cette dernière n’a jamais répondu à cette demande d’inspection conjointe. L’ARS, lors de son audition, a indiqué ne pas avoir trouvé trace de cette demande. Ce phénomène pose la question de la coordination des acteurs en matière de contrôle des établissements sociaux et médico‑sociaux. À la suite de votre contrôle de février 2018, l’ARS a réalisé un contrôle en août 2018. Nous avons été destinataires de son rapport d’inspection. Avez‑vous échangé avec l’ARS sur la situation de cet établissement ? Je suis surprise que l’ARS constate qu’il n’existe pas de liste précise des résidents accueillis dans l’établissement. En effet, il s’agit d’un impératif en matière de sécurité incendie.

Pour le secteur dépendance, vous assurez la tarification. Comment établissez‑vous les tarifs dépendance puisque vous indiquez n’avoir versé que 15 859 euros d’APA ? Cela signifie que les résidents payent, outre le forfait hébergement, la tarification dépendance. Quel est le montant de ces tarifs en GIR 5‑6, GIR 3‑4 et en GIR 1‑2 ? Comment assurez‑vous les contrôles des établissements puisqu’un CPOM est signé avec Orpea depuis 2018 ?

M. Pierre Dharréville (GDR). Il m’importe de savoir quel était l’état de vos connaissances avant la parution de ce livre. Comment de tels événements ont‑ils pu survenir ? Pourquoi n’en avez‑vous pas eu connaissance ? Envisagez‑vous des actions en justice ? Quelles mesures avez‑vous pris depuis ces quelques jours ? Comment évaluez‑vous la nature du travail conduit avec les services de l’État ? Disposez‑vous d’une capacité d’intervention sur les conditions de travail ? Il semblerait que cet établissement propose des tarifs entre 8 000 et 12 000 euros par mois. Quel regard portez‑vous sur ces tarifs ? Quelles seraient selon vous les évolutions à conduire ?

Mme la présidente Fadila Khattabi. Ces questions sont très intéressantes et particulièrement claires. Elles appellent donc des réponses précises.

Mme Élodie Marchat. Concernant le processus de contrôle, sur lequel beaucoup d’entre vous êtes revenus, depuis la réception de signalements d’incidents par les familles en 2016 jusqu’à aujourd’hui, nous avons mis en place différentes actions. La présentation des faits permettra d’expliquer nos contrôles inopinés, notre travail conjoint avec l’ARS et nos méthodes de suivi.

À l’origine, en 2016, nous recevons de nombreux signalements des familles de résidents qui nous alertent sur des dysfonctionnements graves. Nous examinons alors ces réclamations transmises par courriel ou par téléphone. Dans ce cadre, nous disposons d’une commission d’examen des réclamations dans laquelle siègent nos deux instances – ARS et département des Hauts‑de‑Seine. Notre département coopère beaucoup avec l’ARS. Cette commission s’est réunie et a constaté qu’un certain nombre de ces réclamations concernaient l’établissement Les Bords de Seine. Dès lors, le conseil départemental a décidé de rencontrer la directrice régionale du groupe Orpea, le 23 novembre 2016. Celle‑ci reconnaît alors des dysfonctionnements et énonce des mesures qu’elle met en place afin d’améliorer la prise en charge et le soin apporté aux résidents. Elle engage son intégrité au travers de la négociation du CPOM de 2017.

En février 2017, une seconde commission des réclamations envisage une inspection conjointe avec l’ARS. Ce projet figure dans le compte rendu de cette seconde commission et il y est fait mention dans l’ouvrage de M. Victor Castanet, aux pages 294 et 295. En juillet 2017, pendant les négociations du CPOM, une visite est organisée dans l’établissement avec nos collaborateurs du département dans le cadre de la négociation. La direction déclare avoir mis en place des actions correctives pour répondre aux exigences des familles. Nous souhaitons alors vérifier les dires de la directrice régionale d’Orpea et conclure le CPOM.

Parallèlement à la signature du CPOM à la fin de l’année 2017, nous décidons de réaliser plusieurs contrôles en 2018. Une visite inopinée a lieu le 22 février 2018. Je tiens le rapport, dont vous me demandez les conclusions, à la disposition de la commission des affaires sociales. Il a fait l’objet d’un processus contradictoire de suivi et d’un suivi d’inspection usuel. Cette inspection inopinée a été diligentée par nos soins. Nous avions alors demandé à l’ARS de nous accompagner, au vu de la commission de réclamations prévoyant une inspection conjointe sur les réclamations relevées en 2017. Toutefois, l’inspection a été réalisée par des inspecteurs du département uniquement et le médecin référent gériatre.

Un rapport est transmis à la direction de l’établissement Les Bords de Seine le 30 avril, comprenant trois injonctions et quatre recommandations. Il est également communiqué au Défenseur des droits en 2019. Nous notifions ces trois injonctions et quatre recommandations en date du 30 avril 2018. Il s’agissait de former et de sensibiliser le personnel à l’utilisation du système d’appel malade, c’est‑à‑dire à la régularisation des transmissions entre le résident et l’équipe des soignants. En effet, un dysfonctionnement important de ce système d’appel malade avait été constaté. Nous demandons à ce qu’un contrôle régulier des appels malades soit assuré, afin que les réponses soient rapidement apportées. Nous avions effectivement constaté de longs délais de réponse du personnel soignant. Nous exigeons que cette injonction soit résolue sans délai. Par ailleurs, nous requérons la mise en conformité des dossiers des personnels soignants avec la réglementation en vigueur. Nous repérons effectivement, à l’instar de l’ARS, des problématiques de contrat de travail ou de vacations multipliées. Je rappelle qu’à l’occasion de ce contrôle sur site, nous comparons le nombre de contrats de travail et la cohérence de la présence effective du personnel de jour et de nuit. Enfin, nous demandons à l’établissement qu’un plan de formation soit mis en œuvre pour répondre aux besoins des salariés. En effet, nous avions relevé des problématiques de formation à l’embauche de certains membres du personnel insuffisamment formés au regard des exigences.

Nous formulons ensuite des recommandations : rendre accessible le cahier des avis et des suggestions et en assurer le suivi. En l’occurrence, il s’agit là du rôle du conseil de la vie sociale (CVS), alors que le conseil départemental doit, quant à lui, s’assurer que le CVS se réunit. Toutefois, ce cahier des avis, dans lequel les remontées doivent être retranscrites, n’était pas suffisamment accessible aux usagers. En effet, il est important que les usagers puissent s’y exprimer. Ensuite, nous recommandons de stabiliser l’équipe de direction et l’ensemble du personnel soignant, puis d’adapter l’organigramme en conséquence. En effet, cet établissement connaît un turnover important, puisque sept directeurs se sont succédé depuis 2010. Nous menons d’ailleurs cette inspection avec un directeur d’établissement qui quittera son poste peu de temps après. Étant donné que ce directeur nous assure alors que l’équipe est en cours de stabilisation, nous nous limitons à une recommandation. En effet, si ce phénomène n’est pas rédhibitoire, il perturbe les résidents, l’équipe d’encadrement et les personnels. En outre, nous recommandons que l’ensemble du personnel dispose d’un badge précisant la fonction exacte de chacun. Nous avions constaté que le personnel ne portait pas de badge. Enfin, nous demandons que les modalités de transport des plateaux‑repas soient modifiées afin de prévenir les troubles musculo‑squelettiques (TMS) des salariés concernés. Ces derniers devaient en effet utiliser un chariot sur de la moquette et ce revêtement compliquait leur tâche.

Nous notifions tous ces éléments le 30 avril 2018 dans le cadre de la procédure contradictoire. À l’issue de la procédure et en réponse aux observations du groupe, nous indiquons aux dirigeants de l’établissement, par une lettre en date du 17 septembre 2018, que deux injonctions et trois recommandations demeurent. Nous requérons la formation et la sensibilisation du personnel au service d’appel malade.

Un souci informatique demeurait : il était nécessaire d’assurer le contrôle régulier des délais de réponse aux personnes malades. J’écris alors que cette injonction demeure et nous demandons que des réponses y soient apportées. Je prends acte de la mise en place de la traçabilité de tous les contrôles effectués sur les appels émis depuis le 14 mai 2018 : « Cependant, je vous prie de bien vouloir transmettre à mes services, au plus tard le 30 septembre 2018, une analyse précise des temps de réponse aux appels malades et le cas échéant un état des mesures mises en place afin d’améliorer le temps de réponse. »

La seconde injonction est également maintenue, il s’agit de la mise en conformité des dossiers du personnel au regard de la réglementation en vigueur : « Une procédure d’organisation du dossier administratif existe, elle est élaborée par le groupe gestionnaire. Pourtant, lors de l’inspection, il a été constaté que cette procédure n’était pas appliquée et que des pièces importantes ne figuraient pas dans le dossier du salarié. Aucune précision n’est apportée concernant les mesures mises en œuvre par la direction de l’établissement pour revoir chaque dossier du personnel afin de le mettre en conformité avec la procédure du groupe. » Il s’agit d’un sujet majeur de conformité au droit du travail de l’établissement.

Par ailleurs, notre recommandation subsiste concernant le cahier de suivi et son accessibilité. Le cahier existe, mais n’est pas accessible à l’ensemble des familles et des pensionnaires. L’annexe transmise le 6 juin 2018 a été consultée lors des visites de contrôle. Elle témoigne qu’aucune remarque ou doléance n’a été inscrite sur ce cahier depuis le mois d’avril 2017. Les familles nous informent, mais aucun signalement n’est effectué dans l’établissement. Les familles ne souhaitent peut‑être pas laisser de traces de leurs remarques.

En outre, il est de nouveau recommandé de fournir un badge à l’ensemble du personnel, précisant l’identité et la fonction exactes de chacun : « Le port du badge est notifié dans le contrat de travail et dans le règlement intérieur. Néanmoins, lors de la visite, il a été constaté que ces règles n’étaient pas systématiquement appliquées. Aussi je vous prie de bien vouloir transmettre à mes services des éléments démontrant la mise en œuvre d’actions menées pour rappeler cette obligation. »

Notre dernière recommandation concerne les modalités de transport des plateaux‑repas pour prévenir l’apparition de TMS : « Je vous encourage à poursuivre votre recherche d’un système électrique adapté qui permettrait de soulager l’utilisation des chariots repas et je vous remercie de bien vouloir informer mes services du système finalement retenu. » Enfin, nous prenons acte du plan de formation puisque la direction nous en adresse un qui correspond à notre demande.

Le rapport de suivi d’inspection a conduit à un déplacement sur site des équipes du conseil départemental le 5 décembre 2018. Mme Amélie Verdier vous a indiqué qu’entre‑temps l’ARS s’est rendue sur site en juillet 2018. Nous ne l’avons pas rejointe lors de cette visite, car nous demeurions engagés sur notre visite du mois de février et le contradictoire qui nous avait été transmis. Nous décidons de lever le contradictoire lorsque les points, ayant fait l’objet d’injonction ou de recommandations de notre part, furent traités par l’équipe de direction. Cependant, en 2019 nous souhaitons retourner dans l’EHPAD. Une visite a lieu le 21 janvier 2019, en présence de la caisse régionale d’assurance maladie d’Île‑de‑France, afin de contrôler l’utilisation du chariot repas motorisé et les suites apportées à cette recommandation. Une démonstration de l’utilisation du chariot est effectuée devant notre équipe. Nous disposons du compte rendu de cette visite.

Enfin, un suivi d’inspection par le conseil départemental a lieu, de manière inopinée, le 18 décembre 2019, dans l’établissement Les Bords de Seine. Deux de nos injonctions restent maintenues : le système d’appel malade et la mise en conformité des dossiers du personnel. Toutefois, nous ne retournons pas dans l’établissement puisque, le 10 décembre 2019, une évaluation externe nous est transmise par un organisme indépendant accrédité. La loi « ASV » prévoit effectivement le recours à des rapports d’évaluation externe. Ce rapport a été élaboré le 10 décembre 2019 et remis à la structure après un contradictoire le 18 mars 2020. À la lecture de ce document, nous avons constaté que nos injonctions et recommandations avaient été suivies. Ainsi, dans le chapitre 6, en page 89, il est indiqué, concernant les modalités d’accompagnement des professionnels dans leur prise de poste et les actions pour mettre en œuvre et consolider leurs compétences : « Le personnel rencontré semble apprécier travailler au sein de l’EHPAD avec les conditions de travail actuelles. L’infirmier coordinateur travaille actuellement sur une organisation qui répartit de la même manière la charge de travail entre les infirmiers de l’établissement (IDE) et les aidessoignants. ». La lecture de ce document d’audit externe ne laisse apparaître aucun élément d’alerte majeur.

La plainte qui a été déposée en 2020 ne nous est pas parvenue. Nous n’avons pas été informés de celle‑ci, mais uniquement de la médiatisation de l’affaire. Cette plainte relevait du secteur soins, soit d’une compétence de l’ARS. Elle n’a pas été instruite à l’échelon du département. Elle concerne une résidente décédée en avril 2020 pour défaut de soins dans la nuit et absence d’une injection de médicament. Cette plainte a été évoquée par Mme Amélie Verdier la semaine dernière. Il existe des défauts de coordination au regard du partage des informations et une faille du système au regard de la multiplicité de ses acteurs.

En 2020 et 2021, nous réalisons moins de contrôles sur site puisque nous sommes en période de confinement. Nous suivons les consignes nationales. Les inspecteurs appellent chaque jour les établissements afin d’identifier les difficultés liées à la propagation du virus et de pouvoir y répondre. L’ARS avait également des exigences sur le soin, nous sommes alors vigilants quant à la campagne de tests. En avril 2020, nous lançons une campagne de dépistage, 25 000 tests sont réalisés entre le 16 avril et le 6 mai 2020.

Dans les établissements Orpea, on dénombre 656 résidents, ce qui ne représente pas un taux d’occupation complet. Ce taux s’élève à 80 % dans l’établissement Les Bords de Seine. Cela explique la section tarifaire dépendance déficitaire. Lorsque nous calculons notre forfait dépendance, nous partons d’une base de 80 %. Les tests concernent 80 % des résidents d’Orpea. Ils nous ont permis d’isoler 102 cas positifs. Le rôle du département a été majeur dans la mise en place des dépistages. Ainsi, les établissements Orpea n’ont pas connu une surmortalité, contrairement à d’autres résidences du département. Il me semble que Mme Amélie Verdier a évoqué cette situation lors de son audition. L’occupation est moindre, tandis que les résidents sont moins dépendants.

Nous disposons d’un plan de contrôles sur l’ensemble des établissements et services médico‑sociaux des personnes âgées, des personnes hospitalisées et de la protection de l’enfance. Ces contrôles sont gradués en fonction de risques, de faisceaux d’indices, d’alertes ou de situations particulières. L’absence d’alerte critique sur les établissements Orpea ne nous incite pas à entreprendre des contrôles, hormis pour la résidence Les Bords de Seine. La situation des autres établissements n’engendre pas d’alerte particulière. Nous n’avons pas contrôlé particulièrement les établissements Orpea. Nous avons réalisé du contrôle inopiné dans l’établissement Les Bords de Seine uniquement.

Nos contrôles sont adaptés aux faisceaux d’indices que nous recevons. Le plan correspond au profil de nos EHPAD et non à l’échelle d’un groupe gestionnaire. En 2021, nous avons effectué 38 contrôles, 8 en 2020, 13 en 2019, 40 en 2018 et 25 en 2017. En 2022, des contrôles sont prévus dans le cadre de notre plan de contrôle classique, commun avec l’ARS. Les contrôles peuvent être communs ou non. Nous contrôlons la dépendance, tandis que l’ARS investigue les soins. Quand cela est possible, nous privilégions les contrôles communs.

Par ailleurs, le département ne règle pas les factures des protections urinaires. Vous connaissez bien le système puisque vous l’avez voté. Le forfait global dépendance correspond à un calcul théorique, une équation tarifaire qui permet de disposer d’un plafond de dépenses. Dans ce calcul du forfait global dépendance, il existe un poste pour les protections. Le forfait global dépendance de l’établissement Les Bords de Seine, à l’intérieur duquel se trouve le poste des protections, correspond à l’état prévisionnel des dépenses. Celui‑ci a remplacé les systèmes de dépenses poste par poste. Il s’agit d’un état déclaratif qui est ensuite contrôlé par une vérification de l’état réalisé des recettes et des dépenses (ERRD). Nous ne disposons pas de la globalité des ERRD, mais uniquement de la partie dépendance. Nous n’avons pas de vision globale des comptes d’Orpea ou d’autres groupes gestionnaires. Seules certaines informations sont déclarées.

Le poste protections urinaires atteint 44 498 euros. Il s’agit d’un poste élevé pour des résidents qui ne sont pas dépendants. Lors du contrôle inopiné en février, nous avons constaté l’existence d’un stock de protections suffisant. Je ne peux pas juger de l’utilisation qui en est faite. Il existe un ratio national qui doit être supérieur à 1,1 euro par résident et par jour. Dans l’absolu, notre médecin gériatre évalue l’emploi des protections selon le degré de dépendance. Le ratio est conforme au taux d’occupation et supérieur à la moyenne nationale. Il s’établit à 1,2 euro dans l’établissement Les Bords de Seine. Il s’agit d’un point de contrôle obligatoire. L’établissement doit disposer d’un stock de quinze jours.

Le rapport indique que ce sujet ne constitue pas un point d’alerte, car le ratio est conforme à la moyenne. Le rapport précise que « les factures concernant les fournitures d’incontinence commandées en 2017 auprès du fournisseur ont été transmises à la mission ». L’analyse de ces documents amène aux conclusions suivantes : les commandes sont régulières, les quantités de protections commandées semblent adaptées mais il demeure une problématique concernant les gants jetables, car, si la quantité commandée, supérieure à 10 000 euros par mois, semble suffisante, les produits s’avèrent de mauvaise qualité.

Dans le forfait dépendance, nous contrôlons l’état prévisionnel des recettes et des dépenses (EPRD) ainsi que l’état réalisé des recettes et des dépenses en fonction d’un taux de dépendance constaté par une coupe de GMP. La valeur du point GIR dans le département des Hauts‑de‑Seine s’élève à 7,25 euros en 2021. Elle a augmenté de 0,5 %. La coupe du GIR moyen pondéré (GMP) de la dépendance atteint 740 pour le département. Ce taux élevé s’explique par le nombre important de personnes âgées dans notre département. La coupe du GMP d’Orpea est de 720. À titre de comparaison, la coupe GMP de l’établissement Le Séquoia, qui appartient également au groupe Orpea, est de 640. Cette résidence a une section dépendance déficitaire importante, car son taux de dépendance est faible. La coupe du GMP de l’établissement Orpea La Jonchère est de 786. Lorsqu’une importante commande de protections est passée, mais que l’établissement héberge peu de personnes dépendantes, la gestion de ce poste est alors déficitaire. Des analystes du conseil départemental assurent le suivi de ces postes et de leur conformité au taux de dépendance.

Sur les EIG, la problématique du sous‑signalement s’avère un fait commun. Les familles ne perçoivent pas toujours la réalité des situations vécues par leur proche et nous signalent peu d’éléments. Le numéro de téléphone 3977, que nous gérons, reçoit peu de signalements. En ce moment, nous en recevons davantage. Cela fait suite à la parution du livre de M. Victor Castanet. En 2021, nous avons reçu douze appels. A contrario, les EIG sont remontés par les directeurs d’établissement. Il n’existe pas nécessairement de concordance entre les faits et les déclarations des directeurs. Il peut s’agir de problématiques entre résidents. Nous disposons de tableaux de suivi qui comprennent des plans d’action. En 2017, 25 EIG ont été déclarés, 52 en 2018, 43 en 2019, 22 en 2020 et 51 en 2021. Il y a davantage d’EIG dans le secteur privé que dans le secteur public. Ainsi, dans le secteur privé, nous comptabilisons 11 EIG en 2017, 33 en 2018, 35 en 2019 et 37 en 2021. Ces EIG ne donnent pas lieu systématiquement à une visite sur place. Nous analysons et qualifions tous les EIG. Ils font l’objet d’une analyse collégiale et pluridisciplinaire. Nous ne qualifions pas nécessairement un EIG de maltraitance. Cela a été le cas lorsqu’une vacataire de l’établissement Les Bords de Seine a abusé d’un résident en 2018. Elle a été licenciée. Lorsqu’il existe un soupçon de maltraitance, nous sommes face à un phénomène pénal, relevant de l’article 40 du code de procédure pénal.

Mme la présidente Fadila Khattabi. Je suis interpellée par le processus que vous décrivez. Vous avez émis un certain nombre de recommandations et plusieurs injonctions. Toutefois, le temps de leur application pose question. Ainsi, plusieurs mois s’écoulent avant une mise en conformité. Pendant ce temps, le bien‑être de nos anciens est mis à mal. Outre ce problème de réactivité, une meilleure coordination entre vos services et ceux de l’ARS serait souhaitable.

Mme Élodie Marchat. Le prix de journée dépendance ou tarif dépendance a augmenté avec la loi « ASV ». Il existe un défaut d’information important de nos résidents sur ce qu’ils payent pour l’EHPAD. Ils règlent l’hébergement et une partie de la dépendance. Avec la convergence, dans le département des Hauts‑de‑Seine, pour les GIR 1‑2 en 2016, le prix de journée dépendance était de 19,16 euros. En 2022, ce tarif atteint 20,56 euros par jour.

Mme Jeanine Dubié. Je souhaiterais disposer des tarifs dépendance de la résidence les bords de Seine en GIR 5‑6, en GIR 3‑4 et en GIR 1‑2.

Mme Élodie Marchat. Il me semblait important de vous donner les chiffres globaux. Dans le secteur public, ce tarif était de 22,90 euros en 2016 contre 21,22 euros en 2022. Nous retrouvons cet effet convergence dans le secteur public également. Cette augmentation des tarifs de la journée dans le secteur public se répercute sur d’autres dépenses de l’établissement.

Concernant la résidence Les Bords de Seine, en 2021, par jour, le GIR 1‑2 s’élève à 20,84 euros, le GIR 3‑4 à 13,23 euros et le GIR 5‑6 à 5,2 euros. En 2022, le montant quotidien du GIR 1‑2 est de 20,30 euros et du GIR 3‑4 de 12,84 euros.

Par ailleurs, nous n’avons pas procédé à une fermeture d’EHPAD dans le département des Hauts‑de‑Seine depuis une dizaine d’années.

M. Didier Martin. Madame Élodie Marchat, avez‑vous lu l’intégralité de l’ouvrage Les Fossoyeurs de M. Victor Castanet ? La semaine dernière, lors de son audition devant cette commission, l’auteur nous a décrit un système tandis qu’il a insisté sur le rôle démesuré joué par le siège du groupe Orpea dans la négociation et la mise en œuvre des CPOM. Les directeurs d’établissement, acteurs pourtant essentiels du processus de contractualisation, ne disposeraient que d’informations très partielles quant aux moyens humains et financiers dont leur établissement pourrait disposer. D’ailleurs, dans votre exposé, vous ne les avez cités que dans le cadre des réclamations. Ces directeurs seraient entièrement tributaires des moyens qui leur sont accordés par le siège. Ils subiraient, sans le savoir, la stratégie de réduction des coûts. On les obligerait ainsi à recourir à l’intérim, à multiplier les contrats à durée déterminée (CDD), à restreindre les effectifs ce qui nuit gravement aux services des résidents. Qu’en pensez‑vous ?

Dans ce livre, l’auteur met en évidence les stratégies du groupe Orpea pour rogner une partie de la masse salariale sur des postes payés par de l’argent public et réaliser ainsi des économies d’une grande ampleur. Au travers des comptes d’emploi annuels que vous vérifiez, avez‑vous trouvé des éléments pour déceler ce phénomène ?

Au service de la profitabilité de l’établissement et donc du groupe Orpea, ce dernier a mis en place des spoliations manifestes de l’argent public. Quelles sont vos réactions par rapport à ce probable de détournement de fonds publics qui concerne la dépendance et les soins ?

M. Alain Ramadier. L’autonomie et l’APA appartiennent aux compétences du conseil départemental. Ce dernier est considéré comme chef de file en matière d’aide sociale et d’autonomie des personnes. En 2018, dans son rapport établi à la suite de l’inspection de l’établissement Les Bords de Seine, l’ARS alertait sur les manquements et les dysfonctionnements au sein de cet EHPAD. Son rapport recensait une dizaine d’entorses à la législation en vigueur et formulait treize remarques sur des situations jugées contraires aux bonnes pratiques. L’ARS vous a‑t‑elle livré ses investigations ? Vous a‑t‑elle transmis son rapport ?

La semaine dernière, la directrice de l’ARS Île‑de‑France nous a indiqué que des contrôles avaient lieu. Cependant, ces derniers se déroulent principalement après en avoir avisé les établissements au préalable. Elle a déploré le manque d’inspecteurs. Selon vous, comment le département pourrait‑il agir en transversalité avec l’ARS afin d’opérer un meilleur contrôle des établissements ? Considérez‑vous qu’il existe un cloisonnement trop important entre les différents services de l’État et des collectivités territoriales qui empêcherait de coordonner efficacement cette politique publique ?

M. Thierry Michels. Je souhaite vous interroger sur les actions mises en œuvre à la suite de ces révélations pour améliorer la qualité des contrôles que vous effectuez. Vous avez expliqué le processus suivi. Toutefois, nous pouvons remarquer des failles dans ce système de contrôle, qui appellent des réponses fortes. Je m’interroge sur la manière dont vous pourriez utiliser les remarques des résidents au niveau du CVS. Elles pourraient permettre de repérer des signaux faibles. Le livre de M. Victor Castanet relève des incidents dramatiques qui prennent leur source dans des événements du quotidien.

Votre département fait appel aux hébergements privés. Cette crise vous conduira‑t‑elle à revoir cette politique ? Il s’agit d’un département qui dispose de moyens pour s’occuper correctement de ses aînés.

Mme Michèle de Vaucouleurs. Vous avez évoqué des champs de compétences pas toujours simples à apprécier. Sur quel point particulier ces champs sont‑ils mal identifiés ? Quelles sont les conséquences d’une mauvaise définition de ces périmètres ?

Vous avez évoqué le principe de confiance mutuelle dans le cadre des CPOM, qui octroient de la souplesse aux établissements entre les trois secteurs du soin, de l’hébergement et de la dépendance. Pouvez‑vous nous préciser ce que vous entendez par « souplesse » ? Ne serait‑elle pas, pour partie, responsable des abus dévoilés ?

Mme Charlotte ParmentierLecocq. Parmi les contrôles que vous avez évoqués, il me semble qu’il s’agit souvent de contrôles administratifs, financiers, voire procéduraux. Vous n’évoquez pas d’audition éventuelle des résidents. Certains d’entre eux ont‑ils été entendus ? Des salariés ont‑ils été auditionnés ? Des représentants du personnel ont‑ils été interrogés ?

Le turnover des salariés de l’établissement constitue une preuve d’un dysfonctionnement important. D’anciens directeurs ont‑ils été entendus concernant les raisons de leur départ ? Nous pouvons comprendre que des contrôles administratifs aient lieu. Toutefois, en cas de maltraitance et de personnes rationnées en nourriture et en fournitures d’hygiène, nous nous interrogeons sur l’absence d’évaluation psychologique et sanitaire. Depuis la parution de ce livre, nous recevons un grand nombre d’appels d’anciens salariés du groupe ou de proches des résidents qui témoignent d’actes confortant les dires de M. Victor Castanet. Avez‑vous reçu ce type de remontées qualitatives ? Ont‑elles été traitées ? Si oui, comment ont‑elles été investiguées ?

Mme Véronique Hammerer. Il y a eu une enquête de la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE) sur les abus de CDD et les contrats de remplacement ; vous avez mené des enquêtes ; l’ARS a également investigué ; des familles ont lancé des appels au secours ; Mediapart s’est également emparé du dossier. Les dysfonctionnements sont d’une telle importance que se pose la question de la fin de vie de Mme Françoise Dorin, dont je tiens à saluer le neveu qui se bat pour connaître la vérité. Vous parlez de recommandations, d’injonctions, de formations de salariés. Or comment est‑il possible que les ARS, les ministères, les fédérations, les représentants, les familles et vous‑même n’ayez pas échangé ensemble en concertation pour savoir comment assurer un suivi de ces dysfonctionnements ?

Il ne s’agit pas d’un problème d’agents, mais de management et de gestion déplorable pour réaliser du profit. M. Victor Castanet dénonce dans son ouvrage un système porté par trois hommes. Je ne comprends pas qu’en dépit de vos compétences, vous n’ayez pas échangé ensemble. Il s’agit d’une limite de l’exercice sur la transversalité et la concertation. Comment est‑il possible de travailler en silo sur ce type de dossier ?

Mme Josiane Corneloup. Malgré ces contrôles, nous constatons les limites de ce système puisqu’ils n’ont pas permis d’empêcher ce que dénonce M. Victor Castanet dans son livre. Ma question rejoint celle de mes collègues. Des signalements ont été effectués par les familles. Prenez‑vous attache avec les familles pour les entendre ?

Le contrôle des EHPAD dépend principalement de l’État et des départements. Or ce sont ces derniers qui financent ces établissements. Comment est‑ce possible d’être juge et partie ? Les évaluations et contrôles des EHPAD ne devraient‑ils pas être réalisés par une autorité indépendante ? Comme il existe un contrôleur général des lieux de privation de liberté pour les prisons, il pourrait exister une autorité administrative de ce genre pour les établissements accueillant des personnes âgées. Cette autorité pourrait diligenter des contrôles inopinés, recueillir les doléances des résidents et des familles et alerter par rapport aux manquements constatés.

Par ailleurs, avant de vous entendre, je m’interrogeais déjà quant à cette gouvernance bicéphale, étant moi‑même encore conseillère départementale et ayant sollicité auprès du ministère de la santé la possibilité de disposer d’une gouvernance unique. En effet, nous constatons que la gouvernance bicéphale pose souci, tant en termes de financement – nos personnels sont financés par l’ARS et interviennent également dans le cadre des missions du département —, qu’en matière de contrôle et de responsabilité. Ne pensez‑vous pas qu’une seule gouvernance s’avèrerait plus efficace ? Le département de Saône‑et‑Loire l’a sollicitée afin de disposer de l’entière maîtrise de la situation et que nos aînés soient respectés comme des citoyens à part entière.

Mme Élodie Marchat. Pour répondre à Mme Josiane Corneloup, je ne représente pas l’autorité politique. L’Association des départements de France a émis le souhait d’une gouvernance plus simple et unique. Effectivement, notre champ de contrôle s’avère complexe. Nous vérifions les 30 % de personnel, les agents de service, que nous finançons. Les 70 % autres relèvent du soin. Il en est de même pour les aides‑soignants dont nous contrôlons 30 %, les autres étant gérés par l’ARS. Nous finançons 100 % des psychologues. La complexité reste de savoir jusqu’où nous pouvons aller. Nos rapports de contrôle sont peut‑être dilués dans les responsabilités, puisque nous contrôlons des postes, mais pas l’intégralité de la situation. Or nous n’avons pas nécessairement les mêmes objectifs ni des priorités identiques. Mon équipe de contrôle demeure plus simple à regrouper, car elle est départementale, contrairement à l’ARS qui est régionale. Notre champ de compétence peut s’avérer complexe.

Concernant les autorisations, nous ne disposons pas de compétences uniques. Le conseil départemental n’a pas décidé de l’implantation des EHPAD privés sur son territoire. Il n’y a pas eu de création d’EHPAD dans les Hauts‑de‑Seine depuis dix ans. Avec plus de 10 000 places, notre département se trouve déjà énormément pourvu. Près de 50 % de nos résidents n’habitaient pas dans les Hauts‑de‑Seine. Nous les finançons au titre de l’APA. Il ne s’agit pas d’une volonté de l’État ou du département, d’autant que les taux d’occupation demeurent faibles sur certaines structures. Nous devons mieux remplir ces établissements en proposant d’autres services tels que l’accueil de jour, l’accueil séquentiel, ou de l’accueil programmé. L’EHPAD territorial de demain ne proposera pas uniquement des places permanentes. Ainsi, nous avons mis en place de l’accueil séquentiel dans le cadre de la pandémie pour permettre un répit temporaire à la suite d’une hospitalisation. Ce dispositif a été repris par l’État en juin 2020. Nous devons travailler sur des situations alternatives. Nous ne créons plus d’EHPAD mais nous proposons une couverture importante en structures qu’il s’agisse de résidences ou de soins à domicile. Dans ce cadre, nous contrôlons 46 résidences autonomie. Leur taux d’équipement propose un modèle intéressant pour des personnes moins dépendantes. Notre offre départementale se révèle particulièrement différenciée.

Il existe un contrôle de niveau 1 concernant le budget. Il est obligatoire. Le contrôle de niveau 2 concerne davantage les aspects techniques. Il permet d’apprécier les conditions d’accueil et les risques de dysfonctionnement. Ces contrôles s’effectuent seuls ou en commun avec l’ARS. Nous disposons également d’un contrôle de niveau 3 avec le pôle d’audit. Il intervient pour des situations graves et a été mis en place pour une structure à Nanterre qui n’était plus adaptée et se trouve actuellement en réadaptation. Ce type de contrôle dure une à deux semaines alors que le contrôle de niveau 2 n’a lieu que sur une journée. Lors d’un contrôle de niveau 3, nous échangeons avec les familles. Concernant Les Bords de Seine, ces échanges n’ont pas réellement eu lieu, si ce n’est à la marge lors de notre passage dans le réfectoire. Ces éléments sont indiqués dans le rapport. Le contrôle de niveau 3 constitue une investigation lourde, d’autant plus que l’équipe d’audit ne réalise pas uniquement du contrôle d’EHPAD.

Concernant la création d’une autorité indépendante de contrôle, il s’agit d’une idée qui pourrait répondre aux problématiques posées par les failles des investigations actuelles.

Il me semble avoir évoqué les autorisations. Le rapport vous sera transmis. Il n’existe plus de compte d’emploi depuis la mise en place des CPOM. D’ailleurs M. Victor Castanet se trompe à ce sujet. À la page 211, il mentionne les comptes d’emploi qui n’existent plus depuis le CPOM. Il existe désormais des EPRD. Vous pouvez constater que j’ai lu cet ouvrage attentivement.

Nous ne disposons pas des rapports des autres autorités de contrôle. Il existe un rapport de la DIRECCTE dont je n’ai pas connaissance. S’il existe un rapport de l’URSSAF, je n’en dispose pas non plus. C’est pourquoi j’évoquais l’importance des échanges d’informations entre les différents services dans mes propos liminaires. Je ne dispose pas de l’agrégation du groupe. Notre autorité s’arrête à l’établissement et à sa fonction dépendance, voire à l’aide sociale quand il y a hébergement. Nous passons un CPOM avec le groupe. Nous ne disposons pas des rapports des services fiscaux ni des autorités vétérinaires. À l’inverse, le rapport de contrôle externe nous est transmis. Comme vous l’avez relevé, ce dernier est payé par l’établissement. Les autorités étant scindées, le travail ne peut être collectif. En outre, nous ne disposons pas de pouvoir d’investigation. Nos agents ne sont pas assermentés.

Mme Charlotte ParmentierLecocq. Avez‑vous reçu des témoignages de résidents ou d’anciens salariés ? J’ai compris qu’ils n’avaient pas été auditionnés.

M. Didier Martin. Nous ne parlons plus de DIRECCTE désormais, mais de direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (DREETS). Les acronymes changent. Ma question demeure fondamentale. L’argent public finance des postes pour la dépendance et pour le soin. Dans cette plateforme de gestion, les directeurs d’établissement n’ont pas les moyens d’ouvrir des postes qui leur sont refusés. Ils ne disposent d’aucune transparence ni de visibilité en la matière. Le système est simple : on leur demande de baisser le nombre des emplois, de diminuer les dépenses pour augmenter les marges arrières. C’est ce que vous avez pu lire dans l’ouvrage de M. Victor Castanet. Je vous interroge à ce sujet en tant que citoyenne.

Mme Charlotte ParmentierLecocq. N’y avait‑il pas matière à déclencher un contrôle de niveau 3 ? Qu’est‑ce qui aurait permis de susciter un tel contrôle ?

Mme Véronique Hammerer. Je n’ai pas obtenu de réponse à ma question sur les échanges avec les personnes concernées. Vous nous expliquez que la gouvernance n’est pas suffisamment centralisée et que certaines choses n’appartiennent pas à votre champ de compétences. Avez‑vous rencontré l’ARS, les représentants des salariés, les familles ? Face à ces déferlements d’alertes, l’absence de concertation constitue pour moi un dysfonctionnement.

Mme Élodie Marchat. En 2016, nous avons reçu des courriers des familles. Ces témoignages ont déclenché un contrôle inopiné. Nous prenons toujours en compte les remarques qui proviennent des proches. En principe, nous recevons également celles qui arrivent à l’ARS.

Lorsque nous nous rendons sur site, nous ne rencontrons pas systématiquement les familles. Notre processus de contrôle consiste à rencontrer le président du CVS et nous lisons les procès‑verbaux du CVS. Des alertes portées à notre connaissance ont été prises en compte. Pour autant, nous n’avons pas échangé à ce moment précis, afin de mettre en place les différents types de contrôles envisageables. Nous ne coordonnons pas suffisamment nos moyens. Nous nous sommes rendus dans cet établissement en février, l’ARS en juillet. Il existe également un rapport de la DREETS émanant d’une autre visite. Nous n’avons pas déclenché de contrôle de niveau 3, car il n’existait pas de problématique financière pour mettre en place une procédure amenant à des dépenses en termes d’argent public. Nous finançons uniquement ce que nous devons financer, il n’existe pas de surfacturation. Nous versons seulement l’APA établissement. De fait, nous n’avions pas nécessité à vérifier les comptes.

Mme Véronique Hammerer. Avez‑vous contacté l’ARS ?

Mme Élodie Marchat. Je n’ai pas davantage contacté l’ARS que les autres partenaires. Je ne sais pas si vous avez posé cette question à Mme Amélie Verdier. Nous entretenons des contacts réguliers. Toutefois, nous ne disposons pas d’instance de coordination à l’échelon départemental. Il n’est pas prévu de réunir tous les partenaires lors des contrôles. Il est question de techniques frauduleuses qui ne relèvent pas uniquement du champ de compétence des départements. Il s’avère nécessaire de trouver d’autres techniques d’investigation, car les marges arrières n’apparaissent pas lorsque nous contrôlons un établissement.

Je suis auditionnée en tant que directrice générale adjointe en charge des solidarités, je n’évoquerai donc pas ma posture personnelle.

Mme Josiane Corneloup. J’ai interrogé la directrice générale de l’ARS Île‑de‑France sur la capacité de son service à percevoir ces marges arrières. Cette dernière a répondu qu’elle ne disposait d’aucun pouvoir pour constater ces fraudes. Il me semble donc nécessaire de revoir les méthodes d’investigation qui devraient être centralisées. Si ces fraudes sont avérées, elles résultent de processus particulièrement organisés.

Mme la présidente Fadila Khattabi. Je rappelle également que Mme la ministre déléguée Brigitte Bourguignon a diligenté une double enquête menée par l’Inspection générale des finances et l’Inspection générale des affaires sociales. Nous espérons disposer de réponses rapidement à la suite de celle‑ci.

 


2.   Audition de M. Jean Claude Brdenk, ancien directeur général délégué en charge de l’exploitation et du développement du groupe Orpea

Dans le cadre des auditions sur la situation dans certains établissements du groupe Orpea, la commission auditionne M. Jean Claude Brdenk, ancien directeur général délégué en charge de l’exploitation et du développement du groupe Orpea ([61]).

Mme la présidente Fadila Khattabi. Nous poursuivons le cycle d’auditions sur la situation dans certains établissements du groupe Orpea. Nous recevons M. Jean-Claude Brdenk, que je remercie de s’être rendu disponible à cette heure tardive.

Monsieur Brdenk, vous êtes directeur général délégué au sein du groupe Bastide depuis le début de l’année. En 2021, vous avez été vice‑président du Syndicat national des établissements et résidences privés pour personnes âgées (SYNERPA). Vous avez occupé, entre mars 2010 et décembre 2020, les fonctions de directeur général délégué en charge de l’exploitation et du développement au sein du groupe Orpea, après avoir été, entre 1997 et 2010, directeur d’exploitation dans cette même entreprise. À ce titre, vous avez participé activement au développement d’Orpea, en France comme à l’international, « en coordonnant les services clés des opérations et en instaurant des normes de qualité aux plus hauts standards au sein de toutes les activités du groupe », selon les éléments de votre biographie.

Nous avons entendu dès le 2 février M. Philippe Charrier, président‑directeur général d’Orpea depuis le 30 janvier, et M. Jean-Christophe Romersi, directeur général d’Orpea France, à la suite de la publication de l’ouvrage Les Fossoyeurs, qui dénonce de graves dysfonctionnements et des situations de maltraitance dramatiques au sein des établissements du groupe. Malgré près de trois heures d’audition, nous n’avons obtenu quasiment aucune réponse de la part de MM. Charrier et Romersi à des questions pourtant précises, parfois posées à plusieurs reprises, sur le fonctionnement du groupe, notamment le rationnement des repas et des protections, l’existence de marges arrière obtenues auprès de fournisseurs de produits financés par de l’argent public, la gestion des personnels et les sous‑effectifs organisés, l’existence d’un syndicat maison et, plus largement, sur le modèle du groupe, tel que le décrit l’ouvrage, fondé sur l’objectif de dégager des profits croissants au détriment du bien‑être et de la dignité des résidents.

Nous espérons que les échanges qui auront lieu ce soir seront plus constructifs et que vous apporterez à la représentation nationale des réponses précises et étayées sur les différents points soulevés par l’ouvrage de M. Castanet, compte tenu des fonctions que vous avez exercées au sein du groupe jusqu’en 2020.

M. Jean-Claude Brdenk, ancien directeur général en charge de l’exploitation et du développement du groupe Orpea. Merci pour votre invitation, qui me donne l’occasion d’expliquer les activités qui ont été les miennes sur le plan national – en 1997 –, puis européen – à partir de 2004 – et international – à compter de la fin 2010 ou du début 2011, jusqu’à la fin décembre 2020.

J’ai répondu volontiers à cette invitation car j’ai été personnellement attaqué dans le livre dont il est question. Celui‑ci m’a prêté certaines intentions ainsi que des propos brutaux et dégradants que je n’ai jamais tenus, traduisant des pensées que je n’ai même jamais eues. Je me réserve d’ailleurs le droit d’engager une action judiciaire pour obtenir réparation de l’atteinte portée à mon honneur et à ma considération.

Je voudrais vous faire part d’une inquiétude légitime : j’ai eu l’impression, en entendant vos propos liminaires ainsi que les auditions précédentes, que les faits évoqués étaient considérés comme entièrement avérés. J’ai noté une certaine émotion, de l’indignation et de la colère. Toutefois, je ne peux pas croire que l’émotion suscitée par la sortie de ce livre, présenté à tous comme la vérité absolue et révélée, puisse empêcher votre commission d’appréhender la situation de façon sereine et impartiale.

Si je suis venu, c’est aussi parce que je pense aux résidents et à leurs familles, que j’ai connus et côtoyés plus souvent qu’à mon tour, un peu partout dans le monde, ainsi qu’aux équipes, des auxiliaires de vie jusqu’aux directeurs d’établissement et aux directeurs régionaux : alors qu’elles ont été applaudies par tous en 2020, elles sont désormais singulièrement traitées.

Mon action au sein d’Orpea a été rythmée par sept étapes.

La première a démarré en 1997. En juillet de cette année‑là, j’ai été nommé directeur d’exploitation pour la France. Le groupe Orpea comptait alors quarante‑deux établissements : trente‑neuf maisons de retraite et trois cliniques. À l’époque, on ne parlait pas encore d’établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), car les soins étaient dispensés par des cabinets d’infirmiers ou infirmières libéraux, sur prescription médicale, et nous nous occupions essentiellement des fonctions de restauration et d’hôtellerie.

J’ai animé ce réseau. Il fallait alors instaurer, avec les directeurs régionaux, les premiers référentiels correspondant aux processus clés. À l’époque, il n’y avait aucun texte ou document de référence. Nous nous sommes fondés sur les meilleures pratiques issues de l’expérience d’anciennes infirmières. Il a fallu créer des modules de formation, élaborer des outils de suivi de la qualité et développer des plans d’action destinés à corriger les erreurs. Des échanges avaient lieu toutes les semaines sur les sites.

Je dirigeais les établissements, pas le siège. Celui‑ci, comme dans toutes les entreprises décentralisées, était un prestataire de services, le fournisseur exclusif dans des domaines comme le conseil juridique, les ressources humaines, les achats, les travaux, la maintenance, la comptabilité ou encore le contrôle de gestion.

Au cours de la deuxième étape, entre 1998 et 2000, je me suis attelé à trouver puis à recruter un médecin, le docteur Benattar, devenue depuis lors directrice médicale du groupe. Avec elle, ainsi qu’avec les quelques soignants que comptait déjà le groupe à l’époque, nous avons instauré la plupart des procédures destinées à prendre en charge les résidents.

Nous avons également mené ensemble un autre travail très important, qui m’a considérablement marqué dès le départ et qui consistait à lutter contre la maltraitance. À l’époque, une seule personne parlait de ce phénomène : le professeur Hugonot, qui a créé en 1994 le réseau Allô Maltraitance des personnes âgées (ALMA). Très tôt, le docteur Benattar et moi‑même avons lu le rapport du professeur Hugonot, qui m’a stupéfié. La maltraitance se produisait plutôt au domicile – dans 70 % des cas, contre 30 % dans les institutions, tout en sachant que les établissements privés étaient alors très peu nombreux. Au cours d’une discussion avec le président du groupe, je m’étais fait la remarque que, si les entreprises comme la nôtre étaient appelées à se développer, comme le laissaient penser les évolutions démographiques, le risque que les phénomènes de maltraitance décrits par le professeur Hugonot se déplacent du domicile vers les institutions était réel et sérieux. Or, à l’époque, il n’existait aucun protocole pour les prévenir. Nous avons été les premiers à créer des formations à la prévention de la maltraitance – ce n’est qu’à partir des années 2000 que l’on a commencé à parler de bientraitance et que les pouvoirs publics se sont emparés de la question.

Tout de suite, j’ai considéré que le plus important, pour nos établissements, quel que soit d’ailleurs le pays où ils se situaient, serait de répondre à l’obligation de moyens, humains ou matériels – y compris évidemment l’alimentation, qui fait partie du champ des soins. Cette obligation de moyens a été rappelée année après année aux directeurs d’exploitation et à l’ensemble des équipes, dans tous les pays.

En 2004, mes fonctions sont devenues européennes. Le groupe s’implantait alors en Belgique, en Espagne ou encore en Italie.

En 2011 – me semble-t-il –, mes fonctions sont devenues internationales. Le groupe allait alors connaître une croissance extrêmement importante : notre taille doublait tous les trois ans environ. J’ai été nommé directeur général délégué, rattaché à la direction générale.

En 2014‑2015, nous étions présents dans quinze ou seize pays. Il était impératif, à mes yeux, d’organiser le groupe par zones géographiques, regroupant un ou plusieurs pays et couvrant une ou plusieurs activités, comme c’est le cas dans n’importe quelle société internationale, avec un directeur d’exploitation pour chaque zone. J’ai créé en premier la zone ibérique, à titre d’essai. Elle regroupait l’Espagne et le Portugal et rassemblait des cliniques et des maisons de retraite. Les débuts ont été difficiles. À partir de fin 2015-début 2016, cela a commencé à fonctionner car les procédures de suivi des établissements par les directeurs des opérations de chacune des filiales étaient parfaitement opérationnelles.

En 2018-2019, les sept zones avaient été créées. La France forme une zone à part entière, dotée d’un directeur national pour les maisons de retraite – c’est la fonction de JeanChristophe Romersi, que vous avez auditionné ; après mon départ, il a été chargé également du champ sanitaire, c’estàdire des cliniques. Les autres zones sont les suivantes : Europe de l’Est, Europe du Nord, Allemagne, Amérique latine (LATAM) et nouveaux pays. À partir de 2019, cette organisation a permis un fonctionnement tout à fait normé et conforme à la réglementation des différents pays.

En 2020, s’est produit l’événement que nous connaissons tous et qui nous a pris de court. La crise a été extrêmement brutale et ses conséquences pour les personnes âgées se sont révélées calamiteuses. Le problème étant d’ordre médical, le groupe a demandé à l’ensemble des établissements une réponse qui l’était également. Nous avons été salués, ou à tout le moins remarqués. Il est vrai que la manière dont nous avons géré la crise sur le plan international a été quelque peu différente de celle des autres opérateurs, qu’ils soient associatifs, publics ou privés. Je m’en expliquerai s’il le faut.

Durant la première vague, qui a été si difficile, l’organisation par zones a montré son efficacité : dans chacune d’entre elles, les responsables ont su faire preuve de réactivité et appréhender correctement la situation. Dans chaque zone, on trouve, de façon tout à fait classique, un directeur administratif et financier, un directeur d’exploitation et un directeur général. En tant que directeur général délégué, je me retrouvais en lien avec des directeurs d’exploitation qui étaient eux‑mêmes en lien avec des directeurs de zones. Il y avait une redondance. En faisant, en 2014‑2015, ce choix d’organisation qui était bon pour le groupe, je savais que ma fonction devenait à terme inutile. Une fois passée la première vague, il a été décidé que je serais révoqué. La décision, prise le 2 novembre 2020, a été annoncée le 3 et mes fonctions ont cessé le 31 décembre.

Dans ce dossier, il convient de faire preuve de discernement. Le témoignage de la directrice générale de l’agence régionale de santé (ARS) Île‑de‑France devant votre commission, la semaine dernière, était particulièrement édifiant et révélateur. Entre 2011 et 2019, seize visites ont eu lieu dans quatorze établissements d’Orpea en Île‑de‑France. Le constat est clair : pas d’actes de maltraitance, pas de surmortalité, pas de suroccupation, pas d’injonction, pas de dépenses à l’euro près, pas de mise sous tutelle administrative, pas de fermeture d’établissements appartenant à Orpea – alors même que la directrice générale a avoué qu’elle était en train de fermer huit établissements dans la région. Ces propos m’ont interpellé car ils diffèrent de ce qui est décrit dans l’ouvrage.

J’essaierai, madame la présidente, de répondre à l’ensemble de vos questions sincèrement, de manière détaillée – si je le puis et si le domaine concerné correspondait à mes fonctions – et avec beaucoup de courtoisie.

Mme Véronique Hammerer (LaREM). À la suite de la lecture du livre de M. Castanet, plusieurs questions s’imposent. La plupart d’entre nous sont ici non pas pour juger mais pour comprendre. Le « système » des EHPAD Orpea, le modèle économique dénoncé dans le livre, qui a été créé par les dirigeants – dont vous avez fait partie –, s’appuie non pas sur l’humain ou le souci du soin et de l’accompagnement, mais plutôt sur la rentabilité.

Dès lors que vos prestations peuvent coûter jusqu’à 7 000 euros par mois environ, pourquoi conseillez‑vous à vos clients d’embaucher des « dames de compagnie » pour accompagner les bénéficiaires, comme il est écrit dans le livre ? Comment justifier ces frais supplémentaires, alors que les familles dépensaient déjà des milliers d’euros pour un service censé être de qualité, voire de luxe ?

L’auteur du livre cite le rapport de l’ancienne direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi, qui faisait état de dérives au regard du droit du travail. Certaines personnes travaillant dans les EHPAD n’avaient pas de déclaration préalable à l’embauche. Pire encore, elles signaient sous de faux noms, par exemple « France Rivel », qui revient souvent. De faux contrats de travail auraient été inventés pour bénéficier des aides de l’État et du département. Que pouvez‑vous nous dire à ce sujet ?

Enfin, vous auriez tenu des propos laissant à penser que la qualité et le bénéfice étaient pour vous antinomiques : « gérer des personnes âgées en maison de retraite, c’est exactement comme vendre des baskets. Mon but, à l’époque, c’était de vendre le maximum de baskets. Et aujourd’hui, c’est qu’on vende le maximum de journées de prise en charge. » Vous auriez également dit : « Il n’y a aucun indice de qualité, ni en France ni ailleurs, donc on s’en fout. » Si l’on en croit ces propos rapportés dans le livre, la dépendance ne serait qu’un moyen comme un autre de faire des bénéfices. Néanmoins, la possibilité de faire des marges justifie‑t‑elle à vos yeux la maltraitance ?

Mme Marine Brenier (LR). Merci, monsieur Brdenk, de participer à ce cycle d’auditions qui concerne le « scandale Orpea », comme on le nomme désormais.

J’ai entendu vos propos et je comprends votre agacement, peut‑être aussi la difficulté à encaisser ce que le livre décrit. Mais comprenez que notre rôle, en tant que parlementaires, est avant tout de faire la lumière sur cette affaire. Celle‑ci, du reste, ne résulte pas seulement du livre : depuis la parution de celui‑ci, de très nombreux témoignages sont apparus, émanant de résidents, de familles ou d’employés d’Orpea – ainsi que d’autres structures. Il est démontré qu’il existe une difficulté s’agissant de la prise en charge de nos aînés.

Vous avez rappelé que vous vous inquiétiez, au début, du développement croissant des EHPAD et du risque que la maltraitance, qui existait à domicile, passe aux institutions. Le nombre de structures développées par Orpea a effectivement explosé ; avez‑vous, à l’époque, alerté les institutions et le groupe du risque de voir se développer les phénomènes de maltraitance ?

Une tribune signée par des associations de familles de résidents, des délégués syndicaux et même des organisations syndicales appelle à ce que l’on rende compte de ce qui se passe dans ces établissements. C’est la raison pour laquelle nous sommes nombreux à soutenir la demande de création d’une commission d’enquête qui permettrait de faire toute la lumière.

Je suis surprise car les propos tenus par la directrice générale de l’ARS Île‑de‑France n’ont pas exactement le sens que vous leur prêtez : elle nous a expliqué que des contrôles avaient été faits mais que, malheureusement, il y avait trop peu de moyens pour permettre des investigations plus nombreuses et récurrentes. Quand on vous entend, on a l’impression que c’est : « Circulez, il n’y a rien à voir ! » Pourtant, les faits sont là, ils ont été décrits. J’aimerais que vous nous expliquiez pourquoi vous n’avez rien dit si, dès 1997, vous pensiez qu’il pouvait y avoir des risques de maltraitance.

Mme Christine Pires Beaune (SOC). Selon le livre Les Fossoyeurs, le groupe Orpea gonflerait les factures d’actes de médecine, chirurgie et obstétrique envoyées à l’assurance maladie. Par exemple, quand un patient est opéré d’un accident vasculaire cérébral, on ajoute un degré de sévérité à l’opération pour en renchérir le coût aux yeux de l’assurance maladie. Le groupe emploierait à cette fin dix équivalents temps plein (ETP) à son siège. Un témoin évalue le gain lié à cette pratique à 10 % du chiffre d’affaires chaque année. Quelle est votre réaction face à ces allégations très graves de détournements de fonds publics ?

Vous travaillez désormais chez Bastide, après avoir quitté Orpea en 2020. Pouvez‑vous nous confirmer que ce groupe pratiquait des marges arrière pour les établissements Orpea ?

Lors du conseil d’administration du 2 novembre 2020, les conditions financières de votre cessation de fonctions ont été arrêtées, avec effet au 31 décembre. Pouvez‑vous nous indiquer la part fixe de votre rémunération ainsi que la part variable pour l’année 2020 ? Pouvez‑vous nous indiquer également le montant de votre indemnité de départ ?

M. JeanClaude Brdenk. Madame Hammerer, en ce qui concerne les 7 000 euros par mois, un ou deux établissements seulement en France, peut‑être trois au total en Europe pratiquent de tels tarifs. L’un d’entre eux, qui est largement cité et sur lequel est fondé l’argumentaire du livre, au service de la thèse qui y est déployée, est l’établissement de Neuilly‑sur‑Seine.

Les résidents arrivant dans un tel établissement avaient déjà des dames de compagnie, voire quatre ou cinq personnes pour les servir à leur domicile. L’établissement en question s’adresse à une clientèle très spécifique. Les résidents nous demandent la possibilité pour des dames de compagnie de poursuivre leur activité car elles connaissent toutes les habitudes de vie des personnes. C’est ainsi que plusieurs de ces dames de compagnie sont arrivées dans l’établissement. Ce n’est pas quelque chose que l’on pourrait refuser. La pratique est donc tolérée, d’autant que la principale préoccupation, dans ce genre de cas, est d’éviter autant que possible de rompre avec les habitudes de la personne âgée, pour laquelle il est déjà traumatisant d’entrer dans un tel établissement. Si l’on supprime de surcroît les visites d’une personne qu’elle voyait tous les jours, la situation peut se révéler extrêmement délicate. Il n’y a pas eu, à ma connaissance, de vente ou de facturation par Orpea des services de dames de compagnie.

Je suis très content que vous m’ayez interrogé sur les embauches, car cela revient, pour l’essentiel, à évoquer le problème des contrats à durée déterminée (CDD). Il ne s’agit pas du tout de faux contrats de travail, contrairement à ce que j’ai entendu lors des auditions précédentes.

Avant la réforme de la tarification, chaque établissement comptait entre vingt‑huit et trente‑cinq salariés, employés pour la plupart à temps plein, dans des fonctions d’hôtellerie et de restauration. La directrice générale de l’ARS Île‑de‑France vous a expliqué le mécanisme des ratios de personnels et vous a dit qu’Orpea se situait dans la moyenne ou au‑dessus. J’ai les vrais chiffres pour 2019 et 2020 – pas ceux d’avant, j’en suis désolé ; vous pouvez les demander à Orpea. Les conventions tripartites ont permis de médicaliser les établissements. Cela s’est traduit par une augmentation très progressive du nombre de salariés : une quarantaine, puis une cinquantaine et jusqu’à soixante‑cinq récemment. Ce processus a débuté non pas en 2002, mais en 2004 ou 2005. Les fluctuations étaient dues à l’évolution de la dotation, comme vous l’a expliqué M. Romersi – avec la fameuse dotation minimale de convergence (DOMINIC). En moyenne, les établissements recevaient 35 % de plus que le montant de la DOMINIC, mais la situation était très variable. Certains établissements privés touchaient seulement 10 % ou 20 % de plus, parfois même ils étaient tout juste au niveau de la DOMINIC, pour une charge de soins exactement identique.

Au moment où j’ai quitté Orpea, le groupe employait en contrat à durée indéterminée (CDI) 85 % environ de ses 25 000 salariés – pour 30 000 lits, cliniques et maisons de retraite confondues –, même si, du reste, dans des établissements employant plusieurs dizaines de personnes, on raisonne plutôt en ETP. Jean‑Christophe Romersi vous a dit qu’il y avait plutôt 82 % de CDI en 2021. Peu importe : ce que les dirigeants d’Orpea ont déclaré est tout à fait exact. Il y avait donc, à cette époque, 15 % de personnes employées en CDD, ce qui est peu. D’ailleurs, si nous avions pu employer 100 % du personnel en CDI, nous l’aurions fait : cela aurait permis de stabiliser les équipes et donc le service. Mais on sait très bien que les choses ne se passent pas ainsi dans la réalité : il faut tendre vers les 90 %, mais il restera toujours 10 % à 12 % de cas où l’on n’arrive pas à recruter des personnes en CDI, et ce pour des raisons très simples comme les vacances, les accidents ou encore les maladies, qui ont pour conséquence que certaines personnes, subitement, ne peuvent pas venir travailler. Pour pallier ces difficultés, on a recours à des CDD.

À cela s’ajoute le fait que, depuis 2004, les effectifs s’accroissent : ce sont des métiers en tension car tout le monde recrute en même temps. Il est vrai que le secteur public avait un train d’avance, mais il n’en reste pas moins que, depuis près de dix‑huit ans, la moitié des 7 000 EHPAD de France recrute en même temps pour les mêmes fonctions. C’est là un fait incontestable.

En dehors des 85 % de CDI, il faut pourvoir les postes vacants et assurer les remplacements. Cela suppose de créer des CDD – et il s’agit de vrais contrats. Or cela posait à l’époque un léger problème tenant au droit du travail. Les établissements de santé n’étaient pas les seuls à y être confrontés : le secteur de la restauration s’en était plaint lui aussi au ministère du travail. Le problème résidait dans les motifs de remplacement. Il ne s’agissait pas de faux CDD : toutes ces personnes étaient payées, bien entendu. On peut facilement le prouver, car elles figuraient dans le journal de paie.

Au début de la journée, vous constatiez qu’il vous manquait une personne le matin et une autre l’après‑midi pour assurer les soins ou les services de restauration.

Mme Michèle Peyron. Et si nous commencions par parler des registres du personnel qui n’étaient pas à jour ?

M. JeanClaude Brdenk. L’écrivain a mis trois ans pour faire son livre, laissez‑moi trois minutes pour développer un sujet central.

Vous constatiez, disais‑je, qu’il manquait une personne le matin et une autre l’après‑midi. Or, si vous aviez la chance de trouver un remplaçant, la législation vous imposait d’établir deux CDD pour la même personne : l’un pour le matin et l’autre pour l’après‑midi. Si, le lendemain, un employé supplémentaire venait à manquer – certains directeurs qui m’écoutent doivent se dire qu’ils aimeraient bien n’avoir que deux ou même quatre postes à pourvoir –, vous vous retrouviez à devoir établir quatre contrats de travail. Autrement dit, pour employer deux personnes en CDD, vous deviez faire six contrats de travail.

Le problème a été remonté par toutes les organisations patronales – le SYNERPA pour les maisons de retraite, la Fédération des cliniques et hôpitaux privés de France, mais aussi les syndicats patronaux de la restauration. Le ministère du travail a très récemment allégé ces procédures, en 2018 ou 2019, me semble‑t‑il, sous la forme d’une expérimentation qui est toujours en cours, à ma connaissance.

Voilà comment, avec 85 % de l’effectif en CDI, soit cinquante personnes sur cinquante‑cinq – c’est le nombre moyen de salariés dans un établissement –, vous pouviez vous retrouver avec 150 CDD, voire plus, quand bien même vous n’employiez sous cette forme que quatre ou cinq personnes, dix tout au plus. Quant aux motifs de remplacement, le champ de ceux qui sont proposés à l’employeur est très restreint et ne correspond pas aux situations, en particulier parce qu’il n’est pas possible de pourvoir par ce moyen un poste vacant. Il y avait donc, effectivement, de faux motifs.

En ce qui concerne les propos qui me sont prêtés, je n’ai jamais été vendeur de baskets dans une chaîne de distribution spécialisée. C’est tout simplement faux ; ces propos ont été totalement imaginés. Il est assez simple de le vérifier : vous ne trouverez ni fiches de paye ni points de retraite. Il y a dans le livre, me concernant, quarante‑quatre assertions totalement fausses.

Vous me demandez si, selon moi, on peut faire des marges au détriment de la qualité. Comme je vous l’ai dit, la préoccupation a toujours été la même : répondre positivement à une obligation de moyens – qu’il s’agisse de moyens humains, en dépit du nombre trop important de CDD, dont je vous ai expliqué la raison, ou de moyens matériels. À ma connaissance, quel que soit le pays, il y avait tout le matériel et les stocks nécessaires – nous en parlerons si vous m’interrogez sur les protections et la nourriture. En tout cas, c’est ce que je constatais à chacun de mes déplacements sur le terrain.

Il n’y avait pas de politique destinée à augmenter les marges. Les résultats du groupe Orpea se situent entre 5 % et 7 %, comme vous l’a dit M. Charrier, ce qui n’est pas colossal au regard des investissements, qui sont de plusieurs milliards d’euros.

À vous entendre, madame Brenier, j’ai dénoncé le risque de maltraitance mais sans rien faire pour empêcher ces pratiques. Je ne sais pas s’il s’agit d’une question ou d’une mise en cause. Je vous ai dit, tout simplement, que j’avais lu le rapport Hugonot, ce que personne n’avait fait à l’époque – même ici, je ne sais pas combien de personnes l’ont lu. Je me suis alors aperçu que ce risque existait. J’ai donc, à mon modeste niveau, essayé de créer des outils de formation à la prévention de la maltraitance, avec la directrice médicale pour la France, qui est devenue entre‑temps directrice médicale pour l’international.

Ce n’est pas quelque chose que j’invente : tout cela a existé. Nous avons formé des milliers de collaborateurs, bien avant que les premiers textes relatifs à la maltraitance n’existent. Je n’ai pas prôné l’explosion des maisons de retraite ; c’est ce qui est arrivé, en raison des tendances démographiques. Nous avons eu trois révolutions à gérer : une révolution numérique, une révolution climatique, qui est difficile, et une révolution liée au vieillissement de la population. Je suis prêt à assumer mes erreurs si j’en ai commis, mais je ne suis pas responsable de l’évolution démographique (Exclamations), et donc du développement des biens et des services dans lesquels nous avons investi.

J’ai ici un document destiné aux stagiaires, qui servait à la formation à la prévention de la maltraitance en institution ; il est daté de septembre 2003. Sa première version, qu’Orpea vous fournira probablement, remonte au début des années 2000. À cette époque‑là, encore une fois, personne ne prônait cette démarche. Elle s’est révélée à moi et au docteur Benattar. Nous considérions qu’il s’agissait d’un risque véritable et il fallait absolument que nous y travaillions tous les jours, quel que soit le lieu. C’est ce que j’ai fait tout au long de ma carrière, et il y en a évidemment des traces écrites, notamment s’agissant de l’obligation de moyens.

En ce qui concerne les moyens humains, il y avait de faux motifs d’embauche en CDD – j’y reviens –, et j’en suis vraiment désolé. Les inspecteurs du travail l’ont vu, évidemment, mais ils ont bien compris la difficulté que nous rencontrions. D’ailleurs, si tel n’avait pas été le cas, les organisations patronales n’auraient pas été entendues par le ministère du travail. Pour le reste, il fallait mettre en place tous ces moyens ; c’est ce que nous avons fait. Je ne suis pas responsable de l’explosion du nombre d’établissements dans le monde, je n’ai jamais travaillé à leur développement. Il s’agit simplement de services adaptés pour des personnes pour qui il est impossible, hélas, physiquement et psychiquement, de rester à domicile. On a besoin de ces établissements, qu’ils soient tenus par Orpea ou par d’autres groupes, en France ou ailleurs.

Avant d’en venir aux contrôles des ARS, je voudrais évoquer ceux que nous faisions nous‑mêmes, aussi bien en interne, réalisés par des personnes qualifiées à cette fin, qu’à travers des prestataires extérieurs. Chaque établissement Orpea est contrôlé en moyenne trente‑sept fois par an. Des laboratoires interviennent pour le traitement des surfaces ; des plats témoins sont analysés en laboratoire. De l’hygiène des surfaces à la dératisation, ce sont quasiment deux mille points de contrôle qui sont couverts dans chaque établissement, chaque année. Les résultats sont assez binaires : ils sont soit positifs soit négatifs.

L’ARS Île‑de‑France indique avoir mené, entre 2011 et 2019, seize inspections concernant quatorze EHPAD. Elle n’a prononcé aucune injonction et n’a placé aucun établissement sous tutelle administrative ; en revanche, lorsqu’elle a constaté des dysfonctionnements, elle a émis des prescriptions, ce qui nous a amenés à élaborer des plans d’action.

J’ai vu des contrôles dans presque tous les pays où le groupe Orpea est implanté, et je peux vous dire que la France n’a pas à rougir du sérieux avec lequel ils sont menés. Il ne s’agit pas de réunions sympathiques. Lorsqu’un établissement est inspecté par une équipe de l’ARS, une équipe du département ou les deux en même temps, le personnel voit débarquer beaucoup de monde – jusqu’à onze personnes –, ce qui le tétanise. Il n’est évidemment pas prévenu : ce sont des contrôles surprises, comme vous l’a expliqué la directrice générale de l’ARS. Celle‑ci a d’ailleurs bien précisé que le dernier contrôle dont a fait l’objet, en août 2018, la résidence Les Bords de Seine de Neuilly‑sur‑Seine, évoquée dès le début de l’ouvrage de M. Castanet, était une inspection « inopinée ». Un rapport définitif a été rendu en juin 2019. Si un acte de maltraitance avait été constaté, aurait‑il fallu attendre une année pour que ce rapport soit publié ? Non, évidemment ! On nous a simplement adressé des prescriptions, auxquelles nous avons répondu, puisque le temps d’intervention du médecin coordonnateur était insuffisant.

Encore une fois, madame la députée, nous devons faire preuve d’un peu de discernement dans nos propos. (Exclamations.) Je ne vous dis pas cela de manière agressive. (Mêmes mouvements.) Nous parlons d’un sujet très technique, et nous ne pouvons pas mettre en doute la parole des agents de l’État.

Mme Marine Brenier. Ce n’était pas le sens de mes propos !

M. JeanClaude Brdenk. Les contrôles ne sont pas biaisés. Au contraire, ils sont très rigoureux et pénibles pour le personnel des établissements inspectés, d’autant que plusieurs services interviennent simultanément.

Madame Pires Beaune, vous avez évoqué les accusations de gonflement des factures, dans le cadre du programme de médicalisation des systèmes d’information (PMSI), proférées par le docteur Patrick Métais. Ce dernier parle beaucoup, dans l’ouvrage de M. Castanet, des maisons de retraite et des pratiques de codification des soins – il était justement chargé de contrôler le PMSI. Il explique notamment que le rôle des médecins du département de l’information médicale (DIM) est de tricher et d’enrichir leur groupe aux dépens de l’assurance maladie ; or il me semble qu’il exerce actuellement cette fonction dans un hôpital public.

M. Castanet laisse entendre que le docteur Patrick Métais faisait partie des hauts dirigeants d’Orpea, qu’il avait une place importante au sein du groupe.

M. Didier Martin. Moins que la vôtre !

M. JeanClaude Brdenk. Merci, monsieur le député, pour cette précision !

Dans l’ouvrage, M. Métais explique que lui‑même, en tant que médecin, modifiait les codifications de PMSI. Tout cela est couvert par le secret médical, et je lui laisse la responsabilité de ses propos. S’il a réellement agi de la sorte, ce n’était absolument pas son rôle, et vous avez raison, c’est très grave. Pour ma part, je ne maîtrise pas ce sujet qui relève des seuls médecins, mais je pense que ces derniers sont suffisamment sérieux pour ne pas tricher avec les codifications de PMSI.

Vous m’avez également demandé de confirmer que le groupe Bastide pratiquait des marges arrières avec les établissements du groupe Orpea. Je n’ai pas quitté Orpea le 31 décembre 2020 pour arriver le 1er janvier 2021 chez Bastide. Je vous l’ai déjà dit, je ne dirigeais pas le siège d’Orpea : mon métier consistait à faire en sorte, avec l’aide d’acheteurs diplômés en pharmacie, que l’ensemble des produits référencés et sélectionnés par la direction médicale soient disponibles dans les établissements, et surtout que les services demandés y soient effectivement assurés. Il s’agissait d’une obligation de moyens. Or, de 2017 à 2020, un peu plus de deux cents contrôles ont été effectués par l’ensemble des autorités de tutelle, et ils n’ont jamais conclu à un seul cas de maltraitance ou à un seul manque de dispositifs médicaux. S’agissant des marges arrières, M. Charrier a répondu à votre question.

M. Didier Martin. Non !

M. JeanClaude Brdenk. Il ne s’agissait pas de marges arrières, mais de contrats de prestations spécifiques (CPS) permettant à une entreprise de s’implanter à l’étranger en ayant une meilleure connaissance du secteur d’activité. Je vous donnerai un exemple très clair. Mon rôle n’était pas de trouver des terrains ou de construire des bâtiments, mais de superviser les responsables de zone. Depuis une quinzaine d’années, je me suis beaucoup intéressé aux systèmes de santé dans un certain nombre de régions du monde et, à ce titre, je me suis rendu en Amérique latine. Je suis allé au Brésil en 2011.

Plusieurs députés. Ce n’est pas la question !

M. JeanClaude Brdenk. Je veux vous donner une idée de la difficulté à s’implanter à l’étranger pour vous faire comprendre en quoi consiste un CPS. Orpea a racheté des établissements en Amérique latine en 2017 mais n’en a toujours pas créé de nouveaux dans cette région du monde – les travaux ont été engagés mais les résidences ne sont pas encore ouvertes. Les démarches prennent donc plus de dix ans. Dans ce contexte, un CPS permet à un fournisseur de gagner du temps et d’accroître sa connaissance du secteur. Grâce à cet outil, une entreprise cinq, dix ou trente fois plus petite qu’Orpea, qui n’a pas les moyens de passer dix ans à essayer de s’implanter à l’étranger, peut bénéficier de conseils très précieux. J’ai donc répondu à votre question. (Exclamations.) M. Charrier vous a donné exactement la même explication.

Je vais compléter ma réponse s’agissant des marges arrières. Le Journal du dimanche du 30 janvier 2022 nous apprend que M. Claude Évin, ancien ministre de la santé, a informé les pouvoirs publics de l’existence de remises de fin d’année (RFA) dans un autre groupe dès le 9 octobre 2014, et que cette révélation n’a suscité aucune réaction. Je ne sais pas pourquoi. Peut‑être cette question ne relève‑t‑elle pas du code de la santé publique, ni du code de l’action sociale et des familles, mais du code de commerce. Mais je ne suis pas juriste, et mon rôle n’est pas d’émettre des hypothèses ; je vous laisse donc creuser cette question.

J’en viens à votre question relative à ma rémunération fixe et variable. Je travaillais dans une société cotée en Bourse, tenue d’appliquer la règle du « say on pay », où les rémunérations sont donc encadrées. Les sommes que j’ai touchées ne résultent ni d’un choix personnel ni d’un choix des administrateurs d’Orpea ; cependant, il était de la responsabilité de ces derniers de vérifier qu’elles étaient en phase avec les rémunérations pratiquées dans le même secteur d’activité, sur la base de comparaisons internationales tenant compte de la taille de l’entreprise, de ses effectifs et du nombre de pays dans lesquels elle est implantée. Ma rémunération fixe annuelle s’élevait à 650 000 euros en montant brut, soit environ 325 000 euros en montant net. Quant à la partie variable, qui dépendait de critères qualitatifs et quantitatifs, elle était comprise entre 300 000 et 450 000 euros les deux dernières années.

Mon indemnité de départ, votée à l’assemblée générale ordinaire de juin 2021, s’est élevée à 2,5 millions d’euros en montant brut, auxquels il faut retrancher quelque 1,3 million d’impôts prélevés à la source. Elle correspond à environ 5 000 euros en montant net par mois passé chez Orpea, selon des modalités de calcul encadrées correspondant aux bonnes pratiques des entreprises cotées en bourse.

Mme Christine Pires Beaune. Vous n’avez pas répondu à ma question relative aux marges arrières, mais peut‑être l’avais‑je mal formulée... Je la pose donc autrement : le groupe Bastide reversait‑il de l’argent à Orpea en fin d’année ?

M. JeanClaude Brdenk. Je laisserai évidemment le groupe Bastide, au sein duquel mon arrivée a été officiellement annoncée début janvier, s’exprimer à ce sujet.

Mme Christine Pires Beaune. Ce n’est pas possible !

M. JeanClaude Brdenk. Mon activité n’a aucun rapport avec les marges arrières. Je vais vous répondre très simplement : à ma connaissance, le groupe Bastide, dont je n’étais pas salarié à l’époque des faits, paie des CPS mais pas de RFA.

Mme Véronique Hammerer. Ce n’est pas du tout le sens de la question ! Votre réponse est lunaire !

Mme Agnès Firmin Le Bodo (Agir ens). Il ne s’agit pas de juger des personnes, mais de comprendre des situations. Après avoir auditionné la semaine dernière Victor Castanet, l’auteur des Fossoyeurs, il nous a semblé intéressant de vous poser ce soir les questions que suscite la lecture du livre. Vous y êtes présenté comme l’un des principaux artisans de ce que l’on appelle désormais le « système Orpea », le « cost killer », le « bulldozer », l’« exécuteur » chargé de faire appliquer des restrictions budgétaires visant à maximiser les profits du groupe.

Le journaliste décrit ainsi, à la page 122, « la terreur qui régnait en Comex », c’est‑à‑dire en comité d’exploitation, où vous poussiez chaque mois des « colères foudroyantes » contre les directeurs régionaux : « Si vous ne bougez pas, il va y avoir du sang sur les murs ! »

Il décrit également l’institutionnalisation d’un management couperet. Si « un établissement avait des résultats non satisfaisants pendant trois mois [...] ou s’il y avait un mouvement du personnel dans un EHPAD, ça ulcérait Brdenk et, dans la foulée d’un Comex, il demandait qu’on envoie les “nettoyeurs” s’occuper du directeur en charge. Il fallait [...] nettoyer les bureaux pour que le pauvre gars n’ait rien pour se défendre ou pour salir le groupe. Les nettoyeurs vidaient les ordinateurs. Ils prenaient les disques durs. Ils partaient avec tout. [...] Le type arrivait le matin, tôt, avec sa petite voiture. Les nettoyeurs étaient déjà là, sur le parking, en train de l’attendre. Et le type ne rentrait même pas dans son bureau. Ils étaient passés le matin de bonne heure dans son bureau [...] et ils avaient tout mis dans un carton. [...] Et dans la foulée, tous ses mails avaient été nettoyés. » Une véritable machine à broyer, à instiller la crainte tout au long de la chaîne hiérarchique.

À la lecture de l’ouvrage, on s’interroge sur ce qui peut ressembler à de l’insensibilité à l’égard des personnels et des résidents qui subissaient les conséquences de votre management brutal. À la page 123, l’auteur vous prête les mots suivants : « gérer des personnes âgées en maison de retraite, c’est exactement comme vendre des baskets ». J’imagine que ce n’est qu’une image ! Il souligne en outre votre méconnaissance abyssale des questions de santé et des parcours de soins, que vous revendiquez, et votre vision comptable des êtres humains vulnérables dont votre groupe avait la charge. Les conséquences de votre management à distance, par le biais de tableaux Excel, sur la vie des résidents et les conditions de travail des salariés du groupe sont catastrophiques et systémiques – je pense notamment au rationnement de la nourriture et des produits hygiéniques essentiels au bien‑être des personnes âgées, ou encore à la défaillance des dispositifs médicaux.

Quel regard portez‑vous sur ces accusations ? Estimez‑vous avoir été un bon directeur ? Quelle lecture faites‑vous de la rentabilité des EHPAD privés à but lucratif ? Pourquoi avez‑vous quitté le groupe Orpea en 2020, après vingt‑trois ans de services et en pleine crise du covid ? Pensez‑vous que le directeur d’exploitation d’un des leaders de la santé et du médico‑social puisse s’exonérer d’un socle minimal de connaissances en matière de santé ? Enfin, reconnaissez‑vous l’existence d’un système de marges arrières appliquées aux produits payés par l’assurance maladie, ce qui est totalement interdit ?

Mme Valérie Six (UDII). Bien implanté en France, où il compte 350 établissements, mais aussi à l’étranger, avec douze établissements situés dans les autres pays européens, en Chine et au Brésil, le groupe Orpea est devenu leader du marché des EHPAD – un marché prometteur, au vu des importants besoins de prise en charge de la dépendance. Rien qu’en France, nous devrons créer 8 000 places d’EHPAD dans les dix prochaines années. Si l’espérance de vie des Français est parmi les plus élevées d’Europe, ce n’est pas le cas de l’espérance de vie en bonne santé. Les résidents sont de moins en moins autonomes. Depuis plusieurs années, les rapports successifs tirent la sonnette d’alarme et soulignent la nécessité d’améliorer la qualité de la prise en charge en établissement.

L’affaire Orpea est donc un scandale de plus et, je l’espère, le scandale de trop. Les accusations portées contre le groupe sont graves : certains faits relèvent du pénal. Nous laisserons la justice faire son travail. Cependant, il nous faut comprendre les dysfonctionnements afin de prendre les mesures nécessaires pour qu’ils ne se reproduisent plus. Il ressort de l’enquête du journaliste Victor Castanet que la rentabilité des établissements l’emporte sur la qualité du service rendu et, dans certains établissements, sur la dignité des pensionnaires. Comment a‑t‑on pu en arriver là ?

Sur quels critères votre stratégie de développement reposait‑elle ? Sur quels critères déterminiez‑vous vos objectifs de croissance et de marge ? Quelle était votre politique de contrôle de qualité en interne, et comment pourrait‑on l’améliorer ?

M. Adrien Quatennens (FI). Vous n’ignorez pas que vos propos, tenus devant une commission parlementaire, vous engagent.

J’avais très envie de rencontrer celui qu’on décrit comme un « cost killer » et qui a perçu, au moment de son départ le 31 décembre 2020, une indemnité de 2 539 036 euros correspondant à vingt‑quatre mois de rémunération. On vous décrit comme un manager capable « de virer vingtsept directeurs d’une même région, d’un seul coup » : « Ça s’est fait en quelques mois. [...] Vingtsept prud’hommes payés ! Rien à foutre. Ils font ce qu’ils veulent. »

Ce soir, vous nous avez beaucoup parlé de responsabilité, de hiérarchie, de mutations, de nominations, d’implantations... Vous nous avez aussi dit vos sentiments, mais j’ai eu l’impression, à de nombreuses reprises, que vous noyiez le poisson. À vous entendre, vous avez toujours pris beaucoup de précautions, vous avez tout bien fait.

Pour ma part, j’ai envie de vous parler de patients alités toute la journée, de repas non servis à des résidents, de pansements pas faits, de résidents abandonnés dans leurs excréments – pour le dire moins poliment, dans leur merde –, et des différents reproches qui vous sont faits dans cet ouvrage, entre le manque de personnel chronique, les irrégularités de recrutement, les scandales financiers et la corruption... On aurait proposé à un journaliste 15 millions d’euros pour cesser d’enquêter. Lesquelles de ces accusations reconnaissez‑vous ?

Sans vous exonérer en aucune façon de vos responsabilités, je crois aussi que tout cela est la conséquence logique d’une recherche de rentabilité à tout prix permise par certaines politiques publiques. On sait que les privatisations ont été accompagnées par les pouvoirs publics, permettant l’écosystème que l’on décrit ce soir, et que la situation d’Orpea n’est pas sensiblement différente de celle de nombreux autres grands groupes. Avec l’argent public, le secteur privé lucratif fait moins bien et enrichit dirigeants et actionnaires sur le dos des patients et de l’État.

Certains de mes collègues vous ont interpellé sur les propos qui vous sont prêtés dans le livre, comparant la gestion des personnes âgées dans les EHPAD avec la vente de baskets. Vous nous avez répondu qu’aucune feuille de paie n’attestait du fait que vous auriez travaillé chez un équipementier sportif. Très franchement, nous avons l’impression que vous vous moquez du monde ! La citation qui vous est prêtée est une image, une métaphore : elle ne signifie pas que vous avez travaillé dans un magasin de sport.

Enfin, vous nous avez dit, dans votre propos liminaire, que vous vouliez bien assumer vos responsabilités. Lesquelles, cher monsieur ?

Mme Jeanine Dubié (LT). Pour vous assurer une rémunération annuelle de 1,3 million d’euros et une indemnité de départ de 2,5 millions – le même salaire et la même indemnité, à peu de chose près, que M. Yves Le Masne –, quel montant ou quel pourcentage préleviez‑vous sur les établissements au titre des frais de siège ? Vos rémunérations étaient en effet imputées sur la section hébergement, laquelle comprend aussi les dépenses d’alimentation ; or on apprend, à la lecture du livre, que vous y consacriez 4 euros par jour et par résident.

Comment les bénéfices – car je suppose qu’il n’y avait jamais de pertes – étaient‑ils affectés ? Venaient‑ils abonder des comptes de réserve ? Orpea prévoyait‑il, en plus de la réserve légale, une réserve obligatoire ? Quelle était la part reversée aux actionnaires, sous forme de dividendes ?

Tout à l’heure, vous avez expliqué que votre salaire était conforme à celui que touchent les dirigeants d’entreprises du CAC40 ayant des activités équivalentes. Pensez‑vous, au plus profond de vous‑même, que les prestations assurées dans la résidence Les Bords de Seine, où le prix de journée s’établit aux alentours de 300 euros, correspondent vraiment aux montants payés ?

M. Pierre Dharréville (GDR). Je me demande qui est responsable de faits aussi graves. Les individus qui défilent devant nous, notamment les dirigeants d’Orpea, nous disent qu’ils ne sont pas concernés par ces problèmes.

À ma connaissance, des contrôles ont été conduits par l’inspection du travail ; des procès‑verbaux ont été dressés et des signalements effectués. J’imagine que vous en avez été informé. Comment avez‑vous réagi ?

En 2017, j’avais rencontré des agents travaillant dans un établissement de votre groupe, qui m’avaient décrit une situation très problématique. Je me souviens de leur état de fatigue morale, du caractère insupportable de leurs conditions de travail et des conséquences de vos choix de gestion sur les résidents. Ils m’avaient parlé d’une auxiliaire de vie qui, après avoir servi le petit déjeuner, devait effectuer le ménage dans trente‑trois chambres. Pouviez‑vous l’ignorer ? Cela faisait‑il partie de la politique de l’entreprise ?

Il nous a été expliqué que le recours aux CDD était plus cher en raison de la prime de précarité. En faisant abstraction de cette dernière, payiez‑vous vraiment au même niveau un CDD et un CDI ? Quelles étaient les consignes de la direction en la matière ?

Il y a un gouffre entre votre rémunération, celle des plus hauts dirigeants, et les salaires des personnels. Quelle était la marge demandée aux établissements ? À combien s’élevait la marge moyenne par patient ? Quelles étaient les exigences des actionnaires ?

M. JeanClaude Brdenk. Comme cela est indiqué dans l’ouvrage de M. Castanet, la marge d’un établissement normalisé est de l’ordre de 28 % d’EBITDAR, un ratio qui correspond au chiffre d’affaires net de charges, sans les loyers. Lorsque je travaillais pour Orpea, l’EBITDAR réalisé au niveau international était légèrement inférieur à ce niveau, autour de 27,4 %. Il s’agit d’un chiffre consolidé, puisqu’Orpea ne publie qu’un seul bilan – je ne dispose pas de données par pays. Ce taux de 28 %, qui illustre le niveau des coûts d’exploitation, n’est pas exigé par les actionnaires, lesquels connaissent le résultat net, de l’ordre de 5 % à 7 %. Dans le livre, un directeur qui a changé de groupe explique qu’on lui demande désormais une marge de 28 %. À Neuilly, le prix de journée est plus important, et le chiffre d’affaires l’est donc tout autant : le numérateur étant plus élevé, le taux est logiquement supérieur.

Je vous remercie, monsieur Dharréville, de m’avoir interrogé sur le coût des CDD par rapport aux CDI. À longueur de chapitres, il est répété que le recours aux CDD était un choix de l’entreprise, qui lui permettait d’optimiser sa masse salariale. Cette assertion est complètement fausse et vous l’avez d’ailleurs corrigée. Ceux d’entre vous qui sont chefs d’entreprise savent que les CDD, ne serait‑ce que par les fameux 10 % de prime de précarité, coûtent plus cher que les CDI, que le groupe Orpea entend évidemment privilégier. À fonctions et expériences équivalentes, j’imagine que les salaires de ces deux types de contrat sont les mêmes, mais Orpea respecte la législation du travail et paie la prime de précarité.

S’agissant des contrôles de l’inspection du travail, je ne sais pas trop comment vous répondre. Vous parlez de faits comme s’ils étaient avérés.

M. Pierre Dharréville. Je n’ai pas de raison d’en douter, ils m’ont été rapportés personnellement.

M. JeanClaude Brdenk. S’ils sont avérés, vous avez raison, ils sont graves. J’ai l’impression que ce que raconte M. Castanet est considéré comme la vérité absolue ; or je viens de vous démontrer, en prenant l’exemple des CDD, que certaines affirmations répétées dans le livre sont totalement fausses.

Vous avez rapporté qu’une auxiliaire de vie devait faire le ménage dans trente‑trois chambres. Cela ne correspond ni à la norme – en tout cas, je l’espère – ni aux directives que nous avons pu donner. De mémoire, un agent est chargé du ménage de dix‑huit à vingt‑quatre chambres par jour, en moyenne, et c’est déjà beaucoup. En cas de tension sur les effectifs due, par exemple, à l’absence d’un remplaçant, nous passons en mode dégradé, comme cela nous est demandé par les autorités de tutelle dans des circonstances assez graves : nous privilégions alors les soins et retardons les activités liées à l’hôtellerie, notamment le ménage.

Madame Dubié, vous m’avez interrogé sur les frais de siège. Comme je vous l’ai expliqué, je m’occupais des établissements et des réseaux à l’échelle internationale : je ne peux donc pas répondre à votre question.

Mme Jeanine Dubié. Vous avez pourtant été directeur !

M. JeanClaude Brdenk. J’ai été directeur de l’exploitation du réseau, mais pas du siège. Je ne vais pas vous dire de bêtises, je ne connais pas les frais de siège. Je vous invite donc à poser votre question à Orpea. De même, l’affectation des résultats concerne la direction financière, qui est au siège.

Le prix moyen d’une chambre dans la résidence Les Bords de Seine n’est pas de 300 euros par jour. Ce montant correspond au prix d’une suite, c’est‑à‑dire de la chambre la plus chère. Vers 2019, le prix moyen d’une chambre dans cet établissement devait se situer autour de 200 à 210 euros, ce qui est déjà considérable – je ne connais pas par cœur les prix des mille établissements, d’autant que j’ai quitté Orpea, mais cela représente à peu près le double du prix moyen constaté en France dans un établissement privé. En effet, le terrain a été acheté au Domaine – aux enchères, me semble‑t‑il –, et vous savez bien que le prix du foncier à Neuilly‑sur‑Seine est beaucoup plus élevé qu’à Aurillac ou à Sens. Il est environ dix fois plus élevé que la moyenne nationale.

Mme Jeanine Dubié. Cela s’amortit sur plusieurs années !

M. JeanClaude Brdenk. Cela ne s’amortit pas en deux ans, ni en dix ans d’ailleurs...

Madame Firmin Le Bodo, vous avez longuement cité des propos qui me sont prêtés. Je vous l’ai dit en introduction, je n’ai jamais déclaré ni même pensé ce genre de choses. C’est dégradant, et cela relève de la diffamation.

Monsieur Quatennens, vous avez évoqué l’affaire des vingt‑sept directeurs, censée se passer entre 2010 et 2013, alors que je n’étais pas forcément toujours en France. Je veux vous lire un extrait du livre, à la page 92 dans l’édition numérique : « Vous savez, Brdenk a décidé, un jour, de virer 27 directeurs d’une même région, d’un seul coup. Ça s’est fait en quelques mois. Des directeurs avec des taux d’occupation proches de 100 % ! » Je ne comprends pas, car la thèse soutenue par l’auteur est justement qu’Orpea recherche des taux d’occupation très élevés. J’aurais donc décidé de me séparer de vingt‑sept directeurs ayant des taux proches de 100 % ? C’est complètement illogique !

Permettez‑moi maintenant d’entrer dans le détail – vous comprendrez alors pourquoi la façon dont ce bouquin a été rédigé me laisse perplexe. Dans la région concernée, il y a eu au maximum, en une année entière – c’était en 2013 –, sept départs dont trois démissions, un licenciement pour faute grave, un licenciement pour inaptitude – il s’agissait d’une personne en longue maladie – et deux ruptures conventionnelles. Évidemment, ce n’est pas moi qui gérais ce genre de choses, qui relèvent en réalité des ressources humaines, des directeurs régionaux et des directeurs de division.

L’un des chapitres du livre s’intitule « Les 27 sacrifiés ». L’auteur explique d’abord qu’il va avoir vingt‑trois témoignages, puis il espère en obtenir une quinzaine, peut‑être onze, peut‑être neuf. Finalement, il en a eu trois.

Mme Michèle Peyron. Ils avaient peur !

M. JeanClaude Brdenk. Dans les citations que vous avez lues, madame Firmin Le Bodo, vous avez évoqué le comex. J’ai entendu dire, lors d’une précédente audition, qu’il s’agissait d’un comité exécutif, alors que c’est un simple comité d’exploitation.

Ce comité d’exploitation, qu’estce que c’est ? Il regroupe les directeurs de division ou de filiale, une fois par mois, pour faire le point sur la situation de l’entreprise ou de chaque division par rapport aux actions en cours. L’ordre du jour a toujours été le même, sans surprise, depuis vingt ou vingtcinq ans : les chiffres, les actions menées, les projets, les différents besoins et la qualité. C’est un organe de gestion assez classique dans toutes les entreprises. Je ne sais pas comment on l’appelle ailleurs ; nous l’avons appelé comex – je ne sais pas si c’était judicieux ou non.

Je laisserais trois mois pour avoir des résultats ? Pour gérer un établissement, il faut comprendre la façon dont il fonctionne, et j’ai toujours considéré que cela prenait au minimum deux à trois ans. Cette affirmation me paraît donc absurde : trois mois, c’est totalement illogique.

Sur les baskets, je ne sais pas si c’est à prendre au premier degré. Je suis très étonné.

Ce que les gens pensaient de moi ? Il faudrait demander aux équipes qui ont travaillé avec moi pendant dix ou quinze ans. Jean‑Christophe Romersi, que vous avez reçu, a travaillé à mes côtés pendant quatorze ou quinze ans.

Mme Michèle Peyron. Il ne nous a rien dit !

M. JeanClaude Brdenk. Vous voyez que moi, je vous parle. J’essaye de faire cet effort. Vous pouvez au moins me le reconnaître.

Les équipes de directeurs de division avaient en moyenne entre dix et quinze ans d’ancienneté : elles étaient expérimentées.

C’est vrai, madame la députée, je ne suis pas médecin. Je n’ai jamais voulu l’être, d’ailleurs. J’ai toujours laissé les médecins faire de la médecine, définir les projets de soins, les projets d’établissement et les projets médicaux.

Madame Six, concernant les marges, j’ai répondu ; M. Charrier vous l’a dit et je le répète : les résultats sont ce qu’ils sont, entre 5 % et 7 %. Il n’y avait pas d’objectif de croissance en tant que tel. Les établissements nouvellement construits mettent deux à quatre ans à se remplir progressivement, et ils génèrent du chiffre d’affaires et de la croissance. En moyenne, Orpea ouvre entre quarante et soixante établissements par an dans le monde entier. Je ne sais pas si je peux mieux répondre.

Madame Firmin Le Bodo, vous m’avez demandé – je vous en remercie – quel regard je porte sur ma fonction. Je pense l’avoir exercée légitimement du mieux que j’ai pu. Il y a probablement eu des anomalies, des erreurs : je me suis probablement planté, comme n’importe quel dirigeant. Je tiens quand même à souligner un élément de plus qui m’a laissé perplexe. Je vous remercie aussi, d’ailleurs, d’avoir repris les propos que vous avez cités, car ils montrent combien je suis caricaturé. Je vous l’ai dit dès le début, je me sens attaqué, et je vais répondre à cette attaque. « Exécuteur », « cost killer », attitude déplorable, j’aurais fait pleurer des gens en comex... je ne pense pas que ce soit le cas ; il faut leur poser la question. J’ai probablement été très maladroit – très, très maladroit, c’est évident. J’ai dû faire des erreurs, comme tout manager. Mais je pense avoir été quelqu’un d’intègre, de juste et d’équitable. (Exclamations.) Je vous l’ai dit, ma préoccupation a toujours été la même : mettre en œuvre tous les moyens nécessaires pour les équipes, pour les établissements, auprès des personnes âgées, des plus fragiles.

Les ratios de personnel en attestent : quand j’ai quitté le groupe, il y avait 25 000 salariés pour 30 000 lits de sanitaire et de maison de retraite. Concernant le ratio d’encadrement, il était de 65 ETP pour 100 patients en 2019, de 67 en 2020, et entre 46 et 50 en soins, ce qui, comme la directrice générale de l’ARS Île‑de‑France vous l’a expliqué, correspond à la moyenne nationale, qui est, respectivement, de 62 et 48. Sauf dans quelques établissements, dont celui de Neuilly‑sur‑Seine... où le ratio atteignait 85 à 87 ETP, soit 40 % de plus que la moyenne nationale. Ce sont des gens que l’on paie ; les calculs sont assez simples à vérifier. L’établissement est allé au‑delà de ce que prévoit la convention tripartite, au moins ces quatre ou cinq dernières années – pour la période antérieure, je n’ai pas regardé ; je n’ai plus accès à ces chiffres puisque je ne fais plus partie d’Orpea. Chaque fois, la différence était évidemment financée par Orpea. Pourquoi ce choix ? Tout simplement parce que l’établissement, vous l’avez dit, était très onéreux et que nous y avions beaucoup plus de personnel, en soins comme en hôtellerie, que dans les autres. Les chiffres sont ce qu’ils sont, je suis vraiment désolé : la moyenne nationale de 62 ETP pour 100 patients vous a été communiquée par la directrice générale de l’ARS Île‑de‑France, et il y en a bien entre 85 et 87 dans cet établissement, dont des CDI – je ne sais pas dans quelle proportion – et des CDD – très nombreux, pour les motifs que je vous ai expliqués. Nous étions donc bien à plus de 40 % au‑dessus de la moyenne nationale.

Je ne sais pas quoi vous dire de plus. Si vous avez d’autres questions, vous pouvez bien évidemment me les poser.

Mme la présidente Fadila Khattabi. Effectivement, nous avons encore une dizaine de questions.

Mme Michèle Peyron. Tout d’abord, comme mes collègues ici présents, je souhaite exprimer à nouveau toute ma compassion et ma solidarité aux résidents et aux familles, mais également à l’ensemble du personnel des établissements du groupe Orpea et au‑delà.

Je suis persuadée que notre travail de parlementaires, celui des ARS et celui de l’Inspection générale des affaires sociales et de l’Inspection générale des finances vont permettre de faire toute la lumière sur les allégations de M. Victor Castanet dans son ouvrage. Soyez assuré, monsieur, de notre totale détermination.

Dans cette optique, je souhaiterais vous interroger sur la politique de ressources humaines, notamment les conditions de travail des salariés, au sein d’un groupe dont vous avez été directeur général délégué en charge de l’exploitation et du développement.

Lorsque vous étiez en responsabilité, le groupe faisait‑il varier l’effectif de ses établissements en fonction du taux d’occupation par résidence ?

Quelle était la politique du groupe concernant le remplacement de personnel ? Arrivait‑il qu’il n’y ait pas de remplacement ? Si oui, pour quelle raison ?

Est‑il arrivé que les établissements fonctionnent avec moins de personnel soignant que le nombre déclaré aux autorités sanitaires ?

Quelle était la politique du groupe en ce qui concerne le suivi des financements en provenance de la Caisse nationale de l’assurance maladie et des conseils départementaux ? Plusieurs allégations laissent penser que, dans certaines résidences, les deniers publics n’ont pas été consacrés aux missions pour lesquelles les financements avaient été octroyés. Il s’agit notamment du financement de certains postes de personnel soignant. Avez‑vous déjà eu affaire à ce type de situation ? Quelles étaient les réactions et sanctions de la part du groupe ?

Quelle était la politique du groupe en matière de reversement des dotations publiques lorsque celles‑ci étaient supérieures aux besoins réels des établissements ?

M. JeanClaude Brdenk. En ce qui concerne la variation de l’effectif par rapport au taux d’occupation, les choses sont assez simples. Le livre prétend qu’à un moment, il a été demandé – je ne sais pas par qui : un directeur ? Je ne sais pas lequel – de supprimer des personnels en fonction dans un établissement, notamment un médecin coordonnateur ; vous voyez à quel passage je fais référence. Cela m’a choqué. Il est impossible et complètement stupide de supprimer un CDI parce que vous avez trois résidents en moins, surtout quand il s’agit d’un poste de médecin, pour le recréer quinze jours après dans les effectifs et recruter un nouveau médecin.

Mme Annie Vidal. Sauf si c’est un CDD !

M. JeanClaude Brdenk. Un médecin en CDD, c’est assez rare... j’ai rarement vu cela – peut‑être une rétribution en honoraires, ou une convention, s’il exerce en libéral.

Concernant les postes en soins, les choses sont quasiment fixes. Ils dépendent des budgets qui nous sont octroyés, vous le savez très bien. Il y a peu de souplesse possible.

Les CDD de remplacement sont nécessairement anticipés. Quand on peut, on essaye de le faire. Il est toujours difficile de trouver quelqu’un pour le lendemain. Que fait‑on quand on n’a pas assez de personnel en soins ? Ponctuellement, il est possible que l’on n’arrive pas à en trouver. Dans ce cas, on décide de recruter coûte que coûte. Les personnes concernées, qui sont évidemment accompagnées, apparaissent alors, dans les éléments de reporting, comme « faisant fonction de ». Certaines ARS les acceptent, d’autres les rejettent. Je n’ai jamais compris la raison de cette différence de traitement.

Ces personnes, des auxiliaires de vie en CDD de remplacement, non diplômées, étaient très importantes pour nous : elles ont servi de vivier de recrutement pour des CDI et, surtout, nous les avons fait bénéficier de formations internes diplômantes. Cela va peut‑être vous étonner, mais, en 2004, la seule entreprise qui a réussi à décrocher l’autorisation d’avoir une école de formation délivrant le diplôme d’État d’aide‑soignant, c’est le groupe Orpea. À l’époque, nous commencions tous à instaurer les conventions tripartites, nous essayions tous de faire venir des aides‑soignantes et des infirmiers, fonctions qui n’existaient pas auparavant dans nos structures, et nous nous apercevions que cela allait être difficile.

Lors d’un congrès de notre syndicat national, le ministre de la santé de l’époque, M. Douste‑Blazy, nous a expliqué qu’il ne comprenait pas pourquoi, alors que la réforme de la tarification lancée par Mme Guinchard‑Kunstler était en marche, les groupes présents ne créaient pas d’école d’aides‑soignantes. On s’est tous regardés, et je suis allé le voir après son intervention : « monsieur le ministre, votre remarque est très pertinente, mais cela fait un an et demi que nous suivons la procédure administrative pour cela auprès de deux ministères » – dans mon souvenir, ce n’est pas la santé qui demandait des documents, mais l’enseignement supérieur – « et que nous n’arrivons pas à avancer ». Il a souri, a dit « très bien » ; l’un de ses collaborateurs était présent ; j’ai été recontacté dans la semaine et deux ou trois semaines après, je me suis retrouvé dans le ministère dont dépendait la création de l’école, accompagné de ce collaborateur du ministère de la santé, qui a demandé à notre interlocuteur ce qui bloquait dans les volumes de papiers que nous avions déposés. On n’a pas très bien compris sa réponse, mais j’ai obtenu l’autorisation quinze jours plus tard.

Tout cela ne signifie peut‑être pas grand‑chose et ne représentait en tout cas pas grand‑chose quantitativement. Mais, pour nous, c’était énorme. Depuis 2004, nous avons diplômé dans cette école, avec 100 % de réussite, dix personnes seulement : cela vous semble ridicule au regard des besoins ; mais cela nous a permis d’apprendre à diplômer les personnes. Or, à cette époque, nous pensions déjà que l’on pouvait faire de l’elearning et utiliser la validation des acquis de l’expérience (VAE) pour des fonctions que l’on appelait les aides médico‑psychologiques. Dans ce cadre, ce ne sont pas dix personnes que l’on diplômait à terme, mais deux cents, trois cents. In fine, Orpea a délivré des diplômes d’État d’aide‑soignant en VAE, dans le cadre de commissions départementales où siégeaient les agences régionales de l’hospitalisation, à des milliers de personnes. Et là, cela a changé la donne. Tout cela parce que nous nous étions battus, qu’un ministre nous avait écoutés, et que nous avions obtenu dix places. Car c’est ce qui nous a permis de comprendre ce qu’il fallait faire.

Pour revenir à votre question, madame la députée...  Ah ! »)... à laquelle j’ai déjà répondu en grande partie, il y a très peu de postes fixes sur lesquels on peut faire des remplacements. Dans le domaine des soins, je vous ai expliqué ce que nous faisions lorsque nous ne trouvions pas de soignants. Les remplacements de personnel, nous nous efforcions d’y procéder, comme je vous l’ai aussi expliqué : c’est ce qui entraîne cette foultitude de CDD. Il s’agit, je le répète, d’un exercice budgétaire que l’on nous demande. Il est impossible de se conformer exactement au cadre budgétaire qui nous est donné : on est toujours au‑dessus ou en dessous.

Vous m’avez demandé si nous reversions nos dotations excédentaires. Oui, madame, nous les reversions, jusqu’en 2016, date d’instauration des contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens. De mémoire, toutes les dotations qui n’étaient pas dépensées en personnel en année n – je vais vous expliquer pourquoi, mais vous le savez déjà – étaient reprises en année n + 2. Les montants distribués par les ARS étaient assez considérables ; c’était la période de montée en charge des dispositifs et de ce que l’on a appelé la convergence tarifaire. Mais vous maîtrisez tout cela aussi bien que moi, voire mieux.

Pourquoi avions‑nous des excédents ? C’est un point très important. Vous connaissez, je pense, l’existence des budgets prévisionnels et des comptes d’emploi, au mois d’avril. Les crédits déconcentrés de l’État arrivaient dans les ARS officiellement en avril, mais, dans les faits, plutôt en juin ou juillet ; le temps qu’ils soient répartis, beaucoup nous parvenaient au cours du dernier trimestre, entre septembre et novembre, et plutôt en novembre qu’en septembre. Dès lors, soit nous avions eu la chance de procéder à des recrutements en CDI – ces fameux recrutements que nous tentions d’obtenir – et nous les avions financés sur la trésorerie de l’établissement, auquel cas les dotations permettaient de résorber ces coûts ; soit nous n’avions pas réussi à trouver ces personnes et nous avions utilisé des CDD, dont le coût était lui aussi absorbé ainsi ; soit, enfin, nous n’étions pas parvenus à trouver ces personnes et nous n’avions pas eu la certitude d’avoir les dotations, auquel cas cet argent que nous ne pouvions plus utiliser était, selon la procédure, reversé aux ARS au bout de deux ans.

Je ne peux pas vous dire quelles sommes cela représentait ; il faudrait poser la question à Orpea ; mais cela dépassait largement le million d’euros chaque année.

Mme Michèle Peyron. La mission diligentée par Brigitte Bourguignon trouvera‑t‑elle dans les comptes la trace de ces opérations ?

M. JeanClaude Brdenk. Oui, bien sûr. Je ne peux pas vous dire le montant exact.

Mme Michèle Peyron. Ce n’est pas le montant qui m’intéresse, mais le process.

M. JeanClaude Brdenk. Il était évidemment respecté lorsque nous étions excédentaires.

M. Alain Ramadier. Lors de l’audition de Philippe Charrier, nouveau président‑directeur général d’Orpea, nous sommes restés sur notre faim, n’obtenant au bout du compte aucune réponse à nos questions, pourtant simples.

Comme tous, j’ai été particulièrement indigné par les révélations, dans le livre Les Fossoyeurs, de manquements graves et d’importants dysfonctionnements au sein du groupe Orpea. Je ne veux pas pointer du doigt les auxiliaires de vie, les aides‑soignantes, les infirmières et l’ensemble des soignants qui œuvrent quotidiennement pour nos aînés : il n’est pas question de jeter l’opprobre sur eux, mais de s’interroger sur l’organisation, la gestion et les méthodes du groupe relevées dans l’enquête et qui sont des plus choquantes.

Mes questions seront simples et appellent des réponses simples.

Pouvez‑vous nous dire clairement si la politique du groupe en matière de réduction des coûts a conduit au rationnement de protections et de nourriture pour les résidents ?

Le livre décrit un turnover important. Le groupe a bien dû s’interroger à ce sujet. Quelles actions ont été menées pour réagir à ce problème ?

Mme Annie Vidal. Monsieur Brdenk, vous êtes très prolixe et je vous en remercie – vous l’êtes presque trop, mais nous saurons tirer de vos propos l’essentiel.

Selon le livre de M. Castanet, vous êtes l’un des créateurs du système Orpea et personne n’osait s’opposer à vous alors que vous étiez l’une des têtes « omnisciente[s], omniprésente[s] et omnipotente[s] » au cœur de cette matrice : un système de pilotage industriel – ce que je crois d’ailleurs entendre dans votre manière d’expliquer votre fonction – de la prise en charge des personnes âgées. Pour moi, il y a déjà une inadéquation entre cette mission et le qualificatif « industriel ». Le résultat est un record : plus de 1 milliard d’euros de chiffre d’affaires en novembre 2020, en pleine crise sanitaire, alors que l’État a aidé l’ensemble des groupes privés à payer la prime covid. Vous étiez un cost killer, intraitable concernant la politique de contraction des dépenses que vous avez instaurée et la réduction des coûts destinée non à amoindrir la dépense publique, mais à en intégrer une partie dans les comptes du groupe.

Tout cela ressort, je le répète, du livre et relève à ce stade de l’allégation. Mais j’aimerais que vous nous en disiez plus sur ces points, et plus précisément sur les ajustements mensuels des effectifs : quand vous supprimez deux postes sur huit parce que le taux d’occupation est de 92 %, comment en mesurez‑vous l’impact sur la qualité des soins et l’accompagnement des résidents, alors même que vous prônez une politique en faveur de la bientraitance ? Et comment ces réductions d’effectifs se traduisent‑elles dans les dépenses financées par de l’argent public ?

Mme MarieNoëlle Battistel. Vous avez été directeur général délégué pendant dix ans, chargé du management – le directeur des directeurs, en somme, et l’artisan du système Orpea. Pourtant, à vous entendre – depuis près de deux heures –, vous n’êtes responsable de rien.

Les irrégularités des contrats ? La faute à la loi sur les CDD. Les maltraitances ? La faute à la crise démographique, et même à la crise environnementale. Les achats ? Ce n’était pas votre compétence. Les contrôles ? Vous n’étiez jamais prévenu. Alors comment expliquer que nous ayons en main des courriers de l’ARS qui avertissent qu’en raison de certains événements, il va y avoir une visite, en précisent la période et indiquent le nom des personnes missionnées ? L’heure exacte n’était pas donnée, certes, mais vous aviez tout le temps de vous préparer. Les marges arrières ? Vous n’avez pas répondu au motif que vous venez d’arriver chez Bastide. Alors peut‑être pouvez‑vous répondre à la question symétrique : Orpea a‑t‑il reçu des versements de Bastide en fin d’année lorsque vous étiez en responsabilité ? Si je vous interroge sur les 4,20 euros de dépense alimentaire, vous allez, j’imagine, me répondre que vous ne gériez pas les achats...

En fait, tout ce qui est écrit dans le livre de Victor Castanet est pour vous totalement faux, sorti de son imagination. Que faites‑vous donc des témoignages de familles qui arrivent tous les jours, de ceux du personnel ? Sont‑ils eux aussi sortis de son imagination ? Si oui, il serait urgent que vous traîniez M. Castanet en justice, mais vous hésitez encore.

Vous aviez beaucoup d’actions chez Orpea. Les détenez‑vous toujours ou les avez‑vous soldées à votre départ ?

M. Thierry Michels. Le décalage est complet entre les révélations du livre Les Fossoyeurs et ce que vous nous décrivez du système Orpea. C’est intéressant, car dans le dernier document d’enregistrement universel publié par le groupe, qui date du 12 mai 2021, sont examinés les facteurs de risque de l’activité d’Orpea, dont, dans la catégorie « risque exploitation », le « risque lié au non‑respect des droits et de la dignité des personnes fragilisées » et le « risque lié à la prise en charge médicale et à la qualité des soins ». Ces deux risques y sont évalués comme « modérés ». Cela montre la grande confiance que la direction et le conseil d’administration plaçaient dans le système qualité...

À la lumière de ce que nous apprennent ces révélations, si c’était à refaire, que changeriez‑vous à ce système ? C’est une faillite sur tous les plans, puisqu’il crée le désarroi chez les résidents et leurs familles tout en entraînant la chute du cours de bourse de l’entreprise : vous ne satisfaites ni les actionnaires ni les résidents dont vous avez la charge.

M. JeanClaude Brdenk. En ce qui concerne le turnover, la réponse figure dans le document de référence de l’entreprise, qui est public : il était situé entre 20 et 22 %. À titre de comparaison, parmi d’autres entreprises cotées, notamment dans l’hôtellerie et la restauration, on trouve un groupe qui est lui aussi un leader et dont le turnover est également de 20 %. Je ne m’en satisfaisais pas du tout : j’aurais préféré que notre turnover soit le plus bas possible et je pensais qu’il était possible de le réduire. Ce n’est plus de ma responsabilité.

J’aurais aimé vous répondre au sujet du « livre » paru en mai 2021, mais j’ai quitté mes fonctions en 2020 : je ne sais pas du tout à quoi vous faites référence.

M. Thierry Michels. Il porte sur 2020.

M. JeanClaude Brdenk. Je n’ai pas rédigé ce « livre » et je ne sais pas ce qu’il contient – récemment, j’ai été occupé à en lire un autre... Je vais néanmoins essayer de répondre.

J’ai bien constaté la chute du cours de vourse d’Orpea. Vos questions portent sur son système qualité. À ce propos, beaucoup de questions de vos collègues partent du principe que la présentation qui est faite dans le livre est la bonne. Or, si certains éléments y sont exacts, je conteste la façon dont la thèse y est soutenue. Je vous en ai donné plusieurs exemples. Je conteste donc formellement qu’il s’agisse de la vérité absolue, comme je l’ai dit en introduction. Le système qualité d’Orpea est certainement perfectible. Si des erreurs ont été commises, il va évidemment falloir les sanctionner puis les corriger. Sur quelle partie ? Laissons les enquêtes se faire, et je pense qu’Orpea saura trouver la réponse, et pas seulement lui : car si la thèse défendue se concentre sur ce groupe, il existe dans le secteur bien d’autres acteurs, privés ou non, et s’il y a des choses à modifier, il faudra le faire pour tout le monde. Il faut en tout cas absolument prendre du recul et attendre les études portant sur d’éventuelles défaillances.

En ce qui concerne l’alimentaire, il a fallu que je me replonge dans les notes que j’avais encore en ma possession quand j’ai quitté l’entreprise. Plusieurs aspects nous interpellaient.

Je vous livre d’abord une donnée de notre direction médicale qui date de 2019, mais porte sur l’année précédente, dans le cadre des rapports médicaux que nous produisons et qui donnent lieu à une synthèse sur le logiciel NETSoins : les résidents entrants étaient à 76 % désorientés et à 62 % dénutris. Ces chiffres résultent du bilan médical effectué la première semaine avec le médecin traitant, ou sous la supervision du médecin coordonnateur, qui peut également prescrire les analyses. Au bout de trois mois – ce sont des données médicales incontestables que les études à venir pourront mettre en évidence –, 65 % des résidents dénutris ont retrouvé un poids normal et une alimentation normalisée. La question des 35 % restants, que je me suis longuement posée, il faudrait la soumettre à un médecin gériatre, car les raisons pour lesquelles ils ne se stabilisent pas sont d’ordre médical.

Je vous l’ai dit, je crois à un lien étroit entre l’alimentation et les soins. Un opérateur ou un directeur d’EHPAD qui consacrerait son énergie aux soins en laissant la restauration de côté irait à l’échec. J’irai même jusqu’à demander – cela fait partie de ce qui m’interpelle dans le livre – quel serait l’intérêt de rationner l’alimentation, pour utiliser les termes de M. Castanet, alors que cela entraîne des problèmes qui débouchent hélas sur des décès, si vraiment, comme il l’affirme, le taux d’occupation est fondamental ? Pour faire simple, si on réduit le nombre de résidents en ne leur donnant pas à manger, on réduit le chiffre d’affaires.

En 2018, une émission télévisée a abordé les problèmes d’alimentation. J’ai alors voulu en avoir le cœur net. Je comprenais les réactions, mais je me demandais de quoi on parlait, quels étaient les volumes engagés.

Orpea, en France, c’était, en 2018, 11 ou 12 millions de journées alimentaires. Ce lexique n’est pas purement industriel : lors d’une audition précédente, l’un de vos collègues, qui avait auparavant géré un établissement, a abordé le CRJ, le coût repas journalier, pour s’étonner qu’on ne le contrôle pas. Près de 55 millions de repas étaient préparés en interne dans le monde au cours de l’année. Le risque le plus élevé, en la matière, ne concerne pas le coût ni le rationnement : ce sont, comme vous l’avez lu dans la presse ces dernières années, les TIAC, selon la terminologie de nos tutelles, c’est‑à‑dire les toxi‑infections alimentaires collectives, des infections généralisées d’un ou plusieurs résidents qui se soldent par leur décès après une hospitalisation. À ma connaissance, sur ces 55 millions de repas par an, des centaines de millions au fil des années, nous n’avons pas connu un seul décès par TIAC. Certains l’attribueront au hasard, mais, pour moi, c’est que les différents contrôles ne devaient pas être si mauvais.

Le CRJ alimentaire était en 2018 de 14,26 euros hors taxes. Il comprend les denrées, les compléments alimentaires, les équipements, la maintenance, le personnel, mais non les loyers. Pour les seules denrées, ce coût de revient était de 4,73 euros hors taxes. Je ne savais pas si ce montant était suffisant ou non. Nous en avions une idée, bien sûr : nous avions des éléments de comparaison, notamment les sociétés qui proposent des prestations alimentaires et les grandes enseignes ; nous savions donc que nous étions dans la norme. Mais je voulais mesurer cette norme par rapport à ce qui était dit dans la presse à cette époque.

Nous avons donc fait une chose relativement simple : nous avons choisi une semaine de menus de la saison hiver, précisément de décembre 2018, et nous avons fait les courses pour un foyer fictif de quatre personnes, soit vingt‑huit journées alimentaires. Nous sommes allés dans deux magasins de type différent : une enseigne classique de la grande distribution, dont je ne donnerai pas le nom, et un hard discounter.

Pour être sûrs que l’on ne nous reproche pas un jour des calculs erronés, nous les avons fait constater par un huissier dans un procès‑verbal. Lorsque j’ai vu les résultats, j’ai été moi‑même très perplexe, et j’ai demandé à refaire les calculs. Dans la grande distribution, le CRJ était de 5,69 euros hors taxes. Chez le hard discounter, qui proposait exactement les mêmes produits, il était de 5,15 euros. Votre collègue député évoquait le montant de 5,20 euros, également hors taxes je suppose ; nous n’en sommes donc pas loin.

Il y a une petite différence, de 9 %, entre le prix chez le hard discounter et le prix moyen de 4,73 euros. Or on parle ici de vingt‑huit journées alimentaires, alors qu’Orpea en faisait 12 millions. Ce sont donc des achats massifs ; ceci explique peut‑être cela. Je pensais très franchement que l’écart serait beaucoup plus important et qu’il y avait une erreur de calcul. Quant à votre collègue député, s’il a retenu un établissement de cent personnes, il a fait un calcul portant sur 36 500 journées alimentaires.

Nous achetions des produits des produits sous vide, de type viande fraîche, assez chers, relevant de la cinquième gamme – ce n’est pas du tout péjoratif, ce sont plutôt des produits haut de gamme. La plupart des chefs qui travaillent dans les établissements en France ont été formés par des écoles, avec des chefs étoilés, qui connaissent parfaitement nos cuisines et notre choix de produits.

Les calculs dont je vous ai fait part montrent que nous n’étions manifestement pas complètement en décalage ; tout cela est même cohérent. Simplement, je le répète, nous faisions 12 millions de journées alimentaires, et il n’y a eu aucune TIAC. Plus on augmente le nombre de clients, plus on diminue la facturation. L’auteur du livre défend une thèse exactement contraire, mais il n’y a pas d’intérêt à rationner la nourriture.

Je vous ai donné les chiffres ; tout cela est constatable par huissier. J’imagine qu’Orpea vous remettra l’ensemble de ces éléments. C’est moi qui les avais demandés, car je voulais savoir où nous en étions, de manière factuelle.

J’en viens aux protections. Il y a là encore une obligation de moyens.

Selon l’aide‑soignante et l’infirmier qui témoignent au début du livre, il y avait dans l’établissement de Neuilly‑sur‑Seine, le plus cher de France, 3 changes – ou produits d’incontinence – par jour. Je rappelle les chiffres communiqués par Orpea : en 2019, 5,4 changes par résident ; en 2020, 4,6 changes. Ces données sont à la disposition des enquêteurs.

Je rappelle que les effectifs de l’établissement de Neuilly sont supérieurs de 40 % à la moyenne nationale. L’infirmier et l’aide‑soignante qui y a travaillé pendant un an et dit ne pas avoir trouvé suffisamment de produits d’incontinence avaient autour d’eux trente‑cinq à quarante personnes de la même équipe.

Il peut toujours arriver que des produits ne soient pas livrés. J’ai été marqué par une grève des camionneurs qui bloquaient les routes ; il y a eu aussi des grèves de raffineries, par exemple en 2019, dans les circonstances que vous connaissez. Je ne voulais pas manquer de produits et j’avais donné comme directive d’avoir toujours un stock supérieur de 50 % à la capacité utilisée normalement. Je ne peux pas vous répondre autrement.

Comme l’a rappelé la directrice générale de l’ARS Île‑de‑France, Orpea compte cinquante‑sept établissements dans la région. Le plus proche de celui de Neuilly‑sur‑Seine est une clinique, qui doit être à quinze minutes à pied de l’autre côté du pont. Si toutefois cette clinique est également, par malchance, en rupture de stock, il y a une caisse dans l’établissement. Celle‑ci devait contenir, à l’époque, 400 ou 450 euros de cash, qui permettait, sur présentation du reçu, de payer les trajets en Uber ou en taxi G7 pour les membres de l’équipe qui n’avaient plus de métro le soir pendant le covid. Les salariés ne sont pas livrés à eux‑mêmes. S’il manquait des produits d’incontinence, on pouvait toujours, dans le pire des cas, en acheter. Quand vous gérez un établissement comme celui de Neuilly, ce n’est pas le sujet. L’obligation de moyens, c’était d’avoir les produits.

Madame Vidal, vous avez parlé de système de pilotage industriel. J’ignore si vous avez repris ces termes de l’ouvrage. Pour ma part, je ne parle pas d’industrialisation, je parle de projet de vie, et je ne pilote pas, contrairement à ce qui est rapporté dans le livre. Je ne pilotais pas les ratios d’aides‑soignantes ou d’infirmiers dans tel ou tel pays. Ce qui compte, c’est ce qui se passe sur le terrain. À l’évidence, on ne peut pas piloter depuis un bureau et un ordinateur, au demi‑poste près pour reprendre un exemple donné dans le livre, le nombre d’aides‑soignantes, d’infirmières ou de médecins, un millier de plannings et une série de conventions dont la forme varie selon le pays ! Humainement et techniquement, c’est impossible.

Il y a des conventions par site ; les plannings sont faits localement, dans les sites, pas dans les sièges. Compte tenu du nombre de contrats, les directeurs disposent d’outils pour les aider, mais ces outils ne permettent pas de consolider ce genre de données. Il n’y a pas de traitement industriel des processus. La seule personne qui peut recruter dans un délai assez bref, c’est le directeur ; ce n’est pas une personne travaillant dans un siège, quel qu’il soit. C’est le directeur qui fait ses plannings, et il a tous les moyens pour les faire. Il peut arriver qu’il y ait des tensions sur un certain nombre de postes, auquel cas on essaie de l’aider. Je vous ai expliqué tout à l’heure ce que nous faisions lorsqu’on n’arrivait pas à recruter des soignants.

Mme Annie Vidal. Vous parlez des recrutements. D’après ce qui est décrit dans le livre, les directeurs de résidence n’ont aucune autonomie. Le logiciel GMASS est construit de telle sorte – on doit pouvoir le voir très facilement si on va chez Orpea – que la demande de recrutement doit nécessairement être validée au siège par un supérieur hiérarchique, qui décide en fonction du taux d’occupation. Une fois la demande validée, le directeur peut effectivement procéder au recrutement.

M. JeanClaude Brdenk. Dans le livre, GMASS est présenté totalement à charge, comme la plupart des outils qui y sont évoqués. Ce n’est pas une usine à gaz, nationale, régionale ou départementale. C’est un outil assez simple, à disposition des directeurs et des directeurs régionaux.

Mme Annie Vidal. C’est ce que nous a dit M. Romersi.

M. JeanClaude Brdenk. GMASS sert en quelque sorte de niveau à bulle.

Mme Annie Vidal. C’est un logiciel de ressources humaines.

M. JeanClaude Brdenk. Pas forcément.

Mme Annie Vidal. Un outil d’optimisation.

M. JeanClaude Brdenk. Non, pas du tout, madame Vidal. Ce serait prendre pour argent comptant ce qui est écrit dans le livre. C’est un logiciel qui permet au directeur de savoir où en sont les effectifs, de connaître les recrutements à effectuer en fonction des départs – vacances, arrêts maladie. Il doit l’utiliser au moins une fois par mois ; il peut le faire chaque jour s’il le veut.

Comme je vous l’ai expliqué tout à l’heure, il peut se passer deux choses. Si la masse salariale augmente, il faut comprendre pourquoi ; il y a probablement des arrêts de travail.

Mme Annie Vidal. Je sais tout cela.

M. JeanClaude Brdenk. Si vous le savez, il est inutile que je réponde.

Mme la présidente Fadila Khattabi. Essayez de répondre de manière concise, monsieur le directeur. Il reste encore plusieurs questions.

M. JeanClaude Brdenk. Un effectif qui n’est pas stabilisé appelle toujours l’attention et une action correctrice, avec un passage du directeur régional pour mieux comprendre les difficultés. Une sous‑consommation du budget est anormale et tout aussi inquiétante qu’une surconsommation. L’enjeu est de comprendre ce qui se passe dans l’établissement. Pour cela, il faut s’y rendre et dialoguer avec le directeur : quelles sont les fonctions concernées ? Pourquoi y a‑t‑il moins de postes que prévu ? Quelles sont les conséquences potentielles pour les résidents ? Le directeur a‑t‑il prévu ou non des actions correctrices ?

GMASS est présenté dans le livre comme une sorte de Big Brother. Or c’est une simple application, qui ne fait nullement appel à l’intelligence artificielle.

Je vous l’ai dit, le turnover pour l’ensemble des motifs – départ en retraite, accompagnement de conjoint... – est compris entre 18 % et 22 % par an. Cela se retrouve dans les plannings. GMASS est une aide à la prévision en la matière. Ce n’est pas parce qu’un directeur a utilisé GMASS qu’il n’aura pas de remplaçants à trouver quand il arrive le matin, mais cela lui permet de limiter les difficultés, en se projetant quinze jours ou trois semaines à l’avance. Il n’y a pas de malice ni d’élément vicieux dans GMASS.

Mme MarieNoëlle Battistel. Vous n’avez toujours pas répondu sur les reversements annuels de Bastide à Orpea, ni sur les actions d’Orpea que vous détiendriez actuellement.

M. JeanClaude Brdenk. J’ai vendu et acheté des actions. Au total, j’en ai conservé les trois quarts.

Concernant les éventuels reversements, je vous ai expliqué qu’il n’y avait pas de RFA. Je m’en tiens à ce que vous a dit M. Charrier lors de son audition : il s’agit manifestement de CPS. Mon travail consistait à m’assurer que nous avions tous les moyens nécessaires sur le terrain ; je ne m’occupais pas des achats. Le choix des produits et des services était validé par des pharmaciens acheteurs à la direction médicale. Nous avons toujours voulu disposer des meilleures marques existantes pour l’ensemble des produits, pour les soins comme pour la restauration. Nous avons d’ailleurs changé de fournisseurs à plusieurs reprises. Nous achetions par exemple les rails releveurs à Hill‑Rom et les lits au français Winncare. Ce sont des personnes très sérieuses et réputées, qui savent faire des produits de qualité.

M. Didier Martin. J’ai lu le livre, et je suis un peu bête et obstiné : les marges arrières existent bel et bien. Bastide reversait 2,1 millions d’euros par an ; Hartmann, 2,5 millions. Une employée d’Orpea, qui était payée pour ce faire – correctement, j’espère –, dressait chaque année un tableau de ce qu’elles rapportaient : 10 millions d’euros, restitués par 122 fournisseurs. Vous dites que cela n’existe pas, mais c’est écrit dans le livre. J’attends donc une réponse précise concernant ces marges arrières, un des leviers principaux du système Orpea que vous avez inventé et promu – d’après le livre, vous étiez surnommé « l’exécuteur » au sein du groupe.

Vous dites que GMASS est une simple application. Pourtant, elle avait pour objet de réduire la masse salariale. Le recours massif et abusif aux CDD et aux contrats d’intérim – d’ailleurs source de marges arrières pour le groupe Orpea –, les licenciements réguliers, bref ce turnover inquiétant, qui semble désormais vous préoccuper, dégradait le service aux résidents et induisait de la maltraitance : des patients qui ne sont pas accompagnés, pas changés, pas aidés pour prendre leur repas. Et c’est grave.

Reconnaissez‑vous avoir conçu un système de ce genre et mis en œuvre de telles pratiques d’optimisation de la masse salariale ? Comment expliquez‑vous tous ces éléments ?

Mme Audrey Dufeu. Dès le début de votre propos, vous vous êtes retranché derrière l’existence d’un vide juridique et la réglementation applicable à l’époque aux maisons de retraite. Vous vous êtes senti agressé par nos questions, vous l’avez reconnu. Dans de tels moments, le droit et les règles rassurent et protègent, tout comme le détail du fonctionnement des différents logiciels que vous nous avez exposé à l’instant.

C’est pourquoi ma question portera sur l’éthique, laquelle encadre le droit. L’éthique, c’est la conception morale d’une personne ou d’un milieu. Quelle était l’éthique du fonctionnement au sein de votre siège ? Vous nous avez fait un exposé sur les ressources humaines et les difficultés que vous rencontriez dans la gestion de vos contrats. Ne pensez‑vous pas que l’éthique du management de proximité est essentielle ? Comment expliquez‑vous la tyrannie du siège d’Orpea et l’impossibilité pour vos directeurs d’agir et de réagir sur le terrain ? Le livre met clairement en avant une volonté de priver les managers de proximité de leviers d’action, de les empêcher d’exercer leur métier.

Je poursuis sur l’éthique, qui vient du mot grec ethos, signifiant « manière de vivre ». L’appât du gain et l’obsession pour les résultats boursiers ont‑ils pu entacher à un moment donné votre pilotage et justifier en interne les dérives éthiques décrites dans Les Fossoyeurs ? Vous avez évoqué de nombreux indicateurs – je les connais moi aussi : le taux d’occupation, les TIAC, les ETP, les ratios, les prix de repas, la capacité d’autofinancement, l’EBITDAR, l’indicateur de consommation des solutions hydro‑alcooliques, l’indice composite des activités de lutte contre les infections nosocomiales, etc. Par pitié, détaillez‑nous les indicateurs éthiques que vous avez décidé de déployer ! Sans ce supplément d’âme dans la gestion des établissements accueillant des personnes âgées, comment travailler et exercer votre activité de manière pérenne ?

M. Marc Delatte. En venant à cette audition, je me disais que nous verrions un homme à l’apogée de sa carrière, arrivé tout en haut de l’échelle de décision d’Orpea, après un parcours vraisemblablement brillant ; un homme responsable de ses actes et de leurs conséquences. Vous avez parlé de déploiement, de stratégie, de planification, alors que j’attendais l’évocation d’une réponse aux fragilités, un peu d’humanité à l’égard de ces personnes âgées vulnérables – elles étaient visiblement une source de profits. J’attendais aussi une réflexion sur le respect de la dignité et des droits fondamentaux de la personne âgée ; c’est le socle de l’éthique, comme vient de le rappeler ma collègue. Alors qu’il est difficile de justifier l’injustifiable, vous avez parlé à deux reprises de « discernement », c’est‑à‑dire de la capacité de l’esprit à juger clairement et sainement des choses. N’en avez‑vous pas manqué, précisément ? Si tel n’est pas le cas, pourquoi et comment en êtes‑vous arrivé là ?

Je vous adresse de nouveau la question que tous mes collègues ont posée : qui est donc à l’origine de la machine à cash où on gagne à tous les coups ?

Mme Carole Grandjean. En votre qualité d’ancien directeur général délégué en charge de l’exploitation et du développement d’Orpea, pourriez‑vous nous expliquer comment vous gériez le dialogue social dans l’entreprise, ainsi que les conséquences en matière de ressources humaines ?

Mme Lamarche, ancienne juriste en alternance chez Orpea, a tenu les propos suivants sur une radio nationale : « au sein de la RH, la politique mise en place est systématique, réfléchie et permet de faire des économies au détriment des conditions de travail des salariés » ; « les salariés qui portent des contestations ne sont pas les bienvenus » ; « on prend certaines largesses visàvis du droit du travail ». Elle évoque ce qui a été retenu comme motif pour un « licenciement d’office » et parle d’« illusion » de dialogue social.

Je m’interroge donc sur la qualité du dialogue social chez Orpea. Compte tenu du turnover très élevé que vous avez décrit, de l’ordre de 20 % – on considère qu’un taux supérieur à 15 % est élevé –, pouvezvous nous décrire les mesures que vous aviez prises pour mener un dialogue social portant sur les conditions de travail, la qualité de vie au travail, la santé au travail, l’organisation du travail ou le partage de la valeur – autant de thèmes dont l’évocation atteste la qualité du dialogue social ?

Mme Christine Pires Beaune. J’ai l’impression que, depuis le début de l’audition, vous noyez le poisson. Quand la question est embarrassante, vous nous répondez : « je ne m’occupais pas de cela », « c’était géré au siège », « je ne dirigeais pas le siège » ou encore « je ne pilotais pas les ratios d’aides‑soignantes ou d’infirmiers ». Nous avons ce soir la démonstration qu’il est indispensable de créer une commission d’enquête.

Le groupe Orpea emploie‑t‑il d’anciens hauts fonctionnaires d’ARS, notamment au siège ?

Vous êtes parti de chez Orpea le 31 décembre 2020 pour intégrer le SYNERPA en 2021. Pourquoi avez‑vous quitté le SYNERPA quelques mois seulement après y être arrivé ? Étiez‑vous devenu persona non grata ?

Orpea organisait‑il des séminaires luxueux pour quelques cadres ? Si tel est le cas, y avez‑vous participé ? Avez‑vous une idée du coût moyen par personne ?

Puisque le siège semble responsable de tout, et vous, de rien, qui au siège pourrait répondre à nos questions ?

M. JeanClaude Brdenk. Je ne sais pas à quels hauts fonctionnaires d’ARS il est fait référence dans le livre. Leur nom n’est pas donné.

Mme Christine Pires Beaune. On ne peut pas continuer comme ça ! Ce n’est pas la question que j’ai posée. Savez‑vous si Orpea a employé des anciens fonctionnaires d’ARS ? Répondez « je sais » ou « je ne sais pas » !

M. JeanClaude Brdenk. Je ne sais pas. Je n’ai pas eu personnellement à recruter de hauts fonctionnaires, ni des ARS, ni des départements, ni de la fonction publique territoriale. Je sais que des fonctionnaires en disponibilité et des agents contractuels des départements sont entrés chez nous pour exercer différentes fonctions, parce qu’ils voulaient comprendre comment fonctionnait un établissement sanitaire ou médico‑social. Je n’en ai pas recruté personnellement, sinon je vous l’aurais dit. Certaines de mes responsabilités étaient internationales.

Vous dites que j’ai quitté Orpea pour rejoindre le SYNERPA. Je me permets de préciser que c’est tout à fait inexact. Sauf erreur de ma part, le SYNERPA était issu de la fusion de plusieurs fédérations, dont l’Union nationale des établissements privés pour personnes âgées (UNEPPA). J’étais membre du conseil d’administration de l’UNEPPA et j’ai rejoint le bureau du SYNERPA au moment de la fusion.

Pendant la crise du covid, au mois d’avril 2020, la présidente du SYNERPA a donné sa démission, pour des raisons qui lui sont propres. J’étais alors assez occupé sur le plan international par la gestion de la crise du covid, je l’ai dit. Un certain nombre de membres du bureau m’ont demandé si j’accepterais éventuellement de prendre la présidence du SYNERPA, dans cette période très critique pour les établissements. J’ai accepté, pour la bonne cause. Contrairement à ce qui est sous‑entendu dans le livre, je ne me suis pas proposé, je n’ai jamais brigué un quelconque poste. Orpea avait beaucoup de protocoles de soins, ce n’était d’ailleurs pas le seul opérateur dans ce cas. Nous étions particulièrement vigilants sur les changements de protocoles au fil du développement de la crise. On nous a d’ailleurs adressé à plusieurs reprises des remerciements à ce sujet.

Lorsque j’ai quitté mes fonctions chez Orpea, le directeur général et le board m’ont demandé de continuer à représenter le groupe au bureau du SYNERPA, ce qui figure dans le communiqué de presse du 3 novembre 2020. C’est donc ce que j’ai fait, jusqu’au mois de novembre 2021. Je n’étais plus alors salarié du groupe. Je lisais l’ensemble des documents, qui sont très longs à lire. Je demandais quelles questions il fallait poser et recueillais l’avis d’Orpea pour pouvoir le présenter si on me le demandait. J’envoyais mes comptes rendus et mes rapports, décrivant notamment les différentes thématiques abordées.

Qui, au siège, pourrait répondre ? Sur les problèmes de ressources humaines – c’est un métier très précis –, cela pourrait être le directeur des ressources humaines (DRH). Lors de la première audition que vous avez organisée, il a voulu répondre, mais l’audition s’est arrêtée à ce moment‑là.

Mme la présidente Fadila Khattabi. C’est ma faute !

M. JeanClaude Brdenk. Non, je n’ai pas dit cela, c’est simplement ce que je constate. Il aurait pu répondre de manière très précise sur la politique salariale...

Mme Michèle Peyron. Vous plaisantez ? En plus de deux heures d’audition, nous n’avons obtenu aucune réponse !

M. JeanClaude Brdenk. Je n’y étais pas. Je ne suis pas responsable de toutes les auditions. Je pense avoir répondu ce soir à une multitude de questions.

Mme Michèle Peyron. Je me suis permis d’intervenir car vous avez mis en cause la présidente de notre commission.

M. JeanClaude Brdenk. Il revient au DRH de répondre sur les questions relatives aux ressources humaines. Le groupe comptait 25 000 salariés, dont 82 % ou 85 % étaient en CDI en 2018‑2019. Personnellement, j’allais rencontrer les salariés sur le terrain et j’étais toujours à leur écoute. Je ne pense pas avoir été agressif, stupide et méchant, tel que je suis décrit dans le livre.

Vous m’avez posé de nombreuses questions relatives à l’éthique, madame Dufeu. Normalement, si tout ce qui est relaté dans le livre avait existé, il aurait dû y avoir à mon encontre des plaintes et des condamnations pour harcèlement, au cours de ma carrière. Or je n’ai jamais été condamné pour harcèlement. Cela ne répond probablement pas complètement à votre question, mais j’ai toujours été à l’écoute de ce qui se passait sur le terrain, j’ai toujours essayé de rendre concrètes nos obligations de moyens, à la fois en matière de personnels, de produits et de services.

Vous avez parlé d’appât du gain. M. Charrier l’a dit, le chiffre d’affaires d’Orpea, plusieurs milliards d’euros, n’est pas réalisé seulement en France, mais dans de nombreux pays – vingt‑trois quand j’ai quitté le groupe, un peu plus désormais, je crois –, répartis sur trois continents. Il résulte de la conjonction d’activités exercées dans cinq ou six métiers différents : maisons de retraite, cliniques, résidences‑services, aide à domicile, soins à domicile. C’est donc un chiffre d’affaires important, mais le résultat est, somme toute, assez modeste : 5 % à 7 %.

Je ne sais pas si ce résultat est bon ou non. Je ne siégeais pas au board – j’étais non pas directeur général, comme j’ai pu l’entendre ce soir, mais directeur général délégué, rattaché au directeur général ; la différence est assez importante. En tout cas, je n’ai jamais entendu de membre du board affirmer que 5 % ou 7 %, c’était trop ou pas assez. Pour ce que j’en ai compris, il était communément reconnu dans les sphères financières – que vous connaissez, manifestement – que les résultats d’Orpea étaient admissibles et compatibles avec la mission du groupe dans les pays où il était présent. J’ai entendu dire il y a quelques années que, pour une clinique en France, un résultat situé autour de 10 % était « correct » ou « acceptable ». Celui d’Orpea est entre 5 % et 7 %. Je ne sais pas comment vous répondre autrement.

J’en viens aux critères environnementaux, sociaux et de bonne gouvernance (ESG), qui ne s’appelaient pas encore comme cela. Je vous ai parlé tout à l’heure de ce que nous avons essayé de faire pour les écoles. Pour moi, c’était une grande démarche éthique : il s’agissait de diplômer des gens qui n’avaient pas de diplômes et d’augmenter de ce fait leur salaire. Nous l’avons fait pour plusieurs milliers de personnes.

Pour les indicateurs éthiques et ESG, je vous invite à lire le document de référence. Il y en a toute une liste, le turnover étant l’un d’entre eux. Vous estimez qu’un turnover supérieur à 15 % est trop élevé ou dépasse les limites acceptables. Dans des secteurs d’activité comme l’hôtellerie, le turnover se situe autour de 20 % ; il est donc comparable au nôtre. Néanmoins, je suis d’accord avec vous : j’aurais préféré que notre turnover soit de 10 %.

Mme Audrey Dufeu. Je ne cherchais pas à savoir si un résultat de 5 % à 7 % est bon ou non, mais si votre crainte de devoir rogner sur les marges a pu vous amener à rogner sur l’éthique au sein du groupe Orpea.

M. JeanClaude Brdenk. Jamais. La question ne se pose d’ailleurs pas en ces termes.

Je l’ai dit tout à l’heure, peut‑être un peu rapidement, Orpea rachetait des établissements qui fonctionnaient plus ou moins bien, en France ou dans d’autres pays. Nous investissions en reprenant des établissements de 30, 40 ou 50 lits. Nous pouvions par exemple faire un établissement de 80 lits à partir de deux établissements de 40 lits.

Très peu d’opérateurs savent faire cela, que ce soit dans le secteur sanitaire ou dans le secteur médico‑social. En effet, cela demande énormément de temps et d’investissements. Lorsque l’on reprend un établissement, en particulier lorsqu’il n’est pas adapté structurellement – il peut par exemple avoir des difficultés liées à un nombre de lits insuffisant –, il faut faire un point très précis avec les départements qualité et les départements médicaux, et réaliser des audits très pointus. Nous savions qu’à l’occasion de la reprise d’un établissement par Orpea, la probabilité d’une visite des tutelles, surprise ou non, était assez élevée – c’est tout à fait légitime, ce n’est absolument pas une critique de ma part –, pour nous dire précisément ce que nous devions faire dans cet établissement. Bref, quand nous reprenions des établissements, il y avait toujours un temps d’analyse et de mise en place de plans d’action correcteurs.

Il m’est aussi arrivé, il y a très longtemps, de faire des analyses à la demande de hauts fonctionnaires, pour savoir ce que l’on pouvait faire dans tel établissement qui leur posait des difficultés. Nous y allions avec des médecins et disions comment nous nous y prendrions. Il s’agissait seulement de préconiser des mesures temporaires, en attendant que la structure soit refaite à neuf.

Une fois qu’un établissement est refait à neuf, le souci n’est pas le résultat. Je ne pilotais d’ailleurs pas le résultat, je vous l’ai dit. Au demeurant, le terme « piloter » n’est pas du tout péjoratif. Cela consiste à suivre des indicateurs pour contrôler un résultat qui est l’EBITDAR. Vous le savez sans doute, car vous avez manifestement des notions financières plus poussées que les miennes.

Je ne sais trop que vous répondre. Je vous engage à lire les documents de référence, qui sont très clairs. Je ne les ai pas sur moi. Y figurent de très nombreux indicateurs, portant notamment sur les ressources humaines. Je le répète, je ne me suis jamais fâché avec personne sur le terrain. Le livre explique que j’ai remercié vingt‑sept directeurs en un an. Je vous ai donné mon point de vue à ce sujet, en détaillant de manière claire et sincère les sept départs qui ont eu lieu en 2013. Il n’y en a pas eu vingt‑sept. Je ne suis pas tel que le livre me décrit ; cela ne m’intéresse pas. Du reste, il aurait été absurde d’agir ainsi, puisque les directeurs en question étaient tous, d’après le livre, très performants.

L’un d’entre vous m’a demandé qui était à l’origine de la machine à cash. Il n’y avait pas de machine à cash. Le résultat de 5° % à 7 % provenait tout simplement du travail effectué par les équipes, partout dans le monde. J’ignore si c’est là une machine à cash, je ne suis pas en mesure de l’évaluer. C’est probablement un peu inférieur à la norme, si l’on considère les résultats réalisés par un certain nombre de groupes internationaux, toutes activités confondues.

Mme la présidente Fadila Khattabi. Vous avez effectivement tenté de répondre aux nombreuses questions de mes collègues. Malgré tout, je suis au regret de vous le dire, nous restons sur notre faim. À entendre vos réponses, nous avons le sentiment que les révélations faites par Victor Castanet dans Les Fossoyeurs sont toutes de pures allégations. De nombreux points importants ayant frappé l’attention de la représentation nationale sont restés en suspens.

Nous auditionnerons jeudi prochain les familles, les associations de résidents et les avocats. Nous comptons bien y voir clair dans cette affaire – car il s’agit bien d’une affaire, monsieur le directeur.

 


 

mercredi 16 février 2022

Audition de Mme Sophie Boissard, directrice générale du groupe Korian, et de M. Nicolas Mérigot, directeur général France

Dans le cadre des auditions sur la situation dans certains établissements du groupe Orpea, la commission auditionne Mme Sophie Boissard, directrice générale du groupe Korian, et M. Nicolas Mérigot, directeur général France ([62]).

Mme la présidente Fadila Khattabi. Nous poursuivons notre cycle d’auditions sur la situation dans certains établissements du groupe Orpea et élargissons quelque peu le champ de nos travaux pour entendre les dirigeants du groupe Korian, premier acteur français de l’hébergement des personnes âgées dépendantes. Je souhaite la bienvenue à Mme Sophie Boissard, directrice générale de Korian, et à M. Nicolas Mérigot, directeur général France, et les remercie d’avoir répondu à notre invitation.

L’ouvrage Les Fossoyeurs, de M. Victor Castanet, fait état de dysfonctionnements majeurs au sein des EHPAD et cliniques du groupe Orpea, aboutissant à des situations de maltraitance profondément choquantes. J’insiste une nouvelle fois sur le fait que cette affaire ne doit pas conduire à jeter l’opprobre sur l’ensemble des établissements accueillant des personnes âgées dépendantes, pas plus que sur leurs personnels, alors que la très grande majorité d’entre eux prennent soin de nos aînés avec professionnalisme et humanité.

Cela étant, les faits dénoncés dans l’ouvrage nous imposent d’entendre les différents acteurs afin de comprendre comment de tels faits, s’ils sont établis, ont pu se produire. Compte tenu de la place du groupe Korian dans le secteur médico-social, il paraissait particulièrement important de vous entendre pour avoir votre éclairage et votre appréciation sur les pratiques dénoncées et sur l’organisation de la prise en charge des personnes âgées dépendantes, et les premières conclusions que vous en tirez.

Par ailleurs, l’ouvrage de M. Victor Castanet évoque certains faits qui concernent directement Korian, notamment le recours à la pratique de marges arrière sur l’achat de dispositifs médicaux financés par l’argent public et sur des prestations réalisées par des laboratoires de biologie médicale. Nous souhaiterions vous entendre sur ces faits.

Vous avez la parole pour une intervention liminaire d’une dizaine de minutes. Les orateurs des groupes, puis les députés qui le souhaitent, vous poseront ensuite leurs questions.

Mme Sophie Boissard, directrice générale du groupe Korian. Madame la présidente, mesdames et messieurs les députés, je voudrais d’abord vous remercier de nous donner l’occasion de nous exprimer devant votre commission. Nous le faisons dans un contexte très difficile, après l’émotion et la sidération qu’ont suscitées, pour nous aussi, la publication du livre de Victor Castanet.

Le groupe Korian est l’un des acteurs les plus importants du secteur médico-social et sanitaire auprès des personnes âgées et fragiles. Il était donc très important pour moi, en tant que directrice générale du groupe, de pouvoir échanger avec la représentation nationale sur ce que sont nos principes, nos valeurs, la vision que nous avons de notre métier et de notre mission – une mission d’intérêt général, je n’ai pas peur de le dire – et, plus généralement, sur la manière dont nous percevons ce qui ressort du livre de Victor Castanet.

Avant de prendre position sur ce point, j’aimerais faire un propos liminaire plus personnel. Je trouve l’exercice de cet après-midi particulièrement difficile, parce que j’ai tout à fait conscience que les sujets que nous allons aborder – le grand âge, l’accompagnement de personnes fragiles ou celui d’un proche dans les dernières années de sa vie – sont, par essence, éminemment intimes et personnels. Ils concernent ou ont concerné chacune et chacun d’entre nous dans cette salle, et probablement chacune des personnes qui regardent cette audition. Cela peut renvoyer chacun de nous à des situations vécues, faire revivre le souvenir d’un être cher, rappeler des expériences ou des émotions extrêmement douloureuses.

Je vous prie par avance de m’excuser si, dans le cours de cette audition, certains des termes que j’emploie peuvent vous paraître secs ou dénués d’empathie. Ce n’est pas le cas, mais il n’est pas facile de décrire une situation générale qui renvoie, en réalité, à des situations très quotidiennes, très intimes et très personnelles.

J’aimerais faire une dernière remarque d’ordre personnel pour vous expliquer ce qui m’a amenée à assumer les fonctions de directrice générale du groupe européen Korian. Ce qui m’a conduite à m’engager dans cette voie et à accepter ce poste il y a six ans, c’est une expérience que j’ai faite, il y a de nombreuses années.

Ma famille est franco-néerlandaise et mes deux grands-mères, auxquelles j’étais très attachée, ont connu l’une et l’autre des accidents très sérieux au cours de leur vie. Cela m’a permis de constater que les modes d’accompagnement étaient très différents en France et aux Pays-Bas. Il a été très facile de trouver, pour ma grand-mère néerlandaise, une résidence de services, abordable et à proximité de chez elle, puis un réseau de soins intégrés, ce qui lui a permis de vivre ses dernières années dans un environnement très protégé. Ma grand-mère française, quant à elle, a vécu vingt ans, après avoir fait un accident vasculaire cérébral très sérieux. Or elle n’a eu le choix qu’entre un EHPAD très médicalisé, qui n’était manifestement pas adapté à sa situation, et un défilé d’intervenants à son domicile, le premier venant livrer le repas, le deuxième s’occupant de sa rééducation, et le troisième l’aidant à faire les gestes de la vie quotidienne. Il ne nous a pas été possible de la laisser dans l’environnement qui aurait été le plus souhaitable pour elle.

C’est cette expérience qui m’a poussée à m’engager au sein du groupe Korian. Né en France, il est devenu un acteur européen du grand âge et est désormais présent dans sept pays, notamment en Europe du Nord. J’avais la conviction qu’un acteur comme celui-ci pouvait, en complémentarité avec les acteurs publics locaux et associatifs, contribuer à faire changer les modes de prise en charge du grand âge, en introduisant des types d’organisation et des manières de faire différentes, qui n’existaient pas dans notre pays.

J’en viens maintenant au thème même de cette audition. J’ai déjà eu l’occasion de le dire publiquement : les faits décrits dans le livre Les Fossoyeurs, s’ils sont avérés – ce dont je ne peux juger – sont extrêmement choquants et je les condamne sans détour. Je tiens également à redire très clairement que la culture de l’entreprise que j’ai l’honneur de diriger n’a rien à avoir avec ce qui est décrit dans ce livre – une fois encore, je ne me prononce pas sur la réalité des faits qui sont relatés. Le système d’entreprise qui y est décrit m’apparaît comme profondément cynique, puisqu’il ne consisterait, pour reprendre les termes de l’ouvrage, qu’à « parquer des vieux » et n’aurait, pour seul et unique but, que la maximisation du profit. C’est un système qui miserait sur le rationnement, de la nourriture comme des fournitures, l’intimidation des collaborateurs, l’entrave des organisations syndicales et le trafic d’influence. Tout cela est à l’opposé de nos valeurs et de la conception que nous nous faisons, chez Korian, de notre métier.

L’onde de choc créée par ce livre est plus que légitime, compte tenu de la gravité des faits allégués. Elle a le mérite d’ouvrir un débat absolument nécessaire, qui a longtemps été repoussé dans notre pays, sur la manière dont nous souhaitons accompagner le grand âge et les personnes fragiles. Je crois que d’un mal peut sortir un bien, si nous prenons le temps d’avoir un débat posé et respectueux autour de la question suivante : comment offrir un accompagnement digne, humain et bienveillant aux plus âgés d’entre nous ?

Pour avoir un débat apaisé, il faut éviter les anathèmes et les caricatures. Vous avez insisté sur ce point dans votre introduction, madame la présidente, et Victor Castanet dit lui-même que tous les acteurs du grand âge ne sont pas forcément à mettre dans le même sac. Entendons-nous bien : je ne compte pas vous dire que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes et que tout est parfait chez Korian. Je n’aurai pas cette prétention-là. Je suis venue avec une partie de l’équipe qui dirige, auprès de M. Nicolas Mérigot, les activités françaises du groupe : Mme Nadège Plou, directrice des ressources humaines, et M. Hervé de Trogoff, directeur des affaires publiques. Nous sommes tout à fait prêts à analyser objectivement, de la manière la plus factuelle possible, et sans concessions, ce qui marche et ce qui peut être amélioré. Nous voulons le faire de manière responsable et avec humilité.

Cela étant, j’aimerais aussi vous faire part de mon inquiétude face au choc de défiance extrêmement violent qu’a provoqué ce livre – dont l’onde de choc n’est pas terminée. Il a ébranlé tous les acteurs du grand âge. Dans la position qui est la mienne, je ne peux que déplorer cette rupture de confiance, qui fragilise profondément la communauté Korian, alors même que, pour bien accompagner, pour bien soigner et pour progresser, on a tant besoin de se faire confiance.

Ce choc instille le doute chez les résidents, et surtout chez leurs proches. Nombre d’entre eux se tournent vers nous, depuis deux ou trois semaines, pour nous demander s’ils ont raison de nous faire confiance, s’ils ont raison de nous confier leurs parents, si ce qui est décrit dans le livre existe aussi dans notre maison. Ce poison-là, les équipes le ressentent très douloureusement.

Ce choc affecte aussi toutes celles et tous ceux qui œuvrent dans ce secteur. Chez nous, ce sont plus de 16 000 personnes, essentiellement des femmes, dans près de 300 établissements : j’échange beaucoup avec elles depuis quelques jours et elles me disent qu’elles se sentent injustement mises en cause, alors qu’elles ont choisi ce métier, qu’elles l’exercent avec beaucoup de conscience professionnelle et de cœur et qu’elles sont mobilisées sans relâche, en particulier depuis deux ans. Il ne faut pas oublier, en effet, que tout cela intervient après deux années de pandémie. Certes, le vaccin a changé la donne, mais 3 à 4 % de professionnels sont, aujourd’hui encore, positifs ou cas contact : quand ils ne sont pas là, il faut les remplacer. Les personnels sont fatigués et toujours très fortement sollicités pour assurer la continuité des soins.

Le choc est particulièrement violent pour tous ceux, dont je fais partie, qui ont conscience du caractère essentiel de la mission qui leur a été confiée et des responsabilités qu’elle implique. Il est donc très important pour moi, et j’espère que cette audition y contribuera, de rétablir la confiance par le dialogue, l’initiative et, de notre côté, une prise de parole responsable. De nombreux membres de nos équipes suivent cette audition pour entendre vos questions et observer vos réactions.

Depuis mon arrivée à la tête de cette entreprise en 2016, avec le soutien de l’équipe extrêmement engagée qui m’a rejointe, et autour d’un projet d’entreprise que l’on a appelé « Le soin à cœur », qui consiste à apporter un accompagnement digne et qualitatif aux personnes âgées fragiles et à leurs proches, nous avons tenté d’améliorer les choses dans les établissements médico-sociaux français, autour de trois priorités.

La première, ce sont les ressources humaines. La Cour des comptes, dans le rapport qu’elle a rendu public ce matin, note très justement que les ressources humaines, dans le secteur de la santé et du grand âge, sont l’enjeu central. En tenant compte des préconisations du rapport de Dominique Libault, de celui de Myriam El Khomri, à l’élaboration duquel Nadège Plou a participé, et des recommandations faites par Mme la ministre Brigitte Bourguignon depuis deux ans, nous avons fait de l’alternance la pierre angulaire de notre projet.

Depuis 2017, nous avons multiplié par six le nombre d’alternants candidats au diplôme d’État d’aide-soignant (DEAS). Ce n’est pas encore assez, mais sachez que 10 % de nos collaborateurs français sont actuellement engagés dans un parcours qualifiant : il peut s’agir de médecins qui préparent un diplôme universitaire, d’agents de service qui s’engagent dans un parcours d’aide-soignant diplômé d’État, ou de jeunes alternants. Il faut absolument encourager cette démarche à tous les niveaux de qualification, en particulier pour les infirmiers. Pour moi, c’est vraiment l’élément critique. Si nous n’avons pas des professionnels en nombre suffisant, si nous n’avons pas les bons niveaux de qualification, s’il n’y a pas de fluidité dans les parcours, nous ne pourrons pas faire face aux défis à venir.

Nous avons également renforcé le taux d’encadrement. Quand j’ai pris mes fonctions en 2016, nous avions 5,5 personnels pour 10 résidents accompagnés : c’était la moyenne dans le secteur privé. Ce taux est désormais de 7 pour 10. Tout cela n’est peut-être pas suffisant, mais nous avons progressé, grâce notamment à l’application résolue de la loi relative à l’adaptation de la société au vieillissement. Il importe de saluer les évolutions en cours.

Notre deuxième priorité, depuis 2016, a consisté à renforcer le dialogue et la transparence, dont notre secteur a tant besoin, et qui constituent la pierre angulaire d’une relation de confiance.

Je pense d’abord au dialogue social au sein de l’entreprise. À cet égard, je tiens à dire – et c’est un point qui contraste singulièrement avec le tableau que fait Victor Castanet dans son livre – que chez Korian, plus de 1 200 salariés ont un mandat : mandat de représentant de proximité, mandat au sein de l’une des instances de représentation du personnel, ou mandat de délégation. Cela représente 7 % de l’effectif permanent. Quatre grandes organisations syndicales sont représentées au sein de Korian en France et neuf accords collectifs ont été signés au cours des deux dernières années, dont l’un, très important, sur la santé et la sécurité au travail – même s’il reste beaucoup à faire en la matière.

Il s’agit ensuite, et peut-être plus encore, de favoriser le dialogue avec les familles et les parties prenantes, et c’est probablement dans ce domaine que nous avons encore le plus de progrès à faire. Nous sommes engagés dans une revitalisation des conseils de la vie sociale (CVS) ; nous avons créé, il y a deux ans, un conseil des parties prenantes au niveau national, qui réunit des associations d’anciens, des associations de parents de personnes souffrant de la maladie d’Alzheimer, France Alzheimer, et des organisations syndicales et professionnelles. Ce dialogue nous aide, nous soutient, et nous montre aussi le chemin qu’il nous reste à parcourir.

Il faut aussi favoriser le dialogue de proximité, pour identifier et résoudre les difficultés qui surviennent au quotidien, dans l’accompagnement et la relation entre les aidants et un établissement. On parvient à régler la plupart des difficultés localement, par l’échange. Parfois, les choses sont plus compliquées et la relation plus difficile à renouer. C’est pourquoi nous avons aussi, depuis un an, un médiateur indépendant – un ancien magistrat. Il a commencé son office et nous a remis son premier rapport. Le dialogue, enfin, c’est aussi celui que nous avons avec les élus locaux, notamment municipaux.

Le dialogue n’a pas de sens sans transparence. Afin de gagner en transparence, nous avons essayé de construire des indicateurs simples et d’introduire une gouvernance de la qualité et du bénéfice ressenti. Nous faisons beaucoup d’enquêtes de satisfaction : c’est un institut externe qui s’en charge, sans passer par les établissements. Cela nous permet d’avoir une vision assez fine de ce que nous faisons bien et de ce que nous pouvons améliorer. Ce qui est clair, en tout cas, c’est que nous n’avons pas, en France, comme cela existe en Allemagne, en Angleterre ou aux Pays-Bas, de normes externes qui pourraient être auditées par un tiers de confiance, sous l’égide de l’autorité publique. C’est probablement l’une des plus grandes différences entre ce que nous faisons en France et ce que nous vivons dans les autres pays où nous faisons le même métier.

Notre troisième priorité a été d’œuvrer en matière d’innovation et d’investissement. Quand j’ai pris mes fonctions en 2016, le groupe avait grandi très vite, à la suite du rapprochement de Korian et de Medica. Le parc immobilier était ancien et assez disparate, vieux de quinze ans, en moyenne. Les lieux n’étaient pas forcément adaptés à la prise en charge de personnes de plus en plus lourdement dépendantes, présentant des troubles cognitifs. Les salles de restaurant étaient trop grandes et trop bruyantes. Les bâtiments ne comptaient souvent qu’une seule travée d’ascenseurs. Bref, ces espaces n’offraient pas l’environnement calme et protégé qui convient aux personnes qui ont besoin d’être sécurisées. C’est pour toutes ces raisons que nous avons lancé un programme d’investissement.

Je voudrais en profiter pour « mettre les pieds dans le plat » et revenir sur ce qui a beaucoup agité le débat public depuis trois semaines : je veux parler du modèle privé et du fait que Korian est une entreprise privée à but lucratif. On a beaucoup entendu, depuis trois semaines, qu’une entreprise commerciale ne pouvait pas prodiguer un accompagnement de qualité, que les deux choses étaient incompatibles.

Oui, nous sommes une entreprise. Et oui, comme telle, nous devons avoir une activité profitable : je l’assume totalement, car cette activité profitable est la condition sine qua non pour pouvoir investir dans les personnes, dans les collaborateurs et dans le réseau. Mais je veux aussi exprimer clairement ma conviction profonde, à savoir que les profits ne sont pas une fin en soi. Dans notre activité qui, je le répète, est une activité d’intérêt général, une activité du bien commun, nos profits sont un moyen au service de notre mission. Et je veux vous dire solennellement que nous sommes parfaitement alignés, sur ce point, avec nos parties prenantes, en particulier avec nos grands actionnaires que sont le Crédit agricole et Malakoff Humanis.

C’est grâce aux profits que nous réalisons que nous pouvons investir dans nos maisons et dans de nouveaux établissements, alors même qu’il y a devant nous des besoins énormes qui ne sont pas couverts. C’est grâce à ces profits que nous avons aussi pu investir dans des solutions alternatives, comme l’aide à domicile, avec Petit-fils, et des solutions d’habitat partagé, avec Âges et vies, en même temps que nous rénovions le parc.

Depuis cinq ans, nous avons déjà rénové ou engagé la rénovation de près de 25 % du parc médico-social. Nous avons investi 500 millions d’euros au cours des quatre dernières années dans les 278 établissements du groupe Korian. Je reconnais que 25 %, ce n’est pas assez. Nous devons faire encore autant au cours des quatre prochaines années, et nous le ferons. Dans le même temps, nous avons investi dans nos systèmes d’information : on a vu pendant la crise du covid-19 combien c’était essentiel pour alléger la charge des soignants et leur permettre de se consacrer pleinement, en toute sécurité, à leur relation avec les résidents.

Tout ce dont je viens de parler – l’effort de formation, l’attention portée au capital humain, la qualité et la transparence dans le dialogue, l’investissement dans le réseau – nous l’avons fait avec une seule idée en tête : celle de construire une culture d’entreprise tournée vers le résident, tournée vers la personne, tournée vers la bientraitance, et assise sur un projet de soin très solide. Nous avons voulu que cette culture ne soit pas punitive, car j’ai la conviction que ce n’est pas ainsi que l’on peut bien soigner. Nous préférons miser sur la formation, le dialogue et la transparence, plutôt que sur le flicage.

Ce travail n’est pas achevé ; c’est un travail de longue haleine, un long chemin. Nous mesurons l’ampleur de ce qui nous reste à faire, mais sachez que nous nous sommes engagés sur ce chemin de toutes nos forces. Nous savons qu’il est essentiel de renforcer nos capacités de dialogue avec les familles et de les inclure beaucoup plus qu’elles ne le sont traditionnellement dans le fonctionnement des établissements.

Nous savons aussi que la charge qui pèse sur les équipes est lourde et que l’organisation du travail peut être améliorée. Nous savons que les indicateurs en matière de santé et de sécurité au travail ne sont pas bons, ni chez nous, ni dans le reste du secteur. Si nous voulons être attractifs à l’avenir, nous devons changer de paradigme, et je pense que nous le pouvons.

En tout cas, ce que nous souhaitons, ce que nous vous demandons, c’est de pouvoir prendre une part active au débat qui s’ouvre, grâce à ce livre – ou à cause de lui. Nous sommes prêts à discuter de tout, dès lors que cela contribue à promouvoir les métiers du grand âge et à améliorer la prise en charge de la vieillesse et de la dépendance, à l’aune de laquelle se jugent aussi les valeurs d’une société démocratique.

Mme la présidente Fadila Khattabi. Je vous remercie, madame la directrice générale. Sachez que nous sommes toutes et tous, en tant que représentants de la nation, animés par un esprit constructif et par la volonté de comprendre et de dialoguer.

Mme Annie Vidal (LaREM). Madame la directrice générale, notre commission a, elle aussi, été profondément ébranlée par les révélations de ce livre. Ce cycle d’auditions, décidé par notre présidente, témoigne de notre détermination à connaître la vérité, à la fois pour les résidents, pour leurs familles, pour les professionnels, et pour l’image des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) et du secteur du grand âge. D’après Victor Castanet, le groupe Korian aurait mis en place un système similaire à celui d’Orpea. Mes questions porteront sur des faits précis rapportés dans ce livre et nous comptons vraiment sur la sincérité de vos réponses.

L’un de vos anciens salariés, Samuel Royer, aurait indiqué qu’Orpea était un modèle pour votre groupe. Quel est le système de pilotage mis en place dans le groupe Korian ? Est-il inspiré de celui d’Orpea ?

L’agence régionale de santé (ARS) des Pays de la Loire s’est intéressée aux contrats-cadres conclus par l’une de vos résidences avec ses fournisseurs. Lorsque l’ARS lui a demandé des documents, la hiérarchie aurait été embarrassée et aurait transmis des documents non conformes. Les contrats-cadres que vous signez avec vos fournisseurs incluent-ils des remises de fin d’année (RFA) ? Pouvez-vous nous dire, par ailleurs, quelles ont été les conclusions de cette enquête ? Vous auriez estimé, s’agissant de ces contrats avec les fournisseurs, que les institutions publiques ont aussi leur part de responsabilité, dans la mesure où elles ne font pas assez de contrôles. Nous confirmez-vous cela ?

Enfin, depuis la parution du livre, de nombreuses familles ont déposé des plaintes relatives à des situations de maltraitance. Avez-vous, dans vos établissements, un système de suivi des alertes ? Aviez-vous connaissance de ces situations ? Pourriez-vous nous préciser le niveau d’autonomie des directeurs de résidence dans votre groupe ?

M. Bernard Perrut (LR). L’émoi qu’a suscité la publication du livre Les Fossoyeurs ne doit pas nous amener à jeter l’opprobre sur l’ensemble d’un secteur et sur les professionnels qui s’engagent quotidiennement. Je pense à eux, comme à tous nos aînés qui sont en EHPAD.

Madame la directrice générale, monsieur le directeur, plusieurs témoignages concernent également votre groupe, et vous y avez déjà en partie réagi. Quel crédit accordez-vous à ces allégations, qui concernent plusieurs de vos établissements ? Font-elles écho à certaines situations qui ont pu vous être rapportées au sein de votre groupe ?

La Défenseure des droits s’est penchée sur cette question et a publié, en avril 2021, un rapport dans lequel des recommandations sont faites, notamment à la suite de défaillances constatées dans des établissements durant la crise du covid-19. Vous les connaissez. Quelle évolution envisagez-vous pour vos établissements ? Comment avez-vous réagi face à ces défaillances, constatées de manière globale ?

J’en viens à la question des contrôles. Combien d’établissements de votre groupe ont-ils été contrôlés par les agences régionales de santé et les conseils départementaux ? Est-ce suffisant ? Êtes-vous systématiquement prévenus des visites ou sont-elles inopinées ? Êtes-vous assujettis à un référentiel particulier ? Comment et pourquoi, malgré ces contrôles, des dysfonctionnements peuvent-ils être constatés ? Le constat est unanime : dans l’ensemble des EHPAD, publics et privés, la prise en charge est insuffisante et la charge est de plus en plus lourde, avec des résidents de plus en plus dépendants, des effectifs de personnels insuffisants, des difficultés de recrutement et des métiers en tension.

J’aimerais vous entendre plus spécifiquement sur la question de l’encadrement. Quel est le taux d’encadrement dans les EHPAD de votre groupe ? Tous vos EHPAD disposent-ils de médecins coordonnateurs et d’infirmières d’astreinte ou en poste de nuit ? Êtes-vous prêts à vous engager en faveur de l’instauration d’un ratio minimal de personnels travaillant en EHPAD ? Celui que vous avez actuellement vous paraît-il suffisant ? Il semble en effet particulièrement important que vous puissiez disposer d’un véritable cadre, sur lequel il serait impossible de transiger. Placer un parent dans un EHPAD privé à but lucratif coûte cher, plus cher que de le placer dans un EHPAD public et, d’après la presse de ces derniers jours, le surcoût moyen est estimé à 860 euros. Quels services supplémentaires justifient cette différence ? Comment pouvez-vous nous expliquer le tarif de ces établissements privés ?

M. Philippe Vigier (Dem). Parce qu’on touche à l’humain, parce qu’on touche à nos aînés, et parce que beaucoup d’argent est en jeu – aussi bien des fonds publics que privés –, il importe que la représentation nationale soit au rendez-vous.

Vous dites, madame la directrice générale, avoir été très affectée par les événements récents. Ma première question sera donc toute simple : en quoi votre groupe est-il différent de l’autre ? La massification – on le constate aussi dans d’autres domaines de la médecine – a pour conséquence un éloignement des centres de décision et, bien souvent, une absence de contrôle.

Pour prolonger ce qu’a dit mon collègue Bernard Perrut, ne pensez-vous pas que l’accréditation de vos établissements est une voie dans laquelle il est indispensable de s’engager ? Elle serait une garantie pour vous-mêmes, pour les usagers et pour leurs familles, avec des quotas de personnels soignants et de personnels administratifs. Cela permettrait des contrôles à tout moment. À cet égard, seriez-vous prêts à donner la possibilité aux parlementaires de venir contrôler vos établissements sur pièce et sur place, avec les moyens que leur offrent leurs commissions respectives, de manière à ce qu’ils puissent voir dans quelle mesure ce code de confiance est respecté ? Le quatrième âge, ce n’est pas rien : dans la mesure où la population va continuer de vieillir, l’exigence doit être au rendez-vous.

Vous avez évoqué le conseil de la vie sociale et vous essayez de créer de nouveaux modes de fonctionnement. Il faut dire les choses clairement : ceux parmi nous qui ont déjà eu des responsabilités dans des EHPAD ont pu constater que les aînés qui siègent au conseil de la vie sociale ne comprennent pas tout. Comment en modifier le périmètre pour y faire entrer davantage les familles ? Comment garantir leur transparence ? On organise de grandes conventions citoyennes et on n’est pas capables, pour nos aînés, d’être au rendez-vous !

Mme Sophie Boissard. Madame Vidal, vous me demandez quelles sont les similitudes et les différences entre le système Orpea – tel qu’il est décrit dans le livre de Victor Castanet, j’y insiste –, et le système Korian. Je l’ai dit, notre culture d’entreprise n’a rien à avoir avec ce qui est décrit dans ce livre. Historiquement, d’abord, le fonctionnement de Korian est beaucoup plus décentralisé. Les directeurs d’établissement ont une délégation, ils n’ont pas besoin d’une validation préalable pour réaliser quelque commande que ce soit. Tout ne passe pas par le siège, bien au contraire. Ils ne sont pas non plus soumis à validation préalable pour faire tourner leur établissement : c’est à eux de le faire fonctionner et nous les encourageons vraiment à travailler de manière très étroite avec les acteurs du territoire.

Selon vous, j’aurais mis en cause la responsabilité des autorités publiques qui n’auraient pas fait leur travail de contrôle. Ce n’est absolument pas ce que j’ai voulu dire : je n’ai jamais pensé que, en l’absence de cadre opposable, tout était permis, et que nous n’avions pas la responsabilité de nous doter en interne de standards de qualité et de nos propres moyens de contrôle.

Nous reviendrons sur le système d’audit qui fonctionne chez Korian, à partir d’un référentiel très proche de celui que prépare la Haute Autorité de santé (HAS). Un « audit 360 » est réalisé tous les deux ans par une équipe centrale d’auditeurs qui pointe les écarts, mineurs ou plus sérieux, et met en place les plans d’action de correction. Cela étant, je serais plus tranquille si une autorité légitime portait un regard extérieur sur nos pratiques car cela rassurerait les usagers de nos établissements, qui se demandent si notre audit interne n’est pas un système de complaisance. Voilà tout ce que j’ai voulu dire.

Les réclamations des familles sont recueillies sur une plateforme informatique commune. Qu’elles nous soient adressées oralement, par mail ou par courrier, elles sont toutes tracées. Certaines s’arrêtent au niveau de l’établissement ; quand la situation est plus compliquée et plus sérieuse, un bureau d’écoute des familles, composé de quatre personnes, fonctionne six jours sur sept. Chaque réclamation est analysée et nous procédons à une levée de doute. Si les faits laissent augurer une maltraitance ou une atteinte à l’intégrité ou à la dignité des personnes, il y a déclenchement d’un audit interne : les investigations nécessaires sont menées par des intervenants externes, assermentés et qui respectent la confidentialité.

Les plaintes dont il est question sont connues pour certaines car elles concernent des litiges en cours de discussion. Ce sont des situations compliquées, qui ont été rendues publiques à la suite de la publication du livre de M. Victor Castanet.

M. Nicolas Mérigot, directeur général France de Korian. Concernant les achats, je veux rappeler quelques chiffres. En 2020, les établissements Korian en France ont bénéficié de ressources au titre des soins et de la dépendance à hauteur de 532 millions d’euros : 455 millions pour la rémunération des personnels soignants, 42 millions pour les achats de matériels et les amortissements ; 37 millions pour l’achat de dispositifs médicaux et de protections. Globalement, les sections soins et dépendance sont en déficit de 2 millions d’euros.

Korian dispose d’une centrale de référencement. Ce n’est pas une centrale d’achats : les établissements passent leurs commandes directement auprès des fournisseurs. La centrale sélectionne des fournisseurs, des références et négocie des conditions d’approvisionnement. Elle procède par appels d’offres – aucun fournisseur ne bénéficie d’une rente de situation – sur la base de cahiers des charges structurés, afin de pouvoir comparer de manière objective les différentes réponses. L’analyse repose sur une grille de critères. Le critère financier représente 25 %, ce qui signifie que 75 % de la notation globale portent sur des éléments extra-financiers : politique de responsabilité sociale de l’entreprise (RSE), qualité, capacité du fournisseur à accompagner les établissements dans le bon usage des dispositifs médicaux et des protections – le fournisseur doit être en mesure de se rendre dans les établissements pour former les collaborateurs à leur bon usage.

Cette massification des achats permet d’obtenir des prix significativement plus bas – de l’ordre de 20 % – que les prix publics. Ce sont ces prix remisés qui sont facturés aux établissements et inscrits dans les états financiers que nous remettons aux autorités de tarification et de contrôle.

Il n’y a pas de système de remise de fin d’année ou de marge arrière : je ne convoque pas un fournisseur en exigeant une remise supplémentaire ou le financement d’un évènement particulier. Nous avons une relation contractuelle avec les fournisseurs, pour le compte desquels la centrale de référencement réalise un certain nombre de prestations : déploiement commercial des solutions dans 300 établissements – cela leur évite de se déplacer dans tous les établissements – ; centralisation et consolidation des non-conformités – avec 150 000 commandes par an, il y a forcément des non-conformités, qui sont analysées par la centrale de référencement et remontées auprès des fournisseurs afin de progresser dans nos relations avec eux – ; hotline de premier niveau pour les établissements.

Ces prestations contractualisées, qui font l’objet d’une facturation et rentrent dans la base de notre impôt sur les sociétés, ne sont pas de l’argent public. Néanmoins, comme c’est un revenu lié aux achats et donc à l’utilisation de l’argent public, il est légitime de savoir à quoi servent ces sommes. Elles financent des activités pour le compte des établissements – audit 360, plateforme de consolidation des événements indésirables graves (EIG), plateforme de consolidation des réclamations... Toutes ces fonctions, qui concourent à la qualité du soin, sont gérées en centrale et ne sont pas portées dans les comptes des établissements.

De même, en centrale, une équipe de la direction médicale gère des instances nationales, définit des normes et des protocoles pour le compte des établissements, réalise des audits sur site, aide les établissements à progresser dans leur expertise et dans la qualité des soins. Le coût de fonctionnement de cette équipe n’entre pas dans les dépenses des établissements.

Il pourrait être envisagé de réformer les comptes d’emploi afin que les groupes qui sont organisés comme le nôtre, c’est-à-dire avec des structures centrales, puissent affecter aux établissements des charges qui concourent indirectement à la qualité des soins et de la prise en charge de la dépendance.

Mme Sophie Boissard. Pour éviter toute ambiguïté, permettez-moi de rappeler les chiffres : la centrale de référencement représente 5 millions d’euros ; les coûts directs de la direction médicale, qui est composée de cinquante-cinq équivalents temps plein (ETP), essentiellement des professionnels de santé de haut niveau, s’élèvent à plus de 5 millions d’euros. Les établissements récupèrent la totalité du bénéfice sur les prix, soit en moyenne 20 % des prix publics des fournisseurs locaux : il y a donc bien un effet significatif. Les prestations que les gros fournisseurs confient aux équipes centrales de Korian représentent l’équivalent de 5 millions d’euros.

Monsieur Perrut, vous nous avez demandé quel crédit apporter aux allégations du livre de M. Castanet. Je ne sais pas s’il y a eu des RFA par le passé chez Korian ; j’ai tenté de vérifier les propos tenus par cet ancien directeur d’établissement, salarié du groupe jusque mi‑2016, mais je n’ai pas trouvé trace de RFA. En revanche, le système tarifaire avant la loi relative à l’adaptation de la société au vieillissement, dite loi ASV, était assez différent car il reposait sur un forfait de 2,32 euros par lit et par jour pour l’ensemble des consommables. C’était une moyenne et, en fin d’année, en fonction de la réalité des consommations, un système d’égalisation avec les fournisseurs s’appliquait. La loi ASV impose désormais des dotations ex ante en fonction du niveau anticipé de soins ainsi que du taux d’occupation anticipé. Nous pratiquons un dispositif de mercuriales – listes de prix opposables – dans lesquelles les établissements commandent. Il n’y a pas de validation ex ante ni de rabat sur les commandes, ni de consigne de rationner les produits ou les équipements dont les établissements ont besoin.

Sur le sujet délicat de l’incontinence, nous tentons, depuis plusieurs années, de promouvoir la continence. Il est toujours très compliqué de savoir quel est le bon accompagnement pour encourager les personnes à conserver le plus d’autonomie possible. Sans entrer dans les détails, c’est aussi une dimension importante ; il faut donc se garder de toute généralisation.

S’agissant du nombre de contrôles, nous en avons eu une dizaine par an depuis la crise sanitaire, contre une vingtaine les années précédentes ; ce n’est sans doute pas assez. Je suis convaincue qu’il faut un système d’accréditation, comme dans d’autres secteurs de la santé – par exemple les laboratoires de biologie médicale –, et que les établissements soient très régulièrement audités : nous y avons tous intérêt.

Nous nous sommes déjà engagés dans cette voie en réalisant un énorme travail d’adaptation à la crise sanitaire, notamment dans la formation des personnels. Nous avons ainsi, ces deux dernières années, déployé des standards à l’échelle européenne et demandé au Bureau Veritas d’auditer tous les établissements sur cette base. Nous avons également mis en place des référents hygiène et qualité, qui sont des infirmiers diplômés d’État (IDE) – un peu plus d’un tiers des établissements ont déjà des postes d’IDE référents. Ce sont ces personnes qui auront à porter l’accréditation – il faut le faire, nous sommes très demandeurs ! Peut-être faudra-t-il demander, dans un premier temps, à des acteurs volontaires de tester ce dispositif avant qu’il ne soit déployé.

Sur les 278 établissements du groupe, une douzaine ne compte aucun médecin coordonnateur et près d’une cinquantaine n’a pas de médecin à temps plein – alors que l’un des objectifs que nous nous sommes fixés depuis la crise du covid est bien de disposer d’un médecin à temps plein. C’est un problème gigantesque du fait de la démographie des médecins, plus d’un quart d’entre eux ayant 60 ans et plus. Nous y parons en travaillant avec les médecins traitants, en ayant recours à un réseau de médecins consultant à distance, et nous commençons à travailler de manière très active sur des solutions alternatives, mais la priorité est de confier une partie des tâches des médecins à des infirmiers en pratique avancée, qui sont très expérimentés.

Par ailleurs, nous n’avons pas suffisamment d’infirmiers d’astreinte de nuit, qui sont pourtant absolument nécessaires ; aujourd’hui, ils couvrent seulement une vingtaine d’établissements, situés dans des zones très denses. Le marché du travail des professionnels de santé, déjà très difficile avant la crise sanitaire, est sens dessus dessous depuis deux ans, la situation est catastrophique. Les « vaccinodromes », qui sont indispensables par ailleurs, ont mobilisé des professionnels de santé. Aujourd’hui, des personnels de santé expérimentés préfèrent intervenir ponctuellement, dans le cadre de missions de remplacement ou de CDD, plutôt que de s’engager sur des postes durables, ce qui nous désorganise très lourdement. Il faut donc impérativement ouvrir les vannes de la formation, non pas pour former au rabais mais pour rééquilibrer progressivement le marché.

La différence de 860 euros par mois entre le public et le privé représente une vingtaine d’euros par jour. Dans le parc privé à but lucratif, nous devons payer nos murs ; les standards de confort – nombre de chambres doubles, taille des chambres – sont plus élevés et le nombre de mètres carrés est plus important : la charge immobilière se reflète dans le prix payé. De même, les prestations d’animation et d’accompagnement ou encore l’environnement des établissements expliquent que les tarifs soient plus élevés. Toutefois, il ne s’agit que d’une moyenne : les écarts sont certes très importants en zone urbaine dense, mais les tarifs sont très proches de ceux du public ou des structures associatives en zone rurale ou peu tendue, où se trouve plus de la moitié du parc de Korian.

Monsieur Vigier, vous m’avez interrogée sur la massification : entraîne-t-elle nécessairement l’éloignement ? C’est une vraie question. Nous menons un travail sur la culture d’entreprise et sur la communauté des directeurs d’établissement, à l’échelle européenne, car ils ont tout intérêt à échanger entre eux. Nicolas Mérigot a créé en France un système de revue managériale d’établissement à établissement : ceux-ci s’auditent entre eux pour diffuser les bonnes pratiques. Nous essayons de partager de l’intérieur une même vision du soin, une même formation : nous avons un programme de formation de niveau master pour tous les directeurs d’établissement sur trois ans, qui porte sur les attitudes managériales, le savoir-être, la gestion de son propre stress, la gestion des conflits. Nous faisons le pari, en ayant cette approche de communauté, d’arriver à rendre plus forts les établissements qui sont d’abord et avant tout locaux, tournés vers leur bassin de vie et leurs parties prenantes locales. L’appartenance à un groupe doit apporter une plus-value en matière d’expertise, de soutien, de formation mais en aucun cas constituer une chape verticale ou un corset qui viendrait leur couper les ailes et mécaniser leur approche. Nos professionnels croient profondément en leur métier, sinon ils feraient autre chose.

M. Nicolas Mérigot. J’incite tous les directeurs d’établissement à travailler leur ancrage territorial avec leurs différents partenaires publics et privés. Les activités médico-sociales et sanitaires sont des activités de réseau de proximité : il faut s’insérer dans ce réseau, et personne ne peut mieux le faire qu’un directeur d’établissement. Il doit travailler son projet en cohérence avec les besoins du territoire. Nous leur demandons d’avoir toujours le souci de renforcer leur ancrage dans le territoire et d’aller vers les collectivités pour leur proposer des projets.

Mme Sophie Boissard. Il faut faire évoluer les CVS, qui ont été conçus à un moment où l’âge moyen des résidents était plus faible et leur autonomie et leur capacité d’implication probablement plus importantes. Il faut absolument laisser une place centrale aux résidents qui en ont le souhait et le loisir. La difficulté est surtout de mobiliser les familles, peu disponibles pour des raisons de temps.

Nous avons également besoin, y compris dans les structures privées, de prévoir une place pour les représentants des collectivités ; c’est absolument indispensable. Notre intention est d’agir de manière proactive, indépendamment de ce que disent les textes, pour être sûr d’avoir un tour de table assurant l’ancrage et la résonnance avec le territoire.

Nos établissements ne sont pas des prisons, ils sont ouverts. Nous ne les avons fermés que lors de l’épidémie, sur requête de l’ARS. Il n’y a pas d’heures de visite imposées, ce n’est pas un lieu privatif de liberté. Les parlementaires sont les bienvenus : nos portes leur sont ouvertes – nous sommes même très demandeurs : trop de personnes parlent de nous sans connaître la réalité.

S’agissant du ratio de personnel minimal, nous avons besoin de normes opposables. Je ne sais s’il faut le mesurer en nombre de personnes ou en minutes de soins par personne, mais il est certain qu’il faut des standards quantifiables.

Enfin, il faut absolument demander leur opinion à ceux qui bénéficient des soins, de manière honnête et transparente, et que celle-ci fasse l’objet d’une communication. Nous cherchons à procurer la meilleure qualité de vie à la personne concernée, et c’est cela qu’il faut être capable de restituer, avec un système de mesure de la qualité régulier et rendu public, comme c’est le cas en Angleterre et en Allemagne.

M. Boris Vallaud (SOC). La prise en charge du grand âge est un défi posé à tous, quel que soit le mode de gestion, et la question de la bientraitance et de la maltraitance l’est en toute hypothèse. Les faits rapportés dans le livre de M. Castanet et le système qu’il décrit amènent à poser cette question : le groupe visé fait-il fortune sur la maltraitance de ses résidents ?

Alors que la question du vieillissement est une angoisse existentielle pour beaucoup d’entre nous, la crise du covid a été un choc anthropologique car nombre de familles n’ont pu aller voir leurs proches, y compris dans leurs derniers jours.

Vous avez évoqué la question des établissements à but lucratif ou non lucratif de façon très caricaturale : la question n’est pas seulement celle de la bientraitance, elle porte aussi sur la possibilité de vieillir ensemble. Dans un rapport, le Haut Conseil à la vie associative s’interroge sur l’impact du caractère lucratif des EHPAD sur l’exclusion des plus vulnérables. Il ne faudrait pas que l’on aboutisse à un système avec des EHPAD pour les riches et des EHPAD pour les pauvres. Ce n’est pas forcément la conception que l’on se fait de la société : on peut aussi considérer que le vieillissement n’est pas une marchandise.

L’ARS de l’Île-de-France, en 2014, avait lancé une alerte concernant votre groupe. Quelle était la nature de cette alerte et quelles réponses avez-vous apportées ?

Que pensez-vous des contrôles et de leur nombre ? Combien en avez-vous eu depuis 2016, année par année ?

Mme Agnès Firmin Le Bodo (Agir ens). Notre rôle n’est pas de juger mais bien de comprendre.

Quelle lecture faites-vous de la rentabilité des établissements que vous gérez ? Les méthodes de gestion pratiquées dans d’autres secteurs marchands sont-elles transposables en EHPAD ?

S’agissant des contrôles exercés par les autorités de tutelle, un ancien cadre de Korian estime que les ARS n’ont clairement pas les moyens ni la puissance d’expertise pour contrôler des groupes comme Orpea et Korian. Partagez-vous ce constat ? Estimez-vous que les ARS et les départements contrôlent de manière rigoureuse et régulière vos établissements ? Êtes-vous systématiquement informés à l’avance de leurs visites ?

Concernant la place des familles, il va falloir inventer de nouveaux métiers. Dans les EHPAD, serait-il pertinent de recruter une personne chargée du lien entre les familles, les résidents, les soignants et les personnels d’accompagnement ?

La présence d’un représentant des familles, et pas seulement des résidents, dans votre conseil d’administration présenterait-elle un intérêt ? De même, outre les collectivités locales, les tutelles que sont les départements et les ARS ne devraient-elles pas être représentées ?

Enfin, la mise en place dans les conseils d’administration, que l’on soit dans le public ou dans le privé, d’une personne qualifiée extérieure à l’établissement chargée de la qualité ou de l’évaluation serait-elle de nature à rassurer ?

Mme Valérie Six (UDI-I). En préambule, je souhaite apporter tout notre soutien aux milliers de soignants qui s’occupent au quotidien de nos aînés dans les EHPAD. Ils réalisent un travail formidable, souvent dans des conditions difficiles.

Le scandale provoqué par la publication du livre de Victor Castanet semble avoir libéré la parole ou, du moins, donné un écho particulier aux cris d’alerte et à la détresse des familles de résidents. Ainsi, plusieurs dizaines de plaintes de familles seraient déposées à l’encontre du groupe Korian. Quelles ont été vos actions pour répondre à ces plaintes ?

Madame la directrice générale, vous vous êtes exprimée dans la presse pour défendre le groupe Korian, dénonçant notamment le manque de financement public, ce dont nous convenons. En revanche, comment expliquez-vous que vous parveniez à compenser ce manque de financement public tout en maintenant une croissance soutenue de la cotation en bourse de votre entreprise ?

Pouvez-vous nous donner des chiffres concernant les contrôles réalisés dans vos établissements ? Les directions sont-elles prévenues que des contrôles vont avoir lieu ou bien ceux-ci sont-ils inopinés ?

En tant que rapporteure de la mission « flash » sur le rôle des proches dans la vie des EHPAD, avec Agnès Firmin Le Bodo et Gisèle Biémouret, j’aimerais en savoir davantage sur les conseils de la vie sociale, dont vous avez dit que vous vouliez les faire évoluer. Quelles actions mènent-ils et quelle est la fréquence de leurs réunions ?

Enfin, menez-vous des enquêtes de satisfaction auprès des résidents et des familles ?

Mme Jeanine Dubié (LT). Pardonnez-moi si je pose des questions auxquelles vous avez déjà répondu – je suis arrivée un peu en retard.

Je vous remercie sincèrement, madame Boissard, d’avoir évoqué la question des protections sous l’angle du maintien de la continence, qui fait partie intégrante du projet de soins et suppose à la fois une démarche d’appropriation par l’ensemble du personnel soignant et des effectifs suffisants pour répondre rapidement aux appels des résidents. J’espère que vous donnez à vos équipes les moyens de réaliser cet objectif louable.

Comment accueillez-vous les praticiens libéraux ? Je suppose que certains d’entre eux interviennent dans vos établissements, de même que des prestataires de services, tels que des coiffeurs ou des esthéticiennes. Leur demandez-vous de payer un droit d’entrée ou l’équivalent de ce que Victor Castanet appelle la « dîme Orpea » ?

Que pensez-vous de la proposition de transformer les groupes commerciaux actuels en entreprises à mission, au sens de la loi PACTE de 2019 ? Y êtes-vous favorable ? En quoi cela permettrait-il d’améliorer la transparence dans le fonctionnement et la gestion des établissements ?

Quel est le pourcentage prélevé sur les établissements dans le cadre des frais de siège ? Appliquez-vous une péréquation en la matière ?

M. Pierre Dharréville (GDR). Madame la directrice générale, vous avez abordé dans la presse, ces derniers jours, la question de la place du secteur à but lucratif. C’est un débat qu’il faut avoir. J’observe qu’on laisse un peu entendre, d’une part, que le secteur à but non lucratif n’est pas si différent et, d’autre part, qu’on a besoin du secteur à but lucratif. Ajoutons à cela qu’il peut y avoir de la maltraitance institutionnelle partout – j’en conviens.

Le livre de Victor Castanet montre que le système actuel peut conduire à une sorte de dumping. Pouvez-vous affirmer qu’il n’y a pas de recours abusif aux contrats précaires dans votre groupe ? Avez-vous fait l’objet, en la matière, de procès-verbaux dressés par l’inspection du travail ? Le cas échéant, comment avez-vous réagi ? Par ailleurs, pouvez-vous dire qu’il n’existe pas dans votre groupe de rationnement du point de vue de l’alimentation ?

J’aimerais également vous interroger sur les objectifs qui vous sont fixés par vos actionnaires. Qui sont-ils et quelles sont leurs motivations ? Qu’est-ce qui vous permet de leur assurer un bon niveau de dividendes ? Cet argent ne serait-il pas plus utile dans les établissements ? Quelle est la marge que vous demandez à ces derniers de dégager selon leur typologie, si celle-ci existe ?

Avez-vous des projets de développement en matière d’accompagnement à domicile ? Plus généralement, quels sont vos objectifs stratégiques ? J’ai lu dans une lettre adressée à vos actionnaires, il y a quelques années, que vous vous félicitiez d’avoir une croissance organique. Quelles sont vos perspectives ?

J’en termine par le plan de rachat d’actions, de 50 millions d’euros, que vous venez de déclencher. Quel est votre objectif ?

M. Didier Martin. Monsieur Mérigot, vous avez parlé des fournisseurs. Pourriez-vous également nous expliquer vos relations avec les laboratoires d’analyses médicales ? L’ouvrage de M. Castanet évoque des droits de présentation et des partages d’honoraires.

Madame la directrice générale, je vous remercie pour votre ton, qui tranche beaucoup avec celui de M. Brdenk hier soir.

M. Nicolas Mérigot. Nous travaillons aussi avec les laboratoires de biologie médicale dans le cadre d’appels d’offres, qui sont assortis de cahiers des charges structurés autour d’objectifs professionnels, notamment le délai de rendu – c’est un facteur clef, en milieu hospitalier ou dans le secteur médico-social, pour pouvoir prendre rapidement des décisions de transfert ou réaliser des ajustements thérapeutiques. Les critères sont très objectifs et très transparents.

Nous assurons, pas partout mais tout de même dans de nombreux établissements, la phase préanalytique, à savoir l’identification des résidents, le prélèvement, l’étiquetage et la mise en forme du dispositif de transport. Un prix y est attaché : les laboratoires de biologie médicale nous paient pour cette prestation réalisée pour leur compte, dans le cadre de contrats d’exercice, comme il en existe entre différents professionnels de santé. Ce sont des contrats d’exercice tout à fait classiques, qui peuvent être transmis aux Ordres ou aux ARS si on nous le demande. Il ne s’agit pas du tout d’un droit de présentation : nous ne considérons pas nos résidents comme une patientèle qui nous appartiendrait et que nous monétiserions.

Cela vaut également pour d’autres activités, non médicales – Mme Dubié a ainsi parlé des coiffeurs et des esthéticiennes. Nous leur facturons des loyers, et non des droits d’entrée. Nous n’avons pas de droits commerciaux sur nos résidents.

Mme Sophie Boissard. Je me suis peut-être mal exprimée, monsieur Vallaud. Je partage tout à fait ce que vous avez dit au sujet du choc anthropologique auquel nous sommes confrontés, et je ne prétends pas, à rebours du haro sur le lucratif, que celui-ci serait l’unique solution. Sur ces sujets très sensibles, qui renvoient à des parcours de vie et à des sensibilités différentes, il est très important qu’il y ait du choix. Nous avons besoin de plusieurs solutions dans les bassins de vie ; le pire serait de n’en avoir qu’une. Il faut garder de la pluralité.

Même si nous sommes une entreprise commerciale et même si nous n’avons pas de mission de service public, je suis convaincue que nous exerçons une activité d’intérêt général. J’en veux pour preuve le fait qu’entre 12 et 13 % des chambres relevant du réseau médico-social de Korian en France sont habilitées à l’aide sociale. C’est très important au regard de l’objectif de mixité que vous avez mis en avant. Nous pouvons accueillir, et nous accueillons des personnes dont le niveau de fortune et la situation personnelle peuvent être très différents. Je partage l’idée que la diversité et la mixité sont nécessaires.

Claude Évin, qui a dirigé l’ARS d’Île-de-France, a dit à la presse qu’il avait déclenché une alerte en 2014. Je peux vous dire ce que je sais – je n’étais pas dans le groupe à cette époque. Les échanges qui ont eu lieu s’inscrivaient dans le cadre du forfait, de 2,32 euros par lit, dont nous avons parlé tout à l’heure. L’ARS s’était demandé comment il était possible que l’on dépense toujours 2,32 euros par personne, quelles que soient les situations – c’était le mode de calcul dans le système tarifaire qui était alors appliqué, pour une raison que j’ignore. Je précise que les personnes qui ont instauré ce dispositif sont tout à fait honorables, et que je n’ai pas de raison de penser qu’il était illégal.

À l’issue des échanges avec l’ARS, qui ont duré plusieurs mois, si j’en crois nos archives, et qui se sont notamment traduits par la présentation des factures des dispositifs médicaux achetés, l’ARS a considéré qu’il n’y avait pas de surfacturation ou de sous-consommation de l’enveloppe allouée. Il faut ajouter que les dotations « soins et dépendance » ont toujours été nettement inférieures aux dépenses, notamment de personnel, en Île-de-France. C’est le cas dans notre groupe, mais aussi chez beaucoup d’autres acteurs à but lucratif, me semble-t-il. Le système était déficitaire : les établissements du groupe Korian percevaient moins que ce qu’ils dépensaient. En réalité, la question du forfait de 2,32 euros était donc assez secondaire.

J’ai également découvert dans la presse la demande d’une vision nationale des contrats de référencement et des relations nouées par les groupes présents dans plusieurs régions. Nicolas Mérigot l’a dit : il faudrait aller vers un CPOM national. La situation serait ainsi beaucoup plus claire. Comme la Cour des comptes l’a souligné, toute une série de fonctionnalités et d’appuis sont mutualisés dans les structures multirégions, et ce n’est pas propre au secteur lucratif : c’est également vrai dans les réseaux associatifs nationaux. Il serait logique de prendre en compte cette réalité dans une sorte de CPOM cadre.

S’agissant des contrôles réalisés depuis 2016, nous avons donné les chiffres. On en compte entre une dizaine et une vingtaine par an. Je ne me permettrai pas de dire si c’est suffisant et si les compétences sont là. Néanmoins, vu le nombre d’établissements médico-sociaux et tout le travail à faire, je pense qu’il faudrait passer par un système d’accréditation placé sous l’égide des ARS et dans le cadre duquel ces dernières pourraient faire intervenir des opérateurs spécialisés pour les aider à réaliser les contrôles d’une manière beaucoup plus régulière.

Je le redis : il faut évidemment des contrôles, notamment inopinés, dès lors qu’il existe des raisons de penser que quelque chose ne va pas. De tels contrôles inopinés ont lieu. Nous devons en avoir un ou deux par an, en général à la suite d’un signalement ou d’une plainte. Par ailleurs, je suis persuadée que la formation, la culture et la vigilance sont des éléments clefs dans nos métiers et que la gouvernance locale est suffisamment robuste pour permettre de repérer très tôt les dysfonctionnements – car il y en a –, grâce aux signaux faibles, et d’intervenir localement de la manière la plus préventive possible. Pour cela, il faut de la transparence, de la formation et beaucoup de dialogue.

En ce qui concerne le renforcement de la gouvernance, ce que vous avez dit me paraît intéressant et pertinent, madame Firmin Le Bodo. Il n’y a pas, à proprement parler, de conseils d’administration dans nos établissements, ce qui est un problème selon moi. Les CVS pourraient jouer plus largement ce rôle si on les transformait en conseils de parties prenantes. Ils serviraient de lieu pour examiner les indicateurs de qualité en matière de soins, les résultats obtenus dans le cadre des audits et des accréditations et les réponses aux enquêtes de satisfaction qui sont régulièrement menées.

Nous faisons chaque année une enquête complète dans les maisons de retraite, sur la base d’un questionnaire destiné à la fois aux résidents en mesure de s’exprimer et aux familles. Près de 40 % d’entre elles ont répondu au dernier questionnaire, ce qui est considérable. Ces enquêtes permettent de voir ce qui va bien mais aussi les améliorations à apporter. Par ailleurs, nous demandons aux gens s’ils recommanderaient vraiment l’établissement. Nous considérons que la réponse est positive lorsque la note attribuée est au moins de 8 sur une échelle allant jusqu’à 10 – en dessous, nous considérons que ce n’est pas une vraie recommandation.

Cette sorte de photo est en général prise au dernier trimestre. Nous réalisons également une enquête systématique, sur le même modèle, à l’issue d’un mois de séjour, afin de prendre la température. Nous avons recours à Ipsos, qui dispose de bases de données permettant de faire des comparaisons à la fois avec d’autres acteurs du grand âge et dans les sept pays où nous sommes implantés. Nous publions les résultats dans notre rapport annuel et nous les présentons dans chaque établissement. Voilà notre outil de mesure : je ne prétends pas qu’il est parfait, mais il me semble important.

Y a-t-il de la place pour un nouveau métier de responsable des relations avec les familles ? Oui, et nous avons commencé à le mettre en place. Notre objectif est d’installer partout, que ce soit auprès du directeur ou de la directrice de l’établissement, auprès de l’infirmier coordinateur ou de l’infirmière coordinatrice ou auprès de la personne qui gère toute la partie administrative, une personne vraiment dédiée à ce sujet, un interlocuteur naturel des familles pour résoudre ou prévenir tous les problèmes liés à la vie quotidienne dans l’établissement.

J’ai répondu à votre dernière question, madame Six, lorsque j’ai parlé des enquêtes de satisfaction.

Ai-je dénoncé un manque de financements publics ? Je ne me le permettrais pas. J’ai juste voulu dire qu’il faut prendre en compte le coût lorsqu’on parle du ratio de personnels présents. La loi ASV a permis d’augmenter significativement les dotations pour les soins, ce qui est vraiment positif et je ne voudrais pas qu’on l’oublie. Si on veut aller plus loin, vers un ratio de 8 pour 10, de 1 pour 1 ou de 1,2 pour 1 – j’ai évoqué les Pays-Bas où nous avons plusieurs structures, de petite taille, étant entendu qu’avoir 25 ou 30 lits produit une ambiance très différente, beaucoup plus familiale –, cela implique d’autres niveaux de financement. Pour continuer à faire progresser la rémunération des soignants, ce qui est un facteur d’attractivité important, il faut aussi le financement correspondant.

Aux Pays-Bas, les montants ne sont pas de 60 euros par lit et par jour en moyenne, mais de 200 euros, avec des contreparties très claires, en matière de taux d’encadrement – un ratio de 1,2 pour 1, dans des structures de bien plus petite taille – ou du point de vue des formations. Il y a un prix. Je pense qu’on ne peut pas demander aujourd’hui aux résidents ou aux familles de financer le complément. Il faut plutôt se demander ce qu’on veut pousser vers le secteur sanitaire et ce qu’on veut pousser vers un secteur médico-social adapté aux problématiques du grand âge et de l’accompagnement.

Je reviens sur la question des droits d’entrée ou de la « dîme » qui a été posée par Mme Dubié. Ce genre de pratique n’existe pas chez nous. En revanche, il est logique que des personnes qui privatisent régulièrement une partie d’un établissement, comme les coiffeurs, apportent une contribution à due proportion de leur utilisation.

Vous m’avez demandé ce que changerait le passage sous un statut d’entreprise à mission. Les institutions représentatives du personnel, en particulier le comité social et économique central (CSEC) français et le comité d’entreprise européen, se sont dites très favorables à une telle évolution. Nous nous étions déjà posé la question après l’adoption de la loi PACTE. Être une entreprise à mission implique d’être clair concernant sa raison d’être, sa mission, qui est inscrite dans les statuts.

À l’issue d’un travail auquel nos collaborateurs et nos conseils de parties prenantes, lorsqu’ils existent, ont été largement associés, nous avons abouti à la formulation suivante : soigner et accompagner les personnes âgées et fragiles et leurs proches, dans le respect de leur dignité, et contribuer à leur qualité de vie. Cette mission embrasse ce que nous faisons dans les maisons de retraite médicalisées, à domicile et dans les établissements de santé spécialisés – nous en avons beaucoup –, qui accompagnent, mais surtout soignent, dans la perspective d’un retour à une vie aussi autonome que possible. Il nous paraît important d’indiquer que nous sommes là pour les patients, pour les résidents, mais aussi dans une large mesure pour les aidants : nous leur offrons un répit, en servant de relais. Par ailleurs, les notions de dignité et de qualité de vie nous semblent essentielles. Il faut voir si c’est la bonne formulation et comment la traduire dans d’autres langues – ce ne sont pas des questions simples – mais notre raison d’être est définie et nous la suivons.

À côté du conseil d’administration, qui est très présent chez nous, et de ses comités spécialisés – nous avons notamment un comité éthique, qualité et RSE, qui siège tous les trimestres et qui regarde les indicateurs de qualité dont j’ai parlé, ainsi que les événements indésirables graves, même s’il ne le fait pas d’une manière individuelle, puisqu’il s’intéresse à la façon dont les audits se déroulent, aux principaux enseignements et aux risques –, une entreprise à mission est dotée d’un comité de mission, qui est le garant du fait que l’entreprise agit fidèlement à sa mission. Ce comité compte des représentants du personnel et des représentants des parties prenantes externes, et il a des moyens d’audit.

Il mène des audits non pas sur les situations individuelles mais sur l’ensemble de la gouvernance, afin de s’assurer que l’organisation fait ce qu’elle dit et réalise ses meilleurs efforts pour être fidèle à la raison d’être qu’elle s’est donnée et pour tenir ses engagements. Par ailleurs, le comité de mission rapporte publiquement chaque année, devant l’assemblée générale des actionnaires et dans le rapport d’activité, ce qu’il en est, c’est-à-dire ce qui va bien et ce qui va moins bien. Pour cela, je le répète, le comité de mission dispose de moyens d’audit et de certification indépendants.

Je pense que c’est plutôt la bonne direction à suivre, même si la question de la maturité peut se poser, s’agissant de la construction du comité de mission. Il ne s’agit nullement d’une martingale, mais cela va dans le sens d’une gouvernance très robuste et très saine.

J’en viens à la question portant sur les frais de siège, c’est-à-dire en gros le coût des fonctions centrales et support. Ces frais représentent à peu près 4 % du chiffre d’affaires.

M. Dharréville m’a demandé si nous avions des contrats précaires. C’est le cas, malheureusement, non parce que nous le souhaitons mais parce que nous devons recourir à des contrats à durée déterminée pour remplacer les absences prévues ou inopinées et assurer la continuité de notre activité. Par ailleurs, certaines personnes, avec lesquelles nous travaillons parfois depuis longtemps et très bien, ne veulent pas d’un CDI, pour de multiples raisons – par exemple parce qu’elles ont déjà un CDI dans une autre structure. Avons-nous été condamnés pour recours abusif à des contrats précaires ? Nous l’avons été une fois, pour des faits remontant à 2015. Voilà ce que je peux vous dire, sous le contrôle de Nadège Plou.

Pratiquons-nous un rationnement ? Absolument pas, je l’ai dit, qu’il s’agisse d’alimentation ou d’équipement. Si des faits de rationnement me sont rapportés, je considère que cela constitue une faute : c’est de la maltraitance, et les conséquences doivent en être tirées.

Un tiers du capital de la société est entre les mains de Crédit agricole assurances et de Malakoff Humanis, qui sont nos deux premiers actionnaires. Figurent aussi parmi les actionnaires la Caisse des dépôts et consignations et des fonds tels que Sycomore, qui sont très tournés vers les critères ESG – environnementaux, sociaux et de gouvernance. Pourquoi investissent-ils dans Korian ? Sans parler à leur place, je peux vous dire ce qui anime Crédit agricole assurances, qui est présent dans les territoires, auprès de populations qui vieillissent : cet actionnaire considère que son rôle est aussi de faire en sorte qu’il y ait partout des solutions de proximité et de qualité pour assurer ce bien essentiel et supérieur qu’est la santé. C’est pour cette raison que le Crédit agricole est présent à notre capital depuis quatorze ans et qu’il accompagne la société – il l’a beaucoup fait en ce qui concerne notre diversification.

En effet, Korian, c’est aussi Petits-fils, et ses 220 agences présentes dans des villes, notamment moyennes, et de plus en plus dans des zones rurales, et c’est également Âges & Vie. Sans le Crédit agricole et la Caisse des dépôts et consignations, nous n’en serions pas là. Nous avons un petit véhicule d’investissement, de 300 millions d’euros – et nous allons en remettre 400 – qui nous a permis de construire des habitats inclusifs, des colocations de seize personnes dans des petits bourgs ou des villages, avec deux auxiliaires de vie qui habitent sur place, en compagnie de leurs enfants, et des collaborateurs qui se relaient. Ces colocations sont destinées à des personnes fragiles, isolées, mais pas dépendantes, notamment sur le plan cognitif.

Nous avons des actionnaires qui soutiennent vraiment nos investissements. En 2020 – nous n’avons pas encore approuvé les chiffres de 2021 –, Korian a réalisé 1,8 milliard d’euros de chiffre d’affaires en France. La même année, 1,1 milliard d’euros ont été consacrés aux salaires et aux charges, soit près de 60 % du total, et 500 millions aux achats externes et aux loyers – en effet, nous ne sommes propriétaires que d’un quart de notre parc. Le résultat net, déduction faite des impôts, des frais financiers et des frais de siège, représente 4 % du chiffre d’affaires. À l’échelle du groupe, le chiffre d’affaires s’élevait à 3,8 milliards d’euros en 2020 et nous avons versé 30 millions d’euros de dividendes, dont 15 millions ont été réinvestis par les actionnaires, puisqu’ils ont été payés en actions – ils ont en fait remis de l’argent dans le capital de la société. Au cours de la même année, nous avons investi 400 millions d’euros en France dans le médico-social, dans les cliniques et dans Âge & Vie. Vous voyez que nos actionnaires n’ont vraiment pas une approche prédatrice.

Notre résultat net est plus faible – on m’a suffisamment dit que Korian n’était pas assez profitable… – que celui des autres groupes qui œuvrent dans le même secteur, et notre niveau d’investissement est beaucoup plus important. Je peux le faire parce que j’ai la chance d’avoir des actionnaires qui ont une vision de long terme et qui veulent absolument que le secteur se développe sur le plan de la qualité et dans la durée.

À titre de comparaison, le résultat net d’une entreprise industrielle comme Michelin était de 9 % de son chiffre d’affaires avant la crise. Pour notre part, nous investissons 400 millions en France sur un chiffre d’affaires de moins de 2 milliards, ce qui est considérable. Je ne sais pas si vous connaissez beaucoup d’acteurs qui en font autant. Ces 400 millions sont investis dans la rénovation de notre parc ou dans les systèmes d’information.

Notre résultat net est nettement inférieur à 5 % en France et à 3 % au niveau du groupe. Si nous n’étions pas bénéficiaires, néanmoins, nous ne pourrions pas garder durablement nos actionnaires. Ils ont eux-mêmes besoin de servir leurs actionnaires ou leurs assurés, même s’ils ont une vision de long terme, et nous avons besoin d’argent pour pouvoir rénover le secteur, le transformer. Chacun a évidemment le droit d’avoir sa propre opinion, mais il me semble qu’on peut parler de bénéfice raisonnable – et je trouve que c’est une notion qui a un sens dans notre secteur.

Mme Jeanine Dubié. Vous parlez de bénéfice raisonnable : peut-on le définir, l’encadrer, de manière à éviter les dérives ou doit-on s’en remettre au choix moral de chaque groupe ?

Mme Sophie Boissard. Je suis convaincue que si nous adoptons le statut d’entreprise à mission, le renforcement de la gouvernance et les objectifs sociaux que l’entreprise se donnera pour mission d’atteindre imposeront une forme d’autodiscipline. On le voit bien, dans notre secteur, la réputation de l’entreprise et l’appréciation portée sur la manière dont elle assume sa responsabilité sociétale sont critiques : aucun investisseur sérieux ne veut se trouver au capital d’une société qui ne remplirait pas sa mission. Il y va du pacte de confiance, qui me paraît plus important que la définition d’un niveau de bénéfice raisonnable, niveau qui pourrait, en outre, varier au fil du temps. Je mise donc plutôt sur le statut d’entreprise à mission et, surtout, sur la qualité de la gouvernance.

Quant à mes objectifs, ils sont liés, pour moitié, aux performances économiques de la société – à savoir le chiffre d’affaires, la marge opérationnelle, qui permet de financer les investissements, et le « cash », c’est-à-dire le fait d’avoir de l’argent disponible pour que les investissements puissent être réalisés sans mettre en péril, compte tenu du niveau d’endettement, la soutenabilité de la structure financière de la société – et, pour l’autre moitié – c’est moins classique –, à des appréciations qualitatives. Celles-ci résultent des enquêtes de satisfaction réalisées auprès des résidents et des familles, d’indicateurs de ressources humaines, tels que le nombre de personnes engagées en formation qualifiante – notre objectif est que 10 % de l’effectif suivent une telle formation –, l’évolution de l’absentéisme – cette année, le nombre des accidents du travail avec arrêt – et, surtout, l’évolution de l’ancienneté moyenne de nos collaborateurs, qui traduit notre capacité à fidéliser. Depuis que nous la mesurons, cette ancienneté moyenne a progressé de plus d’un an, pour atteindre, en France, près de huit ans. Nous parvenons donc à fidéliser un noyau très stable de personnels, qui forment la colonne vertébrale de nos établissements. Nous nous sommes fixés, en outre, des objectifs en matière de certification qualité – j’en ai parlé – et de réduction de notre empreinte carbone, compte tenu de l’emprise de nos bâtiments et de notre production de déchets.

Enfin, nous avons lancé un programme de rachat d’actions car mon objectif est que nos collaborateurs deviennent des actionnaires de l’entreprise et participent, même symboliquement, au processus de décision en qualité de copropriétaires de l’entité à laquelle ils consacrent beaucoup d’énergie.

M. Alain Ramadier. Je tiens, madame Boissard, à saluer à mon tour le ton de votre intervention ainsi que la transparence et la précision des éléments que vous nous communiquez.

La parution du livre Les Fossoyeurs aura permis de libérer la parole sur les graves manquements et dysfonctionnements constatés dans de nombreux EHPAD. Il n’est pas question ici de faire œuvre de justice mais, après la révélation de cas de maltraitance au sein de ces établissements, il paraît légitime que la représentation nationale vous interroge.

Vous avez mentionné les contrôles internes, mais qu’en est-il de ceux qui sont effectués par les agences régionales de santé ? Combien les ARS ont-elles réalisé de contrôles ? Vous ont-elles systématiquement prévenus ? Quelles suites donnez-vous à ces différents contrôles ?

Enfin, quelle est la part des CDD et celle des CDI au sein de vos établissements ? Quel est le niveau de qualification des effectifs et quelle est votre politique en matière de remplacement des personnels absents ?

Mme Charlotte Parmentier-Lecocq. Je veux tout d’abord exprimer mon soutien total aux professionnels du grand âge, qui sont tous entachés par le scandale lié à la parution du livre de Victor Castanet. S’ils sont avérés, les faits dénoncés sont très graves, mais il ne faut pas mettre tous les établissements dans le même panier : la plupart des professionnels s’occupent de nos aînés avec beaucoup de dévouement et de bienveillance.

Le livre soulève notamment le problème important de l’entrave à la parole des professionnels qui peuvent être témoins de dysfonctionnements. Je souhaiterais donc savoir comment les remontées du terrain et les alertes lancées par les salariés sont prises en compte dans votre groupe.

Par ailleurs, quel est le niveau du turnover, notamment sur les postes de direction d’établissement ?

Enfin, pouvez-vous nous donner quelques éclairages sur le dialogue social au sein de votre groupe ? Existe-t-il un « syndicat maison » ou travaillez-vous avec les organisations professionnelles représentatives ? Quelles sont les modalités de vos échanges avec les partenaires sociaux sur la bientraitance ?

M. Thierry Michels. Je souhaite pour ma part revenir sur le système qualité, qui permet précisément de prévenir des drames tels que ceux qui sont dénoncés dans le livre de M. Castanet.

À ce propos, je note que, dans votre rapport annuel 2020, vous estimez que les risques opérationnels liés aux soins et à la prise en charge sont élevés, quand les dirigeants d’Orpea jugent quant à eux ces risques modérés. Lorsqu’on sait ce qu’il en est, cela donne à réfléchir…

À la lumière du choc provoqué par ces révélations – et je m’associe à la reconnaissance que mes collègues ont témoignée aux personnes qui prennent soin de nos aînés –, quelles sont les transformations que vous envisagez de réaliser pour poursuivre dans la voie de la qualité ? Je relève, par exemple, que 11 % de vos établissements sont certifiés ISO 9001. C’est bien, mais c’est peu !

M. Jean-Louis Touraine. Je vous remercie à mon tour pour les informations que vous nous communiquez et pour votre effort de transparence, et vous demande de bien vouloir transmettre aux professionnels de vos établissements la reconnaissance que nous inspire leur dévouement.

Je me bornerai à vous interroger sur deux épisodes qui ont défrayé la chronique lyonnaise ces dernières années ; je souhaiterais savoir quelles leçons en ont été tirées et les corrections qui ont été apportées.

Tout d’abord, entre le 23 décembre 2016 et le 7 janvier 2017, 73 des 110 résidents de la résidence Korian Berthelot ont contracté la grippe : 13 d’entre eux sont décédés en moins de deux semaines, sept autres ont dû être hospitalisés. Dans son rapport, l’Inspection générale des affaires sociales relève que le taux de vaccination des résidents n’était que de 38 %, alors qu’il aurait dû être d’au moins 50 % – ce qui paraît peu, du reste. Il se trouve que la part des personnels vaccinés était, elle aussi, très faible : de l’ordre de 20 %. Certes, depuis un décret de 2006, les soignants ne sont plus soumis à l’obligation vaccinale. Mais il est très dommageable que le taux de vaccination des personnels de cet établissement ait été si bas, car on a pu établir que ces derniers avaient été à l’origine de la contamination des résidents. Des efforts ont-ils été consentis depuis pour améliorer le taux de vaccination des résidents et des personnels ?

Plus récemment, un homme est mort, dans des conditions douloureuses, de déshydratation prolongée bien que sa fille ait insisté sur la dégradation de l’état de son père. Enfin, une femme qui avait été oubliée à plusieurs reprises dans les couloirs de sa résidence a renoncé à se rendre au restaurant, donc à s’alimenter, de peur qu’on l’oublie à nouveau. Je suppose que ces cas ont été portés à votre connaissance. Vous ont-ils conduits à apporter des corrections ?

M. Marc Delatte. Dans notre société, le care, c’est-à-dire le soin, est dévalorisé au profit du cure, c’est-à-dire d’une surmédicalisation.

Levinas disait que l’indifférence nie la vie. Avez-vous favorisé ou suscité, au sein de votre groupe, l’émergence de cellules éthiques, éventuellement en relation avec les espaces régionaux d’éthique ? Cette piste vous semble-t-elle devoir être explorée et ce type de dispositif être étendu à l’ensemble des établissements médico-sociaux, qu’ils soient lucratifs ou non ? Si tel est le cas, le groupement hospitalier de territoire (GHT) est-il l’échelon pertinent ?

Notre société se grandit en acceptant ses fragilités.

M. Nicolas Mérigot. Monsieur Ramadier, les contrôles que nous avons mentionnés tout à l’heure sont en fait ceux des ARS : ils ont été au nombre de treize en 2018, dix en 2019, sept en 2020 et sept en 2021 – ces deux dernières années n’étant pas représentatives du fait de la pandémie.

Ces inspections sont rarement inopinées : on nous en informe et on nous adresse la lettre de mission correspondante. Elles sont de grande qualité : plusieurs inspecteurs y participent, dont un médecin, qui connaissent très bien le fonctionnement des établissements sanitaires et médico-sociaux. Leur rapport recense les points de non-conformité et comporte des observations et recommandations. Pour chaque point, nous apportons les réponses, menons les actions correctrices et fournissons la documentation complémentaire. À l’issue de ces échanges, l’ARS nous adresse un courrier par lequel elle nous informe de la fin de l’inspection. Je ferai toutefois un reproche à la procédure actuelle : l’ARS clôture très rarement les dossiers ; nous souhaiterions que la fin du contrôle soit davantage formalisée, par l’envoi d’un courrier.

Nous sommes également contrôlés, au même titre que toute autre entreprise, par l’inspection du travail, la direction départementale de la protection des populations (DDPP), la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) et la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE).

Nous effectuons par ailleurs des contrôles internes. Le premier niveau de contrôle consiste à suivre un certain nombre d’indicateurs très concrets : chaque résident est-il bien pesé au moins une fois par mois ? A-t-il bien réalisé un bilan cognitif ? Le délai de réponse à l’appel d’un patient, qui doit être tout au plus de dix minutes, est-il bien respecté ? Le management doit faire vivre les échanges entre les équipes locales sur ces indicateurs.

Ensuite, un système d’audit à 360° permet de passer en revue tous les processus de l’entreprise, de formuler des observations, à la manière d’un contrôleur externe, et de mettre en œuvre des plans d’action dans les établissements les moins bien notés, plans dont je m’assure de l’application chaque mois, dans le cadre du comité de suivi de la qualité, jusqu’à ce que le niveau requis soit atteint.

Par ailleurs, nous sommes convaincus que la prise en charge individuelle est très importante. Aussi tous les établissements doivent-ils réaliser, chaque année, un autocontrôle qui porte sur le circuit du médicament, la qualité des soins, l’hygiène… Et, sur le fondement de ces autoévaluations, la direction médicale les aide à progresser, car c’est ce qui nous importe.

En ce qui concerne la liberté des personnels, un professionnel de santé a pour première obligation, lorsqu’il constate une défaillance ou un problème, de déclarer un événement indésirable grave. Chez Korian, il doit faire une double déclaration : auprès de l’ARS et sur la plateforme du groupe, de façon que nous puissions juger de la criticité de l’événement, le qualifier et, là encore, en assurer le suivi, en analyser les causes et en tirer les conséquences. Ces conséquences sont diverses : on peut prévoir une formation complémentaire, un changement de matériel ou de méthode de travail, voire licencier des personnels. L’an dernier, trente-cinq événements indésirables graves correspondant à des cas de maltraitance ont été signalés : dix-neuf d’entre eux étaient d’une gravité telle qu’ils relevaient d’une infraction pénale et qu’il était donc de notre devoir de les révéler, en toute transparence, au procureur de la République. Nous pouvons avoir des doutes, mais nous considérons que c’est au procureur de décider ce qu’il en est.

Dans nos établissements, nous favorisons la culture de l’expression, l’échange, la transparence. Bien entendu, nous appliquons l’ensemble des dispositifs imposés par les lois Sapin, que votre assemblée vient du reste de renforcer. Nous y sommes très favorables : les lanceurs d’alerte doivent être protégés et pouvoir s’exprimer, mais il faut éviter les règlements de comptes ou le recours à ce type de procédure pour régler des situations conflictuelles. Vos travaux veillent à cet équilibre. Chez nous, le processus est le suivant : les alertes sont instruites par la directrice de la compliance et de l’éthique, qui est parfaitement autonome et se trouve hors de la hiérarchie opérationnelle. Nous pouvons aller jusqu’à faire appel – ce fut le cas cette année – à un cabinet extérieur pour qu’il auditionne les personnes concernées et analyse la situation afin que je puisse comprendre ce qui s’est réellement passé et, le cas échéant, prendre les sanctions disciplinaires qui s’imposent.

Le risque de maltraitance existe : il est inhérent à notre activité. C’est pourquoi nous cherchons à favoriser une culture de la prévention et à disposer d’outils qui permettent de faire remonter les dysfonctionnements et, surtout – dans la logique de la certification ISO, de l’assurance qualité ou de l’accréditation –, d’analyser leurs causes et d’en tirer les conséquences pour nos organisations, de sorte que les faits ne se répètent plus, en tout cas que leur portée ou leur fréquence soit moindre.

Mme Sophie Boissard. Dans nos établissements, le taux de CDD est en moyenne de l’ordre de 20 %. C’est trop, mais cela correspond au marché du travail actuel.

Quant à la politique de remplacement, elle diffère selon que l’absence est imprévue ou programmée – vacances, congé maternité ou maladie longue. Bien entendu, toutes les absences programmées, qui peuvent être anticipées, donnent lieu à un remplacement. Les absences de dernière minute, beaucoup plus difficiles à remplacer au pied levé, sont le cauchemar des directeurs et des infirmiers coordinateurs. C’est pourquoi, en 2018, nous avons décidé, dans le cadre d’un accord signé avec deux des principales organisations syndicales, d’internaliser les remplacements en créant, pour les fonctions soignantes, des contrats permanents supplémentaires, appelés CDI d’appui. Un tel dispositif implique cependant de revoir l’organisation, l’affectation des uns et des autres… Sa mise en œuvre a donc nécessité une conduite du changement ; elle est intervenue juste avant la pandémie, et nous allons bien entendu poursuivre dans cette voie.

Madame Parmentier-Lecocq, je vous remercie pour les mots de soutien très chaleureux que vous avez eus, ainsi que plusieurs de vos collègues, pour les professionnels : ceux d’entre eux qui nous écoutent y seront très sensibles.

En ce qui concerne les entraves à la parole, Nicolas Mérigot a décrit assez précisément le système de recueil des alertes. J’ajouterai, et cela fait écho à votre autre question, que nous avons à cœur de permettre un dialogue social sain, au plus près de chaque établissement. L’accord qui vaut pour Korian en France prévoit un ou deux représentants de proximité dans chacun des sites. Depuis un an et demi, ces représentants sont formés, ainsi que les directeurs de site et d’établissement, à la conduite de ce dialogue. Il s’agit, lorsqu’on fait le point mensuellement sur la situation de l’établissement, d’oser se dire les choses et de transmettre les signaux d’alerte. C’est un élément très important de la gouvernance saine que j’évoquais tout à l’heure.

Outre ce tissu très important de représentants de proximité, le groupe comprend sept comités d’entreprise régionaux et sectoriels. Nous avons ainsi un comité médico-social et un comité sanitaire par région, un comité pour les fonctions centrales, un comité commun pour l’ensemble de l’unité économique et sociale France et un comité d’entreprise européen, qui se renforcera à la faveur de la transformation, sur le plan juridique, de l’entreprise en société européenne. De nombreux soignants siègent dans ce comité européen, qui a spontanément voulu se saisir des questions de santé et de sécurité au travail et de qualité des soins, avec l’idée que cette instance peut être un lieu d’échange des bonnes pratiques et des recommandations. Cette démarche me paraît intéressante.

En France, les organisations syndicales présentes sont dans l’ordre décroissant de leurs résultats aux dernières élections : l’UNSA, qui a recueilli 32 % des voix, la CGT, qui a recueilli un peu moins de 27 % des voix, la CFDT, 25,2 % des voix, et FO, 16 % des voix. Nous n’avons évidemment pas de « syndicat maison » ; je ne sais même pas ce que cela signifie. Du reste, il est important, pour la qualité du dialogue, de bénéficier de la connaissance très approfondie qu’ont les fédérations des besoins du secteur, notamment en matière de formation et de santé et de sécurité au travail. Elles ont évidemment beaucoup à dire pour soutenir leurs propres représentants dans l’entreprise, compte tenu de la place qu’occupe notre groupe dans le secteur.

Le turnover est de 18 % ; c’est encore beaucoup. C’est la raison pour laquelle nous mesurons l’ancienneté moyenne. On constate en effet que le personnel d’un établissement se compose, d’une part, de gens très fidèles, qui en forment l’ossature, et, d’autre part, d’entrants et de sortants, ce turnover correspondant à la démographie et aux aspirations des jeunes soignants. La mesure du seul turnover ne reflète donc pas la stabilité et la solidité d’une équipe. Concernant les directeurs, le turnover est de 10 %. Je dois avouer que la période de la crise sanitaire a été très difficile ; il faut prendre en considération la charge mentale, qui a été lourde dans le secteur de la santé.

M. Nicolas Mérigot. J’ajoute que le choix d’une représentation à différents niveaux nous permet de gérer la politique de ressources humaines sur la base d’accords. Nous en avons conclu six en 2020 et quatre en 2021. Je citerai l’accord sur l’intéressement – qui est en partie fondé sur la baisse de l’absentéisme, c’est-à-dire sur la solidarité des équipes –, le renouvellement de l’accord sur les travailleurs handicapés, qui a été signé à l’unanimité, et l’accord sur la santé et la sécurité au travail, qui a également été signé à l’unanimité, en mai dernier, et qui est en cours de déploiement. Huit préventeurs sont chargés d’analyser les risques de santé au travail afin de réduire les facteurs de risque et travaillent, par exemple, avec la direction des achats, afin que les personnels bénéficient des matériels les plus adaptés au transfert et à la manipulation des résidents. Par ailleurs, nous entamerons, en 2022, une négociation collective sur l’organisation du travail, qui est un élément-clé pour retenir les personnels dans ce métier.

Monsieur Touraine, je n’ai pas connaissance des deux derniers cas que vous avez cités. Quant à l’épisode tragique de la contamination par le virus de la grippe, il nous a permis de développer une culture vaccinale. Ainsi, le taux de vaccination antigrippale des résidents est actuellement légèrement supérieur à 90 % ; celui des professionnels reste en deçà, autour de 60 %. Nous anticipons très largement les campagnes de vaccination et nous nous efforçons, sur le terrain, de convaincre les résidents et leurs familles de se faire vacciner.

Mme Sophie Boissard. La tragédie survenue à la résidence Berthelot est due à un début d’épidémie précoce – qui plus est lors des fêtes de Noël, pendant lesquelles les allées et venues sont nombreuses – dans un site qui avait tardé à accélérer la campagne de vaccination. Désormais, selon les bonnes pratiques – elles nous ont d’ailleurs permis de réussir la campagne contre le covid-19 –, les campagnes vaccinales sont anticipées très tôt et les approvisionnements en vaccins sont pilotés au niveau central, afin que que nous ne soyons pas surpris par une arrivée précoce de la grippe. J’ajoute que c’est dans le cadre de cette réflexion que nous avons déployé les infirmiers référents en hygiène, qui seront le fer de lance de la certification.

Monsieur Michels, le système qualité est, vous l’aurez compris, une priorité très forte. S’agissant de la certification ISO 9001, notre objectif est d’atteindre le taux de 100 % d’ici à 2023. Mais la démarche de certification est désormais entièrement achetée. En fait, elle est appliquée depuis très longtemps dans nos établissements italiens, et nous avons réalisé qu’elle était transposable dans chacun des autres pays du groupe. Du reste, le témoignage positif des établissements italiens a beaucoup aidé les établissements français à surmonter leurs préventions.

Nous allons également travailler à l’élaboration de labels spécialisés. Je pense notamment à un label européen sur la prise en charge des patients atteints de la maladie d’Alzheimer, qui inclura bien entendu les thérapies non médicamenteuses. Il s’agit de certifier nos établissements en prenant en considération la pratique des soignants, l’inclusion des familles dans le projet et le design des lieux – les projets d’investissement et de rénovation doivent s’inspirer de modèles d’organisation favorables au bien-être et à la sérénité des résidents.

Enfin, un système de qualité passe avant tout, dans nos métiers, par le partage d’une culture de l’attention et de la bienveillance à laquelle les personnes qui entrent dans l’entreprise doivent rapidement contribuer. Il s’agit de traduire concrètement, au quotidien, nos trois valeurs que sont la confiance, l’initiative et la responsabilité. Je crois beaucoup à une refonte complète des modalités de la formation : il s’agit de former sur site, dans le cadre de mises en situation, de jeux. Un rappel régulier des bonnes pratiques et de la charte éthique est probablement l’élément le plus important de la culture de qualité et d’excellence.

Monsieur Delatte, les espaces éthiques sont en effet très importants. Notre fondation s’est emparée de ce sujet pour travailler, en lien notamment avec Fabrice Gzil, professeur de philosophie et d’éthique, et le conseil scientifique, à la création d’un réseau d’espaces éthiques dans les établissements volontaires afin de faire rayonner cette approche localement. Cela doit-il se faire à l’échelon du GHT ou la maille doit-elle être plus fine ? Cela dépendra des territoires et des affinités locales. L’idée, en tout cas, est de proposer des questionnements et des démarches qui pourront être intégrés par la suite dans les référentiels partagés. Qu’il s’agisse de l’accompagnement palliatif, du respect de la vie intime des résidents ou de la relation avec le référent familial et les autres membres de la famille, nombre de situations soulèvent des questions qui doivent être traitées sereinement par l’équipe soignante, en formulant les dilemmes, avec l’aide d’un superviseur ou d’un sage, pour trouver la meilleure solution.

Mme Jeanine Dubié. S’agissant des frais de siège, vous avez indiqué que le montant prélevé sur les établissements était de 4 % du chiffre d’affaires. S’agit-il du chiffre d’affaires de l’établissement et, dans ce cas, ce prélèvement inclut-il l’ensemble des sections : hébergement, dépendance et soins ? Ou bien s’agit-il de 4 % du chiffre d’affaires du groupe ? Auquel cas je souhaiterais connaître la répartition entre les établissements.

M. Nicolas Mérigot. C’est bien 4 % du chiffre d’affaires du groupe, et cela ne pèse en rien sur les sections soins et dépendance. Au reste, on peut se demander s’il est normal que l’assurance qualité, le support d’une direction médicale ou, tout simplement, l’informatique médicale ne relèvent pas de la section soins ? Il est en effet difficile de soigner une personne sans circuit médical informatisé.

Mme Jeanine Dubié. C’est entendu, mais quel est le montant prélevé sur chaque établissement ? Y a-t-il une péréquation ?

M. Nicolas Mérigot. Il n’y a ni péréquation ni pourcentage : ce sont les résultats des sections hébergement qui remontent et financent le siège, où ils sont mutualisés. Les établissements bénéficient ainsi d’une enveloppe globale et peuvent, grâce à ce système très souple, gérer les investissements, les formations ou les recrutements complémentaires en dehors de la contrainte du résultat et en fonction de leurs seuls besoins. Ainsi, si nous décidons de rénover l’étage d’un établissement, ce n’est pas en fonction de la contrainte financière mais parce que des travaux sont nécessaires. C’est l’avantage d’un groupe : la mutualisation offre la possibilité d’utiliser les ressources disponibles au bénéfice des établissements au moment où ils en ont besoin.

Mme la présidente Fadila Khattabi. Je vous remercie l’une et l’autre pour vos réponses et pour le ton de vos interventions. Nos anciens méritent toute notre attention et notre protection. Nous sommes là, non pas pour juger, mais pour essayer de comprendre et, si besoin est, pour légiférer, dans l’intérêt général. Nous exerçons ainsi et notre mission de contrôle et, le cas échéant, notre mission de législateur.


jeudi 17 février 2022

1.   Table ronde avec des familles de résidents en établissement : Mme Sophie Mayer, M. Lionel Sajovic et Mme Isabelle Schwartz

Dans le cadre des auditions sur la situation dans certains établissements du groupe Orpea, la commission organise une table ronde avec des familles de résidents en établissement : Mme Sophie Mayer, M. Lionel Sajovic et Mme Isabelle Schwartz ([63]).

Mme la présidente Fadila Khattabi. Nous poursuivons notre cycle d’auditions sur la situation dans certains établissements du groupe Orpea, en consacrant notre matinée à entendre des familles de résidents, des associations et des avocats.

Après avoir reçu les dirigeants du groupe Orpea, ainsi que les acteurs chargés du contrôle des EHPAD – agences régionales de santé (ARS) et conseils départementaux – et, bien sûr, l’auteur de l’ouvrage Les Fossoyeurs, il est apparu indispensable de recueillir les témoignages des proches de résidents sur les dysfonctionnements, les difficultés rencontrées, voire sur les maltraitances subies dans ces établissements.

Au cours des dernières semaines, nous avons tous constaté une véritable libération de la parole, avec un afflux de signalements par les familles de résidents et par des salariés de ces établissements. Nombre de députés ont été destinataires de ces témoignages.

Notre commission est aussi une tribune qui doit permettre à cette parole et à cette souffrance de s’exprimer. Nous allons donc entendre ce matin plusieurs proches de résidents dans les établissements du groupe Orpea : Mme Sophie Mayer, M. Lionel Sajovic et Mme Isabelle Schwartz. Après vos interventions, je donnerai la parole à Agnès Firmin Le Bodo et à Valérie Six, deux des trois rapporteures de la mission « flash » sur la place des proches dans la vie des EHPAD.

Mme Isabelle Schwartz. Je tiens tout d’abord à vous remercier de me faire l’honneur d’apporter mon témoignage au sein de votre commission. Je témoigne en tant que fille d’une victime, Mme Monique Schwartz, qui séjournait à la résidence Le Corbusier du groupe Orpea, à Boulogne-Billancourt, du 9 mars au 30 juillet 2020.

Elle y était placée pour quelques mois, le temps de mettre en place un hébergement à domicile. Lors de son entrée, elle présentait de très légers troubles cognitifs et un début d’Alzheimer. Elle marchait seule, était autonome et allait aux toilettes ; elle avait bon appétit, elle était souriante et bavarde. Le 9 mars 2020, date de son admission dans cet EHPAD, marque le début de la descente aux enfers.

Je l’y ai laissée avec un immense sentiment de culpabilité, mais j’étais également sereine car la direction de cet établissement avait promis des soins attentifs, des repas chaleureux et délicieux ainsi que des activités ludiques. Ma mère était supposée vivre bichonnée et en toute sécurité – et je payais cher pour cela.

Le 11 mars 2020, survient le confinement. Je ne pouvais plus la voir. Seulement quelques appels téléphoniques en FaceTime étaient autorisés. Mais il fallait obtenir un rendez-vous, et il n’y avait jamais de place.

Quatre accidents principaux ont marqué son séjour, dont le dernier lui fut fatal.

Le 27 mars 2020 : première chute, soit dix-huit jours seulement après son entrée. Je n’ai été prévenue que le lendemain par un appel téléphonique. Je cite : « Votre mère est tombée, elle a beaucoup saigné. La moquette est tachée. On l’a trouvée au sol, il y avait beaucoup de sang autour d’elle. Mais, lorsqu’on est arrivé, elle ne saignait plus. » J’étais sans voix, outrée et consternée. J’ai immédiatement demandé si l’on avait réalisé des points de suture et des radios. Seule réponse : « On est arrivé trop tard, elle ne saignait plus. » N’est-ce pas une violence par négligence et de la non-assistance à personne en danger ? J’ai pu rendre visite à ma mère, quelques jours plus tard. Elle présentait un énorme hématome derrière la tête, lui interdisant tout appui. Aucune prise en charge n’avait eu lieu et je n’ai eu aucune explication concernant cet accident.

En dépit du confinement, je me rendais à la résidence plusieurs fois par semaine. Une vitre nous séparait. Au début, elle arrivait en marchant. Puis au fur et à mesure des semaines, son état se dégradait et elle ne pouvait plus se déplacer qu’en fauteuil roulant. À chaque visite, elle dévorait goulûment le gâteau que je lui amenais. Elle semblait affamée et déshydratée. À ma question : « Mange-t-elle ? », l’on me répondait : « Bien sûr. » Rien n’était moins sûr, mais loin de moi l’idée d’imaginer qu’elle était mal nourrie et mal hydratée, compte tenu du standing apparent de cet EHPAD.

Un jour, lors d’une visite, ma mère me montra une énorme couche qui lui arrivait presque sous la poitrine. Quelle humiliation ! Afin d’être tranquilles, ils leur mettent d’énormes couches pour récolter les urines et les selles de la journée, ce qui est inacceptable et dangereux.

Deuxième accident le 30 mai, soit deux mois et demi après son entrée. Ma mère baisse son masque et je découvre que toutes ses dents sont cassées, ainsi que ses facettes. Personne ne m’avait prévenu, alors que je suis chirurgien-dentiste. La seule explication est qu’on ne lui lavait pas les dents et qu’elle ne buvait pas assez, d’où l’apparition rapide de caries, provoquant des fractures des dents et la perte des facettes. C’est donc un nouvel exemple de maltraitance par négligence. J’ai exigé de me rendre dans sa chambre, afin de l’examiner. Son état buccal était catastrophique. Son état physique se dégradait. Le syndrome de glissement s’accentuait à une vitesse impressionnante et Alzheimer s’aggravait.

Troisième accident : une grave chute provoquant une fracture de l’épaule. Elle avait chuté le 4 juillet ; j’ai été prévenue d’une suspicion de fracture le 5 juillet à douze heures trente. Ils l’avaient couchée sans appeler un médecin. Dès mon arrivée, je l’emmène en ambulance aux urgences. Elle avait effectivement une fracture de l’épaule droite et devait rester sous contention pendant plus d’un mois, sans bouger l’épaule. Ma mère est restée sans soins une journée en souffrant ; c’est une mise en danger délibérée de la vie d’autrui et, encore une fois, de la non-assistance à personne en danger.

À partir du 5 juillet, les maltraitances se répétaient chaque jour. En dépit de la prescription médicale, on lui retirait son attelle pour lui enfiler un t-shirt. Un vrai martyre et une faute grave. Je me plaignais. On me riait au nez en me disant que c’est ma mère qui enlevait son attelle, ce qui était totalement impossible.

Quatrième accident le 30 juillet 2020. Je reçois un appel vers dix-huit heures pour me dire que ma mère est tombée en début d’après-midi et qu’elle n’était pas bien. J’arrive immédiatement à la résidence Le Corbusier et je trouve ma mère gisant dans son lit, gémissant de douleur, livide et susurrant : « J’en peux plus, j’en peux plus, j’ai trop mal. » Consternée, je me retourne vers l’infirmier qui me dit : « On l’a d’abord assise. Elle n’était pas bien. Puis on l’a couchée. Personne ne l’a vue. » Grave faute médicale : on a laissé ma mère souffrir pendant des heures, sans soins d’urgence et sans me prévenir.

Je pars immédiatement avec l’ambulance pour l’hôpital. Diagnostic : fracture de l’épaule non consolidée, fracture du sternum, fractures de côtes droites et gauches, fracture des dorsaux lombaires, déshydratation totale et énorme hématome à l’arrière du crâne – j’en tremble. Ma mère était dans un état proche de la fin de vie. Elle est restée hospitalisée un mois dans des souffrances atroces, mais elle a lutté. Elle est sortie de l’hôpital pour rentrer chez elle, où une structure d’accueil à domicile avait été mise en place.

Elle s’est éteinte le 29 septembre 2021, à la suite de l’accélération de sa maladie d’Alzheimer, qui fut la résultante de toutes ces fractures, ces souffrances et des maltraitances qu’elle a subies chez Orpea.

En conclusion, ma mère est décédée, et si je témoigne aujourd’hui, c’est pour les autres. Tous mes propos sont vérifiables, avec des SMS, des photos et des vidéos. Ma mère a vécu un calvaire dans cet établissement. Ils ont fait preuve d’incompétence, de violence, de négligence, de malhonnêteté et de mensonges. Elle a subi douleurs et humiliations.

Nos aînés sont vulnérables, fragiles. Ils ont défendu la France pendant la dernière guerre. Ils ont eu une vie sociale et professionnelle et sont à l’origine de notre histoire individuelle et collective. On leur doit respect, soins et douceur.

Cet établissement fait preuve d’inhumanité, de manière récurrente, sans aucune retenue ni aucun scrupule. La vérité doit éclater.

Mme Sophie Mayer. Je vous remercie infiniment de nous donner la parole. Avant de vous parler du cas de ma mère, il me semble important de prendre en compte la situation générale des personnes âgées. Celle-ci doit absolument devenir une cause nationale. Quels que soient notre sexe, notre religion, notre couleur de peau ou nos convictions politiques, nous allons vieillir. C’est inéluctable. Et il n’y a qu’une chose d’irrémédiable, c’est la mort.

Il faut travailler à un projet d’amélioration de la prise en charge de nos aînés et de leurs conditions de vie, qui doit devenir une cause nationale. Comme l’a souligné Isabelle, ils ont travaillé toute leur vie et ont œuvré pour la France.

Ma mère vivait chez moi, où j’avais aménagé un studio aux normes handicapés. Elle s’y est installée après le décès de mon frère, handicapé moteur cérébral. Le deuil étant trop fort, elle s’est anémiée de manière très importante et a dû être hospitalisée. À la suite de cela, il était impossible de la reprendre à notre domicile. On nous a conseillé de recourir à une prise en charge temporaire. Il est très difficile de trouver une structure d’accueil pour cela.

Alors nous avons visité plusieurs établissements, en essayant de faire pour le mieux. Croyez-moi, ce n’est pas une partie de plaisir.

Un jour, vous tombez sur une maison qui « vend du rêve ». On vous accueille avec un tapis rouge, on vous fait visiter une magnifique chambre, très claire avec un grand balcon. Et on vous dit qu’elle est réservée pour votre mère. On fait valoir qu’un médecin est présent en permanence, en montrant le bureau où se relaient deux médecins. La maison de retraite est mitoyenne d’une clinique et il existe un accès direct entre les deux bâtiments. On me dit : « Vous voyez, vous n’avez rien à craindre. »

Ma mère s’est donc installée dans cette fameuse chambre. Un mois plus tard, je viens et je ne l’y trouve pas. Le lit est fait – vous imaginez le choc psychologique que cela peut représenter. On m’annonce qu’elle a été transférée dans une autre chambre, sans m’avoir prévenue. Celle-ci est beaucoup plus petite et beaucoup plus sombre. Je demande des explications à la direction et on me dit qu’il faut pour ma mère une chambre avec des rampes au plafond, pour faciliter les manipulations. Un mois plus tard, même épisode : une autre chambre, encore plus sombre et encore plus petite, et cette fois sans rampes au plafond ; miraculeusement, ma mère n’avait donc plus besoin de cet équipement… J’ai de nouveau demandé des explications, mais chez Orpea on ne vous répond jamais. Leur grande ligne de défense, c’est le déni.

Certains d’entre vous poseront des questions sur ce à quoi nous avons tous été confrontés – et il ne s’agit pas de détails : cette affreuse odeur d’urine, tout ce qui concerne les protections et la malnutrition – si quelqu’un ne peut pas couper de viande et qu’on ne l’y aide pas, il ne mange pas. Ce sont des faits, sur lesquels nous pourrons revenir.

Le 14 novembre 2018, je reçois à cinq heures du soir l’appel d’un aide-soignant, qui me dit que ma mère est tombée la veille durant l’après-midi, qu’elle semble avoir un peu mal et qu’il préfère l’envoyer à l’hôpital. Pourquoi ne pas m’avoir prévenue vingt-quatre heures auparavant ? Je rejoins ma mère à l’hôpital, où je la trouve en pleurs, ivre de douleur – elle qui ne pleurait jamais. Je n’oublierai jamais les grosses larmes qui coulaient le long de ses joues. Elle subit une radiographie, qui permet de constater qu’une jambe est fracturée. Comme on ne peut pas l’opérer sur place, elle est transférée à l’hôpital Saint-Antoine.

Après avoir évalué le bénéfice et le risque – elle était sous anticoagulants –, les médecins décident de l’opérer, ce qui est fait vingt-quatre heures plus tard. Une radio de contrôle réalisée après l’opération montre que la seconde jambe était également fracturée, depuis quarante-huit heures donc. Nouvelle opération sous anesthésie générale.

À la suite de tout cela, ma mère est victime d’un mini-accident vasculaire cérébral. Le médecin qui s’occupe d’elle à l’hôpital Saint-Antoine m’indique qu’il n’est pas question de la renvoyer à l’EHPAD, car il y a suspicion de maltraitance. Elle était couverte d’escarres et souffrait d’une infection urinaire épouvantable, due aux changements insuffisants de protections. Le médecin m’explique qu’après un choc pareil l’espérance de vie de ma mère est réduite à environ six mois, au mieux.

Elle revient donc à la maison, où une structure adaptée a été mise en place. C’est une hospitalisation à domicile comportant des soins palliatifs, puisque nous savions que, de toute façon, elle ne se remettrait pas de ce choc. Elle a passé ses dernières semaines à la maison, dans des souffrances épouvantables que je ne souhaite pas à mon pire ennemi. Les escarres se sont aggravées, les fractures ne se consolidaient pas, elle était sous calmants – ce fut une situation horrible. Ma mère est partie le 17 mars 2019.

À la suite de cela, j’ai absolument voulu savoir ce qu’il s’était passé. Pendant plusieurs semaines, j’ai essayé de voir la directrice de la résidence La Chanterelle, au Pré‑Saint‑Gervais, appartenant au groupe Orpea. Elle était toujours prétendument absente ou en réunion. J’obtiens enfin un rendez-vous. Je me retrouve face à un tribunal composé de la directrice de l’établissement, de la représentante départementale d’Orpea, de la psychologue et d’infirmiers. En revanche, aucun des deux médecins n’est présent.

On me dit que ma mère ne serait pas tombée dans l’après-midi, mais durant la nuit précédant son hospitalisation, ce qui est absolument faux. Alors qu’elle avait encore toute sa tête, elle m’avait confirmé qu’elle était tombée aux alentours de l’heure du goûter. C’est également ce que m’avait dit l’aide-soignant lorsqu’il m’avait téléphoné, mais il l’a nié devant la direction d’Orpea. Ils m’ont montré un cahier qui – j’en suis certaine – a été falsifié en notant une chute à quatre heures trente du matin.

Quelle que soit l’heure, j’ai voulu savoir pourquoi nous n’avions pas été prévenus. On m’a répondu qu’elle ne se plaignait pas et que, de toute façon, « les personnes âgées ne ressentent pas la douleur » – mot pour mot.

J’ai voulu savoir comment elle était tombée. Ils m’ont expliqué que ma mère avait enjambé la barrière de son lit médicalisé, en pleine nuit. Il faut savoir qu’elle ne pouvait se déplacer qu’en fauteuil roulant, ne pouvait pas bouger et qu’elle prenait des somnifères. C’était matériellement, médicalement et humainement impossible. La réaction d’Orpea suit leur ligne de défense permanente : la négation et l’absence de réponse. Ils ont maintenu leur version. Trois jours plus tard, j’ai reçu un courrier en recommandé avec accusé de réception qui indiquait que la responsabilité de l’établissement La Chanterelle n’était pas engagée, en affirmant de nouveau que ma mère aurait enjambé la barrière.

Ma mère est donc restée quarante-huit heures avec les deux jambes brisées.

Je ne pense pas que quiconque puisse faire cela à un animal.

M. Lionel Sajovic. Mon témoignage est quasiment identique à ceux qui ont précédés.

En préambule, j’indique que j’effectue cette démarche pour que mes enfants n’aient pas à prendre ce type de décision quand je ne serai plus capable de rester chez moi. Je ne veux pas qu’ils me mettent dans un mouroir, ce terme étant bien en dessous de la vérité.

Quand notre mère est décédée en 2017, l’état de notre père s’est dégradé. C’était quelqu’un de très actif, qui adorait les fêtes foraines et les croisières. Il a subi un choc, et nous l’avons maintenu dans son appartement pendant plusieurs mois en engageant des aides à domicile. Mais vous savez ce que c’est : on tombe sur du bon et du beaucoup moins bon… Il est devenu très difficile de garder mon père et, pour finir, nous n’avons plus eu le choix et avons dû nous tourner vers les EHPAD. Nous en avons visité une vingtaine, situés en région parisienne, dont la plupart étaient dans un état lamentable. C’était très difficile jusqu’à ce qu’on tombe sur un « hôtel cinq étoiles » : un établissement très bien tenu, avec un personnel très bien habillé, sans une seule fuite apparente, avec des chambres magnifiques et un réfectoire digne d’un grand restaurant parisien. Malgré le coût – et encore avons-nous apparemment bénéficié d’un tarif préférentiel, soit 5 000 euros par mois, ce qui est déjà faramineux –, nous avons décidé d’installer notre père dans l’établissement Les Terrasses des Lilas, appartenant à Orpea.

Cela s’est bien passé les premiers jours. Puis nous avons souvent retrouvé mon père dans un état lamentable ; en attestent les dizaines de courriels qui ont été échangés entre mes frères et sœurs ainsi que mes tantes avec la direction d’Orpea. Ma sœur disait qu’il se clochardisait. Son état de santé se dégradait. Le médecin ne venait jamais lui rendre visite. Sa carte Vitale était perdue ou prêtée à quelqu’un d’autre. Ses ongles étaient longs et cassés ; personne ne les coupait. Il n’était pas rasé. Ses vêtements n’étaient pas changés pendant cinq ou six jours d’affilée, alors que son pantalon était souillé d’urine.

Après plusieurs demandes d’explications, nous nous sommes aussi retrouvés face à un tribunal comprenant une dizaine de personnes qui assuraient que tout allait bien, que nous avions été entendus et qu’il allait être remédié à la situation. On referait le point au bout d’un mois ou deux et l’on s’apercevrait que finalement tout allait bien.

Puis la direction d’Orpea nous a signifié qu’ils avaient du mal avec mon père, alors qu’il avait toute sa tête et qu’il avait été un grand chef d’entreprise. Ils ont proposé de lui mettre à disposition davantage de personnel médical, en le mettant en unité protégée. C’est l’unité où sont placées les personnes qui souffrent de troubles cognitifs. Nous avons accepté la proposition et ce fut une véritable descente aux enfers.

Il a été battu ; nous en avons les preuves. On ne sait pas par qui et personne ne nous en a averti jusqu’à ce que la jeune fille que nous avions employée pour tenir compagnie à notre père et le promener nous dise qu’elle l’avait retrouvé dans une mare de sang, couvert d’ecchymoses. Orpea n’a jamais donné d’explications. Pour eux, il ne s’est jamais rien passé, il est tombé tout seul ou il s’est cogné. Cela a continué de cette manière, avec de nombreux épisodes. Notre père a trouvé des gens qui dormaient dans son lit, à sa place. On ne sait pas si c’était un accident ou si c’était volontaire de la part d’Orpea. Quoi qu’il en soit, c’était un accident récurrent. Il était drogué et nous l’avons trouvé dans un état léthargique à plusieurs reprises. Nous n’avons jamais eu d’explications, bien évidemment.

Au début de la crise du covid-19, l’établissement a été fermé, sans concertation. Un message laconique de la direction d’Orpea nous a signifié que les visites étaient interdites. Point. Pas de dialogue, pas de réponse au téléphone. Quelques jours après, on propose un entretien téléphonique avec les résidents. Mais avec un seul téléphone pour un établissement qui compte sept étages, cela ne permet qu’environ cinq minutes de conversation par semaine. Ensuite, ils ont essayé de fournir des tablettes. Mais à raison d’une seule par établissement, cela signifiait qu’avec de la chance, nous pouvions avoir une conversation par semaine, à condition que l’appareil et internet fonctionnent.

De fil en aiguille, nous avions du mal à entretenir le contact avec notre père. On nous disait qu’il ne fallait pas s’inquiéter, qu’il était en pleine santé et participait à des activités
– alors qu’il n’en faisait plus aucune puisqu’ils le laissaient dans sa chambre du matin jusqu’au soir. Nous avons appris plusieurs fois de suite qu’il ne mangeait plus. Jusqu’à ce jour où une aide-soignante a téléphoné à ma sœur, probablement parce qu’elle ne savait pas comment faire et qu’il n’y avait pas de médecin. Vous trouverez facilement l’enregistrement de cette conversation sur le site du journal Le Parisien et sur YouTube : l’aide-soignante demande que faire, car mon père ne pouvait plus parler, et on entend comme les halètements d’un chien. Ma sœur a demandé qu’on lui passe une infirmière ou le standard, pour essayer de faire quelque chose. Il n’y a jamais eu de suite.

Nous avons compris que notre père allait très mal, alors qu’on nous avait dit qu’il allait parfaitement bien. Nous avons fait des pieds et des mains, nous avons fait jouer nos relations pour que je puisse m’introduire dans l’EHPAD – et j’emploie le verbe « s’introduire » sciemment – équipé de gants, d’une blouse et d’une charlotte. J’ai vu mon père qui agonisait. Mais il respirait parfaitement, ce qui me laisse penser qu’il n’avait pas le covid. Il n’y avait pas d’assistance respiratoire. Il ne répondait pas aux stimuli et il est décédé vingt-quatre heures plus tard.

On ne nous a présenté ni excuses ni condoléances. On nous a rendu ses affaires dans des sacs poubelles, plusieurs semaines plus tard, au fin fond d’un parking – comme s’il était un pestiféré.

Évidemment, nous n’avons jamais récupéré son dossier médical. Quelques jours après, on nous a même réclamé 200 euros au titre d’une erreur de facturation. J’ai répondu que la directrice pouvait aller se faire... je m’arrêterai là.

C’est notre drame. Et je ne veux absolument pas que mes enfants aient à subir cela le jour où, malheureusement, ils auront des décisions de ce genre à prendre.

Mme Sophie Mayer. Quand votre père est-il entré dans cet établissement ?

M. Lionel Sajovic. Le 1er novembre 2017.

Mme Sophie Mayer. Mme Languenou, qui était la directrice de l’établissement La Chanterelle, a été nommée à la direction des Terrasses des Lilas très peu de temps après le décès de ma mère.

M. Lionel Sajovic. C’est bien elle.

Mme Sophie Mayer. J’ai reconnu ce qui m’avait été dit presque mot pour mot dans votre témoignage sur ses propos.

Mme Isabelle Schwartz. Je précise que nous ne nous connaissions absolument pas et que nous ne nous sommes jamais rencontrés ni entretenus par téléphone. Or nous constatons que nos témoignages sont identiques.

J’ai essayé de témoigner de manière concise, mais j’aurais pu dire exactement la même chose que Mme Mayer et M. Sajovic. Lorsque je me suis plainte, c’est à Boulogne‑Billancourt que j’ai été convoquée devant cette forme de tribunal. Comme je ne me laissais pas faire, pour eux j’étais une « emmerdeuse » – vous m’excuserez pour ce terme.

Il se passait exactement la même chose que dans les autres établissements : les résidents chutaient et on ne prévenait pas leurs enfants. Il n’était tenu aucun compte de la douleur. On maltraitait les résidents. Ancienne directrice d’hôpital, ma mère savait comment cela fonctionnait. Un jour, elle a dérobé des couches dans le placard du palier. Quand ils s’en sont aperçus, ils se sont vengés en fermant à clé ce placard et en enfermant ma mère dans sa chambre, pour l’empêcher d’aller dans les couloirs.

Ce qui se passe est honteux.

Nous sommes trois personnes sages, tranquilles, et nous témoignons avec notre douleur. J’ai la chair de poule en parlant de ma mère et en écoutant les témoignages de Mme Mayer et de M. Sajovic. Nous ne nous sommes pas concertés, nous avons vécu les mêmes choses et nous ne représentons qu’un millier de personnes.

Nous sommes en France, en 2022 ! Les personnes âgées doivent pouvoir exister. On doit faire quelque chose pour les prendre en charge. Je suis d’autant plus outrée et révoltée que ce que je pensais être un cas isolé est en réalité un phénomène général.

Si nous pouvons contribuer à ce combat, je le ferai volontiers.

Mme la présidente Fadila Khattabi. Merci, mesdames et monsieur, pour ces témoignages clairs et poignants. Vous avez dit que vous étiez ici pour que les choses changent, parce que vous n’avez pas envie de revivre cela à votre tour.

La représentation nationale est dans le même état d’esprit : nous voulons tous que les choses changent.

Mme Agnès Firmin Le Bodo, rapporteure de la mission « flash » sur le rôle des proches dans la vie des EHPAD. Il est assez difficile de prendre la parole après vos témoignages. Comme mes collègues, je suis sous le choc.

La commission des affaires sociales travaille sur cette question depuis longtemps. L’une de mes premières questions écrites, en août 2017, portait sur la tarification dans les EHPAD. Je dois avouer que le fait de terminer la législature avec le sujet que nous abordons ce matin m’interroge beaucoup.

Mme Mayer a déclaré que la prise en charge des personnes âgées devait être une cause nationale. Cette commission y a consacré de nombreux travaux depuis cinq ans. Même si beaucoup de choses ont déjà été faites, il est urgent que cela devienne un grand sujet. Comme vous l’avez relevé, il faut prendre en considération l’ensemble du parcours de vie : nous serons tous concernés à un moment donné, soit pour accompagner une personne, soit pour être nous-même accompagnés.

Vous avez employé des mots très forts : « mouroir », « je ne souhaite pas cela à mon pire ennemi » ou « tribunal ».

Nous parlons de l’humain et c’est la raison pour laquelle il est assez difficile de vous poser des questions après ces témoignages. Mais notre mission doit proposer des solutions, pour que cela ne se reproduise pas.

Lorsque vous avez pris la décision d’installer vos parents dans un EHPAD, disposiez-vous de suffisamment d’informations pour choisir l’établissement, sachant que souvent il faut faire vite ? Vous a-t-on alors informés de toutes les solutions d’aide qui existent pour le maintien à domicile ? Je connais à peu près la réponse, pour avoir vécu cette situation personnellement.

Une fois cette décision prise, lors de la visite de l’établissement, vous a-t-on bien informés sur les modalités de prise en charge ainsi que sur les moyens d’accompagnement et les aides éventuelles ?

Au sein de l’établissement, avez-vous vu des systèmes d’alerte ou bien des numéros de téléphone affichés pour contacter soit des institutions – telles que le département ou l’ARS –, soit des associations susceptibles de vous accompagner dans les démarches – notamment face à ce « tribunal » ?

S’agissant des relations avec les soignants et les équipes soignantes, pensez-vous qu’il serait nécessaire de prévoir dans chaque établissement une personne qui soit un relais pour les familles, et que des visites soient prévues à l’avance pour créer des liens avec les équipes soignantes ?

Vous avez parlé du « tribunal » dans les mêmes termes. Le comportement de la direction est une chose ; le fait que les soignants ne vous aient pas informés en est une autre. Avez-vous perçu une pression s’exerçant sur les soignants ?

Mme Valérie Six, rapporteure de la mission « flash » sur le rôle des proches dans la vie des EHPAD. Nous sommes tous très bouleversés par ce que vous avez présenté, et nous imaginons la difficulté de témoigner et de revivre ces évènements récents. Les questions que nous avions préparées paraissent presque futiles après des témoignages aussi choquants. Comme l’a dit Agnès Firmin Le Bodo, notre rôle est d’essayer de trouver des solutions et de renforcer les moyens de contrôle.

Chacun sait que vous avez été confrontés à l’obligation de trouver une structure d’hébergement pour votre parent, le maintien à domicile n’étant plus possible.

Si vous deviez, à l’avenir, choisir une structure, à quels éléments seriez-vous attentifs dès la première visite ? Qu’est-ce qui vous tiendrait à cœur, qu’il s’agisse des équipements dans les chambres ou des relations avec le personnel soignant et avec le personnel d’accueil ? Il serait important pour nous de le savoir car nous sommes là pour trouver des solutions.

Comment créer ou entretenir des liens entre la famille, le résident et l’ensemble du personnel de l’établissement ? Vous nous avez parlé d’un cahier : s’agissait-il d’un cahier de liaison ?

Vous disiez que vous ne pouviez pas téléphoner directement à vos parents. Était-ce à cause du covid-19 ? Le reste du temps, aviez-vous facilement accès à vos parents ? Était-ce dû au fait qu’ils n’étaient pas en état de s’exprimer au téléphone ? Pourtant, d’après ce que vous nous avez dit, à leur arrivée dans l’établissement, ils en étaient tout à fait capables.

Avez-vous rencontré certains des soignants par la suite, ou bien attendez-vous toujours des explications sur la façon dont les choses se sont passées, sur les raisons de la descente aux enfers que vos parents et vous-mêmes avez vécue ? La publication du livre de Victor Castanet a-t-elle libéré la parole des soignants ? De toute évidence, une question se pose : pourquoi ces soignants ne vous ont-ils pas alertés ? On a du mal à comprendre. Vous avez employé le terme de « tribunal » : cela montre qu’une pression a dû être exercée sur les services et le personnel de ces établissements. Comment pourrions-nous contrôler les relations entre le personnel et les dirigeants ?

Mme Annie Vidal. Merci d’être venus nous livrer vos témoignages. Je ne vous cacherai pas que je suis très émue. J’imagine combien cet exercice doit être douloureux et difficile, mais il est extrêmement important pour nous de vous entendre.

Notre commission a été profondément ébranlée par les révélations du livre. À titre personnel, en le lisant, j’ai oscillé entre l’écœurement, la colère et les larmes, car ce qui y est décrit est absolument inadmissible et insupportable. Vous avez témoigné vous aussi d’une manière extrêmement poignante. Nous sommes évidemment très attachés à ce que la lumière soit faite sur ces événements, même si le grand nombre de témoignages nous laisse à penser que, malheureusement, de telles pratiques existent bel et bien, en tout cas dans ce groupe. Il est de notre responsabilité d’apprendre la vérité, mais aussi de nous assurer que vous obtiendrez réparation – le groupe vous le doit, mais la représentation nationale aussi. À la lecture du livre et en vous entendant, on se demande si l’on parle d’êtres humains. J’ai trouvé dans le livre le récit d’âmes perdues, de corps maltraités, de personnels épuisés du fait d’un système produisant de la maltraitance institutionnelle.

Vous n’avez eu aucune réponse, disiez-vous ; nous non plus : les dirigeants d’Orpea ne nous en ont pas fourni. Oui, nous vous devons réparation, car ce qui se passe ne saurait être tu. Je vous rejoins complètement, madame Mayer, quand vous dites que cela doit être une cause nationale – ce qui signifie qu’il faut être nombreux à la soutenir. C’est notre responsabilité.

Monsieur Sajovic, vous dites que vous voulez éviter à vos enfants de devoir prendre un jour la même décision que vous. Je le comprends tout à fait. Mon souhait le plus profond est que, si vos enfants doivent la prendre, ils puissent le faire de manière sereine, en confiance, et en sachant que c’est vraiment la bonne solution pour vous.

Je n’ai qu’une question à vous poser : que pouvons-nous faire pour vous ?

Mme Monique Iborra. Merci pour vos témoignages. Ce que vous décrivez correspond quasiment à ce que je soulignais en 2017 avec l’une de mes collègues dans un rapport.

Quand vous avez choisi un établissement pour vos parents, vous ne pouviez vous fonder que sur ce qui vous était montré, c’est-à-dire une belle chambre et l’accueil assuré par des personnes vous proposant un hébergement – tout en vous demandant pour cela 5 000 euros chaque mois. En revanche, vous n’aviez aucun moyen de savoir s’il y avait une infirmière de nuit, par exemple, ou encore si le personnel était en nombre suffisant. Ces informations permettant d’orienter le choix ne sont pas assez accessibles. C’est là un premier manquement, pour lequel nous n’avons pas encore de réponse, mais il est prévu que nous en ayons.

Au moment où vous avez pris la décision de placer vos parents en EHPAD, avez-vous reçu le conseil d’un médecin, par exemple le médecin généraliste de vos parents ? Quand vous avez constaté que les pratiques de l’établissement dépassaient l’entendement, avez-vous pu faire appel à ce médecin ? Êtes-vous allés jusqu’à porter plainte ? Si oui, je suppose que vous avez été conseillés par un avocat.

Nous sommes plusieurs à avoir souhaité, pendant cinq ans, faire de la prise en charge des personnes âgées une grande cause nationale. Malheureusement, nous n’y sommes pas encore arrivés – mais cela ne saurait tarder, grâce à vous, grâce au livre et grâce aux actions que nous allons entreprendre pour vérifier que celui-ci décrit la réalité. Quant à vos témoignages, nul ne saurait les mettre en cause : vous décrivez clairement des choses que nous aurions pu voir nous aussi dans des EHPAD.

Ce que vous racontez pourrait très bien nous arriver à nous aussi, que nous soyons jeunes ou un peu moins. Ma question est simple : au-delà de l’empathie que nous vous devons, qu’attendez-vous de nous ? Ensuite, nous vous dirons quelles mesures nous entendons défendre.

Mme Monique Limon. D’abord, merci. Ce que vous nous racontez est tellement énorme, tellement violent que l’on a même de la peine à le croire – en disant cela, je ne mets aucunement en cause votre parole, bien entendu.

Vos propos illustrent le fait que, lors de la recherche d’un établissement, on a tendance à accorder de l’importance à l’aspect de la chambre, à sa clarté, à l’existence d’un balcon, car cela rassure de voir ses aînés dans un environnement agréable, mais qu’on ne se soucie pas forcément assez de l’accompagnement médical : cette préoccupation arrive en second. Ce n’est ni un reproche ni un jugement de ma part bien évidemment. Je disais à l’instant à l’une de mes collègues, en aparté, que certains de nos concitoyens n’ont même pas le choix de l’environnement : ils vont dans l’EHPAD à côté de chez eux, quel que soit l’état de l’établissement.

Ma question, qui vous paraîtra peut-être brutale, est la suivante : à quel moment avez-vous pris conscience que cela n’allait pas du tout et qu’il fallait faire quelque chose ? Vous vous êtes alors retrouvés, disiez-vous, devant un « tribunal ». Je comprends tout à fait l’expression ; du reste, c’est aussi le sentiment des personnes dont les enfants sont porteurs de handicap et qui font des réclamations. Pourquoi n’avez-vous pas eu le réflexe de porter plainte, de vous tourner vers la justice ? Si je vous pose cette question, c’est pour que vous nous aidiez à aller plus loin, bien entendu.

Mme Michèle de Vaucouleurs. Merci d’être venus témoigner devant nous ; ce n’est pas un exercice facile. Il est difficile aussi pour nous de trouver les mots justes pour poursuivre l’échange.

Madame Mayer, nous vous rejoignons tous : cela ne peut plus durer. Il va falloir mettre tout sur la table, non pas pour améliorer le système, car on ne peut plus se contenter de si peu, mais bien pour le révolutionner.

Au départ, quand vos parents étaient encore conscients, vous ont-ils alertés ? Ont-ils émis des critiques ? Si oui, comment cela s’est-il passé ? Ensuite, quand ils n’étaient plus en mesure de se plaindre, quelles étaient les modalités de signalement ? Était-ce par oral ou par écrit ? Quelles ont été les réponses ?

J’ai grandi à la campagne. On gardait longtemps les personnes âgées à la maison, jusqu’à ce que ce ne soit vraiment plus possible. Après, on les mettait dans ce que l’on appelait des « mouroirs », c’est-à-dire des pièces avec quatre, cinq ou six lits. Mon père m’y emmenait régulièrement. Certes, les personnes âgées qui s’y trouvaient n’étaient pas dans un très bon état, mais tout était ouvert, on pouvait aller les voir et discuter avec elles. Désormais, la vitrine est belle, mais on n’a aucune idée de ce qu’il y a derrière – il s’agit même plutôt d’une vitre sans tain. Peut-être vaudrait-il mieux se dispenser du luxe que l’on met en vitrine et mettre les moyens dans les soins.

M. Alain Ramadier. Merci, madame la présidente, d’avoir organisé ces tables rondes. Il était important qu’elles aient lieu.

Mesdames, monsieur, merci de vos témoignages. Je vous avoue qu’à un moment je me suis dit : « Ce n’est pas possible, on est dans un film. Ou alors on est en train de rêver. » Pourtant, la réalité est bien celle que vous décrivez, et le livre la traduit lui aussi. Sa publication a certainement permis de libérer la parole, mais je rejoins Mme Iborra : dans cette commission, nous avons déjà beaucoup travaillé sur la question, et l’on connaît depuis un moment les problèmes sous-jacents. Par parenthèse, il y a aussi des EHPAD qui fonctionnent bien, où le personnel fait correctement son travail et se montre attentif. Mon propre père est dans un EHPAD en province. Même s’il s’agit d’une petite structure, on nous appelle dès qu’il y a un problème, et si nous n’arrivons pas à le joindre au téléphone, quelqu’un nous rappelle.

Quoi qu’il en soit, vous avez vécu des moments difficiles. J’ai l’impression que vous êtes tout seuls quand il s’agit de choisir une structure de ce type. Comment pourrait-on vous aider ? Certes, je ne prétends pas comparer les situations, mais quand il s’agit d’hôtels, on arrive à faire une différence entre les cinq-étoiles et les autres… C’est un problème national, c’est une cause nationale ; il va donc falloir trouver un moyen de distinguer les bons des mauvais établissements. En l’occurrence, ce n’est pas parce qu’on paie cher qu’on est bien servi. Je n’entends pas comparer les établissements en question avec un EHPAD situé au fin fond de l’Aveyron, mais, malgré le manque de personnel, l’approche est beaucoup plus humaine et soucieuse de la personne. Il est cher lui aussi, même si les prix n’ont rien à voir avec ceux qui ont été mentionnés.

Mme Véronique Hammerer. Merci beaucoup : je sais, pour avoir vécu ce genre de situation, qu’il faut du courage pour témoigner.

En entendant vos témoignages, je me suis demandé : « Mais où est le médecin de l’EHPAD ? » Il est vrai qu’il y a aussi des établissements qui fonctionnent très bien, où exercent des professionnels consciencieux, présents, ayant une éthique et une déontologie. Avez-vous rencontré des soignants, par exemple des infirmières ? Avez-vous pris contact avec les ARS ou les conseils départementaux ? Saviez-vous seulement que vous en aviez la possibilité ?

Face à cette situation, il faut mener un travail d’équipe. En tant que législateur, mais aussi en tant qu’hommes et femmes politiques, nous devons être présents et jouer notre rôle.

Allez-vous attaquer Orpea et vous constituer partie civile ? Que devrions-nous faire de plus ? Les contrôles doivent être beaucoup plus approfondis, notamment dans ce type de structure.

Mme Sophie Mayer. En ce qui me concerne, ce n’est pas la beauté de la chambre qui m’a décidée. Si j’ai choisi La Chanterelle, c’est parce que c’était une maison de retraite médicalisée. On m’avait « vendu » un médecin présent et joignable en permanence. Une clinique était accolée à la maison de retraite ; il y avait même un couloir de liaison entre les deux. Moyennant quoi, on a laissé ma mère avec les deux jambes brisées pendant vingt-quatre heures, sans même appeler un médecin. Si j’ai placé ma mère dans un établissement qui, effectivement, coûtait cher, ce n’était pas par goût du luxe : la seule chose qui m’importait, c’était qu’elle soit bien. Comme j’aurais préféré qu’elle ait une chambre avec un vieux papier peint des années 1970, mais en étant entourée d’amour, de soins et d’attention, avec un médecin passant tous les jours !

Vous nous demandez ce que l’on pourrait faire. Tant que les personnes âgées seront considérées par certains groupes comme des instruments de profit, tant que des structures telles qu’Orpea existeront, on ne pourra rien faire. Vous vous heurtez à un mur de déni et de silence. L’omerta est totale, et personne ne peut rien y faire. Pourtant, il y aurait beaucoup de choses à faire. Il faudrait un référent pour les malades, il faudrait un certain nombre d’infirmières, il faudrait des réunions hebdomadaires avec les familles. Mais avec Orpea, c’est impossible. Les seules réunions qu’on vous propose visent à vous dire que tout va bien. L’amélioration n’est pas possible : c’est une révolution qu’il faut faire dans le domaine. Il faut tout changer.

Aucun des deux médecins exerçant dans l’établissement ne participait au fameux tribunal. Ils doivent avoir quand même une certaine conscience professionnelle… Ils ont prêté le serment d’Hippocrate, après tout. Ils ne pouvaient pas se permettre de mentir. Quoi qu’il en soit, j’ai été très étonnée de leur absence.

Quant à l’aide que l’on nous procure pour le choix de l’EHPAD, en ce qui me concerne, la réponse est simple. Ma mère était hospitalisée à l’hôpital Saint-Grégoire. On m’a donné rendez-vous un matin à onze heures pour me dire que ma mère sortait du service le lendemain, mais qu’un retour au domicile n’était pas envisageable car il fallait qu’elle reprenne du poids et on devait lui faire régulièrement des prises de sang. J’ai essayé de gagner du temps – on m’a accordé trois jours –, mais j’ai dû agir dans l’urgence. Sur ce point également, le système de prise en charge des personnes âgées doit être revu : le suivi en amont à l’hôpital devrait être renforcé.

Je tiens à spécifier que je n’ai pas lu le livre de M. Victor Castanet. J’ai commencé à le lire il y a une semaine, mais je voulais être totalement objective.

Pour ma part, je n’ai pas porté plainte, car après avoir reçu la lettre recommandée avec accusé de réception, je me suis dit que j’aurais à me battre contre une machine bien huilée et que cela ne servirait à rien. N’oubliez pas non plus que, dans des moments pareils, c’est la douleur qui prime : on est dans le deuil. Chacun de nous était submergé par cette vague. Le reste, aussi terrible soit-il, passe après.

Je voudrais souligner un autre élément qui montre le côté obscur d’Orpea. Il se trouve qu’au moment de son départ à l’hôpital, nous avions un mois et demi de retard dans le paiement des factures de ma mère. Inutile de vous dire que je n’ai pas voulu les régler. Eh bien, on m’a facturé en plus le mois que ma mère a passé à l’hôpital, les trois mois qu’elle a passés à la maison et on m’a demandé des dommages et intérêts. J’ai été assignée devant le tribunal, mes comptes bancaires ont été bloqués et on m’a saisi 14 000 euros. (Exclamations.) Naturellement, j’ai toutes les preuves de ce que j’avance.

Il ne faut pas mettre en cause systématiquement le personnel médical. D’abord, le turn-over est extrêmement important. Ensuite, ce sont des gens qui ont besoin de ce travail pour vivre, pour nourrir leur famille : ils ne peuvent pas se permettre de contrecarrer la hiérarchie, et c’est comme cela que celle-ci les tient. C’est ce système qu’il faut détruire. Tant que des structures comme Orpea existeront, on ne pourra rien faire.

M. Sajovic et moi-même ne nous connaissons pas, mais nous décrivons les deux directions exactement de la même manière.

Sachez qu’on ne voit pratiquement jamais d’infirmiers : ce sont uniquement des aides-soignants.

Enfin, entre 2018 et 2020, il y a eu moins de vingt contrôles de l’ARS en Île-de-France.

Mme Isabelle Schwartz. Bien évidemment, le choix de l’établissement est fait avec intelligence et discernement. Il ne s’agit pas d’envoyer ses parents à l’hôtel : on cherche une structure médicalisée – même si les EHPAD sont non pas des hôpitaux mais des structures de surveillance.

Ma mère s’était cassé le col du fémur quelques mois auparavant. Elle était dans un centre de soins de suite. Il fallait qu’elle rentre à son domicile, mais je devais faire des aménagements et avoir la certitude que quelqu’un serait auprès d’elle vingt-quatre heures sur vingt-quatre ; or, je ne l’avais pas. On m’a dit qu’elle devait quitter le centre Clinea. Celui-ci jouxtait Orpea, et les deux établissements appartenaient au même groupe. C’est le directeur du centre qui m’a dit de mettre ma mère dans cet EHPAD. Je lui ai répondu que, dans ma famille, nous ne mettions pas les vieux en EHPAD. J’avais toujours juré que ma mère resterait à la maison, comme avant elle tous les autres membres de la famille. Mais j’ai fait pleinement confiance à cette personne. On m’a fait visiter la chambre, qui était identique à celle du centre de soins de suite, et on m’a dit qu’il y avait un médecin coordonnateur, des infirmiers de nuit, une surveillance nuit et jour.

J’avais spécifié que, de mon côté, je pouvais être contactée vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Tous mes patients pourront l’attester : même à mon cabinet, j’avais mon téléphone en permanence à côté de moi. Je le surveillais, prête à bondir. J’avais du personnel qui allait voir ma mère dans la journée. Elle n’était donc pas abandonnée, et j’avais pris soin de choisir une structure médicalisée.

Ce n’était pas du snobisme, il ne s’agissait pas d’avoir un cinq-étoiles ou un quatre‑étoiles, mais je voulais une belle structure : quand nos parents ont vécu dans un certain cadre, nous n’allons pas les mettre dans un établissement nettement inférieur. L’une des choses les plus importantes à observer, pour moi, c’était la propreté de l’établissement. J’avais tout vérifié : les sanitaires, le fait que la douche soit adaptée, les toilettes. Le lit était tout petit. La chambre faisait à peu près 11 mètres carrés, salle de bains comprise. C’était minuscule. Il est difficile, pour une personne vivant dans un appartement normal, de se retrouver enfermée dans un tel espace de vie. Disons que c’est un peu plus beau qu’une chambre d’hôpital.

J’ai donc utilisé mon discernement avant de confier ma mère à cet établissement. J’ai fait confiance à la direction. C’était un déchirement de mettre ma mère vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans un établissement, j’éprouvais un sentiment de culpabilité terrible, mais ce n’était que pour quelques mois. Il est vrai qu’il y a eu le covid-19, mais cela n’explique pas tout.

Ma mère était directrice d’hôpital. J’ai vécu dans les hôpitaux étant petite ; je sais comment cela fonctionne. Je me souviens des gardes qu’elle assurait le dimanche et la nuit : on l’appelait et elle descendait dans les services. Les mal-fonctionnements dont nous parlons commencent au niveau de la direction. Quand le directeur d’un établissement contrôle ses employés et ses médecins, fait des tours, encadre, de tels dysfonctionnements ne se produisent pas. C’est une pyramide : la déficience vient d’en haut.

Certains membres du personnel soignant sont dévoués, gentils, mais d’autres sont méchants et jaloux du fait que l’on dépense autant pour des personnes âgées : « On paie 6 000 euros par mois pour eux, quand nous, nous sommes au SMIC et que nous avons des enfants ! » Ils habitent souvent très loin de l’établissement où ils travaillent et ont de longs temps de trajet. L’idée que des personnes âgées se fassent dorloter leur déplaît. Ce qui est inadmissible, c’est qu’aucune explication ne soit fournie lorsque l’on porte à notre connaissance certaines chutes.

Moi non plus je n’ai pas voulu lire le livre car je voulais être totalement objective.

J’ai saisi maître Saldmann en 2020, car j’avais déjà reçu à ce moment-là des courriers en recommandé. Je n’ai pas porté plainte immédiatement parce que ma mère était mourante. Nous avons réussi à la maintenir pendant un an. J’y allais tous les jours. Pendant ses deux dernières années, j’ai mis ma vie entre parenthèses. En tout et pour tout, j’ai pris deux fois cinq jours de vacances pendant cette période. Ma vie privée et familiale est passée au second plan car je voulais soutenir ma mère. Je ne regrette rien, c’est un choix que j’ai fait et dont je suis fière.

Quand elle était chez elle, elle n’a jamais eu un seul bleu sur les bras. Elle n’est jamais tombée non plus. J’en arrive donc à m’interroger sur les traces qu’elle portait. Je ne dis pas que les personnels frappent les résidents, mais ils doivent les tenir fermement, et les personnes âgées marquent plus. Et puis, pourquoi ces chutes à répétition ? Ne leur donnerait-on pas des produits pour qu’ils soient plus calmes – est-ce qu’on ne les abrutirait pas ? Je me pose la question. Je n’ai aucune preuve, bien sûr, et je ne suis pas le genre de personnes à porter des accusations sans en avoir. Du reste, je suis là non pour accuser mais pour témoigner.

Je suis une maniaque des photos et des vidéos. Hier soir, en préparant le petit rapport que je devais vous faire, je suis tombée sur des vidéos dans lesquelles ma mère me parlait. J’ai éclaté en sanglots. J’étais à mon bureau, c’était après mes consultations. Elle est décédée le 29 septembre, il y a cinq mois à peine. J’ai vu comment elle était au début : elle riait. Quand je compare avec son état, après… Sa maladie d’Alzheimer s’était aggravée. Elle est restée chez elle trente-neuf jours sans boire ni manger, avec simplement une perfusion sous-cutanée. Si je ne voulais absolument pas la remettre à l’hôpital, c’est parce qu’elle-même ne le voulait pas. Je ne montrerai aucune photo : c’est trop dur. C’est un déchirement. Elle a agonisé. Son visage était celui d’une prisonnière de camp de concentration.

Ma mère aurait survécu à la guerre mais pas à cela ? Non, ce n’est pas possible. Elle avait des troubles cognitifs légers, mais cela n’avait rien à voir avec le syndrome de glissement. On sait comment évolue la maladie d’Alzheimer : il y a des paliers, des chutes.

On m’a empêchée, après sa première fracture, de passer la nuit auprès d’elle. Cela ne me dérangeait pas de m’asseoir simplement par terre et de lui tenir la main. Elle avait besoin de cette tendresse. Le toucher, le regard, c’est important. À la fin, nous ne communiquions plus qu’avec cela. C’est fondamental pour les personnes âgées, comme pour les bébés. J’ai demandé qu’on mette des barrières à son lit, pour éviter qu’elle ne tombe de nouveau ; on l’a interdit.

Le médecin régulateur était vraiment un être inhumain, dépourvu de la moindre empathie. De telles personnes n’ont de médecin que le titre. Moi qui suis une soignante, je bichonne mes patients ; je fais preuve d’empathie, il s’agit d’êtres humains. Dans ces établissements, les gens sont traités comme des choses. Parmi les médecins ou le personnel, il y en a beaucoup qui ne pensent pas qu’ils travaillent sur de l’humain : ils accomplissent de simples tâches. Le pire, c’est que dans le lot, figurent des médecins extérieurs, des gériatres, qui passent voir les patients et que l’on paie en plus. J’ai gardé trace de mes échanges avec le gériatre de ma mère, notamment par SMS. Je lui signale de la constipation, ce qui est très grave chez les personnes âgées : il y a un risque d’occlusion, cela peut être mortel. Or il ne venait pas, ne répondait pas. Ayant des relations dans le milieu médical, j’avais même fait téléphoner un grand chef de service de cardiologie, travaillant dans un hôpital de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP). Il avait donc appelé le gériatre pour lui dire ce qu’il fallait faire, selon lui, pour ma mère. Le gériatre s’est contenté de me dire : « C’est étonnant, ce chef de service qui me téléphone. Il n’est pas prétentieux ! » Je lui ai répondu qu’il était tout simplement humain, même s’il jouissait d’une renommée internationale. Et lui, ce gériatre, qu’était-il ? Un marchand de soupe ?

Je pense qu’il est possible de changer les choses tout en gardant des structures comme celles-là, mais cela suppose de faire des contrôles et de proposer de vraies formations au niveau de la direction. En outre, le personnel doit être motivé. Dans l’établissement où se trouvait ma mère, il y avait prétendument un infirmier toute la nuit. Je téléphonais tout le temps. Je passais pour une inquisitrice. Il ne répondait pas, ou me disait qu’il ne savait pas. À la première fracture de ma mère, lorsque nous sommes rentrées après avoir passé des heures aux urgences à Ambroise-Paré, je lui dis : « Il faut mettre les choses au point, il va y avoir un traitement. » Il me répond : « Madame, il est vingt heures, c’est l’heure du changement de personnel, je m’en vais. » Et moi : « Comment ? Vous n’attendez même pas l’arrivée du suivant pour lui passer les informations ? » Quand ils ont un tel état d’esprit, on ne peut pas travailler avec les soignants. Lors de la formation, des contrôles psychologiques doivent être faits. Il faudrait établir un profil de personnes capables de travailler avec les personnes âgées.

Ces dernières sont dépersonnalisées : on oublie que ce sont des gens dont certains exerçaient des responsabilité dans la cité et ont fait de grandes choses. Or on les traite comme des débiles, on les met dans un coin. Si par malheur ils ont une certaine personnalité, comme c’était le cas de ma mère au début, on les mate : « C’est une emmerdeuse, on l’enferme. »

Nous savons bien que les EHPAD sont des structures médicalisées et non des hôpitaux ; les deux choses sont totalement différentes. Mais il faut qu’il y ait une vraie surveillance, et cela n’a rien à voir avec le nombre d’étoiles ou la taille de la chambre. Nous sommes prêts à dépenser beaucoup pour nos parents. Ils nous ont donné le jour, nous leur devons la vie ; si nous sommes là où nous sommes, c’est parce qu’ils nous ont élevés, et c’est un juste retour que de les servir jusqu’à leur départ.

M. Lionel Sajovic. Je reviens sur l’image de l’hôtel cinq étoiles. Bien évidemment, quand on paie un tel prix, c’est pour avoir un service – en l’occurrence, quand il s’agit de nos aînés, un service médical.

Pourquoi ne change-t-on pas d’établissement quand on se rend compte qu’il y a des problèmes ? C’est un peu comme le syndrome de Stockholm, on n’a plus la même présence d’esprit. Qui plus est, il n’y a aucun conseil. On se dit qu’il n’y a pas le choix, que la personne âgée risque de se retrouver à la rue.

Certains EHPAD fonctionnent très bien, naturellement. J’ai appris par une des personnes ayant travaillé sur le livre de M. Castanet qu’il existe à Bagnolet un EHPAD public formidable. Le problème est qu’on ne le sait pas. Il n’existe pas, pour ces établissements, de classement comme en proposent TripAdvisor ou LaFourchette…

Oui, nous avons contacté l’ARS, mais nous n’avons jamais reçu de réponse.

Si nous n’avons pas porté plainte en 2020, au moment du décès de mon père, c’est d’abord parce que notre entourage nous a dissuadés de le faire, au motif que ce serait le pot de terre contre le pot de fer, qu’il n’y aurait pas de suite. Ensuite, nous avons appris que toutes les plaintes déposées entre 2017 et 2020 avaient été classées sans suite. Cela valait-il vraiment le coup de se battre pour un tel résultat ? Nous n’avions pas la force de le faire.

Le livre de Castanet a été un déclencheur, évidemment. Nous avons rejoint le collectif et portons plainte, avec maître Saldmann, pour que les choses soient dites et que des sanctions soient prises. Sur les différents groupes WhatsApp et Facebook, des dizaines et des dizaines de témoignages similaires affluent. Nous ne sommes donc pas des cas isolés : il y a énormément de gens, y compris en province, qui rencontrent les mêmes problèmes que nous.

Mme Sophie Mayer. Je vous remercie de nous avoir écoutés. Tout le monde se doutait qu’il se passait quelque chose dans ces maisons ; désormais, grâce à vous, grâce à nous et grâce aux médias, plus personne ne pourra dire qu’on ne savait pas.

À titre personnel, je me tiens à votre disposition pour travailler, pour voir ce qui peut être fait. Personne ne me rendra ma mère, mais je veux me battre pour les autres. Tous, ici, nous sommes prêts à aller jusqu’au bout, quoi qu’il en coûte.

Mme la présidente Fadila Khattabi. Je vous remercie, au nom de la commission, pour vos témoignages. Je sais que cela a été difficile. Sachez que la représentation nationale est à vos côtés. Un travail important a déjà été accompli au sein de cette commission, et nous avons tous la volonté que les choses changent.


2.   Table ronde : M. Lucien Legay, vice‑président de la Fédération française des associations et familles de personnes âgées, à domicile ou en établissement (FNAPAEF), M. Pierre Czernichow, président de la Plateforme 3977, et M. Patrick Collardot, président de l’association TouchePasMesVieux, pour la plateforme de demandes « Pour des Résidents toujours citoyens en Ehpad »

Dans le cadre des auditions sur la situation dans certains établissements du groupe Orpea, la commission organise une table ronde avec M. Lucien Legay, viceprésident de la Fédération française des associations et familles de personnes âgées, à domicile ou en établissement (FNAPAEF), M. Pierre Czernichow, président de la Plateforme 3977, et M. Patrick Collardot, président de l’association TouchePasMesVieux, pour la plateforme de demandes « Pour des Résidents toujours citoyens en Ehpad » ([64]).

Mme la présidente Fadila Khattabi. Nous poursuivons nos travaux sur la situation dans certains établissements du groupe Orpea. Après avoir entendu les dirigeants de ce groupe, l’auteur du livre qui lui est consacré, l’agence régionale de santé (ARS) Île‑de‑France et le département des Hauts‑de‑Seine, il nous a paru important de recueillir les témoignages des proches de résidents en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) sur les dysfonctionnements et les difficultés rencontrées, voire sur les maltraitances subies dans ces établissements.

Nous venons d’entendre les familles, dont les témoignages poignants, douloureux, nous ont profondément bouleversés. Il faut absolument, nous en sommes tous d’accord, que cela change !

Nous recevons à présent les représentants d’associations et de collectifs regroupant des familles de personnes âgées ainsi que de la plateforme 3977, dispositif associatif d’alerte et de prévention des maltraitances envers les personnes âgées ou en situation de handicap.

Après leurs interventions, je donnerai d’abord la parole à Agnès Firmin Le Bodo et à Valérie Six, qui sont deux des trois rapporteures de notre mission « flash » sur le rôle des proches dans la vie des EHPAD.

M. Lucien Legay, viceprésident de la Fédération nationale des associations et amis de personnes âgées et de leurs familles (FNAPAEF). Notre fédération d’associations et d’adhérents individuels – qui est par ailleurs membre de l’Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux (UNIOPSS) et du comité d’entente sur l’avancée en âge, créé par le Défenseur des droits – n’a cessé, depuis sa création, en 2005, de dénoncer la maltraitance dont sont victimes les vieux, à domicile ou en établissement.

L’ouvrage consacré au cas d’Orpea, Les Fossoyeurs, qui défraie actuellement la chronique, ne nous apporte pas d’éléments vraiment nouveaux : un autre livre, L’Or gris, publié en 2011, disait déjà la même chose. Les établissements publics et associatifs ne sont pas à l’abri des mêmes reproches lorsqu’ils utilisent les mêmes méthodes – je vous renvoie à l’article que Le Parisien a récemment consacré à Arpavie. Mais nous ne plaidons pas pour le dépôt de plaintes, qui n’aboutiraient à un procès que dans quelques années – encore faudrait‑il qu’elles ne soient pas classées sans suite, comme c’est le cas de nombreuses plaintes actuellement.

Nous nous demandons cependant si le social doit être géré de façon capitaliste et coté en bourse.

En 2014, nous avons été reçus par Mme Rossignol, qui était alors secrétaire d’État à la famille, aux personnes âgées, à l’autonomie et à l’enfance, à qui nous avions remis une longue liste – dont je vous communiquerai une copie – de ce que nous appelions alors pudiquement des dysfonctionnements, qui recensait en réalité des faits de maltraitance.

Cette maltraitance peut être physique, financière ou prendre la forme de violences sexuelles ; ces faits sont heureusement peu nombreux. La maltraitance institutionnelle, plus courante, plus insidieuse et de plus en plus souvent dénoncée, résulte du manque de moyens humains, matériels et financiers à la charge de la collectivité. Quant à la « maltraitance ordinaire », comme l’appelle Jérôme Pellissier, elle désigne l’attitude des personnels qui rend les résidents invisibles. Ces différents types de maltraitance ont été dénoncés, mais les améliorations tardent à venir et l’impression générale est que les autorités, comme les ARS et les directions de l’autonomie des conseils départementaux, ne font pas le job.

Nous avons cru que le rapport de mars 2018 de Mmes Iborra et Fiat conduirait à la création d’une véritable cinquième branche, promise à deux reprises par le Président de la République au cours de l’année 2018. Nous avons participé à la consultation sur le grand âge, salué les 175 propositions du rapport de Dominique Libault, et puis plus rien...

La loi de 2002 rénovant l’action sociale et médico‑sociale, dont nous fêtons le vingtième anniversaire, nous avait déjà donné des espoirs, en imposant le contrat de séjour, en prévoyant de désigner des personnes qualifiées et en créant les conseils de la vie sociale (CVS). Mais, sans standardisation, il est toujours aussi difficile de comparer les contrats de séjour d’EHPAD différents ; on cherche toujours les personnes qualifiées compétentes pour défendre les droits des résidents ; enfin, les CVS ne fonctionnent pas – quand ils existent. Quant aux évaluations externes, nous attendons la mise en œuvre des mesures préconisées par Mme Vidal.

Je ne parlerai pas du coût des prestations à domicile et en établissement, que les vieux et leurs familles ne peuvent plus assumer après avoir épuisé leurs économies, vendu leur domicile ou avoir été spoliés par des contrats d’assurance dépendance, et ce alors que les pensions de retraite stagnent.

Il est donc indispensable que, rapidement, dès les premiers mois de la nouvelle législature et avant la prochaine loi de financement de la sécurité sociale, une loi consacrée au grand âge définisse les prestations de la cinquième branche créée par la loi du 7 août 2020 relative à la dette sociale et à l’autonomie, alloue de façon pérenne les moyens nécessaires au financement de la prévoyance du handicap, de l’environnement des handicapés – car nous espérons que la barrière de l’âge sera abolie –, d’une filière gériatrique – pour que les vieux soient mieux accueillis dans les hôpitaux –, des EHPAD et des résidences autonomie, appelées autrefois logements‑foyers, de l’aide à domicile, de la fin de vie ainsi que des aidants – qui sont souvent des aidantes – et, surtout, favorise le dialogue et la transparence.

Dans l’immédiat, il est nécessaire que les droits fondamentaux des vieux soient réaffirmés, comme le demandait la Défenseure des droits l’an dernier, que la prévention et la lutte contre la maltraitance soient renforcées et, enfin, que la protection juridique des majeurs soit améliorée – la loi de 2009 portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires, qui a marqué un important progrès, demeure néanmoins insuffisante à cet égard. Ces mesures n’entraîneraient a priori aucun coût supplémentaire.

Cependant, comme l’a récemment écrit dans une tribune Mme Marie‑Guite Dufay, présidente de la région Bourgogne-Franche-Comté, le pire est devant nous. Il est donc urgent de recruter en nombre suffisant les personnels nécessaires pour l’aide à domicile et les EHPAD, ce qui suppose, avant même de les former, de consentir des majorations de salaires au‑delà de ce que prévoit le « Ségur » et d’inventer de nouvelles conditions de travail. Demain, 18 février, se tiendra la conférence des métiers de l’accompagnement et médico‑social. Nous espérons que le Gouvernement entendra les requêtes des personnels des métiers de l’humain, secteur où l’on compterait actuellement 64 000 postes vacants !

Enfin, la mission des directeurs d’établissement – ne les oublions pas ! – est particulièrement difficile. Nous suggérons donc que leurs tâches administratives soient allégées afin qu’ils puissent se consacrer davantage à l’animation de leurs équipes, au contrôle du bien‑être des résidents et au dialogue avec les familles.

Comme l’écrivait Mme Iborra dans la conclusion de son rapport, « le monde politique, les parlementaires notamment, doivent s’emparer du problème, qui repose à la fois sur des choix stratégiques, financiers mais aussi sociétaux, où l’humain doit avoir une place prépondérante ». Et Mme Fiat d’ajouter : « Face à l’urgence sanitaire et sociale dans laquelle se trouvent les EHPAD, il faut revenir aux fondamentaux d’une véritable politique de solidarité pour le vieillissement. »

C’était il y a déjà quatre ans...

M. Pierre Czernichow, président de la Fédération 3977. Merci pour votre invitation, qui nous touche.

La Fédération 3977 est un dispositif associatif composé, d’une part, d’une plateforme téléphonique nationale, avec un numéro unique accessible tous les jours, d’autre part, d’un réseau associatif d’une cinquantaine de centres répartis sur le territoire national, chacun d’entre eux couvrant au moins un département. Pourquoi cette organisation duale ? Parce que c’est une chose de recevoir des alertes concernant d’éventuelles situations de maltraitance – je ne vous dirais pas la vérité si j’affirmais que tous les appels correspondent à de telles situations –, c’en est une autre de rechercher des réponses sur le terrain. Il faut, pour cela, non seulement analyser la situation, mais aussi écouter et soutenir les familles – et vous savez, pour les avoir reçues, leur souffrance, leur peine et les difficultés qu’elles rencontrent –, ce qui nécessite temps et proximité. Ce n’est pas de Paris, par téléphone, que l’on trouvera une solution à un problème local, en Bretagne, en Aquitaine ou ailleurs.

On estime, sur le plan international – nous n’avons pas de chiffres pour la France – qu’au moins 95 % des situations de maltraitance avérées demeurent méconnues. Personne n’en entend parler, pas davantage notre fédération que la justice, les forces de l’ordre, les conseils départementaux, le Défenseur des droits ou les autres instances compétentes. Se pose donc la question de la révélation des maltraitances, dont nous ne voyons qu’un fragment, qui plus est probablement déformé.

Quelle est la situation ordinaire, celle que nous connaissons depuis que la plateforme fonctionne sur le modèle actuel, avec son réseau de centres, c’est‑à‑dire depuis 2015 ? Sur les 35 000 appels que nous avons reçus l’an passé, nous avons – pardonnez‑moi cette expression, que j’abhorre – ouvert 7 000 dossiers, sachant que nous ouvrons un dossier lorsque nous disposons d’éléments suffisamment tangibles pour nous convaincre qu’il y a lieu d’aller plus loin. Tous ces dossiers ont fait l’objet d’un recueil d’informations et, surtout, des suites leur ont été données par nos centres départementaux. Que l’on soit victime ou témoin – proche ou professionnel – d’une situation de maltraitance, en parler prend du temps et nécessite de la confiance. De fait, ce n’est pas quelque chose que l’on met facilement sur la table : il s’agit de situations parfois intimes ou qui mettent en difficulté les uns et les autres.

Les trois quarts de ces 7 000 dossiers concernent des situations de maltraitance à domicile, le dernier quart a trait à des personnes qui résident en établissement, au sens large. Il s’agit, pour la plupart, d’établissements médico‑sociaux, lesquels ne sont pas tous des EHPAD puisque le périmètre de notre fédération inclut l’ensemble des adultes vulnérables, notamment les personnes en situation de handicap. Ce dont nous pouvons témoigner, s’agissant de ces établissements, c’est la diversité de leurs statuts. Je ne peux pas citer de chiffres, car il se trouve que le statut des établissements ne figure pas parmi les données traitées de manière systématique par la fédération au niveau national, mais il est très clair que les situations de maltraitance portées à notre connaissance – encore une fois, il s’agit d’une toute petite partie de la réalité – ont pour cadre des établissements privés commerciaux, certes – et pas seulement ceux du groupe Orpea –, mais aussi des établissements privés à but non lucratif et des établissements publics.

On ne se donnerait pas les moyens de remédier efficacement aux situations de maltraitance en établissement si l’on réduisait les mécanismes générateurs de ces situations à un seul facteur : pour qu’il y ait maltraitance, il faut une conjonction de facteurs. On peut citer notamment des problèmes liés aux ressources professionnelles, qu’il s’agisse de leur nombre ou du niveau de leur qualification. On observe en effet souvent, dans les établissements en difficulté, des glissements de tâches : faute de professionnels, des tâches qui nécessitent un certain niveau de qualification sont remplies – quand elles le sont – par une personne qui n’est pas qualifiée. Je pense également à des difficultés liées aux conditions de travail – des professionnels en souffrance ne peuvent pas, on le sait, faire correctement leur travail –, au management – il est essentiel que le travail en équipe soit organisé de manière à permettre aux professionnels d’avoir des temps d’échanges sur les personnes dont ils ont la charge – et à des directives inappropriées.

Celles‑ci peuvent émaner d’un groupe privé – c’est ce que M. Castanet a très bien documenté dans son ouvrage – mais aussi d’une collectivité territoriale ou d’une ARS. Ainsi, pendant l’épidémie de covid‑19, des directives à caractère sanitaire ont été appliquées de manière mécanique à l’ensemble des résidents d’un même établissement et à leurs familles, alors qu’on aurait pu faire du sur‑mesure – bien entendu, cela coûte plus cher.

Pour conclure, la situation des deux ou trois dernières semaines est différente. Nous avons observé, ces derniers jours, un afflux d’alertes, dont le nombre dépasse de très loin ce que nous connaissions jusqu’à présent. Cet afflux n’est peut‑être pas très durable, mais les situations de maltraitance en établissement y sont surreprésentées de manière très importante au regard de ce que nous observions ces dernières années.

M. Patrick Collardot, président de l’association TouchePasMesVieux, porteparole de la plateforme de demandes « Pour des Résidents toujours citoyens en Ehpad ». L’association TouchePasMesVieux a été créée à la suite de l’expérience vécue par mon épouse en tant que représentante des familles au sein d’un EHPAD. Dans le cadre de ces fonctions, qu’elle a occupées pendant cinq ans, elle a dû affronter des critiques et a même été la cible d’accusations calomnieuses. Notre association a donc pour objet d’aider – initialement dans le seul département de la Haute‑Garonne – les familles qui rencontrent des difficultés pour faire fonctionner les conseils de la vie sociale dans les EHPAD.

Quant à la plateforme « Pour des Résidents toujours citoyens en Ehpad », elle regroupe dix‑sept collectifs et associations – bientôt dix‑huit – et représente des milliers de familles et plus de mille EHPAD. Aujourd’hui, je veux exprimer la grande colère de ces familles, qui ont le sentiment de ne pas être entendues, mais aussi de ces associations et collectifs, qui informent régulièrement, notamment les parlementaires, en leur adressant des courriers et des documents – nous avons des milliers de témoignages de familles à votre disposition –, et qui ne comprennent pas que des politiques, des députés, puissent être choqués d’apprendre les faits relatés dans Les Fossoyeurs, car ils estiment que ces informations circulent depuis au moins deux ans.

Je veux exprimer la colère des familles auxquelles on refuse encore l’accès à l’EHPAD dans lequel se trouvent leurs proches au motif qu’on y a recensé trois ou quatre cas de coronavirus – alors que l’ensemble des résidents et des personnels sont vaccinés – et de celles qui n’ont pas pu accompagner leurs proches en fin de vie parce que les règles habituellement applicables en la matière ont été suspendues pendant la crise sanitaire.

Notre plateforme, publiée il y a environ un mois, regroupe onze demandes dont les dénonciations contenues dans le livre de M. Castanet attestent la pertinence. Ces demandes sont évolutives. Certaines d’entre elles peuvent être prises en compte presque immédiatement ; je pense à l’amélioration du CVS ou à la réforme du pouvoir de police des directions d’EHPAD, qui ne nécessitent ni intervention législative ni financement. Si le Président de la République le décidait, les CVS pourraient, dès demain, ou presque, fonctionner correctement et un EHPAD ne pourrait plus être fermé du jour au lendemain sans que les résidents et leurs familles sachent pourquoi. Pour le moment, non seulement on ne leur doit pas d’explications, mais elles n’ont aucun recours face à ce type de décisions, qui ne sont pas traçables. Ce n’est absolument pas acceptable ! D’autres demandes sont plus lourdes ; je pense en particulier à la loi consacrée au grand âge que nous réclamons.

Tôt ou tard, nous aurons tous un proche en EHPAD. Nous sommes donc tous concernés. Nous avons besoin de vous : vous pouvez nous aider et reconnaître le travail de ces collectifs et associations.

Je conclurai par une demande. La plateforme regroupe, je l’ai dit, divers collectifs et associations qui n’ont pas tous le même objet. Je souhaiterais donc que vous associiez chacun d’entre eux à votre démarche en les auditionnant également, pour entendre ce que je ne suis pas capable de dire avec leurs mots car, si je comprends leur colère, je ne la ressens pas de la même façon qu’eux. En tout état de cause, je vous remercie de nous avoir donné la parole.

Mme Agnès Firmin Le Bodo, rapporteure de la mission « flash » sur le rôle des proches dans la vie des EHPAD. Nous avons bien conscience que le rôle des familles dans la vie des EHPAD est un enjeu important, comme en témoigne la création par notre commission d’une mission « flash » consacrée à cette question.

Vos associations ont en commun d’accorder une attention particulière à la situation des résidents afin de lutter contre l’isolement et les risques de maltraitance au sein des établissements.

Monsieur Collardot, votre plateforme appelle à créer un statut des aidants principaux et bénévoles. Quel devrait être, selon vous, le fondement de ce statut ? Dans quelle mesure est‑il susceptible de faciliter la vie des proches, notamment des proches aidants, et leur accès aux établissements ? Je précise que nous avons déjà beaucoup travaillé, au cours de la législature, à l’amélioration de la situation des aidants, en particulier sous l’angle de leur statut.

Dans son rapport de mai 2021, la Défenseure des droits fait le constat de la difficulté dans laquelle nous nous trouvons pour nous assurer du respect des droits fondamentaux des résidents. Elle propose notamment d’inscrire dans la loi un droit de visite quotidien du résident par ses proches dès lors qu’il le souhaite. Pensez‑vous qu’une intervention législative est effectivement nécessaire ou cette question relève‑t‑elle uniquement des bonnes pratiques observées sur le terrain ?

Vous partagez en outre le constat d’un défaut d’application des obligations législatives relatives au conseil de la vie sociale. Comment l’expliquez‑vous ? Comment son fonctionnement pourrait‑il être amélioré et comment pourrait‑il favoriser une meilleure information des résidents et de leurs proches quant à leurs droits respectifs ?

Enfin, pensez‑vous que des évolutions législatives permettraient de garantir la mise en œuvre de conseils de la vie sociale dans l’ensemble des établissements ? Nous avons évoqué, au cours des auditions précédentes, la plus grande place que pourraient avoir les familles au sein des EHPAD. On pourrait, par exemple, prévoir dans l’ensemble des établissements, indépendamment de leur statut, la présence d’un « référent familles » – ce serait un nouveau métier –, chargé d’assurer leur bonne information mais aussi leur participation, le cas échéant, aux décisions relatives à la gouvernance des établissements. Quel regard portez‑vous sur ce type de propositions ?

Monsieur Legay, nous avons tous conscience de l’urgence de la situation. C’est bien pour cela que nous nous sommes saisis de cette question dès 2017. Nous espérons comme vous que, demain, lors de la conférence des métiers, des mesures importantes seront annoncées.

Monsieur Czernichow, vous avez indiqué que 95 % des situations de maltraitance n’étaient pas connues. Pourquoi l’existence de votre plateforme ne fait‑elle pas l’objet d’un simple affichage dans l’ensemble des EHPAD ? On voit bien que l’actualité a provoqué un afflux d’appels.

Mme Valérie Six, rapporteure de la mission « flash » sur le rôle des proches dans la vie des EHPAD. Nous savons que la présence des familles et des proches est un facteur essentiel du bien‑être des résidents ; l’entourage familial joue un rôle fondamental et contribue à une intégration réussie. Ainsi est‑il recommandé, dans un souci de transparence, d’intégrer au mieux les familles dans le cadre des démarches d’amélioration de la qualité de l’accueil et de la prise en charge des résidents.

En premier lieu, vos associations déplorent le fait qu’en raison de la mauvaise réputation des EHPAD, qui risque de s’aggraver à cause de l’actualité, les cellules familiales subissent une forte pression. Comment tisser des relations de confiance, que ce soit au moment de l’entrée en EHPAD du résident ou tout au long de son séjour ?

Vous avez également fourni de nombreux éléments liés à votre expérience durant la crise sanitaire – dont, je l’espère, nous sortons progressivement. Vous avez souligné d’abord les restrictions auxquelles vous avez dû faire face en raison des consignes sanitaires. De nombreuses familles se sont plaintes de la situation dans laquelle l’application de ces règles les avait placées. Quelles ont été, selon vous, les conséquences à moyen et à long terme de l’isolement dans lequel se sont trouvées, par la force des choses, les personnes âgées en EHPAD ?

Vous avez ensuite souligné les inégalités régionales. Quelle est la situation actuelle ?

Les EHPAD doivent redevenir des lieux de vie. Comment pensez‑vous apporter votre pierre à l’édifice ?

Quel bilan dressez‑vous de la gestion de la relation entre les EHPAD et les familles dans le cadre d’une crise épidémique ? Alors que nous passons, semble‑t‑il, d’une situation pandémique à une situation endémique, pensez‑vous que les établissements ont pu tirer de l’expérience des deux dernières années des enseignements qui leur permettent d’assurer la pleine présence des familles dans ces moments de crise aiguë ?

Mme Michèle Peyron. Avez‑vous déjà reçu de la part de familles ou de professionnels des alertes concernant des cas de maltraitance survenus dans des établissements du groupe Orpea ? Si oui, combien de situations ont été portées à votre connaissance ? Avez‑vous déjà été en contact avec des responsables de ce groupe à ce propos et, si tel est le cas, quelles ont été leurs réactions ?

Les CVS associent‑ils suffisamment les résidents à la vie de l’établissement ? Avez‑vous des propositions d’amélioration à faire dans ce domaine ?

Enfin, quel lien avez‑vous avec les autorités sanitaires, en particulier les ARS, s’agissant de la remontée et du traitement des alertes concernant des cas de maltraitance ou de défaillance ? Avez‑vous, là aussi, des propositions d’amélioration à faire ?

Mme Michèle de Vaucouleurs. Monsieur Czernichow, vous évaluez à 95 % le taux des situations de maltraitance qui demeurent inconnues. Comment parvenez‑vous à ce résultat ? Par ailleurs, la nature des maltraitances varie‑t‑elle selon que les personnes âgées sont à domicile ou en établissement ?

M. Thierry Michels. Le CVS me semble être un organe de proximité essentiel pour les résidents. Avez‑vous de bonnes pratiques à mettre en évidence dans ce domaine et, si tel n’est pas le cas, que faut‑il faire ?

Mme Monique Iborra. Vous connaissez tous trois très bien la situation. De quels moyens de communication disposent vos associations pour la faire connaître ? La politique, c’est aussi faire pression – on peut le regretter, mais c’est la réalité.

Au‑delà d’Orpea, l’enjeu, sociétal et démographique, est la place des personnes âgées dans notre société. Je suis toujours étonnée, lorsque je participe à des réunions publiques, de constater à quel point le citoyen lambda méconnaît les politiques relatives au vieillissement. Il est vrai que le Parlement a toujours été tenu un peu à l’écart de ces politiques, et il faut en finir avec cette situation.

Il serait néanmoins injuste de dire que nous n’avons rien fait, car nous avons pris un certain nombre de mesures. Hélas, très peu le savent. Au‑delà de la communication, c’est la manière dont sont menées ces politiques qui est problématique : elles restent l’apanage de quelques‑uns et des administrations centrales. Nous avons donc besoin de vous. Aussi, je souhaiterais savoir comment nous pouvons aider vos associations pour qu’elles participent à la communication et contribuent à changer le regard de notre société sur ces sujets. Les citoyens doivent être informés, et, pour cela, je compte sur vous !

Mme Annie Vidal. Monsieur Legay, vous avez évoqué mes travaux sur la démarche qualité en EHPAD. Leur mise en œuvre est en cours. Il s’agit essentiellement de faire évaluer les établissements, sur la base d’un référentiel commun, par des personnes accréditées par le Comité français d’accréditation. Pensez‑vous que cela suffira pour assurer de la transparence et restaurer la confiance dans les établissements ou, au contraire, qu’il faudrait aller plus loin ? Force est de constater que la défiance est très grande, et les événements récents la justifient.

Monsieur Czernichow, vous avez évoqué les situations de maltraitance et l’action de la plateforme 3977. Vous participez par ailleurs, comme moi, aux travaux de la commission pour la lutte contre la maltraitance et la promotion de la bientraitance, qui existe depuis 2018. La plateforme 3977 reçoit actuellement beaucoup d’appels. Pouvez‑vous – je ne suis pas sûre que ce soit le cas – traiter tous ces appels ? Comment pourrait‑on faire pour pousser tout un chacun à donner l’alerte, car c’est le point de départ, mais aussi pour avoir, en parallèle, les capacités de traitement nécessaires ?

Je sais que c’est une question délicate tant que l’affaire n’a pas été complètement analysée, mais permettezmoi de faire appel à votre expérience : dans le cas d’Orpea, considérezvous qu’il s’agit de maltraitance institutionnelle systémique ? C’est un point important. Dans l’affirmative, il faut l’intervention d’un tiers.

M. Lucien Legay. Est‑il vraiment utile d’inscrire dans la loi, comme le demande la Défenseure des droits, un droit de visite ? Il faudrait commencer par répondre à la question suivante : la chambre du résident d’un EHPAD constitue‑t‑elle ou non son domicile ? Si c’est le cas, le résident peut recevoir toutes les visites qu’il veut, à toute heure du jour et de la nuit. Sinon, il en va autrement, et on revient à la question du pouvoir de police évoqué par M. Collardot – la direction de l’établissement peut fixer des horaires, comme on l’a vu pendant les confinements. Des conditions invraisemblables ont été prévues : la chambre du résident est son domicile lorsque le personnel doit frapper à la porte et que les repas ne sont pas pris de façon collective.

Les dispositions relatives au CVS dans le code de l’action sociale et des familles ne font pas de distinction entre les établissements médico‑sociaux relevant du monde du handicap et ceux qui accueillent les personnes âgées. Or on ne peut pas traiter de la même façon les établissements accueillant de jeunes enfants et ceux où vivent des personnes de 80 ans. Par ailleurs, les textes en vigueur contiennent des ambiguïtés, depuis fort longtemps, concernant le nombre de représentants – on ne sait d’ailleurs pas s’il est question de représentants des résidents ou des familles – mais aussi la participation du directeur ou du gestionnaire.

Nous avons créé un groupe de travail sur ces questions et nous avons remis l’année dernière au ministère des propositions de corrections, lesquelles peuvent intervenir par décret. Nous avons reçu une réponse par courriel – un accusé de réception – mais jusqu’à présent peu de véritables concertations ont eu lieu. Une réunion a toutefois été programmée – elle doit se tenir au cours des prochaines semaines. On nous a d’abord oubliés, alors que nous avions remis un dossier complet, et ce n’est qu’en manifestant un peu notre étonnement – pour ne pas m’exprimer dans d’autres termes – que nous avons été raccrochés au train. Le texte proposé semble relativement éloigné de nos préconisations, mais je ne veux pas anticiper sur les conclusions de la réunion.

Nous avons connu deux années difficiles, marquées par des confinements différents. Nous avons été privés de témoignages, en tant que représentants d’associations, car les familles ne pouvaient plus entrer dans les établissements. Elles ne pouvaient plus voir comment étaient traités leurs parents. Ce n’est que lorsque les portes se sont un peu rouvertes qu’elles ont constaté que la longueur des ongles des mains ou des pieds était scandaleuse et que les toilettes étaient faites de manière approximative. Des témoignages des plus douloureux nous sont parvenus, mais il était difficile d’en savoir plus à l’époque.

Mme Peyron nous a interrogés sur les alertes concernant Orpea. Nous sommes tranquilles : nous n’en avons pas eu. Venant de clients de Korian, oui, au fil du temps, mais s’agissant d’Orpea, je n’en ai pas le souvenir.

Nous nous sommes posé une question en interne. Comment se fait‑il que les personnes qui résident dans les belles maisons d’Orpea, où le prix de l’hébergement s’élève à plusieurs milliers d’euros, n’aient pas eu des carnets d’adresses leur permettant de tirer sur les bonnes ficelles, compte tenu de leur souffrance et de leur détresse, pour faire intervenir les pouvoirs publics ? Ce ne sont pas d’anciens ouvriers spécialisés ou qualifiés ni d’anciennes femmes de ménage qui sont chez Orpea. Comment se fait‑il que ces personnes n’aient pas eu accès à des décideurs ?

Nous n’avons guère de relations avec les ARS. Les familles nous disent qu’elles s’adressent à elles mais n’obtiennent pas de réponses de leur part.

Il existait autrefois des comités départementaux des retraités et personnes âgées. Les handicapés et les personnes âgées relèvent désormais d’une seule structure, les conseils départementaux de la citoyenneté et de l’autonomie (CDCA). C’est à peu près la même situation que pour les CVS : très peu de CDCA fonctionnent correctement.

M. Pierre Czernichow. Vous avez manifestement été touchés d’apprendre que, selon des estimations internationales, 95 % des situations de maltraitance sont méconnues. Nous n’avons pas de chiffres pour la France. Pour que ce soit le cas, il faudrait d’abord connaître l’ensemble des signalements et des alertes reçus par la justice, la police, la gendarmerie, les conseils départementaux, les ARS, les établissements, le 3977 et d’autres acteurs. Cela nécessiterait une harmonisation technique des informations recueillies mais aussi une volonté claire de les rapprocher et de surmonter toute une série d’obstacles juridiques relatifs au partage d’informations. Il faudrait ensuite disposer d’une estimation de la réalité des maltraitances. Certains pays développés y sont parvenus en organisant des enquêtes portant sur des échantillons représentatifs de la population, généralement les ménages, parce qu’il faut utiliser une autre méthodologie pour analyser spécifiquement ce qui arrive aux résidents des établissements. Jusqu’à présent, de telles enquêtes n’ont pas eu lieu en France. Nous proposerons dès demain matin – nous avons un rendez‑vous à la direction générale de la santé – d’aller dans cette direction. En l’absence de vision d’ensemble de la réalité, on a du mal à croire que les politiques publiques puissent être efficaces.

Pourquoi, si les estimations sont exactes, la réalité est‑elle à ce point méconnue ? Les victimes de situations de maltraitance, en particulier lorsqu’elles sont âgées, se plaignent très rarement, parce qu’elles ont souvent un lien – un lien affectif, un lien entre patient et professionnel ou parfois un lien d’influence – avec la ou les personnes en cause. Les proches, lorsqu’ils constatent une situation de maltraitance, notamment à domicile, ne sont pas très à l’aise face aux fréquentes implications familiales, qui sont considérées comme des questions d’ordre privé qu’on ne se voit pas trop exposer sur la place publique. Les professionnels qui interviennent à domicile ou dans les établissements sont en difficulté : leur rôle à l’égard de ces situations de maltraitance, dont le cadre va souvent au‑delà de telle ou telle prestation ou pratique professionnelle, ne leur paraît pas clair, et ils peuvent s’exposer à un risque, notamment sur le plan de la sécurité de l’emploi. Nous avons de multiples témoignages de professionnels ayant fait un signalement et dont le contrat n’a pas été renouvelé. Quant aux responsables d’établissement, l’existence de maltraitances et, plus encore, les rumeurs sont une catastrophe pour l’image de l’établissement : ils n’abordent donc pas facilement de telles questions. Nous sommes en contact avec beaucoup d’entre eux, sur le terrain, et nous sommes frappés par le discours dominant, qui consiste à dire qu’ils savent que la maltraitance existe et qu’ils sont pour la promotion de la bientraitance.

Mme Casagrande a remis un rapport sur la bientraitance dans le cadre de l’Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico‑sociaux. On peut dire, en substance, que la bientraitance correspond à une forme d’apprentissage professionnel visant à permettre de répondre exactement aux besoins individuels de chaque personne dont on a la charge – c’est du travail à façon. Nous sommes, bien sûr, absolument convaincus que c’est un aspect majeur de la formation des professionnels qui interviennent auprès des personnes vulnérables, en particulier très âgées, mais à partir du moment où l’on considère que des maltraitances peuvent résulter de mécanismes institutionnels, les professionnels les mieux formés du monde, s’ils sont confrontés à des problèmes d’effectifs, d’organisation et de conditions de travail ou de management, ne pourront pas éviter les maltraitances.

Il faut se servir de ses deux mains : on doit, effectivement, promouvoir la bientraitance dans la formation des professionnels, encourager les efforts en la matière – Mme Vidal a parlé tout à l’heure de la démarche qualité, qui va dans ce sens – mais il faut également avoir, sur le terrain, un dispositif de veille quotidienne, impliquant les professionnels, pour observer ce qui se passe, analyser, discuter, comprendre et rechercher des solutions locales. Quand une situation de maltraitance remonte au niveau central, dans une ARS ou un conseil départemental, c’est le signe d’un échec : la situation n’a pas été identifiée sur le terrain, parfois pour de bonnes raisons, parce que cela dépassait les capacités d’analyse de l’établissement ou les réponses qu’il pouvait apporter.

La répartition des faits de maltraitance entre le domicile et les EHPAD correspond à la répartition de la population âgée : trois quarts des personnes vivent chez elles et un quart dans des établissements divers, y compris des résidences services, mais cela dépend beaucoup de l’âge. Au‑delà de 90 ans, la moitié de la population réside dans des établissements, contre 10 ou 15 % des plus de 75 ans. Cependant, comme nous ne voyons que 5 % de la réalité, et probablement de manière déformée, nous sommes très méfiants. Y a‑t‑il plus de maltraitance ici que là ? Nous ne sommes pas en mesure de présenter des conclusions solides, et il vaut donc mieux se taire.

J’en viens à la question des suites données. Lorsqu’ils mettent à plat une situation, nos centres commencent par interroger l’établissement en cause, car c’est là que se trouve la réponse. Quand nous n’arrivons pas à avancer, nous sollicitons d’autres acteurs, les conseils départementaux ou les ARS, mais la première démarche est de se tourner vers le responsable de l’établissement. L’écoute dont les ARS font preuve est diverse. Certaines sont très organisées et ont un référent accessible, au sujet duquel nous savons que si nous lui transmettons un dossier, des suites seront données rapidement.

Nos centres, qui analysent les situations et donnent des suites aux dossiers, sont constitués de bénévoles. C’est formidable en soi, mais la légitimité des bénévoles est quand même faible. Quand une association de bénévoles transmet un dossier à une autorité, qu’il s’agisse de l’ARS, du conseil départemental ou de la justice, il ne faut pas croire qu’on l’informe de ce qui se passe ensuite. On ne sait pas, en particulier, si la situation en question cesse ou non. Cela peut paraître normal, puisqu’il s’agit de bénévoles, mais en réalité, c’est plus que frustrant. Tant que nous n’avons pas de visibilité sur ce que deviennent les situations de maltraitance pour lesquelles nous avons sollicité telle ou telle institution, nous sommes incapables de dire ce qui marche et ce qui ne marche pas. Pour juger de l’efficacité de notre action, ce qui fait partie de nos préoccupations, nous avons besoin de visibilité.

L’ARS n’est pas l’interlocuteur unique. Une des difficultés, notamment pour les familles confrontées à des situations de maltraitance, est de savoir auprès de qui on doit se plaindre. Nous leur disons toujours de commencer par aller voir le cadre de santé, l’infirmière ou le directeur. Si cela ne marche pas, la question peut intéresser directement la justice, selon la nature des faits, s’ils sont graves et relèvent de sanctions pénales, l’ARS, surtout s’il s’agit des soins, ou le conseil départemental, si cela concerne la réponse à la situation de dépendance de la personne ou les conditions d’hébergement.

Du fait de la multiplicité des portes possibles et, il faut le reconnaître, d’un certain cloisonnement des institutions, les parcours sont complexes, obscurs. Nous aurions besoin, mais je ne vous apprends rien, d’un dispositif de coordination, tant du côté des alertes qui affluent que des réponses à apporter. Quelques expérimentations ont été menées ici ou là, notamment au sein de comités départementaux de recueil des informations préoccupantes, en 2014, mais il faudrait faire un bilan pour savoir ce qui fonctionne ou, au contraire, ce qui bloque.

Si nous ne sommes pas connus, c’est parce que nous ne sommes pas bons : nous avons besoin de nous améliorer, de nous faire connaître. Un affichage dans les lieux publics, notamment les établissements médico‑sociaux, c’est précisément la première demande que nous formulerons demain matin. Nous avons besoin d’améliorer notre diffusion, y compris par notre site internet.

Il a été question tout à l’heure de communication, mais il faut aussi parler de formation. Sans formation, en effet, on ne peut pas imaginer que les professionnels puissent agir avec efficacité, qu’il s’agisse de la prévention des situations de maltraitance ou des suites à donner en cas de problème. Pour changer la culture, il faut de la formation, initiale et continue.

La situation que nous constatons tous ne pourra pas faire l’objet d’une réponse ponctuelle. On doit agir sur de multiples facteurs, comme la formation, mais aussi la recherche sur les maltraitances, qui est à peu près inexistante en France, alors que nous avons besoin de savoir ce qui marche et ce qui ne marche pas. Il faut améliorer nos connaissances et détecter les problèmes, pour agir avant que les situations ne prennent un tour dramatique. Il y a toujours un début, la maltraitance ne surgit pas d’un seul coup. Le repérage précoce est un enjeu majeur pour les familles, les aidants et les professionnels qui interviennent à domicile. Quand on voit que quelqu’un n’est pas comme d’habitude, c’est un signe très important. Il faut également renforcer les suites données aux alertes. La réponse doit être politique et multiforme, sur des années – on ne réglera pas le problème en quinze jours. Nous plaidons, en somme, pour un véritable plan d’action contre les maltraitances.

M. Patrick Collardot. Ce que j’ai retenu des discussions avec les associations et collectifs de notre plateforme, qui mènent tous un travail spécifique, c’est qu’il faudrait doter les aidants principaux d’un statut leur permettant d’avoir les mêmes droits en matière de circulation dans les EHPAD que le personnel soignant, pour qu’on ne se retrouve pas, comme ce fut le cas au plus fort de la crise sanitaire, dans des situations où les familles ne peuvent plus du tout entrer dans les établissements, alors que des intervenants extérieurs peuvent s’y rendre pour travailler, étant entendu que si l’aidant principal bénéficie des mêmes droits que le personnel des établissements, il doit aussi avoir les mêmes obligations – porter un masque FFP2, par exemple.

J’aurais tendance à dire que si les CVS étaient une intuition géniale du législateur en 2002 l’échec est aujourd’hui évident. Moins d’un CVS sur cinquante fonctionne correctement. Pourquoi en est‑on là ? Tout d’abord, c’est parce qu’il n’y a pas de sanctions. Quand il a mis en place des mesures sanitaires durant la crise, le législateur a prévu une amende, de 135 euros, et les forces de l’ordre ont été chargées de s’assurer que la loi était respectée. Je suis persuadé que la création d’une astreinte de 100 euros par lit tant que le CVS d’un EHPAD ne fonctionne pas serait suffisamment dissuasive pour que les directions prennent le temps d’installer ces instances. Pour qu’elles fonctionnent correctement, il faudrait aussi qu’elles aient un pouvoir décisionnaire. Tous les acteurs des EHPAD, y compris l’Association des directeurs au service des personnes âgées (AD‑PA) et le Syndicat national des établissements et résidences privés et services d’aide à domicile pour personnes âgées, sont d’accord sur ce point. Cela fait partie des quarante‑quatre propositions présentées par l’AD‑PA.

S’agissant des maltraitances chez Orpea, nous avons reçu des témoignages – une petite dizaine dans le cadre de l’association TouchePasMesVieux. Je n’ai pas interrogé les autres associations et collectifs pour faire une synthèse, mais je peux vous dire que des témoignages remontent spontanément.

Vous avez également évoqué l’évaluation des EHPAD. Un des membres de notre plateforme a commencé à mettre en place un observatoire du grand âge grâce auquel des personnes pourraient se rendre de façon impromptue dans les EHPAD pour s’assurer que les conditions de prise en charge sont satisfaisantes.

Les ARS sont assez souvent considérées comme des recours possibles en cas de dysfonctionnement, mais nous avons eu beaucoup de témoignages de familles qui n’ont pas eu de réponse de leur part et qui, après les avoir contactées, sont devenues persona non grata. En l’absence d’autres solutions, les familles se tournent vers nos associations.

Mme la présidente Fadila Khattabi. Il me reste à vous remercier pour vos réponses et vos préconisations très claires.


3.   Audition de Me Sarah Saldmann et de Me Fabien Arakelian, avocats de familles de résidents

Dans le cadre de ses auditions sur la situation dans certains établissements du groupe Orpea, la commission entend Me Sarah Saldmann et Me Fabien Arakelian, avocats de familles de résidents ([65]).

Mme la présidente Fadila Khattabi. Après les révélations du livre de Victor Castanet, Les Fossoyeurs, et compte tenu des enjeux juridiques, tant individuels que collectifs, il nous a paru utile d’entendre Me Sarah Saldmann et Me Fabien Arakelian, deux avocats qui se sont investis dans cette cause. Madame, monsieur, je vous cède la parole, non sans vous poser une première question, inspirée du témoignage des familles entendues ce matin : comment se fait‑il que tant de plaintes soient classées sans suite ?

Me Sarah Saldmann. Je suis à la fois honorée et émue d’être auditionnée par votre commission sur ce sujet si douloureux. Depuis le mois de mars 2020, j’ai reçu plusieurs centaines de signalement des familles, déplorant la manière dont leurs parents étaient traités dans les établissements des groupes Orpea et Korian, et de façon plus minoritaire, du groupe DomusVi. Face à de tels témoignages, il est impossible, croyez‑moi, de rester de marbre.

Avant d’évoquer l’aspect judiciaire, je souhaite vous faire part des faits portés à ma connaissance. Les familles que je représente, dont certaines ont témoigné publiquement à mes côtés, rapportent des situations d’une gravité sans précédent. Ces cas ne semblent pas être des situations isolées. Les faits sont précis et concordants, appuyés par des éléments probatoires tels que des certificats médicaux, des photographies, des enregistrements et des témoignages.

Les exemples concrets, dont j’ai la preuve, les voici : des hommes et des femmes laissés dans leur lit souillé pendant des heures, attendant qu’on vienne les secourir ; des hommes et des femmes qui patientent parfois des journées entières dans des conditions d’hygiène déplorable ; des hommes et des femmes qui mendient pour pouvoir sortir de leur chambre, ne serait‑ce que le temps d’une promenade ; des hommes et des femmes rationnés, laissés seuls devant une assiette qu’ils ne peuvent atteindre, méconnaissables à force de perdre du poids.

Je pense à toutes ces personnes qui ont sonné pendant des heures, qui ont fait signe en vain à l’infirmière qui passait par là. Peut‑on imaginer la force de leur souffrance morale et physique ? Je pense aussi à ce parent, atteint par la maladie d’Alzheimer, à qui l’on assène : « Mais vous ne vous rappelez pas de moi ? ». Je pense encore à ces pères, ces mères, tutoyés et méprisés par des personnels surmenés.

Je pourrais aussi évoquer l’odeur nauséabonde de la détresse, les cafards parfois, l’odeur tenace d’urine, résultat d’une incontinence que l’on feint d’ignorer, le manque d’hygiène, de soins, et les douches trop rares.

Comment ne pas parler de cette personne que je représente, qui a trouvé un autre résident installé dans le même lit que son père, en raison – lui a‑t‑on dit – d’un manque de place ? Comment ne pas évoquer cette personne gisant dans une mare de sang – je détiens la photographie –, celles, nombreuses, maintenues dans des positions portant atteinte à leur intimité et à leur intégrité ou encore celles chez qui une fracture, ou un accident vasculaire cérébral, a été découverte plusieurs semaines après leur survenue sans que jamais les familles n’en aient été informées ?

Dans les témoignages, la déshydratation revient fréquemment et de façon concordante. On ne peut pourtant pas refuser un verre d’eau, même à un ennemi ! « “Donnelui tout de même à boire”, dit mon père ». Depuis le poème de Victor Hugo, le temps a passé, les progrès sont nombreux et pourtant les drames de la fin de vie demeurent.

Je souhaite attirer votre attention sur la culpabilité qui étreint les victimes et leurs familles, victimes par ricochet. J’ai senti le profond malaise de ceux qui ont placé leurs êtres chers dans des conditions si difficiles. Personne ne met son père ou sa mère de gaieté de cœur dans ce type d’établissement, c’est à chaque fois un déchirement. Souhaitant que les choses se passent au mieux, ils avaient choisi de lui offrir le meilleur, un « EHPAD de luxe ». Certaines des familles que je représente ont dû vendre leurs biens immobiliers, ont contracté des crédits pour pouvoir payer une chambre dans l’un de ces établissements ; elles sont aujourd’hui surendettées.

Alors bien sûr, en découvrant l’envers du décor, certains me disent : pourquoi les familles n’ont‑elles rien fait avant ? Si elles n’ont pas agi, c’est parce qu’elles étaient esseulées, parfois endeuillées ; elles n’avaient pas les ressources émotionnelles suffisantes pour affronter des groupes aussi imposants qu’Orpea et Korian.

Je souhaite aussi évoquer la situation des soignants, à qui j’apporte tout mon soutien – ils sont les victimes collatérales de ce drame. Ils sont nombreux à m’écrire, souvent de façon anonyme ; ils refusent de donner une quelconque information permettant de les identifier ou concernant l’établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) dans lequel ils travaillent mais écrivent : « Voici mon témoignage, faites‑en ce que vous voulez ».

Leurs témoignages, nombreux et concordants, expriment une pression hiérarchique certaine : « Je suis seule pour gérer un étage entier, je ne suis pas assez formée ». La plupart sont des femmes, des mères courageuses qui élèvent seules leurs enfants et sont poussées, par manque de moyens, à commettre des actes contraires à leur morale.

Je veux aussi évoquer la peur des témoins. Ils sont nombreux à mentionner des procédés d’intimidation, notamment la menace de représailles. J’attire particulièrement l’attention de la commission à ce sujet car cela me semble être un point capital.

Les agissements dont les familles me font part sont, à mon sens, parfaitement étayés. Les chefs d’accusation, qui seront appréciés au cas par cas – les plaintes étant, je le rappelle, individuelles –, sont les suivants : homicide involontaire, mise en danger de la vie d’autrui, non‑assistance à personne en danger.

Nous ne sommes pas ici dans un tribunal et ce sera à la justice d’apprécier si les allégations portées à sa connaissance sont fondées. Je souhaite néanmoins vous expliquer pourquoi et comment j’ai décidé de lancer des procédures contre les groupes Orpea et Korian.

Lorsque, en mars 2020, plusieurs familles que j’accompagnais en tant qu’avocate m’ont saisie pour dénoncer les mauvais traitements dont leurs parents étaient victimes au sein des EHPAD du groupe Orpea, leur souhait n’était pas de porter plainte, mais de gérer l’urgence et de trouver une alternative. Certaines ont déposé des mains courantes, rédigé des courriers, mais aucune action pénale n’a été enclenchée. Cela tient à deux raisons : les familles pouvaient penser être des cas isolés ; elles n’avaient pas les ressources émotionnelles suffisantes, étant pour la plupart en deuil.

Deux ans plus tard, la publication du livre Les Fossoyeurs leur a fait l’effet d’une bombe. Elles sont alors revenues vers moi, avec une même attente : mettre fin à l’omerta et à l’impunité. Ces familles ont besoin d’une action à la hauteur de leur colère. Ma préoccupation première est d’éviter que les plaintes ne s’éparpillent, que les affaires ne soient l’une après l’autre étouffées et que le groupe Orpea ne s’en sorte.

L’union faisant la force, je leur ai proposé de lancer une « action collective » en déposant toutes les plaintes, le même jour – chacune d’entre elles demeurant individuelle. Dès que j’ai annoncé le lancement de cette action, les courriels et les appels ont afflué par centaines à mon cabinet. Je ne cesse de recevoir de nouveaux témoignages et des demandes de représentation.

L’ampleur du phénomène est telle que je me trouve confrontée à des familles déterminées à aller jusqu’au bout. Beaucoup d’entre elles me disent agir par devoir filial, que c’est « le combat de leur vie ».

Bien que l’action collective concerne nominativement le groupe Orpea, des dizaines d’appels dénoncent des maltraitances survenues dans les EHPAD du groupe Korian. Comme il est impossible juridiquement de mêler les plaintes contre les deux groupes, j’ai proposé aux familles de lancer une seconde action collective, selon un calendrier différent.

Je vous le dis en toute transparence : jamais je n’aurais imaginé recevoir autant de courriers et d’appels de familles, souvent en pleurs. J’avais décidé initialement de lancer la première action collective au mois de mars, la seconde au mois d’avril. Compte tenu du très grand nombre de demandes et du fait que chaque dossier doit être étudié avec la plus grande minutie, et les témoignages, aussi poignants soient‑ils, étayés par des preuves, ces délais seront reportés de quelques semaines.

Je ne peux pas vous donner le nombre exact de plaintes qui seront déposées. Mais je peux vous dire que j’ai reçu environ six cents signalements contre le groupe Orpea, cinq cents contre le groupe Korian et trente‑neuf contre le groupe DomusVi. Ces chiffres tiennent compte des témoignages de personnes souhaitant porter plainte ainsi que des témoignages anonymes.

Le deuxième temps de l’affaire s’ouvre : celui de l’ouvrage judiciaire, notamment de la défense. Soyez assurés que je m’y attelle avec la plus grande méthode et la plus grande détermination.

C’est un tableau bien sombre que je viens de dresser, mais il n’est que le reflet de la réalité. Une réalité terrible que nous n’avons eu de cesse, ces dernières années, d’ignorer, de balayer, d’oublier. Il nous revient désormais, collectivement, de regarder dans les yeux nos aînés et de prendre enfin nos responsabilités.

La création d’une commission d’enquête est un signal fort envoyé aux victimes, aux familles de victimes et aux groupes Orpea et Korian.

Me Fabien Arakelian. Je vous remercie pour votre invitation ; je pense cependant que les familles que je représente auraient préféré recevoir l’« invitation » des enquêteurs et des magistrats instructeurs – ce sera ma première observation, tirée de l’expérience des procédures que nous avons engagées. Pour rebondir sur votre question initiale, madame la présidente, c’est au procureur de la République qu’il faut demander pourquoi les plaintes sont classées sans suite. Mais je vous expliquerai comment la défense, après un classement sans suite, peut déposer une plainte avec constitution de partie civile.

J’ai noté que vos auditions portent sur la situation dans les établissements du groupe Orpea, mais mon propos sera beaucoup plus large. Depuis le premier confinement, j’ai été saisi d’un certain nombre de dossiers. Si le covid a été une porte d’entrée, on s’aperçoit que la pandémie a fait l’effet d’un révélateur sur des dysfonctionnements déjà existants. Et parler de dysfonctionnements peut être un euphémisme puisque je considère que certains faits constituent des infractions pénales.

À ce jour, mon cabinet dénombre une cinquantaine de dépôts de plainte – je pourrais en traiter beaucoup plus, mais ce ne serait pas sérieux, un travail de filtre est nécessaire –, une vingtaine d’ouvertures d’enquête préliminaire et une dizaine d’ouvertures d’information judiciaire, dans toute la France. Certains procureurs ont décidé d’ouvrir des enquêtes préliminaires, d’autres des informations judiciaires. À l’heure où je vous parle, il n’y a pas le début d’une mise en examen. Le pénaliste que je suis est particulièrement surpris – et c’est encore un euphémisme – par le traitement procédural de ces dossiers. La lenteur de la justice, que nous connaissons tous, est ici exacerbée : les enquêtes piétinent, c’est peu de le dire. Il a fallu que cet ouvrage paraisse pour que, d’un coup, les esprits se réveillent et qu’on se rende compte qu’il se jouait peut‑être, en effet, un petit scandale de santé publique au sein de ces EHPAD !

Pour illustrer le parcours judiciaire des familles et de l’avocat qui les accompagne, je vous donnerai des exemples de procédures diligentées au sein du cabinet. La plupart sont des procédures pénales, mais il arrive qu’on diligente des procédures civiles. Dans ce cas, la première question est de savoir qui assigner. Or nous nous rendons compte, en examinant ces groupes particulièrement bien organisés, combien la réponse est difficile. Ainsi, nous avons voulu diligenter une action civile pour engager la responsabilité délictuelle d’un EHPAD, à la suite d’un défaut de surveillance plus que caractérisé. Je me suis rendu compte, à la lecture de l’extrait Kbis que j’avais demandé, que la dénomination sociale n’était pas Korian – l’enseigne de l’établissement –, mais la société Medotels, qui gère vingt‑sept établissements du groupe. Bien sûr, ils en ont le droit, mais un avocat à l’esprit mal placé pourra en déduire que des sociétés servent d’écran pour que Korian n’apparaisse pas... Juridiquement parlant, c’est une première difficulté.

En matière pénale, nous faisons face à une autre difficulté, plus problématique encore, qui concerne l’accès aux juges. À nouveau, je vous donnerai un exemple très concret. Les premières plaintes que mon cabinet a déposées concernent l’établissement Korian de Mougins. Je précise que les plaintes que je dépose au pénal sont toujours contre X car j’estime qu’au‑delà de la responsabilité des groupes et des établissements, celle des agences régionales de santé (ARS) peut se poser, dans la mesure où, bien qu’alertées sur des situations catastrophiques, elles se sont souvent montrées passives – pour ne pas dire plus.

L’EHPAD de Mougins a marqué l’actualité puisque, lors de la première vague, plus du tiers de ses résidents sont décédés en quelques semaines. La mairie s’est constituée partie civile – le maire est gériatre de profession – et la souspréfète de Grasse a dénoncé certains comportements. Nous avons, pour notre part, déposé une plainte classique devant le procureur de la République, lequel a ouvert une enquête préliminaire. Mais au bout d’un an, mes clients n’avaient pas encore été entendus – simplement entendus – par les services enquêteurs. J’ai donc décidé de « siffler la fin de la récréation » en déposant une plainte avec constitution de partie civile.

La plainte avec constitution de partie civile permet d’avoir affaire à un juge d’instruction, impartial et indépendant. La loi prévoit, pour éviter les plaintes abusives ou dilatoires, que le plaignant verse une consignation, dont le montant est fixé par le doyen des juges d’instruction. Je pensais que ce montant était fonction des revenus des plaignants. Or les familles se sont vu demander de verser 5 500 euros, 7 200 euros et jusqu’à 9 800 euros. De sorte qu’aujourd’hui, alors même que le juge n’a pas encore examiné le dossier, nous sommes en train de faire appel des ordonnances qui fixent le montant des consignations – le parquet général d’Aix‑en‑Provence est bien évidemment d’accord avec la défense et demande que le montant soit ramené à de plus justes proportions.

Si je vous parle de cela, c’est que ce sont des phénomènes que je n’avais jamais vus jusqu’alors. Je ne défends pas des familles particulièrement aisées : demander 9 800 euros de consignation à un plaignant, c’est lui dire, de manière indirecte, qu’il ne pourra pas saisir le juge... D’ailleurs, sur les cinq familles que je défendais, deux ont abandonné. De fait, elles se trouvent privées de l’accès à un juge indépendant et impartial. Je suis avocat depuis plus de vingt ans et ce que je vois dans ces dossiers me trouble, m’interroge et m’interpelle.

Les plaintes concernent quasi‑exclusivement des groupes privés – Orpea, Korian et DomusVi –, ce qui doit interroger. Je resterai très terre à terre pour en décrire le contenu. Certains détails sont abjects : une personne que je défends a appris le décès de son père par un SMS de l’entreprise de pompes funèbres lui demandant la carte nationale d’identité du défunt. Sans avoir rien de pénal, c’est assez symptomatique des récits que nous entendons depuis deux ans.

On a beaucoup parlé de l’établissement Orpea de Neuilly‑sur‑Seine, dont les tarifs peuvent aller jusqu’à 12 000 euros par mois. Nous défendons une femme dont la mère y résidait. Alors que nous avions déposé une plainte le 12 novembre 2020, le parquet de Nanterre a décidé d’ouvrir une enquête préliminaire le 28 janvier 2022, soit deux jours après la parution des Fossoyeurs – comme c’est curieux ! Sans porter atteinte au secret de l’enquête, je vous dirai que la fiche d’observation médicale de la brigade des sapeurs‑pompiers indique que la personne a été retrouvée inconsciente vers 9 heures 45 après une atteinte cardiovasculaire, qu’elle n’avait pas été vue la veille, aucun personnel soignant ne s’étant rendu dans sa chambre entre 10 heures 30 et 18 heures 30. Pour parler concrètement, cette personne est décédée, dans ses excréments et ses urines. Désolé de le dire ainsi, mais voilà les sujets dont on parle, et qui sont le quotidien de mon cabinet. Cela recouvre des infractions pénales, homicide involontaire, non‑assistance à personne en danger et mise en danger de la vie d’autrui.

Passons à Korian – il y en aura pour tout le monde – et à son établissement de Clamart, l’EHPAD Bel Air. Dans ce dossier, de multiples courriers ont été adressés à l’ARS : nous attendons encore les réponses ; une information judiciaire est en cours, nous attendons toujours les premières mises en examen – si le juge d’instruction m’entend, ce sera avec plaisir ! Les petits‑enfants que je défends se sont trouvés dans l’obligation de faire venir le médecin de famille pour qu’il constate l’état particulièrement désastreux dans lequel se trouvait leur grand‑mère. Celui‑ci attestera, dans le cadre de la procédure, qu’il n’a pas vu trace de visites médicales récentes ni d’informations actualisées sur l’état de santé de cette personne.

Allons à Belfort, maintenant, à l’EHPAD Résidence La Rosemontoise, un établissement qui a aussi fait beaucoup parler de lui. Ce qui est extraordinaire, c’est qu’il a été placé sous administration provisoire... Cela signifie que l’État a considéré qu’il n’était plus possible que cet établissement continue de fonctionner ! Je défends la famille d’une aide‑soignante, décédée à l’âge de 53 ans, en raison de règles d’hygiène et de sécurité défaillantes – le mot est faible. Ce dossier contient une multitude de rapports évoquant un « management des ressources humaines particulièrement inadapté, voire dangereux, pour la prise en charge des résidents », une « sécurité aléatoire de l’EHPAD, avec parfois des mises en danger des résidents » – une infraction pénale –, « des conditions d’accueil non conformes aux règles sanitaires et d’encadrement ». Des aides‑soignants ont quant à eux indiqué que « la prise en charge des résidents tels que nous devons la faire, avec respect, n’est plus possible ».

Cette plainte a été déposée il y a plus d’un an et demi, une information judiciaire a été ouverte. Peut‑être n’y a‑t‑il plus d’électricité à Belfort ? Mes clients n’ont toujours pas été auditionnés en qualité de partie civile et il n’y a pas le début d’une mise en examen ! Cela me soulage de vous le dire : je ne comprends tout simplement pas.

Si vous voulez l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire, il faut aller aux Lilas, voir l’EHPAD d’Orpea. Le dossier commence en 2019 – le covid, qui offre aux groupes une façon commode de se défendre, a bon dos –, avec des constats de délaissement, de maltraitance, d’abandon, de carence de soins. L’ARS a été alertée. Réponse d’Orpea : « Une nouvelle sensibilisation de nos collaborateurs est effectivement nécessaire. » J’y vois quasiment un aveu judiciaire.

Dernier exemple, tout aussi révélateur parce qu’il permet de parler du rôle de l’ARS. Il s’agit de l’EHPAD Résidence Amaraggi, un établissement médico‑social qui accueille des personnes dépendantes, notamment atteintes de la maladie d’Alzheimer. La structure est associative. Nous avons réussi à obtenir l’ouverture d’une enquête préliminaire – je vais commencer à les encadrer. Là encore, les constats sont affligeants. En décembre 2018, un rapport de l’ARS fait état de « l’instabilité des équipes soignantes », de « l’insuffisance de personnel soignant », du « recours trop important à un nombre de vacataires », de « la dispersion des informations médicales relatives aux résidents entre différents supports ne permettant pas une prise en charge optimale des résidents », de « l’absence de traçabilité de la formation des personnels soignants », de « l’absence de plan d’action sur la prise en charge médicamenteuse et de système documentaire complet actualisé relatif au circuit du médicament » – ce qui signifie, en clair, que des personnes n’ont pas eu les bons médicaments –, de « l’absence de quantité suffisante de flacons de solution hydroalcoolique mis à disposition, malgré l’existence d’un protocole friction hydroalcoolique des mains ». Tout cela figurait dans le rapport de l’ARS, dès 2018 ; l’administration était au courant : chronique d’un désastre annoncé ! Là encore, dans ce dossier, il n’y a pas le début d’une mise en examen ni d’une audition.

Je pourrais vous parler des heures de ces dossiers, tant ce que nous constatons chaque jour est hallucinant. C’est vous qui faites la loi. En ce qui me concerne, je peux seulement vous demander de réfléchir à certaines choses.

Il faudrait, de mon point de vue, que ces dossiers soient confiés à des services d’enquête spécialisés, et non, comme c’est souvent le cas, au commissariat du coin qui, soit dit en passant, n’a souvent même pas de papier dans son imprimante... Je ne reviens pas sur l’état de la justice et sur le manque de moyens des magistrats et des greffiers, mais c’est du même ordre... Confions ces dossiers à des services d’enquête spécialisés et centralisons les plaintes dans des pôles de santé publique, avec des magistrats instructeurs qui ont l’habitude de ce type de dossier, pourquoi pas des cosaisines, et des greffiers en nombre. La loi pourrait par ailleurs renforcer sensiblement les contrôles de ces établissements qui, pardonnez‑moi de le rappeler, vivent de l’argent public qui leur est gracieusement distribué – c’est quand même le problème.

Peut‑être que je m’éloigne un peu de mon rôle d’avocat, mais ce que je note chaque jour, quand je reçois des plaintes, c’est que ces dysfonctionnements, qui sont en réalité des infractions pénales, sont constatés principalement dans des établissements privés. La santé doit‑elle être confiée à des groupes du CAC40 – et je ne parle pas seulement de la santé de nos aînés ? Je ne fais pas de politique, je suis auxiliaire de justice, mais je pense qu’il faut se poser la question.

Mme Agnès Firmin Le Bodo, rapporteure de la mission « flash » sur le rôle des proches dans la vie des EHPAD. Vos exposés étaient tellement clairs que je n’ai pas beaucoup de questions à vous poser.

Je partage votre avis, monsieur, au sujet du service d’enquête spécialisé et je pense que c’est l’une des préconisations que nous pourrions faire. Les commissariats pourraient continuer de recevoir les plaintes mais il faudrait qu’elles soient ensuite traitées par des personnes spécialisées dans ce type de dossier : c’est ce qui se fait pour les violences envers les élus. Centraliser les plaintes nous permettrait par ailleurs d’avoir une vision d’ensemble de la situation, d’évaluer le nombre de cas de maltraitance en France et de connaître l’étendue des dégâts.

J’aimerais revenir, madame Saldmann, sur l’attitude des soignants. Les témoignages des familles, que nous avons entendues ce matin, m’ont vraiment interpellée. Nous ne remettons pas en cause le rôle des soignants, mais il est difficile de comprendre, par exemple, qu’une infirmière ne réagisse pas lorsqu’on lui fait signe. Quelle pression les soignants peuvent‑ils subir pour agir de la sorte, sachant que certains d’entre eux sont soumis à un code de déontologie ? Le livre dit bien que certains soignants, lorsqu’ils rentrent chez eux le soir, sont malades, parce qu’ils ont l’impression de commettre des actes de maltraitance dans l’exercice de leur métier. Les familles que vous recevez mettent‑elles en cause le personnel soignant ?

Mme Valérie Six, rapporteure de la mission « flash » sur le rôle des proches dans la vie des EHPAD. En votre qualité d’avocat, vous représentez un très grand espoir pour les familles en détresse, et vous êtes un peu le catalyseur de toutes ces détresses.

L’ouvrage de Victor Castanet a libéré la parole. Quand je vois le nombre de messages que nous recevons depuis sa publication, je me dis que vous devez, quant à vous, recevoir énormément de plaintes. Vous nous avez expliqué que vous alliez lancer des actions collectives en justice, mais je n’ai pas compris pourquoi vous aviez fait le choix de disjoindre les affaires Orpea et Korian. Pourquoi avoir lancé une procédure pour chaque groupe ?

Vous avez dit que les familles n’avaient souvent rien fait parce qu’elles étaient en deuil, mais je m’étonne qu’elles n’aient pas exprimé leur colère. Comment expliquer que ces familles n’aient pas porté plainte aussitôt ? Que craignaient‑elles ?

Je me dis, enfin, que les soignants ont dû subir une pression terrible pour ne pas oser témoigner. Il faut qu’ils comprennent que, plus vite ils parleront, plus vite nos EHPAD seront restructurés et réaménagés. Il est essentiel que les familles des résidents parlent, mais nous avons besoin aussi d’entendre les soignants. Ils sont eux aussi les victimes d’un système et il est essentiel qu’ils s’expriment. Puissent nos échanges le leur faire comprendre.

Mme Monique Limon. Comment expliquer que certains signalements ou certaines plaintes aient été classés sans suite ? Est‑il possible de les relancer ou de les intégrer aux plaintes qui sont déposées ces jours‑ci ?

Le livre de Victor Castanet a été un détonateur. Il a mis fin à l’omerta et entraîné une recrudescence des plaintes, des signalements et des témoignages sur la maltraitance en EHPAD, de la part des familles, comme des professionnels. Les personnes qui prennent la parole témoignent pour elles, pour leurs proches, mais aussi pour les résidents à venir. Les témoignages que nous avons entendus ce matin étaient particulièrement poignants.

Vous nous avez déjà dit beaucoup de choses mais, en tant qu’avocats des familles, pouvez‑vous nous éclairer encore davantage sur ce système ? Envisagez‑vous un procès ? Vous semblerait‑il utile ?

Mme Monique Iborra. La question qui nous réunit est du ressort de la justice, mais c’est aussi un problème sociétal et il ne serait pas honnête de notre part de dire que nous n’avions jamais entendu parler de ces dysfonctionnements. Notre responsabilité est très largement engagée.

Nous aurions pu créer une commission d’enquête, certains d’entre nous continuent d’espérer qu’il y en aura une, mais ce n’est pas le choix qui a été fait. Nous avons auditionné les dirigeants des groupes Orpea et Korian, mais il faudrait pouvoir aller au‑delà de leur témoignage et mener des investigations plus poussées, si nous voulons savoir ce qui se passe vraiment. Nous savions qu’il y avait des dysfonctionnements, mais nous ne pouvions pas imaginer qu’ils étaient de cette ampleur. Certains d’entre eux feront probablement l’objet, malgré tous les obstacles que vous avez décrits, d’une décision de justice, mais d’autres relèvent de la politique publique.

On parle beaucoup du manque de contrôle, mais ce ne sont pas les contrôles qui garantissent le bon fonctionnement d’une société. Ils sont certes nécessaires, mais ceux qui ont été menés jusqu’à présent se sont révélés peu efficaces. Ce qui nous paraît essentiel, ce qui est de notre ressort et du ressort du Gouvernement, c’est de mener des politiques susceptibles de prévenir ces dysfonctionnements. Nous avons déjà pris des mesures, mais elles sont peu connues de nos concitoyens, et elles sont nettement insuffisantes. Ce livre nous oblige à aller plus loin.

Pensez‑vous que l’ouverture d’une commission d’enquête faciliterait vos propres investigations ?

Mme Annie Vidal. Même si nous avions connaissance de dysfonctionnements dans un certain nombre d’établissements, nous n’imaginions pas qu’autant de plaintes seraient déposées. L’affaire Orpea englobe beaucoup de choses : des plaintes pour maltraitance, qu’il faudra prouver et qualifier, mais aussi l’existence d’un système qui pourrait les expliquer. Une commission d’enquête permettrait‑elle, selon vous, d’aller plus loin que ce cycle d’auditions organisé par la commission des affaires sociales ?

J’aimerais vous poser des questions un peu plus précises sur les plaintes que vous avez reçues. Selon vous, combien de temps faudra‑t‑il pour que ces procédures aboutissent à une condamnation judiciaire ? Quelles sont les peines envisageables ? Que risquent les personnes qui font l’objet de ces plaintes ?

Me Sarah Saldmann. Si j’ai lancé une action collective contre le groupe Orpea, avant de le faire contre le groupe Korian, c’est tout simplement parce que les premières familles qui se sont adressées à moi avaient un parent dans un établissement du groupe Orpea – surtout dans celui de Neuilly‑sur‑Seine, mais aussi à Boulogne‑Billancourt. Peu à peu, le bouche‑à‑oreille a fonctionné, mais il se concentrait sur Orpea. À cette époque, je n’avais aucune raison de me pencher sur le groupe Korian.

Je trouve qu’il est très culpabilisant de demander aux familles pourquoi elles n’ont rien fait. C’est comme lorsqu’on reproche aux femmes battues de n’avoir rien dit : ce n’est pas acceptable. Il faut savoir que des personnes m’écrivent en me disant que leur mère est chez Orpea, mais qu’elles ne vont pas porter plainte, parce qu’elles n’ont pas d’autre solution et qu’elles craignent des représailles. Tout le monde ne dispose pas d’un appartement et des moyens d’embaucher trois personnes vingt‑quatre heures sur vingt‑quatre pour s’occuper de son parent.

La position des familles vis‑à‑vis des soignants est très variable. Certaines personnes ne supportent pas qu’un soignant parle mal à leur parent ; d’autres se disent qu’il est seul pour gérer un étage, qu’il est dépassé et qu’il ne peut pas faire autrement.

On me demande pourquoi je ne défends pas les soignants. Il faut être un peu cohérent : je ne peux pas à la fois mettre en cause des soignants et les défendre. Les soignants sont souvent mal rémunérés. Je reçois beaucoup de courriers de femmes seules : elles me disent qu’on leur a bien fait sentir que si elles quittent leur emploi, elles ne retrouveront pas de travail. La pression qu’elles subissent est impressionnante.

J’ai moi‑même l’impression de subir des pressions de la part de ces groupes. Je reçois toutes sortes de messages : offres de garde du corps privé et demandes de stages farfelues ; courriers dans lesquels on me dit de faire attention à moi ; propositions de trier mes courriers relatifs aux affaires Orpea et Korian ; lettres anonymes écrites à la main, où l’on me conseille d’arrêter tout, parce que ce n’est pas prudent. On me dit que je suis trop jeune, que je vais me faire bouffer. Quand je vois tout cela, je comprends que les familles aient peur ! Et s’ils se permettent de se comporter comme ça avec moi, qui suis avocate, imaginez ce qu’ils font aux soignants !

On me demande pourquoi les soignants ne font rien, mais que voulez‑vous qu’ils fassent ? On leur dit qu’ils ont une armée d’avocats en face d’eux, que s’ils font quoi ce que soit, ils perdront leur travail, et que ça ne s’arrêtera pas là. Les soignants doivent nourrir leur famille, alors ils se taisent : je ne les en blâme pas. Et s’ils sont maltraitants malgré eux, je ne leur jette pas la pierre.

Je veux bien entendre que le livre de Victor Castanet ait fait l’effet d’une bombe pour le grand public, mais il y avait eu d’autres signaux auparavant. Pour n’en citer que deux, je pense à un reportage d’Élise Lucet pour l’émission « Envoyé spécial », diffusé en 2018, qui était tout à fait éclairant et bien mené, ou au livre d’Élise Richard, Cessons de maltraiter nos vieux, qui a paru aux éditions du Rocher. Nous avons eu beaucoup de signaux d’alerte, mais je note que rien n’a été fait depuis 2018.

Je vous prie de m’excuser : j’ai parlé de « commission d’enquête » et j’ai compris que je n’avais pas employé les bons termes. Ce n’est pas à moi de vous dire s’il faut en créer une : je suis avocate et mon rôle est de faire avancer la justice.

Il faudra beaucoup de temps pour obtenir des décisions de justice. Qu’attendent les familles qui s’adressent à moi ? On ne fera pas revenir leurs parents. La plupart d’entre elles ne demandent pas d’argent, parfois seulement un euro symbolique. Elles ne sont pas pressées, mais elles veulent que justice soit faite, pour leur proche, mais aussi et surtout pour les autres. Leur engagement est d’ordre moral. S’agissant des plaintes laissées sans suite, je laisserai mon confrère vous répondre.

Il faut davantage de contrôles, mais il faut surtout qu’ils soient inopinés : s’il y en a un tous les huit ans et que les établissements sont prévenus à l’avance, je n’appelle pas cela un contrôle, mais une visite de courtoisie.

Je suis avocate, mais nous ne sommes pas au tribunal et je n’ai pas à me prononcer sur les propos que Mme Sophie Boissard a tenus hier. Ce qui est certain, c’est qu’il ne faut en aucun cas culpabiliser les victimes.

Me Fabien Arakelian. Les services d’enquête spécialisés existent déjà : je pense par exemple à la brigade de répression de la délinquance contre la personne, à Paris. Le problème, et j’ai du mal à le comprendre, c’est que le procureur de la République a tendance à confier ces affaires au commissariat de police local. On veut faire des tas de réformes dans le domaine de la justice, alors qu’on a souvent tous les outils qu’il nous faut : c’est le cas des services d’enquête spécialisés.

J’ai cru comprendre que les échéances électorales ne vous permettront pas de créer une commission d’enquête parlementaire mais, pour ma part, je pense effectivement que vous devriez le faire. Vous pourriez mener des investigations plus poussées, et puis, il me semble qu’on n’a pas le droit de mentir devant une commission d’enquête... On gagnerait à comparer les propos tenus dans le cadre de cette commission avec ceux qui sont tenus ailleurs.

Pourquoi les familles ne déposent‑elles pas plainte plus rapidement ? Les propos de ma consœur sont assez éclairants : on parle quand même d’un auxiliaire de justice qui reçoit des menaces ! J’ai observé une autre chose, qui témoigne de méthodes pour le moins particulières. Lorsque des familles ont commencé à porter plainte ou à s’exprimer, elles ont reçu des courriers qui leur étaient directement adressés par les avocats de ces grands groupes. On leur disait que leurs propos pouvaient tomber sous le coup de la loi de 1881 sur la presse, qu’ils relevaient de la diffamation. Or la déontologie aurait voulu que ces courriers soient adressés à leurs avocats, puisqu’elles en avaient un. Quand un avocat reçoit ce genre de courrier, ça le fait plutôt rire, mais quand c’est un particulier, il appelle son avocat pour lui dire qu’il préfère tout arrêter.

Sur les délais et les peines encourues, je ne peux pas vous répondre. Il est effectivement possible, après un classement sans suite, de déposer une plainte avec constitution de partie civile. Encore faudrait‑il que la justice ait le temps de travailler sur ces questions, qu’on lui rappelle qu’il s’agit de dossiers prioritaires. Une condamnation pour homicide involontaire, non‑assistance à personne en danger ou mise en danger de la vie d’autrui peut entraîner des peines d’emprisonnement et des amendes importantes.

Un ancien directeur de l’ARS Île‑de‑France a déclaré qu’à l’époque où il était en fonction, il y avait déjà eu des suspicions de rétrocommissions au sein de ces groupes. Tout cela, on le sait depuis de nombreuses années ! Homicide involontaire, maltraitance, intimidation, rétrocommissions, peut‑être même délit d’initié : cela fait beaucoup ! Je vous remercie de nous recevoir, mais si la représentation nationale ne s’empare pas de ces questions, par exemple en créant une commission d’enquête parlementaire, qui va le faire ? Vous n’avez pas le pouvoir judiciaire mais il me semble que, dans l’État de droit qui est le nôtre, vous pouvez avancer de votre côté, et la justice, du sien.

Mme la présidente Fadila Khattabi. Puisqu’il en a beaucoup été question, j’aimerais revenir sur le choix qu’a fait la commission des affaires sociales de ne pas se constituer en commission d’enquête. Il nous a semblé que le temps nécessaire à l’installation d’une commission d’enquête nous aurait fait perdre en réactivité. Nous travaillons sur cette question depuis le 1er février, de manière sérieuse et soutenue. La représentation nationale compte bien ne pas se laisser intimider et aller jusqu’au bout.

Mme Sarah Saldmann. Moi aussi.

Mme la présidente Fadila Khattabi. Je salue votre courage à tous deux.

Nous comptons faire toute la lumière sur cette affaire et, s’il faut aller plus loin, nous le ferons. Les auditions que nous avons déjà menées, comme les missions « flash » qui sont en cours, montrent que nous ne pourrons pas nous arrêter là. Les Français nous regardent et nous devrons nous emparer de la question du grand âge et de la dépendance. Mais, comme vous l’avez rappelé, nous devons aussi tenir compte des échéances à venir et nous ne sommes pas maîtres du calendrier.

Je tiens également à rappeler qu’une double enquête, menée par l’Inspection générale des affaires sociales et par l’Inspection générale des finances, a été diligentée par la ministre déléguée chargée de l’autonomie, Mme Brigitte Bourguignon. Elle devrait apporter un certain nombre de réponses.

Enfin, je tiens à dire que je me félicite de la manière dont se déroulent nos débats, car nous ne sommes pas tombés dans la politique politicienne. Quel que soit notre groupe politique, nous sommes touchés par ce que nous entendons, et par ce scandale. Nous avons, toutes et tous, l’envie de travailler ensemble pour faire en sorte que nos aînés, dans notre pays, soient mieux accompagnés.


mardi 22 février 2022

1.   Audition de M. Camille Colnat, ancien directeur d’établissement du groupe Orpea, et de M. Laurent Garcia, cadre infirmier

Dans le cadre des auditions sur la situation dans certains établissements du groupe Orpea, la commission entend M. Camille Colnat, ancien directeur d’établissement du groupe Orpea, et M. Laurent Garcia, cadre infirmier ([66]).

Mme la présidente Fadila Khattabi. Mes chers collègues, nous poursuivons cette semaine notre cycle d’auditions sur la situation dans certains établissements du groupe Orpea, parallèlement aux quatre missions « flash » qui concluront très prochainement leurs travaux.

Après avoir entendu, la semaine dernière, les témoignages des familles de résidents, des associations et des avocats, il était indispensable que nous entendions les personnels des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD). Nous recevrons ce soir et demain matin les représentants des directeurs d’établissements, les organisations syndicales et les représentants des médecins coordonnateurs. Nous entendrons demain après‑midi le docteur Jean‑Claude Marian, président d’honneur du groupe Orpea.

Auparavant, il nous a semblé pertinent de recueillir les témoignages d’anciens salariés d’Orpea. Nous auditionnons donc cet après‑midi M. Camille Colnat, ancien directeur d’établissement du groupe Orpea, et M. Laurent Garcia, cadre infirmier ayant exercé dans la résidence Les Bords de Seine, longuement évoquée dans l’ouvrage de M. Castanet intitulé Les Fossoyeurs.

Messieurs, je vous remercie d’avoir accepté de témoigner devant notre commission.

M. Laurent Garcia, ancien cadre infirmier du groupe Orpea. Madame la présidente, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de cette invitation. Je dois avouer que je n’aurais jamais imaginé me retrouver un jour devant vous. L’EHPAD des Quatre saisons, où je travaille en qualité de cadre de santé, ou d’« ambianceur », comme j’aime à le dire, et qui est situé en Seine‑Saint‑Denis, me paraît parfois si loin de vous ! Nos voix semblent parfois se perdre dans les méandres d’une administration où les interlocuteurs sont trop nombreux et où chacun semble renvoyer à la responsabilité à un autre. Nous sommes tous responsables.

Depuis plusieurs semaines, le sujet des EHPAD, et plus largement de la prise en charge de nos aînés, est au cœur de l’actualité. Nous ne pouvons que tristement nous en féliciter. Je souhaite qu’il le reste, et qu’il soit pris à bras‑le‑corps. J’ose espérer que les candidats à l’élection présidentielle s’en saisiront, sans faux‑semblants, sans fausse promesse.

Si la maltraitance a déjà été au cœur de l’actualité, elle a toujours été appréhendée de façon ponctuelle, en rapport avec un établissement ou une personnalité, comme autant de phénomènes isolés. Le livre de Victor Castanet a permis de dépasser le simple constat pour engager une réflexion plus large. Nous devons réfléchir à ce que signifie « vivre avec nos vieux » et à la façon dont nous voulons vivre notre vieillesse, car aucun de nous n’y échappera.

La question du grand âge est une des interrogations dont personne ne peut être exclu. Rendue visible par la crise sanitaire et les restrictions dont les résidents et leurs familles ont fait l’objet, ainsi que par le courage, voire l’abnégation dont les soignants ont fait preuve, la prise en charge des aînés ne peut être mise de côté, ni la réflexion renvoyée à plus tard. Il faut agir, ici et maintenant.

Réfléchir à l’EHPAD de demain suppose de réfléchir à celui d’aujourd’hui. Le nombre de personnes dont nous devrons nous occuper ne fera qu’augmenter. La crise sanitaire et le choc provoqué par la publication du livre Les fossoyeurs ont démontré que nous avons pris un chemin qui n’est pas le bon. Attention, n’entendez pas dans mes mots un simple « EHPAD bashing ». Les postes que j’ai occupés, dans les secteurs associatifs privé et public, m’ont également permis d’être témoin de magnifiques projets et de réflexions porteuses d’espoir.

Comment ne pas être enthousiaste en voyant les résidents de l’EHPAD des Quatre saisons participer à un projet d’opéra, en lien avec le Théâtre des Bouffes du Nord ? En les accompagnant dans les processus de Citoyennage, qui interdisent de réfléchir à la place des résidents mais les placent au cœur des initiatives ?

Comment ne pas être admiratif devant ces dizaines de résidents d’EHPAD venus des quatre coins de la France pour réfléchir à ce qu’ils veulent et à la façon dont ils souhaitent être acteurs de la société à laquelle ils appartiennent pleinement ?

Comment ne pas s’enthousiasmer sur les réflexions autour de l’architecture et plus largement l’environnement des lieux d’accueil ?

S’il s’agit de protéger les résidents, il ne s’agit pas de les isoler. La seule protection que nous leur devons est celle exigible par chaque citoyen. L’EHPAD doit être, non plus jamais un lieu caché, mais un lieu dans la cité. Les murs doivent tomber.

Une réflexion sur la prise en charge des aînés doit passer par un triple prisme : l’EHPAD est un lieu de vie, un lieu de soins et un lieu de travail. Ce n’est qu’au prix de cette lecture que nous pourrons créer un avenir désirable.

Un lieu de vie car il est rappelé à chaque résident admis en EHPAD que la chambre est sa chambre et l’EHPAD sa maison. Mais voudriez‑vous d’une maison où, dès votre entrée, on vous prend vos titres d’identité et vos moyens de paiement ? Où votre rythme de vie s’efface au profit de celui de la collectivité, ou plutôt celui des contraintes horaires imposées aux équipes soignantes ? Un lieu de vie est un lieu où l’on vous permet d’être vous‑même, et où aucun de vos droits ne peut être limité.

Un lieu de soins car nous ne saurions ignorer que l’entrée en EHPAD est de plus en plus tardive, ni que les résidents sont de plus en plus dépendants à leur entrée. Cette voie sur laquelle nous sommes engagés mériterait d’être repensée. Comment rendre attractive la venue en EHPAD pour que le lieu de vie ne s’efface pas au profit de celui du soin ? S’il s’agit de prendre soin, il ne s’agit pas de surprotéger, ni surtout d’isoler. Construire une réflexion sur le soin consiste aussi à accepter collectivement notre vulnérabilité. Dans les EHPAD, la mort est présente. Aucun soin n’empêchera le départ de ceux que l’on aime.

Un lieu de travail car un EHPAD ne peut fonctionner qu’avec la synergie de toutes ses composantes, de l’entretien à la cuisine, des toilettes à la prise en charge médicale, de la création de projet à la gestion de budget. Venir travailler en EHPAD à reculons ou y travailler avec le salaire pour seule ambition ne pourra jamais fonctionner. Il est temps de valoriser le travail de ceux qui prennent soin, non par une simple augmentation de salaire, mais par une augmentation du nombre de soignants et un regard bienveillant. Chaque résident est différent des autres et a des besoins spécifiques, comme moi, comme vous. Il faut que nous nous donnions les moyens d’adapter la prise en charge à chacun.

Si certains croient à l’industrialisation de la prise en charge, cette pensée est intimement liée à la velléité de réduire les coûts, coûte que coûte, pour que la silver economy soit l’une des plus lucratives qui soit, où les investisseurs affluent. Mais il s’agit de vos parents et de vos grands‑parents. Voulez‑vous réellement les penser comme un produit ? Je n’ai rien contre l’investissement privé, qui est certainement indispensable compte tenu du vieillissement de la population auquel nous devrons faire face. Au prix de restrictions sur le grammage de beurre et les protections urinaires ? Il s’agit ici de se dire que plus jamais la nourriture servie ne sera gonflée aux compléments alimentaires remboursés par les deniers publics, pour réduire les portions et augmenter les profits.

La verticalisation des prises de décisions au déprofit du terrain a permis toutes les dérives. Dans certains groupes, les décisions sont prises par des personnes qui ne connaissent aucun résident et ne savent pas qui ils sont, sur la seule base des courbes évolutives du taux d’occupation des établissements. Le soin ne peut être lié à une courbe. Les primes pleuvent pour ceux qui restreignent et économisent le plus. Le licenciement ou la mise au placard guettent ceux qui ne sont pas prêts à tout. Cela ne peut pas fonctionner. Nous parlons de personnes.

J’admets que les finances publiques ne sont pas un puits sans fond, mais elles ne doivent certainement pas servir de tremplin à la croissance des marges du secteur privé. La prise en charge des aînés doit être une priorité. L’investissement public doit être significatif, au profit de l’immobilier et de l’emploi. La mienne, en qualité de soignant, sera toujours le sourire du matin de Gaëlle, aide‑soignante, de Daniel, résident, et de tous les autres.

Si, notre vie entière, nous avons été des cœurs de cible pour quelques spécialistes du marketing, il est difficile d’admettre que notre vieillesse sera uniquement perçue comme une source de profit et un jouet pour cost killer. Vieillir ne peut pas être laissé à la réflexion de quelques entrepreneurs lobbyistes détenant le monopole de la gestion du vieillissement, que nous nous devons de rendre visible. Nous devons le regarder en face, et être là signifie que nous sommes prêts.

Aujourd’hui, nous pouvons parler. Nous sommes de ceux qui participent du début d’une grande réflexion. J’imagine sans mal que nous appelons à nous interroger collectivement sur la façon dont nous voulons vieillir ensemble. Le grand âge doit devenir une question prioritaire, car elle nous concerne tous.

En tant que personnel soignant, j’en appelle à une grande réflexion sur la prise en charge et les moyens que nous souhaitons allouer aux soins. En tant que président de l’Observatoire du grand âge, j’en appelle à un profond respect des droits et des libertés de nos aînés. En tant que citoyen, j’exhorte à la création d’une autorité administrative indépendante (AAI), seul organisme en mesure de contrôler non seulement le soin, mais aussi l’accueil, le lieu de vie, les conditions de travail et l’économie.

Mesdames et messieurs les députés, je compte sur vous. Grâce à vous tous, nous allons améliorer grandement la prise en charge de nos aînés, et de toutes les personnes vulnérables, notamment les jeunes enfants et les personnes souffrant de handicap. Une société qui fonctionne est une société qui n’oublie personne et qui est capable d’apprendre de ses erreurs. Il n’y aura plus de mur qui cache. Il y aura la seule volonté de rendre visible et de le rester.

M. Camille Colnat, ancien directeur d’établissement du groupe Orpea. « Dis papa, là où tu travaillais, il est arrivé la même chose aux personnes âgées que ce qu’ils disent à la télévision ? ». Ces mots sont ceux de mon fils, mais aussi de mes parents, de mes amis, de mes étudiants, de mes collègues. Tous veulent comprendre comment une telle prise en charge des personnes âgées a pu exister.

Je m’apprête à relater des faits constatés dans le cadre de ma fonction de directeur d’un EHPAD du groupe Orpea, après des expériences professionnelles en qualité d’aide‑soignant, d’infirmier, d’encadrant de proximité puis de directeur qualité risque au siège d’un groupe de soins. J’ai exercé dans les secteurs associatifs, public et privé.

En rejoignant la résidence Sainte‑Anne, située sur le territoire où je vivais, j’ai découvert Orpea et son système. J’ai pris la décision d’en démissionner avant d’être abîmé par un conflit permanent et insoluble entre mes valeurs et les objectifs ainsi que les méthodes imposés, entre une obligation contractuelle de performance ainsi que d’excellence et l’absence des moyens requis pour s’y conformer.

L’EHPAD est un lieu d’accueil de personnes riches de leur parcours de vie et de leurs différences. C’est un lieu de vie où l’on prend soin d’eux. Le travail réalisé par les professionnels y est, dans la très grande majorité des cas, remarquable. Chaque jour, avec les moyens dont ils disposent, ils accompagnent nos aînés dans l’avancée en âge, en les aidant à maintenir leurs capacités. Je sais d’expérience combien la mobilisation des directeurs sur le terrain, en proximité des salariés et des résidents, est l’une des clés de voûte de la bientraitance. Je tiens à saluer leur professionnalisme, alors qu’ils assument une responsabilité pénale sans les outils ni les soutiens qui la justifient et la permettent.

Par‑delà toute analyse juste de l’existant, il est indispensable de faire œuvre de pédagogie, d’authenticité et de transparence au profit des personnes âgées et de leurs familles, ainsi que des professionnels, des institutions et des pouvoirs publics, et de la société dans son ensemble. Tel sera le fil conducteur de mon propos. Mon témoignage ne surprendra pas mon ancienne hiérarchie, que je n’ai eu de cesse d’aviser.

D’après le Larousse, un système est « un ensemble de procédés, de pratiques organisées, destinés à assurer une fonction définie ». À la lecture de cette définition, je me suis étonné d’entendre les dirigeants d’Orpea affirmer en audition qu’il n’existait aucun système chez Orpea. Quelle organisation de cette taille pourrait s’exonérer de procédés et de pratiques organisées pour atteindre ses objectifs et réaliser sa vocation ainsi que ses ambitions ?

Le premier système, dit de qualité, occupe plusieurs classeurs de procédures, élaborées unilatéralement au siège et s’imposant au directeur ainsi qu’à ses équipes. Les lire toutes m’a pris plusieurs jours. J’ai interrogé les référents qualité régionaux santé successifs sur des contenus qui m’intriguaient, notamment le plan bleu applicable en cas de crise ; je n’ai jamais obtenu de réponse. Que peut faire un directeur d’établissement auquel on a fait signer une conduite à tenir précisant que le directeur régional, après validation du directeur d’exploitation du groupe, est chargé de l’information des autorités en cas d’événements indésirables ? Une autre procédure prévoit que le directeur d’établissement signale les faits de maltraitance aux autorités. Cette injonction paradoxale permettait d’être conforme lors des contrôles.

Chez Orpea, il y a les écrits réglementaires et la réalité du système interne, qui s’impose à vous. Je me suis ému, la première année, lors d’une réunion mensuelle des directeurs, que l’on nous enjoigne à organiser le remplissage des enquêtes de satisfaction avec les résidents ou à leur place. Pendant cette période, un indicateur des retours reçus était suivi et chaque directeur devait s’en expliquer.

S’il est légitime de diriger un EHPAD en ayant à cœur les préoccupations économiques nécessaires, cela peut devenir foireux si les moyens dédiés sont prioritairement employés à financer une démarche où le profit guide les choix stratégiques. Et qu’en dire lorsque ce système devient tentaculaire ? Lorsqu’Orpea est devenu actionnaire d’une solution de télémédecine, on nous a demandé de la vendre aux médecins traitants et aux services hospitaliers du secteur.

Lorsque vous arrivez chez Orpea, le système commercial doit être intégré rapidement. Chaque directeur est immédiatement conditionné pour vendre la résidence, grâce à l’utilisation de nombreux outils, inspirés pour la plupart des secteurs les plus mercantiles. Cela commence par un circuit de visite, qu’il doit faire valider par la hiérarchie. Il veillera, par exemple, à montrer la seule chambre de la résidence entièrement rénovée. Une immersion dans un autre établissement précède toujours la prise de fonction et la divulgation des informations clés de l’établissement à diriger. À cette occasion, j’ai découvert que les salariés ou des stagiaires devaient visiter les établissements concurrents, les noter et tenir à jour un document transmis au siège.

Le personnel administratif doit relancer des prospects, inscrits dans un fichier. Tout retard dans cette tâche doit être justifié. À mon arrivée, cette tâche occupait plus de 40 % d’un poste de secrétariat de la résidence. L’objectif est d’être actif pour des prospects : agence de mise en relation rétribuée plus de 1 000 euros par résident admis, admissibilité à valider en quelques heures par un médecin coordonnateur (MEDEC) de la résidence, parfois sur dossier, sans connaissance de la structure.

L’efficacité de ce système était vérifiée par des appels mystères. J’ai le douloureux souvenir d’un tel appel, tandis que la résidence était en proie au covid‑19 et à de nombreux décès de résidents. L’appel avait été organisé et réalisé par des professionnels de la direction régionale. La détresse de la salariée ayant reçu l’appel m’a fait réagir. On m’a répondu que je n’avais nulle justification à solliciter. La réunion de région mensuelle suivante révéla que tous les établissements de la région avaient fait l’objet d’enquêtes par ce biais. Le taux d’occupation (TO) étant en baisse, des actions devaient être menées, à la demande du siège, afin de vérifier les éléments de langage employés par les agents d’accueil.

Ce TO quotidien a été mon cauchemar. Il devait être renseigné chaque matin avant dix heures, sous peine d’un rappel à l’ordre à dix heures une. Des tableaux prévisionnels du TO indiquaient, pour la quinzaine à venir, le nombre de résidents susceptibles de mourir. Tout écart avec les prévisions devait être justifié.

Le souci de limitation des coûts à tous niveaux est paroxystique. L’adoption de dispositions pour y parvenir est efficace. Elle permet de dégager rapidement des bénéfices. Le directeur reçoit ainsi les primes prévues. Je suis venu ce jour muni du document intitulé « Système de primes à destination des directeurs d’établissements ». Le directeur doit augmenter chaque année le bénéfice net d’exploitation de la résidence de 4 % à 9 % en seuil plateau, grâce notamment à des économies du même ordre.

Par exemple, il peut réaliser une économie directe en profitant de la convergence tarifaire pour faire un transfert de charge d’un poste d’auxiliaire de vie (AV) vers un poste d’aide-soignant (AS), en inscrivant la salariée concernée en validation des acquis de l’expérience (VAE) chez Domea. En cas de remplacement, il est demandé de réduire le temps de présence des remplaçants, qui peuvent être amenés à arriver une demi‑heure plus tard, ou à partir une demi‑heure plus tôt. Cela permet de réaliser de substantielles économies, tout en montrant aux autorités et aux familles des plannings où les professionnels sont remplacés.

La mécanique d’Orpea est au service de la moindre économie. Elle impose à chaque directeur d’établissement de justifier mensuellement, lors de l’élaboration du planning, les dépenses prévisionnelles qui seront validées et scrupuleusement respectées. La directrice régionale a indiqué à maintes reprises, en réunion mensuelle, que son n +1 lui demandait de maîtriser la masse salariale des établissements de la région, ce qui l’amènerait à refuser certains remplacements. Toute embauche en CDD était soumise à validation régionale. Toute embauche en CDI était soumise à validation nationale.

Si elle ne respectait pas ses prévisions en matière de coût‑repas journalier, de gestion de la masse salariale ou de taux d’occupation, la résidence apparaissait dans le « Flop 10 mensuel » en comité exécutif (COMEX), puis en réunion de région, en présence des directeurs des établissements de la région. Humiliante, cette pratique soumet le directeur à un plan de correction immédiat et à un suivi rapproché pendant plusieurs mois.

Comment ai‑je résisté à une telle mécanique ? Certainement grâce au sourire des résidents et aux encouragements d’une équipe consciente que mes efforts faisaient bouger les lignes, même si tout était toujours sujet à bataille, et elles furent nombreuses avec le siège. A titre d’illustration, lorsque j’ai constaté que l’eau pétillante était réservée à quelques résidences sur prescription médicale, j’ai démontré qu’il était possible d’installer des fontaines à eau pétillante pour tous sans surcoût.

Lorsque je prends mes fonctions, en juillet 2019, je découvre un établissement très éloigné du standing attendu de l’un des EHPAD les plus chers du département : ascenseur vieux de plus de trente‑cinq ans où des résidents restaient régulièrement coincés ; unités spécifiques pour les patients atteints de la maladie d’Alzheimer autorisées mais non installées ; lumière insuffisante dans les couloirs ; office de travail non ventilé ; jetées de lit effilochées ; lits médicaux et barrières non conformes aux normes ; mobilier de chambre vétuste ; bureau de l’adjoint de direction dans un local technique ; carrelage cassé dans la cuisine ; appel malades dysfonctionnel ; absence de wifi pour les résidents ; ruptures régulières du réseau d’eau chaude ; chambre froide en multipannes ; déclenchement intempestif de l’alarme incendie en cas de pluie. Il ne s’est pas passé une semaine sans nuit ou week‑end ayant nécessité mon intervention.

J’ai été recruté avec l’engagement que l’établissement était inscrit dans un programme de rénovation. Quinze jours après mon arrivée, j’ai appris que tel n’était pas le cas. La formidable équipe de cette résidence, à laquelle je rends hommage, m’a dit avoir l’habitude des promesses non tenues et des directeurs qui partent les uns après les autres. La présidente du conseil de la vie sociale (CVS) me tient le même discours, les élus locaux aussi.

J’avais pris l’engagement de remettre l’établissement à un niveau digne pour les résidents. Pour tenter d’y parvenir, il m’a fallu comprendre les systèmes, les dispositifs et les rouages internes à Orpea ainsi que ceux des financements publics. En effet, l’obtention du soutien d’un projet par une fondation, l’agence régionale de santé (ARS) ou le conseil départemental était un déclencheur pour le siège d’Orpea.

L’arrivée du covid‑19 dans la résidence confirma que la vision mercantile et l’image donnée primaient sur la qualité des prestations. Pour rassurer les familles et communiquer positivement auprès d’elles, Orpea a investi dans des machines à désinfecter les chambres. Ce que les familles ignoraient, c’est que chaque machine était utilisée par trois établissements, en l’espèce ceux de Nancy, Heimsbrunn et Schiltigheim. Je me vois encore prendre la voiture, rouler six heures, traverser deux fois un col enneigé et découvrir, en rentrant le soir, l’ascenseur bloqué entre deux étages, portes ouvertes. Après mes alertes répétées, le service travaux a décidé, sans me consulter, d’immobiliser définitivement l’ascenseur. J’ai dû menacer de saisir l’ARS et de faire intervenir le directeur médico‑social France pour qu’une solution provisoire soit mise en œuvre par l’entreprise chargée de la maintenance de l’ascenseur dans l’attente de son changement.

Pendant ce temps, j’ai bataillé pour que le service de dotation du siège, qui gérait le matériel, déclenche la livraison des masques FFP2 refusés à l’établissement. Pendant ce temps, j’ai commandé des produits d’hygiène pour nettoyer les locaux puis appris que le fournisseur ne pouvait honorer la commande, au motif que j’avais dépassé de quelques euros le budget alloué par Orpea à cet effet. Pourtant, la résidence a dégagé un excédent de plus de 100 000 euros en 2020. En outre, ces produits, en raison de la crise du covid‑19, relevaient de lignes de crédit non reconductibles alimentées par de l’argent public versé directement par l’État. Le fournisseur m’a indiqué que me livrer infligerait à sa société des pénalités, faute d’avoir respecté le budget du contrat‑cadre conclu avec Orpea. Outré, en colère, j’ai rappelé au service achats que la responsabilité pénale du directeur d’établissement peut être engagée.

L’amour du métier, l’envie d’accompagner cette équipe, la volonté de donner de la vie et le sourire aux résidents de l’EHPAD, et l’accueil chaleureux des habitants de ce village n’effacent pas certaines images et aberrations managériales. Elles m’ont hanté. Il fut difficile pour moi de voir une directrice régionale, épuisée par quinze injonctions paradoxales du siège, en pleurs dans mon bureau, et de servir des éléments de langage à des familles conscientes de ce qui se passait et inquiètes. Il y a des images que je ne pourrai jamais oublier.

Mesdames et messieurs les députés, j’espère vous avoir fourni quelques éléments d’une réflexion utile, au profit d’actions justes et efficaces. Je me réjouis qu’elle pose les fondamentaux d’un système d’accueil de nos aînés vertueux et cohérent, répartissant et évaluant équitablement les moyens et les responsabilités mobilisés.

Imaginons qu’il ne serait plus admissible que des courriers soient envoyés aux familles au nom du directeur sans son consentement. Imaginons que les autorités de tarification et de tutelle, en matière de gestion de l’établissement, aient pour interlocutrice la direction de l’établissement. Imaginons que les infirmiers diplômés d’Etat (IDE) encadrants ne puissent exercer cette fonction qu’à l’issue d’une formation diplômante, associée à un référentiel de compétences intégrant les dimensions managériales et réglementaires de cette fonction.

Imaginons que les groupes privés bénéficiant de fonds publics d’un montant supérieur à 153 000 euros déposent, comme les associations, leurs comptes annuels et le rapport du commissaire aux comptes sur la plateforme du Journal officiel. La transparence, la rigueur et l’équité l’exigent. Les contrôles sur les prestations d’hébergement et leurs modalités de financement seraient renforcés, mobilisant souvent l’argent public par le biais des aides sociales, même chez les opérateurs privés.

Il est sans doute essentiel de repérer et de déjouer d’emblée les failles d’un système et de prévoir des modalités d’analyse et de contrôle véritablement utiles, ni chronophages ni prohibitives. La complexité et l’ampleur du sujet requièrent la rigueur des acteurs, ainsi que la limpidité et la simplicité des procédures et des actions.

Mme la présidente Fadila Khattabi. Je vous remercie, messieurs, pour vos interventions riches et étayées, ainsi que pour vos propositions et préconisations.

M. Didier Martin (LaREM). Merci, messieurs, pour la force et la sincérité de vos témoignages. Vous nous proposez des pistes pour mettre fin aux pratiques, et même au système, que le groupe Orpea pousse à l’extrême dans le seul but de dégager des profits financiers. Tout est bon pour réduire les coûts, au détriment du bien‑être et de la santé des résidents : la nourriture et les protections sont rationnées ; la masse salariale est réduite, en dessous du strict minimum ; le taux d’occupation est maximisé pour accueillir le plus de résidents possible, au‑delà des capacités d’accueil. Tout est orchestré pour dégager des profits, y compris sur des postes financés par de l’argent public : utilisation massive de CDD et d’intérimaires ; maximisation, pour l’assurance maladie et les mutuelles, du coût de chaque patient ; réalisation systématique de marges arrières sur les contrats conclus avec les fournisseurs.

Je tiens à exprimer une nouvelle fois, au nom du groupe La République en marche, notre indignation face à ces méthodes détestables, qui visent à réaliser des profits aux dépens de nos aînés, de leur confort, et même de leur dignité, lorsque ceux‑ci sont outragés. Je veux redire notre soutien aux familles qui se sacrifient pour leurs proches, ainsi qu’aux professionnels qui les accompagnent avec dévouement. Dans ce système, l’humain est oublié. Les directeurs d’établissement sont devenus les simples exécutants d’une politique de groupe dévoyée. Rares sont ceux qui connaissent les résultats de leur établissement et le nombre de postes auquel ils peuvent prétendre. Rares sont ceux qui peuvent conserver une mission opérationnelle et gérer leur établissement au quotidien, en adaptant le matériel et les ressources humaines aux besoins des résidents.

Les personnels soignants, les infirmiers, sont eux aussi en souffrance. Ils sont conduits à exercer un métier qui a perdu de son sens, qui ne leur permet plus de prendre soin des résidents comme ils le souhaiteraient. En tant qu’anciens employés du groupe Orpea, avez‑vous effectivement constaté, sur le terrain, les dysfonctionnements décrits dans le livre de Victor Castanet ? Considérez‑vous que ces méthodes sont propres au système Orpea ? Ou bien sont‑elles répandues dans d’autres établissements privés à but lucratif, voire ailleurs ?

M. Bernard Perrut (LR). Messieurs, vous nous avez décrit une situation peu acceptable et j’ai une pensée pour toutes celles et tous ceux qui travaillent dans ces établissements, et pour vous‑mêmes, qui avez subi de telles contraintes, et je dirais même de telles humiliations. En effet, on sait combien il importe, dans ces métiers, d’être au plus près de l’humain et de valoriser les personnes dont on s’occupe. Vous avez évoqué le manque structurel de personnel, les pratiques de rationnement, l’organisation de marges arrière, le défaut de suivi médical, les négligences graves. Vous avez vous‑même constaté ces défaillances.

Lorsque vous étiez alertés par des familles ou des professionnels, lorsque vous étiez informés de situations de maltraitance survenus dans des établissements du groupe Orpea, que faisiez‑vous ? Combien de cas de ce genre ont été portés à votre connaissance ? Avez‑vous été en contact avec des responsables du groupe à ce propos ? Et, si tel est le cas, quelles ont été leurs réactions ?

Ne faudrait‑il pas, pour chaque établissement, un médiateur extérieur, que les résidents et les familles contacteraient en cas de problème ? Que faire pour favoriser la communication et la transparence ? Depuis la loi Kouchner, les patients sont associés au fonctionnement de l’hôpital. Ne faudrait‑il pas, de la même manière, que les résidents et les familles soient davantage associés au fonctionnement des EHPAD ? Il me semble que les instances de contrôle devraient jouer pleinement leur rôle dans la prévention de la maltraitance de nos aînés, dans les établissements privés comme dans les établissements publics.

Lorsque vous étiez en fonction, votre établissement a‑t‑il fait l’objet de contrôles de la part de l’ARS ou du conseil départemental ? Comment ces contrôles s’exercent‑ils concrètement ? Quels liens entreteniez‑vous avec les personnes chargées d’effectuer ces contrôles ? Rencontraient‑elles les employés de l’établissement ? S’intéressaient‑elles au fonctionnement réel de l’EHPAD ? Quelle était la procédure de signalement ? En avez‑vous été destinataire ? Comment se déroulait ensuite la remontée d’informations ? Que pouvait faire concrètement, dans ces cas‑là, le directeur d’établissement ou le cadre infirmier que vous étiez ? Vos propos nous ont déjà montré que vous ne pouviez pas faire grand‑chose...

La surveillance des établissements semble défaillante. Partagez‑vous ce constat ? Quels outils pouvez‑vous nous proposer pour qu’un contrôle efficace soit mis en œuvre sur le terrain ?

M. Cyrille IsaacSibille (Dem). Messieurs, comme vous nous l’avez rappelé, nous avons tous une part de responsabilité dans la manière dont nos aînés sont accompagnés et pris en charge – chacun à notre niveau. Je souhaiterais revenir sur vos rôles respectifs de directeur et de cadre de santé dans la vie d’un EHPAD. Vous aviez l’un et l’autre une grande polyvalence et de nombreuses tâches administratives. Combien de temps passiez dans vos bureaux, à remplir des dossiers et à accomplir les procédures que vous nous avez décrites, alors que votre rôle était surtout d’entretenir des relations avec les résidents et leur famille, ainsi qu’avec le personnel soignant et aidant ? Il semble essentiel de redonner du temps à l’humain.

Certains rapports préconisent un regroupement des établissements en vue de mutualiser les fonctions support. Ma question est simple et vise aussi bien les groupes commerciaux que les groupes publics ou associatifs : quelles sont vos propositions pour que ces services support transversaux – achat, ressources humaines, qualité – soient au service des directeurs d’EHPAD, alors que ceux‑ci, pour l’instant, ne font qu’obéir à des injonctions ? Faut‑il renforcer le niveau d’exigence dans la formation professionnelle des directeurs d’EHPAD ?

Par ailleurs, faudrait‑il, selon vous, que les contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (CPOM) soient discutés directement avec les directeurs d’établissement, et non avec la personne morale qu’est le groupe privé, public ou associatif ? Ces modifications de fonctionnement sont-elles de notre responsabilité ?

Mme Michèle Victory (SOC). Je veux redire combien nous avons été effarés par les révélations du livre de Victor Castanet, même si nous avions déjà connaissance de certaines réalités et de pratiques qui ont contribué à la mise en place d’un système souvent maltraitant pour nos aînés ; un système où une logique de rentabilité permanente préside à la gestion des établissements et anime probablement les actionnaires de ces groupes. Faisons en sorte que ce nouvel épisode permette une prise de conscience nationale autour de la question du grand âge, afin de changer rapidement de modèle.

Je vous remercie pour vos témoignages, qui sont très utiles pour appréhender les conditions de travail des cadres et des personnels soignants dans ces établissements. Vous nous avez fait part de vos réussites, puisque vous en avez connu, comme de vos difficultés, et vos propos ne font que confirmer un constat déjà largement partagé. Mais quelle réponse la société peut‑elle y apporter ? Dans nos circonscriptions, nous avons tous eu connaissance de traitements dégradants. Ce qui est le plus terrible, ce sont peut‑être les réponses que nous font les ARS : elles nous disent régulièrement qu’elles ne relèvent aucune insuffisance dans les prises en charge. Or on s’aperçoit que les contrôles sur lesquels elles se fondent sont très insuffisants et ne vont jamais au bout des choses.

C’est, pour les résidents et les familles, un déni terrible, puisque l’institution a toujours raison, toujours le dernier mot face à la souffrance des personnes. Cela n’est plus acceptable. Vous nous avez donné quelques pistes, vous nous avez dit qu’il fallait protéger sans isoler et je trouve que c’est vraiment juste. Quel système pourrait‑on introduire pour garantir une parfaite transparence et pour que de tels faits ne soient plus jamais possibles ? Comment faire pour que toute personne qui place un proche dans ce type d’établissement puisse savoir et comprendre ce qui s’y passe ? Comment faire pour que le droit des personnes soit respecté et que le dialogue ne s’arrête pas aux portes de l’établissement ?

M. Paul Christophe (Agir ens). Au nom du groupe Agir ensemble, je veux redire mon indignation face à la gravité des faits dénoncés dans le livre de M. Victor Castanet et exprimer toute ma compassion aux résidents et aux familles concernées. Je veux aussi avoir un mot pour les personnels des EHPAD qui, vous l’avez dit, effectuent, dans leur écrasante majorité, un travail remarquable pour prendre soin de nos aînés avec la plus grande dignité. Je veux les en remercier, eux qui sont les victimes collatérales d’un scandale et d’un système qui les dépassent.

Les accusations qui pèsent sur le groupe Orpea sont graves et il est essentiel que vous puissiez éclairer la représentation nationale car, même s’il s’agit de structures privées, les EHPAD gérés par le groupe Orpea bénéficient d’importants financements publics, de la part de l’État ou des collectivités. Nous ne sommes pas un tribunal ; des enquêtes sont en cours, qui permettront de faire la lumière sur les faits rapportés. En tant que législateur, il est en revanche de notre devoir de comprendre le fonctionnement de vos structures et d’identifier les failles qui peuvent conduire à des situations de maltraitance, afin d’y remédier.

Je comptais vous demander, tout d’abord, s’il y a bien selon vous un « système » Orpea, mais vous avez déjà répondu à cette question. J’aurais préféré vous entendre dire que les faits de maltraitance ne sont que des cas isolés, qu’il ne faut pas généraliser, mais vous nous avez montré que le cynisme du groupe va jusqu’à écrire le mot « système » sur les documents qu’il vous adresse. Cela nous écorche les oreilles et remet en cause les fondements même de ce que nous voulons voir offrir aux résidents.

Pouvez‑vous détailler le rôle du médecin coordonnateur, que vous avez évoqué très rapidement ? Quelle était sa fonction dans les structures où vous avez exercé ? Son rôle est tout de même essentiel et il est tenu par un serment...

Enfin, pouvez‑vous nous en dire davantage sur les contrôles ? Quelle suite leur est donnée ? Quelle réponse leur est apportée ? Le contrôleur a‑t‑il un droit de suite au sein des établissements ?

Mme Jeanine Dubié (LT). Je vous remercie de vos témoignages et je tiens à saluer le courage dont vous faites preuve en parlant à visage découvert. Le message que vous adressez à tous vos collègues – directeurs, cadres infirmiers, infirmiers, aides‑soignants – est essentiel car votre témoignage va leur donner la force de dire à leur tour : « Non, maintenant, ça suffit. » C’est important et je vous en remercie très chaleureusement.

Je vois, monsieur Colnat, que vous êtes consultant en management, spécialiste de la responsabilité sociale des entreprises. Vous avez eu une expérience dans plusieurs groupes d’EHPAD privés – Korian, Saint Sauveur, Orpea. La recherche du profit prime‑t‑elle toujours sur la qualité de vie des résidents ? Quel regard portez‑vous sur le secteur privé lucratif et, surtout, que pensez‑vous de l’idée, qui se répand aujourd’hui, de transformer les groupes commerciaux travaillant auprès des personnes dépendantes en entreprises à mission ?

Je suis corapporteure, avec mes collègues Pierre Dharréville et Caroline Janvier, de la mission « flash » relative à la gestion financière des EHPAD. Monsieur Colnat, vous qui avez été directeur d’établissement, pouvez‑vous nous expliquer comment, sur la section d’hébergement, étaient financés les frais de siège ? Est‑ce que le bénéfice remontait intégralement ? Ou bien une part forfaitaire était‑elle prise sur le forfait hébergement ?

Monsieur Garcia, vous êtes soignant. Les soignants sont libérés du secret médical quand ils sont témoins d’actes de maltraitance. Qu’est‑ce qui fait que les soignants ne peuvent pas alerter les autorités sur les faits qu’ils constatent ?

M. Pierre Dharréville (GDR). À mon tour, je veux vous remercier pour votre témoignage. Votre prise de parole est forte, courageuse, sensible et nécessaire.

Vous nous avez donné de nombreux renseignements qui vont nous être précieux pour effectuer le travail politique qui est devant nous. La première question que je me pose est une fausse question : comment pouvait‑on ignorer tout cela ? Des rapports avaient été faits ; des témoignages existaient dans l’espace public. La question montait et on se demande finalement pourquoi les autorités sanitaires n’ont pas pris la mesure de ce phénomène. Comment l’expliquer ? Est‑ce à cause du poids d’Orpea ? Est‑ce que les choses étaient vraiment dissimulées ?

Vous avez décrit un système fondé sur des pratiques managériales extrêmement brutales, qui vous dépossèdent de votre responsabilité, tout en vous forçant à assumer des actes commis par d’autres. La perversité des logiques d’argent qui sont introduites dans la gestion de ces établissements ne conduit‑elle pas mécaniquement à cela ? On imagine qu’il existe des systèmes différents, des cultures d’entreprise différentes. Comment pourriez‑vous caractériser la culture d’entreprise d’Orpea ?

Enfin, s’agissant du financement, pourriez‑vous nous décrire les mécanismes qui permettaient de dégager des marges, en jouant peut‑être, dans les comptes, entre le soin et la dépendance, d’un côté, et l’hébergement, de l’autre ?

M. Laurent Garcia. Monsieur Martin, j’ai travaillé pour trois grands groupes privés et je peux vous dire que ça dysfonctionne partout, mais pas comme chez Orpea. À partir du moment où la pression est mise sur le TO, cela ne peut que dysfonctionner : chez Orpea, il fallait en rendre compte chaque jour ; chez Korian, chaque semaine.

Tous les établissements dysfonctionnent, du fait d’abord du manque de personnel. Depuis vingt ans, nous sommes en souffrance et appelons à l’aide. Et, après deux années de pandémie, imaginez l’état d’épuisement de nos équipes ! Il y a de la maltraitance dans l’EHPAD où je travaille actuellement, parce que le soir, j’ai trois soignantes pour coucher une soixantaine de résidents en une heure, entre dix‑neuf et vingt heures. La maltraitance, elle est là.

Le vrai problème, dans le privé, c’est que ce sont des commerciaux qui font visiter les établissements et les chambres. Ils promettent beaucoup de choses aux familles et ce sont les équipes, les soignants, qui en subissent les conséquences. L’EHPAD Les Bords de Seine est absolument magnifique. Quand un commercial fait visiter une chambre à 300 euros la nuit, il dit à la famille que tous ses souhaits seront exaucés. Le problème, c’est qu’il n’a jamais travaillé dans le soin : il fait des promesses que les équipes ne peuvent pas tenir. C’est l’un des grands problèmes du secteur privé. Ce ne sont que des promesses ; rien n’est transparent, rien n’est affiché. Dans l’établissement public où je travaille désormais, les familles sont au courant que les soignantes ne laveront pas les dents de leur papa ou de leur maman le soir, puisqu’elles ne sont que trois et qu’elles n’ont qu’une heure pour s’occuper de soixante‑cinq résidents. Au moins, les familles sont au courant.

Monsieur Perrut, vous demandez ce que nous avons fait, lorsque nous avons constaté des cas de maltraitance. Lorsque je travaillais à l’EHPAD Les Bords de Seine, j’ai réuni une trentaine de familles et nous avons contacté le Défenseur des droits. Nous avons été reçus et j’ai été auditionné pendant une matinée. Après cela, il y a eu le fameux rapport de 2018, dont on parle beaucoup. C’est très bien, mais ni l’établissement ni le groupe n’y sont cités. Ils sont surpuissants, chez Orpea, rien ne leur fait peur. J’étais désespéré quand, à la fin de mon audition, qui a duré quatre heures, on m’a dit qu’on ne pouvait pas citer le groupe. Le jour où j’ai été viré – parce que j’ai été viré – j’ai dit aux familles que je ne savais pas ce que j’allais faire, mais que je ferais quelque chose. Les années ont passé, les familles me rappellent et me remercient. J’avoue que cela fait plaisir.

Nous avions aussi fait appel à SOLRES 92, un organisme auquel les familles et les soignants peuvent faire appel lorsqu’ils constatent des cas de maltraitance. Avec quelques familles et quelques soignants, nous les avons rencontrés et ils ont fait quelques préconisations. Mais la direction n’y prête aucune attention.

M. Isaac‑Sibille a évoqué les CPOM. Mesdames et messieurs les députés, les CPOM sont la porte ouverte à tout : on donne un budget aux établissements et ils en font ce qu’ils veulent. La loi qui les a introduits a été faite uniquement pour les groupes privés, il faut ouvrir les yeux. Les CPOM sont un dispositif révoltant. Ces groupes ne seront plus hors la loi, ils pourront faire exactement ce qu’ils veulent de cet argent. J’ai honte, parfois.

Je ne sais pas très bien en quoi consistent les contrôles des ARS : depuis quinze ans que je fais ce métier, j’en ai eu un seul. Les contrôles ne sont pas assez nombreux, c’est évident. Par ailleurs, les contrôles des ARS portent sur les soins. Ce sont donc les soignants qui sont pointés du doigt, parce qu’ils n’ont pas mis la croix dans la bonne case ou parce qu’ils ont oublié, le 6 du mois, d’indiquer la température du frigo. Ce que pointent les contrôles des ARS, ce sont des choses de cet ordre : c’est aberrant ! Je l’ai dit, un EHPAD est avant tout un lieu de vie ! Compte tenu des effectifs que nous avons dans nos établissements, très sincèrement, peu importe la température du frigo. Ce que je veux, c’est que les résidents aient le sourire et que les salariés se sentent bien et aient plaisir à venir. J’aimerais bien qu’on vérifie la température du frigo tous les jours, mais avec quel personnel ? Comment fait‑on ? Je n’ai pas de solution.

Madame Victory, vous demandez comment on peut renforcer la transparence. Très sincèrement, je n’ai jamais vu de transparence dans les trois groupes privés où j’ai travaillé. Il n’y a aucune transparence, on ne sait pas ce qui s’y passe. On rame, on court, on essaie de faire au mieux, mais le soir – et j’en parle souvent avec mes équipes –, on n’est pas très fier. C’est difficile, mais on est quand même là, sur le bateau, on essaie de ne pas couler.

Monsieur Christophe, vous m’avez interrogé sur le rôle du médecin coordonnateur. Aux Bords de Seine, son rôle est de recevoir les familles et de faire les ordonnances que les familles désirent. Les visites de préadmission n’existent pas aux Bords de Seine : les résidents rentrent, quel que soit leur état. Les équipes reçoivent les ordonnances au dernier moment mais ce n’est pas très grave, parce que le pharmacien est un copain de l’un des dirigeants du groupe. Le médecin coordonnateur n’a aucun rôle, aucun pouvoir. Il ne peut pas s’opposer à une entrée : c’est comme ça et pas autrement. Alors les médecins coordonnateurs défilent aux Bords de Seine, ils ne restent pas. Il m’est arrivé de travailler avec un médecin coordonnateur formidable, mais il était enchaîné, comme moi. Des médecins de ville intervenaient aussi et mes équipes se retrouvaient avec deux ordonnances différentes. Cela arrivait souvent. Je suis allé plusieurs fois me plaindre auprès de la direction régionale, qui est installée au sixième étage des Bords de Seine. À certains moments, on faisait des entrées à la pelle : les gens allaient payer, ils entraient, point.

Je me souviens d’une princesse iranienne, dont la famille vivait à New York et qui était totalement démente. Elle était logée dans une suite au premier étage, comme la famille l’avait demandé, mais elle était désespérée, totalement perdue. Elle était clairement maltraitée. La famille avait pris deux dames de compagnie qui filmaient les soignantes, quand elles entraient, et qui envoyaient ces images au fils, à New York. Cela me touche beaucoup de vous raconter cela, et c’est seulement un exemple parmi d’autres.

Au premier étage des Bords de Seine, il y avait trente‑trois résidents, dont quelques « VIP ». Le matin, je disposais d’une seule soignante pour aider les résidents à se lever et à prendre leur petit déjeuner entre sept heures et neuf heures trente. Je ne voulais pas faire le travail à sa place, parce que j’avais l’espoir qu’à un moment, ça explose. Donc je l’aidais, mais en cachette. Malgré tout, la plupart de ces résidents ne déjeunaient pas : le plateau repartait sans qu’ils y aient touché. Vous imaginez ce que c’est pour un soignant, ce que c’était pour moi, de me dire que je n’avais rien fait pour que cela change. Une fois, j’ai retrouvé une résidente nue sous la douche : la soignante avait tellement de travail qu’elle l’avait oubliée.

Tout cela s’est déroulé dans un établissement d’un luxe inouï. Quand on arrive aux Bords de Seine, on en prend « plein les yeux » : il y a une piscine intérieure chauffée à 37 degrés, une moquette très épaisse – ce qui ne facilite d’ailleurs pas la circulation des chariots pour les soignantes et les soignants.

J’ai tenu huit mois, j’ai perdu huit kilos, j’ai arrêté de travailler pendant quelque temps, parce que je pensais que j’étais nul, que j’étais incapable. Ce groupe est une machine à broyer les salariés. L’un de vous m’a demandé pourquoi les soignants ne signalent pas ces faits. Quand vous travaillez en tant que vacataire, avec des petits contrats renouvelés pendant des années et que vous signalez quelque chose, vous vous faites virer. J’ai beaucoup parlé avec les soignantes. Orpea est le plus grand groupe privé ; elles se disent que si elles partent, elles vont être « black‑listées » dans tous les établissements et qu’elles ne trouveront plus de travail. D’autres sont tellement épuisées qu’elles ne peuvent plus lutter. Déposer plainte, cela coûte cher ; prendre un avocat, cela coûte cher ; aller au bout d’une procédure judiciaire, cela coûte cher. C’est pour toutes ces raisons qu’elles ne disent rien, qu’elles ne font rien. Mais elles pleurent, je peux vous le dire.

M. Camille Colnat. Je vais essayer de répondre à l’ensemble de vos questions. Certains points concordent avec ceux du témoignage de M. Garcia.

Un élément est commun aux groupes privés : l’absence de transparence. D’où la difficulté pour vous répondre sur la manière dont les frais de siège sont prélevés sur un budget. Je ne sais pas comment cela est réalisé. Cela peut paraître étonnant qu’un directeur ne puisse pas répondre à cette question, mais je ne suis même pas certain que le budget qui était attribué par Orpea à mon établissement correspondait à celui accordé par les autorités de tarification. Il ne m’appartenait pas de traiter directement avec ces autorités.

C’est peut‑être la première évolution à prévoir : qu’aucun budget ne puisse être défini sans que le directeur de l’établissement ne soit associé à la démarche d’élaboration menée avec les autorités de tarification. Au cours de ma carrière, je n’ai pu constater une telle participation que dans les structures privées associatives, où les directeurs d’établissement ont voix au chapitre en ce qui concerne la répartition du budget. D’ailleurs, dans un certain nombre de structures associatives, le budget du siège est défini de manière claire et transparente avec le conseil départemental.

Quelle est l’origine des différents dysfonctionnements constatés chez Orpea et comment fonctionnent les alertes ? Comme je vous l’ai indiqué dans mon propos liminaire, on nous fait signer un document intitulé Conduite à tenir, dans lequel il est indiqué qu’un directeur d’établissement ne peut effectuer un signalement à l’ARS ou au conseil départemental sans en référer à la hiérarchie, qui rédigera les différents éléments de langage et qui décidera de les transmettre elle‑même à ces autorités – à l’époque, cela relevait de M. Brdenk, le directeur chargé de l’exploitation du groupe.

Un épisode me hante vraiment depuis des mois. Nous avions accueilli dans la résidence un ancien champion de gymnastique français, qui était demeuré sportif tout au long de sa vie. Un jour, l’équipe me dit qu’il a fait une grave chute contre le lit et qu’il a été hospitalisé. Comme je l’ai déjà dit, de nombreux lits n’étaient pas aux normes. Quand je suis arrivé chez Orpea, j’ai bataillé pour qu’ils soient remplacés. Les nouveaux lits qui ont été livrés n’étaient pas de la meilleure qualité. L’un s’est d’ailleurs cassé en deux – j’ai eu de la chance : ce jour‑là, la directrice régionale était présente. Je l’ai signalé à l’entreprise qui loue les lits. Il s’agit de Bastide Le Confort Médical.

Chez Orpea, il n’est pas possible pour un directeur d’établissement de s’opposer à cette entreprise. Mon infirmière coordinatrice me disait : « Dès que cela concerne Bastide, je vous mets en copie de tout. » J’ai très vite compris pourquoi : dès qu’elle faisait une remarque, pourtant fondée, elle se faisait engueuler par les commerciaux de cette entreprise – il n’y a pas d’autre mot. Un jour, la directrice régionale m’a dit : « Pouvezvous me préparer un argumentaire par rapport aux écarts que vous avez constatés chez Bastide, parce que je suis convoquée pour m’expliquer auprès d’eux ? » C’était à ne plus savoir qui était prestataire. Je pourrais détailler un très grand nombre d’épisodes avec Bastide.

Pourquoi les contrôles sont‑ils inefficaces ? Tout d’abord, je n’appelle pas cela des contrôles ; ce sont des visites. La nuance est de taille. Prenons l’exemple d’une visite de mon établissement par la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) quinze jours après mon arrivée, à la suite d’un contrôle effectué auprès de la direction générale d’Orpea. J’ai été prévenu et j’ai largement eu le temps d’installer tous les affichages qui manquaient. J’ai eu le temps de préparer les quelques dossiers qui seraient présentés, parce que je savais très bien que la personne chargée de l’inspection ne resterait qu’une demi‑journée. Ceux‑ci étaient en apparence conformes, alors que la grande majorité des autres dossiers ne l’étaient pas. Lors d’un contrôle, on vérifie la conformité de l’ensemble des dossiers ; lors d’une visite, on regarde les dossiers qu’on vous présente. S’agit‑il d’un manque de moyens ? Je ne sais pas.

Le décret du 26 novembre 2004 – ce n’est pas nouveau – impose que le contrat de séjour soit remis dans les quinze jours suivant l’admission et qu’il soit signé dans un délai d’un mois par le résident ou par son représentant légal. Comment cela se passait‑il chez Orpea ? Il était obligatoire de faire signer le contrat de séjour par une personne dès le jour de l’arrivée du résident. On sait très bien que pour les personnes âgées, l’arrivée est parfois un moment complexe ; cela l’est d’autant plus chez Orpea, où les admissions se font vite. Les résidents n’ont alors pas encore conscience de l’ensemble de l’environnement au sein de l’établissement. Il est écrit noir sur blanc dans chaque contrat de séjour – les autorités chargées des contrôles l’ont vu lors de leurs visites – qu’il peut être signé par l’accompagnant, ce que la réglementation ne permet pas. Si le résident n’est pas en mesure de signer, il existe en France des procédures d’urgence pour désigner des représentants légaux. On peut s’appuyer sur cette réglementation et vérifier son respect lors des contrôles. Pourtant, dans l’établissement que je dirigeais, plus de 85 % des contrats avaient été signés par des accompagnants, le jour de l’admission.

Comme je ne pouvais pas être d’accord avec cela, j’avais expliqué à mes équipes quelles étaient les règles prévues par le décret. Je leur avais dit qu’il fallait remettre le contrat de séjour à la famille le jour de l’arrivée et lui laisser le temps de le lire chez elle, puis prévoir un rendez‑vous pour expliquer de nouveau le contenu du contrat et répondre aux questions. Lors d’un contrôle, la directrice régionale d’Orpea m’a demandé pourquoi aucun contrat de séjour n’avait été signé ce jour‑là, alors même qu’une admission était intervenue. Plus jamais je n’ai fait d’admission lorsqu’elle était présente. Pour moi, il était primordial que l’on explique au résident et à sa famille ce à quoi ils s’engageaient. Ce sont des documents volumineux, qui ne sont pas toujours simples à comprendre.

À l’occasion de la visite de la DGCCRF, je me suis rendu compte que de nombreux remboursements n’étaient pas effectués. Depuis la loi du 17 mars 2014 relative à la consommation, dite « loi Hamon », trente jours après le départ d’un résident il faut procéder au remboursement des sommes avancées. Cela concerne la caution mais aussi les sommes qui correspondent à des prestations non effectuées – chaque famille devant payer d’avance avant le début du mois. Si Orpea savait aller chercher l’argent – les lettres partant du siège pleuvaient sur les familles, qui ne comprenaient pas –, quand il s’agissait de restituer les fonds, c’était plus compliqué. J’ai pu constater à l’époque que cela pouvait prendre cinq ou six ans.

Les visites par les autorités chargées du contrôle ont lieu. L’établissement dont j’étais le directeur a fait l’objet d’une telle visite mercredi dernier. Vendredi, plusieurs membres de l’équipe m’ont appelé – je ne donnerai pas d’informations sur leur identité pour les préserver, parce que chez Orpea le management par la peur est la règle. Ils m’ont dit que cela s’était bien passé grâce à ce que j’avais mis en place. Pour les points qui étaient moins satisfaisants, ils m’ont dit avoir repris les éléments de discours appris, selon lesquels rien ne manquait. Une salariée a même été rappelée, alors qu’elle était en congé, pour apporter des documents au cours de la visite. Je ne peux pas qualifier cela de contrôle. Je suis désormais consultant et la nuance entre contrôle et visite est très importante.

Faut‑il effectuer les contrôles de manière inopinée ? Oui, c’est la règle.

Faut‑il toujours les réaliser en semaine ? Je ne sais pas. Il pourrait être intéressant de prévoir d’en faire à d’autres moments, le soir ou le week‑end, car les EHPAD sont des lieux de vie.

Faut‑il accroître ces contrôles ? Sans doute. Mais il faut aussi probablement renforcer la compétence avec laquelle ils sont exercés. Un de mes amis, qui sera bientôt à la retraite, m’a dit qu’à son époque un tel scandale n’aurait pas pu avoir lieu car les contrôles étaient réalisés par la direction départementale des affaires sanitaires et sociales (DDASS). Ils pouvaient alors porter sur une ligne budgétaire prise au hasard, et l’on s’assurait que l’ensemble des dépenses qu’elle retraçait étaient conformes.

À force d’édicter des lois fondées sur la confiance, il arrive un moment où des personnes la trahissent, tout simplement parce qu’elles veulent faire du profit. Et lorsque l’on regarde la genèse de ces textes, on voit que les personnes qui font aujourd’hui du profit sont celles qui ont fait du lobbying en faveur de dispositifs comme le contrat pluriannuel d’objectifs et de moyens (CPOM), où tout est vu à travers le prisme économique. Dans certains groupes, cela pose de vrais questions au directeur d’établissement.

Pourquoi les ARS et les conseils départementaux ont‑ils parfois manqué de vigilance ? D’abord tout simplement parce que lorsqu’il y a autant d’établissements à suivre, on va d’abord contrôler ceux qui ont des difficultés financières. Chez Orpea, il y a très rarement de telles difficultés parce que le système est construit pour qu’il n’y en ait pas. Chez Orpea, on sait aussi se préparer aux contrôles inopinés. De quelle manière ? Dans chaque établissement du groupe, il y a un classeur dit ATC – autorité de tarification et de contrôle – dans lequel on trouve toutes les pièces qui peuvent être demandées lors des contrôles. C’est dire combien ces derniers peuvent être prévisibles, puisqu’il est possible de tenir à jour les pièces qui vont être demandées à cette occasion.

Il est important que les contrôles soient faits par des personnes capables d’identifier les enjeux financiers, de comprendre le jeu des lignes budgétaires entre elles et d’analyser finement le planning du personnel. Sur tous ces points, il faut être plus précis, moins prévisible et oser poser les bonnes questions, notamment sur l’hébergement.

On m’a demandé si j’avais pu constater des dysfonctionnements chez Orpea. Outre ceux dont j’ai déjà fait part, j’ai eu connaissance de pratiques de marges arrière et je vais vous expliquer comment elles affectent les résidents.

Ces derniers peuvent choisir en option une prestation d’entretien du linge. Elle est facturée entre 80 et 100 euros par mois et est assurée par deux sociétés qui nous étaient imposées. La faible qualité du service a entraîné beaucoup de plaintes des résidents et des familles. À force, je me suis dit qu’il fallait changer et j’ai pensé les mettre en concurrence avec des établissements ou services d’aide par le travail (ESAT) en vue d’un contrat, dans le cadre du projet de territoire. Le suivi aurait été plus facile, d’autant que le linge était traité par la société prestataire à plus de trois heures de trajet. On m’a alors m’expliqué que ce n’était pas possible, car si l’on vend une prestation à la société Bulle de Linge, une rétribution est versée en retour sur le budget de l’établissement – j’ai pu le constater l’année suivante en voyant apparaître une ligne spécifique.

Le système n’est pas limité à cette seule prestation. J’avais décidé d’installer une machine à café dans l’établissement, pour amener un peu de vie. J’avais trouvé une société à proximité pour le faire, selon des conditions tout à fait acceptables. Orpea y a mis son veto, au motif que le groupe travaillait avec un autre prestataire. Je découvre alors que ce dernier veut bien installer une machine à café, mais à condition de faire disparaître l’ensemble des cafetières installées dans l’établissement – y compris celles du personnel. Cela revenait donc à imposer aux équipes qu’elles paient leur café à une machine, une partie des sommes acquittées étant reversées à Orpea.

Vous avez déjà entendu parler du problème des protections fournies par le groupe Hartmann. Là encore, il existait un mécanisme de refacturation – je ne sais pas de quelle manière, mais cela m’a été confirmé.

Ce système de refacturation n’est pas propre au secteur privé lucratif ; je l’ai aussi constaté dans des structures associatives s’agissant de cette même entreprise – toujours pour financer des frais de siège.

C’est donc un point important. Jusqu’où faut‑il aller s’agissant de l’acquisition de produits financés par de l’argent public qui font l’objet d’une refacturation ? La législation doit‑elle l’interdire clairement ? La décision vous appartient, mais le constat est bien là.

Que pouvons‑nous faire pour améliorer la transparence ?

Je crois beaucoup au rôle du conseil de la vie sociale (CVS), mais pas dans sa forme actuelle. Les personnes qui y sont élues ont tendance à se préoccuper avant tout des conditions de prise en charge de leurs proches, et pas nécessairement de celles de l’ensemble des résidents.

Il serait utile que ces élus bénéficient d’un temps de formation, comme les représentants des usagers dans le secteur hospitalier.

Quand je suis arrivé chez Orpea, j’ai constaté que les comptes rendus du CVS étaient rédigés par le directeur, qui devait les soumettre à la direction régionale avant de les diffuser. À plusieurs reprises, on m’a demandé de le faire. Je rappelais que la loi était très claire : c’est au président du CVS qu’il revient de rédiger les comptes rendus ; c’est la raison pour laquelle je ne pouvais pas les transmettre à la direction régionale.

Ma hiérarchie ne l’a jamais su, mais j’organisais les réunions du CVS dans une grande salle, en laissant les portes ouvertes. De la sorte, les résidents et les membres des familles qui n’étaient pas élus pouvaient y assister et intervenir s’ils le souhaitaient. D’une certaine manière, cela reproduisait le schéma d’une réunion de conseil municipal, qui est ouverte aux citoyens. Sans être une mesure coûteuse, cela avait du succès et c’était un moment sympathique qui permettait d’apporter de la transparence dans l’établissement.

Lors de la crise sanitaire, Orpea nous a demandé d’organiser des CVS, pour lesquels nous recevions les éléments de langage en amont – pour nous aider, disaient‑ils. Comme si les directeurs d’établissement n’étaient pas capables de mener ces conseils… Cela me rappelle l’une des dernières formations à distance que j’ai suivies chez Orpea, qui concernait un logiciel de gestion des remplacements. Il fallait compléter un texte à trous avec les bons mots, de la même manière qu’au CE1. Comme je ne suis pas si bête et que je m’en sors bien, je reçois un bon point sous la forme d’une image de dinosaure ! Comment peut‑on autant prendre les directeurs pour des cons ? J’ai d’ailleurs fait part de mon sentiment à la hiérarchie. Tout cela montre à quel point le système est conçu pour rendre les directeurs incapables de réfléchir par eux‑mêmes, afin qu’ils deviennent les exécutants d’une politique dont vous avez largement entendu parler.

Vous m’avez interrogé sur d’éventuelles différences entre les EHPAD du secteur privé lucratif, du secteur associatif et du secteur public dans lesquels j’ai exercé. Bien entendu, il y a des dysfonctionnements partout. Mais j’ai aussi eu la chance de travailler dans des établissements formidables, transparents et où notre métier avait un sens. D’où l’importance du projet d’établissement. Dans les EHPAD où la direction donnait un sens au travail et à la manière de le faire, même si ce dernier reste très difficile, tout le monde savait pourquoi il le faisait et tous s’entraidaient. Avoir eu la chance de vivre ces expériences m’a donné la force de dire non, ainsi que le courage de témoigner – car ce n’est pas simple.

Vous avez prévu un outil remarquable, le projet personnalisé, qui permet de prendre en compte les besoins du résident et d’y répondre. À la résidence Sainte‑Anne, j’accueillais des résidents de confession musulmane dont le projet personnalisé était très simple : ils voulaient pouvoir continuer à consommer une alimentation sans porc. Cela me paraissait parfaitement naturel et j’ai contacté le service de la restauration à ce sujet. On m’a répondu que cela n’était pas possible et que les menus de substitution suffisaient. J’ai insisté, mais rien n’y a fait. Comme j’indiquais que les familles étaient prêtes à apporter elles‑mêmes la nourriture à leurs parents, on m’a dit que les repas seraient en tout état de cause facturés. Dans le courriel que j’avais adressé, j’avais cité la charte de bientraitance du groupe Orpea. Parmi les engagements figure précisément le respect du régime alimentaire du résident. On se rend bien compte que cet affichage ne correspond pas à la réalité, et cela conduit à s’interroger sur le rôle du directeur.

Lors de mon arrivée au sein du groupe Orpea, j’avais dû signer un document intitulé Délégation de pouvoirs qui me confiait bien les responsabilités qui relèvent habituellement d’un directeur d’EHPAD. Ces délégations sont peut‑être formalisées par écrit, mais j’ai constaté à ma grande surprise qu’elles étaient très éloignées des réalités imposées par le système. Il fallait par exemple que je garantisse le fonctionnement des institutions représentatives du personnel. Comment pouvais‑je assurer cette mission, alors que les instances représentatives du personnel étaient pilotées depuis le siège ? Un seul comité social et économique (CSE) avait été mis en place pour l’ensemble du groupe Orpea. C’était en outre d’autant plus difficile qu’on m’avait bien expliqué que la CGT n’était pas la bienvenue au sein du groupe.

Mme Annie Vidal. Je salue le courage dont vous faites preuve en venant exposer devant la représentation nationale la vérité – difficilement audible – d’un système inacceptable dont vous êtes, en quelque sorte, les victimes collatérales.

J’ai bien compris que, pour faire votre travail, vous devez vous battre, ce qui est tout de même inouï ! Comment donc mettre fin à un système de maltraitance institutionnelle par rapport auquel les professionnels sont forcément en porte‑à‑faux, entre phases de déni, de colère, de honte, de peur, où il devient très difficile de s’exprimer ? Comment êtes‑vous parvenus à le faire ? Est‑ce suite à un événement particulier ? Quelles ont été les conséquences ?

Mme Charlotte ParmentierLecocq. Je salue également votre courage tant votre démarche n’a pas été facile. Avant de la mener à bien, vous n’avez pas été inactifs : vous avez colmaté les brèches, pallié les manques, protégé le plus possible les résidents jusqu’à l’épuisement, la démission, jusqu’à « se faire virer », comme vous l’avez dit. Comment un tel système a‑t‑il donc pu perdurer aussi longtemps malgré des alertes, des signalements ou des plaintes ? Comment les organisations syndicales ont‑elles été progressivement écartées et les paroles des salariés évacuées ?

Mme Monique Iborra. Vous nous avez plongés dans une réalité que nous ne découvrons pas complètement.

Les directeurs de ces établissements disposent de très peu de marges de manœuvre, particulièrement au sein du groupe Orpea, mais pas uniquement. De plus, les politiques menées sont beaucoup trop technocratiques pour que chaque acteur puisse agir, à son niveau, de manière autonome.

Nous savons que les contrôles des EHPAD sont de type administratif et que, pour le secteur privé commercial, les ARS ou les conseils départementaux ne disposent pas des mêmes pouvoirs. Même inopinés, les contrôles ne sont pas efficaces : ils ont été conçus comme tels et ni les ARS ni les conseils départementaux ne sont directement responsables. Comme vous, je pense que les contrôles a priori ne peuvent être effectués par les financeurs et que nous avons besoin d’une instance extérieure, comme ce doit être le cas pour le contrôle de n’importe quelle politique publique.

Orpea prévoit semble‑t‑il d’engager des réformes de structure – comités de mission, association des salariés au conseil d’administration, gouvernance au plan local et non plus seulement régional et national – mais je ne voudrais pas que nous soyons mis devant un fait accompli qui serait purement cosmétique. Qu’en pensez‑vous ?

M. Alain Ramadier. Est‑il possible d’avoir un entretien avec la personne chargée des contrôles et de lui faire part d’un certain nombre de choses ?

M. Pierre Dharréville. Qu’en est‑il du respect du droit du travail dans le groupe Orpea ? Quel discours tient‑on aux directeurs et aux personnels à propos des organisations syndicales ?

L’inspection du travail est‑elle intervenue dans les établissements où vous avez exercé ? Qu’en a‑t‑il résulté ?

M. Laurent Garcia. Si l’on en vient à s’exprimer, peut‑être est‑ce en raison de l’âge ou parce qu’à un moment de notre parcours, on se dit que cela ne peut plus durer, qu’il n’est plus possible de rentrer chez soi en larmes parce qu’on a fait « de la merde ». Il y a aussi les rencontres, les discussions entre amis, le courage face au risque de perdre son travail et ses revenus.

Pendant les trois années qu’a duré l’enquête de Victor Castanet, je n’étais pas serein, je risquais de tout perdre, des pressions se sont exercées mais vient le moment où l’on décide d’aller jusqu’au bout et que le combat doit être mené. Dès lors, il n’est même plus question de courage mais du combat d’une vie. Mes équipes sont fières de moi et cela me suffit.

Le système en vigueur était connu de nombre de politiques – Victor Castanet cite notamment Xavier Bertrand –, lesquels participent à de véritables magouilles. Le système existe parce qu’il y a de l’argent à la clé et que l’on est intéressé à sa pérennité.

À la maison de retraite Les Bords de Seine, j’ai connu une salariée syndiquée à la CGT qui menait un vrai combat. Pendant les huit mois où j’y ai travaillé, ils n’ont eu de cesse d’essayer de la virer. Le climat de peur qui est instauré est paralysant : on ne se plaint pas, on baisse les yeux et on travaille comme des forcenés.

Je pense à l’Observatoire du grand âge depuis six ans, date à laquelle mon mari a travaillé quelques mois pour le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL). Nous souhaitons que l’Observatoire collecte des témoignages, puisse mener des enquêtes sur des établissements ou des groupes qui nous ouvriraient leur porte. Nous essaierons, chaque année, de dresser un état des lieux des EHPAD pour cerner les choses qui vont et peuvent être partagées, et celles qui ne vont pas.

Depuis vingt ans, nous disons que nous manquons de personnels et, depuis vingt ans, nous ne sommes pas entendus. Peut‑être n’en sera‑t‑il plus de même si c’est l’Observatoire qui le dit, avec sa vice‑présidente, Florence Aubenas, et certains de ses membres comme Victor Castanet ou d’autres journalistes. Si la presse se saisit de ces problèmes, les choses pourront peut‑être s’accélérer, comme nous l’avons vu lorsque Le Monde a publié un article sur Les Fossoyeurs dès avant sa parution. Si tel n’avait pas été le cas, peut‑être n’en serions‑nous pas là aujourd’hui.

Nous avons besoin d’une autorité administrative indépendante de contrôle, à l’instar du CGLPL pour les prisons ou les hôpitaux psychiatriques, mais sa création dépend de vous, législateurs. Elle sera peut‑être plus difficile à mener à bien puisque les EHPAD dépendent des conseils départementaux mais, cela, c’est votre « tambouille », je n’y connais rien ! Quoi qu’il en soit, sans elle, rien ne sera possible.

Avoir des contrôles est positif bien sûr. Mais tant que nous n’aurons pas plus de personnels, ne venez pas nous contrôler ! En matière de soins, forcément, nous ne pouvons pas être bons.

En quinze ans, j’ai eu affaire à un seul contrôle et en tant que cadre infirmier, oui, j’ai été interrogé. Un médecin coordonnateur avec qui j’ai travaillé m’a confié que, lors d’un contrôle de l’ARS, il avait fait part du manque de personnels, ce à quoi il lui a été répondu qu’il payait trop bien ses soignants…

L’inspection du travail est venue contrôler les contrats à l’EHPAD Les Bords de Seine ; 130 d’entre eux n’étaient pas traités. Orpea a dû payer une certaine somme mais croyez bien qu’une société du CAC40 n’en a rien à faire ! C’est passé comme une lettre à la poste ! La seule et unique personne chargée de gérer les contrats avait, grossièrement, un an de retard pour traiter les dossiers des nombreux personnels vacataires.

M. Camille Colnat. Nous en venons à nous exprimer parce qu’après s’être battus pendant des années pour les résidents, on entend à la télévision des personnes auditionnées proférer de révoltantes contre‑vérités.

Je crains que la transformation des groupes d’EHPAD lucratifs en sociétés à mission ne soit un écran de fumée. La plupart des personnes qui ont installé le système ont toujours des responsabilités au sein d’Orpea. Celles qui ont succédé à celles qui sont parties ont été formées par ces dernières. Il n’est pas nécessaire de créer des sociétés à mission pour mettre un terme au système des « top et des flop ». Bien d’autres décisions pourraient être prises, d’ailleurs, mais tout dépend de l’objectif et du profit attendus. Faut‑il attendre que les actionnaires ou les pouvoirs publics imposent les choses ? Je ne le crois pas. En tant que soignant, en tant que cadre et directeur, je n’attendais pas que les pouvoirs publics me disent ce qu’il convenait de faire dès lors que je pouvais améliorer les conditions de vie des résidents et les conditions de travail des salariés !

Lorsque j’étais chez Orpea, mon établissement n’a pas été contrôlé par l’inspection du travail. Un contrôle fait l’objet d’un procès‑verbal. Imaginez‑vous ce qui arriverait à un directeur dont les propos seraient jugés déloyaux à l’endroit de sa hiérarchie ? Il serait mis dehors plus vite qu’il ne faut pour le dire ! Certaines équipes préfèrent dire que tout va bien dès lors que, grâce à leur directeur, les choses bougent. Tenir un discours différent, ce serait prendre des risques avec l’éventuelle arrivée d’un nouveau directeur. Toujours ce management par la peur…

Par ailleurs, de nombreux directeurs sont partis. Lors d’une réunion, j’ai appris qu’un directeur avait été mis à pied pour incompatibilité d’humeur ! On ne nous a rien dit de plus, ce qui illustre la façon dont nous sommes traités.

Que la personne donne ou non satisfaction, chez Orpea, la période d’essai est toujours doublée, comme la loi le permet. Si cela ne lui plaît pas, il ne lui reste plus qu’à partir. Pendant la mienne, on m’a expliqué que la CGT n’était pas la bienvenue et que l’on me tiendrait responsable de son implantation. En cas de grève, chez Orpea, les choses sont donc simples : le directeur est immédiatement mis à pied, on l’accuse de ne pas avoir su gérer son équipe et, après son remplacement, on assure que les choses iront mieux. Ensuite, la direction régionale nous explique que tel ou tel directeur est parti mais qu’il avait été prévenu, qu’il n’était pas capable de gérer ses équipes et de maintenir la paix sociale. Dans ce contexte, un directeur fait tout pour qu’il n’y ait pas de grèves. Parfois, les services des ressources humaines (RH) l’appellent en lui demandant quelle est l’« ambiance RH » dans son établissement. Lorsque cela m’est arrivé, je n’ai pas bien compris ce que c’était et ce que l’on attendait de moi. On m’a expliqué qu’il s’agissait de savoir si des mouvements de grève étaient envisagés…

Lors d’une réunion régionale, à la veille d’élections syndicales, on m’a dit qu’il serait bon de faire remonter les coordonnées des professionnels susceptibles de représenter les syndicats Arc‑en‑Ciel et Union nationale des syndicats autonomes (UNSA). La commande était claire et nette, formulée en présence de l’ensemble de mes collègues directeurs d’établissement. En cas d’oubli, on savait nous le rappeler !

Mme la présidente Fadila Khattabi. Je vous remercie pour vos témoignages courageux et émouvants, dont je suis certaine qu’ils contribueront à corriger le tir. Nous ne vivons certes pas dans un monde idéal et peut‑être avons‑nous fait montre d’un peu trop de confiance mais, en tant qu’élus et responsables, nous réformerons le système que vous avez décrit.


2.   Audition conjointe : Association des directeurs au service des personnes âgées (AD-PA) : M. Pascal Champvert, président ; Fédération nationale des associations de directeurs d’établissements et services pour personnes âgées (FNADEPA) : M. Jean-Pierre Riso, président, et Mme Annabelle Vêques, directrice

Dans le cadre des auditions sur la situation dans certains établissements du groupe Orpea, la commission entend M. Pascal Champvert, président de l’Association des directeurs au service des personnes âgées (ADPA) et M. JeanPierre Riso, président, et Mme Annabelle Vêques, directrice de la Fédération nationale des associations de directeurs d’établissements et services pour personnes âgées (FNADEPA) ([67]).

Mme la présidente Fadila Khattabi. Les directeurs d’établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) sont en première ligne face à l’onde de choc suscitée par l’ouvrage de M. Castanet – dont je répète qu’il ne doit pas nous conduire à considérer que les pratiques qui y sont dénoncées sont représentatives de l’ensemble des établissements. Reste, monsieur Champvert, que vous avez déclaré dans un récent article de presse : « Bien entendu que les directeurs subissent des pressions, que l’on nous demande de nous taire et de ne pas nous plaindre », tout en relevant l’augmentation du nombre de directeurs en congé maladie et les burn‑out.

Nous sommes donc très désireux d’avoir l’éclairage des uns et des autres sur la crise qui secoue actuellement les EHPAD, sur le rôle des directeurs d’établissement, les difficultés qu’ils rencontrent et les voies d’amélioration à explorer – je crois savoir que l’AD‑PA a présenté de nombreuses propositions pour mieux prendre en charge le grand âge.

M. Pascal Champvert, président de l’Association des directeurs au service des personnes âgées (ADPA). L’AD‑PA représente, dans toute la France, 2 000 directeurs d’établissement mais aussi de services à domicile, dont il ne faut pas oublier qu’ils font aussi partie du problème.

À l’AD‑PA, nous considérons qu’il y a des maltraitances d’ordre individuel ou organisationnel. Si les faits révélés par Victor Castanet sont avérés dans le groupe Orpea, certaines relèvent clairement de la seconde catégorie, et donc de la police, des inspections générales et de la justice.

Nous les distinguons de la maltraitance systémique, qui existe dans l’ensemble de notre société envers les personnes âgées vulnérables, qu’elles vivent à domicile ou en établissement. Clairement, les recommandations, bonnes pratiques et procédures instaurées par les différents gouvernements depuis la canicule de 2003 ne sont pas entièrement respectées. Cela tient à plusieurs éléments.

Premièrement, à la discrimination par l’âge. À l’analyse, l’affaire Orpea, et globalement la situation de nos aînés vulnérables, ne se comprend que par l’âgisme qui marque notre société, au point qu’elle ne repère pas les discriminations par l’âge comme elle le fait pour la couleur de peau, l’homophobie ou le sexisme. L’excellent rapport d’Audrey Dufeu en démontre très bien le fonctionnement et comporte des propositions tout à fait intéressantes.

L’âgisme, c’est la dévalorisation des plus vieux que nous, qui conduit à considérer que leurs besoins, leurs attentes, leurs vies même, ne sont pas aussi importants que les nôtres, qu’au fond, il vaut mieux qu’ils soient invisibles – et c’est plus encore le cas à domicile qu’en établissement.

Parler des vieux, cela fait peur ; ce n’est vendeur ni auprès des lecteurs, ni auprès des auditeurs, ni auprès des électeurs. Cela explique ce système global dans lequel peuvent émerger des îlots de maltraitance individuelle ou organisationnelle, que nous avons laissé trop longtemps perdurer. De grâce, profitez des prochaines campagnes électorales pour appeler l’attention des Français et de la société sur ce sujet, afin qu’il soit traité au cours de la prochaine législature.

En dehors de l’affaire Orpea, l’AD‑PA vient de publier la synthèse de travaux qu’elle avait engagés depuis fort longtemps. Elle y fait des propositions très concrètes, par exemple pour ne plus avoir à attacher ou enfermer nos aînés, que ce soit à domicile ou en établissement – on fait à des personnes innocentes de tout crime ce qu’on ne fait pas aux prisonniers ! –, pour passer plus de temps auprès d’eux, pour mieux les respecter. Le bébé est une personne, disait Françoise Dolto ; soyons conscients que le « pépé » et la « mémé » le sont aussi.

Deuxièmement, plutôt que contrôler, il faut financer : quand ma voiture est en panne, j’ai besoin non pas d’un contrôle technique mais d’un bon garagiste. Lorsqu’il était directeur général d’une agence régionale de santé (ARS), Claude Évin disait que les contrôles ne régleraient pas grand‑chose. Il avait raison, sauf en cas de soupçons, comme ceux qui pèsent dans l’affaire Orpea.

À côté des 20 % d’établissements commerciaux qui peuvent fixer leurs prix librement – et Orpea ne s’en privait pas –, 80 % sont publics ou associatifs et leurs tarifs sont fixés par l’État et par les départements. Dans ces établissements ou services, que vont contrôler l’ARS ou le département ? Qu’il y manque les personnels qu’ils n’ont pas donnés et que donc l’on n’y applique pas les réglementations ou les recommandations de bonnes pratiques – ARS et départements ne contrôlent donc pas. Ainsi, l’absence de contrôle tient également à la conscience que, dans 80 % des cas, le contrôle ne présente pas d’intérêt.

Troisièmement, l’accent mis sur les établissements renforce l’invisibilité des personnes aidées vulnérables qui vivent à leur domicile, comme celle de leurs familles et des professionnels qui les accompagnent. Sur ce sujet, je vous renvoie au rapport de Bruno Bonnell et François Ruffin. Pierre Czernichow, responsable d’Allô maltraitance et président de la Fédération 3977, vous a indiqué lors de son audition que 75 % des maltraitances sont commises à domicile.

Quelles solutions peut‑on mettre en œuvre pour les établissements ? Le point important qui ressort tant du rapport de Monique Iborra et Caroline Fiat, que de ceux de Dominique Libault et de Myriam El Khomri, c’est la nécessité d’augmenter le nombre de professionnels. En 2006, le Premier ministre Dominique de Villepin prévoyait un ratio de huit pour dix dans les établissements ; on en est aujourd’hui à peine à six pour dix. L’affaire Orpea n’aurait pas pu exister dans le secteur de la petite enfance, où coexistent aussi des structures publiques, associatives et commerciales, parce que toutes sont astreintes à un ratio en matière de personnel. Instaurez, au cours de la prochaine législature, des ratios minimaux de personnel et des situations comme celle d’Orpea ne pourront plus se produire.

Deuxième solution, qui ne coûte rien : la comparabilité de l’offre. Avec un système d’étoiles comme celui qui existe dans l’hôtellerie, il n’y aurait pas eu non plus d’affaire Orpea. Un hôtel à 1 000 ou 2 000 euros la nuit ne peut pas proposer les prestations d’un hôtel Formule 1 : d’une part, il n’aurait pas de clients ; d’autre part, l’État et la profession se sont mis d’accord pour définir des normes minimales correspondant au prix payé.

Enfin, nous pensons qu’il faut abandonner le modèle hypersécuritaire et hypersanitaire de l’EHPAD qui, au fond, n’a pas été créé pour les personnes âgées et ne s’appuie pas sur leur parole. Depuis vingt‑cinq ans, l’AD‑PA soutient une démarche, Citoyennage, à l’écoute des personnes âgées vulnérables qui vivent en établissement ou qui sont aidées à domicile. Ce qu’elles demandent, c’est un peu de sécurité, bien sûr, mais d’abord beaucoup de liberté et le respect de ce qu’elles sont – de ce que nous‑mêmes serons dans un futur plus ou moins proche. Sous quelque nom qu’on l’appelle, l’« écoute client » ou l’« empouvoirement », l’appui sur la parole des personnes est essentiel, ainsi que l’a montré Denis Piveteau, ancien directeur de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA), dans un excellent rapport. Pour notre part, nous proposons d’expérimenter la transformation d’établissements en domiciles regroupés, à l’image de ce que font les Danois depuis une vingtaine d’années.

M. JeanPierre Riso, président de la Fédération nationale des associations de directeurs d’établissements et services pour personnes âgées (FNADEPA). Je vous remercie de donner la parole aux 1 350 adhérents de la FNADEPA.

Ces directrices et directeurs d’établissements et de services pour personnes âgées sont d’abord horrifiés par les révélations de Victor Castanet. Si ce qu’il décrit est la vérité, ces faits sont totalement en contradiction avec ce qu’eux‑mêmes tentent de mettre en œuvre, même si cela ne signifie pas que tout est parfait dans leurs établissements ou dans leurs services, avec des moyens humains en nombre suffisant ou un accompagnement au niveau de ce qu’il devrait être.

La crise des EHPAD ne date pas de ces révélations. Depuis de nombreuses années, la FNADEPA appelle l’attention des pouvoirs publics sur les difficultés structurelles de nos établissements, qui ne sont en aucun cas comparables au système décrit dans le livre de Victor Castanet. Dans ce système, on n’aurait plus besoin des directeurs d’établissement, alors que leur place y est essentielle. Nous pensons, au contraire, qu’ils sont nécessaires, qu’ils doivent avoir des responsabilités et qu’ils doivent pouvoir les assumer, étant entendu qu’ils ne peuvent être tenus à l’impossible selon les moyens dont ils disposent.

À cet égard, les ressources humaines et les conditions de travail sont les questions fondamentales à traiter, faute de quoi il ne peut y avoir d’amélioration de l’accompagnement de nos aînés. Y participent aussi la place accordée aux directeurs, les formes d’organisation, la taille et l’implantation des établissements dans les territoires. Grandeur et puissance ne constituent pas forcément la réponse à ce qu’attendent les personnes âgées, auxquelles on doit proposer un parcours correspondant à leurs besoins. Selon la FNADEPA, la taille efficace est celle qui permet de vivre chez soi, où que se trouve ce chez‑soi.

L’approche domiciliaire est en effet un enjeu fondamental de la transformation des EHPAD, car la question du lieu de vie emporte avec elle celle du lieu de soin. Il faut construire différents types de structures qui permettent d’accompagner les personnes en fonction de leur évolution. C’est la question du parcours, qui doit guider l’action des directrices et directeurs, sans considération de rétrocommissions ou rationnements – cela, c’est l’affaire Orpea qui ressortit aux autorités compétentes. L’affaire de tous les établissements de France, qui nous concerne tous, c’est l’évolution de notre modèle d’accompagnement rendue nécessaire par le virage démographique en cours. On voit bien à quel point celuici appelle une loi structurante, programmatique et ambitieuse pour réorganiser ce secteur.

Au sein de notre réseau, des inquiétudes se sont exprimées, touchant à la structuration même des 1 350 directeurs et directrices dont la majorité appartient à la fonction publique territoriale et dirige, pour le compte de centres communaux d’action sociale ou de centres intercommunaux d’action sociale gérés par des élus, des établissements souvent de petite taille. Le nouveau modèle d’accompagnement de nos aînés dépendra aussi de l’attitude des maires et des élus qui, compte tenu des difficultés de fonctionnement de ces établissements, pourraient être tentés de les laisser à d’autres.

Un chiffre est important, celui des équivalents temps plein : le ratio est de 69 pour 100 résidents dans le service public, contre 51 dans le privé commercial. Même s’il n’est pas le seul à concourir à l’accompagnement, il est clair pour nous que l’établissement dans lequel on accompagne mieux est celui qui compte le plus de personnel. Si l’on ne met pas plus de personnel formé, qualifié et valorisé, les directeurs perdront ce qui fait leur métier.

Mme Annabelle Vêques, directrice de la FNADEPA. À court terme, cette affaire doit trouver un règlement judiciaire et politique. À moyen terme, le nombre des personnels accompagnant les résidents doit effectivement être la première des préoccupations. À domicile comme en établissement, les personnes âgées veulent avoir plus de personnels au quotidien auprès d’elles – les familles et les professionnels demandent la même chose. L’écart relevé peut effectivement questionner.

À moyen terme également doit être envisagée la réforme en profondeur du secteur, car c’est un fait, nos établissements manquent cruellement de moyens, l’offre étant à 75 % publique ou privée non lucrative. Selon les chiffres de la CNSA, l’offre a évolué entre 2007 et 2017 : le taux des places publiques est passé de 55 % à 49 %, celui des places associatives de 26 % à 29 % quand celui de l’offre commerciale a crû de 19 % à 22 %. Le secteur public a donc reculé de 6 points et le secteur privé augmenté d’autant.

Le rôle de la FNADEPA n’est pas de dire qui, du secteur public ou du secteur privé, doit l’emporter ; ce qu’elle soulève, c’est la question fondamentale du reste à charge. Le coût moyen d’un EHPAD privé commercial est de 2 700 euros et celui d’un EHPAD public autour de 2 000 euros. Un certain nombre de nos concitoyens peut se payer un établissement onéreux, pour avoir des prestations supérieures – on a vu qu’ils ne les ont pas toujours. Quel modèle voulons‑nous pour demain ? Nos concitoyens pourront‑ils tous se payer des établissements à 2 700 euros par mois ? Méritent‑ils un reste à charge qui soit tenable pour eux et leur famille ? C’est là un des axes qui doit être abordé dans la future réforme du grand âge.

Le modèle doit également évoluer du point de vue, tout aussi fondamental, de la procédure des appels à projets. Si le secteur public recule depuis dix ans, c’est notamment parce que celle‑ci favorise très clairement, par sa technicité et par ses délais très serrés, les groupes privés, associatifs ou commerciaux. Pour la seule année 2016, 31 % des places créées l’ont été dans le secteur public et 39 % dans le secteur privé commercial ; et cette transformation s’accélère. C’est donc bien le modèle, propice à la poursuite de cette évolution de l’offre dans les années à venir, qui est en question ici, ce n’est pas seulement une affaire de contrôles. Nous ne manquerons pas de vous transmettre nos propositions au fil de l’eau.

Mme Michèle Peyron (LaREM). Toute ma compassion et toute ma solidarité vont aux résidents et à leurs familles ainsi qu’à l’ensemble des personnels travaillant en EHPAD, y compris dans les établissements du groupe Orpea. Nous savons que, dans leur majorité, ils font preuve chaque jour de beaucoup d’abnégation et de dignité dans l’accomplissement de leurs tâches et l’accompagnement des personnes âgées. Il ne faut donc pas généraliser les situations décrites dans le livre de M. Castanet.

Les faits qui sont évoqués dans ce livre sont graves et intolérables. Du rationnement des couches et de la nourriture au non‑remplacement de personnels, la liste des reproches à l’encontre du groupe Orpea est longue, et la commission des affaires sociales souhaite faire toute la lumière sur ces allégations.

Avez‑vous déjà reçu, de la part de directeurs d’établissements, des alertes de maltraitance ou des situations de défaillances caractérisées concernant des établissements du groupe Orpea ? Si oui, combien de situations vous ont été remontées ?

Avez‑vous déjà été en contact avec des responsables du groupe Orpea au sujet de ces situations ? Quelles ont été, le cas échéant, leurs réactions et leurs positions ?

Quelles seraient vos principales propositions pour remédier à ces situations et faire qu’elles n’adviennent plus à l’avenir ?

M. Boris Vallaud (SOC). L’évolution du modèle est effectivement une question qui se pose à nous, à la fois sur le plan national et local.

Dans le département des Landes, dont je suis élu, le taux d’encadrement est de 76 %, donc plus élevé que la moyenne nationale, et le reste à charge, assez faible puisque le conseil départemental prend sa part. C’est donc également une question de choix politiques faits localement.

Avez‑vous parmi vos adhérents des directeurs d’établissements du groupe Orpea ? Dans l’affirmative, ont‑ils demandé des conseils ou appelé à l’aide pour des pressions qu’ils auraient subies ? De quelle manière vos associations ont‑elles réagi ?

Le système Orpea nie la strate du directeur d’établissement. Qu’en pensez‑vous ? L’une des maltraitances organisationnelles peut‑elle relever de son organisation même ?

Mme Agnès Firmin Le Bodo (Agir ens). Monsieur Champvert, vous semblez convaincu que le ratio serait la seule cause des problèmes dans les EHPAD. Êtes‑vous sûr que s’il était plus élevé, l’affaire Orpea aurait pu être évitée ?

Visiblement, le métier de directeur dans un EHPAD Orpea n’est pas tout à fait le même que dans les établissements publics. Les directeurs d’EHPAD privés et publics échangent‑ils sur leur expérience ?

Y a‑t‑il de nouveaux métiers à inventer pour faire évoluer le modèle des EHPAD ou améliorer le modèle existant ?

Mme Valérie Six (UDII). S’agissant des contrôles, dont nous sommes nombreux à souligner l’importance, les réponses varient selon les personnes auditionnées. En votre qualité de directeur, vous êtes le premier contrôleur des pratiques dans votre établissement et vous êtes en première ligne lors des contrôles effectués par l’ARS ou le département. Quelle est la fréquence de ces contrôles extérieurs ? Comment se déroulent‑ils ? Sont‑ils inopinés ou êtes‑vous prévenus ?

Nous avons entendu des témoignages très touchants de familles de résidents d’EHPAD. Le manque d’écoute semble à l’origine de la détresse qu’elles ont exprimée et de la maltraitance qu’elles ont décrite. Que faire pour mieux prendre en considération l’avis des familles ?

De nombreuses familles se sont plaintes des horaires de visite qui leur sont imposés. Ne faudrait‑il pas faire de l’EHPAD un lieu de vie ouvert où les familles pourraient venir toute la journée ?

Mme Jeanine Dubié (LT). L’électrochoc créé par le livre est‑il suffisant pour que les moyens du secteur médico‑social en faveur des personnes âgées s’accroissent enfin ? Le Gouvernement vous a‑t‑il contacté et fait des propositions depuis sa publication ?

Quelles sont vos préconisations pour améliorer la transparence, le contrôle et la gestion des budgets des EHPAD ? On sait que la section tarifaire « hébergement » ne fait l’objet d’aucun contrôle dans les établissements privés. Que pensez‑vous de la fusion des sections « soins » et « dépendance » ? Que recommandez‑vous pour diminuer le reste à charge des résidents, sujet qui n’a toujours pas été traité malgré la création du cadre financier de la cinquième branche de la sécurité sociale ?

Pouvez‑vous nous en dire plus sur la suggestion de l’AD‑PA d’un classement des établissements sur le modèle des étoiles attribuées aux hôtels ?

Mme Annie Vidal. Le livre montre à quel point les directeurs d’établissement sont inhibés, ce qui reflète, finalement, la déshumanisation qui y est dénoncée. Les décisions sont prises ailleurs, par des personnes qui ne sont pas des professionnels du grand âge, sans voir les résidents ni les locaux, et sur la base de fichiers Excel, semble‑t‑il. Il importe de replacer les directeurs au cœur du dispositif.

La maltraitance systémique des personnes âgées, dont les professionnels à tous les niveaux sont aussi victimes, a‑t‑elle cours dans d’autres établissements que ceux mentionnés dans le livre ? Comment combattre les discriminations liées à l’âge, qui sont à l’origine de nombreux maux ? Comment lutter contre la maltraitance institutionnelle ? Comment libérer la parole et renforcer l’écoute sur un phénomène qui touche les établissements mais aussi la prise en charge à domicile ? Faut‑il renforcer les mécanismes d’alerte ?

L’affaire Orpea, sur laquelle toute la lumière doit être faite, ne doit pas occulter le chantier du grand âge – il reste beaucoup à faire en la matière. D’ores et déjà, comment restaurer la confiance dans les établissements qui sont indistinctement victimes des récentes révélations ? Pour une personne qui doit accompagner un proche pour aller dans un établissement, la différence entre public, privé, à but lucratif ou non, n’est pas évidente.

Mme Jeanine Dubié. Les contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (CPOM) tripartites qui sont signés par le siège et non par les établissements, n’encouragent‑ils pas, dans les établissements à but lucratif, les pratiques peu honorables qui sont décrites dans le livre ?

M. Pascal Champvert. Madame Peyron, il n’est évidemment pas question de généraliser les affirmations de Victor Castanet.

Vous soulignez la dignité et l’abnégation des professionnels. J’irai plus loin – pardon d’être aussi cru –, le système de l’aide aux personnes âgées vulnérables en France, en établissement comme à domicile, ne tient que grâce à cette abnégation, au‑delà du raisonnable. Dans son rapport, Myriam El Khomri, reprenant ce que répète la Caisse nationale de l’assurance maladie année après année, indique que les métiers du grand âge sont ceux dans lesquels les accidents du travail et les maladies professionnelles sont les plus nombreux – deux ou trois fois plus que la moyenne, plus que le bâtiment et les travaux publics –, et les chiffres ne cessent d’augmenter.

Parmi nos propositions, je citerai le système d’étoiles auquel Mme Dubié a fait référence. Nous avons beaucoup travaillé avec les organisations de consommateurs, qui pointent la difficulté à comparer les offres dans ce secteur. Les faits sont avérés, la famille de Françoise Dorin l’accompagne pour entrer dans un établissement où elle croit qu’à 10 000 ou 12 000 euros par mois, celle‑ci bénéficiera de prestations de qualité mais il n’en est rien. Il n’y a aucune transparence. Cette mesure doit être instaurée rapidement : elle ne coûte rien et elle permettra des progrès considérables.

Madame Firmin Le Bodo, dans un monde parfait, le taux d’encadrement n’est pas le seul levier. Mais aujourd’hui, alors que tout le monde s’accorde sur le manque de professionnels à domicile et en établissement, y compris la Cour des comptes – c’est dire ! –, le ratio de huit pour dix que recommande la Défenseure des droits doit devenir la norme. Nous ne sommes pas très exigeants puisque c’est ce que l’État avait promis en 2006. Bien entendu, cela coûtera un peu d’argent, mais je préfère 300 000 chômeurs de moins et 300 000 aides à domicile ou en établissement auprès de nos aînés en plus.

Ensuite, il faut lutter contre l’âgisme – je pense au rapport de Mme Dufeu sur le sujet – et écouter les personnes.

Monsieur Vallaud, l’AD‑PA compte peu d’adhérents parmi les directeurs du groupe Orpea. Ce n’est pas un hasard, car la démarche leur était, semble‑t‑il, déconseillée, ce qui n’est pas le cas dans d’autres groupes.

Il faut toujours être prudent tant que les faits ne sont pas établis pour éviter les procès en diffamation, mais selon l’enquête de Victor Castanet, les directeurs d’Orpea subissaient des pressions majeures. En toute franchise, les pressions s’exercent aussi sur les directeurs des établissements publics et associatifs et elles émanent de l’État et des départements. Certains fonctionnaires sont exemplaires mais, dans de nombreux départements et ARS, la règle est de donner deux à un directeur qui demande cinq et d’inciter ce dernier à reformuler sa requête pour faire croire qu’elle a été pleinement satisfaite. Si le directeur n’obtempère pas, les autorités disposent de moyens de pression. Puisque c’est l’ARS qui l’évalue, il a plutôt intérêt à faire ce qu’on lui dit et à affirmer que tout va bien.

C’est là que la maltraitance systémique commence. La maltraitance, ce n’est pas seulement ce que dénonce Victor Castanet ; c’est de ne pas pouvoir donner une douche ou un bain aux résidents tous les jours ; c’est de répéter sans cesse à des personnes âgées qui n’en ont pas la capacité d’aller plus vite ; c’est de ne pas avoir le temps de parler avec une personne âgée qui en a envie. Ces situations de maltraitance se répètent si souvent que ni la société ni les professionnels ne les voient plus – pour eux, elles sont invivables.

Alors, oui, même s’il y a d’autres mesures, la première chose à faire pour lutter contre la maltraitance systémique est d’augmenter le nombre de professionnels. Notre ratio est inférieur à celui de tous nos voisins européens ; il faut en faire la priorité.

Les questions du sens et de l’écoute des personnes âgées viennent ensuite. Lorsque nous aurons atteint un ratio de huit pour dix et un tarif de 30 euros de l’heure pour les aides à domicile, nous pourrons nous interroger sur ce qu’un directeur doit faire des moyens que la République lui donne. Il faudra travailler sur le sens, ce que nous sommes nombreux à faire d’ores et déjà.

Certains départements invitent les directeurs d’établissement à s’inspirer du modèle Buurtzorg venu des Pays‑Bas, qui repose sur la participation des salariés : très bonne idée mais avec quels moyens ? Les professionnels sont déjà en nombre insuffisant pour s’occuper correctement des personnes âgées et il faudrait en retirer encore pour organiser des réunions qui seraient pourtant très importantes. La plupart des directeurs ont salué l’idée tout en expliquant qu’ils ne pouvaient pas la mettre en œuvre.

Madame Six, en ce qui concerne les contrôles, je reprends mon image : quand ma voiture est en panne, je n’ai pas besoin d’un contrôle technique mais d’une réparation. Aujourd’hui, tout le secteur est, si ce n’est en panne, à la peine ; il a besoin de réparations. Quand la voiture aura été réparée, on fera des contrôles.

Pourquoi les ARS et les départements font‑ils peu de contrôles ? Parce qu’ils constatent alors que ce qui n’est pas fait ne peut pas l’être. Une anecdote pour illustrer mon propos : des inspecteurs, sans doute inexpérimentés, ont fait une descente dans un établissement et ont dressé une liste de tout ce qui ne convenait pas ; le directeur, adhérent à l’AD‑PA, a répondu sur quelques points précis et ajouté que sur le reste, il fallait créer cinq postes. De son côté, le responsable départemental de l’AD‑PA a adressé un courrier au président du conseil département, dans lequel il indiquait le nombre de postes nécessaires dans chaque établissement – quarante au total – afin d’éviter à aux agents de perdre du temps dans des contrôles inutiles. Dans la réponse qu’il a finalement reçue, il était demandé au directeur concerné d’apporter des réponses aux quelques points précis qui pouvaient en recevoir et, pour le reste, de laisser tomber.

 

Il faut, bien sûr, écouter les familles. Ce qu’il s’est passé pendant la crise du covid‑19 était inacceptable. Quand, en 2020, tout le pays était confiné, il fallait évidemment boucler les établissements. Mais, à partir du début de l’année 2021, dès lors que les établissements étaient les endroits les plus sûrs de France puisque 95 % des résidents et 100 % des professionnels étaient vaccinés, le maintien des restrictions de visites n’avait pas de sens. C’est dans la logique hypersécuritaire et hypersanitaire de l’EHPAD, que ne connaissent pas les résidences services seniors, d’inciter les pouvoirs publics à imposer des restrictions. C’est la raison pour laquelle nous proposons, à titre expérimental, que les établissements se transforment en résidence services senior, dans le droit‑fil de la logique domiciliaire que suivent les caisses de la Mutualité sociale agricole.

Madame Dubié, l’électrochoc sera‑t‑il suffisant ? Cela dépend de vous : soyez les ambassadeurs des personnes âgées, vous avez le pouvoir de faire bouger les choses. Nous pouvons nous exprimer dans les médias et essayer de vous convaincre, mais aucun de nous n’est Président de la République, ni ministre, ni parlementaire.

S’agissant de la fusion des sections tarifaires, tout ce qui peut alléger l’effroyable bureaucratie est bienvenu. Contrairement aux apparences, le secteur est soumis à des règles kafkaïennes. Lorsque l’État n’a pas les moyens de sa politique, pour prétendre faire quelque chose, il multiplie les normes et ce faisant, il aggrave les difficultés.

En ce moment, les ARS procèdent à des contrôles et demandent, dans un délai de deux jours, de remplir des tableaux gigantesques. Nous conseillons à nos adhérents, qui nous ont saisis, de ne pas répondre puisque les trois quarts des données sont déjà connues des ARS, même si celles‑ci ne parviennent pas à remettre la main dessus. Pour le quart restant, la réunion des éléments peut demander un temps considérable. À cause de manquements graves, si les faits sont avérés, dans un groupe commercial, tous les établissements publics et associatifs, qui n’ont aucune marge de manœuvre dans la gestion de leur budget, vont être contrôlés : c’est insensé !

Madame Vidal, il est anormal de la part d’Orpea de prendre des décisions au niveau national sans voir les résidents. Oui, la maltraitance est systémique. Pour lutter contre l’âgisme, le rapport d’Audrey Dufeu est très riche en propositions. Il faut aussi absolument écouter les personnes âgées, même lorsqu’elles sont désorientées.

Vous avez employé une expression qui me touche : « pour une personne qui doit accompagner un proche pour aller dans un établissement ». Vous n’avez pas dit : « mettre en établissement » ou « placer en établissement ». Il faut accompagner la personne mais c’est toujours elle qui doit décider, même si elle a des troubles cognitifs. C’est la raison pour laquelle il faut l’écouter. La loi relative à l’adaptation de la société au vieillissement, qui avait été adoptée à une large majorité, précise que le fait d’être admis de force dans un établissement ou de se voir imposer une aide à domicile constitue une maltraitance. C’est certainement le principal levier pour faire évoluer le modèle hypersécuritaire et hypersanitaire des EHPAD : ne jamais faire entrer en EHPAD des gens qui ne le veulent pas. C’est possible.

M. JeanPierre Riso. Madame Peyron, je vous remercie d’exprimer votre solidarité à l’égard de celles et ceux qui travaillent et qui souffrent aussi de la réalité.

Madame Vidal, restaurer la confiance, c’est bien une nécessité avec tout ce qui est écrit, qui va de l’amalgame jusqu’aux appels à la délation dans la presse. Les signalements ont toujours existé. Ils ont souvent été tus, ne sont pas toujours parvenus jusqu’aux personnes capables de leur donner des suites. La libération de la parole entraîne une prise de conscience. Bien sûr, il y a dans les établissements des actes de maltraitance qui doivent être condamnés mais aussi exploités. Nombre de signalements ne vont jamais au‑delà du directeur et ne sont pas traités – c’était le cas avant l’affaire Orpea –, contrairement à ceux qui concernent des enfants. Qui peut donner des suites aux signalements dans les EHPAD et qui peut contrôler ?

Les contrôles ont évidemment été trop peu nombreux jusqu’à présent. Ceux qui sont menés actuellement, que Pascal Champvert a évoqués, sont inacceptables : ils ajoutent de la difficulté à la difficulté. L’émotion, certes compréhensible, ne peut pas justifier une telle démarche ; ce n’est pas la bonne réponse. Pour l’instant, les initiatives de l’État sont embryonnaires. On s’interroge ainsi sur l’évaluation, sans apporter de solutions.

Les contrôles ne peuvent pas être effectués n’importe comment. On ne peut pas nous demander de satisfaire à des exigences auxquelles nous n’avons pas les moyens de répondre. Si des documents sont demandés lors des contrôles, ils doivent ensuite être exploités, sinon c’est du temps perdu ; cela distrait les directeurs de leur mission. Le rôle d’un directeur est d’être présent dans les couloirs de son établissement, au contact de la vie, sinon le métier perd son sens. On éloigne les directeurs des décisions qu’ils sont pourtant les seuls à pouvoir prendre.

Monsieur Vallaud, vous avez raison, c’est une question de volonté politique. Dans certains départements, des choix forts ont été faits de privilégier le modèle public ou associatif. Demain, face à la part exponentielle du secteur privé commercial, l’État et la représentation nationale auront aussi à se prononcer sur la répartition entre les différents modèles pour les années à venir.

La FNADEPA compte quatre adhérents d’Orpea – c’est très marginal – qui n’ont pas fait remonter d’informations.

Pour ce qui est de la place du directeur, elle ne peut être que centrale dans notre modèle d’accompagnement.

Je n’aimerais pas être directeur d’un EHPAD Orpea : cela ne me fait pas rêver au regard du sens que nous voulons donner à notre métier.

La FNADEPA considère qu’il faut faire évoluer et converger les métiers du soin et de l’animation, plus globalement de la vie sociale. Pendant la phase aiguë de la crise sanitaire, les soignants n’ont pas fait que du soin et les animateurs n’ont pas fait que de l’animation. Cette période a aussi révélé combien était nécessaire la présence d’un psychologue, d’un ergothérapeute, d’un psychomotricien, tous métiers qui ne sont pas habituels dans les EHPAD et qui, pourtant, amènent de la vie dans ces lieux où l’on soigne. Car les EHPAD sont à la fois des lieux de vie où l’on soigne et des lieux de soin où l’on vit.

La place des résidents et de leurs familles est sans doute à réinventer. Les directeurs sont les garants de la transparence dans les actes ; or c’est le manque de communication avec les familles qui a entraîné une perte de confiance. Il faut assurer l’information dans des occasions formelles, mais aussi par la voie des outils modernes, et le développement du numérique devrait nous y aider.

Les EHPAD ne sont plus fermés comme ils pouvaient l’être il y a une vingtaine d’années – sauf cas particulier, par exemple en cas de crise sanitaire. Ce sont des lieux déjà tournés vers l’extérieur, qui accueillent des intervenants de tous ordres – crèches, écoles, comités de quartier... Il faut sûrement aller plus loin, notamment sur la question de l’exercice de la citoyenneté, mais l’EHPAD ouvert existe : servons‑nous en pour construire l’EHPAD de demain.

L’électrochoc sera suffisant si nous veillons collectivement à ce que cela ne se reproduise pas. Une véritable transformation est nécessaire, et cela passe par davantage de personnel, une meilleure formation et une plus grande technicité des actes réalisés en établissement : c’est ainsi que l’on redonnera du sens au travail accompli par ces professionnels.

Le reste à charge est un sujet extrêmement important. On ne peut pas admettre que l’accès à un établissement soit réservé à une élite ou soumis à des critères d’aide sociale aussi inégaux d’un département à l’autre. L’effet pervers de cela, c’est que, dans certains départements, il peut y avoir renoncement à choisir librement son lieu de vie à cause des dispositifs liés à l’aide sociale. Ce sera un aspect fondamental de la gouvernance du secteur à traiter à l’avenir.

La fusion des sections « soins » et « dépendance » est un vieux serpent de mer. La FNADEPA y est favorable. Il faudra arbitrer entre les ARS et les conseils départementaux pour savoir qui financera – nous opterions plutôt pour des ARS rénovées.

Les conventions tripartites transformées en CPOM ont des effets pervers, car la porosité entre établissements d’un même groupe, par exemple, ou entre les sections peut entraîner des dérives, même si cela n’est pas systématique. De plus, nombre de nos adhérents se voient privés de ressources supplémentaires en raison de désaccords, sur certains territoires, entre ARS et conseils départementaux. Un CPOM non signé, ce sont des dizaines de milliers d’euros perdus et non transformés en aidants. Cela renvoie encore à la question de la gouvernance, que traitera sans doute la prochaine législature ; en tout cas, nous continuerons à militer en ce sens.

Madame Vidal, nul doute que des directeurs inhibés ne font pas du bon boulot, contrairement à des directeurs épanouis, qui trouvent du sens à leur travail. Notre système peut entraîner une forme de maltraitance institutionnelle parce que chaque directeur et directrice d’EHPAD a bien conscience que des moyens supplémentaires – en nombre, en qualifications et en reconnaissance – lui permettraient de prodiguer un accompagnement adapté aux besoins. N’oublions pas que le profil du résident d’EHPAD aujourd’hui n’est pas tout à fait le même que lorsque j’étais directeur d’une maison de retraite, en 1995. Il est indispensable de tenir compte de cette évolution pour accompagner correctement les personnes en établissement. L’idée est de faire en sorte que ces personnes soient chez elles partout. Nous sommes très attachés à l’approche domiciliaire.

Restaurer la confiance sera un travail de longue haleine, qui doit passer par des actes concrets et une loi forte : on ne pourra pas faire sans, chacun s’en rend compte.

Mme la présidente Fadila Khattabi. Combien de CPOM ne sont pas encore signés entre les ARS et les départements, et pour quelles raisons ?

M. JeanPierre Riso. Nous n’en avons pas le nombre précis mais nous ferons un petit sondage parmi nos adhérents. Plusieurs d’entre eux nous ont dit que leur CPOM aurait dû être signé depuis deux ou trois ans. La pandémie n’explique pas tout. Du reste, ce qui importe dans le CPOM, ce n’est pas tant la signature que les moyens qui y sont affectés. Et il n’y a pas d’explication : c’est le règne de l’irrationnel auquel est propice la faiblesse dans la gouvernance. Ce secteur est la proie d’une suradministration forcenée, qui empêche les parties prenantes de prendre des initiatives.

Mme Annabelle Vêques. Le système qui est dénoncé pousse à l’extrême un modèle de rentabilité. Les personnes âgées sont considérées comme des biens de consommation : c’est extrêmement choquant. C’est ce système‑là qu’il faut arriver à enrayer.

Tous nos établissements, tous nos professionnels, tous les résidents souhaitent disposer de davantage de personnel. Les pratiques qui sont décrites, si elles sont avérées, révèlent que, même avec des ratios aussi faibles, certains parviennent encore à détourner des fonds publics. Rien ne sert d’augmenter les moyens si on ne contrôle pas ces dispositifs ni l’effectivité de la présence du personnel dans les structures.

La FNADEPA apporte son plein soutien à tous les directeurs et à toutes leurs équipes, qui font un travail incroyable. La crainte des familles et des gens qui ne connaissent pas notre secteur est que cela se passe ainsi dans tous les établissements ; or ce n’est pas le cas. Il est extrêmement dur, alors que nous sommes déjà confrontés à des difficultés d’attractivité, de continuer à faire ce métier en s’entendant dire que nous le faisons mal.

Comment sortir du modèle industriel de la gestion des EHPAD tel qu’il a été décrit ? Les contrôles sont indispensables – leur nombre s’est effondré pendant la pandémie –, tout comme le renforcement des dispositifs qualité. Des contrôles inopinés sont certes nécessaires mais ils doivent être menés de façon responsable. Certains de nos adhérents nous ont informés qu’on leur demandait de produire, du jour au lendemain, une soixantaine de documents. On peut le comprendre lorsqu’on lit que certaines structures sont capables de transformer des documents en un temps record, mais s’il n’y avait pas eu cette affaire dans un groupe particulier, on n’aurait jamais lancé tous ces contrôles, alors que 75 % des structures sont non lucratives et ne peuvent donc pas détourner d’argent public. Il faut rechercher les responsabilités là où elles se trouvent, et non mettre en place un dispositif qui ne sera sans doute pas efficient.

Par ailleurs, l’État réfléchit à faire évoluer le contrôle qualité. Il faudra veiller à ne pas procéder à des évaluations trop fréquentes – tous les trois ans, par exemple – car cela serait intenable pour les équipes. Ce serait peut‑être une bonne chose en termes d’affichage politique, mais cela n’empêcherait en rien de telles dérives systémiques.

Nous devons travailler avec les ARS et avec les conseils départementaux mais leurs moyens sont très faibles. Les niveaux de rémunération proposés, très bas, ne permettent de recruter que des juniors, qui n’ont pas suffisamment d’expérience pour pouvoir imaginer de telles pratiques. Cela fait douze ans que je travaille dans ce secteur et, sincèrement, je suis tombée de ma chaise en lisant les pratiques dénoncées dans ce livre – il en va de même de très nombreux directeurs d’établissement qui, pourtant, connaissent bien le fonctionnement des structures. On a pu entendre des rumeurs ici ou là, mais jamais je n’aurais pu concevoir le quart de ce que j’ai lu dans cet ouvrage.

Si rien n’a fuité pendant toutes ces années, c’est parce que le système en cause a été élaboré au siège. Bien sûr, les établissements sont contrôlés, mais il va falloir envisager de contrôler aussi les sièges, de façon régulière mais aussi inopinée. Les organisations déviantes existent mais elles ne constituent pas la majorité des structures. Des inspections sont diligentées dans les établissements pour lesquels des événements indésirables graves ont été signalés aux ARS ou lorsque l’on reçoit des plaintes des familles.

Le remplissage des indicateurs financiers est une vraie question. Au nom du secret des affaires, les données liées à l’hébergement ne sont pas transmises, alors que cela représente 70 % du budget des établissements dans le secteur privé commercial, d’après le patron d’Orpea. Cette affaire, si les faits sont avérés, montre qu’il y a une totale porosité et que l’argent public pourrait circuler : les fonds dédiés aux soins ne serviraient pas forcément aux soins, tout comme les fonds dédiés à la dépendance ne serviraient pas nécessairement à la dépendance. Dans la mesure où il est question de personnes vulnérables et d’argent public, doit‑on laisser le secret des affaires l’emporter ?

Les pratiques supposées de détournement de fonds publics soulèvent le problème des contrôles organisés par l’État. On parle de dizaines de millions d’euros : c’est considérable ! Les remises de fin d’année, particulièrement concernant les dispositifs financés par de l’argent public, sont interdites mais seraient pourtant pratiquées. Comment lutter contre cela ? Il faudrait n’autoriser les remises qu’au moment de la commande, comme pour tout fournisseur. Les autorités devraient aussi contrôler l’effectivité des contrats pour vérifier comment les relations sont régies. On nous opposera le secret des affaires, mais il ne s’agit pas d’un secteur comme les autres : nous devons rendre des comptes, non seulement parce que l’État en finance une part importante, mais aussi parce qu’il concerne des personnes vulnérables qui, parfois, n’ont pas de famille ni de proches pour les défendre.

Et que dire de l’optimisation fiscale dont font l’objet les personnes âgées ? Au lieu de consacrer des niches fiscales au financement des établissements privés, notamment commerciaux, pourquoi ne pas les transformer pour financer les établissements publics et associatifs ? L’État met certes au pot avec un plan d’aide à l’investissement rénové, mais est‑il acceptable de considérer les personnes âgées comme des biens optimisables fiscalement ? Je ne suis pas sûre que la même chose serait socialement acceptée si elle portait sur la construction de crèches pour nos enfants.

Les CPOM ont permis de mettre fin à l’étanchéité tarifaire. C’est une bonne chose pour les gestionnaires, qui retrouvent plus de souplesse, mais cela a conduit à de nouvelles dérives. L’auteur du livre, qui a déjà eu beaucoup de mal à comparer les chiffres déclarés et les chiffres avérés, n’aurait pas pu mener son enquête depuis la création des CPOM, car il aurait fallu vérifier les chiffres établissement par établissement. Cela pose la question de l’avenir de notre secteur : il est impératif de mettre fin à ces pratiques, car on ne pourra plus les mettre au jour si rien ne change.

Il ne faut toutefois pas mettre tout le monde dans le même panier : seuls 6 % des adhérents de la FNADEPA sont des établissements privés commerciaux. Dans l’immense majorité des cas, nos adhérents partagent les mêmes valeurs de respect et de qualité dans l’accompagnement. Si certains résidents peuvent se permettre de payer tous les mois davantage que dans un établissement public ou privé non lucratif, ce n’est pas choquant dans la mesure où ils reçoivent en contrepartie plus de prestations : on peut payer 1 000 euros de plus s’ils sont dédiés à la qualité, au nombre de professionnels ou à la qualité des repas. En revanche, payer plus pour avoir moins, c’est profondément choquant. L’État a créé un formidable portail, www.pour-les-personnes-agees.gouv.fr, qui comporte un certain nombre d’indicateurs sur les tarifs et sur les prestations. Une transmission des rapports d’évaluation permettrait également d’éclairer les familles : celles‑ci doivent être informées et associées au quotidien afin qu’elles se sentent davantage actrices du parcours de leurs proches.

Enfin, le marché des cessions d’autorisations est très lucratif. La part du secteur public recule en France et certains établissements publics, faute de moyens, se sont fortement endettés, notamment pour financer des ressources humaines, qui coûtent très cher lorsqu’il faut faire appel à l’intérim. Ces structures ne trouvent comme repreneurs que des établissements privés, qui se battent très durement puisque peu d’autorisations nouvelles sont accordées. Cela met à mal la soutenabilité du reste à charge, car l’écart entre les tarifs du public et du privé est immense – 1 900 à 2 000 euros dans les établissements publics, environ 2 000 euros dans les établissements associatifs et 2 700 euros dans les établissements privés commerciaux. S’il faut laisser de la place pour tous les acteurs, maintenir une offre accessible financièrement pour nos concitoyens ne sera pas possible si on laisse le secteur commercial se développer bien au‑dessus de 25 %. C’est aux pouvoirs publics de décider s’il reste encore de la place, mais il faut veiller à maintenir un reste à charge soutenable.

Enfin, il est impératif d’adopter une loi sur le grand âge. Au‑delà de cette affaire, la question des ressources humaines est fondamentale. Nous aurons besoin d’environ 300 000 postes dans les cinq ans à venir et d’un soutien fort de l’État pour nous permettre d’améliorer durablement l’accompagnement de nos aînés.

Mme Annie Vidal. Monsieur Champvert, je comprends bien le concept du « chez soi, où que l’on soit », mais ne pensez‑vous pas que certains résidents en EHPAD auraient davantage leur place dans des lieux relevant du sanitaire, de type unité de soins de longue durée (USLD) ?

Mme Jeanine Dubié. Les conventions tripartites signées en 2002 ont apporté un peu d’oxygène aux établissements et leur ont permis d’améliorer la qualité de l’accueil. Puis, arrivées à leur terme après cinq années, elles n’ont pas été renouvelées. Les prolongations d’année en année se font à moyens constants, alors que le PATHOS passe de 130 à 190 et le GIR moyen pondéré de 630 à 700 : voilà la réalité ! Le PATHOS permet de définir le niveau de soin requis. Mais quand un établissement procède à son évaluation, les ARS et les conseils départementaux lui demandent de le baisser parce que la moyenne départementale est à 140. Et cela dure depuis vingt ans !

Une petite musique laisse entendre que la transformation des établissements commerciaux en entreprises à mission permettrait une meilleure prise en compte des résidents. Je n’en suis pas certaine : que pensez‑vous de la responsabilité sociétale des entreprises ?

M. Pascal Champvert. L’AD‑PA estime que l’idée de structures à la fois médicalisées et lieux de vie ne peut pas fonctionner pour la simple raison que la culture sanitaire est toujours la plus forte. Après trente‑cinq ans d’expérience comme directeur d’établissement de services à domicile, vice‑président d’une association européenne, où j’ai pu comparer ce qui se fait dans de nombreux pays, et président d’une association nationale, j’en suis arrivé à la conclusion qu’on ne peut pas faire coexister les deux.

Faut‑il que les personnes âgées en état de grande fragilité vivent en USLD ? La moitié des personnes les plus vulnérables, celles qui sont classées en GIR 1 et GIR 2, vivent dans leur domicile historique. C’est pourquoi nous ne voyons pas d’incohérence à ce qu’elles soient hébergées dans des résidences services seniors, avec un nombre de professionnels adapté. L’opinion couramment admise serait que plus une personne est handicapée, plus on doit médicaliser la structure ; or ce n’est pas la bonne réponse. Cela fait longtemps que le secteur des personnes handicapées ne pratique plus ainsi. Il y a vraiment une réflexion de fond à mener sur ce sujet.

Ce ne sont pas les conventions tripartites et les CPOM qui ont donné de l’argent aux établissements ou aux services à domicile : c’est le projet de loi de financement de la sécurité sociale. Lorsque j’étais président de la commission Normes et moyens à la CNSA, nous avions estimé qu’en l’absence de moyens supplémentaires, il fallait réduire les normes – les discours sur la simplification et la débureaucratisation des anciens présidents Nicolas Sarkozy et François Hollande nous offraient un appui en ce sens. Malheureusement, cela n’a pas suffi : à défaut de lois sur le grand âge et sur l’autonomie, l’État ajoute de nouvelles normes pour tenter de régler les problèmes.

À quoi servent les CPOM ? À rien ! Les conventions tripartites devaient permettre de répartir l’argent, quand il y en avait. Mais quand il y a très peu de moyens supplémentaires, comme aujourd’hui, cela devient un exercice bureaucratique inutile, qui pose des difficultés et fait perdre un temps colossal au directeur. Quand on oblige ce dernier à appliquer une montagne de normes bureaucratiques, il n’a plus de temps à consacrer aux actions qui ont véritablement du sens. Tant qu’on n’aura pas atteint le ratio de huit pour dix, il sera inutile de signer des CPOM et des conventions tripartites, qui ne servent à rien, ou de procéder à des évaluations, qui ne servent pas à grand‑chose. Il n’y a pas d’argent, mais on continue à faire tourner la machine bureaucratique, on change la règle sans que cela produise de moyens supplémentaires. Quand il n’y a pas de moyens, il faut simplifier la vie !

M. JeanPierre Riso. Nous sommes très sceptiques concernant les entreprises à mission, car elles ne nous semblent pas de nature à régler les déséquilibres fondamentaux de ce secteur d’activité. Cela risque en outre de masquer la réalité, alors qu’il existe d’autres enjeux – indicateurs, évaluation, règles communes...

Mme la présidente Fadila Khattabi. Madame Vêques, si vous êtes tombée de votre chaise en lisant les révélations de Victor Castanet, pour notre part, nous sommes tombés de l’armoire ! Toutes les auditions auxquelles nous procédons ont pour but de tenter de comprendre, sans pour autant tomber dans la paranoïa, et pour corriger, le cas échéant, le système. Nous sommes persuadés qu’il existe des dérives ; il faudra donc faire le tri et apporter des réponses claires.

 


mercredi 23 février 2022

1.   Table ronde des organisations syndicales de salariés

 

Dans le cadre des auditions sur la situation dans certains établissements du groupe Orpea, la commission organise une table ronde réunissant les participants suivants ([68]) :

 Confédération française démocratique du travail (CFDT) Fédération Santé sociaux : M. Loïc Le Noc, secrétaire national, et M. Fabien Hallet, secrétaire national

 Confédération générale du travail (CGT) Santé Action Sociale : Mme Mireille Stivala, secrétaire générale de la fédération CGT de la santé et de l’action sociale, M. Dominique Chave, secrétaire général de l’union fédérale de la santé privé, et M. Guillaume Gobet, membre du bureau de l’union fédérale de la santé privé, pilote du collectif Orpea

 Fédération Force ouvrière des personnels des services publics et des services de santé (FOSPSS) : M. Johann Laurency, secrétaire fédéral branche public, et M. Gilles Gadier, secrétaire fédéral branche santé

 Union nationale des syndicats autonomes (UNSA) Santé et Sociaux : M. Yann Le Baron, secrétaire national, et M. Éric Boucharel, secrétaire départemental Vald’Oise

 Fédération SUD Santé sociaux : Mme Anissa Amini, secrétaire fédéral référente grand âge, et Mme Audrey Padelli, secrétaire adjointe de section

 

Mme la présidente Fadila Khattabi. Nous auditionnons cette semaine les personnels des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD). Dans ce cadre, nous recevons ce matin les représentants des organisations syndicales de salariés, que je remercie d’avoir répondu à notre invitation.

M. Loïc Le Noc, secrétaire national de la Confédération française démocratique du travail (CFDT)Fédération santé sociaux. La CFDT‑Fédération santé sociaux, forte de ses 86 000 adhérents, que nous représentons devant vous, remercie la commission des auditions qu’elle a entreprises et interpelle ses membres pour que, comme au Sénat, une commission d’enquête parlementaire soit créée malgré les difficultés de calendrier que l’on connaît.

Que dire d’Orpea ?

Tout d’abord, il faut féliciter Victor Castanet de la qualité de ses investigations, qui fait honneur au journalisme français, et d’avoir résisté aux pressions et aux tentatives de corruption à 15 millions d’euros. Tout notre respect va aux témoins qui vont permettre que la peur change de camp dans ce groupe international – il était temps.

Depuis des années, des adhérents démissionnent à la suite de pressions exercées par le management. Lors des dernières élections au comité social et économique (CSE), nombre de salariés nous ayant donné un accord de principe pour figurer sur nos listes ont finalement refusé d’y être, avant de se murer dans un silence gêné. On peut dire que nous avons été victimes d’une escroquerie en bande organisée lors de ces élections. Camille Lamarche et d’autres attestent que nos professions de foi ont disparu des enveloppes destinées aux électeurs et que bon nombre de salariés devant voter par correspondance ont été privés de cette possibilité par diverses manœuvres. L’ouvrage Les Fossoyeurs nous permet d’apporter des preuves là où nous avions des interrogations et des doutes.

J’ai encore en tête une réunion au siège du groupe où devait être négocié un accord sur le dialogue social. J’étais accompagné par Mme Villain, secrétaire nationale de la CFDT‑Fédération santé sociaux, et par Mmes Kumer et Mansard, déléguées syndicales CFDT pour Clinea et Orpea. Étaient également présents, de mémoire, FO et la CGT. Cette réunion intervenait plusieurs mois après un courrier dans lequel nous avions demandé l’ouverture de négociations sur le sujet. Nous avons été reçus par M. Desriaux, directeur des ressources humaines, et par son adjointe, Mme Coffre. Nous nous sommes d’abord étonnés de l’absence du syndicat « maison », Arc‑en‑Ciel. La direction nous a instantanément répondu qu’ils estimaient ne rien avoir à gagner à un tel accord. Le groupe a présenté un projet qui tenait sur un Post‑it, puis le DRH s’est levé, annonçant à la cantonade l’attribution de 3 000 euros à chaque organisation signataire. Il a été très surpris de la verdeur de notre réaction, qui consistait à dire qu’un juge pourrait qualifier son comportement de tentative de corruption.

À la suite de la publication de l’ouvrage, nous avons appelé nos adhérents à nous transmettre des éléments. Hélas, trop souvent encore, par peur des représailles, ils ne veulent pas signer leur déclaration. La semaine dernière, nous avons obtenu un témoignage assez révélateur de l’ambiance qui règne en ce moment au sein du groupe. Celui‑ci a lancé des enquêtes de satisfaction des salariés, que ses représentants vous ont servies ici pour vous montrer que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes Orpea. Une salariée nous explique comment les choses se passent : « Je reçois mon questionnaire de satisfaction. Je vais dans le bureau du directeur, qui me pose les questions, et je réponds, et lui coche. Une collègue a essayé de faire autrement, avec son ordi perso, à la maison ; sauf qu’au bout d’un moment, vous tombez sur un bug informatique et vous ne pouvez pas valider votre questionnaire. »

Le management par la terreur est à l’œuvre à tous les étages. Il nous reste en tout et pour tout deux élus au CSE. Récemment, ils ont eu le courage de faire valoir leur droit d’alerte, dont la mise en œuvre a été rejetée par la direction et Arc‑en‑Ciel. Les faits : un directeur d’EHPAD en Île‑de‑France convoque une salariée en contrat à durée déterminée (CDD) pour lui demander d’établir une attestation à charge contre une autre salariée, en contrat à durée indéterminée (CDI), qui, elle, refuse de signer une attestation à charge contre une salariée que la direction a décidé de dégager. Ce que ce directeur ne savait pas, c’est que la salariée en question, se doutant de ce qui l’attendait, a tout enregistré. Les propos tenus par le directeur sont tout simplement lamentables. Tout cela a eu pour conséquence que la collègue en CDD qui a refusé de faire un faux témoignage n’a plus de travail. Mais la Sainte‑Alliance formée par Orpea et Arc‑en‑Ciel a refusé que le sujet soit inscrit à l’ordre du jour, arguant que les salariées concernées n’étaient plus membres du groupe – forcément...

Notre syndicat de directeurs, le Syndicat des cadres de direction, médecins, chirurgiensdentistes et pharmaciens des établissements sanitaires et sociaux publics et privés (SYNCASS), accompagne régulièrement des directeurs victimes de licenciements abusifs au sein du groupe.

Pas plus tard que la semaine dernière, nos camarades de la CGT ont déposé en vue du CSE une demande d’expertise judiciaire ; vote majoritaire contre, de la direction et d’Arc‑en‑Ciel. Il en a été de même de toutes les demandes d’expertise déposées par la CGT ce jour‑là.

Pour le prochain CSE, les deux élus CFDT ont déposé la totalité des questions posées par Victor Castanet à la fin de son ouvrage et auxquelles le groupe s’est toujours refusé à répondre. La direction a accepté d’en inscrire certaines à l’ordre du jour, mais surtout pas toutes. À notre avis, il y a des questions qui gênent et il est exclu de donner aux salariés les réponses que nous sommes en droit d’attendre.

Il y a quelques années, quand nous bénéficiions encore d’une représentativité au sein du groupe, le conjoint d’une militante y faisait des remplacements. On lui a murmuré à l’oreille que l’engagement syndical de sa femme était un obstacle à son éventuelle embauche.

Le pire, c’est que ce groupe exporte à l’étranger son management par la terreur. En ce moment même, en Allemagne, une collègue de la centrale syndicale ver.di est assignée en justice par Orpea – nous en avons été alertés par nos homologues au sein de l’Union européenne.

Demain matin, à 10 heures, à notre siège, nous organisons avec la CGT et le centre de recherche international CICTAR (Centre for International Corporate Tax Accountability and Research) une conférence de presse sur la structuration financière du groupe Orpea en France et à l’étranger. Nous vous invitons à y participer.

Comme l’a dit notre secrétaire général, Laurent Berger, il faudra que justice passe et qu’elle fasse payer les « salopards ». En ce qui nous concerne, nous déposerons deux plaintes, au pénal et au civil.

Mme Mireille Stivala, secrétaire générale de la Fédération CGT de la santé et de l’action sociale. La Fédération CGT de la santé et de l’action sociale n’emboîtera pas le pas à ceux qui font mine de découvrir le scandale des grands groupes du secteur privé lucratif qui agissent au sein des EHPAD et des établissements de soins. Nos militants et nos élus n’ont eu de cesse de dénoncer un système dont ils constataient au quotidien les effets de maltraitance des résidents, comme ils voyaient les manœuvres destinées à cacher cette maltraitance aux familles et la dangereuse dégradation des conditions de travail du personnel. Malheureusement, ces mêmes délégués devenaient vite les cibles à abattre. Vous imaginez aisément le climat de peur, pour ne pas dire de terreur, qui régnait au sein du groupe et avait été instauré pour éviter un dialogue social réel et sincère.

Mais, même pour les relations sociales, de tels groupes savent se façonner des syndicats à leurs ordres, qui n’existent parfois que dans certains groupes, comme Arc‑en‑Ciel chez Orpea. Dociles et peu loquaces, ils sont eux aussi coupables d’avoir continué à empêcher la manifestation de la vérité. Tout s’achète quand on a les moyens et la toute‑puissance.

Cette toute‑puissance, mesdames et messieurs les élus de la nation, c’est le système existant qui l’a permise, faute de moyens, de contrôles inopinés et d’écoute. Les alertes ont été très nombreuses, qu’elles viennent des familles, des élus au sein des instances, du personnel, des organisations syndicales en général ou de notre fédération, qui y a grandement contribué, la plupart du temps avec peu de succès. Orpea représente le paroxysme d’un système qui a pu continuer en toute impunité à se développer et à enrichir ses actionnaires tout en maltraitant ses pensionnaires et ses salariés. Mais on se tromperait en considérant qu’Orpea est le seul groupe du secteur lucratif dont on doive se préoccuper. Dans les autres groupes lucratifs du soin et de la prise en charge de la personne âgée, la recherche d’économies et la bonne cotation en bourse sont les objectifs obsessionnels auxquels sont quotidiennement sacrifiés nos aînés et nos personnels, qui sont en grande souffrance, contraints et contraintes – les femmes y sont d’ailleurs majoritaires – d’obéir ou de déguerpir.

L’orientation majeure votée lors de notre dernier congrès et que nous demandons depuis de nombreuses années est un grand service public de la santé, du social et du médico‑social. Il y a urgence à en finir avec ce système commercial ; en attendant, dans l’immédiat, il faut lui imposer des contraintes fortes et des ratios de personnel suffisants, un niveau élevé de dépenses pour les soins des résidents et le contrôle de chaque dotation publique accordée.

Je reprendrai pour finir l’une des observations formulées par la Cour des comptes dans son dernier rapport annuel, à propos des décès survenus dans les EHPAD lors de la crise sanitaire : « les EHPAD les plus touchés sont ceux dont la proportion d’équivalents temps plein (ETP) de personnel paramédical, d’infirmiers ou de médecins coordonnateurs était plus basse ». Or c’est bien sûr dans les établissements du secteur privé lucratif que les ratios sont les plus bas.

Mesdames et messieurs les députés, il n’est plus possible de dire « nous ne savons pas ». Maintenant, tout le monde est parfaitement au courant des agissements coupables de ces groupes lucratifs. Il ne reste plus qu’à agir, au nom de la dignité humaine. La CGT, avec d’autres organisations et acteurs de la société civile, réaffirme dans une tribune parue dans Le Monde la nécessité d’une commission d’enquête parlementaire sur le sujet. Comme la CFDT, notre organisation a déposé plusieurs plaintes et s’associe à la conférence de demain sur les montages financiers du groupe.

M. Dominique Chave, secrétaire général de l’Union fédérale de la santé privée (CGT). Nous sommes régulièrement contactés et sollicités par nos délégués, qui, comme c’est leur rôle, nous informent de dysfonctionnements allant de la maltraitance institutionnelle de résidents accueillis dans les structures Orpea à la maltraitance du personnel, en passant par celle des syndicats et par la discrimination syndicale envers nos élus et mandatés, dignes représentants du personnel.

Le groupe Orpea agit de manière très violente envers celles et ceux qui œuvrent au quotidien pour la prise en charge de nos aînés et pour que les conditions de travail des salariés soient vertueuses et respectueuses de la dignité humaine. Nos délégués n’ont eu et n’ont de cesse, malgré des moyens qui, vous l’imaginez bien, sont très limités, de dénoncer les agissements de ce groupe au sein des instances représentatives du personnel – ce que l’on appelle aujourd’hui le CSE –, et auprès de l’inspection du travail comme des agences régionales de santé (ARS), mais nos demandes restent depuis des années sans réponse. À croire que ce groupe peut continuer en toute impunité de s’engraisser sur le dos de ses salariés et de ses résidents.

Le fonctionnement des instances représentatives du personnel est depuis plus de dix ans sous le contrôle d’un syndicat « maison », Arc‑en‑Ciel, monté de toutes pièces par la direction d’Orpea afin de discréditer les autres centrales syndicales tout en paraphant des accords minimaux pour les salariés, ce qui dégrade toujours plus leurs conditions de travail et, in fine, la prise en charge des résidents. Lors des dernières élections professionnelles, en 2019, le paysage syndical a encore évolué avec l’éviction des deux grosses centrales que sont la CFDT et Force ouvrière, passées sous la barre fatidique des 10 % qui détermine la représentativité, tandis que la CGT restait sous perfusion, à quelque 14 %.

Comment expliquer que les trois plus grosses centrales syndicales soient devenues quasi inexistantes au profit d’Arc‑en‑Ciel et d’une autre organisation qui, à elles deux, pèsent près de 72 %, à moins de soupçonner une fraude électorale ? Un recours a été déposé en référé au tribunal de Puteaux par les trois organisations syndicales concernées ; nous attendons la date de jugement.

Les nombreux éléments publiés dans l’ouvrage de Victor Castanet et les investigations menées par la CGT ne font que corroborer ce que nous supputions depuis bien longtemps. Depuis 2019, nos élus tentent de poser leurs questions au CSE de l’unité économique et sociale (UES) Orpea, mais en vain, car elles ne sont jamais prises en compte par la majorité « syndicale » commanditée par la direction. Par exemple, la CGT a déposé cinq droits d’alerte pour danger grave et imminent pendant la première phase de la crise sanitaire ; ils ont été rejetés en bloc par le CSE sans qu’aucune des infractions dénoncées soit prise en considération, qu’il s’agisse de l’état des stocks, des équipements de protection individuelle, de l’état des lieux dans les résidences touchées par le covid ou des problèmes relevés concernant les insuffisances d’effectifs.

Que dire de la politique managériale de ce groupe, qui, outre la violence qu’il inflige à ses salariés, se permet de falsifier les contrats de travail pour générer toujours plus de profit sur le dos du contribuable ?

L’UES Orpea est composée de 220 établissements et 13 000 salariés. Le CSE y constitue une instance unique, nationale, centralisée, de trente‑cinq membres : comment pourrait‑il traiter les problèmes de chacun de ces établissements depuis l’autre bout de la France ? En 2019, les résultats pour la CGT étaient les suivants : cinq membres titulaires élus CSE, six suppléants élus CSE, cinq délégués syndicaux dits nationaux et un représentant syndical, soit dix‑sept élus et mandatés en tout. En 2022, il reste douze élus, dont cinq sont menacés de sanctions disciplinaires avec demande de licenciement. Et la casse continue. Orpea n’a pas tiré de leçons de ce qui se passe et a même mis un petit coup d’accélérateur aux licenciements pour écarter ceux qui voudraient prendre la parole pour dénoncer les faits.

Dans la même veine, la négociation sur la création, à notre demande, d’un comité d’entreprise européen n’a cessé d’être entravée et a abouti à un accord minimal, bien en deçà des attentes de l’ensemble des organisations syndicales européennes, en avril 2021. Depuis, Orpea a entrepris de licencier la secrétaire de cette instance européenne, une élue allemande – la CFDT y a fait référence.

Il aura donc fallu la sortie de l’ouvrage et notre propre investigation pour que nous disposions enfin d’assez d’éléments pour engager plusieurs contentieux, au civil comme au pénal, afin que les salariés élus et mandatés puissent retrouver leur dignité.

M. Gilles Gadier, secrétaire fédéral de la branche santé de la Fédération Force ouvrière des personnels des services publics et des services de santé (FOSPSS). L’affaire Orpea n’est que le résultat des modalités de l’agrément accordé aux gestionnaires des EHPAD. Faut‑il s’étonner de ce qui se passe ensuite quand on donne un agrément à un groupe détenu par des fonds de pension canadiens, par des actionnaires qui exigent des dividendes et exercent pour les obtenir une pression financière sans limites ? On a parlé du prix des repas ; nous sommes là pour évoquer plus largement les conditions de vie des résidents, mais aussi les conditions de travail dans les EHPAD.

Le problème est connu. Je revois d’ailleurs parmi vous des députés qui m’ont précédemment auditionné à ce sujet. On ne va pas reparler du rapport Libault, de la mission d’information de Mmes Fiat et Iborra ni du rapport de Mme El Khomri sur les métiers du grand âge. Je ne reviens pas non plus sur le plan Solidarité grand âge, de 2007 à 2012. Ce n’est pas parce qu’on remplit un constat d’accident que la voiture est réparée. Tout s’est passé comme avec une voiture qu’on ne répare pas après un accident. Les constats, ça suffit : il faut véritablement changer de paradigme, en modifiant les modalités d’agrément. La maltraitance est systémique, institutionnelle, organisée. Personne ne peut l’ignorer. Il faut donc des normes, sans quoi la situation perdurera, car il n’y aura aucune raison qu’elle change.

Les normes, ce serait, quand un promoteur vient présenter un dossier pour obtenir un agrément, qu’il indique le nombre de résidents et leur taux de dépendance, ainsi que le nombre de salariés et leur qualification. À partir de là, on pourrait savoir si sont réunies les conditions... je ne dirai pas de la bientraitance, car on n’emploie ce terme que parce qu’il existe de la maltraitance : de fait, nous sommes là pour bien traiter les gens, cela va de soi.

Le manque d’effectifs fait de nos établissements des fabriques de grabataires. Je peux vous le démontrer très facilement. Un résident se déplace à son rythme ; il a besoin de temps. Mais nous n’avons pas le temps de le lui accorder. Alors que se passe‑t‑il ? S’il a du mal à marcher, comme on n’a pas le temps de l’accompagner jusqu’au bout du couloir vers la salle à manger, on le met dans un fauteuil roulant pour l’y emmener. Cela entraîne une atrophie musculaire, et la personne perd le degré d’autonomie qu’elle avait encore lorsqu’on nous l’a confiée. Ce n’est pas pour cela que nous sommes là : nous sommes des stimulateurs d’énergie. Ainsi, pendant une toilette ou un soin de nursing, nous sommes censés décrire les zones de contact et stimuler la personne encore capable de faire des mouvements pour qu’elle se lave seule. Mais là, on prend le gant, avec lequel on fait la toilette complète, et la dégradation du schéma corporel liée à l’âge s’aggrave encore. Il y a donc une rupture totale entre, d’une part, ce que l’on nous demande de faire, ce qu’il faudrait que nous fassions, et, d’autre part, ce que nous faisons réellement.

Il faut aussi permettre la traçabilité des financements. La journée de solidarité instituée en 2004, à la suite de la canicule de 2003, rapporte 2,4 à 3 milliards d’euros par an, ce qui représente plus de 35 milliards à ce jour. Ces sommes sont destinées au handicap et à la dépendance, mais on peut imaginer qu’elles ont été détournées de leur objet, car on n’a observé aucune évolution positive au sein des structures. En outre, tout le monde s’accorde à dire qu’il faudra 9 milliards de plus en 2030, à ratio constant, alors que l’effectif est insuffisant.

Mme Catherine Rochard, secrétaire générale adjointe de l’Union nationale des syndicats Force ouvrière de la santé privée. Merci de nous donner la parole et de nous permettre de témoigner de ce que nous avons vécu et vivons encore au sein du groupe Orpea.

Notre organisation syndicale y a été largement majoritaire jusqu’en 2004. Nous étions présents au début de la structuration du groupe. Parce que nous avons refusé, en 2004, de signer un accord d’entreprise qui, de notre point de vue, ne répondait pas à nos revendications ni aux besoins des salariés, nous avons été victimes d’une mise à l’écart, d’une discrimination. Nous avons refusé – j’ose le dire – la compromission de nos délégués syndicaux. Nous avons donc retiré leurs mandats et, à partir de là, une véritable cabale a été lancée contre notre organisation, qui, comme l’ont dit nos camarades, n’est plus représentative au sein du groupe. Lors des dernières élections, en 2019, mais aussi des précédentes, nous avons présenté des candidats qui ont été qualifiés de « rouges » – nous disposons de témoignages en ce sens – et, tous ou presque, réprimés au point de préférer retirer leur candidature.

Les discriminations et violences verbales envers nos élus et envers les salariés se poursuivent, au point que les salariés n’osent plus témoigner de ce qu’ils ont vécu et vivent au quotidien, même ceux qui ont quitté le groupe, par peur des représailles, y compris chez leur nouvel employeur.

Face à cette situation, il faut que le ministère du travail s’engage fermement à protéger les salariés et les élus du personnel dans les établissements. Nous avons engagé une procédure judiciaire pour contester les élections et nous travaillons à une éventuelle procédure pénale.

J’espère que votre commission ira jusqu’au bout, car la situation que le travail du journaliste Victor Castanet, que nous saluons à notre tour, a mise en avant chez Orpea se retrouve à peu près à l’identique dans d’autres groupes d’EHPAD du secteur privé commercial ; je peux en témoigner. Nous l’avons dénoncée pendant des années aux différents ministres de la santé ; nous avons été reçus à plusieurs reprises ; nous avons exprimé notre désarroi et fait part de la maltraitance subie par les salariés, les élus et les résidents. Chaque fois, on nous a répondu qu’il s’agissait d’une propriété privée et que l’État n’avait pas à intervenir. Peut‑être la parution du livre permettra‑t‑elle que cette « propriété privée » soit contrôlée à l’instar de tous les EHPAD du pays. Ça suffit ! Il est grand temps que les pouvoirs publics prennent la mesure de la situation, pour qu’enfin nos aînés soient pris en charge, et que les conditions de travail et la dignité des salariés soient respectées.

M. Yann Le Baron, secrétaire national de la Fédération UNSA Santé et sociaux public et privé. Vous nous demandez de venir vous parler d’une situation que vous connaissez tous, puisqu’elle est sur la place publique depuis bien longtemps. Sans doute y avez‑vous été confrontés à titre personnel, par l’intermédiaire de vos aînés, ou en avez‑vous été saisis dans les territoires que vous représentez.

Concernant le cas spécifique d’Orpea, la justice passera ; la Fédération UNSA Santé et sociaux public et privé souhaite qu’elle passe largement et que les éventuelles compromissions, d’où qu’elles viennent, soient lourdement sanctionnées. Mais, qu’il s’agisse d’Orpea, de Korian, de DomusVi ou d’autres, y compris dans les secteurs privé non lucratif et public, la question est bien celle de la prise en charge de nos aînés et les moyens que nous voulons y investir. Combien de soignants meton au lit des résidents ? Aujourd’hui, on en est en moyenne à 0,3. Il y a dix ans, le ratio de 1 pour 1 était recommandé ; il n’a pas été instauré ; pourtant, de l’argent public a été dépensé : la nation, unie dans un seul et même corps, la République, a mis les moyens. Cette question des moyens est première, quasi aristotélicienne. Qu’aton vraiment fait initialement pour tenter de résoudre le problème ?

Dans la situation actuelle d’urgence, on va s’interroger sur les accréditations, les modalités de contrôle, le degré d’autonomie que l’on donne à celles et ceux qui contrôlent. Estil légitime que le renouvellement de l’accréditation passe par des audits privés ? Cela devrait conduire à s’interroger sur la relation entre client et fournisseur, donc sur l’autonomie des contrôles effectués.

Peuton se contenter d’un modèle de cet ordre ? Peuton continuer à ne pas investir dans ce qui est le pivot de la prise en charge de la dépendance, de quelque nature qu’elle soit, à savoir l’aidesoignante ? Estil légitime que dans les structures dont nous parlons, qui sont subventionnées, en tout cas pour la part dépendance, des collègues exercent cette profession sans en avoir les qualités, ce qui les met en danger et dans une situation d’insécurité permanente ? Estil légitime que les lanceurs d’alerte, d’où qu’ils viennent et quoi qu’ils représentent, soient menacés, intimidés, et ne bénéficient pas d’un statut protégé, y compris nos collègues des organisations syndicales qui se sont exprimés avant moi ?

Peutêtre faudraitil imaginer un changement de paradigme complet, qui commencerait par l’installation d’une autorité de contrôle indépendante relocalisée. Peuton se satisfaire, en effet, de l’action des ARS, qui pilotent mais refusent l’interaction en matière de ressources humaines, considérant que ce domaine n’est pas de leur responsabilité ? De qui d’autre estce donc la responsabilité ? Tout de même pas les soignants qui, tous les jours, se battent pour maintenir la qualité de prise en charge ! En moyenne, une toilette, c’est 7 minutes – quand on est large ! Imaginezvous qu’une personne de 85 ans, avec ses raideurs articulaires, puisse supporter une toilette en 7 minutes ? C’est une maltraitance institutionnalisée, architecturale.

Il faut donc en premier lieu renforcer le contrôle, les éléments qui permettent de faire la lumière sur les maltraitances, mais la question immédiate que nous devons nous poser, que vous, représentation nationale, devez vous poser, est celle des moyens que l’on engage véritablement, au cœur du système – non pour dégager des dividendes grâce à de l’argent public, mais pour renforcer le personnel et refaire de l’aidesoignante la cheville ouvrière de la prise en charge. Les collègues infirmières, lorsqu’elles sont présentes, ont à peine le temps de dispenser les médicaments et les soins ; comment voulezvous qu’elles assurent une prise en charge humaine ? Combien de recrutements eston prêt à s’accorder ? Quelle place pour la reconnaissance du diplôme d’aidesoignant ? Comment rendre nos métiers attractifs ? Plus personne ne veut les faire ; pourquoi ?

La réponse, vous l’avez déjà tous. Cette mission est la énième. Les constats sont largement connus. La seule question qui doit prévaloir est la suivante : que faire immédiatement, concrètement, de manière audible pour tous mais centrée sur le terrain ? Nous pourrons tous parler beaucoup, faire tous les constats possibles, mais on tombe toujours du côté où l’on penche, et on ne penche pas du bon côté. Nos collègues attendent des réponses sur le terrain, les moyens d’une prise en charge de qualité et de la bientraitance.

Orpea est un révélateur ; tant mieux ! L’affaire attire à nouveau l’attention sur la prise en charge de la personne âgée. Mais le problème va audelà d’Orpea. Si on le limite à ce cas, on passe à côté du sujet. Il importe de revoir l’architecture financière, l’architecture des ressources humaines et d’instaurer les éléments du contrôle : c’est ce qui est attendu sur le terrain, c’est la réponse que vous devez, que nous devons collégialement apporter pour refaire la lumière, accroître la transparence et remettre des soignants au cœur du système au lieu de placer uniquement au sein des EHPAD des gestionnaires – pour ne pas le dire moins élégamment – qui travaillent à partir de tableaux de bord. Ce métier est un métier de l’humain, et l’humain passe par le soignant au cœur du réacteur. C’est lui qui manque. Sans ratios opposables, contraignants, nous n’obtiendrons pas de résultats. Souvenezvous de la création, il y a quelques années, de ratios contraignants d’infirmiers anesthésistes diplômés d’État au bloc opératoire : ô miracle, tout à coup, il y en a eu dans tous les blocs opératoires. Voilà ce qui est attendu.

Mme Anissa Amini, secrétaire fédérale référente grand âge de la Fédération SUDSanté sociaux. La Fédération SUD‑Santé sociaux apporte tout son soutien aux familles de résidents pris en charge dans les EHPAD et aux salariés qui travaillent dans ces structures, qu’elles soient privées à but lucratif, associatives ou publiques.

Par ses révélations, le livre Les Fossoyeurs divulgue enfin à nos concitoyens la maltraitance institutionnelle subie par les personnes âgées ainsi que par les salariés de structures dont l’humanité a depuis longtemps disparu au bénéfice d’une course au profit et d’une abjecte chasse aux coûts. Ces faits sont pourtant dénoncés depuis des années par notre syndicat et par certaines autres organisations syndicales, dans le désert médiatique auquel s’ajoute le mépris coupable des pouvoirs publics.

Il est heureux que la représentation nationale prête enfin attention à cette situation qui fait honte à notre pays. La Fédération SUD‑Santé sociaux encourage la commission à s’attarder sur les causes du scandale, car mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde, comme le disait Albert Camus. Il apparaît nécessaire de mettre un terme au détournement de l’argent public méticuleusement organisé par les pompes à fric qui prospèrent dans les mines tant convoitées de l’or gris. La puissance publique doit siffler la fin de la récréation et affirmer l’interdiction de faire du profit sur l’accompagnement et la prise en charge des personnes âgées dépendantes et vulnérables.

La mascarade de ces prétendus établissements de haut standing, faisant miroiter monts et merveilles à des familles déjà culpabilisées de placer un parent en EHPAD, est désormais découverte dans toute son horreur. La réalité est tout autre. Les salariés qui travaillent dans ces structures – des femmes, pour la plupart – se trouvent confrontés à des conditions de travail atroces : toujours en sous‑effectif, avec du personnel non qualifié, manquant de matériel, de temps, soumis à des protocoles abscons et inapplicables, livrés à eux‑mêmes. C’est exactement ce que l’on vit sur le terrain : moi‑même aide‑soignante en EHPAD, je sais de quoi je parle. L’humanité a disparu de ces métiers, jadis à vocation : travailler avec des personnes fragiles et dépendantes exige une sensibilité particulière. Travailler en EHPAD, si ce n’est pas un choix pour tous, doit être gratifiant et gratifié.

Plusieurs salariés lanceurs d’alerte tentent depuis longtemps de briser l’omerta qui règne dans certaines de ces structures. Ils ont tout risqué en prévenant les ARS, l’inspection du travail et même le Gouvernement des dysfonctionnements, de la déshumanisation et des maltraitances constatées et subies dans le secteur privé, mais aussi public. Mais le chemin est long et semé d’embûches, de harcèlements et de sanctions pour ces lanceurs d’alerte et pour certaines familles.

Mme Audrey Padelli, secrétaire adjointe de section de la Fédération SUDSanté sociaux. Comment en est‑on est arrivé là ? Parce qu’une succession de gouvernements a préféré fermer les yeux plutôt que de mettre en œuvre une vraie politique en faveur du grand âge pour protéger nos aînés. Le laxisme ainsi installé a été dévoilé par la crise sanitaire.

Une autre cause de la situation est la chasse aux sorcières contre tous les lanceurs d’alerte.

Il y a aussi un problème d’embauche : il y a eu des embauches, mais, dans les EHPAD, on recrute beaucoup dans les corps directionnels alors que l’on manque de bras soignants. Le recours aux contrats précaires arrange bien la direction. Il induit un harcèlement sournois, très difficile à identifier en tant que tel et qui entraîne un turnover néfaste pour les résidents, fragiles et en manque de repères, mais aussi pour les soignants, privés de l’esprit d’équipe dont ils ont besoin pour assurer une prise en charge correcte.

Et puis, il y a ce qu’on appelle en novlangue le lean management : on fait appliquer à l’hôpital un management prévu pour le secteur industriel. Mais nos aînés ne sont pas des marchandises, ni des pièces de voiture. Ce lean management que tous les directeurs d’hôpital et d’EHPAD ont à la bouche, lancé chez Toyota, a été appliqué chez Orange : on a vu le résultat.

Tous ces problèmes ont entraîné une véritable fuite des soignants et une perte du sens de leur travail. Personnellement, quand je vois que, dans l’institut de formation en soins infirmiers et de formation d’aides‑soignants où je travaille, on n’arrive plus à boucler des sessions d’aides‑soignants et qu’on est obligé de rappeler des personnes qui sont sur liste complémentaire ou qui n’ont même pas réussi le concours en leur disant « s’il vous plaît, venez, dans tous les cas vous aurez votre diplôme parce qu’on a besoin d’aides‑soignants », j’ai peur pour la prise en charge de demain et je n’aimerais pas être malade à l’avenir !

Pour tous ces problèmes, nous avons des solutions. Cela fait des années qu’on vous les donne. Alors on les redonne une fois de plus, en espérant que vous allez nous écouter, mais surtout nous entendre.

Il faut un plan d’embauche massif de soignants réellement formés, pour atteindre un ratio de 1 pour 1 – un ratio de soignants, pas d’administratifs. Le soignant doit faire son métier de soin, pas passer du temps devant un ordinateur. Qu’on ne lui reproche pas de ne pas avoir transmis : ce n’est pas son rôle.

Il faut aussi une véritable revalorisation salariale de tous les acteurs de la santé, pas seulement les soignants, mais aussi toutes les personnes qui permettent la prise en charge. On a de plus en plus de mal à trouver des personnes qui veulent venir travailler à l’hôpital ou en EHPAD.

Il faut également que tout le personnel accède à des formations qualifiantes et diplômantes, qui, bien souvent, sont réservées aux catégories A dans le secteur public.

Nous voudrions une reconnaissance de la pénibilité du métier de soignant. Il n’est pas normal que nos collègues proches de l’âge de la retraite doivent s’occuper de personnes invalides, grabataires. Cela résulte des différentes réformes du financement des EHPAD. Il faut donc arrêter de tirer profit des EHPAD, qui devraient être pris en charge à 100 % par l’État. Inspirons‑nous d’autres pays où les aînés n’ont pas à verser un centime pour bénéficier d’une prise en charge correcte.

La Fédération SUD‑Santé sociaux remercie Victor Castanet de son travail et de son courage, mais aussi tous les acteurs qui ont permis de rendre enfin visible notre quotidien.

Mme la présidente Fadila Khattabi. Merci à toutes et tous de vos témoignages empreints d’émotion et de colère – certaines colères sont très saines. Nous vous écoutons, et vous serez entendus : nous comptons bien, tous bords politiques confondus, que cela cesse.

Mme Charlotte ParmentierLecocq (LaREM). Merci de vos témoignages. Je veux d’abord adresser un message de soutien à l’ensemble des professionnels confrontés aux pratiques managériales dénoncées dans le livre et qui nous ont profondément choqués. Nous avons bien entendu votre émotion.

Nous distinguerons au cours de l’audition le sujet Orpea, car c’est le fil conducteur de notre cycle d’auditions et de missions « flash », mais la représentation nationale travaille beaucoup sur la question du grand âge et nous sommes vraiment prêts à lancer une réforme en matière de grand âge et d’autonomie ; nous la souhaitons tous, sur tous les bancs de l’Assemblée. Nous avons tout à fait conscience des points que vous avez soulignés et des actions ont déjà été engagées en matière de rémunération et d’effectifs ; nous savons qu’il faut recruter davantage et c’est ce que nous voulons faire, ainsi que valoriser les métiers. La situation révélée à propos d’Orpea nous touche profondément ; nous voulons faire toute la lumière sur elle et, surtout, faire le nécessaire pour éviter que se reproduise un tel système – plus que dysfonctionnel, mais que je ne qualifierai pas, car nous ne sommes pas juges. La lumière viendra des enquêtes en cours et, bien sûr, de la justice.

Quelle connaissance aviez‑vous des pratiques managériales et des contournements des organisations syndicales, notamment par le syndicat « maison » Arc‑en‑Ciel ? Quelles alertes ont été lancées et comment ont‑elles été traitées ? L’inspection du travail est‑elle intervenue ? De manière générale, quel est l’état du dialogue social dans la branche, en particulier dans les établissements privés à but lucratif ?

M. Bernard Perrut (LR). Nous sommes complètement plongés dans l’univers des EHPAD depuis quelques semaines. Ce n’est pas que nous ne l’étions pas auparavant, car nous fréquentons ces établissements, tant les structures privées à but lucratif et non lucratif que les structures publiques, et nous étions conscients des réalités – le personnel en nombre insuffisant et la charge de travail toujours plus lourde auprès des personnes âgées et dépendantes. Nous savions donc que de telles situations pouvaient se produire. C’est d’ailleurs pourquoi tous les groupes politiques demandent, depuis un certain temps, une profonde réforme du grand âge. Cette question transcende tous les clivages : le défi du vieillissement est le plus important pour les années qui viennent – un merveilleux défi, à condition que nous puissions accueillir les personnes âgées dans des conditions respectueuses de leur dignité.

J’ai posé, il y a quinze jours, une question au Gouvernement à ce sujet et j’ai également déposé une proposition de loi visant à faire reconnaître la dignité des personnes âgées dépendantes comme « grande cause nationale ». Il s’agit d’instituer un fondement opposable à toutes les actions menées, à domicile ou dans les établissements, pour s’assurer que la dignité est respectée. Il faut, pour cela, que les établissements respectent des règles, contrairement à ceux aujourd’hui décriés, dont les techniques financières ont des conséquences, par le rationnement qui en résulte, sur la vie et l’épanouissement des personnes. Cela passe aussi par des moyens humains, et j’ai bien entendu ce que vous avez dit à ce propos, madame Padelli. On doit offrir aux hommes et aux femmes qui œuvrent au service de nos concitoyens et de nos aînés des perspectives de carrière, des rémunérations et des effectifs suffisants. Cela suppose enfin le respect de ratios, des contrôles de la part des ARS et des départements, et certainement une réforme très claire pour que nous puissions savoir qui est le pilote, le responsable, et comment les choses se passent.

Mme Christine Pires Beaune (SOC). Nous ne découvrons rien. C’est le manque de courage politique, depuis des années, qui est en cause : une loi « autonomie et dépendance » avait pourtant été promise par Nicolas Sarkozy, puis par François Hollande, puis par Emmanuel Macron. On arrive à la fin de la législature sans qu’une telle loi ait été adoptée, tout simplement parce qu’on n’a pas eu le courage de mettre l’argent nécessaire. Les ressources sont le nœud de ce problème qui est sur la table depuis plus de quinze ans. Il faudrait exactement 9 milliards d’euros – de nombreux rapports sont en effet disponibles et nous savons ce qu’il faut faire. La solution passe d’abord par le nombre de soignants au pied du lit du résident. Cessons d’être schizophrènes, de vouloir réduire à tout prix les ressources, les cotisations sociales, alors qu’on sait qu’il faut des moyens pour mener la réforme.

Trois documentaires à charge contre des EHPAD privés ont été diffusés en 2018, dans le cadre des émissions « Zone interdite », « Pièces à conviction » et « Capital ». Vous les avez certainement vus, comme moi. Tous dénonçaient de la maltraitance, et j’ai posé une question au Gouvernement à la suite de ces documentaires. Malheureusement, nous en sommes toujours là.

La seule chose que j’ai apprise en lisant le livre de M. Castanet concerne l’institutionnalisation, l’industrialisation du phénomène. Je n’imaginais pas que le système était poussé aussi loin, par un rationnement à tous les niveaux. C’est cela que nous découvrons. En amont de l’agrément, du système mis en place pour l’obtenir, et jusqu’au bout de la chaîne, tout est conçu pour faire du profit. Avez‑vous des exemples d’autres groupes privés qu’Orpea qui appliqueraient des systèmes identiques ? La maltraitance existe aussi, vous l’avez dit, dans le secteur public. Elle est induite par le système : les personnels sont maltraitants malgré eux. Des résidents entrés dans un EHPAD en ayant encore un certain degré d’autonomie peuvent régresser en quelques semaines. Quels types de contrôles faudrait‑il pour lutter contre les dérives ?

Mme Agnès Firmin Le Bodo (Agir ens). Ce sont des questions transpartisanes : nous pourrions tous dire la même chose. Par ailleurs, la faillite est collective, depuis des années – et j’irais peut‑être même plus loin que quinze ans en arrière.

Nous cherchons aussi à apporter des solutions à court terme pour que tout cela n’arrive plus jamais. Nous ne découvrons pas le problème des effectifs à travers ce livre. C’est l’existence d’un système que nous découvrons.

J’ai une première question brutale à vous poser : le simple respect du ratio prévu aurait‑il permis d’éviter ce scandale ? Je ne sous‑entends pas, naturellement, qu’il ne faut pas davantage de personnel, puisque nous savons tous que c’est nécessaire.

Faudrait‑il institutionnaliser, pour qu’il y ait au moins un contrôle, des conseils d’établissement – je ne parle pas de conseils d’administration, car ils sont implantés au niveau du siège des groupes – dans tous les établissements privés ?

Mme Valérie Six (UDII). La maltraitrance dans les EHPAD est à la fois connue par le personnel soignant, lequel lance des alertes depuis de nombreuses années, et subie par lui. Commettre dans son travail des actes que l’on réprouve moralement conduit à une véritable souffrance, théorisée en psychiatrie. Les cadences imposées et le manque de personnel, estimé à plus de 100 000 personnes en France, aboutissent au sentiment de mal faire son travail, malgré toute l’implication et la conscience professionnelle qui font que le système tient malgré tout.

Dans ce contexte, les syndicats ont un rôle crucial à jouer en tant que relais de la souffrance des salariés et des problèmes managériaux, et on peut se demander ce qui a empêché la dénonciation de certaines pratiques. Comment se déroule la remontée de l’information vers les syndicats ? À quel niveau se trouve le blocage ? Avez‑vous subi des pressions directes de la part des groupes concernés ? La CGT, la CFDT et FO ont récemment annoncé leur intention de porter plainte contre Orpea, qu’elles accusent de discrimination syndicale par la promotion d’Arc‑en‑Ciel. Certains témoignages font même état d’une fraude organisée lors des dernières élections syndicales, qui ont vu Arc‑en‑Ciel obtenir 60 % des suffrages, ce qui ne refléterait pas la réalité au sein de la branche « santé privée ». Dans quelle mesure l’ouvrage de Victor Castanet a‑t‑il été le déclencheur des nouvelles plaintes ? Enfin, quelles sont vos relations, en tant que syndicats, avec les médecins coordonnateurs ? Ont‑ils pu jouer un rôle dans la dénonciation des conditions de travail ?

Mme Caroline Fiat (FI). Nous entendons la colère, bien légitime, qui s’exprime. Je vais encore me faire des amis, mais je suis surprise quand on dit qu’on ne pouvait pas deviner ce qui se passait.

Nous avons déposé, en octobre dernier, un amendement visant à interdire les EHPAD privés lucratifs, et nous avons pris cher à cette époque : vous pourrez regarder les réactions lorsque nous avons expliqué pourquoi il fallait interdire ces structures – c’est dans ce secteur que le ratio entre les soignants et les résidents est le plus bas et qu’il y a du rationnement.

L’Assemblée nationale travaille effectivement sur cette question depuis 2017, des dénonciations sont intervenues, mais rien, à notre grand désespoir, n’en est sorti en cinq ans. Sachez tout de même que des amendements, bien qu’ils n’aient pas été adoptés, ont été déposés.

Il a été question des « faisant fonction ». Je sais de quoi il s’agit, mais il serait utile, pour éclairer notre assemblée, que vous l’expliquiez. C’est, par exemple, une plongeuse qui se retrouve à faire une toilette mortuaire. Les gens ont besoin de savoir ce que c’est réellement.

Vous avez parlé des contrats précaires, mais pas de ceux à la façon d’Orpea et de Korian. Pour ma part, je n’ai jamais eu de CDI : j’ai toujours eu la joie d’occuper des CDD – ainsi, on est viré dès qu’on l’ouvre. Les lanceurs d’alerte, comme Hella Kherief, perdent leur travail dès qu’ils sont reconnus.

J’aimerais savoir ce que vous entendez par un renforcement du contrôle. Je n’ai pas envie, personnellement, qu’il y ait un flic derrière chaque soignant. Faisons attention à ce que nous demandons.

Le secteur privé lucratif est vraiment bien organisé : je viens de recevoir un courriel me promettant, si j’investis, 80 euros et une rémunération comprise entre 10 % et 15 % ! Voilà le genre de publicité qu’on reçoit quand on tape un peu trop souvent « EHPAD privé lucratif » dans un moteur de recherche.

Mme Jeanine Dubié (LT). Votre indignation, votre colère, votre exaspération sont tout à fait légitimes. Vous avez raison de secouer la représentation nationale. J’ai été élue députée pour la première fois en 2012 – j’étais directrice d’EHPAD jusque‑là – et je ne suis pas fière à l’issue de ces deux mandats parlementaires : dix années se sont écoulées et les problèmes n’ont fait que s’aggraver. Le besoin en personnel dans les établissements est toujours aussi criant – il s’est même renforcé, car les personnes accueillies sont toujours plus dépendantes et toujours plus malades, et de plus en plus nombreuses.

Nous sommes confrontés à un vrai problème sociétal. Les organisations de personnes âgées, comme l’Aide à domicile en milieu rural, la Fédération hospitalière de France et la Fédération des établissements hospitaliers et d’aide à la personne privés non lucratifs, ont lancé, il y a dix jours, un « appel aux candidats et aux Français », sur change.org, qui demande l’adoption d’une loi « grand âge ». Cette pétition a fait aujourd’hui l’objet de 6 000 clics, contre 100 000 pour la pétition contre les poules en cage.

Combien les Français sont prêts à dépenser pour s’occuper correctement de leurs personnes âgées ? Voilà la question qu’il faut oser se poser. Sommes‑nous prêts à payer davantage et à assurer une meilleure répartition ?

J’ai reçu, comme d’autres, un courrier de Mme Évelyne Rescanières, secrétaire générale de la Fédération CFDT‑Santé sociaux, qui nous indique que vous vous êtes adjoint les services d’un organisme international de recherche pour travailler sur l’optimisation, voire la fraude fiscale de la part des multinationales de santé. Pourriez‑vous nous en dire davantage ? Cela fait‑il partie des mesures que vous allez présenter demain ? La mission « flash » sur la gestion financière des EHPAD, dont je suis corapporteure avec Pierre Dharréville et Caroline Janvier, s’intéresse naturellement au contrôle de la tarification.

Vous avez conjointement déclaré, le 4 février, que vous vouliez porter plainte pour discrimination syndicale. Où en êtes‑vous ?

M. Pierre Dharréville (GDR). Je vous remercie d’être venus témoigner, à nouveau, de la réalité que vivent les personnels et les résidents dans les établissements. Vous la dénoncez depuis longtemps. Comment pourrait‑on être surpris par les révélations provenant du livre Les Fossoyeurs et des enquêtes de journalistes qui paraissent régulièrement ?

C’est un choix politique que nous devons faire : quelle société voulons‑nous construire ? Voulons‑nous véritablement accompagner les femmes et les hommes tout au long de leur vie ou est‑ce moins grave si, à certains moments, on ne le fait pas ? Je pense que nous avons besoin d’un haut niveau de protection sociale et d’un service public puissant.

La manière dont on s’organise est également importante. Vous avez parlé de maltraitance institutionnelle, dont il est question depuis un certain temps. Elle résulte des choix que nous faisons, du cadre général. Ce phénomène existe partout, mais j’ai tendance à penser que la situation est singulièrement aggravée par les logiques d’argent et de profit des grands groupes à but lucratif. Peut‑on se faire de l’argent sur le dos de nos anciens ?

Je partage ce que vous avez dit sur le caractère systémique du problème, qui ne me surprend pas vraiment : l’application des logiques capitalistes à de l’humain, et avec du mépris pour l’humain, n’a rien de nouveau. Je vois néanmoins que cela choque, ce qui me fait penser que les choses pourraient bouger. Et on ne pourra sans doute pas faire autrement. J’appelle de mes vœux d’autres choix politiques, en faveur des femmes et des hommes, quel que soit leur âge, et une véritable reconnaissance de ces métiers, qui ont été beaucoup méprisés.

Mme la présidente Fadila Khattabi. Nous appelons tous de nos vœux, en effet, un changement.

Mme Monique Limon. Cela fait désormais près d’un mois – depuis la publication du livre Les Fossoyeurs – que le groupe Orpea est au cœur d’un scandale. Victor Castanet a révélé dans cet ouvrage des maltraitances et des dérives qui seraient légion au sein de certains EHPAD de ce groupe. Peu à peu, le silence, l’omerta entourant le système Orpea se brisent : les plaintes affluent, de la part de résidents, de familles, de salariés, de directeurs d’établissement et d’organisations syndicales, qui corroborent indéniablement les faits allégués. Le 4 février dernier, certaines des organisations que vous représentez ont déclaré vouloir porter plainte pour discrimination syndicale et entrave à l’activité syndicale. La direction d’Orpea se serait appuyée sur un syndicat « maison », créé pour fonctionner à ses ordres et selon ses volontés.

Vous avez alors dit que vous soupçonniez depuis longtemps des agissements inacceptables de la part de la direction du groupe et que vos soupçons avaient été confortés par les témoignages figurant dans le livre de Victor Castanet. Ces révélations ont‑elles renforcé votre intention de porter plainte ? Vous envisagiez de le faire, par ailleurs, pour les faits de harcèlement dont auraient été victimes des élus de certains syndicats. Où en êtes‑vous ? Pourriez‑vous donner, comme vous avez commencé à le faire, des exemples concrets de pressions exercées, avant l’éclatement du scandale, par la direction d’Orpea sur vos organisations syndicales respectives ?

Mme Annie Vidal. Je rends hommage aux professionnels du secteur du grand âge. Nous avons le plus profond respect pour les métiers difficiles et ô combien utiles qu’ils exercent.

Si nous ne découvrons pas la situation dans les EHPAD, nous découvrons l’existence d’un véritable système visant à produire des profits toujours plus importants au détriment des résidents et des personnels.

Une mission permanente de lutte contre la maltraitance, chargée d’un travail d’identification, a été constituée à la demande d’Agnès Buzyn et de Sophie Cluzel au sein du Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge. Avez‑vous été amenés à faire des signalements dans le cadre de la plateforme 3977 ?

Pouvez‑vous nous expliquer comment a eu lieu la montée en puissance du syndicat Arc‑en‑Ciel au sein du groupe Orpea ?

Nous sommes bien d’accord sur la nécessité de renforcer les effectifs, mais il se trouve qu’au moins un ou deux postes sont vacants dans tous les EHPAD. Ces postes sont financés, mais il n’y a pas de candidats pour les occuper. Votre secteur n’est pas attractif : il subit un fort désamour. Quelles mesures faudrait‑il prendre pour attirer des gens, en particulier des jeunes, vers vos métiers ?

Mme Monique Iborra. Merci d’être là, de nouveau – ce n’est ni la première ni, probablement, la dernière fois que nous vous entendons. J’espère tout de même que vous aurez des choses différentes à nous dire la prochaine fois...

Le manque de courage politique des gouvernements qui se sont succédé a été évoqué. Il est consécutif au fait que tous ces gouvernements, quels qu’ils soient, sont allés chercher le secteur privé commercial pour construire des EHPAD, puisque le secteur public n’arrivait pas, a priori, à les financer. C’était un choix politique. Le secteur privé commercial avait aussi, et surtout, des relais particulièrement efficaces et écoutés. C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés dans la situation actuelle. Il faut arrêter de considérer la question uniquement sous l’angle du financement. Si on entre par cette porte, on ne s’en sortira pas.

Des normes sont absolument indispensables. Quand nous avons publié notre rapport, Caroline Fiat et moi, le secteur privé commercial a dit qu’il n’en voulait pas. Or le groupe Korian demande désormais des normes à cor et à cri. Sur ce plan, on peut donc considérer qu’on a avancé.

Un des actionnaires d’Orpea propose une modification des statuts pour permettre au groupe de devenir une entreprise à mission et d’accueillir des salariés au sein du conseil d’administration. Qu’en pensez‑vous ?

À titre personnel, je trouve qu’il faut arrêter d’aborder la politique du vieillissement en la prenant par petits bouts : c’est illisible et inefficace. Nous avons besoin d’une vraie réforme d’ampleur.

M. Thierry Michels. Merci d’être venus témoigner devant nous d’une réalité que nous connaissions mais dont toute l’abjection a été révélée dans le cadre de ce qu’on appelle désormais le scandale Orpea. J’en profite pour remercier les personnels que vous représentez pour leur engagement quotidien auprès des résidents des établissements.

Au‑delà de l’existence d’un système qui sera examiné par la justice, il faut s’interroger sur la façon dont nous prenons soin de nos aînés. Une véritable réforme de notre politique du grand âge et de l’autonomie est urgente, et il faudra à l’évidence des financements supplémentaires pour la mener. Que veulent les Français pour leurs aînés ? Cette question doit faire partie des débats qui auront lieu pendant la campagne présidentielle.

Dans les mois qui viennent, le temps que cette réforme puisse voir le jour, quelles mesures faudrait‑il prendre, selon vous, pour commencer à enclencher un changement ? Je pense notamment aux conseils de la vie sociale (CVS), qui sont au plus près de la parole des patients, de leurs représentants, des représentants syndicaux et des médecins. Ces instances pourraient‑elles servir de leviers à court terme ?

Mme Véronique Hammerer. Pour qu’une transformation, une révolution culturelle puisse avoir lieu, il faudra d’abord une volonté politique, mais aussi une acceptation de la part de nos concitoyens, nous sommes tous d’accord sur ce point.

Ce que dénonce le livre de M. Castanet, c’est une gouvernance, un système lucratif avec une cotation en bourse. Sommes‑nous prêts à rendre ces structures compatibles avec les missions publiques que sont la santé et l’accompagnement de nos aînés ? Il me semble, en tant que rapporteure de la mission « flash » « L’EHPAD de demain : quels modèles ? », que c’est la question fondamentale qui se pose.

Le secteur privé représente à peu près 22 % du total des places, donc des milliers de résidents. Que pouvons‑nous proposer pour les nouveaux agréments ? La question de la création d’entreprises à mission se pose notamment, mais cela ne pourra pas être l’alpha et l’oméga : ce ne sera qu’un premier pas. Cela signifiera de la transparence, un affichage de la raison d’être, qui deviendra opposable et vérifiable. Une entreprise à mission, en effet, a une obligation juridique d’atteindre les objectifs sociaux, et éventuellement environnementaux, qui figurent dans les statuts, et un contrôle doit avoir lieu tous les deux ans. Actuellement, les évaluations externes des EHPAD interviennent tous les cinq ans, et l’autorisation qui leur est donnée doit être renouvelée tous les quinze ans. Ne faudrait‑il pas revoir ces dispositions ?

M. Loïc Le Noc. La place du secteur lucratif est effectivement liée au fait, d’une part, que la société avait des besoins énormes pour la prise en charge des personnes en situation de perte d’autonomie et que, d’autre part, les lenteurs administratives et les contraintes budgétaires ne permettaient aux structures publiques de déployer une offre à la hauteur de ces besoins. Certains acteurs se sont dits « Y’a bon, Mamie Nova » et se sont jetés là‑dessus comme des morts de faim. Ils envisagent aujourd’hui de se transformer en entreprises à mission, mais il ne faut pas se raconter d’histoires : pour nous, ils veulent se refaire une virginité, et ce n’est pas cela qui révolutionnera la situation. Tous les fondateurs des groupes d’EHPAD à but lucratif figurent dans le classement des grandes fortunes françaises. Leur niveau de revenu dépasse l’entendement.

Nous avons effectivement travaillé avec un organisme international, le CICTAR, qui est spécialisé dans la traque de l’optimisation fiscale – ce n’est pas notre spécialité, en tant que syndicalistes. Un rapport sera communiqué demain matin, lors de la conférence de presse que nous organisons avec la CGT. Je vous propose d’échanger par courriel à ce sujet, madame Dubié.

Un scandale aurait‑il pu être évité grâce à des ratios ? Il y aurait eu un scandale de moins à l’intérieur du mégascandale : la prise en charge des personnes aurait été davantage à la hauteur, avec un nombre plus important de salariés, mais cela n’aurait rien changé à l’industrialisation du système.

S’agissant des dépôts de plainte, nos instances ont pris position, lundi après‑midi, lors d’un conseil fédéral extraordinaire, qui est un peu le parlement de notre fédération. Deux résolutions visant à porter plainte ont été transmises à nos avocats.

Nos élus, quand nous en avions un certain nombre, et ceux de la CGT, n’ont eu de cesse d’alerter l’inspection du travail. Comme le siège d’Orpea se trouve à Puteaux, c’est l’inspecteur du travail de Puteaux qui est compétent pour les 220 établissements du groupe en France.

Cela a été dit, il n’existe qu’un seul CSE, au niveau central. Nous avons proposé hier, dans le cadre de la mission « flash » sur les conditions de travail et la gestion des ressources humaines en EHPAD, de modifier les ordonnances de 2017 pour rendre obligatoire une instance représentative du personnel au sein de chaque EHPAD. En effet, c’est sur le terrain qu’on peut apprécier et faire évoluer les conditions de travail.

J’en viens au dialogue social dans la branche. Ma première réaction, quand j’ai commencé à m’en occuper, a été de me demander s’il fallait en rire ou en pleurer. La convention collective n’a toujours pas été mise en conformité avec les ordonnances de 2017. Après avoir fait un état des lieux, au printemps, nous avons considéré que la plaisanterie avait assez duré. Il existe plusieurs fédérations d’employeurs au sein de la branche : la Fédération de l’hospitalisation privée (FHP), pour les cliniques, le Syndicat national des établissements et résidences privés pour personnes âgées (SYNERPA), pour les EHPAD – avec des incongruités : des associations sont membres du SYNERPA, alors qu’il est censé être la chambre des employeurs du lucratif –, et il y a aussi les établissements thermaux. Au sein de cette branche, trois conventions collectives et trois systèmes de classification existent ! Dans certaines entreprises, on ne peut pas changer d’établissement puisque ce ne sont pas les mêmes conventions qui s’appliquent, alors qu’il s’agit du même employeur. C’est un bazar sans nom !

Nous avons dit très clairement aux trois fédérations que si elles ne s’engageaient pas à faire un travail sérieux, digne du XXIe siècle, en matière de classifications et de rémunérations afin de restaurer l’attractivité des métiers de la santé, en particulier ceux du grand âge, nous boycotterions les commissions paritaires. Cette position a été fermement défendue et nous avons ainsi obtenu des trois fédérations, en septembre, qu’elles s’engagent à mener des négociations. Il a ensuite fallu que je pique une colère, il y a quelques jours, pour que les fédérations se réveillent : les trois chambres patronales considéraient qu’il était urgent d’attendre, parce que faire des classifications était compliqué... Or nous n’avons pas le temps. Sans nouvelles classifications et rémunérations dans la branche d’ici à cet été, les employeurs ne trouveront pas un nouveau salarié. Les promotions d’infirmières et d’aides‑soignantes sortent au mois de juin, et je ne crois pas que des collègues fraîchement diplômées souhaiteront travailler dans un secteur où les niveaux de rémunération sont inférieurs à tout ce qui se pratique ailleurs, y compris dans le public.

Nous savons qu’un texte visant à modifier les CVS est en cours de préparation. Nous souhaitons que tous les signalements d’événements indésirables soient transmis aux CVS et aux instances qui devraient, selon nous, reprendre les prérogatives des anciens comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHCST) au niveau de chaque EHPAD. Ceux qui connaissent le mieux le travail, ce sont celles et ceux qui le font. Or ils n’ont pas le droit de s’exprimer. Pour les collègues qui ont subi des pressions ou ont été licenciés, les problèmes ont souvent commencé par une fiche de signalement d’événement indésirable, lorsqu’ils devaient travailler de nuit tout le week‑end, par exemple, et qu’ils se rendaient compte dès le vendredi soir que le stock de protections ne suffirait même pas pour la première nuit.

Quand on fait une fiche de signalement d’événement indésirable, elle passe à la broyeuse à papier une fois sur deux, et si elle finit par atterrir où il faut, un témoin rouge s’affiche dans le logiciel de gestion des ressources humaines du groupe Orpea, pour signifier que vous êtes sur la liste de ceux qu’il faut dégommer. Beaucoup de collègues nous disent qu’ils savent qu’ils auraient dû s’exprimer, mais qu’ils ont eu peur. Quand ils m’en parlent, je leur réponds que je les comprends, que je ne peux pas les obliger à s’engager dans quelque chose de dangereux.

Le livre s’appelle Les Fossoyeurs, mais nous savons qu’un autre titre a été envisagé... Quand on est capable de mettre 15 millions d’euros sur la table pour faire taire un journaliste, vous imaginez bien tout ce qu’on peut faire au quotidien pour qu’une personne en CDD, qui n’est diplômée, qui a un temps partiel, qui est précaire, se taise. C’est ce système qu’il faut dénoncer.

Les instances du SYNERPA décident du dialogue social qui se déroule à ce niveau. Or qui était, il y a encore quelques semaines, le vice‑président du SYNERPA ? Le numéro 2 d’Orpea. Et le jour où il est parti, il a atterri chez Bastide, qui est, selon Victor Castanet, un des principaux groupes impliqués dans les rétrocommissions.

Vous avez raison de dire qu’on ne pourra pas modifier les choses par petites touches : il faut donner un grand coup de pied dans la fourmilière. Les plaintes que nous avons déposées y contribueront, et nous espérons que les rapports à venir, en particulier celui de l’Inspection générale des finances, feront le plus grand mal à ces acteurs, dont les victimes sont nombreuses. L’État en fait partie – il est même la première victime du comportement de ceux que Laurent Berger appelle les « salopards » d’Orpea.

Mme Monique Iborra. Pourrons‑nous suivre la réunion prévue demain matin ? Les conclusions que vous présenterez sont essentielles pour nous.

M. Fabien Hallet, secrétaire fédéral de la CFDTFédération Santé sociaux. Nous vous communiquerons un lien pour suivre la réunion sur Zoom.

M. Dominique Chave. Nous avons décidé, il y a environ douze mois, de travailler avec le CICTAR pour obtenir des éléments sur les flux financiers – comme l’a souligné M. Le Noc, cela ne fait pas vraiment partie de nos prérogatives quotidiennes.

S’agissant d’Orpea, les éléments qui en résultent sont à charge, mais il ne faut pas se leurrer : si ce groupe a poussé le système à l’extrême, tout un ensemble d’acteurs ont développé quasiment les mêmes pratiques. Je pense en particulier au groupe Bridge, qui se développe avec une violence managériale extrême. Dès qu’il rachète un établissement, il supprime presque 25 % des effectifs. Nous avons énormément de remontées au sujet de ce groupe, ce qui n’est probablement sans rapport avec l’affaire Orpea – les salariés d’autres structures osent parler un peu plus.

« Cash investigation » doit également diffuser, le 1er mars, une émission consacrée aux EHPAD qui écorche d’autres acteurs, comme Korian et DomusVi. La communication de façade de Korian ne doit pas faire croire que ce groupe n’est pas concerné, comme Orpea, par des dysfonctionnements. Même si la situation n’y est pas aussi extrême, Korian n’est pas pour rien le numéro 1 en France du point de vue des implantations.

Pour ce qui est d’Arc‑en‑Ciel, je tiens à saluer Camille Lamarche, qui a travaillé en tant que juriste en alternance au siège d’Orpea, à Puteaux, pendant onze mois, durant la période où étaient organisées les élections professionnelles. Elle nous a permis d’obtenir un grand nombre d’éléments qui alimenteront notre plainte au civil, puis celle au pénal. Je remercie cette jeune femme pour son courage : il n’était pas facile de s’exprimer.

Les rapports s’accumulent, mais rien n’avance. Combien de scandales faudra‑t‑il pour qu’on finisse par se dire que les entreprises marchandes, la profitabilité, la rentabilité n’ont rien à faire dans le secteur du soin ? Dès lors que la profitabilité et la rentabilité entrent en ligne de compte, cela affecte nécessairement les conditions de travail des salariés et, in fine, les conditions de prise en charge des résidents. Il n’est plus possible de continuer avec ce modèle : on va dans le mur.

Nous avons perdu la main sur les monstres – Orpea en est un – qui ont été construits depuis des années. Orpea a 222 établissements en France et des implantations dans vingt‑trois pays. De grands groupes tels que DomusVi, Korian et Orpea se donnent la main pour s’implanter en Asie, notamment en Chine, qui est pour eux un véritable Eldorado – en effet, la prise en charge des personnes âgées y est encore à peu près similaire à la nôtre durant les années 1960, quand papi et mamie habitaient encore chez leurs enfants, et la population concernée est immense. Que ce soit en Chine ou au Brésil, ce sont toujours des grands groupes français ayant largement profité de l’argent public qui s’implantent à l’étranger.

J’ajoute à ce qu’a dit M. Le Noc que les fortunes des dirigeants des groupes de maisons de retraite se sont constituées en relativement peu d’années. La création d’Orpea, par exemple, date de 1989.

M. Guillaume Gobet, membre du bureau de l’Union fédérale de la santé privée (CGT), pilote du collectif Orpea. Je suis un ancien délégué syndical de la filiale EHPAD du groupe Orpea, où j’ai travaillé pendant dix‑huit ans. Tout ce que vous avez découvert dans le livre de Victor Castanet ou un peu avant, lors des auditions auxquelles j’ai participé à l’occasion de la crise du covid, était déjà assez largement connu. Ce que nous venons peut‑être de découvrir grâce au livre concerne le système, en particulier la façon dont il a vu le jour, la promiscuité entre les grands groupes du secteur et les pouvoirs publics, la porosité avec les services publics – je pense aux responsables qui viennent des ARS ou qui y partent ensuite. Ces grands groupes ont réussi à savoir, avec un temps d’avance sur tout le monde, comment le système fonctionne et comment on peut optimiser les choses. Nous dépendons essentiellement de l’argent public, pour les salaires et les dotations. Et pourtant, les financiers ne se comportent pas comme des gens qui reçoivent de l’argent public. Ils n’agissent pas pour le bien de la société mais pour celui des actionnaires et des personnes que ces derniers rémunèrent. La dimension humaine a ainsi complètement disparu.

Le dialogue social est devenu, au fil des années, complètement hallucinant. Nos interlocuteurs nous répondaient, nous donnaient des informations uniquement quand ils en avaient envie et ils s’affranchissaient des règles légales. Nous avons dû traîner le groupe Orpea devant les tribunaux un grand nombre de fois pour obtenir des documents qui devaient nous être communiqués. Environ soixante‑dix questions posées par les élus CGT depuis 2019 n’ont toujours pas été traitées par le CSE de l’UES Orpea, au niveau de la filiale EHPAD, et le même problème se pose dans les cliniques.

Le système Orpea est allé très loin : les dirigeants du groupe ont estimé que leurs salariés représentaient un risque et qu’ils devaient être contrôlés. Or comment contrôle‑t‑on les salariés d’une société privée ? On met la main sur les instances représentatives du personnel. Ainsi, en trente ans, le groupe Orpea n’a jamais été soumis à aucun contrôle : ni ses comptes, ni les risques psychosociaux ou les troubles musculo‑squelettiques auxquels sont exposés ses personnels – alors que le secteur est, on le sait, l’un des plus accidentogènes – n’ont fait l’objet de l’audit d’un cabinet d’expertise. De fait, les instances représentatives du personnel ont été neutralisées par la création de toutes pièces du syndicat Arc‑en‑Ciel, qui forme, avec l’UNSA – ainsi, le paysage ne paraît pas trop atypique –, la majorité du CSE. Selon les résultats des dernières élections professionnelles, intervenues en 2019, la représentation syndicale au sein du groupe Orpea – groupe international, je le rappelle, qui emploie environ 30 000 salariés en France – est composée du syndicat Arc‑en‑Ciel, que personne ne connaît, de l’UNSA et de la CGT. Cela n’existe dans aucune entreprise comparable ! Le groupe a poussé la logique de son système jusqu’à contrôler ses salariés.

Cinq élus de la CGT sont actuellement sous le coup d’une sanction disciplinaire qui peut aller jusqu’au licenciement. Il est urgent d’agir ! J’ai moi‑même été licencié l’année dernière. La machine à broyer ne s’est pas arrêtée. À l’heure où nous parlons, on range les dossiers ; l’ensemble des directeurs d’exploitation du groupe ont été contactés par la direction des ressources humaines et les services financiers, qui leur ont demandé de mettre à jour l’ensemble de leurs documents. Nous en avons les preuves : il y a une semaine, à 3 heures du matin, le directeur d’un EHPAD de Nancy était dans son bureau avec un responsable régional et les ressources humaines au téléphone : les classeurs étaient sortis et les ordinateurs en train de tourner. Le nettoyage est en cours.

Depuis trop longtemps, j’entends dire : « nous allons agir », « nous allons faire des rapports »... Des rapports, il en existe treize ! Les constats sont connus : la maltraitance institutionnelle ne fait plus de doute. Et, une fois encore, vous nous dites que vous allez prendre des mesures. Je vous le demande solennellement : quand ? Les salariés, les résidents et leurs familles veulent une date.

Mme Mireille Stivala. Tout à l’heure, on a parlé de courage politique. Aujourd’hui, les familles, les organisations syndicales représentant les salariés – qui ont toujours dénoncé la situation, quelle que soit la couleur du Gouvernement –, demandent que des mesures soient prises immédiatement. La première d’entre elles consisterait à avoir le courage politique de condamner la complaisance dont ont parfois fait preuve la puissance publique et certains élus politiques et d’associer les organisations syndicales représentatives dans le secteur de la santé et de l’action sociale aux futures discussions. Car, pour le moment, notre ministère de tutelle, le ministère des solidarités et de la santé, ne les a toujours pas réunies pour évoquer ce dossier. Dans tous les autres pays, le rôle des organisations syndicales est considéré à sa juste valeur ; nous souhaitons qu’en France, elles occupent à nouveau une place centrale dans le dialogue social. Si elles ne sont pas prises en considération, les salariés, qu’elles représentent, ne sont pas reconnus.

La situation dont nous discutons, les salariés, les résidents et leurs familles la vivent au présent. Ils veulent des réponses immédiates, puisque le Gouvernement est encore en place pour quelques semaines. Nous espérons par ailleurs que les candidats à l’élection présidentielle s’empareront de l’enjeu majeur que sont le vieillissement de la population et la prise en charge des personnes âgées. Bien entendu, tout le monde l’a dit, il faut augmenter les effectifs, donc le ratio de personnel, dans les EHPAD. Cessons de parler de dépenses à ce propos : c’est une richesse pour la collectivité que d’investir dans ce secteur et, plus généralement, dans la santé – car l’hôpital public ne se porte pas beaucoup mieux que les EHPAD. C’est le tout qu’il faut revoir en profondeur.

À propos du dialogue social, je vais citer un exemple. Lorsqu’on a discuté des revalorisations salariales dans le cadre du Ségur de la santé, l’ensemble des organisations syndicales se sont émues du fait que le Gouvernement finance ces revalorisations dans le secteur privé lucratif, car les groupes concernés ont parfaitement les moyens de les financer eux‑mêmes. Comment ces groupes ne se sentiraient‑ils pas puissants ? Des gestes sont faits en leur faveur malgré l’opposition unanime des organisations syndicales ! Cela doit cesser. Nous sommes souvent écoutés, mais nous ne sommes pas entendus.

Mme la présidente Fadila Khattabi. Je tiens à préciser que Mme Bourguignon, ministre déléguée chargée de l’autonomie, a diligenté deux enquêtes, confiées respectivement à l’Inspection générale des affaires sociales et à l’Inspection générale des finances. Elle sera elle‑même entendue par notre commission à la fin de ce cycle d’auditions, et il est probable qu’elle présente des propositions à cette occasion.

Mme Mireille Stivala. Nous avons rencontré Mme Bourguignon, qui a effectivement réagi rapidement, mais ce n’est pas le cas de notre ministre.

Mme la présidente Fadila Khattabi. Elle travaille tout de même aux côtés du ministre des solidarités et de la santé.

M. Dominique Chave. Pourquoi, nous a‑t‑on demandé, les faits rapportés ne sont‑ils pas dénoncés par les salariés, notamment par les délégués et mandatés syndicaux ?

En 2018, Hella Kherief, alors salariée du groupe Korian, a été virée pour avoir dénoncé le manque de matériel, en particulier de couches – elle a écrit un ouvrage à ce sujet et est intervenue récemment dans les médias. Actuellement salariée du groupe ELSAN, elle travaille à la clinique Bonnefon, à Alès, dans le Gard. Désignée, il y a quelques semaines, représentante syndicale, elle se trouve de nouveau sous le coup d’un licenciement pour avoir dénoncé des dysfonctionnements. Son cas illustre ce qui se passe dans ces groupes marchands : dès lors que l’on décide de porter la voix des salariés, on est blacklisté, intimidé, puis visé par une procédure de licenciement.

Siham Touazi, déléguée syndicale à l’EHPAD de Château de Neuville – propriété du groupe privé à but lucratif Epinomis, membre du SYNERPA – est en grève depuis cinquante jours ; elle aussi est sous le coup d’une mesure de licenciement.

Enfin, mon homologue de la CFDT a rappelé que 15 millions d’euros avaient été proposés à Victor Castanet pour qu’il renonce à publier son ouvrage. En 2010, la CGT a été infiltrée par cinq salariés, embauchés par le groupe Orpea pour étudier la manière dont fonctionne notre organisation syndicale. L’un d’entre eux a réussi à se hisser jusqu’aux instances nationales du groupe en se faisant élire sur nos listes – nous nous sommes bien fait blouser ! Lorsque la CGT a décidé de porter plainte, le groupe Orpea a également tenté de nous acheter, en nous proposant la modique somme de 4,2 millions d’euros. Lorsqu’on se sent tout‑puissant et qu’on a les moyens, on est prêt à tout acheter...

M. Gilles Gadier. Vous nous avez demandé si nous avions d’autres exemples de maltraitance. Encore faut‑il la définir : où commence la maltraitance ? En quoi consiste‑t‑elle ? À quel niveau se situe‑t‑elle ? Vous savez, c’est très simple. Divisez la somme des temps de présence de l’ensemble des effectifs par le nombre de résidents, vous obtiendrez le temps consacré à chacun d’eux ; divisez‑le par le nombre de tâches à effectuer, et vous comprendrez immédiatement où se situe le problème – cela vaut pour n’importe quel EHPAD, qu’il soit public ou privé, qu’il appartienne à Orpea ou à un autre groupe. La maltraitance est institutionnelle, et même systémique : elle est inhérente au système de fonctionnement des établissements et à l’absence de normes.

Qu’en est‑il de l’attractivité ? Depuis 2016, le taux d’incidence dans le secteur des EHPAD dépasse celui qui prévaut dans le secteur du bâtiment et des travaux publics. Non seulement nos professions ne sont pas attractives, mais les salariés sont cassés, rendus malades par leur travail. Qui plus est, cela a un coût pour la société, notamment sur le plan de la formation, car il faut former d’autant plus de personnes que la durée de vie au travail diminue à cause des conditions de travail. Or, dans le même temps, je le rappelle, on supprime les CHSCT, que l’on remplace, dans la fonction publique, par une formation spécialisée en matière de santé, de sécurité et de conditions de travail, laquelle n’est obligatoire qu’au‑delà d’un seuil d’effectifs fixé à deux cents agents, seuil que n’atteint aucun EHPAD de France. C’est une véritable anomalie ! Comment peut‑on considérer les EHPAD comme une structure comme une autre alors que, dans ce secteur, le taux d’incidence avoisine 40 % ? C’est dramatique.

J’en viens à la question des lanceurs d’alerte. Dans les établissements d’Orpea, on pourrait afficher le numéro 3977 sur tous les murs, cela ne servirait à rien : on sait le sort qui est réservé aux éventuels lanceurs d’alerte. La loi punit le fait de ne pas dénoncer une situation de maltraitance dont on a connaissance d’une peine de trois ans de prison et d’une amende de 45 000 euros. La coercition existe donc, mais force est de constater qu’elle ne fonctionne pas. Si je voulais être provocateur, je poserais la question : faut‑il condamner l’ensemble des salariés d’Orpea pour ne pas avoir dénoncé ce système ? Bien évidemment non : les salariés sont des victimes.

Quant aux « faisant fonction », ils coûtent moins cher. Non seulement ils assument des tâches qui ne sont pas les leurs, mais on a créé une validation des acquis de l’expérience professionnelle pour leur permettre d’obtenir un diplôme qu’ils n’ont pas, précisément parce qu’ils n’ont pas suivi la formation adéquate ! Cela démontre bien que personne n’ignore la manière dont le système est organisé.

S’agissant du secteur privé, ce qui se produit est suffisamment grave pour justifier la remise en cause des agréments. Je ne dis pas qu’il faut fermer les structures – nous en avons besoin –, mais il faut lier l’agrément au respect de nouvelles exigences et de nouvelles normes.

Enfin, on parle du statut d’entreprise à mission et de la place qui serait faite aux salariés. Si je voulais être encore une fois provocateur, je demanderais si ces salariés appartiennent à l’organisation syndicale Arc‑en‑Ciel... Tant que l’on ne mettra pas un coup de pied dans la fourmilière, nous n’avons aucune raison de penser que les choses changeront : on connaît le mode de financement et les exigences de rentabilité du système marchand.

M. Johann Laurency, secrétaire fédéral de la branche public de la FOSPSS. De très nombreux « faisant fonction » sont employés dans la fonction publique territoriale : ils sont engagés en tant qu’agents sociaux mais ne sont pas rémunérés au même niveau que les aides‑soignants et aides‑soignantes, surtout depuis que ces derniers sont classés en catégorie B. Par ailleurs, des personnels sont recrutés sur des temps non complets – ce que l’on appelle le temps partiel subi dans le secteur privé. Ces collègues, qui gagnent 600 ou 700 euros par mois et ont des conditions de travail difficiles, ont tout intérêt à chercher un emploi ailleurs.

J’insiste également sur la suppression des CHSCT. Comme l’a dit Gilles Gadier, en deçà du seuil de deux cents agents, la formation spécialisée en matière de santé et de sécurité au travail n’est pas obligatoire.

Je conclurai par une question : si les nouveau‑nés étaient traités comme nos anciens, ne croyez‑vous pas que l’on aurait réagi depuis longtemps ?

Mme Catherine Rochard. Je souhaite apporter quelques précisions sur la situation des salariés et la représentation des personnels au sein du groupe Orpea.

Le problème réside dans le choix politique qui a été fait il y a plus de vingt ans, lorsque les pouvoirs publics ont décidé de confier la prise en charge de la dépendance au secteur libéral et commercial. Nous n’avons pas affaire à des philanthropes, mais à des financiers dont l’objectif est de réaliser des bénéfices et de satisfaire leurs actionnaires. Si l’on ne met pas un coup d’arrêt à leur intervention dans ce secteur, on n’en sortira jamais ! J’ajoute que la simplification du code du travail leur permet de réduire encore leurs coûts, donc d’augmenter leurs bénéfices, en leur permettant de recourir beaucoup plus facilement à des contrats précaires. Or, dans les EHPAD du secteur privé commercial, les contrats de ce type sont si nombreux que l’on peut s’interroger sur les conséquences d’une telle pratique sur la prise en charge des personnes âgées.

Autre point important : tant que la représentation syndicale sera verrouillée par l’employeur, il est vain de croire que le statut d’entreprise à mission et la présence de salariés dans les comités changeront quoi que ce soit. On l’a bien vu avec le comité d’entreprise européen d’Orpea : comme le syndicat Arc‑en‑Ciel n’en détient pas le secrétariat, il ne fonctionne pas. Dès lors que même les inspecteurs du travail ne peuvent pas remplir leur mission, comment voulez‑vous que les représentants du personnel soient protégés ?

Il y a plus de vingt ans, chaque établissement du groupe Orpea de plus de cinquante salariés comprenait un comité d’entreprise. Puis les dirigeants ont voulu créer des comités d’entreprise régionaux. Nous nous sommes prononcés contre ce projet – c’est la première bataille que nous avons menée –, mais ils se sont assis sur les décisions de justice et nous ont évincés les uns après les autres pour parvenir à leurs fins. Ils ont commencé par créer quatre comités d’entreprise régionaux pour n’en garder finalement qu’un seul. Alors, la boucle était bouclée : ils avaient supprimé toute représentation du personnel dans les établissements et pouvaient ainsi poursuivre leur management par la terreur. Or la question de la représentation du personnel est cruciale si l’on veut que les personnes âgées soient correctement prises en charge, que le travail des personnels soit reconnu et rémunéré à sa juste valeur.

L’amélioration de l’attractivité des métiers passera par une négociation collective avec le SYNERPA au sein de la FHP. Mais une telle négociation est compromise par le simple fait que la réalisation de bénéfices s’accommode mal du dialogue social et de l’amélioration des conditions de travail ainsi que des classifications dans la convention collective. Beaucoup de progrès restent donc à faire au sein de cette fédération en matière de dialogue social et de négociation collective.

M. Yann Le Baron. En tant que représentant de l’UNSA Santé et sociaux public et privé, je souscris aux propos de mes collègues.

Je précise, pour que ce soit clair pour tous – la structuration de l’UNSA ne facilite pas la compréhension –, que c’est l’UNSA Syndicat autonome métiers de la santé (SAMS), absent ce jour, qui siège au CSE d’Orpea ; notre fédération n’y est pas présente, hélas.

Le respect du taux d’encadrement n’aurait pas permis d’éviter le problème – il l’aurait limité –, en particulier au sein du groupe Orpea, où le management a un aspect systémique – mais c’est valable dans d’autres grands groupes privés à but lucratif. En revanche, dans d’autres établissements, il le pourrait. Il convient de ne pas l’oublier.

Qu’en est‑il des conseils d’établissement ? Plus on relocalise, plus on remet l’humain au centre des préoccupations et plus on est proche du terrain, plus c’est simple. La volonté des dirigeants d’Orpea d’éloigner systématiquement la représentation du personnel a favorisé la mise en place de son management, notamment en permettant de shunter les contrôles. En effet, comment ceux‑ci seraient‑ils possibles dès lors que l’inspecteur du travail du siège est seul compétent pour l’ensemble des sites et que les inspecteurs du travail sont de moins en moins nombreux ? L’une des solutions – elle n’est pas parfaite – consiste donc à inverser le processus et à relocaliser au plus près du terrain la représentation du personnel, de manière à la faire vivre dans un dialogue raisonné et raisonnable. Il convient également d’accroître la présence des formations spécialisées en matière de sécurité et de santé au travail, qui sont en mesure d’agir si on leur en donne les moyens.

Quant au 3977, il faut d’abord un affichage dans les établissements. Ce numéro a été si peu médiatisé que les acteurs du secteur eux‑mêmes ne le connaissent pas toujours. Son affichage est d’ailleurs sans doute l’un des indices de la qualité d’un établissement, de même que la publication des comptes rendus des réunions des différentes instances et l’existence d’un véritable dialogue social. Encore faut‑il que les salariés et leurs représentants puissent y avoir recours sans prendre le risque de subir les foudres de leur direction.

Les CVS existent depuis 2004. Fort bien, mais on y discute essentiellement des menus... Ces instances sont mal utilisées, mal dotées sur le plan réglementaire, n’ont aucun moyen véritable et la représentation du personnel y est limitée. Sans doute faut‑il donc revoir l’architecture de ces conseils, de manière qu’ils soient audibles et puissent agir, y compris à l’échelon local.

Que veulent les citoyens ? Pour ma part, je sais plus ou moins ce que veulent les salariés, mais j’ignore ce que veulent les citoyens : c’est à vous de répondre à cette question. Je sais, en revanche, que, depuis trente ou quarante ans, on ne veut plus voir la mort et la maladie. On ignore ce qui se passe dans les EHPAD parce qu’on ne veut pas le savoir. Grâce au courage de Victor Castanet et de ceux de nos collègues qui travaillent au sein du groupe Orpea, le scandale a éclaté, mais les exemples sont nombreux : il suffit de fouiller un peu pour les découvrir. Par exemple, lorsqu’il n’y a que soixante‑dix biscottes pour quatre‑vingts résidents, vous êtes contraint de les couper. Si vous n’avez pas le temps de faire la toilette des résidents, vous en êtes réduit à faire de fausses toilettes en vous contentant de leur laver le visage et les mains. C’est une véritable maltraitance, mais elle est institutionnelle, liée au manque de moyens. Les personnels n’y sont pour rien. Ils sont plongés dans ce qui ressemble à l’expérience de Milgram, écrasés par le système.

Les grands groupes financiers ont des moyens colossaux, inimaginables – on le mesure lorsqu’on apprend, par exemple, que 4 millions d’euros ont été proposés à nos collègues de la CGT. Cela soulève la question du financement du système de santé privé à but lucratif. Imaginez que, demain, la sécurité sociale rembourse une salle de bains par an aux Français : les plombiers deviendraient une force financière colossale ! On peut faire du privé lucratif – c’est honorable, il faut des entrepreneurs –, mais pas avec de l’argent public. Réinvestissons plutôt celui‑ci dans le secteur public, ou alors donnons‑nous les moyens de soumettre ces grands groupes financiers au contrôle d’acteurs institutionnels indépendants. Pour l’instant, le système est totalement permissif, au point qu’il a permis à une véritable hydre de se développer grâce à l’argent public. Et, aujourd’hui, Korian ne jure que par l’entreprise à mission et plaide pour un ratio opposable ? Ne soyons pas dupes ! Ces demandes ont pour seul but de masquer l’impéritie de ces acteurs en matière de prise en charge. Lorsque la poussière sera retombée, on renouera avec les bonnes vieilles méthodes : on licenciera les personnels qu’on aura recrutés, et ce sera reparti pour un tour.

Il faut prendre le problème à sa source et se demander ce qu’il convient de faire pour changer le système de financement, pour le contrôler et pour faire en sorte que les moyens soient véritablement à la hauteur des besoins. Tous les contrôles qui étaient possibles ne le sont plus. Il faut donc faire machine arrière, pour les restaurer et réhabiliter l’exercice démocratique, syndical ou politique, au cœur d’un système qui nous en a privés.

Mme Anissa Amini. Puisque nous savons ce qu’il en est du dialogue social au sein du groupe Orpea – à présent, c’est à la justice de faire son travail –, je souhaiterais évoquer la situation de Korian, dont vous avez auditionné la directrice générale, Mme Sophie Boissard. Au sein de ce groupe, les problèmes ne se posent peut‑être pas à la même échelle, mais Korian suivait un chemin qui, si l’affaire Orpea n’avait pas éclaté, aurait pu le conduire à la même situation. Dans certains établissements du groupe, le dialogue social est complètement rompu. Les organisations syndicales qui dérangent – SUD‑Santé sociaux et d’autres, représentées ici – sont marginalisées.

En ce qui concerne les contrats, nous demandons le recrutement en CDI de salariés formés – j’insiste sur ce terme – car, on l’a dit, la personne âgée est fragile ; elle a besoin d’une prise en charge spécifique. Pour l’instant, ce n’est pas le cas ; les directions nous disent qu’elles n’arrivent pas à recruter. Nos métiers, c’est vrai, ne sont plus attractifs, mais comment voulez‑vous que la personne qui postule dans un EHPAD ne renonce pas lorsqu’on lui communique la liste des tâches qu’elle devra accomplir en une journée ? Elle sera seule – ou, au mieux, accompagnée d’un collègue – pour s’occuper de vingt‑cinq résidents et notamment préparer le petit-déjeuner, les médicaments... À ce propos, vous nous avez interrogés sur les « faisant fonction ». Un agent hospitalier ou un auxiliaire de vie remplit le rôle d’une aide‑soignante diplômée pendant que celle‑ci se voit confier les tâches d’une infirmière. Ces « faisant fonction » se mettent en danger en faisant autre chose que ce pour quoi ils ont été formés et diplômés. Cela devrait au moins être encadré par la loi, mais la loi est bien souvent faite pour protéger les mauvaises personnes – c’est en tout cas ce que l’on ressent sur le terrain.

Toujours est‑il que la personne qui postule dans un établissement renonce quand on lui présente sa fiche de poste parce que ce n’est pas pour cela qu’elle a passé son diplôme. Elle a été formée pour prendre en charge une personne âgée, en prenant le temps de s’occuper d’elle, de la doucher, de lui faire son brushing, de papoter avec elle...

Ce ne sont pas les salariés qui doivent être contrôlés, mais les établissements privés à but lucratif. Vous rendez‑vous compte que les directions sont informées avant chaque contrôle ? Ceux‑ci devraient être inopinés. Si l’on n’a rien à cacher, cela ne devrait pas poser de problème. Et qu’on ne nous dise pas qu’il faut du temps pour préparer les dossiers : ce qui doit être contrôlé, c’est la manière dont les résidents sont pris en charge, les questions administratives passent après. Une salariée de Korian m’a raconté que, pendant son service, la directrice, informée d’un contrôle de l’ARS, lui avait demandé de ranger rapidement les lève‑malades, les verticalisateurs, pour qu’ils ne traînent pas dans le couloir. Elle lui a répondu : « Excusez‑nous, mais on travaille et, lorsqu’on travaille, oui, il y a des verticalisateurs et des chariots de nursing dans les couloirs ! » Avant chaque contrôle, les directions se rendent dans les services et répercutent sur les salariés la « pression », la peur qu’elles ressentent – on se demande pourquoi, d’ailleurs. Bizarrement, c’est assez drôle, le jour de la visite de l’ARS, la direction, les cadres de santé commencent à 6 heures du matin, à la même heure que les autres salariés.

Mme Audrey Padelli. Quand j’entends dire qu’il ne s’agit pas seulement d’un problème de financement, je suis choquée. C’est ce que l’on nous rétorque toujours : « On n’a pas l’argent. » Lorsque j’étais agent des services hospitaliers – je faisais le ménage – et déléguée du personnel dans le privé associatif, c’est déjà ce qu’on me répondait quand je défendais mes collègues, dont les conditions de travail étaient très difficiles : « On n’a pas les budgets ! » Alors, à 33 ans, j’ai décidé de retourner à l’école, et je suis revenue dans le milieu hospitalier avec un diplôme de comptable sanitaire et social. Aujourd’hui, on ne peut plus me dire qu’on n’a pas les budgets : quand on voit où ils passent, à quels corps de métiers ils vont, il y a de quoi être révolté !

Lorsqu’il y a un contrôle, les plannings sont modifiés à la dernière minute, et on retrouve sur les lignes de planning des personnes retraitées ou en arrêt maladie, tout simplement pour faire croire qu’on a le personnel. Ce serait peut‑être difficile pour les membres du Gouvernement, mais je vous propose de tenter une immersion dans un EHPAD : vous constaterez les manquements par vous‑mêmes.

Enfin, juste un mot sur les CVS. Il faudrait qu’y siège une personne indépendante des familles et de l’établissement, dotée d’un réel statut et formée à cette tâche ; elle pourrait saisir les autorités lorsque c’est nécessaire, parce que les familles et les salariés ont peur de parler. Cela permettrait de délier les langues.

M. Loïc Le Noc. J’ai oublié de vous parler d’une spécificité de notre secteur : les bulletins de paie négatifs. Lorsqu’on est en arrêt de travail, on est indemnisé par la sécurité sociale et la prévoyance. Or tous les groupes ont externalisé la prévoyance, de sorte qu’entre l’arrêt maladie et le moment où l’on perçoit les indemnités journalières de prévoyance, il se passe des semaines, voire des mois. Je viens de recevoir un courriel d’une collègue salariée du groupe Ramsay, dont l’assureur, AGEO Assurances, refuse de lui verser ses indemnités journalières au motif qu’elle n’a pas transmis l’ensemble de ses résultats d’analyses biologiques et d’examen d’imagerie médicale attestant la nécessité de son arrêt de travail. Bien entendu, il n’a pas le droit ! Mais croyez‑vous qu’Orpea avait le droit de faire tout ce qu’il a fait ? C’est très révélateur du système.

M. Didier Martin. En ce qui concerne les conditions de travail et la gestion du personnel, ma conviction est que le dialogue social est la véritable garantie du bien‑être et du confort des résidents ainsi que de la qualité du service. À partir du moment où le dialogue social a été dévoyé au sein du groupe Orpea, l’objet même des EHPAD a été remis en cause.

Vous avez eu des mots très forts : « discrimination », « chasse aux sorcières », « représailles », élections professionnelles « orientées », voire « truquées »... La représentation nationale vous demande de lui fournir des éléments formels qui étayent ces affirmations pour qu’elle puisse faire en sorte que cela change. Il est temps de maltraiter Orpea comme Orpea a maltraité le dialogue social car, dans ces conditions, c’est en définitive l’humain et la qualité de votre travail qui sont remis en cause.

Je vous demande donc d’adresser des éléments à notre commission. Nous avons besoin de ce diagnostic pour proposer des mesures fortes de nature à rétablir l’équilibre social et la démocratie au sein du groupe Orpea.

M. Guillaume Gobet. Le dossier est prêt : nous disposons de tous les éléments, notamment des courriers qui ont été envoyés aux différentes tutelles, en particulier à l’inspection du travail et aux départements. Depuis dix ans que je suis délégué syndical, je monte des dossiers. Nous avons donc des éléments concernant certains établissements, sur la situation desquels nous avons lancé l’alerte. Ils nous seront utiles pour étayer nos dépôts de plainte au sujet des élections professionnelles – nous attendons la date de l’audience du référé.

S’agissant des discriminations syndicales, des affaires sont en cours : certains représentants ont déjà saisi le tribunal. Nous allons également monter un dossier collectif. Je rappelle que la CGT avait au moins cinquante‑six délégués du personnel dans le cadre de l’ancienne organisation ; nous n’en avons plus un seul : ils ont disparu ! Nous avons très peu de visibilité car, dans ce groupe, l’omerta règne partout et il est difficile de suivre les salariés. Lorsque j’habitais Clermont‑Ferrand et qu’un salarié était licencié à Nice, je m’y rendais par mes propres moyens, sans aucun soutien. Mais nous sommes très pugnaces, à la CGT.

M. Dominique Chave. Les éléments factuels concernant la fraude aux élections professionnelles, nous les avons, grâce à une personne qui travaillait à l’intérieur. Ils sont, pour l’instant, entre les mains de nos avocats – nous ne les avons même pas transmis à la CFDT et à FO, attendant que le mystère, qui n’en est plus un, soit éclairci. Un référé est en cours, dont nous devrions connaître la date de l’audience dans les jours à venir.

Mme la présidente Fadila Khattabi. Je vous remercie beaucoup pour vos éclairages et pour vos propositions qui, pour certaines d’entre elles, seront certainement reprises.

 

2.   Audition conjointe : Fédération française des associations de médecins coordonnateurs en EHPAD (FFAMCO) : Dr Pascal Meyvaert, vice‑président ; Association nationale des médecins coordonnateurs et du secteur médico-social (Mcoor) : Dr Odile Reynaud-Levy, vice‑présidente

 

Dans le cadre des auditions sur la situation dans certains établissements du groupe Orpea, la commission organise une table ronde réunissant le Dr Pascal Meyvaert, viceprésident de la Fédération française des associations de médecins coordonnateurs en EHPAD (FFAMCO), et le Dr Odile Reynaud-Levy, viceprésidente de l’Association nationale des médecins coordonnateurs et du secteur médico-social (Mcoor) ([69]).

Mme la présidente Fadila Khattabi. Nous poursuivons nos auditions sur la situation dans certains établissements du groupe Orpea en entendant des représentants des médecins coordonnateurs, après ceux des directeurs et des personnels des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD).

Dr Odile ReynaudLevy, viceprésidente de l’Association nationale des médecins coordonnateurs et du secteur médico-social (Mcoor). L’association que je représente réunit des médecins coordonnateurs de chacun des secteurs, public, privé associatif et privé commercial. Il n’y a de procès à faire ni aux uns ni aux autres ; la situation est nationale et connue de la majorité des gens qui travaillent dans le secteur médico‑social depuis une quinzaine d’années. Différents rapports l’ont relevé, le taux d’encadrement par des soignants dans les EHPAD est très insuffisant : 0,53 équivalent temps plein (ETP) par résident, alors que la Défenseure des droits préconise un ratio de 0,8 et que le rapport des professeurs Claude Jeandel et Olivier Guérin recommande un ratio de 0,61. Le taux d’encadrement global est très disparate entre les établissements publics et les établissements privés, associatifs et commerciaux – les derniers chiffres disponibles de la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques, datant de 2015, montrent qu’il est supérieur dans le public.

L’encadrement insuffisant dans le secteur médico‑social pour les personnes âgées dépendantes est donc le premier constat. Son augmentation figurait d’ailleurs parmi les principales revendications des premières grèves des soignants d’EHPAD, en 2018.

Le second point à relever concerne le financement des EHPAD et de la dépendance. Les patients entrent en maison de retraite avec des pathologies de plus en plus lourdes et nombreuses ; les durées de séjour sont de plus en plus courtes, ce qui signifie qu’ils y entrent en étant de plus en plus malades. Or seule la dépendance est cotée, alors que la question du soin se pose aussi. La dépendance n’est pas une fatalité du grand âge : elle est liée à des accumulations de pathologies et de comorbidités qui rendent les individus dépendants. Si l’on ne prend pas en compte le soin, on continuera à constater des défauts dans la qualité de la prise en charge de nos aînés.

M. Pascal Meyvaert, viceprésident de la Fédération française des associations de médecins coordonnateurs en EHPAD (FFAMCO). Je suis médecin coordonnateur en EHPAD depuis 2003 : j’entends le même refrain de l’EHPAD‑bashing depuis presque vingt ans. Je tiens à rendre hommage au personnel de ces établissements. Le déficit en ressources humaines, particulièrement en soignants, est chronique, et il est devenu suraigu depuis près de deux ans que dure la crise sanitaire, engendrant une grande souffrance.

Au début de la crise, un grand élan de solidarité s’est manifesté au sein des EHPAD pour faire front devant la vague épidémique. Aujourd’hui, le personnel, autant médical, et paramédical qu’aide‑soignant et infirmier, est épuisé. Dans mon établissement, en raison de cas de covid, nous nous sommes retrouvés avec une seule infirmière sur trois : elle a travaillé, de jour et de nuit, plus de 120 heures sur la semaine, et cela dure depuis quinze jours. Nous n’avons plus d’aides‑soignantes, il n’y a plus de ressources d’intérim et la fameuse réserve des agences régionales de santé (ARS) est une coquille vide – nous le disons depuis deux ans, nous n’avons jamais obtenu de ressources par ce biais. Ce personnel, qui, il y a deux ans, se serrait les coudes pour apporter le plus d’humanité possible aux résidents, est aujourd’hui dans un état de sauve‑qui‑peut : il pense avant tout à lui‑même et de moins en moins à nos aînés. C’est catastrophique.

Le livre en cause concerne le privé commercial, mais si l’on faisait la même enquête dans n’importe quel EHPAD public de France, le constat serait le même : le manque d’effectifs est généralisé. Ils travaillent selon un mode minimaliste, se demandant quelles personnes ils vont pouvoir lever puisqu’ils ne sont pas assez nombreux pour lever tout le monde, supprimant des toilettes pour avoir le temps de nourrir tout le monde. Voilà où nous en sommes aujourd’hui !

Le vrai souci, selon moi, c’est la maltraitance institutionnelle. Dans le public comme dans le privé associatif, il n’est pas question d’actionnariat ni de revenus du capital. Le problème est celui du financement accordé aux établissements, qui n’est pas digne des aînés dont nous avons la charge.

Mme Véronique Hammerer (LaREM). Nous avons auditionné des proches des résidents qui ne s’étaient jamais rencontrés mais dont les témoignages comportaient les mêmes indications de maltraitance, de dysfonctionnements, voire d’intimidation. Plusieurs ont rapporté une même scène, dans laquelle les familles souhaitant soulever des problèmes se retrouvaient face à une sorte de jury – c’est le nom que m’a inspiré la configuration décrite –, composé de dirigeants et d’administrateurs d’Orpea, mais pas de médecins coordonnateurs. Avez‑vous eu connaissance de ces « jurys » ? Savez‑vous pourquoi les médecins coordonnateurs d’Orpea en ont été écartés ? Pourriez‑vous nous préciser le rôle des médecins coordonnateurs dans le système Orpea ?

Certains résidents ont subi des rationnements, ont été abusés ou ont connu une fin de vie dramatique : avez‑vous déjà reçu des plaintes à ce sujet ? Plus généralement, observez‑vous une différence entre les établissements publics et les établissements privés lucratifs ? Avez‑vous eu des remontées et si oui, quelle a été votre façon d’opérer ? Tous ces témoignages nous portent à croire que de réels dysfonctionnements existent dans ces EHPAD.

Avez‑vous des pistes de réflexion sur l’amélioration de la profession de médecin coordonnateur ?

M. Bernard Perrut (LR). Au‑delà du cas du groupe Orpea, on constate un manque, sinon l’absence, de médecins coordonnateurs, que les établissements soient publics ou privés. Quel est le rôle réel de ces médecins ? Quelle est leur liberté ? Dans la mesure où ils ne peuvent ignorer ce qu’il se passe dans les établissements, comment font‑ils remonter l’information ?

Quelle est la place des familles dans les établissements ? Quelle est la nature des liens qui sont entretenus avec elles ? Quelles informations sur l’état de santé des résidents leur sont‑elles délivrées ? Comment les faire participer au choix des protocoles de soins ? Est‑il vraiment utile d’inscrire dans la loi, comme le demande la Défenseure des droits, un droit de visite ? La présence d’un médiateur extérieur, que les résidents et les familles pourraient contacter en cas de problème, permettrait‑elle une meilleure communication, une transparence avec les établissements ? Les résidents et les familles doivent‑ils être davantage associés au fonctionnement des EHPAD ?

Les instances de contrôle doivent jouer pleinement leur rôle. Avez‑vous assisté à des contrôles des ARS ou des départements dans les établissements ? Comment mettre en œuvre une véritable politique de prévention de la maltraitance de nos aînés dans les établissements publics comme privés ? Faut‑il rendre obligatoire la présence d’un médecin coordonnateur dans chaque EHPAD ?

Enfin, je souhaiterais connaître votre avis sur le manque de personnel, notamment la nuit.

Mme Michèle de Vaucouleurs (Dem). Pouvez‑vous nous préciser le taux d’encadrement propre aux médecins coordonnateurs au sein des établissements ? Je souhaiterais savoir également ce qu’a changé pour vous la possibilité d’étendre vos capacités de prescription.

La dépendance n’est pas une fatalité, avez‑vous dit. Quels leviers d’action pouvez‑vous utiliser auprès de l’équipe présente au sein de l’établissement pour maintenir l’autonomie des personnes ? Quel est votre pouvoir en la matière et quelle est votre possibilité de suivi des préconisations que vous pouvez faire ?

Mme Christine Pires Beaune (SOC). Le ratio de temps de médecin coordonnateur est‑il suffisant ? Le partage de temps d’un médecin coordonnateur entre plusieurs établissements vous semble‑t‑il être une bonne pratique ? J’ai souvent reçu des plaintes de familles liées à l’absence du médecin coordonnateur, celui‑ci se trouvant à 150 kilomètres de l’établissement – je peux vous donner un exemple précis, qui concerne un groupe privé lucratif autre qu’Orpea.

Quel est le protocole à suivre lorsque vous constatez des maltraitances ?

À combien estimez‑vous le manque de médecins coordonnateurs, ne serait‑ce que pour satisfaire les besoins identifiés ?

Mme Annie Chapelier (Agir ens). Le problème de l’insuffisance d’encadrement me semble parallèle à celui de la désertification médicale. Cette hémorragie de personnel, qui concerne non seulement les EHPAD mais aussi tout le système de santé hospitalier, privé et public, connaît une accélération très inquiétante. En 2019, un décret a autorisé les médecins coordonnateurs à prendre le relais en cas d’absence ou de carence du médecin traitant. Quel bilan en tirer après deux ans et demi d’application ? Cela a‑t‑il créé des conflits entre professionnels de santé ? Ce décret a‑t‑il répondu aux besoins sur le terrain ?

Le métier de médecin traitant connaît une crise durable d’attractivité. Diriez‑vous que votre profession est encore plus touchée par cette crise ?

Depuis le début de mon mandat, je travaille à une redéfinition de la pratique avancée infirmière. Il me semble qu’une infirmière en pratique avancée (IPA) en gériatrie et soins palliatifs permettrait de faire le lien entre soignants de proximité, corps médical et personnes âgées, d’assurer une application des soins palliatifs de meilleure qualité, et d’améliorer l’encadrement et l’organisation du travail. Verriez‑vous d’un bon œil la création d’une IPA en gériatrie ? Pensez‑vous que cela offrirait un meilleur suivi aux patients et aux résidents ?

Mme Valérie Six (UDII). Le rôle du médecin coordonnateur est important et reconnu. En charge de l’élaboration et du suivi du projet de soins dans l’établissement, il n’assure pas le suivi médical individuel mais s’inscrit dans une prise en charge globale définie en concertation avec l’équipe des professionnels de santé de l’EHPAD. Quelle part prend‑il dans les relations avec les familles dans le trinôme qu’il forme avec le directeur et l’infirmière coordonnatrice ?

Le médecin coordonnateur donne son avis sur l’adéquation de l’état de santé du résident avec son admission dans un EHPAD au vu des examens diligentés par le médecin. Pouvez‑vous nous affirmer que cet examen a bien lieu systématiquement ?

Le rapport Libault propose de réorganiser les évaluations lors d’une admission en EHPAD, notamment en permettant à l’infirmière et au médecin coordonnateur de réaliser l’évaluation globale de la personne avec un gériatre pour apprécier la nécessité de recourir à un spécialiste. Quel est votre avis sur cette préconisation ?

Que pensez‑vous de l’idée de mettre en place des référents familles dans l’ensemble des établissements afin de garantir la bonne information de celles‑ci ?

On recenserait en France 3 000 médecins coordonnateurs pour environ 7 200 EHPAD et un poste non pourvu depuis plus de six mois dans 10 % des EHPAD. Comment remédier à cette pénurie ? Le Premier ministre a annoncé qu’il envisageait de combler quelques failles du Ségur de la santé en revalorisant la rémunération des médecins coordonnateurs. Que proposez‑vous pour améliorer l’attractivité du poste ? Faudrait‑il créer une formation diplômante au métier de médecin coordonnateur en EHPAD ?

Mme Monique Iborra. Ce qui sautait aux yeux dans le rapport que j’ai coécrit avec Caroline Fiat en 2018, c’est la sous‑médicalisation des EHPAD, avec ses conséquences sur la qualité des soins. À l’époque, 30 % des établissements n’avaient pas médecin coordonnateur. Quel est donc le statut de ces médecins ? La plupart d’entre eux assurent des vacations dans plusieurs EHPAD ; leur présence n’est donc pas permanente. Certes, c’est la médecine libérale qui intervient dans les EHPAD, mais ne pensez‑vous qu’il faudrait avoir un médecin coordonnateur salarié dans chaque établissement ?

Dans les groupes privés commerciaux, les médecins coordonnateurs sont deux ou trois par région et ils ne sont pas sur le terrain. Cette situation est‑elle acceptable ? Les associations sont‑elles prêtes à modifier leur type d’interventions ? Celles‑ci me paraissent insuffisantes au regard du nombre de personnes malades dans les EHPAD, qui ont besoin d’une présence médicale beaucoup plus constante.

M. Didier Martin. Que vous manque‑t‑il pour avoir une meilleure pratique ? Votre travail peut‑il être facilité par le développement de www.monespacesanté.fr dans les EHPAD, avec, par exemple, la dématérialisation des prescriptions des médecins traitants et la possibilité d’en avoir une trace ?

Pourquoi enregistre‑t‑on encore un déficit de médecins coordonnateurs, alors que ceux‑ci participent au bon fonctionnement des établissements et en sont même le moteur ?

Avez‑vous connaissance de ristournes de laboratoires d’analyses médicales, de factures adressées par les groupes à ces mêmes laboratoires pour des services rendus, ou encore de ristournes accordées par des fournisseurs de dispositifs médicaux ?

Enfin, avez‑vous une évaluation du nombre de prescriptions de régimes hyperprotéinés ?

M. Marc Delatte. Nous sommes tous conscients de la souffrance éthique dans les EHPAD et même au sein de nos hôpitaux publics. La réalité est bien celle‑ci qu’il y a plus d’arrêts maladie chez les aides‑soignantes que parmi les employés du bâtiment. Cela ne veut pas dire que l’on n’a rien fait depuis cinq ans – nous avons augmenté le nombre d’aides‑soignantes, d’infirmières dans les instituts de formation en soins infirmiers, consacré 2,9 milliards d’euros à l’investissement du quotidien et accordé des revalorisations salariales. Reste que la souffrance des soignants est visible de n’avoir plus le temps d’assurer leurs missions premières, comme écouter les résidents ou les accompagner pour marcher.

Même si les EHPAD doivent désormais disposer d’une infirmière de nuit, le manque de personnel reste problématique. Les patients arrivent de plus en plus souvent en EHPAD avec des troubles neurocognitifs et des comorbidités. Le ratio doit donc être ajusté au nombre de lits pour éviter que, dans le modèle très lucratif, la personne soit niée pour ne devenir qu’une source de profits.

Lorsque j’étais médecin généraliste, je n’avais que trois patients en EHPAD, car la majorité des personnes âgées vivaient chez elles. On multipliait les services à domicile, les infirmières et les kinésithérapeutes faisaient un travail formidable. Bouger, c’est vivre ; or nous manquons de kinés.

Que pensez‑vous de la valorisation de l’acte d’écoute dans notre système de soins et dans la prévention ? Faut‑il créer des cellules d’éthique dans les établissements médico‑sociaux ?

Mme Michèle Peyron. Avez‑vous déjà reçu de la part de médecins coordonnateurs des alertes de maltraitance ou de défaillance caractérisée concernant des établissements du groupe Orpea ?

Victor Castanet dénonce des ratios par résident insuffisants, voire inférieurs aux réglementations sanitaires en vigueur. De son côté, le président‑directeur général du groupe Orpea, Philippe Charrier, nous a affirmé que ses établissements dépasseraient les recommandations des ARS à ce sujet. Que pouvez‑vous nous dire de cette situation ?

Dans son rapport « Après la crise covid, quelles solutions pour l’EHPAD de demain ? », publié le 18 janvier dernier, l’Académie nationale de médecine a fait plusieurs propositions concernant l’évolution du rôle du médecin coordonnateur, qu’elle souhaite intensifier. Que pensez‑vous de ces propositions ?

Lors de la conférence des métiers de l’accompagnement social et médico‑social, le Premier ministre a annoncé la revalorisation des salaires de votre profession à hauteur de 40 millions d’euros, mais la situation reste difficile : manque de temps pour les soins, ratio soignants/résidents insuffisant, rémunérations peu attractives, absence de plan de carrière, rappels fréquents du personnel en vacances pour combler les absences ou encore formation insuffisante pour gérer des situations complexes. Quelles seraient vos principales propositions concernant la revalorisation de vos métiers ?

Dr Odile ReynaudLevy. Je veux préciser que l’association Mcoor n’est pas un syndicat ; elle fait partie de la Société française de gériatrie et de gérontologie. Mcoor n’a jamais reçu de plaintes directes de médecins coordonnateurs du groupe Orpea nous faisant remonter des actes de maltraitance institutionnelle dans leurs établissements.

Dr Pascal Meyvaert. De notre côté, nous avons eu quelques retours de médecins, d’Orpea ou d’autres groupes privés, qui estiment manquer d’autonomie dans leur pouvoir de décision – on le ressent beaucoup moins dans le public. Ils se voient imposer par leur direction des orientations de groupe, donc nationales, ce qui en a parfois conduit certains à démissionner. L’année dernière, l’un d’entre eux a démissionné parce qu’il était en désaccord avec la place donnée à l’alimentation dans les priorités budgétaires.

L’alimentation, d’ailleurs, est un réel problème. Avec seulement quelques euros alloués par jour, et pas seulement dans le secteur privé lucratif, il est difficile d’apporter une alimentation variée et équilibrée aux résidents. Le recours aux compléments hyperprotéinés n’est pas surprenant puisque le budget repas n’est pas suffisant pour nos résidents – c’est donc la sécurité sociale qui paie.

Dr Odile Reynaud-Levy. Même s’ils sont soumis à une prescription médicale, sans laquelle ils ne peuvent pas être administrés, l’assurance maladie ne paie plus les compléments nutritionnels par voie orale. C’est l’EHPAD, directement sur son budget, comme il finance les pansements ou certaines aides techniques. Les enveloppes sont fongibles ; il peut donc s’agir en partie d’argent public, mais pas de celui de l’assurance maladie.

Mme Christine Pires Beaune. Avez‑vous déjà été témoin d’injonctions aux médecins de prescrire des compléments alimentaires ? Cela fait‑il partie des dérapages que vous avez pu constater ?

Dr Odile Reynaud-Levy. Je n’ai pas eu le temps de lire le livre de M. Castanet – ma priorité, c’est d’abord de soigner les patients. À ma connaissance, notre association n’a pas eu ce type de retour des collègues. Cela ne veut pas dire que cela n’existe pas ou que c’est valable pour tout le monde. Des confrères ont‑ils été forcés de faire de telles prescriptions ? Je l’ignore.

Dr Pascal Meyvaert. J’ai eu connaissance de pressions concernant les achats de protections pour les résidents incontinents. Ces achats peuvent être financés par de l’argent public mais pas directement par l’assurance maladie.

Mme Monique Iborra. Les pansements et tous les soins sont pris en charge par l’assurance maladie ; la dépendance l’est par le conseil départemental. Dans tous les cas, il s’agit d’argent public.

Dr Odile ReynaudLevy. Qu’a apporté le décret du 5 juillet 2019 portant réforme du métier de médecin coordonnateur en EHPAD ? Il a clarifié ses compétences de prescription par rapport à celles de ses confrères, en particulier pour les psychotropes ou l’antibiothérapie, afin de prendre en compte les spécificités des personnes âgées ainsi que la particularité des problèmes infectieux en EHPAD, qui ne sont pas du même ordre qu’au domicile puisqu’il s’agit d’un lieu de vie communautaire, avec des émergences bactériennes propres. Ces compétences restent néanmoins relativement restreintes et nous ne sommes pas totalement satisfaits.

Le décret a tout de même ceci de positif qu’il précise que le médecin coordonnateur coordonne l’évaluation gériatrique avec les différents acteurs du soin dans l’EHPAD. Or il laisse place à l’interprétation avec la phrase suivante, selon laquelle l’évaluation a lieu « à l’entrée du résident puis en tant que de besoin ». Que signifie « en tant que de besoin » ? Reste qu’on reconnaît la place du médecin coordonnateur en tant que gériatre ainsi que sa spécificité, qui consiste à évaluer un futur résident sur différents plans – locomotion, psychiatrie, insuffisance rénale... – afin de construire son projet de soins et de vie au sein de l’établissement.

Les visites de pré‑admission sont bien inscrites comme faisant partie des missions dévolues aux médecins coordonnateurs, mais il y a des établissements où ces derniers n’ont pas leur mot à dire. Cela fait d’ailleurs partie des problèmes récurrents avec certaines directions d’établissement, qui décident seules de l’admission des résidents et mettent le médecin coordonnateur devant le fait accompli. C’est encore plus pratique quand la décision est prise le vendredi soir à 16 heures et qu’il n’y a pas de médecin coordonnateur à cette heure ! Ce n’est pas normal. Se pose alors la question de la gouvernance et de la façon d’organiser l’accueil et les soins des personnes qui viennent vivre dans ces établissements ? A‑t‑on déjà vu un directeur d’hôpital décider quels patients doivent être accueillis en cardiologie, en gastro‑entérologie ou en médecine interne ?

Nous posons donc la question du rôle du médecin dans ces établissements, alors même que c’est lui qui détient les connaissances médicales permettant d’évaluer l’adaptabilité du résident à l’établissement, en fonction des pathologies dont il a la connaissance.

Dr Pascal Meyvaert. La présence médicale s’exerce, selon une tendance forte, sous le régime du salariat, la question étant de définir pour quelle fonction : coordination ou soin aux résidents ? La position de la FFAMCO est extrêmement claire : il faut distinguer les deux.

Lors des discussions sur le décret de 2019, nous nous étions inquiétés de ce que le soin prenne une part de plus en plus importante au détriment de la coordination. Cela dit, le manque de ressources médicales est une autre source d’inquiétude : augmenter le temps de présence du médecin coordonnateur en EHPAD est une bonne chose, encore faut‑il avoir des médecins coordonnateurs. Les démissions constatées font courir un risque d’éparpillement, donc des difficultés à atteindre le temps imposé par le décret. L’un d’entre vous a évoqué 10 % des établissements sans médecin coordonnateur ; on en est plutôt à plus de 30 %, et je crains que ce taux n’augmente encore. De ce fait, à la question de savoir s’il vaut mieux privilégier le temps de présence du médecin coordonnateur ou sa présence, je privilégierais sa présence.

Nous craignons également une sanitarisation des EHPAD, vers laquelle tendent certains responsables qui prennent prétexte du manque de médecins coordonnateurs pour faire davantage intervenir des médecins gériatres hospitaliers dans les établissements. Ce n’est pas une bonne piste : les postes n’étant déjà pas pourvus dans les services hospitaliers, je vois mal comment les EHPAD pourraient trouver des praticiens. Ceux‑là auraient‑ils seulement envie d’y aller ? Quand un médecin choisit la spécialité de gériatre dans un hôpital, c’est qu’il veut évoluer dans sa carrière. Dans un EHPAD, il s’enfermerait : les perspectives sont quasiment nulles et il n’y a presque aucune revalorisation en cours de carrière, ce qui explique d’ailleurs le manque d’attractivité.

Du reste, les EHPAD ont vraiment besoin de médecins généralistes, tant pour le soin que pour la coordination. Même si certains territoires connaissent un déficit important de médecins généralistes, la ressource reste là et ils peuvent répondre aux besoins. Certes, il faut qu’ils aient une appétence pour la personne âgée et sa prise en charge, et qu’ils soient formés. C’est d’ailleurs aussi notre rôle en tant que médecins coordonnateurs, d’essayer de transmettre notre appétence, nos connaissances de médecin coordonnateur ou de médecin gériatre, aux médecins généralistes qui interviennent en EHPAD. C’est d’autant plus important que cela a aussi des répercussions sur la meilleure prise en charge des personnes âgées à leur domicile, grâce aux connaissances acquises par le médecin en EHPAD.

Mme Monique Iborra. Les médecins généralistes ne sont pas très nombreux – c’est un euphémisme. Dans certains territoires, ils ne sont même pas présents et, quand ils le sont, c’est surtout pour leur clientèle, ce qui est bien normal. Pour certains d’entre eux, venir dans les EHPAD pose vraiment problème et, quand ils arrivent, c’est souvent en urgence et non dans le cadre d’un suivi régulier.

Je partage votre analyse, les médecins hospitaliers ne peuvent venir occuper les postes en EHPAD, mais l’épidémie a bien montré que des équipes extérieures, hospitalières ou autres, sont nécessaires en situation d’urgence ou la nuit, faute de quoi les personnes âgées sont systématiquement envoyées aux urgences hospitalières.

Je comprends votre position, mais la situation actuelle est particulièrement insatisfaisante. Il faut donc essayer d’y remédier.

Mme Annie Chapelier. Je reviens sur la création d’une pratique avancée : pourrait‑elle être une réponse qualitativement et quantitativement plus facilement déployable que d’amener des médecins dans le monde de la gériatrie dans les établissements pour personnes âgées ?

Dr Odile Reynaud-Levy. Notre association soutient vigoureusement la formation d’IPA de gériatrie, avec une spécialisation dans le domaine du médico‑social. L’exercice de la gériatrie, qu’elle soit gériatrique médicale ou gérontologique paramédicale, n’est pas le même en secteur hospitalier et médico‑social. Ce serait un atout supplémentaire pour les EHPAD plateformes que nous proposons dans chaque territoire de santé, qui doivent correspondre, non pas à des périmètres administratifs, mais aux territoires tels qu’ils sont vécus par la population. Il ne doit pas y avoir un modèle d’EHPAD, mais des organisations territoriales souples et adaptables, sinon cela ne fonctionnera pas. Au passage, il en va de même s’agissant de la question d’avoir des praticiens salariés d’EHPAD comme des praticiens hospitaliers : je suis d’accord, il faut délimiter clairement un temps de médecine de coordination et un temps de soins, sinon le soin prend toujours le pas sur la coordination.

Au sein de l’EHPAD, les IPA de gériatrie spécialisés dans le médico‑social faciliteraient le lien entre les différents soignants et les médecins traitants. En remplissant un rôle d’évaluation locomotrice ou cognitive, ils seraient une aide pour le médecin coordonnateur, qui n’a pas forcément le temps de réaliser l’évaluation gériatrique prévue par le décret de 2019. Ils pourraient aussi faire le lien avec les personnes âgées encore à domicile et créer une interface entre le territoire et l’EHPAD, lieu de connaissance gériatrique, où tous les personnels, médecins coordonnateurs comme aides‑soignants, doivent être formés à la gériatrie.

Les IPA auraient également tout leur rôle en matière de prévention, qui n’est absolument pas valorisée dans le codage PATHOS. Alors que la demande en avait été faite, l’assurance maladie refuse de la financer, au motif qu’elle ne le fait que pour la prévention de pathologies particulières, comme le cancer du sein. Dans le domaine du grand âge, à domicile comme en EHPAD, c’est une erreur, car cela reporte le financement sur des dépenses curatives très importantes : vu la physiologie du sujet âgé, les décompensations multi‑organiques s’enchaînent en cascade, aboutissant à un surcroît exponentiel de consommation médicale. Une des conclusions du rapport Iborra était d’ailleurs de financer des consultations gratuites pour les 65‑70 ans à des fins de prévention, pour favoriser le bien‑vieillir et faire cesser la diminution du nombre d’années de vie en bonne santé actuellement constatée. De surcroît, cela pourrait être un argument supplémentaire d’attractivité pour un vrai travail reconnu dans les EHPAD.

Il en va de même du métier de médecin coordonnateur, qui doit être reconnu par un nouveau diplôme interuniversitaire (DIU). Le remplacement des capacités en gériatrie par le diplôme d’études spécialisées de gériatrie aurait fait disparaître la possibilité de former des médecins généralistes, cardiologues ou issus d’autres spécialités désireux de changer d’environnement et de travailler en EHPAD. Nous attendons encore le décret portant création de ce DIU « médecine de la personne âgée » en première année et « coordination en gériatrie » en deuxième année, mais la première année de formation est déjà proposée dans certaines facultés de médecine depuis cette année. Nous espérons que la reconnaissance de cette spécialité médicale au travers d’une vraie formation sera une motivation pour de jeunes internes ou des confrères moins jeunes souhaitant exercer la médecine différemment. Je partage mon temps entre la médecine de coordination et la médecine gériatrique en centre hospitalier universitaire, où le nombre de jeunes internes en gériatrie est en baisse. Si la tendance se poursuit, on n’y arrivera pas – on n’arrive déjà pas à pourvoir les postes hospitaliers.

Le Conseil national professionnel de gériatrie l’a signalé et nous le répétons depuis des années. Nous pensions que la covid aurait constitué un détonateur suffisant pour mettre en lumière l’urgence de la situation. Il aura fallu ce livre pour que les choses bougent un peu plus. C’est désappointant...

M. Didier Martin. Qu’en est‑il des ristournes demandées aux laboratoires d’analyses médicales et aux fournisseurs de dispositifs médicaux, et de ce qui pourrait favoriser votre pratique personnelle – la dématérialisation par exemple ?

Dr Pascal Meyvaert. Je n’ai pas connaissance de pratiques de ristournes ou de bénéfices personnels, si c’est bien ce que vous évoquez.

Dr Odile ReynaudLevy. C’est la même chose de mon côté.

Dr Pascal Meyvaert. Les outils de santé numériques sont bienvenus. Ils permettent de pallier le manque en temps ou en présence du médecin. Reste que la présence est nécessaire et que le médecin coordonnateur ne peut être à 125 kilomètres.

Je ne suis pas certain qu’on ait davantage de ressources en IPA qu’en médecins coordonnateurs... En outre, le travail de l’IPA doit être complémentaire de celui du médecin coordonnateur, et non le remplacer.

S’agissant de la déclaration des effets indésirables et de la maltraitance, dans les établissements où j’interviens en tant que médecin coordonnateur, la procédure est bien rodée. En tant que médecins coordonnateurs, nous y sommes particulièrement attentifs et sommes très regardants sur la formation des équipes, l’accent étant mis sur la nécessité de déclarer tous les types de maltraitance. La déclaration peut être le fait des équipes, mais aussi des familles ou des proches, qui peuvent alerter la direction. Nous recherchons ensuite des solutions de manière pluridisciplinaire – direction, équipes soignantes et médecin coordonnateur.

Dr Odile Reynaud-Levy. Parmi les pistes d’amélioration, le temps d’écoute figurerait en bonne place. Selon la grille publiée en 2011 par le docteur Jean‑Marie Vétel, établissant le temps de soignant dévolu au résident en fonction de son groupe iso‑ressources (GIR), c’est‑à‑dire de son autonomie, un résident GIR 1 – très dépendant sur les plans cognitif et locomoteur, et ayant donc besoin d’une assistance permanente – nécessite trois heures trente de présence quotidienne d’un aide‑soignant pour subvenir à tous ses besoins. Or le rapport des professeurs Jeandel et Guérin relève que, depuis lors, la dépendance et la charge en soins ont constamment augmenté en EHPAD. Le calcul a été fait au sein d’un groupe de travail de la Fédération hospitalière française qu’en créant 20 000 postes d’aides‑soignants par an d’ici à 2026, on augmenterait leur temps de présence auprès des 600 000 résidents de quarante minutes par jour et par résident en moyenne. Il y a donc un choix à faire.

Dans certains territoires, il manque des kinésithérapeutes. Dans certains des EHPAD que je visite, il n’y en a qu’un seul pour toute la population, y compris pour l’EHPAD. De ce fait, lors des inspections PATHOS, certaines cotations de rééducations nécessaires sont refusées au motif qu’il s’agit de « trottinothérapie » qu’une aide‑soignante peut assurer. Mais sur quel temps ? Elle serait en effet ravie de disposer de quarante minutes de plus pour s’occuper correctement des résidents. La crise des vocations s’explique aussi par l’insatisfaction des soignants qui, pour beaucoup, sont bienveillants envers les personnes âgées et ont choisi ce métier pour lequel ils sont formés. Comment assurer le maintien de l’autonomie à la marche puisque la cotation est refusée en rééducation, et donc en soin ? C’est incohérent et cela conduit à ne pas soigner correctement, et humainement, les personnes âgées qui vivent en EHPAD. C’est dénoncé depuis des années, et certainement dans le livre.

Mme Monique Iborra. Dans les EHPAD, les problèmes sont encore plus aigus aujourd’hui, dans la mesure où plus de 80 % des résidents ont des problèmes de comportement ou liés à Alzheimer. Or les GIR ne correspondent pas à la situation réelle de ces personnes, qui n’ont pas besoin d’assistance sur le plan locomoteur, mais de présence et d’une prise en charge psychologique. Elles devraient donc faire l’objet d’un accompagnement individuel. Comme on ne peut pas le faire, on les installe dans des unités dites protégées, où elles sont ensemble, enfermées. En France, contrairement aux pays nordiques, on a encore du mal à parler des patients atteints d’Alzheimer. On peut bien entendu plaider pour davantage de personnels, et je le défends, mais il faut aussi savoir ce que l’on fait de ces personnes, de plus en plus nombreuses, et qui ne correspondent pas aux pathologies habituelles.

Dr Pascal Meyvaert. Effectivement, ces patients atteints de troubles cognitifs et comportementaux ont besoin, encore plus que les autres, de présence et de relations humaines. Cela souligne le caractère intolérable de la situation actuelle : on travaille dans l’urgence et on fait ce qu’on peut avec le personnel dont on dispose. Il faut donner à manger, faire la toilette, et le temps d’échanges avec les résidents est pratiquement inexistant.

Votre remarque va dans le sens du message que nous voulions faire passer : toutes catégories confondues, il faut davantage de ressources humaines – on en manque cruellement. L’écart entre la courbe de la dépendance et des pathologies et celle des ressources humaines augmente de plus en plus : on accueille des personnes de plus en plus dépendantes, avec davantage de pathologies, avec de moins en moins de personnel.

Les contrôles dans les EHPAD, qu’il a été question de renforcer à la suite de la publication du livre, n’ont rien d’utile puisque le constat est clair. Vous pourrez faire autant de contrôles que vous voulez, il sera toujours le même... La situation n’est pas uniquement celle d’Orpea ; on la retrouve partout. Ce qu’il faut maintenant, ce sont des ressources humaines à tous les échelons, du personnel formé et attiré par ces professions.

Dr Odile Reynaud-Levy. On rentre en EHPAD pour deux raisons : soit pour des troubles cognitifs qui deviennent invivables à domicile, soit en raison de chutes à répétition, liées à des troubles locomoteurs. La France a une pratique particulièrement âgiste en ce qu’elle distingue les secteurs du handicap et du grand âge : dans le premier, le ratio est d’un ETP pour un résident, alors qu’il est de moitié dans le second. Nous signalons depuis très longtemps maintenant que de plus en plus personnes handicapées vieillissantes et de personnes atteintes de maladies psychiatriques arrivent en EHPAD, ce qui ajoute à la pression et met cruellement en lumière le manque de personnels, et surtout de personnels formés. Pourquoi cette différence entre la dépendance liée au handicap et celle liée au grand âge, que ne pratiquent pas d’autres pays d’Europe ? Pourquoi les sujets âgés sont‑ils les parents pauvres de nos politiques ? La nation ne leur doit‑elle pas de considérer leurs besoins au même titre que ceux d’une personne plus jeune handicapée ?

 

3.   Audition du Dr Jean‑Claude Marian, président d’honneur du groupe Orpea

Dans le cadre des auditions sur la situation dans certains établissements du groupe Orpea, la commission entend le Dr Jean Claude Marian, président d’honneur du groupe Orpea ([70]).

Mme la présidente Fadila Khattabi. Le docteur Jean‑Claude Marian est le fondateur et désormais président d’honneur du groupe Orpea. Je vous remercie, monsieur, d’avoir répondu à notre invitation et d’avoir fait le voyage depuis la Belgique.

Neuropsychiatre de formation, vous avez fondé le groupe Orpea en 1989. Celui‑ci s’est développé au fil des décennies, d’abord en France puis à l’étranger. Il compte désormais plus de 1 100 établissements dans vingt‑trois pays. Vous avez quitté la direction du groupe en 2017 et vous êtes retiré de son capital en janvier 2020.

Vous ne l’ignorez pas, les faits relatés dans l’ouvrage Les Fossoyeurs de M. Victor Castanet ont suscité de la colère, de l’indignation, de l’écœurement et une véritable onde de choc dans le secteur des établissements pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) et, plus largement, dans l’opinion publique. Nous menons des auditions depuis le 2 février pour tenter d’établir si les faits relatés sont avérés, pour comprendre le fonctionnement de ces établissements et les modalités de leur contrôle, et pour proposer des pistes de réflexion afin de remédier aux difficultés constatées.

La représentation nationale a été déçue de la qualité des auditions de l’actuel président‑directeur général du groupe, M. Philippe Charrier, du directeur général France, M. Jean‑Claude Romersi, et de l’ancien directeur général délégué en charge de l’exploitation et du développement du groupe, M. Jean‑Claude Brdenk. Nos questions précises n’ont reçu que des réponses vagues, qui noyaient le poisson, voire pas de réponse du tout, laissant souvent un sentiment de désinvolture, parfois d’arrogance – on nous a même demandé de faire preuve de discernement.

Plusieurs auditions ont, en revanche, corroboré certains des constats de M. Victor Castanet. D’anciens salariés du groupe, des familles de résidents et des avocats de ces familles ont relaté des faits absolument révoltants survenus dans des établissements Orpea, et auxquels les directions n’auraient réagi que par le déni. Je le rappelle, l’ouvrage décrit une organisation fondée sur le rationnement de l’alimentation et des protections des résidents, y compris dans les établissements affichant des tarifs très élevés, une gestion des établissements axée sur le seul taux d’occupation, des pratiques de marges arrières sur des produits financés par de l’argent public, un système de droit d’entrée pour les laboratoires d’analyse et les kinésithérapeutes, un très fort turnover des personnels, le recours systématique à des contrats à durée déterminée, des licenciements abusifs, le soutien à un syndicat « maison », et j’en passe.

Le groupe Orpea est décrit comme un système fondé sur la compression des coûts et l’optimisation des profits, au détriment de la qualité de la prise en charge des résidents, au point qu’on est conduit à s’interroger sur la pertinence du modèle des EHPAD à but lucratif. Nous sommes très désireux d’avoir votre éclairage sur ces assertions, sur l’impact de ce livre et sur les débats qu’il suscite.

M. JeanClaude Marian, président d’honneur du groupe Orpea. Madame la présidente, permettez‑moi tout d’abord d’apporter une petite correction à la présentation que vous avez faite : c’est en mars 2013 que j’ai quitté la direction générale d’Orpea, c’est‑à‑dire toutes mes fonctions opérationnelles, et c’est en 2017, à 78 ans, que j’ai quitté la présidence du groupe.

Mesdames, messieurs les députés, avant toute chose, je veux vous dire que je partage pleinement l’émotion collective suscitée dans notre pays par le livre de Victor Castanet. Mon premier message, je veux l’adresser, au travers de la représentation nationale, à l’ensemble des résidents et des familles qui ont pu, à un moment ou à un autre, être victimes d’erreurs ou de dysfonctionnements. Le livre de Victor Castanet donne la parole à des personnes qui, pour des raisons diverses, témoignent de leur souffrance et de leur colère. À ces résidents, à ces familles de résidents et aux salariés, je veux exprimer mes plus profonds regrets. J’ai 82 ans. J’ai passé ma vie entière à tenter de faire mon métier le mieux possible. À la lecture de ce livre, j’ai été profondément touché, démuni même, car je suis désormais dans l’impossibilité d’agir.

Je ne suis pas venu vous dire qu’Orpea a toujours eu raison et que M. Victor Castanet a systématiquement tort, mais je ne vous dirai pas l’inverse non plus. L’ouvrage a le mérite d’avoir mis la question des EHPAD en général, et des EHPAD privés en particulier, au cœur du débat public. Dans quelques semaines, la mission que le Gouvernement a confiée à l’Inspection générale des affaires sociales et à l’Inspection générale des finances apportera, à son tour, sa part de vérité. J’ai l’espoir que le tableau qui en résultera sera moins sombre que celui qu’en a fait M. Castanet. Vous conviendrez que son livre est à charge ; sur ce point, au moins, il a atteint son objectif.

Je veux aussi redire avec force devant vous qu’il n’existe pas de « système Orpea ». Il y a un système des EHPAD en général, qui est à perfectionner. Nous avons le choix entre deux méthodes : celle où l’invective et la colère tiennent lieu de raisonnement ; celle qui consiste à chercher ensemble une vérité qui, dans ce domaine, est particulièrement complexe.

Permettez‑moi de revenir sur mon parcours, celui d’un homme qui a passé une grande partie de sa vie à accompagner des situations humaines difficiles. Après un cursus médical de base, que j’ai terminé à l’âge de 22 ans, j’ai entamé une spécialisation en psychiatrie. J’ai alors pu mesurer ce que représentait la prise en charge de pathologies mentales lourdes dans des établissements spécialisés. J’étais donc très jeune quand la question de la dépendance est devenue le cœur de mes préoccupations professionnelles. J’ai nourri ma réflexion avec les pratiques de pays précurseurs en matière de traitement psychiatrique et de dépendance : je suis allé aux États‑Unis et en Europe du Nord, notamment en Suède, pour compléter ma formation et m’enquérir de ce qui pouvait être transposé en France. C’était dans les années 1970. J’ai alors abandonné la pratique médicale pour me consacrer à l’ingénierie hospitalière. J’ai créé un bureau d’études, qui avait pour mission de repenser et de moderniser les établissements de soins : je peux vous assurer qu’ils ne ressemblaient pas à ceux d’aujourd’hui. Je pense avoir œuvré à l’amélioration du cadre de vie des patients, et je crois avoir été fidèle toute ma vie à cette philosophie de la médecine.

À l’âge de 49 ans, j’étais doté d’une solide expérience, et non « parti de rien », comme s’aventure à me dépeindre M. Castanet. En 1988, le sénateur‑maire de Saujon, en Charente‑Maritime, nous a sollicités, mon associé de l’époque Pierre Maillard et moi‑même, pour le tirer d’une difficulté : la société des HLM de La Rochelle allait lui livrer une maison de retraite qui devait ouvrir ses portes et être opérationnelle dans un délai de trois mois. Il nous a demandé d’en assurer l’ouverture, puis la gestion. L’ouverture de cette maison de retraite s’est passée dans d’excellentes conditions et, quelques mois plus tard, c’est le sénateur‑maire de Saint‑Clair‑sur‑Epte, dans le Val‑d’Oise, qui nous a sollicités à son tour. C’est ainsi, et pas autrement, qu’est né Orpea. Mon engagement a commencé de cette manière et non, comme M. Castanet le prétend, parce que j’aurais très tôt senti que ce secteur était rentable.

Si j’insiste sur la philosophie qui a toujours dirigé mes projets, c’est parce qu’elle est aux antipodes de celle qui m’est prêtée dans l’ouvrage. De tout temps, nos directeurs d’EHPAD m’ont entendu leur dire la même chose : « Je veux que vous gériez un EHPAD comme si vous deviez y accueillir votre mère ou votre père. » Vous comprendrez, dès lors, l’émotion qu’a pu susciter en moi la description d’un système cupide, cynique, tout entier tourné vers le profit. La description que M. Castanet fait du groupe et de ma personne, je la réfute. À le lire, j’aurais été le concepteur d’un monstre inhumain et froid, destiné à l’horrible fonction de « parcage des vieux ». Cette expression que l’auteur met dans ma bouche me fait autant horreur qu’à vous et heurte profondément toutes les valeurs qui sont les miennes.

Sous ma direction, notre mission consistait chaque jour à « gérer l’imperfection », comme j’avais coutume de le dire. Quel que soit le type d’établissement, nous devions chaque jour faire face à des êtres humains qui prenaient en charge d’autres êtres humains. Ces défaillances, ces imperfections, j’ai tenté, pendant trente ans, d’en limiter le nombre et l’impact. La Défenseure des droits, Mme Claire Hédon, a d’ailleurs estimé que le nombre de plaintes qu’elle recevait était proportionnel au nombre de lits dans les EHPAD publics ou privés.

Permettez‑moi de vous dire ma part de vérité. Dans les années 1990 et 2000, toutes les politiques publiques avaient pour but de « dépenser mieux » : dans le champ sanitaire, ce fut le fameux programme de médicalisation des systèmes d’information ; dans le champ des EHPAD, ce furent les conventions tripartites et la gestion, toujours serrée, des forfaits dépendance et soins. En 2009, le législateur a même créé l’Agence nationale d’appui à la performance. Cette rationalisation des coûts a‑t‑elle progressivement conduit à une forme d’optimisation qui a pu, ici ou là, mettre en question la qualité des prestations ? Franchement, je ne le crois pas, mais de nombreux exemples mentionnés dans le livre peuvent conduire à se poser la question, et je me la pose.

Je vous l’ai dit, il n’y a pas de « système Orpea ». Je ne crois pas non plus qu’il y ait quelque forme de rationnement. La question des repas et des couches ne me paraît pas traitée dans le livre de façon tout à fait honnête. Je n’ai aucune envie de me défausser, mais je veux aussi préciser que, dans la mesure où je n’ai plus de responsabilités opérationnelles au sein du groupe depuis 2013, il me sera peut‑être difficile de répondre à des questions qui porteraient sur les années récentes ou sur des indicateurs dont je n’ai pas la maîtrise.

Je veux aussi répondre aux attaques dont j’ai été nommément l’objet dans ce livre. Pour l’heure, ne pouvant m’exprimer sous serment, je peux et je veux jurer sur l’honneur que jamais de ma vie l’expression « parcage de vieux » n’est sortie de ma bouche. Elle est une insulte à toutes mes convictions. Je signale d’ailleurs que le directeur qui rapporte ces propos imaginaires dirigeait à Angers une clinique médicale, et non une maison de retraite. Jamais de ma vie je n’ai proposé, ni même envisagé une seule seconde de le faire, de l’argent à M. Victor Castanet pour qu’il cesse ses recherches. Je n’ai jamais mandaté quiconque dans cette perspective. Le chapitre qui raconte cette aventure est totalement hallucinant. Voilà donc un intermédiaire que je suis censé connaître, qui propose 15 millions à M. Castanet, mais qui nie absolument que j’en sois l’initiateur. Et pourtant, M. Castanet conclut qu’il aura toujours un doute sur mon implication, se rendant coupable, à mes yeux, d’une diffamation par insinuation.

Jamais de ma vie je n’ai eu recours ou même besoin d’avoir recours à des autorisations de complaisance pour diriger un groupe consacré à l’hébergement de personnes âgées fragiles. Le livre de M. Castanet explique à plusieurs reprises, de manière erronée, que nous aurions bénéficié de la bienveillance d’un ministre pour obtenir des autorisations. Je rappelle d’abord que, de 1988 à 2001, une maison de retraite n’était autorisée que par le président du conseil général, après avis des services concernés, dont la direction départementale des affaires sanitaires et sociales. Ce n’est qu’à partir de 2001, avec les fameuses conventions tripartites, que l’autorisation d’un EHPAD a nécessité l’accord du département et de l’État, avec les agences régionales de santé (ARS). S’agissant des cliniques, les autorisations étaient délivrées par les agences régionales de santé ; seuls les contentieux pouvaient remonter au ministère. Orpea, pour votre information, n’a jamais obtenu d’autorisation pour des cliniques dans l’Aisne.

Enfin, jamais de ma vie je n’ai partagé de repas en tête‑à‑tête avec Xavier Bertrand, encore moins à La Closerie des Lilas. Tout ce chapitre repose sur le témoignage d’un ancien salarié, que je réfute totalement. Xavier Bertrand n’a jamais été un proche. Je l’ai côtoyé dans le cadre de réunions avec des organismes professionnels dont je faisais partie, et quelquefois dans l’Aisne, puisque nous avions une résidence à Saint‑Quentin, ville dont il était devenu le maire. Les maisons de retraite que nous avons reprises dans ce département, dont celle de Saint‑Quentin, l’ont été entre 1990 et 1993. Or, en 1993, M. Bertrand avait 28 ans et était conseiller municipal d’opposition dans sa ville. Le développement du groupe s’est effectué dans la transparence, et sous le regard permanent et vigilant des autorités publiques.

Le groupe Orpea a été introduit en bourse en mars 2002. Notre volonté de poursuivre l’implantation internationale du groupe nécessitait des moyens financiers importants, qui se sont révélés bien plus simples à obtenir à compter de cette introduction.

La vente de mes actions au début de l’année 2020 n’a absolument aucun rapport avec l’apparition en Chine, à la même époque, du virus qui a fait tant de victimes depuis. À en croire le livre, j’aurais décidé en urgence, en janvier 2020, voyant le virus arriver, de vendre les 4 % d’actions qui me restaient. Je m’inscris en faux contre cette accusation absurde. J’ai donné mandat à la Banque Lazard en mai 2019 pour vendre ces actions et cette vente n’a été effective qu’en janvier 2020, par une cession directe en bourse.

Mesdames, messieurs, j’ai bien conscience d’avoir été très long, mais c’est l’œuvre d’une vie qui est mise en cause. J’ai construit pas à pas un groupe qui compte des centaines d’établissements partout dans le monde, qui emploie plus de 60 000 personnes, en France et à l’étranger. Ce développement international m’a d’ailleurs conduit à m’installer en Belgique dès 2007, avec toute ma famille, car c’est le pays étranger dans lequel nous nous sommes développés le plus rapidement. Si des résidents avaient été à ce point maltraités, ne croyez‑vous pas que les familles, les autorités, la justice se seraient depuis longtemps emparés du sujet ? Je peux parfaitement entendre que certains d’entre vous soient, par principe, hostiles à la gestion d’EHPAD par des groupes commerciaux. Mais tout le monde le sait, sans le concours du secteur privé, l’État aurait été dans l’incapacité de construire les 150 000 lits qui, sinon, auraient manqué à la France.

Je suis ici pour répondre à vos questions du mieux que je pourrai, étant entendu que j’ai quitté mes fonctions il y a neuf ans. Mais je viens aussi témoigner de mon émotion. Que l’on soit bien clair : si, dans l’établissement Les Bords de Seine ou ailleurs, des défaillances humaines ou médicales se sont produites, j’en suis aussi profondément ému que vous. Si certains des faits rapportés dans le livre sont avérés, et s’ils se sont produits durant mon mandat, je tiens à présenter mes excuses aux résidents et aux familles. Je tiens à affirmer que le modèle de l’entreprise que nous avons fondé ne ressemble en rien à la caricature qu’en a fait M. Castanet. Outre les excuses que les résidents et leurs familles seraient en droit d’attendre, et qui s’imposent si des cas de mauvaise prise en charge ont pu survenir durant mon mandat, je tiens à réaffirmer que ces dernières ne peuvent résulter d’un prétendu système que j’aurais mis en place. Il s’agit de défaillances que je me suis toujours employé à combattre.

Ma dernière phrase ira aux milliers de collaborateurs du groupe Orpea, qui doivent vivre très durement cette affaire depuis un mois. Je veux terminer cette intervention en leur rendant hommage une dernière fois et en saluant l’indispensable mission qui est la leur.

Mme la présidente Fadila Khattabi. Votre témoignage est assez contradictoire avec les révélations qui figurent dans le livre Les Fossoyeurs. Nous ne sommes certes pas dans un tribunal, mais la représentation nationale a besoin d’être éclairée.

Mme Annie Vidal (LaREM). Vous êtes le fondateur du groupe Orpea, vous en avez forgé la philosophie et le slogan : « La vie continue avec nous ». Votre présence devant la représentation nationale vise à lui permettre de saisir les contours des allégations terrifiantes contenues dans l’ouvrage de Victor Castanet, ainsi que du système mercantile qui y est décrit – s’il existe bien. Nous sommes déterminés à faire la vérité sur ce qu’il est désormais convenu d’appeler l’affaire Orpea et nous tenons à ce que des mesures sévères soient prises si les faits sont avérés.

Vous auriez été en charge des logiciels GMASS, « bible Achat » et NOP formant la « trinité » qui régit le système de prise en charge industrielle du grand âge, lequel ne peut que produire de la maltraitance collective. Aux côtés de M. Brdenk et de M. Le Masne, vous aviez tout pouvoir sur vos employés. En tant que fondateur d’Orpea, vous auriez eu un rôle dans la mise au point d’une organisation destinée à faire du « parcage de vieux » – ce que vous venez de récuser. C’est ainsi que vous auriez développé le groupe à l’international de façon spectaculaire. Orpea est présent dans vingt‑trois pays en Europe, mais aussi en Amérique et en Asie ; le groupe compte 1 110 établissements, plus de 110 000 lits et emploie plus de 65 000 personnes. Vous auriez compris très tôt que vous pouviez faire du profit dans la prise en charge des personnes vulnérables âgées, l’« or gris ».

En quoi consiste réellement ce système ou cette organisation ? Comment avez‑vous construit ce process industriel du grand âge décrit dans le livre ? Chez Orpea, « la vie continue avec nous ». Quelle vie, docteur Marian ?

M. Boris Vallaud (SOC). En exposant votre « part de vérité », vous avez contesté ce qui ne serait que la « part de vérité » de M. Castanet. Les nombreuses auditions auxquelles nous avons procédé, notamment celles d’anciens employés de votre groupe et d’avocats de vos résidents, ont plutôt confirmé ce que décrit le livre, en particulier l’existence d’un système Orpea.

On se demande comment une entreprise aussi prospère que la vôtre peut, si les faits sont avérés, prendre en charge aussi mal ses résidents. Assez vite, on en vient à se demander si ce n’est pas précisément parce qu’elle ne prend pas convenablement en charge ses résidents qu’elle est prospère. Là serait, s’il était confirmé, le système.

Avez‑vous eu connaissance de la pratique des marges arrières, qui sont décrites avec minutie dans le livre ? Dans les cliniques privées Clinea, le livre décrit une pratique d’optimisation du codage pour obtenir des niveaux de remboursement plus élevés par l’assurance maladie. En aviez‑vous connaissance ? Pourquoi, dans votre organisation, laissez‑vous peu, voire pas d’autonomie à vos directeurs d’établissement, laissant la décision à des niveaux hiérarchiques très éloignés de vos résidents ? Enfin, puisque les faits qui sont évoqués par M. Castanet sont contestés avec force par vous‑même et par ceux qui vous ont succédé, pourquoi aucune plainte n’a‑t‑elle été déposée à l’endroit de l’auteur et de son éditeur ?

Mme Annie Chapelier (Agir ens). Vous avez commencé par réfuter point par point tout le travail d’investigation de M. Castanet, mais nous ne sommes pas constitués en commission d’enquête et ne sommes pas non plus un tribunal : vous n’avez pas à vous justifier.

Pionnier dans le secteur des EHPAD privés à but lucratif, vous avez construit une véritable fortune grâce aux maisons de retraite du groupe Orpea, dont il semble possible de dégager des profits considérables. En tant que président d’honneur du groupe Orpea, vous y conservez des parts importantes et un droit de regard colossal sur tout ce qui s’y passe. La presse vous décrit comme un homme d’affaires, faisant du « business de l’âge jusqu’au milliard ». Avec le recul, et fort de vos 82 ans, trouvez‑vous que c’était une évolution souhaitable, pour une activité libérale, que d’être cotée en bourse ? Pensez‑vous que n’importe quel secteur peut être soumis aux lois du marché et de la bourse, à un moment ou à un autre ? Certains secteurs, notamment dans le domaine de la santé, ne devraient‑ils pas être considérés comme intouchables et sanctuarisés ?

J’aimerais comprendre la manière dont vous envisagez la privatisation de la santé et le cheminement intellectuel et éthique qui vous a amené, vous qui étiez médecin, à vous engager dans la marchandisation du grand âge et de l’autonomie. Comment concevez‑vous qu’une entreprise en partie financée par les aides de l’État, c’est‑à‑dire par de l’argent public, puisse être cotée en bourse ? C’est là quelque chose qui me dérange très profondément depuis longtemps et les récentes révélations, si elles sont avérées, en justifieraient plus encore la remise en question. Comment votre entreprise, qui parie sur la rentabilité de ses maisons de retraite, peut‑elle écraser autant ses concurrents, si ce n’est, justement, par des économies poussées à l’excès ? Le modèle que vous avez construit de toutes pièces me semble incompatible avec de bons traitements lorsqu’il faut répondre aux exigences d’actionnaires privés à la recherche de gains toujours croissants.

M. JeanClaude Marian. Vous me demandez comment on a pu construire un tel système et mentionnez trois logiciels destinés à faire du profit. Je vous remercie de poser des questions très précises, mais je suis perplexe, car je n’ai jamais eu aucune idée des logiciels dont vous parlez. En tant que directeur général, mon rôle consistait surtout à organiser de nombreux systèmes techniques, l’un chargé des achats, l’autre du personnel, etc. Vous allez dire que c’est la dénégation qui commence, me demander à quoi ça sert un directeur général... Non, ce que je vous explique, c’est que la société a rapidement employé 10 000, 20 000, 30 000 personnes et que je ne pouvais absolument pas m’occuper de tout.

Lorsqu’on lit le livre, on se dit : ce n’est pas possible, c’est épouvantable, ces gens‑là ne pensaient qu’à faire de l’argent. Mais ce n’est pas cela ! Orpea existe depuis trente ans. Si les faits étaient aussi caractérisés, ne croyez‑vous pas qu’il y aurait déjà eu de nombreux procès ? Le livre est arrivé tout à coup, comme un orage dans un ciel serein. Ce monsieur – c’est son droit le plus strict – a fait son travail et découvert un certain nombre de choses, effectivement tout à fait choquantes, je l’ai dit.

Je suis président d’honneur. Inutile de vous dire que cela ne me laisse aucune initiative. Je n’ai plus d’actions dans la société depuis 2020. Je n’ai donc absolument plus rien à y faire. On m’a nommé président d’honneur quand j’ai quitté la présidence en 2017, parce que j’avais créé la société trente ans auparavant.

De même, je suis incapable de vous dire s’il y avait des marges arrières ; je n’étais absolument pas au courant de cet aspect, qui relevait du service des achats. Je connaissais le directeur du service, mais je n’y ai jamais mis les pieds et ne me suis jamais occupé des discussions avec les fournisseurs. Vous vous demandez comment c’est possible, mais la direction générale d’une société qui compte autant d’employés ne consiste pas à aller voir le service des achats. Pour être très clair, ce qui m’intéressait avant tout, puisque j’avais à l’origine une société d’ingénierie, c’était de faire des établissements qui soient non seulement efficaces mais aussi agréables pour les gens. J’ai notamment beaucoup réfléchi aux pièces dans lesquelles travaillait le personnel.

Je ne vois pas davantage quoi répondre à propos du codage.

Laissait‑on de l’autonomie aux directeurs ? Je crois qu’on essayait de leur en laisser beaucoup. Je vous l’ai expliqué tout à l’heure, ils avaient une fonction essentielle. Je comprends mille fois votre indignation, mais je répète ce que j’ai dit, qui va peut‑être vous amener à vous interroger, d’autant que vous savez, en tant que députés, ce qui se passe dans telle ou telle commune : voilà trente ans que ces gens‑là font ça, et on découvre que c’est horrible ; or il n’y a jamais eu de plaintes, jamais les journaux locaux n’ont écrit : « c’est épouvantable, n’allez plus chez Orpea ».

L’une d’entre vous soulève un problème de fond. Je respecterais tout à fait la position d’un responsable ou d’un parti politique qui déclarerait avec fermeté que la santé et le soin ne doivent en aucun cas être des activités commerciales, dont on retire un bénéfice. L’État pourrait très bien décider de ne plus autoriser des entreprises dans ce secteur. Mais ce n’est pas à moi de me prononcer sur ce point.

Vous oubliez une chose : si Orpea est entré en bourse, c’était pour emprunter et faire des investissements. Bien avant cela, en 1995, nous avons eu beaucoup de problèmes, car nous avions construit de nombreux établissements et nous avions une dette colossale, les taux d’intérêt ayant atteint 15 % à 17 % en 1990, ce qui paraît hallucinant aujourd’hui. Nous avons été cotés en bourse en 2002, mais nous n’avons pas distribué de dividendes pendant sept ou huit ans, parce que nous avons gardé tout l’argent disponible pour continuer à faire de nouveaux établissements. Ce n’est pas de la spéculation ; c’est de l’organisation.

J’espère avoir répondu un peu à vos questions.

Mme la présidente Fadila Khattabi. Nous nous posons des questions indépendamment de nos différences politiques, et nous avons besoin de réponses. Comme on dit, il n’y a pas de fumée sans feu.

Mme Valérie Six (UDII). Il ne s’agit pas de faire de l’EHPAD‑bashing, ni de faire porter sur une personne toute la responsabilité d’un système. L’objectif de notre commission n’est pas de se perdre en détails sordides, mais bien de comprendre où se trouvent les dysfonctionnements et comment les résoudre. Compte tenu de l’ampleur des révélations, nous sommes tous touchés, et nous posons tous une seule et même question : comment les choses ont‑elles pu dégénérer à ce point ?

En votre qualité de fondateur et d’actionnaire de la société, vous connaissez le fonctionnement de l’entreprise. Quel regard portez‑vous sur ces situations de rationnement et d’optimisation des coûts au mépris de la santé des résidents ?

À la lumière des nombreuses auditions menées, une autre question se pose, celle de l’avenir des EHPAD privés. Nous ne sommes pas naïfs : ce mode d’organisation privé a effectivement joué un rôle majeur face à la demande de places en EHPAD, à laquelle les gouvernements étaient incapables de répondre. Cependant, les objectifs de rentabilité ne peuvent pas s’appliquer dans les mêmes termes pour l’hébergement des personnes dépendantes. L’aspect humain et la nécessité de consacrer du temps aux résidents sont complètement mis en échec par ce système. Quel avenir voyez‑vous pour ce modèle ? Faudra‑t‑il limiter les financements privés en matière de prise en charge de la dépendance ? Les propositions faites par certains actionnaires de transformer Orpea en entreprise dite à mission vous paraissent‑elles sérieuses ? Ce statut permet d’assigner à une entreprise des objectifs sociaux et environnementaux, mais il semble bien fragile face à la gravité des manquements constatés.

Mme Jeanine Dubié (LT). Votre société s’est développée en l’espace de quinze ans. Vous avez créé votre premier établissement en 1997. Aujourd’hui, Orpea gère 372 établissements, soit au total 36 000 lits. Or le nombre de lits dont l’ouverture est autorisée chaque année en France s’établit à 3 000 ou 4 000, et encore. J’aimerais savoir comment vous avez pu obtenir les autorisations. À l’époque, on ne procédait pas par appels à projets ; pour pouvoir ouvrir un EHPAD, il fallait y être autorisé par l’ARS ou bien racheter des autorisations à d’autres établissements. J’aimerais que vous nous expliquiez comment s’est faite la croissance exponentielle de votre groupe.

Comment avez‑vous structuré votre groupe ? À quel moment avez‑vous fait appel à des financements étrangers, notamment à des fonds d’investissement canadiens ? C’est alors que, d’une dimension familiale, on est passé à un modèle économique industriel.

Comment les bénéfices de la section hébergement de vos établissements sont‑ils traités ? Comment financez‑vous le siège du groupe ? Je ne vous cache pas que, comme plusieurs collègues et nombre de nos concitoyens, j’ai été absolument stupéfaite par le niveau des rémunérations des dirigeants du groupe ; je le trouve scandaleux.

En ce qui me concerne, je pense que vous avez été au cœur du dispositif, et je ne peux pas croire un instant que vous ne soyez pas informé et au fait de ce qui se passe concrètement, notamment des rétrocommissions. Orpea compte plusieurs filiales, mais elles sont dirigées par les mêmes administrateurs.

M. Didier Martin. À quoi sert le président d’honneur d’un groupe tel que le vôtre ? Selon moi, son rôle est celui de gardien des valeurs éthiques du groupe ; de l’éthique dans le traitement des résidents ; de l’éthique dans le respect du droit des affaires, que vous connaissez bien ; de l’éthique dans le respect de la loi, tout simplement, en particulier du droit du travail, qui a été, d’après le livre, très maltraité. Je prendrai un seul exemple, celui des élections professionnelles : les syndicats conventionnels ont été en quelque sorte évincés de la représentation au sein de votre groupe ; les témoignages attestant les pressions exercées sur les délégués syndicaux se multiplient.

Vous ne pouvez pas prétendre que vous étiez dans l’ignorance de ce qui se passait dans le groupe, par exemple en ce qui concerne les marges arrière. Vous ne pouvez pas vous abriter derrière les 65 000 collaborateurs du groupe comme derrière un bouclier humain. Vous devez nous dire aujourd’hui votre vérité, la vérité.

Vous démentez avoir créé un système. Or son existence est démontrée à la fois dans l’ouvrage de M. Castanet et par vos anciens employés, ceux que vous avez virés ou qui sont partis, écœurés des conditions de travail dans lesquelles vous les aviez plongés. Pour être en paix avec vous‑même, vous devez reconnaître vos influences dans toute cette gestion, reconnaître que vous avez décroché des autorisations grâce à des lobbyistes ou des intermédiaires que vous avez rémunérés à travers des sociétés écrans. Vous devez nous dire si vous avez conçu ce système, l’avez favorisé ou l’avez confié à vos collaborateurs, dans une sorte de trio infernal.

Mme Christine Pires Beaune. Je vous adresse de nouveau la question posée par mon collègue Boris Vallaud : le livre étant paru il y a un mois, avez‑vous porté plainte contre son auteur, M. Castanet, ou contre sa maison d’édition ?

Vous nous avez dit avoir vendu le solde de vos parts le 21 janvier 2020, sans qu’il y ait aucun lien avec l’apparition du virus en Chine. Dont acte. Confirmez‑vous ou infirmez‑vous qu’elles ont été vendues pour 456 millions d’euros ? Avez‑vous pratiqué une forme d’optimisation fiscale, par exemple en créant des sociétés écrans à l’étranger ?

Les syndicats auditionnés ce matin nous ont indiqué, et cela figure aussi dans le livre, qu’il y avait un système de rationnement des repas et un recours aux compléments alimentaires pour pallier la dénutrition des résidents. Mais je suppose que je n’obtiendrai pas de réponse sur ce point : si vous n’avez jamais mis les pieds au service des achats, vous avez sans doute encore moins fréquenté les cuisines...

Vous avez reconnu qu’il y avait peut‑être des marges arrières. Lors de son audition, M. Brdenk a parlé de « contrats de prestations spécifiques », récusant les termes « marges arrières ». Je vous pose de nouveau la question : à votre connaissance, la société Bastide, la société Hartmann reversaient‑elles en fin d’année une somme d’argent à la société Orpea ?

M. JeanClaude Marian. Comment avons‑nous pu croître ? Effectivement en obtenant des autorisations et en rachetant des établissements.

Comment les choses se passaient‑elles ? Vous pourrez interroger d’autres personnes à ce sujet. Initialement, les autorisations dépendaient des présidents de département. Ensuite, c’est passé au niveau des ARS, c’est‑à‑dire des organisations très professionnelles, employant trente à cinquante personnes. Il y en avait alors six ou sept en France, qui couvraient plusieurs régions. Elles géraient les décisions de création de lits pour tous les secteurs, public, privé et associatif. Elles le faisaient de manière très professionnelle : elles analysaient les besoins et annonçaient, chaque année ou tous les deux ou trois ans, qu’il était nécessaire de créer un nombre déterminé de lits dans tel ou tel département. À ce moment‑là, toutes les structures, essentiellement privées mais parfois associatives, proposaient leur projet, qui était analysé, puis accepté ou refusé, en fonction de son contenu. Il n’y avait personne à qui s’adresser pour obtenir une autorisation contre de l’argent. C’est absurde de penser cela !

Il faut bien comprendre qu’il y a vingt ou trente ans, une partie importante des maisons de retraite existantes étaient très vétustes et mal organisées. Surtout, il y a une chose essentielle que vous ne savez pas si ce n’est pas votre métier : lorsqu’on a commencé notre activité en 1988, nos établissements ne recevaient presque aucune personne dépendante. À cette époque, il n’y avait pratiquement aucune aide à domicile. Les gens entraient donc relativement tôt en maison de retraite, et la durée moyenne de séjour était de trois à quatre ans. Nous n’avions absolument pas la possibilité d’accueillir des personnes dépendantes, car nous n’avions aucun service médical. Pendant toute une période, on a travaillé avec les infirmières libérales et les médecins personnels des personnes qui entraient.

Cela a duré jusqu’au début des années 2000. C’est en 2001 qu’ont été introduites les dotations de soins. Il a été décidé à l’époque de mettre fin au système des infirmières libérales et de recruter du personnel payé. Cela s’appelait la dotation minimale de convergence (DOMINIC). Des professionnels ont fixé l’effectif nécessaire d’infirmières et d’aides‑soignantes dans chaque établissement en fonction du nombre de résidents et de l’importance de la dépendance. Ce processus, conduit de manière très rationnelle, a concerné tous les acteurs. Progressivement, nous avons pris en charge des personnes de plus en plus dépendantes.

Il y a vingt ou vingt‑cinq ans, je l’ai dit, la durée moyenne de séjour était de trois à quatre ans, parce que les personnes entraient peu dépendantes. Désormais, dans l’ensemble des établissements – publics, associatifs, privés –, la moyenne d’âge est de 87 ans et, j’ai le regret de vous le dire, la durée moyenne de séjour est de dix‑huit mois. Et ce n’est pas parce qu’on ne s’occupe pas des gens ou qu’on ne leur donne pas de traitements ! Mais parce qu’ils sont très dépendants et présentent des comorbidités. Bien évidemment, il faut apporter tous les soins nécessaires, notamment traiter les escarres. Il peut y avoir des erreurs, et il y en a. Mais cela ne résulte jamais d’une volonté.

Comme tous nos confrères, Korian et les autres, nous avons donc racheté un certain nombre d’établissements, que nous rénovions ensuite. Beaucoup d’entre eux n’avaient pas la possibilité d’investir ; c’était souvent l’établissement d’un kinésithérapeute ou d’un médecin.

Pourquoi ai‑je vendu à des fonds étrangers ? En 2013, j’avais tout de même 74 ans, et j’étais conscient qu’aucun de mes deux fils n’avait une quelconque vocation à me succéder. J’ai donc vendu une partie de mes actions pour qu’Orpea continue à se développer – c’était la moindre des choses. J’étais très content, car l’acheteur était le plus gros fonds de retraite canadien, le Canada Pension Plan Investment Board (CPPIB) – l’Office d’investissement du régime de pensions du Canada. Ils ont acheté pour environ 300 millions euros d’actions, soit 14 % du capital, après quoi il m’en est resté 8 %.

Croyez‑moi, pendant les six mois qui ont précédé, non seulement ils ont examiné les comptes en détail, mais ils sont allés beaucoup plus loin : ils ont engagé des sociétés de consultants très spécialisés, qui sont allés dans une vingtaine de villes tirées au sort interroger des médecins, des pharmaciens et des infirmières pour savoir si les établissements Orpea avaient une bonne réputation. Comprenez bien que jamais ces gens‑là ne seraient entrés au capital de notre groupe si tel n’avait pas été le cas. Je comprends l’amertume, la fureur que vous inspire ce qui est dit, mais en 2013 – et je ne me défausse nullement sur mes successeurs –, on a étudié ainsi pendant six mois notre façon de travailler.

Comment les bénéfices sont‑ils traités ? Sur le chiffre d’affaires, Orpea dégageait en général un bénéfice final situé entre 3 % et 5 %. Est‑ce criminel, est‑ce choquant qu’une société réalise un tel bénéfice ? Qui plus est, nous avons réinvesti ; pendant six, sept ou huit ans, je l’ai dit, nous n’avons pas distribué de dividendes.

J’en viens aux émoluments, sans me défausser, là non plus, d’une quelconque façon. Au maximum, j’ai touché 550 000 euros par an au total. Une partie m’était payée à l’étranger, en particulier en Belgique, puisque je travaillais directement là‑bas. C’est beaucoup d’argent. Cela étant, pour avoir des dirigeants, il faut les payer. Quand je suis parti, je n’ai perçu aucune indemnité de départ. Je ne dis évidemment pas cela pour me plaindre.

Comment suis‑je devenu riche ? Lorsqu’on a introduit la société en Bourse, le cours de l’action était très bas. Lorsque j’ai vendu, il avait pris beaucoup de valeur. En janvier 2020, j’ai touché 450 millions d’euros. C’est effectivement une somme considérable, même s’il y a toujours des dettes à régler – mais peu importe. C’est vrai que j’ai gagné beaucoup d’argent, mais j’ai tout de même l’impression d’avoir rendu service à beaucoup de gens.

Je ne suis absolument pas au courant des contrats de prestations avec Bastide ou Hartmann. Je voyais ces gens‑là lors de congrès annuels, mais je ne les connaissais pas. Vous pouvez comprendre que, dans une société où il y a un tas de gens qui s’occupent de plein de choses, ce n’était pas mon problème.

Vous me parlez aussi du syndicat. Vous allez me dire que, décidément, je n’étais au courant de rien...

M. Didier Martin. Vous le dites à notre place !

M. JeanClaude Marian. Je ne m’occupais pas de cela ! Je m’occupais surtout du développement. À partir de 2002, Orpea s’est lancé à l’étranger – il est désormais présent dans vingt‑trois pays –, sachant qu’on ne délivrait pratiquement plus d’autorisations en France. Je me suis donc encore moins occupé de ces questions, et presque plus du tout de la France. Et ce n’est pas pour dire que je ne suis pour rien à tout cela.

Vous posez une question fondamentale : quel est l’avenir pour ce modèle ? Est‑il normal d’avoir une rentabilité dans ce secteur ? Je me permets de vous dire une chose : une structure qui ne dispose pas d’une marge, que l’on peut appeler bénéfice ou possibilité d’investissement, survit mais est totalement incapable de se développer. C’est aussi simple que cela.

Quant à la société à mission, cela me paraît une bonne idée, pour clarifier les choses. Je ne sais pas très bien ce qu’est une société à mission, mais je comprends le principe. Il y aurait notamment beaucoup plus de contrôles.

Je le répète, posez‑vous un instant la question : si les choses étaient aussi monstrueuses qu’on l’explique, comment se fait‑il que les gens n’aient pas protesté dans de nombreuses villes ?

M. Didier Martin. Vous n’avez pas répondu à mes questions sur l’éthique, ni sur la création du syndicat « maison » Arc‑en‑Ciel et le dialogue social au sein du groupe.

En revanche, vous revendiquez la responsabilité du développement du groupe. Je vous ai interrogé sur les intermédiaires : peut‑être vous souvenez‑vous de M. Jean‑François Rémy, que cite M. Castanet. Vous lui avez commandé de trouver un établissement de 85 lits au Luxembourg ou dans le nord de la France, contre une rémunération de 1,5 million d’euros. M. Rémy explique même par quel montage de sociétés écrans à l’étranger cette rémunération lui est parvenue. Pour une autre affaire, il affirme qu’il a acheté une Maserati comptant chez un garagiste. On voit que l’argent était facile, qu’il coulait à flots et servait à votre développement, ce que vous revendiquez.

Mme Annie Vidal. Vous avez demandé à plusieurs reprises comment il se faisait qu’il n’y ait jamais eu de plaintes. Même si ce n’est pas à nous de vous répondre, nous avons travaillé à la question. Quand une maltraitance institutionnelle s’installe, dans un premier temps, les professionnels sont conscients de devenir maltraitants du fait de l’organisation mais ne peuvent pas corriger celle‑ci en raison de la contrainte qu’elle fait peser sur eux. Dans un deuxième temps, ils ont honte de leur attitude. Dans un troisième temps, ils sont en colère. Ils ont peur, aussi, de perdre le peu qu’ils gagnent par leur travail, car ces professionnels sont peu rémunérés. Inconsciemment, ils se protègent et, pour cela, ne voient plus la maltraitance institutionnalisée, qui est devenue leur quotidien. Cela peut en partie expliquer qu’il n’y ait pas eu autant de signalements qu’il aurait dû y en avoir. Il y a une omerta sur ces sujets de maltraitance, tout le monde le sait.

Je ne comprends pas bien le rôle d’un haut responsable dans un groupe comme Orpea. Vous n’êtes pas au fait des questions relatives aux achats – vous en laissez la gestion aux services achats et à vos directeurs – et vous ne l’êtes pas davantage pour ce qui est des ressources humaines ou de la consommation des produits. Il n’empêche qu’en fin d’année, vous constatez un résultat et un bénéfice, de 3 % à 5 %, ce qui représente beaucoup d’argent au regard de la taille de votre groupe. Je pensais naïvement que c’était le responsable d’un tel groupe, par souci d’en augmenter les bénéfices pour continuer son développement, qui demandait aux différents directeurs d’améliorer les résultats des achats, des ressources humaines ou de la consommation des produits. Or vous dites que vous n’en avez aucune connaissance.

De la même manière, si des marges arrières existent, elles reviennent au siège sous la forme d’une ligne comptable. M. Brdenk n’a pas employé les mots de « marges arrières » mais il a évoqué certains contrats donnant lieu à des rétrocessions et nous a assuré que l’on pouvait en retrouver la ligne comptable dans les documents. Comment pouvez‑vous ne pas savoir qu’il existe des marges arrières ou de l’optimisation sur les ressources humaines ? Je le redis, je ne comprends pas le rôle du responsable d’un grand groupe comme Orpea.

Mme Christine Pires Beaune. Pour la troisième fois, nous posons la question : si le livre contient autant de contre‑vérités, pourquoi n’avez‑vous pas encore porté plainte, un mois après sa parution ?

M. Jean‑François Rémy était‑il bien apporteur d’affaires pour votre groupe ?

Avez‑vous instauré une optimisation fiscale par le biais de sociétés écrans à l’étranger ?

Par ailleurs, Orpea organisait‑il régulièrement des séminaires luxueux ?

D’anciens hauts fonctionnaires des ARS ou, avant 2009, des agences régionales de l’hospitalisation (ARH) sont‑ils aujourd’hui salariés du groupe Orpea ?

Mme Jeanine Dubié. À vous entendre, le livre de Victor Castanet contient beaucoup de contre‑vérités et vous prête des propos non justifiés et diffamants. Envisagez‑vous une procédure à l’encontre de son auteur ou l’avez‑vous déjà engagée ?

M. Boris Vallaud. En fin de compte, c’est le livre de M. Castanet qui vous a informé de ce qui se passait dans votre maison. À mes questions sur les marges arrière ou les pratiques de Clinea, votre seule réponse a consisté à dire que vous n’étiez pas informé parce que vous n’alliez pas mettre votre nez dans les affaires de vos directeurs. Pourtant, vous les avez nommés et j’imagine qu’ils vous rendaient des comptes. Êtes‑vous en train de dire que les directeurs ne vous rendaient aucun compte des missions que vous leur aviez confiées lors de leur recrutement ?

M. JeanClaude Marian. M. Castanet explique que son enquête a duré trois ans ; il aurait donc commencé à travailler en 2019. Or j’ai entièrement quitté le groupe en 2017. J’espère que vous me croirez si je vous dis qu’être président d’honneur ne veut rien dire du tout. J’ignore la définition qui en est donnée, c’est une gentillesse, si j’ose dire, qui m’a été faite en tant que créateur du groupe. Mais à ce titre, je n’étais absolument pas au courant de ce que raconte M. Castanet durant ces années. Que voulez‑vous, non, je n’étais pas au courant.

J’envisage de porter plainte sur ce qui m’est reproché à titre personnel. Ce qui est raconté à propos d’un émissaire que j’aurais envoyé, qui finit par dire qu’il a agi de lui‑même mais dont M. Castanet insinue que ce serait peut‑être M. Marian, est scandaleux. Tout le reste concerne Orpea, et je ne suis plus dans le groupe. Ce n’est pas pour me défausser, mais il n’est pas anormal qu’à 74 ans, j’aie quitté toutes mes fonctions.

Moi aussi, je repose la question : comment se fait‑il que cette accumulation effroyable de fautes, authentifiée par des propos du personnel, n’ait pas donné lieu à des plaintes, avant le livre de M. Castanet ? J’ai du mal à le comprendre.

Au poste de président, je ne m’occupais pas de M. Rémy. Nous avions deux façons de nous développer. La première consistait à obtenir de nouvelles autorisations. En France, il n’y en avait plus, et celles que nous avons obtenues, c’était parce que nous présentions le meilleur projet. Sinon, vous pourriez penser que les fonctionnaires ont été achetés. C’est absurde : ils n’ont pas été achetés.

La seconde façon de nous développer, c’était d’acheter d’autres établissements. Pour cela, oui, il y avait des apporteurs d’affaires. Je ne peux pas vous dire autre chose.

Pourquoi je ne porte pas plainte ? Pour ce qui me concerne, je le ferai, c’est pourquoi j’ai un conseil. Je le ferai pour diffamation par insinuation. D’ailleurs, vous avez sans doute remarqué que lorsqu’il a été interrogé au sujet des 15 millions d’euros, M. Castanet a dit que ce n’était pas le plus important. Je me permets de penser que là, peut‑être, il n’était pas aussi sûr de lui.

Oui, il arrive que d’anciens fonctionnaires de l’ARH ou de l’ARS nous servent de consultants. Nous avons des consultants en permanence. On se permet de penser que ces personnes feront des manœuvres dans leurs anciens services. J’ai beaucoup de respect pour ces fonctionnaires, qui font leur travail, mais quand ils ont quitté leurs fonctions, il n’est pas choquant qu’ils travaillent pour nous. L’ancien préfet qu’on nous attribue, oui, nous avons pu l’engager comme consultant, deux fois par mois, pour étudier certains dossiers. Il n’y avait rien de scandaleux, lorsque nous avions identifié un possible projet à Tours, à Angoulême ou ailleurs, à rencontrer les responsables locaux, car nous allions créer des emplois. J’imagine, en tant que député, que l’on vient vous demander votre appui, par exemple pour créer une usine. Nous ne l’avons jamais fait de façon déloyale.

Ce qui est fou, c’est cette histoire de « parcage des vieux », qui est scandaleuse. Vous rendez‑vous compte de ce que cela représente, de dire une chose pareille ? Même dans un coin, je ne l’aurais pas dit, c’est tellement absurde ! En revanche, il n’est pas choquant de prendre comme consultants des gens qui connaissent la façon dont se déroulent les procédures. Je ne sais pas quoi vous dire encore.

M. Didier Martin. Comment avez‑vous rémunéré M. Rémy, puisque vous reconnaissez avoir eu des apporteurs d’affaires ? Vous en avez peut‑être le souvenir, puisque vous étiez responsable du développement.

M. JeanClaude Marian. Je n’étais absolument pas au courant. Nous travaillions dans vingt pays. Comment pouvions‑nous être au courant de ce qui se passait, par exemple au Luxembourg ? Je ne me souviens pas que nous ayons eu un établissement à Luxembourg – je crois que nous avons fini par en avoir un, mais je n’étais plus là depuis longtemps. Pouvez‑vous comprendre que je ne savais pas si M. Rémy essayait d’acheter un établissement, au Luxembourg ou dans d’autres pays ? En Allemagne, par exemple, où nous nous sommes beaucoup développés, nous achetions des établissements, voire de petits groupes, qui valaient 20, 30 ou 50 millions d’euros, mais comme nos concurrents. Korian, le plus important groupe français en Allemagne, s’est développé en achetant des groupes – c’était dans tous les journaux. Les apporteurs d’affaires sont des personnes qui ont des introductions que l’on n’a pas. Au moment où l’on signe, ils présentent une note. Que voulez‑vous que je vous dise ?

On revient aux conclusions de tout à l’heure : une société privée qui souhaite se développer est obligée soit de créer un établissement ex nihilo – et il y a de moins en moins d’autorisations –, soit de racheter des groupes. Certains de nos collègues ont fusionné de très grands groupes ; nous ne l’avons jamais fait. Nous préférions reprendre des établissements, car nous étions plutôt satisfaits de la façon dont nous les gérions.

Tous les ans, nous envoyions aux familles, par le biais d’une société spécialisée extérieure, un questionnaire de sept à huit pages. Le taux de réponse y était de 60 %, ce qui est extraordinaire pour ce genre d’études. À la question « Recommanderiez‑vous Orpea à quelqu’un de votre famille ou à vos amis ? », 90 % des familles répondaient oui – c’est ce que l’on m’a rapporté, je n’ai jamais regardé le détail. D’ailleurs, c’était pour nous un critère. Dans un établissement où 15 % ou 18 % des familles répondaient non, on essayait de corriger. Ce n’est pas de l’industrialisation, c’est de la rationalisation. Lorsque l’on voyait que les gens n’étaient pas satisfaits d’un établissement, on allait en chercher les raisons.

M. Castanet affirme que les aides‑soignantes répondaient à la place des familles. C’est mépriser les familles de résidents : croyez‑vous qu’elles se laissaient influencer par les aides‑soignantes si leur père ou leur mère étaient maltraités ?

Mme la présidente Fadila Khattabi. Nous nous restons sur notre faim. Vous étiez à la tête d’un grand groupe mais vous nous avez donné très peu de réponses. Selon vous, il y a eu quelques erreurs, mais les propos de M. Castanet sont de pures allégations.

M. JeanClaude Marian. Je n’ai jamais parlé d’allégations. Manifestement, M. Castanet a cité des choses anormales, mais à aucun moment, par exemple, on n’a donné instruction à quiconque de ne pas faire ceci ou cela. Vous dites que je n’ai pas répondu, mais j’ai essayé de répondre autant que possible aux questions.

Lorsque je suis parti en 2013, Orpea employait alors 40 000 salariés contre 70 000 aujourd’hui : trouvez‑vous étonnant que, pour le développement du groupe, j’aie consacré beaucoup de temps à me rendre dans des établissements en Pologne, en Allemagne ?

Je suis triste et, je le répète, je présente toutes mes excuses. Je sais ce que c’est que de perdre des proches. Des familles ont souffert de voir leur père ou leur mère décéder, en pensant que tout ce qu’il fallait faire n’avait pas été fait. Et peut‑être que, parfois, cela arrivait. Toute personne qui travaille dans le soin vous expliquera que chez une personne diabétique ou en insuffisance rénale, une escarre est très difficile à guérir. On a fait plein d’erreurs, on en fait tout le temps, certainement. Ce n’est pas par plaisir, c’est la nature de notre métier.

Mme la présidente Fadila Khattabi. J’ai bien compris que vous étiez aussi un développeur, et nous avons besoin d’entreprises et de développement dans notre pays. Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit là d’accompagner nos aînés dignement, dans le respect, et que vous avez développé une entreprise dans laquelle il y aurait de la souffrance. Ce sont vos propres salariés ou anciens salariés qui en ont témoigné ici. Des familles ont également exprimé la souffrance de leurs parents. C’est aussi une réalité. J’entends vos excuses, mais elles doivent s’adresser à ces familles et aux résidents eux‑mêmes. Pour notre part, nous nous interrogeons sur cette entreprise que vous avez développée et dans laquelle il y a de la souffrance.

Mme Jeanine Dubié. Vous tenez un discours d’investisseur. Ce que nous tentons de comprendre c’est comment, à un moment donné, vous êtes entré dans la logique de développer toujours plus le groupe et d’investir. Vous dégagiez des bénéfices mais vous ne les consacriez pas à améliorer la prestation servie au sein de vos établissements.

Vos prix de journée sont largement au‑dessus de ceux des secteurs public ou associatif. Ce qui est le plus choquant dans le livre de M. Castanet, c’est que vous ne serviez pas des prestations correspondant à ce prix. Dans l’EHPAD Les Bords de Seine, le prix de journée, de 300 euros en moyenne, rapporte un forfait hébergement annuel de 15 millions, pour 120 lits. Comment l’existence des restrictions rapportées sur la nourriture et les protections est‑elle possible avec de tels revenus ? Certes, tous les établissements d’Orpea ne demandent pas un tel prix de journée, 90 euros est un montant plus courant. Reste que les résidents qui le paient doivent pouvoir attendre une prestation à la hauteur.

Or, ce que l’on entend de votre discours, c’est que les bénéfices remontent pour être réinvestis, pas distribués aux actionnaires. Ce qui nous perturbe, en tant que parlementaires, c’est que la prestation servie n’est pas à la hauteur de ce que le client – car c’est finalement ainsi que vous considérez un résident – est en droit d’attendre.

M. JeanClaude Marian. Je comprends. J’ai posé des questions sur le fonctionnement actuel d’Orpea. On m’a dit que la pension mensuelle dépasse 3 000 euros, ce qui est déjà beaucoup d’argent, dans seulement 10 % des établissements en France. En 2022, dans les sept établissements de l’Aisne que nous avons repris, les prix de journée vont de 58 à 75 euros par jour. Nous avons gardé les résidents qui touchaient l’aide sociale, dont les prix de journée étaient encore plus bas.

Pour la dernière fois, comment se fait‑il que, depuis trente ans, il n’y ait pas eu de plaintes en nombre, et partout, contre Orpea ?

Mme la présidente Fadila Khattabi. Il y en a eu.

M. JeanClaude Marian. Je suis désolé si les députés ont eu l’impression que je n’avais pas répondu à tout. J’espère que vous avez compris que je répondais du mieux que je pouvais.

Mme la présidente Fadila Khattabi. Nous vous remercions. Nous vous avons entendu. Nous avons également entendu vos excuses.

M. JeanClaude Marian. Oui, des excuses très fortes.


mercredi 2 mars 2022

1.   Communication de Mmes Gisèle Biémouret, Agnès Firmin Le Bodo et Valérie Six, rapporteures de la mission « flash » sur le rôle des proches dans la vie des EHPAD

 

La commission entend la communication de Mmes Gisèle Biémouret, Agnès Firmin Le Bodo et Valérie Six sur le rôle des proches dans la vie des EHPAD ([71]).

Mme la présidente Fadila Khattabi. Devant l’onde de choc déclenchée par la publication du livre de Victor Castanet, Les Fossoyeurs, notre commission ne pouvait rester sans réaction. La gravité des faits relatés appelait à faire la transparence très vite, afin d’apporter à nos concitoyens les réponses qu’ils sont en droit d’attendre.

J’ai pris l’initiative de lancer un cycle d’auditions, commencé dès le 2 février. Pendant un total de plus de vingt‑six heures, nous avons entendu les principaux dirigeants, anciens ou actuels, des groupes Orpea et Korian, mais aussi les familles des résidents, leurs avocats, les représentants de tous ceux qui travaillent dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) et les autorités chargées du contrôle – agences régionales de santé (ARS) et départements.

Les auditions des dirigeants du groupe Orpea ont été très décevantes. Les réponses apportées à nos questions n’ont fait qu’accentuer notre inquiétude et notre volonté de faire toute la lumière sur cette affaire. En revanche, les témoignages des familles de résidents d’établissements du groupe Orpea, comme ceux d’anciens salariés du groupe, ont constitué des moments très forts. Non seulement ils ont apporté la confirmation de certains faits rapportés dans l’ouvrage, mais ont permis d’en apprendre davantage, en particulier sur les conditions du dialogue social, souvent difficile. Ce cycle d’auditions a donc été à la fois complet et très éclairant, même s’il reste des interrogations.

Au cours de sa réunion du 9 février, le bureau de la commission a décidé de lancer parallèlement quatre missions « flash », chacune confiée à trois rapporteurs issus de tous les groupes politiques. Le calendrier était certes très tendu mais, outre la nécessité de réagir rapidement, notre commission avait déjà beaucoup réfléchi à la question, notamment au travers du rapport présenté en 2018 par Monique Iborra et Caroline Fiat. Je remercie tous les groupes politiques et nos douze rapporteurs d’avoir relevé le défi. Les thèmes choisis pour ces missions « flash », liés à des problématiques soulevées dans le livre de M. Castanet, ont également permis d’apporter des éclairages sur des aspects que nos précédents travaux n’avaient pas particulièrement approfondis. En quelques jours, les rapporteurs ont rencontré près de cent quarante personnes. Les deux premières missions sont en mesure de nous présenter leurs conclusions et propositions dès ce matin ; les deux autres feront de même mardi prochain dans l’après‑midi. La ministre Brigitte Bourguignon, que nous entendrons à 21 heures 30 pour faire le point sur les décisions et perspectives du Gouvernement, pourra ainsi prendre connaissance de nos travaux.

Depuis un mois, l’activité de la commission a donc été considérable. Elle la poursuivra jusqu’à l’achèvement de ses travaux, tout en gardant à l’esprit l’actualité internationale dramatique. Compte tenu de l’urgence, et hors de tout esprit polémique, le travail qu’elle a accompli est incontestablement plus utile et efficace que la solution retenue par le Sénat, dont les travaux consacrés à la situation dans certains EHPAD n’ont pas encore commencé et porteront sur le seul aspect des contrôles.

L’intégralité de nos travaux fera l’objet d’une publication mi‑mars, qui comprendra les communications des quatre missions « flash », les contributions des groupes politiques et les comptes rendus de toutes les auditions et réunions de la commission.

Je précise que nous attendons une réponse de M. Yves Le Masne, ancien directeur général d’Orpea, que j’ai invité mercredi prochain à 10 heures.

 

La commission entend la communication de Mmes Gisèle Biémouret, Agnès Firmin Le Bodo et Valérie Six sur le rôle des proches dans la vie des EHPAD.

Mme Gisèle Biémouret, rapporteure. En dix‑neuf auditions et tables rondes, nous avons auditionné quarante‑sept personnes issues de divers horizons gravitant autour du monde de l’EHPAD. Je les remercie de leur disponibilité et de leur implication dans les travaux de la représentation nationale.

Des éléments remontés, nous avons dégagé trois axes de travail : l’orientation vers un établissement et l’entrée en EHPAD ; le rôle des proches pendant la vie de la personne âgée au sein de l’EHPAD ; la prévention des conflits entre les proches et l’EHPAD.

D’emblée, nous avons à cœur de signaler deux éléments. Le premier est qu’il existe des EHPAD, heureusement nombreux, où les choses se passent bien – je salue toutes les personnes qui travaillent chaque jour aux côtés de nos aînés. Le second, confirmé cette semaine par la Cour des comptes, est que les difficultés rencontrées dépassent largement le caractère public ou privé de la structure. Nos constats et recommandations ne concernent donc pas seulement les EHPAD privés ou les établissements publics ; le bien‑être des personnes âgées doit dépasser ce clivage.

Il me revient de vous présenter nos conclusions concernant la phase d’orientation vers l’EHPAD, depuis la perte d’autonomie jusqu’au choix d’un établissement adapté.

L’entrée en établissement, parce qu’elle emporte des aspects à la fois émotionnels, pratiques et financiers, est une perspective qu’on envisage trop tardivement. L’acceptation de la perte d’autonomie par la personne directement concernée et par son entourage n’est pas chose facile, et s’accompagne d’un fort sentiment de culpabilité de « placer son parent ». Pour que l’EHPAD ne fasse plus peur, pour qu’il soit associé non plus à une fin ou à un deuil mais plutôt à une continuité de vie, à une nouvelle étape, le monde de l’EHPAD ne doit plus être clos ; il doit s’ouvrir sur son environnement et le monde extérieur doit pouvoir venir à sa rencontre.

L’entrée en EHPAD est très souvent brutale alors que des moyens existent pour ménager une transition douce – par exemple, en ouvrant des activités se déroulant en leur sein aux personnes extérieures ou en y offrant la possibilité de courts séjours. Des solutions d’hébergement temporaire peuvent à la fois offrir un temps de répit aux proches aidants très impliqués au quotidien, et permettre à la personne âgée de prendre des habitudes en dehors du domicile initial, et d’avoir une vision de ce qu’est un établissement s’il fallait un jour y envisager une admission pérenne.

Lorsque le maintien à domicile n’est plus possible, l’alternative à favoriser est celle des résidences autonomie, un modèle dont certains éléments pourraient être repris dans les EHPAD. Par exemple, la possibilité de recevoir sa famille pour un repas, dans un espace privatisé, concourt au maintien du lien social et de l’intimité du résident.

Un autre moyen de limiter le bouleversement que constitue l’entrée en institution est la poursuite du suivi médical par les professionnels de santé qui assuraient les soins à domicile. C’est déjà le cas pour les médecins traitants ; cela pourrait aussi l’être pour les infirmiers, les kinésithérapeutes ou les dentistes.

La plus grande vigilance doit être accordée à ce que les personnes âgées peu entourées ou n’ayant plus de famille bénéficient également de toute l’attention dont elles ont besoin. Les intervenants à domicile, les professionnels au sein de l’EHPAD et les bénévoles jouent un rôle important dans l’accompagnement de ces personnes et dans la prévention de l’isolement.

En somme, les moyens existent pour ne pas se retrouver au pied du mur au moment de choisir un établissement et pour que la transition se fasse en douceur.

La difficile question du libre choix du lieu de vie par les résidents a été soulevée au cours des auditions. L’EHPAD est encore largement un choix par défaut ou dicté par l’urgence. La personne concernée n’est pas toujours au centre du processus de décision, et il n’est pas évident pour les proches de comparer les offres existantes avec la proximité géographique comme premier critère de choix. La plateforme en ligne www.pour-les-personnes-agees.gouv.fr, lancée en 2015, mettant à disposition un annuaire des établissements et un simulateur de reste à charge, a amélioré la visibilité et la transparence financière de l’offre. Toutefois, le faisceau d’indices permettant de trouver un EHPAD adapté aux besoins d’un parent pourrait être utilement complété avec des indicateurs objectifs de qualité de la prise en charge.

Une fois l’établissement choisi, un véritable lien de confiance doit être instauré entre les proches et l’équipe médico‑soignante. Les documents remis lors de l’admission – contrat de séjour, charte des droits et libertés du résident, projet d’accompagnement – doivent faire l’objet d’une meilleure appropriation et de davantage de réciprocité ; ils doivent être expliqués et ne pas rester lettre morte. Que contiennent les clauses du contrat, quels sont les droits de la personne âgée et ceux de ses proches, quelles sont les obligations à respecter pour permettre la vie en communauté ? La coconstruction du projet de vie du résident est essentielle pour appréhender l’EHPAD comme un lieu de vie de plein exercice, et non seulement comme un établissement de soins. La connaissance de l’histoire de la personne âgée, celle de son entourage, de ses loisirs et de ses goûts sont autant d’éléments qui permettent l’individualisation indispensable de son parcours au sein de l’établissement. Pour qu’elle s’y sente vraiment chez elle, la programmation d’un entretien un mois après son entrée permettrait de faire le point avec elle et ses proches sur son intégration dans la structure et sur les adaptations possibles.

On ne doit plus entendre ce qu’on nous a dit lors de nos auditions, que l’EHPAD, ça ressemble au mieux à un hôpital, au pire à une prison !

Mme Valérie Six, rapporteure. « La prise en charge de nos aînés nous ramène à notre propre humanité », a écrit Victor Castanet dans son livre. Cette humanité a été mise à mal par ses récentes révélations, ainsi que par celles du reportage de Cash Investigation sur la situation dans certains EHPAD.

En tant que parlementaire, je me sens frustrée de ce que nous n’avons pas eu la possibilité de présenter un rapport plus étoffé que ces quelques préconisations, alors qu’une loi sur le grand âge et l’autonomie devra être l’une des priorités du prochain mandat. Dans le temps contraint qui nous a été imparti, nous avons tenu à auditionner tous les acteurs intervenant dans les établissements, à confronter la parole des associations de bénévoles et de familles avec celle des personnels des établissements, soignants et non soignants, ainsi que celle des tutelles et des ministères.

Chaque âge de la vie mérite l’accompagnement le plus adapté, sans stigmatisation ni hiérarchisation. Si la crise sanitaire a obligé de nombreux établissements à se refermer pour protéger leurs résidents, si elle a justifié certaines restrictions, celles‑ci ne sont désormais plus de mise. La Défenseure des droits l’a relevé dans son rapport de mai 2021, le choix des horaires de repas ou les difficultés liées à l’insuffisance de personnels ne sauraient justifier une restriction du droit de visite des résidents, qui relève de la Constitution et du droit fondamental européen. La liberté de recevoir des visites et celle de rendre visite doivent être la règle. C’est d’autant plus nécessaire qu’une augmentation du syndrome de glissement, attestée par plusieurs rapports issus d’institutions de contrôle, a eu des effets concrets sur la mortalité au sein des établissements. Ces deux libertés de visite sont directement liées à l’EHPAD conçu comme une maison, et non comme un hôpital. L’EHPAD doit être considéré comme le lieu de résidence de la personne âgée ; la chambre doit devenir le logement, et le résident, l’habitant. Toutes les libertés qui ne portent pas atteinte au bon fonctionnement de la vie en communauté doivent pouvoir être pleinement exercées. Les familles doivent disposer de toutes les informations nécessaires pour s’assurer de la qualité de séjour de leurs proches.

Le conseil de la vie sociale (CVS) est censé remplir cette fonction. Or, avec un CVS sur cinquante qui fonctionne correctement, l’institution a besoin d’être profondément rénovée. Ce qui était une obligation innovante dans la loi du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico‑sociale est devenu trop souvent une coquille vide, quand il est mis en place.

Du point de vue de sa composition, le CVS constitue déjà un espace dans lequel sont représentés les résidents et les familles. Or 10 % à 20 % de résidents n’ont aucune famille proche et ne sont donc plus entendus dans les établissements. Il faudrait étendre leur représentation aux associations de bénévoles qui s’occupent d’eux. On pourrait même envisager la présence de représentants d’associations de quartier ou d’élus locaux chargés de la vie de la cité, afin d’encourager un lien entre les résidents et la vie locale. Le personnel aussi est représenté dans le CVS. L’instance pourrait donc utilement contribuer au renforcement du dialogue entre les familles et les soignants. C’est pourquoi nous proposons qu’un représentant des soignants soit obligatoirement intégré dans chaque CVS.

Du point de vue de son fonctionnement, le CVS n’a qu’un rôle consultatif. Sans sanction ni contrôle, il est rarement mis en place. Nous souhaitons que ces conseils deviennent des instances de concertation, avec obligation d’examiner certains points annuellement – projet d’établissement, lutte contre la maltraitance, promotion de la bientraitance, par exemple. Sur le modèle du conseil social et économique (CSE) des entreprises, le CVS participerait ainsi à la gouvernance de l’établissement. Il serait également pertinent de permettre aux CVS d’allouer une part du budget de l’établissement à des activités culturelles, de stimulation intellectuelle ou de renforcement du lien social.

Ce rôle renforcé appellerait une modernisation de la formation et de l’information concernant le CVS. Les associations représentant les aidants l’ont souligné, cette instance est souvent découverte par hasard, au cours des échanges entre les résidents et les familles. Il faut absolument informer de son existence dès l’entrée en EHPAD, par le biais d’affiches par exemple. Ce rôle nouveau appellerait également une formation accrue des participants. Comme dans les CSE, des sessions de formation à destination des représentants des familles et du personnel pourraient leur rappeler le rôle de l’instance, les droits fondamentaux dont disposent les résidents et leurs familles, ainsi que leur droit à l’information sur ce qui se passe dans l’établissement.

Pour dessiner une perspective d’amélioration concrète de la vie des résidents, nous sommes parties du principe que la sociabilité est unanimement reconnue comme l’une de leurs principales sources de joie. Nous avons repris à notre compte les propositions visant à lutter contre l’isolement par l’ouverture des EHPAD sur leur environnement immédiat. Sur le modèle des tiers‑lieux que propose la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA), certains établissements pourraient accueillir des crèches, intégrer des activités ouvertes aux personnes extérieures...

Ce sont là quelques pistes d’améliorations concrètes et immédiates, dans l’attente d’une réforme structurelle de la prise en charge de nos aînés.

Mme Agnès Firmin Le Bodo, rapporteure. Certains constats, certaines propositions se recoupent déjà et se recouperont certainement encore au fil des conclusions des travaux des différentes missions. C’est une preuve de plus de l’urgence à trouver des solutions satisfaisantes dans l’intérêt de nos aînés. Parallèlement à la question du respect des droits fondamentaux des personnes, il est essentiel d’interroger notre modèle : la France est un des pays d’Europe qui compte la proportion la plus importante de personnes en situation de dépendance accueillies en établissement.

Néanmoins, tout ne va pas mal dans les EHPAD en France. Le livre de Victor Castanet ou l’émission d’Élise Lucet ne doivent pas jeter l’opprobre sur un secteur qui œuvre au quotidien avec les moyens dont il dispose pour accompagner au mieux nos parents ou grands‑parents. S’il est nécessaire de revoir des procédures ou de créer des outils, ce n’est pas tant que rien ne va, c’est plutôt qu’il faut rationaliser et informer. Le dernier point de nos réflexions a porté sur la prévention des événements indésirables et leur gestion entre les proches des résidents et les EHPAD, ainsi que les difficultés d’identifier les interlocuteurs ou les voies de recours.

Depuis quelques années, le Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge ou la Commission nationale pour la prévention de la maltraitance et la promotion de la bientraitance, notamment, insistent régulièrement sur la nécessité de promouvoir la bientraitance. Or les nombreuses auditions conduites par notre mission ont mis en exergue le manque d’instances collégiales efficaces permettant d’établir un dialogue entre les établissements et les familles, dans un souci de transparence et de pédagogie, face au risque de maltraitance, afin d’encourager à la bientraitance. Ainsi nous est‑il apparu essentiel de reconnaître par voie réglementaire les missions propres aux infirmières coordinatrices et, plus largement, de renforcer la formation des personnels à la bientraitance. Toutefois, cette culture partagée ne pourra s’ancrer, compte tenu des disparités territoriales, qu’à la condition que soit mis en place, comme le préconise la Défenseure des droits, un outil de mesure et d’information fiable et partagé par l’ensemble des autorités de régulation et de contrôle au niveau national, qui permettrait d’évaluer et de référencer les différentes situations de maltraitance. Pour pallier les difficultés relatives à la communication entre les établissements et les familles, une commission de la bientraitance pourrait être utilement mise en place dans les établissements.

Dans le cadre de la refonte des CVS, la création d’un « ambassadeur des familles » semble opportune. Sans préjudice de l’ajout d’un « usager‑exper »t, ce référent des familles pourrait participer aux CVS ès qualités, être l’interlocuteur privilégié des familles et de ce fait recueillir les informations préoccupantes.

Une fois les personnels mieux formés au risque de maltraitance et les instances de veille et d’enregistrement créées pour mieux en appréhender la nature et procéder aux corrections nécessaires, nous devons faire de l’information des familles une obligation absolue. Il n’y a pas de meilleure prévention que la transparence. Dès l’entrée en EHPAD, les familles doivent connaître les outils qui sont à leur disposition si elles observent des manquements. L’obligation d’informer les familles, par l’affichage des numéros d’urgence, comme le 3977, et des voies de recours au sein des établissements, est la clef de voûte de l’ensemble du dispositif. J’ai pu mesurer récemment l’efficacité des outils d’affichage. Les EHPAD ne connaissent pas tous des dysfonctionnements ; la plupart d’entre eux tentent d’entretenir un lien entre les résidents et leurs familles en communiquant, par exemple, sur les chartes de signalement ou en indiquant les numéros utiles. Pourquoi ne pas s’inspirer de ce qui fonctionne et étendre à l’ensemble des établissements les obligations d’affichage ?

À la méconnaissance de ce qui constitue un acte de maltraitance et à l’absence de sanction en cas de manquement à l’obligation de signalement s’ajoute la complexité de la procédure même de signalement, qui mobilise une multitude d’acteurs potentiels, pas toujours connus des familles ou des résidents. Peuvent également interférer le conflit de loyauté, la crainte de représailles de la part de la hiérarchie ou des pairs ainsi que la peur de perdre son emploi, pour les personnels soignants.

Le manque de formalisme ou de précision des protocoles et des outils destinés à traiter les événements indésirables est régulièrement pointé du doigt. Ce constat est d’autant plus préoccupant que les signalements de maltraitance en établissement ont augmenté de 37 % en 2021 par rapport à 2020 ; ils représentent 27 % de l’ensemble des signalements enregistrés par la fédération 3977. Les signalements peuvent être effectués auprès du 3977, des ARS, des conseils départementaux et du Défenseur des droits, du procureur de la République ou du juge de la protection. Le traitement de ces signalements et, par conséquent, la visibilité globale du phénomène de la maltraitance sont obscurcis par l’absence d’instance centralisant les alertes. Il semble essentiel d’améliorer les conditions du signalement, ce qui peut passer par des mesures très simples, telles que la mise à disposition dans les EHPAD de recueils accessibles aux résidents, aux personnels ou aux familles. Plus généralement, il faut aller vers une institutionnalisation de l’enregistrement des alertes en créant un réseau public national chargé de les recueillir. Cette première étape ne sera efficace que si elle est accompagnée du renforcement du contrôle des établissements par le biais d’audits flash, sur le modèle de ce que font les ARS pour les établissements de santé. Ceux‑ci permettraient une réaction immédiate et un accompagnement de l’établissement au sein duquel des difficultés sont observées.

À plus long terme, il serait utile de créer un organisme de contrôle indépendant afin de faire remonter les alertes et d’instaurer des conseils d’établissement dans tous les EHPAD privés, calqués sur le modèle des conseils d’administration des EHPAD publics.

Fragiles parmi les plus fragiles, les personnes placées sous tutelle représentent 28 % des résidents des EHPAD ; elles ne doivent pas être oubliées. Les auditions des représentants des mandataires judiciaires libéraux ou de Mme l’avocate générale Anne Caron‑Déglise amènent à plaider pour un renforcement du rôle d’alerte des mandataires judiciaires. Il serait d’ailleurs opportun que ces derniers, lorsqu’ils l’estiment nécessaire, puissent être membres des CVS.

À force d’hésiter entre le modèle de l’hôtel et celui de l’hôpital, l’EHPAD a finalement perdu toute identité positive pour ne plus incarner que l’enfermement et la fin de vie, et devenir un endroit où plus personne ne veut aller vivre ni travailler. Il faut changer le regard sur ces établissements pour qu’ils ne soient plus associés au maintien en vie, mais au maintien dans la vie. L’EHPAD doit être un domicile pour le résident, un lieu au sein duquel chacun trouve sa place.

Enfin, sans préjudice des constats et préconisations de la mission sur l’EHPAD de demain, j’approuve entièrement l’observation de M. Luc Broussy que nous avons auditionné : lorsque l’on arrive en EHPAD la formule d’accueil ne doit plus être « bienvenue chez nous » mais plutôt « bienvenue chez vous ». Pour accompagner le changement de regard sur les établissements et aider le public à ne plus penser l’EHPAD comme un hôpital mais véritablement comme un domicile, il faudrait certainement en modifier le nom. Mais n’oublions pas non plus de redonner aux personnes la possibilité de choisir et permettons‑leur de se faire entendre au sein d’un Conseil national consultatif des personnes âgées, comme il existe le Conseil national consultatif des personnes handicapées.

La particularité de notre mission, qui est aussi sa force, tient à ce que la quasi‑totalité de nos propositions consistent en l’amélioration des dispositifs existants, donc ne nécessitent ni de mobiliser le législateur, ni d’engager de dépenses supplémentaires. À partir de l’existant, grâce à la force de nos recommandations inspirées par une multitude d’acteurs que nous avons consciencieusement auditionnés, et en laissant évidemment la part belle aux initiatives individuelles au sein des EHPAD, tout est prêt pour que, avant l’EHPAD de demain, celui d’aujourd’hui soit véritablement le domicile de ceux qui ne peuvent plus se maintenir dans le leur.

M. Didier Martin (LaREM). Le livre d’investigation de Victor Castanet a dévoilé dans certains établissements une maltraitance institutionnelle dont on n’imaginait ni l’ampleur ni les causes et, par voie de conséquence, l’étendue de la souffrance des résidents et de leurs familles. Quant à la crise sanitaire, elle a montré combien l’absence des proches était cruelle pour les résidents et délétère pour leur bien‑être et leur survie. L’éloignement des proches et l’isolement en chambre ont provoqué chez certains résidents des syndromes de glissement et de repli difficiles à enrayer pour un personnel surmené et lui‑même atteint par le covid‑19.

Votre rapport suggère des mesures d’ordre général intéressantes. Vous soulignez l’importance de la présence des proches pour rassurer le résident lors de son entrée dans l’établissement. Rares sont en effet les personnes âgées qui considèrent l’EHPAD comme un projet de vie. Pourtant, elles devront faire de l’établissement leur nouveau lieu de vie et y développer de nouveaux projets.

Vous insistez aussi sur l’amélioration de la qualité du dialogue entre les familles, les proches aidants et les responsables de l’EHPAD ainsi que sur la nécessaire concertation avec ces dernières au sein des CVS s’agissant de l’organisation de la vie des résidents. Vous allez même jusqu’à proposer leur collaboration active à l’animation des EHPAD.

Votre rapport envisage aussi des mesures individuelles : chaque famille se voit reconnaître un droit permanent à l’information sur l’état de santé physique et psychique du résident ainsi que le droit de proposer des améliorations aux conditions de vie.

Bref, vous mettez en avant la nécessité de remettre de l’humain, de la vie et de l’amour au sein des établissements grâce à l’implication des familles.

Dans quel calendrier vos recommandations pourraient‑elles s’appliquer ?

M. Stéphane Viry (LR). Outre les liens que nous pouvons avoir avec les EHPAD dans nos circonscriptions, il est indispensable que nous entendions des dirigeants, des salariés et des familles pour obtenir des réponses et comprendre.

En creux, nous cherchons à construire l’EHPAD de demain. L’EHPAD tel que nous le connaissions est à bout de souffle pour de multiples raisons. Les dérives qui ont été révélées ne sont que le fruit d’un non‑choix politique : à force de négliger la dimension humaine et de s’appuyer sur des financements et des outils baroques, l’EHPAD a perdu toute identité, il est devenu un OVNI dans lequel sont placés des femmes et des hommes de plus en plus dépendants. L’électrochoc provoqué par le livre est à cet égard bienvenu.

La très grande majorité des EHPAD ne pose pas de difficultés : les dirigeants sont bienveillants, ils se démènent pour moderniser et maintenir de la chaleur humaine ; les personnels sont aux petits soins. Je ne nie pas la tension auxquels ils sont soumis mais il ne faut pas jeter l’opprobre sur ceux qui, pour la plupart, ont choisi cette profession.

J’ai relevé vingt‑sept propositions, ce qui laisse penser que les marges pour renforcer la place des proches et des familles dans les EHPAD sont énormes – vous n’auriez pas eu à multiplier les préconisations si la situation était satisfaisante.

Parmi les nombreuses pistes d’amélioration, trois me semblent essentielles : d’abord, il faut coûte que coûte respecter la dignité et les droits d’une personne – la perte d’autonomie n’autorise pas les entraves aux libertés et aux droits individuels. Ensuite, il faut autant que possible proposer à la personne un parcours individualisé au sein de la structure, un parcours qui lui corresponde. Enfin, il faut développer les liens avec l’extérieur pour éviter que l’EHPAD ne soit replié sur lui‑même.

M. Cyrille IsaacSibille (Dem). La question que nous nous posons vaut aussi pour les crèches, les écoles ou les hôpitaux. Il s’agit à chaque fois de réfléchir au rôle de la famille pour accompagner une personne fragile placée dans une structure collective.

Les EHPAD sont la dernière étape d’une vie mais, jusqu’à son dernier jour, toute personne a besoin d’humanité, d’échanges, de présence, de sourires, de toucher, de gestes affectueux. La présence des familles, aux côtés des professionnels, dans les EHPAD est donc essentielle dès l’admission et tout au long du séjour du résident.

Nous le savons tous d’expérience, le bon fonctionnement d’un EHPAD dépend principalement de la qualité du directeur et de son équipe. C’est lui qui échange avec les familles et assure le bon fonctionnement du CVS.

L’existence d’un CVS au sein de l’établissement doit être une priorité – de nombreux EHPAD n’en ont pas, c’est effarant – et son animation, une exigence.

Au terme d’« ambassadeur des familles » je préférerais celui de « médiateur », car c’est souvent la communication entre le personnel et les familles qui pèche. Certaines familles peuvent être trop exigeantes, d’autres, trop peu présentes.

Je n’oublie pas les résidents les plus isolés, ceux qui n’ont ni famille ni proche pour leur rendre visite.

M. Boris Vallaud (SOC). Que recouvre la notion de proches du résident ? Désigne‑t‑elle seulement la famille ou aussi les amis, ce qui n’est pas sans difficulté ?

Avez‑vous abordé la question de la place des familles dans la fin de vie ?

Comment envisagez‑vous le répit pour les familles dans la vie quotidienne et pendant les vacances ? Dans le département des Landes, après le village landais Alzheimer, nous lançons une expérimentation sur un village de répit pour les personnes âgées dépendantes et leurs proches aidants.

De manière plus générale, malgré les raisons sanitaires qui les justifiaient, l’isolement des personnes âgées et l’interdiction parfois faite aux familles de voir leur proche ont été vécus comme une atteinte aux libertés mais aussi au bien‑être des résidents.

Avez‑vous porté une attention particulière à ceux qui n’ont pas de proche et ont malgré tout besoin d’une vie sociale et affective ?

Mme Caroline Fiat (FI). Tout ne va pas mal, dites‑vous. Je comprends que chacun ait à cœur de redonner le moral à tout le monde, mais faire une toilette en cinq minutes ou mettre une protection pour ne pas avoir à accompagner la personne aux toilettes, malgré tout l’amour et l’empathie qu’on y apporte, est le signe que cela va mal.

Certains établissements cherchent des solutions pour pallier ces mauvais traitements mais la maltraitance est institutionnelle. Ce n’est pas jeter l’opprobre sur les soignants que de le dire ; cette maltraitance est, au contraire, sans doute l’une des raisons pour lesquelles ils sont si nombreux à démissionner.

Vous préconisez de faire de la chambre en EHPAD le domicile, mais c’est déjà le cas. Pourtant, faute de temps, les soignants oublient de fermer la porte ; pour rappeler qu’il faut frapper avant d’entrer, certains établissements ont installé des sonnettes sur les portes.

S’agissant de la formation, le groupe Korian est le meilleur client du Réseau Humanitude. Tous les personnels y suivent une formation, mais ensuite, on ne leur laisse pas le temps d’appliquer ce qu’ils ont appris. Le recours à la formation n’est pas la solution miracle d’autant que cela laisse penser que les soignants ne sont pas capables de s’occuper des résidents.

Je n’ai rien noté dans votre rapport sur les directives anticipées. J’ai souvent été choquée de voir les familles réfléchir et décider à la place des résidents. Les directives anticipées ne devraient‑elles pas être établies lors de l’admission afin que les résidents, qui ont un cerveau, prennent une décision pour eux‑mêmes ?

Mme Jeanine Dubié (LT). J’ai été surprise de lire au début du rapport que « le manque d’explication et de communication engendre une méfiance de la part des familles ». La question que nous devons nous poser est la suivante : pourquoi la réglementation n’est‑elle pas appliquée ?

L’entrée d’une personne âgée dans un établissement est précédée d’un entretien de préadmission, souvent en présence de la famille, destiné à apprécier le consentement du futur résident. En outre, parmi les documents qui sont remis lors de l’admission, figurent le règlement de fonctionnement et le livret d’accueil. Je n’ai pas trouvé trace de ces formalités dans votre rapport. Est‑ce à dire qu’elles ne sont pas appropriées ni effectuées ?

Vous évoquez l’établissement d’un projet de vie auquel les familles seraient associées, le cas échéant. Mais selon les textes actuels, la famille doit être est associée aussi bien à l’élaboration qu’au suivi du projet.

Une autre piste mériterait d’être explorée : l’aide‑soignant référent qui fait le lien entre le résident et la famille. Son intervention est souvent très utile notamment pour désamorcer les conflits qui sont fréquents, en particulier autour du linge.

Quant au CVS, il est très judicieux d’ajouter à leur composition les mandataires judiciaires. En revanche, que peut apporter l’usager expert par rapport aux représentants des usagers et des familles ?

Avez‑vous une explication à l’inobservation des règles existantes, qui reste la vraie question ?

M. Alain Ramadier. Le lien avec les familles est en effet primordial, comme nous avons pu aussi le constater lors des auditions consacrées à la situation dans certains établissements du groupe Orpea et, hier soir encore, lors de l’émission Cash Investigation.

Outre qu’il n’est pas toujours possible de choisir son établissement, le premier rendez‑vous, en particulier, est très important. Celui auquel j’ai participé s’est résumé à : « Cela vous coûtera tant, le résident a droit à ceci, etc. ». Au‑delà de son aspect administratif, il conviendrait donc de le sanctuariser et que la direction, les soignants, le médecin coordonnateur puissent y jouer pleinement leur rôle d’accompagnement.

Je suis globalement d’accord avec vos propositions mais je m’interroge : pourquoi le CVS ne fonctionne‑t‑il pas ? Faut‑il, dans ces conditions, y intégrer des membres supplémentaires ?

M. Thierry Michels. Je souscris également aux propositions qui ont été formulées, en particulier s’agissant du renforcement du rôle du CVS, mais pourquoi ne fonctionne‑t‑il pas, en effet ? Est‑il possible de l’associer au conseil départemental de la citoyenneté et de l’autonomie ? Au‑delà, quelle est la place des départements dans l’accompagnement des résidents ?

J’ai également été sensible à vos propos sur la nécessité de préparer l’entrée en EHPAD. Sur le plan réglementaire, quelles bonnes pratiques pourraient‑elles être appliquées à très court terme ?

Mme Gisèle Biémouret, rapporteure. L’entrée en EHPAD est toujours précipitée et, souvent, les familles éprouvent un sentiment de culpabilité au point parfois de ne pas pouvoir entendre les messages qui leur sont délivrés.

Leurs liens avec d’autres structures font également défaut, même si les choses sont sans doute plus faciles lorsque les centres communaux d’action sociale et les centres intercommunaux d’action sociale gèrent les soins à domicile et qu’ils sont en relation avec les départements – lesquels, je le rappelle, délivrent l’allocation personnalisée d’autonomie. En amont, il importe également que les familles puissent nouer des liens avec les EHPAD.

Enfin, comme nous l’avons constaté, les préconisations et les réglementations de base ne sont pas appliquées, sans doute en raison d’un manque de personnels. Nous avons, quant à nous, essayé de faire une meilleure place aux familles et de faire en sorte que les résidents puissent continuer à avoir une vie sociale, à peu près comme s’ils étaient chez eux – notion pas toujours mise en pratique dans les EHPAD.

Nous avons besoin d’une instance extérieure, d’un observatoire qui, dans chaque département, pourrait contrôler l’effectivité de ces mesures.

Mme Agnès Firmin Le Bodo, rapporteure. Il faut tout de même répéter que, dans la majorité des EHPAD, la situation est correcte. Même si le cœur du problème est en effet le manque de personnels, des mesures assez simples d’accompagnement permettraient toutefois de recréer des liens, dont les auditions des représentants des familles ont montré combien ils avaient été distendus par l’illisibilité d’un certain nombre de processus.

En effet, de nombreuses dispositions sont en vigueur mais très peu d’entre elles sont appliquées. Le manque d’informations est criant : combien de résidents ont un projet de vie ? Les admissions au sein des EHPAD sont si précipitées, combien d’entre eux signent bien le contrat de séjour ? La plupart du temps, ce sont les familles qui le font. Ce qui existe doit donc être absolument appliqué si l’on ne veut pas en rester à cet EHPAD « hybride » et dénué de sens que nous sommes collectivement responsables d’avoir laissé se développer.

S’agissant du rôle de référent, nous proposons de le mettre en valeur, avec une véritable feuille de route, et de le confier aux infirmières coordonnatrices plutôt qu’aux aides‑soignantes, qui n’ont pas toujours le temps d’assurer le lien. Pour la même raison, nous préférons évoquer un « ambassadeur des familles » plutôt qu’un « médiateur » parce que son rôle ne viserait pas à régler des conflits mais à éviter qu’ils surviennent, là encore, par le biais d’un travail de liaison régulier. Et puisque le nœud du problème se situe à l’entrée dans l’EHPAD, un entretien obligatoire dans le mois qui suit celle‑ci nous semblerait propice à faire le point et à éviter les cascades d’ennuis.

Seulement un CVS sur cinquante fonctionne, car les familles ne voient pas l’intérêt de s’y rendre pour discuter des plats ou de la couleur de la nappe pour le repas de Noël. Elles veulent participer à la vie sociale de l’établissement. De plus, la famille d’un résident décédé ne fait plus partie du CVS, ce qui interdit toute continuité alors que certaines familles souhaiteraient pouvoir encore s’y impliquer. Telle serait précisément la raison d’être de l’« usager‑expert ». Des associations extérieures, des bénévoles, doivent également pouvoir intégrer les CVS, à tout le moins entrer dans les EHPAD, et pas uniquement selon le bon vouloir du directeur d’établissement – qui parfois s’y refuse –, ne serait‑ce que pour rendre visite aux résidents, dont je rappelle que 27 % d’entre eux n’ont pas de famille.

Nous n’avons pas eu le temps de travailler aux questions liées à la fin de vie, mais la question des directives anticipées doit être abordée dès l’entrée en établissement, d’où l’importance du premier rendez‑vous et de l’entretien à l’issue du premier mois.

Tout ce qui pourra être fait rapidement sera bienvenu et sans doute les prochaines semaines seront‑elles l’occasion de faire valoir ces priorités, en attendant la loi sur le grand âge que nous appelons tous de nos vœux.

Mme Valérie Six, rapporteure. Depuis le début de la législature, de nombreux rapports ont été consacrés à ces questions et nous sommes tous conscients qu’il convient de placer l’humain au cœur des structures qui accompagnent nos personnes âgées. Que nous achevions nos travaux sous cette législature sur ces mêmes questions montre à quel point notre commission s’est impliquée.

Tout est question de volonté politique. En l’occurrence, la mise en œuvre de nos vingt‑sept propositions, qui sont autant de marges de manœuvre pour accroître l’humanisation des EHPAD, serait d’autant plus aisée qu’elle ne requiert aucun budget.

Le projet de vie est au cœur du parcours individualisé lui‑même, défini à partir de ce que le résident a vécu – d’où la proposition d’un entretien un mois après son entrée, souvent trop précipitée, au sein de l’établissement.

Je ne suis pas certaine que le directeur d’établissement doive faire partie du CVS, dès lors que ce dernier est centré sur le lien social. Outre un représentant des soignants, il doit comprendre des représentants de la vie sociale, en particulier des familles. Il importe surtout que le CVS n’ait pas seulement un rôle consultatif. L’entretien un mois après l’entrée serait l’occasion de donner aux résidents des informations à son propos, en même temps que seraient complétées celles qui auraient manqué s’agissant de leurs droits et devoirs de citoyens ou de leur projet de vie.

Si nous avons parlé assez vaguement des « proches », c’est précisément pour éviter une limitation à la famille et pour faire entrer dans les CVS des bénévoles, des gens qui sont en rapport avec les personnes âgées et qui en connaissent les problématiques et les attentes.

Nous regrettons de ne pas avoir pu approfondir les questions liées à la fin de vie, mais cela faciliterait les choses si la directive anticipée était abordée dès l’entrée en établissement.

Les familles doivent également avoir des droits à la formation afin de connaître les droits du résident et, plus généralement, le fonctionnement des EHPAD.

Il ne nous appartenait pas d’évoquer le rôle des départements, mais je rappelle la plateforme mentionnée par Agnès Firmin Le Bodo, qui permet d’avoir connaissance de l’ensemble des possibilités d’hébergement selon le degré d’autonomie des personnes âgées.

Nous disposons maintenant de tous les éléments qui nous permettent d’avancer.

Mme Agnès Firmin Le Bodo, rapporteure. Si l’on veut maintenir les liens, il importe de réaffirmer haut et fort que la liberté de visite est la règle et qu’elle ne saurait être entravée parce qu’un établissement ferme à 18 heures et qu’il n’a pas de digicode pour que les familles puissent rendre visite aux résidents plus tardivement. Des solutions techniques doivent être trouvées.

Mme Gisèle Biémouret, rapporteure. Tous les EHPAD devraient veiller à se rapprocher des critères du label Humanitude. J’ai visité à Albi un établissement qui en dispose et qui accueille trente‑deux résidents : ils y vivent comme chez eux.

Mme Valérie Six, rapporteure. L’examen consécutif des deux communications des missions « flash » me semble particulièrement heureux : l’humanité et l’ouverture que nous venons d’évoquer sont sans doute indispensables aux EHPAD de demain.

Mme la présidente Fadila Khattabi. Je vous remercie pour la qualité de votre travail. Au‑delà de nos divergences politiques, nous sommes tous d’accord pour avancer vers un accompagnement humain et respectueux de nos anciens. De ce point de vue, notre volonté politique est la même.

 

2.    Communication de Mmes Véronique Hammerer, Isabelle Valentin et Caroline Fiat, rapporteures de la mission « flash » « L’EHPAD de demain : quels modèles ? »

La commission entend ensuite la communication de Mmes Véronique Hammerer, Isabelle Valentin et Caroline Fiat, « L’EHPAD de demain : quels modèles ? » ([72]).

Mme Véronique Hammerer, rapporteure. Le scandale Orpea et les nombreux rapports antérieurs – je pense en particulier à deux rapports parlementaires, celui présenté par Caroline Fiat et Monique Iborra en 2018, et l’excellent rapport d’Audrey Dufeu consacré à l’âgisme – nous obligent désormais à proposer ensemble un nouveau modèle pour les EHPAD.

Les EHPAD n’attirent plus ni les personnels, ni les familles, ni les résidents : ce choix est parfois subi. Nous ne pouvons plus nous satisfaire de cette situation. La France compte environ 7 000 EHPAD, tous statuts confondus, qui accueillent plus de 600 000 résidents. En 2030, la génération du « baby‑boom » atteindra 85 ans ; il y aura alors 108 000 seniors supplémentaires en EHPAD si les pratiques restent inchangées. En 2050, plus de 25 millions de personnes auront 60 ans ou plus. Il est donc urgent d’agir pour assurer la bientraitance et le bien vieillir de nos aînés.

Mes collègues et moi nous sommes efforcées d’entendre le maximum d’acteurs dans le temps qui nous était imparti : des directeurs d’EHPAD, des syndicats, des gériatres, les ARS, la CNSA, le ministère des solidarités et de la santé – notamment la direction générale de la cohésion sociale –, les départements, des associations engagées sur cette question. De chaque audition il ressort qu’un changement de modèle s’impose à nous, en lien avec un changement de regard sur nos aînés.

Pour tenter de dessiner ce que pourrait être l’EHPAD de demain, nous avons choisi de définir des axes de travail à court, moyen et long termes. Face au scandale qui a été révélé, des actions immédiates doivent être entreprises. Nous détenons les constats ; le temps est désormais à l’action. Chacune d’entre nous va vous présenter les points qui lui paraissent les plus importants.

Pour ma part, je souhaite commencer par la question de la gouvernance et des contrôles, dont les insuffisances ont été dénoncées dans le livre de M. Castanet. La gouvernance locale est actuellement partagée entre les ARS – pour l’aspect « soins », par l’intermédiaire de l’assurance maladie – et les conseils départementaux – pour une partie des aspects « dépendance » et « hébergement ». Cette gestion duale pose d’immenses problèmes de coordination ; une clarification s’impose.

Dans notre rapport, nous ne tranchons pas le point de savoir s’il faut confier la gestion des EHPAD à une seule entité. Ce que nous croyons, c’est que les acteurs ne se parlent pas suffisamment, voire pas du tout dans certains territoires. Il est urgent que la transversalité devienne la règle dans notre pays !

Cette gestion a des conséquences sur les contrôles. Réalisés en théorie par les ARS et les départements, ils ne sont pas toujours efficients – nous l’avons bien vu. Dans certains cas, ils sont annoncés à l’avance. La plupart du temps, ils se concentrent sur des aspects comptables par établissement. Du point de vue purement technique, les ARS ne disposent pas de compétences suffisantes pour contrôler correctement les groupes privés.

Il convient donc de revoir la manière dont les contrôles sont effectués. Il faut bannir les contrôles prévus à l’avance. Il est impératif de généraliser les contrôles inopinés, seuls à même de révéler la situation réelle des établissements. De plus, les contrôles doivent se concentrer aussi et surtout sur les aspects humains ; la bienveillance et la bientraitance doivent en être les indicateurs incontournables.

Il faut en outre nous demander qui doit réaliser ces contrôles. Plusieurs solutions sont possibles.

Première solution : les ARS et les départements pourraient organiser des programmes de contrôles communs, ce qui implique qu’ils harmonisent leurs indicateurs. Il leur faudrait travailler à la mutualisation des moyens, notamment à la création d’équipes de contrôle pluridisciplinaires. Selon moi, l’intégration de professionnels tels que des infirmières et des aides‑soignantes serait judicieuse pour envisager tous les aspects de la vie en EHPAD.

Deuxième option : la Cour des comptes et les chambres régionales des comptes seraient tout à fait qualifiées pour effectuer des contrôles si des compétences supplémentaires leur étaient accordées, notamment pour auditer les comptes des grands groupes.

Pour ma part, je souhaite insister sur une autre proposition. Le scandale Orpea soulève clairement la question du statut des EHPAD. En France, les EHPAD sont à 40 % des établissements publics, à 33 % des établissements privés à but non lucratif et à 27 % des établissements privés à but lucratif. Durant nos auditions, il nous a été indiqué qu’environ 10 % de l’ensemble des établissements dépendaient de groupes cotés en bourse.

La question qui se pose est de savoir ce que nous faisons des établissements privés à but lucratif, notamment de ceux qui sont rattachés à des groupes cotés en bourse. Dans un premier temps, nous devons absolument harmoniser les obligations des EHPAD publics et celles des EHPAD privés. Aujourd’hui, les groupes privés n’ont pas les mêmes obligations devant les tutelles, notamment pour la présentation de leurs comptes, exception qu’ils ont obtenue au titre du secret des affaires. Nous voyons bien que ce n’est plus acceptable. La transparence est un impératif ; nous la devons à nos aînés et à leurs familles. Elle doit devenir obligatoire et effective.

Je soutiens la proposition qui consisterait à obliger les groupes gérant des établissements privés à but lucratif à adopter le statut de société à mission créé par la loi relative à la croissance et la transformation des entreprises (« PACTE »). Je suis bien consciente que cela ne résoudra pas tous les problèmes ; c’est simplement une piste de réflexion. Je souligne néanmoins que, si une entreprise s’est déclarée « société à mission », elle doit notamment définir, dans sa raison d’être, des objectifs sociaux, dont le respect est contrôlé par un organisme tiers indépendant, une première fois dans les dix‑huit mois, puis tous les deux ans. Ce contrôle s’ajouterait aux contrôles existants.

Telles sont les quelques pistes que je souhaitais vous présenter pour contribuer à la modification du modèle de l’EHPAD d’aujourd’hui et de demain.

Il nous faut, en urgence, des contrôles mieux organisés et mieux ciblés, ainsi qu’une gouvernance clarifiée entre les ARS et les départements. Nous devons aussi réfléchir au statut des EHPAD. Nous ne pouvons pas en rester à la situation actuelle, où les autorités compétentes ne dialoguent pas suffisamment et où les groupes privés à but lucratifs, notamment ceux qui sont cotés en bourse, ne sont pas assez transparents sur leur fonctionnement et sur leurs comptes.

Le grand âge ne doit plus être considéré comme un business. Par respect pour les soignants, les familles et nos aînés, nous, responsables politiques, devons être les garants de l’éthique, accompagner le changement de regard sur nos aînés et imposer un nouveau modèle de prise en charge.

Mme Caroline Fiat, rapporteure. Vous le savez, je connais les EHPAD de l’intérieur en tant qu’aide‑soignante. Je pense en ce jour aux résidents, aux familles et au personnel des EHPAD, qui souffrent des dérives du système actuel.

Pour être tout à fait honnête avec vous, je précise que j’ai beaucoup hésité à me lancer dans la présente mission « flash », qui fait suite aux révélations du livre de Victor Castanet. Dans mon premier discours à la tribune de nitre assemblée, le 19 juillet 2017, j’avais abordé la situation dans les EHPAD. Je termine mon mandat sur le même sujet ; ce n’est pas très glorieux. Le rapport que Mme Iborra et moi avons coécrit à ce sujet en 2018 décrivait déjà tous les faits accablants qui sont dénoncés dans le livre, ainsi que dans les récents reportages de Cash Investigation. Or aucun changement structurel n’a été réalisé durant ces cinq années de mandat présidentiel et législatif.

M. Didier Martin. C’est faux !

Mme Caroline Fiat, rapporteure. J’ai encore le droit dire ce que je veux !

M. Boris Vallaud. Absolument ! Vous avez raison, madame Fiat. Je suis de votre côté.

Mme Caroline Fiat, rapporteure. On a promis 20 000 soignants supplémentaires sur dix ans, mais le ratio de soignants par résident continue de se dégrader, compte tenu des évolutions démographiques. La pédagogie étant affaire de répétition, je ne désespère pas que le prochain gouvernement et la prochaine assemblée se donnent enfin les moyens de ces ambitions.

Le présent rapport, écrit avec Mmes Hammerer et Valentin, pose les bases des mesures qu’il faudra mettre en œuvre pour qu’adviennent les EHPAD de demain. Très concis, il est le condensé de ce qui a été décrit plus largement dans notre rapport de 2018. Il s’appuie sur des éléments issus des auditions que nous avons menées, dans un temps malheureusement très contraint.

Nous devons remettre l’humain au centre du fonctionnement des EHPAD. Notre première préconisation est, sans surprise, comme dans le rapport de 2018, de définir un ratio minimal obligatoire de personnel soignant « au chevet » des résidents, ce qui reviendrait à doubler sans délai les effectifs dans nos EHPAD. C’est la seule manière de mettre fin à la maltraitance, pour les résidents comme pour les personnels, qui sont les victimes collatérales.

Remettre l’humain au centre, c’est aussi maintenir autant que possible l’autonomie des résidents. La bientraitance tient non pas au nombre de protections – on pourrait aller jusqu’à dix, onze ou douze par jour, tant qu’on y est –, mais tout simplement au fait d’avoir le temps d’accompagner le résident aux toilettes chaque fois qu’il en a besoin, auquel cas il n’est pas nécessaire de lui poser une protection.

L’EHPAD de demain doit être un lieu de vie où l’on est soigné, non un lieu de soins où l’on vit. Dans notre rapport de 2018, nous demandions déjà la généralisation d’établissements qui recréent pour le résident la sensation d’être au domicile et sont orientés vers le respect de sa citoyenneté. Pourtant, depuis nos alertes, les choses ne se sont pas améliorées. La gestion de la pandémie dans les EHPAD a même donné lieu à des privations inhumaines de liberté et de contacts sociaux, ce que la Défenseure des droits a longuement rappelé dans son rapport de 2021.

Le résident est un citoyen, un individu qui a un parcours de vie et des particularités. Dans l’EHPAD de demain, les résidents devront pouvoir choisir comment ils veulent vivre les dernières années de leur vie. Ils devront se sentir chez eux : sonnette à l’entrée des chambres ; choix des meubles, de la décoration, des objets, de l’aménagement. Les personnels devront avoir le temps de s’intéresser à chaque résident, de connaître leur histoire, ce qu’ils aiment et ce qu’ils n’aiment pas. En deux mots, il faut remettre au centre l’humain et l’accompagnement, retenir le concept d’humanitude plutôt que l’approche strictement médicale et médicamenteuse.

Monique Iborra et moi l’avions écrit dans notre rapport : le droit au beau existe ; il est essentiel et doit s’appliquer dès la construction des EHPAD, pour que les résidents s’y sentent chez eux. Personne n’a envie d’habiter dans un endroit qui ressemble à un hôpital.

N’oublions pas non plus le droit au bon. Une émission de Cash Investigation vient de révéler le prix maximal par résident de la nourriture et des boissons chez Korian : 4,35 euros par jour. C’est abject, inadmissible. Il doit à nouveau être possible de bien manger en EHPAD, car c’est le premier plaisir du quotidien.

Quand je décris l’EHPAD du futur, je parle souvent du modèle néerlandais. C’est effectivement un exemple, en particulier pour la prise en charge des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, qui seront 2,5 millions en France en 2050. À Hogeweyk, où je suis allée, il y a un vrai quartier, avec de petites maisons personnalisées. Il y a un restaurant, un théâtre, un supermarché. Les résidents participent au choix des menus. Il y a deux infirmières ou aides‑soignantes pour chaque maison, c’est‑à‑dire pour six résidents. Les résidents paient entre 0 et 2 400 euros par mois, en fonction de leurs revenus. Voilà un lieu où le résident se sent chez lui.

Pour ces lieux, on pourrait d’ailleurs inventer un nouveau nom : « maisons collectives pour seniors » par exemple, comme nous l’avions proposé. Il faut bannir le mot « EHPAD », connoté de manière beaucoup très négative.

Véronique Hammerer vient d’en parler, les contrôles doivent être rénovés. Ils doivent permettre de vérifier que les résidents sont traités avec humanité. Il faut en finir avec les contrôles auxquels les établissements obtiennent des notes excellentes parce qu’ils cochent toutes les cases d’une grille qui n’a rien à voir avec la vie des résidents, ni avec leur bien‑être. Les contrôles sur place doivent être faits de manière inopinée et porter sur la manière dont les résidents vivent concrètement et dont ils sont traités. Cela nécessite sans aucun doute davantage de moyens humains. Quant aux évaluations externes, elles doivent revenir dans le giron du secteur public et être réalisées en toute indépendance.

Il convient de protéger toutes les personnes qui dénoncent les maltraitances, en particulier les familles. Ce sont des lanceurs d’alerte. Elles ne doivent plus être seules face au pouvoir des grands groupes. À cet égard, il apparaît indispensable de renforcer les prérogatives des CVS.

Pour bien traiter les résidents dans nos EHPAD, il faut bien évidemment s’en donner les moyens budgétaires. Cessons de nous cacher derrière notre petit doigt dès que la question est évoquée ! Compte tenu de la maltraitance actuelle et des évolutions démographiques, il est nécessaire d’y consacrer au minimum 1 point de produit intérieure brut (PIB) supplémentaire – c’est chiffré. D’autres pays allouent encore davantage de moyens. Vous trouverez les détails dans le rapport Fiat‑Iborra de 2018.

Pour que cet argent public ne soit pas gaspillé par des groupes privés à but lucratif, il faut à tout le moins savoir ce qu’il devient lorsqu’il leur est distribué. Mais, si nous voulons une véritable réforme qui porte ses fruits, nous devons aller plus loin : plus jamais une entreprise ne doit dégager de dividendes sur la maltraitance de nos aînés. Il faut donc se poser, une fois pour toutes, la question de l’existence d’un secteur privé à but lucratif. Pour ma part, j’estime qu’il faut y mettre fin, qu’il faut faire cesser le business de l’« or gris ». Véronique Hammerer a évoqué la proposition de faire de ces groupes des sociétés à mission. Je pense sincèrement que cela ne suffira pas. D’ailleurs, quand je parle de ce modèle privé lucratif à nos voisins européens, par exemple au Danemark, mes interlocuteurs sont très surpris, voire choqués, qu’un tel système puisse exister.

Mme Isabelle Valentin, rapporteure. Depuis plusieurs semaines, notre commission conduit des auditions, nécessaires et utiles, pour mieux comprendre les défaillances révélées par le scandale Orpea. Notre objectif étant d’éviter que ces défaillances ne se reproduisent, le sujet de l’EHPAD de demain est nécessairement lié à ce scandale, qui avait été précédé de nombreuses alertes, la question ayant été abondamment étudiée au cours de la législature. Néanmoins, le sujet est plus large : il s’agit non seulement de corriger les faiblesses du système, mais aussi d’inventer et de mettre en place l’EHPAD de demain, dans lequel il fera bon vieillir. Je crois que c’est un objectif que nous partageons tous.

Le manque de personnel est un des aspects majeurs. Je souscris aux propos de mes collègues sur la nécessité, à court terme, de former et de recruter davantage de personnels en EHPAD, d’accroître significativement les financements publics, de renforcer et d’améliorer les contrôles. Je souhaite insister sur un certain nombre de points qui me tiennent à cœur.

Premier point : la prévention. L’EHPAD de demain doit être un lieu de vie pour chaque résident ; un lieu de vie où l’on soigne, non un lien de soins où l’on vit – je le souligne à mon tour.

Nous devons renforcer toutes nos politiques de prévention. Des dispositifs ont été mis en place, à l’instar des conférences des financeurs de la prévention de la perte d’autonomie des personnes âgées, mais ils sont grandement insuffisants. La prévention devrait mobiliser toute la société, de l’entreprise à l’ensemble des politiques publiques. Or elle n’est pas suffisamment intégrée dans les politiques de l’autonomie et de l’habitat. Les rares actions de prévention sont difficilement lisibles et peu évaluées. Surtout, les acteurs ne sont pas coordonnés.

Nous l’avons entendu lors de nombreuses auditions : il faut déployer en France, notamment en EHPAD, l’approche dite ICOPE (Integrated Care for Older People), conçue par l’Organisation mondiale de la santé, qui consiste à surveiller et maintenir les cinq fonctions essentielles, à savoir la locomotion, la cognition, le sensoriel, le psycho‑social et la vitalité. Je rappelle qu’un renforcement de la prévention nous permettrait de réaliser des économies importantes – hospitalisations et consultations évitées, médicaments non consommés –, qui pourraient être utilement redirigées vers le financement des EHPAD de demain. Je suis convaincue qu’il faut réussir à casser le fonctionnement en silo des professionnels du grand âge, qui ont tous un rôle à jouer en matière de prévention. Nous devons également réfléchir à de nouvelles modalités de financement de la prévention, notamment en EHPAD, grâce à une réforme de la tarification.

Deuxième point sur lequel je souhaite insister : les professionnels du grand âge, plus spécifiquement ceux qui travaillent en EHPAD. J’estime moi aussi nécessaire, bien évidemment, d’améliorer leurs conditions de travail et leur rémunération. Je pense qu’il faut en outre recruter un certain nombre de professionnels qui manquent cruellement dans les structures actuelles, notamment des aides médico‑psychologiques (AMP), des orthophonistes et des ergothérapeutes – cela rejoint la question de la prévention. Sans doute faut‑il augmenter les capacités de formation dans chacun de ces métiers.

Par ailleurs, il est nécessaire de faire évoluer la formation des directeurs d’EHPAD. Nous l’avons bien vu avec le scandale Orpea : les directeurs d’EHPAD sont de très bons gestionnaires, et c’est important, mais on ne demande pas uniquement à un directeur de savoir bien gérer et administrer un établissement. Il faut donc qu’au cours de leur formation, les directeurs soient bien davantage sensibilisés aux dimensions humaine, éthique et relationnelle de leur métier.

Troisième point sur lequel je souhaite insister : le financement de l’EHPAD de demain, notamment la question du reste à charge. Vous le savez, le coût de l’EHPAD est de plus en plus important pour le retraité, qui dispose souvent de faibles revenus, notamment dans les territoires ruraux. La question cruciale est la suivante : qui va pouvoir payer l’EHPAD de demain, lequel nécessitera des investissements importants ? Le groupe Les Républicains, auquel j’appartiens, avait déposé il y a quelques années une proposition de loi visant à accorder un crédit d’impôt aux familles qui financent en partie la prise en charge d’un de leurs parents en EHPAD. Nous n’avons pas eu le temps de creuser ce sujet essentiel dans le cadre de notre mission « flash », mais il faudra à l’évidence le traiter.

Nous insistons dans notre rapport sur un aspect majeur : l’évolution du modèle de l’EHPAD. Selon nous, je tiens à le préciser, il n’y a pas de modèle unique d’EHPAD à privilégier ; il faut de la souplesse. Vous le savez, le vieillissement de la population affecte différemment les territoires : les départements peu denses accueillent une forte proportion de populations âgées. L’enjeu est d’adapter les structures de prise en charge aux réalités des territoires.

S’il n’y a pas de modèle unique à privilégier, l’EHPAD de demain devra, où qu’il se trouve, être ouvert sur son environnement. En d’autres termes, nous pourrions envisager que, demain, tout EHPAD doive accueillir des projets destinés à la population environnante. De tels projets sont importants, car ils permettent d’ouvrir les résidents des EHPAD à la vie sociale de leur territoire et de renforcer les solidarités entre générations. Selon moi, ils peuvent aussi être un vecteur de revitalisation de certains territoires, notamment ruraux. Quelques EHPAD hébergent déjà des salles communales, des salles de spectacle ou des tiers‑lieux tels que des microbrasseries ou des microcrèches. Il faut désormais généraliser ces expériences.

L’ouverture des EHPAD passe également par un renforcement des liens avec les acteurs de la santé. Je pense aux communautés professionnelles territoriales de santé et aux groupements hospitaliers de territoire. Les acteurs que nous avons auditionnés ont tous appelé de leurs vœux davantage de places d’hébergement temporaire en sortie d’hospitalisation dans les EHPAD. On l’a fait pendant la crise ; nous savons donc que c’est possible. Nous devons nous en donner les moyens.

L’EHPAD de demain doit également assurer un continuum entre les acteurs du grand âge. Il doit être non pas « l’endroit où l’on va une fois que l’on a tout essayé », mais d’abord un lieu qui offre un soutien pour le maintien au domicile. L’hébergement temporaire devrait être renforcé, notamment l’EHPAD de nuit. Néanmoins, cela suppose de régler les problèmes de transport, en particulier dans les territoires ruraux, l’EHPAD n’étant pas nécessairement situé à côté du domicile.

Je remercie l’ensemble des personnes que nous avons auditionnées : elles se sont rendues disponibles dans un laps de temps très court et ont apporté beaucoup d’éléments à notre réflexion. Nous insistons dans notre rapport sur ce qui nous semble être les grandes priorités pour l’EHPAD de demain. Bien évidemment, nous ne prétendons pas avoir fait le tour du sujet en une semaine. Nous appelons de nos vœux une loi « grand âge et autonomie » construite en concertation avec les acteurs de terrain et permettant à l’EHPAD de demain d’advenir enfin.

Mme Bénédicte Pételle (LaREM). Mesdames les rapporteures, merci pour ce travail très riche et plein d’humanité.

Je veux souligner, pour ma part, les avancées de la loi de financement de la sécurité (LFSS) pour 2022, qui prévoit 250 millions d’euros pour le maintien à domicile, le tarif plancher à 22 euros, la création d’un service autonomie à domicile associant besoin de soin et besoin d’aide, et 20 millions pour le développement des EHPAD ressources facilitant l’interaction entre les établissements et leur environnement de proximité – intervenants sociaux, médico‑sociaux et sanitaires – ainsi que l’ouverture aux personnes extérieures.

Une réflexion s’impose cependant afin de rendre les EHPAD plus humains et plus proches des évolutions des résidents. J’approuve ainsi fortement la priorité donnée aux petites structures ainsi que la transformation des EHPAD en bouquets de services pour le maintien à domicile.

J’ai visité dans ma circonscription avec Brigitte Bourguignon, ministre déléguée auprès du ministre des solidarités et de la santé, chargée de l’autonomie, l’EHPAD Aulagnier à Asnières‑sur‑Seine, qui est intégré au dispositif innovant d’accompagnement et de maintien des personnes âgées dans leur maison (DIAPASON 92). Un coordinateur salarié de l’EHPAD y organise le service de soins, comprenant médecins, infirmiers, ergothérapeutes et orthophonistes, et répond à tous les autres besoins des résidents – livraison de repas, accès aux objets connectés, tapis antichute... J’ai rencontré à cette occasion une vieille dame et son fils, très satisfaits de ce dispositif.

Actuellement, la durée moyenne d’un séjour en EHPAD est de dix‑huit mois, avec des résidents de plus en plus dépendants physiquement, faisant souvent l’objet de troubles cognitifs et nécessitant des soins de plus en plus exigeants.

La crise sanitaire et les rapports précédents ont montré qu’il fallait donner la priorité à l’humain, aux liens avec la famille et avec l’extérieur. Vous évoquez aujourd’hui une révolution culturelle, avec le droit au beau, le droit au bon. La question de la fin de vie doit par ailleurs être mieux prise en compte avec les directives anticipées, les soins palliatifs, les rites funéraires et l’accompagnement des familles endeuillées.

Comment faire de l’EHPAD de demain un lieu de soins de plus en plus spécifiques et un lieu plus humain, où il sera possible de choisir le dispositif le plus adapté et où les résidents puissent se sentir bien ?

M. Alain Ramadier (LR). Il faut à court terme plus de personnel, plus de financements, plus de contrôle et de temps, ainsi qu’une volonté politique. Mais celle‑ci est partagée par toute la commission ; nous l’avons montré dès le début de la législature, notamment avec le rapport de nos collègues Monique Iborra et Caroline Fiat. Après les élections, ce chantier sera le premier qu’il faudra mettre sur la table.

Je suis d’accord avec l’ensemble de vos propositions. Comment remplacer cependant le privé lucratif ? Il représente presque 30 % du secteur. Comment les pouvoirs publics répondront‑ils à des besoins que l’on sait grandissants ?

Oui, l’EHPAD doit être vraiment un lieu de vie et sa gouvernance doit être revue. Il est inadmissible que les contrôles soient annoncés.

Il faut harmoniser le public et le privé : tout le monde doit être traité de la même façon.

Je suis enfin assez sensible à l’EHPAD‑plateforme ou pôle de ressources. Le concept de la maison partagée me semble très bon. C’est peut‑être un idéal, mais il faut aussi avoir le droit de rêver pour nos anciens.

M. Cyrille IsaacSibille (Dem). Si nous sommes tous d’accord sur le court terme, quid des moyen et long termes ? Face au mur démographique, devons‑nous accorder plus d’autorisations pour de nouveaux EHPAD ? Dans l’affirmative, faut‑il les donner au privé commercial, au privé non lucratif ou au public ? Encore faut‑il que celui‑ci ait les moyens de les financer.

Une réflexion doit effectivement être menée sur la réforme du statut des EHPAD, avec leur transformation en sociétés à mission, et la séparation entre la gestion immobilière et celle des établissements pour le secteur privé.

Il faut également s’intéresser au modèle des EHPAD associatifs, ou privés non lucratifs comme à celui des établissements de santé privé d’intérêt collectif.

Il importe bien évidemment de lier les EHPAD aux structures assumant les activités d’accompagnement du grand âge. À cet égard, les EHPAD‑plateformes sont très intéressants.

Le nombre de personnes très dépendantes va augmenter, ce qui va demander de fait plus de besoins, plus de moyens et donc de plus de soutien et soins mais aussi d’humanité. L’équation sera difficile.

Il y a vingt ans, nous parlions de maisons de retraite, nous sommes aujourd’hui confrontés aux nombreuses difficultés des EHPAD qui accueillent des personnes plus âgées et plus dépendantes, pour des séjours plus courts.

N’oublions pas non plus les familles qui ont du mal à trouver des places en EHPAD et à financer ce placement.

Face à ces enjeux, nous avons des choix important à faire pour trouver un modèle d’EHPAD qui répondent aux besoins des personnes âgées de demain : nous.

M. Boris Vallaud (SOC). Merci pour cet excellent rapport. Les trois scénarios proposés constituent cependant une façon de ne pas vraiment trancher. Pour moi, si l’on considère que la vieillesse n’est pas une marchandise, il ne peut y avoir d’EHPAD à but lucratif. Il en est ainsi dans les Landes.

Cela renvoie à des choix politiques : il faut beaucoup investir pour faire baisser les prix de journée. Il faut aussi faire en sorte qu’il n’y ait pas des EHPAD pour les riches et d’autres pour les pauvres : on a vécu ensemble et on vieillit ensemble. Dans les Landes, toutes les places sont éligibles à l’aide sociale.

Notre réflexion sur ce sujet n’est pas achevée – il n’y a du reste pas d’unanimité dans les familles politiques. Je voulais vous faire part de mon point de vue, qui pose une question ontologique, anthropologique et évidemment politique.

Comment l’EHPAD de demain pense‑t‑il l’articulation sociale, médico‑sociale et sanitaire ?

Par ailleurs, vous n’avez pas évoqué la question très spécifique de la prise en charge des maladies neuro‑dégénératives, et en particulier de la maladie d’Alzheimer, dans l’EHPAD de demain ou dans les structures susceptibles d’accueillir des personnes âgées en souffrant. Or il y a là une réflexion à conduire et des exemples à suivre.

Mme Agnès Firmin Le Bodo (Agir ens). Je salue, moi aussi, la qualité du travail effectué, dans un temps très contraint. Vos réflexions sur le modèle de l’EHPAD de demain complètent celles des trois autres missions « flash » conduites par notre commission, à la suite de la déflagration provoquée par la publication du livre‑enquête Les Fossoyeurs de Victor Castanet, et des très nombreux travaux que nous avons menés depuis cinq ans.

Le groupe Agir ensemble se réjouit que notre commission se soit rapidement et pleinement emparée de ce sujet. Nous partageons tous ici, et depuis de trop nombreuses années, le constat que les EHPAD sont confrontés à une triple crise, celle des moyens, celle de l’attractivité et celle du cloisonnement.

Nous partageons tous ici votre volonté d’aller vers un modèle plus humain, davantage centré sur les besoins du résident et où le personnel serait plus nombreux, mieux formé et mieux rémunéré. L’EHPAD s’inscrirait, avec les autres secteurs du grand âge, dans un continuum du bien‑vieillir et interviendrait en dernier ressort, lorsque le maintien à domicile ne serait vraiment plus possible.

À court terme, vous préconisez un électrochoc au travers de la mobilisation de 1 point de PIB, soit l’équivalent d’un Ségur, pour le financement des EHPAD. À moyen et long termes, vous ouvrez la perspective d’en faire des lieux ouverts et transparents. L’objectif doit être le maintien dans la vie et non plus le maintien en vie.

Vous évoquez trois pistes pour la réforme du statut des EHPAD : l’interdiction du privé lucratif – je considère à titre personnel qu’il doit avoir sa place et que les contrôles sur les soins, relevant de financements publics, doivent être renforcés –, la séparation de la gestion immobilière et de l’activité d’accompagnement, ou encore la transformation en société à mission qu’a d’ailleurs annoncée le groupe Korian pour l’année prochaine. En quoi ce statut permettrait‑il d’atteindre la transparence, la qualité des soins, le bien‑être et le management humain que nous appelons tous de nos vœux ?

Mme Valérie Six (UDII). Certes, des propositions concrètes, à court et moyen termes, devront rapidement découler des conclusions des différentes missions « flash ». Nous ne pourrons cependant pas nous passer d’une réforme structurelle sur le grand âge. S’il a été fait état d’un système d’optimisation des coûts au sein du groupe Orpea, nous ne pourrons pas faire l’économie d’une réflexion plus large sur la prise en charge de la dépendance.

S’agissant de l’EHPAD de demain, je salue la proposition visant à introduire des normes – réclamées par tout le secteur – sur les taux d’encadrement, et je partage le constat sur la nécessité de recruter. Encore faut‑il avoir des candidats ! Comment rendre les professions concernées attractives et comment fidéliser ces personnels soignants ? Que proposez‑vous à cet égard hormis la gratuité des études d’aide‑soignante ?

S’agissant du financement de la prévention, que pensez‑vous des récentes propositions de la Cour des comptes, à savoir la généralisation du recours au tarif global dans les EHPAD, qui permet une meilleure prise en charge médicale, et le recrutement de médecins prescripteurs pour assurer le suivi des résidents ? Faire de l’EHPAD un lieu de vie passe par une véritable inclusion des professionnels, notamment de santé, en son sein.

Je m’interroge enfin sur les trois modèles proposés pour les établissements lucratifs : quel est celui qui présente, selon vous, les meilleures caractéristiques et la meilleure faisabilité dans les prochaines années ? Il faudra rapidement trancher.

Mme Jeanine Dubié (LT). Le travail extrêmement intéressant de nos collègues reprend nombre des propositions du rapport Fiat‑Iborra, dont on peut regretter qu’il n’ait pas davantage été utilisé pour apporter des solutions.

Merci de souligner que le ratio important est celui du nombre d’infirmières et d’aides‑soignantes au chevet du résident. Vous proposez de le faire passer de 0,4 à 0,6, ce qui serait une excellente mesure.

Vous souhaitez rendre gratuite la formation de l’aide‑soignante. Pouvez‑vous nous en dire plus ? Nous savons tous que ces personnels sont essentiels dans les EHPAD car ce sont elles qui passent le plus de temps avec les résidents.

Vous jugez nécessaire une recette nouvelle dédiée. C’est en effet indispensable et je regrette que nous ne l’ayons pas prévu dans le cadre de la LFSS. En tout état de cause, nous n’y couperons pas.

Merci d’insister sur la prévention, et de rappeler que l’EHPAD doit rester un lieu de vie. Avez‑vous mené une réflexion particulière sur l’accueil des résidents atteints de maladies cognitives ou de troubles du comportement ? Pendant des années, la tentation a été de créer, dans les EHPAD, des milieux contenants, c’est‑à‑dire des unités dédiées : ne faudrait‑il pas plutôt prévoir des établissements dédiés ouverts sur l’extérieur ?

Enfin, je suis très sensible à votre proposition de séparer l’immobilier et la gestion des établissements : elle doit être creusée.

M. Didier Martin. Il a été fait beaucoup pour la perte d’autonomie au cours de cette législature : les travaux parlementaires, notamment ici en commission, le Ségur, le plan d’investissement pour la rénovation des EHPAD et la création de la cinquième branche avec un début de financement.

Quelles conséquences aurait l’interdiction des EHPAD à but lucratif, qui proposent un nombre de lits important ?

La séparation de l’investissement immobilier de la gestion se pratique déjà dans l’hôtellerie. Quid également des particuliers qui ont été spoliés par certains groupes gestionnaires de lits ?

Je m’interroge moi aussi sur la spécialisation de certaines unités ou de certains établissements dans la maladie d’Alzheimer ou dans la fin de vie.

Enfin, comment imaginez‑vous l’EHPAD hors les murs ?

M. Jacques Marilossian. Il faut éviter la confusion entre maison de retraite et EHPAD, ce dernier prenant nécessairement en compte la dépendance.

S’agissant précisément de la dépendance, le rapport Jeandel‑Guérin a rappelé que les indicateurs GIR moyen pondéré et PATHOS moyen pondéré sont tendanciellement à la hausse depuis plusieurs années : le premier a ainsi augmenté de 48 points et le second est passé de 125 en 2001 à 213 en 2017. Cela traduit une plus forte dépendance des résidents, une prévalence croissante de morbidités chroniques ainsi qu’une source d’incapacité fonctionnelle plus importante.

Par‑delà la question des contrôles de la gouvernance, le seul vrai défi est celui du recrutement, et donc de l’attractivité des métiers : comment allez‑vous le relever ? Il serait logique, comme dans le domaine de la défense nationale, d’envisager une loi de programmation.

Mme Isabelle Valentin, rapporteure. Je rappelle que nous n’avons eu qu’une semaine pour travailler. Nous ne pourrons répondre à toutes vos questions, qui sont aussi les nôtres.

Mme Caroline Fiat, rapporteure. L’EHPAD idéal de demain ne devra pas être un lieu de soins : les personnes devront y entrer autonomes, comme arrivaient auparavant, par choix, dans les maisons de retraite des femmes ou des hommes qui, par exemple, se retrouvaient seuls après un veuvage. Cela permettra aux soignants de connaître leurs goûts et leurs habitudes jusqu’à la fin de leur vie.

Une personne âgée est une personne. Comment en est‑on arrivé à calculer le nombre de protections quotidiennement nécessaires ? Qui, dans cette pièce, est prêt à accepter de perdre son autonomie, faute de personnel pour aller aux toilettes ? La grande majorité de nos aînés n’a pas besoin de protection, il suffit juste d’avoir le temps de les accompagner aux toilettes.

Comment faire pour interdire le privé lucratif ? Il faut simplement expliquer que les investissements seront toujours possibles, mais pas le rationnement visant à verser de l’argent aux actionnaires et à profiter de l’or gris. Il n’est pas acceptable que des gens puissent gagner de l’argent grâce à la fameuse silver économie en faisant des économies sur la bientraitance. Si les investisseurs ne sont pas d’accord, de nombreuses associations, qui ont été rachetées et se sont fait avoir, seront bien contentes de reprendre leurs EHPAD. Tout cela relève en effet d’un choix politique.

L’articulation entre le social, le médico‑social et le sanitaire se fait très simplement aux Pays‑Bas dans le village Alzheimer, où le dispensaire, qui regroupe tous les soignants, est ouvert à tout le monde. Ainsi, les personnes âgées font leur kiné avec des enfants, des adolescents ou des femmes qui viennent d’accoucher. Elles ne sont pas « entre vieux ». Soyons positifs ! Nous espérons tous devenirs vieux. C’est la vie et ce n’est pas grave si les personnes sont bien traitées.

En France, bizarrement, Alzheimer est une maladie très grave qui impose d’enfermer à double tour, notamment dans des unités de vie protégée, ceux qui en sont atteints. Or c’est la façon dont on les traite qui est grave. Je vous invite tous à aller visiter le village Alzheimer.

Pourquoi la formation d’aide‑soignante, qui coûte 15 000 euros, doit‑elle être gratuite ? Tout simplement pour éviter les montages improbables impliquant notamment Pôle emploi et pour remédier au manque cruel de soignants – j’en ai fait personnellement l’expérience.

Mme Isabelle Valentin, rapporteure. Nous avons essayé d’envisager ce que nous pourrions faire d’abord à court terme, puis à moyen et à long termes.

Le problème primordial dans les EHPAD est effectivement le manque de personnel. Augmenter les ratios est la première chose à faire pour rompre le cercle vicieux, le faible nombre d’aides‑soignantes et d’infirmières engendrant des conditions de travail déplorables, l’attractivité de ces métiers s’en trouve encore affaiblie.

Il faut rendre la formation d’aide‑soignante gratuite. Dans ma circonscription, j’en ai monté deux, sur la base de l’apprentissage, avec la région. Cela fonctionne même s’il reste compliqué de trouver des candidats. Ainsi, Pôle emploi a du mal à en proposer vingt‑quatre sur un bassin de 140 000 personnes ! Cela doit nous interroger.

On devient infirmière ou aide‑soignante parce qu’on aime les gens. Les stages doivent montrer qu’en aidant les personnes, on apporte de la bienveillance et de l’humain. C’est ainsi que nous rendrons ces métiers attractifs. Nous sortirons de ce cercle vicieux tous ensemble : élus locaux, régions, départements.

On manque également d’AMP, de psychomotriciens et d’ergothérapeutes. Ne commettons pas la même erreur qu’avec les médecins : il faut en former dès aujourd’hui car le nombre de malades d’Alzheimer va augmenter très rapidement dans les dix prochaines années.

Il faut également repenser l’architecture de l’EHPAD de demain. La disposition des locaux doit permettre aux résidents de déambuler en sécurité – sans pour autant qu’ils se perdent. Notre audition avec une architecte sur ce point fut très intéressante.

Faut‑il prévoir des petites unités pour prendre en charge les personnes souffrant de maladies neurodégénératives ? Un tel système fonctionnerait probablement dans les grandes métropoles, qui disposent de moyens. Ce serait beaucoup plus compliqué dans les territoires ruraux. Le nombre de ces unités y sera fatalement limité, avec peut‑être seulement une par département, ce qui présente le risque de déraciner encore davantage les résidents. L’opportunité d’une telle mesure et ses modalités d’application demeurent des questions ouvertes.

Le rapport précise qu’il est essentiel de ne pas s’orienter vers un modèle uniforme d’EHPAD, mais bien de mettre en place des solutions adaptées aux réalités locales.

Mme la présidente Fadila Khattabi. Un mot sur la gratuité de la formation. Il existe effectivement des inégalités territoriales. Lorsque j’étais vice‑présidente de la région Bourgogne en charge de la formation professionnelle, dès 2005 nous avions prévu la gratuité de la formation pour les aides‑soignants. Cela suppose que les régions signent des conventions avec Pôle emploi, mais c’est tout à fait possible. Peut‑être certaines régions devraient‑elles prendre davantage d’initiatives en la matière.

Le décret du 12 avril 2021 facilite le développement de l’apprentissage. Il faut que les instituts de formation en alternance se mobilisent. Beaucoup de jeunes souhaitent bénéficier d’un apprentissage en tant qu’aide‑soignant et il faut leur faciliter la tâche. C’est une question de volonté politique – je le dis aux régions.

Mme Véronique Hammerer, rapporteure. Madame Pételle, s’agissant de la conciliation entre soins et lieux de vie nous avons entendu les professeurs Claude Jeandel et Olivier Guérin, auteurs d’un rapport sur les EHPAD et les unités de soins de longue durée où il est proposé de renforcer ces dernières. Cela reste un débat. Je suis tout à fait d’accord avec Caroline Fiat : l’EHPAD doit être un lieu de vie avant d’être un lieu de soins. Il faut retarder le plus possible la perte d’autonomie.

En France, nous sommes très en retard en matière de prévention. Nous ne sommes pas bons. Il faut davantage de prévention et de considération. La société fait preuve d’âgisme et ne reconnaît pas la personne âgée comme un sujet. Le rapport de notre collègue Audrey Dufeu en tant que parlementaire en mission est éloquent. Il faut opérer une révolution culturelle. S’engager dans une dynamique de prévention beaucoup plus importante retardera les pertes d’autonomie.

M. Ramadier a évoqué les maisons partagées. Comme vous le savez, j’ai été travailleur social et j’en ai vu beaucoup être mises en place. Au départ, cela a été très difficile parce qu’elles ne disposaient pas d’un statut et sortaient des cadres habituels. En France, tout ce qui sort du cadre est compliqué. Les maisons d’accueil et de résidence pour l’autonomie âgées (MARPA) montrent depuis plus de vingt ans l’intérêt que présentent des structures alternatives, installées au cœur des villages et intégrées dans la vie associative. Il existe une seule MARPA‑école, c’est‑à‑dire située dans une école élémentaire. Les aînés y voient les enfants jouer dans la cour. Ces derniers apprennent le numérique aux anciens, qui, en retour, donnent des cours de cuisine, par exemple. Il faut davantage développer ce type d’initiatives, dont l’intérêt est de reculer autant que possible la perte d’autonomie.

M. Isaac‑Sibille a abordé la séparation de la gestion immobilière de celle du fonctionnement. C’est un point qui mérite d’être approfondi et qui a été évoqué à de nombreuses reprises lors des auditions. Je ne dispose pas encore de suffisamment d’éléments, mais cela pourrait être une manière de limiter les marges du secteur privé lucratif.

La question des EHPAD privés lucratifs est bien entendu d’ordre politique, monsieur Vallaud. Cela étant nous faisons face à une réalité démographique. Si l’on supprime le secteur privé lucratif, comment fait‑on ?

M. Boris Vallaud. On finance !

Mme Véronique Hammerer, rapporteure. Où trouve‑t‑on l’argent pour permettre l’accompagnement ? Il faut réfléchir. Parmi les EHPAD, 22 % relèvent du secteur privé lucratif et 9 % de sociétés cotées en bourse. Les effets du mouvement de privatisation sont revenus comme un boomerang et il faut encadrer ces établissements.

Une chose doit être bien claire : les sociétés à mission constituent une piste de travail qui doit être encore approfondie, mais elles ne sont pas l’alpha et l’oméga. Sans régler l’ensemble des problèmes, elles représentent une première étape. Ces entreprises doivent affirmer leur raison d’être dans les statuts et y faire figurer un ou plusieurs objectifs sociaux et environnementaux. L’un des éléments les plus intéressants réside dans le fait qu’elles sont contrôlées par un organisme tiers indépendant, qui vérifie que l’activité correspond bien aux valeurs pour lesquelles elles se sont engagées. M. Vallaud n’a pas eu l’air convaincu, mais nous verrons quels seront les résultats.

En ce qui concerne le ratio de personnel soignant, je pense qu’il faut aller au‑delà de 0,6, madame Dubié. Comme l’a très bien expliqué Caroline Fiat, il faut du temps. On ne peut plus accepter que les professionnels de soins soient contraints de faire une toilette en cinq ou dix minutes – voire pas de toilette du tout parce qu’ils n’ont pas le temps. C’est pour cela que les personnels fuient les EHPAD. Ils ne peuvent plus faire leur métier correctement et ne supportent plus cette forme de maltraitance. L’urgence est là.

Je suis étonnée que personne n’ait posé de question sur les contrôles réalisés par les ARS et les départements, ainsi que sur leur mutualisation. Lorsque j’ai évoqué l’éventualité d’une telle démarche à l’occasion de l’audition des représentants des départements, j’ai recueilli un sourire. Mais je ne souris pas lorsque je lis le livre de M. Castanet ! J’ai demandé à l’ARS Île‑de‑France et au département des Hauts‑de‑Seine s’ils étaient entrés en relation lorsqu’ils avaient reçus des réclamations. Ils ne l’ont pas fait. C’est grave. On ne peut plus travailler en silo. Les gens doivent se parler et la transversalité doit être la règle. J’ai agi en faveur de cette transversalité pendant les vingt‑cinq années de ma vie professionnelle, mais nous en sommes toujours au même point. Les départements et les ARS disposent de personnels compétents. Pourquoi ne pas commencer à mutualiser ces services pour aboutir à un contrôle efficace ? Il s’agit, non pas de créer une nouvelle structure ou de réinventer la poudre, mais d’améliorer les procédures en apprenant aux gens à mieux travailler ensemble.

Mme Jeanine Dubié. Grâce à vos réponses, je comprends mieux ce que vous entendez par gratuité des formations. Il s’agit bien de la gratuité pour les personnes qui suivent une formation, le coût de celle‑ci étant pris en charge par la région.

Madame Hammerer, je saluais le fait que votre travail fasse référence à juste titre au ratio de personnel au chevet du résident. Le ratio de personnel se situe actuellement à 0,63 si l’on prend en considération l’ensemble des personnels des EHPAD, mais représente 0,4 pour ce qui concerne les personnels qui sont effectivement chargés des soins. Vous proposez dans votre rapport de porter ce dernier ratio à 0,6, ce qui correspond presque à un personnel pour un résident.

M. Boris Vallaud. Je considère que l’idée de recourir au statut de société à mission n’est pas convaincante. C’est un pis‑aller, qui permettra à un certain nombre de groupes de s’acheter une vertu à peu de frais. Toutes les conditions que vous avez rappelées s’agissant de la société à mission correspondent en réalité à l’objet même d’un projet d’établissement. Par ailleurs, on peut se réjouir d’un contrôle par un organisme indépendant, mais je préférerais que les ARS aient les moyens de contrôler et d’accompagner.

Ensuite, il ne s’agit pas de nationaliser les établissements qui dépendent du secteur privé lucratif, mais de mieux les contrôler. Si l’on rend les choses moins profitables, peut‑être le privé s’en détournera‑t‑il.

La nation doit se poser la question des moyens qu’elle souhaite consacrer à ses anciens et au service public. Ce sont des choix proprement politiques, et c’est le moment de les faire. On parle souvent de la dépense publique, mais il faut aussi aborder la question des recettes publiques – surtout quand on sait que des multinationales consolident 40 % de leur chiffre d’affaires dans les paradis fiscaux et qu’il manque de ce fait 20 % du produit de l’impôt sur les sociétés dans les États membres de l’Union européenne. Si l’on considère la structure des héritages et des grosses donations, on voit qu’un capital toujours plus important se concentre entre des mains toujours moins nombreuses. Il y a de l’argent. On peut organiser la solidarité nationale.

Pour ma part, je plaide pour une société dans laquelle les gens vivent ensemble – depuis l’école, dans la vie quotidienne et jusqu’au soir de leur vie. Cette mixité est au cœur du secteur non lucratif, afin qu’il n’y ait pas des établissements pour les pauvres et d’autres pour les riches. C’est un projet de société : nous voulons que chacun y ait une place, et non pas que chacun reste à sa place.

Mme Isabelle Valentin, rapporteure. Une aide‑soignante qui travaille et qui souhaite suivre une formation pour devenir infirmière doit faire face à une difficulté : elle ne touchera plus que 660 euros par mois. C’est l’un des points qu’il faut aussi améliorer. Si l’on veut que les gens continuent à travailler dans le secteur du soin, il faut leur donner des perspectives d’évolution. Il nous revient de réfléchir aux modalités de rémunération lors de la reprise d’une formation. Il est déjà difficile de le faire quand on a 30 ou 40 ans et une famille ; cela l’est encore plus si l’on est pénalisé financièrement.

Mme Caroline Fiat, rapporteure. À l’heure actuelle, les personnels soignants disposent de 22 minutes au chevet d’un résident toutes les vingt‑quatre heures. Avec un ratio de 0,6 soignant par résident, on passerait à une heure trente, ce qui constitue le minimum vital pour mettre fin à la maltraitance. Avec une telle durée, on ne peut pas faire d’activité ni discuter, mais au moins les soignants ne seront‑ils plus amenés à maltraiter les résidents.

Mme la présidente Fadila Khattabi. Je vous remercie pour la qualité de vos travaux et vos propositions. Je remercie également les fonctionnaires qui vous ont accompagnées lors de cette mission et des précédentes. Les rapports de ces missions « flash » seront mis en ligne sur le site de l’Assemblée nationale, et ils seront en outre publiés au sein du rapport complet qui récapitulera l’ensemble des travaux de la commission.


MARDI 8 mars 2022

1.   Communication de Mme Caroline Janvier, Mme Jeanine Dubié et M. Pierre Dharréville, rapporteurs de la mission « flash » relative à la gestion financière des EHPAD

La commission entend la communication de Mme Caroline Janvier, Mme Jeanine Dubié et M. Pierre Dharréville sur la gestion financière des EHPAD ([73]).

Mme la présidente Fadila Khattabi. Mes chers collègues, nous entendons aujourd’hui les communications présentées par les rapporteurs de nos deux dernières missions « flash » sur les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD).

Mme Caroline Janvier, rapporteure. Un mot d’abord sur les objectifs qui ont été les nôtres dans cette mission « flash ». Le livre de Victor Castanet ainsi que les auditions que nous avons menées ont révélé, dans l’ensemble du système des EHPAD, des problèmes, des dynamiques préoccupantes, des zones grises. En partant de ce constat, nous avons voulu distinguer ce qui, dans la gestion financière, relevait de problèmes généraux de financement des EHPAD, de ce qui était imputable au système privé lucratif – les EHPAD commerciaux.

En nous penchant de plus près sur ces fameuses zones grises, nous avons cherché à identifier les mécanismes qui devraient être revus pour éviter que l’argent public ne serve à autre chose qu’à prendre correctement en charge les personnes âgées. Nous avons également réfléchi à la manière d’améliorer le contrôle pour pouvoir détecter ces dérives.

Après deux semaines de travaux, nous sommes parvenus à poser un diagnostic d’ensemble sur la gestion financière des EHPAD, dont nous tirons treize recommandations. Certaines sont très concrètes, d’autres s’apparentent plutôt à des pistes pour une réforme structurelle qu’il conviendra d’explorer dans le cadre d’un prochain projet de loi pour le grand âge et l’autonomie.

En effet, nous parvenons tous aux mêmes conclusions : il faut réformer en profondeur le secteur de la prise en charge des personnes âgées pour mieux accompagner nos aînés et relever l’immense défi démographique qui se présente à nous. C’est particulièrement vrai pour le financement des EHPAD.

Tout d’abord, ce financement s’illustre par sa complexité, qui tient aux interventions croisées des départements, de l’assurance maladie et des résidents, à travers la prise en charge des forfaits soins, dépendance et hébergement.

Les enveloppes soins et dépendance, financées respectivement par les agences régionales de santé (ARS) et les départements, sont calculées en fonction d’équations tarifaires fondées sur le niveau de dépendance et de santé moyen des résidents d’un EHPAD. Elles valorisent les gestes techniques de prise en charge des résidents, comme la toilette, au détriment des actes de prévention de la perte d’autonomie ou du temps d’échange avec les personnes âgées et leurs familles. Il conviendrait de simplifier les circuits de financement en fusionnant les enveloppes soins et dépendance.

D’autre part, le taux d’encadrement en personnels soignants est insuffisant. S’il s’établit en moyenne, toutes catégories confondues, personnels administratifs compris, à 63 équivalents temps plein (ETP) pour 100 résidents, le taux moyen d’encadrement des personnels soignants en EHPAD n’est que de 31 ETP pour 100 résidents.

Tous les EHPAD sont pris dans une spirale négative, conséquence de la faiblesse de l’encadrement : glissements des tâches vers les fonctions du soin et généralisation du recours aux « faisant fonction », maltraitance et burnout du personnel, difficultés à recruter dans les métiers de l’accompagnement en EHPAD du fait de leur manque d’attractivité.

Pourtant, de bonnes mesures ont été prises. Les travaux du Ségur de la santé ont débouché sur une revalorisation historique de ces métiers. Tous les personnels des EHPAD publics et privés non lucratifs ont vu leur salaire mensuel augmenter de 183 euros. Nous avons engagé un plan d’investissement de 2,1 milliards pour rénover les EHPAD et les faire basculer dans l’ère du numérique.

D’autre part, en 2016, la loi relative à l’adaptation de la société au vieillissement avait permis d’assouplir la gestion financière des EHPAD en remplaçant les conventions tripartites par des contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (CPOM). Conclu pour cinq ans entre l’ARS, le département et l’établissement, le CPOM est un bon outil pour donner de la visibilité et de la souplesse aux gestionnaires des établissements. Cet outil a été critiqué par les personnes auditionnées mais il nous semble préférable de mieux l’encadrer plutôt que de le supprimer.

M. Pierre Dharréville, rapporteur. Je profiterai de cette journée internationale des droits des femmes pour rendre hommage à toutes celles, nombreuses, qui ont choisi les métiers de l’humain et prennent soin de nos anciens, et qui méritent beaucoup plus de reconnaissance.

On le sait, la situation est critique. Le secteur de l’autonomie manque de financements, ce qui a d’ailleurs incité à ouvrir plus largement la porte au domaine privé à but lucratif. Le nombre d’EHPAD mercantiles croît tandis que l’offre publique se tarit. L’offre privée lucrative représente un peu plus de 20 % des EHPAD de l’ensemble de la France, mais est devenue prépondérante dans certaines régions. Ainsi, en Provence‑Alpes‑Côte d’Azur (Paca), elle constitue la moitié des établissements.

La montée en puissance du secteur privé lucratif au détriment des autres modes d’accueil ne peut nous laisser indifférents, du fait du reste à charge bien plus élevé pour les familles. Alors qu’un EHPAD privé commercial coûte en moyenne 2 700 euros par mois, un EHPAD public tourne autour de 1 900 euros par mois, soit un écart de 40 % alors que le taux d’encadrement est inférieur de 40 % dans le secteur lucratif. C’est le monde à l’envers !

Parallèlement, nous assistons à une financiarisation galopante du secteur. En France, cinq groupes – Orpea, Korian, DomusVi, Colisée et Domidep – se partagent désormais la moitié de l’offre commerciale, contre dix en 2011. L’introduction de plusieurs groupes en bourse conduit au versement de montants très importants de dividendes. Le gouffre qui s’est creusé depuis plusieurs années entre, d’une part, les bénéfices générés par certains groupes et les rémunérations astronomiques de leurs dirigeants, et d’autre part les salaires proposés à des personnels dont les conditions de travail sont de plus en plus difficiles, pose question.

Les auditions ont mis en évidence des zones grises. La coexistence de trois forfaits dans le budget des EHPAD permet à certains établissements de maximiser les dépenses prises en charge par les pouvoirs publics avec les forfaits soins et dépendance afin de minimiser celles qui sont imputées sur le forfait hébergement, et d’accroître ainsi leurs bénéfices. Ainsi, des personnels non diplômés font fonction d’aides‑soignants, bien souvent de manière permanente. Il conviendra de mieux encadrer l’imputation des dépenses de personnels sur les différentes sections tarifaires en fonction de leur finalité. Nous proposons également de fusionner les forfaits soin et dépendance.

Les auditions ont confirmé la pratique des remises de fin d’année, parfois très importantes, évoquées par Victor Castanet. Il n’est pas admissible que des groupes privatisent des remises obtenues sur des produits financés par des dotations publiques : ces dernières ont vocation à bénéficier directement aux résidents. Ce mode de fonctionnement peut dégrader la qualité des produits achetés, alors que les remises consenties devraient contribuer à améliorer la qualité de la prise en charge. Nous proposons, par conséquent, de faire apparaître dans les comptes des EHPAD et de leurs groupes les remises sur les achats et de les obliger à les réinvestir dans l’amélioration de la prise en charge des résidents, à due concurrence des achats réalisés.

De façon générale, les comptes de tous les EHPAD, publics, associatifs ou commerciaux, et le cas échéant ceux des groupes auxquels ils appartiennent, doivent être transparents sans que le secret des affaires puisse être invoqué.

Les auditions ont permis de lever le voile sur des pratiques d’ingénierie financière et de spéculation sur le parc immobilier. La revente d’établissements à des investisseurs en quête de rentabilité peut aboutir à l’augmentation des loyers et, par conséquent, des prix de journée, tout en déconnectant les intérêts des bailleurs de l’entretien des locaux. Ces pratiques nécessitent des montages financiers complexes dans lesquels interviennent des sociétés de capital‑investissement.

Nous devrons réfléchir de manière globale à plusieurs sujets. D’abord, les modalités de gestion du parc immobilier des EHPAD doivent être passées en revue et évaluées afin que les coûts, et par conséquent le tarif hébergement facturé aux résidents, soient mieux maîtrisés.

Nous devrons également évaluer les effets d’une régulation des tarifs d’hébergement et fixer, le cas échéant, un tarif plafond. Nous pourrions demander aux EHPAD commerciaux de verser une redevance en contrepartie de l’autorisation qui leur est délivrée en cas de maintien de la liberté tarifaire.

Pour éviter certaines dérives spéculatives, il faudra revoir le régime des autorisations des EHPAD, notamment en cas de revente de tout ou partie des établissements. Les ARS et les départements devraient au moins être informés du changement de propriétaire quand un groupe revend des parts d’EHPAD à des particuliers.

Les dispositifs de défiscalisation qui encouragent cette financiarisation ne devraient‑ils pas être supprimés ? Qui sont les actionnaires, du reste ? Ce sont souvent des fonds de pension mais il arrive qu’il s’agisse de sociétés semi‑publiques, qui encouragent le système. Et il conviendrait encore de veiller à ce que l’argent ne soit pas détourné vers des paradis fiscaux.

Enfin, la crise actuelle pose la question de l’intérêt des EHPAD commerciaux pour notre société. La quête insatiable de profits par des entreprises cotées en bourse, même si leur fonctionnement est régulé, est‑elle compatible avec la prise en charge de nos aînés les plus fragiles ? Quel est l’impact de l’existence des EHPAD commerciaux sur l’ensemble de l’écosystème de l’autonomie ?

Nous devrons engager une réflexion approfondie sur la pertinence de ce modèle. En attendant, est‑il opportun de délivrer de nouvelles autorisations à des EHPAD commerciaux tant que toutes les leçons de la crise actuelle n’auront pas été tirées ?

Mme Jeanine Dubié, rapporteure. Je concentrerai mon propos sur le contrôle de la gestion financière des EHPAD, qu’il est urgent de renforcer.

Il s’agit essentiellement de contrôles sur pièces réalisés par les départements et les ARS. Or les effectifs correspondants ont chuté ces dernières années – une baisse de 20 % en dix ans pour les ARS. C’est une des raisons pour lesquelles les contrôles sur place et inopinés sont si rares, alors que ce sont eux qui permettent de détecter des anomalies. D’autre part, les personnes auditionnées ont expliqué que les personnels manquaient d’expertise pour déceler les transferts entre forfaits et les manipulations budgétaires complexes opérées par certains établissements.

Nous proposons de renforcer le contrôle des EHPAD par les départements et les ARS en leur donnant davantage de moyens, financiers et humains, pour cela, et en développant les collaborations avec les chambres régionales et territoriales des comptes (CRTC), lesquelles peuvent d’ores et déjà contrôler des EHPAD. La Cour des comptes pourrait également jouer un rôle, comme l’a souhaité son premier président, Pierre Moscovici, lors de sa dernière audition au Sénat.

L’un des problèmes majeurs soulevés par Victor Castanet réside dans l’absence de vision d’ensemble des autorités sur les comptes des EHPAD privés lucratifs – non habilités à recevoir des bénéficiaires de l’aide sociale – qui ne sont tenus de transmettre que des états prévisionnels et réalisés des recettes et des dépenses (EPRD et ERRD) simplifiés. Le forfait hébergement n’entre pas dans le champ de leur contrôle, qui porte uniquement sur les forfaits soins et dépendance.

Nous proposons de rendre obligatoire la transmission d’EPRD et d’ERRD complets, incluant le forfait hébergement, pour tous les EHPAD, ainsi que l’élaboration d’EPRD et d’ERRD consolidés au niveau des groupes, afin de disposer d’une vision globale de leurs comptes.

Sans remettre en cause les CPOM, qui présentent des avantages, ils nous semblent avoir offert trop de liberté aux gestionnaires d’établissements commerciaux. Il leur revient ainsi de constituer leurs propres équipes, en fonction des moyens alloués, sans avoir à respecter un ratio minimal d’encadrement. Ils ont donc toute latitude pour réaliser des économies sur les dépenses de personnel, en recrutant des personnes moins expérimentées qu’ils paieront moins, ou en ne remplaçant pas les absents.

Les excédents de résultat n’étant plus repris par les autorités de tarification depuis l’instauration des CPOM, les excédents dégagés sur la masse salariale, financée majoritairement par de l’argent public au titre des forfaits soins et dépendance, ne sont pas forcément réinvestis de manière à renforcer les effectifs. Nous proposons d’imposer aux EHPAD commerciaux le report à nouveau des excédents des budgets soins et dépendance.

Le renforcement des contrôles permettra de mieux comprendre les comptes des EHPAD, ce qui aboutira à améliorer les prestations proposées aux résidents. Leurs droits, qui découlent de la loi mais aussi du contrat passé avec l’établissement, seront ainsi mieux respectés. C’est le sens des contrôles, pour l’instant insuffisants, réalisés par les directions départementales de la protection des populations, rattachées à la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, dont nous avons entendu des représentants.

La démarche dans laquelle doit s’inscrire la gestion financière des EHPAD ne doit pas être simplement comptable : elle doit aussi garantir la qualité des prestations proposées. Le nouveau référentiel de qualité pour les établissements et services sociaux médico‑sociaux, défini par la Haute Autorité de santé (HAS), devra être utilisé dans un cadre juridique sécurisé, comme le prévoyait l’article 52 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2022, que le Conseil constitutionnel a considéré comme un cavalier social et a censuré. Il s’agissait de faire accréditer les organismes évaluateurs par le Comité français d’accréditation, qui est l’instance nationale d’accréditation, ou par tout organisme européen équivalent. Cette disposition, qui va dans le bon sens, devra être adoptée dès que possible.

Mme Michèle Peyron (LaREM). Votre travail s’inscrit dans un contexte particulier, celui de l’affaire qui touche certains établissements du groupe Orpea, que le journaliste Victor Castanet a mis en cause dans son livre, Les Fossoyeurs. Il y dénonce un système qui serait maltraitant, où seule la rentabilité financière prévaudrait.

Son enquête révèle de nombreuses malversations financières au sein des établissements. Les auditions que vous avez menées ont‑elles permis de confirmer les faits ? Le cas échéant, quelle serait l’ampleur de ces malversations ? D’autres établissements, groupes privés ou publics, se seraient‑ils rendus coupables d’agissements comparables ?

Vous proposez plusieurs mesures pour améliorer les règles comptables dans les EHPAD. Pourriez‑vous les préciser ?

Deux propositions retiennent mon attention. Vous nous invitez d’abord à réfléchir aux modalités de gestion du parc immobilier et aux dispositifs de défiscalisation des investissements en EHPAD. D’autre part, vous suggérez de mesurer les effets d’une régulation des tarifs d’hébergement et de l’obligation imposée aux établissements de s’acquitter d’une redevance au cas où la liberté tarifaire serait maintenue. Quels abus avez‑vous pu constater en l’espèce ? Ces mesures permettraient‑elles d’y mettre fin ? Remettraient‑elles en cause le modèle lucratif ou seraient‑elles le moyen de mieux le réguler ?

M. Bernard Perrut (LR). Le contrôle financier des EHPAD consiste essentiellement en un contrôle sur pièces réalisé par les départements et les ARS, les contrôles sur place restant rares. Comment renforcer les contrôles inopinés ? Le Syndicat national des établissements et résidences privés et services d’aide à domicile pour personnes âgées (SYNERPA) propose d’établir des CPOM au niveau national pour les groupes d’EHPAD, en lien avec la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie, la HAS, les ARS et les conseils départementaux, afin de contrôler les comptes aux niveaux local et national. Qu’en pensez‑vous ?

Vous avez présenté vos propositions pour faire évoluer le mode de financement des EHPAD. Or celui‑ci a déjà été réformé en profondeur en décembre 2016 pour instaurer une convergence tarifaire entre les établissements, fondée sur un nouveau mode de calcul des dotations soins et dépendance. Malheureusement, cette nouvelle mesure s’est surtout traduite par de nouveaux déséquilibres et les EHPAD publics hospitaliers, les unités de soins de longue durée ainsi que les EHPAD de petite capacité en ont pâti. Au contraire, les EHPAD privés lucratifs sont sortis vainqueurs de cette nouvelle tarification. Que pouvez‑vous en dire ?

Quant aux inégalités entre les départements, comment pourrions‑nous lutter contre les écarts de prise en charge ?

Afin d’améliorer la prise en charge des résidents âgés et mettre fin aux disparités territoriales, la Cour des comptes recommande d’augmenter les dotations publiques allouées aux EHPAD d’un montant compris entre 1,3 et 1,9 milliard d’euros. Elle souligne que les effectifs de soignants sont souvent insuffisants et qu’il manque un médecin coordonnateur à temps plein dans la moitié des établissements. Elle recommande d’harmoniser les critères d’évaluation du degré de dépendance des seniors. Partagez‑vous son avis ?

Mme Michèle Victory (SOC). Votre communication confirme les faits révélés par le livre de Victor Castanet, qui a provoqué une véritable onde de choc. Il dénonce en particulier une gestion des EHPAD tournée vers le seul rendement économique et le profit, ce qui est insupportable.

Vous identifiez plusieurs éléments qui auraient dû nous alerter, tels que la concentration des groupes privés qui gèrent les EHPAD et leur financiarisation accrue, qui ne pouvait que faire prévaloir l’intérêt capitalistique sur la politique publique de soin. De surcroît, il faudra mettre fin au système des remises de fin d’année qui revient à optimiser les dotations publiques.

La rationalisation maximale de la prise en charge des résidents, notamment sur la nourriture et les frais de siège, dont les bénéfices retombent dans les poches des dirigeants, ne doit pas perdurer. Comment y mettre fin ?

Je partage votre proposition de réguler les tarifs d’hébergement en tenant compte du niveau de vie et de fixer un tarif plafond. Serait‑il possible d’aller plus loin en transformant ces EHPAD privés lucratifs en sociétés à mission, ou d’imposer aux groupes privés une marge bloquée qui ne pourrait être réutilisée que pour être investie dans les établissements ?

Vous souhaitez enfin, fort légitimement, que les comptes publics soient transparents. Comment ce service public auquel nous pensons tous pourrait‑il prendre forme ? Ces établissements privés à but lucratif pourraient‑ils être transformés, ou réinvestis, dans des structures publiques ? Quoi qu’il en soit, il faut commencer à changer réellement les choses.

Mme Agnès Firmin Le Bodo (Agir ens). Je tiens à saluer, en ce 8 mars, toutes les femmes qui travaillent, et elles sont nombreuses, dans ces établissements.

Nous avons tous été indignés par les révélations du journaliste Victor Castanet sur les méthodes de management et de gestion financières dans les EHPAD du groupe Orpea. Financiarisation excessive imposant une logique déraisonnée de réduction des coûts, qui se traduit par des restrictions dans l’usage des produits de santé essentiels au bien‑être des résidents ; personnels en sous‑effectif et pas toujours remplacés ; économies de bout de chandelle sur les repas ou les protections : le mot rationalisation aura été confondu avec celui de rationnement.

Vous l’avez souligné, le système de financement des EHPAD est complexe. Il se décline en trois forfaits : soins, dépendance et hébergement. Vous proposez de fusionner les deux premiers dans un souci de simplification. Je me réjouis que cette préconisation, que j’avais formulée avec Charlotte Parmentier‑Lecocq en septembre 2017, fasse son chemin. Elle faisait suite à la crise dans les EHPAD déclenchée par la réforme de la tarification.

Concernant les CPOM, qui ont remplacé les conventions tripartites, quel bilan tirez‑vous de la souplesse qu’ils ont permis d’introduire dans le pilotage financier des établissements ? Comment restaurer un pilotage par la qualité, notamment grâce à des indicateurs de prise en compte de la prévention ?

Concernant les contrôles, vous préconisez de conforter le rôle des ARS et des départements en leur accordant davantage de moyens d’inspection. Mais ARS et départements sont également les financeurs des EHPAD : sont‑ils les mieux placés pour jouer ce rôle ? Notre mission « flash », la semaine dernière, penchait plutôt pour la création d’un organisme indépendant, qui pourrait être rattaché à la Cour des comptes.

Enfin, vous proposez de supprimer les dispositifs de défiscalisation pour investissement dans des EHPAD privés. Ne craignez‑vous pas que cela conduise à la disparition de ces établissements, qui représentent 20 % des EHPAD en France ?

Mme Caroline Janvier, rapporteure. Je commencerai par les CPOM. Dans cette mission « flash », nous avons essayé d’éviter de jeter le bébé avec l’eau du bain, autrement dit de pénaliser les EHPAD publics ou privés non lucratifs en raison de malversations commises par des EHPAD commerciaux. Or il me semble que les CPOM constituent une avancée importante pour les établissements publics et associatifs, dans la mesure où ils permettent une pluriannualisation des financements et une plus grande marge d’autonomie, avec notamment la reprise des excédents. C’est pourquoi nous avons souhaité conserver cette modalité de contractualisation avec les autorités de financement, même s’il convient de mieux réguler la gestion des excédents. À cette fin, nous proposons d’imposer aux seuls EHPAD commerciaux le report à nouveau des excédents des budgets des soins et de la dépendance, pour éviter que les fonds publics ne servent à la rémunération des actionnaires.

Quant à la question du contrôle, nous formulons plusieurs propositions. Madame Victory, la transformation d’un EHPAD privé lucratif en société à mission ne nous a pas paru une bonne idée – Jeanine Dubié vous en dira plus. En revanche, madame Firmin Le Bodo, les ARS et les départements, auxquels il faut adjoindre les CRTC, restent de bons interlocuteurs car ils tarifient et connaissent les établissements. À cet égard, je regrette la recentralisation des effectifs et des moyens des ARS à l’échelle régionale, alors que leurs délégations départementales entretenaient un lien de proximité avec les établissements et pouvaient mieux évaluer leurs besoins budgétaires. Quoi qu’il en soit, les ARS, départements et CRTC restent des autorités pertinentes pour effectuer les contrôles, même s’il convient de renforcer leurs moyens et en particulier leurs effectifs.

M. Pierre Dharréville, rapporteur. Compte tenu du temps qui nous était imparti, nous n’aurons peut‑être pas réponse à toutes vos questions. Nos travaux méritent d’être approfondis, et sans doute l’Assemblée se saisira‑t‑elle de ces sujets lors de la prochaine législature.

Madame Peyron, pour confirmer l’ampleur des malversations, il faudrait mener une enquête fouillée, laquelle est probablement en cours hors de l’Assemblée, du moins je l’espère. Vous demandez si les mesures que nous proposons, à la suite des abus constatés en matière de gestion immobilière, permettront une meilleure régulation ou iront jusqu’à mettre en cause l’existence du secteur lucratif. Il nous faudra débattre de la place que l’on souhaite accorder aux établissements à but lucratif dans notre système d’accompagnement de l’autonomie. Les avis divergent, la société française s’interroge. Les récentes révélations, qui s’ajoutent aux indices dont on disposait depuis quelque temps, rendent cette réflexion d’autant plus nécessaire. Pour ma part, je m’interroge fortement sur la pertinence du modèle à but lucratif, car l’existence de ces établissements a un impact sur l’ensemble du système : la directrice d’un EHPAD me disait que les autorités s’inspirent de la politique d’efficience appliquée dans le secteur lucratif pour fixer des objectifs à l’ensemble des établissements, ce qu’a confirmé une chercheuse que nous avons auditionnée.

Monsieur Perrut, vous avez évoqué les différences entre départements. Nous proposons de fusionner les forfaits soins et dépendance, ce qui conduirait à revoir l’organisation de la prise en charge et du financement de l’autonomie. À titre personnel, je considère que la sécurité sociale doit être au cœur de la réponse aux besoins exprimés en matière de protection sociale. La puissance publique doit être présente, et le service public puissant.

Madame Firmin Le Bodo, vous nous demandez si la disparition des mécanismes de défiscalisation des investissements dans les EHPAD ne risque pas de tarir l’investissement. À mes yeux, on devrait commencer par s’interroger sur la faiblesse de l’investissement public et des services publics : c’est le nœud du problème. On a eu tendance à laisser faire le privé. J’ai vu des EHPAD publics se faire racheter par des groupes privés. On a peu ou prou engagé une dynamique de renoncement. La CGT et la CFDT, que nous avons auditionnées il y a quelques jours, ont réalisé une étude montrant que des sociétés dépendant de la Caisse des dépôts participent au financement des groupes privés. C’est assez incompréhensible et cela mériterait d’être mis à plat.

Madame Victory, face à l’espace considérable occupé par les groupes privés à but lucratif, il faut engager un processus de reconquête. Une réflexion doit être engagée à ce sujet.

Mme Jeanine Dubié, rapporteure. Bien que notre rapport porte sur la gestion financière des EHPAD, je veux insister sur le fait que la première des priorités est de pallier le manque de personnel dans les établissements, quels qu’ils soient. Je rappelle que le taux d’encadrement global y est de 0,63, et le taux d’encadrement du personnel soignant, de 0,31. Or, on assiste aujourd’hui à une augmentation du groupe iso‑ressources moyen pondéré (GMP) et du référentiel PATHOS ; les populations accueillies sont âgées, souvent malades et de plus en plus dépendantes. Nous avons bien conscience que la priorité est de doter les établissements d’une capacité en personnel suffisante pour prodiguer des soins corrects et assurer une prise en charge digne, que nos personnes âgées méritent.

Madame Peyron, nous n’avons pas enquêté sur les malversations. Ce n’était pas l’objet de notre mission. Sur ce point, des procédures judiciaires ont été engagées. Pour notre part, outre les auditions globales de la commission, nous avons conduit des auditions spécifiques, mais en nous concentrant sur le contrôle de la tarification.

Vous nous interrogez sur l’amélioration des règles comptables. Il est impératif d’être en mesure d’apprécier, au sein des établissements commerciaux, les flux financiers opérés entre sections : nous ne remettons pas en cause cette latitude qu’ont offerte les CPOM, mais il faut en améliorer le contrôle. Il n’est pas acceptable que dans les établissements commerciaux, les excédents des sections soins et dépendance s’ajoutent aux bénéfices de la section d’hébergement et remontent jusqu’au groupe. Ce qu’il faut contrôler, c’est donc les flux financiers existant d’une part entre les sections d’un établissement, et d’autre part entre ce dernier et le groupe. C’est pourquoi nous demandons un EPRD et un ERRD consolidés au niveau du groupe.

Nous ne remettons pas en cause le modèle lucratif, nous demandons simplement qu’une véritable réflexion s’engage à ce sujet. Il existe aujourd’hui un service public de santé, qui comprend des hôpitaux publics et des établissements privés participant à l’exercice de la mission de santé. Madame Victory, vous évoquez l’institution d’un service public de l’accueil des personnes âgées. Cela fait partie des questions qui devront être étudiées.

Cela étant, pour rassurer Mme Firmin Le Bodo, nous avons bien conscience que 20 % des établissements ont un caractère commercial : il n’est pas question de changer cela du jour au lendemain. Il n’en reste pas moins que la réflexion doit être conduite.

Monsieur Perrut, notre volonté est d’avoir une vision globale des relations entre l’établissement et le groupe. Nous n’avons pas pu, en l’espace de quinze jours, étudier toutes les modalités envisageables, y compris la proposition du SYNERPA sur la conclusion de CPOM au niveau national, mais l’esprit est sans doute le même. Il faut un contrôle à l’échelle du groupe.

S’agissant de la convergence tarifaire, elle avait été appliquée dans une certaine mesure en 2002. À l’heure actuelle, à référentiel PATHOS et à dépendance identiques, cette dernière étant mesurée par la grille autonomie gérontologie groupes iso‑ressources (AGGIR), des moyens semblables sont accordés, grâce à une formule mathématique qui prend en compte divers éléments : valeur du point, nombre de personnes accueillies, valeur du GMP et du GMP soins, PATHOS... Une chose est sûre, ces moyens sont insuffisants et ne permettent pas de couvrir correctement les besoins. La dotation accordée à un établissement correspond à un certain nombre d’équivalents temps plein, en aides‑soignants ou en infirmières par exemple, qui ne permet pas d’assurer le remplacement des personnels en congé maladie ou annuel. Pour prendre en charge correctement les résidents du 1er janvier au 31 décembre, il y a donc deux possibilités : soit on remplace poste par poste au risque de se trouver en déficit, soit on ne remplace pas, afin de rester dans le cadre de l’enveloppe. Il faudra donc aussi prendre en considération les charges liées aux remplacements.

S’agissant des différences entre départements, nous avons constaté, lors de nos auditions, qu’en Paca, 50 % des établissements ont un caractère commercial. Cela justifie une forme de régulation.

Nous sommes favorables au contrôle du juge des comptes. Cela se fait déjà : l’ARS Paca a saisi la CRTC de la situation d’un établissement. C’est une démarche qu’il faut généraliser, notamment s’agissant des établissements commerciaux, dès lors qu’aucune autorité ne peut intervenir en matière de tarification du forfait d’hébergement.

Madame Victory, nous pensons que la transformation d’un EHPAD en société à mission ne changerait pas grand‑chose. Le projet d’établissement fixe déjà les objectifs en matière de prise en charge, qu’il s’agisse des soins, de l’hôtellerie ou de la restauration. Par ailleurs, il existe un contrat, un projet de vie individualisé, une charte des droits et libertés de la personne âgée en situation de dépendance. Si toutes ces dispositions étaient déjà correctement appliquées, avec les moyens correspondants, on aurait ce qu’il faut pour assurer une bonne prise en charge.

Madame Firmin Le Bodo, on peut en effet légitimement se demander si les ARS et les départements sont les mieux placés pour effectuer le contrôle, dans la mesure où ce sont ces mêmes autorités qui fixent les objectifs à atteindre – auparavant dans le cadre des conventions tripartites et aujourd’hui dans celui des CPOM – et qui tarifient, financent et contrôlent. On observe souvent un décalage entre l’objectif à atteindre, souvent très ambitieux, et les capacités financières. Nous nous sommes demandé s’il fallait une structure indépendante. Nous n’avons pas la réponse, mais, après en avoir discuté avec les ARS Occitanie, Paca et Centre‑Val de Loire, nous pensons qu’il doit y avoir une séparation entre les inspecteurs de l’ARS en charge du contrôle et les personnels assurant la tarification. Il faut renforcer les brigades d’inspection au sein des agences pour effectuer davantage de contrôles inopinés, à tout moment : il peut être notamment utile, par exemple, d’être là au lever des résidents, à 6 heures du matin, ou de voir s’ils ne dînent pas à 17 heures 30 pour être couchés à 18 heures – car, bien que cela soit interdit par toutes les normes en vigueur, ces pratiques existent.

M. Pierre Dharréville, rapporteur. Comme l’a rappelé Jeanine Dubié, l’ensemble des établissements souffrent d’une insuffisance de financement. Toutefois, les établissements publics sont particulièrement frappés du fait de la taxe sur les salaires, qui peut se traduire par 3 ETP en moins que les autres établissements, ce qui n’est pas rien. Il faut vraiment réfléchir à la question du financement, en gardant à l’esprit que si l’on augmente la masse financière consacrée à l’accompagnement de l’autonomie, il faut veiller à ce que cela se fasse au bénéfice des résidents. Beaucoup de travail reste à réaliser pour atteindre ces objectifs.

Mme Jeanine Dubié, rapporteure. J’ajoute un mot sur la redevance, qui me paraît une fausse bonne idée. En effet, elle serait versée en contrepartie de l’autorisation de fonctionnement – définie en nombre de lits – accordée à l’établissement. Or le secteur public et associatif éprouve des difficultés pour investir ou rénover les bâtiments, alors que c’est le cœur de métier des établissements commerciaux, qui se consacrent surtout au développement immobilier : leur objectif est de se développer et de construire. À l’origine, l’idée était de prélever une redevance sur le secteur privé pour donner aux EHPAD publics les moyens d’investir. Le risque est que l’essentiel des appels à projets et des autorisations soient captés par les établissements commerciaux, qui se développeraient encore plus qu’autrement, quitte à payer la redevance. Nous avons relayé cette suggestion dans le rapport parce qu’elle existe, mais cela ne constitue pas pour autant une préconisation. On peut y réfléchir, mais il faudra que la mesure soit extrêmement encadrée.

Mme la présidente Fadila Khattabi. Je vous remercie pour la qualité de vos travaux et des réponses que vous avez apportées.

 

 

 

 

 

2.   Communication de M. Didier Martin, Mme Marine Brenier et M. Cyrille Isaac‑Sibille, rapporteurs de la mission « flash » relative aux conditions de travail et la gestion des ressources humaines en EHPAD

La commission entend ensuite la communication de M. Didier Martin, Mme Marine Brenier et M. Cyrille IsaacSibille sur les conditions de travail et la gestion des ressources humaines en EHPAD ([74]).

Mme la présidente Fadila Khattabi. Mes chers collègues, je vous informe que M. Bernard Perrut supplée Mme Marine Brenier, à laquelle nous souhaitons un prompt rétablissement.

M. Didier Martin, rapporteur. Les conclusions de notre mission « flash » sont très complémentaires de celles qui viennent d’être présentées. Nous nous retrouvons largement sur le constat qui a été dressé et sur de nombreuses préconisations. Il sera intéressant de confronter les résultats de nos travaux et les conclusions des inspections diligentées par le Gouvernement, sur les finances, d’une part, et sur les conditions de travail et la gestion des ressources humaines au sein des EHPAD, d’autre part.

Bouleversés et scandalisés par l’affaire Orpea, nous avons mené cette mission « flash » avec une détermination sans faille. Voilà plusieurs années que les métiers du grand âge, en général, et le secteur des EHPAD en particulier connaissent une situation difficile. Effectifs insuffisants, absentéisme, turnover élevé : les EHPAD, dans lesquels résident quelque 600 000 personnes fragiles, souvent en perte d’autonomie, peinent, pour la plupart d’entre eux, à garantir aux personnes âgées un accompagnement adapté à leurs besoins.

Face à cette situation, le Gouvernement a pris des mesures fortes afin d’accroître l’attractivité des métiers : création de postes, hausse des rémunérations – de la prime « grand âge » aux revalorisations salariales décidées à l’occasion du Ségur de la santé –, ouverture de nouveaux parcours de formation, déploiement d’un programme de lutte contre la sinistralité et d’amélioration de la qualité de vie au travail, investissements massifs – 1,5 milliard d’euros – dans la rénovation et la numérisation des établissements, etc.

Cependant, de l’avis de tous, la gestion des ressources humaines doit encore progresser dans les EHPAD. Notre mission formule treize propositions pour améliorer les conditions de travail des professionnels et la qualité de la prise en charge des résidents. Je centrerai mon propos sur les conditions de travail, ce qui impose de dire un mot, au préalable, de l’évolution du profil des pensionnaires.

Toutes les études l’indiquent, tous nos interlocuteurs nous l’ont confirmé, les résidents sont non seulement de plus en plus nombreux mais également de plus en plus âgés et de plus en plus dépendants, et cette tendance devrait se poursuivre. On le sait, une part significative des résidents souffrent de pathologies lourdes : 70 à 80 % d’entre eux seraient atteints de troubles cognitifs et près de 60 % seraient touchés par des maladies neuro‑évolutives.

Cette situation a des conséquences directes sur la charge de travail des personnels. Les soins, les gestes techniques, les toilettes, les tâches répétitives, prennent une place toujours plus importante dans les missions des soignants, au détriment, hélas, de l’accompagnement et du maintien des capacités des pensionnaires. Les soignants déplorent cet état de fait et nous ont fait part de leur souffrance. Le raccourcissement de la durée de séjour alourdit encore la charge de travail des équipes, ce qui nuit à la qualité de l’accueil et à l’accompagnement de la fin de vie, qui requiert attention et compassion.

La modification du profil des résidents n’explique toutefois pas à elle seule la détérioration du cadre de travail dans les EHPAD. Elle aggrave en réalité une situation déjà dégradée, à propos de laquelle les acteurs de terrain nous ont déjà alertés.

Médecins coordonnateurs, infirmiers, aides‑soignants le disent sans détour : l’insuffisance des moyens humains pour répondre aux besoins et aux attentes des personnes âgées constitue, à l’heure actuelle, la principale difficulté.

Les personnels sont trop souvent soumis à des rythmes harassants, à des cadences difficilement tenables, la pression de la pendule faisant perdre son sens à l’action de femmes et d’hommes soucieux du bien‑être de nos aînés. Que le travail soit accompli de façon continue, parfois jusqu’à douze heures par jour, ou sur un autre rythme – les deux schémas présentant des avantages et des inconvénients –, il est source d’une fatigue et d’un stress importants.

Conséquence du manque d’effectifs, le taux d’encadrement des résidents s’avère trop faible, dans le secteur privé commercial plus que dans le secteur public.

La situation dans les EHPAD est d’autant plus compliquée que l’absentéisme pour raisons de santé y est particulièrement élevé.

En définitive, la situation actuelle conduit à une forme de maltraitance institutionnelle, selon l’expression des professionnels eux‑mêmes. Il n’est donc pas surprenant que les EHPAD soient confrontés à un turnover élevé et à de sérieuses difficultés de recrutement, l’instabilité des équipes rendant difficile la formation et la montée en compétences des personnels.

Ces constats appellent des réponses fortes, concrètes, dans la lignée de celles apportées par l’actuelle majorité présidentielle. La première consiste sans doute dans le prolongement de l’effort en faveur des recrutements. Durant le quinquennat, 10 000 postes de soignants ont été créés dans les EHPAD et 10 000 postes supplémentaires ont été budgétés d’ici 2024. En outre, pour faire face aux effets de la crise sanitaire, le Gouvernement a lancé une campagne de recrutement d’urgence qui aura concerné près de 40 000 professionnels entre octobre 2020 et septembre 2021. Cet effort devra être poursuivi dans les années à venir. C’est notre proposition n° 1.

Nous souhaitons également, c’est notre proposition n° 2, qu’un ratio minimal opposable de personnels au chevet des résidents soit défini. Il s’agit d’infirmiers et d’aides‑soignants, bref de postes au contact des personnes âgées. C’est la condition sine qua non de l’amélioration de la qualité de la prise en charge, de jour comme de nuit. Dans le même ordre d’idées, la proposition n° 3 vise à garantir une présence de personnels en nombre suffisant aux moments clés de la journée – lever, toilettes, repas, coucher.

Avec la proposition n° 4, nous appelons de nos vœux la poursuite du processus de hausse des rémunérations des personnels, enclenché au début de l’année 2020, afin que leur engagement au service des personnes âgées soit plus justement récompensé.

En complément, un certain nombre de mesures pourraient donner un coup de pouce financier supplémentaire aux personnels – aide au logement, attribution facilitée de logements sociaux à proximité du lieu de travail, augmentation des indemnités de résidence.

Pour conclure, nous aurions souhaité avoir le temps d’aborder d’autres sujets au cours de nos travaux, à commencer par celui du dialogue social dans les EHPAD. Pour résumer les choses, il nous apparaît trop peu développé, en particulier dans le secteur privé lucratif. Or, ce n’est pas sans conséquence sur les conditions de travail : leur amélioration exige en effet, outre bien d’autres choses, un dialogue social structuré et dynamique entre employeurs et représentants des salariés. Il faudra y revenir de manière approfondie.

M. Cyrille IsaacSibille, rapporteur. À mon tour de vous présenter une partie des travaux de la mission d’information. Je m’attacherai aux ressources humaines, en indiquant au préalable que nous nous sommes attachés à considérer les EHPAD avant tout comme des lieux de vie, même s’ils sont aussi, de plus en plus, des lieux de soins.

À la suite de Didier Martin, il me paraît indispensable de renforcer les actions de prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles pour rendre plus attractifs les métiers du grand âge, en cohérence avec le programme de lutte contre la sinistralité et d’amélioration de la qualité de vie au travail dans ce secteur. Cela passe par exemple par le fait d’être plusieurs pour lever ou coucher une personne âgée. C’est notre proposition n° 6. Les maladies professionnelles et les arrêts de travail sont plus nombreux dans ce secteur que dans celui du bâtiment et des travaux publics.

Concernant la gestion des ressources humaines, le constat est unanime : il existe une véritable faiblesse autour de la définition du rôle, de la fonction, des responsabilités fonctionnelles du directeur d’EHPAD. Il a un rôle de chef d’orchestre : s’il doit être un bon gestionnaire, il doit aussi disposer de qualités managériales pour administrer les équipes, mais surtout humaines, car il est l’âme de son établissement, et le premier interlocuteur des résidents et de leur famille.

Il y a encore une dizaine d’années, le certificat d’aptitude aux fonctions de directeur d’établissement ou de service d’intervention sociale (CAFDES) et la formation de directeur d’établissement sanitaire, social et médico‑social (D3S) de l’École des hautes études en santé publique (EHESP) étaient indispensables pour devenir directeur d’établissement privé ou public. Ce n’est plus le cas puisqu’il suffit désormais d’être diplômé d’un master 2, dans n’importe quel domaine, pour devenir directeur d’un établissement privé. Cette situation n’est pas satisfaisante car elle conduit à une vision gestionnaire et managériale de la fonction, centrée sur les tableaux de bord et les taux d’occupation, alors que le directeur devrait avant tout être tourné vers l’humain. Il est donc impératif que la formation initiale des directeurs d’établissements comporte un volet médico‑social, pour limiter le risque d’une dérive purement gestionnaire de la direction des EHPAD. C’est notre proposition n° 7.

Le statut juridique des EHPAD n’est évidemment pas sans influence sur leur gestion. Comme on nous l’a rappelé en audition, le directeur d’un petit EHPAD associatif a nettement plus de marges de manœuvre pour gérer son établissement et organiser la vie quotidienne des résidents que celui qui dépend d’un grand groupe commercial, qui est trop souvent privé d’autonomie et contraint de suivre les injonctions du siège, et qui n’est pas associé à la rédaction des CPOM.

Partenaires des directeurs d’établissements, les médecins coordonnateurs souffrent aussi d’un manque de reconnaissance de leur fonction, pourtant structurante au sein des EHPAD. Près de 30 % des établissements ne disposent d’aucun médecin coordonnateur, alors qu’il s’agit d’une obligation légale. La prise de conscience du manque d’attractivité de la fonction a déjà conduit le Gouvernement à agir, en élargissant les missions dévolues aux médecins coordonnateurs et en revalorisant leur rémunération au niveau de celle des praticiens hospitaliers.

Toutefois, les efforts doivent être poursuivis. Il faut allonger le temps de travail des médecins coordonnateurs, afin qu’ils puissent vivre de cette fonction. Il est également légitime de renforcer leur rôle dans le fonctionnement des EHPAD en rendant, par exemple, leur avis contraignant lors de l’admission de nouveaux résidents. Enfin, pour prévenir la pénurie de médecins coordonnateurs et permettre à ceux qui sont en exercice de s’absenter, nous préconisons la création d’un service d’astreinte, qui permettrait de pallier leur absence. C’est la proposition n° 8.

Je le répète, l’EHPAD est un lieu de vie – un lieu de « prendre soin », avant d’être un lieu de soins. Il faut diversifier les profils recrutés pour accompagner au mieux les résidents dans leur vie quotidienne : animateurs, professionnels du secteur socioculturel, psychologues, psychomotriciens, ergothérapeutes... Ils sont nombreux à pouvoir accompagner nos aînés et prévenir la dépendance autrement que par le soin. La proposition n° 9 vise à s’assurer de leur présence dans les établissements, d’autant que leurs postes relèvent de la section hébergement, qui n’est contrôlée ni par les ARS, ni par les conseils départementaux.

Nous savons que rien de tout cela ne sera possible si nous n’engageons pas une rénovation en profondeur des CPOM. Il ne s’agit pas d’aborder ces contrats en tant qu’outils de gestion financière, mais bien de mesurer leur influence sur la gestion des ressources humaines. Auparavant, les conventions tripartites comportaient des tableaux des effectifs, prévisionnels ou réalisés. Ce n’est plus le cas avec les CPOM, négociés avec les groupes et non établissement par établissement, ce qui contribue largement à la déresponsabilisation des directeurs, qui ne sont pas impliqués dans leur négociation. Plus largement, le mouvement de mutualisation des établissements, conforme aux souhaits des ARS, présente certes des avantages, mais fait naître aussi une organisation pyramidale : les directeurs d’établissement ne sont plus considérés comme des cadres dirigeants, ce qui a des répercussions sur l’organisation du quotidien des résidents.

Le manque de personnel pour accompagner nos aînés aux côtés du personnel soignant est aussi le fait du cloisonnement, voire du glissement des financements établis dans le cadre des CPOM. Ces derniers ne permettent pas d’assurer le recrutement pérenne du personnel de prévention ou d’animation, dont les emplois sont financés par la section hébergement, ni une bonne répartition des ressources humaines. En outre, le contrôle des établissements et de l’utilisation des fonds qui leur sont alloués n’est pertinent qu’au regard des moyens prévus par les CPOM. C’est pourquoi notre mission n’a pu faire l’économie d’une proposition, n° 10, allant dans le sens d’une redéfinition des CPOM. La nouvelle génération de contrats devra permettre de négocier de manière globale et simultanée les trois objectifs – hébergement, dépendance, soins – afin d’intégrer les ressources humaines financées par la section hébergement. La négociation doit, en outre, se faire simultanément avec l’ARS et le conseil départemental. Le contrôle des objectifs et des moyens s’exercera, dès lors, sur l’ensemble des trois sections de financement et permettra d’adopter une vision transversale des ressources humaines.

M. Bernard Perrut, suppléant Mme Marine Brenier, rapporteure. Je m’exprime ici au nom de ma collègue Marine Brenier qui ne peut, à son plus grand regret, être parmi nous pour présenter les conclusions de la mission, elle qui est si attachée à ces questions.

Voilà plusieurs années que les métiers du grand âge en général, et les EHPAD en particulier, connaissent une situation difficile : effectifs insuffisants, absentéisme, turnover élevé... Beaucoup d’EHPAD, dans lesquels résident quelque 600 000 personnes, font face à de nombreuses difficultés et peinent à garantir aux personnes âgées, dont le niveau de dépendance ne cesse de croître, un accompagnement adapté à leurs besoins.

Je souhaite insister sur deux points, largement relayés lors des auditions. Le premier est l’alarmant glissement de tâches qui découle de l’insuffisance des moyens humains pour répondre aux besoins des résidents. L’absentéisme régulier de certains personnels, notamment pour raison de santé, et le turnover élevé conduisent à un glissement des tâches effectuées par les personnels présents et à une porosité croissante des fonctions entre les agents des services hospitaliers (ASH), les aides‑soignants et les infirmiers, certains salariés étant amenés à effectuer des tâches pour lesquelles ils ne sont pas formés sans bénéficier de la compensation salariale correspondante. Concrètement, un aide‑soignant va se trouver en situation d’administrer certains médicaments à la place de l’infirmier, tandis que l’ASH procédera à la toilette des résidents, mission pourtant dévolue à l’aide‑soignant. Ce glissement de tâches pose de grandes difficultés dans la mesure où ces personnels « faisant fonction » endossent une responsabilité qui ne correspond ni à leur formation, ni à leur rémunération. Cette délégation de tâches non encadrée juridiquement n’est acceptable ni pour les personnels, car elle dégrade encore un peu plus leurs conditions de travail, ni pour les résidents, qui ne jouissent pas de la qualité de soins qu’ils sont en droit d’attendre.

Il est impératif de mieux réglementer ces glissements de fonctions en prévoyant explicitement les délégations de tâches autorisées et en introduisant une analyse globale des contrats de travail au sein de l’établissement, qui permettra de s’assurer de l’affectation exacte des ressources humaines, emploi par emploi, pour chaque section de financement. C’est la proposition n° 11.

La pénurie de personnels est intrinsèquement liée au manque d’attractivité pour les métiers du grand âge. L’engouement des étudiants n’est pas à la hauteur des besoins croissants de recrutement de personnels soignants et encadrants dans les EHPAD. Un chiffre est particulièrement significatif : les candidatures aux concours d’accès au métier d’aide‑soignant ont chuté de 25 % en quelques années. Il faut lancer une grande campagne de communication nationale valorisant les métiers du grand âge et incitant à la mixité des recrutements pour diversifier le profil des personnels. C’est la proposition n° 12.

S’il faut attirer les personnels futurs dès la formation initiale, il est impératif de fidéliser les personnels en place en renforçant la formation continue. Pour faire face à la multiplication des personnels faisant fonction, il faut fluidifier les passerelles entre les métiers afin d’offrir de véritables perspectives de carrière. Valoriser les savoir‑faire du personnel soignant aura pour vertu de mieux considérer la technicité de leurs métiers, une reconnaissance qui fait souvent défaut à ces salariés. Une simplification du processus de validation des acquis de l’expérience et la mise en place de passerelles entre formations contribueront à fluidifier la gestion des ressources humaines. Enfin, il fait largement consensus que nous ne pourrons pallier le manque d’effectifs sans augmenter significativement les formations d’aide‑soignant et d’infirmier. C’est la proposition n° 13.

Voici, mes chers collègues, les conclusions et les préconisations auxquelles la mission est parvenue, qu’elle souhaite au service d’améliorations concrètes le plus rapidement possible.

Mme Monique Limon (LaREM). Dès la sortie des Fossoyeurs de Victor Castanet fin janvier et l’éclatement du scandale autour des conditions de vie dans certains établissements du groupe Orpea, la commission des affaires sociales a organisé des auditions et créé quatre missions « flash », afin de faire le bilan du fonctionnement des EHPAD du groupe.

Travailler au contact des personnes âgées, c’est indéniablement avoir un métier qui a du sens et qui porte des valeurs importantes – le respect de l’autre, la générosité, la solidarité, l’altruisme. Mais les conditions de travail des salariés en EHPAD sont difficiles en raison de multiples facteurs, tels que la pénibilité physique, le rythme de plus en plus soutenu qui empêche de mener à bien son travail, la charge émotionnelle, etc. Ces facteurs sont renforcés par la dépendance physique et mentale croissante des résidents, qui demandent donc une attention accrue.

Les directions des ressources humaines font face à un challenge considérable : trouver des professionnels souvent mal rémunérés et aux mauvaises conditions de travail. Ces problèmes semblent exacerbés au sein des EHPAD d’Orpea et on ne peut que regretter qu’un seul groupe jette l’opprobre sur tout un secteur.

Ce matin, la conférence de presse du ministre des solidarités et de la santé, M. Olivier Véran, et de la ministre déléguée chargée de l’autonomie, Mme Brigitte Bourguignon, a confirmé la volonté du Gouvernement de créer les conditions de l’EHPAD de demain et de poursuivre sur la voie de la prise en compte globale de l’autonomie, empruntée depuis le début du mandat. En effet, le Gouvernement et sa majorité n’ont pas attendu le scandale Orpea pour agir en direction des personnels du secteur médico‑social. Néanmoins, il faut poursuivre les efforts pour valoriser ses métiers et donner envie aux futurs professionnels d’accompagner au mieux les personnes âgées dépendantes.

Messieurs les rapporteurs, vous nous avez présenté vos treize propositions. Lesquelles faudrait‑il appliquer en priorité ? Quel calendrier préconisez‑vous pour leur mise en œuvre globale ? Qui devrait en contrôler la bonne application ?

Mme Michèle Victory (SOC). À nouveau, nous ne pouvons que déplorer des constats que nous faisons depuis plusieurs années. Mais je me félicite que les deux missions « flash » ne s’arrêtent aux constats, dramatiques, et fassent des propositions. On le sait, les métiers du soin, majoritairement occupés par des femmes – que je remercie ici sincèrement pour le travail qu’elles réalisent – sont mal considérés, mal payés et les conditions de travail sont éprouvantes. Les moyens humains sont dérisoires face aux besoins grandissants de nos aînés. Pendant que les groupes émargent au CAC 40, les soignants et les auxiliaires, indispensables au quotidien des résidents, sont en sous‑effectif chronique, souvent non remplacés, impuissants face aux pressions économiques et personnelles exercées par les groupes en question et certains responsables d’établissements lorsque les salariés qui ne peuvent faire leur travail de manière satisfaisante, malgré leur engagement, tentent de signaler ou de dénoncer des pratiques dégradantes.

Nous le répétons, ces soignants se donnent avec toutes leurs forces dans le soin aux anciens et la maltraitance dont il est question est le résultat d’un système visant à générer des profits, ce qui est insupportable dans ce secteur.

Je vous remercie pour vos propositions, notamment l’instauration d’un ratio minimal de personnels par résident ou le renforcement de l’attractivité des métiers, les deux étant d’ailleurs étroitement liés. Les besoins du secteur sont immenses et nous ne pourrons y répondre qu’en acceptant de voir en face la réalité des contrats et des salaires.

Quelles sont vos recommandations pour améliorer les conditions de travail, dans un mode de fonctionnement où le dialogue social, pour le dire joliment, n’a pas vraiment sa place ? Comment protéger les salariés lanceurs d’alerte qui tentent de résister au rouleau compresseur de la productivité ?

Mme Agnès Firmin Le Bodo (Agir ens). La crise des vocations et la pénurie d’effectifs qui frappent certaines professions liées au grand âge menacent sérieusement notre capacité à prendre dignement en charge nos aînés, alors que la dépendance ne cesse d’augmenter et que les besoins sont estimés à 300 000 emplois. Les conditions de travail et la gestion des ressources humaines dans les EHPAD doivent occuper une place centrale dans nos réflexions sur la société du bien‑vieillir que nous souhaitons bâtir.

C’est d’abord l’attractivité des métiers du lien qui est en cause, trop longtemps délaissés, insuffisamment rémunérés et sans véritable perspective d’évolution. Vous l’avez rappelé, notre majorité et le Gouvernement ont agi pour améliorer l’image des filières professionnelles du grand âge. En complément des revalorisations salariales du Ségur de la santé, un plan d’action national pour les métiers du grand âge et de l’autonomie a été lancé en septembre 2020 sur la base des préconisations des rapports Libault et El Khomri. Nous saluons cette trajectoire, qui s’ajoute aux 20 000 postes de soignants supplémentaires financés depuis 2017 dans les EHPAD. Où ce vaste plan de recrutement en est‑il ? Estimez‑vous que la hausse des rémunérations, l’ouverture de nouveaux parcours de formation et les différentes actions d’amélioration de la qualité de vie au travail engagées dans le cadre du plan sont suffisantes pour inverser la tendance ?

En outre, quels dispositifs ciblés préconisez‑vous pour répondre à l’urgence de la pénurie de médecins coordonnateurs ? Avez‑vous eu l’occasion de parler avec les infirmières diplômées d’État de coordination (IDEC), qui réclament un statut ? Elles sont davantage présentes dans les EHPAD que les médecins coordonnateurs, absents dans 30 % d’entre eux.

Enfin, il est essentiel de renforcer les modules de formation initiale et continue des professionnels du grand âge et de l’autonomie, notamment en matière de prévention de la maltraitance et de promotion de la bientraitance. C’est une des préconisations de la mission « flash » que j’ai menée avec Mmes Six et Biémouret. Comment en faire un axe majeur du parcours des professionnels ?

Votre proposition n° 9 vise à financer l’intervention de nouveaux professionnels et de professionnels extérieurs sur la section hébergement. Ne craignez‑vous pas que cela engendre une hausse du prix de journée, et donc un reste à charge de plus en plus important pour les résidents ? S’agissant des professionnels extérieurs qui pourraient accompagner le résident lors de son entrée en EHPAD, ne serait‑il pas pertinent de prévoir, pour l’infirmière ou le kinésithérapeute qui le suivait déjà à domicile, le même dispositif que celui qui s’applique au médecin traitant ?

Mme Jeanine Dubié (LT). Merci aux trois rapporteurs pour leur présentation, qui complète parfaitement celle que nous venons de faire avec Caroline Janvier et Pierre Dharréville.

Ma question concerne la formation des directeurs. Vous notez que, depuis une vingtaine d’années, les profils ont changé. Auparavant formés à l’EHESP de Rennes, il leur suffit désormais de disposer d’un master 2. Ainsi, dans les établissements privés, on trouve des directeurs qui sortent d’écoles de commerce. Vous proposez d’intégrer un volet médico‑social obligatoire à leur formation, mais ne faudrait‑il pas tout simplement en revenir au CAFDES et au D3S afin d’avoir l’assurance que les directeurs connaissent le secteur médico‑social et ne se contentent pas d’une vision gestionnaire et managériale de leur fonction ?

Dans son livre, Victor Castanet évoque le syndicat « maison » d’Orpea, Arc‑en‑Ciel. Vous y êtes‑vous intéressés ? Avez‑vous été informés de dysfonctionnements ?

Vous relevez la nécessité de renforcer les effectifs, mais aussi d’améliorer les conditions salariales. Lors de vos auditions, personne ne s’est‑il indigné des salaires astronomiques des dirigeants du groupe – 1,3 million d’euros par an – quand les salaires des aides‑soignants ou des ASH flirtent avec le SMIC ?

M. Pierre Dharréville (GDR). Le sujet n’est pas nouveau ; il est même central depuis cinq ans. Dès 2018, j’avais posé une question écrite au Gouvernement sur la situation des personnels dans les établissements, suite à une rencontre avec des salariés vivant des situations intenables.

Il est grand temps de revaloriser les métiers, en leur apportant de la reconnaissance, et le salaire qui va avec. Mais il est aussi temps de lancer un grand plan de recrutement : nous avons besoin de beaucoup plus de personnels dans les établissements. C’est la première chose que demandent les salariés, car ils n’arrivent plus à faire leur métier et que cette perte de sens engendre une souffrance au travail. Que pouvez‑vous nous en dire ? Et qu’en est‑il du grand plan de formation, initiale et continue, que suppose forcément cet effort de recrutement ?

De façon générale, chacun ne peut qu’être choqué par le traitement réservé aux personnels, connaissant les bénéfices de certains de grands groupes. Comment mieux reconnaître ces métiers ?

M. Didier Martin, rapporteur. Madame Limon, l’EHPAD de demain fera appel à plusieurs modèles. Par exemple, un EHPAD public, avec un investissement immobilier public, n’a rien à voir avec un EHPAD privé, dont l’immobilier met en jeu des mécanismes fiscaux – financés en définitive par l’argent public – et qui peut faire l’objet d’une spéculation, quitte à laisser sur le carreau quelques investisseurs privés un peu crédules.

Ces modèles devront tenir compte de l’existant : il y a des établissements du secteur public, certains para‑hospitaliers, d’autres territoriaux, il y a ceux du mouvement associatif non lucratif, et enfin ceux du secteur privé lucratif qui, s’ils font l’objet de critiques, sans parler des révélations bouleversantes du livre de M. Castanet, ont trouvé leur place et répondent à un besoin.

C’est important, car la qualité de l’initiateur d’un EHPAD, son primum movens, détermine largement la façon dont ses comptes d’exploitation vont être équilibrés – et, outre cet aspect économique, la façon dont sont envisagés le soin et l’accompagnement des personnes, le respect de chacun et la prévention du vieillissement et de la perte d’autonomie.

Je reviens sur l’analyse des conditions de travail au travers du dialogue social. Ce dernier est très variable d’une structure à l’autre. Madame Dubié, nous avons auditionné le syndicat Arc‑en‑Ciel : ses représentants souffrent d’abord d’un manque de formation et, à titre personnel, j’estime qu’ils ne sont pas armés pour accompagner et défendre efficacement les salariés. Ainsi, en cas de licenciement pour faute, ils estiment que la faute est un fait. Pourtant, on sait désormais comment les fautes sont induites par la souffrance au travail et par des conditions de travail non correctes. Nous avons entendu une avocate spécialisée qui démonte le mécanisme qui conduit immanquablement à la faute, en raison du manque de temps : le système tient jusqu’au jour où le salarié – souvent en situation précaire, en contrat à durée déterminée (CDD) toujours renouvelé – craque et commet une faute, ou alors démissionne.

Des propositions sont formulées s’agissant des conditions de travail, en matière de logement et de trajets. Le rapport El Khomri suggère la mise à disposition, pour les salariés, de flottes de véhicules éventuellement non polluants, financées avec le soutien des pouvoirs publics. Nous avons également formulé des propositions concernant les parcours professionnels, la formation et les passerelles.

Enfin, je considère le directeur comme le pivot de l’établissement : il en est le centre, il observe, il est présent, mais il n’est pas seul pour le piloter, entouré du médecin coordinateur et l’IDEC, dont les recommandations doivent être opposables, et de l’intendant.

M. Cyrille IsaacSibille, rapporteur. Madame Limon, tout est prioritaire et le meilleur calendrier sera le plus rapide, dans tous les domaines. Mais il faut dans le même temps réfléchir à certaines orientations, par exemple pour savoir s’il faut augmenter le nombre d’EHPAD ou plutôt les interventions à domicile.

Quels sont les effets, madame Firmin Le Bodo, des 20 000 postes créés par la majorité et de la hausse des rémunérations ? On les voit peu, parce qu’ils ont été absorbés par les besoins croissants en matière de soins : il faut donc aller encore plus loin.

S’agissant du contrôle, il me semble que l’autocontrôle peut être efficace, assorti d’indicateurs, comme l’a évoqué la ministre Brigitte Bourguignon ce matin. D’où l’importance des chiffres : on peut calculer des moyennes nationales ou régionales, celles du secteur public, privé ou associatif, mais ce qui compte vraiment, ce sont les chiffres par établissement : taux d’encadrement, taux de rotation des personnes, taux d’absentéisme, évaluation de la qualité, plateau technique, profil des chambres, budget quotidien alloué aux repas... Tous ces indicateurs sont intéressants s’ils sont disponibles par établissement.

Je m’interroge beaucoup sur le nombre des EHPAD et sur l’intérêt de les regrouper, ce qui est la tendance actuelle et correspond notamment aux souhaits des ARS et des départements, car cela simplifie les choses. Mais si le regroupement peut offrir l’avantage de mutualiser et de fournir des fonctions support de qualité, il ne doit pas amener une verticalisation où toutes les décisions sont prises au siège. Or actuellement, dans les groupes, les cadres dirigeants ne se trouvent que dans les sièges, pas chez les directeurs d’établissements.

Je ne suis donc pas opposé au regroupement, mais pas à n’importe quelle condition. Il en va de même des CPOM de groupe : on peut discuter un CPOM pour cinquante EHPAD, c’est plus simple pour tout le monde, mais comment exercer le contrôle par la suite, sans savoir quel personnel est affecté à chaque établissement ?

Pour en revenir au contrôle, il faut donc un autocontrôle qui s’exerce établissement par établissement, et non pas au niveau du groupe. Et il faut ensuite des contrôles extérieurs, non seulement financiers, pour parer à toute dérive, mais également sur les effectifs. La perspective pluriannuelle des CPOM de groupe est certes intéressante, mais il ne faut pas en oublier les tableaux d’effectifs établissement par établissement : chaque directeur devrait être associé à la rédaction de son propre CPOM.

S’agissant de l’attractivité, d’énormes efforts doivent être faits sur les conditions de travail. Ils passent effectivement d’abord par l’encadrement. Nous avons également proposé la création d’une prime spécifique au grand âge, car le travail est plus difficile dans ces services que dans les autres.

Comme l’a dit Didier Martin, Les EHPAD fonctionnent grâce à un triptyque : directeur, IDEC et médecin coordinateur.

L’IDEC ou le cadre de santé se définit parfois comme un animateur ; il passe beaucoup de temps dans son bureau à gérer les plannings. Bref il est plus souvent en civil qu’en blouse. Est‑ce le rôle d’un infirmier ? Cela correspond‑il à sa formation ? Il y a de quoi se poser la question... Et pourtant ce rôle d’animation est essentiel, puisque l’EHPAD est un lieu de vie avant d’être un lieu de soin. D’ailleurs, l’EHPAD étant le domicile des résidents, je ne trouverais pas anormal que ceux‑ci y fassent venir leur infirmier ou leur kiné, comme ils le font pour leur médecin. Ils doivent avoir accès à des services extérieurs : c’est la différence avec les services hospitaliers de longue durée.

S’agissant de la formation des directeurs, madame Dubié, je ne sais pas si l’EHESP doit en avoir le monopole, mais je suis sûr que le diplôme doit comporter un volet médico‑social. Les directeurs des EHPAD sont des perles rares puisqu’au‑delà de leur nécessaire rôle humain, ils doivent évidemment être des gestionnaires. Avoir les deux n’est pas toujours simple et la formation doit y pourvoir.

S’agissant du syndicat Arc‑en‑Ciel, c’est une organisation a priori sympathique, mais effectivement peu véhémente à l’égard du siège du groupe.

S’agissant de la souffrance au travail, monsieur Dharréville, le temps nous a manqué pour travailler sur deux sujets, celui des CDD et celui des douze heures, sur lesquels les avis divergent. Parfois ce sont les grands groupes qui privilégient les CDD – il est rare d’y faire une carrière ! – mais parfois ce sont les salariés qui préfèrent passer par l’intérim. Nous nous sommes demandé comment favoriser les contrats à durée indéterminée ou valoriser l’ancienneté sans pénaliser l’emploi, c’est très difficile.

Il en a été de même à propos des douze heures : les salariés préfèrent travailler douze heures de suite, parce que cela réduit les temps de transport, mais cela ne correspond pas aux trois moments clés dans les EHPAD – lever et petit déjeuner, déjeuner, puis dîner et coucher, qu’il est difficile de concentrer sur ces douze heures. Les intérêts divergent sur cette question, qui ne peut guère se régler par la loi, d’où le rôle central joué par le triptyque que j’ai évoqué.

Nous avons enfin également formulé des propositions en matière de formation des aides‑soignantes et des infirmières.

Mme la présidente Fadila Khattabi. Je rappelle que les travaux des missions « flash », qui seront mis en ligne sur le site de l’Assemblée, seront en outre intégrés dans un rapport complet publié prochainement et qui comprendra également les contributions des groupes politiques ainsi que les comptes rendus de toutes les auditions et réunions de la commission.

 


3.   Audition de Mme Brigitte Bourguignon, ministre déléguée auprès du ministre des solidarités et de la santé, chargée de l’autonomie

La commission auditionne Mme Brigitte Bourguignon, ministre déléguée auprès du ministre des solidarités et de la santé, chargée de l’autonomie ([75]).

Mme la présidente Fadila Khattabi. Mes chers collègues, en cette fin de législature, j’ai plaisir à accueillir Mme Brigitte Bourguignon, ministre déléguée auprès du ministre des solidarités et de la santé, chargée de l’autonomie, dont je rappelle qu’elle a présidé cette belle commission pendant trois ans. Madame la ministre déléguée, comme je l’ai fait cet après‑midi en présentant le bilan de la commission des affaires sociales, je salue votre action en tant que présidente. Je suis très heureuse de partager ce beau bilan avec vous.

Nous nous retrouvons dans un contexte grave. Compte tenu de la gravité des faits relatés dans l’ouvrage de Victor Castanet intitulé Les Fossoyeurs, la commission des affaires sociales se devait de réagir. C’est donc avec détermination et rapidité que nous avons lancé, dès le 2 février dernier, un cycle d’auditions.

À ce jour, nous avons effectué plus de trente heures d’audition. Nous avons entendu successivement les principaux dirigeants, anciens ou actuels, des groupes Orpea et du groupe Korian, ainsi que les familles, les représentants de tous les personnels au service de nos aînés dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) et les autorités chargées de leur contrôle que sont les agences régionales de santé (ARS) et les conseils départementaux.

Ces auditions se sont révélées très instructives. Les réponses pour le moins décevantes, mais qui en disent long, des dirigeants d’Orpea, ainsi que les témoignages poignants des familles de résidents et ceux d’anciens salariés du groupe, ont constitué des moments très forts de nos réunions. Ces auditions ont apporté la confirmation de certains faits rapportés dans l’ouvrage de M. Castanet et nous ont permis d’en apprendre davantage, notamment sur les conditions du dialogue social, si l’on peut l’appeler ainsi, sujet ô combien essentiel sur lequel les organisations syndicales nous ont fait part de leurs observations. Ce cycle d’auditions a été complet et très éclairant. Toutefois, je tiens à préciser qu’il ne s’agit pas de jeter l’opprobre sur tous les établissements, ni sur les personnels qui travaillent dans ce secteur avec dévouement et professionnalisme pour accompagner nos aînés au quotidien.

Par ailleurs, lors de sa réunion du 9 février, le bureau de notre commission a décidé de lancer quatre missions « flash », confiées chacune à trois rapporteurs issus de tous les groupes politiques. Le choix de leurs thèmes a permis de mettre l’accent sur les problèmes soulevés par le livre de M. Castanet, tout en apportant des éclairages sur certains aspects que nos précédents travaux n’avaient pas particulièrement approfondis. Mercredi dernier, deux d’entre elles ont présenté leurs conclusions et leurs préconisations ; les deux autres ont présenté les leurs cet après‑midi. Madame la ministre déléguée, vous en avez certainement pris connaissance. Peut‑être souhaiterez-vous vous exprimer sur certaines observations et propositions de nos rapporteurs.

Comme notre commission, vous avez agi sans tarder. Dès le 1er février, vous avez demandé à l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) et à l’Inspection générale des finances (IGF) de mener une double enquête, administrative et financière, sur le groupe Orpea. Sans doute pourrez-vous nous indiquer quand nous pourrons prendre connaissance de leurs conclusions. Aujourd’hui même, j’étais à vos côtés, dans un EHPAD public de FontenaysousBois. Avec Olivier Véran, ministre des solidarités et de la santé, vous avez annoncé des mesures en faveur du bien vieillir à domicile et en établissement, dont nous avons pris connaissance très attentivement. Je sais aussi que vous avez suivi, avec beaucoup d’attention, les travaux de notre commission, afin de prendre en compte certaines de nos préconisations.

Mme Brigitte Bourguignon, ministre déléguée auprès du ministre des solidarités et de la santé, chargée de l’autonomie. Madame la présidente, chère Fadila, mesdames, messieurs les rapporteurs, mesdames, messieurs les députés, j’aimerais d’abord vous faire part de mon émotion, qui est sincère, à l’exposé du bilan des travaux de cette belle commission, que j’ai présidée avant d’en céder les rênes à Fadila Khattabi. Je garde de cette législature le souvenir d’une commission engagée, mobilisée dès les premiers jours, avant les autres. Nous nous sommes particulièrement attachés à renforcer des droits sociaux, réactiver un modèle social français et protéger les plus fragiles contre les aléas de la vie.

Tandis que le mur démographique n’a jamais été si proche, j’espère ne vexer personne en disant que le pays n’était pas préparé. Il était sans cap ni moyens. Nous avons hérité d’une situation préoccupante, au regard du sousinvestissement public et de l’attractivité des métiers, ce qui a incité cette commission, sous ma présidence, à explorer les solutions les plus indiquées pour faire évoluer les politiques publiques consacrées aux EHPAD, et plus largement au secteur du grand âge et de l’autonomie.

Nous sommes réunis ce soir pour évoquer, au terme de vos travaux, les axes retenus par le Gouvernement pour renforcer les contrôles et la transparence dans les EPHAD après le scandale Orpea. Toutefois, permettez-moi d’élargir la focale.

Ma nomination est intervenue dans le contexte que chacun ici connaît, au terme de la première vague de covid‑19. Cette période a montré que le secteur du prendre soin était totalement mobilisé au service de nos aînés, même au plus fort de la tourmente. Leur dévouement exigeait une première reconnaissance, qui a pris la forme de la prime covid pour celles et ceux qui exercent en établissement ou à domicile. Malheureusement, cela n’avait rien d’évident, tant ces acteurs ont été invisibles pendant des décennies. Comme l’ont rappelé vos rapports et les dernières missions « flash », l’enjeu était de donner une pleine attractivité à ces métiers. J’en ai fait ma priorité et le fondement de la réforme.

Dès ma nomination, j’ai veillé à ce que les accords du Ségur de la santé, négociés entre Olivier Véran et les partenaires sociaux, intègrent bien les personnels exerçant dans nos EHPAD, afin qu’ils bénéficient les premiers de ces revalorisations salariales historiques. Elles étaient légitimement attendues, depuis longtemps, par ces professionnels. Ce chantier a débouché sur des extensions progressives et sur la tenue, il y a deux semaines, de la conférence des métiers de l’accompagnement social et médico‑social, qui a entériné des revalorisations substantielles pour les quelques professions du secteur de l’accompagnement des personnes âgées qui n’en avaient pas eues, notamment les médecins coordonnateurs en EHPAD. Près de 3 milliards d’euros par an sont engagés pour la revalorisation salariale des professionnels exerçant en soutien à l’autonomie des personnes âgées.

Mon combat pour ces métiers ne se limite pas aux seules revalorisations salariales, si essentielles soient-elles. Il était nécessaire de mieux parler de ces métiers. À ma prise de fonctions, on me parlait encore d’« aide ménagère » en lieu et place d’« aide à domicile » ou d’« auxiliaire de vie », et on me disait que travailler en EHPAD équivalait à se résigner à une carrière courte, difficile, maltraitante. Ce constat a nourri une de mes convictions les plus fortes : pour enclencher un cycle vertueux, il faut arrêter de dénigrer ces beaux métiers. Défendons‑les pour donner envie aux jeunes de les rejoindre, revalorisons-les et protégeons ceux qui les exercent !

J’ai donc lancé le plan d’action pour les métiers du grand âge et de l’autonomie dès le mois d’octobre 2020, pour développer les formations, répondre aux urgences en matière de ressources humaines – il y en avait –, agir pour de meilleures conditions de travail et ouvrir de nouveaux postes de soignants en EHPAD – 20 000 depuis le début du quinquennat. Ce plan, nous l’avons construit avec Myriam El Khomri, dont le rapport a été salué sur tous les bancs de cette commission. Je suis heureuse de pouvoir dire que nous avons concrétisé l’immense majorité de ses propositions, ce qui était nécessaire pour répondre au constat que vos dernières missions « flash » ont dressé à leur tour.

J’ai aussi été nommée pour engager une révolution du grand âge, sous le beau mot d’ordre d’autonomie. Cette révolution de l’offre, qu’impose la transition démographique, suppose d’écouter d’abord le souhait des Français de vieillir chez soi le plus longtemps possible. Ce fameux « virage domiciliaire », déjà engagé dans les pays d’Europe du Nord, restait timide dans notre pays. Il était temps ! La réforme, désormais, est irréversible.

Je me suis battue pour revaloriser ces professionnels, reconnaître l’importance de ces métiers dans le quotidien de nos concitoyens les plus vulnérables et répondre à leurs souhaits. Ce combat a débouché sur des avancées concrètes pour les métiers de l’aide à domicile.

Outre la prime covid, d’un montant de 1 000 euros par an en moyenne, j’ai décidé de l’agrément de l’avenant 43 à la convention collective nationale de la branche de l’aide à domicile, négocié par les partenaires sociaux, qui a permis des augmentations salariales allant jusqu’à 250 euros par mois, soit 15 % d’augmentation pour les 210 000 professionnels de la branche de l’aide à domicile. Il permettra également d’augmenter de 183 euros par mois les personnels des services d’aide et d’accompagnement à domicile des centres communaux d’action sociale, et d’améliorer pour tous les conditions économiques, grâce à un tarif plancher financé par l’État, adopté par l’Assemblée nationale dans le cadre de la dernière loi de financement de la sécurité sociale (LFSS).

Outre ces revalorisations socles, pour lesquels nous avons accompagné les départements, afin qu’ils assument leurs responsabilités en la matière, nous avons harmonisé la capacité à prendre en charge nos aînés, en définissant un tarif national de référence de 22 euros de l’heure, et en créant en complément une dotation « qualité » de 3 euros de l’heure pour financer les mesures d’amélioration de la qualité de vie au travail. Les revalorisations peuvent être directes ou consister en un rehaussement des capacités des structures et une action structurelle d’amélioration des conditions de travail.

Pour être définitivement acquis, le virage domiciliaire doit être pris avec les professionnels du domicile et ceux des EHPAD. Dans cette transformation, l’État est pleinement mobilisé, grâce aux moyens dont nous disposons depuis la création de la cinquième branche de la sécurité sociale, à laquelle vous avez bien voulu affecter un financement dès à présent et, à partir de 2024, l’apport d’une fraction importante de la contribution sociale généralisée.

Lorsque je reconstitue le fil non exhaustif de l’action que j’ai conduite pendant ces deux ans, lorsque je dresse la liste des chantiers et des combats que nous avons menés et fait aboutir ensemble, je ne peux que m’indigner et exprimer ma colère face aux agissements scandaleux reprochés à un groupe d’EHPAD, qui jettent l’opprobre sur tant d’engagements et tant d’avancées au service des personnes âgées. Je ne peux que regretter la vague de discrédit qui s’est abattue sur tout un secteur, faisant payer les agissements inacceptables d’un groupe à tous les professionnels, à tous les directeurs et à toutes les structures.

Ceux‑là mêmes pour lesquels nous nous sommes collectivement engagés, en revalorisant leur salaire et en changeant leur image, sont jetés en pâture avec tous les EHPAD, alors même que nous investissons 2,1 milliards d’euros pour rénover notre parc public ou habilité à accueillir des bénéficiaires de l’aide sociale, et que nous agissons ensemble pour construire le modèle de l’EHPAD de demain : mieux médicalisé, mieux traitant, ouvert sur son bassin de vie, en appui aux professionnels de son territoire, ouvert sur la vie sociale de sa commune ; un EHPAD où des professionnels mieux formés maîtrisent et appliquent les standards de bientraitance dans l’accompagnement quotidien qu’ils procurent.

Nous n’avons pas attendu un scandale, ni la publication d’un livre ou la diffusion d’un documentaire, pour agir. Vous vous êtes saisi de cette question essentielle depuis longtemps, je le dis en connaissance de cause ! En bonne intelligence, vous avez travaillé à ce que nos concitoyens attendent.

Depuis ma nomination, je crois m’être beaucoup appuyée sur vos travaux, notamment pour que l’État s’investisse pleinement sur cette question essentielle. Même si les derniers ont été présentés cet après‑midi, j’ai souhaité que les pistes que vous ouvrez nourrissent notre réflexion, notamment par la voix de votre présidente, avec laquelle j’ai beaucoup échangé au cours des semaines passées. Soyez remerciés de la grande qualité de vos travaux, que j’ai suivis avec attention et dont le Gouvernement s’est inspiré !

Nous y avons travaillé avec vous, ainsi qu’avec les fédérations d’employeurs, les organisations syndicales, les collectifs de familles, les panels de professionnels et les représentants des conseils départementaux. Cette méthode, je ne m’en suis jamais départie.

J’ai annoncé aujourd’hui, avec Olivier Véran, les premières décisions du Gouvernement sur le renforcement des contrôles et de la transparence dans les EHPAD après le scandale Orpea. Je remercie Mme la présidente de la commission d’avoir été à mes côtés pour cet événement, dont je sais que plusieurs d’entre vous l’ont suivi à distance, ce à quoi je tenais. Je n’en souhaite pas moins, et c’est naturel, les présenter devant votre commission pour nous permettre d’en débattre.

Même si les faits incriminés sont déjà anciens, au‑delà des sanctions et des correctifs qu’ils appellent, dans le cadre de l’arsenal de mesures à la disposition de l’État renforcé en décembre 2019, je veux resserrer les mailles du filet, pour créer un choc de transparence et prévenir toute forme de dérive systémique afin de restaurer la confiance.

Nous renforcerons les contrôles menés dans les établissements pour lutter contre la maltraitance. Tous les EHPAD seront soumis à un contrôle systématique dans les deux ans à venir, qui sera réitéré à ce rythme. Nous investissons dans les moyens humains des ARS pour être à la hauteur des attentes légitimes des familles et des résidents. Il ne suffit pas de le décréter ; encore faut-il que ceux qui contrôlent puissent le faire autant que nous le souhaitons. J’invite les conseils départementaux, cotutelle des établissements, à participer à cet effort.

Par ailleurs, je souhaite que davantage de contrôles soient menés de façon inopinée, en cas d’alerte et de manière habituelle. Augmenter la fréquence des contrôles pour tous les EHPAD ne signifie pas stigmatiser tous les établissements. Lors de mes consultations, un directeur d’EHPAD m’a dit : « Les contrôles, c’est bon pour ce que j’ai ». Les contrôles permettent d’accompagner l’établissement concerné vers un meilleur accompagnement des résidents. Nous le leur devons. Ils constituent probablement l’un des meilleurs outils de transformation que nous pouvons leur proposer, dans le respect des compétences de chacun.

En outre, nous devons rendre aux résidents et aux familles le pouvoir d’agir sur leur choix d’établissement. Souvent, on s’oriente vers le plus proche, qui est le seul que l’on connaît. Il faut sortir de ce choix par défaut. Je propose une véritable cure de transparence pour nos EHPAD, consistant à rendre publics et accessibles dix indicateurs clés permettant d’évaluer les établissements et de les comparer pour éclairer le choix. Il s’agit notamment du taux d’encadrement, du taux de rotation des professionnels, de l’absentéisme, du budget quotidien alloué aux repas par personne et de la présence d’un médecin coordonnateur. C’est du concret !

Renforcer les contrôles et la transparence, c’est aussi œuvrer à améliorer l’accompagnement en établissement. Il faut entamer une démarche structurelle visant à renforcer sa qualité. C’est pourquoi nous réformons radicalement le système d’évaluation externe des établissements, pour le rendre totalement indépendant et plus régulier. Une évaluation aura lieu tous les cinq ans. Elle sera plus transparente grâce à la publication des résultats. Cette réforme sera menée sur la base du travail que j’ai confié à la Haute Autorité de santé.

Si le renforcement des contrôles et des évaluations externes est nécessaire, il faut aller encore plus loin. Nous devons renforcer la démocratie au sein même des établissements, en agissant pour une médiation accrue, sur le modèle du secteur sanitaire. Tel est notamment le sens de la réforme du conseil de la vie sociale (CVS) que nous souhaitons. Nous en simplifions les procédures, et surtout nous l’ouvrons à bien plus d’acteurs, notamment les élus locaux, les bénévoles, le personnel soignant de l’établissement et naturellement les résidents ainsi que leurs familles. Les CVS doivent être des lieux de dialogue, de démocratie, parfois de contre‑pouvoir opposé aux pratiques alléguées de certains groupes commerciaux.

Cette question est bien la plus importante dans le scandale qui nous a toutes et tous marqués : que des groupes commerciaux sacrifient l’accompagnement de personnes vulnérables à la rentabilité de leurs entreprises et aux dividendes versés à leurs actionnaires est inacceptable. Je le dis avec la plus grande fermeté.

L’État, soyez‑en assurés, est décidé à mieux réguler et mieux contrôler les groupes privés commerciaux qui se sont développées dans les années 2000 et ont désormais une place importante dans l’offre. L’État répond présent pour agir fermement. Concrètement, nous mettrons en œuvre une réponse globale, grâce à des outils juridiques et comptables, pour mieux réguler les pratiques tarifaires de ces groupes et assurer la transparence du bon usage des fonds publics qu’ils perçoivent.

Nous proposerons que la loi élargisse les capacités de contrôle des services d’inspection de l’État et de la Cour des comptes non plus aux seules dotations publiques, mais aussi aux tarifs qui sont payés par les résidents des établissements. La Cour des comptes et les chambres régionales et territoriales des comptes – indépendantes en vertu de la Constitution et dont les membres sont magistrats – pourront ainsi pratiquer des contrôles inopinés, ce qui leur est impossible aujourd’hui.

S’agissant du groupe qui est au centre des accusations, la remise des enquêtes de l’IGAS et de l’IGF est attendue pour la mi‑mars. Nous prendrons toutes les mesures de sanction qui s’imposeront contre ce groupe, le cas échéant, y compris sur la dimension immobilière et sur sa fiscalité.

Avec ces mesures, je peux affirmer avec force que le temps du business grand âge est révolu. Grâce à elles, je suis confiante dans notre capacité collective à dépasser le scandale qui menace l’ensemble d’un secteur qui est pourtant essentiel pour nombre de nos concitoyens. Dans ce combat, vous pourrez toujours compter sur mon engagement et sur celui du Gouvernement. Continuons à construire ensemble la réforme de l’autonomie, qui est aussi une révolution de l’âge. Nous partageons cet objectif, rendons‑le concret. Je souhaite qu’au terme de notre échange nous en convenions.

M. Didier Martin (LaREM). Vous venez de résumer les annonces que vous avez faites aujourd’hui même avec Olivier Véran. Ces mesures ont pour but de restaurer la confiance des familles et des personnels – et c’est nécessaire. Tous ont été choqués par la révélation de certaines pratiques.

Au nom du groupe La République en Marche, je salue les mesures de renforcement des contrôles, avec un plan de contrôle des 7 500 EHPAD et une augmentation significative et pérenne des moyens humains des ARS. Je salue également l’instauration d’une démarche de qualité – s’appuyant sur des indicateurs d’évaluation et de comparaison –, le renforcement de la lutte contre la maltraitance et la meilleure régulation des pratiques tarifaires.

Tous les députés ont beaucoup travaillé sous la présidence de Mme Khattabi, notamment au travers des missions « flash ». Celles-ci ont été passionnantes parce qu’il y avait un besoin de témoigner spontanément. À l’occasion de l’examen des communications de ces missions, nous constatons une forte convergence des diagnostics effectués par les trinômes de rapporteurs.

Rapporteur de la mission sur les conditions de travail et la gestion des ressources humaines en EHPAD, je souhaite vous interroger sur le taux d’encadrement. Pensez‑vous qu’il soit intéressant d’établir un taux minimal d’encadrement pour le personnel soignant et non soignant ?

Durant les auditions, nous avons constaté que certains établissements semblent manquer de personnel formé pour accompagner les résidents, ce qui conduit à donner un rôle important aux « faisant fonction », par glissement de tâches. Quelles mesures préconisez‑vous afin de permettre une meilleure formation des personnels et une évolution professionnelle au sein des établissements ?

M. Bernard Perrut (LR). C’est hélas un livre à succès qui a grandement accéléré la prise de conscience de l’urgence qu’il y a à traiter ce grave problème, qui concerne de bien nombreuses familles et un grand nombre de nos aînés. Il importe de prendre la pleine mesure du chantier qui doit se poursuivre autour de la question du vieillissement en général et des EHPAD en particulier, avec le double défi de l’humanisation et de la médicalisation. Il faut en effet construire un parcours de vie qui permette à chacun d’envisager sans crainte sa perte d’autonomie future ou celle de ses proches, dans le respect de la liberté de choix et dans le respect d’une personne humaine – qui ne peut être résumée à ses seuls problèmes de santé.

Les freins à lever sont nombreux. Construire un modèle constitue un défi considérable. Pour recréer la confiance, il est indispensable de prévoir une transparence totale sur les services rendus, sur les tarifs, sur le budget quotidien alloué aux repas et sur toute une série d’indicateurs qui devront être mis à la disposition des résidents et des familles.

Vous avez annoncé aujourd’hui un vaste plan de contrôle des 7 500 EHPAD en deux ans, pour prévenir les maltraitances. Cela sera‑t‑il possible ? Comment renforcer les effectifs nécessaires des ARS, des conseils départementaux et de tous les autres services chargés des contrôles ? Ne manque‑t‑il pas un plan global, à plus long terme, pour systématiser les contrôles sur l’ensemble des points qui posent problème ?

Vous avez annoncé la publication chaque année de dix indicateurs clés pour permettre aux familles d’évaluer et de comparer les EHPAD. Mais beaucoup de questions demeurent. Quel accompagnement concret apporter aux familles confrontées parfois du jour au lendemain à l’impérative nécessité de devoir placer un parent ? Comment valoriser les solutions intermédiaires d’hébergement ? Comment faciliter la transition entre domicile et établissement ? Quelle place accorder à la famille au sein des établissements ?

Si, comme plusieurs de mes collègues, je regrette que la loi « grand âge et autonomie » n’ait pas abouti au cours de ce quinquennat, je reconnais toutefois que des mesures ont été prises en faveur du secteur dans le cadre du Ségur de la santé et de la LFSS 2022. Encore faudra-t-il que le Président de la République et le Gouvernement, quels qu’ils soient, prennent rapidement les mesures indispensables lors du prochain quinquennat. Comment donner à l’EHPAD de demain les moyens de ses ambitions ? Comment augmenter les ratios d’encadrement, afin de pouvoir s’aligner sur les autres pays européens, qui ont des ratios globaux et de soignants plus importants ? Quel véritable plan pluriannuel de financement devons‑nous établir ? Comment repenser la tarification des EHPAD ? Comment poursuivre la réforme de l’aide à domicile ? Comment renforcer la prévention de la perte d’autonomie ?

Les questions sont encore très nombreuses, madame la ministre, et nous voudrions vous entendre sur tous ces sujets.

M. Cyrille Isaac-Sibille (Dem). C’est avec une vive émotion que nous avons pris connaissance, en janvier dernier, de l’ouvrage de M. Castanet. Je salue la décision que vous avez alors prise de diligenter sans délai une double inspection administrative et financière.

La commission des affaires sociales a pour sa part lancé quatre missions « flash » pour dresser un état des lieux des conditions de prise en charge et d’accompagnement de nos aînés. Certains constats sont connus de longue date, comme les conditions de travail des professions concernées, l’insuffisance de personnel et le manque d’attractivité de ces beaux métiers.

Des mesures ont été prises par le Gouvernement au cours du quinquennat, avec 10 000 postes supplémentaires d’ici à 2024 et l’amélioration des rémunérations grâce au Ségur de la santé. Cependant, plusieurs difficultés demeurent et nécessitent une réponse. On assiste à un regroupement des EHPAD, tant au sein des structures privées que des structures associatives ou publiques. Si cette mutualisation peut présenter des avantages, elle entraîne aussi d’une certaine manière une déresponsabilisation, notamment du directeur d’établissement. Son rôle concerne désormais davantage la gestion que les aspects humains, qui devraient relever de lui.

Vous avez présenté dix indicateurs intéressants. Seront-ils calculés établissement par établissement, ou bien s’agira-t-il d’une moyenne par groupe ? On sait très bien que la situation peut varier entre les différents établissements d’un même groupe. Les contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (CPOM) concernent plusieurs établissements et font l’objet d’une moyenne, ce qui ne permet pas de savoir ce qui se passe au sein de chaque EHPAD. Pour bien contrôler le respect des objectifs, il faudrait des CPOM par établissement. Quel bilan tirez-vous de la réforme de la tarification ? Qu’envisagez-vous pour mieux contrôler l’hébergement ?

M. Joël Aviragnet (SOC). Notre commission vous auditionne à la suite des rapports de missions « flash » diligentées pour répondre aux révélations choquantes de l’ouvrage Les Fossoyeurs sur d’éventuels dysfonctionnements au sein des EHPAD du groupe Orpea, et plus largement sur la gestion quotidienne des établissements privés à but lucratif.

Alors que plusieurs enquêtes journalistiques ou parlementaires avaient mis au jour les conditions de vie parfois inhumaines dans certains EHPAD, votre gouvernement n’a eu de cesse de repousser la loi « grand âge et autonomie » promise au début du quinquennat. Au bout du compte, quelques mesurettes ont été adoptées dans les différentes LFSS. Mais rien n’a été fait pour repenser le fonctionnement général de la gestion de l’autonomie, alors que nous savions depuis des décennies que le vieillissement de la population imposerait de placer cet enjeu au cœur des politiques publiques.

Comment un pays qui se veut civilisé peut-il permettre que nos anciens soient maltraités, voire sacrifiés, sur l’autel du profit ? Comment se fait‑il que l’État ait une confiance aveugle dans certains groupes privés – ce qui serait en fait la seule raison valable pour expliquer la quasi‑absence de contrôle de leurs établissements ? Les sénateurs ont mis en place une commission d’enquête parlementaire sur ce manque de contrôle. Avez‑vous saisi la justice sur les faits allégués dans le livre de Victor Castanet, en vertu de l’article 40 du code de procédure pénale ?

Selon le rapport de l’IGAS 2019‑112 relatif au bilan national des activités d’inspection et de contrôle des ARS en 2018, ces dernières ne disposaient que de 49 équivalents temps plein (ETP) pour contrôler l’ensemble des 7 500 EHPAD. Le manque de moyens est criant. Pourquoi ne pas avoir affecté davantage de ressources humaines aux contrôles ? En effet, l’évaluation externe qui doit être réalisée tous les cinq ans est inopérante – et elle est financée par les établissements eux‑mêmes, ce qui jette un doute sur son indépendance. Orpea semble le démontrer. Les moyens juridiques paraissent insuffisants. Êtes-vous favorable à un contrôle sur pièces et sur place par les ARS et les départements dans les sièges des groupes qui gèrent des EHPAD privés à but lucratif ?

Mme Agnès Firmin Le Bodo (Agir ens). Vous avez choisi de renforcer les contrôles effectués par les ARS et de demander aux conseils départementaux de s’investir davantage. Qu’en sera-t-il des contrôles si ces derniers n’en ont pas les moyens ? Les ARS et les départements nous ont indiqué qu’ils ne disposaient pas des moyens suffisants. Avec Gisèle Biémouret et Valérie Six, lors des travaux menés dans le cadre de notre mission « flash », nous avons conclu à la nécessité de créer un organisme indépendant, comme vous le faites pour réaliser les évaluations. Comment peut‑on d’ailleurs être à la fois le financeur et le contrôleur ?

En ce qui concerne les familles et les résidents, vingt ans après la création des CVS, nous constatons tous que la démocratie médico‑sociale ne fonctionne pas. Vous avez donc décidé d’élargir la composition des CVS et d’y faire entrer la vie de la cité, puisque les EHPAD, constituent aussi un domicile. Je m’en félicite.

Pourquoi ne pas avoir proposé de créer un conseil d’établissement dans les EHPAD privés, calqué sur le modèle des conseils d’administration des EHPAD publics, afin d’assurer un meilleur contrôle et de permettre aux ARS et aux départements financeurs d’y siéger ?

Nous sommes tous conscients qu’il faut continuer à se mobiliser collectivement pour améliorer la qualité des EHPAD et pour un EHPAD de demain plus humain et plus médicalisé. Nous le devons à nos aînés.

Mme Jeanine Dubié (LT). Je vous remercie d’avoir présenté les mesures que vous avez annoncées cet après‑midi. Elles vont finalement dans le même sens que celles que nous avons proposées avec Pierre Dharréville et Caroline Janvier pour mieux contrôler la tarification des EHPAD.

Vous avez confié à l’IGAS et à l’IGF une mission conjointe relative à la gestion des EHPAD du groupe Orpea. La lettre de mission vise notamment deux points : les pratiques financières du groupe en matière de gestion des dotations « soins »et « dépendance », d’une part, et les modalités de contrôle et d’évaluation interne, d’autre part.

Nous avons quant à nous jugé intéressant de renforcer le contrôle des ARS sur les établissements à caractère commercial en les soumettant aux mêmes règles que celles qui sont prévues pour les autres établissements par le code de l’action sociale et des familles. Comme eux, ils seraient astreints à fournir un état des prévisions de recettes et de dépenses (EPRD) et un état réalisé des recettes et des dépenses (ERRD) complets, et non plus des documents simplifiés. Madame la ministre, envisagez-vous d’appliquer les mêmes règles pour tous et de supprimer ces documents simplifiés pour les EHPAD privés commerciaux qui ne sont pas habilités à accueillir des bénéficiaires de l’aide sociale ?

Nous sommes également préoccupés par les flux financiers entre les établissements et le siège, notamment en ce qui concerne l’affectation des résultats. Celle‑ci ne s’effectue plus par section tarifaire, mais sur le compte de résultat de l’EHPAD, lequel n’est pas subdivisé en sections. Toutefois, le tableau d’affectation des résultats de l’EPRD est présenté par section, ce qui permet d’avoir connaissance de l’origine des excédents et de leur affectation – à titre d’information principalement. Ce tableau peut être utilisé à des fins de contrôle s’agissant des établissements commerciaux, puisque ces derniers ne doivent pas affecter les excédents dégagés sur les forfaits « soins » et « dépendance » en réserve d’investissement ou de trésorerie, ainsi qu’à la compensation des charges d’amortissement. Pourquoi les ARS ne sont-elles pas en mesure d’exercer de tels contrôles, alors que les textes le prévoient déjà ?

Quel regard portez-vous sur le modèle commercial de la prise en charge des personnes âgées dépendantes ?

M. Pierre Dharréville (GDR). Je formulerai tout d’abord un regret, presque un reproche. Il porte sur la loi « grand âge et autonomie », promise en 2017, en 2018, en 2019, en 2020, puis en 2021 et qui n’est toujours pas venue. Nous voyons bien qu’elle était nécessaire.

Vous avez évoqué la création de la cinquième branche, qui a été brandie par la majorité comme grande mesure historique. Nous constatons que cette cinquième branche n’est pas encore bien branchée et que son déficit de ressources n’est absolument pas réglé – pardelà les questions de fond que peut poser sa structuration.

Il faut des ressources supplémentaires pour l’autonomie. C’est un choix politique, et pour l’instant il n’a toujours pas été fait.

Je salue les personnels des EHPAD, que nous rencontrons régulièrement sur le terrain et dont nous avons entendu les représentants syndicaux dans cette salle. Je veux me faire le relais de leur colère profonde.

Bien que le livre de M. Castanet nous ait appris des choses, nous ne sommes pas tout à fait surpris de la situation. Je m’étonne que vous n’ayez annoncé aucune mesure conservatoire – vous auriez pu décider la reprise en main de certains groupes ou établissements, leur mise sous tutelle, ou encore un moratoire sur les nouvelles autorisations accordées à des groupes privés, notamment à celui qui a fait l’objet du livre.

Ce n’est pas seulement un groupe qui est en cause, mais tout un modèle, celui des EHPAD à but lucratif, que vous avez d’ailleurs vous-même décrit. On se fait de l’argent sur le dos de nos anciens, et cela porte un nom : cela s’appelle le capitalisme.

Quel est votre avis sur la question du taux d’encadrement ? Plus généralement, que pensez-vous de nos propositions, notamment de celles visant à lutter contre la financiarisation du secteur et à résoudre les problèmes liés au reste à charge ? Êtes‑vous favorable à la fusion de la section « soins » et de la section « dépendance », ou encore à la suppression de la taxe sur les salaires due par les employeurs publics ? J’en appelle à l’élaboration d’un grand plan de reconquête publique et de protection sociale tout au long de la vie. Le plan que vous avez annoncé ce matin risque d’être insuffisant : quelle suite allez-vous lui donner ?

M. Thomas Mesnier, rapporteur général. Je vous remercie d’avoir accepté de vous exprimer devant cette commission que vous connaissez si bien, quelques heures après vos annonces en faveur du « bien vieillir » à domicile et en établissement. Vous l’avez dit, ces annonces s’appuient beaucoup sur les travaux et propositions de notre commission.

Même s’il reste du travail, nous avons déjà beaucoup agi, depuis cinq ans, en lien étroit avec le Gouvernement. Je pense notamment à la création d’une cinquième branche de la sécurité sociale consacrée à l’autonomie, à l’investissement de 1 milliard d’euros par an, d’ici à 2025, en faveur du soutien à domicile, à l’investissement de 2,1 milliards d’euros dans le bâti, les équipements et la modernisation numérique de nos EHPAD, à l’investissement de 500 millions d’euros pour renforcer la présence médicale dans ces établissements, avec 20 000 postes financés, ou encore à la revalorisation des salaires et aux mesures visant à renforcer l’attractivité de ces métiers, à hauteur de 2,8 milliards d’euros. Voilà autant de mesures que je ne qualifierai pas de « mesurettes », mais d’actions politiques fortes en faveur du grand âge et du soutien à nos aînés. C’est une véritable vision politique qui est déployée sur le terrain, depuis maintenant cinq ans.

Aujourd’hui, vous allez encore plus loin en annonçant un choc de transparence, la publication d’indicateurs de qualité, la création d’outils juridiques et comptables visant à mieux réguler les pratiques tarifaires des groupes, notamment privés lucratifs, ainsi que l’organisation de contrôles d’EHPAD permise par un renforcement important des effectifs, notamment dans les ARS. Il n’en reste pas moins que ces contrôles doivent être effectués en coordination avec les conseils départementaux. Pouvez‑vous nous en dire plus sur les discussions engagées à ce sujet avec les départements, ainsi que sur les moyens mis en œuvre par ces derniers ?

Mme Michèle Peyron. À mon tour, je vous remercie d’être venue devant la commission des affaires sociales pour répondre à nos interrogations relatives à la situation dans certains établissements du groupe Orpea. Vous le savez, notre commission mène depuis le mois de février une vaste série d’auditions à ce sujet, afin de faire toute la lumière sur les allégations avancées par le journaliste Victor Castanet dans son livre Les Fossoyeurs. Nous le devons aux familles, aux résidents et aux personnels ; je sais que vous y êtes aussi particulièrement attachée, et je tiens à saluer une nouvelle fois votre engagement et les mesures que vous avez prises et que vous prenez pour éviter qu’une telle situation ne se reproduise.

Ma première question porte sur les mesures que vous souhaitez mettre en place afin d’améliorer la relation entre les résidents, les familles, les personnels et les responsables d’établissement. Il convient en effet de faciliter la médiation et de renforcer le rôle des familles au sein des EHPAD. Nous avons pu constater plusieurs freins au bon fonctionnement des CVS, qui s’avèrent pourtant indispensables. Quelles actions envisagez‑vous pour faire évoluer ces instances ?

En outre, M. Castanet a fait état de nombreuses malversations financières au sein des établissements du groupe Orpea. Quelles mesures comptez‑vous prendre pour mieux réguler l’activité de ces groupes privés ?

Mme Bénédicte Pételle. Lors de votre visite d’un EHPAD de Fontenay‑sous‑Bois, ce matin, en présence d’Olivier Véran, vous avez annoncé des mesures en faveur du « bien vieillir ». Vous l’avez dit, le Gouvernement n’a pas attendu le scandale Orpea pour faire évoluer les EHPAD, financer un virage domiciliaire et améliorer les conditions salariales des soignants. Cependant, des changements s’avèrent nécessaires pour remédier aux dysfonctionnements dénoncés dans le livre Les Fossoyeurs, notamment en matière de contrôle. Vous avez justement annoncé le lancement d’une campagne nationale de contrôle des 7 500 EHPAD en deux ans ; ces enquêtes seront menées par les ARS, en lien avec les conseils départementaux, et cibleront prioritairement les établissements ayant fait l’objet d’un signalement. Pour ce faire, les ARS bénéficieront de moyens humains supplémentaires. Pouvez‑vous nous préciser comment seront effectués ces contrôles visant à corriger les dysfonctionnements constatés et à favoriser l’évolution des établissements ? Seront‑ils inopinés, comme le préconise, dans sa proposition n° 4, la mission « flash » sur l’EHPAD de demain ? Les mesures seront‑elles uniquement coercitives, ou viseront‑elles aussi à accompagner le personnel des EHPAD dans la mise en œuvre de ces transformations ? Si des dysfonctionnements sont constatés, un nouveau contrôle sera‑t‑il mené ?

Mme Caroline Janvier. Nous avons présenté cet après‑midi, avec Pierre Dharréville et Jeanine Dubié, les conclusions de notre mission « flash » relative à la gestion financière des EHPAD. Nous étions très heureux de constater qu’un certain nombre de nos propositions avaient été reprises par le Gouvernement et correspondaient à ce que vous avez annoncé aujourd’hui.

J’aimerais vous interroger sur le modèle envisagé par les pouvoirs publics pour favoriser l’autonomie de nos aînés. Il me semble dangereux de considérer que les EHPAD commerciaux n’ont plus du tout leur place dans ce modèle, même si la question se pose assurément. Il convient en tout cas de renforcer les contrôles pour éviter que l’argent public versé par les ARS ou les conseils départementaux ne serve en réalité à rémunérer des actionnaires. Comment faire pour ne pas pénaliser les EHPAD du secteur public ou du secteur privé non lucratif, notamment ceux du secteur associatif ? Les CPOM ont permis de rendre les associations gestionnaires d’établissements plus autonomes dans l’utilisation de leur dotation. Parmi les treize propositions que nous avons formulées, nous avons préconisé d’imposer aux seuls EHPAD commerciaux le report à nouveau des excédents des budgets « soins » et « dépendance ».

Mme Monique Limon. Comme mes collègues, je tiens à vous remercier pour les mesures que vous avez annoncées ce matin avec le ministre des solidarités et de la santé. Vous avez rappelé l’entière mobilisation du Gouvernement en faveur du grand âge, et plus précisément du « bien vieillir » à domicile et en établissement. Vous avez mis l’accent sur le renforcement des contrôles, des évaluations et de la transparence indispensables afin que les EHPAD puissent fonctionner dans les meilleures conditions possible, que ce soit pour les résidents qui y vivent ou pour les personnels qui y travaillent.

La mesure qui a particulièrement retenu mon attention est le renforcement des CVS au sein de chaque établissement. Ces conseils sont absolument indispensables au bon fonctionnement des EHPAD, car ils jouent un rôle clé dans la prise de nombreuses décisions qui influent directement sur la vie collective dans les établissements. Afin de les renforcer, vous plaidez pour une simplification de leur fonctionnement, un allégement des procédures et un élargissement de leur composition. La nomination d’un référent chargé de l’animation et de l’organisation de cette instance paraît nécessaire. Faut-il désigner le directeur de l’établissement ou un autre professionnel ? Que diriez‑vous d’imposer à ces référents le suivi d’une formation spécifique ?

Mme la ministre déléguée. Je veux bien que l’on s’appuie parfois sur les constats dressés dans un livre publié après trois années d’investigations. Je sais aussi que votre commission et vos missions « flash » ont réalisé un travail fouillé. Pour autant, j’ai entendu, ces dernières semaines, de nombreux propos qui m’ont beaucoup choquée et interpellée. Après avoir lancé les inspections, je me suis tue, puisqu’il ne m’appartenait plus de commenter ces allégations, mais peut‑on vraiment faire comme s’il ne s’était rien passé entre 2017 et 2022 ? Dès mon élection à la présidence de votre commission, j’ai créé une mission « flash » sur la situation des EHPAD, qui a conclu à un manque de moyens et de personnels – vous le savez aussi bien que moi – mais qui n’a jamais parlé d’un système, encore moins d’un système Orpea. J’ai ensuite demandé à deux députées, dont l’auteure du rapport de 2017, d’être rapporteures d’une mission d’information sur le même sujet, dont les conclusions ont été remises en 2018 à Agnès Buzyn, alors ministre des solidarités et de la santé. Dans les LFSS qui se sont succédé, nous avons amélioré les choses, en finançant notamment 10 000 postes dès 2018. Des contrôles ont été menés – l’un d’entre eux, en 2019, portait justement sur les ressources humaines de l’établissement cité dans le livre de M. Castanet.

Je rappelle en outre que nous avons subi, pendant deux ans, une pandémie. Les contrôles ont alors été réduits et certains établissements ont été fermés – il ne s’agissait pas d’enfermer les gens pour le plaisir, mais de protéger nos aînés alors que nous traversions une crise sanitaire, à un moment où nous ne connaissions pas encore bien le virus et où nous ne disposions pas de vaccin. On ne peut pas s’appuyer sur la diminution du nombre de contrôles pendant ces deux années pour affirmer qu’aucun contrôle n’est mené ou qu’aucune sanction n’est prononcée en France. Aujourd’hui encore, nous fermons des établissements et nous suspendons des autorisations.

Il faut regarder les choses telles qu’elles sont. C’est un peu trop facile que de faire croire à l’opinion publique que nous – députés, ministres, responsables politiques – nous serions réveillés, un beau jour, en découvrant qu’il y avait un problème. Dans cette commission en particulier, nous avons énormément travaillé sur le thème du grand âge. D’ailleurs, qui s’est intéressé à ce secteur et m’a interrogée à ce sujet au cours des deux dernières années ? Personne ! Les questions portaient sur la crise sanitaire, sur la vaccination – c’est normal – et sur beaucoup d’autres choses, mais jamais sur l’énorme chantier du grand âge que nous menions en parallèle.

Alors que nous ne sommes pas encore tout à fait sortis de la crise, nous avons décidé d’agir dans le cadre de LFSS, parce qu’il était urgent d’œuvrer en faveur du maintien à domicile. Le tout‑EHPAD n’est pas la solution ; ce n’est pas non plus l’option que les Français choisissent pour leur vieillesse. Nous sommes en train de construire tout un panel de solutions : dans le cadre de la réforme de l’autonomie, nous voulons améliorer les aides à domicile, mais aussi les logements intermédiaires ainsi que les EHPAD de demain ouverts sur le domicile.

Dire qu’il ne s’est rien passé serait renoncer à tout ce que vous avez-vous‑mêmes voté ces derniers mois et ces dernières années. Permettez-moi de rappeler que toutes les mesures de ce « paquet » sur l’autonomie ont été adoptées par l’Assemblée nationale à l’unanimité – je ne m’attribue pas ce succès, je vous l’attribue. Je déplore donc qu’au cours des dernières semaines, personne n’ait essayé de défendre ce bilan plus que positif, salué par le secteur du grand âge.

Maintenant, comment renforcer les contrôles et améliorer la transparence des établissements ? Ces dernières semaines, j’ai mené plus de deux cents auditions, parallèlement à vos travaux, et nous avons finalement abouti à des constats assez consensuels. Il n’y a pas matière à polémique : nous sommes tous d’accord. Certains voudraient aller plus loin, d’autres moins ; pour autant, les mesures que j’ai présentées ce matin avec Olivier Véran permettront de remédier à l’insuffisance des contrôles. Je vous assure que ces contrôles sont demandés. Cet après‑midi, j’ai réuni en visioconférence l’ensemble des fédérations d’EHPAD et d’aides à domicile pour les informer des résultats des auditions auxquelles elles avaient participé. Elles nous ont toutes remerciés, car elles‑mêmes demandent que des mesures soient prises pour restaurer la confiance avec les résidents, avec leurs familles, et surtout avec les soignants, qui n’en peuvent plus du procès qui leur est fait. Contrairement à nous qui connaissons bien le secteur, le grand public ne fait pas nécessairement la différence entre les institutions et les personnels – soignants, directeurs ou gestionnaires –, qui en souffrent énormément.

Je le répète, notre devoir est de rassurer les résidents, les familles et les soignants. Une fois que nous aurons mis en œuvre ce renforcement des contrôles, il sera temps de passer à autre chose et d’expliquer les autres mesures de la réforme de l’autonomie que nous serons amenés à conduire.

Monsieur Martin, monsieur Perrut, vous m’avez interrogée sur les effectifs des personnels en EHPAD. La communication de la mission « flash » sur les conditions de travail et la gestion des ressources humaines dans les EHPAD – que vous avez corédigée, monsieur Martin – propose de définir un ratio minimal d’encadrement. Le financement des établissements est aujourd’hui déterminé en fonction des besoins des résidents : plus ces besoins sont importants, plus le taux d’encadrement est élevé. Rien n’est plus facile que d’annoncer le recrutement de 100 000, 200 000 ou 300 000 agents dans les EHPAD, mais cela ne sert à rien si l’on ne cherche pas à renforcer l’attractivité de ces métiers. C’est ce que nous avons fait et que nous devrions faire encore davantage.

Je me suis rendue au Danemark, que tout le monde prend en exemple, et j’ai constaté que le taux d’encadrement y était inférieur à celui qui existe en France. C’est parfois une question d’organisation. Bien sûr, nous nous employons, de manière pragmatique et très volontariste, à améliorer le taux d’encadrement, mais à un rythme soutenable – je vous défie de former 100 000 personnes à la fois, c’est impossible.

Par ailleurs, l’attractivité des métiers ne se décrète pas. Si nous travaillons à la renforcer, avec le déploiement d’un plan métiers, ce genre de procès ne nous aide pas : il faut, pour recruter, que les personnels soient fiers de ce qu’ils font. La revalorisation des rémunérations, décidée lors du Ségur est une réponse, tout comme l’investissement dans le bâti, qui, en améliorant la qualité de vie au travail, fera demain la différence.

Monsieur Perrut, j’ai annoncé ce matin que tous les EHPAD feraient au moins l’objet d’un contrôle bisannuel. Nous passerons ainsi d’un contrôle tous les sept à dix ans à un contrôle tous les deux ans ; les EHPAD concernés par des signalements récents seront ciblés en priorité. Pour cela, nous allons renforcer les moyens humains des ARS, en recrutant 150 ETP supplémentaires, ce qui n’est pas négligeable.

Les contrôles diligentés par la répression des fraudes seront également plus nombreux : ils porteront sur les contrats de séjour, qui devront être plus lisibles et plus transparents. Les personnes qui placent leurs parents en EHPAD doivent avoir une vision claire des dépenses auxquelles elles doivent s’attendre, en sus des frais d’hébergement – puisque tout est payant dans les groupes privés.

Pour faciliter le choix des familles, le portail d’information pour-les-personnes-agees.gouv.fr publiera dix indicateurs clés – ressources humaines à disposition, coût moyen des repas, etc. Ces indicateurs, monsieur Issac-Sibille, ne concerneront pas les groupes dans leur ensemble, car cela fausserait la donne, mais devront être renseignés par chaque établissement.

Mme Firmin Le Bodo a suggéré la création d’un organisme indépendant de contrôle. Je cherche encore la solution qui serait la plus efficace. Les ARS, qui ont prouvé durant la crise sanitaire qu’elles pouvaient s’adapter, sont, avec les conseils départementaux, les autorités de tutelle des EHPAD. Nous étendons en outre les capacités de contrôle des services d’inspection de l’État et de la Cour des comptes, qui pourront désormais mener des contrôles inopinés et se pencher sur la section « hébergement » – la plus opaque – des EHPAD commerciaux. Il me semble que les garanties d’indépendance sont réunies et que la création d’un organisme indépendant n’est, pour le moment, pas nécessaire.

Comme Mme Dubié l’a rappelé, les EHPAD commerciaux peuvent aujourd’hui remplir des EPRD et des ERRD simplifiés, ce qui leur permet d’effectuer des glissements de facturation de personnels relevant de la section hébergement vers la section dépendance. Nous allons mettre fin à cette procédure exceptionnelle et imposer de nouvelles exigences en matière de comptabilité analytique. Nous aurons ainsi une vision claire de l’affectation des recettes et des dépenses, aussi bien au niveau des établissements que des groupes privés commerciaux. Sur cette base, le contrôle des ARS, des services d’inspection et de la Cour des comptes sera renforcé et étendu.

Monsieur Dharréville, vous m’avez demandé si une plus forte régulation des tarifs d’hébergement permettrait de réduire le reste à charge dans les établissements commerciaux. Nous sommes bien d’accord, il nous faut travailler sur le sujet du reste à charge, très mal vécu par nos concitoyens.

Nous devons aussi lutter contre les entrées subies, qui choquent les patients et leurs familles, en renforçant les dispositifs de maintien à domicile et en permettant le choix de l’établissement dans la plus grande transparence, grâce aux indicateurs de qualité et à des contrats de séjour plus lisibles. Dans cet esprit, la répression des fraudes se penchera notamment sur les dispositions en cas de départ ou de décès, dont certaines sont abusives. Le socle des prestations obligatoires en EHPAD, qui doit comporter l’accès à internet ou le blanchissage du linge, par exemple, devra être complété.

Vous avez demandé que les dépenses de personnel soient mieux encadrées et apparaissent dans les différentes sections tarifaires en fonction de leur finalité. C’est tout l’enjeu des nouvelles exigences en matière budgétaire : les ARS auront une vision plus claire des comptes des établissements et une connaissance précise de la façon dont sont affectées les dotations publiques destinées au recrutement des personnels.

Nous avançons de manière assez consensuelle et je regrette le ton que vous avez employé, monsieur Aviragnet. Je ne serai pas désobligeante en vous rappelant tout ce qui n’a pas été fait avant 2017 et qui nous pousse aujourd’hui à cette situation.

M. Joël Aviragnet. Où étiez-vous alors ?

Mme la ministre déléguée. J’étais avec vous, et je le déplore maintenant. Il y a eu des lois, mais sans moyens, même en 2015.

M. Joël Aviragnet. Ne racontez pas n’importe quoi ! (M. Aviragnet quitte la salle.)

Mme la ministre déléguée. Vous vous passerez donc de ma réponse.

Madame Peyron, le renforcement des CVS est une mesure essentielle pour la démocratie interne des établissements. Nous n’avons pas attendu la sortie du livre pour réfléchir à leur rénovation, au sein d’un groupe de travail sur l’éthique, la déontologie et les droits des personnes.

Il est important de faire évoluer leur composition et de la renouveler plus souvent car, depuis la création des CVS, la population résidant en EHPAD a changé. Les personnes entrent en établissement à un âge plus avancé, avec des pathologies plus lourdes et restant moins longtemps. Les familles, à de rares exceptions près, ne s’impliquent plus dans le CVS après le départ de leur parent.

Lorsqu’on visite un établissement en compagnie du maire ou de l’adjoint au maire, il est frappant de constater que les résidents le reconnaissent toujours. Je pense que cela les rassurerait, ainsi que leurs proches, de savoir que des élus locaux s’impliquent davantage et siègent au CVS. Il ne m’appartient pas de dire s’il doit s’agir de représentants du conseil municipal ou départemental, mais ils apporteraient une vision extérieure et indépendante bienvenue.

Le CVS doit aussi inclure des membres de l’équipe médico‑soignante et, éventuellement, le médecin coordonnateur. Nous voulons réunir toutes les conditions pour que le CVS soit une véritable instance de démocratie interne, dont l’avis serait recueilli en amont de la publication des indicateurs clés et qui pourrait jouer le rôle de vigie au sein de groupes qui ont mal agi et qui persisteraient dans cette voie.

Madame Janvier, vous avez proposé que les établissements ne soient pas tenus de reverser les excédents tous les ans mais puissent effectuer des reports, dans le cadre pluriannuel des CPOM. Nous avons décidé de permettre aux ARS de demander aux EHPAD, quelle que soit leur nature, de reverser les excédents chaque année.

Vous avez raison, l’EHPAD doit être une solution parmi d’autres. Nous venons de poser les bases d’un virage domiciliaire, dans lequel les EHPAD ont tout leur rôle à jouer. Certains accueillent déjà en leur sein des services de soins infirmiers à domicile.

Madame Pételle, j’ai demandé que les contrôles soient inopinés. Je ne peux pas vous dire si leur nombre doublera, ou triplera, mais je souhaite qu’il y en ait de plus en plus. Il faudra assurer un suivi de ces contrôles. La Défenseure des droits m’a dit avoir reçu 9 000 signalements, mais tous ne débouchent pas sur une réclamation et, a fortiori, sur une plainte. Certains problèmes se résolvent spontanément, la médiation permet d’en régler d’autres.

Selon les conclusions du contrôle, les EHPAD seront sanctionnés ou accompagnés pour améliorer les conditions de vie et de travail. Je l’ai dit aux fédérations, il ne faut pas voir dans la multiplication des contrôles une stigmatisation des EHPAD, mais l’occasion d’être appuyé et soutenu.

M. Pierre Dharréville. Le secteur de l’autonomie et du grand âge est devenu un marché – on parle de silver economy –, que nous avons vu se développer à grande vitesse ces vingt dernières années. Je pense pour ma part que c’est un système qui n’est pas viable et qu’il faut s’attaquer au modèle à but lucratif. Permettez‑moi d’insister sur les mesures conservatoires, que je ne vous ai pas entendue évoquer. Eu égard aux situations qui ont été documentées, pensez‑vous en prendre ?

Mme la ministre déléguée. J’attends le rapport de l’IGF, qui devrait nous être remis à la mi‑mars. J’ai récemment demandé aux directeurs généraux des ARS de bloquer toutes les demandes d’autorisation. Sans parler de moratoire, il faut, alors que nous mettons les choses à plat, prendre le temps d’examiner ces demandes, savoir quels groupes les ont déposées, vérifier que le public ne s’en va pas, comme trop souvent, vers le privé.

Mme la présidente Fadila Khattabi. Madame la ministre, je vous remercie pour ces réponses, votre écoute, votre disponibilité et votre réactivité. Les députés ont été sensibles à ce que certaines de leurs préconisations aient été prises en compte. Vous prendrez sans doute d’autres mesures, inspirées des conclusions de la double enquête que vous avez diligentée : le travail, commencé depuis le début de cette législature, n’est pas terminé.


MERCREDI 9 mars 2022

Audition de M. Yves Le Masne, ancien directeur général du groupe Orpea

La commission auditionne M. Yves Le Masne, ancien directeur général du groupe Orpea ([76]).

Mme la présidente Fadila Khattabi. Notre cycle d’auditions sur la situation dans certains établissements du groupe Orpea se termine avec celle de M. Yves Le Masne, qui en a été le directeur général entre 2011 et le 30 janvier 2022, date à laquelle le conseil d’administration du groupe a mis fin à ses fonctions, quelques jours après la publication de l’ouvrage de M. Victor Castanet Les Fossoyeurs.

Monsieur Le Masne, vous avez commencé votre carrière chez Orpea en 1993 en tant que contrôleur de gestion et vous êtes devenu directeur administratif et financier du groupe en 1998.

J’espère que vous êtes rétabli suite aux problèmes de santé que vous avez eus en février.

Après la publication du livre de M. Castanet, notre commission s’est montrée particulièrement réactive puisque nous avons procédé à plus de trente heures d’auditions. Hier soir, la ministre déléguée chargée de l’autonomie nous a présenté les nouvelles mesures proposées par le Gouvernement en faveur du « bien vieillir à domicile et en établissement », dont certaines font directement écho aux préconisations formulées par les rapporteurs des quatre missions « flash » que nous avons lancées, ce dont nous nous réjouissons.

Les auditions que nous avons menées se sont révélées très instructives et ont d’ailleurs confirmé plusieurs faits rapportés dans l’ouvrage de M. Castanet. Nous en avons même appris davantage, notamment s’agissant du « dialogue social » au sein d’Orpea – si l’on peut user de ces termes – tel que les organisations syndicales le décrivent.

En revanche – je pense être ainsi fidèle au point de vue de la commission –, les auditions des anciens et des actuels dirigeants d’Orpea ont été très décevantes, qu’il s’agisse de MM. Charrier et Romersi, de M. Brdenk, ancien directeur général délégué en charge de l’exploitation, ou du docteur Marian, fondateur du groupe. À nos questions, précises, il n’a été que vaguement voire pas du tout répondu et nous avons ressenti une certaine désinvolture, parfois teintée d’arrogance. Ainsi, pour réfuter les accusations de rationnement des repas, M. Brdenk nous a tout de même expliqué que « si l’on réduit le nombre de résidents en ne leur donnant pas à manger, on réduit le chiffre d’affaires ». Vous en conviendrez, ce n’est pas un argument particulièrement convaincant et encore moins décent.

Les Fossoyeurs décrit une organisation du groupe fondée sur la compression des coûts et l’optimisation des profits au détriment de la qualité de la prise en charge des résidents. M. Castanet fait état du rationnement des repas et des protections – y compris dans des établissements dont les tarifs sont très élevés –, d’une gestion axée sur le seul taux d’occupation (TO), de marges arrières réalisées sur des produits financés par de l’argent public, d’un système de droits d’entrée pour les laboratoires d’analyses et les kinésithérapeutes, d’un très fort turnover des personnels, d’un soutien de la direction au syndicat « maison ».

Nous souhaiterions donc avoir votre éclairage sur ces assertions, sur les conséquences de ce livre et sur les débats qu’il a suscités.

M. Yves Le Masne, ancien directeur général du groupe Orpea. Je vous remercie tout d’abord d’avoir bien voulu accepter de décaler cet entretien. Je n’ai en effet pas pu me présenter devant vous plus tôt car, sous le choc des récents événements, je n’en étais pas capable mentalement et médicalement.

Il y a moins de deux mois, je dirigeais un groupe international de la prise en charge de la dépendance reconnu comme une référence. Dans chaque pays où nous sommes présents, il a même été considéré comme le plus qualitatif et, pendant la crise sanitaire que nous venons de traverser, le meilleur protecteur de ses résidents.

À la fin de la troisième semaine de janvier, nous avons appris la parution prochaine d’un ouvrage potentiellement à charge contre Orpea. Nous avons travaillé durant le week‑end avec nos conseils pour évaluer les risques et préparer les éléments de réponse. Nous avons prévenu le président du groupe le dimanche soir et le conseil d’administration le lundi matin. Alors qu’il nous était toujours impossible de nous procurer l’ouvrage, nous avons été stupéfiés par l’article de deux pages publié sur le site du Monde puis par son retentissement médiatique. Pour mes collaborateurs et moi, ce fut un choc.

Nous sommes alors entrés dans une séquence de folie médiatique qui devait durer plusieurs semaines. Alors qu’en vingt‑huit ans de vie professionnelle, je ne compte que quelques demi‑journées d’absence pour raisons médicales, j’ai dû être hospitalisé quelques jours plus tard. À peine arrivé à l’hôpital, j’ai appris ma révocation sine die et mes affaires devaient être récupérées dès le lendemain. Imaginez mon incompréhension et ma sidération face à la liquidation de vingt‑huit ans de carrière, dont j’étais et demeure fier, et ma mise en pâture dans les médias en quelques jours, pour ne pas dire en quelques heures !

Nous étions très loin d’imaginer que derrière une personne alors inconnue, dont nous avions à peine quelques échos tous les six mois, se cachait une puissante et outrancière opération de déstabilisation visant à recueillir systématiquement les reproches de salariés qui avaient quitté le groupe dans des conditions difficiles et nourrissaient quelques rancœurs envers lui, ce que je peux comprendre. Cette manœuvre, totalement souterraine et quasiment invisible à nos yeux, s’est montrée redoublement efficace.

En juillet 2021, le groupe avait reçu un questionnaire qui partait un peu dans toutes les directions, sans aucune ligne directrice, et qui ressemblait à un inventaire à la Prévert. Nous avons donc d’abord pensé à une nouvelle apparition semestrielle de ce serpent de mer, qui ne présentait pas de menace particulière pour nous – je m’en étais d’ailleurs ouvert auprès du président au mois de mai.

Ces questions portaient surtout sur des problématiques françaises et relevaient donc de la direction générale France, comme il est d’usage pour un groupe international, où tout ne peut être traité par le seul directeur général, lequel doit faire confiance à ses collaborateurs et à ses équipes. Ce sujet nous paraissant accessoire, nous n’avons pas jugé utile d’en informer officiellement le conseil d’administration, ce qui m’a d’ailleurs été reproché et ce qui, si je l’avais fait, m’aurait peut‑être permis d’être personnellement à l’abri.

Il importe de se replonger dans le contexte sanitaire de la mi‑2021, où nous devions gérer prioritairement des vagues épidémiques.

Je me remets à peine de ce choc et je suis toujours en convalescence – le médecin a même hésité pour m’autoriser à me présenter devant vous, mais je ne souhaitais évidemment pas donner le sentiment de me défiler. Je pense surtout à certains collaborateurs, encore hospitalisés ou en arrêt maladie pour des raisons très sérieuses.

Les Fossoyeurs me semble en complet décalage avec la réalité d’Orpea. Les cas cités remontent presque tous à une dizaine d’années environ. Pendant tout ce temps, Orpea n’aurait‑il donc pas pris en compte les faits afin d’améliorer socialement son activité ? Certes, tout ne peut pas être parfait mais, conformément à notre vocation, nous avons mis tous les moyens pour que la situation s’améliore.

J’ai eu du mal à lire l’intégralité de cet ouvrage tant j’ai été écœuré après quelques pages. Il est tellement loin de la réalité que nous avons vécue et de ce que nous avons partagé avec nos équipes que sa lecture m’a été insupportable et, comme vous, m’a révulsé !

Si les attaques portent principalement sur les dirigeants du groupe, c’est l’ensemble de nos collaborateurs qui en est victime, ce qui est à mes yeux injuste et insupportable. Auxiliaires de vie, aides‑soignantes, infirmières, encadrement – directeurs d’établissement et régionaux : ce sont des personnes dévouées qui mettent tout leur cœur et toute leur énergie au service des résidents. Je pense également aux familles, qui se sentent coupables d’abandon mais qui nous font toujours confiance car elles savent que sur le terrain, dans chaque établissement, leurs proches sont bien protégés.

Cet ouvrage constitue une véritable caricature du fonctionnement de notre groupe. En 2021, une enquête sur les établissements d’hébergement pour personnes âgées (EHPAD) peutelle être jugée sérieuse sans qu’il soit aucunement fait allusion aux confinements, à la vaccination, aux consignes sanitaires ? Il n’y est question que de dissimulation de chiffres ! En pleine crise de la covid, nous nous devions donc de répondre immédiatement à un questionnaire comminatoire, comme s’il ne s’était rien passé depuis 2020, comme si aucune loi n’avait été votée ? Pas un mot non plus sur la protection sanitaire, sur le dévouement des équipes, sur la prime versée par Orpea à tous les salariés de terrain en plus des primes de l’État ! Pas un mot sur le respect des consignes gouvernementales ou sur l’état d’urgence sanitaire, rien, alors que ce secteur a été le premier et le plus durement touché et que ces problèmes, avec la covid, sont devenus encore plus sensibles pour les résidents et leurs familles en raison des souffrances endurées suite aux confinements et aux deuils !

Le livre évoque des centaines de témoignages mais qui sont le fait de personnes ayant quitté le groupe depuis plusieurs années. Les accusations principales sont le plus souvent portées par trois ou quatre personnes qui ont été licenciées.

De plus, la plupart de ces affirmations sont allusives et anonymes, ce qui interdit toute poursuite. Voilà sur quoi repose la véracité de cet ouvrage !

Si certains faits sont réels, ce livre procède à des interprétations et à des amalgames en laissant penser qu’un cas isolé et exceptionnel serait en fait la règle.

Après avoir enquêté plusieurs années dans nombre de nos résidences et au regard des milliers de résidents pris en charge, M. Castanet identifie huit cas – d’ailleurs intolérables s’ils étaient avérés – pour en conclure fallacieusement qu’Orpea aurait mis en danger des dizaines de milliers de personnes dépendantes et vulnérables. Quel amalgame !

Nos services d’accompagnement de femmes et d’hommes fragiles sont généralement reconnus comme étant de grande qualité, ainsi que l’attestent des enquêtes externes et indépendantes : pendant ces dernières années, le taux de satisfaction des résidents est passé de 93 % à 95 %. Il n’en reste pas moins que ces chiffres peuvent en effet cacher des manquements ou des défaillances qui ont pu toucher un ou plusieurs résidents, malgré nos efforts et en dépit du nombre de contrôles effectués par nos soins ou par l’État. Il serait en effet intolérable qu’un seul résident ne soit pas traité comme il doit l’être. Si tel a été le cas, au nom du groupe Orpea, je renouvelle mes excuses aux victimes. Comme nous l’avons toujours dit humblement : nous gérons l’imperfection.

Si j’excepte ma « rondeur rassurante », les rares passages du livre qui me décrivent et qui relatent mon action ne sont pas fidèles. Je suis en effet très loin du gérant cynique aux méthodes dénuées d’humanité dépeint par cet ouvrage. J’ai toujours dirigé le groupe en faisant preuve de la plus grande humanité possible ; dans le palmarès annuel des établissements, j’ai même décidé il y a quelques années d’insérer un Grand prix de l’âme, ce qui à mon sens va au‑delà des seuls critères liés à la qualité. J’ai toujours managé mes collaborateurs avec cœur. Je les aime et ils me manquent, comme je manque à beaucoup d’entre eux si j’en crois les très nombreux témoignages de soutien que j’ai reçus. Nous formions une très grande famille solidaire et je suis très triste d’en avoir été banni. J’ai toujours managé le groupe en pensant aux résidents, avec lesquels j’avais d’ailleurs passé plusieurs mois au début de ma carrière, en 1993, au sein d’un établissement parisien.

Je n’ai jamais donné un ordre, par courriel, oralement ou de toute autre manière, afin de réduire les services, les prestations ou les coûts, quels qu’ils soient. Personne ne pourra vous dire le contraire, pas même l’auteur du livre.

L’environnement direct du résident ou du patient est à mes yeux sanctuarisé : soins, dépendance, partie hôtelière. J’ai toujours demandé que l’on n’y touche pas – c’est d’ailleurs ce qui a fait la réputation de chaque établissement.

Nous adaptons en revanche les charges générales à la situation de chaque établissement, dont les loyers – le groupe tend d’ailleurs à être propriétaire plutôt que locataire – , les transports, les frais de siège, l’énergie, l’eau, les frais financiers, etc. Tout cela peut être discuté. Le succès du groupe a été bâti sur l’indépendance rigoureuse de ces deux piliers. Grâce à cette protection de l’environnement direct du résident, nous avons pu développer de nombreux établissements et, dans des périodes de chômage massif, créer des dizaines de milliers d’emplois. En vingt‑cinq ans, d’immenses progrès ont été réalisés dans la prise en charge, dont le secteur privé a été l’un des principaux vecteurs.

Pour les mêmes raisons, nous nous sommes développés à l’étranger, où les besoins étaient aussi urgents qu’en France dans les années 1980. Comment oublier les visites en République tchèque, où de nombreux résidents vivaient dans une même chambre, ou bien celle effectuée dans la capitale brésilienne, il y a à peine quatre ans, où six résidents vivaient dans une chambre de 20 mètres carrés, avec en son centre deux toilettes ouvertes ? Il est impossible d’être insensible à une telle misère et à de telles détresses, souvent cachées.

J’ai été le directeur général du groupe mais ma personne importe peu. Les personnes les plus importantes du groupe, ce sont les résidents et leurs entourages proches, leurs familles. Je pense également aux milliers de salariés du groupe et de ce secteur, qui ont été meurtris et à qui je demande de rester fiers de leurs missions.

Mme la présidente Fadila Khattabi. Nous ne cherchons pas, ici, à « jeter en pâture » qui que ce soit. Suite aux révélations de M. Castanet, nous souhaitons simplement comprendre ce qui s’est passé et faire en sorte de mieux protéger nos anciens, qui comptent parmi les personnes les plus vulnérables.

Mme Bénédicte Pételle (LaREM). Vous avez parlé de choc, d’une folie médiatique en décalage complet avec les pratiques d’Orpea, mais nous avons déjà entendu de nombreuses personnes. Des familles de résidents, des anciens salariés, des représentants des principaux syndicats nous ont fait part de l’existence de maltraitances et de violences à l’égard des résidents et des personnels afin d’optimiser les coûts de gestion et d’augmenter les marges.

Confirmez‑vous la faiblesse des coûts repas journaliers (CRJ) pour les résidents et le rationnement des protections, la réduction maximale des remplacements des personnels soignant, le recrutement de personnels faisant fonction pour réduire les coûts, l’existence de remises de fin d’année versées au groupe par les fournisseurs à partir d’enveloppes correspondant à de l’argent public non redistribué et destinées à des postes consacrés aux soins des résidents, la limitation des pouvoirs des directeurs et l’existence d’une pression permanente pour améliorer les marges ? Enfin, quid de la revente d’un tiers de vos actions, pour un montant de près de 600 000 euros, quelques semaines avant la parution du livre Les Fossoyeurs ?

M. Alain Ramadier (LR). La publication du livre de Victor Castanet a mis en lumière des dysfonctionnements importants dans certains EHPAD du groupe privé Orpea.

Je note que vous êtes l’un des rares à avoir eu quelques mots de sympathie et de compassion pour les résidents ou... clients – je ne sais pas comment vous les considérez – à la différence de la plupart des cadres dirigeants de cette entreprise.

Même si les faits relatés dans le livre sont en effet anciens, les dysfonctionnements n’en demeurent pas moins.

Vous avez été débarqué, viré... Pourquoi servez‑vous de fusible ?

Nombre de directeurs nous ayant assuré qu’ils n’avaient quasiment aucune autonomie et que les décisions étaient prises par le siège, quel était exactement votre rôle ?

Depuis cinq ans, nous travaillons sur ces questions et nous savons combien la tâche est immense. Nous avons été choqués par les révélations qui ont été faites mais nous n’avons jamais montré du doigt les collaborateurs de quelque groupe que ce soit. Nous essayons de faire la lumière sur ce qui s’est passé afin que, demain, nous puissions voter des lois qui rendront de tels dysfonctionnements impossibles.

M. Cyrille IsaacSibille (Dem). Mon objectif n’est pas de vous accabler. Je ne suis ni policier, ni juge et je laisse le soin aux enquêtes administrative et financière lancées par la ministre déléguée Brigitte Bourguignon de déterminer le caractère avéré ou non des faits. Le rôle de la représentation nationale est de comprendre comment de tels dysfonctionnements, par hypothèse, ont été rendus possibles et comment y mettre un terme.

Co‑rapporteur, avec Didier Martin, Marine Brenier et Bernard Perrut, qui l’a suppléée, de la mission « flash » sur les conditions de travail et la gestion des ressources humaines en EHPAD, j’ai pu mesurer les difficultés auxquelles font face les personnels du secteur médico‑social et les maltraitances envers les résidents qui en découlent. Pourquoi une telle dérive du système ? L’avez‑vous vue venir ? Quelles leçons retenir et quelles recommandations feriez‑vous pour éviter de tels dysfonctionnements ?

Ces deux questions sont malheureusement superfétatoires car, à vous entendre, vous ne reconnaissez aucune dérive : nulle optimisation financière, nulle centralisation abusive qui déresponsabilise les directeurs d’établissement, leur rôle se limitant à veiller sur le fameux TO. Je ne peux que regretter une telle posture.

Mme Michèle Victory (SOC). Ce livre nous a tous choqués. Si les allégations qui y sont contenues sont avérées, nous serions face à un scandale.

Le groupe Orpea gonflerait les factures d’actes médicaux – chirurgie et obstétrique – envoyés à l’assurance maladie. Ainsi le groupe exagérerait‑il la gravité d’un accident vasculaire cérébral pour renchérir le coût de l’opération. Dix équivalents temps plein se consacreraient à cette tâche au siège. Que pensez‑vous de telles allégations ?

Selon M. Castanet, le groupe Orpea a organisé un système de rationnement des repas désigné sous l’acronyme CRJ et recourt à des compléments alimentaires pour pallier la dénutrition des résidents, qui frapperait un tiers d’entre eux au sein de vos établissements. Les allégations de rationnement portent également sur les produits de santé et de protection. Est‑ce le cas ?

Lors de son audition, M. Brdenk a évoqué des contrats de prestations spécifiques et a récusé le terme de marges arrières. Les sociétés Bastide et Hartmann reversaient‑elles en fin d’année des sommes d’argent à Orpea ?

Par ailleurs, un système d’information fournirait en temps réel un reporting des principaux indicateurs de chaque établissement – notamment, les TO. En aviez‑vous connaissance ?

Le Monde de ce 24 février fait état de pratiques d’optimisation fiscale à partir desquelles le groupe Orpea, notamment, aurait vendu des EHPAD à des filiales dont le siège serait à Luxembourg. Que pensez‑vous de ces allégations ?

Des hauts fonctionnaires des agences régionales de santé (ARS) sont‑ils salariés par le groupe Orpea et si oui, sont‑ils susceptibles d’avoir des conflits d’intérêts ?

Enfin, connaissiez‑vous l’emploi de « directeurs nettoyeurs » par votre groupe ? Avez‑vous fait appel à des sociétés de surveillance pour infiltrer vos salariés ou pour d’autres missions ?

Si vous répondez négativement à mes questions, pourquoi ne pas avoir porté plainte pour diffamation suite à la parution du livre ?

Mme Agnès Firmin Le Bodo (Agir ens). Nous ne sommes en effet pas là pour juger mais pour comprendre.

Vous dites avoir été choqué mais, vous n’êtes pas le seul ! Je suis certaine que votre témoignage, en tant que directeur général et « pierre angulaire du groupe », pour reprendre la formule de M. Castanet, aurait été fort utile aux travaux des rapporteurs des missions « flash ».

Selon M. Castanet, « c’est Yves Le Masne, ce contrôleur de gestion discret, qui a véritablement industrialisé la prise en charge des personnes âgées. Lui qui a permis à la direction générale de devenir omnisciente, omniprésente et omnipotente. Lui qui a permis de limiter et contrôler la moindre action des directeurs d’établissement. Aujourd’hui, grâce à ce siège ultraperformant et ces logiciels internes, il peut, depuis son bureau, piloter plus de 1 000 établissements à travers le monde et afficher, chaque année, des résultats hors normes » mais au prix d’une réduction drastique des coûts de fonctionnement de vos établissements, de restrictions dans l’usage des produits de santé et de protections pourtant essentiels, d’économies de bouts de chandelles sur les repas, de conditions de travail déplorables et d’une utilisation plus que discutable de l’argent public. Comment n’avezvous pas pu voir le dérapage d’une rationalisation qui tourne au rationnement ?

Comment concevez‑vous la rentabilité de ce type d’établissement ? Les méthodes de gestion et de management pratiquées dans d’autres secteurs marchands sont‑elles transposables ? Reconnaissez‑vous l’existence d’un système de marges arrières permettant de réaliser des marges sur des produits payés par l’assurance maladie ? Que pensez‑vous de la décision prise par votre ancien et principal concurrent Korian de se tourner vers l’économie sociale et solidaire en devenant une société à mission ?

Enfin, avec le recul, estimez‑vous avoir été un bon directeur général ? Vous semblez nier en bloc les accusations formulées dans Les Fossoyeurs alors qu’elles ont été corroborées par les nombreuses auditions que nous avons menées. Comment expliquez‑vous dès lors votre limogeage ?

Mme Jeanine Dubié (LT). Envisagez‑vous de lancer une procédure pour licenciement abusif ?

Deux inspections, l’une de l’Inspection générale des finances (IGF) et l’autre de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) sont en cours, à quoi s’ajoute une enquête préliminaire à votre encontre pour délit d’initié. Elles nous éclaireront quant à la véracité des faits.

Co‑rapporteure, avec Caroline Janvier et Pierre Dharéville, de la mission « flash » sur la gestion financière des EHPAD, j’ai eu confirmation de l’existence de remises de fin d’année et de flux financiers entre les sections « hébergement », « soins » et « dépendance » mais aussi entre les établissements et le groupe. Confirmez‑vous l’existence de ces remises de fin d’année versées sur les comptes du siège et non sur ceux des établissements ?

D’où tirez‑vous des bénéfices aussi colossaux pour rémunérer vos actionnaires alors qu’à vous entendre, tout est fait dans l’intérêt des résidents ?

M. Pierre Dharréville. Lors de leurs auditions, nous avons eu droit à un déni systématique de la part de la direction actuelle d’Orpea comme de ses anciens dirigeants : tout était faux, les faits rapportés étaient marginaux, relevaient d’erreurs humaines et non d’un système – or c’est bien cela, l’enjeu.

En 2017, j’ai posé au Gouvernement une question écrite – consultable sur le site internet de l’Assemblée nationale – faisant état de la situation dans un EHPAD de votre groupe. J’y décrivais ce qui a ensuite été documenté par ailleurs : l’optimisation maximale qui pèse sur le personnel et sur les résidents, les remplacements qui ne sont pas faits comme ils le devraient – « pour exemple, dans l’unité protégée, un des deux temps pleins de personnel de soins vient d’être remplacé par un poste d’auxiliaire de vie », « une auxiliaire de vie doit effectuer, après avoir assuré le petit déjeuner, le ménage dans trentetrois chambres », etc.

J’aimerais donc savoir comment vous gériez le personnel et ce que vous répondez aux faits mis sur la table concernant une organisation où la précarité est partie intégrante du système et qui use des remplacements comme cela a été décrit, sachant que le taux d’encadrement en général est inférieur de 40 % dans l’ensemble du secteur à but lucratif.

Je m’interroge également sur les holdings, notamment luxembourgeoises, citées dans une étude rendue publique par deux organisations syndicales il y a quelques jours.

Enfin, je voudrais en savoir plus sur les raisons de votre départ. Vous reconnaîtrez que le business du grand âge est très lucratif pour les grands groupes, dont Orpea. D’où viennent les profits ? Quelle est la motivation des actionnaires, quelles exigences ont‑ils exprimées à votre égard ?

Mme Michèle Peyron. Tout d’abord, comme l’ensemble de mes collègues, je renouvelle l’expression de toute ma compassion et de ma solidarité aux résidents et aux familles, mais également à l’ensemble du personnel des établissements du groupe. Nous leur devons de faire toute la lumière sur les allégations de Victor Castanet dans son livre. C’est la raison du cycle d’auditions que la commission des affaires sociales mène depuis début février. Soyez convaincu, monsieur Le Masne, de notre totale détermination.

Je souhaite d’abord vous interroger sur l’opération boursière que vous avez réalisée en juillet 2021. Elle aurait eu lieu trois semaines après que la direction d’Orpea a été informée de la parution prochaine de l’ouvrage. Sachez qu’elle est apparue à l’opinion publique comme l’aveu cynique d’un échec total de votre part. Y a‑t‑il un lien entre cette opération et le fait que vous ayez su que l’enquête allait paraître ? Par ailleurs, si vous avez eu le temps de vendre vos actions, avez‑vous pris celui de lancer des enquêtes internes sur les faits gravissimes qui sont reprochés au groupe Orpea, donc indirectement à vous‑même ?

Dans l’attente des conclusions des différentes inspections dont le groupe fait l’objet, il ne nous appartient pas de dire si ces allégations sont fondées. Cependant, elles sont étayées par de nombreux témoignages de représentants de patients, du personnel et des syndicats, notamment les plus choquantes, qui concernent le rationnement en nourriture et en produits hygiéniques tels que les couches. Quelle était donc la politique d’Orpea en matière de nourriture et d’accès aux soins hygiéniques primaires ?

M. Yves Le Masne. Il faut tout d’abord expliquer une chose très importante. On me demande – ce n’est pas la première fois – pourquoi nos résultats étaient aussi bons par rapport à ceux de nos concurrents. Vous connaissez ceux de Korian, puisque l’entreprise est cotée en bourse, ce qui a l’avantage de permettre la transparence ; il y a aussi DomusVi et bien d’autres. La marge du résultat d’exploitation avant loyers – la plus proche du résident – était en 2018 de 26,2 % pour Korian et de 26,7 % pour nous, la légère différence s’expliquant notamment par le fait que nous avons des établissements en Suisse. En 2019, elle était à nouveau de 26,2 % pour Korian, contre 26,3 % pour nous, soit moins de 0,1 point d’écart – je ne fais pas là de publicité pour Korian... En 2020, la marge de Korian était de 25,2 %, la nôtre de 24,6 % – similaire, un peu inférieure. Cet ordre de grandeur vaut pour tous les groupes et ne veut pas dire qu’ils rationnent. Qu’est‑ce qui distingue Orpea d’autres groupes ? Notre bien meilleure cotation en bourse vient d’une raison très simple : nous négocions les charges de transport, d’énergie, d’eau et surtout de loyer – les charges financières. Un jeune a le choix entre louer toute sa vie et acheter un appartement : l’investissement financier paraît revenir au même, sauf qu’à la fin, dans un cas on possédera un bien, dans l’autre cas non. De même, comme nous avons monté beaucoup de crédits au départ – j’ai passé vingt‑huit ans dans la société, dont onze à la diriger –, nous avons aujourd’hui beaucoup moins de loyers à payer que nos concurrents. Ainsi, la marge avant loyer est la même dans tous les groupes, mais, après loyer, la nôtre est bien meilleure parce que nous avons conservé une grande partie de nos immeubles : nous sommes la seule société à en posséder plus de 50 %.

À ce propos, il existe certes une société au Luxembourg qui détient des immeubles, mais je pense sincèrement – je peux me tromper, car je n’ai plus accès aux comptes depuis deux mois et je n’avais pas consulté ces éléments auparavant – qu’il n’y a pas parmi eux d’immeubles français. En effet, il est plus simple pour les fonds d’investissement d’investir dans une société unique détenant des immeubles de plusieurs pays que d’investir dans chacun de ces pays.

En ce qui concerne les marges arrières, il n’y en a aucune sur tout ce qui est lié à l’État. Lorsque l’ouvrage a été préparé, les contrats de prestation de services étaient mal expliqués et mal rédigés. J’en ai un sous les yeux, très bien rédigé, lui, et qui montre que de véritables prestations sont effectuées dans le courant de l’année pour aider les fournisseurs, par exemple « prestation et développement informatiques afin d’informatiser la prise et le suivi des commandes », « prestation de logistique » réalisée par Orpea, « de formation à l’analyse de l’adéquation des dispositifs », etc. Grâce à ces services, les fournisseurs en question ont pu se développer à l’étranger et créer de nombreux emplois, y compris en France. Il n’y a donc aucune remise arrière dans ces domaines. Et même s’il y en avait, qu’est‑ce que cela représenterait ? 10 ou 20 % de ces éléments, c’est moins de 0,1 % de notre résultat d’exploitation. Cela n’a donc aucun impact sur nos comptes. Ce n’est pas de là que viennent nos résultats : je vous l’ai dit, nous les avons constitués à long terme en conservant nos immeubles et en négociant avec les banques et les transporteurs – Air France, la SNCF. Tout le reste demeure intouché.

Vous allez me dire que je ne reconnais pas les faits, mais ce n’est pas parce que je les reconnaîtrais que je vous répondrais correctement : je vous réponds avec sincérité, avec mon cœur. Ai‑je été un bon directeur général ? Je suis sûr, en tout cas, d’avoir été un directeur général humain. Quand je parle comme cela, je risque d’être submergé par l’émotion : je suis encore un peu fragile et je ne veux pas m’écrouler. Les personnes qui sont dans la société, je les aimais et je les aime encore, et je peux vous dire qu’ils m’apprécient. Vous n’imaginez pas le nombre de messages que je reçois de la part de gens qui ne comprennent pas pourquoi je suis parti alors qu’à l’époque où il a pu y avoir des remises arrières, il y a quelques années, j’ai remédié à ces dérives, dues au fait que les choses n’étaient pas suffisamment claires et formalisées et que ce qui était stipulé dans les contrats pouvait être considéré comme des remises, alors que ce n’était absolument pas le cas. J’ai aussi remédié à d’autres éléments concernant les conventions tripartites, qui ont laissé la place aux contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (CPOM). J’ai été humain, avec les salariés comme avec les résidents. Le livre ne remet d’ailleurs pas cela en cause, puisqu’il parle de « rondeur rassurante » : je suis – permettez‑moi de laisser de côté la rondeur – quelqu’un qui rassure et qui a toujours rassuré.

Il est tout à fait normal que nous ayons eu, sur ordinateur, une liste centralisée des données, comme dans tous les groupes, quel que soit leur domaine ; et heureusement que nous en disposions, car, pendant la crise sanitaire, on nous a demandé tous les jours des éléments sur le taux d’occupation, les décès, la manière dont ces derniers s’étaient produits. Il faut suivre ces éléments en permanence pour être sûr qu’il n’y a pas de problème, mais aussi pour s’assurer de la qualité. Quand on observe dans un établissement plusieurs départs en quelques semaines, on est tout de suite alerté : pourquoi ces personnes sont‑elles parties ? Est‑ce parce qu’elles ont déménagé ? On peut ainsi être averti d’un risque de maltraitance.

On dit que nous réfutons tout. Ce n’est absolument pas le cas. En 2020, la société elle‑même a signalé 292 cas d’événements indésirables, pour un total de plus de 25 000 personnes, soit 1 % ; parmi eux, 24, c’est‑à‑dire 0,1 % du total, correspondaient à des suspicions de maltraitance – je dis bien des suspicions. S’il n’y avait qu’une personne concernée, ce serait déjà inadmissible. Tous ces cas vont donc être étudiés. Mais s’ils ont existé, ce n’est pas parce qu’il y aurait un « système Orpea ». Le système Orpea, je vous l’ai dit, c’est le fait d’être propriétaire de ses immeubles. Ce n’est pas un grand secret ; on peut même le lire dans certains journaux. C’est notre stratégie.

Le système Orpea, c’est précisément être proche des gens. Au début de ma carrière, j’ai travaillé plusieurs mois dans un établissement ; j’étais attaché aux résidents et je le suis toujours resté. C’est extraordinaire. Ceux d’entre vous qui sont entrés dans une maison de retraite, non pas simplement pour la visiter mais pour y passer du temps avec les personnes âgées, savent combien elles sont fabuleuses, parce qu’elles ont une histoire à raconter. À cette époque, j’ai passé plus de temps avec les résidents que dans les comptes ! Il est complètement faux de dire qu’Orpea n’est axé que sur les comptes. Je vous ai parlé du Prix de l’âme que j’ai inventé – tout le monde avait rigolé à l’époque. La qualité implique que, dans un établissement, tout soit propre, nickel, que les panneaux destinés aux salariés soient bien faits ; au directeur d’y veiller, et il aura ses primes si tous ces éléments sont réunis. L’idée du Prix de l’âme, c’est de voir si, dans les couloirs de l’établissement, les gens sont sereins, si le salarié lambda, l’aide‑soignante, l’homme d’entretien vous adressent un sourire qui ne soit pas commercial. Car si les salariés sont sereins, automatiquement, le site fonctionne bien, et on n’a pas besoin de travailler sur les coûts : si le site fonctionne bien, si le taux d’occupation est bon, si le directeur et les salariés ont l’air heureux, on n’aura même pas besoin de regarder les chiffres puisque, comme je l’ai expliqué, nous faisons notre résultat après, grâce à nos immeubles. Il n’y a donc pas, il n’y a jamais eu de limite de coûts concernant tout ce qui est proche du résident.

Je ne peux pas dire qu’il n’y en ait jamais eu nulle part, puisque nous avions plus de 1 000 établissements dans le monde : on ne peut pas être partout. Parmi vos questions, il y en a auxquelles je ne serai pas capable de répondre parce qu’elles concernent la France et que je me suis surtout occupé du volet international au cours des dernières années. Dans ce contexte, il faut pouvoir faire confiance à ses collaborateurs, donc avoir les meilleurs collaborateurs possibles. Or nous avons aujourd’hui des équipes d’un niveau bien supérieur à celui des années 2008‑2010 : nous avons formé des cadres, et d’anciens directeurs ou directeurs régionaux sont ainsi devenus directeurs pays.

En ce qui concerne mon cas personnel, je pense en effet avoir servi de fusible. Il en fallait un et celui‑là était assez simple à trouver. Philippe Charrier, le président‑directeur général, a expliqué les raisons pour lesquelles Orpea s’était séparé de moi, notamment la nécessité de garantir l’indépendance des enquêtes en cours. Je peux très bien le comprendre. Ce qui a été plus dur, c’est qu’on ne m’ait pas mis en retrait pour me laisser revenir éventuellement ensuite, au bout de quelques mois.

Mais ce que vous ne savez pas, peut‑être parce que Philippe Charrier a voulu me protéger, c’est que le choc que j’ai subi m’a mis dans un état dans lequel je n’avais jamais été, dans lequel je n’aurais jamais pensé me retrouver : dans un trou noir ; à terre, au sens propre. La semaine où l’article du Monde a été publié, juste avant la sortie du livre, a été tellement effroyable que je me suis même écroulé en conseil d’administration. Je ne pouvais donc plus assumer totalement mes fonctions.

La troisième raison qui peut expliquer que j’aie servi de fusible, c’est le fait que l’on ait pu me reprocher, au sein du conseil d’administration, de ne pas avoir parlé plus tôt du livre. Si je ne l’ai pas fait, c’est comme je vous l’ai dit, parce que nous avons été surpris.

Je ne vais donc pas me retourner contre Orpea. Ce serait me retourner contre une société que j’ai aimée pendant vingt‑huit ans : c’est tout simplement impossible intellectuellement. En revanche, il y a un contrat, et nous verrons bien ce qui se passera lors des décisions du conseil d’administration et de l’assemblée générale.

Venons‑en à la vente des actions. Si ce que j’ai fait est un délit d’initié, alors toute vente en constitue un. Ce n’est pas du déni : je me fonde sur les éléments factuels. Tout d’abord, j’ai toujours effectué mes ventes en dehors des périodes d’interdiction, de blackout, qui durent environ trois semaines avant l’annonce des résultats – car nous pouvons alors être au courant d’une baisse du taux d’occupation ou d’un problème dans nos résultats sans que le marché le sache. Non seulement j’y ai toujours fait très attention, mais j’ai été encore beaucoup plus prudent. Le milieu de l’été est la période à laquelle je vends habituellement des actions : quand je l’ai fait en 2018 et 2019, c’était à la même date, à une semaine près. Je ne l’ai pas fait en 2020 en raison de la covid. J’ai bien sûr immédiatement déclaré la vente à l’Autorité des marchés financiers. En juillet 2021, j’avais vérifié si les comptes étaient conformes à ce qui était attendu par le marché, sinon il y a délit d’initié, et ils m’avaient semblé l’être.

Une chose que je n’ai peut‑être pas dite : j’ai conservé 65 % de mes actions. Vous dites que j’ai vendu mes actions : non, j’en ai vendu une petite partie, pas plus. Et je détiens toujours ces 65 %, malgré la baisse du cours que tout le monde a subie, moi le premier.

Ai‑je été inquiet à propos du livre ? Si j’ai quelque chose à me reprocher, c’est bien de ne pas l’avoir pris au sérieux dès le départ. Je l’ai dit, les questions qui nous avaient été envoyées ressemblaient à un inventaire à la Prévert, partant un peu dans tous les sens. Une seule me concernait : on me demandait si j’avais bien eu un rendez‑vous à l’Élysée en 2013, sans me reprocher quoi que ce soit, d’ailleurs. J’ai consulté mon agenda, je n’ai retrouvé aucune trace de ce rendez‑vous : je pense qu’il n’a pas eu lieu ; je peux me tromper. Mais, très franchement, savoir si j’étais ce jour‑là à l’Élysée pour un rendez‑vous, ça ne va pas très loin. Bref, il n’y avait strictement rien contre moi. Pour moi, comme tout avait été réglé, qu’il n’y avait plus de notion de marges arrières ni de choses de ce genre, il n’y avait aucun élément ; je ne me suis donc pas inquiété, à tel point que je n’en ai pas parlé au conseil. Quand il y a un problème à propos d’un article de Mediapart ou autre, cela entraîne des échanges de courriels par centaines. Savez‑vous combien j’ai envoyé de courriels au sujet du livre ? Un seul ! Il en existe toutes les traces et l’enquête le prouvera – je parle de l’enquête du conseil, car je ne pense pas qu’il y en ait une plus globale. Dans ce courriel, je disais simplement à la responsable de la communication en France que les réponses aux questions qu’elle avait préparées, au cas où, étaient plutôt positives. Si j’avais prévenu le conseil, cela nous aurait peut‑être permis de travailler sur l’ouvrage, mais, je le répète, nous ne savions pas du tout ce qu’il contenait : nous ne l’avons su qu’à sa sortie. Bravo – hélas pour nous – à l’auteur pour son organisation.

On me dit que j’ai vendu des actions quelques semaines avant la parution, mais je l’ai fait fin juillet et le livre est sorti fin janvier. On ne savait pas si ce livre allait sortir. Cela faisait deux ans qu’on savait que quelqu’un faisait des bouts d’enquête auprès de certaines personnes ; il n’y avait rien de plus, à part une liste de questions qui ne nous posait pas de problème, dont une seule me concernait et n’était même pas sensible. Je n’avais donc aucun élément.

Vous parlez de l’opinion publique, mais ce n’est pas l’opinion publique qui juge ; heureusement, il y a une justice dans ce pays. J’ai tout de même été mis au pilori un jour qui a été horrible pour ma famille et moi, et on a parlé de délit d’initié à propos de quelqu’un qui a toujours fait très attention, qui garde ses actions pendant des années, alors que certains les vendent immédiatement, et qui en détient encore 65 %. Il n’y a absolument rien qui puisse montrer qu’il y a délit d’initié, et si je dois répondre à d’autres, je le ferai évidemment en ce sens.

Une société peut avoir un but social et environnemental au‑delà de l’aspect lucratif. Il est évident qu’Orpea va très bientôt se doter du même nouveau statut que Korian. Mais, pour moi, c’était déjà fait. Le fait que je sois devant vous pourrait démontrer le contraire, mais l’entreprise a toujours eu une dimension sociale. Il a été question du Prix de l’âme, de la prime que nous avons donnée à tous les salariés, mais je ne vous ai pas parlé des masques. Début 2020, l’État réquisitionne les masques, alors que nous avons besoin de masques pour nos résidences. Nous avons pu affréter un avion d’Air France pour faire venir des masques du bout du monde, achetés à un prix absurde : ces masques qui valent 5 centimes, nous les avons payés 50 centimes ou 1 euro, et même 2 euros pour les masques FFP2. Nous en avons eu pour des millions d’euros dont nous ne savions pas s’ils nous seraient remboursés. Quand on m’a demandé ça, vous croyez que je me suis soucié des marges ? Jamais : j’ai dit « pour les résidents, faites‑le tout de suite ». Si vous rencontrez des personnes travaillant dans l’entreprise, elles vous le confirmeront : nous avons toujours pensé aux résidents avant de penser aux résultats. Pourquoi ? Parce que si vous pensez aux résidents, les résultats viendront, alors que si vous n’y pensez pas, il n’y aura plus jamais de résultat : ce serait la politique de la terre brûlée, que nous n’appliquerons jamais.

Les trois dernières années, on ne m’a pas octroyé d’actions, alors qu’il y a des plans d’actions tous les ans, parce que le cours de bourse n’était pas au niveau attendu. Cela ne m’inquiétait pas : je savais que cela allait venir, car en faisant du bon travail à long terme, avec des loyers qui baissent, des salariés qui ont confiance, on y arrive. J’aurais pu faire en sorte d’obtenir des actions, très facilement, en réduisant les coûts, comme vous l’avez dit. Mais réduire les coûts, si on le fait une fois, deux fois, trois fois, on tue l’entreprise – en plus de tuer des personnes âgées, ce qui est bien pire, ou en tout cas de les mettre en état de faiblesse. J’ai préféré ne pas travailler dans mon intérêt personnel, mais pour l’entreprise. C’est ce que j’ai toujours fait, et c’est ce que vous diraient l’ensemble des salariés qui me connaissent – dans un groupe d’une dizaine de milliers de salariés, ils sont peu. Je parle toujours avec la même sincérité et la même franchise.

En ce qui concerne le rationnement des repas, il n’y en a absolument aucun. Une étude que je peux vous fournir montre que 62 % des résidents qui entrent chez nous sont dénutris et que les deux tiers retrouvent un poids normal et une alimentation normalisée en trois mois. C’est notre travail. Le tiers restant n’y parviendra pas pour des raisons médicales, du fait de polypathologies. De plus, vu le faible poids de ces coûts par rapport aux loyers, les réduire serait stupide, car anticommercial et nuisible à la réputation du groupe. Ils représentent en tout – denrées, compléments alimentaires, équipement et personnel, hors loyers, évidemment – 14,50 euros par jour, comme dans l’ensemble des groupes de la taille du nôtre. Il n’y a aucune limitation de coût à ce niveau : lors de l’établissement du budget du directeur, dont celui‑ci se charge lui‑même, et des discussions à ce sujet avec le directeur régional, il n’est jamais question des repas.

C’est vrai que les directeurs peuvent sembler ne pas avoir assez d’autonomie, parce que toute la partie qui n’est pas à leur charge – transports, loyers, etc. – est décidée au siège : par exemple, la question de savoir si l’immeuble va être vendu. Ils se sentent donc un peu limités dans leurs décisions, ce que je peux comprendre – vous voyez, je l’accepte. Mais ils ne sont pas privés d’autonomie pour autant : leur autonomie est totale pour tout ce qui concerne l’hôtellerie, les soins, évidemment, et, a fortiori, la dépendance.

Nous tentons toujours de remplacer les personnels, mais il est parfois très difficile de trouver des salariés. Nous n’avons aucun intérêt à ne pas les remplacer, car ce n’est pas nous qui prenons en charge et un salarié supplémentaire est synonyme de meilleure qualité. En outre, si nous ne dépensons pas l’enveloppe, c’est très simple, nous remboursons en fin d’année ! Nous ne sommes pas stupides, et ne faisons pas de choses absurdes !

Pour autant, en théorie, nous n’avons pas le droit de remplacer un poste vacant en contrat à durée indéterminée (CDI) par un contrat à durée déterminée (CDD). Nous sommes d’ailleurs le seul pays en Europe où l’employeur et l’employé n’ont pas le droit de contractualiser dans ce cas... C’est dommage et je crois que le Gouvernement est en train de revoir sa position.

Enfin, un remplacement en CDD coûte 10 % de plus, du fait de la précarité. C’est normal, mais cela explique aussi pourquoi certains salariés préfèrent les CDD, alors que nous les incitons à signer des CDI à temps plein, gages de stabilité et de fidélité, donc de qualité. Chez nous, 82 % des heures sont réalisées en CDI, 18 % en CDD ; c’est trop.

Nous rencontrons également des problèmes pour les remplacements en été. Nous avons des difficultés à trouver des personnels pour certains EHPAD. Ainsi, ne nous voilons pas la face, où habitent les aides‑soignantes ou les auxiliaires de vie qui travaillent à Neuilly‑sur‑Seine ou dans le 16e arrondissement de Paris ? Même si elles sont payées entre 10 et 20 % de plus que dans un établissement classique, il leur faut quand même une heure et demie matin et soir pour venir travailler si elles habitent en Seine‑Saint‑Denis ou dans le Val‑de‑Marne. Comment faire quand vous avez un enfant à l’école ou un bébé en crèche ? Si votre RER a 10 minutes de retard, vous pouvez retrouver votre enfant au commissariat. Quand ces personnes trouvent un emploi à 10 minutes de chez elles, même moins bien rémunéré, elles le privilégient et il faut, là encore, très rapidement trouver un CDD pour les remplacer.

Le problème est complexe et nous devons recruter des directeurs qui savent gérer. Ce n’est pas simple, mais nous faisons au mieux. Il est vrai qu’en 2015 et 2016, le taux de satisfaction de notre établissement de Neuilly‑sur‑Seine a baissé – à 77 %, contre les 95 % que j’évoquais précédemment. Il a fallu plusieurs années pour régler le problème car il n’est pas aisé de changer les équipes. À Neuilly‑sur‑Seine, durant ces deux années, nous avons failli, certes, mais cette défaillance ne doit pas remettre en cause le travail réalisé ailleurs.

J’aime les personnes âgées, je n’ai pas peur de le dire, et quand certaines ne sont peut‑être pas bien traitées, j’en ai honte, j’en suis désolé. Même s’il ne s’agit que d’un cas, c’est toujours un cas de trop. Mais comme le disait le président, nous gérons la perfection et on ne peut pas être parfait tout le temps, surtout sur les sites où le turnover est supérieur à la moyenne, ce qui peut engendrer une défaillance.

Je pense avoir traité toutes vos questions.

Mme Jeanine Dubié. Non, vous n’avez pas répondu à toutes nos questions. D’où tirez‑vous vos bénéfices colossaux ? J’ai dirigé une maison de retraite de quatre‑vingts lits, dotée d’un budget de 2 800 000 euros, toutes sections confondues, dont 1 700 000 pour la section hébergement, avec un prix de journée d’environ 47 euros. Nous arrivions, dans le meilleur des cas, à obtenir un excédent de 20 000 euros, soit moins de 2 %.

Vous êtes directeur général d’un groupe travaillant dans le secteur médico‑social, pas d’une entreprise où l’on entre des pièces détachées pour sortir des produits finis et faire de la marge ! Nous ne comprenons donc pas comment vous pouvez générer de tels bénéfices avec une activité médico‑sociale qui ne crée pas de valeur ajoutée. Comment financez‑vous votre siège et vos rémunérations ? Je ne fais pas partie de ceux qui plaident pour l’interdiction de cette activité au secteur commercial mais, quand on vous entend, on est tenté ! Votre discours vise les investisseurs, vous nous parlez de billets d’avion, de billets de train, de la SNCF, d’Air France, etc. Mais ce ne sont pas les résidents qui voyagent : donc qui est‑ce ?

Je vais être respectueuse car je comprends que vous soyez bouleversé. Mais, enfin, de 1998 à 2006, vous avez été directeur administratif et financier du groupe. Vous ne pouvez donc pas nous dire que vous n’aviez pas connaissance des contrats de prestation de services. Il ne faut pas nous prendre pour des imbéciles ! Un peu d’honnêteté tout de même !

Enfin, je souhaitais vous interroger sur les dispositifs de défiscalisation de vos constructions immobilières. Dans notre rapport, nous plaidons pour leur interdiction pour la construction d’EHPAD. Qu’en pensez‑vous ?

Mme Michèle Victory. Je vais revenir sur les marges arrières. Vous nous avez répondu qu’il n’y en avait pas à votre connaissance, ou qu’elles étaient minimes – 0,1 %. M. Castanet dénonce le fait qu’elles portent sur des produits ou services financés par l’argent public. Pourriezvous nous indiquer sur quelles prestations elles auraient été réalisées ? Ontelles été déclarées à l’autorité de contrôle ? Ontelles été reversées au siège, et non aux établissements concernés ? Le taux estil le même pour tous les produits ? Le livre évoque 28 % sur les protections.

M. Cyrille IsaacSibille. Monsieur, je suis un peu déçu car vous ne reconnaissez aucune responsabilité, aucune dérive.

M. Yves Le Masne. J’en ai reconnu !

M. Cyrille IsaacSibille. Pourtant, tout responsable d’EHPAD sait qu’il est très difficile de bien faire avec des personnes âgées dépendantes, étant donné les conditions de travail des salariés, les difficultés de recrutement et les modalités de financement des établissements. Chez vous, Orpea, tout est parfait ! Je ne comprends pas.

Nous avons auditionné le syndicat « maison ». Êtes‑vous à l’origine de sa création ? Ils sont sympathiques mais, reconnaissez‑le, peu véhéments.

Je ne vous comprends pas plus quand vous indiquez que vous ne faites aucune marge arrière, puis que vous précisez que, même si elles existaient, elles ne seraient que de 0,1 %. Comment pouvez‑vous les chiffrer si elles n’existent pas ?

Concernant les CPOM, vous nous dites que les directeurs sont maîtres de leur budget et qu’ils ont une totale autonomie. Mais, alors, que fait le siège ? Vous avez un statut de cadre dirigeant et c’est donc vous qui êtes responsable, alors que vos directeurs, qui n’ont pas ce statut, ne le sont pas.

Quel est leur profil type ? Quelle est leur formation ? Sontils choisis pour leurs qualités de gestionnaire ou leurs qualités humaines ? Comment sontils évalués ?

Que pensez‑vous de l’évolution des conventions tripartites en CPOM ? La section hébergement devrait‑elle figurer dans les CPOM ?

M. Didier Martin. Avec MM. Marian et Brdenk, dans le livre de M. Castanet, vous constituez le trio diabolique à l’origine de l’industrialisation de l’accompagnement des personnes âgées en EHPAD, avec pour seul objectif le profit. C’est clair, et assez bien démontré.

Je voudrais vous entendre sur la gestion des personnels précaires – CDD, intérim – et sur la maltraitance que constitue le fait de les maintenir dans la précarité : CDD à répétition, voire abusifs, sans bénéfice de l’ancienneté, absence de formation et d’évolution dans leur parcours professionnel, etc. Le système a été mis au point, puis affiné, pour gérer tous les remplacements des absences des personnels en CDI, eux‑mêmes en situation de burnout du fait de l’excessive rotation salariale qui les oblige à accompagner chaque nouveau personnel.

M. Pierre Dharréville. Je voudrais à mon tour, calmement, exprimer ma colère face à vos réponses. D’où vient l’argent ? Vous évoquez des marges identiques à celles de Korian, mais ce n’est pas la réponse à ma question. D’où viennent vos marges ? Pourquoi votre groupe est‑il aussi lucratif ? L’argent doit bien venir de quelque part.

Votre groupe poursuit deux objectifs, si je comprends bien : satisfaire les souhaits de rentabilité des actionnaires ; constituer un empire immobilier. Quelle stratégie économique et financière permet de dégager de telles marges ? Quelle rentabilité vous demandent les actionnaires ? Et, pour y répondre, que demandezvous aux établissements ?

M. Yves Le Masne. Vous évoquez une rentabilité de 2 %. C’est bien après loyer ?

Mme Jeanine Dubié. Il s’agissait d’un établissement associatif et l’association était propriétaire du bâtiment. J’évoquais le ratio entre mon excédent et le budget d’hébergement, d’environ 1,5 %. C’est pourquoi je n’arrive pas à comprendre vos marges à 26 % quand les secteurs associatif et public ont du mal à boucler leur budget !

M. Yves Le Masne. La différence vient du prix de journée : notre moyenne est à 80 euros, quand vous évoquez environ 47 euros. Nos établissements sont bien localisés et le prix de journée, bien supérieur, nous permet de dégager une marge « honorable ». J’emploie ce terme car, en Europe, on considère que le bénéfice est honorable quand il atteint 10 %. En 2019, le taux de marge d’Orpea, après déduction des loyers et des autres frais, était de 6,2 % et, en 2020, de 4,1 %. Par rapport à d’autres secteurs, qui atteignent 20 à 30 %, notre marge reste vraiment très limitée.

Mme Jeanine Dubié. Si les résidents paient un service à 80 euros, c’est pour l’avoir !

M. Yves Le Masne. Mais ils l’ont, madame. Quand on dit que les maisons de retraite sont pleines, c’est faux. Les gens ne sont pas stupides ; quand ils paient un certain prix, c’est pour une qualité de service. Quand ils ne la trouvent pas, ils sont déçus et cela pose problème – on l’a vu à Neuilly‑sur‑Seine en 2015. Mais nous n’aurions pas 95 % des familles satisfaites si la qualité n’était pas là. Nous sommes à 95,3 % en 2020, 95,5 % en 2019, 94 % en 2018. Nous n’avons pas inventé ce baromètre puisque c’est une société externe qui demande aux familles si elles sont satisfaites. Bien sûr, cela signifie aussi que 5 % ne le sont pas.

Vous m’interrogez sur les aspects fiscaux – location en meublé professionnelle ou non professionnelle.

Mme Jeanine Dubié. Il y a aussi le dispositif « Censi‑Bouvard ».

M. Yves Le Masne. Oui, mais nous sommes surtout concernés par les deux premiers dispositifs, qui ont beaucoup aidé le groupe Orpea à se développer. Cela nous aiderait beaucoup moins si le système était supprimé. Ces dispositifs ont permis de créer les EHPAD – il faut beaucoup d’argent – et le système a permis au groupe de ne pas trop s’endetter et de vendre en respectant les investisseurs.

S’agissant des marges arrières déclarées au siège, je vous ai lu les clauses d’un contrat de prestation de services. Il ne s’agit en réalité pas de marges arrières, mais de services réels. Ainsi, en 2014, suite à un litige avec des laboratoires, la justice a débouté les syndicats des laboratoires et précisé qu’Orpea devait impérativement donner une valeur à chacun des services, ce que nous avons fait. Il n’y a donc aucune marge arrière sur les produits et prestations payés par l’État.

Vous m’accusez de ne reconnaître aucune erreur, mais j’ai accepté d’en reconnaître certaines, notamment les problèmes au sein de l’EHPAD de Neuilly‑sur‑Seine en 2015 et 2016, réglés depuis. Pour autant, je ne vais pas reconnaître des erreurs qui n’en sont pas.

Je le répète, les directeurs sont parfaitement autonomes dans leur domaine.

Les CPOM sont une très bonne chose. Sur ce point, je reconnais une deuxième erreur. En 2014‑2015, certains directeurs ont anticipé la réforme et se sont réparti des dotations plus globales afin de mieux équilibrer leurs besoins. Lorsque je l’ai constaté, j’ai demandé l’arrêt de ces pratiques. Depuis 2021 et l’entrée en vigueur des CPOM, ce très bon système nous donne plus de souplesse dans la gestion des professionnels de santé, en les répartissant dans les établissements selon les besoins fonctionnels, différents.

S’agissant des personnels précaires, monsieur, si nous n’avions que des CDI, nous serions les plus heureux du monde. Nous avons 12 % de CDD ; c’est problématique, également pour eux. Comment construire des projets d’avenir, acheter ou louer un bien immobilier sur le long terme avec un CDD ? Mais les salariés, notamment les nouvelles générations, veulent gérer leur emploi du temps comme ils le souhaitent. Dans un secteur, comme le nôtre, de plein emploi, si vous êtes infirmier ou aide‑soignant, vous pouvez vous permettre de lâcher un établissement. En outre, les personnels gagnent 10 % de plus et peuvent retrouver un emploi quand ils veulent.

Quand on leur demande d’attester qu’on leur a proposé un CDI, ils refusent, par peur de perdre leurs allocations... C’est pourquoi le Gouvernement est en train de revoir le dispositif.

Trouvez‑moi un seul endroit en France où l’on ne préférerait pas embaucher des CDI ! Nous préférerions n’avoir que des personnels stables. Je le répète, la fidélité est gage de qualité. Je n’ai pas les derniers chiffres mais, si je ne me trompe pas, 55 % de nos salariés sont là depuis plus de dix ans. Cela illustre l’attachement à notre groupe, malgré ce qui s’est passé.

M. Cyrille IsaacSibille. Qu’en est‑il du syndicat Arc‑en‑Ciel ?

M. Yves Le Masne. Il s’agit d’un syndicat créé par des salariés, à côté de la CFDT ou de l’UNSA par exemple. Il n’y a pas de « syndicat maison ». Peutêtre certains syndicats sontils plus virulents que d’autres, comme dans toute entreprise. Je ne suis pas directement en charge de ce sujet, mais il s’agit d’une liberté classique.

Pour conclure, vous avez raison, je fais partie du triumvirat mis en cause dans l’ouvrage de M. Castanet mais, si vous l’avez lu, vous vous serez rendu compte que je ne suis pratiquement pas mis en cause personnellement, même si l’on m’associe au scandale. Je fais partie du passé. C’est peutêtre pour cela que j’ai joué le rôle de fusible. Mais j’espère que vous constatez que le livre ne me décrit pas tel que je suis.

M. Didier Martin. Nous avons auditionné les représentants du syndicat Arc‑en‑Ciel, que l’on peut sans aucun doute qualifier de « syndicat maison ». Le livre explique comment il est favorisé par la direction générale, en satisfaisant, par exemple, ses revendications immédiatement avant les élections.

S’agissant des remplacements, vous ne m’avez pas répondu. Dans les tableaux transmis, les taux de remplacement ne sont pas de 1 pour 1, mais de 0,2 à 0,6. Votre absence d’efforts – de volonté – de remplacer 1 pour 1 est manifeste. Cela explique pourquoi votre personnel soignant et accompagnant est épuisé. Vous les tenez avec la précarité. « C’est leur choix », nous dites‑vous. Votre discours libéral ne m’étonne pas, mais vous ne pouvez nier la pression – certains avocats que nous avons entendus peuvent l’attester. Je maintiens qu’on peut parler de maltraitance quand on impose des cadences humainement impossibles à supporter pour les résidents et les personnels.

Mme Michèle Victory. Si les allégations du livre sont fausses, le groupe a‑t‑il l’intention de porter plainte pour diffamation ?

De hauts fonctionnaires issus des ARS ont‑ils été recrutés par Orpea ? Il pourrait alors y avoir conflits d’intérêts.

Ma dernière réflexion est issue de mon expérience de terrain, au sein de ma circonscription, où se situe un de vos établissements. Quand les familles sont témoins de difficultés qui touchent la vie de leurs parents, elles n’arrivent jamais à se faire entendre, ni de l’ARS, ni d’Orpea, même avec dossiers, photos et explications à l’appui. C’est vraiment terrible. Même s’il s’agit de moins de 5 % des cas, cela reste insupportable. Comment faire si personne n’est responsable ? Pourquoi le système dysfonctionne‑t‑il ? Pourquoi les familles, en grande détresse, n’arrivent‑elles pas à faire entendre les souffrances de leurs parents ?

Mme Jeanine Dubié. Je vous transmettrai un message électronique, reçu le 13 février 2022, d’un monsieur dont la mère est résidente d’un établissement Orpea. Ce monsieur voulait que sa mère obtienne une procuration pour aller voter. « J’ai tâché de l’expliquer à cette directrice sans aucun succès. J’ai écrit trois fois à Yves le Masne et j’ai obtenu des réponses pleines de cynisme pur. Au mépris de la loi, Orpea s’arroge le droit de décider qui a, ou n’a pas, ses droits civiques. » Maintenant que vous avez un peu le temps, vous pourrez peutêtre répondre à ce monsieur...

M. Yves Le Masne. Je suis désolé d’entendre ce que vous rapportez au sujet des procurations. Les directeurs d’établissement s’en occupent bien habituellement. Le courriel étant daté de février 2022, le groupe cherche sans doute à répondre, de manière maladroite, à des courriers qui me sont adressés alors que je n’en fais plus partie.

Mme Jeanine Dubié. C’était pour les élections régionales.

M. Yves Le Masne. Laissez‑moi le document, je m’engage à m’en occuper personnellement.

Je m’étonne que les familles ne trouvent pas d’oreille attentive. Tout est pourtant organisé pour permettre aux uns et aux autres de s’exprimer. Vos propos révèlent un problème propre à la structure que vous mentionnez et une insatisfaction des résidents. Donnez‑moi le nom de l’établissement et je transmettrai à la direction du groupe, à moins qu’elle ne nous écoute et vous apporte une réponse directement.

Je conteste l’idée selon laquelle je tiens un discours libéral sur les CDD, d’autant que le paiement des 10 % supplémentaires correspondant à l’indemnité versée à la fin de tels contrats n’est pas pour lui plaire. Au contraire, je prends en considération les aspirations des nouvelles générations. Dans les secteurs qui connaissent une période de plein emploi, les salariés peuvent se permettre de prendre des décisions qui contrarient leur employeur.

La marge provient de la bonne gestion, je l’ai dit. Une seule personne au sein du siège du groupe établit 800 à 900 paies là où ailleurs une personne par établissement est nécessaire. Le siège centralise les éléments qui sont renseignés par chaque établissement.

Mme Jeanine Dubié. Ce sont les logiciels qui établissent les paies !

M. Yves Le Masne. Heureusement, les logiciels existent sinon il faudrait plusieurs centaines, et non dizaines, de salariés pour gérer les paies.

S’agissant d’une éventuelle plainte en diffamation, je ne peux malheureusement pas vous répondre n’étant plus à la tête du groupe. Lorsque nous avons appris la parution de l’ouvrage, nous avons eu cinq jours – quatre en ce qui me concerne car j’étais ensuite à l’hôpital – pour répondre à des allégations qui sont le fruit d’années de travail. Des enquêtes internes sont en cours. Il appartiendra au directeur général de prendre la décision mais il me semblerait normal qu’une plainte soit déposée sur plusieurs points qui ne correspondent pas à la réalité et faussent l’image du groupe Orpea.

Mme la présidente Fadila Khattabi. À l’issue des auditions des responsables d’Orpea, la représentation nationale reste pour le moins sur sa faim. Les députés sont quelque peu dépités. Après plus d’un mois d’investigation pour comprendre le système qui a été instauré, nous n’avons pas obtenu les réponses que nous attendions.

Nous sommes déterminés à améliorer le sort des résidents dans les EPHAD. Le ministre des solidarités et de la santé, Olivier Véran, et la ministre déléguée chargée de l’autonomie, Brigitte Bourguignon, ont annoncé hier une série de mesures. Nous espérons que les conclusions de la double enquête de l’IGAS et de l’IGF diligentée par Mme la ministre déléguée seront suivies de nouvelles décisions. Le Gouvernement ne manquera pas de mettre en œuvre toutes les mesures qui relèvent du domaine réglementaire. Ensuite, le législateur devra poursuivre son travail afin d’assurer l’accompagnement avec dignité et respect de nos anciens. À cet égard, je vous remercie, chers collègues pour votre mobilisation et votre assiduité tout au long de la législature.

 

 


([1]) Voir notamment : Les dossier de la DREES, Des conditions de travail en EHPAD vécues comme difficiles par des personnels très engagés, n° 5, septembre 2016, p. 8 et Le taux d’encadrement dans les Ehpad, n° 68, décembre 2020, p. 7.

([2]) Il devrait passer de 1 387 000 en 2020 à 1 479 000 en 2025, d’après les données contenues dans le rapport établi par Mme Myriam El Khomri (Plan de mobilisation nationale en faveur de l’attractivité des métiers du grand âge 20202024, octobre 2019, p. 11).

([3]) Cour des comptes, Rapport public annuel 2022, février 2022, p. 82.

([4]) L’écart de taux d’encadrement peut se révéler important suivant les secteurs : 72,1 ETP pour 100 places dans les EHPAD publics autonomes ; 52,3 dans les EHPAD privés commerciaux (https://www.cnsa.fr/actualites-agenda/actualites/la-situation-economique-et-financiere-des-etablissements-dhebergement-pour-personnes-agees-dependantes-en-2018).

([5]) Plan de mobilisation nationale en faveur de l’attractivité des métiers du grand âge 2020-2024, op. cit., p. 37.

([6]) Ibid., p. 36.

([7]) Proposition n° 1 du rapport d’information présenté par Mmes Monique Iborra et Caroline Fiat au nom de la commission des affaires sociales en conclusion des travaux de la mission sur les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), mars 2018.

([8]) Loi n° 2021-1018 du 2 août 2021 pour renforcer la prévention en santé au travail.

[9] Audition de M. Gérard Brami, ancien directeur d’EHPAD.

([10]) Article L. 313-13 du code de l’action sociale et des familles.

([11]) Décret n° 2019-714 du 5 juillet 2019 portant réforme du métier de médecin coordonnateur en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes.

([12]) Plan de mobilisation nationale en faveur de l’attractivité des métiers du grand âge 2020‑2024, op. cit., p. 11.

[13] Sources : DREES, enquête EHPA 2015, et rapport d’information présenté par Mmes Monique Iborra et Caroline Fiat au nom de la commission des affaires sociales en conclusion des travaux de la mission sur les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), mars 2018.

[14] Ce type de pratique permet aux groupes de bénéficier d’un double gain : d’une part, la diminution du coût de la masse salariale (les personnels faisant fonction étant moins bien payés) et, d’autre part, en utilisant des personnels faisant fonction, les structures déclarent du temps d’aides-soignants, c’est-à-dire du temps relevant non plus majoritairement du forfait hébergement mais des forfaits soins et dépendance qui sont financés par de l’argent public (ARS et départements).

[15] Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie, Situation économique et financière des EHPAD entre 2017 et 2018, mai 2020.

[16] Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), Avis « Mieux accompagner la fin de la vie à la lumière des enseignements de la crise sanitaire », février 2022.

[17] Défenseur des droits, « Les droits fondamentaux des personnes âgées accueillies en EHPAD », mai 2021.

[18] Contribution de la direction générale de la cohésion sociale (DGCS).

[19] Outils issus de la loi n° 2002-2 du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale.

[20] Outil issu de la loi n° 2015-1776 du 28 décembre 2015 relative à l’adaptation de la société au vieillissement, dite « ASV ».

[21] « Les personnes âgées hébergées dans les Ehpad », rapport public annuel, 2022.

[22] Défenseur des droits, op. cit.

[23] On qualifie ici une personne d’isolée quand elle ne dispose pas ou plus d’amis ou de famille proche (conjoint, enfants, parents, fratrie, petits enfants). Xavier Besnard, Shirine Abdoul-Carime, DREES, « L’entourage des personnes âgées en établissements : relations familiales et sociales, aides reçues », 2020.

[24] Articles D. 311-3 à D. 311-20 du code de l’action sociale et des familles.

[25] C’est ainsi que l’ont présenté une partie des associations de familles et des associations d’aidants auditionnées.

[26] Article 23 de la loi n° 2022-140 du 7 février 2022 relative à la protection des enfants. Définition issue des travaux de la Commission pour la lutte contre la maltraitance et la promotion de la bientraitance du Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge (HCFEA) et du Comité national consultatif des personnes handicapées (CNCPH), installée le 19 mars 2018 et présidée par Alice Casagrande.

[27] Défenseur des droits, op. cit.

[28] Plateforme d’appel animée par des bénévoles.

[29] Conseil national consultatif des personnes handicapées.

[30] CNSA, « Situation économique et financière des EHPAD entre 2017 et 2018 », mai 2020.

[31] Conseil d’analyse économique, « Quelles politiques publiques pour la dépendance ? », Les notes du CAE, n° 35, octobre 2016.

[32] Rapport d’information de Mmes Fiat et Iborra sur les EHPAD, Assemblée nationale, 2018 (n° 769).

[33] Dominique Libault, « Concertation : grand âge et autonomie », mars 2019.

[34] Institut de formation d’aides-soignants

[35] Rapport d’information de Mmes Fiat et Iborra.

[36] Rapport d’information de Mmes Fiat et Iborra.

[37] Maisons d’accueil et de résidence pour l’autonomie, promues par la Mutualité sociale agricole.

[38] CNSA, « Situation économique et financière des EHPAD entre 2017 et 2018 », mai 2020.

[39] Rapport entre les effectifs de personnels en équivalent temps plein (ETP) et le nombre de places dans l’établissement.

[40] 72,1 ETP pour 100 places.

[41] 52,3 ETP pour 100 places.

[42] Articles L. 210-10 et R. 210-21 du code de commerce.

[43] IBORRA Monique, Communication de la mission flash relative aux établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), 13 septembre 2017 ; IBORRA Monique et FIAT Caroline, Rapport d’information sur les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), mars 2018 ; IBORRA Monique et FIAT Caroline, Communication de la mission flash sur le secteur médico-social dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, mai 2020.

[44] LECOCQ Charlotte et FIRMIN LE BODO Agnès, Rapport d’information sur la mise en application de la loi n° 2015-1776 du 28 décembre 2015 relative à l’adaptation de la société au vieillissement, 5 décembre 2017.

[45] VIDAL Annie, Rapport de la mission d’évaluation et de contrôle des lois de financement de la sécurité sociale sur l’évolution de la démarche qualité au sein des EHPAD et de son dispositif d’évaluation, 26 juillet 2018.

[46] PANONACLE Sophie et BATTISTEL Marie-Noëlle, Rapport d’information sur la séniorité des femmes, 4 juin 2019.

[47] DUFEU-SCHUBERT Audrey, rapport remis au Premier ministre : « Réussir la transition démographique et lutter contre l’âgisme », décembre 2019.

[48] ATGER Stéphanie et BAREIGTS Ericka, Rapport d’information sur le grand âge dans les outre-mer, 6 février 2020.

[49] BONNEL Bruno et RUFFIN François, Rapport d’information sur les « métiers du lien », 24 juin 2020.

[50] ROBERT Mireille et CORNELOUP Josiane, Rapport d’information sur l’accueil familial, 2 décembre 2020.

[51] HAMMERER Véronique, Communication de la mission flash sur les actions de prévention de la perte d’autonomie du régime agricole (MSA), 14 avril 2021.

[52] V. notamment le rapport de la Cour des comptes : « La prise en charge médicale des personnes âgées en EHPAD. Un nouveau modèle à construire », paru en février 2022.

[53] V. « Grand âge : le Gouvernement engagé en faveur du bien vieillir à domicile et en établissement », dossier du presse du Ministère des Solidarités et de la Santé, 8 mars 2022.

[54] Cette estimation se base sur les mêmes hypothèses que le rapport Libault (2019).

[55] Emplois Temps Plein.

[56] Source : Rapport de lIGAS n° 2019-112 relatif au bilan national des activités dinspection et de contrôle des ARS en 2018.

([57]) https://videos.assemblee-nationale.fr/video.11822505_61fa81fe970a9.commission-des-affaires-sociales--audition-de-m-philippe-charrier-president-directeur-general-du--2-fevrier-2022

([58])  https://videos.assemblee-nationale.fr/video.11848080_6203799246a66.commission-des-affaires-sociales--m-denis-morin-president-de-la-sixieme-chambre-de-la-cour-des-co-9-fevrier-2022

([59]) https://videos.assemblee-nationale.fr/video.11859650_6204d2c2b46d6.commission-des-affaires-sociales--m-victor-castanet-auteur-de-l-ouvrage-les-fossoyeurs-sur-la-si-9-fevrier-2022

([60])  https://videos.assemblee-nationale.fr/video.11870595_620bcca506c9f.commission-des-affaires-sociales--situation-dans-certains-etablissements-du-groupe-orpea-15-fevrier-2022

([61])  https://videos.assemblee-nationale.fr/video.11874947_620c0418b3573.commission-des-affaires-sociales--m-jean-claude-brdenk-ancien-directeur-general-delegue-en-charge-15-fevrier-2022

([62])  https://videos.assemblee-nationale.fr/video.11884009_620cfa5bec2a2.commission-des-affaires-sociales--situation-dans-certains-etablissements-du-groupe-orpea--transpor-16-fevrier-2022

([63])  https://videos.assemblee-nationale.fr/video.11890071_620dfda3e956c.commission-des-affaires-sociales--situation-dans-certains-etablissements-du-groupe-orpea--diverses-17-fevrier-2022

([64])  https://videos.assemblee-nationale.fr/video.11890071_620dfda3e956c.commission-des-affaires-sociales--situation-dans-certains-etablissements-du-groupe-orpea--diverses-17-fevrier-2022

([65])  https://videos.assemblee-nationale.fr/video.11890071_620dfda3e956c.commission-des-affaires-sociales--situation-dans-certains-etablissements-du-groupe-orpea--diverses-17-fevrier-2022

([66])  https://videos.assemblee-nationale.fr/video.11902046_6215067630e77.commission-des-affaires-sociales--situation-dans-certains-etablissements-du-groupe-orpea--anciens--22-fevrier-2022

([67])  https://videos.assemblee-nationale.fr/video.11906546_62153eb8de97d.commission-des-affaire-sociales--auditions-sur-la-situation-dans-certains-etablissements-du-groupe--22-fevrier-2022

([68]) https://videos.assemblee-nationale.fr/video.11908479_6215e73bdb3cf.commission-des-affaires-sociales--situation-dans-certains-etablissements-du-groupe-orpea--represen-23-fevrier-2022

([69])  https://videos.assemblee-nationale.fr/video.11908479_6215e73bdb3cf.commission-des-affaires-sociales--situation-dans-certains-etablissements-du-groupe-orpea--represen-23-fevrier-2022

([70])  https://videos.assemblee-nationale.fr/video.11921811_621650d24c101.commission-des-affaires-sociales--situation-dans-certains-etablissements-du-groupe-orpea-23-fevrier-2022

([71])  https://videos.assemblee-nationale.fr/video.11941527_621f1b381aa9c.commission-des-affaires-sociales--role-des-proches-dans-la-vie-des-ehpad--ehpad-de-demain--quels--2-mars-2022

([72])  https://videos.assemblee-nationale.fr/video.11941527_621f1b381aa9c.commission-des-affaires-sociales--role-des-proches-dans-la-vie-des-ehpad--ehpad-de-demain--quels--2-mars-2022

([73])  https://videos.assemblee-nationale.fr/video.11960346_622772df9427c.commission-des-affaires-sociales--bilan-de-l-activite-de-la-commission-pour-la-xve-legislature--ge-8-mars-2022

([74])  https://videos.assemblee-nationale.fr/video.11960346_622772df9427c.commission-des-affaires-sociales--bilan-de-l-activite-de-la-commission-pour-la-xve-legislature--ge-8-mars-2022

([75]) https://videos.assemblee-nationale.fr/video.11961249_6227ba67e0704.commission-des-affaires-sociales--mme-brigitte-bourguignon-ministre-deleguee-aupres-du-ministre-de-8-mars-2022

([76]) https://videos.assemblee-nationale.fr/video.11961945_62286a125f010.commission-des-affaires-sociales--m-yves-le-masne-ancien-directeur-general-du-groupe-orpea-9-mars-2022