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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
SEIZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 1er juin 2023
RAPPORT
FAIT
AU NOM DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères – États, organisations, entreprises, groupes d’intérêts, personnes privées – visant à influencer ou corrompre des relais d’opinion, des dirigeants ou des partis politiques français,
Président
M. Jean-Philippe TANGUY
Rapporteure
Mme Constance LE GRIP
Députés
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TOME I
RAPPORT
Voir les numéros : 275 et 589.
La commission relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères – États, organisations, entreprises, groupes d’intérêts, personnes privées – visant à influencer ou corrompre des relais d’opinion, des dirigeants ou des partis politiques français, est composée de : M. Jean-Philippe Tanguy, président ; Mme Constance Le Grip, rapporteure ; M. Pierre‑Henri Dumont, M. Laurent Esquenet-Goxes, Mme Anne Genetet, M. Thomas Rudigoz, vice-présidents ; M. Jean‑Pierre Cubertafon, Mme Stéphanie Kochert, M. Kévin Pfeffer, M. Vincent Seitlinger, secrétaires ; Mme Nadège Abomangoli ; M. Pieyre‑Alexandre Anglade ; M. Julien Bayou ; M. Éric Bothorel ; M. Ian Boucard ; M. Philippe Brun ; Mme Clara Chassaniol ; Mme Mireille Clapot ; Mme Caroline Colombier ; M. Nicolas Dupont-Aignan ; M. Frank Giletti (à compter du 1er juin 2023) ; M. Bastien Lachaud ; Mme Hélène Laporte (jusqu’au 31 mai 2023) ; M. Thomas Ménagé ; Mme Anna Pic ; M. Thomas Portes ; M. Richard Ramos ; M. Aurélien Saintoul ; M. Charles Sitzenstuhl ; M. Stéphane Vojetta.
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SOMMAIRE
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Pages
partie 1 : la France est la cible d’ingérences de la part de puissances étrangères
I. Qu’est-ce qu’une ingérence étrangère ?
A. un concept qui doit être distingué de l’influence
1. L’ingérence d’un État désigne son intervention dans les affaires intérieures d’un autre État
2. Les ingérences peuvent être confondues avec les politiques d’influence
B. les ingérences empruntent plusieurs vecteurs
1. Le contexte géopolitique est propice à la multiplication des moyens d’ingérence
b. Les manipulations de l’information
c. Les atteintes au patrimoine économique, scientifique et technique
d. L’utilisation du droit comme arme
e. Le recrutement d’une partie des élites
A. la russie est la principale menace pour les démocraties occidentales en termes d’ingérence
1. Les ingérences de la Russie s’inscrivent dans une logique de subversion et de déstabilisation
a. Une politique d’espionnage qui n’a rien perdu de son importance
b. Une guerre informationnelle visant à la déstabilisation
c. Des cyber-attaques comme armes d’une guerre hybride
1. Des tentatives d’ingérence de plus en plus agressives en voie de « russianisation » ?
2. Des ingérences destinées à contrôler son image et ses ressortissants
a. La guerre de l’opinion publique
C. d’autres États peuvent chercher à s’immiscer dans les affaires intérieures de la france
a. Des tentatives de corruption de parlementaires européens ?
b. Le recours au placement rémunéré d’informations
III. la France est particulièrement exposée aux tentatives d’ingérence russes
A. une entreprise de désinformation de longue haleine
a. Une longue tradition soviétique
i. La volonté de produire un récit alternatif aux médias occidentaux
2. L’Afrique, espace privilégié de la désinformation russe anti-française
a. La Russie a développé une stratégie spécifique de désinformation en Afrique
b. Cette rhétorique russe antifrançaise a déjà largement porté ses fruits en Afrique
3. L’ingérence informationnelle russe dans les campagnes présidentielles françaises de 2017 et 2022
a. Les « Macron Leaks » au cours de l’élection présidentielle de 2017
B. la « capture » de certaines élites : entre naïveté et connivence
1. L’attraction de certains hauts fonctionnaires par la Russie
2. Les accointances entre le personnel politique français et la Russie
a. L’importance des cercles d’influence franco-russes
i. Le Dialogue franco-russe et le rôle de M. Thierry Mariani
ii. Les autres cercles d’influence de la Russie en France
b. Des parcours individuels entre naïveté et compromission
i. L’adhésion aux thèses du Kremlin
ii. L’utilisation du statut d’élu au bénéfice des positions russes
iii. La reconversion au sein d’entreprises russes
C. le cas particulier du rassemblement national
1. Un soutien idéologique et une proximité affichée avec le régime de M. Poutine
i. Une forte proximité politique et idéologique et des intérêts communs
ii. Des actes de soutien concrets au régime de M. Poutine : les déplacements et les votes
2. Les emprunts russes du Rassemblement national
I. la prévention des ingérences étrangères
a. La trahison et l’espionnage
b. Les autres atteintes à la défense nationale
2. Les atteintes à la probité constituent un vecteur pour les ingérences étrangères
a. Les délits de corruption, de trafic d’influence et de prise illégale d’intérêts
i. La corruption passive et le trafic d’influence
ii. La prise illégale d’intérêts
b. La prévention des conflits d’intérêts
c. L’encadrement de l’activité des représentants d’intérêt
a. De manière générale, les contributions des personnes physiques sont plafonnées
i. Les dons et les cotisations
c. Dans le silence de la loi, les prêts de personnes physiques étrangères sont permis
b. Les dons en provenance d’entités étrangères sont strictement interdits
c. Les prêts en provenance de banques européennes sont permis
b. L’État rembourse une partie des dépenses des candidats aux élections
C. Des progrès dans la protection de l’économie française face aux ingérences
a. Le recensement des activités économiques sensibles
b. Le contrôle des investissements étrangers
2. La lutte contre l’instrumentalisation du droit à des fins d’ingérence économique
a. Les menaces posées par le lawfare d’États étrangers
i. L’Agence française anticorruption
ii. La convention judiciaire d’intérêt public
II. médias, plateformes numériques, nouvelles technologies : principaux points de vulnérabilité ?
A. La « guerre informationnelle » : désinformation, manipulation, malinformation
1. La « guerre informationnelle » se joue d’abord sur les plateformes numériques
a. Le champ numérique, espace privilégié de la « guerre informationnelle »
i. Des espaces peu régulés où la désinformation circule aisément
iii. Des plateformes numériques non européennes en situation de monopole
b. La lutte contre la désinformation sur les plateformes numériques
i. Le rôle de Viginum contre la manipulation de l’information
ii. La question de la régulation des plateformes numériques
a. Monnayer la manipulation de l’information en France : l’exemple de « Team Jorge »
i. « Team Jorge », un acteur polyvalent de la désinformation
ii. Un relais de la manipulation informationnelle de « Team Jorge » à BFM TV ?
b. Les vulnérabilités des médias français dans la guerre informationnelle
i. La pratique de l’influence auprès des médias et des journalistes
ii. Des contenus promotionnels « cachés » au sein des contenus informationnels
1. Des menaces cyber croissantes
2. Une structure de défense organisée et discrète
a. Un dispositif de cyberdéfense animé par l’ANSSI
b. La nécessaire discrétion de la cyberdéfense
A. l’architecture institutionnelle de la contre-ingérence
a. La détection des ingérences étrangères
b. La sensibilisation aux risques
3. Le renseignement du ministère chargé de l’économie et des finances
B. une prise de conscience rompant avec une certaine naïveté ou un certain déni de rÉalité…
1. La contre-ingérence est le reflet d’une nouvelle approche des relations internationales
C. … qui reste à diffuser à l’ensemble des acteurs et de notre société
1. Sensibiliser, éveiller, mobiliser
3. Le nécessaire réveil du monde universitaire et académique
LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES
CONTRIBUTIONS des groupes politiques et des Députés
1. Contribution du groupe La France insoumise
2. Contribution du groupe Socialistes et apparentés
3. Contribution du groupe Écologiste
4. Contribution de Mme Mireille Clapot, députée de la Drôme
5. Contribution de Mme Caroline Colombier, députée de la Charente
6. Contribution de Mme Anne Genetet, députée des Français établis hors de France
7. Contribution de M. Thomas Ménagé, député du Loiret
8. Contribution de M. Kévin Pfeffer, député de la Moselle
9. Contribution de M. Charles Sitzenstuhl, député du Bas-Rhin
Annexes à l’avant-propos du président
1. Tableau des occurrences des noms des personnes auditionnées
2. Lettres de mission de M. Jean-Pierre Chevènement
3. Relevés de conclusions des réunions du bureau de la commission d’enquête
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La commission d’enquête relative aux « ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères – États, organisations, entreprises, groupes d’intérêts, personnes privées – visant à influencer ou corrompre des relais d’opinion, des dirigeants ou des partis politiques français » a été créée dans un contexte de vive polémique. Demandée par le groupe Rassemblement national au titre de son droit de tirage, un de ses objectifs affichés par ses initiateurs était de « purger » la question du prêt russe accordé au Front national en 2014 et celle des accusations de complaisance, voire plus, du Rassemblement national envers la Russie de Vladimir Poutine.
Le champ particulièrement large de cette commission d’enquête a constitué un défi permanent pour la conduite de ses travaux : 44 auditions, 53 personnes auditionnées, 87 heures d’audition.
Il est à noter qu’une commission d’enquête parlementaire dispose de prérogatives et de moyens strictement, encadrés par le droit et limités par le principe de séparation des pouvoirs. De plus, compte tenu de la nature des sujets traités, et des responsabilités professionnelles de plusieurs personnes auditionnées, la commission d’enquête s’est vu à plusieurs reprises opposer le secret de l’instruction, le secret de l’enquête et le secret défense.
Un effort de définition et de caractérisation des ingérences étrangères
Qu’est-ce qu’une ingérence étrangère ? Il s’agit de l’immixtion d’un État dans les affaires intérieures d’un autre État. Elle présente un caractère malveillant, toxique, voire délictueux, car elle vise à déstabiliser, à saper la confiance dans les institutions d’un pays, à engendrer de la confusion entre le vrai et le faux, à servir les intérêts d’une puissance étrangère, pouvant même aller jusqu’à tenter de détruire une cible, par exemple le système démocratique d’un État. C’est pourquoi elle ne doit pas être confondue avec les politiques d’influence.
Les ingérences étrangères peuvent emprunter plusieurs vecteurs comme les cyber-attaques, les manipulations de l’information, les atteintes au patrimoine scientifique et technique, l’utilisation du droit comme arme (lawfare), le recrutement d’anciens responsables politiques ou économiques, auxquels il faut ajouter une zone grise entre l’influence et l’ingérence, caractérisée par la recherche de la complaisance, de la connivence, voire de l’allégeance d’une partie des élites d’un pays.
Les ingérences peuvent être des actes d’une guerre hybride d’États qui nous sont hostiles
De toute évidence, la Russie constitue la principale menace pour les démocraties occidentales en termes d’ingérence. Ses activités hostiles s’inscrivent dans une logique de subversion et de déstabilisation. Elles reposent sur l’espionnage, la guerre informationnelle et les cyber-attaques. De plus, la Russie continue d’user d’un pouvoir d’attraction par convergence d’intérêts ou par recrutement intéressé.
La Chine représente l’autre grande menace pour les démocraties libérales en ce qui concerne les ingérences. Elle a de plus en plus recours à des manœuvres agressives et malveillantes pour atteindre ses objectifs, au point qu’on peut parler d’une « russianisation » de son attitude. Si les ingérences dont la République populaire de Chine est l’auteur sont surtout destinées à contrôler son image et ses ressortissants à l’étranger, l’espionnage et l’entrisme qu’elle pratique auprès de nos entreprises et de nos universités constituent un point d’attention majeur.
D’autres États cherchent à s’immiscer dans les affaires intérieures de la France, quoique à une moindre échelle actuellement que la Russie et la Chine. Il s’agit notamment de pays comme l’Iran, le Maroc, le Qatar ou encore la Turquie.
L’exposition de la France aux ingérences russes doit être soulignée
Une guerre informationnelle
La Russie conduit, dans notre pays, une campagne de désinformation de longue haleine. Cette stratégie d’ingérence héritée de l’époque soviétique a été réactualisée sous Vladimir Poutine en s’appuyant sur des médiats d’État (RT France et Sputnik) et sur les réseaux sociaux. Elle a eu pour but de produire un récit alternatif aux médias français afin de défendre et promouvoir les intérêts russes et de polariser notre société démocratique. Si l’agression militaire de la Russie contre l’Ukraine à partir de février 2022 a conduit à l’interdiction de ses principaux relais médiatiques, d’autres se maintiennent grâce aux réseaux sociaux, ou apparaissent, comme par exemple le nouveau média dit « alternatif » Omerta.
Il faut noter également que la Russie a développé une stratégie spécifique de désinformation, particulièrement agressive, visant l’Afrique francophone afin d’y favoriser une rhétorique hostile à notre pays et à nos valeurs.
Les tentatives d’ingérence informationnelle russe dans les deux dernières campagnes présidentielles en France constituent des exemples flagrants de ces manœuvres de déstabilisation, notamment l’affaire des Macron Leaks en 2017.
La capture d’une partie de nos élites
Il faut s’inquiéter par exemple de la tendance d’anciens responsables publics, en particulier d’officiers à la retraite, à développer des discours reprenant les éléments de langage du Kremlin dans les médias. Il convient de mettre en place un cadre juridique qui permette de maintenir un devoir de discrétion et de renforcer le régime d’incompatibilités pour certains hauts responsables qui n’exercent plus leur activité.
La commission d’enquête a étudié les accointances entre une partie du personnel politique français et la Russie. Elle a relevé le rôle de cercles d’influence comme le Dialogue franco-russe, co-présidé par M. Thierry Mariani, ou l’Observatoire franco-russe, un think tank créé par le conseil économique de la chambre de commerce et d’industrie franco-russe, qui œuvrent comme des lobbies pro-Kremlin. Il faut ajouter à cela des parcours individuels qui relèvent, au mieux de la naïveté, au pire de la compromission. Il peut s’agir d’une adhésion au narratif russe et aux actions du pouvoir russe, notamment par l’utilisation du statut de parlementaire français ou européen à son bénéfice, ou de la reconversion au sein d’entreprises russes. À ce titre, il semble nécessaire d’engager une réflexion à propos de contrôles renforcés sur les nouvelles carrières professionnelles d’anciens responsables politiques.
Les liens du Rassemblement national avec la Russie constituent un cas particulier
Le Rassemblement national entretient bien des liens privilégiés avec le Kremlin, liens que n’ont pas les autres partis politiques français. Le soutien idéologique et la proximité affichée avec le régime de Vladimir Poutine sont indéniables. Ils sont fondés sur des convergences de vues et des intérêts communs qui se traduisent par des soutiens concrets comme le relais des positions internationales des autorités russes, les déplacements d’élus RN en Russie, au Donbass ou en Crimée illégalement annexée, y compris en servant de caution à des consultations électorales non reconnues par la communauté internationale, ou des votes défavorables aux condamnations des violations du droit international par la Russie et aux sanctions internationales prononcées contre cet État.
Les emprunts russes contractés par l’ex-Front national ou par sa candidate ont été analysés par la commission d’enquête. Le prêt de 9,4 millions d’euros contracté en 2014 auprès de la First Czech Russian Bank (FCRB), alors contrôlée par un oligarque russe, a été finalement racheté par l’entreprise russe Aviazapchast à la suite de la faillite de la banque en 2016. Cette firme appartenant au complexe militaro-industriel en a rééchelonné le remboursement jusqu’en 2028. Cet « avantage certain et conséquent », selon une note de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP), a bien constitué un traitement de faveur de la part des nouveaux créanciers russes, d’autant que l’emprunteur n’a pas apporté de garanties, comme le souligne également la CNCCFP.
La prévention des ingérences étrangères repose sur un cadre juridique pertinent mais incomplet
La répression des atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation est, sur le plan pénal, le dispositif le plus ancien, pour prévenir les ingérences. Néanmoins, les atteintes à la probité – corruption, trafic d’influence, prise illégale d’intérêts – peuvent également être des vecteurs importants d’ingérences étrangères.
Concernant la vie politique, les restrictions posées aux financements des partis et des campagnes électorales provenant de l’étranger assurent une certaine étanchéité face aux risques d’ingérence. Toutefois, ces limitations demeurent incomplètes et l’on peut s’interroger sur les capacités d’en assurer un contrôle vraiment approfondi.
Sur le plan économique, la prévention des ingérences passe par le recensement des activités sensibles, le contrôle des investissements étrangers, le blocage de la divulgation de données stratégiques et le développement d’outils pour se prémunir des risques d’instrumentalisation du droit à des fins de guerre commerciale.
Les espaces numériques constituent des points de vulnérabilité qui demeurent
La guerre informationnelle se joue d’abord sur les plateformes numériques, espaces peu régulés où la désinformation peut circuler de manière massive et virale grâce aux trolls, bots, deep fake et autres techniques informatiques. La lutte des pouvoirs publics français et européens contre la diffusion artificielle ou automatisée de faits inexacts ou trompeurs a fait des progrès mais beaucoup reste à faire du côté des plateformes et en matière de politique de prévention et d’éducation.
L’affaire dite « Story Killers » révélée par le consortium de journalistes Forbidden Stories, impliquant notamment un présentateur de la chaîne BFM-TV, est révélatrice de l’apparition de nouveaux mercenaires de la désinformation et de la manipulation de l’information, apparition d’autant plus inquiétante que leurs services peuvent être loués par des États étrangers et que les médias français semblent vulnérables face à ce type d’ingérence.
Les cyber-attaques sont l’autre menace qui pèse sur les espaces numériques et leur ampleur devient considérable. Elles peuvent prendre la forme d’activités criminelles (rançongiciels, hameçonnage), d’espionnage ou encore de sabotage. Ces deux dernières formes sont en général le fait d’États. Les cyber-attaques ciblent aussi bien nos entreprises que nos administrations d’État, nos collectivités territoriales que nos hôpitaux, nos universités et institutions de recherche que nos médias.
Si la lutte contre les menaces transversales (dont font partie les ingérences et les menaces cyber) est bien appréhendée par nos services de renseignement et les agences qui leur viennent en appui, l’entrave des ingérences étrangères doit aussi reposer sur la société civile
La prévention et la répression des ingérences figurent parmi les enjeux prioritaires de la Stratégie nationale du renseignement de 2019. Elles reposent principalement sur l’action des services des ministères de l’intérieur, des armées et de l’économie et des finances.
L’action des pouvoirs publics doit être saluée, et tout particulièrement celle de nos services de renseignement. Elle traduit une prise de conscience salutaire bien que tardive de la part de nos plus hautes autorités, qui rompt avec une certaine naïveté, un aveuglement ou un déni de réalité. Toutefois, l’effort de contre-ingérence doit encore être diffusé à l’ensemble des acteurs publics ainsi que dans la société civile. L’entrave des tentatives de déstabilisation repose encore trop sur l’État en France.
Il faut donc, plus que jamais, sensibiliser les cibles potentielles des manœuvres d’ingérence, notamment l’ensemble des élus et le monde de l’université, de la recherche et des grandes écoles. Il apparaît également nécessaire de renforcer la transparence dans de nombreux domaines, non seulement pour mieux identifier l’action des représentants d’intérêts, mais aussi afin de s’appuyer sur la société et ses lanceurs d’alerte, par exemple par le développement de techniques collaboratives de cyberdéfense ou de renseignement de sources ouvertes.
De manière générale, c’est à l’ensemble de la société française qu’il revient d’ouvrir les yeux sur les réalités géopolitiques nouvelles auxquelles nos démocraties européennes sont confrontées, sur l’agressivité et la volonté de déstabilisation dont font preuve à notre égard des puissances autoritaires et inamicales, et sur la résistance collective qu’il nous faut leur opposer. La guerre hybride qui nous est faite, dont les ingérences sont l’expression la plus répandue, appelle de notre part un sursaut citoyen. Celui-ci doit se fonder sur la responsabilité, la transparence et l’engagement de toute la société.
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Remerciements
« Tel qui trahit se perd, et les autres avec lui… » Chanson de Roland
Je tiens naturellement à remercier les administrateurs, les agents et les services et de l’Assemblée Nationale qui ont travaillé sur notre Commission d’enquête, fidèles à leur mission. Ils ont assuré une organisation, une recherche documentaire et un apport technique de grande qualité.
Je remercie mes collaborateurs et surtout en l’occurrence, ma collaboratrice qui se reconnaitra, pour son travail remarquable.
Je remercie les quelques députés qui ont été actifs lors de cette Commission, ainsi que le vice-président Laurent Esquennet-Goxes qui m’a remplacé quatre fois quand l’éthique commandait mon déport pour auditionner des personnalités liées de près ou de très loin au Rassemblement National.
Je salue le temps que la Rapporteure Constance Le Grip a bien voulu consacrer à sa mission et les compétences rares et précieuses, sans ironie aucune, qu’elle a apportées à notre Commission mais aussi certaines valeurs qu’elle porte, notamment dans la défense de la démocratie taïwanaise.
Constatant que nos travaux se sont déroulés sans incident lié aux commissaires titulaires pendant cinq mois, que la neutralité et l’impartialité de ma présidence n’a jamais été remise en cause, ni à l’écrit ni à l’oral et pas même par des bruits de couloir dans la presse, je ne peux que déplorer le sabotage de nos travaux.
Ce sabotage est opéré à travers un rapport malhonnête, travestissant nos travaux, voté par 10 députés sur qui n’ont pas ou peu lu sur 11 votants.
Hélas, ce rapport cherche à camoufler grossièrement un procès politique contre le Rassemblement National ; une manipulation visant à minorer la responsabilité de l’UMP, du PS et des soutiens d’Emmanuel Macron dans l’aggravation de notre dépendance envers la Russie ; un faux visant à écarter les ingérences de personnalités macronistes ou de l’ancienne famille politique de la Rapporteure ; une tentative pour écarter les ingérences des États-Unis en France, différentes mais pas moins graves que celles opérées par la Russie et la Chine.
Enfin, je remercie les députés intègres qui n’ont pas voulu participer au vote final validant ce sabotage révoltant pour tout républicain sincère.
Analyse et critique du procès politique fait par la Macronie au Rassemblement National
Avant de développer notre vision des travaux réels de la Commission d’enquête, voici une réflexion technique et factuelle à propos du sabotage de la Commission d’Enquête Parlementaire du Rassemblement National par les députés macronistes et NUPES, incapables de supporter que les 88 députés marinistes élus par les Français fassent leur travail décemment dans le respect de nos institutions et valeurs républicaines.
A) Qu’est-ce qu’une Commission d’enquête parlementaire et pourquoi prétend-on que le Rassemblement National en serait à l’origine ?
Selon les explications de l’Assemblée nationale, une commission d’enquête de 30 membres représentatifs du parti peut être instituée pendant six mois. Elle traite d’un sujet sur lequel les députés considèrent nécessaire de mener une enquête à travers des auditions obligatoires et réalisées sous serment. La commission peut aussi mener des investigations sur des faits ne donnant pas lieu, dans certaines limites, à des poursuites judiciaires.
Le Président d’une Commission d’enquête veille avant tout à la bonne tenue des débats et à l’organisation des travaux. Le rapporteur rend un document écrit, soumis à un vote. Il exerce aussi un contrôle sur pièces et sur place dans n’importe quelle administration. Il est habilité à se faire communiquer tout document de service à l’exception de ceux concernant la défense nationale, les affaires étrangères et la sécurité de l’État.
En théorie, toutes les auditions et la façon dont sont menés les travaux sont gérées de manière collégiale par tous les membres de la Commission. En cas de dissensus, il y a vote. Dans la pratique, le Président et le Rapporteur peuvent convoquer les personnes qui leur semblent pertinentes, sans vote. Notons que pour cette Commission, le Président n’a jamais pu inviter qui il voulait sans la menace d’un vote contraire des Macronistes, majoritaires de fait.
Pour la 1ère fois de son histoire, le Rassemblement National dispose d’un groupe à l’Assemblée Nationale lui permettant de proposer un thème de Commission d’enquête parlementaire.
Compte tenu du rôle toujours plus toxique et dangereux que jouaient les soupçons ou les réalités d’ingérences étrangères sur notre pays et nos alliés depuis des années, le Rassemblement National a déposé le lundi 26 septembre la résolution suivante : « Demande de Commission d’enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères – États, organisations, entreprises, groupes d’intérêts, personnes privées – visant à influencer ou corrompre des relais d’opinion, des dirigeants ou des partis politiques français. »
Le but de notre proposition visait à « établir s’il existe des réseaux d’influence étrangers qui corrompent des élus, responsables publics, dirigeants d’entreprises stratégiques ou relais médiatiques dans le but de diffuser de la propagande ou d’obtenir des décisions contraires à l’intérêt national ».
La commission devait également travailler sur les « réponses à apporter pour éliminer les ingérences qu’elle aurait identifiées, écarter et punir les responsables mais aussi rénover nos institutions pour qu’elles soient capables de prévenir et d’empêcher de telles dérives ».
Deux options s’ouvrent alors aux parlementaires des autres groupes :
– Soit voter en séance l’installation d’une Commission. Celle-ci n’aurait alors été ni présidée ni rapportée par un député Rassemblement National.
– Soit laisser le groupe Rassemblement National utiliser son droit annuel à décider d’une Commission d’enquête, option appelée « droit de tirage ».
Si la Commission est créée, elle procède à ses travaux pendant six mois, à l’issue desquels le rapporteur rend un document dont le contenu et la parution sont soumis au vote. Le rapport est ensuite soumis au secret jusqu’à sa publication officielle, environ une semaine plus tard. Nul commissaire, pas même le président ou le rapporteur, ne peut divulguer le contenu du rapport dans les médias.
Contrairement à ce qu’indique Constance Le Grip, le Rassemblement National n’a pas voulu exercer initialement son droit de tirage. Dans le texte de la résolution déposée le 26 septembre 2022, il est indiqué : « Compte tenu du sujet extrêmement sensible de cette commission, il est proposé que le bureau et les pouvoirs exercés par ses membres reflètent la représentativité de l’Assemblée Nationale. »
Autrement dit, du fait de la configuration de l’Assemblée, notre Commission d’enquête aurait pu être présidée et rapportée par tous les partis sauf le RN.
Même après l’exercice de son « droit de tirage », le Rassemblement National ne contrôle que 5 sièges sur 30. La majorité relative appartient largement aux macronistes, qui comptent 13 sièges. Ce sont eux qui ont arbitré les travaux, non le Rassemblement National avec son poste honorifique de Président.
B) Vademecum des 10 étapes du sabotage macroniste à destination de « celles et ceux » qui veulent manipuler un Rapport d’enquête parlementaire.
Étape 1 : Prétendre pendant des années vouloir faire une Commission d’enquête sur les ingérences étrangères en ciblant l’opposition…mais ne jamais le faire.
Étape 2 : Critiquer l’opposition quand celle-ci propose puis dépose réellement une proposition de commission d’enquête sur les ingérences étrangères.
Étape 2 bis : Parasiter la proposition de l’opposition en écrivant à la Présidence de l’Assemblée Nationale pour demander une Commission d’enquête tout en ne déposant en réalité aucune résolution.
Étape 3 : Refuser de voter à la majorité la Commission d’enquête proposée par l’opposition pour la contraindre à utiliser son « droit de tirage ».
Étape 4 : Diffamer l’opposition pour mettre en place la Commission d’enquête que l’on réclame soi-même depuis huit ans.
Option bonus : Railler l’opposition si elle choisit la présidence mais être prêt aussi à moquer le rapport RN s’il choisit cette autre option.
Étape 5 : Détenir la majorité des sièges à la Commission d’Enquête, tout en faisant croire aux Français que c’est l’opposition qui contrôle tout.
Étape 6 : Refuser toutes les auditions qui gênent M. Macron et l’ancienne famille politique de Constance Le Grip : Nicolas Sarkozy, Jean-Pierre Raffarin, Jean-Marie Le Guen, Jean-Louis Borloo, Dominique de Villepin, Gérard Araud… Ou retarder au maximum celle de François Fillon ou de José Bové.
Refuser d’interroger les experts pouvant ouvrir les dossiers liés aux pays du Golfe afin d’éviter en plein QatarGate et MarocGate de traiter de ces sujets.
Refuser d’entendre, entre autres, le Syndicat des journalistes de Marianne, qui avait révélé l’ingérence étrangère de leur actionnaire en faveur de M. Macron.
Liste non exhaustive.
Étape 7 : Écrire un rapport bidon dont les principales citations et justifications viennent des déclarations des amis politiques comme Nathalie Loiseau ou Raphaël Glucksmann.
Étape 8 : Faire voter ce rapport bidon de 210 pages par 10 commissaires qui osent valider le contenu d’un document que quatre d’entre eux n’ont pas lu, quatre autres l’ont lu 30 minutes seulement, et les deux derniers moins de 2 heures.
Étape 9 : Faire en sorte que le rapport bidon, tenu au secret et dont l’opposition n’a aucune copie, fuite dans une certaine presse, par exemple Mediapart.
Étape 10 : Donner des entretiens révélant le contenu mensonger ciblant l’opposition pendant que cette dernière n’a ni les moyens ni le droit de réagir.
Avant son vote, un rapport de commission d’enquête parlementaire ne peut être consulté que dans une salle fermée.
Voilà le temps consacré par les députés ayant voté le rapport bidon de 210 pages de Constance Le Grip. L’ont-ils lu avant de voter pour son adoption ?
M. Pieyre-Alexandre Anglade, Mme Anna Pic, M. Thomas Rudigoz et Mme Stéphanie Kochert n’ont pas consulté le rapport.
M. Charles Sitzenstuhl, Mme Clara Chassaniol et M. Stéphane Vojetta lui ont consacré 30 minutes, M. Julien Bayou 40 minutes, Mme Mireille Clapot 1h20 et M. Laurent Esquenet-Goxes 1h30.
À l’inverse, M. Tanguy a consulté le rapport 7h30, Mme Colombier 4h00, MM Pfeffer et Ménagé 2h00. M. Ramos n’a pas renseigné son heure de départ.
C) Pourquoi la Macronie est-elle prise en flagrant délit d’hypocrisie sur l’opportunité d’une Commission d’enquête sur les ingérences étrangères ?
En novembre 2017, alors que Jean-Luc Mélenchon fait office, pour quelques semaines encore d’opposant sérieux à la Macronie, le voilà qui subit l’acmé d’une campagne de dénigrement cherchant à le présenter comme un crypto-dictateur latino-américain qui avait commencé pendant la présidentielle de 2017, alors qu’il était en mesure d’arriver au second tour, qualifié par exemple dans le Figaro du 11 avril « d’apôtre des dictateurs révolutionnaires ». Fermez le ban.
Dans l’émission politique du 30 novembre 2017 consacrée à sa personne et son programme, une séquence entière sera consacrée aux relations réelles ou fantasmées de Jean-Luc Mélenchon avec le régime vénézuélien, un sujet de premier plan pour nos concitoyens. À cette occasion, Jean-Luc Mélenchon inventera la « boîte à meuh Venezuelaaaaaa » pour mettre les rieurs de son côté, et prendre un peu de recul.
La popularité de Jean-Luc Mélenchon passera et avec, les campagnes d’indignation publique sur le Venezuela, qui depuis est redevenu fréquentable malgré le maintien au pouvoir de M. Maduro.
Tout le monde n’a pas le droit à ce traitement particulier en politique internationale. Ainsi, Emmanuel Macron n’a jamais été particulièrement interrogé ni en 2017 ni en 2022 sur son soutien, par exemple, au régime saoudien, une théocratie tyrannique où les opposants sont décapités au sabre mais aussi parfois, crucifiés. Il ne sera pas plus interrogé sur la guerre meurtrière que ce même régime saoudien mène au Yémen et qui, selon l’ONU, avait fait en 2021 plus de 377 000 morts en sept années.
Ce moment est naturellement un vague souvenir pour les Français et les commentateurs mais qui rappelle au citoyen vigilant que les mêmes causes entrainent par un curieux hasard les mêmes effets.
Les ingérences étrangères contre notre démocratie sont un sujet grave et sérieux. Pourtant, elles sont essentiellement abordées dans le débat public qu’à travers des campagnes de dénigrement politique des oppositions, s’apparentant à une forme de « rhétorique politique » de campagne comme en témoigne cet échange sous serment lors de l’audition du directeur de la DGSI, Nicolas Lerner.
« M. le président Jean-Philippe Tanguy. Depuis de nombreuses années, du moins depuis que je m’intéresse à la politique, plusieurs partis ou personnalités politiques ont été accusés d’être la voix ou des agents de puissances ou de services étrangers. On a ainsi accusé le Parti de gauche de M. Mélenchon d’être un agent du Venezuela ou de Cuba, des personnalités de formations centrales de faire le jeu des États-Unis – je me souviens d’avoir vu M. Pierre Lellouche accusé à la télévision, devant la France entière, d’être un agent de la CIA –, et Mme Le Pen et les membres du Rassemblement national, dont votre serviteur, ont été accusés par M. Bruno Le Maire, en commission des finances, d’être la voix de la Russie. Parfois, les forces centrales sont accusées d’être la voix de la finance internationale ou des banques et l’on voit régulièrement sur les réseaux sociaux, en lien avec les Gilets jaunes, des accusations à l’encontre des Young Leaders.
Ces accusations peuvent relever de la polémique électorale ou être le fait de personnes qui racontent n’importe quoi sur les réseaux sociaux mais, au-delà des cas anecdotiques, une pratique politique se dessine, et cela dans tous les partis – la question ne fait même pas polémique, car tous les partis peuvent accuser les autres d’être sous influence étrangère. Or cette pratique peut avoir une influence dans le débat politique.
J’en reviens donc à une question qui justifie que nous siégions à huis clos : ces accusations se fondent-elles sur une part de réalité ou n’y a-t-il, par exemple, pas de lien particulier entre des personnalités de gauche et des régimes de gauche ? M. Mélenchon a par exemple été accusé un jour, dans l’émission télévisée à grande audience de M. Frédéric Taddeï, de ne pas défendre le dalaï-lama parce qu’il était sous influence chinoise. Les forces ou les amis de M. Mélenchon sont-ils liés de près ou de loin à une influence postsoviétique ou bolivarienne ? Les membres du Rassemblement national ou de la droite souverainiste, régulièrement accusés d’être la voix de la Russie, le sont-ils vraiment ? Qu’en est-il des forces politiques accusées de représenter les Américains, les Anglais ou les Allemands ? Ces accusations ont-elles un fondement ? Surveillez-vous ces phénomènes, ou s’agit-il de polémiques électorales qui n’ont pas lieu d’inquiéter les Français ni notre commission ?
M. Nicolas Lerner. Je vous répondrai en quatre temps. Tout d’abord, il s’est produit dans le passé certaines affaires de notoriété publique, pour lesquelles je vous renvoie à l’excellent livre de trois anciens cadres de la DGSI ou de la DST, MM. Clair, Nart et Guérin, La DST sur le front de la guerre froide, sorti voilà quelques semaines, qui revient sur la conviction qu’avait à l’époque la DST que plusieurs ministres, anciens ministres ou parlementaires de renom étaient des agents de services étrangers. Quand nous parlons d’agents, cela signifie que ces personnes faisaient l’objet d’un traitement clandestin, c’est-à-dire qu’ils entretenaient avec des acteurs étrangers des relations occultes dont le ressort pouvait être soit financier, soit idéologique, par adhésion à un modèle. Plusieurs responsables politiques de premier plan ont donc ainsi entretenu, dans le passé, des relations clandestines avec des agents de renseignement. Il faut toutefois apporter une nuance, car la personne approchée peut être convaincue de parler avec un chef d’entreprise ou un diplomate – c’est la raison pour laquelle nous pratiquons la sensibilisation dès que nous détectons de tels cas –, mais elle peut aussi avoir pleinement conscience de parler à un agent de renseignement. Notre travail consiste donc à nous assurer que la personnalité concernée est au moins consciente de la qualité de la personne à qui elle parle, afin qu’elle ne puisse persévérer qu’en connaissance de cause.
Ensuite, il faut distinguer, dans les exemples que vous citez, ce qui relève de la rhétorique politique et ce qui relève d’une réalité relevant d’un travail de renseignement. C’est un argument du débat politique que de désigner l’adversaire comme la voix d’un pays étranger pour décrédibiliser ses arguments ou sa capacité à diriger un pays indépendant. J’ai donc la certitude qu’une partie de ces éléments, sinon la totalité, relève de la rhétorique politique. »
À ce titre, l’utilisation de la « menace » d’une Commission d’enquête parlementaire sur ce sujet par les majorités au pouvoir depuis 2012 est une arlésienne.
Ainsi, le 10 avril 2015, la majorité de François Hollande avait déjà crié au loup sur le pseudo-scandale du « prêt russe ». Ils demandaient une Commission d’enquête parlementaire qu’ils pouvaient d’autant plus obtenir qu’ils étaient majoritaires à l’Assemblée Nationale et qu’il n’y avait que… deux députés FN en face d’eux.
Évidemment, cette proposition est restée dans les poubelles de la Hollandie, rejoignant, il faut bien le reconnaitre, une part non négligeable de ses promesses faites aux Français. « Pas de bol ».
Malgré sa résurgence régulière dans le débat public, en particulier et par hasard au moment des élections, la menace des ingérences étrangères ne semble pas assez importante pour qu’elle fasse l’objet d’une Commission d’Enquête parlementaire pendant le 1er mandat d’Emmanuel Macron.
Par exemple, l’accord trouvé en 2020 entre le Rassemblement national et l’entreprise Aviazaptchast après la faillite de la banque FCRB, accord validé par la Commission Nationale des Comptes de Campagne et des Financements politiques n’a pas soulevé d’émotion particulière à l’Assemblée nationale.
La question est toute autre après l’arrivée d’un groupe de 88 députés Rassemblement National. Aussi, la rapporteure Constance Le Grip produit dès l’introduction de son rapport une série de contre-vérités sur les faits politiques et le contexte de « vive polémique » qui ont provoqué la convocation d’une Commission d’enquête parlementaire de la part du Rassemblement National.
Or c’est bien Renaissance qui, par la voix de Stéphane Séjourné, député européen et dirigeant du parti présidentiel, sur France 5, le 22 septembre 2022, demande une commission d’enquête indépendante après avoir énoncé, pêlemêle et sans lien logique un nécessaire « travail à faire sur les ingérences », les révélations du Monde du 13 septembre 2022 sur la déclassification de notes américaines indiquant que 300 millions d’euros auraient été versés par la Russie en Europe pour influencer les élections et qu’il s’agissait d’une question « dont il fallait se saisir assez rapidement ».
La déclaration de M. Séjourné n’est pas due au hasard, il fait alors une capsule vidéo de ses déclarations sur le réseau social Twitter et met volontairement en copie Jordan Bardella, espérant sans doute ouvrir une polémique avec le président du Rassemblement National.
Le lendemain matin, le 23 septembre 2022 à 9H31, M. Séjourné fait un nouveau tweet en reprenant une intervention matinale de Jordan Bardella avec le commentaire suivant : « Soutenir l’agresseur puis exploiter politiquement les conséquences de la guerre sur notre sol. Quel pacte tacite ou quel accord financier pourrait conduire à de telles déclarations ? Une enquête indépendante doit être menée sur l’ingérence russe dans les partis européens. »
Aussi, contrairement à ce qu’indique la rapporteure dans son introduction, le RN ne « vise » pas Stéphane Séjourné, mais répond à sa demande et ses provocations.
Aussi, le jour même, deux initiatives sont prises, une par le RN, l’autre par Renaissance :
– À 13H20, le Rassemblement National envoie un communiqué de presse rendu public par des tweets de Jordan Bardella et de Marine Le Pen. Ce communiqué est toujours en ligne et consultable. La résolution parlementaire proposant une Commission d’enquête transpartisane sur les ingérences étrangères, annoncée pour le lundi suivant, est bien déposée à date. Elle est naturellement toujours en ligne.
– Une dépêche de l’AFP informe par ailleurs que huit députés Renaissance auraient déposé une lettre à l’attention de la Présidente de l’Assemblée National Yaël Braun-Pivet pour lui demander également une Commission d’enquête parlementaire sur les ingérences, en particulier le financement russe des partis politiques.
À ce jour, ni le communiqué de ces députés, ni la lettre ne sont en ressources publiques, sauf erreur. Les documents ont été demandés à Thomas Rudigoz, signataire de la fameuse lettre, lors de la dernière réunion de la commission d’enquête le jeudi 1er juin 2023. Notre demande est restée sans réponse. Cette lettre n’aura en réalité eu aucune suite.
Comme l’indique Mme la Rapporteure, le RN avait aussi été mis en cause le 19 septembre sur LCI par l’ancien ambassadeur Jean-Michel Ripert, avec des propos affirmatifs dont il dira finalement sous serment, lors de son audition par notre Commission d’enquête, qu’ils n’étaient qu’en fait qu’un « sentiment personnel ».
L’attitude de M. Ripert était si scandaleuse que le président de la Commission des Affaires Étrangères de l’Assemblée Nationale a fait savoir qu’il lui adresserait un courrier, resté sans suite malheureusement. À ce titre, l’échange entre le secrétaire de la Commission RN, Kevin Pfeffer et M. Ripert est édifiant car « ses sentiments personnels » n’étaient visiblement pas assez puissants pour justifier un signalement au Procureur mais assez pour être partagé avec des milliers de téléspectateurs.
« M. Kévin Pfeffer (RN). Je vous remercie d’avoir clarifié les propos que vous avez tenus sur LCI et indiqué que vous vous exprimiez en tant que citoyen, uniquement sur des impressions et sans preuve. Ce soir-là, vous aviez simplement dit : « Je prends mes responsabilités, je suis à la retraite », ce qui laissait planer le doute que vous puissiez éventuellement détenir des informations obtenues dans le cadre de vos fonctions. Au sujet du prêt accordé, notre audition du président de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques a mis en avant le fait que le prêt accordé par une banque russe au Front national a été fait dans des conditions bien plus défavorables qu’auraient été celles de n’importe quel prêt obtenu par le parti une banque française. Je rappelle que la question ne se pose plus puisque ces prêts sont désormais interdits par la loi. Visiez-vous ce prêt en disant « et ne repartaient pas les mains vides » ? Ce n’est pas tout à fait la même chose de parler d’un prêt autorisé, légal et validé par les autorités de contrôle françaises et de financements illégaux, avec valises d’espèces ou autres, comme certains auraient pu le comprendre en écoutant vos propos. Le président Tanguy a souligné à juste titre que vos déclarations avaient suscité un certain émoi, au point que le président de la commission des affaires étrangères, M. Jean-Louis Bourlanges, a indiqué qu’il vous adresserait un courrier de demandes d’explications. Avez-vous reçu ce courrier et y avez-vous répondu ?
M. Jean-Maurice Ripert. Si j’avais eu la preuve de quoi que ce soit, j’aurais fait un signalement au procureur de la République au titre de l’article 40 du code de procédure pénale. Fonctionnaire pendant quarante ans, je n’ai jamais été condamné ni même traîné devant une commission disciplinaire. Le respect des lois est la beauté de mon métier. Je n’ai jamais prétendu avoir des preuves, et j’ai d’ailleurs dit dans une autre interview ou dans la même un peu plus tard « bien entendu, je n’ai pas vu de chèque ». On peut découper ce que j’ai dit et faire mon procès si c’est ce que vous voulez, mais je crois que là n’est pas le sujet. J’ai déjà répondu : j’avais une impression, je l’ai mentionnée. Et quand j’ai dit « je prends mes responsabilités », cela signifiait, encore une fois, je suis un citoyen, je suis un diplomate à la retraite, je dis ce que j’ai à dire.
Le prêt a-t-il été fait dans des conditions favorables ou défavorables, je n’en ai aucune idée. Était-il constitutif de quelque chose, je n’en sais rien, mais je vous demande à nouveau de vous reporter aux déclarations de M. Schaffhauser, qui a reconnu avoir touché de l’argent sous forme de commissions – entre 140 000 et 400 000 euros selon les estimations – pour négocier le fameux prêt auprès du Kremlin. Une enquête du parquet est en cours à ce sujet. Je ne fais là que répéter des propos qui ont été tenus publiquement.
La lettre de M. Bourlanges m’est arrivée avec un certain retard. Je connais bien M. Bourlanges, que j’ai souvent reçu lorsque j’étais ambassadeur ; c’est un homme courtois avec qui je me suis toujours très bien entendu dans mes fonctions. Le courrier que j’ai reçu de lui ne me demandait rien. Je pense que vous en connaissez tous la teneur : il me reprochait un certain nombre de choses, me rappelait l’article 40 – je ne me sentais pas particulièrement concerné – et m’expliquait que mes propos allaient faire l’objet de suites judiciaires. Je ne vois pas très bien ce que je pouvais répondre. J’ai appris ensuite, assez rapidement, la création de cette commission et je n’ai pas douté un instant que vous feriez appel à mes services ; j’ai donc décidé que je répondrai à la commission d’enquête comme la loi m’en fait obligation et comme j’étais tout à fait désireux de le faire. Je vous assure qu’à aucun moment M. Bourlanges ne me suggère de lui répondre. »
Les déclarations de M. Ripert renvoient à une autre problématique évidemment liée aux accusations d’ingérences étrangères contre l’opposition. Si les plus hauts responsables de l’État, dirigeants politiques et fonctionnaires, sont au courant de faits de corruption, de trafics d’influence et de recel, de haute trahison ou de tout autre crime, pourquoi n’ont-ils jamais saisi le procureur au titre de l’article 40 du code de procédure pénale, qui les oblige à signaler tout fait délictueux ou criminels ? La réponse est dans la question.
Comme l’a indiqué Mme Alice Ruffo, que notre Commission d’enquête a auditionnée et qui a été conseillère à l’Élysée de François Hollande puis d’Emmanuel Macron, elle n’a eu connaissance d’aucune information ou même soupçon crédible sur une quelconque ingérence étrangère envers des personnalités politiques. Si cela avait été le cas, elle aurait dû saisir la justice.
« M. le président Jean-Philippe Tanguy. Vous avez exercé des responsabilités importantes à l’Élysée pendant dix ans. À cette occasion, avez-vous eu connaissance d’informations précises sur des cas d’influence ou d’ingérence de pays étrangers visant des relais d’opinion, des dirigeants ou des partis politiques français ?
Mme Alice Rufo. Je suis devant votre commission en tant que directrice générale des relations internationales et de la stratégie. Il ne m’appartient pas de me prononcer au titre des fonctions que j’ai exercées à l’Élysée. Quand on est diplomate ou aux postes que j’ai occupés ou que j’occupe aujourd’hui, on est très souvent conduit à caractériser les stratégies de nos compétiteurs afin de protéger notre pays des tentatives d’influence et d’ingérence étrangères. Lorsque nous voyons que notre propre droit est utilisé pour empêcher nos chercheurs de faire leur travail – je pense — 16 — notamment aux poursuites en diffamation intentées par RT France –, nous devons nous interroger sur la stratégie à mener. Ensuite, en tant que fonctionnaire, je suis soumise à certaines obligations si quelque chose d’illégal vient à ma connaissance. Cela n’a pas été le cas. »
Aussi, les « arguments utilisés lors de la campagne présidentielle de 2022, notamment au cours du débat de l’entre-deux tours » dont fait état en introduction Mme la rapporteure sont, par nature, inquiétants et sont en réalité des attaques gratuites.
En tant que Président de la République, Emmanuel Macron aurait eu connaissance de la part des services de renseignement du moindre soupçon crédible d’ingérence concernant Mme Le Pen. Il aurait dû, comme garant de la Constitution, ainsi que l’ensemble des élus et hauts fonctionnaires travaillant avec lui, faire état de ces soupçons à la justice s’ils avaient existé. De fait, ils n’ont jamais existé.
Pris en flagrant d’hypocrisie et même de mauvaise foi, la « courroie de transmission », pour reprendre ses termes, que semble être Mme Le Grip envers l’Élysée a beau jeu de reprocher au Rassemblement National de « purger » la question du prêt russe accordé au FN en 2014 et de « laver son honneur ». Quel patriote ou même personne décente accepterait d’être diffamé sans réagir ?
Ces évidences ont été rappelées par Marine Le Pen lors de son audition sous serment : « Ces accusations {lancées par Emmanuel Macron}, qui sont peut-être les plus graves pour une patriote, ont de surcroît été proférées par quelqu’un qui, à mes yeux, n’avait pas la possibilité de le faire du point de vue éthique : le Président de la République. J’ai la faiblesse de penser, je vous le dis très clairement, qu’un candidat à l’élection présidentielle doit toujours éviter de tomber dans la diffamation et la calomnie de ses adversaires politiques, surtout s’il est déjà Président de la République. Or, s’il y a une personne qui était parfaitement au courant que je n’étais soumise à aucune influence, c’est bien le Président de la République, qui a en sa possession toutes les notes des services de renseignement français.
Ces accusations, qui n’ont été véritablement lancées, de manière forte, qu’en 2022, sont – c’est très clair aujourd’hui – opportunistes et électoralistes. Elles ne sont corroborées par aucun début de commencement d’élément factuel. Elles ont été portées par le Président de la République et ses troupes, ce que je trouve très grave.
Elles ont deux buts à mes yeux : discréditer son opposition, ses adversaires politiques – je n’ai pas été la seule à être victime de ces soupçons, M. Mélenchon en a eu sa part – et faire oublier que tous les mouvements politiques, des Républicains à La France insoumise en passant par celui d’Emmanuel Macron, développaient à l’égard de la Russie exactement la même vision politique que la mienne, à cette différence près que je n’ai, moi, aucune responsabilité dans l’aggravation de la dépendance économique et énergétique de nos pays à l’égard de la Russie. D’autres ont sûrement des choses à se reprocher dans ce domaine : Engie a participé à la construction de Nord Stream, dont le premier tronçon a été inauguré par M. Medvedev, Mme Merkel et M. Fillon les uns à côté des autres. »
Enfin, dans son introduction, la rapporteure Renaissance reprend le communiqué de presse du RN pour accuser ses dirigeants d’avoir voulu amplifier « un bruit de fond » comme le ferait la NUPES à l’encontre de la majorité présidentielle, afin de faire diversion de l’ingérence russe.
Hélas, c’est faux. Constance Le Grip coupe la phrase qu’elle prétend citer sans l’indiquer puisque la phrase complète est : « En plus d’établir enfin la vérité sur l’influence réelle de la Russie sur la politique française cette enquête pourrait être… » et suit en effet une série d’autres interrogations sur les différentes formes d’ingérences. La question n’est donc pas de savoir si le RN veut minimiser les ingérences russes mais pourquoi Renaissance a tant de mal à envisager les autres formes d’emprise d’intérêts étrangers sur notre pays.
L’autre question, au terme de cette démonstration, est de savoir pourquoi malgré tous les effets d’annonce, la macronie n’a jamais mis en place de Commission d’enquête sur les ingérences étrangères, y compris en centrant les travaux sur la Russie ?
D) Comment les Macronistes ont voulu couler la Commission d’enquête pour valoriser leurs propres travaux et éviter toute « publicité » des auditions.
Dans son rapport, Constance Le Grip tente de reprendre à son compte les obstacles que sa famille politique a tenté de nous imposer en Commission des lois pour rendre irrecevable notre résolution, au motif que le sujet choisi serait soi-disant trop vaste et qui serait du ressort du pouvoir judiciaire : « De fait, l’amplitude excessive du champ défini par l’intitulé de la résolution aura constitué un défi permanent pour les travaux de la commission d’enquête, constamment confrontée aux risques de l’éparpillement et du filet dérivant. »
Or, jamais Constance Le Grip ni d’ailleurs, aucun membre de la minorité présidentielle, n’a soulevé ces pseudos difficultés pendant nos travaux. De fait, la Commission puis le Bureau (dont les relevés de conclusions sont portés en annexe) ont défini, de manière consensuelle et collégiale, une méthode de travail que j’ai proposée à Constance Le Grip dès notre 1er rendez-vous informel à la buvette de l’Assemblée Nationale.
Cette méthode consistait d’abord à recevoir des experts incontestables capables de nous aider à définir le sujet puis l’ensemble des acteurs institutionnels chargés d’assurer le contrôle de nos élections nationales, des comptes des partis politiques et des campagnes, la prévention des ingérences et la protection de notre pays. Ces auditions nous permettraient alors de prioriser les zones géographiques et les modes d’ingérence sur lesquels concentrer nos travaux.
Dans un 3ème temps nous devions auditionner des journalistes experts, des ONG ou des personnalités ayant publiquement fait état d’ingérence, comme José Bové.
Enfin, ces travaux devaient nous permettre d’identifier les faisceaux d’indice nous conduisant à certaines auditions politiques, refusant la politique spectacle.
Non seulement cette méthode a été suivie sans aucune contestation, mais elle a été saluée par le Bureau. Ainsi le 10 février, le relevé de conclusions validé par Mme la rapporteure établit que « les inquiétudes formulées par le rapporteur de la Commission des lois quant au périmètre de la Commission d’enquête n’ont pas été corroborées. Les auditions ont mis en exergue le caractère hybride et protéiforme des politiques d’ingérence en France ».
Au terme des travaux, Mme la rapporteure « souligne que la commission d’enquête a apporté tout au long de ses travaux la preuve de sa capacité à mener des auditions avec sérieux et responsabilité »[1]
Un tel revirement entre les travaux de la Commission et le rapport final de Mme la Rapporteure est injustifié et injustifiable.
Mieux encore, aucun des experts ou des institutionnels que nous avons auditionnés n’a contesté la pertinence de notre commission ni l’amplitude choisie… Deux exemples d’autorité :
Le Procureur auprès du Parquet National Financier a indiqué que « Notre Commission d’Enquête a retenu à juste titre un périmètre large, puisque le champ de vos investigations recouvre non seulement les interventions réalisées par des États, des organisations étatiques mais aussi des entreprises. »
Le directeur de la DGSI souligne que « notre démarche va dans le bon sens. »
Même une citation ayant bien moins d’autorité dédit cette mauvaise foi… Ainsi Mme Nathalie Loiseau affirmant « Je me réjouis que l’AN se penche sur ce sujet si important des ingérences étrangères. D’après le titre de votre Commission, vous avez choisi d’aborder la question sous l’angle de la corruption des élites et vous raison. »
De la même manière, la Rapporteure prétend discréditer le pouvoir de notre commission en indiquant que le secret de l’enquête, de l’instruction et du secret défense nous auraient été opposés à de nombreuses reprises.
Ce n’est pas exact, ces oppositions ont été marginales et de fait, Constance Le Grip ne les quantifie pas. La Rapporteure prétend que des enquêtes judiciaires en cours nous ont empêchés « d’entrer dans le détail. » D’une part ce n’est pas la mission de la Commission d’enquête d’entrer dans le détail d’affaires judiciaires mais surtout, aucune enquête ne concerne à ce jour un fait d’ingérence sur des responsables politiques ou des dirigeants de premier plan, ce qui en dit long sur la pertinence de ces accusations.
Par ailleurs, la résolution du RN prévoyait évidemment la séparation des pouvoirs contrairement à ce qu’omet d’indiquer la rapporteure « Au cours des différents travaux, la Commission pourra être amenée à connaitre de graves manquements, délits voire crimes qui devront immédiatement être confiés à la Justice ».
À ce titre, je me réserve la possibilité de faire plusieurs signalements à Madame la Procureure de Paris.
L’hypocrisie macroniste sur la trop grande étendue de notre Commission ou ses limites institutionnelles est à son summum quand on sait que Renaissance en général et Constance Le Grip en particulier soutiennent les Commissions spéciales du Parlement européen INGE 1 et 2 qui couvrent les sujets suivants : ingérences concernant les élections et nos démocraties, le numérique, les réseaux sociaux et la cybercriminalité, le financement des partis politiques, l’information des citoyens, le contrôle des technologies, les approvisionnements économiques et des infrastructures…
Il s’agit donc des mêmes domaines d’investigation que la Commission proposée par le RN !
Pourtant, une Commission Spéciale du Parlement européen dispose de moins de moyens qu’une Commission d’enquête de l’Assemblée Nationale. Le Parlement européen ne peut contraindre aucune personne à venir à une audition et les propos ne sont pas sous serment ; le rapporteur ne peut faire de contrôle sur place et sur pièce dans les administrations nationales.
Si Pieyre-Alexandre Anglade, président de la Commission des Affaires européennes et rapporteur de la Commission des lois estimait « irrecevable » la résolution du RN car elle couvrait trop de sujets avec trop peu de pouvoirs, pourquoi le même Pieyre-Alexandre Anglade a-t-il reçu en grande pompe Raphaël Glucksmann, président de la commission spéciale du Parlement européen INGE 1, pour « une table ronde sur les ingérences étrangères, et plus particulièrement russes, dans les processus démocratiques de l’Union européenne » ?
En réalité, on peut s’interroger sur la volonté de Renaissance de concentrer les travaux du Parlement français sur les ingérences au sein de la Délégation Parlementaire pour le Renseignement (DPR), ce que nous avons appris ensuite par la rapporteure Constance Le Grip, membre également de la DPR.
Ainsi, depuis le 28 juillet 2022, le président de la DPR, Sacha Houlié, qui est aussi président de la Commission des lois qui estimait « irrecevable » notre résolution sur les ingérences, a décidé de faire le rapport annuel de la DPR sur les ingérences !
Certes, la DPR est habilitée au secret défense, contrairement à notre Commission d’enquête, mais n’a pas les autres pouvoirs dont nous disposons. Pire, les travaux de la DPR ne sont pas publics et Sacha Houlié décidera seul de ce qu’il veut révéler ou non.
En effet, la publicité des auditions les plus sensibles a toujours posé problème aux macronistes. S’il est parfaitement normal de protéger nos services de renseignement et certaines institutions par des huis clos, les Français doivent être tenus informés au maximum des débats par des comptes rendus autonomes du rapport final, surtout quand il est mensonger.
Or, dans le relevé officiel des conclusions du Bureau du 4 avril 2023, il est indiqué : « Mme la Rapporteure regrette que les comptes rendus des auditions à huis clos soient immédiatement et intégralement publiés après avoir été validés par les personnes auditionnées. Le Bureau décide que les comptes rendus des auditions à huis clos seront, à l’avenir, mis en ligne après autorisation du président et de la rapporteure. » La seule audition à huis clos après le 4 avril fut le lobbyiste Jean-Pierre Duthion.
Autrement dit, si j’avais demandé en tant que Président, son avis à la rapporteure au début de nos travaux, les comptes rendus auraient été publiés après son visa, et possible modification, de Constance Le Grip.
Il aurait été bien plus facile pour Renaissance de raconter n’importe quoi dans son rapport sans que les comptes rendus du directeur de la Direction Générale des Services Intérieurs (DGSI), du directeur de Tracfin, du directeur de la Direction des Services de Renseignement Extérieur (DGSE), du secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), du directeur de l’Agence nationale de sécurité des services informatiques (ANSSI), du chef du service vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum), du chef de service de l’information stratégique et de la sécurité économique (SISSE) ne soient publics.
E) Les Macronistes ont considérablement limité les travaux et auditions de la Commission d’enquête.
À titre liminaire, rappelons que je ne me suis opposé à aucune demande d’audition de personnalités liées ou de près ou de loin au Rassemblement National, auditions lors desquelles je me suis déporté volontairement en faveur de Laurent Esquennet-Goxes.
Nous avons reçu des experts qui assument frontalement leur opposition au RN, comme la professeure Cécile Vaissié. Lors d’un débat récent sur LCP, celle-ci a assuré avoir été parfaitement libre de s’exprimer.
- Jean-Philippe Tanguy : « Je n’ai jamais tenté dans cette présidence, avec 5 mois de travail, de minimiser les ingérences russes. Quand on a reçu Mme Vaissié, je ne pense pas madame l’avoir fait, dites-moi ? »
- Cécile Vaissié : « Tout à fait ».
- J.P Tanguy : Avez-vous été mal reçue, vous a-t-on mal parlé ?
- C. Vaissié : « Absolument pas ».
Laurent Foucher, dont l’audition a été demandée par le député LFI Saintoul, n’a pas été retrouvé par l’administration. En revanche, j’ai personnellement retrouvé le contact téléphonique de Jean-Luc Schauffhauser, que l’administration ne trouvait pas. J’ai appelé cet ancien député européen devant les administrateurs et Mme Le Grip dans la Salle Lamartine afin de nous assurer de sa présence.
La seule audition à laquelle nous n’avons pas donné suite est celle de la banque hongroise ayant assuré le prêt de la campagne présidentielle de Marine Le Pen en 2022 pour une raison simple : les responsables étrangers ne sont pas tenus au serment. Cette décision a été prise à l’unanimité du Bureau.
Hélas, on ne peut pas dire que la coopération ait été la même du côté macroniste.
Ainsi, les auditions de Jean-Pierre Raffarin et Jean-Marie Le Guen, tous deux liés à la Chine, ont été refusées, tout comme celle de Jean-Louis Borloo ou de Dominique de Villepin ainsi que Gérard Araud.
L’audition de la Société des Rédacteurs des journalistes du magazine Marianne, qui avait pourtant dénoncé une ingérence de son actionnaire étranger, Daniel Kretinsky, lors de l’entre-deux tours de la Présidentielle en faveur d’Emmanuel Macron et contre Marine Le Pen, n’a pas été jugée pertinente par la rapporteure alors qu’elle s’imposait d’elle-même.
De la même manière, on m’a refusé l’étude de certaines zones géographiques en particulier les pays du Golfe et le Qatar ce qui, en plein QatarGate du Parlement européen, ne manque pas de sel !
Mme la rapporteure prétend que c’est la Commission qui, de manière consensuelle, aurait concentré ses travaux sur la seule Russie et Chine. Ce n’est pas exact.
J’ai demandé dès le début de nos travaux à travailler sur les pays du Golfe et le Maghreb, en particulier le Maroc.
Ainsi, les auditions de MM. Chesnot et Malbrunot, journalistes spécialistes des ingérences des pays du Golfe, ont été systématiquement refusées jusqu’à la fin. Constance le Grip prétend dans son rapport que c’est « faute de temps » (page 56). C’est un mensonge.
Alors que j’ai demandé l’audition de M. Bové dès le 1er bureau, je ne l’ai obtenu que lors… de la dernière audition publique avant Marine Le Pen ! Il était dès lors impossible de travailler sur les ingérences marocaines malgré le témoignage très clair de M. Bové.
Les déclarations de François Fillon sur les consignes de vote que les autorités civiles de pays étrangers musulmans donneraient à leur diaspora en France étaient particulièrement inquiétantes. Pourtant, seul le RN a relancé le Premier Ministre sur ces questions qui n’ont donné lieu à aucune audition complémentaire.
Plus grave encore, Constance Le Grip justifie son choix de considérer que les ingérences américaines se trouvent « à la lisière de nos travaux » par les auditions de la Commission.
C’est encore un mensonge ! Le Procureur auprès du Parquet National Financier a réalisé l’essentiel de son exposé préliminaire sur les ingérences économiques américaines. François Fillon a certifié sous serment que les seules ingérences étrangères qu’il avait constatées à Matignon étaient américaines. Sous serment encore, Arnaud Montebourg a considéré que Frédéric Pierrucci, cadre dirigeant d’Alstom, avait été retenu de manière illégitime et illégale comme un quasi-otage pour faire pression sur la direction d’Alstom afin qu’ils cèdent cette entreprise stratégique à un concurrent américain. Enfin, Michel Sapin, ancien ministre, a indiqué qu’un responsable du Ministère américain de la Justice prétendait « faire le travail à sa place » en France contre la corruption puis, une fois les modifications législatives faites en France selon les critères américains, le même responsable lui aurait répondu « maintenant, tu fais le travail toi-même ».
À titre d’ultime exemple de manipulation de Constance Le Grip, les écoutes illégales des plus hauts dirigeants français par les services de renseignement américain, la NSA, certifiées par François Fillon, ont tout simplement disparu du rapport !
Ainsi, il est faux et scandaleux que le Rapport adopté par 11 commissaires prétende que l’ingérence américaine ait été limitée par les auditions et nos travaux à la seule question du « lawfare ». Le choix de la rapporteure de fausser, de minimiser et de tronquer nos travaux sur les États-Unis est parfaitement intolérable et doit être dénoncé comme tel.
Si les ingérences d’une puissance alliée et démocratique sont par nature différentes d’une ingérence d’une tyrannie hostile comme la Russie ou la Chine, elles n’en sont pas moins graves puisqu’elles visent à fausser le jugement de nos concitoyens, influencer nos lois ou tirer profit de notre économie.
F) Un rapport aussi obsédé par le RN et Marine Le Pen qu’il est amnésique et laxiste avec les amis politiques de Constance Le Grip.
Alors que le rapport est censé s’intéresser à toutes les formes d’ingérences pour tous les acteurs politiques, institutionnels, médiatiques ou économiques, Constance le Grip parvient à consacrer au RN 25 pages au moins de son rapport, soit plus de 10 %, bien plus si on enlève les passages « techniques ».
Le nom de Marine Le Pen est cité 77 fois dans le rapport de Constance Le Grip, mais avec seulement 8 verbatims de son audition !
À titre de comparaison, François Fillon est cité 15 fois, M. Chevènement 5 fois, M. Raffarin, 2 fois, M. Le Guen 1 fois tout comme M. Sarkozy, 1 fois ([2]) ! Rappelons que Nicolas Sarkozy a une procédure judiciaire pour financement illégal de sa campagne avec des fonds libyens issus du régime de Kadhafi. Il est par ailleurs réputé et reconnu pour ses conférences payées plusieurs dizaines de milliers d’euros, dans les pays du Golfe mais aussi en Russie, par des proches du régime poutinien.
Quelle étrange coïncidence que Mme Le Grip parle si peu de son ancien mentor Nicolas Sarkozy pour lequel elle a longtemps travaillé et envers qui elle renouvelait par un tweet du 17 mai 2023 son « affection et sa fidélité ». Dont acte, pour reprendre une formule appréciée par la rapporteure en audition.
Tout le monde n’a visiblement pas le même traitement auprès de Mme Le Grip. Ainsi, rappelons les conditions exorbitantes du droit commun et de la pratique des auditions des Commissions d’enquête parlementaire. Alors que Mme Le Grip et la minorité présidentielle n’avaient jamais demandé à auditionner Marine Le Pen et que les auditions étaient officiellement closes le 4 mai, Constance Le Grip a demandé leur réouverture le mardi 9 mai, pour recevoir Marine Le Pen le 24 mai soit 24 heures seulement avant le rendu du rapport.
Comment Mme Le Grip a-t-elle pu sérieusement traiter et intégrer l’audition de la personne qu’elle cite le plus, une audition par ailleurs longue de 4 heures, dans un rapport de 210 pages, audition qui par définition n’avait pas encore de compte rendu validé ? C’est évidemment impossible.
Selon le rapport de Mme Le Grip, l’ensemble des personnalités soutenant le macronisme et soupçonnées de liens troubles sont toutes exonérées et regardées avec bienveillance quand tous les élus du Rassemblement National seraient coupables d’être tout ou partie d’un système « courroie de transmission » de la Russie en France.
Ainsi, les élus UMP, l’ancienne famille politique de Constance Le Grip, sont rarement désignés clairement. Pour exemple, Nicolas Dhuicq, cité une fois mais dont l’identité est cachée quand il parle, page 74, de « très riche lobby gay » soutenant Emmanuel Macron. Il est vrai qu’à cette époque, il soutient François Fillon avec Constance Le Grip.
Page 90, la rapporteure « oublie » de rappeler que la résolution du 28 avril 2016 adoptée par l’Assemblée Nationale contre les sanctions envers la Russie suite à l’invasion de la Crimée est déposée et soutenue par l’ensemble du groupe LR, des élus chevènementistes, socialistes et centristes. Pourquoi passer sous silence un tel évènement politique ? Sans doute parce qu’à l’époque, Constance Le Grip est elle-même à l’UMP.
De la même façon, les personnalités les plus outrageusement liées à la Russie dans le rapport de Mme Le Grip n’apparaissent jamais pour leurs liens d’origine avec l’UMP, comme l’ancien militaire Xavier Moreau, qui me qualifie régulièrement de « Fouquier-Tanguy » ou Charles d’Anjou, fondateur d’Omerta.
À ce titre, il est particulièrement étonnant que la rapporteure refuse de rappeler qu’en 2017, les autorités russes, représentées par M. Orlov en France, prennent position en faveur non pas de Marine Le Pen mais de François Fillon puis d’Emmanuel Macron.
Ainsi lors de son audition, Marine Le Pen rappelle les faits suivants :
« Un certain nombre de nos collègues pensent que j’étais la candidate préférée de la Russie, mais les propos de l’ambassadeur Orlov montrent bien que son pays soutenait un autre candidat. Cela ne me choque pas. De nombreux dirigeants ont déclaré qu’il fallait voter pour Emmanuel Macron, ce que je considère comme une ingérence. Je n’en tiens toutefois pas rigueur à M. Macron, car il n’en est pas responsable.
Je vous rappelle les propos de l’ancien ambassadeur russe, M. Orlov : leur préférence allait à François Fillon, pour qui ils avaient beaucoup d’admiration. Ils avaient par ailleurs une tolérance pour Emmanuel Macron et une indulgence pour ma candidature : je me considère donc en bas de l’échelle. Je ne pense pas qu’il s’agissait là de son avis personnel car il est assez rare qu’un ambassadeur parle en son nom propre – à l’exception peut-être de M. Ripert… »
Comment peut-on d’autorité écarter, en tant que rapporteure de la République, de telles informations ?
Page 37, quand la rapporteure fait la liste des personnalités européennes « achetées » par le régime russe, elle désigne Gerhardt Schröder nommément tandis que François Fillon est devenu un simple « ancien Premier Ministre français » et Maurice Leroy, un « ancien ministre français ». Ni leur nom, ni leur étiquette politique passée, ni leur soutien à Emmanuel Macron n’est mentionné.
Or, Constance Le Grip n’a pas plus de preuves de la culpabilité de ses adversaires politiques qu’elle n’en a de l’innocence de ses amis.
Les conclusions du rapport s’apparentent purement et simplement à un procès politique pitoyable qui exonère de toute responsabilité tous les macronistes auditionnés ou non par la Commission, soupçonnés d’ingérences étrangères :
– Pour Buon Tan, ancien député macroniste de Paris soupçonné d’être sous influence chinoise, la rapporteure prétend que : « sa participation à des rencontres directement connectées à Pékin est apparue un peu vague aux yeux de la commission d’enquête (sic) mais plus à mettre au registre du rôle d’intermédiaire qu’au registre économique ou idéologique. » Rien ne permet une telle conclusion ! La rapporteure consacre seulement une demi-page à son cas.
– Le recrutement par la société chinoise Huawei, dont le statut stratégique pour le régime chinois n’est plus à démontrer est expédié en un paragraphe de 7 lignes indiquant les noms de Jean-Marie Le Guen, ancien PS macroniste et Jean-Louis Borloo, ancien centriste macroniste, sans que jamais ces étiquettes politiques ne soient indiquées !
– Jean-Pierre Raffarin, ancien ministre UMP et soutien d’Emmanuel Macron (ce n’est évidemment toujours pas indiqué), est qualifié de « Français Panda » qui aurait reçu la plus haute distinction du régime pékinois pour avoir « œuvré aux bonnes relations entre la France et la Chine ». Pour Constance le Grip, M. Raffarin aurait simplement « oublié le régime politique imposé aux Chinois. »
– M. Maurice Leroy semble obtenir moins d’indulgence de la part de Constance Le Grip. Néanmoins, si la rapporteure rappelle le lien avec François Fillon de l’ancien Ministre de la Ville, elle oublie totalement de rappeler qu’il a soutenu Emmanuel Macron à deux reprises.
– Jean-Pierre Chevènement n’est pas identifié comme un soutien d’Emmanuel Macron. Il n’est pas non plus indiqué qu’il existe un accord législatif entre Renaissance et M. Chevènement qui a conduit à l’élection d’une députée chevènementiste dans l’hémicycle.
Selon Constance Le Grip, le fait que M. Chevènement ait reçu en 2017 la plus haute distinction russe pour un étranger n’est pas si grave car il a reconnu lors de son audition « que le contexte est totalement différent. »
Passer à la question puis à la pénitence publique, nous sommes plus proches de l’Inquisition que d’une commission d’enquête parlementaire. Mme Le Grip est-elle sûre que M. Chevènement n’est déjà pas relapse ?
G) Le rapport de Constance Le Grip efface totalement 20 ans d’aggravation de la dépendance économique de la France envers la Russie au profit d’une mystérieuse « courroie de transmission » du RN ne reposant sur rien.
À lire le rapport de Constance Le Grip, l’ensemble des gouvernements qui se sont succédé à la tête de la France ont été dans une opposition frontale à Vladimir Poutine. Seul le Rassemblement National serait coupable non pas de compromission, puisque la rapporteure reconnait ne pas avoir le début de preuve, mais « d’alignement idéologique ».
Un tel parti pris, sinon un aveuglement, est en infraction totale avec nos auditions et la rigueur d’une commission d’enquête parlementaire.
Dans leur audition, Jean-Pierre Chevènement et François Fillon ont décrit par le menu l’intensification des relations économiques entre la France et la Russie ou plutôt, l’aggravation de la dépendance énergétique de la France vers la Russie, à l’image de toute l’Europe mais aussi pour des biens aussi vitaux que les isotopes permettant la médecine nucléaire.
Seul exemple parmi d’autres, Engie a été autorisé par l’État français, aussi bien sous Nicolas Sarkozy, que François Hollande puis Emmanuel Macron, à investir dans les deux gazoducs North Stream 1 et 2, ayant pour objectif de relier directement l’Allemagne à la Russie en contournant l’Ukraine et tous nos alliés d’Europe de l’Est.
M. Chevènement a été nommé représentant spécial de la France en Russie par François Hollande puis prolongé par Emmanuel Macron pendant dix ans. Il fait état d’un stock d’investissements français en Russie de plus de 18 milliards d’euros, y compris des contrats mirifiques pour Total, Renault, Auchan, la Société Générale. La France serait devenue le 1er ou 2ème employeur étranger en Russie.
Mme Le Grip accuse Mme Le Pen d’avoir voulu que la France honore sa signature de vente des navires Mistral à la Russie mais ces navires avaient été vendus par Nicolas Sarkozy pour lequel travaillait… Constance Le Grip ! Jamais Nicolas Sarkozy n’a soutenu avant ou après l’annulation de ces ventes.
La liste des compromissions des gouvernements successifs avec le régime russe est interminable. Les conséquences réelles de ces liens pour l’économie et la souveraineté française sont sans commune mesure avec les contacts souvent superficiels, parfois personnels, qui n’ont pas la moindre conséquence politique ou stratégique pour le destin de la France et de l’Europe.
Inversement, quelles sont donc les preuves de cette fameuse « courroie de transmission » dont parle tant la presse suite aux fuites organisées du rapport Le Grip ?
À partir de la page 95, afin de prouver la « singularité » du Rassemblement national avec la Russie, Constance Le Grip n’a d’autre citation que… Nathalie Loiseau, députée européenne macroniste, ennemie de Marine Le Pen.
C’est en effet Nathalie Loiseau, et non une experte ou une représentante d’institution indépendante qui qualifie le parti d’opposition de « canal privilégié. »
Page 96, la deuxième source de Mme Le Grip est… Raphaël Glucksmann, député européen proche des socialistes, atlantiste revendiqué (ce n’est pas une insulte pour l’auteur de ces lignes mais une conviction aussi respectable que d’autres) et donc un adversaire frontal du Rassemblement National.
La 3ème source de Mme Le Grip, Nicolas Tenzer, a appelé à de nombreuses reprises à voter pour Emmanuel Macron contre Marine Le Pen. Par ailleurs, il n’a pas apporté d’autre preuve que ses allégations personnelles au fait que M. Mariani fasse partie d’une « internationale » en faveur de la Russie.
La suite du propos de Mme Le Grip ne repose sur rien d’autre qu’un procès politique des positions internationales du Rassemblement National, estimant de sa seule autorité de député macroniste, ex-UDF et ex-UMP et ex-sarkozyste et ex-filloniste, que Marine Le Pen n’était pas alignée sur ses propres positions.
Pire encore, Mme Le Grip ment. Ainsi elle indique « qu’à chaque « crise géopolitique », le FN puis le RN ont assuré Vladimir Poutine de leur soutien. » C’est totalement faux. Ainsi Marine Le Pen a condamné l’invasion militaire de l’Ukraine mais aussi l’ensemble des actions russes hostiles à la France ou à nos alliés, notamment en Afrique. Marine Le Pen soutient aussi l’ensemble des sanctions économiques et financières efficient contre la Russie, en dehors des sanctions énergétiques et sur les matières premières qui sont totalement inefficaces car contournées facilement, analyse confirmée en tout point depuis plus d’un an.
Constance Le Grip nuance ses positions ensuite sur la guerre en Ukraine, rentrant toute seule en contradiction avec elle-même en seulement une page !
Page 100, Constance Le Grip se livre à un exercice stupéfiant, déclarant qu’il est « intéressant et honnête » (terrible aveu pour le reste du rapport) de signaler que Jordan Bardella s’est lancé dans une opération de réhabilitation du RN ». Néanmoins, l’Inquisitrice Le Grip est de retour au paragraphe suivant, estimant que le choix de Jordan Bardella est cousu de fil blanc comme le montre… Nathalie Loiseau !
Enfin, le dernier espoir de Constance Le Grip pour convaincre le lecteur est le projet d’un certain M. Malofeïev qui aurait voulu intégrer le FN puis le RN dans une « alliance appelée AltIntern partageant une même vision d’une Europe conservatrice, chrétienne. »
Une telle alliance n’a strictement aucun sens pour Marine Le Pen et le Rassemblement National, la ligne politique étant affirmée autour de la revendication d’une totale laïcité et le refus du conservatisme sociétal. L’ensemble des personnes auditionnées, en particulier Marine le Pen, Philippe Olivier et Thierry Mariani ont certifié n’avoir jamais voulu une telle alliance et n’en avoir à peine ou pas connaissance. Ainsi lors de l’audition de Mme Le Pen :
« M. Jean-Philippe Tanguy (RN). J’aimerais vous poser une dernière question, que j’ai posée à plusieurs des personnes que nous avons auditionnées ; elle concerne l’internationale religieuse que M. Konstantin Malofeïev se proposait de créer. Ce qui me surprend, c’est que l’on vous ait soupçonnée de le soutenir, compte tenu de la ligne politique que vous avez adoptée pour le Front national, puis le Rassemblement national. En effet, vous êtes l’une des personnalités qui ont remis le concept de laïcité au cœur du débat public.
Vous avez déjà dit ne pas avoir eu connaissance du projet de M. Malofeïev. Sa dimension culturelle et religieuse correspond-elle à la ligne politique que vous incarnez ?
Mme Marine Le Pen. Évidemment non. J’ai effectivement contribué à remettre la laïcité au cœur du débat politique, au moment où elle n’y était plus. Les considérations religieuses n’ont aucune place dans le combat politique que je mène, pour une raison simple : je veux être la présidente de tous les Français, quelle que soit leur origine ou leur religion. Le simple fait que ce projet ait une connotation religieuse – vous me l’apprenez car je n’en connaissais pas les détails – exclut que la France, qui est laïque, puisse y participer. »
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L’alliance AltIntern pourrait sans doute intéresser Constance Le Grip, elle qui avait signé un projet de loi faisant un lien entre homosexualité et pédo-criminalité.
Évidemment, ce genre de rapprochement ridicule pourrait mener à des reproches sans fin… c’est le propre des procès politiques de déclencher une vendetta qui n’a rien à voir avec le travail d’une Commission d’enquête parlementaire et la neutralité attendue de la part d’une rapporteure.
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Au terme des 20 pages de Mme Le Grip contre le RN et Marine Le Pen, elle ne produit aucune preuve ou témoignage d’expert indépendant venant démontrer que nous serions en présence d’une « courroie de transmission ».
Faire le procès politique de positions en diplomatie, de votes au parlement européen ou de voyages qui déplaisent à Mme Le Grip ne constitue en rien la preuve d’une collusion ou d’un alignement sur un régime étranger, comme le prouvent d’ailleurs les positions du RN contre la Russie sur un nombre considérable de sujets.
Pire encore, Constance Le Grip ne tire aucune conséquence des propos du directeur de la DGSI, affirmés pourtant à trois reprises lors de son audition, qui insiste sur le fait qu’aucun parti politique n’est entre les mains d’une puissance étrangère.
« Tout d’abord, je n’ai connaissance d’aucune structure ou parti politique qui, en tant que tel, ferait l’objet d’une influence ou d’une ingérence étrangère organisée et systémique telle qu’il ne serait que le relais d’un État étranger. »
« Je ne considère qu’aujourd’hui qu’aucun d’entre eux (partis politiques) n’est à la main d’une puissance étrangère. »
Par ailleurs, la DGSI confirme que si elle avait à connaitre d’une situation illégale, elle transmettrait le signalement aux autorités compétentes. Or aucun élu du RN n’est concerné par ce type de procédure.
« Enfin, il a pu arriver très ponctuellement que la DGSI mette au jour ou soupçonne des relations d’un autre type entre un élu ou ancien élu local ou national avec une puissance étrangère, et signale aux autorités compétentes l’infraction soupçonnée – en l’espèce, un financement –, dont le suivi ne relève pas de sa mission. »
H) La non-quantification des ingérences étrangères fait prendre le risque d’un hors-sujet et d’une grande confusion.
On l’a vu, la rapporteure enfonce soit des portes ouvertes, soit des portes imaginaires mais laisse soigneusement des portes bien fermées à double tour.
À force d’imaginer des ingérences russes partout au Rassemblement National qui n’existent pas, d’exonérer ses amis de toute responsabilité dans les ingérences étrangères que subit la France depuis 30 ans et de sortir les États-Unis du sujet, Constance Le Grip passe à côté de l’essentiel : quel est l’état réel des menaces d’ingérences étrangères en France ?
Le refus de la rapporteure d’analyse froidement chaque phénomène en France pour déterminer ce qui doit inquiéter l’opinion publique et la représentation nationale et ce qui, au contraire, semble plutôt surestimé ou bien géré par nos services de sécurité.
Une Commission d’enquête n’est pas vouée au catastrophisme ! Si l’État parvient à protéger notre démocratie, il faut l’encourager dans ce sens.
Cela entraine une grande confusion, où tout se mélange sans traiter spécifiquement de la France. Ainsi, Constance Le Grip peine à identifier beaucoup de phénomènes ciblant précisément la France et multiplie les exemples d’ingérences dans les autres pays occidentaux. Or, contrairement à ce que dit Nathalie Loiseau en reprenant l’image du nuage de Tchernobyl, s’il faut être vigilant sur toutes les formes d’ingérence, le système français est tout à fait capable de mieux protéger que d’autres.
Ainsi notre démocratie a su replacer l’argent des campagnes électorales à un niveau très raisonnable, protégeant notre république du règne de l’argent roi et, ce faisant, de la plupart des ingérences.
De la même manière, notre système médiatique est résiliant, peu exposé aux propagations de fausses nouvelles et de journalisme en dehors de toute réalité rationnelle.
Ainsi en 2017, l’opération malfaisante russe des Macron Leaks n’a eu aucune influence sur le processus électoral. En 2022, l’organisme Viginum n’a identifié que 60 phénomènes préoccupants, 12 seulement suffisamment graves pour être investigués et 5 transmis au Conseil constitutionnel. Au final, aucune action de propagande d’une puissance étrangère n’a joué un rôle dans nos élections.
En 2017, l’information mensongère du compte de M. Macron aux Bahamas aurait été partagée par 7000 comptes twitter. Si 47 000 tweets ont été identifiés en lien avec les Macron Leaks, on peut aisément considérer que cela n’a aucune influence sur les 45 millions d’électeurs français.
Par ailleurs, il faut être bien piètre stratège pour prétendre que la sortie des Macron Leaks juste avant la fin de la campagne officielle aurait été un problème. Au contraire, la fin de la campagne officielle protégeait Emmanuel Macron de toute reprise sur les grands médias et toute polémique électorale entre les candidats et/ou leurs soutiens.
La difficulté de la rapporteure à précisément quantifier les phénomènes entraine une confusion régulière entre les menaces subies par la France et les autres pays occidentaux et conduit à une certaine relativisation de la menace chinoise au profit des menaces russes.
Certes, la Russie est particulièrement active et offensive, mais elle reste une puissance déclinante. Le régime autoritaire russe n’exerce pas le même régime totalitaire et un degré de contrôle aussi systématique que la dictature chinoise.
En effet, ces puissances autoritaires sont des « acteurs majeurs d’influence et d’ingérence »[3] et fournissent une politique « la plus aboutie en matière de renseignement »[4]. Ils utilisent la désinformation pour exacerber les fractures de la société. Néanmoins, M. Florian Colas souligne que la Chine « est le seul pays au monde dont la stratégie exportatrice est à ce point intégratrice » (ndrl : de la chaîne logistique) ou encore impliquée dans plus de « 70 à 80 % des cas notables, voire graves » d’ingérences universitaires, académiques, et de la recherche[5].
La Chine semble donc concilier à la fois l’ingérence politique, la désinformation, le débauchage de personnalités avérées et l’ingérence économique manifeste, en particulier l’espionnage et le pillage.
Ainsi la rapporteure semble sous-estimer le rôle de la Chine et de ses relais dans le changement de couverture médiatique d’un certain nombre de débats. La question du peuple tibétain a quasiment disparu des débats démocratiques en France, en Europe et aux États-Unis, tout comme la question de Hong Kong.
Ce pouvoir de la Chine pour changer visiblement certains débats démocratiques que son poids réel dans l’économie française, comme le montre le chercheur Antoine Bondaz, est très limité en termes de création réelle d’emplois et d’investissement, loin derrière la Suisse par exemple.
I) Une horizontalité des sources, sans hiérarchisation ni respect des propos tenus sous serment qui multiplient les partis pris et impasses.
Si l’ensemble des témoignages ont pu éclairer la commission afin de mieux se saisir de cet enjeu et d’apporter des solutions pour lutter contre les ingérences étrangères, il n’est pas pertinent de les mettre sur le même plan, celles-ci n’ayant pas les mêmes valeurs et portées.
Mme la rapporteure met au même niveau les auditions des experts, des institutions et des personnalités politiques partisanes, comme nous l’avons déjà vu avec les citations quasi exclusives de Nathalie Loiseau et de Raphaël Glucksmann pour incriminer le RN.
Ce parti pris dénature le travail formidable de nos institutions, qui ne sont quasiment pas mentionnées (AFA, Tracfin, CNCCFP, etc.), voire pas du tout (OCDE).
La conséquence de ces choix de faire un procès politique conduit la rapporteure à dénaturer l’intérêt central de nombre d’auditions, en particulier les responsables en charge de la lutte contre la corruption. Le directeur de l’Agence Française Anticorruption n’est cité qu’une fois, tout comme l’une des responsables de l’OCDE en charge de fixer les pratiques et d’évaluer les pays membres quant à leur efficacité pour lutter contre ce fléau. Le deuxième responsable de l’OCDE n’est même pas cité une seule fois !
Cette partialité confine au mépris et à la mise en cause personnelle gratuite pour différentes personnalités comme M. Mariani. Il semble que la prestation sous serment de M. Mariani, comme M. Olivier ou Mme Le Pen n’intéresse pas Mme Le Grip qui considère visiblement le serment comme nul et non avenu.
Le rapport semble conférer une valeur supérieure aux différents reportages télévisés et journalistiques au détriment des auditionnés sous serment. Le moindre ragot mis dans un article devient parole d’évangile.
Par exemple, le fait que M. Mariani est certifié sous serment n’avoir jamais gagné un centime d’argent lié de près ou de loin à des intérêts russes n’est pas pris en compte. Le fait que M. Mariani ne soit même pas au courant de la procédure judiciaire qui le vise non plus, pas davantage que le fait que la procédure concernant le dialogue franco-russe ne soit visiblement pas de sa responsabilité.
M. Mariani a mis à la disposition l’ensemble des budgets de cette association qui, rappelons-le, a été fondé par Jacques Chirac, pas par Marine Le Pen. À ce titre, d’après les budgets déclarés, le dialogue franco-russe était bien plus puissant sous l’UMP que depuis que Thierry Mariani est au RN, du fait des sanctions contre la Russie. Autrement dit, Constance Le Grip n’avait rien à dire quand elle était à l’UMP avec un dialogue franco-russe brassant plusieurs centaines de milliers d’euros mais trouve désormais scandaleux une association qui peine à payer son loyer et à rémunérer une employée à 2 000 euros de salaires mensuels.
Ainsi, Mme Le Grip se permet des propos sans raison, page 85, établissant que la perquisition des locaux maintiendrait « une certaine opacité ». Pourquoi ? Comment ? On n’en saura rien !
Enfin, alors que la propagande russe et les déclarations des oligarques poutiniens sont prises avec une grande prudence quand il s’agit de parler de la quasi-totalité des sujets, Mme Le Grip prend ces mêmes propos au premier degré, sans aucune distance, s’ils concernent Marine Le Pen ou le RN.
Pourquoi Mme Le Grip refuse-t-elle ne serait-ce qu’envisager à un seul moment que la propagande russe puisse aussi inventer avec le RN un « narratif » favorable à la Russie qui n’existe pas ? Mystère.
De plus, le projet de rapport prend parti, ne serait-ce quand ne condamnant pas l’ensemble des piratages informatiques (MacronLeaks contre les boîtes emails de M. Jean-Luc Schauffhauser et les SMS de M. Philippe Olivier), en évoquant la propagande russe lorsqu’il s’agit du Rassemblement national et d’influence russe pour Renaissance et les Républicains.
Enfin, concernant le prêt russe et son rééchelonnement, Constance Le Grip se livre à une remise en cause scandaleuse de l’autorité de la CNCCFP pour des basses raisons politiciennes. Non le rééchelonnement n’est pas un avantage pour le RN, qui doit de facto, payer plusieurs années d’intérêt en plus avec un taux de 6 % !
Page 112, Constance le Grip donne d’ailleurs un rôle à Jean-Luc Schauffhauser qu’il ne peut avoir entre 2019 et 2020, ayant quitté depuis des mois le RN. Encore une contre-vérité.
J) Des angles morts faiblement mentionnés dans le rapport
Les différentes auditions ont mis en lumière les faiblesses voire la vulnérabilité des collectivités territoriales et des Outre-Mer.
Souligné particulièrement M. Charles Duchaine, la loi de 2013 créant le PNF a « supprimé les juridictions spécialisées (…). À l’époque, il existait une attention des procureurs et des services locaux sur la matière économique et financière. Aujourd’hui, cette matière échappe à leur compétence. ». Les collectivités territoriales et leurs élus se retrouvent en situation de vulnérabilité.
L’Outre-Mer fait l’objet d’un point de préoccupation et de vigilance de la part des services, souffrant d’un lien distendu avec la métropole. La zone indopacifique fait l’objet d’une attention particulière en raison de la proximité avec la Chine.
Il est regrettable que ces points ne soient pas développés par la rapporteure.
Conclusion de la lecture critique du rapport de Constance Le Grip
Contrairement à ce qu’affirme Constance le Grip dans son rapport, les manipulations de l’information ne sont hélas l’apanage ni de la Russie ni la Chine, ni des autres régimes illibéraux, autoritaires ou des dictatures.
Tout démocrate doit sans cesse être en veille et en vigilance contre les dérives qui peuvent toucher son propre fonctionnement républicain ainsi que ses alliés. Le triste souvenir de la campagne de désinformation massive conduite par les États-Unis et le Royaume-Uni pour justifier l’invasion de l’Irak en infraction totale avec le droit international et le Conseil de Sécurité de l’ONU en est le pire exemple.
Cette campagne de désinformation ne s’était pas limitée à influencer lourdement les opinions américaine et britannique ainsi que leurs représentants mais aussi un nombre considérable d’autres nations amies, comme l’Italie ou l’Espagne.
Naturellement, la nature démocratique de ces deux régimes a permis, assez rapidement, d’établir les faits et la vérité a posteriori. Mais la catastrophe de la Seconde guerre du Golfe avait déjà eu lieu. L’absence de sanctions suite à de telles manipulations de l’opinion reste consternant 20 ans après les faits.
Cette alerte ne vise nullement à relativiser les comportements illégaux, délictueux et même criminels des régimes russe et chinois mais seulement à rappeler que désigner des adversaires anti-démocratiques ne doit jamais dispenser d’être intransigeant sur son propre état de droit.
La prolifération et l’aggravation des ingérences étrangères visant la France et l’ensemble des démocraties occidentales ne sont plus à démontrer mais il faut analyser leur nature, quantifier l’état de chaque menace et, une fois ces étapes assurées, les combattre pour les éliminer quand cela est possible.
Dénoncer les « ingérences étrangères » comme un tout, une menace à la fois pernicieuse et informe, n’est pas digne d’un débat démocratique éclairé. Pire encore, accuser sans preuve des partis politiques et leurs représentants d’être des agents d’influence de ces puissances étrangères est un poison aussi dangereux pour la république que les ingérences elles-mêmes.
Les accusations de « parti de l’étranger », de « courroie de transmission » ou autres agents d’influence sont particulièrement graves. Elles ne peuvent être jetées à la légère dans le débat public comme n’importe quel argument et même, comme n’importe quel coup bas tant elles entrainent un risque de manipulation et de paranoïa. Ce risque est d’autant plus dangereux quand cette accusation vient d’un parti au pouvoir contre la ou les forces d’opposition démocratiques.
Or, force est de constater que depuis 2014, les accusations d’ingérences étrangères contre les principaux partis d’opposition sont devenues de plus en plus systématiques de la part des partis au pouvoir, les soutiens de François Hollande puis d’Emmanuel Macron.
Ainsi, on l’a vu, les différentes forces politiques soutenant Jean-Luc Mélenchon ont été accusées d’être des agents d’influence du Venezuela, de la Chine, de Cuba puis, régulièrement de Vladimir Poutine. L’accusation d’être « poutinolâtre » a aussi touché l’UMP puis LR quand ces deux partis pouvaient constituer encore une menace jusqu’à en 2017, notamment lors de la candidature de Français. Enfin Marine Le Pen, accusée d’être la cible d’ingérence politique et/ou financier.
Ces accusations sont lourdes. Très lourdes. Et pourtant, rien ne permet de les corroborer, de près ou de loin.
La rapporteure Constance Le Grip a donc beau jeu de m’octroyer comme seule citation de son rapport que « la suspicion généralisée est un poison pour notre vie démocratique ». Encore aurait-il fallu qu’elle en tire la moindre conséquence !
La vigilance civique s’impose d’autant plus que d’autres démocraties occidentales ont été traversées par des crises politiques liées aux réalités d’ingérence étrangères, en particulier venant du régime russe, réalités qui ont pu être manipulés en véritables cabales ridiculisant l’État de droit.
La rapporteure Constance Le Grip aurait dû être attentive aux conclusions du travail rendu le 15 mai 2023 par le Procureur spécial John Durham qui a démontré que la police fédérale américaine, le FBI, avait « manqué d’objectivité » dans l’analyse faussée et infondée qu’elle a menée sur les liens supposés entre Moscou et la campagne de Donald Trump en 2016. Le FBI aurait utilisé des informations douteuses, « des renseignements bruts qui n’avaient pas été analysés ni corroborés », pour ouvrir une enquête sur des soupçons de collusion et d’ingérences, soupçons que le rapport avait déjà écartés.
Cette enquête, réalisée par un procureur nommé par Donald Trump mais dont le travail n’a pas été critiqué ou remis en cause par l’administration Biden, ne sous-estime pas la réalité des tentatives et réalités d’ingérences russes sur les élections ou l’information américaine. Le rapport ne nourrit pas non plus les accusations de manipulation de l’enquête par les démocrates et autres théories farfelues.
En faits et en raison, cette enquête prouve juste que des institutions, des acteurs politiques et des médias sérieux peuvent s’emballer, être pris par leur propre biais de confirmation qui systématiquement, imagine ou sur-rationnalise des liens qui n’existent pas, finissant par monter « à l’insu de leur plein gré » des scandales qu’ils imposent de fait à la population.
« Le FBI et le Ministère de la Justice doivent reconnaître qu’un manque de rigueur analytique, des biais de confirmation et une trop grande confiance envers des sources liées à des opposants politiques ont empêché les enquêteurs de considérer des hypothèses alternatives et d’agir avec l’objectivité appropriée ».
De la même manière, persuadés sans doute de faire partie du camp du bien ou de « l’arc de la raison », le FBI a reconnu que les conclusions du procureur spécial étaient avérées quant au régime de « deux poids deux mesures » qu’il avait appliqué à Donald Trump d’une part, et Hillary Clinton d’autre part : « La vitesse et la manière dont le FBI » a décidé d’enquêter sur Donald Trump « contraste avec l’approche adoptée précédemment dans une affaire sur une possible ingérence étrangère dans la campagne », à savoir les accusations contre Hillary Clinton.
Cette affaire n’est pas sans rappeler le scandale François Fillon, dont les affaires avaient connu un traitement record pendant la présidentielle de 2017 alors que les enquêtes ouvertes contre Emmanuel Macron par le PNF trainent depuis des années sans aucune explication particulière.
À ce titre, les informations apportées par Thierry Mariani, qui n’ont pas été contredites, indiquant qu’il avait appris qu’il était l’objet de poursuites judiciaire depuis les régionales de 2021 sans n’avoir jamais été convoqué ni par la police ni par la justice pour savoir ce qu’on lui reprochait sont consternantes. De la même manière, la perquisition à grand spectacle des bureaux du cercle franco-russe quelques semaines avant le 1er tour de la présidentielle, pour une affaire qui concerne un employé parti depuis des années, sans qu’aucune suite ne soit donnée à cette perquisition, laisse perplexe.
Aucune démocratie ne devrait laisser des femmes et des hommes politiques être mis en cause dans le débat public sans savoir ce qui leur est reproché et dans quels délais ils seront jugés. Une administration rapide de la justice, en particulier dans le domaine politico-financier, est fondamentale pour rétablir enfin la confiance et punir les malfrats comme il se doit.
En tout état de cause, ce rapport Renaissance est consternant. Il témoigne du dévoiement systématique des principes et des valeurs républicaines par la macronie, prête à tous les coups bas pour se maintenir désespérément au pouvoir.
Les Françaises et les Français jugeront sévèrement de tels comportements.
Recommandations
1) Permettre à la Délégation parlementaire au Renseignement de produire chaque année un rapport quantifié des tentatives et réalités d’ingérence en France pour éviter à la fois toute naïveté, toute impunité et toute paranoïa.
2) Interdire toute rémunération par un intérêt étranger des anciens membres de gouvernement, hauts fonctionnaires et membres des forces armées.
3) Soumettre toute vente d’entreprise stratégique à un vote du Parlement au 2/3 des voix.
4) Protéger les lanceurs d’alerte, les chercheurs, les journalistes et les artistes des « procédures bâillons ».
5) Réfléchir à un moyen pour les journalistes et les médias d’assurer la transparence dans leur relation avec le lobbying.
6) Faire de la lutte contre la corruption une mission centralisée sous la direction du Premier Ministre et garantir les moyens nécessaires.
7) Imposer aux membres du gouvernement, aux parlementaires et aux hauts fonctionnaires un serment de fidélité à la Constitution et aux intérêts du peuple français.
8) Mettre enfin en place la banque de la démocratie, avec les mêmes critères financiers pour tous les candidats et tous les partis.
9) Interdire toute adhésion, dons ou prêts d’un étranger résidant en France.
10) Autoriser la CNCCFP à saisir Tracfin et permettre à Tracfin de transmettre les informations à la CNCCFP. Réfléchir à donner à la CNCCFP accès à des moyens d’investigation.
11) Lancer un grand plan de sécurisation de nos universités et laboratoires de recherche.
12) Parvenir à un financement public et privé de la R&D de 4 % du PIB en 2030, 5 % en 2035 pour que nos fleurons n’aient pas à se financer à l’étranger.
Analyse du Président des travaux
de la Commission d’enquête
Mythe et réalité de l’ingérence : une arme politique redoutable contre la démocratie.
« Deux loups gouvernent le monde et bientôt, l’un dévorera l’autre. »
Le climat est pesant dans l’enceinte sacrée du Sénat romain… Depuis des mois, sinon des années, la tension entre Octave et Marc-Antoine déchire l’immense territoire que la République n’arrive plus à tenir dans ses seules mains. Les guerres civiles qui se sont succédé ont fini par offrir aux deux duumviri les provinces acquises depuis quatre siècles par le sang et l’art militaire.
Depuis Rome, Octave tente de saper les soutiens, nombreux et puissants que Marc Antoine entretient avec le même but depuis ses provinces orientales. De fait, le Sénat et le peuple romains s’arrangent bien de cet équilibre des ambitions qui, se neutralisant l’une et l’autre, maintiennent le peu d’institutions républicaines qui restent, prêtes à tout céder si un vainqueur devait se distinguer, et vaincre.
Au sein de la plèbe urbaine, Marc Antoine n’est pas aussi impopulaire qu’Octave qui, au jour le jour, doit assumer les évènements plus ou moins mauvais qui touchent la ville. Contrairement à l’adage en politique, loin des yeux, proche du cœur. Aussi pour ouvrir un nouvel épisode de guerre civile, ou de guerre tout court, il faut qu’Octave démontre que lui seul incarne l’intérêt de Rome quand Marc-Antoine n’est plus que l’objet des ambitions de l’étranger, et pire encore, selon les préjugés misogynes du temps, une étrangère, Cléopâtre. Les mœurs romaines ont déjà été outragées par la répudiation de l’épouse romaine de Marc Antoine, la propre sœur d’Octave, au profit de la dernière pharaon lagide d’Égypte.
La clé du temple de Janus se trouve dans le sanctuaire de Vesta, lieu le plus sacré du culte romain qui conserve notamment les testaments des plus illustres patriciens, dont celui de Marc-Antoine. Octave le vole mais il sait déjà que cet outrage ne sera rien par rapport au scandale qu’il s’apprête à révéler à la lecture des dernières volontés de son rival.
La scène a été rendue mémorable par la fresque cinématographique de Mankiewicz, Cléopâtre. On y voit Octave tentant de convaincre en vain les sénateurs favorables à Marc Antoine de sa trahison puis, hiératique depuis son siège, il jette aux pieds des partisans d’Antoine le parchemin testimonial, récitant ce qu’il contient : Antoine veut transmettre ses biens et son autorité aux enfants qu’il a avec Cléopâtre mais pire, souhaite être enterré à Alexandrie et non à Rome. Consternés par la preuve de sa collusion avec la puissance étrangère qu’est Cléopâtre, les partisans de Marc Antoine s’effondrent puis immédiatement, rejoignent les partisans d’Octave dans leur déclaration de guerre à l’Égypte.
En révélant l’infamante trahison de Rome par Marc-Antoine au profit des charmes de l’Orient, Octave unit derrière lui le peuple et les patriciens romains sur un chemin qui le mènera au principat, fondement de l’Empire.
À l’aube de l’ère commune, le destin des civilisations méditerranéennes et européennes qui irrigueront tout l’imaginaire politique et civique jusqu’à nos jours, c’est joué aux dés des rumeurs du parti de l’étrangère et des réalités de l’ingérence d’une puissance concurrente, pour ne pas dire hostile.
La trahison d’Antoine était véridique, elle fut châtiée comme telle et emporta la décision de la République de changer ses institutions...
Des oracles grecs achetés à vil prix par l’or des Perses pendant les guerres médiques aux lettres de « l’armoire de fer » des Tuileries trahissant les secrets militaires que Louis XVI offrait à la coalition anti-française, notre Histoire n’ignore rien du rôle dévastateur de la corruption et des ingérences étrangères
Mais tant d’autres rumeurs, accusations, manipulations furent et restent fausses, brisant l’unité des peuples redoutant les traites, supprimant la raison de foules prêtes à éliminer des innocents désignés à la vindicte, persuadant d’honnêtes citoyens que leur démocratie était menacée par des boucs émissaires.
Le mythe de la « 5ème colonne », arme de guerre psychologique terrible qui affaiblit un camp de l’intérieur, dévoré par l’angoisse de ne plus savoir différencier ce qui relève de la vraie trahison ou de la paranoïa toxique, n’est pas un poison à prendre à la légère.
Alors que l’illusion d’un monde sans guerre rejoint les oubliettes de l’histoire qu’elle n’aura jamais dû quitter, emportant avec elle comme première victime expiatoire les rêves d’une raison partagée par toute l’humanité, la démocratie française aurait tort de se croire à l’abri de ce poison à double usage qu’est l’ingérence étrangère.
Contrairement aux discours fumeux qui tentent jeter de la confusion dans le débat public, la notion d’ingérence étrangère est parfaitement claire. Sa définition basique dans le dictionnaire est limpide même si elle peut être précisée, enrichie et nuancée par les travaux de la Commission d’enquête.
En revanche, les multiples variations, adaptations et travestissements utilisés par les puissances qui veulent s’ingérer dans les affaires et le destin d’une alliée, concurrente ou ennemie sont pernicieuses, protéiformes et hybrides. Tel un virus qui mute sans cesse pour survivre aux défenses immunitaires qui veulent l’éteindre, l’ingérence étrangère ne recule devant aucune adaptation pour garantir sa pleine efficacité, pénètre un organisme et le détruire de l’intérieur.
Avérée, la tentative ou la réalité d’une ingérence étrangère doit être combattue par tous les moyens. Tout État doit identifier, isoler et éliminer les différentes formes d’ingérences.
Partie 1
Entre l’influence et l’ingérence, une frontière poreuse
A) L’ingérence, une influence délictueuse
L’ingérence, un phénomène ancien
Dans le dictionnaire Larousse, l’ingérence se définit comme « l’action de s’ingérer dans les affaires d’autrui »[6], c’est-à-dire « s’introduire indûment dans quelque chose, intervenir sans invitation »[7]. Cette définition, si elle peut être précisée et nuancée, correspond parfaitement à l’essentiel des problèmes que nous devons traiter.
Le droit international repose principalement sur des États souverains, égaux et indépendants. Dès lors, la notion d’ingérence se comprend dans ce cadre comme tout acte d’un ou de plusieurs États qui s’immiscent dans les affaires internes ou externes relevant de la compétence d’un autre État, violant de ce fait sa souveraineté. L’affirmation d’un principe de non-intervention, en particulier dans la Charte des Nations unies a été interprétée comme un principe équivalent de non-ingérence en droit international. Néanmoins, l’article 2 § 7 de la Charte des Nations Unies prévoit une possibilité légale d’ingérence tout en prenant soin de prévoir une limite au chapitre VII de la Charte.
Ainsi, le recours à la force et à l’atteinte au principe d’intégrité territoriale ne peut s’effectuer que sur le fondement de ce chapitre. Il définit les mécanismes de coercition dont l’usage est laissé à l’appréciation du Conseil de sécurité des Nations unies. Il constate l’existence d’une menace contre la paix, d’une rupture de la paix ou d’un acte d’agression. Le cas échéant, il dispose d’un ensemble de moyens pour y remédier parmi lesquels il peut décider de recouvrir à l’emploi de la force. Le principe de non-ingérence « renvoie au principe fondamental d’égalité souveraine entre les États »[8]. Ce principe connaît toutefois des exceptions quand sont en jeu la sécurité internationale ou des préoccupations humanitaires.
La notion d’ingérence, prégnante « à l’époque de la guerre froide, avec notamment l’utilisation des « mesures actives » par les Soviétiques, telles que les coups d’État, les financements d’acteurs politiques et syndicaux ou de groupes armés, ainsi que des stratégiques médiatiques »[9], réapparaît dans le débat public, en raison de son intensification causée par plusieurs facteurs : la confrontation et la redistribution de la puissance, « l’hétérogénéité des valeurs, – ce que l’on appelle la désoccidentalisation du monde et l’essor de pouvoir autoritaires aux visées révisionniste sur le système international - le rôle des acteurs non étatiques et un contexte favorable à l’essor de stratégies indirectes »[10]. La compétition entre puissances se substitue à la confrontation que ce soit aux niveaux diplomatique, militaire, technologique et culturel.
Les ingérences, interference en anglais, « sont des activités hostiles, volontairement tenues secrètes, malveillantes et trompeuses, entreprises par une puissance étrangère. Mises en œuvre par une multiplicité d’acteurs, elles peuvent prendre des formes multiples que connaissent bien les services de renseignement : des cyber-attaques, l’utilisation du droit comme arme, la désinformation à des fins de manipulation de l’opinion, ou des opérations d’espionnage plus classiques. Elles visent à saper nos sociétés et à porter atteinte à notre souveraineté politique et militaire, mais également économique et technologique »[11]. Il s’agit d’une « politique d’influence masquée qui consiste, pour un État, à mener des actions visant à rendre la politique d’un autre pays structurellement favorable à la sienne, sans que l’on sache d’où parlent les personnes et les organisations auxquelles il a recours »[12].
« L’ingérence ne se revendique pas, ne s’affiche pas et s’exerce contre un État ou ses représentants sans son accord »[13], elles sont « à la fois secrètes, coercitives et corruptrices »[14] comme le souligne l’ancien Premier ministre australien M. Malcom Turnbull. Ce fléau peut être mis en œuvre en raison d’individus qui « agissent de manière clandestine, par des moyens, techniques, ou humains que la morale réprouve »[15]. Quelques facteurs humains permettent d’anticiper pourquoi certaines personnes se rendent coupables d’intelligence avec l’ennemi : « la frustration, l’ego, l’argent »[16]. L’objectif des ingérences est de « saper nos sociétés et à porter atteinte à notre souveraineté politique et militaire, mais également économique et technologique »[17].
Popularisée par Joseph Nye, l’influence repose sur la séduction et non la coercition, « n’est pas forcément cachée »[18]. Elle est pratiquée par tous, y compris la France au travers de sa diplomatie. Elle cherche « à se doter de relais d’opinion dans les pays avec lesquels elle travaille »[19] ou encore à travers la diplomatie dite culturelle. « L’influence est (…) un outil, un moyen d’obtenir quelque chose en faveur de nos intérêts »[20]. Un des critères pouvant distinguant l’ingérence et l’influence est la réciprocité : « l’influence est tolérable et le plus souvent tolérée, tel n’est pas le cas de l’ingérence »[21]. Or, « toute influence n’est pas forcément légitime quand bien même elle respecterait le cadre légal » comme, l’illustre le principe d’extraterritorialité. En effet, si les notions d’ingérence et d’influence sont sémantiquement facilement distinguables, l’incompétence géopolitique des gouvernements a conduit la France à laisser s’implanter dans des lieux stratégiques des relais d’ingérence comme l’Institut Confucius à Brest. Il a dû quitter l’université de Bretagne occidentale, cette ville étant « stratégique qui abrite le deuxième port militaire français, des centres de recherche sous-marine parmi les meilleurs au monde et plusieurs de nos industries de défense »[22].
Les ingérences, un fléau protéiforme
« Mises en œuvre par une multiplicité d’acteurs, elles peuvent prendre des formes multiples (…) : des cyber-attaques, l’utilisation du droit comme arme, la désinformation à des fins de manipulation de l’opinion, ou des opérations d’espionnages plus classiques »[23]. La Fédération de Russie et la République Populaire de Chine représentent les États les plus actifs en matière d’ingérence avec des méthodes hybrides. Lors de son audition, le directeur des services extérieurs a d’ailleurs concentré son propos « sur deux puissances systémiques qui font preuve d’agressivité contre nous, la Russie et la Chine »[24], bien que d’autres pays se rendent coupables d’ingérence sur notre sol comme l’Iran. « Les services russes et chinois connaissent une progression constante (…) qui n’ont ni cadre légal ni opinion publique, et qui sont désinhibés »[25].
« Le champ de ces menaces s’est étendu et complexifié au cours des dernières années, (…). Parmi ces menaces, figurent celles qui sont qualifiées d’hybrides »[26] que le secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale classe en quatre catégories : dans les cyber-attaques, les manipulations de l’information, les atteintes au patrimoine scientifique et technique, le lawfare.
Une cyber-attaque est un acte de piratage informatique malveillant sur internet. Le directeur de la DGSI, M. Nicolas Lerner constate que « l’outil cyber est aujourd’hui la voie qu’emprunte une grande partie de l’espionnage »[27], en raison de la révolution numérique. « Le numérique est désormais pleinement intégré dans les stratégies d’influence, d’ingérence, d’espionnage et de découragement des puissances étrangères. Certains acteurs étatiques perçoivent le domaine cyber comme un nouvel espace de projection, investissent pleinement le rapport de force et développent de fortes capacités offensives et défensives »[28].
La Russie et la Chine sont très actives dans ce domaine que ce soit pour extorquer une rançon, à vendre des données préalablement pillées, soit pour prendre le contrôle ou saboter le système informatique. Des entreprises, « 8 % »[29] des cas recensés par le service de l’information stratégique et de la sécurité économiques, ont été victimes d’attaques. Les administrations et services publics peuvent être touchés, comme l’illustrent les attaques russes à l’encontre de nos hôpitaux ou encore les sites de l’Assemblée nationale et du Sénat.
Certains États, à l’image de la Russie, s’appuient sur des services de hackers.
La manipulation de l’information n’est pas un phénomène récent. En revanche, elle s’est considérablement propagée avec l’émergence d’internet et le développement phénoménal des réseaux sociaux, la crise de confiance envers les institutions démocratiques, et au caractère malveillante de certains États dont la Russie et la Chine visant à déstabiliser voire fracturer nos sociétés. La Russie est responsable de près de 80 % des efforts d’influence en Europe[30], suivi de la Chine. « Les Russes ont instrumentalisé le processus »[31] de désinformation, et la Chine développe la lutte informationnelle pour valoriser leurs actions mais aussi pour faire disparaitre du débat public des sujets considérables, comme la défense du peuple tibétain ou les droits civiques de Hong Kong.
Créé en 2021 le service technique et opérationnel de l’État chargé de la vigilance et de la protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum), se charge d’anticiper et de réagir face à la menace tout en préservant les libertés individuelles. Son chef de service, M. Gabriel Ferriol fonde son action sur des critères juridiques précis : « le phénomène est susceptible de porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation »[32], au moins un acteur étranger doit être impliqué, que les « contenus dont le caractère inexact ou trompeur est manifeste (…) dont il est possible de démontrer la fausseté de manière objective »[33], et que le contenu soit « caractérisé par une diffusion artificielle ou automatisée, massive et délibérée – ou l’intention de procéder à une telle diffusion »[34]. Dans une moindre mesure, la Turquie se rend coupable d’attaques comme après l’assassinat de M. Samuel Paty « pour y faire face, nous avons créé́ la task force Honfleur – du nom d’une salle de réunion du SGDSN –, qui a permis d’identifier un certain nombre de sites et d’adresses IP, de remonter jusqu’à l’agence de presse Anadolu et de conclure à l’origine turque de cette campagne »[35]. Par ailleurs, le Secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale est « toujours à l’écoute de ce qui peut venir de Turquie, notamment des critiques sur la politique française au Moyen-Orient, en Afrique ou ailleurs »[36].
Les atteintes au patrimoine scientifique et technique se manifestent à travers l’espionnage, le sabotage, la prise de contrôle capitalistique, le débauchage de talents. De plus en plus identifiées par les services, ces menaces pour la sécurité économique visent à déstabiliser l’entreprise, récupérer de l’argent, obtenir des informations sensibles, corrompre, désinformer.
Le secteur universitaire et de la recherche est un point d’entrée. Les ingérences se concrétisent par des partenariats, des jumelages conduisant à l’échange d’informations pouvant être sensibles, c’est-à-dire « à s’approprier illégalement ou en dehors des contrats liant des établissements de pays différents des informations et des savoirs »[37]. Ce point attire la vigilance et l’attention du directeur général de la sécurité intérieure, M. Nicolas Lerner. Principal acteur, la Chine est « est impliquée dans 70 % à 80 % des cas notables voire graves »[38]
Le lawfare, c’est-à-dire l’utilisation du droit international ou de l’application extraterritoriale du droit d’un État. Cette arme juridique, bien que légale, est principalement utilisée par les États-Unis. La Chine s’inspire par ailleurs de leur législation. Le service de l’information stratégique et de la sécurité économique ajoute que « les procédures juridiques à l’étranger impliquant des entreprises françaises servent également de vecteur dans 10 % des cas »[39]. La Chine, quant à elle, pratique « l’instrumentalisation du multilatéralisme et du droit international au sein des organisations internationales »[40].
B) Les gouvernements français ont sous-estimé les dangers des ingérences dans tous les domaines
La naïveté confondante des dirigeants depuis 30 ans sur l’émergence de nouvelles puissances et rivalités.
Dans les années 1990 et le début des années 2000, marquées par la chute du Mur de Berlin, la dislocation de l’URSS, les « premières années d’exercice du pouvoir de Vladimir Poutine, qui ont nourri un espoir de rapprochement avec l’Europe et l’Ouest en général, et de l’évolution de la Chine. Tous les États prendraient le chemin de la démocratie (…), la compétition entre États, qui a toujours existé et n’allait pas disparaître, s’organiserait autour de quelques règles et quelques principes, notamment l’économie de marché. La compétition économique, demain, serait le juge de paix de la rivalité entre les pays. Ces espoirs étaient notamment suscités par l’ouverture de la Chine, qui a adhéré à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001 »[41].
Certains, en particulier les mouvements souverainistes hostiles au mythe de « la mondialisation heureuse », d’un « monde plat et ouvert » ou encore de la « fin de l’Histoire » ont tiré la « sonnette d’alarme » [42] ; « les pouvoirs publics, à la différence de certaines administrations, n’avaient pas toujours conscience du risque d’ingérences étrangères, lesquelles ont donc été très sous-estimées (…) En 2005, plus encore en 2008, 2011, 2014, les gouvernants, ministres, élus, responsables politiques, responsables académiques ou de think tanks, les journalistes ont minimisé la situation. »[43]. « Les négociations au sein des instances multilatérales ou les accords économiques ne suffisent plus à résoudre les conflits. »[44]. Cette idéologie a conduit à rendre la France dépendante d’un État tiers. Notre souveraineté étant mise à mal, la France met en place une stratégie : une diplomatie économique en s’appuyant sur des représentants spéciaux.
L’ancien ministre, M. Jean-Pierre Chevènement, représentant spécial de la France pour la Russie nommé par François Hollande puis confirmé par Emmanuel Macron, apporte un éclairage sur les relations en la France et la Russie. Dans les années 1990, les situations économique et politique de la Russie sont mauvaises : le rouble est dévalué, le président Eltsine nomme plusieurs premiers ministres dont M. Vladimir Poutine en 1999 : « c’est le cadeau que Boris Eltsine fait alors, si je puis dire, à la Russie »[45] ; une analyse qui n’engage que lui mais témoigne d’un certain consensus des élites dirigeantes européennes de la fin des années 1990 envers un homme politique dont le régime échouera pourtant, c’est le moins qu’on puisse dire, à faire de la société russe sur la voie de la démocratie et des libertés publiques.
« Les relations avec la France et l’Europe, à l’époque, sont plutôt cordiales »[46]. Avec la France, « les choses se passaient sans grande difficulté. On peut dire que tous les présidents de la Vème République se sont efforcés d’avoir des rapports plutôt cordiaux avec les dirigeants russes »[47], dès le Général de Gaulle. En 2006, Jacques Chirac remet à Vladimir Poutine le plus haut grade de la légion d’honneur, distinction qui ne sera remise en cause par aucun président.
À partir de 2013-2014, les relations se sont dégradées avec le conflit en Ukraine. Dès son arrivée à l’Élysée, M. Emmanuel Macron a voulu relancer les relations entre la France et la Russie. Ces relations faites de chaud et de froid sont encore une fois symbolisées par la mission de Jean-Pierre Chevènement.
En 2012, nommé représentant spécial de la France pour la Russie, sous le mandat de M. François Hollande, par M. Laurent Fabius, ministre de l’Europe et des affaires étrangères. Il souhaitait que la France ait « une diplomatie économique, mettant l’accent sur les relations économiques et industrielles »[48]. Décoré par M. Vladimir Poutine, de l’ordre de l’Amitié, plus haute distinction pour un étranger, le Quai d’Orsay l’a « vivement encouragé – la lettre de mission que j’ai reçue du ministère des affaires étrangères évoque d’ailleurs cette décoration comme un élément positif »[49].
Sur cette même feuille de route, la France nomme un représentant spécial en Chine, dont Mme Martine Aubry, « remplacée par M. Jean-Pierre Raffarin »[50]. La France est liée à la Chine, malgré une relation bilatérale déséquilibrée.
En effet, « le déficit commercial français par rapport à la Chine est de 50 milliards d’euros alors qu’il n’était que de 30 milliards il y a cinq ans »[51]. De plus, la France accueille de nombreux investissements chinois malgré de faibles créations d’emplois : sur « ces cinq dernières années, 8 000 »[52].
De l’aveu même de M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure, les années 2020 marque la fin de la naïveté dans le domaine du renseignement économique, celui-ci ayant progressé en quatre ans et demi après les scandales Alstom, Technip ou Lafarge. En 30 ans, la France a perdu la moitié de son industrie.
En concurrence avec les États-Unis et nos voisins européens plus ou moins bien attentionnés, l’ingérence économique provient principalement de Chine comme le souligne le directeur de Tracfin : « l’ingérence revêt également un caractère économique : le développement de la Chine lui apporte des capitaux considérables qui, par des véhicules d’investissement directs et indirects, sont susceptibles d’entrer au capital de certaines industries qui doivent être protégées parce qu’elles sont très proches de notre base de souveraineté »[53]. Le directeur de la DGSE fait le même constat : « la diplomatie chinoise se déploie partout dans notre pays d’une façon très impressionnante, avec l’accompagnement systématique d’intérêts économiques chinois portant atteinte à notre souveraineté ou susceptibles de la faire »[54].
Les ingérences politiques prennent une place exorbitante dans le débat public par rapport à leur réalité
Si les soupçons d’ingérence politiques sont brandis dans le débat public, ils ne semblent pas si prégnants.
De hauts fonctionnaires servant ou ayant servi notre République n’ont pas fait de signalement au procureur de la République au titre de l’article 40 du code de procédure pénale. Mme Alice Rufo, ancienne conseillère des Présidents M. François Hollande et M. Emmanuel Macron et aujourd’hui directrice générale des relations internationales et de la stratégie, n’a pas eu connaissance d’informations précises sur des cas d’influence ou d’ingérence de pays étrangers visant des relais d’opinion, des dirigeants ou des partis politiques français : « en tant que fonctionnaire, je suis soumise à certaines obligations si quelque chose d’illégal vient à ma connaissance. Cela n’a pas été le cas »[55].
Le double discours sensationnaliste de M. Jean-Maurice Ripert, ambassadeur de France en Russie et en Chine est consternant. Il a tenu des propos sur LCI indiquant que « lorsque j’étais ambassadeur de France en Russie, personne n’ignorait qu’un certain nombre d’hommes et de femmes politique français, d’un certain bord venait et ne repartait pas les mains vides »[56]. En audition sous serment, il prétend finalement à plusieurs reprises durant son audition qu’il « portait un jugement personnel »[57] et qu’il ne disposait pas d’informations particulières, faisant mine d’ignorer que son statut d’ambassadeur laissait penser autre chose aux téléspectateurs et aux commentateurs.
Les services et nos institutions confirment qu’il n’y a pas d’ingérence systémique d’un État étranger envers des partis, hommes et femmes politiques. M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieur affirme qu’il n’a « connaissance d’aucune structure ou parti politique qui, en tant que tel, ferait l’objet d’une influence ou d’une ingérence étrangère organisée et systémique telle qu’il ne serait que le relais d’un État étranger. (…). Il faut distinguer, dans les exemples que vous citez, ce qui relève de la rhétorique politique et ce qui relève d’une réalité relevant d’un travail de renseignement. C’est un argument du débat politique que de désigner l’adversaire comme la voix d’un pays étranger pour décrédibiliser ses arguments ou sa capacité à diriger un pays indépendant (…) qu’aujourd’hui qu’aucun d’entre eux (ndrl les partis politiques) n’est à la main d’une puissance étrangère. »[58]
II- Des institutions efficaces pour lutter contre ce fléau
A) Le suivi des financements de la vie politique grâce à la CNCCFP
La CNCCFP contrôle les comptes de campagne des candidats à toutes les élections et du respect d’obligations comptables des partis politiques depuis 1990.
Ses décisions s’inscrivent dans un cadre juridique défini : la loi de 1988 sur la transparence financière, du chapitre du code électoral portant sur les conditions financières des campagnes électorales, et sur la loi de 2017 pour la confiance de la vie politique. Son président, M. Jean-Philippe Vachia a « le sentiment qu’il n’existe pas de phénomène massif de risque d’origine étrangère »[59].
De plus, « les rejets de comptes ne sont pas motivés par des soupçons d’ingérence étrangère »[60]
Les prêts auprès des banques
Dès 1990, les États étrangers et les personnes morales de droit étranger ont interdiction d’apporter des contributions ou aides matérielles directes ou indirectes, dans le but d’empêcher les ingérences étrangères. À ce titre, la décision de la CNCCFP, confirmée par le Conseil d’État, a refusé « l’agrément du Parti nationaliste basque, car il était fondé sur un parti de droit étranger »[61].
Avant la loi de 2017, renforçant le cadre législatif, il était possible d’emprunter auprès des personnes physiques pouvant venir de l’étranger. Par exemple, le parti Les Républicains a emprunté 500 000 euros auprès « d’une personne physique ayant des activités axées sur l’international », Mme Marine le Pen auprès d’une personne physique financée à partir d’une banque basée aux Émirats Arabes Unis ou encore le parti Cotelec auprès d’une société chypriote.
En 2014, le Front national emprunte 9 millions d’euros auprès d’une banque russe et devait être remboursé en 2019. S’agissant d’un prêt important, il a été étudié de près par les autorités compétentes.
La CNCCFP estime que ce prêt a été consenti à des conditions désavantageuses pour cette formation politique, du fait d’un taux d’intérêt élevé : « ces prêts d’origine étrangère (ndrl celui du FN et du parti Les Républicains) sont plutôt consentis à des taux supérieurs à ce qu’ils auraient été s’ils avaient été effectués par un établissement bancaire national. ». Le prêt russe n’est pas susceptible d’entraîner des conséquences en termes d’ingérences étrangères, puisque « la question pourrait se poser si le prêt d’une banque était consenti à un taux dérisoire, c’est-à-dire à un prix d’ami. Ce n’est pas le cas en l’espèce ».
La banque russe ayant fait faillite, l’emprunt a été rééchelonné jusqu’en 2018. La CNCFFP a examiné avec attention le rééchelonnement à l’aide du « contrat de prêt et le jugement du Quai d’Orsay afin de s’assurer qu’il s’agissait du même prêt. Il est apparu que c’était effectivement le cas »[62]. L’organe de contrôle des comptes de campagne veille « à ce que les annuités aient bien été versées et que cet emprunt se réduise dans le passif d’année en année » et les commissaires sont « extrêmement attentifs au remboursement (…) Si nous constations qu’un emprunt ou une dette fournisseur n’était pas remboursé, nous considérions cela comme une aide prohibée et le dénoncerions auprès du procureur de la République »[63].
L’emprunt ayant été contracté avant 2017, il est tout à fait légal, n’a « rien de mystérieux et il est possible de trouver toutes les informations nécessaires sur notre site »[64].
Depuis 2017, les prêts d’origine étrangère, c’est-à-dire hors de l’Espace économique européen, sont interdits pour les personnes morales. Les partis politiques ne peuvent emprunter qu’auprès des partis politiques et des banques de l’Espace économique européen, c’est-à-dire avec un agrément auprès de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution.
L’absence regrettable de critère de nationalité et de résidence
Contrairement aux dons, l’absence de condition de nationalité française ou de résidence en France pour les cotisations pourrait représenter les dernières failles.
M. Jean-Philippe Vachia indique qu’il est difficile de contrôler le respect de cette condition de nationalité ou de résidence : « Nous pouvons alors seulement constater, s’agissant des dons, qu’une procédure permet au mandataire de s’assurer que la personne qui consent le don est de nationalité française ou réside en France. Cependant, nous n’avons aucun pouvoir d’investigation et nous ne pouvons pas demander aux impôts si une personne est effectivement résident fiscal ou non. Nous n’avons que la déclaration, et effectuer une fausse déclaration expose une personne à des poursuites. Si nous avons des suspicions, nous pouvons saisir Tracfin »[65].
Les cotisations jouent un rôle majeur dans le financement des partis politiques, « entre 15 ou 20 millions d’euros sur les 180 millions d’euros que représentent les ressources des partis politiques »[66]. Par exemple, lors de la campagne de la primaire des Républicains, la presse relate que des adhérents de plusieurs diasporas d’un même espace géographique, cela aurait très bien pu avoir une incidence importante. Bien qu’il soit peu probable « qu’il y ait des cotisations massives de personnes de nationalité étrangère »[67] en dehors de circonscription ou de moment particuliers, ce risque ne peut être écarté et donc, interdit.
B) Une lutte renforcée contre les atteintes à la probité
La prévention des conflits d’intérêts
À la suite du scandale Cahuzac, une autorité administrative indépendante, la Haute autorité de la transparence de la vie publique, est créée en 2013 dans le cadre de la loi relative à la transparence de la vie publique. Elle est chargée de promouvoir la probité et l’exemplarité des responsables publics. Elle contrôle les déclarations de situation patrimoniale et les déclarations d’intérêts des membres du Gouvernement et du Parlement ainsi que d’un certain nombre d’élus locaux et de responsables publics. Elle se prononce sur les situations pouvant constituer un conflit d’intérêts.
Son champ de compétences a été élargi avec la loi de 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique (loi Sapin II) avec l’encadrement de la représentation d’intérêt, la loi de 2017 pour la confiance dans la vie politique en introduisant l’obligation pour les candidats à l’élection présidentielle de disposer une déclaration d’intérêts et formalise la possibilité pour le Président de la République de solliciter la HATVP avant de nommer un membre du gouvernement, et la loi de 2019 de transformation de la fonction publique concernant le contrôle déontologique des mobilités des agents publics.
Des dires de son Président, M. Didier Migaud, « les comportements déviants sont beaucoup mieux identifiés qu’auparavant et beaucoup plus sévèrement sanctionnés. » Il indique que son autorité n’a « connaissance d’aucun sujet qui puisse être qualifié d’ingérence »[68], y compris via des associations cultuelles et culturelles. Les dossiers transmis au parquet ne relèvent pas de suspicions d’ingérence ou d’influence étrangère mais « soit d’infraction d’atteinte à la probité, soit de manquement aux obligations vis-à-vis de la HATVP, soit de prise illégale d’intérêts ou de détournement possible de fonds publics, mais pas de situation d’ingérence »[69]. Cependant, il observe que « s’agissant du contrôle de la reconversion d’anciens responsables publics dans le secteur privé, je note qu’en France aucun délai de carence ne s’applique, contrairement à ce qui se pratique dans d’autres pays, où il est interdit aux anciens hauts responsables publics d’exercer une activité de lobbying ou de rejoindre une entreprise étrangère pendant un certain nombre d’années »[70].
Par exemple, M. François Fillon, bien que sa déclaration ait été validée par la Haute autorité de la transparence de la vie publique, il a pu rejoindre deux conseils d’administration parapublics russes.
La corruption, un cancer sous-estimé ?
Sur les 708 affaires en cours devant le Parquet National Financier, « seules huit sont susceptibles de recouvrir des faits d’ingérence. (…). Les États concernés sont les États-Unis, la Russie, d’anciens pays du bloc soviétique et certains émirats du Moyen-Orient. »[71]
« Une grande partie des faits de corruption d’agents publics étrangers ont lieu dans le cadre de marchés publics. Les principaux secteurs concernés sont les industries extractives, la construction, le transport et les infrastructures d’information et de communication. Ce sont surtout les grands contrats qui sont susceptibles d’engendrer des opérations de corruption. Nous avons observé sans surprise que les intermédiaires étaient impliqués dans les trois quarts des affaires de corruption transnationale. 41 % d’entre eux sont agents commerciaux, des courtiers et des distributeurs. Les personnes ayant versé les pots-de-vin ou autorisé leur paiement sont dans 41 % des affaires des membres de la direction de l’entreprise. Dans 12 % des cas, le PDG de l’entreprise lui-même a été impliqué. 22 % seulement des personnes versant les pots-de-vin n’occupent pas des fonctions de dirigeant, ce qui permet de relativiser le mythe de l’employé prenant une initiative solitaire. Les principaux récipiendaires des pots-de-vin sont les agents d’entreprises publiques dans 80 % des cas, puis les chefs d’État et les ministres dans 5 % des cas. Ils ont cependant perçu 11 % du montant total des pots-de-vin. »[72]. En revanche, la corruption d’agents privée n’est pas couverte par la convention.
S’inscrivant dans le cadre de la loi de 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique (loi Sapin II), l’Agence française anticorruption est créée.
Elle contrôle, sur pièces et sur place, la mise en œuvre des dispositifs de prévention de la corruption ainsi que la qualité et l’efficacité des procédures mises en place par certaines autorités publiques ou personnes morales de droit privé. Elle a une mission de conseil visant à prévenir et à détecter les atteintes à la probité, ainsi qu’une mission de protection des intérêts économiques c’est-à-dire qu’elle s’assure qu’aucune information susceptible de porter atteinte aux intérêts économiques essentiel de la France ne soit transmise par une entreprise française soumise par une autorité étrangère à l’obligation de mettre en place un dispositif de conformité anticorruption. Sur les 142 contrôles d’initiative, 80 concernent des acteurs économiques et 51 des acteurs publics. « La stratégie de nos contrôles a pour objectif de diffuser le plus rapidement possible des dispositifs anticorruption complets et efficaces au sein des organisations qui sont les plus exposées selon nous au risque d’atteinte à la probité. »[73]
La création de cette autorité administrative indépendante et celle du Parquet National Financier ont été salués par le rapport de l’OCDE, étalon international des bonnes pratiques et de la coordination contre la corruption.
L’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales dénombre « soixante-quinze affaires de corruption, dont un nombre marginal concerne des phénomènes d’ingérences étrangères » c’est-à-dire qu’il vérifie si un « agent public étranger a été corrompu par une entité française ou qui a une activité en France »[74]. Parallèlement, il traite « cinq ou six affaires dans lesquelles se pose de manière directe la problématique de l’ingérence étrangère en France. (…). Elles concernent tous les agents publics ou des élus, dans le cadre de leurs fonctions ou mandats actuels ou passés. De fait, l’office traite très majoritairement des affaires de corruption publique »[75]. Il a enquêté si des entités plus au moins rattachées à des puissances étrangères avaient corrompu des parlementaires nationaux ou européens, à travers des revirements de prises de position par exemple, « mais c’est très marginal »[76]. « la Russie et le Qatar »[77] recourent à la corruption à des fins d’ingérence.
Partie 2
Un manque criant de volonté politique contre les ingérences étrangères
I- Les pouvoirs publics passifs face aux infiltrations étrangères au sein des secteurs de pointe français
A) L’ingérence économique
Le développement de l’extraterritorialité du droit des grandes puissances
Des États démocratiques (États-Unis) et des États autoritaires (Chine) utilisent l’extraterritorialité du droit comme arme juridique.
Cette arme juridique se concrétise par « l’imposition de normes internationales telles que les taxonomies, par du lobbying ou par la judiciarisation de certaines activités économiques et sociales à l’international »[78]. Cette technique, légale, est problématique. Le fait qu’un État étranger puisse « engager des poursuites contre le dirigeant d’une entreprise au motif qu’il a vendu du matériel à tel ou tel pays, qui vise ainsi à neutraliser ce dirigeant ou à limiter l’activité de son entreprise constitue une ingérence étrangère et une manière de porter atteinte à nos intérêts fondamentaux »[79]. Des États démocratiques et des États autoritaire y ont recours. « Les États-Unis tentent de déborder du champ de la corruption tandis que les Chinois se dotent d’une législation pour se mettre au même niveau »[80].
M. Bernard Émié indique qu’« il ne faut pas non plus être naïf sur les actions hostiles conduites par des pays amis »[81]. « Les États-Unis ont (…) une logique de projection de puissance (…) par l’application extraterritoriale de leur droit »[82]. Ce constat est confirmé par Tracfin qui explique que « de grandes puissances qui, de l’autre côté d’un grand océan, essaient d’appliquer leur législation extra territorialement, tout particulièrement en matière de probité et de lutte contre la corruption »[83]
Plusieurs lois américaines permettent à l’autorité judiciaire de s’immiscer dans des affaires qui auraient pu relever de la compétence de juridictions françaises : la norme anticorruption et les « normes en matière boursière ou comptable, matières arides qui participent d’une stratégie offensive d’influence et de mise sous pression de nos entreprises, notamment celles qui exercent à l’étranger ou exportent »[84].
Dès 1977, les États-Unis adoptent le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), une loi anticorruption, avec une responsabilité des personnes morales élargies, une compétence interprétée de manière extensive, un « élargissement de la compétence territoriale américaine »[85] et les sanctions financières. « À partir de 2007, la politique de poursuites menée par les Américains a conduit à la multiplication des amendes records. (…) Si l’on considère les dix sanctions les plus importantes prononcées au titre de la loi de 1977, on constate tout d’abord que le montant des amendes se situe entre 585 millions de dollars et 3,3 milliards de dollars. Ensuite, les entreprises visées sont principalement européennes – trois françaises, deux suédoises, une allemande et une néerlandaise – contre une entreprise américaine et une brésilienne. Enfin, les montants records sont plutôt récents : six d’entre eux ont été prononcés au cours des trois dernières années. »[86].
Par ailleurs, « ces affaires traduisent très clairement une ingérence du droit américain en direction des entreprises françaises »[87], selon les déclarations de M. Jean-François Bohnert, procureur de la République financier.
Le « monitoring » peut être confié à des agences étrangères et des cabinets d’avocat et de conseil pourtant reconnu comme des interlocuteurs de confiance par le gouvernement américain. Par exemple, Jean-François Bohnert confirme que dans le cas d’Airbus, le Parquet National Financier a exigé que le monitoring soit effectué par l’Agence française anticorruptionpour éviter ce type d’ingérence.
Pour lutter contre, la France créé un outil, la Convention judiciaire d’intérêt public.
Les Américains agissent dans le domaine de « l’export control ». Mme Lisa Oudens Monaco, Deputy Attorney General, explique que « les mesures et les sanctions dans le domaine des embargos et de l’export control sont le nouveau cadre d’action équivalent au FCPA pour les Américains »[88]. Un des exemples notables, les sanctions américaines contre l’Iran en 2018 suite à la décision unilatérale de M. Donald Trump de dénoncer l’arrangement dans le domaine du nucléaire conclu entre les puissances occidentales et l’Iran. Les « entreprises françaises fortement implantées dans les secteurs automobile et aéronautique »[89] ont dû quitter le territoire iranien. Plus tard, les entreprises américaines ont commencé à exporter vers l’Iran. Le Parquet National Financier déplore que « la France ne dispose d’aucune législation pour poursuivre pénalement des violations d’embargo »[90].
Le domaine de la défense est également touché par cette extraterritorialité du droit. A travers le Patriot Act, l’administration américaine peut poser, « sans aucun contrôle, sans aucune autorisation judiciaire, toutes sortes de questions à une entreprise assujettie au droit américain sur des sujets »[91]. A travers l’International Traffic in Arms Regulations (ITAR), les États-Unis peuvent « dès lors qu’un produit vendu dans un autre pays contient un composant fabriqué sur son sol, de vérifier si la vente est conforme aux règles qu’il a édictées, il peut s’agir d’une forme d’ingérence »[92]. M. Arnaud Montebourg témoigne de son application en France. « Nous avons eu l’interdiction de vendre des Rafale à l’Égypte en 2018 parce que quelques composants figuraient sur la liste américaine (…). J’ai entendu l’ancienne ministre des armées Florence Parly dire, il y a deux ou trois ans, qu’il s’agissait là d’un processus rétroactif, extraterritorial et intrusif, et elle avait parfaitement raison. »[93]
Autre exemple, le Cloud Act - Clarifying Lawful Overseas Use of Data Act, « qui permet au juge américain d’accéder très largement aux contenus hébergés et traités aux États-Unis »[94] y compris dans les outils de télécommunication. Cette loi est d’autant plus problématique que « nous sommes devenus une colonie numérique des États-Unis , ce qui pose un problème en matière de souveraineté informationnelle et de maîtrise de nos données »[95] et que, selon M. Arnaud Montebourg, nos armées passent des accords avec Google, Microsoft.
La Chine, dotée d’une économie largement administrée et subordonnée à l’État-parti, s’inspire des règles extraterritoriales américaines, préoccupant le Parquet National Financier. « La République populaire de Chine a voté deux textes importants. La loi relative aux procédures de contrôle des exportations du 17 octobre 2020 définit plusieurs règles dans ce que l’on appelle l’export control – notamment le contrôle de la violation des embargos. Celle du 10 juin 2021, relative aux contre-mesures en matière de sanctions étrangères, est comparable à certains égards à notre loi de blocage »[96]. Cette loi portant sur le contrôle à l’exportation peut lui permette, « le jour venu, de prendre des mesures de représailles à l’encontre des pays qui lui imposent des dispositions de ce type »[97]. La loi sur le renseignement de 2017 oblige toute entité chinoise de coopérer avec les services de renseignement dans la collecte du renseignement. Une loi dans la droite ligne des lois américaines à la différence fondamentale que les services de renseignement américain dépendant d’un gouvernement démocratique et non d’un régime totalitaire. À ce jour, la Chine ne s’est pas attaquée à des opérateurs économiques français
Le manque d’application du décret de blocage et de patriotisme économique
Le SISSE note une « très forte augmentation de la menace économique étrangère (…). Il y a une augmentation brutale de la menace ». En 2022, 700 alertes ont été signalées dont 40 % sont de nature capitalistique, toutes ne rentrant pas dans les critères établis dans le champ du contrôle des IEF, 40 % sont de nature à s’approprier la propriété intellectuelle et d’informations sensibles, le reste concerne des entreprises connaissant des difficultés financières ou de réputation. Face aux menaces croissantes, le dispositif monte en puissance en imposant, par exemple, « un contrôle systématique des lettres d’engagement et des conditions imposées aux investisseurs étrangers, tous les dossiers d’autorisation faisant l’objet de conditions seront contrôlés »[98]. L’État intervient dans les secteurs de la défense et des exportations de biens à double usage.
La France dispose de « l’un des dispositifs de contrôle des IEF les plus étoffés avec un grand nombre de secteurs couverts »[99] pour préserver les pépites et les fleurons. Cet outil législatif englobant de plus en plus de secteurs se traduit par un renforcement du décret, baptisé décret de Villepin, puis décret Montebourg, puis décret Le Maire, bien que l’inspiration idéologique ne soit pas à chercher de ce côté de l’échiquier. Il permet de contrôler les rachats d’entreprises exerçant une activité stratégique que ce soit du ressort de la souveraineté agricole et de sécurité alimentaire à l’image du l’opposition de l’État du rachat de Carrefour par le groupe Couche-Tard. Malheureusement, « le sujet n’est pas tant la rédaction du décret que l’absence d’usage qui en est faite »[100].
Malgré cette prise de conscience, plusieurs failles existent.
Tout d’abord, le SISSE ne dispose pas d’un cadre juridique « pour intervenir lorsqu’une des technologies critiques de notre liste est concernée par un transfert », technologique ou encore de notre savoir-faire. Un des exemples les plus illustres, la prise de capital de l’aéroport de Toulouse par les Chinois. Alors que la Chine s’est lancée depuis l’arrivée de M. Xi Jinping dans deux plans majeurs : les routes de la soie (BRI) et le plan MIC 2025, cette action laisse craindre un risque de d’espionnage voire de pillage de nos savoir-faire technologiques, l’aéroport étant situé à proximité de nombreux sites de production et du siège mondial Airbus. Par ailleurs, « le secteur aérospatial, concentré à Toulouse, fait régulièrement l’objet de tentatives d’espionnage »[101]. Cette prise de participation, « dont le contrôle appartient à l’actionnaire privé (ndrl : les Chinois) par l’effet du pacte d’actionnaires qu’il a conclu avec l’État »[102], « est rarement anodine »[103].
Les gouvernements successifs ont augmenté l’interdépendance entre la France et des États-tiers. Si une coopération interétatique est souhaitable, des puissances économiques telles que la Chine s’appuient sur les faiblesses françaises. Par exemple, lors de la crise financière de 2008, les « autorités chinoises ont proposé d’investir massivement dans notre pays. (…) beaucoup d’élus ont compris qu’il fallait faire avec elle »[104]. Malheureusement, cela a éclipsé des problématiques essentielles telles que les répressions au Tibet, y compris à l’Assemblée nationale où les effectifs du groupe d’étude se sont effondrés, ou encore au Sénat avec seulement le nombre minimal de parlementaires requis pour créer un groupe d’amitié. Malgré des investissements colossaux dans notre économie, paradoxalement, ce ne sont pas ceux qui créés le plus d’emplois : « selon Business France, les investissements suisses ont créé plus d’emplois en France que les investissements chinois entre 2017 et 2021 »[105].
Le Qatar, les Émirats Arabes Unis et l’Inde sont des menaces perçues par nos services notamment par le service de l’information stratégique et de la sécurité économiques. Les deux monarchies du Golfe mentionnées, exerçant davantage une stratégie de « soft power, investissent dans le sport »[106]. Le service dirigé par M. Joffrey Célestin-Urbain n’a pas « repéré d’activité dans les secteurs stratégiques »[107]. Actuellement, l’Inde n’est pas une menace mais pourrait le devenir dans les années à venir suite à leur forte croissance économique, « notamment dans les filières très technologiques »[108].
B) Au sein du monde universitaire, académique et de la recherche
La Chine, principale menace
Face à de nombreux signalements d’ingérence sur le monde universitaire, académique, et de la recherche, M. André Gattolin, sénateur des Hauts-de-Seine et rapporteur de cette mission d’information du Sénat sur les influences étatiques extra-européennes dans le monde universitaire et académique français, utilise son droit de tirage afin de mettre en lumière ce phénomène. Les auditions des services et des institutions dans le cadre de notre commission d’enquête ont fait référence à ce travail.
La France véhicule le principe de liberté académique (liberté d’enseigner, d’étudier, de faire de la recherche, jouir d’une liberté d’expression) et d’intégrité scientifique. Malheureusement, ce principe de science ouverte, coopérative, inclusive, relève désormais de la naïveté. Toutes les sciences qu’elles soient dures (scientifiques) ou molles (sociales) sont sujettes à une utilisation à double usage.
S’il a été démontré que les États-Unis n’exercent pas d’influence dans le milieu académique, il en est bien différent pour d’autres États. « La Chine s’est distinguée (…) puisqu’elle est impliquée dans 70 % à 80 % des cas notables voire graves »[109] des influences étatiques dans le monde académique et scientifique français. Dans une moindre mesure, la Turquie puis « certains pays du Moyen-Orient, surtout l’Iran »[110] sont coupables.
La Chine ambitionne d’être la première puissance mondiale. Pour atteindre son objectif, elle tente « d’assouvir des besoins technologiques »[111], elle-même consciente des « manques dans sa recherche et son savoir scientifique ». M. Bernard Émié valide ce constat : « il y a des menaces chinoises sur la recherche scientifique »[112]. « Traditionnellement moins régulé »[113] contrairement à un suivi plus fort de nos entreprises stratégiques de la part de nos services, des pays asiatiques dont la Chine « adoptent la stratégie du « saumon sauvage. Ils remontent les chaînes des valeurs »[114]. Elle se donne les moyens pour combler ce retard à travers « des investissements massifs et récupération de l’information ». Les scientifiques chinois utilisent la science comme « un instrument au service des intérêts stratégique de son pays et de son parti ». [115]
La Russie ne s’ingère pas dans les domaines d’excellence scientifique française car elle possède déjà ces connaissances, sur « les mathématiques, le nucléaire, l’aviation militaire »[116]. Le seul fait connu : « un faux chercheur s’est présenté dans un grand colloque consacré à la recherche en Arctique, où la France figure parmi les pays les plus en pointe, pour obtenir des données ». [117]
La passivité des pouvoirs publics
Par passivité, les pouvoirs publics délaissent ces champs d’excellence reconnus dans le monde. Le saisissement de cette problématique n’est suivi que par trop peu d’effets. Durant son audition, soit un an et demi après la publication de son rapport, M. le Sénateur André Gattolin tente de comprendre pourquoi les recommandations simples et rapides à mettre en place ne sont pas effectives. Pourtant, on lui a promis « que des mesures vont être prises dans les trois mois. (…) Je me suis adressé à tous les niveaux : je ne sais pas où réside le blocage. Je crains que le problème ne soit systémique. »[118]
Le manque de crédits alloué aux universités, notamment celles de taille moyenne, est une faille identifiée, notamment par la Chine en accentuant leur présence sur les campus des universités. Bien que la France ne reçoive que 5 % des étudiants chinois dans le monde, le risque de dépendance financière et des pressions exercées ne peut être exclu, comme ce fut le cas en Australie. En effet, les autorités chinoises ont conditionné la venue des étudiants dans leurs universités « à des restrictions quant aux débats, aux activités de recherche. »[119]
Les instituts publics de recherche de pointe sont également touchés. Illustré par le témoignage de M. Joffrey Célestin-Urbain, chef du service de l’information stratégique et de la sécurité économique, « un institut public de recherche de pointe en France s’est vu proposer par une entreprise chinoise un financement de 5 millions d’euros pour un programme de recherche d’une durée de trois à cinq ans. »[120]
Le rapport de M. le Sénateur André Gattolin pointe le manque de vigilance des ministères. En effet, « lorsqu’un laboratoire ou une institution académique signe un partenariat avec une université extra-européenne, il ou elle doit le déclarer au ministère des affaires étrangères ou à celui chargé de l’enseignement supérieur et de la recherche ; ces deux ministères sont peu outillés pour traiter ces demandes, le second étant de création relativement récente et gérant avant tout l’organisation des études, le parcours des étudiants et le financement du secteur. Trente jours après le dépôt de la déclaration, le partenariat est réputé validé par l’État, alors que la plupart des dossiers n’ont pas été étudiés. »[121].
Cette désinvolture est d’autant plus problématique qu’au cours des dernières décennies, la Chine « s’est imposée comme un partenaire incontournable de la recherche en Europe, notamment en France »[122], introduisant « trois facteurs de menaces importantes un déséquilibre systématique de réciprocité au profit de la Chine ; des risques d’atteinte aux libertés académiques et au principe d’intégrité scientifique ; des menaces croissantes en matière de captation du potentiel scientifique et technique de la nation. »[123].
II- La lutte contre les ingérences demandent un renforcement des moyens conjugué à une volonté politique ferme et patriote
A) Concentrer et renforcer les moyens sur les territoires français
Collectivités territoriales et Outre-mer :
les angles morts de la lutte contre les ingérences
Bien que l’ingérence se manifeste principalement à l’échelon national, le risque de corruption via les collectivités territoriales ne peut être exclu.
En effet, durant l’audition du directeur de l’Agence anticorruption, des ingérences auraient lieu au sein des administrations. Pour autant, « cela ne nous a pas permis à ce jour de constater des intrusions dans les administrations de l’État ou les collectivités – même si elles existent, selon les alertes des services de renseignement que nous avons reçues il y a quelques années. »[124]
Déterminer la corruption relève d’un travail fastidieux, de plus en plus complexe, nécessitant une connaissance approfondie de ce système. La loi créant le Parquet National Financier en 2013 aurait créé un effet pervers en supprimant « les juridictions spécialisées dans le ressort des cours d’appel prévues par l’article 704 du code de procédure pénale. À l’époque, il existait une attention des procureurs et des services locaux sur la matière économique et financière. Aujourd’hui, cette matière échappe à leur compétence. Ces affaires ne sont pas traitées comme elles devraient l’être alors même qu’elles sont plus nombreuses et plus complexes qu’auparavant en raison précisément de l’évolution des moyens technologiques. Ces juridictions locales n’étaient parfois pas aussi spécialisées qu’elles auraient dû l’être, mais c’était malgré tout une présence qui n’existe plus aujourd’hui. »[125]
La Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques contrôle les comptes de campagne, y compris la nature de l’origine des fonds, dans les municipalités de plus de 9 000 habitants soit 1 200 communes dans le cadre des élections locales. Il ne peut être exclu, qu’un groupe, un État, des sectes financent des campagnes.
Le directeur de l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales indique que « c’est à l’échelon municipal qu’on dénombre le plus grand nombre de faits, qui relève de la corruption de basse intensité », « cette forme de corruption, exercée à l’échelon local peut parfois s’exercer à l’égard d’élus dans le but d’avoir les mains libres pour mener des activités illicites sur un territoire ». Bien qu’il n’ait « pas d’exemple concernant les États étrangers ». Il ne peut être exclu que des États étrangers s’infiltrent dans notre société par ce biais.
Les actions contre les tentatives d’ingérence en France métropolitaine sont à saluer, les pouvoirs publics doivent renforcer leur vigilance en Outre-Mer, plus particulièrement dans la zone de l’Indo-Pacifique.
M. Jean-Philippe Vachia est « extrêmement frappé de l’importance des dons constatés dans le cadre des campagnes électorales qui ont lieu dans les Outre-mers ». Il est tout à fait plausible à l’avenir, notamment dans la zone du Pacifique, que les partis politiques subissent un risque d’ingérence étrangère d’États hostiles.
Malgré des fonctionnaires de grande qualité, la lutte contre les ingérences demande plus de moyens financiers et humains.
M. Charles Duchaine souligne l’absence de moyens humains. « On ne peut prétendre faire de la lutte contre la corruption sans faire de la détection. Or aujourd’hui, selon moi, personne ne le fait, car les moyens associés n’existent pas. Il existe des services spécialisés et très compétents, notamment l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLIFF), mais ils sont débordés »[126]. S’il souligne une volonté louable, il regrette le manque de « moyens pour réaliser les objectifs ambitieux confiés par le législateur »[127].
Le rapport de l’OCDE identifie cette faiblesse. « L’une des principales causes évoquées est le manque de détection. Les sources de détection possibles ont été estimées limitées en France. »[128] . « Nos contrôles sont très approfondis, mais notre capacité d’action dépend évidemment des moyens d’action qui nous sont octroyés. Or ceux-ci sont nettement inférieurs à ceux qui nous avaient été annoncés lors du vote de la loi, à la fois sur le plan financier et sur celui des ressources humaines. »[129]. Ce manque de moyens se concrétise, par exemple, par la sous-traitance de certaines missions de l’Agence française anticorruption. Ce même rapport « exprime son inquiétude quant à une possible fragilisation des acquis récents en raison de problèmes de ressources affectant l’ensemble des maillons de la chaîne pénale Ces difficultés concernent en particulier l’office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales. »
B) Préserver la liberté d’opinion tout en luttant contre la désinformation
La désinformation identifiée, une lente réaction
La désinformation, l’affaiblissement de notre liberté de communication, d’information et d’opinion, sont les cibles des puissances cherchant à porter atteinte au fonctionnement des démocraties. La France a tardé à se saisir de l’ampleur des campagnes de fausses nouvelles, de les comprendre, d’identifier les moyens pour se défendre face à ces attaques.
La Russie et la Chine sont les premiers responsables de ces campagnes visant à fracturer, accentuer les tensions de la société afin de la déstabiliser, orienter des comportements, imposer un ordre mondial alternatif « dans lequel la vérité peut être décidée et imposée par un parti, indépendamment des faits ou de la science »[130], promouvoir leur modèle politique.
La désinformation et la manipulation de l’information peuvent autant être diffusées sur les réseaux sociaux que sur les plateaux de grandes chaînes télévisées.
Le cas de désinformation et de manipulation le plus notable concerne le groupe Wagner, mené par M. Evgueni Prigojine. Au-delà d’un processus industrialisé de « fermes à boots », il conçoit des vidéos virales à caractère malveillant et diffamatoire, sur la présence de l’armée française en Afrique. Selon M. Bernard Émié, « il cherche à montrer que les soldats russes sont là pour protéger les populations contre les méchants colonialistes – on ne nomme pas les Français – mais on les reconnaît rapidement. En l’absence d’élaboration de contre-narratif, cette idée infuse les populations qui ne se sentent pas concernées par l’information »[131]. Lorsque les autorités réagissent, souvent une à deux semaines plus tard, elles ne choisissent pas le canal adéquat. En s’appuyant sur des études internationales, M. le Sénateur André Gattolin affirme que « le rétablissement de la vérité par une information argumentée ne touche qu’à peine 5 % des personnes ayant été infectée par une fausse nouvelle « On a tendance à oublier les narratifs, qui sont des récits construits ayant une vocation politique mais qui ne s’inscrivent pas toujours dans le champ de l’information. (…) Dans les pays africains comme dans les autres pays, seuls 20 à 25 % de la population s’intéressent vraiment à l’information. Les publics les moins formés intellectuellement, les plus populaires et les plus jeunes sont très touchés par la fiction. »[132]
Les chaînes d’information en continu, peuvent, indépendamment de leur volonté, propagatrices de fausses nouvelles. Les invités, sous la pression de réaction rapide, répondent sur des thématiques variés, sans avoir le temps adéquate pour contrer différentes sources d’information.
Les rédactions journalistiques doivent veiller à ce que l’information soit validée avant sa diffusion. À ce titre, l’enquête des « Story Killers » révèle que la Team Jorge aurait offert à ses clients un arsenal de services illégaux à des fins d’influence d’idées. Un journaliste, M. Rachid M’Barki, aurait diffusé une note fournie par un intermédiaire. Une des séquences emploie l’expression « Sahara marocain » au lieu « du Sahara occidental », expression utilisée par la plupart des organisations internationales et le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères. La diffusion d’une brève biaisée permet d’être présentée comme fiable, et de laisser sous-entendre qu’une chaîne de télévision nationale valide cette sémantique. Celle-ci « une fois découpées et diffusées sur les réseaux sociaux, viralisent une information certifiée, blanchie, tamponnée, car présentée dans les tweets comme issue d’une grande chaîne de télévision française »[133].
Un système de protection des élections françaises efficace
« En période électorale, les ingérences numériques étrangères peuvent avoir quatre types de cible. Les premières sont évidemment les candidatures elles-mêmes : des acteurs souhaitant s’intégrer dans le processus électoral mènent des campagnes de dénigrement ou de promotion de certains candidats. (…). Une candidature peut faire l’objet à la fois d’un soutien d’un acteur malveillant et du dénigrement de l’autre. Il arrive ensuite que les attaques visent les thèmes de campagne : les résultats du vote ne seront pas mes mêmes selon que la campagne porte sur des sujets sociaux ou économiques. Les thèmes de campagne peuvent eux-mêmes faire l’objet d’une manipulation de l’information. Les médias traditionnels constituent le troisième type de cible. Enfin, ces attaques peuvent viser les institutions et le processus électoral lui-même : on a observé des cas de manipulation de l’information visant à décourager certaines parties de la population de voter au prétexte que la procédure électorale serait biaisée ou inopérante, ou que l’élection serait volée. Il fallait sécuriser la procédure de vote elle-même. Tous les modes opératoires classiques peuvent s’observer : contrefaçon de contenus concernant les informations électorales ou les institutions ; usurpation d’identité pour prêter à une personnalité publique des propos qu’elle n’aurait pas tenus et essayer de la discréditer, amplification de narratifs pour accroître ou modifier la visibilité de certaines idées dans le débat public numérique »[134].
Lors de l’élection présidentielle de 2017, une opération menée par des hackers russes attaque la candidature d’Emmanuel Macron. Il s’agit des MacronLeaks. Fort heureusement, cette attaque n’a eu aucune incidence sur la sincérité du scrutin. En effet, la divulgation des informations a eu lieu à quelques heures du devoir de réserve soit deux jours avant le dimanche du vote. M. Stéphane Bouillon indique que « la gestion des MacronLeaks a été d’autant plus facile que cela s’est produit dans les deux jours précédant le scrutin »[135].
Le rôle des médias doit être saluer grâce à leur prise de responsabilité. La solidité du système médiatique français est mise en avant par le rapport de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Alexandre Escorcia, Marine Guillaume, Janaina Herrera, publié par l’IRSEM. Celui-ci indique que « l’environnement médiatique français est plutôt robuste : il y a une forte tradition de journalisme sérieux. La population consulte principalement les sources d’information conventionnelles, et les médias du type tabloïds et autres sites alternatifs sont beaucoup moins populaires. »[136].
En 2021, la France se dote de Viginum, le service technique et opérationnel de l’État chargé de la vigilance et de la protection contre les ingérences numériques étrangères, chargé de lutter contre les manipulations de l’information. Il porte assistance aux autorités garantes du bon déroulement des scrutins, notamment le Conseil constitutionnel et l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle. L’année électorale de 2022 a pu mettre en avant la qualité de ce service puisque les agents ont « pu démontrer qu’il était possible de mettre au jour des phénomènes et de tester notre chaîne de réponses et de ripostes »[137].
Au cours des campagnes présidentielle et législative de 2022, Viginum a repéré « seulement des épiphénomènes des tentatives d’attaques contre certains sites internet dont il est difficile de savoir si elles étaient ciblées. Certains médias, notamment de presse écrite, nous ont informés de tentatives d’attaque dites « en déni de service : c’est l’attaque la plus basique, puisqu’il s’agit de saturer un site internet en lui envoyant un très grand nombre de requêtes pour qu’il ne soit plus accessible. Ces attaques ont été d’une importance mineure : les protections de ces médias en ligne devaient être suffisantes et aucune coupure d’accès ne s’est produite. Ces faits ont été remontés au Conseil constitutionnel, qui a estimé « qu’ils n’avaient pas eu un impact significatif sur la campagne électorale, ni sur le scrutin »[138].
Au total, il a été détecté « soixante phénomènes potentiellement inauthentiques ; douze ont donné lieu à une investigation approfondie et fait l’objet d’une note de caractérisation, pour voir s’ils répondaient aux quatre critères de définition de l’ingérence numérique étrangère ; ce fut le cas pour cinq d’entre eux. »[139].
Cependant, il est tout à fait plausible que d’autres attaques se soient produites, sans que celles-ci ne soient identifiées car « elles n’ont pas été efficaces et n’ont pas prospéré »[140]. Le service a informé les plateformes, trouvant préoccupant le phénomène Beth, c’est-à-dire qu’un « candidat a fait l’objet d’une promotion très empathique pendant plusieurs mois de la campagne. Quelques jours avant le vote, des médias alternatifs ont révélé qu’il aurait bénéficié du soutien de fermes à trolls. (…). La manœuvre visait à jeter le discrédit sur ce candidat, et plus largement sur la procédure de vote en France »[141]. Autre exemple qui a amené la réaction du service, une attaque venue des États-Unis. Celle-ci indiquait que la société Dominion « avait fourni à la France son système de vote électrique »[142] et que cela présentait un risque de trucage des élections non négligeables. « Le ministre de l’intérieur a dû rappeler qu’aucune machine Dominion n’était utilisée en France et qu’il y avait, en outre, une étanchéité entre les systèmes électoraux fonctionnant dans les communes et le système qui permettait de transmettre les résultats depuis les préfectures vers le réseau central. Un problème constaté dans une commune ne risquait donc pas de remettre en cause l’ensemble du système[143] ».
Enfin, au cours de la campagne présidentielle, les comptes Twitter de plusieurs membres de l’équipe de campagne de Mme Marine le Pen ont été suspendus. Encore aujourd’hui, et malgré le signalement à l’ARCOM par le SGDSN, aucun retour n’a été effectué sur les motifs de cet incident.
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La commission d’enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères – États, organisations, entreprises, groupes d’intérêts, personnes privées – visant à influencer ou corrompre des relais d’opinion, des dirigeants ou des partis politiques français a été créée à l’initiative du groupe Rassemblement national, qui exerçait ainsi pour la première fois le « droit de tirage » que prévoit, pour chaque groupe d’opposition ou groupe minoritaire, l’article 141, alinéa 2, du Règlement de l’Assemblée nationale.
Conformément à l’article 143, alinéa 3, du même Règlement, le groupe Rassemblement national a choisi que lui revienne la fonction de président – fonction exercée par M. Jean-Philippe Tanguy, député de la Somme.
Le dépôt de la proposition de résolution tendant à la création de cette commission d’enquête a été annoncé le 23 septembre 2023 par un communiqué de presse ([144]) de MM. Jordan Bardella, président du Rassemblement national, et Jean-Philippe Tanguy. Ce communiqué vise en particulier le secrétaire général du parti Renaissance, M. Stéphane Séjourné :
« Avec d’autres dirigeants et influenceurs de la macronie, M. Séjourné accuse l’opposition d’être l’objet d’ingérences venues de la Russie. Il demande à ce titre que soit menée une “enquête indépendante sur l’ingérence russe dans les partis européens”.
« N’ayant rien à dissimuler aux Français, bien au contraire, le Rassemblement national est favorable à la proposition de M. Séjourné. Étant pour la transparence la plus totale en la matière, nous proposons que cette enquête soit étendue à l’ensemble des partis politiques et dirigeants français et à l’ensemble des ingérences potentielles. »
Cette polémique fait clairement écho à des arguments utilisés lors de la campagne présidentielle de 2022, notamment au cours du débat entre Mme Le Pen et M. Macron entre les deux tours de scrutin, et aux déclarations toutes récentes – du 19 septembre 2022 – d’un ancien ambassadeur de France à Moscou mettant en cause, sans le nommer, un parti politique français : « Quand j’étais ambassadeur de France en Russie, personne n’ignorait qu’un certain nombre d’hommes et de femmes politiques français d’un certain bord venaient et ne repartaient pas les mains vides ([145]). » De toute évidence, l’initiative du Rassemblement national a pour objectif de « purger » la question du prêt russe accordé au Front national en 2014, et, du même coup, celle de la nature des liens tissés par de nombreux élus et responsables du parti avec le régime russe. Mais elle semble aussi avoir pour rôle d’amplifier le « bruit de fond » polémique que le Rassemblement national et la NUPES ([146]) entretiennent depuis des mois à l’encontre de la majorité présidentielle, ainsi que l’atteste la suite du communiqué :
« Cette enquête pourrait déterminer si certains parlementaires de la majorité présidentielle se sont retrouvés à jouer le rôle de véritables agents d’influence du pouvoir de Pékin, qui aurait dicté leurs votes sur les questions liées à la Chine. Elle pourrait faire la lumière sur ce qui s’apparente à une véritable coproduction législative entre le parti présidentiel et les géants américains Amazon, Microsoft, Google ou encore Uber, tous donateurs du parti politique européen de la majorité présidentielle. Elle pourrait s’enquérir des raisons profondes et des acteurs exacts de la vente du pôle énergie d’Alstom à General Electric en 2014, dont s’est déjà saisi le Parquet national financier. Elle aurait la possibilité de se pencher sur les raisons qui expliquent l’explosion des contrats publics passés ces dernières années avec des cabinets privés américains, au premier rang desquels McKinsey, dont des cadres ont également fourni de manière bénévole des prestations à Emmanuel Macron lors de sa campagne présidentielle. »
Sur un ton à peine moins véhément, l’exposé des motifs de la proposition de résolution fixe à l’enquête un champ extrêmement vaste, le but étant de faire taire la polémique – mais aussi, peut-être, le débat – sur un nombre considérable de sujets :
« Le traitement de l’ingérence en France constitue […] une double‑peine : les vraies responsabilités ne sont pas établies et les corrompus continuent de nuire à l’intérêt national tandis que de fausses informations polluent le débat démocratique.
« Cette proposition de résolution demande donc la création d’une commission d’enquête pour que la République établisse clairement s’il existe oui ou non des réseaux d’influence étrangers qui corrompent des élus, responsables publiques, dirigeants d’entreprises stratégiques ou relais médiatiques dans le but de diffuser de la propagande ou d’obtenir des décisions contraires à l’intérêt national ([147]). »
Cette tâche considérable n’est certainement pas à la portée d’une commission d’enquête parlementaire, dont les prérogatives, le champ et les moyens sont strictement encadrés par le droit et limités par le principe de séparation des pouvoirs. Telle qu’elle est ici définie, elle ressortit largement au pouvoir judiciaire et aux services de police et de renseignement de la République.
Il ne s’agit pas de nier que la perte de confiance des citoyens dans leurs représentants politiques, et, au-delà, dans l’appareil de l’État, dans la presse ou dans les savoirs scientifiques, constitue un problème de première importance. Comme le dit avec justesse le président Jean-Philippe Tanguy, la suspicion généralisée est un poison pour notre vie démocratique. Reste à savoir si, dans la façon même dont elle s’inscrit dans le débat public, cette commission d’enquête ne risque pas d’aggraver le mal qu’elle prétend combattre.
Le présent rapport a pour ambition d’éviter cet écueil, à défaut d’éviter des polémiques prévisibles.
La recevabilité de la proposition de résolution tendant à la création de la commission d’enquête a été examinée par la commission des lois de l’Assemblée nationale. Sans conclure à l’irrecevabilité, le rapport de notre collègue Pieyre‑Alexandre Anglade souligne que « le périmètre des travaux de la commission d’enquête dont il est proposé la création revêt une dimension particulièrement large. En plus des interrogations éventuelles quant à leur réalité, les faits mentionnés dans le dispositif de la proposition de résolution renvoient en effet à des “réseaux d’influence étrangers qui corrompent des élus, responsables publics, dirigeants d’entreprises stratégiques ou relais médiatiques dans le but de diffuser de la propagande ou d’obtenir des décisions contraires à l’intérêt national”.
« Par ailleurs, l’intitulé et l’exposé des motifs de la proposition de résolution ne facilitent pas la délimitation du périmètre de la commission d’enquête, qu’il s’agisse de la multiplicité des personnes physiques ou morales ciblées (États, organisations, entreprises, groupes d’intérêts, personnes privées, relais d’opinion, dirigeants, partis politiques), de l’hétérogénéité des actes et comportements devant être étudiés (stratégie d’influence, corruption, diffusion d’une propagande, obtention de décisions contraires à l’intérêt national) et de la diversité des matières concernées (diplomatie, politique économique et fiscale, traités commerciaux).
« L’article 137 du Règlement de l’Assemblée nationale impose que les faits donnant lieu à l’enquête, ou les services ou entreprises dont est examinée la gestion, doivent être “déterminés avec précision”. Il appartiendra donc à la commission d’enquête de circonscrire ses travaux à un cadre suffisamment délimité, conformément à l’exigence de précision précitée ([148]). »
De fait, l’amplitude excessive du champ défini par l’intitulé de la proposition de résolution aura constitué un défi permanent pour les travaux de la commission d’enquête, constamment confrontée aux risques de l’éparpillement et du « filet dérivant ».
La majorité des groupes se sont abstenus lors du vote en commission des lois sur la recevabilité, donnant tacitement la priorité au « droit de tirage » des groupes d’opposition ou minoritaires, au détriment des dispositions législatives et réglementaires encadrant la définition de l’objet des commissions d’enquête parlementaires. Dans la discussion, notre collègue Hervé Saulignac résumait la situation en ces termes :
« Pour tout dire, je m’interroge sur l’intérêt de ce débat, puisque nous faisons tous le même constat : on ne peut s’opposer à ce qu’un groupe exerce son droit de tirage, mais cette commission d’enquête au champ mal délimité risque de partir dans tous les sens et de donner lieu à des dérives ([149]). »
La rapporteure prend acte du fait que la commission des lois ait fait primer le droit de tirage sur les critères de recevabilité et a pris bonne note des réserves émises par la commission quant au périmètre bien trop large de la commission d’enquête demandée par le groupe du Rassemblement national.
Néanmoins, attachée au bon fonctionnement de notre institution parlementaire et à la mission de contrôle que peut exercer l’Assemblée nationale, elle a eu à cœur de s’impliquer dans les travaux de la commission d’enquête avec sérieux et esprit de responsabilité.
Sans être le moins du monde dupe des raisons qui ont poussé le groupe du Rassemblement national à demander la création d’une commission d’enquête sur le sujet des ingérences étrangères, à savoir « se blanchir » de toute accusation de complaisance, connivence, allégeance ou lien privilégié avec le régime de Vladimir Poutine, la rapporteure a tenu à ce que les travaux se déroulent dans un climat de travail respectueux.
Compte tenu de la nature des sujets traités et des responsabilités professionnelles de plusieurs personnes auditionnées – chefs de services de renseignement, par exemple, dont les auditions se sont déroulées à huis clos –, la commission d’enquête s’est vu opposer à plusieurs reprises le secret de l’enquête, le secret de l’instruction ou le secret de la défense nationale.
À cette considération s’ajoute le fait que le champ de l’enquête parlementaire recoupe, pour une part substantielle, celui d’enquêtes judiciaires en cours, ce qui a plusieurs fois contraint la commission d’enquête à éviter d’entrer dans le détail d’affaires pourtant au cœur de son sujet.
Pour autant, une commission d’enquête parlementaire consacrée aux ingérences réelles ou potentielles de puissances étrangères « visant à influencer ou corrompre des relais d’opinion, des dirigeants ou des partis politiques français » peut avoir un sens et une utilité réels au regard des menaces croissantes dont le contexte international est porteur.
On ne mentionnera dans cette introduction que les faits les plus connus : ingérences directes de puissances étrangères dans des processus électoraux, montée de la défiance vis-à-vis des savoirs rationnellement élaborés, révolution numérique, durcissement des relations entre les principales puissances mondiales et accroissement considérable des efforts d’armement partout dans le monde, guerre engagée par la Russie contre l’Ukraine depuis le 24 février 2022. Tous ces éléments feront l’objet d’analyses, car les ingérences de puissances étrangères ont dans un tel contexte un pouvoir de déstabilisation démultiplié.
En outre, au cours des mois qui se sont écoulés après l’annonce de la création de la commission d’enquête, plusieurs affaires d’ingérence avérées ou potentielles ont été mises au jour ([150]).
Comme d’autres travaux récemment publiés, le présent rapport se veut être une contribution à une prise de conscience que l’on voudrait la plus générale possible quant aux faits d’ingérence et à leurs conséquences délétères sur nos démocraties libérales.
La rapporteure se félicite que les choix concernant la conduite des travaux aient été discutés dans un esprit constructif et de recherche du consensus ; elle regrette cependant que les commissaires membres de la NUPES n’aient pas souhaité siéger au bureau.
Compte tenu de l’amplitude du sujet, la commission d’enquête s’est tout d’abord concentrée sur la définition de la notion d’ingérence, notamment par distinction avec l’influence, et sur la forme que prennent les ingérences dans le contexte géopolitique actuel. À cette fin, elle a entendu de nombreux experts issus du monde de la recherche institutionnelle ou des think tanks.
Considérant que la Russie et la Chine devaient particulièrement retenir son attention du fait de la gravité de la menace qu’elles font peser sur les démocraties libérales, elle a souhaité bénéficier de l’éclairage de spécialistes de ces deux pays. Elle a également interrogé plusieurs personnalités politiques auxquelles sont reprochées, à tort ou à raison, des relations trop étroites avec le régime russe ou le régime chinois.
Parallèlement, elle s’est livrée à une évaluation des structures et des dispositifs de surveillance et de prévention des ingérences étrangères, au premier rang desquels les services de renseignement.
Elle a également mené une analyse des dispositifs de régulation de la vie politique et de leur efficacité face aux risques d’ingérence induits notamment par les conflits d’intérêts et les phénomènes de corruption.
Comme la question de la « guerre juridique » – le lawfare – et les problèmes posés par l’extraterritorialité du droit des États-Unis ont été mis en exergue par plusieurs experts et anciens responsables politiques entendus par la commission d’enquête, celle-ci a souhaité approfondir cet aspect que l’on peut considérer comme de l’ingérence, même si l’on se situe là à la lisière du champ défini par l’intitulé de la commission d’enquête.
En relation avec le lawfare, elle s’est également efforcée de situer les enjeux de la prédation scientifique, technologique et économique imputable à des puissances étrangères.
La commission d’enquête a bien entendu suivi de près les travaux de la commission spéciale du Parlement européen sur l’ingérence étrangère dans l’ensemble des processus démocratiques de l’Union européenne ([151]), dont la deuxième phase de travaux a presque exactement coïncidé avec le déroulement des travaux de la commission de l’Assemblée nationale. Elle a également analysé les initiatives très récentes de la Commission et du Parlement européens en matière de lutte contre la corruption et les conflits d’intérêts au sein des institutions européennes.
Plusieurs auditions ont été organisées autour d’affaires qui, au cours des six derniers mois, ont soulevé des interrogations ou des débats dans la presse ou dans l’espace public et qui sont représentatives de l’actualité des questions d’ingérence.
Enfin, la question du financement du Front national puis du Rassemblement national et des campagnes électorales de Mme Marine Le Pen par le recours à des prêts de banques étrangères n’a pas été éludée, non plus que celle des relations entre le régime russe et le Front national puis le Rassemblement national, tant ces sujets sont présents dans le débat public français depuis plusieurs années.
Afin de compléter son information sur ce dernier sujet, la rapporteure a effectué deux contrôles sur place et sur pièces, l’un à la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques le 5 mai 2023, l’autre à Tracfin le 12 mai 2023.
Le présent rapport ne saurait entrer dans le détail de l’ensemble des sujets abordés lors des auditions. Il y avait là matière à plusieurs commissions d’enquête ! De ce point de vue, le tome II, qui regroupe les comptes rendus de ces auditions, peut être considéré à lui seul comme une source d’informations, de témoignages et d’analyses de grande qualité où parlementaires, chercheurs ou journalistes pourront puiser pour leurs futurs travaux et enquêtes.
La rapporteure a choisi de privilégier les angles d’attaque suivants :
– une approche conceptuelle des notions d’ingérence et d’influence ;
– une analyse de la réalité géopolitique des menaces d’ingérence et de leur origine ;
– une analyse des ingérences avérées et potentielles de la Russie dans les affaires de la France, comprenant une appréciation factuelle de la question des liens entre le Rassemblement national et le régime russe ;
– un tour d’horizon des dispositifs mis en place par les autorités françaises depuis une vingtaine d’années et une évaluation des progrès – réels – accomplis tant en matière de contre-ingérence qu’en matière de lutte contre la corruption, de régulation de la vie politique et de déontologie des élus et des hauts responsables publics ;
– une analyse de la « guerre informationnelle » et plus généralement médiatique et culturelle qui se joue dans les médias et sur les réseaux sociaux ;
– des propositions et des pistes pour améliorer les dispositifs en place et pour diffuser une culture du risque d’ingérence à tous les niveaux de la vie politique, économique et sociale et dans la société française de manière générale.
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partie 1 : la France est la cible d’ingérences de la part de puissances étrangères
La présente partie vise tout d’abord à définir la notion d’ingérence et à en caractériser les manifestations et les vecteurs.
Elle identifie ensuite les principales puissances qui déploient des stratégies agressives d’ingérence et décrit leurs modes opérationnels.
Elle se concentre enfin sur les ingérences et tentatives d’ingérence de la Russie à l’encontre de la France.
I. Qu’est-ce qu’une ingérence étrangère ?
Dès le début de ses travaux, la commission d’enquête a cherché à savoir comment l’ingérence d’une puissance étrangère pouvait être caractérisée et ce qui la distinguait des politiques d’influence.
Les ingérences étrangères constituent des menaces aux intérêts fondamentaux de la Nation et à notre modèle démocratique. Elles empruntent un grand nombre de vecteurs, anciens ou nouveaux, pour atteindre leur cible.
A. un concept qui doit être distingué de l’influence
Les ingérences étrangères visent à déstabiliser le pays qu’elles ciblent. Leur caractère malveillant et dissimulé, voire clandestin, les distingue nettement des stratégies d’influence, lesquelles reposent sur la conviction et la séduction.
1. L’ingérence d’un État désigne son intervention dans les affaires intérieures d’un autre État
Le dictionnaire de l’Académie française définit l’ingérence comme « l’action de s’ingérer dans les affaires d’autrui » et, par extension, comme « l’intervention d’un État dans les affaires qui relèvent de la souveraineté d’un autre État ([152]) », ce que le Larousse formule ainsi : « l’intervention d’un État dans la politique intérieure d’un autre État ».
Le verbe pronominal dont est issu le substantif, « s’ingérer », est défini comme le fait de « s’immiscer dans une affaire indûment ou sans titre, sans en être requis » (Académie française) ou encore de « s’introduire indûment dans quelque chose, [d’]intervenir sans invitation » (Larousse).
L’équivalent le plus usuel du mot français « ingérence » en anglais est interference ([153]).
En droit international, la notion d’ingérence apparaît au travers du principe de non-intervention, qui découle de l’égale souveraineté des États et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Ainsi, l’article 2 de la Charte des Nations unies dispose, d’une part, que « les membres de l’Organisation s’abstiennent, dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État, soit de toute autre manière incompatible avec les buts des nations unies » (paragraphe 2) et, d’autre part, qu’« aucune disposition de la présente Charte n’autorise les nations unies à intervenir dans des affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d’un État » (paragraphe 7).
Il convient de rappeler que l’immixtion dans les affaires intérieures d’un État tiers n’a pas nécessairement une connotation négative. Dans le contexte de la crise humanitaire née de la guerre du Biafra au Nigeria (1967-1970) et des exactions commises par différents dictateurs africains contre leur peuple, le concept de « devoir d’ingérence » avait été forgé par le philosophe Jean-François Revel en 1979 ([154]) avant d’être popularisé l’année suivante par Bernard Kouchner, fondateur de Médecins sans frontières et futur ministre ([155]).
2. Les ingérences peuvent être confondues avec les politiques d’influence
Si l’ingérence désigne l’intervention d’un État dans les affaires intérieures d’un autre État, il reste à savoir comment caractériser cette intervention, notamment pour la distinguer des formes admises des politiques d’influence. Ces dernières ont été théorisées par Joseph Nye par le biais du concept de soft power en 1990. Celui-ci peut se définir comme la capacité d’un État à influencer et à orienter les relations internationales en sa faveur ou, plus exactement à « structurer une situation de telle manière que d’autres pays développent des préférences ou définissent leurs intérêts en harmonie avec les siens ([156]) ».
Une première approche serait de considérer qu’il revient aux États de définir quelle action menée par les autorités d’un pays étranger relève d’une ingérence ou non. M. Paul Charon, directeur du domaine « Renseignement, anticipation et stratégies d’influence » de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) estime, par exemple, que si « l’influence est tolérable et le plus souvent tolérée, tel n’est pas le cas de l’ingérence ». En conséquence, « la distinction du tolérable et de l’intolérable relève en réalité des États, dont les arbitrages diffèrent grandement en la matière ([157]) ». Selon lui, cette clarification peut être obtenue au travers de la notion de réciprocité : relèverait de l’ingérence ce qui ne saurait être admis en retour.
Abondant dans le même sens, M. Maxime Audinet, chercheur à l’IRSEM, considère que « le rôle du politique est de déterminer ce qui relève d’un mode d’influence et d’un mode d’ingérence, ce qui est légal ou non, tolérable ou non, sachant que les frontières entre les notions sont mouvantes et floues ([158]) ».
M. Frédéric Charillon, professeur de science politique et auteur d’un essai intitulé Guerres d’influence ([159]), décrit un continuum entre l’influence et l’ingérence dans le sens où l’influence peut faciliter l’ingérence. Si la première a un champ d’action plus large, s’adressant à des publics en agissant sur le temps long, la seconde « peut se définir comme une immixtion dans des réseaux pour essayer de changer le cours d’une politique ([160]) ». Par ailleurs, il note que la stratégie d’influence des pays autoritaires « ne cherche pas tant à convaincre qu’à faire douter les démocraties », ce qui rejoint la notion de sharp power, forgé par Christopher Walker et Jessica Ludwig ([161]), chercheurs membres du think tank National Endowment for Democracy. Situé entre le hard power, la puissance « dure » étatique classique, et le soft power, la puissance « douce » fondée sur la persuasion et l’attractivité, le pouvoir « acéré » ou « piquant » entend miner de l’intérieur les démocraties occidentales.
L’idée d’un continuum entre l’influence et l’ingérence a également été partagée par la directrice générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) au ministère des armées, Mme Alice Rufo, lors de son audition. Selon elle, « l’influence peut préparer le terrain à une ingérence et l’ingérence peut être le vecteur d’une stratégie d’influence ([162]) ».
Le directeur de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), M. Nicolas Lerner, a considéré, lors de son audition, que « l’ingérence est une politique d’influence masquée [qui] consiste, pour un État, à mener des actions visant à rendre la politique d’un autre pays structurellement favorable à la sienne, sans que l’on sache d’où parlent les personnes et les organisations auxquelles il a recours ([163]) ».
Le DGSI a aussi exposé les raisons pour lesquelles, dans le contexte mondial actuel, notre pays est particulièrement exposé aux tentatives d’espionnage et d’ingérence. Il existe selon lui trois raisons principales :
« Premièrement, la France reste, sur la scène internationale, une grande puissance dont la voix porte. Membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, État doté, la France promeut par ailleurs un modèle démocratique […].
« Deuxièmement, notre territoire accueille des communautés étrangères et des diasporas d’origines variées […].
« Troisièmement, notre pays demeure une grande puissance dans le domaine de l’économie et de la recherche. »
3. Les ingérences se caractérisent par leur hostilité et leur atteinte aux intérêts fondamentaux d’une nation
S’il existe un lien entre les notions d’influence et d’ingérence, une différence de nature et de moyens doit être soulignée. Pour un certain nombre d’acteurs auditionnés, l’ingérence se distingue nettement par son aspect secret et répréhensible.
M. Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales (IFRI), observe notamment que « l’ingérence présente un caractère délictueux que n’a pas l’influence » et que cette notion renvoie « à des manœuvres secrètes ([164]) ».
Ce caractère secret a également été mis en exergue par le directeur de la direction générale des services extérieurs (DGSE), M. Bernard Émié, pour qui les ingérences sont « des activités hostiles, volontairement tenues secrètes, malveillantes et trompeuses, entreprises par une puissance étrangère. Mises en œuvre par une multiplicité d’acteurs, elles peuvent prendre des formes multiples que connaissent bien les services de renseignement : des cyber-attaques, l’utilisation du droit comme arme, la désinformation à des fins de manipulation de l’opinion, ou des opérations d’espionnage plus classiques ([165]). » Elles ont pour but de miner la démocratie et de porter atteinte à notre souveraineté politique et militaire, mais également économique et technologique.
De même, la directrice de la DGRIS constate que « l’ingérence ne se revendique pas, ne s’affiche pas et s’exerce contre un État ou ses représentants sans son accord » à l’inverse de l’influence qui « s’affiche et s’exerce au grand jour ».
M. Maxime Audinet (IRSEM) précise également que « l’ingérence comporte un certain degré de clandestinité [et] suppose de se faire passer pour quelqu’un qu’on n’est pas ».
Citant l’ancien Premier ministre australien Malcolm Turnbull (2015-2018), M. Paul Charon relève que les activités d’ingérence sont « à la fois secrètes, coercitives et corruptrices ».
Dans une résolution adoptée le 9 mars 2022 à l’issue des travaux de sa commission spéciale sur l’ingérence étrangère dans l’ensemble des processus démocratiques de l’Union européenne, y compris la désinformation (dite « INGE 1 ») ([166]), le Parlement européen considère que l’ingérence est « manipulatrice par nature [et] qu’elle est menée et financée de façon délibérée et coordonnée ([167]) ».
La rapporteure considère, quant à elle, qu’une distinction doit être établie entre l’ingérence et l’influence. L’ingérence présente un caractère toxique ou malveillant, voire délictueux, dans la mesure où elle vise à déstabiliser, à saper la confiance en les institutions d’un pays, à engendrer de la confusion entre le vrai et le faux, à servir les intérêts d’une puissance étrangère, pouvant même aller jusqu’à tenter de détruire une cible, par exemple le système démocratique d’un État.
B. les ingérences empruntent plusieurs vecteurs
Les moyens de manœuvres d’ingérence ne sont pas tous nouveaux. Néanmoins, le contexte géopolitique ainsi que le progrès technologique ont donné de nouvelles opportunités pour mener des activités particulièrement déstabilisatrices et pernicieuses pour nos sociétés démocratiques.
1. Le contexte géopolitique est propice à la multiplication des moyens d’ingérence
Au cours de ses travaux, la commission d’enquête a pu constater que les ingérences étrangères observées au cours des dernières années s’inscrivent dans un contexte géopolitique en pleine évolution. Si le phénomène de l’ingérence n’est pas nouveau, on a pu assister à son intensification.
La DGRIS du ministère des armées met en avant « le durcissement de la compétition stratégique, qui passe par des stratégies d’influence beaucoup plus assertives et des ingérences plus débridées ». D’après elle, cette évolution est le fait « d’agendas révisionnistes et de l’opportunisme militaire de puissances globales et régionales de plus en plus affirmées », principalement la Russie et la Chine.
Le Président de la République a d’ailleurs clairement parlé de « puissances autoritaires et de déséquilibre » à leur sujet dans son discours à l’occasion de la Conférence des ambassadeurs du 1er septembre 2022.
M. Manuel Lafont Rapnouil, directeur du Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du ministère de l’Europe et des affaires étrangères, parle de la « réapparition de stratégies d’influence et d’ingérence agressives » en raison d’une mutation du système international marquée par une redistribution de la puissance et une hétérogénéité des valeurs – assimilée à « la désoccidentalisation du monde et l’essor de pouvoirs autoritaires aux visées révisionnistes ([168]) » –, un rôle accru des acteurs non étatiques ainsi qu’un contexte favorable à l’essor de stratégies indirectes.
Ce contexte est propice à des formes de guerres hybrides qui se manifestent par le recours à « une combinaison intégrée de modes d’action militaires et non militaires, directs et indirects, licites ou illicites, légitimes ou illégitimes, souvent subversifs, ambigus et difficilement attribuables » (Mme Alice Rufo, DGRIS). Dans cette optique, l’ingérence apparaît comme « un acte hostile qui vise à porter atteinte autrement que par la confrontation militaire aux intérêts fondamentaux de la nation ».
Lors de la présentation de ses vœux aux armées le 20 janvier 2023 à Mont‑de‑Marsan, le Président de la République a, à ce sujet, employé une formule éloquente : « Ce qui caractérise les nouveaux conflits de notre siècle est sans doute le brouillage entre une conflictualité ouverte, explicite et une malveillance répétée, systémique, pernicieuse. La guerre ne se déclare plus, elle se mène à bas bruit, insidieusement, elle est hybride. »
Comme l’écrit Mme Nathalie Loiseau dans son ouvrage La Guerre qu’on ne voit pas venir ([169]) : « De plus en plus, des puissances autoritaires et inamicales utilisent notre espace de liberté comme terrain de jeu, dans l’espoir de nous diviser et de nous affaiblir. »
De façon plus large, comme l’a très clairement exposé M. Bernard Émié, DGSE : « Le contexte géopolitique est propice aux guerres hybrides, dont les ingérences sont l’expression naturelle. Si le phénomène n’est pas nouveau, son intensification s’explique pour plusieurs raisons, notamment par la fragmentation de l’ordre international.
« […] Nous sommes passés d’un monde de compétition à un monde de confrontation, dans lequel les puissances autoritaires, au premier rang desquelles la Russie et la Chine, contestent l’ordre international hérité de la fin de la guerre froide, fondé sur la démocratie, l’économie de marché et l’État de droit.
« Depuis l’agression contre l’Ukraine, la Russie assume pleinement une stratégie de confrontation, guerre comprise, avec l’Occident. La Chine, qui considère que le moment chinois est venu, est engagée dans une logique d’exercice de sa pleine puissance et de rivalité assumée avec les démocraties. […]
« Ces États révisionnistes ont tout intérêt à affaiblir et si possible à diviser le bloc occidental. »
2. La typologie des ingérences mêle principalement des tactiques anciennes de corruption et d’espionnage avec l’utilisation d’outils très modernes
Lors de son audition ([170]), le secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), M. Stéphane Bouillon, relève également qu’en plus des menaces ouvertes et affirmées, des menaces « plus discrètes, sournoises, qui visent à nous affaiblir sans que le seuil de conflictualité ne soit franchi, et parfois même sans que leurs auteurs ne puissent être identifiés », doivent être parées. Parmi ces menaces figurent celles qui sont qualifiées « d’hybrides ». M. Bouillon a proposé d’établir quatre catégories de menaces hybrides :
– les cyber-attaques ;
– les manipulations de l’information ;
– les atteintes au patrimoine scientifique et technique ;
– l’utilisation du droit comme arme, dite lawfare ([171]).
La rapporteure considère que cette typologie doit être complétée par une zone grise entre l’influence et l’ingérence, caractérisée par la recherche de la complaisance, de connivence, voire d’allégeance, d’une partie des élites d’un pays, zone grise sur laquelle la commission d’enquête s’est efforcée de concentrer une grande partie de ses travaux.
Une cyber-attaque est une atteinte à des systèmes d’information réalisée dans un but malveillant. Elle peut cibler différents dispositifs informatiques comme des ordinateurs ou des serveurs, des équipements périphériques ou encore des appareils de communication, dont les téléphones portables.
Si les cyber-attaques sont le plus souvent le fait d’acteurs criminels – tentative d’extorsion par le biais d’un « rançongiciel » ([172]), pillage de données par « hameçonnage » ([173]) –, elles peuvent également provenir de puissances étrangères. Leur but est alors d’espionner et de saboter, notamment par le biais d’une prise de contrôle des systèmes d’information visés. Enfin, des atteintes à l’image et des opérations d’intimidation peuvent également être commises à des fins de déstabilisation ou de revendication de la part d’acteurs étatiques ou non (déni de service, défiguration…).
Il est à noter que des puissances étrangères n’hésitent pas à recourir aux services de « hackers », par ailleurs acteurs dans des opérations de prédation orchestrées par des réseaux criminels. À cet égard, le fonctionnement des réseaux utilisés par Evgueni Prigojine et mis en place depuis la Russie est assez éclairant.
Les cyber-attaques aux fins d’espionnage sont généralement très ciblées et sophistiquées. D’après l’Agence nationale pour la sécurité des systèmes d’information (ANSSI), elles peuvent utiliser plusieurs techniques :
– attaque par « point d’eau » (watering hole) qui consiste à piéger un site qui va servir d’appât afin d’infecter les équipements des visiteurs d’un secteur d’activité visé afin de récupérer des données ;
– attaque par hameçonnage ciblé (spearphishing) qui a pour but d’infiltrer le système d’information d’une organisation au travers de l’usurpation d’identité d’un expéditeur de courrier électronique.
Les attaques susceptibles d’être attribuées à une puissance étrangère peuvent aussi avoir pour but de saboter tout ou partie d’un système d’information. Une telle action peut prendre la forme d’une panne organisée ayant pour but la désorganisation de la cible.
Le SGDSN reconnaît que l’attribution d’une attaque à un État demeure difficile en raison de faux-semblants ou de stratégies de dissimulation. Une cyber-attaque peut avoir été réalisée par un outil développé dans un pays étranger sans que celui-ci en soit véritablement le responsable. M. Vincent Strubel, directeur général de l’ANSSI, indique en effet qu’« on ne peut jamais se fonder sur l’adresse IP ou sur le chemin parcouru » et que « c’est toute la subtilité du métier [des agents de l’ANSSI] ».
Eu égard à la dépendance des administrations, des entités territoriales et des entreprises aux outils informatiques et, plus généralement, à la place du numérique dans les sociétés démocratiques, les cyber-attaques constituent une forme d’ingérence et de déstabilisation en plein essor.
M. Bernard Émié, directeur de la DGSE, constate que « la révolution numérique est un facteur aggravant. Le numérique est désormais pleinement intégré dans les stratégies d’influence, d’ingérence, d’espionnage et de découragement des puissances étrangères. Exploitant le manque de régulation à l’échelle mondiale, certains acteurs étatiques perçoivent le domaine cyber comme un nouvel espace de projection, investissent pleinement le rapport de force et développent de fortes capacités offensives et défensives. » Le directeur de la DGSI, M. Nicolas Lerner, observe également que « l’outil cyber est aujourd’hui la voie qu’emprunte une grande partie de l’espionnage ».
Pour ne citer que deux exemples, les sites officiels de l’Assemblée nationale et du Sénat ont fait l’objet récemment de deux cyber-attaques qui ont momentanément rendu indisponibles leur accès et leur consultation. Sans qu’il ait été possible de procéder à l’attribution de ces attaques, qui n’ont pas épargné d’autres institutions de la République, il faut relever qu’elles ont coïncidé avec des débats et des votes sur des résolutions portant sur des sujets sensibles…
b. Les manipulations de l’information
Comme l’ont rappelé le CAPS et l’IRSEM dans un rapport conjoint sur le sujet ([174]), les manipulations de l’information ne sont pas un phénomène nouveau. Trois facteurs contribuent néanmoins à leur actualité récente :
– les capacités inédites de diffusion rapide et de « viralité » offertes par internet et les réseaux sociaux ;
– la crise de confiance que vivent les démocraties occidentales dévaluant la parole publique jusqu’à relativiser la notion même de vérité ;
– le recours massif, pensé et stratégisé par des puissances étrangères, à commencer par la Russie et la Chine, aux formes diverses de manipulation de l’information – fausses informations, désinformation, malinformation.
Les manipulations de l’information sont définies par les auteurs du rapport mentionné ci-dessus comme « la diffusion intentionnelle et massive de nouvelles fausses ou biaisées à des fins politiques hostiles ». Elles ont donc un spectre plus large que celui des seules fake news. Lors de son audition, M. Stéphane Bouillon, secrétaire général du SGDSN, a choisi les termes d’« ingérences numériques étrangères ».
Ces ingérences particulières ont reçu une définition réglementaire par le biais du décret du 13 juillet 2021 portant création de Viginum ([175]) qui a modifié l’article R.* 1132‑3 du code de la défense : « opérations impliquant, de manière directe ou indirecte, un État étranger ou une entité non étatique étrangère, et visant à la diffusion artificielle ou automatisée, massive et délibérée, par le biais d’un service de communication au public en ligne, d’allégations ou imputations de faits manifestement inexactes ou trompeuses de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ».
La diffusion artificielle ou automatisée constitue, à cet égard, une nouveauté par rapport aux formes classiques de manipulation de l’information. Elle est rendue possible par les technologies actuelles de l’information et de la communication ainsi que par l’essor des réseaux sociaux, comme le souligne M. Manuel Lafont Rapnouil, directeur du CAPS. À titre d’exemple, on se référera à la comparaison faite par le directeur de la DGSE, M. Bernard Émié, entre les quatre années nécessaires, au début des années 1980, aux services secrets soviétiques pour diffuser à travers le monde la rumeur selon laquelle le virus du sida était une création du Pentagone, et la rapidité et la viralité avec lesquelles les fausses informations fabriquées et diffusées par les usines à trolls de la galaxie Wagner dirigée par Evgueni Prigojine se répandent à travers le monde, comme les fausses informations et manœuvres informationnelles à l’encontre de la présence française en Afrique francophone (voir ci-après).
Le caractère manifestement inexact ou trompeur d’une information est présent lorsqu’il est « possible de démontrer la fausseté de manière objective » selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel issue de sa décision relative à la loi n° 2018‑1202 du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l’information ([176]).
Quant aux intérêts fondamentaux de la Nation, ils s’entendent, au sens de l’article 410‑1 du code pénal, « de son indépendance, de l’intégrité de son territoire, de sa sécurité, de la forme républicaine de ses institutions, des moyens de sa défense et de sa diplomatie, de la sauvegarde de sa population en France et à l’étranger, de l’équilibre de son milieu naturel et de son environnement et des éléments essentiels de son potentiel scientifique et économique et de son patrimoine culturel ».
Le but de ces manipulations de l’information, lorsqu’elles s’exercent à l’intérieur de nos pays, est d’éroder la confiance des citoyens dans leurs institutions et de polariser les débats publics afin d’amplifier des tensions présentes dans les sociétés démocratiques, c’est-à-dire d’être « le couteau remué dans la plaie », selon l’expression de M. Frédéric Charillon au sujet de la stratégie des pays autoritaires, ou bien encore « d’appuyer là où cela fait mal » d’après celle de M. Nicolas Lerner, directeur général de la DGSI. M. Manuel Lafont Rapnouil ajoute qu’elles visent aussi à « renforcer l’attrait pour les régimes ou les pratiques autoritaires ».
Ces ingérences sont donc parties intégrantes de la démarche de sharp power évoquée ci-avant. Elles sont également une manœuvre propre à la guerre hybride. Mme Alice Rufo, directrice de la DGRIS, précise qu’« en temps de paix, ces méthodes peuvent créer un brouillard informationnel qui trouble les repères et fragilise la cohésion et la résilience nationales ».
La rapporteure insiste sur le caractère particulièrement grave et menaçant de cette catégorie d’ingérences dans la mesure où la démocratie repose sur le débat contradictoire, pacifique et éclairé des idées grâce à la liberté d’expression et à la liberté d’information. La confiance des citoyens dans l’objectivité, la transparence et la véracité des informations qui leur sont données est essentielle. Fake news, désinformation, malinformation, mésinformation, bots et usines à trolls, mais aussi médias-relais de puissances étrangères de plus en plus installés au cœur de l’écosystème d’information mondial : le but de cette guerre informationnelle est devenu, au-delà de la volonté d’imposer une vérité alternative, de semer le doute, la confusion, la suspicion, de faire croire à l’absence de vérité objective et de saper les fondements de notre démocratie.
c. Les atteintes au patrimoine économique, scientifique et technique
Une troisième catégorie d’ingérences vise plus particulièrement la sphère économique et technologique. Le SGDSN liste au moins quatre vecteurs de celle‑ci :
– l’espionnage ;
– le sabotage ;
– la prise de contrôle capitalistique ;
– le débauchage de talents.
D’après le chef du service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (SISSE) du ministère de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, M. Joffrey Célestin-Urbain, ces menaces peuvent :
– être de nature capitalistique (prise de contrôle de l’entreprise ou prise de participation d’au moins 25 % par des intérêts étrangers) ;
– relever de la captation de propriété intellectuelle et d’informations sensibles ;
– porter atteinte à l’image de l’entreprise afin de lui nuire, notamment en compliquant son refinancement.
Ces menaces peuvent emprunter les mêmes vecteurs que d’autres types d’ingérence comme les cyber-attaques – afin de déstabiliser l’entreprise, récupérer de l’argent, obtenir des informations sensibles – la désinformation ou encore la corruption. L’extraterritorialité du droit peut aussi constituer un danger.
Le SISSE, né en 2016 de la réunion d’une délégation interministérielle située à Matignon et d’un service de consolidation de l’intelligence économique basé à Bercy, « a pour mission principale le pilotage de la politique de sécurité économique de l’État, qui consiste à organiser la protection des actifs stratégiques de l’économie française face aux ingérences et aux menaces économiques étrangères ([177]) », selon les mots de M. Joffrey Célestin-Urbain. Celui-ci qualifie la menace économique étrangère de « très créative et couvrant un champ extrêmement large ». Le chef du SISSE a exposé les outils à disposition pour éteindre une menace étrangère, le plus connu étant le « décret Le Maire », précédemment « décret Villepin » puis « décret Montebourg », qui permet de contrôler les rachats d’entreprises exerçant une activité stratégique, la définition de ces dernières étant fournie par le code monétaire et financier. Les statistiques de l’année 2021 indiquent une très forte croissance des dossiers dits « IEF » – investissements étrangers en France –, dépassant les trois cents par an. On observe également une très forte augmentation de la menace économique étrangère, avec sept cents alertes en 2022.
Il est à noter que la sécurité économique est une priorité de plus en plus identifiée par les services de renseignement, dont les demandes de mise en œuvre de techniques de renseignement au titre de la finalité « intérêts économiques, industriels et scientifiques majeurs de la France » – article L. 811-3 du code de la sécurité intérieure – sont allées en augmentant ces dernières années.
La DGSI et la DGSE observent que le domaine académique et universitaire est particulièrement visé par les actions d’espionnage. D’après M. Bernard Émié, « le pillage technologique et scientifique est une de [leurs] sources d’angoisse ». D’après le directeur général, les menaces chinoises sur la recherche scientifique sont très réelles : « La Chine, ces dernières décennies, s’est imposée comme un partenaire incontournable de la recherche en Europe, notamment en France. Le développement des coopérations franco-chinoises dans ce domaine induit trois facteurs de menace importants : un déséquilibre systématique de réciprocité au profit de la Chine ; un risque d’atteinte aux libertés académiques et au principe d’intégrité scientifique ; des menaces croissantes en matière de captation du potentiel scientifique et technique de la Nation. » M. Nicolas Lerner porte un regard particulièrement vigilant sur le monde universitaire et de la recherche, qui lui semble très exposé. Les ingérences peuvent prendre la forme de propositions et de structurations de partenariats ou de jumelages, qui, à terme, peuvent mener à des captations d’informations ou de données sensibles.
Face à cette préoccupation, le Sénat a mis en place une mission d’information sur les influences étatiques extra-européennes dans le monde universitaire et académique français et leurs incidences, mission d’information qui a publié son rapport en septembre 2021 ([178]). Son auteur, le sénateur André Gattolin, observe qu’un des principaux axes d’ingérence vise « à s’approprier illégalement ou en dehors des contrats liant des établissements de pays différents des informations et des savoirs ». Pour le sénateur Gattolin, « très vite, un pays, la Chine, s’est distingué, ce que nous ont confirmé les services, puisqu’il est impliqué dans 70 à 80 % des cas notables voire graves ». Il appelle aussi l’attention sur les instituts Confucius, qui doivent faire l’objet d’un examen attentif. Par exemple, à Brest, ville stratégique, qui abrite le deuxième port militaire français, des centres de recherche sous-marine réputés et plusieurs de nos industries de défense, l’institut Confucius implanté au sein de l’université de Bretagne occidentale a dû quitter l’université. Le sénateur Gattolin appelle à plus de transparence sur le financement par la Chine des instituts Confucius, et, de manière générale, sur le financement des travaux de recherche en France.
d. L’utilisation du droit comme arme
Le lawfare comporte deux acceptions : une première concerne l’application extraterritoriale du droit d’un État et l’imposition de normes au niveau international, la seconde est relative au recours à des procédures devant les tribunaux pour porter atteinte à l’image et à l’activité de voix critiques.
À la différence des autres manœuvres d’ingérence présentées ci-avant, le recours à l’arme juridique n’est pas l’apanage de régimes autoritaires et peut s’inscrire dans un contexte de rivalité économique entre pays alliés. Un exemple évoqué à de multiples reprises au cours des travaux de la commission d’enquête est celui de la répression de la corruption d’agents publics étrangers dans le droit interne d’États étrangers, qui peut être utilisée contre des entreprises ressortissantes d’un autre État.
Cet aspect de l’ingérence est analysé dans la deuxième partie du présent rapport.
Quant au détournement de procédures juridictionnelles à des fins d’ingérence, elle est par essence difficile à contrer dans la mesure où le droit est utilisé comme une arme. M. Manuel Lafont Rapnouil, directeur du CAPS, constate « le recours à des tactiques problématiques, même lorsqu’elles respectent formellement la légalité, qu’elle soit internationale ou interne ».
Un exemple est celui des procédures « bâillons » qui peuvent prendre la forme d’attaques en diffamation qui ne visent pas tant à remporter l’action judiciaire qu’à épuiser moralement et financièrement des personnalités critiques d’un régime politique étranger.
e. Le recrutement d’une partie des élites
L’objet de la commission d’enquête concerne les ingérences étrangères « visant à influencer ou corrompre des relais d’opinion, des dirigeants ou des partis politiques français ». La proposition de résolution tendant à sa création précise qu’il s’agit « d’établir s’il existe des réseaux d’influence étrangers qui corrompent des élus, responsables publics, dirigeants d’entreprises stratégiques ou relais médiatiques dans le but de diffuser de la propagande ou d’obtenir des décisions contraires à l’intérêt national ».
Sans minimiser l’importance représentée par les autres formes d’ingérence présentées ci-avant, la rapporteure entend consacrer une partie du présent rapport à la question de la « capture » d’une partie de nos élites par des puissances étrangères hostiles ([179]).
Dans son rapport, la commission spéciale du Parlement européen sur l’ingérence étrangère dans l’ensemble des processus démocratiques de l’Union européenne considère également qu’une des nombreuses formes prises par les tactiques d’ingérence est constituée par « le recrutement et la cooptation de personnalités haut placées ([180]) ».
Ce « recrutement » recouvre plusieurs types de situation : de la complaisance naïve à la loyauté intéressée en passant par l’allégeance idéologique. M. Frédéric Charillon, auteur de Guerres d’influence, remarque ainsi que les leviers de l’influence sont finalement proches de ceux utilisés dans le monde de l’espionnage pour conduire une personne à trahir son pays et travailler avec un autre. Il utilise l’acronyme MICE utilisé par les Anglo-Saxons : « le M correspond à l’argent, le I à l’idéologie, le C à la contrainte et le E à l’ego ».
Si les stratégies de corruption par l’argent sont anciennes, il faut noter que celles-ci peuvent prendre une forme plus indirecte. M. Frédéric Charillon prend l’exemple de « la création de think tanks par certains pays qui nomment ensuite à leur tête des experts ou des chercheurs particulièrement bien rémunérés » ou encore des invitations à des séjours à l’étranger ou à des événements prestigieux qui jouent sur un registre matériel mais également symbolique.
Enfin, il faut constater, à l’instar de M. Manuel Lafont Rapnouil, directeur du CAPS, que « le phénomène des “idiots utiles” n’a pas totalement disparu », pour reprendre l’expression apocryphe de Lénine au sujet des intellectuels occidentaux manipulés par le régime bolchevique pour en vanter les mérites.
II. une agressivité de puissances étrangères davantage assumée et qui se manifeste dans des formes de guerre hybride
La commission d’enquête a étudié les stratégies d’ingérence de différents pays. La Russie et la Chine se distinguent nettement par l’ampleur de l’arsenal déployé pour s’immiscer de manière malfaisante dans les affaires intérieures des démocraties.
Au cours des auditions, des manœuvres de l’Iran, du Qatar, du Maroc et de la Turquie ont également été citées à plusieurs reprises.
A. la russie est la principale menace pour les démocraties occidentales en termes d’ingérence
Les travaux de la commission d’enquête ont permis d’établir que la Russie était, à ce stade, le pays d’origine des menaces d’ingérence les plus importantes pour les démocraties occidentales.
Ce constat est partagé par la commission spéciale du Parlement européen sur l’ingérence étrangère dans l’ensemble des processus démocratiques de l’Union européenne, présidée par le député européen Raphaël Glucksmann. Dans sa résolution du 9 mars 2022, le Parlement européen considère en effet que « la Russie s’est livrée à une désinformation d’une ampleur et d’une malveillance sans précédent » et que ses manœuvres « ont pour objectif de déstabiliser la démocratie européenne et constituent donc une grave menace pour la sécurité et la souveraineté de l’Union ([181]) ».
Au niveau international, l’année 2016 marque un tournant dans la prise de conscience des manipulations de l’information et des cyber-attaques venues de Russie pour peser sur des élections nationales, comme le rappelle la députée européenne Nathalie Loiseau dans son essai La Guerre qu’on ne voit pas venir ([182]), avec le référendum sur la sortie de l’Union européenne au Royaume-Uni puis l’élection présidentielle aux États-Unis auxquels s’ajoute la tentative de lancement d’un processus d’autodétermination catalan en Espagne l’année suivante.
Compte tenu de l’ampleur des ingérences russes observées en France, la rapporteure a choisi d’y consacrer une sous-partie entière du présent rapport d’enquête ([183]). Les développements ci-après s’attachent, dans un premier temps, à présenter les tentatives d’immixtion de la Russie dans les démocraties occidentales de manière globale.
1. Les ingérences de la Russie s’inscrivent dans une logique de subversion et de déstabilisation
L’invasion de l’Ukraine par la Russie depuis le 24 février 2022 témoigne du passage « d’une ère de la compétition à une ère de la confrontation », pour reprendre l’expression employée par Mme Alice Rufo, directrice générale de la DGRIS. Si l’ambition impérialiste de la Russie apparaît ainsi comme plus ouvertement assumée qu’auparavant, elle n’a pas pour autant débuté, loin de là, avec le déclenchement des hostilités par le président Vladimir Poutine en février 2022. L’intervention militaire en Géorgie en août 2008, l’annexion illégale de la Crimée et l’appui militaire aux mouvements séparatistes du Donbass à partir de février 2014 ainsi que l’intervention en Syrie en soutien au régime de Bachar el-Assad dès 2015 marquent une gradation dans la contestation de l’ordre international issu de la fin de la Seconde Guerre mondiale puis de la chute du mur de Berlin.
La rapporteure rappelle qu’un certain nombre de pratiques hostiles de la Russie, ou plus exactement du Kremlin, vis-à-vis des États occidentaux s’inscrivent dans une forme de continuité par rapport à l’époque soviétique. Le phénomène des ingérences est en réalité ancien si l’on songe à la période de la Guerre froide.
Cette filiation a été mise en exergue à plusieurs reprises au cours des auditions. M. Thomas Gomart, directeur de l’IFRI, parle de « continuité entre les traditions impériales, soviétique et post-soviétique » en Russie, notamment au travers du rôle joué par son appareil de sécurité. Selon lui, le pouvoir de Vladimir Poutine s’appuie, dès son arrivée en 2000, sur un « triangle formé par le leadership politique, les services de renseignement et les forces armées » auquel se greffe une partie du crime organisé. Les « révolutions de couleur » en Géorgie (2003) et en Ukraine (2004) sont perçues comme une menace de ce que le Kremlin appellera plus tard « l’Occident collectif ». S’engage alors une remise en cause de plus en plus assumée des relations internationales au travers d’un agenda révisionniste marqué par le discours du président Poutine lors de la conférence de Munich sur la sécurité en février 2007 puis l’intervention militaire en Géorgie en août 2008.
Le pouvoir russe entame une bifurcation au cours de la période 2012-2014 qui voit, sur le plan interne, la répression contre les opposants s’accroître – même si, faut-il le rappeler, c’est le 7 octobre 2006 que la journaliste et militante des droits de l’homme Anna Politkovskaïa est assassinée à Moscou ; auteure d’un livre intitulé La Russie de Poutine, elle paya de sa vie ses reportages dénonçant les violences, les exactions, les tortures commises par l’armée russe en Tchétchénie, ainsi que les violences à l’intérieur de cette même armée et la corruption – et, à l’extérieur, la déstabilisation ouverte de l’Ukraine débuter. Citant le sociologue russe Igor Eidman, Mme Cécile Vaissié, professeure à l’université de Rennes II, considère que « la vie politique russe des dernières décennies a connu deux phases, celle du jeu, qui a été très séduisante, et celle du sang ([184]) » et que le passage entre ces deux moments a précisément lieu lors de l’annexion illégale de la Crimée en 2014. C’est également en 2014 qu’apparaît le groupe de mercenaires Wagner.
C’est dans ce contexte de dérive accélérée du régime de Vladimir Poutine vers l’autoritarisme et de confrontation de moins en moins indirecte avec les pays occidentaux que vont se développer des nouvelles formes d’ingérence et être réactivées des manœuvres d’immixtion plus anciennes (voir infra) grâce au « savoir-faire » des services de sécurité et de renseignement, hérité de la période soviétique.
Au cours des auditions, les services de renseignement français ont insisté sur le fait que le régime russe, par sa nature autoritaire, ne joue pas à armes égales avec les démocraties occidentales en matière d’espionnage et de contre-espionnage dans la mesure où ses services « n’ont ni cadre légal ni opinion publique [et] sont désinhibés », selon les termes de M. Bernard Émié, directeur général de la DGSE. Par ailleurs, ils bénéficient d’une progression constante de leurs moyens humains, financiers et techniques.
Enfin, l’appartenance passée de Vladimir Poutine au FSB, héritier du KGB, continue d’assurer à d’actuels ou anciens membres des services secrets russes des places de choix dans l’appareil d’État, mais aussi et surtout à la tête de grandes entreprises.
2. Le régime russe s’appuie sur une multiplicité de vecteurs pour s’immiscer dans les affaires intérieures d’autres États
Les principaux vecteurs des ingérences russes sont l’espionnage, les manipulations de l’information et les cyber-attaques.
a. Une politique d’espionnage qui n’a rien perdu de son importance
L’ingérence russe emprunte toujours les voies classiques de l’espionnage. La DGSI relève trois méthodes : l’infiltration d’officiers de renseignement sous couverture diplomatique, bénéficiant à ce titre d’une immunité, l’utilisation d’agents itinérants envoyés en France pour recueillir du renseignement ou recruter et traiter des sources, et la projection d’agents en couverture « profonde ».
Cette dernière méthode n’est l’apanage que de quelques grands services d’espionnage dont ceux de la Russie. En avril 2022, les services de renseignement néerlandais ont ainsi démasqué un agent russe qui, sous couvert de la fausse identité d’un ressortissant brésilien, avait été recruté par la Cour pénale internationale (CPI) à La Haye en tant que stagiaire. La presse a révélé qu’il avait réussi à être admis dans une université américaine sous cette « légende » quelques années auparavant ([185]).
Les élus de la Nation font partie des cibles approchées par des officiers sous couverture diplomatique.
b. Une guerre informationnelle visant à la déstabilisation
Parmi les méthodes anciennes d’ingérences mises à jour grâce aux nouvelles technologies de l’information et de la communication figurent les manipulations de l’information, désignées sous les termes de « mesures actives » par M. Thomas Gomart, directeur de l’IFRI, reprenant une notion développée par la Russie pour désigner des opérations de manipulation menées directement ou indirectement par un service de renseignement, et s’appuyant également sur les travaux de M. Thomas Rid, professeur d’études stratégiques à la Johns Hopkins University ([186]). D’après lui, la Russie fait preuve d’un activisme sans équivalent dans l’usage des réseaux sociaux et la création de médias dédiés comme Russia Today, devenu RT en 2009, et Sputnik, entièrement financés par l’État russe.
Avec 400 millions d’euros de budget, ces deux médias concentrent 30 % de l’audiovisuel public d’après M. Maxime Audinet, de l’IRSEM, auteur d’un ouvrage sur RT ([187]). À titre de comparaison, la France ne consacre à France Médias Monde que 7 % du budget qu’elle consacre à l’audiovisuel public. Le financement de RT a été multiplié par 32 depuis sa création en 2005.
RT et Sputnik se présentent dans l’espace médiatique international comme des médias alternatifs alors qu’ils sont précisément des outils de « diplomatie publique et de propagande » pour la politique étrangère de la Russie. Cette position est assumée par la rédactrice en chef de la version anglophone de RT, Margarita Simonian qui a déclaré en 2021 : « Nous travaillons pour l’État, nous défendons notre patrie comme le fait l’armée. » C’est la même Margarita Simonian qui, en 2012, après l’invasion de la Géorgie et d’autres événements tragiques, indiquait, dans une interview au quotidien russe Kommersant : « Nous [RT], nous conduisons la guerre de l’information, et qui plus est contre tout le monde occidental. ». Cette phrase est emblématique d’une vision totalement conflictuelle de l’espace informationnel, et le fait que l’information est considérée comme une arme comme les autres. Le ministre de la défense russe lui-même, Sergueï Choïgou, considère RT comme « une composante des forces armées ».
RT utilise des procédés rhétoriques visant à renvoyer ses interlocuteurs à leurs propres contradictions (méthode du tu quoque, appelé whataboutism par les Anglo-Saxons) ou encore à entraîner la confusion et la désorientation en mélangeant éléments factuels, vrais ou faux, et expressions d’opinion afin d’aboutir à une mise en équivalence de points de vue contradictoire.
Celle-ci s’inscrit dans une stratégie russe « de confusion et de subversion » – M. Manuel Lafont Rapnouil, directeur du CAPS. Les médias russes à l’international ont ainsi pour but d’amplifier des mouvements divers, propres aux pays concernés, pour polariser les débats dans les sociétés démocratiques et accroître des conflits, certes préexistants mais ainsi exacerbés. M. Nicolas Tenzer, président du Centre d’études pour la réflexion et l’action publiques (CERAP), donne l’exemple des Gilets jaunes en France, du mouvement anti-migrants PEGIDA en Allemagne, d’Occupy Wall Street et de Black Lives Matter aux États-Unis ainsi que les protestations « antivax » et plus généralement contre les politiques sanitaires mises en œuvre pendant la pandémie de covid-19. Selon lui, « la propagande russe consiste non à faire croire à une réalité fausse mais à semer la confusion entre le vrai et le faux ([188]) ». Il s’agit de montrer que les sociétés démocratiques fonctionnent en réalité loin des valeurs et principes qu’elles promeuvent. Comme l’a dit M. Maxime Audinet « le cœur des audiences en France se caractérisait par une appétence pour les idées souverainistes, de gauche ou de droite, mais surtout d’extrême droite, et les idées eurosceptiques ».
Comme il a été dit plus haut, ces manipulations de l’information ont eu un rôle important dans l’élection présidentielle américaine de 2016 ainsi qu’au moment du référendum sur le Brexit. Mme Nathalie Loiseau, présidente de la sous-commission Sécurité et défense au Parlement européen, précise : « On le sait, parce qu’une commission du renseignement a rendu un rapport à ce sujet ; mais on ne le sait que partiellement, parce que ce rapport a été en partie masqué, à la demande du gouvernement britannique – ce qui est tout de même préoccupant. Le rapport conclut qu’“il existe des preuves substantielles que l’ingérence russe est une pratique courante dans la vie politique britannique” ([189]). »
Concernant l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis, elle indique également : « Une enquête a eu lieu, qui a été confiée au procureur spécial Robert Mueller : il a conclu que “la Russie était intervenue de manière écrasante et systématique”. Robert Mueller a d’ailleurs inculpé treize ressortissants russes pour ingérence, dont Evgueni Prigojine – déjà ! L’un des directeurs de campagne de Donald Trump, Paul Manafort, a plaidé coupable et a reconnu des contacts avec la Russie. L’Internet Research Agency (IRA) – l’“usine à trolls” – d’Evgueni Prigojine est à l’origine de faux messages de soutien à Trump, qui ont touché plus de 150 millions d’Américains. Plus de 4 000 faux comptes et plus de 50 000 bots ont été mobilisés, pour un coût estimé à 35 millions de dollars. »
Toutefois tous les acteurs de l’influence russe ne sont pas étatiques, ce qui est une différence par rapport à l’époque soviétique. Le développement de ce que plusieurs personnes auditionnées appellent la « galaxie Prigojine » – du nom du fondateur du groupe militaire privé Wagner créé en 2014 – est, à cet égard, particulièrement emblématique. Comme le rappelle M. Bernard Émié (DGSE), Evgueni Prigojine a construit avec l’aide du Kremlin cette « structure d’influence, de déstabilisation et de coercition, qui s’organise comme une galaxie dans laquelle la société de tête s’adjoint des filiales intervenant dans le domaine économique et pratiquant aussi bien la prédation économique que l’influence, le contrôle des médias, le contrôle des gouvernements ou la sécurité privée ».
Dans le domaine de la guerre informationnelle, Wagner « finance des fondations sous fausse bannière en charge de coopter des journalistes, des figures militantes et politiques » – Maxime Audinet (IRSEM). Après l’Internet Research Agency (IRA) c’est la Foundation to Battle Injustice (FBI) ! Cette externalisation de l’influence est particulièrement mise en œuvre en Afrique subsaharienne, où des « acteurs corrompent les journalistes et les achètent afin qu’ils produisent dans la presse locale des articles favorables à Wagner » et des manifestations artificielles sont créées, puis largement diffusées sur les réseaux sociaux, visant notamment à discréditer la présence française.
c. Des cyber-attaques comme armes d’une guerre hybride
Dès 2007, un État membre de l’Union européenne, l’Estonie, était victime de cyber-attaques d’une ampleur inédite. Celles-ci avaient aussi bien visé les pouvoirs publics que les médias et les banques du pays. Cet assaut a été le premier à entraîner une prise de conscience de l’investissement du régime russe dans ces nouveaux outils d’ingérence.
Les cyber-attaques ne sont pas sans lien avec la guerre informationnelle présentée ci-avant. En 2016, le piratage des serveurs du Parti démocrate aux États-Unis avait précédé la divulgation d’une partie des communications électroniques de la candidate Hillary Clinton. M. Maxime Audinet (IRSEM) indique que « des unités de la GRU ([190]), la direction générale des renseignements de Russie, ont participé [à ce piratage] ».
Elles sont ainsi parties intégrantes d’une guerre hybride quand elles ne sont pas des manœuvres préparatoires d’une véritable offensive militaire. La préparation de l’invasion de l’Ukraine en février 2022 a d’ailleurs des conséquences pour le réseau des satellites en Europe. Vincent Strubel (ANSSI) rapporte que « l’attaque contre le système de communications satellitaires Viasat […] a eu des effets sur tout le territoire européen en détruisant non le satellite, heureusement, mais les moyens de communication avec lui, y compris, dans une large mesure, le territoire français », que ce sabotage « a été attribuée à la Russie par l’ensemble des membres de l’Union européenne » et que « son déclenchement dans la nuit du 23 au 24 février 2022 ne laissait guère de doute quant à son origine et sa finalité ».
À l’instar des campagnes de désinformation, les attaques contre les systèmes d’information sont menées aussi bien par l’appareil d’État du renseignement que par des acteurs privés directement ou indirectement liés au Kremlin. On retrouve parmi eux les « filiales » d’Evgueni Prigojine, désormais à la tête d’un véritable groupe de médias, et, plus particulièrement, l’Internet Research Agency (IRA) basée à Saint-Pétersbourg et qualifié d’« usine à trolls » par plusieurs intervenants. M. Thomas Gomart (IFRI) rappelle que Vladimir Poutine, en juin, 2017, « félicitait les “hackers patriotiques”, ces groupes de corsaires très liés à l’appareil d’État et conduisant des opérations d’envergure ».
3. La Russie continue d’user d’un pouvoir d’attraction par convergence d’intérêts et recrutement intéressé
Parmi les manœuvres d’ingérence anciennes mais actualisées se trouve le « recrutement » de relais d’influence parmi les élites politiques, économiques ou médiatiques des pays occidentaux. Cette « capture » de personnalités renvoie à plusieurs réalités : adhésion idéologique, allégeance rémunérée ou bien complaisance naïve.
Mme Cécilie Vaissié – université de Rennes II – rappelle que « le KGB ([191]) et les organisations qui l’ont précédé ont une très longue histoire, une formidable expertise d’achat et de manipulation d’Occidentaux » et que la Russie « sait acheter et manipuler des personnes en jouant sur l’argent, les cadeaux, l’idéologie ou le kompromat ([192]) ».
Concernant l’« achat », les cas les plus visibles concernent notamment l’octroi de « retraites dorées » versées à d’anciens hauts responsables publics. À cet égard, le cas de l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder (1998-2005) semble particulièrement emblématique. Le lien entre sa nomination chez le géant gazier russe Gazprom et la politique énergétique de l’Allemagne sous son mandat fait débat. Raphaël Glucksmann, député européen, considère que ce pays « a choisi une politique énergétique qui favorisait Gazprom et le régime russe, rendant ce pays, et avec lui toute l’Europe, dépendants de la Russie ». Il cite également la reconversion de Marion Scheller, ancienne haute fonctionnaire du ministère allemand chargé de l’énergie, devenue chief lobbyist chez Gazprom. Mais les cas de « schröderisation » des élites – schröderizatsiya en russe ! – dépassent le cadre de l’Allemagne. Sont également cités par Raphaël Glucksmann dans son livre La Grande Confrontation – Comment Poutine fait la guerre à nos démocraties ([193]) : un ancien ministre autrichien des finances et une ancienne ministre autrichienne des affaires étrangères, mais aussi deux anciens chanceliers autrichiens, un ancien Premier ministre finlandais, un ancien Premier ministre français – ce dernier démissionna de ses fonctions au sein de conseils d’administration de sociétés russes le lendemain de l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, ce qui eut comme conséquence, d’après ses dires, qu’il ne toucha aucun émolument de la part des sociétés en question –, un ancien ministre français…
Concernant l’idéologie, la rapporteure note que la fin du communisme et l’absence de base idéologique bien définie du régime politique actuel incarné par Vladimir Poutine n’empêchent pas l’admiration, voire l’allégeance, de certaines personnalités publiques pour la politique intérieure et extérieure du Kremlin.
Du côté de la Russie, cette entreprise de captation apparaît comme purement opportuniste et devant servir les intérêts de la seule Russie. S’appuyant sur les travaux de M. Anton Shekhovtsov, chercheur et directeur de l’association Centre for Democratic Integrity, sur les liens entre l’extrême droite ou la droite dure européenne et le régime russe, Mme Cécile Vaissié considère que « le Kremlin se moque des idéologies » mais que, toutefois, « il a constaté que certains instruments fonctionnaient bien et qu’il pouvait, paradoxalement, les défendre […] : le discours sur les familles, la défense des valeurs traditionnelles, la défense de la chrétienté et l’ouverture des églises. […] M. Malofeïev était l’un de ces piliers. »
Dans cette démarche, le régime s’appuie sur ce que Maxime Audinet (IRSEM) appelle des « entrepreneurs d’influence » qui investissent leur propre capital financier dans le but d’« accompagner l’agenda de l’État russe à l’étranger, faire fructifier leurs propres actifs et obtenir des dividendes politiques ». Outre Evgueni Prigojine, il cite Konstantin Malofeïev et Vladimir Iakounine.
Konstantin Malofeïev a créé le groupe de médias Tsargrad dont la ligne éditoriale est très conservatrice et fondée sur la défense de la chrétienté orthodoxe et la promotion du panslavisme ([194]). Quant à Vladimir Iakounine, ancien dirigeant de la société des chemins de fer russe RZB, il finance la fondation Saint-André-Premier-Appelé, active dans les Balkans et également promotrice de valeurs conservatrices ([195]).
M. Nicolas Tenzer (CERAP) observe que « des partis d’extrême droite ont en effet soutenu la Russie » et donne les exemples d’Alternative für Deutschland (AfD) en Allemagne et de la Lega de Matteo Salvini en Italie. Se dessine selon lui « une internationale fortement encouragée par le Kremlin » qui serait « composée de personnalités qui soutiennent des discours de rapprochement avec la Russie ou visant à laver les crimes de la Russie ou du régime d’Assad ».
Ce pouvoir d’attraction ne se limite pas à la droite extrême. Hors de l’Europe, le Kremlin joue également de sa filiation avec l’URSS et de sa dénonciation du colonialisme pour attirer vers lui une frange anti-occidentale des élites. M. Bernard Émié (DGSE) explique : « Quant à la Russie, sa diplomatie et ses intérêts bénéficient d’un socle idéologique commun, constitué à la faveur des luttes de libération, reposant sur la solidarité et d’autres valeurs partagées. De fait, certains de mes homologues de différents services des pays du Sud ont pu être marxistes dans leur jeunesse, formés dans diverses universités avant de suivre des parcours différents. En Afrique, cette influence idéologique est forte. Les Russes ont soutenu les indépendances, fourni des armes ensuite et permis aux systèmes de survivre. Cela crée des solidarités. Qu’on la conteste ou qu’on soit en compétition avec elle, c’est la diplomatie que mène l’État russe. »
Cette influence passe également par des relais médiatiques en Afrique par exemple. M. Maxime Audinet (IRSEM) parle de cooptation de figures militantes pour lesquelles il existe une convergence entre leurs luttes et la politique étrangère de la Russie : « Dans le sud de l’Afrique, les plus connues sont Kémi Séba et Nathalie Yamb, mais je pourrais mentionner aussi Blaise Didatien Kossimatchi en République centrafricaine. Depuis les dernières révélations des Wagner Leaks, nous savons que Kémi Séba a reçu plus de 400 000 dollars entre 2019 et 2020 pour mener des opérations au service de Prigogine. »
À l’instar des cyber-attaques, cette « capture » de personnalités publiques est donc indissociable de la guerre informationnelle que mène la Russie. M. Raphaël Glucksmann, président de la commission spéciale du Parlement européen sur l’ingérence étrangère, parle ainsi d’une double stratégie dans une tribune publiée dans Le Monde et expliquée en audition : « une stratégie dite “des marges”, qui consiste à soutenir tous les mouvements populistes hostiles à nos institutions et à polariser au maximum notre débat public, et une stratégie dite “du centre”, qui consiste à corrompre les élites en place et à imposer des politiques publiques favorables aux intérêts du Kremlin ([196]). »
B. la chine a recours à des manœuvres de plus en plus agressives et malveillantes pour atteindre ses objectifs de moyen et de long terme
Après la Russie, la République populaire de Chine (RPC) est le pays qui représente pour la France la plus grave menace en termes d’ingérences étrangères. Cependant, les objectifs et les cibles de la Chine se distinguent largement de ceux de la Russie, même si les modalités d’action tendent à se rapprocher, par leur agressivité, de celles du régime de Vladimir Poutine.
1. Des tentatives d’ingérence de plus en plus agressives en voie de « russianisation » ?
Pour reprendre l’expression employée par MM. Paul Charon et Jean-Baptiste Jeangène Vilmer dans un rapport de l’IRSEM ([197]), l’action de la Chine témoigne aujourd’hui d’un « moment machiavélien » dans la mesure où « ses opérations d’influence se sont considérablement durcies ces dernières années et ses méthodes ressemblent de plus en plus à celles employées par Moscou » et où son régime, semblant faire sien le principe énoncé par Machiavel dans Le Prince, considère qu’« il est plus sûr d’être craint que d’être aimé ».
Cette évolution récente de l’attitude du régime dans les relations internationales a été confirmée par le directeur de la DGSE, M. Bernard Émié, pour qui la Chine « est engagée dans une logique d’exercice de sa pleine puissance et de rivalité assumée avec les démocraties ». Il ajoute : « Au cours des dernières années, on l’a vue passer de "puissance contenue", présentant une face émergée séduisante, à une "puissance agressive", ainsi que l’a récemment illustré l’affaire des ballons espions ([198]). La diplomatie chinoise est désormais débridée. Rien de tel n’était imaginable il y a dix ans ([199]). » Pour Nathalie Loiseau, présidente de la sous-commission Sécurité et défense du Parlement européen, « la Chine a basculé dans une attitude encore plus ingérente sous l’effet de deux événements : la pandémie de covid-19 et la guerre en Ukraine ([200]) ». Elle observe qu’« elle reprend les recettes et les thèses de la Russie », au point que M. Paul Charon (IRSEM) parle d’une « russianisation ou soviétisation des opérations d’influence chinoises qui s’inspirent des modi operandi de l’Union soviétique ([201]) ». M. Charon fait d’ailleurs un parallèle entre l’accusation complotiste, instiguée par la Chine, de création du covid-19 par l’armée américaine et la rumeur diffusée dans les années 1980 par le KGB et la Stasi allemande selon laquelle le sida était une arme bactériologique inventée par les Américains et destinée à détruire les personnes homosexuelles et les Africains. Dans les deux cas, le lieu prétendu de la « création » est le laboratoire de Fort Detrick, dans le Maryland.
La Chine apparaît à plusieurs titres comme une puissance « révisionniste » dans la mesure où « la remise en cause de l’ordre qualifié d’occidental par le régime chinoise irrigue [son] action internationale dans les domaines politique, économique, technologique et diplomatique » (Mme Alice Rufo, DGRIS). Si le Kremlin parle d’« Occident collectif », Pékin use de la formule « l’Ouest contre le reste ».
Selon M. Manuel Lafont Rapnouil (CAPS), sa stratégie « est partie d’une logique de contrôle et d’un effort de désalignement d’un certain nombre d’acteurs pour évoluer vers une stratégie qui alimente la contestation des normes et promeut un modèle alternatif ».
Si le régime communiste de Pékin reprend une partie des méthodes actuelles du Kremlin, il « joue aussi avec ses spécificités, notamment grâce à sa communauté d’expatriés, ses étudiants et son réseau culturel à l’étranger, ses capacités technologiques, son affirmation dans les organisations internationales et sa politique de connectivité et d’infrastructures » comme le souligne M. Lafont Rapnouil.
Peuvent être cités, parmi les manœuvres d’ingérence semblables à celles de la Russie, les manipulations de l’information, les cyber-attaques ou encore l’espionnage. La finalité de ces immixtions ainsi que l’entreprise de prédation économique et scientifique menée à travers le monde distinguent toutefois les ingérences chinoises de celles du Kremlin.
2. Des ingérences destinées à contrôler son image et ses ressortissants
Si la Chine use également des manipulations de l’information, elle se distingue de la Russie par le contrôle qu’elle s’efforce d’exercer sur les recherches qui la prennent pour objet et sur sa diaspora.
a. La guerre de l’opinion publique
Les manipulations de l’information font partie du répertoire des ingérences menées par la Chine dans les démocraties occidentales, y compris en France. Comme pour la désinformation entretenue par la Russie, leur but est de dégrader le modèle des démocraties libérales afin de promouvoir indirectement le modèle politique de la RPC, ou du moins sa politique étrangère comme en témoignent les expressions de « puissance bienveillante » ou d’« émergence pacifique ». Ces pratiques s’inscrivent d’ailleurs dans le prolongement de la propagande du Parti communiste chinois (PCC), propagande à laquelle est « dédié un département très puissant du Comité central qui contrôle un certain nombre de médias comme Xinhua » d’après M. Thomas Gomart (IFRI).
La guerre informationnelle qu’elle mène – appelée « guerre de l’opinion publique » dans le rapport de MM. Paul Charon et de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer – n’est qu’un volet du concept de « trois guerres » défini par le PCC pour lui permettre de vaincre sans combattre militairement en temps de paix, les deux autres volets étant la guerre psychologique et la guerre juridique (lawfare).
Elle repose sur la création de faux comptes sur les réseaux sociaux, des trolls, afin de diffuser la propagande du PCC sur internet. Ces trolls « défendent, attaquent, entretiennent des polémiques, insultent, harcèlent ». Néanmoins, les manipulations de l’information peuvent également être le fait de véritables internautes rémunérés pour publier des contenus, voire d’officiels chinois. Il faut par exemple citer l’activisme en ligne des diplomates « loups guerriers », surnommés ainsi en raison de la virulence de leur discours, loin des canons de la diplomatie. MM. Paul Charon et Jean-Baptiste Jeangène Vilmer vont jusqu’à parler de « twitterisation de la diplomatie chinoise ([202]) ».
L’actuel ambassadeur de Chine en France, M. Lu Shaye, est représentatif de cette « génération » de loups guerriers. En mars 2021, il avait publiquement traité de « petite frappe » et de « hyène folle », sur Twitter, un chercheur français, M. Antoine Bondaz, en réponse à un commentaire de sa part concernant l’opposition de l’ambassade de la RPC au déplacement d’une délégation de sénateurs à Taïwan.
L’ambassade de la République Populaire de Chine à Paris n’avait pas hésité non plus à laisser entendre sur Twitter que les autorités françaises auraient sciemment laissé mourir des personnes en EHPAD pendant la pandémie de covid.
M. Antoine Bondaz, chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), trace lors de son audition par la commission d’enquête, un portrait assez éclairant de M. Lu Shaye, dont il dit qu’il a « un profil particulier » et qu’« il n’est pas un diplomate comme les autres ». Il a dirigé en effet le centre de recherche sur la politique étrangère associée au bureau central des affaires étrangères du parti, lequel bureau est l’instance dirigeante en matière de politique étrangère en Chine. « Il était donc au cœur de la machine du parti. »
À cette activité sur les réseaux sociaux et les médias en ligne s’ajoute le développement de chaînes de télévision internationales « comme CGTN et Xinhua, qui peuvent rivaliser avec Al Jazeera ou CNN tout en adoptant les méthodes des médias russes tels que Russia Today (RT) » (Paul Charon, IRSEM), ou encore Radio Chine Internationale (CRI). Enfin, il faut noter le contrôle par la Chine communiste de la presse en langue chinoise à travers le monde. En France, c’est le cas de la totalité des médias privés sinophones, à l’instar des Nouvelles d’Europe, principal journal à être diffusé en chinois.
Ce contrôle peut également prendre la forme d’articles placés dans d’autres médias, pas nécessairement en langue chinoise. M. Paul Charon donne l’exemple du mensuel Jeune Afrique, qui avait publié sans en mentionner l’origine un article rédigé par Le Quotidien du Peuple.
Pour autant, bien qu’elle soit de plus en plus dangereuse, la guerre informationnelle menée par la Chine n’a pas encore atteint le degré de malveillance de celle de la Russie, destinée prioritairement à déstabiliser les sociétés démocratiques.
Comme le remarque le chef du service Viginum, M. Gabriel Ferriol, la Chine « a des capacités informationnelles énormes mais qui doivent être comprises avant tout comme la prolongation à l’extérieur des frontières du dispositif instauré à l’intérieur pour contrôler la population ». En d’autres termes, elle « cherche davantage à promouvoir sa propre politique qu’à se mêler de nos affaires ([203]) » (Stéphane Bouillon, SGDSN).
Cette « prolongation à l’extérieur » du dispositif de contrôle de la population est ce qui distingue le plus la Chine de la Russie en matière d’ingérence. La diaspora chinoise constitue un élément important car elle est à la fois un vecteur et une cible des ingérences.
La communauté chinoise à travers le monde, composée de ressortissants ou de personnes d’origine chinoise, compterait 40 à 60 millions d’individus. La diaspora chinoise en France est la plus importante d’Europe avec 600 000 personnes. Comme l’explique M. Paul Charon (IRSEM), elle est d’abord perçue comme une menace par le PCC car ses membres « maîtrisent la langue et les codes culturels chinois, ne cessent de faire des allers et retours entre le pays d’accueil et la Chine, et sont donc susceptibles d’y importer les valeurs libérale ».
De cible, la communauté chinoise à l’étranger peut devenir malgré elle un vecteur d’ingérence au sein du pays dans laquelle elle se trouve. Au cours de son audition, M. Bernard Émié, directeur de la DGSE, a ainsi confirmé que le PCC « a intensifié le recours à la stratégie du Front uni ([204]) pour contrôler et mobiliser la diaspora chinoise ». D’après lui, « tout cela obéit pour eux à une conception extensive : tout citoyen chinois, même binational, est considéré par les Chinois comme un agent de renseignement activable ».
M. Antoine Bondaz souligne que les Chinois ont mis en place une coordination extrêmement forte, au sein de leurs ambassades, entre différents acteurs, afin d’atteindre les étudiants chinois et la diaspora chinoise. Le « Front uni » est l’appareil dédié à cela : historiquement, cet organisme avait pour tâche de neutraliser toute opposition potentielle au parti, il œuvrait par cooptation et coercition contre de potentielles menaces ; actuellement, il agit auprès de la diaspora chinoise. Une myriade d’associations culturelles ou sportives, de lieux culturels, de réseaux d’amitié et d’entraide qui œuvrent au sein des diverses diasporas font partie intégrante d’une nébuleuse suivie de près ou de loin, quand elle n’est pas directement financée, par les services de l’ambassade.
Un exemple concret est donné par M. Paul Charon (IRSEM) au sujet des dispositifs de contrôle et de mobilisation des étudiants chinois en France. Plusieurs d’entre eux lui ont affirmé avoir été « plus ou moins forcés d’aller manifester » après la mort de Liu Shaoyao, tué à son domicile parisien par la police en mars 2017. Plusieurs manifestations d’une ampleur inédite avaient été organisées.
À cet égard, il a semblé intéressant pour les membres de la commission d’enquête d’entendre M. Buon Tan, ancien député ([205]), qui exerça les fonctions de président du groupe d’amitié France-Chine à l’Assemblée nationale entre 2017 et 2022.
Appartenant à une famille chinoise de la communauté teochew installée depuis plusieurs générations au Cambodge, M. Buon Tan est arrivé en France au moment du génocide perpétré par le régime des Khmers rouges en 1975. Issu d’une famille d’entrepreneurs dans le métier du thé depuis quatre générations, M. Buon Tan a poursuivi la tradition entrepreneuriale familiale. Élu municipal dans le 13e arrondissement de Paris, « plus grand "Chinatown" d’Europe ([206]) » selon ses propos, de 2008 à 2020, M. Buon Tan a également présidé plusieurs associations communautaires (Conseil représentatif des associations asiatiques de France, Haut Conseil des Asiatiques de France, Amicale des Teochew…). Il est élu député sous l’étiquette La République en marche en 2017. Peu avant la fin de son mandat de parlementaire, il a été accusé dans plusieurs articles de presse d’entretenir des liens étroits avec le PCC. Le journal Le Monde a parlé, à son propos, de « relais d’influence de la Chine à l’Assemblée nationale » (27 février 2022) après avoir été l’unique député à avoir voté contre une résolution de reconnaissance du caractère génocidaire des crimes perpétrés par le régime chinois à l’encontre des Ouïghours ([207]).
Il faut également ajouter les interrogations de l’ancien ambassadeur de France en Chine de 2017 à 2019, M. Jean-Maurice Ripert, auditionné par la commission d’enquête, « sur les intérêts personnels ou publics du président du groupe d’amitié France-Chine à une certaine époque ». M. Ripert déclare également avoir été « surpris par les propos qu’il tenait ([208]) ».Ce propos concerne directement M. Buon Tan, qui présida le groupe d’amitié France-Chine de 2017 à 2022.
A également été évoquée, lors de l’audition de M. Buon Tan, son appartenance au conseil exécutif de deux associations – association pour le dialogue des Chinois à l’étranger et association pour l’amitié des Chinois de l’étranger – dont nul ne peut ignorer qu’elles ont été créées par le Parti communiste chinois. Le nom de M. Buon Tan apparaît sur internet comme figurant dans les exécutifs de ces deux associations, appelées à participer à des évènements mondiaux regroupant des associations émanant des diasporas chinoises du monde entier et se tenant, soit à Pékin, soit dans un autre pays.
M. Buon Tan, interrogé par la commission d’enquête à ce sujet, a nié être membre ou avoir été membre du Parti communiste chinois : « On me prête des accointances que je n’ai pas. » Il a également nié faire partie des exécutifs des deux associations contrôlées par Pékin et mentionnées plus haut, tout en reconnaissant n’avoir pas cherché à exercer son droit de rectification. C’est en sa qualité de président de l’Amicale des Teochew, située dans le 13e arrondissement de Paris, que M. Buon Tan a eu l’occasion de participer à des rencontres internationales d’associations de la diaspora chinoise venue du monde entier, a-t-il confié à la commission, avant d’être élu député, mais aussi pendant son mandat, quoiqu’à une fréquence moindre. Il a aussi eu l’occasion, comme l’avait fait son père avant lui, de participer à une réunion de la Conférence consultative politique du peuple chinois, à Pékin. Il a concédé devant la commission d’enquête que, « lorsqu’on participe au grand congrès en Chine, on participe bien évidemment à un congrès organisé par l’État », déclarant : « Tout ce qui est organisé en Chine est, directement ou non, lié à l’État chinois et au PCC. »
Le sens donné par M. Buon Tan à sa participation à des rencontres internationales d’associations directement connectées à Pékin est apparu un peu vague, aux yeux des membres de la commission d’enquête, mais est plus à mettre au registre du rôle d’« intermédiaire » entre des intérêts divers et d’animateur d’une communauté asiatique cambodgienne d’origine chinoise, les Teochew, implantée dans la circonscription parisienne de M. Buon Tan, qu’au registre politique ou idéologique.
3. La menace la plus importante pour la France est celle qui pèse sur sa recherche et ses entreprises
En ce qui concerne la France, c’est l’atteinte au patrimoine scientifique et technologique par les ingérences chinoises qui constitue la menace la plus grave à l’heure actuelle.
Le directeur de Tracfin, M. Guillaume Valette-Valla, observe que « l’ingérence revêt également un caractère économique : le développement de la Chine lui apporte des capitaux considérables qui, par des véhicules d’investissement directs et indirects, sont susceptibles d’entrer au capital de certaines industries qui doivent être protégées parce qu’elles sont très proches de notre base de souveraineté ([209]) ».
A ainsi été abordé, à plusieurs reprises par des membres de la commission d’enquête, le cas emblématique de la prise de participation du groupe chinois Casil au capital de la société Aéroport de Toulouse-Blagnac (ATB) en 2015, à hauteur de 49,9 % (308 millions d’euros) ([210]). Pour M. Florian Colas, directeur de la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED), « une telle opération est rarement anodine ([211]) ».
M. Bernard Émié, directeur général de la sécurité extérieure, observe également que « la diplomatie chinoise se déploie partout dans notre pays d’une façon très impressionnante, avec l’accompagnement systématique d’intérêts économiques chinois portant atteinte à notre souveraineté ou susceptibles de le faire ».
a. L’espionnage
Pour arriver à ses fins, la Chine a beaucoup recours au renseignement clandestin. La DGSE révèle que la France fait l’objet d’une campagne d’espionnage massive depuis au moins 2014 et ce notamment à travers les réseaux sociaux. Son directeur, M. Bernard Émié, prend l’exemple du réseau professionnel LinkedIn « où plus de 17 000 Français ont été “tamponnés ([212])” par hameçonnage ».
Ces infiltrations peuvent d’ailleurs concerner nos propres services de renseignement. M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieure, rappelle « la condamnation assez lourde de deux anciens agents d’un service de renseignement français, détectés grâce au travail attentif de leur service d’affectation, judiciarisés par la DGSI et déclarés coupables d’espionnage au bénéfice des services chinois ». Le 10 juillet 2020, la cour d’assises spéciale de Paris avait, en effet, condamné à douze et huit ans de prison deux anciens agents de la DGSE pour « crime et délits de trahison ». D’après la presse, ils auraient livré des informations sensibles à la Chine au cours des vingt dernières années ([213]).
Concernant les menaces d’espionnage, le rôle joué – ou susceptible d’être joué à l’avenir – par le réseau social TikTok en matière d’ingérence a été évoqué à plusieurs reprises au cours des auditions de la commission d’enquête ([214]). TikTok est une application mobile de partage de vidéos créée en 2016 par l’entreprise chinoise Bytedance. Elle fait l’objet de mesures d’interdiction dans plusieurs pays. En France, son installation sur les téléphones portables des agents de la fonction publique de l’État a été interdite le 24 mars 2023. Dans un communiqué de presse, le ministre de la transformation et de la fonction publiques, M. Stanislas Guérini, a informé qu’« après une analyse des enjeux, notamment sécuritaires, le Gouvernement a décidé d’interdire dorénavant le téléchargement et l’installation d’applications récréatives sur les téléphones professionnels fournis aux agents publics [car] ils ne présentent pas les niveaux de cyber-sécurité et de protection des données suffisants pour être déployées ».
Du côté de l’Assemblée nationale également, les trois questeurs ont adressé fin mars à leurs collègues un courrier dans lequel ils appellent les députés à une « extrême vigilance » vis-à-vis du partage d’informations sensibles sur des applications étrangères, et les exhortent à limiter leur usage de ces applications sur leur téléphone portable professionnel. Ces conseils sont directement liés aux accusations visant TikTok, et relatives aux données qui pourraient être utilisées par le gouvernement chinois à des fins d’espionnage.
Dans leur courrier en date du 20 mars, les questeurs de l’Assemblée nationale écrivent : « Déclarées comme utilisées à des fins commerciales et de profilage client, l’ensemble de vos données sont détenues par les entreprises responsables de ces applications. Ces entreprises dépendent d’un droit extraterritorial à l’Europe qui est largement en défaveur des utilisateurs français et ces données peuvent notamment être reversées au bénéfice des services de renseignement étrangers. »
Le Sénat a lancé en mars une commission d’enquête sur l’utilisation du réseau social TikTok, son exploitation des données, et sa stratégie d’influence.
Pour le SGDSN, M. Stéphane Bouillon, cette application ne peut être considérée comme neutre : « il faut toujours être prudent, vis-à-vis de TikTok en particulier » d’autant plus que « la Chine est l’autre acteur principal dans le domaine [des cyber-attaques] ». M. Gabriel Ferriol, chef du service Viginum, indique que l’application est « un outil plus difficile à appréhender pour [ses] équipes que d’autres plateformes, à la fois parce qu’il est plus récent et parce qu’il est moins ouvert » et s’inquiète du fait que TikTok « cherche à conquérir des tranches d’âge bien plus jeunes que d’autres réseaux, dans une optique de temps long qui doit appeler notre attention ».
Dans un cadre plus large que TikTok et l’entreprise Bytedance, il faut relever, comme M. Jean-Marie Guéhenno dans Le Premier XXIe siècle ([215]) cité par M. Thomas Gomart (IFRI), qu’il existe « une convergence entre les entreprises technologiques et le Parti communiste chinois, qui “se retrouveraient dans la même ambition de contrôler les esprits jusqu’au point où le confort aura fait oublier la servitude” ». En effet, le fait que le traitement des données, personnelles ou non, soit au cœur de leur activité économique pourrait aboutir à ce que Shoshana Zuboff appelle un « capitalisme de surveillance ([216]) ». M. Gomart observe « une hyper-concentration du pouvoir dans les mains d’un petit nombre d’acteurs économiques », dont les BATX chinois (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi) auxquels s’ajoute l’entreprise Huawei. Au sujet de cette dernière, la DGSE considère que « l’essor de la 5G chinoise est porteur de risques en matière de cyber-surveillance » et qu’elle constitue « un sujet clé de la souveraineté numérique » dans un contexte où « l’influence chinoise mise sur la construction d’une solution alternative aux GAFAM ([217]) américains ».
M. Thomas Gomart souligne que l’entreprise Huawei est un exemple intéressant de vecteur de menace potentielle sur notre souveraineté. L’entreprise, qui a conclu son premier contrat à l’étranger en 2004, a connu un développement foudroyant du fait de sa maîtrise technologique incontestable. Elle a exercé un lobbying très puissant en Europe, auquel a répondu un contre-lobbying tout à fait explicite. Par ailleurs, comme tient à le préciser M. Gomart, Huawei a décidé de poursuivre des chercheurs qui s’étaient exprimés contre l’entreprise, les fameuses « procédures bâillons » qui peuvent être vues comme le stade ultime de l’intimidation en visant à limiter la liberté d’expression. Il est à noter que, le 7 juillet 2022, et contre toute attente, Huawei s’est désisté de la procédure pour diffamation qu’il avait engagée à l’encontre de la chercheuse Valérie Niquet, spécialiste de l’Asie à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). La plainte déposée en mars 2019 par Huawei Technologies France et sa maison mère de Shenzhen avait constitué une première contre un chercheur en Europe.
Le déploiement d’activités de l’entreprise Huawei dans certains territoires français, comme l’activité de soutien et d’accompagnement de start-up, appelle la vigilance de nos services de renseignement.
À cet égard, le recrutement de personnalités politiques par la société Huawei, en France comme en Europe – citons le cas de M. Jean-Marie Le Guen, ancien ministre et ancien député, devenu administrateur de Huawei France en septembre 2020, succédant dans cette fonction à M. Jean-Louis Borloo –, atteste la volonté de la société Huawei de poursuivre et d’amplifier sa stratégie d’influence en s’offrant des « carnets d’adresses ». Cette pratique a retenu l’attention de la commission d’enquête.
b. L’entrisme
M. Joffrey Célestin-Urbain, chef du service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (SISSE) du ministère de l’économie et des finances, remarque que « la menace s’est reportée vers le monde de la recherche, traditionnellement moins régulé, où il est possible de déployer une stratégie low cost – installer un chercheur, financer un thésard, conclure un accord-cadre de partenariat, ce qui ne coûte pas très cher, afin d’accéder à des technologies sans investir beaucoup ([218]) ».
Cet « entrisme » a fait l’objet d’une mission d’information au Sénat, présidée par M. Étienne Blanc à l’été 2021 ([219]). Son rapporteur, le sénateur André Gattolin, a expliqué à la commission d’enquête qu’au cours des travaux de cette mission sénatoriale « très vite, un pays, la Chine, s’est distingué, ce que [lui] ont confirmé les services, puisqu’il est impliqué dans 70 % à 80 % des cas notables voire graves ».
Il met notamment en exergue le rôle ambigu des instituts Confucius qui ont officiellement pour mission d’enseigner la langue et la civilisation chinoises mais dont la neutralité est mise à mal : « Ils donnent leur avis, voire tentent de participer à la définition du travail universitaire conduit dans les départements d’études asiatiques. Ils reçoivent parfois des personnes présentées comme des chercheurs ou des étudiants mais qui ressemblent davantage à des agents de corps militaires ([220]). »
Le constat du sénateur André Gattolin est partagé par la commission spéciale du Parlement européen sur l’ingérence étrangère, qui considère que ces instituts « sont utilisés par la Chine comme outil d’ingérence dans l’Union » et que « la liberté académique [y] est gravement restreinte ». Elle observe également que « des universités et des programmes éducatifs sont la cible de financements étrangers massifs, notamment en provenance de Chine ([221]) ».
M. Paul Charon (IRSEM) donne un exemple concret de l’ingérence via ces organismes : « Le Parti fait en sorte d’empêcher régulièrement l’organisation de conférences ou de colloques sur les sujets qui l’irritent. Lors d’un sommet de la sinologie européenne au Portugal, le Hanban, organisme qui gère les instituts Confucius et qui est rattaché au Front uni, a par exemple demandé la suppression de la page consacrée à la fondation taïwanaise Chiang Ching-kuo dans la présentation du colloque. »
Au-delà de la question de ces instituts, l’ingérence chinoise dans le monde universitaire passe tout d’abord par la présence de ses étudiants. Cette ingérence est d’autant plus forte qu’un établissement d’enseignement supérieur peut être financièrement dépendant de leur venue. M. Frédéric Charillon remarque que « la dépendance financière des établissements universitaires à l’égard des étudiants étrangers mérite également d’être surveillée. Ces étudiants sont en effet parfois pris en main par leur ambassade et finissent par exiger le retrait ou la modification de certains thèmes d’étude – ne plus parler de Taïwan comme d’un pays mais comme d’une province chinoise, par exemple. »
Les départements de sinologie sont logiquement particulièrement visés par ces formes d’immixtion. M. Paul Charon observe que si « un chercheur rédige un article jugé négatif ou critique par le PCC, il ne pourra plus obtenir de visa pour se rendre en Chine, or un sinologue qui est privé de terrain de recherche met de fait en péril sa carrière académique ». Pour M. Antoine Bondaz, chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), « l’un des points importants pour la Chine est de s’assurer d’une forme d’autocensure ([222]) ».
Plus graves encore sont les procédures dites « bâillons » qui consistent à poursuivre en diffamation un chercheur afin de le dissuader de poursuivre ses travaux ou de les discréditer. M. Paul Charon rappelle qu’il ne s’agit pas tant de « gagner le procès que d’épuiser les ressources financières et morales de la partie adverse, afin de dissuader d’autres acteurs de procéder à des travaux critiques ».
Dans son rapport d’information, le sénateur André Gattolin explique que le système d’enseignement supérieur français est particulièrement vulnérable à ce type d’ingérence en raison d’une insuffisance de ressources budgétaires, de la faiblesse administrative des établissements et à la culture d’ouverture propre au monde de la recherche.
Outre les restrictions aux libertés académiques, se pose la question de la divulgation de savoirs scientifiques et technologiques. M. Bernard Émié (DGSE) considère que « le développement des coopérations franco-chinoises dans le domaine [de la recherche] induit trois facteurs de menace importants : un déséquilibre systématique de réciprocité au profit de la Chine ; des risques d’atteinte aux libertés académiques et au principe d’intégrité scientifique ; des menaces croissantes en matière de captation du potentiel scientifique et technique de la nation ([223]) ». Dans le même sens, M. Antoine Bondaz observe que « de nombreuses coopérations avec la Chine portent sur des domaines beaucoup trop sensibles ». Il cite l’exemple des « sept fils de la défense nationale », c’est-à-dire les sept universités chinoises qui forment les ingénieurs de l’armement et qui ont conclu de nombreux partenariats avec la France. De même, la France est le pays qui compte le plus de doubles masters avec l’université d’aéronautique Beihang.
Enfin, s’agissant des manœuvres d’influence et d’ingérence et de l’entrisme pratiqués par la République populaire de Chine en France, ce rapport ne saurait éluder le cas de M. Jean-Pierre Raffarin, ancien Premier ministre, qui, après sa carrière politique, a été représentant spécial du ministère des affaires étrangères pour la Chine, et qui, à la tête de sa fondation Prospective et Innovation, œuvre à « améliorer la main de la France dans le grand jeu du monde » et mène « un travail continuel depuis 2006 sur la Chine », selon la présentation faite sur le site de la Fondation.
Après vingt ans consacrés à œuvrer aux bonnes relations entre la France et la Chine, Jean-Pierre Raffarin a reçu des mains du président Xi Jinping lui-même en septembre 2019 la « médaille de l’Amitié », une distinction réservée aux proches du régime comme Vladimir Poutine ou Raúl Castro. On retrouve l’ancien ministre français régulièrement sur les ondes d’une télévision d’État chinoise. Il n’a pas hésité à y saluer le « leadership plein de sagesse » du président Xi Jinping, un leadership qu’il qualifie de « puissant » et adapté à un pays « où il faut naturellement de l’autorité ».
L’ancien ambassadeur de France en Chine, M. Jean-Maurice Ripert, baptise « Français pandas » ceux de nos compatriotes fascinés par la Chine, son histoire, sa culture, mais qui semblent vouloir oublier le régime politique imposé aux Chinois.
La rapporteure note que la Chine n’a pas encore déployé toute l’étendue de sa capacité d’ingérence, contrairement à la Russie, et que ses ingérences ne visent pas – ou pas encore – à la déstabilisation de nos sociétés. Elles ont plutôt des objectifs de prédation économique. Toutefois l’infiltration chinoise dans le monde universitaire et dans les laboratoires de recherche est devenue un point d’attention absolument majeur pour les autorités françaises.
C. d’autres États peuvent chercher à s’immiscer dans les affaires intérieures de la france
Si les principales menaces en matière d’ingérences étrangères qui pèsent sur notre pays proviennent essentiellement de la Russie et de la Chine, d’autres États ont été également cités à plusieurs reprises par des personnes auditionnées.
L’application extraterritoriale du droit des États-Unis a fait plusieurs fois l’objet de développements importants. S’est posée la question d’une sorte d’instrumentalisation de la répression de la corruption d’agents publics étrangers comme outil d’un lawfare américain contre les pays européens.
Sans préjuger de son caractère néfaste pour l’activité de nos entreprises à l’étranger, on peut considérer que l’extraterritorialité de la loi américaine se situe à la lisière du champ de cette commission d’enquête. En effet, celle-ci porte sur les ingérences « visant à influencer ou corrompre des relais d’opinion, des dirigeants ou des partis politiques français », ce qui n’est pas l’objet du lawfare qui peut être mené par la justice ou l’administration des États-Unis. Les progrès accomplis en matière de prévention de l’utilisation de l’arme juridique en général, notamment depuis l’adoption de la loi Sapin 2 ([224]) et la création de l’Agence française anticorruption seront néanmoins exposés dans la seconde partie du présent rapport.
D’autres pays ont recours à des stratégies qui incluent des actions violentes (dans le cas de l’Iran et, dans une certaine mesure, de la Turquie) ou qui se situent au contraire aux confins de l’influence (dans le cas du Maroc, du Qatar et de la Turquie).
La commission d’enquête n’a pas pu, faute de temps, aborder directement la question des ingérences via des associations cultuelles ou culturelles. M. François Fillon a indiqué lors de son audition qu’il avait « été confronté à des ingérences d’autres pays, comme la Turquie, le Maroc ou l’Algérie, qui donnent des consignes de vote au moment des élections par l’intermédiaire de responsables religieux ([225]) », tout en remarquant que ces différents pays se livraient à des luttes d’influence entre eux via les musulmans français ou établis en France. Plusieurs responsables auditionnés ont cependant fait état des progrès en la matière, notamment depuis la mise en application de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République ([226]), dite « loi séparatisme ». Selon M. Guillaume Valette-Valla, directeur de Tracfin, celle-ci a notamment eu « un effet massif et, de notre point de vue, très positif : concrètement, la détection par notre service de financements étrangers d’associations cultuelles radicalisées s’est très fortement réduite ([227]) ».
1. L’Iran
L’hostilité de la République islamique d’Iran à l’égard de la France est une menace constante depuis la mise en place du régime en 1979. Directement ou au travers du Hezbollah libanais qu’il finance et soutient, l’Iran a été à l’instigation de plusieurs attentats commis sur le sol français en 1985 et 1986, notamment l’explosion d’une bombe rue de Rennes à Paris, mais aussi au Liban, pendant la guerre civile, avec l’attaque contre des militaires français à Beyrouth – immeuble du Drakkar – en 1983 ainsi que la prise d’otages de diplomates et de journalistes français à partir de 1985.
Pour la DGSI, « la capacité [de l’Iran] à porter la menace au-delà de ses frontières est avérée » (Nicolas Lerner). Elle rappelle que l’Iran a tenté de commettre un attentat en 2018 à Villepinte (Seine-Saint-Denis) lors d’un meeting du Conseil national de la résistance iranienne qui devait rassembler des dizaines de milliers de personnes. Un agent iranien sous couverture diplomatique ainsi que trois complices ont été arrêtés puis condamnés par la justice de la Belgique, d’où était organisé l’attentat finalement déjoué. D’après la presse, « la bombe avait été fabriquée en Iran et transportée dans une valise diplomatique, à bord d’un avion de ligne ([228]) ».
Ce projet d’attaque montre que le régime iranien poursuit ses opposants à l’étranger. Le journaliste Rouhollah Zam, qui avait reçu l’asile politique en France, a ainsi été attiré dans un piège lors d’un séjour en Irak où il a été enlevé puis rapatrié dans son pays en 2019 avant d’être condamné à mort et exécuté un an plus tard.
« Tout cela justifie la grande vigilance qui doit être celle d’un service intérieur comme la DGSI » pour son directeur général, Nicolas Lerner.
La malveillance de l’Iran à l’endroit de la France ne se limite pas à l’organisation d’attentats ou à la persécution d’opposants sur notre sol. La France est aussi l’objet d’un espionnage visant son patrimoine scientifique et technologique. Le sénateur André Gattolin, auteur d’un rapport d’information sur les influences étatiques dans le monde universitaire, rappelle que l’Iran fait partie des « pays qui cherchent à assouvir des besoins technologiques ».
2. Le Maroc
En juillet 2021, le Royaume du Maroc avait été accusé par la presse d’avoir utilisé le logiciel espion Pegasus, conçu par la société israélienne NSO, et d’avoir mis sur écoute par ce moyen différentes personnalités, dont de hauts responsables français. Cette révélation était issue du travail du consortium de journalistes Forbidden Stories, dont des représentants ont été auditionnés par la commission d’enquête, et de l’organisation non gouvernementale Amnesty International. Le logiciel Pegasus permet de collecter les données d’un téléphone mobile et de l’activer à distance à des fins de captation sonore ou visuelle.
Outre ce cas d’espionnage présumé, le Maroc a attiré l’attention de la commission d’enquête au sujet de deux affaires :
– son implication éventuelle dans la corruption de parlementaires européens ;
– son recours au placement rémunéré d’informations.
a. Des tentatives de corruption de parlementaires européens ?
L’implication du Maroc dans l’affaire de corruption impliquant des membres du Parlement européen ainsi que le Qatar (voir ci-après) a été abordée au travers des déclarations de l’ancien député européen M. José Bové. Répondant au micro de France Inter le 16 décembre 2022 à l’occasion de l’interview de M. Thierry Breton, commissaire européen en chargé du marché intérieur, M. José Bové a en effet affirmé avoir été victime d’une tentative de corruption de la part du Maroc.
Au cours de son audition par la commission d’enquête, M. Bové a réitéré ses propos selon lesquels le ministre marocain en charge de l’agriculture aurait proposé de lui remettre « un cadeau » afin de lever son opposition à la conclusion du projet d’accord de libre-échange en matière agricole entre l’Union européenne et le Royaume du Maroc lorsqu’il en était rapporteur pour la commission du commerce international en 2011-2012, cadeau dont il ignorait la nature ([229]).
Comme il l’avait fait sur les ondes de France Inter, M. Bové a confirmé le rôle de pression joué par le groupe d’amitié UE-Maroc au Parlement européen et sous-entendu la corruption – directe ou indirecte, via l’octroi d’avantages en nature – qui pouvait y régner : « Plusieurs députés qui faisaient partie de l’association d’amitié avec le Maroc, et dont certains font du reste partie de ceux que la justice belge a poursuivis, se vantaient d’aller souvent au Maroc, où ils étaient invités dans des hôtels et reçus comme des chefs d’État, ou du moins comme des personnalités importantes ([230]). »
b. Le recours au placement rémunéré d’informations
Le Maroc a été cité à l’occasion des auditions consacrées à l’affaire dite « M’Barki », du nom du présentateur du journal de la nuit de BFM-TV licencié en mars 2023 par la chaîne de télévision pour avoir diffusé des « brèves ([231]) » sans respecter la procédure de validation de la ligne éditoriale.
D’après les investigations menées par le consortium de journalistes Forbidden Stories, ces brèves orientées auraient été fournies par un lobbyiste, M. Jean-Pierre Duthion, par ailleurs intermédiaire d’une officine privée israélienne, surnommée « Team Jorge » par les journalistes de Forbidden Stories, spécialisée dans la désinformation et fournissant des prestations « allant du piratage de boîtes e-mail à la diffusion de rumeurs grâce à de faux sites d’information et à des armées de profils factices sur les réseaux sociaux ».
Parmi les brèves diffusées par M. Rachid M’Barki figure notamment une séquence où il est question d’un forum d’affaires hispano-marocain à Dakhla « au Sahara marocain », selon l’expression employée par le présentateur, au lieu de parler du Sahara occidental comme le préconisent le ministère de l’Europe et des affaires étrangères ainsi que la plupart des organisations internationales, dont les Nations unies.
Pour Frédéric Métézeau, journaliste à Radio France, ce type de vidéos ayant une présentation biaisée, « une fois découpées et diffusées sur les réseaux sociaux, viralisent une information certifiée, blanchie, tamponnée, car présentée dans les tweets comme issue d’une grande chaîne de télévision française – un média mainstream ([232]) ». En l’occurrence, la mention d’un « Sahara marocain » permet de laisser entendre que la télévision française reconnaîtrait la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental ([233]).
3. Le Qatar
À la question de la rapporteure sur « la typologie géographique des entités, étatiques ou autres, qui recourent à la corruption à des fins d’ingérence », M. Guillaume Hézard, directeur de l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF), a cité deux pays en particulier : « la Russie et le Qatar ([234]) ». Cette affirmation n’est guère surprenante eu égard au rôle qu’aurait joué, par exemple, l’État du Qatar dans l’affaire de corruption impliquant plusieurs parlementaires européens, dont la vice-présidente Eva Kaili, qui a éclaté en décembre 2022, laissant entendre que la rémunération de femmes et d’hommes politiques appartient au répertoire de la politique d’influence de ce pays.
Le « Qatargate »
Le 9 décembre 2022, la justice belge a annoncé avoir mené une quinzaine de perquisitions visant des responsables soupçonnés de corruption au profit d’un pays du golfe Persique, qui sera vite identifié par la presse comme étant l’État du Qatar, au cours desquelles ont été découverts environ 1,5 million d’euros en liquide. Elles ont conduit à l’interpellation d’une vice-présidente du Parlement européen, Mme Eva Kaili, de son compagnon, M. Francesco Giorgi, de l’eurodéputé belge Marc Tarabella, de l’eurodéputé italien Andrea Cozzolino et d’un ancien eurodéputé devenu président d’une ONG, M. Pier Antonio Panzeri. Ce dernier, qui a décidé de collaborer avec la justice belge, a déclaré que les montants en question sont en réalité bien plus élevés que les seules sommes d’argent trouvées lors des perquisitions. Sont aussi cités parmi les suspects les eurodéputées Marie Arena (Belgique) et Alessandra Moretti (Italie), ainsi que le secrétaire général de la Confédération syndicale internationale Luca Visentini.
Bien qu’il soit en général difficile de prouver un « contrat de corruption », certains votes suspects ont été identifiés au Parlement européen et permettent d’établir que certaines décisions adoptées concernant le Qatar ont « été indûment altérées par des faits de corruption et par des influences indues », comme l’affirme le Parlement européen lui-même dans une résolution adoptée le 15 décembre 2022.
Les enquêteurs du parquet fédéral belge soupçonnent eux aussi le Qatar « d’influencer des décisions économiques et politiques du Parlement européen, cela en versant des sommes d’argent conséquentes ou en offrant des cadeaux importants à des tiers ayant une position politique et/ou stratégique significative au sein du Parlement européen (1) ».
À titre d’exemple, d’après un article du Monde publié le 21 décembre 2022, le 21 novembre 2022, les eurodéputés du groupe S&D ont reçu pour consigne de voter contre une résolution très consensuelle s’inquiétant de la situation des droits de l’homme au Qatar dans le cadre de la Coupe du monde. Il s’avère que c’est l’eurodéputé Andrea Cozzolino, soupçonné de corruption par le Qatar, qui était responsable des prises de position du groupe sur les résolutions d’urgence et qui a émis cette consigne.
En conséquence, la présidente du Parlement européen, Mme Roberta Metsola, a présenté en février 2023 un plan visant à « renforcer la confiance des citoyens dans le Parlement et à protéger le droit des députés européens à exercer librement leur mandat, y compris la liberté d’association (2) ».
La Commission européenne pourrait elle aussi avoir été touchée par des tentatives de corruption provenant du Qatar. D’après le journal Politico en date du 27 février 2023, M. Henrik Hololei, à la tête de la direction générale de la mobilité et des transports (DG MOVE) de la Commission, serait soupçonné d’avoir fait neuf voyages gratuits en classe affaires sur la compagnie Qatar Airways entre 2015 et 2021 en pleines négotiations par son service d’un accord « à ciel ouvert » devant permettre à ladite compagnie d’accéder sans réserve au marché européen.
(1) « Le Qatar soupçonné de corruption en plein cœur de l’Europe », Le Soir, 9 décembre 2022.
(2) Parlement européen, communiqué de presse du 8 février 2023.
Il n’est pas apparu, au cours des travaux de la commission d’enquête et des auditions menées, que la France était particulièrement victime d’ingérences de la part du Qatar au sens que lui donne le présent rapport.
M. Bernard Émié, directeur général de la sécurité extérieure, préfère parler de « lobbying afin d’orienter des décisions » et considère que « si les moyens qui ont été utilisés étaient tels qu’on l’a lu dans la presse, ils sont sûrement contestables mais ils ne constituent pas de l’ingérence, qui, elle, relève de l’espionnage ». L’ingérence dont s’occupe la DGSE a en effet pour visées « le pillage, l’agression, la déstabilisation ».
On peut plutôt considérer que le Qatar cherche à développer dans notre pays comme dans d’autres pays européens, des opérations d’influence poussées, pouvant aller jusqu’au recours à des moyens illicites, comme la corruption, avec comme objectif de donner une image positive de sa politique ou de l’état de sa société.
Il est vrai que, faute de temps, la commission d’enquête n’a pas pu auditionner MM. Georges Malbrunot et Christian Chesnot, auteurs de plusieurs ouvrages consacrés au Qatar ([235]).
L’objet de cette commission d’enquête n’étant pas de travailler sur le financement de la propagande djihadiste et islamiste, il ne peut qu’être fait brièvement mention du financement, par exemple, par la Qatar Charity et sa filiale britannique, Nectar Trust, d’associations européennes liées aux Frères musulmans en Europe. En France, la Qatar Charity aurait financé des centres islamiques ou des lycées privés. Il faut également mentionner les émoluments qu’aurait perçus Tariq Ramadan en provenance du Qatar, plus précisément de la Qatar Foundation, ou encore le soutien apporté à des think tanks et des chercheurs français par des fondations ou centres de recherche qatariens.
Lors de son audition, M. Raphaël Glucksmann a précisé que la commission spéciale du Parlement européen, dite INGE 2, qu’il préside est chargée d’analyser les conséquences du scandale de corruption du « Qatargate » et de proposer des pistes de réforme nécessaires pour garantir la transparence, la sécurité et l’intégrité des processus démocratiques européens. Il ajoute : « Il ne faudrait pas croire, toutefois, que les ingérences qataries sont réservées aux institutions européennes : comme les Français le savent bien, Paris en a été un haut lieu. Un ancien ambassadeur du Qatar se plaignait ainsi de ce que la classe politique française considérait son ambassade comme un “distributeur de billets de 500 euros”, selon des propos rapportés dans un ouvrage qui a fait grand bruit en France ([236]). »
Cela étant dit, M. Raphaël Glucksmann analyse les ingérences menées par le Qatar (« Qatargate ») ou l’Azerbaïdjan (« caviar diplomacy ») comme la continuation de leurs opérations d’influence visant à améliorer, de manière licite ou illicite, y compris donc par des moyens de corruption, leur image.
Cette catégorie d’ingérence se distingue, selon lui, de celles visant à déstabiliser nos démocraties, pratiquées principalement par la Russie, ou à opérer de la prédation économique ou technologique, comme cela peut être le fait de la Chine.
4. La Turquie
Les interrogations sur d’éventuelles ingérences en provenance de la Turquie ont été principalement abordées au travers de la question de la gestion du culte musulman en France.
M. Frédéric Charillon, professeur en sciences politiques, indique que la Turquie a « mis au point une stratégie d’influence à travers la gestion du culte musulman, qui tourne parfois à l’intimidation ». Il met en avant le rôle joué par la Diyanet ([237]), administration turque chargée des affaires religieuses, « qui jouit d’une visibilité et de moyens financiers importants », et qui coordonne une nébuleuse d’associations, d’écoles et de mosquées qui lui sont liées.
La gestion d’une partie des affaires du culte musulman en France par la Turquie peut aboutir à des ingérences dans la mesure où, comme le rappelle Mme Nathalie Loiseau, députée européenne, « elle est en guerre contre la laïcité à la française ». Lors d’une visite officielle en France en 2018, le président turc, Recep Tayyip Erdoğan, avait d’ailleurs déclaré que « les musulmans de France sont sous [sa] protection », désignant ainsi tous les musulmans, qu’ils soient d’origine turque ou non, comme cible d’une stratégie d’influence turque. À cette époque, le Conseil français du culte musulman était d’ailleurs présidé par un franco-turc, proche du président Erdogan. Mme Loiseau insiste elle aussi sur le poids de la Turquie dans l’islam de France : « [Elle] est aussi le plus gros fournisseur d’imams détachés en France, au travers d’associations qui sont proches du parti au pouvoir et qui, soit essayent de présenter des candidats à des élections locales, soit gèrent des mosquées ; Millî Görüş ([238]) gère soixante-dix mosquées en France ».
Au moins une tentative grave de déstabilisation est attestée : la campagne antifrançaise qui s’est propagée à partir de la Turquie au moment de l’assassinat de Samuel Paty en octobre 2020. Le secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, M. Stéphane Bouillon, l’a ainsi décrite devant la commission d’enquête :
« Après l’assassinat de Samuel Paty, nous avons […] fait l’objet de nombreuses attaques. Pour y faire face, nous avons créé [une] task force […] qui a permis d’identifier un certain nombre de sites et d’adresses IP, de remonter jusqu’à l’agence de presse Anadolu et de conclure à l’origine turque de cette campagne. Elle a pris fin quelques mois après l’attentat, mais nous sommes toujours à l’écoute de ce qui peut venir de Turquie, notamment des critiques sur la politique française au Moyen-Orient, en Afrique ou ailleurs. »
M. Raphaël Glucksmann, président de la commission spéciale du Parlement européen sur l’ingérence étrangère, affirme également que la Turquie « a une puissance d’ingérence dans nos pays par l’intermédiaire d’associations cultuelles ou de mouvements politiques comme les Loups gris, qui peuvent aller jusqu’à commettre des violences sur notre sol ([239]) ». Les Loups gris, représentants d’une organisation ultra-nationaliste et ultra-violente, armés, liés à la pègre turque, s’en prennent régulièrement aux Kurdes et aux Arméniens sur le sol européen. Ils s’efforcent aussi de pénétrer la vie politique locale en fondant au moins un parti (le parti Égalité et Justice) et en faisant partie dès l’origine du Conseil pour la justice, l’égalité et la paix (COJEP), une « ONG » utilisée par l’AKP pour peser sur le débat politique français. Si le gouvernement français a dissous les Loup gris en 2020, ses membres restent cependant présents sur le territoire français.
Enfin, la Turquie s’inspire aussi de méthodes pratiquées par la Russie et la Chine : médias d’État turcs ou médias turcs « alternatifs » pratiquant la désinformation et diffusant chez nous une vision turque pour le moins inamicale à l’encontre de notre pays ; activisme sur les réseaux sociaux avec faux comptes et vrais influenceurs…
Concernant cette dimension politique, M. Nicolas Lerner (DGSI) présente la Turquie comme un État s’efforçant de contrôler sa diaspora : « Dans le même temps, la Turquie poursuit une politique étrangère qui n’est pas toujours conforme à nos intérêts et attache un très grand intérêt à sa diaspora, dans laquelle elle intègre aussi bien des personnes françaises que turques ou d’origine turque. Une réforme électorale récente permet aux Turcs de l’étranger de voter aux élections nationales turques, ce qui peut donner lieu à des actions de communication, ce qui est légitime s’agissant d’électeurs, mais aussi de potentielle ingérence ou de contrôle, ce qui mérite attention. Or, pour nous, une personne vivant sur le territoire national ne doit être soumise qu’à la loi et aux règles de vie décidées par la France. Il y a donc là, bien évidemment, un point de vigilance ([240]). »
III. la France est particulièrement exposée aux tentatives d’ingérence russes
Si la Russie est l’une des principales puissances étrangères à mener des opérations d’ingérence en France – si ce n’est la première – cela ne signifie pas nécessairement que la France soit la plus ciblée par rapport à d’autres pays. Ainsi, d’autres démocraties européennes, à l’instar de l’Ukraine, de l’Estonie ([241]), voire de l’Espagne ([242]) ou du Royaume-Uni ([243]), ont été le théâtre d’ingérences russes parfois bien plus spectaculaires. La dimension de l’ingérence russe en France s’explique donc plutôt par l’importance et les moyens consacrés à cette politique par Moscou en Europe par rapport à toute autre puissance étrangère.
Le rapport CAPS-IRSEM sur les manipulations de l’information publié en 2018 ([244]) souligne ainsi que « Moscou n’est certes pas le seul acteur étatique qui utilise ces tactiques, mais c’est le seul qui les utilise aussi bien, depuis aussi longtemps, qui les a érigées en doctrine officielle et dont la stratégie assumée est d’affaiblir l’Occident ». Il estime qu’environ 80 % des efforts d’influence en Europe sont du ressort de la Russie, le reste provenant d’autres États comme la Chine ou l’Iran et d’acteurs non étatiques.
Si la désinformation est un de ses outils privilégiés pour mener ses actions d’ingérence en France, la Russie a également développé un réseau d’attraction d’agents publics comme de personnalités politiques. Ces dernières, issues de tout bord, revendiquent parfois leur soutien au pouvoir russe, se réclament de la défense des intérêts économiques et géostratégiques de la France, ou encore font valoir leur bonne foi, admettant une forme de naïveté. Le Rassemblement national présente une singularité par sa proximité idéologique avec le régime russe et par des liens financiers qui feront l’objet d’une analyse détaillée.
A. une entreprise de désinformation de longue haleine
La désinformation à l’étranger est une forme d’ingérence longtemps exercée par l’Union soviétique, notamment en Europe et France. Aujourd’hui réactualisée par la Fédération de Russie, elle s’appuie sur des médias pro-russes qui portent en France un discours de confusion et de division.
Cette entreprise médiatique est soutenue par une forte activité en ligne de la propagande russe, en particulier sur les réseaux sociaux. C’est notamment par ce biais que la Russie a conquis un grand espace médiatique en Afrique où elle sape les positions et la réputation françaises.
L’ingérence informationnelle russe a en outre particulièrement visé les élections présidentielles françaises comme elle a tenté de le faire dans d’autres démocraties. Les « Macron Leaks » en 2017 figurent ainsi comme le phénomène le plus saillant et le plus visible de cette stratégie qui a cependant échoué à prospérer au cours de l’élection suivante en 2022.
1. Une stratégie d’ingérence par la désinformation héritée de l’époque soviétique et réactualisée sous Vladimir Poutine
Si l’entreprise de désinformation engagée par le pouvoir russe en France apparaît puissante, structurée et souvent efficace, ce n’est pas un étonnement tant elle s’inscrit dans la continuation des méthodes longtemps éprouvées des responsables soviétiques.
Toutefois, à la suite de la chute de l’Union soviétique et après l’accession de M. Vladimir Poutine à la présidence de la Fédération de Russie, l’entreprise de manipulation de l’information russe en France prend une tournure nouvelle. Dépouillée de son idéologie communiste, elle s’appuie sur des médias russes implantés en France et sur un discours visant à accentuer les conflits qui s’y déroulent et à soutenir les positions du régime russe en matière internationale.
L’interdiction de ces médias dans l’Union européenne – nommément RT France et Sputnik – après l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022, n’a toutefois pas fait cesser l’activité de désinformation russe en France, notamment sur les réseaux sociaux.
a. Une longue tradition soviétique
Dès janvier 1923, est créé au sein du Guépéou – ou GPU, police d’État de l’URSS précédant le NKVD – un desinformburo menant des opérations de désinformation au sein des capitales européennes et à travers l’Asie. Celles-ci ciblèrent en premier lieu les Russes blancs exilés. Ainsi, au cours des années 1920, l’opération Trust ([245]) pilotée par le Guépéou fit croire à l’existence d’une importante organisation anti-bolchevique afin d’identifier et d’arrêter les Russes attirés par ce mouvement, notamment ceux qui s’étaient exilés en Europe.
Les méthodes soviétiques de désinformation, parfois grossières dans leur procédé – fabrication de faux documents, témoignages de faux experts, retouches de photographies ou de vidéos – se sont par la suite largement développées sous l’impulsion du KGB. Celui-ci fut ainsi à l’origine de nombreuses opérations d’influence des opinions publiques étrangères. Outre les fausses rumeurs ([246]), les autorités soviétiques eurent recours à des opérations d’infiltration d’organisations étudiantes ou de syndicats, à la promotion d’agents d’influence ou à l’utilisation de médias étrangers.
La France ne fut en rien épargnée par ce phénomène du fait de son appartenance au bloc de l’Ouest et à l’OTAN. Une de ses manifestations fut la mise au jour de l’activité d’agent d’influence exercée par le journaliste Pierre-Charles Pathé entre 1959 et 1979. Travaillant pour les services de renseignement soviétiques, il participa, par le biais d’une agence d’informations, à la diffusion d’une désinformation commandée par le KGB. Arrêté en 1979, il fut condamné au titre de l’article 80 du code pénal ([247]) pour intelligences avec les agents d’une puissance étrangère. Ces dispositions sont désormais codifiées dans une section du livre IV du code pénal relatif aux crimes et délits contre la nation, l’État et la paix publique ([248]) (voir infra).
L’ensemble de ces stratégies mises en place par l’Union soviétique puis par la Russie pour exercer une influence sur les opinions publiques étrangères est désigné par le terme « mesures actives » (aktivni meroprijatija en russe).
Si le contexte géopolitique mondial a été profondément modifié en 1991, les procédés mis en œuvre par le pouvoir russe pour influer sur les opinions étrangères affichent une continuité notable avec ceux entrepris par l’Union soviétique au siècle dernier. Ainsi, l’influence russe sur la campagne présidentielle américaine de 2016 n’est qu’un épisode supplémentaire dans la série des ingérences du Kremlin dans les élections étrangères. Le rapport CAPS-IRSEM ([249]) de 2018 rappelle à cet égard les mesures actives prises par Moscou pour empêcher la réélection de Ronald Reagan en 1984 ou pour faire battre Helmut Kohl aux élections fédérales de 1983, mesures qui n’ont toutefois pas abouti.
b. La nouvelle stratégie d’ingérence informationnelle russe en France s’est appuyée sur des médias d’État et sur les réseaux sociaux
L’ingérence informationnelle russe en France, après s’être affaiblie à la suite de la disparition de l’URSS, a connu une résurgence sous la présidence de Vladimir Poutine, en particulier après l’invasion russe de la Géorgie en 2008.
Souhaitant développer un narratif « alternatif » aux médias occidentaux perçus comme uniformément hostiles à la Russie, des médias russes – Sputnik puis RT France – se sont implantés en France. Leur stratégie consiste principalement, par-delà le relais des positions du Kremlin sur les sujets internationaux, à exploiter les divisions qui peuvent exister dans la société française et vise à donner « une certaine image des conflits au sein de nos démocraties ([250]) ».
L’interdiction de ces médias sur le sol français et européen après l’agression russe de l’Ukraine n’a toutefois pas stoppé l’entreprise de désinformation russe en France, la manipulation ayant toujours cours sur les réseaux sociaux. Par ailleurs, des médias proches des idées véhiculées par la Russie demeurent actifs en France.
i. La volonté de produire un récit alternatif aux médias occidentaux
La chute de l’Union soviétique a entraîné un ralentissement de la stratégie d’ingérence informationnelle russe en Europe et notamment en France. Le discours formulé par la Russie dans le monde, bien que désormais vidé de sa portée idéologique communiste, a toutefois continué à exister malgré une perte mesurable d’influence. Ainsi, lors de la seconde guerre de Tchétchénie en 1999, le président Poutine, nouvellement arrivé au pouvoir, a pu constater le décalage de perception entre la population russe et l’opinion publique internationale quant à l’image de terroristes dont il a voulu affubler les Tchétchènes. Loin de relayer son discours, les médias occidentaux ont documenté les violations des droits humains et les exactions commises par l’armée russe, en particulier à l’occasion de la destruction de la ville de Grozny ([251]), capitale de la république indépendantiste de Tchétchénie.
Cette perte d’influence du discours russe dans le monde s’est à nouveau illustrée lors des « révolutions de couleur », mouvements populaires de protestation dans l’ex-espace soviétique soutenus par les pays occidentaux ([252]). Les révolutions de couleur ont donné lieu, en réaction, à la création d’organes russes visant à promouvoir et améliorer l’image de la Russie dans le monde. En 2004 est fondé, par exemple, le club de Valdaï, forum international de discussion qui vise à défendre un discours positif sur le rôle de la Russie dans le monde. De même, Russia Today est créée en 2005 avec pour objectif initial de promouvoir l’image de la Russie en dehors de ses frontières.
Malgré ces réalisations, la guerre de Géorgie en 2008 témoigna encore de la difficulté pour les autorités russes de défendre un discours positif sur la Russie qui soit diffusé à l’international. Pour M. Maxime Audinet, chercheur à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM), cette guerre a été un tournant dans la stratégie informationnelle russe : « L’État russe a jugé que la couverture des événements par les grands médias était unilatéralement pro‑géorgienne et qu’il était temps que la Russie se dote d’un outil permettant de produire un autre récit ([253]). » Dans cet esprit, Russia Today est devenue en 2009 RT pour apparaître moins ostensiblement liée au Kremlin, puis, lors d’une visite dans les locaux de la chaîne en 2013, Vladimir Poutine a rappelé vouloir « créer un média susceptible de briser le monopole des médias anglo-saxons dans le flux mondial de l’information ». Pour M. Maxime Audinet, la « posture anti-hégémonique et concurrentielle » est ainsi inhérente à ce réseau d’information.
La guerre de Géorgie marque donc le début d’une stratégie structurée de développement à l’international des réseaux d’information pro-russes passant notamment par l’installation de rédactions de RT à l’étranger, y compris en France.
ii. La tête de pont de la manipulation de l’information russe en France : RT France et Sputnik, des médias d’État « alternatifs »
En France, les deux principales entités ayant porté la stratégie de manipulation de l’information de la Russie sont Sputnik et RT France.
Sputnik est une agence de presse multimédia internationale lancée par le gouvernement russe en 2014 diffusant dans trente-quatre pays, dont la France où ses contenus sont francophones. Son slogan, « dire ce qui n’est pas dit ([254]) », souligne le positionnement éditorial de ce média qui proclame lutter contre « la propagande agressive qui nourrit le monde et impose un point de vue unipolaire ([255]) ». Cela se traduit par un traitement particulièrement alarmiste des violences commises en France comme ce fut le cas au cours de « l’affaire Théo » en 2017 ([256]).
RT France est une chaîne russe francophone, créée trois ans plus tard, en décembre 2017 ([257]). Rapidement accusée d’être un organe d’influence, notamment par les équipes du candidat Emmanuel Macron lors de la campagne présidentielle de 2017 ([258]), la chaîne opère toutefois une stratégie voilée et prudente de désinformation qui apparaît moins agressive que Sputnik. Elle est désireuse d’afficher une forme de respectabilité et de professionnalisme qui s’est traduite par l’obtention d’une licence auprès du CSA ou par le recrutement de journalistes reconnus, à l’instar de M. Frédéric Taddeï en 2018. Se présentant comme un média « alternatif », non « mainstream », RT France utilise un vocabulaire proche de celui de la Russie, en particulier en matière de géopolitique. Ainsi, elle relaie la voix de Moscou qui estime que la Crimée n’a pas été annexée mais qu’elle a fait sécession, de même pour le Donbass. Plus tard, au moment de l’invasion russe de l’Ukraine le 24 février 2022, un bandeau à l’antenne fait figurer le vocable « opération militaire » pour parler de la guerre engagée par la Russie, reprenant ainsi la sémantique du Kremlin.
Ces deux « médias d’État », ainsi que les qualifie M. Maxime Audinet, sont entièrement financés par l’État russe pour un budget total qui s’élève selon le chercheur à 400 millions d’euros : 300 millions d’euros pour RT et 100 millions d’euros pour Sputnik, représentant 30 % du budget alloué par l’État russe à son audiovisuel extérieur public. En comparaison, « la France ne consacre que 7 % de son budget de médias publics à France médias monde ».
La stratégie éditoriale de ces médias rejoint l’objectif russe de déstabilisation des sociétés occidentales. De fait, les informations qui y sont relayées n’ont pas spécifiquement pour objectif de donner une bonne image de la Russie, « ils ne sont pas très “russo-centrés”, mais ils se présentent dans l’espace médiatique […] comme alternatifs ». Cette position ne vise finalement qu’à « créer de la dissension et creuser les divisions » au sein de la société française. Pour M. Manuel Lafont Rapnouil, directeur du CAPS, « la stratégie russe est […] une stratégie de confusion et subversion » à laquelle concourent largement RT France et Sputnik en France.
Cette stratégie s’est particulièrement illustrée au cours de divers mouvements de protestation qu’a connus la France ces dernières années. La Russie, par l’intermédiaire de ces médias d’État, « appuie là où ça fait mal ([259]) » en amplifiant ces évènements à l’instar du mouvement des Gilets jaunes ou des mouvements « antivax » qui ont émergé avec la crise du covid-19. RT France a ainsi largement relayé la protestation des Gilets jaunes, le plus souvent en en retransmettant les aspects les plus spectaculaires.
Une autre stratégie rhétorique très usitée par ces médias et leurs défenseurs est l’utilisation systématique du relativisme (parfois appelé « whataboutism ») et du « tu quoque » latin ([260]) qui permet d’excuser les agissements russes en prétendant que les actes des autres pays, en particulier ceux des États-Unis, sont semblables ou pires. Le relativisme permet par ailleurs de mettre sur le même plan des situations fort différentes. M. Audinet prend l’exemple des défenseurs de RT qui prétendent que la chaîne « ne ferait pas autre chose que France 24 ».
Par ailleurs, ces médias russes et leurs représentants assument un discours agressif vis-à-vis des pays et médias considérés comme hostiles et plus largement contre les discours critiques à leur endroit. Ainsi, dans une interview de 2012 au quotidien russe Kommersant, Margarita Simonian, rédactrice en chef de RT, déclarait : « Nous [RT] conduisons la guerre de l’information et, même plus, contre le monde occidental. » M. Christophe Deloire ([261]), secrétaire général de Reporters sans frontières (RSF) a été directement visé par Mme Simonian, qui lui a demandé sur RT et Sputnik « d’autodissoudre sans faire de bruit » RSF à la suite de l’enquête de l’ONG sur le système RT à Moscou.
Dans cette perspective, RT France a engagé des procédures judiciaires contre des chercheurs ou des journalistes français critiques à l’encontre de la chaîne ou, plus largement, de la Russie. C’est notamment le cas de M. Nicolas Tenzer, qui a fait l’objet de deux plaintes pour diffamation en 2021 en raison de deux tweets visant RT France. De même, le chercheur M. Jean-Baptiste Jeangène Vilmer a été visé par une plainte similaire. Les quatre auteurs du rapport CAPS-IRSEM de 2018 ([262]) – dont M. Jeangène Vilmer – décryptant les manipulations de l’information opérées par la Russie et qui mettent en cause RT et Sputnik ont également fait l’objet d’une plainte en diffamation de la part de RT France le 3 décembre 2018.
La chaîne a ainsi multiplié les « procédures bâillons » afin d’intimider les chercheurs et journalistes qui exposent le système de manipulation de l’information russe. La rapporteure déplore l’utilisation de la justice française par des entités liées à des États étrangers pour entraver le travail légitime des journalistes et des chercheurs. Cette pratique est d’autant plus choquante qu’elle vise à dissuader tout effort de recherche du fait du coût financier que représentent ces procès.
Recommandation n° 1 : Créer un cadre juridique permettant de protéger les chercheurs et journalistes qui font l’objet de « procédures bâillons » de la part d’entités liées à des États étrangers.
Malgré leurs agissements, RT France et Sputnik ont toujours veillé à ne pas sortir du cadre légal de leur activité, se réclamant d’une liberté d’expression qui n’existe par ailleurs plus en Russie, leur pays d’origine. Leur stratégie consiste ainsi à donner une vision délibérément tronquée et biaisée des évènements, sans toutefois tomber dans le mensonge ou le discours de propagande. RT France a cependant fait l’objet en 2018 d’une mise en demeure du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA, devenu Arcom en 2022) pour « manquement à l’honnêteté, à la rigueur de l’information et à la diversité des points de vue » à propos d’un sujet consacré à la Syrie qui contestait la réalité des attaques à l’arme chimique dans la région de la Ghouta orientale. Le CSA a déploré l’absence de diversité des points de vue sur un tel sujet. Par ailleurs, la traduction orale des propos tenus par un témoin syrien ne « correspondait en rien à ce qu’il exprimait à l’antenne ([263]) ».
iii. La guerre en Ukraine intensifie la désinformation russe, menant à l’interdiction de ses relais médiatiques qui ne disparaissent pas tout à fait
L’invasion russe de l’Ukraine a provoqué un tournant dans la stratégie d’ingérence informationnelle russe en France. RT France, qui veillait jusqu’alors à demeurer dans le champ de la légalité, a délibérément repris le vocabulaire et le discours de Moscou sur la guerre en Ukraine. Ainsi, le vocable « opération militaire spéciale » a régulièrement été utilisé dans Sputnik et sur RT France dès le début de la guerre. Le discours officiel de la Russie s’est trouvé repris, parfois mot pour mot, par des invités sur la chaîne RT France dans des plateaux déséquilibrés en faveur de Moscou, invités dont certains étaient notoirement pro-Kremlin ([264]).
Cette intensification de la désinformation russe en France s’est illustrée par la diffusion sur RT France, le 17 avril 2022, d’un sujet portant sur les massacres commis à Boutcha par l’armée russe pendant son occupation de la ville au début du conflit. Le correspondant de la chaîne à Moscou y développe une thèse mettant en doute la responsabilité des Russes, reprise en plateau par un invité qui suggère que ces massacres auraient été commis par les Ukrainiens ([265]). Par ailleurs, la chaîne diffuse des documentaires de propagande conçus au siège de RT en Russie dans lesquels se retrouve le discours officiel russe, le régime de Kiev y étant par exemple qualifié de « néonazi » ([266]).
L’existence en France – et plus largement dans l’Union européenne – de ces récits légitimant la guerre d’agression russe au moyen d’une désinformation orchestrée par un État étranger a poussé le Conseil de l’Union européenne à réagir. Le 1er mars 2022, il a prononcé une interdiction à tous les opérateurs (fournisseurs de service internet, satellite…) de diffuser le contenu de RT et Sputnik ([267]).
Le 2 mars 2022, les réseaux de RT ont été suspendus au sein de l’Union européenne, entraînant une fermeture des bureaux à Londres et à Washington. En France, RT France se trouve aujourd’hui en redressement judiciaire après une deuxième vague de sanctions affectant TV Novosti, la maison mère de RT, une organisation non-commerciale financée par l’État russe. Ses actifs ayant été gelés, RT France devrait bientôt fermer son bureau en France, selon M. Maxime Audinet. Ce dernier observe depuis la suspension de RT une forme de relocalisation du réseau à Moscou, présageant une « ligne éditoriale encore plus contrôlée depuis la Russie » et « offrant la possibilité de produire des contenus plus idéologiques qu’auparavant ».
Parallèlement, ces médias dont la diffusion a été suspendue tentent des stratégies de contournement des sanctions. Celles-ci consistent à inciter au téléchargement de VPN qui permettent d’ignorer la localisation de l’appareil de diffusion ou à créer des sites « miroirs », répliques des sites originaux avec d’autres noms de domaine. De fait, la production de contenus francophones par Sputnik et RT se poursuit, en particulier en Afrique subsaharienne francophone ([268]).
Malgré la moindre visibilité des contenus de RT France et de Sputnik en France, les manipulations de l’information par des entités russes ou pro-russes n’ont malheureusement pas disparu. Sur internet, en particulier sur les réseaux sociaux, continue de circuler une désinformation d’autant plus virulente qu’elle n’est plus portée par un média qui veut se donner une apparence de respectabilité. Ainsi, M. Audinet pointe le rôle des fermes à trolls mises en place par Evgueni Prigojine, fondateur de la milice armée Wagner ([269]).
M. Prigojine a également créé la « Fondation pour combattre l’injustice », une prétendue ONG qui viserait à alerter l’opinion occidentale, et notamment française, sur les « violences policières » qui séviraient dans ces pays. Un article du journal Le Monde ([270]) a exposé la stratégie de cette organisation qui essaye d’attiser les tensions au sein des sociétés occidentales autour des questions sécuritaires et raciales. Ce procédé de propagation d’informations sous fausse bannière est un procédé récurrent du pouvoir russe. Beaucoup de ces « fondations » gravitent autour de la « galaxie Prigojine » à l’instar de la Fondation pour la protection des valeurs nationales (FZNC) dirigée par Maxim Chougaleï, l’un des lieutenants d’Evgueni Prigojine.
Certains médias diffusés en France, sans qu’il soit démontré qu’ils sont financés par l’État russe ou dirigés par des citoyens russes, participent tout de même à la propagation d’une information biaisée en faveur de la Russie. La distinction au sein de leur contenu entre proximité idéologique – qui est légale – et désinformation reprenant le discours de Moscou n’est pas toujours aisée. La question a ainsi été posée, notamment à M. Audinet lors de son audition, du rôle du média Omerta, sponsorisé par M. Charles d’Anjou et dont M. Régis Le Sommier, qui a notamment travaillé à RT France, est le directeur de la rédaction.
Omerta : naissance d’un média « aternatif »
dans le sillage de RT France et de Sputnik
Omerta est un média en ligne lancé en novembre 2022 par M. Charles d’Anjou, homme d’affaires spécialisé en sécurité privée bien connu des sphères russophiles et russes, ancien fixeur – il travailla notamment en Syrie et en Ukraine, dans la partie occupée du Donbass au début de l’invasion russe –, ancien candidat à plusieurs élections sous l’étiquette de la droite républicaine, qui, après plusieurs années vécues à Moscou, est maintenant résident fiscal à Dubaï. La direction de la rédaction d’Omerta est assurée par M. Régis Le Sommier, ancien directeur adjoint de la rédaction de Paris Match avant de travailler pendant un peu plus de six mois comme grand reporter à la chaîne RT France, jusqu’à la fermeture de celle-ci.
L’intérêt de M. d’Anjou pour la presse est récent mais bien réel, puisqu’il a provisionné une somme d’un million d’euros sur ses fonds propres, répartie entre Omerta et Nordman Médias, une société de production sœur qu’il préside.
La ligne éditoriale d’Omerta, créée peu de temps après la fermeture de RT France et de Sputnik, présente des similitudes avec celle de RT France : un média qui se veut alternatif aux médias mainstream. Omerta se présente comme un « média national, français, patriote, mais non soumis à l’État actuel ».
Omerta est accusé d’être un média pro-russe et pro-Poutine et de véhiculer des idées prisées par la droite identitaire, avec des sujets comme « les délires woke », « le laxisme de la politique migratoire », ou « la menace trans ».
Sans doute le profil de M. d’Anjou n’est-il pas étranger à ce climat de suspicion pro-russe et pro-Kremlin qui entoure Omerta. Ayant fondé en 2010 le cercle Talleyrand, une association dont le but était de promouvoir les échanges économiques, culturels et politiques franco-russes, et qui a fait venir à Paris de jeunes actifs russes, M. d’Anjou se lance ensuite dans les affaires.
Il sera, par exemple, fixeur en Syrie et en Ukraine, responsable de la sécurité de plusieurs entreprises françaises implantées en Russie, puis consultant. Ses activités l’ont mené également en Afrique, en Libye, en Roumanie, au Kazakhstan.
Entre autres faits récents le concernant, Charles d’Anjou a été invité le 1er décembre 2022 sur TV Zvezda, la chaîne du ministère de la défense russe, et y a été félicité pour son documentaire « Front russe ». Il y a déclaré qu’on « sait avant tout qu’ils [les Ukrainiens] voulaient attaquer, qu’ils voulaient prendre le Donbass. Si le président Poutine avait attendu encore un peu, il y aurait eu un risque encore plus grand. ». Il a également affirmé que l’invasion de l’Ukraine par la Russie est « une guerre normale », relayant ainsi les éléments de langage du Kremlin.
Autre preuve de sa proximité avec le régime russe et ses satellites, Charles d’Anjou s’est rendu en Tchétchénie le 18 avril 2023. Le ministre de l’information M. Doudaïev, proche de Ramzan Kadyrov, a, à cette occasion, accordé une interview à Omerta, et a particulièrement félicité Charles d’Anjou pour la création d’Omerta.
Auditionnés par la commission d’enquête ([271]), MM. Le Sommier et d’Anjou ont formellement nié produire un contenu pro-russe, le premier affirmant qu’il « ne défend pas un camp » et le second répétant que ses reportages sont « factuels ».
À l’appui de leurs affirmations, ils ont excipé d’un passage du documentaire « Front russe » mis en ligne sur Omerta – où M. Le Sommier aurait relevé que « la question de l’Holodomor était relativisée » dans les nouveaux manuels scolaires à destination de la jeunesse ukrainienne des oblasts conquis par l’armée russe – que leur objectivité ne saurait être remise en cause.
Pour la rapporteure, la seule présence de ce passage ne saurait exonérer l’ensemble du reportage de sa tonalité.
À l’inverse, plusieurs éléments diffusés par le magazine font état de positions favorables à la Russie. À titre d’exemple, alors que M. Le Sommier affirme que la première édition du magazine Omerta, portant sur la guerre en Ukraine, ne visait en rien à « rassembler des propos pro-russes », ce numéro fait néanmoins intervenir des personnalités telles que M. Arno Klarsfeld, qui a notamment affirmé que l’Ukraine n’est « pas innocente ([272]) » de l’agression qu’elle subit, ou M. Henri Guaino, qui a estimé lors d’un entretien que la Russie n’est pas « le seul coupable ([273]) » de la guerre qu’elle mène en Ukraine.
En outre, le magazine qui se veut alternatif tend à présenter le régime russe sous un angle qui masque son caractère intrinsèquement répressif. Ainsi, dans cette même première édition du magazine, il n’est pas fait état de la suppression des libertés publiques en Russie, de la mise au pas des journalistes et des contre-pouvoirs ou, plus simplement, de la rhétorique anti-ukrainienne qui dépeint le pays agressé comme nazi et fasciste.
De manière générale, le média tend à adopter un narratif sur le conflit qui s’accorde avec celui de Moscou : un article décrit la « double face » du président Volodymyr Zelensky, un autre dénonce les ambitions des États-Unis de « coloniser » les élites mondiales et de tirer délibérément profit de l’agression russe en Ukraine.
Par ailleurs, la commission d’enquête a interrogé M. d’Anjou sur la gestion financière du magazine Omerta. Le président d’Omerta a expliqué que ce sont ses activités autres que celles qu’il a exercées en Russie qui, en « quinze années de travail », lui ont permis de financer, sur ses « fonds personnels », le million d’euros nécessaire au budget annuel du média.
Il a ajouté que ce dernier ne bénéficie pas de l’agrément du ministère de la culture qui permettrait de lui faire économiser « environ 200 000 euros ». M. d’Anjou a nié toucher « un seul centime d’argent » russe.
2. L’Afrique, espace privilégié de la désinformation russe anti-française
En parallèle de leurs activités en France, RT, Sputnik et les réseaux de désinformation numériques russes (à l’instar des fermes à troll) ont déployé sur le continent africain une entreprise de désinformation nuisant à l’image de la France. Cette ingérence informationnelle, se nourrissant de sentiments hostiles à l’ancienne puissance colonisatrice, a alimenté l’hostilité des populations contre la présence française en Afrique.
a. La Russie a développé une stratégie spécifique de désinformation en Afrique
L’Afrique est l’un des terrains favoris de la Russie pour le déploiement de son entreprise de désinformation visant la France. Le continent dispose en effet de plusieurs caractéristiques singulières exploitées par les autorités russes pour entreprendre une manipulation de l’information particulièrement efficace. S’il n’est jamais aisé de dresser des constats valables pour l’intégralité des pays du continent, il convient ici de dépeindre à grands traits certaines réalités explicitées par plusieurs travaux de recherche.
En premier lieu, le paysage médiatique africain est globalement moins structuré que celui que nous connaissons en Europe. L’information publique y est largement sujette à caution, notamment du fait de l’existence dans de nombreux pays d’un contrôle des médias qui entretient une méfiance des populations à son égard. La qualité des médias est aussi régulièrement en cause.
La consommation d’information des Africains repose par ailleurs de manière grandissante sur les médias sociaux ou sur internet. Le rapport Afrobarometer de février 2022 soulignait ainsi un usage ayant « presque doublé » en cinq ans ([274]). Cette pratique informationnelle s’établit désormais dans des proportions semblables à celle des Européens ([275]).
En outre, les langues françaises et anglaises, largement parlées sur le continent, sont des vecteurs simples pour faire pénétrer la désinformation russe. De fait, plusieurs chercheurs français ([276]) pointent la hausse continue de la propagation des contenus russes à travers l’internet africain francophone.
Enfin, la Russie formule en Afrique un discours stéréotypé mais très efficace pour faire passer ses messages en s’appuyant sur le ressentiment existant contre les anciennes puissances colonisatrices et sur leur action supposément néocoloniale. M. Thomas Gomart (IFRI) parle d’un « sentiment anti-français en Afrique » qui, s’il s’explique en partie par « nos propres erreurs », est aussi produit et encouragé par des opérations de manipulation de l’information.
La Russie procède ainsi à une double manipulation consistant à dénigrer l’action des puissances occidentales en Afrique et à s’en distancier elle-même en se présentant, ainsi que le souligne M. Gomart, comme un « leader du Sud global » alors même que ce pays mène actuellement « une guerre coloniale en Ukraine ». Le succès de cette rhétorique repose également en partie sur la bonne image que la Russie a conservée dans bon nombre de pays africains où elle est associée à son passé soviétique anticolonial et à son soutien d’alors aux luttes indépendantistes au cours des processus de décolonisation. À cet égard, M. Bernard Émié, directeur de la DGSE, identifie « un socle idéologique […] constitué à la faveur des luttes de libération » dont bénéficie la Russie dans ses relations diplomatiques avec de nombreux États africains.
Les vecteurs de la désinformation russe en Afrique sont semblables à ceux intervenant en France mais leur impact sur les populations y apparaît bien plus notable. RT et Sputnik bénéficient d’une large audience, notamment du fait de la pratique largement répandue des journaux et médias africains en ligne consistant à reprendre en intégralité les contenus des médias russes sur leurs sites sans prendre la peine de mener un travail journalistique de recoupement de l’information ([277]). Avec l’interdiction de diffusion de ces deux médias en Europe, l’Afrique apparaît comme un nouveau terrain d’expansion. Ainsi, en janvier 2023, RT France a noué au Cameroun un partenariat avec Afrique Media, une chaîne de télévision privée qui affiche un contenu favorable à la Russie et très critique envers la France. M. Maxime Audinet a également mentionné lors de son audition des médias africains « purement et simplement fondés et financés par des acteurs russes » à l’instar de la radio Lengo Songo en Centrafrique.
Les réseaux sociaux jouent un rôle déterminant dans l’entreprise russe de désinformation en Afrique en relayant ces contenus. M. Audinet soulignait ainsi le rôle joué par des usines à trolls russes externalisées au Ghana et en Centrafrique ciblant notamment la France.
Il convient également de souligner l’importance de la « galaxie Prigojine » – ou « galaxie Wagner » – dans la propagation de fausses informations en Afrique. Selon les mots de M. Bernard Émié, directeur de la DGSE, Wagner est une « structure d’influence, de déstabilisation et de coercition », qui s’organise comme une galaxie dans laquelle la société de tête s’adjoint des filiales intervenant dans le domaine économique et pratiquant aussi bien la prédation économique que l’influence, le contrôle des médias, le contrôle des gouvernements ou la sécurité privée.
Cet ensemble protéiforme s’appuie notamment sur la ferme à trolls créée à Saint-Pétersbourg par son fondateur Evgueni Prigojine, connue sous le nom d’Internet Research Agency (IRA). M. Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) soulignait lors de son audition le rôle joué par des entreprises liées à Wagner et installées en Afrique dans une opération assez sournoise de désinformation visant Emmanuel Macron lors de sa campagne à l’élection présidentielle de 2022. Cette opération, dite opération Beth, visait à mener une promotion appuyée en faveur du candidat en reprenant une partie de sa propagande électorale pour ensuite la dénoncer peu de temps avant le scrutin. Pour M. Bouillon, le but était double : « pouvoir dire, juste avant le scrutin, que le président sortant utilisait des manœuvres de manipulation de l’information pour se faire réélire ; et, deuxièmement, prétendre qu’il utilisait les Africains dans une posture néocolonialiste. » Si le Conseil constitutionnel, averti par le SGDSN, a considéré que cette attaque « n’avait pas eu d’impact sur la sincérité du scrutin », M. Bouillon a souligné la régularité d’attaques venues d’Afrique de la part de ces entreprises qui ont depuis changé de nom.
b. Cette rhétorique russe antifrançaise a déjà largement porté ses fruits en Afrique
Qu’il s’agisse de l’Afrique ou d’autres zones géographiques, la Russie, par l’intermédiaire de ses outils de désinformation, mène une stratégie opportuniste consistant à aggraver les tensions, semer la confusion et amplifier les mouvements de rejet des puissances occidentales. Ainsi, les médias RT et Sputnik choisissent délibérément de « surmédiatiser » certains dossiers qui attisent le ressentiment des populations africaines. C’est notamment le cas des nombreuses séquences accordées au sujet du franc CFA décrit comme la continuation de liens impérialistes entre la France et les pays africains francophones.
En Afrique, l’intensité des stratégies russes de désinformation et le terreau fertile qu’elles y trouvent ont permis à Moscou d’aboutir à des résultats manifestes contre l’influence et l’image de la France dans le continent.
Ainsi, l’une des réussites de l’influence russe en Afrique est d’avoir contribué à discréditer l’action de l’armée française au Sahel, aboutissant à son départ du Mali en août 2022 et du Burkina Faso en février 2023 où elle était engagée dans le cadre de l’opération Barkhane. Ces départs ont succédé à la suspension de la coopération militaire française avec la Centrafrique décidée en 2021 à la suite du choix des autorités centrafricaines de s’associer aux mercenaires de Wagner pour assurer la sécurité du pays. Wagner joue en effet un rôle central dans les relations russo-africaines, permettant à Moscou de se dédouaner des exactions commises par ces mercenaires privés tout en établissant relativement discrètement des relations de proximité avec certains régimes africains dont la Russie assure la sécurité.
Si l’influence réelle qu’a eue la désinformation russe sur ces départs demeure difficile à mesurer, celle-ci a indéniablement accentué des phénomènes de mécontentement de la population tant dans la rue que sur les réseaux sociaux. Dans un entretien donné en février 2023 ([278]), M. Alain Antil, chercheur et directeur du centre Afrique subsaharienne de l’Institut français des relations internationales (IFRI) évoque « toute une gamme d’actions » déployée par la Russie pour abîmer l’image de la France en Afrique.
De nombreuses fausses informations, diffusées par des médias russes francophones ou reprises par des militants rémunérés ont ainsi circulé sur les réseaux sociaux. En particulier, plusieurs dessins animés mettent en scène une France sous les traits d’un rat ou d’un serpent menaçant venus piller ses anciennes colonies et combattus par les forces africaines aidées par la Russie qui finissent par triompher. Au Mali, une fausse information a été diffusée par l’armée malienne et largement reprise sur les réseaux sociaux au sujet d’une prétendue découverte d’un charnier à Gossi résultant de l’action des forces armées françaises sur place. Si l’armée française a par la suite procédé à une riposte en dénonçant, images à l’appui, le procédé grotesque à l’œuvre, le démenti est souvent moins partagé que la fausse information elle-même.
Par ailleurs, la Russie s’appuie sur des figures du panafricanisme actuel comme Mme Nathalie Yamb ou M. Kémi Séba pour diffuser des contenus anti-français. Comme cela a déjà été souligné, ce dernier a ainsi reçu plus de 400 000 dollars entre 2019 et 2020 pour mener des opérations au service d’Evgueni Prigojine comme l’ont révélé les Wagner Leaks ([279]). Ces militants affichent en retour un soutien revendiqué à Moscou et à Wagner. À ces fins, M. Émié évoquait lors de son audition la facilité à organiser dans certains pays africains des manifestations en payant des participants et en créant un « effet loupe » au moyen de vidéos postées sur les réseaux sociaux.
In fine, la Russie a réussi à supplanter la force militaire française en Centrafrique, au Mali et, sans doute prochainement, au Burkina Faso. Si cette évolution tient également aux échecs relatifs des coopérations militaires françaises dans ces pays et à un ressentiment bien réel des populations contre l’ex-puissance colonisatrice, la campagne de désinformation russe a nettement contribué à dénigrer la France et à renforcer l’influence de Moscou en Afrique francophone.
3. L’ingérence informationnelle russe dans les campagnes présidentielles françaises de 2017 et 2022
L’affaire des « Macron Leaks » apparaît comme la plus importante tentative d’ingérence par la désinformation menée par la Russie en France. Celle-ci a atteint son apogée par la publication de plus de 20 000 courriers électroniques liés à la campagne présidentielle de 2017 du candidat Emmanuel Macron deux jours avant le vote du second tour. Ces fuites de documents (ou « leaks ») ne furent toutefois que la conclusion d’une stratégie plus globale de dénigrement du candidat perpétrée principalement en ligne.
L’échec de cette tentative d’ingérence attribuée à la Russie a contribué à forger une structure française résiliente face à ces opérations de désinformation numérique. Ainsi, l’organisation de l’élection présidentielle de 2022 a su résister aux tentatives d’ingérences dirigées contre elle.
a. Les « Macron Leaks » au cours de l’élection présidentielle de 2017
Le rapport CAPS-IRSEM de 2018 ([280]) précité explicite les différentes étapes de la stratégie de désinformation ayant ciblé Emmanuel Macron au cours de sa campagne électorale à l’élection présidentielle de 2017 où la fuite des courriels n’a été que le « paroxysme d’une campagne orchestrée depuis longtemps contre le candidat ».
À partir du début de l’année 2017, des rumeurs et diffamations à l’encontre de M. Macron ont commencé à prendre une ampleur notable, en particulier sur les réseaux sociaux. Celles-ci se sont nourries des productions médiatiques de Sputnik et Russia Today en français ([281]) partagées en ligne. Ainsi, un article publié le 4 février 2017 par Sputnik ([282]) évoque les « détails controversés » du candidat Emmanuel Macron et relaie les propos d’un député français affirmant que ce dernier est un « agent du grand système bancaire américain » et qu’il est soutenu financièrement par le « très riche lobby gay ».
L’une des tentatives de désinformation en ligne les plus visibles au cours de cette campagne a consisté à faire émerger la rumeur selon laquelle le candidat Emmanuel Macron possédait un compte bancaire offshore. Cette insinuation, opportunément dévoilée peu avant le débat télévisé d’entre-deux-tours entre Mme Le Pen et M. Macron le 3 mai 2017, a éclos sur le forum américain 4Chan via la publication de faux documents par un internaute utilisant une adresse IP lettone ([283]). La rumeur a connu un bref succès entretenu sur Twitter par plus de 7 000 comptes, amenant la candidate du Front national à y faire elle-même allusion au cours du débat. Mme Le Pen s’est ainsi exprimée : « J’espère qu’on n’apprendra pas que vous avez un compte offshore aux Bahamas. »
Enfin, les « Macron Leaks » à proprement parler ne sont intervenus que deux jours plus tard, le 5 mai 2017, quelques heures avant la période officielle de silence électoral qui précède le scrutin, empêchant les équipes du candidat de pouvoir riposter à cette ingérence. Neuf gigaoctets de données relatives à la campagne d’Emmanuel Macron ont été mis en ligne sur Archive.org ([284]) puis sur un site anonyme de partage de fichiers, Pastebin, et sur 4Chan.
Ces nombreuses données (courriels de collaborateurs et responsables politiques d’En Marche, notes, factures, échanges privés…) ont ensuite été rapidement partagées sur Twitter par des comptes américains pro-Trump et des programmes informatiques (des bots) sous le mot‑dièse #MacronLeaks. L’utilisation de ces bots est mise en évidence par l’ampleur et la rapidité des partages concentrés sur un petit nombre de comptes. Ainsi, les dix comptes Twitter les plus actifs dans l’utilisation du mot-dièse #MacronLeaks ont publié plus de 1 300 tweets en un peu plus de trois heures. À ces éléments de campagne sont mêlés d’autres faux documents comme des faux courriels également relayés sur les réseaux sociaux. In fine, le mot-dièse #MacronLeaks a été utilisé dans près de 47 000 tweets en moins de quatre heures.
Un schéma en trois étapes apparaît donc dans ces stratégies de désinformation menées en ligne :
– la publication de faux éléments – faux documents, rumeurs… – sur des forums américains ou des plateformes de partage comme 4Chan par des internautes anonymes ;
– la diffusion de ces éléments sur des réseaux sociaux grand public, souvent Twitter, soutenue et intensifiée par des bots qui partagent massivement la désinformation ;
– la reprise de ces contenus par des communautés politiques, notamment l’extrême droite américaine ou française ; ces reprises sont en retour alimentées par les bots.
Dans l’ensemble de cette campagne dirigée contre le candidat d’En Marche à l’élection présidentielle de 2017, la responsabilité russe fait peu de doute. En effet, outre l’opposition idéologique entre un candidat pro-européen et un pouvoir russe plus enclin à voir gagner un candidat français favorable à un rapprochement avec la Russie, des analyses quantitatives et des travaux de recherche ont mis en évidence l’implication d’acteurs provenant de Russie dans cette opération de désinformation.
Ainsi, une étude réalisée par la société Bakamo ([285]) portant sur huit millions de liens partagés entre novembre 2016 et avril 2017 sur les 800 sites les plus visités durant la campagne présidentielle a établi une influence étrangère en provenance de Russie. Marquant la spécificité du cas russe, l’étude précise qu’« aucune autre source étrangère d’influence n’a été détectée » durant cette campagne par ce biais.
Le rapport CAPS-IRSEM ([286]) liste par ailleurs un faisceau d’éléments qui tendent à prouver la responsabilité russe. Parmi ceux-ci, il souligne la déclaration de M. Konstantin Rykov, ancien député Russie unie et propagandiste reconnaissant avoir joué un rôle dans la campagne de désinformation menant à l’élection de Donald Trump. Il a affirmé dans un entretien ([287]) : « Nous avons réussi, Trump est président. Malheureusement, Marine n’est pas devenue présidente. Une opération a fonctionné, mais pas la deuxième. » À cela s’ajoute l’implication évoquée précédemment de médias russes financés par le Kremlin.
Si l’implication russe est manifeste dans la campagne de désinformation en ligne, il demeure très difficile d’identifier avec certitude l’origine des attaques informatiques. M. Stéphane Bouillon, SGDSN, a souligné lors de son audition la permanence des faux-semblants dans ces cyber-attaques : « Un État peut utiliser APT31 [un système chinois de cyber-attaque sur le dark web] pour faire porter le chapeau à Chine, par exemple ». L’existence d’une enquête judiciaire en cours n’a en outre pas permis d’en savoir davantage à cet égard même si M. Bouillon a estimé que « visiblement, l’origine est russe ». C’est également la conclusion à laquelle est parvenue une enquête du Monde publiée en 2019 ([288]) et qui montre l’implication coordonnée de deux « unités de pirates étatiques russes » liées au service de renseignement militaire russe, le GRU.
b. L’échec de cette tentative a souligné la résilience de nos institutions face à la désinformation, renforcée dans la perspective de l’élection présidentielle de 2022
Malgré l’ampleur de l’opération de désinformation entreprise, cette fuite n’a eu qu’un effet modeste sur le processus électoral si l’on en juge par les résultats des élections de 2017 remportées par M. Macron. L’échec de cette tentative résulte de la conjonction de plusieurs facteurs qui soulignent la résilience de notre société face aux manœuvres de désinformation. Parmi ceux-ci peuvent être cités :
– le respect par les médias « traditionnels » d’une retenue au sujet de ces Macron Leaks, qui est due en partie à la période de silence électoral mais constitue également une marque de sérieux face à des informations sensationnalistes ;
– le rôle de la Commission nationale de contrôle de la campagne électorale en vue de l’élection présidentielle (CNCCEP), garante du bon déroulement de la campagne, et de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI) qui ont su anticiper ces attaques. Ces structures ont en effet alerté les partis politiques, la population et les médias sur les risques liés à la manipulation de l’information en amont et durant toute la campagne électorale. La CNCCEP a par ailleurs publié un communiqué le lendemain de la fuite intimant aux organes de presse de ne pas relayer ces données ;
– la réaction de l’équipe de campagne d’En Marche, qui a rapidement communiqué après la fuite des données en ligne. Elle avait déjà alerté l’opinion publique au cours de la campagne pour faire état des piratages dont elle faisait l’objet ([289]) ;
– l’attitude de la population française qui a su rester imperméable vis‑à‑vis de ces fuites qui n’apportaient aucune preuve d’acte illégal ou extravagant.
Fortes de cette expérience, les autorités françaises ont depuis lors renforcé le dispositif de contrôle des manipulations de l’information, en particulier au moment des élections présidentielles. Ainsi, en 2021 a été créé Viginum, service de l’État chargé de la vigilance et de la protection contre les ingérences numériques étrangères. L’objectif était de « faire en sorte que Viginum soit opérationnel avant la campagne présidentielle de 2022 » selon les mots de M. Stéphane Bouillon.
Viginum se fonde sur quatre critères juridiques pour caractériser l’ingérence numérique étrangère : l’atteinte potentielle aux intérêts fondamentaux de la nation ([290]) ; l’implication d’un acteur étranger ; un contenu manifestement inexact ou trompeur ([291]) ; une « diffusion artificielle ou automatisée, massive et délibérée » ([292]), ou la volonté d’une telle diffusion. Viginum agit au quotidien à la détection de « manœuvres informationnelles » et procède à une investigation approfondie quand celles-ci présentent des risques.
Dans le contexte d’élections nationales, Viginum revêt également un rôle d’assistance des autorités garantes du bon déroulement des scrutins, à l’instar du Conseil constitutionnel et de l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom).
Le chef de ce service, M. Gabriel Ferriol, le directeur de l’ANSSI, M. Vincent Strubel, et M. Stéphane Bouillon ([293]), ont ainsi pu faire état des leçons tirées des Macron Leaks et du dispositif mis en place pour l’élection présidentielle de 2022 sous la houlette du SGDSN.
En premier lieu, la prévention a été renforcée. En amont de la campagne, entre octobre 2021 et janvier 2022, tous les candidats déclarés à l’élection ou susceptibles de l’être ont été conviés à deux réunions organisées par le SGDSN afin que leurs équipes de campagne puissent être informées des menaces existant « en matière de cyber, de manipulation de l’information et d’espionnage ». L’ANSSI a également œuvré à la sensibilisation des candidats mais aussi des communes et des médias.
Par ailleurs, l’ANSSI a veillé à sécuriser les systèmes de l’État, en particulier ceux liés à l’organisation du scrutin (gestion des listes d’émargement, remontée des résultats, gestion des procurations…).
Enfin, Viginum a mené sa première opération de vigilance numérique au cours d’un scrutin national à l’occasion de cette élection présidentielle. Pour M. Ferriol, il existe quatre types de cible des ingérences numériques en période électorale : les candidatures, qui peuvent faire l’objet de campagne de dénigrement ou de promotion ; les thèmes de campagne ; les médias traditionnels ; les institutions et le processus électoral lui-même, Viginum observant par exemple « des cas de manipulation de l’information visant à décourager certaines parties de la population de voter au prétexte que la procédure électorale serait biaisée ou inopérante, ou que l’élection serait volée ».
Pour mener à bien l’ensemble de ces missions au cours de la campagne, ces structures ont également noué des contacts étroits avec d’autres administrations au sein de la gouvernance interministérielle de la politique publique de lutte contre les manipulations de l’information, notamment avec l’Arcom et la CNCCEP. Elles ont aussi collaboré avec des services étrangers afin d’échanger leurs bonnes pratiques. Ainsi, à l’automne 2021, les services du SGDSN ont travaillé avec leurs homologues allemands au moment des élections fédérales allemandes.
Le résultat de cette stratégie coordonnée a été très positif pour le scrutin de 2022. L’ANSSI n’a constaté que quelques attaques ciblant certains sites internet de médias, notamment de presse écrite, des « épiphénomènes » selon M. Strubel. Celles-ci consistaient le plus souvent en des tentatives d’attaque assez basiques dites « en déni de service », par saturation d’un site internet via un envoi massif de requêtes. Aucune coupure d’accès n’a été relevée.
Concernant les manipulations d’information en ligne, Viginum a détecté au cours de la campagne soixante phénomènes « potentiellement inauthentiques », douze donnant lieu à une investigation approfondie et faisant l’objet d’une « note de caractérisation » afin de déterminer s’ils répondaient aux quatre critères de définition de l’ingérence numérique étrangère. Parmi eux, cinq phénomènes répondaient aux quatre critères et le plus important, surnommé Beth, déjà mentionné, a fait l’objet d’une communication. Il s’est agi d’une manœuvre commanditée par la galaxie Wagner implantée en Afrique pour dénoncer de fausses manipulations de l’information par l’équipe de campagne d’Emmanuel Macron ([294]). Les quatre autres phénomènes ont touché d’autres candidats mais auraient eu selon M. Bouillon « un moindre impact et une moindre efficacité que le phénomène Beth ». Toutes ont été recensées et signalées au Conseil constitutionnel.
Ainsi que l’a rappelé M. Bouillon au cours de son audition, ces éléments ne sauraient constituer un panorama exhaustif de la réalité des tentatives de désinformation étrangères. En effet, par construction, les services de l’État ont vocation à ne voir émerger que les phénomènes ayant une ampleur suffisamment grande pour attirer leur attention. Pour reprendre la métaphore utilisée au cours de l’audition, « on voit la forêt qui commence à brûler, mais pas forcément tous les incendiaires avec leur boîte d’allumettes ».
B. la « capture » de certaines élites : entre naïveté et connivence
Il est, par définition, complexe d’établir la corruption d’élus ou d’agents publics français par une puissance étrangère, en particulier concernant la Russie. Cela nécessite de prouver l’existence d’un « pacte de corruption » difficile à mettre en lumière car celui-ci passe par des schémas de corruption opaques et complexes qui ne se limitent pas à un simple virement bancaire. Ainsi, M. Guillaume Valette-Valla, directeur de Tracfin, soulignait lors de son audition ([295]) qu’il n’avait jamais pu observer un « virement de la banque centrale de Russie ou d’une banque liée à l’État russe vers le compte d’un élu ou d’un agent public ».
De même, sur 708 affaires en cours devant le parquet national financier (PNF) ([296]), seules huit sont susceptibles de recouvrir des faits d’ingérence de la part d’États étrangers ([297]) et, parmi elles, une seule relève de la Russie. Ce faible niveau de corruption observée relève moins d’une absence d’attitude corruptrice russe en France que de la nature même de ces agissements qui sont secrets et souvent complexes à identifier.
Il existe toutefois en France des réseaux d’influence et de proximité entre, d’une part, certaines élites (qu’il s’agisse d’élus ou de fonctionnaires) et le pouvoir russe d’autre part, sans qu’il puisse toujours être établi qu’une relation de corruption existe entre les deux parties. Cette proximité peut se traduire par une accointance idéologique avec le Kremlin revendiquée et institutionnalisée autour de divers cercles d’influence. Elle peut également être le résultat « d’une forme de naïveté et de déni qui a longtemps prévalu en Europe » selon les mots de M. Bernard Émié ([298]). Cette naïveté, feinte ou réelle, a pu se révéler être un paravent commode masquant des prises de fonction à d’importants postes en Russie par d’anciennes personnalités politiques françaises de premier plan.
1. L’attraction de certains hauts fonctionnaires par la Russie
Un phénomène remarqué par plusieurs personnes auditionnées est la tendance qu’ont certains hauts fonctionnaires français retraités, en particulier des officiers de l’armée française qui ne sont plus en activité, à développer dans les médias un discours proche des positions russes, loin du devoir de discrétion qui s’appliquait à eux au cours de leur activité professionnelle.
Si cette « capture » idéologique est le fait, d’après M. Stéphane Bouillon, de « généraux et officiers […] de deuxième section, c’est-à-dire qu’ils ne sont plus en activité », la question demeure « de savoir si, à ce stade, on est totalement libre de sa parole ([299]). »
Ainsi, le général Jean-Bernard Pinatel, ayant quitté l’armée d’active, est devenu vice-président du think tank Geopragma qui affiche des positions pro-russes. Il a par exemple affirmé sur France 24 « que [l’OTAN et les États-Unis] ont tout fait » pour que la Russie attaque l’Ukraine ([300]). Mme Cécile Vaissié a également signalé lors de son audition l’exemple de M. Xavier Moreau, ex-militaire diplômé de Saint‑Cyr qui, sur le site internet Stratpol, « diffuse depuis des années de la désinformation au sujet de l’Ukraine ([301]) ». M. Xavier Moreau s’est attiré le 15 mai dernier un tweet très élogieux du porte-parole de l’ambassade de Russie en France, qui lui exprime « son respect infini » pour son « engagement » à toute épreuve.
Pour M. Bouillon, cette question ne concerne pas que les militaires qui ne sont pas en exercice. Il a ainsi observé que « la question de la liberté de parole se pose aussi pour les anciens ambassadeurs. Et qu’en est-il des personnes qui ont travaillé très longtemps pour l’État et qui partent dans le privé ou au service d’autres pays ? »
De manière plus préoccupante, le directeur général de la sécurité intérieure, M. Nicolas Lerner, a mis en exergue « la tendance de nos cadres à haut potentiel, notamment ceux qui sont à la retraite, à dispenser leur savoir-faire dans des domaines ou des technologies sensibles, tels que le nucléaire ou l’aviation de chasse, pour le compte d’autres États ([302]). »
Dès lors, il convient d’encadrer certaines pratiques sans toutefois « nuire à l’attractivité de l’État en interdisant à ceux qui l’auront servi d’avoir ensuite une autre carrière », d’après M. Bouillon. Le projet de loi de programmation militaire pour les années 2024 à 2030 devra être l’occasion d’avancer sur le sujet.
La rapporteure souscrit à cette position équilibrée et considère qu’il convient de mettre en place un cadre juridique qui permette de conserver un devoir de discrétion et un régime d’incompatibilités pour certains hauts fonctionnaires qui n’exercent plus leur activité, en particulier les officiers de deuxième section.
Recommandation n° 2 : Construire un cadre juridique s’appliquant à certains hauts fonctionnaires et officiers supérieurs qui ne sont plus en activité afin d’assurer un régime d’incompatibilités fonctionnelles, notamment s’agissant de postes dans des entreprises au service d’États étrangers, ainsi que le maintien d’un devoir de réserve.
De manière plus exceptionnelle, de telles proximités avec des régimes étrangers – notamment russe – peuvent être constatées pour des fonctionnaires en activité. Cela demeure très rare tant les contrôles en la matière sont sévères. Le personnel des armées est par exemple soumis à des enquêtes de sécurité très strictes par la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD). M. Bouillon a indiqué que cette dernière examinait « très précisément » la vie personnelle (historique, voyages, fréquentations…) de chacun des membres du personnel des armées, qu’il soit civil ou militaire. Le contrôle peut être très strict : « Si l’on est simplement soupçonné d’avoir été compromis, par exemple si on a eu une liaison sentimentale avec une personne d’origine étrangère pas très éloignée d’un consulat ou d’une ambassade, on est écarté sans pitié. »
Malgré ces précautions il a pu arriver que certains personnels de l’armée en activité se soient livrés à de véritables actes d’espionnage au profit de la Russie. C’est ce dont a été accusé un officier supérieur français en poste sur une base de l’OTAN à Naples à l’été 2021. La procédure judiciaire en cours déterminera la réalité des soupçons qui pèsent sur ce militaire accusé notamment d’intelligence avec une puissance étrangère portant atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation et de livraison d’informations à une puissance étrangère.
En tout état de cause, le rôle de la DGSI est essentiel pour entraver ce genre de tentatives d’ingérence russes. De fait, « la première mission d’un service de renseignement, qui est sa raison d’être, est de détecter et de documenter les comportements en cours, et de renseigner les autorités à leur sujet », d’après M. Nicolas Lerner. La tentative de « recrutement » d’agents publics français, en particulier au sein de l’armée, est ainsi l’un des aspects de l’action des services de renseignement étrangers en France qui constitue le cœur du travail de la DGSI. Ces recrutements s’opèrent fréquemment par l’intermédiaire d’officiers de renseignement infiltrés sous couverture diplomatique, bénéficiant à ce titre d’une immunité. D’après M. Lerner, le pays qui, en la matière, a historiquement le dispositif le plus important est la Russie – cette tradition s’étant perpétuée jusqu’à nos jours.
Dès lors, une part significative de l’action de la DGSI en matière d’entrave à l’ingérence et à l’espionnage sur notre territoire est tournée vers la Russie. Il faut d’ailleurs souligner une spécificité russe, la Chine ayant une conception distincte du renseignement, entretenant un réseau sous couverture diplomatique « bien moins développé que celui de la Russie ». M. Lerner a, dans le cadre de son audition par la commission d’enquête, fait état de plusieurs expulsions d’officiers de renseignement russes travaillant en France sous couverture diplomatique fondées sur le travail de contre‑espionnage de la DGSI.
2. Les accointances entre le personnel politique français et la Russie
Au cours de son audition, le directeur général de la sécurité intérieure a affirmé n’avoir connaissance « d’aucune structure ou parti politique qui, en tant que tel, ferait l’objet d’une influence ou d’une ingérence étrangère organisée et systémique telle qu’il ne serait que le relais d’un État étranger », non sans avoir rappelé à deux reprises que la DGSI ne travaille pas sur les partis politiques. De fait, si aucun parti ne s’affiche comme étroitement apparenté à Moscou, à l’inverse de ce qui exista du temps de l’Union soviétique et du Parti communiste français, nombre d’élus affichent toutefois une proximité idéologique avec le régime de M. Poutine et développent un discours qui reprend ses positions, ces élus appartenant dans leur grande majorité à une certaine partie du spectre politique.
Le pouvoir russe a ainsi su construire un environnement particulièrement favorable au sein des élites politiques françaises. À titre d’exemple, trois des quatre premiers candidats au premier tour de l’élection présidentielle de 2017 – Mme Le Pen (21,3 % au premier tour), M. Fillon (20 %) et M. Mélenchon (19,5 %) – représentant ensemble la majorité des votes, ont régulièrement manifesté leur bienveillance, si ce n’est leur proximité, à l’égard du régime russe.
Dans cet ensemble composite de soutiens à la Russie se mêlent des défenseurs revendiqués de la politique de M. Poutine, des partisans d’une position « indépendante » et non alignée sur les États-Unis d’Amérique de notre pays, des amoureux de la Russie et de sa grandeur qui en oublient la nature autoritaire et de plus en plus répressive de son régime, et des repentis sur le tard plaidant leur bonne foi et une certaine « naïveté ». Parmi eux, beaucoup gravitent autour d’organisations qui plaident pour un rapprochement franco-russe, quand d’autres bénéficient ou ont bénéficié d’avantages octroyés par le régime russe lui‑même.
a. L’importance des cercles d’influence franco-russes
Dans son ouvrage Les Réseaux du Kremlin en France ([303]), Mme Cécile Vaissié a mis en lumière l’importance des cercles d’influence que la Russie a développés en France, en particulier dirigés vers des responsables politiques. Elle a, selon ses mots, « souhaité mettre en garde [ses] compatriotes » sur le phénomène de validation des « mensonges » du Kremlin par des Français, parmi lesquels se trouvent notamment « des députés ».
i. Le Dialogue franco-russe et le rôle de M. Thierry Mariani
L’une des manifestations les plus importantes de ces réseaux est l’association « Dialogue franco-russe » créée en 2004 par Jacques Chirac et Vladimir Poutine pour favoriser les échanges de la France avec la Russie. Les experts auditionnés par la commission d’enquête ont souligné la grande proximité idéologique et politique existant entre M. Mariani et le pouvoir russe dont le Dialogue franco-russe semble être une enceinte.
M. Thierry Mariani, alors qu’il était député UMP, a pris la présidence de l’association en 2012 pour « [ses] liens avec la Russie » comme il l’a reconnu en audition ([304]). Il a aussi précisé que le co-président russe était Vladimir Iakounine, président de RZD, la première entreprise ferroviaire russe, l’équivalent de la SNCF, et que, si lui-même a été pressenti, c’est parce qu’il était ancien ministre des transports, et qu’il existait un certain nombre d’intérêts communs à des entreprises françaises et russes dans ce secteur. Il a revendiqué sa grande proximité avec le pays, dont il parle par ailleurs la langue, et a assumé conserver « un certain nombre de relations » dans les ex-pays de l’Union soviétique ainsi que des « contacts avec des responsables politiques russes ». M. Mariani a notamment évoqué les noms de M. Leonid Sloutski, président de la commission des affaires étrangères de la Douma, de M. Piotr Tolstoï, premier vice-président de la Douma, de M. Narychkine, qui fut président de la Douma et est actuellement responsable du SVR, le service des renseignements extérieurs de la Fédération de Russie.
M. Mariani a également admis s’être rendu « plusieurs fois », lorsqu’il était membre de l’UMP ou des Républicains, au congrès de Iedinaïa Rossia, c’est-à-dire Russie unie, le parti politique du président russe Vladimir Poutine.
Cet attachement à la Russie s’est en outre traduit par un changement de circonscription : député de la 4e circonscription du Vaucluse de 1993 à 2012, il fut le premier député de la 11e circonscription des Français établis hors de France, créée en 2010 et qui comprend la Russie, des pays d’Europe de l’Est ainsi qu’une grande partie des pays d’Asie et d’Océanie.
Il convient par ailleurs de rappeler que M. Mariani est visé par deux enquêtes judiciaires pour trafic d’influence et corruption, d’une part, et abus de confiance et blanchiment d’argent, d’autre part, en lien avec ses activités à la tête du Dialogue franco-russe. S’il n’appartient pas à la commission d’enquête de se prononcer sur l’objet de ces poursuites, M. Mariani a assuré lors de son audition n’avoir « jamais vu un policier, jamais vu un magistrat » donner suite à l’ouverture de ces enquêtes par le biais d’une convocation.
Le président russe de l’association Dialogue franco-russe de 2011 à 2017, M. Vladimir Iakounine, qui aurait été « général du KGB » selon Mme Vaissié, est un proche de M. Poutine et aurait « la réputation de faire cadeau de montres hors de prix aux Occidentaux qu’il voulait séduire et qu’il rencontrait […] dans le cadre du dialogue franco-russe ». De même, Mme Vaissié a souligné que « tout le monde savait que [Alexandre] Troubetskoï, [qui a été directeur général du Dialogue franco-russe], travaillait avec le KGB soviétique ».
Le Dialogue franco-russe apparaît donc comme une instance particulièrement proche du pouvoir russe et qui a notamment milité, de l’aveu même de M. Mariani, contre les sanctions prononcées à l’encontre de la Russie, estimant que « ces sanctions [sont] stupides ». Dans un ouvrage paru en 2016, La France russe – Enquête sur les réseaux de Poutine, Nicolas Hénin décrit le Dialogue Franco-Russe comme « vérolé par le SVR », le service des renseignements extérieurs russes ([305]).
Mme Vaissié a ainsi certifié que les réunions du Dialogue franco-russe sont « complètement orientées, pro-Poutine et pro-Kremlin. Elles ne donnent pas la parole à tout le monde ». Parmi les évènements organisés dont on peut trouver la liste sur le site internet de l’association figurent des conférences au nom évocateur : « Ce qu’on ne vous dit pas sur l’Ukraine » ou « Le plan américain pour démanteler la Russie » avec des invités connus pour leurs positions en faveur du Kremlin à l’instar de M. Florian Philippot ou de M. François Asselineau. M. Tenzer cite également l’industriel Jean-Pierre Thomas ainsi que l’ancien sénateur centriste M. Pozzo di Borgo, également visé par une des enquêtes judiciaires qui cible le Dialogue franco-russe et M. Mariani.
M. Tenzer a précisé que des personnes sont invitées à s’exprimer dans ce cadre, de manière ponctuelle comme M. Pierre de Gaulle ou régulièrement comme M. Alain Juillet, ancien directeur des services de renseignement, qui, d’après M. Tenzer, « avait d’ailleurs son émission sur Russia Today ».
Au cours de son audition, M. Mariani a décrit le fonctionnement et le budget de son association. Celle-ci est financée par des cotisations qui proviennent notamment d’entreprises russes et françaises qui, d’après l’eurodéputé, ont participé de manière équilibrée jusqu’en 2014, année « tournant » du fait de l’annexion de la Crimée par la Russie qui a marqué une diminution des financements de l’association.
En 2012, selon les chiffres avancés par M. Mariani, les Russes auraient cotisé à hauteur de 215 243 euros et les Français de 159 000 euros. En 2017 et en 2018, le budget total s’élevait aux alentours de 100 000 euros. Par la suite, le budget de cette association se serait élevé en 2022 à 86 000 euros. Il faut toutefois noter que l’association ne peut plus percevoir de cotisations russes du fait des sanctions qui visent le secteur bancaire en Russie.
Le loyer de l’association représenterait l’essentiel des dépenses et s’élèverait à 120 000 euros par an. Trois personnes étaient en outre rémunérées : le directeur général, M. Troubetzkoï, touchant « un salaire de 6 000 à 7 000 euros par mois », l’attachée de presse, Mme Kamenskaïa, « salariée aux alentours de 4 000 euros » et Mme Irina Dubois, qui est restée « la seule salariée et qui fait tout », payée à hauteur de 2 000 euros. M. Mariani a estimé qu’il n’avait « plus les moyens de rémunérer quelqu’un d’autre ».
S’agissant de M. Alexandre Troubetzkoï, issu d’une famille russe illustre, il est indiqué dans plusieurs ouvrages qu’il a travaillé depuis trente ans avec les services secrets russes, y compris du temps du KGB. Pour Mme Cécile Vaissié, le voir être placé en tête de Dialogue franco-russe témoigne d’une certaine continuité entre les méthodes d’influence et d’ingérence longtemps pratiquées par le KGB et d’autres services de l’Union soviétique, et les méthodes et pratiques actuelles de services et d’appareils de l’État russe ou proches du cercle poutinien.
En tout état de cause, l’association demeure entourée d’une certaine opacité. Une perquisition de la brigade financière a eu lieu dans ses locaux le 23 mars 2022. M. Mariani a assuré n’avoir eu « aucune nouvelle » sur cette affaire au moment où il a été entendu par la commission d’enquête.
ii. Les autres cercles d’influence de la Russie en France
Les réseaux qui entourent le Kremlin et la personne de M. Poutine forment en Russie une nébuleuse trouble qui, selon M. Nicolas Tenzer ([306]), président du Centre d’étude et de réflexion pour l’action politique (CERAP), « entretient des liens avec le crime organisé et la mafia ». Ces réseaux tendent à se développer en Europe et notamment en France. Ce phénomène a été précisément décrit dans l’ouvrage Les hommes de Poutine ([307]) de Mme Catherine Belton, ancienne correspondante à Moscou du Financial Times.
En particulier, un réseau politique s’organise autour de la figure de M. Konstantin Malofeïev, proche notamment de M. Alexandre Douguine, influent idéologue de M. Poutine. Qualifié de « gangster » par M. Tenzer, M. Malofeïev est un oligarque russe détenant notamment un fonds de capital-risque russe, Marshall Capital Partners et le groupe de médias Tsargrad. Selon de nombreuses personnes auditionnées, ce personnage a travaillé à rapprocher et fédérer les mouvances d’extrême droite et de droite extrême européennes – dont le Front national devenu Rassemblement national (voir infra) – ainsi que les mouvements suprémacistes blancs américains comme QAnon ou la mouvance de Steve Bannon.
M. Raphaël Glucksmann a confirmé que cette stratégie d’union des mouvements conservateurs en Europe, au centre de laquelle se trouve M. Malofeïev, « a été une constante du régime russe ([308]) ». M. Maxime Audinet a également soutenu que l’oligarque « promeut des valeurs traditionnelles en Russie via Tsargrad, qui défend les figures conservatrices comme Alexandre Douguine ([309]) ».
Mme Nathalie Loiseau s’est par ailleurs fait l’écho ([310]) d’un document de 2021 provenant d’un collaborateur de celui-ci et qui aurait fuité. Elle a indiqué qu’il y était écrit : « Sans notre engagement actif et notre soutien tangible aux partis conservateurs européens, leur popularité et leur influence en Europe vont continuer à baisser. Il faut restaurer les contacts avec les partis eurosceptiques de manière systématique pour contrer la politique de sanctions de Bruxelles. »
M. Konstantin Malofeïev aurait ainsi voulu bâtir un projet nommé « AltIntern » permettant de rassembler les extrêmes droites européennes favorables à Vladimir Poutine. Dans ce projet, le Rassemblement national aurait eu sa place grâce à l’entremise de l’eurodéputé membre du parti, M. Philippe Olivier, beau-frère de Mme Marine Le Pen (voir infra). Si ce projet semble avoir été mis en sommeil après l’invasion russe de l’Ukraine, rien n’indique qu’il soit totalement abandonné.
M. Aymeric Chauprade, qui fut député européen du Front national de 2014 à 2019 et qui se présente comme géopolitologue et expert en relations internationales, a entretenu de très bonnes relations avec M. Malofeïev et a incontestablement joué un rôle clef dans la construction de liens entre le Front national et certains proches de M. Poutine, dont M. Malofeïev. Il a conseillé Mme Le Pen dès 2010 et a adhéré au Front national en 2013. On ne peut pas passer sous silence le fait que, en février 2022, dans un entretien pour le média d’extrême droite Livre noir, il défend l’idée d’une Grande Russie ayant annexé l’Ukraine et la Biélorussie et justifie l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
D’autres cercles d’influence du pouvoir russe existent à côté de ce pôle politique incarné par M. Malofeïev. Ces divers réseaux ne sont toutefois pas imperméables entre eux. Mme Cécile Vaissié a en effet souligné que dans cette nébuleuse « l’on retombe toujours sur les mêmes noms ».
La société de M. Malofeïev, Marshall Capital Partners, se serait associée à une société européenne, CFG Capital, pour créer un fonds visant à soutenir l’investissement en Russie doté de 2 milliards d’euros, somme qui, selon Mme Vaissié, transite « de manière obscure ». Le journal d’affaires russe Vedomosti, à l’origine de cette information ([311]), a indiqué que M. Thierry Mariani, à l’époque député UMP, serait membre du conseil dans la nouvelle société issue du rapprochement entre CFG Capital et la société de M. Malofeïev. M. Mariani a reconnu en audition que M. Pierre Louvrier, un Français qui faisait partie du projet, lui a « demandé [s’il était] prêt à le rejoindre en tant que conseiller » mais que, puisque « ce fonds n’a jamais existé », il n’en a jamais été administrateur. Il a en revanche avancé que l’implication de M. Malofeïev était douteuse : celui-ci lui aurait « certifié qu’il n’était pas dans l’affaire ». Si M. Mariani a semblé vouloir se distancier de M. Malofeïev, il a tout de même admis l’avoir rencontré « quatre ou cinq fois » et avoir « participé à une réunion » avec lui en marge de la Coupe du monde de football en 2018 qui s’est déroulée en Russie. Tout comme d’ailleurs M. Philippe Olivier, invité à la finale France-Croatie de cette même Coupe du monde.
Une autre entité évoquée au cours des auditions de la commission d’enquête est celle créée en 2012 par le conseil économique de la chambre de commerce et d’industrie franco-russe : l’Observatoire franco-russe, un think tank franco-russe s’intéressant plus particulièrement aux sujets économiques. S’il est souhaitable de promouvoir les relations économiques entre pays et de soutenir les entreprises françaises à s’implanter à l’étranger, il est regrettable pour Mme Vaissié que ce conseil économique de la chambre soit présidé depuis avril 2022 par « Gennady Timchenko, oligarque richissime […], vraisemblablement issu du KGB et très proche de Poutine, au point d’être soupçonné d’être son associé en affaires, voire sa couverture pour ses enrichissements ».
Pour M. Tenzer, l’Observatoire franco-russe est « un organe de propagande douce bien connu, qui défend les thèses du Kremlin et qui se montre très actif s’agissant de la levée des sanctions ». Il y siège selon lui des personnes qui défendent des théories qu’il juge « parfois “limites” ».
b. Des parcours individuels entre naïveté et compromission
Des personnalités politiques françaises de tout bord ont soutenu ou continuent de soutenir le discours officiel du Kremlin. Sans se prêter à un amalgame sans nuance, il convient d’expliciter la gradation qui existe dans l’adhésion à la position du Kremlin par certains élus français qui peut, dans certains cas, s’apparenter à une forme de naïveté ou de méconnaissance des réalités.
i. L’adhésion aux thèses du Kremlin
Il existe tout d’abord des prises de position qui dépassent la simple proximité d’idées en cautionnant la désinformation et les agissements des autorités russes. Dans cette perspective, Mme Vaissié a visé « ceux qui justifi[ent] à la moindre occasion, avant même qu’on ne le leur demande, les actions du Kremlin en Syrie, en Géorgie au moment de la guerre en 2008, et en Ukraine ».
Ainsi, elle a mis en cause le « texte ignoble » de M. Mélenchon ([312]) qui, alors que l’opposant au régime russe Boris Nemtsov avait été assassiné « comme un chien à quatre pas de la place Rouge » en février 2015, affirmait « qu’au bout du compte, on comprenait pourquoi il avait été tué et que ce n’était pas la faute de M. Poutine. » Selon Mme Vaissié, il est pourtant certain que M. Poutine est lié à l’assassinat d’un de ses principaux opposants tant la sécurité sur la place Rouge est omniprésente et qu’habituellement « tout [y] est filmé ». Malheureusement, « Boris Nemtsov a été assassiné sous des caméras qui ne fonctionnaient pas ». M. Mélenchon a pour sa part estimé dans son billet publié sur son blog que « la première victime politique de cet assassinat est Vladimir Poutine ».
Ces interventions reprenant le narratif des autorités russes ne signifient toutefois pas nécessairement qu’une ingérence russe les ait commanditées. Mme Vaissié reconnaît d’ailleurs qu’elles peuvent provenir de « personnes [qui] idéalisent une Russie où elles ne sont jamais allées » et qu’il existe des « personnes naïves, mal informées, qui n’accordent pas autant de valeur que d’autres à la démocratie et à la liberté individuelle. »
M. Nicolas Tenzer a ainsi souligné l’existence de diverses personnalités développant – souvent depuis de nombreuses années – un discours favorable à la Russie. Il a par exemple cité M. Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères qui « tient régulièrement […] des discours favorables à la puissance russe : il se situe plutôt dans le camp de la non-intervention en Ukraine, de la critique de l’OTAN et des États-Unis ».
M. Tenzer met toutefois en garde contre une « propagande douce » qu’il qualifie de « plus perverse » que la « propagande dure » consistant en une simple diffusion de « toutes les informations fausses et invraisemblables possibles » qui visent notamment à dire que le régime ukrainien est nazi ou que la Russie ne fait que répondre à une attaque ukrainienne. Cette propagande douce essaie quant à elle de porter un discours qui se veut nuancé tout en servant les positions russes. Parmi les nombreux exemples existants, M. Tenzer a cité les discours affirmant que « tout n’est pas blanc ou noir », que « le gouvernement ukrainien n’est pas exempt de tout reproche » ou que « la poursuite des livraisons d’armes à l’Ukraine aggravera les souffrances du peuple ukrainien ».
Mme Loiseau a également dénoncé le discours de ceux qu’elle appelle, dans son ouvrage, La guerre qu’on ne voit pas venir ([313]), les « idiots utiles » de M. Poutine. Elle a par exemple marqué sa réprobation à l’encontre des prises de parole de M. Éric Zemmour qui considère notamment que « la liberté d’expression serait plus grande en Russie qu’en France » alors même que la journaliste russe Anna Politkovskaïa, opposante au président Vladimir Poutine, a été assassinée le 7 octobre 2006 à Moscou pour ses prises de position et que de nombreux opposants au régime sont poursuivis.
La députée européenne a aussi rappelé les prises de parole de M. Jean‑Luc Mélenchon qui a affirmé que M. Poutine allait « régler le problème » en Syrie ([314]) au moment de la guerre civile qui a eu lieu dans le pays. Dans La France russe, enquête sur les réseaux de Poutine ([315]), le journaliste M. Nicolas Hénin estime par ailleurs, s’agissant de M. Mélenchon, qu’« à la gauche de l’échiquier politique, c’est certainement […] l’avocat le plus outrancier du maître du Kremlin ».
M. Jean-Pierre Chevènement, ancien ministre, a été l’une des figures politiques parmi les plus citées au cours des auditions de la commission d’enquête pour sa « bienveillance » à l’égard de la Russie, selon les mots de Mme Loiseau. Il a en particulier été décoré de l’ordre de l’Amitié – la plus haute distinction accordée à des étrangers – par Vladimir Poutine lors d’une cérémonie au Kremlin le 4 novembre 2017. Au moment de la remise de cette décoration, ce dernier a déclaré : « Votre attitude sincère et cordiale envers la Russie s’exprime par des actions concrètes. »
Auditionné à son tour ([316]), M. Chevènement a affirmé n’avoir pas « accepté spontanément » cette décoration et avoir été « vivement encouragé » à le faire par le ministère des affaires étrangères. En tout état de cause, il a estimé n’avoir pas « cru devoir refuser [la décoration] », y voyant là « l’intérêt de la France d’avoir de bonnes relations avec les autorités russes afin de faire avancer nos affaires dans d’innombrables domaines ».
Cette décoration est en lien avec la fonction qu’il a exercée, de 2012 à 2021, de représentant spécial de la France pour la Russie. Dans ce cadre, M. Chevènement avait pour mission, d’après deux lettres de mission signées par le ministre des affaires étrangères en 2012 et en 2017 ([317]), de « densifier » la relation franco-russe, en particulier en aidant au « développement des investissements français en Russie et russes en France » et en soutenant la présence des entreprises françaises dans les régions russes. À ce titre, il a pris de nombreuses décisions (soutien aux implantations de firmes françaises en Russie, facilitation de l’obtention de visas pour les étudiants russes…) qui ont, selon lui, justifié la phrase de M. Poutine lors de sa remise de décoration. Résumant son activité, il a affirmé qu’il mettait de « l’huile dans les rouages » dans les relations franco-russes.
Il a par ailleurs estimé que sa nomination au poste de représentant spécial, dans la perspective de développer une « diplomatie économique », s’expliquait par sa « réputation de connaître un peu la Russie » où il s’était rendu à plusieurs reprises par le passé, en particulier en tant que ministre.
Si M. Chevènement a pu s’illustrer par des prises de position résolument pro-russes – à l’instar de la tribune qu’il a signée en 2016 pour « renouer un dialogue avec la Russie, pays […] dont toutes nos nations ont besoin ([318]) » –, il a reconnu au cours de son audition que « le contexte est totalement différent » aujourd’hui. Il a ajouté « nos intérêts sont nettement divergents et je me place dans la ligne qui est celle du Gouvernement ». Il a toutefois revendiqué se ranger parmi les « réalistes » estimant que « la Russie existera toujours » et qu’il faut mener une politique qui permette à ce pays de « prendre sa place dans l’équilibre européen et mondial et qui favorise le développement de la démocratie en son sein ».
ii. L’utilisation du statut d’élu au bénéfice des positions russes
De manière plus compromettante, certains élus ont pu profiter de leur statut pour agir en faveur de la Russie, en particulier quand celle-ci a commencé à être la cible de critiques et de sanctions à la suite de l’annexion illégale de la Crimée qu’elle a menée en 2014. Comme l’ont rappelé beaucoup d’experts auditionnés, il demeure toutefois très difficile – même pour la justice, qui dispose de moyens nettement plus étendus que cette commission d’enquête – de démontrer l’influence directe de la Russie auprès de décisionnaires politiques.
Au cours de son audition, Mme Vaissié a porté à la connaissance de la commission un article de la revue francophone en ligne Desk Russie ([319]) traduisant l’enquête d’un média d’investigation russe Vajnié Istori. Celle-ci démontrerait que des « communicants politiques proches du pouvoir russe » exerçaient une influence sur les députés des parlements de plusieurs pays de l’Union européenne pour qu’ils reconnaissent le rattachement de la Crimée et promeuvent la levée des sanctions engagées contre la Russie à la suite de l’annexion de cette dernière.
Cette campagne d’ingérence aurait ainsi permis l’adoption d’une résolution reconnaissant la Crimée comme russe et appelant la levée des sanctions contre la Russie par trois régions italiennes en 2016 ([320]) ainsi que par le parlement chypriote en juillet 2016. La stratégie russe reposerait sur le versement de « dizaines de milliers d’euros » à destination des députés proposant des résolutions pro-russes avec une « rémunération supplémentaire » en cas d’adoption de ces résolutions.
L’enquête ne mentionne pas la France et tous les élus concernés nient avoir perçu des sommes d’argent. Toutefois, le processus décrit dans l’enquête journalistique fait écho au dépôt par M. Mariani, alors député national, en 2016, d’une proposition de résolution à l’Assemblée nationale visant à ne pas renouveler les mesures restrictives et les sanctions économiques imposées par l’Union européenne à la fédération de Russie et qui a été adoptée le 28 avril 2016 ([321]).
Si aucun élu français n’a naturellement reconnu avoir accepté des sommes d’argent proposées par le pouvoir russe, il est établi que ce dernier a tenté à de nombreuses reprises de financer certaines campagnes politiques de tout bord. Ainsi, M. François Bayrou a confirmé en 2004 ([322]) que des ressortissants russes lui avaient proposé de « prendre en charge l’intégralité de ses frais de campagne » lors de l’élection présidentielle de 2002 alors qu’il était président de l’UDF.
Ce modus operandi se serait plusieurs fois répété, notamment en 2016 lorsqu’un officier du GRU – le service de renseignement militaire russe – aurait proposé à M. Georges Kuzmanovic, alors conseiller de M. Jean-Luc Mélenchon pour la politique étrangère et les questions militaires, 500 000 euros en liquide pour la campagne de ce dernier. M. Kuzmanovic dit avoir refusé, mais n’avait jamais fait état de cette proposition avant qu’elle ne soit révélée en 2022 dans le livre de Romain Mielcarek, Les Moujiks – La France dans les griffes des espions russes ([323]).
L’utilisation du statut de député ou de sénateur au service du pouvoir russe s’est également illustrée par le déplacement de délégations de parlementaires en Russie après l’annexion illégale par cette dernière de la Crimée. Là encore, M. Mariani était régulièrement présent en plusieurs occasions à ces voyages. Ainsi, en juillet 2015, dix députés et sénateurs, dont M. Yves Pozzo di Borgo, cité dans deux enquêtes judiciaires qui concernent le Dialogue franco-Russe, se sont rendus à Moscou et en Crimée à l’initiative de M. Mariani, alors député Les Républicains. Ce dernier a par la suite continué à se rendre souvent en Russie, notamment en Crimée et au Donbass, lorsqu’il est devenu membre du Rassemblement national (voir infra).
iii. La reconversion au sein d’entreprises russes
Enfin, certains parcours personnels ont témoigné d’un rapprochement manifeste avec le pouvoir russe se matérialisant par des prises de fonction d’anciens députés ou ministres à des postes importants en Russie, sans que la compétence de ces derniers ne le justifie nécessairement. Lors de son audition ([324]), M. Raphaël Glucksmann a décrit cette méthode dite de « capture des élites » qui consiste à se faire le pourvoyeur de « retraites dorées versées à d’anciens dirigeants très puissants ».
L’exemple le plus emblématique de ce type de parcours est celui de M. Gherard Schröder, ancien chancelier allemand qui figurait dans les conseils d’administration et de surveillance des entreprises russes Gazprom et Rosfnet ainsi que diverses autres dont Nord Stream AG, chargée des gazoducs construits entre 2005 et 2021 entre la Russie et l’Allemagne. Ces fonctions se sont accompagnées de prises de position indulgentes à l’égard du régime de M. Poutine, en particulier après l’invasion de l’Ukraine en février 2022.
En France, l’ancien Premier ministre François Fillon a été nommé en 2021 membre du conseil d’administration de deux sociétés publiques russes : le groupe pétrolier Zaroubejneft ainsi que le groupe de pétrochimie Sibur. Il s’agit d’entreprises que M. Glucksmann a qualifiées de groupes « intimement liés au régime russe et au système poutinien » du fait qu’un de leurs principaux actionnaires est M. Gennady Timtchenko, homme d’affaires russe considéré comme un ami personnel de Vladimir Poutine, par ailleurs président de l’Observatoire franco‑russe (voir supra).
Considérant que ces fonctions seraient « utile[s] au développement de [ses] activités professionnelles en Russie », M. Fillon les a acceptées. Il a cependant assuré que son rôle dans ces entreprises ne consistait pas en « une fonction exécutive ». Il a également précisé que « c’est [lui] qui [est] allé en Russie pour développer [ses] activités professionnelles, avant que n’éclate la guerre. Ce ne sont pas les Russes qui sont venus [le] chercher ». En outre, « les entreprises dans lesquelles [il a] accepté de siéger n’ont pas de relations stratégiques avec la France. Sibur lui vend un peu de matériaux qui servent à fabriquer des pneus, et Zaroubejneft rien du tout. » Son dernier argument, qui rejoint le point de vue développé par M. Chevènement, est d’ordre plus général : « Mes convictions sur la nécessité d’une relation réaliste entre la France et la Russie ne datent pas de l’époque où j’ai siégé dans des conseils d’administration : elles remontent à 1986, à l’époque où la Russie s’appelait l’URSS. Personne ne peut donc espérer me faire changer d’avis, d’une manière ou d’une autre. Je considère qu’il n’y a là aucune ingérence étrangère ([325]). »
Compte tenu des circonstances qui l’ont amené à démissionner au lendemain de l’agression militaire russe contre l’Ukraine, cette expérience n’a donné lieu, selon l’ancien Premier ministre, à aucune rémunération : « Je […] n’ai jamais touché un centime d’argent venu de Russie, dans toute ma vie politique et privée. Certes, si j’étais resté membre de ces deux conseils d’administration, j’aurais été rémunéré, comme tout membre d’un conseil d’administration. Mais ayant démissionné dans les conditions que vous savez, je n’ai jamais touché un centime d’argent en provenance de Russie. »
M. Fillon a affirmé bien connaître la Russie et y avoir effectué « des séjours relativement longs, de quelques semaines », ce qui l’a amené à pouvoir aider des entreprises à s’y développer dans le cadre de ses activités de conseil. Ainsi, il a travaillé pour la société française CIFAL, une société de « diplomatie d’affaires », dirigée par M. Gilles Rémy, homme d’affaires français considéré comme un pilier des réseaux d’affaires franco-russes, pour qui il aurait facilité les contacts entre un responsable congolais et des responsables russes en vue de l’exploitation d’une concession pétrolière, d’après un article du magazine Challenges ([326]). Cette entreprise spécialisée dans le soutien à l’exportation d’entreprises en Russie fait par ailleurs l’objet d’une enquête préliminaire ouverte par le parquet national financier (PNF) pour des soupçons de corruption d’agent public étranger.
M. Fillon a confirmé lors de son audition avoir travaillé pour la société CIFAL et a salué l’action de son dirigeant, mais il a indiqué qu’il n’était pas concerné par cette enquête.
M. Fillon a en outre indiqué avoir « quitté la vie publique de manière définitive et entamé une carrière professionnelle » en 2017, déduisant de ceci que ses choix de carrière « ne regarde[nt] que [lui] » et affirmant n’avoir de « comptes à rendre à personne » à ce sujet tant qu’il agissait dans le respect de la loi française et des règlements européens. Il a résumé sa position en une formule qui a été amplement reprise par les médias : « Si j’ai envie de vendre des rillettes sur la place Rouge, je vendrai des rillettes sur la place Rouge. »
À cette formule à l’emporte-pièce censée clore le débat, on peut opposer le double argument éthique et de protection des intérêts de la Nation formulé par Mme Nathalie Loiseau : « […] personne n’est obligé de devenir Premier ministre. C’est un choix qui engage, car à partir du moment où vous êtes le chef du Gouvernement, vous avez accès à des secrets d’État. Il ne me semblerait pas choquant qu’on oblige une telle personne à prendre l’engagement de ne pas travailler par la suite pour un pays étranger qui, au minimum, ne ferait pas partie d’une alliance à laquelle nous appartenons. […] il faudrait au moins s’engager à ne pas travailler pour un pays qui nous est hostile. C’est compliqué à définir […] ([327]). »
Il est évident qu’au cours de sa longue carrière politique qui l’a amené à être Premier ministre pendant cinq années, M. Fillon a eu accès à des informations stratégiques et a développé des relations qui aujourd’hui lui servent manifestement dans l’exercice de ses fonctions de conseil. Il l’a lui-même admis : « C’est évidemment mon expérience d’ancien Premier ministre et d’ancien ministre qui est souhaitée lorsque je siège dans un conseil d’administration. » Cela se révèle d’autant plus problématique quand il s’agit d’entreprises proches du pouvoir russe comme ce fut le cas pour M. Fillon. Il a d’ailleurs reconnu que Zaroubejneft est une société d’État et que sa nomination a été actée par décret. Il s’agit donc bien là de l’application par le régime de Vladimir Poutine de la stratégie de « capture » de membres de nos élites politiques et économiques.
Interrogé précisément à ce sujet lors de son audition, M. Fillon a déclaré qu’il considérerait le financement d’un parti politique par une puissance étrangère comme une ingérence.
Dès lors, il apparaît légitime que le champ d’activité dans lequel un ancien ministre ou Premier ministre puisse se reconvertir soit limité afin d’éviter toute exploitation de la situation par des puissances étrangères. Il ne s’agit naturellement pas d’interdire « d’avoir quelque activité professionnelle que ce soit » comme s’en est inquiété M. Fillon lors de son audition : cela ne correspond nullement aux intentions de la rapporteure.
Toutefois, la règle actuelle ([328]) qui prévoit que durant un délai de trois ans un ancien haut fonctionnaire ou responsable politique doive faire valider sa reconversion par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) montre certaines limites.
La rapporteure estime donc qu’il faut pouvoir engager une réflexion à propos de contrôles plus spécifiques sur les nouvelles carrières professionnelles d’anciens hauts fonctionnaires, de responsables politiques de haut niveau et de certaines catégories de militaires, qui viseraient éventuellement certaines puissances ne faisant pas partie des mêmes alliances que la France, ou qui s’adonnent à des formes d’ingérence dans notre pays.
Recommandation n° 3 : Revoir la règle de limitation des nouvelles carrières professionnelles d’anciens hauts fonctionnaires, responsables politiques de haut niveau et militaires de certaines catégories en prévoyant un cadre qui s’inscrive dans un temps plus long et qui exclue certaines zones géographiques ou pays, réservant les éventuelles évolutions professionnelles à des pays membres, par exemple, de l’Espace économique européen ou d’alliances dont la France est également membre.
Cette préconisation tend à s’appliquer avec tout autant d’acuité à une autre situation exposée devant la commission d’enquête, celle de la prise de fonctions en 2019 de M. Maurice Leroy, ancien ministre de la ville dans le gouvernement de M. Fillon et ancien député UDI, au sein de l’entreprise d’aménagement de la construction Mosinzhproekt (MIP) chargée de gérer les projets du Grand Moscou. M. Leroy a expliqué au cours de son audition ([329]) être en charge du développement international dans cette entreprise.
À la différence de M. Fillon, M. Leroy a refusé de démissionner de ses fonctions en Russie à la suite de l’agression russe contre l’Ukraine, justifiant cette décision notamment par le fait qu’il n’est pas un dirigeant de la société pour laquelle il travaille, mais un cadre salarié, que cette entreprise « n’est pas sous sanctions » et qu’il faut bien préparer un « après » à la guerre.
À l’image de M. Fillon, M. Leroy a semblé ne pas voir de difficulté à ce qu’un ancien ministre français exerce des fonctions au sein d’une entreprise russe détenue par la ville de Moscou dans un domaine dont il a eu la charge quand il appartenait au gouvernement français en tant que ministre de la ville, ce qui lui a potentiellement apporté des contacts et des informations utiles pour le pouvoir russe. Il a ainsi affirmé qu’il estimait ne pas être « utilisé » par le pouvoir russe.
Il est permis d’en douter, tant la stratégie de récupération et d’exploitation du « carnet d’adresses » et d’octroi d’une visibilité à travers le recrutement d’un ancien ministre ayant été en charge du Grand Paris semble évidente !
M. Leroy a confirmé avoir acquis la nationalité russe en 2021 mais précise l’avoir obtenue sans l’avoir demandée, assurant que cela était tout à fait possible et même « fréquent ». Cette information est difficile à vérifier mais il convient tout de même de noter que M. Leroy a confirmé ne pas parler russe et s’être installé en Russie moins de deux ans avant d’avoir reçu ce passeport russe.
De surcroît, cette obtention « à l’insu de son plein gré » ne l’a pas amené à la rejeter par la suite. Cette situation n’a pas manqué de susciter l’étonnement de la commission d’enquête car elle pourrait suggérer une forme de traitement de faveur de la part du régime. M. Leroy a d’ailleurs avancé que l’octroi de la nationalité était « comme un remerciement » de la part des Russes.
Par ailleurs, si l’ancien ministre a assuré qu’il n’avait « rien à voir de près ou de loin, avec le gouvernement fédéral russe ou avec les décisions nationales », il a désigné M. Marat Khousnoulline – un de ses « amis » – comme celui qui lui a permis d’accéder à ses fonctions au sein de MIP. Or, M. Khousnoulline est membre du gouvernement fédéral russe en tant que vice-Premier ministre chargé de la construction. En outre, si M. Leroy affirme que l’entreprise MIP est de droit privé, son capital est bel et bien détenu par la ville de Moscou.
C. le cas particulier du rassemblement national
Si l’influence qu’exerce la Russie sur la vie politique française semble toucher des personnalités appartenant à plusieurs partis politiques, il apparaît à de nombreux égards que la relation entre les autorités russes et le Front national, devenu Rassemblement national est un « canal privilégié » selon les mots de Mme Nathalie Loiseau ([330]). Pour la députée européenne, le circuit « privilégié par Moscou pour diffuser son influence en France est, comme ailleurs en Europe, l’extrême droite ».
Ce lien s’explique notamment par une forte convergence de vues avec le pouvoir russe sur un certain nombre de valeurs politiques et de questions géopolitiques.
Ce lien est ancré dans la durée, Jean-Marie Le Pen, le fondateur du Front national, ayant créé la « filière russe » au nom de son combat pour une « Europe des patriotes », qui ne serait pas, selon lui, alignée sur les États-Unis d’Amérique ni sur l’OTAN, mais qui construirait avec la Russie un partenariat durable fait d’intérêts communs et de convergences géopolitiques.
Dès les années 1960, Jean-Marie Le Pen avait reçu le peintre nationaliste soviétique Ilya Glazounov, venu à Paris au sein d’une délégation soviétique et devenu un ami personnel ([331]). Sans doute aussi, par-delà la forme du régime soviétique, a longtemps subsisté, au sein d’une certaine fraction d’extrême droite, une ligne traditionaliste voir solidariste, avec notamment la croyance en une Russie image d’Épinal éternelle, orthodoxe, défendant « l’homme blanc » et la chrétienté.
Ces liens se sont poursuivis dans les années 1980 et Jean-Marie Le Pen, président du Front national, s’est rendu à plusieurs reprises en Russie, ainsi que son numéro deux de l’époque, Bruno Gollnish, pour y rencontrer notamment Alexandre Douguine, futur idéologue de la nouvelle droite russe et théoricien du néo-eurasisme, et Vladimir Jirinovski, président d’un parti ultra-nationaliste russe, avec qui Jean-Marie Le Pen entretiendra une relation amicale.
Tous deux tentèrent de fédérer l’extrême droite européenne, sur le mode « patriotes de tous les pays, unissez-vous ».
Quand Marine Le Pen accède à la présidence du Front national, en janvier 2011, elle reprend l’héritage familial de la russophilie. C’est alors que la stratégie de rapprochement politique et idéologique entre le parti et le régime de Moscou va se structurer et s’accélérer, le soutien à la politique étrangère des autorités russes, Dmitri Medvedev président puis à nouveau Vladimir Poutine, réélu président de la Fédération de Russie en mars 2012, devenant partie intégrante des positions officielles défendues par Marine Le Pen et son parti.
Le rapprochement avec les cercles du pouvoir poutinien devient un objectif, après les séquences de relations amicales et surtout privées que furent celles de Jean‑Marie Le Pen.
Cette relation renforcée se matérialise donc par des contacts fréquents entre des responsables politiques du Rassemblement national et des responsables russes, et le Rassemblement national est le seul parti français financé en partie par un prêt octroyé au départ par une banque russe, puis repris par une entreprise russe.
La volonté affichée par Marine Le Pen de se voir reconnaître une stature internationale s’exprimera au premier chef par ses contacts répétés avec des personnalités des cercles du pouvoir – président de la Douma, président de la commission des affaires étrangères de la Douma, vice-Premier ministre – et par une demande insistante et formulée pendant plusieurs années de rendez-vous officiel avec Vladimir Poutine. Celui-ci recevra finalement Mme Le Pen le 24 avril 2017, soit moins de quatre semaines avant le premier tour de l’élection présidentielle française.
1. Un soutien idéologique et une proximité affichée avec le régime de M. Poutine
Interrogé sur la spécificité du Rassemblement national par rapport aux autres partis français, M. Glucksmann a estimé que « la conjonction du soutien politique et idéologique exprimé par les dirigeants des partis d’extrême droite et des actions individuelles menées par les membres de ces partis témoigne d’une connivence générale ». C’est pour lui cette conjonction qui matérialise la différence entre des « cas isolés » issus de tous les partis et le Rassemblement national, pour qui la proximité idéologique avec le régime russe se double de manifestations de soutien explicite et réitéré à l’égard du Kremlin.
Indiquant qu’il évoquait davantage des députés européens membres du RN, M. Glucksmann a précisé que « cela ne veut pas dire que, dans ces mouvements-là, tout le monde travaille pour la Russie, mais qu’il y a une atmosphère générale qu’on ne retrouve pas, par exemple, au Parti populaire européen (PPE). Le fait que M. Fillon ait accepté de travailler pour le régime russe, pour le système poutinien, ne détermine pas la position politique de l’ensemble du PPE. En revanche, les eurodéputés [du RN] qui ont été sanctionnés [par le Parlement européen] ont suivi la ligne politique de leur mouvement. »
i. Une forte proximité politique et idéologique et des intérêts communs
Comme l’a rappelé M. Tenzer lors de son audition ([332]), de nombreux partis d’extrême droite ont soutenu ou soutiennent encore la Russie en Europe : « l’AfD en Allemagne, le mouvement de Salvini en Italie et celui de Berlusconi, même si celui-ci ne peut être qualifié d’extrême droite. C’est également le cas en Estonie, […] en Hongrie, en République tchèque, en Slovaquie, en Bulgarie. » Il existe selon lui une « internationale fortement encouragée par le Kremlin ». Le Rassemblement national s’inscrit dans cette mouvance dont « M. Mariani est un exemple, mais il en existe d’autres ». M. Jean-Luc Schaffhauser, auditionné par la commission d’enquête, et M. Aymeric Chauprade, qui furent tous deux députés européens membres de la délégation Rassemblement national au Parlement européen, sont aussi des illustrations de ce fort tropisme pro-russe du Rassemblement national.
Comme exposé ci-dessus, le soutien du Rassemblement national à la politique des autorités russes et de M. Poutine en particulier n’est pas nouveau et s’inscrit dans la lignée de la relation de proximité entre la Russie et le Front national. Mme Nathalie Loiseau a ainsi estimé que « la Russie et le Rassemblement national, c’est une histoire qui commence avec Jean-Marie Le Pen et qui se poursuit ».
Le Rassemblement national affiche en effet son admiration et son soutien à un régime dont il dit partager largement des valeurs et des positions – le parti français comme le régime de Poutine affirmant notamment tous deux des positions résolument hostiles à l’OTAN et plus largement aux États-Unis, et Mme Le Pen ayant écrit dans plusieurs de ses documents officiels que la France devait « sortir de la tutelle des États-Unis d’Amérique ».
Dès 2011, au moment de son arrivée à la tête du parti qui se nommait encore Front national, Mme Marine Le Pen a accordé un entretien au quotidien russe Kommersant ([333]) où elle affirmait : « Je ne cache pas que, dans une certaine mesure, j’admire Vladimir Poutine. […] La France a plus d’intérêts communs sur les plans culturel et stratégique avec la Russie qu’avec les États-Unis d’Amérique. » Et, plus loin dans la même interview : « Rien ne permet d’affirmer d’un point de vue constitutionnel que la Russie n’est pas une démocratie. Le ton de la presse d’opposition y est bien plus libre et plus virulent à l’égard de Poutine qu’elle ne l’est en France à l’égard de Sarkozy. »
Auditionnée par la commission d’enquête, Mme Le Pen n’a rien renié de ses propos, qu’elle a même plutôt confirmés, et elle a qualifié d’« admirable » le fait de voir un pays « qui a été soixante-dix ans sous le joug communiste et dix ans pillé par les apparatchiks de M. Eltsine revenir dans le concert des nations ([334]) ».
Mme Le Pen a aussi déclaré partager des « valeurs communes » avec les Russes et être « peut-être la seule en France qui défend la Russie ([335]). »
En 2013, alors qu’elle est reçue par le président de la Douma, M. Sergueï Narychkine, et qu’elle rencontre M. Alekseï Pouchkov, président de la commission des affaires étrangères de la Douma et le vice-Premier ministre Dimitri Rogozine, Mme Le Pen déclare : « Je pense que nous avons des intérêts stratégiques communs, je pense que nous avons aussi des valeurs communes, que nous sommes des pays européens. J’ai le sentiment que l’Union européenne mène une guerre froide à la Russie. La Russie est présentée sous des traits diabolisés, […] une sorte de dictature, un pays totalement fermé : cela n’est objectivement pas la réalité. Je me sens plus en phase avec ce modèle de patriotisme économique qu’avec un modèle de l’Union européenne. » Il est difficile de ne pas voir dans ce propos une forme d’allégeance politique !
De son côté, le régime russe appuie les mouvements d’extrême droite et de droit extrême en Europe car ceux-ci lui permettent de diffuser son propre discours en en étant un relais fidèle et d’affaiblir l’Union européenne en tant que puissance politique en soutenant des mouvements ouvertement eurosceptiques, quand ils ne sont pas europhobes.
À chaque « crise » géopolitique provoquée par la Russie, le Front national puis le Rassemblement national ont assuré M. Poutine de leur soutien. C’est ainsi que, par exemple, Marine Le Pen s’oppose avec virulence à la décision prise en 2015 par le Président Hollande d’annuler la vente de navires de guerre, deux porte-hélicoptères Mistral à la Russie – alors même qu’elle est hostile aujourd’hui à la livraison d’armes à l’Ukraine attaquée par la Russie…
Lorsque la Russie a annexé illégalement la Crimée en mars 2014, Mme Le Pen a fait sien le discours officiel de Moscou, assurant qu’elle ne croit « absolument pas qu’il y a eu une annexion illégale de la Crimée : il y a eu un référendum, les habitants souhaitaient rejoindre la Russie ([336]). »
Le 2 décembre 2014, la présidente d’alors du Rassemblement national postait sur Twitter : « La Crimée est russe depuis de très nombreuses années. »
Dans une interview à CNN, le 1er février 2017, Marine Le Pen va jusqu’à nier qu’il y ait eu « une invasion de la Crimée », clamant à nouveau que la Crimée « a toujours été russe ».
Tous ses propos sur la Crimée, réitérés lors de son audition par la commission d’enquête, reprennent mot pour mot les éléments de langage officiels du régime de Poutine : la Crimée a toujours été russe et il y a eu un référendum par lequel la population de Crimée a voté librement en faveur de son « rattachement » à la Fédération de Russie. Que l’annexion de la Crimée par la Russie ait été considérée comme illégale par la France, les pays de l’Union européenne et les États-Unis, car violant le droit international et le principe d’intangibilité des frontières, ne semble pas de nature à infléchir la position de Marine Le Pen et celle de son parti. Pas plus que la non-reconnaissance par la communauté internationale du « référendum » et le fait que de nombreuses sources journalistiques attestent l’insincérité d’un scrutin entaché de nombreuses irrégularités et anomalies et de l’usage de l’intimidation et de la force pour amener des électeurs jusqu’aux bureaux de vote.
Soutenir, comme le fit Marine Le Pen, que les habitants de la Crimée ont voté « librement » leur rattachement à la Russie est donc pour le moins assez peu vérifié.
La violation de la souveraineté et de l’intégrité territoriale d’un État, l’Ukraine, amputée d’une portion importante de son territoire, n’est ainsi manifestement pas intolérable pour les grands défenseurs des souverainetés nationales que sont Mme Le Pen et le Rassemblement national.
Ce relais direct du discours officiel russe, « cette courroie de transmission » efficace et, sur ce sujet-là du moins, jamais démentie, sont visiblement appréciés à Moscou : à peine l’audition de Mme Le Pen par la commission d’enquête terminée, le 24 mai dernier, des titres de presse russes se faisaient avec une grande satisfaction l’écho de l’affirmation principale, à leurs yeux, réaffirmée par Marine Le Pen : la Crimée est et a toujours été russe – agence de presse Tass, journal du ministère de la défense, gazette Tsargrad de Konstantin Malofeïev.
Cet alignement total sur le discours russe laisse songeur… Mme Le Pen est d’ailleurs interdite de séjour sur le territoire ukrainien depuis le 5 janvier 2017, à la suite de ses premières déclarations justifiant l’annexion de la Crimée par la Russie.
De même, au moment de l’intervention de l’armée russe en Syrie, qui, par ses frappes aériennes entre 2015 et 2019, aurait tué au moins 8 000 civils selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme ([337]), Mme Le Pen a affirmé dans un entretien à Europe 1 ([338]) que les « doutes exprimés sur les frappes russes […] participent de la décrédibilisation de l’action menée par Vladimir Poutine. La France aurait dû faire ce que la Russie est en train de faire ».
Avant le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le programme politique de Mme Le Pen évoque une « alliance » avec la Russie. Dans l’un des cahiers thématiques accompagnant le programme présidentiel de Mme Le Pen pour 2022, celui consacré à la défense, il est indiqué que, « sans crainte des sanctions américaines, il sera recherché une alliance avec la Russie sur certains sujets de fond », notamment la « sécurité européenne », qui, selon la candidate, « ne peut exister sans la Russie ».
Si toute mention de la Russie disparaît du programme présidentiel de Mme Le Pen après le 24 février 2022, la candidate déclare néanmoins, dans sa conférence de presse consacrée aux questions internationales, à dix jours du second tour de l’élection présidentielle, que, dès lors qu’un accord de paix serait trouvé entre l’Ukraine et la Russie, la France devrait travailler à un « rapprochement stratégique entre l’OTAN et la Russie ».
Il est à noter toutefois que le déclenchement de l’agression de la Russie contre l’Ukraine le 24 février 2022 a marqué une atténuation des prises de position pro‑russes du Rassemblement national et de Mme Le Pen. Cette dernière a condamné sans ambages l’agression militaire de la Russie contre l’Ukraine, qu’elle a jugée « inadmissible ». Néanmoins, elle tient à exprimer une grande prudence quant au risque de « tomber dans la cobelligérance », « avec le risque d’escalade et de guerre mondiale », et se déclare hostile à l’envoi d’armes lourdes. Elle appelle à « tout faire pour trouver une issue pacifique », qui, pour elle, « passerait avant tout par le retrait des troupes russes de l’Ukraine ». Elle plaide en ce sens pour que soit organisée par notre pays une « grande conférence pour la paix ».
Aussi, le discours russe a continué à bénéficier de formes de relais de la part de membres du parti depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine.
M. Thierry Mariani a ainsi estimé dans un tweet daté du 19 mars 2022 que le bombardement russe du théâtre de Marioupol, qui aurait fait environ 600 morts ([339]), était une « opération d’intoxication » de l’Ukraine.
Mme Nathalie Loiseau a par ailleurs souligné que lors de la révélation en avril 2022 des exactions commises à Boutcha en Ukraine par l’armée russe : « Mme Le Pen, à ce moment-là, a affirmé que l’on ne savait pas et qu’une enquête internationale était nécessaire. » Mme Loiseau a ajouté : « Je regrette, mais Boutcha était occupée par des soldats russes et des enquêteurs dépêchés par un certain nombre de pays, dont la France, avaient commencé à recueillir des témoignages. Je ne nie pas que les déclarations de Mme Le Pen aient évolué mais je note qu’il était possible de dire autre chose que ce qu’elle a dit au moment où elle l’a dit. »
Il est intéressant, et honnête, de signaler que l’actuel président du Rassemblement national, M. Jordan Bardella, sans doute conscient des dégâts provoqués sur l’image du parti par le tropisme pro-Kremlin, s’est lancé dans une opération de réhabilitation du Rassemblement national et a opéré un début de virage dans la position du parti sur la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine. Le 23 février 2023, sur le plateau de France 2, il s’est dit « en phase » avec le discours du président Macron sur l’Ukraine, considérant qu’il était « impossible de négocier la paix si l’Ukraine ne retrouve pas son territoire, et si les troupes russes ne quittent pas l’Ukraine ». Il a jugé que Kiev « doit l’emporter » face à Moscou. Dans une interview accordée le même jour au quotidien L’Opinion, il semble remettre en cause la lecture qu’avait pu avoir son parti sur la situation. « Il y a eu une naïveté collective à l’égard des intentions et des ambitions de Vladimir Poutine », a affirmé M. Jordan Bardella, qui juge que « le Vladimir Poutine d’il y a cinq ans n’est pas celui qui, cinq ans plus tard, décide d’envahir l’Ukraine et de commettre des crimes de guerre à Odessa ou à Marioupol ».
Une simple chronologie des faits amène à rappeler que les assassinats d’Anna Politkovskaïa et de Boris Nemtsov eurent lieu respectivement en février 2006 et en février 2015.
Ce début de virage peut être vu, même si d’aucuns le décriraient comme « cousu de fil blanc », comme une volonté de poursuivre, sur le plan international, la « normalisation » du parti, tentée sur d’autres thématiques par Marine Le Pen. C’est une tactique inspirée, là au moins, par la Première ministre italienne Giorgia Meloni. L’honnêteté amène aussi à exposer que les réactions critiques et sceptiques quant à la sincérité de ce début de revirement n’ont pas manqué ! Mme Nathalie Loiseau a qualifié le revirement de Jordan Bardella d’« opportunisme spectaculaire », pour « prendre le sens du vent ». Des députés de la majorité présidentielle ont rappelé que, au mois d’octobre 2022, Mme Le Pen et les membres du groupe politique qu’elle préside à l’Assemblée nationale ont refusé de soutenir à l’Assemblée nationale une résolution ([340]) condamnant le « crime d’agression » commis par la Russie.
Plus généralement, le régime russe, bénéficiaire en France d’un appui à travers le Rassemblement national, a valorisé en retour le parti et sa dirigeante. Cet état de fait a été particulièrement visible lors de la rencontre officielle entre Mme Le Pen et M. Poutine le 24 mars 2017, soit moins de quatre semaines avant le premier tour de l’élection présidentielle en France. Cette rencontre officielle, que seule la presse russe a pu couvrir, était très attendue par Mme Le Pen, qui la sollicitait depuis plusieurs années. Outre la contribution à la construction d’une stature internationale de Mme Le Pen, cet entretien a été l’occasion de faire étalage de la convergence de vues qui existait entre les protagonistes.
Ainsi, Mme Le Pen et M. Poutine ont pu marquer leur vision commune sur la lutte contre le terrorisme islamiste, ont souligné leur accord pour une coopération d’« actions stratégiques au niveau international pour aider le développement [du Sahara et du Sahel] ([341]) » et ont tous deux condamné les sanctions mises en place par l’Union européenne à l’encontre de la Russie après l’annexion illégale de la Crimée par cette dernière, sanctions contre lesquelles Marine Le Pen s’est engagée à continuer de se mobiliser.
L’entretien a duré une heure et demie, d’après Ludovic de Danne, le conseiller diplomatique de Mme Le Pen. Vladimir Poutine s’est défendu de toute ingérence dans la toute proche élection présidentielle française : « Nous ne voulons en aucun cas influencer le déroulement de l’élection présidentielle. » Il a néanmoins tenu à déclarer à la dirigeante frontiste : « Je sais que vous représentez un spectre politique européen qui se développe assez rapidement. » Quant à Marine Le Pen, elle a affirmé : « Je défends les coopérations entre des nations libres. Je pense que Vladimir Poutine représente aussi une nouvelle vision. » Cette rencontre a incontestablement permis à Marine Le Pen de mettre en scène sa relation privilégiée avec la Russie.
D’actifs artisans de cette convergence d’intérêts et de valeurs entre le régime russe et le Rassemblement national occupent des postes importants, notamment à la Douma, et au sein du parti Russie unie, qui ont œuvré pour les nombreux rendez-vous obtenus par Mme Le Pen à Moscou. Mais deux personnes méritent d’être spécialement évoquées : M. Konstantin Malofeïev, un oligarque russe qui s’est donné pour mission de fédérer les extrêmes droites européennes (voir supra), et M. Aymeric Chauprade, qui fut député européen du Front national. M. Malofeïev est, il faut le rappeler, président du conseil d’administration du groupe de médias Tsargrad, un poids lourd du paysage médiatique russe.
M. Raphaël Gluckmann a rappelé qu’en 2014, après l’occupation de la Crimée et d’une partie du Donbass par la Russie, une réunion a été organisée par M. Malofeïev à Vienne avec des représentants des différentes formations européennes d’extrême droite. M. Glucksmann a précisé que « le Front national était représenté par M. Chauprade, alors député européen ».
Mme Cécile Vaissié a souligné lors de son audition ([342]) le « rôle clé » joué par M. Aymeric Chauprade dans le rapprochement du Front national et « certains représentants et proches de M. Poutine ». Lorsqu’il était député Front national au Parlement européen, M. Chauprade « entretenait de très bonnes relations avec M. Malofeïev en Russie » selon Mme Vaissié. Marine Le Pen avait fait de M. Chauprade son conseiller pour les affaires internationales dès 2010. Il exerça le mandat de député européen de 2014 à 2019, et fut vice-président du groupe Europe de la liberté et de la démocratie directe (EFD) de 2018 à 2019.
L’eurodéputé du Rassemblement national M. Thierry Mariani a également déclaré lors de son audition ([343]) connaître M. Malofeïev, qu’il dit avoir rencontré « quatre ou cinq fois ».
En outre, un reportage du magazine « Complément d’enquête » diffusé sur France 2 en octobre 2022 ([344]) faisait état d’une entrevue que M. Philippe Olivier, député européen du RN, a eue avec M. Malofeïev en 2018. Cet entretien aurait eu une « utilité décisive » pour les élections européennes de 2019 ainsi que pour ce qui semble être une « cause » commune, selon un message rédigé par M. Olivier. Ce dernier, auditionné par la commission d’enquête ([345]), n’a pas nié avoir rencontré M. Malofeïev à Moscou à l’été 2018, à l’occasion d’un déplacement qu’il effectuait, aux côtés de son épouse Marie-Caroline Le Pen, pour assister à la finale France-Croatie de la Coupe du monde de football, à laquelle lui et son épouse avaient été invités par un ami de longue date, M. Fabrice Sorlin, un militant traditionaliste devenu un activiste des réseaux pro-russes, installé à Moscou. Beau-frère de Mme Le Pen, dont il est le conseiller depuis 2005, M. Olivier ne détient pas de mandat électif en 2018, ce qui, néanmoins, ne l’empêche pas de participer à une rencontre à laquelle le convie M. Fabrice Sorlin avec M. Thierry Mariani, alors à Moscou, et avec M. Konstantin Malofeïev. M. Olivier, qui n’a eu de cesse durant son audition de répéter qu’il n’avait « aucun lien avec la Russie », a déclaré devant la commission d’enquête n’avoir eu qu’une « conversation très banale sur la situation en France » avec M. Malofeïev.
Visiblement distrait, ou frappé par une certaine amnésie, M. Olivier ne se rappelle plus très précisément les sujets de discussion qu’il a pu avoir avec M. Malofeïev, et dit tout ignorer de son projet d’alliance, appelé « AltIntern », entre les extrêmes droites européennes partageant une même vision d’une Europe conservatrice, chrétienne et débarrassée de la « bureaucratie bruxelloise ». Dans une note sur le projet AltIntern, il est écrit que les valeurs à promouvoir sont la chrétienté et le mariage entre un homme et une femme, entre autres ([346]). Mais la priorité de l’alliance est un « travail systématique d’opposition contre la politique de sanctions de Bruxelles, tout en gardant un très haut niveau de confidentialité en raison de l’opposition de plus en plus forte des services de sécurité occidentaux contre l’influence russe ».
Interrogée lors de son audition par la commission d’enquête sur ce projet AltIntern de M. Malofeïev, Mme Le Pen a déclaré n’en avoir jamais eu connaissance, et n’en avoir jamais parlé non plus avec M. Philippe Olivier : « Je n’ai pas besoin de passer par M. Malofeïev, dont je ne sais pas d’ailleurs s’il a la moindre responsabilité politique. »
« Complément d’enquête » fait pourtant état d’une note interne, récupérée par la fondation Dossier Center, qui salue la présence de Philippe Olivier dans « l’alliance ». À l’issue de son voyage à Moscou, Philippe Olivier a envoyé un courrier à un certain « Mikhaïl » dans lequel il demande à ce dernier de bien vouloir transmettre à « Konstantin », de sa part et de la part de son épouse, le témoignage de « [leur] gratitude pour ces moments si amicaux, si utiles, et s’agissant d’une Coupe du monde que la France a gagnée, inoubliable ». Il salue aussi « les belles rencontres que nous avons pu faire grâce à vous, [qui] seront d’une utilité décisive pour les prochaines élections européennes. Nous allons maintenant travailler de notre côté à leur donner tous les développements dont la cause a besoin. » M. Olivier a banalisé, devant la commission d’enquête, un tel courriel, qu’il met sur le compte de la « courtoisie », tout comme il a minimisé son rôle de conseiller auprès de Marine Le Pen ainsi que la portée de sa rencontre avec M. Konstantin Malofeïev.
Pour autant, au vu des nombreux liens tissés par M. Malofeïev avec des membres du RN, il apparaît que son projet « AltIntern », qui visait à rassembler les droites radicales d’Europe autour d’un projet fondé sur des valeurs traditionnelles et sur la restauration du statut de la Russie dans le monde, intégrait tout à fait le Rassemblement national dans son périmètre.
ii. Des actes de soutien concrets au régime de M. Poutine : les déplacements et les votes
Une des manières privilégiées par le Rassemblement national d’afficher sa proximité et son soutien au régime de M. Poutine a été le déplacement des membres du parti en Russie pour cautionner la politique du Kremlin, en particulier l’annexion illégale de la Crimée.
Mme Marine Le Pen s’est elle-même rendue à de nombreuses reprises en Russie. Mme Loiseau a déclaré que « Mme Le Pen y est allée énormément […]. En tant que diplomate, je ne suis pas allée aussi souvent en Russie que Mme Le Pen […]. »
Ainsi, l’ancienne présidente du Rassemblement national s’est rendue au moins à quatre reprises à Moscou : en 2013, en 2014, en 2015 et en 2017. Lors de ses trois premiers déplacements, elle a été accueillie à chaque fois à la Douma puis, en 2017, par M. Poutine au Kremlin.
Par ailleurs, M. Mariani, devenu en 2019 député européen étiqueté RN et nouvelle figure des liens qui unissent le parti à la Russie, a conduit en Crimée des délégations pour afficher le soutien ostensible du parti à l’annexion illégale du territoire par la Russie. Ces voyages étaient tantôt financés par l’enveloppe financière mise à la disposition des députés européens par le Parlement européen pour des déplacements, tantôt financés par des organisations russes.
En 2019, il a ainsi mené une délégation de douze personnes en Crimée pour célébrer le cinquième anniversaire du pseudo-référendum organisé dans la péninsule par les autorités russes. Il était notamment accompagné de figures politiques pro-russes comme l’ancien député UMP M. Nicolas Dhuicq ou l’ancien sénateur UDI M. Yves Pozzo di Borgo, membres de l’association Dialogue franco-russe que M. Mariani préside. La délégation s’est entretenue avec M. Poutine qui a qualifié ses membres d’« amis ([347]) ». Cette visite faisait suite à un déplacement, un an plus tôt, dans le Donbass afin d’y superviser des élections dans les républiques autoproclamées de Donetsk et Lougansk.
En 2020, un groupe de plusieurs députés européens du RN – où se trouvait à nouveau M. Mariani – a assisté en Crimée au déroulé d’un référendum constitutionnel organisé par Vladimir Poutine en Russie qui visait en particulier à permettre à ce dernier de briguer deux nouveaux mandats ou à inscrire dans la Constitution l’interdiction des mariages homosexuels. M. Mariani a indiqué lors de son audition que ce référendum permettait aussi de « reconnaître implicitement le rattachement de la Crimée à la Russie ».
Cette délégation comprenait notamment, outre M. Mariani, MM. Jean-Lin Lacapelle, Philippe Olivier et Hervé Juvin ainsi que Mmes Virginie Joron et Hélène Laporte, tous députés européens membres du Rassemblement national. Mme Hélène Laporte est devenue depuis cette date députée et vice-présidente de l’Assemblée nationale.
Le scrutin a été, de l’avis de nombreuses sources indépendantes, entaché de fraudes ([348]). En dehors du fait qu’aucune campagne contre la révision constitutionnelle n’était possible à la télévision ou dans la rue, de nombreux témoignages appuyés par des preuves vidéos ou photographiques ont rapporté des irrégularités comme des bourrages d’urne ou des bureaux de vote installés en pleine rue, sur des bancs ou à l’arrière de voitures. Par ailleurs, des situations d’intimidation ont aussi été rapportées.
À l’inverse, aucun des membres de la délégation d’eurodéputés du Rassemblement national n’a constaté d’entorse aux règles électorales. M. Mariani a estimé devant la commission d’enquête que « le scrutin s’[était] déroulé correctement » dans les bureaux de vote où il s’est rendu, affirmant qu’il avait pu « voir comment les choses se passaient » en Crimée. Mme Laporte a même soutenu lors de sa conférence de presse à Moscou le 2 juillet 2020 qu’il s’agissait d’une « leçon de démocratie ». Il convient de rappeler – ainsi que M. Mariani l’a précisé – que ce déplacement était « à l’invitation des Russes et a été payé par les Russes ».
Le 23 mars 2023, le Parlement européen a prononcé à l’encontre des eurodéputés du Rassemblement national Thierry Mariani, Jean-Lin Lacapelle et Hervé Juvin une interdiction, jusqu’à la fin de l’année, de participer à des missions officielles d’observation des élections à l’étranger. M. Mariani estime avoir été « sanctionné sans aucune base juridique » par le Parlement européen, qui a considéré que son déplacement n’était pas effectué dans le cadre d’une mission officielle d’observation des élections. Il ne demeure pas moins que M. Mariani et ses collègues qui sont donc partis de leur propre initiative, sans mandat officiel du Parlement européen, se sont présentés en Crimée comme membres du Parlement européen, en particulier dans les médias locaux russes.
Si M. Mariani n’a cessé de clamer que c’est par conviction qu’il a effectué ces déplacements dont il reconnaît le caractère « politique », il est permis de s’interroger sur une éventuelle ingérence du pouvoir russe qui a pu vouloir utiliser la légitimité de députés européens, y compris d’un ancien ministre, pour valider le discours et les actes du Kremlin.
Ainsi, M. Nicolas Lerner, directeur général de la DGSI, s’est ouvertement et très explicitement interrogé sur les motivations de ces élus en visite en Russie lors de son audition ([349]) : « Accepter de servir de caution à un processus prétendument démocratique et transparent revient à franchir un cap en termes d’allégeance envers le pays concerné. Plusieurs parlementaires et anciens parlementaires européens ont eu, ces derniers temps, de tels comportements, et quelques élus ont manifestement entretenu des rapports de nature clandestine avec des services de renseignement. » Une telle déclaration du DGSI est à souligner ! Dans ces cas précis, la DGSI tente de rencontrer les personnes concernées afin de les « placer devant [leurs] responsabilités, ce qui est aussi une forme de mise en garde pour le cas où ces relations perdureraient ».
Une autre forme de soutien explicite au régime russe a consisté, pour les députés européens membres du Rassemblement national, à voter en s’alignant systématiquement sur l’intérêt du régime russe. L’encadré ci-dessous précise la nature de ces votes au Parlement européen.
Les positions de vote des députés du Rassemblent national au Parlement européen
L’examen des votes du Rassemblement national au Parlement européen entre mars 2019 et mars 2023 révèle une volonté claire de relayer les positions de la Russie, d’en soutenir le narratif et de ne pas accabler cette dernière. Sans remonter jusqu’à la date de l’annexion illégale de la Crimée et celle des premiers évènements dans le Donbass, on remarque qu’avant l’invasion de l’Ukraine, cette volonté de ménager la Russie à travers des votes conciliants ne souffre aucune exception. De mars 2019 à février 2022, le Rassemblement national n’a pas voté un seul texte critique envers la Russie.
Ce n’est qu’après le 24 février 2022, date à laquelle les troupes russes ont envahi l’Ukraine, que les 23 députés du Rassemblement national ont commencé à envisager de prendre quelques distances avec la Russie, en votant quelques rares résolutions (quatre) défavorables à la Russie, tout en continuant à s’abstenir ou à voter contre beaucoup d’autres, y compris celles visant à apporter un soutien financier à l’Ukraine ou condamnant l’escalade de la guerre menée par la Russie.
Le Rassemblement national est donc pour le moins précautionneux et évolue très lentement et incomplètement dans ses votes. Voici la liste de plusieurs votes, établie comme suit :
– 12/03/2019 : résolution proclamant la nécessité de cesser de traiter la Russie comme un « partenaire stratégique » - CONTRE
– 18/02/2019 : résolution condamnant diverses violations des droits de l’homme commises par la Russie - CONTRE
– 19/12/2019 : résolution condamnant la loi russe sur « les agents de l’étranger » reconnue comme une entrave à la liberté d’expression - CONTRE
– 16/09/2020 : résolution recommandant à la Commission européenne de lutter contre les menaces russes à la sécurité de l’Europe, y compris les ingérences - CONTRE
– 17/09/2020 : résolution condamnant l’empoisonnement d’Alexeï Navalny ainsi que le coup de force d’Alexandre Loukachenko en Biélorussie - CONTRE
– 29/04/2021 : résolution condamnant l’accumulation de troupes russes à la frontière ukrainienne - CONTRE
– 10/06/2021 : résolution condamnant l’arrestation et la détention de l’opposant russe Andreï Pivovarov - CONTRE
– 16/12/2021 : résolution appelant au retrait des forces russes accumulées à la frontière ukrainienne - CONTRE
– 16/12/2021 : résolution condamnant la fermeture de l’ONG Memorial et la répression des organisations de la société civile par la Russie - CONTRE
– 16/12/2021 : résolution approuvant un soutien financier à l’Ukraine dont les finances sont mises à mal par la menace militaire russe - CONTRE
– 01/03/2022 : résolution condamnant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, appelant à fournir du matériel militaire à l’Ukraine et à des sanctions supplémentaires contre la Russie - POUR (sauf Thierry Mariani, qui s’abstient)
– 10/03/2022 : résolution réclamant la création d’une seconde commission spéciale (INGE 2) sur la désinformation et les ingérences étrangères, notamment de la Russie - CONTRE
– 24/03/2022 : résolution affirmant la nécessité d’assurer la sécurité alimentaire de l’Ukraine - POUR
– 07/04/2022 : résolution appelant à renforcer les sanctions contre la Russie – ABSENTS
– 07/04/2022 : résolution appelant à protéger les enfants et les jeunes qui fuient en raison de la guerre en Ukraine - ABSENTS
– 07/04/2022 : résolution condamnant la répression accrue du régime russe ainsi que la condamnation d’Alexeï Navalny – ABSENTS
– 18/05/2022 : proposition de résolution pour la collecte de preuves des crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis en Ukraine - POUR
– 19/05/2022 : résolution pour accorder une libéralisation temporaire des échanges entre l’UE et l’Ukraine - CONTRE
– 06/10/2022 : résolution condamnant l’escalade de la Russie dans sa guerre d’agression contre l’Ukraine - ABSTENTION
– 23/11/2022 : résolution visant à faire reconnaître la Fédération de Russie comme État soutenant le terrorisme - CONTRE
– 24/11/2022 : résolution visant à établir un instrument de soutien financier à l’Ukraine pour 2023 - ABSTENTION
– 15/12/2022 : résolution qualifiant l’Holodomor de génocide – POUR (sauf Thierry Mariani, qui vote contre)
– 19/01/2023 : résolution visant à mettre en place un tribunal sur le crime d’agression commis par ma Russie contre l’Ukraine - ABSTENTION
– 02/02/2023 : résolution sur la préparation du sommet UE-Ukraine - ABSTENTION (sauf Thierry Mariani, qui vote contre)
– 16/02/2023 : résolution condamnant les conditions de détention d’Alexeï Navalny et d’autres prisonniers politiques russes - ABSTENTION
– 16/02/2023 : résolution à l’occasion des 1 an de l’invasion et de la guerre d’agression lancée par la Russie contre l’Ukraine – ABSTENTION
Source : Parlement européen.
Mme Loiseau a également considéré lors de son audition que le Rassemblement national s’était mis, depuis l’invasion russe de l’Ukraine de février 2022, à « jouer au chat et à la souris » au Parlement européen. Elle a ainsi déploré que le parti qui « votait auparavant contre tout ce qui concernait l’Ukraine, […] ne prend [désormais] pas part au vote, ou plutôt il vote avec ses pieds ».
Ces manifestations de soutien au régime de M. Poutine, qu’elles prennent la forme d’une validation de scrutins organisés illégalement et très vraisemblablement frauduleux ou celle de votes dans l’intérêt du Kremlin, ont pu faire émerger très nettement la question d’un éventuel soutien matériel de la Russie au Rassemblement national, ou à certains de ses membres, qu’il soit financier ou de toute autre nature. C’est en tout cas ce qu’a laissé entendre l’ancien ambassadeur de France en Russie de 2013 à 2017, M. Jean‑Maurice Ripert.
Lors d’un entretien sur la chaîne télévisée LCI, celui-ci a en effet déclaré : « Personne n’ignorait qu’un certain nombre d’hommes et de femmes politiques français d’un certain bord venaient [à Moscou] et ne repartaient pas les mains vides. »
Auditionné par la commission d’enquête ([350]), M. Ripert a rapidement précisé qu’il s’agissait d’un « jugement personnel » fondé sur ses « impressions » et qu’il n’en avait « évidemment pas la preuve », sans quoi il l’aurait signalé à la justice, ainsi que l’y oblige l’article 40 du code de procédure pénale ([351]). Toutefois, il a indiqué maintenir ses propos qui visaient des « représentants de l’ancien parti Front national », expliquant que ses impressions rejoignaient celles de M. Thomas Haldenwanf, directeur du service du renseignement intérieur allemand qui, lors d’une audition publique au Bundestag, aurait déclaré : « Notre impression ponctuelle est que par le passé des hommes politiques de différents partis se sont parfois rendus à Moscou et ne sont certainement pas revenus les mains vides. »
Il a par ailleurs précisé que, lorsqu’il était en poste en Russie, « la communauté diplomatique et un certain nombre de journalistes accrédités localement avaient des doutes sérieux » quant à l’attitude de ces représentants du Front national. M. Ripert a également indiqué que, dans le cadre de ses fonctions, il parlait « avec de nombreux Russes » dont M. Sergueï Narychkine, « ancien KGBiste, à l’époque président de la Douma », M. Léonid Sloutski, député russe proche de M. Mariani, et M. Alexeï Pouchkov, actuel président de la commission des affaires étrangères de la Douma. Selon l’ancien ambassadeur, ces Russes « ne mâchaient pas leurs mots sur le soutien qu’ils avaient apporté à un certain nombre de gens ». M. Ripert a ajouté que l’espoir de ces personnalités de « voir la candidate d’extrême droite française élue ne faisait de doute pour personne. Personne n’a jamais pensé que Moscou souhaitait la victoire de l’autre candidat ».
Enfin, M. Ripert a précisé que, lors de ses voyages en Russie, M. Mariani ne prévenait pas l’ambassadeur français de sa venue, contrairement à l’usage en pareilles circonstances. Il est vrai que M. Mariani connaît extrêmement bien la Russie, ayant été député à l’Assemblée nationale des Français établis dans cette circonscription…
À l’appui de la thèse selon laquelle le Rassemblement national aurait reçu des contreparties à son soutien à la Russie, Mme Loiseau a fait mention lors de son audition d’un échange entre « un hacker russe et un membre de l’administration présidentielle russe » révélé par des hackers du groupe Anonymous. La teneur de cet échange aurait été la suivante : « Marine Le Pen a officiellement reconnu le résultat du référendum en Crimée, elle n’a pas trahi nos attentes. Il faudra d’une manière ou d’une autre remercier les Français. » Un article de Mediapart confirme cette information ([352]).
Des textos ont été écrits en mars 2014, alors que le référendum pour le « rattachement » de la Crimée à la Russie se prépare activement. Ils font partie d’une fuite importante de documents (courriels et SMS) portant sur la période de 2011-2014, et qui émanent de M. Timur Prokopenko, chef adjoint du département de politique intérieure au Kremlin. Ce membre de l’administration présidentielle russe n’a ni réagi ni démenti la fuite. Outre les découvertes sur la manière dont le Kremlin met tout en œuvre pour reprendre le contrôle d’internet et des réseaux sociaux, ou surveille les activités du blogueur Alexeï Navalny, devenu l’une des principales figures de l’opposition en Russie, ces fuites ont aussi mis au jour les échanges relatifs au Rassemblement national dont il est fait état plus haut entre M. Timur Prokopenko et le blogueur Konstantin Rykov, qui serait le hacker russe évoqué précédemment.
Interrogée lors de son audition devant la commission d’enquête, Mme Marine Le Pen affirme n’avoir aucune connaissance de ces SMS ni des personnes citées. Elle conteste formellement « avoir pris quelque décision que ce soit pour faire plaisir à quiconque ». Elle répète que « le seul lien qui existe entre le Rassemblement national et la Russie est un prêt qui a été signé en 2014, que nous rembourserons chaque mois, et que nous rembourserons jusqu’en 2028. […] Je suis libre de toute influence et c’est mal me connaître que de penser l’inverse. »
2. Les emprunts russes du Rassemblement national
Une des autres formes de soutien matériel, longuement évoquée au cours des auditions menées par la commission d’enquête, est le financement du parti de Mme Le Pen par des crédits contractés auprès d’établissements financiers russes.
En 2014, le micro-parti de M. Jean-Marie Le Pen, Cotelec, a bénéficié d’un prêt de 2 millions d’euros d’un établissement chypriote, Vernonsia Holdings Ltd. Selon Mediapart ([353]), ce financement aurait été alimenté par des fonds russes liés à M. Yuri Kudimov, un ancien agent des services secrets soviétiques ayant dirigé la banque d’État russe VEB Capital. Cet établissement, détenu à 100 % par l’État russe, est le bras financier du Kremlin. Son conseil de surveillance est présidé par Dmitri Medvedev et, avant lui, par Vladimir Poutine. Le prêt russe accordé à la structure de financement de Jean-Marie Le Pen, Cotelec, un micro-parti qui a prêté de l’argent à plusieurs reprises au Front national, porte donc la marque du régime de Vladimir Poutine. Au centre de cet arrangement figurerait M. Malofeïev, qui a confirmé à un journaliste du Monde avoir aidé M. Le Pen à obtenir ce prêt ([354]). Celui-ci a depuis été remboursé, selon M. Jean-Philippe Vachia, président de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP), auditionné par la commission d’enquête ([355]).
La même année, le Front national a contracté un prêt de 9,4 millions d’euros auprès d’une banque russe, la First Czech Russian Bank (FCRB). D’après Mme Nathalie Loiseau, cette banque « est connue pour avoir participé à du blanchiment d’argent de la corruption et au contournement de sanctions iraniennes ». Ce crédit, au taux de 6 %, devait être remboursé à terminaison au bout de cinq ans, soit en 2019, mais l’établissement russe a fait faillite en 2016.
La First Czech Russian Bank, créée en 1996 en République tchèque, est installée depuis 2002 à Moscou. C’est une petite banque assez confidentielle, mais qui n’est pas sans lien avec l’État russe. En 2002, en effet, le géant russe Stroytransgaz, leader dans la construction de gazoducs et dont le principal client est Gazprom, en fait « sa » banque. À ce moment-là est parachuté à la tête de la FCRB M. Roman Popov, qui fut vice-directeur financier de Stroytransgaz. Il en deviendra ensuite l’unique propriétaire.
C’est M. Jean-Luc Schaffhauser, que M. Bernard Monot, l’un des conseillers économiques de Mme Le Pen, a introduit auprès de la dirigeante du Front national, qui sera chargé de trouver un prêteur. Comme l’a dit à la presse M. Bernard Monot, « j’avais du mal à aboutir avec les Russes. Alors j’ai demandé à Schaffhauser de participer. Il a actionné ses réseaux et a pu trouver un financement ».
Contacté par M. Schaffhauser, dont il est l’une des relations russes au sein du tissu relationnel dense que celui-ci a patiemment constitué au fil des ans et de ses activités professionnelles entre la Russie et la France, M. Alexandre Babakov, entrepreneur et homme politique, ancien responsable du parti Rodina, et qui rejoindra ensuite Russie unie, le parti de Vladimir Poutine, dont il devient conseiller en charge de la coopération avec les organisations russes à l’étranger, joue les intermédiaires.
C’est lui qui aidera le Front national à obtenir un prêt de 9,4 millions d’euros auprès de la FCRB. Le prêt est signé le 11 septembre à Moscou par M. Wallerand de Saint-Just, le trésorier du Front national. Côté russe, la convention de prêt est signée par le dirigeant de la FCRB, M. Roman Popov. Le contrat fixe la date de remboursement final au 23 septembre 2019, et fixe un taux d’intérêt à 6 %. M. Schaffhauser, qui a joué un rôle central pour l’obtention de ce prêt, relève devant la commission d’enquête que c’est « un taux d’intérêt élevé mais [qu’]il correspondait au taux de base bancaire. […] C’était le minimum qu’on pouvait obtenir sur le marché. Il ne s’agissait pas non plus d’un régime de faveur, sans quoi nous aurions été en dessous du marché. »
En juillet 2016, la FCRB fait faillite, avec un passif important. Mais, quatre mois plus tôt, et une semaine avant la mise sous tutelle de l’établissement, le 18 mars 2016, le prêt au Front national est récupéré par la société Konti, une petite société de location de voitures basée en périphérie de Moscou. C’est la première cession de créance du RN. Konti, créée en 2010, a comme unique directeur et actionnaire M. Sergueï Evseïev, également directeur de deux autres sociétés, dont l’une, la société de sécurité privée baptisée « A-5 », appartenait auparavant à la FCRB. Konti reprend donc la créance, « pour des raisons purement commerciales, et non politiques », comme l’a dit à la presse son directeur. Il évoque également, très vite, la question d’une autre affectation de la créance, à une autre entreprise.
Un imbroglio juridico-bancaire compliqué se fait jour, qui voit intervenir l’Agence d’assurance des dépôts bancaires russe, l’autorité administrative chargée par la banque centrale russe d’assainir la situation après la faillite de la FCRB, et la cour d’arbitrage de Moscou. L’Agence d’assurance des dépôts bancaires russe qualifie à un moment donné la créance d’« actif de qualité », avec à la clé le remboursement par le Front national d’intérêts qui représentent « des montants substantiels ». La cession de la créance à la société Konti s’est donc déroulée dans des conditions assez rocambolesques, la situation se compliquant encore avec les ennuis judiciaires de l’un des ex-dirigeants de la banque FCRB, condamné pour détournement de fonds à une vaste échelle au sein de la FCRB. Peut-être la trop grande proximité existante entre M. Roman Popov, placé à la tête de la FCRB par Stroytransgaz, et le dirigeant de cette entreprise, M. Guennadi Timtchecko, l’un des oligarques et amis de Vladimir Poutine les plus influents, a-t-elle joué un rôle dans la gestion un peu « audacieuse » des investissements à risque de la FCRB, notamment à Sotchi et dans certains complexes olympiques. En tout cas, sa proximité avec les hautes sphères du pouvoir russe n’a pas sauvé la FCRB de la faillite.
Le rachat de la créance du prêt russe du Front national par Konti à FCRB ayant finalement été déclaré frauduleux, en raison de non-paiement, c’est par un nouvel épisode de cession de créance dans des conditions un peu troublantes que la créance du prêt russe se retrouve entre les mains d’un nouveau propriétaire, la société Aviazapchast, qui l’acquiert le 14 novembre 2016.
Contrairement à Konti, qui était très petite, la société Aviazapchast est une société dont les activités sont apparemment florissantes. Elle opère dans un domaine sensible, et a été créée en 1994. Elle se présente comme l’un des leaders russes non étatiques du secteur de l’aéronautique, spécialisée dans la maintenance et la réparation d’avions et d’hélicoptères, une société à activité « duale », c’est-à-dire à la foi civile et militaire. Les dirigeants de la société Aviazapchast sont trois anciens militaires russes, proches des services secrets russes. La société a notamment des contrats en Syrie.
Son unique actionnaire est M. Valery Zakharenkov, un oligarque russe réputé proche du Kremlin et dont le nom revient assez souvent dans les contrats d’armement avec les alliés régionaux de Moscou. M. Zakharenkov est propriétaire de terres et d’une exploitation agricole en Charente-Maritime.
Aviazapchast a été placée sous sanctions américaines de 2020 à 2022, pour participation à la prolifération d’armes de destruction massive, puis le ministère du commerce américain a rétabli des sanctions à l’encontre de l’entreprise à partir de mars 2023.
C’est donc à cette entreprise militaro-aéronautique que le Rassemblement national doit rembourser son crédit, après les tribulations pour le moins étranges qu’ont connues les cessions de sa créance.
M. Jean-Luc Schaffhauser, dont l’entregent et l’activisme ont joué un rôle majeur dans l’octroi du prêt initial signé en 2014, a clairement indiqué, lors de son audition, que « si [le pouvoir russe] y avait été opposé, l’affaire ne se serait pas faite ».
Il est à noter que M. Schaffhauser est visé par une enquête du parquet national financier (PNF) ouverte en 2016 à la suite d’un signalement de Tracfin. L’enquête judiciaire, sur laquelle les travaux de la commission d’enquête ne sauraient empiéter, vise notamment la commission de 140 000 euros que M. Schaffhauser a touchée à l’issue de la négociation de prêt du Front national.
M. Schaffhauser, interrogé dans l’émission « Complément d’enquête », n’a pas caché que l’intérêt des Russes pour Mme Le Pen venait du fait qu’ils la considéraient comme une alliée au sein du monde occidental, proche de la vision géopolitique de la Russie. Il poursuit en disant qu’il lui semble par conséquent « logique que, la Russie défendant ses intérêts, cherche des alliés occidentaux ». Il qualifie la politique suivie par Vladimir Poutine d’« eurasienne », qui lui semble à même de permettre à la Russie de défendre ses intérêts, mais aussi à la France, « de l’Atlantique à l’Oural », « en essayant de trouver un équilibre entre les États-Unis et l’Asie ».
Ainsi que l’a rappelé M. Vachia, la loi de 2017 pour la confiance dans la vie politique ([356]) « interdit [désormais] les prêts [aux partis politiques] de toute personne morale autre que les partis politiques respectant les critères de la loi de 1988, c’est-à-dire qui déposent leurs comptes auprès de la CNCCFP, et les banques ou sociétés de crédit ayant leur siège dans l’Espace économique européen – soit les pays de l’Union européenne et trois autres pays ». Le président de la CNCCFP a par ailleurs précisé que 588 partis étaient recensés au moment où il était auditionné.
Compte tenu des différentes cessions de la créance du « prêt russe » initial, la CNCCFP a eu à examiner si le parti de Mme Le Pen se trouvait dans la situation éventuelle de bénéficier d’un nouveau prêt.
En effet, le Rassemblement national a négocié avec son nouveau créditeur russe, Aviazapchast, un nouveau contrat de prêt après un accord à l’amiable. Le créditeur russe a fait plusieurs concessions importantes : il renonce à percevoir toute la somme d’un coup, mais aussi à toucher les amendes prévues pour un éventuel non-remboursement du prêt. Surtout, Aviazapchast a accepté un rééchelonnement du prêt : le Rassemblement national a obtenu un délai pour rembourser l’intégralité du prêt, soi fin 2028 au lieu de septembre 2019.
Quant à M. Jean-Luc Schaffhauser, il a déclaré devant la commission d’enquête que les nouveaux propriétaires de la créance s’étaient présentés au Rassemblement national comme agissant sur ordre du pouvoir politique.
Dans une note interne de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques en date du 17 mai 2021, dont la rapporteure a eu communication, il est indiqué que « si la renégociation des modalités d’exécution procure un avantage certain et conséquent au bénéfice du “Rassemblement national”, il est à noter que, d’une part, la renégociation entre les parties qui conviennent de nouvelles modalités d’exécution n’a en principe par pour effet de créer un nouveau contrat et repose sur le principe de la liberté contractuelle entre les parties, et que, d’autre part, la faillite du créancier initial avant le terme du contrat et des suites judiciaires qui ont eu lieu sont des éléments objectifs n’ayant pas permis au “Rassemblement national” d’honorer le remboursement du prêt tel qu’initialement prévu par le contrat.
« Au regard de ces éléments, cet accord amiable ne semble pas bouleverser le contrat initial et pouvoir, en conséquence, être requalifié de nouveau prêt. »
En d’autres termes, si la CNCCFP conclut qu’il n’y a pas, juridiquement parlant, de nouveau contrat de prêt – ce qui, compte tenu des modifications législatives intervenues depuis 2014, serait illégal –, elle indique également que le rééchelonnement du prêt constitue, pour le Rassemblement national, « un avantage certain et conséquent », ce qui dément le discours selon lequel ne RN n’a jamais bénéficié d’un « traitement de faveur » de la part de ses créanciers russes.
Enfin, le taux d’intérêt du prêt contracté par le Front national en 2014, et maintenu par Aviazapchast, était de 6 %, un taux « élevé » selon M. Schaffhauser mais qui « correspondait au taux de base bancaire ». Dans les documents contractuels que votre rapporteure a pu consulter auprès de la CNCCFP, aucun élément ne laisse apparaître que le FN apportait des garanties en échange de l’octroi de ce crédit. Or une absence de garanties de la part de l’emprunteur constitue un avantage considérable eu égard aux exigences qui s’appliquent ordinairement à ce type de transaction. À titre d’exemple, dans le crédit contracté par le FN en 2017 – voir ci-dessous –, l’intermédiaire apportait bien des actifs en garantie, ainsi que l’a affirmé M. Schaffhauser.
L’ensemble de ces circonstances conduit à s’interroger sur les motivations qui ont conduit à l’octroi de ces prêts par des établissements russes au Front national puis au Rassemblement national, alors que le parti a, comme on l’a décrit précédemment, multiplié les marques de soutien et de proximité envers le pouvoir russe, notamment en reconnaissant en 2014 l’annexion illégale de la Crimée par la Russie, reconnaissance encore une fois réitérée par Mme Le Pen lors de son audition par la commission d’enquête.
À l’appui de la thèse d’une rétribution du pouvoir russe au profit du RN, le propos de M. Aymeric Chauprade à Mediapart, selon lequel les voyages de M. Schaffhauser dans le Donbass, pour soutenir les séparatistes pro-russes en guerre, en octobre 2014 et en mai 2015, auraient été « une contrepartie au prêt » car « aller dans le Donbass marquait un soutien fort à la Russie ». M. Schaffhauser a assuré lors de son audition avoir reçu le « feu vert de l’Élysée » avant de se rendre dans le Donbass et a déclaré s’être tenu, lors de ses déclarations publiques, aux accords de Minsk. L’objectif de ce voyage est clairement d’offrir une légitimité aux élections du parlement et de l’exécutif organisées dans ce petit « État » autoproclamé par les séparatistes avec le soutien du Kremlin, mais avec la désapprobation de Kiev, et de l’Union européenne. Le voyage de M. Schaffhauser dans le Donbass en octobre 2014 se serait fait avec l’accord de M. Louis Aliot, vice-président du Front national, d’après certains articles de presse. Selon M. Schaffhauser, Mme Marine Le Pen était aussi « au courant » de son voyage.
Interrogée lors de son audition devant la commission d’enquête au sujet de ces déclarations de M. Chauprade, Mme Le Pen dit « prendre avec des pincettes » les déclarations tenues par M. Aymeric Chauprade à cette époque, « puisque notre rupture politique a été assez violente. Il a multiplié les déclarations désagréables, avant de revenir sur une partie d’entre elles. » Mme Le Pen dit aussi n’avoir pas été mise au courant du voyage de M. Schaffhauser dans le Donbass.
M. Schaffhauser s’est fait l’écho au cours de son audition du principal argument avancé par Mme Le Pen pour justifier le recours à un emprunt auprès d’un établissement russe, à savoir le fait que « dans tout le monde occidental, le Front national [n’a pas trouvé] une seule banque qui lui prête ». Il impute cette situation à la volonté des États-Unis d’Amérique, dans une analyse qui confine au complotisme : « Je dis alors à Marine Le Pen que, dans la sphère occidentale, le système est bouclé. Nous devons sortir de l’orbite occidentale, qui est sous contrôle absolu des Américains. Nous ne pouvons trouver un financement que du côté iranien, chinois ou russe. »
Toutefois, Mme Loiseau a fait observer au cours de son audition que si « le Rassemblement national dit et répète, comme le Front national avant lui, que ce n’est pas de gaieté de cœur qu’il est allé se financer à l’étranger, […] comment se fait-il que Nathalie Arthaud et Éric Zemmour se financent en France ? »
Il ne s’agit par ailleurs pas du seul emprunt contracté par le FN en dehors de l’Union européenne. Ainsi, dans le cadre de la campagne de Mme Marine Le Pen pour l’élection présidentielle de 2017, M. Vachia, président de la CNCCFP, dit avoir identifié un emprunt auprès d’une personne physique « financé à partir d’une banque basée aux Émirats arabes unis ». Ce prêt, d’un montant de 8 millions d’euros, qui a depuis été remboursé grâce à la dotation publique accordée par l’État au Rassemblement national, a été octroyé par M. Laurent Foucher, homme d’affaires français, bien connu en Afrique, sur la base d’un contrat de prêt signé à Bangui, en République centrafricaine. Ces fonds auraient été versés par la société financière émiratie Noor Capital.
M. Schaffhauser est également intervenu dans la négociation de cet emprunt, ayant mis le Rassemblement national en contact avec M. Laurent Foucher, et ayant été rémunéré pour la conclusion de ce prêt.
D’après plusieurs sources concordantes, M. Laurent Foucher était apparemment insolvable au moment où ce prêt a été contracté. M. Foucher a été mis en examen pour blanchiment d’argent à Genève. Le cours de ses activités professionnelles passées est assez compliqué à suivre, mais il aurait notamment travaillé pour des oligarques kazakhs, avant de se trouver en relation avec des services de certaines républiques ex-soviétiques. L’origine des fonds d’un montant de 8 millions d’euros prêtés par M. Laurent Foucher au Rassemblement national est en réalité mystérieuse, et soulève bien des questions. La justice est saisie.
Interrogée au sujet de ce prêt et de M. Foucher, Mme Le Pen a dit avoir fait la connaissance de celui-ci par M. Schaffhauser, et n’avoir « aucune connaissance des faits » évoqués. Elle affirme aussi « ne pas douter une seule seconde que, s’il existait le moindre soupçon à l’égard du Rassemblement national, la justice serait saisie et Tracfin serait intervenu », semblant ignorer que la justice est saisie. Elle déclare enfin ne rien savoir de la situation personnelle de M. Foucher et n’avoir fait que rembourser le prêt.
Force est de constater que Mme Le Pen se montre fort peu curieuse sur l’origine d’un prêt au montant aussi important – 8 millions d’euros – et sur l’identité de la personne prêteuse, ou alors fort évasive sur ses souvenirs.
Il en va de même pour les déclarations faites par Mme Le Pen durant son audition sur les conditions de la cession de la créance du prêt russe initial, contracté auprès de la FCRB, vers, d’abord, la société Konti, puis la société Aviazapchast : « Honnêtement, c’est la première fois que j’entends que seul notre prêt a été racheté. »
S’agissant des raisons pour lesquelles le Front national, puis le Rassemblement national, ont emprunté dès 2014 auprès de sociétés russes, Mme Le Pen a abondamment exposé le contexte auquel se trouve confronté son parti : « Nous n’avons jamais réussi, depuis des années, à obtenir le moindre prêt de la moindre banque française, ni même de la moindre banque européenne. » Cette affirmation de Mme Le Pen n’est d’ailleurs pas rigoureusement exacte, car le Rassemblement national a obtenu un prêt de 10,6 millions d’euros pour la campagne présidentielle de Mme Le Pen en 2022, prêt accordé par la banque hongroise MBK Nyrt, propriété de M. Lorinc Meszaros, ami personnel du Premier ministre hongrois Viktor Orbán et l’un des hommes les plus riches de Hongrie. Plusieurs banques hongroises sont réputées proches du pouvoir russe, une d’entre elles, la Banque internationale d’investissement – l’ancienne banque du COMECON – étant actuellement dans le collimateur des sanctions européennes pour des soupçons en ce sens.
C’est « contraint et forcé » que le Rassemblement national a cherché à obtenir un prêt hors des frontières de l’Union européenne. Mme Le Pen s’offusque que, après l’envoi de « deux cents lettres à autant d’établissements bancaires », aucun n’ait accepté d’octroyer un prêt au Rassemblement national, et considère comme « incroyable que le gouvernement français soit incapable de permettre à une candidate d’un grand parti de trouver un financement et d’assurer à des candidats aux législatives la possibilité d’accéder à des prêts ». Cela lui semble aller à l’encontre de l’article 4 de la Constitution. Mme Le Pen s’indigne de ce que la création de la Banque de la démocratie, votée en 2017 conformément à la promesse faite par le président Macron à M. François Bayrou, ait été abandonnée.
Elle insiste aussi lors de son audition par la commission d’enquête sur « la campagne de diffamation » qui l’a visée, et qu’elle attribue au Président de la République, campagne sous-entendant qu’elle pourrait subir des influences du fait des prêts consentis. Mme Le Pen l’a dit et redit devant la commission d’enquête : « Je vous répète pour la énième fois que le seul lien qui existe entre le Rassemblement National et la Russie est un prêt qui a été signé en 2014, que nous remboursons chaque mois et que nous rembourserons jusqu’en 2028. »
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partie 2 : une prise de conscience salutaire mais tardive des autorités françaises vis-à-vis de l’ensemble des menaces transversales
Au cours de ses travaux, la commission d’enquête s’est attachée à évaluer la robustesse des dispositifs déployés par l’État en matière de contre-ingérence.
L’architecture institutionnelle mise en place au cours des vingt dernières années fait intervenir la communauté du renseignement et l’ensemble des services régaliens mais aussi un corpus législatif et réglementaire réprimant les crimes et délits pouvant s’apparenter à de l’ingérence, limitant drastiquement les financements étrangers dans la vie politique et visant à protéger nos entreprises de manœuvres malveillantes.
Dans le prolongement de cette mobilisation des services de l’État, il convient de mobiliser davantage la société civile afin lutter plus efficacement contre les ingérences étrangères. Le domaine des médias, des plateformes numériques et des nouvelles technologies doit faire l’objet d’une vigilance particulière.
I. la prévention des ingérences étrangères
La répression des atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation est, sur le plan pénal, le dispositif le plus ancien, pour prévenir les ingérences. Néanmoins, les atteintes à la probité – corruption, trafic d’influence, prise illégale d’intérêts – peuvent également être des vecteurs d’ingérences étrangères.
Concernant la vie politique, les restrictions posées aux financements des partis et des campagnes électorales provenant de l’étranger assurent une certaine étanchéité face aux risques d’ingérence.
Sur le plan économique, la prévention des ingérences passe par le recensement des activités sensibles, le contrôle des investissements étrangers, le blocage de la divulgation de données stratégiques et le développement d’outils pour se prémunir des risques d’instrumentalisation du droit à des fins de guerre commerciale.
A. Un cadre pénal dont les contours n’épousent qu’imparfaitement le périmètre des ingérences étrangères
Après avoir identifié les diverses modalités par lesquelles un État étranger peut chercher à s’immiscer dans les affaires intérieures de notre pays, la commission d’enquête a cherché à savoir comment ces ingérences pouvaient être réprimées.
Il n’existe pas d’infraction visant les ingérences étrangères en tant que telles. Le terme n’apparaît pas dans la loi, comme l’a rappelé, en audition, M. Jean‑François Bohnert, procureur de la République financier : « La notion d’ingérence est issue du monde du renseignement et elle n’est pas appréhendée en tant que telle par le droit pénal – même si la prise illégale d’intérêts était autrefois appelée “délit d’ingérence” ([357]). »
Toutefois, le livre IV du code pénal relatif aux crimes et aux délits contre la nation, l’État et la paix publique définit un certain nombre d’infractions susceptibles d’avoir directement trait à l’ingérence d’une puissance étrangère, comme la trahison, l’espionnage ou encore les différentes atteintes à la défense nationale.
La rapporteure considère que la répression des ingérences étrangères ne saurait se limiter, sur le plan pénal, à la poursuite des seules atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation. Elle rappelle que les manquements au devoir de probité peuvent également révéler une collusion avec des États hostiles.
Ainsi, le sujet connexe de la prévention des conflits d’intérêts et de la transparence dans la vie publique a également retenu l’attention de la commission d’enquête.
1. Les atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation ne recouvrent que partiellement le champ des faits susceptibles de relever de l’ingérence étrangère
Le titre premier du livre IV du code pénal porte sur les atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation, c’est-à-dire aux dommages causés à « son indépendance, [à] l’intégrité de son territoire, [à] sa sécurité, [à] la forme républicaine de ses institutions, [aux] moyens de sa défense et de sa diplomatie, [à] la sauvegarde de sa population en France et à l’étranger, [à] l’équilibre de son milieu naturel et de son environnement et [à] des éléments essentiels de son potentiel scientifique et économique et de son patrimoine culturel » (article 410‑1).
a. La trahison et l’espionnage
Ces atteintes comprennent la trahison et l’espionnage, la première étant qualifiée ainsi lorsqu’elle est commise par un Français ou un militaire au service de la France tandis que la seconde est applicable aux personnes de nationalité étrangère, coupables des mêmes actes.
À ces faits correspondent :
– la livraison de tout ou partie du territoire national, de forces armées ou de matériel à une puissance étrangère ;
– les intelligences avec une puissance étrangère ;
– la livraison d’informations à une puissance étrangère ;
– le sabotage ;
– la fourniture de fausses informations ;
– la provocation aux crimes de trahison et d’espionnage.
crimes et délits relevant de la trahison et de l’espionnage
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Crimes |
Livraison de tout ou partie du territoire national ou de forces armées |
Détention criminelle à perpétuité et 750 000 euros d’amende |
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Livraison de matériel |
Trente ans de détention criminelle et 450 000 euros d’amende |
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Intelligences en vue de susciter des hostilités ou des actes d’agression contre la France |
Trente ans de détention criminelle et 450 000 euros d’amende |
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Livraison d’informations |
Quinze ans de détention criminelle et 225 000 euros d’amende |
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Sabotage |
Entre quinze et vingt ans d’emprisonnement et entre 225 000 et 300 000 euros d’amende |
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Délits |
Intelligences de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation |
Dix ans d’emprisonnement et 150 000 euros d’amende |
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Recueil d’informations en vue de les livrer |
Dix ans d’emprisonnement et 150 000 euros d’amende |
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Exercice d’une activité ayant pour but la livraison d’informations |
Dix ans d’emprisonnement et 150 000 euros d’amende |
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Fourniture de fausses informations |
Sept ans d’emprisonnement et 100 000 euros d’amende |
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Provocation aux crimes de trahison ou d’espionnage |
Sept ans d’emprisonnement et 100 000 euros d’amende |
Source : chapitre premier du titre premier du livre IV du code pénal.
La répression de la fourniture de fausses informations, régie par l’article 411‑10, vise des faits qui pourraient concerner, dans certains cas de figure, les relais conscients de la guerre informationnelle livrée par des puissances hostiles, en particulier la Russie, à notre pays. Ce délit est défini comme le « fait de fournir, en vue de servir les intérêts d’une puissance étrangère, d’une entreprise ou organisation étrangère ou sous contrôle étranger, aux autorités civiles ou militaires de la France des informations fausses de nature à les induire en erreur et à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation ».
De manière générale, les faits visés par ce chapitre du code pénal sont peu fréquemment invoqués lors des procédures judiciaires. Directement issus du code napoléonien de 1810 ([358]), ils portent aussi la trace historique des conflits armés qu’a endurés notre pays au cours du XXe siècle ainsi que de la Guerre froide et ne recouvrent que partiellement voire aucunement les actions susceptibles de s’apparenter à une complicité, volontaire ou involontaire, consciente ou inconsciente, envers un État étranger cherchant à s’immiscer dans les affaires intérieures de notre pays.
La sévérité des peines encourues n’incite pas les juges à en faire l’application, notamment dans le cadre de la divulgation de fausses informations.
M. Stéphane Bouillon, secrétaire général à la défense et à la sécurité nationale (SGDSN) auprès de la Première ministre, rappelle que « les dispositions inscrites dans le code pénal sont assez peu utilisées en pratique par les magistrats, peut-être parce qu’elles sont très inspirées du temps de guerre et semblent moins pertinentes depuis la fin de la Guerre froide ([359]) ». Il estime que « s’agissant de la trahison ou de l’intelligence avec une puissance étrangère, dans la mesure où leur répression est devenue assez théorique, peut-être faudra-t-il réfléchir au quantum de peine, à la nature de l’incrimination ou encore aux conditions dans lesquelles les personnes concernées peuvent être mises en cause ».
Pour M. Nicolas Tenzer, président du Centre d’étude et de réflexion pour l’action politique (CERAP), « en cas d’intelligence avec une puissance ennemie, autre délit, voire crime, il est difficile de trouver un critère d’incrimination pénale. Si l’article 411-5 du code pénal le définit explicitement comme “le fait d’entretenir des intelligences avec une puissance étrangère, avec une entreprise ou organisation étrangère ou sous contrôle étranger ou avec leurs agents, lorsqu’il est de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation”, la rédaction de l’article 410-1 du code pénal définissant les intérêts fondamentaux de la nation, qui est très large, mériterait d’être précisée ([360]). »
Concernant le fait d’entretenir des intelligences avec une puissance étrangère, M. Tenzer plaide pour « un toilettage ou une actualisation des textes pourraient faciliter l’incrimination lorsque sont en jeu des intérêts nationaux, européens ou liés à notre politique étrangère, tels que clairement explicités à l’article 410-1 du code pénal. Si l’on désignait tel État agresseur commettant des actes de nature terroriste comme État terroriste ou sponsor du terrorisme, l’intelligence avec l’ennemi changerait de nature. Pourquoi considérer différemment des organisations comme Daech, Al-Qaïda et la Russie de Poutine ? La différence – toutes ces organisations représentant un mal absolu –, c’est que la Russie de Poutine a tué davantage de civils. Un tel dispositif affinerait la réglementation et la rendrait plus répressive. »
Rappelons que, le 23 novembre 2022, le Parlement européen a adopté une résolution désignant la Fédération de Russie comme État soutenant le terrorisme. Cette adoption fait suite à une résolution adoptée le 13 octobre de la même année par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur la nouvelle escalade dans l’agression de la Fédération de Russie, qui a déclaré que le régime russe actuel était un régime terroriste, ainsi qu’à des résolutions allant dans le même sens adoptées récemment par les parlements de Lituanie, Estonie, Pologne, Lettonie et République tchèque.
b. Les autres atteintes à la défense nationale
Parmi les faits susceptibles d’impliquer une puissance étrangère figurent aussi, sous le titre premier relatif aux atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation du livre IV du code pénal, les dommages causés à la défense nationale qui comprennent les atteintes :
– à la sécurité des forces armées et aux zones protégées intéressant la défense nationale ;
– au secret de la défense nationale ;
– à certains services ou unités spécialisés.
L’ensemble de ces infractions constituent des délits punis de six mois à dix ans d’emprisonnement et de 7 500 à 150 000 euros d’amende, l’incitation à la trahison de militaires français étant le fait le plus grave.
Aux termes de l’article 413‑9 du même code, le secret de la défense recouvre quant à lui « les procédés, objets, documents, informations, réseaux informatiques, données informatisées ou fichiers intéressant la défense nationale qui ont fait l’objet de mesures de classification destinées à restreindre leur diffusion ou leur accès ».
2. Les atteintes à la probité constituent un vecteur pour les ingérences étrangères
Outre les actes de terrorisme ([361]) – qui peuvent relever d’une ingérence étrangère lorsque, par exemple, un projet d’attentat est commandité par un État étranger, comme cela a pu être le cas de l’Iran à plusieurs reprises ([362]) – il faut également mentionner les manquements au devoir de probité parmi les faits susceptibles de relever du champ des ingérences ou, plus justement, de révéler celles-ci, comme l’a affirmé M. Bohnert en audition :
« [Les] faits d’ingérence sont en général appréhendés par les infractions d’atteinte à la probité, l’État étranger étant soupçonné d’avoir versé une rémunération à un agent public français, parfois un élu, en échange d’une intervention publique en la faveur de cet État étranger ou de l’aide à l’adoption d’une décision favorable. Ces faits relèvent de la corruption ou du trafic d’influence. Ils peuvent également être considérés comme des infractions fiscales lorsque l’argent – revenus ou subventions – obtenu d’un État étranger n’a pas été déclaré. »
a. Les délits de corruption, de trafic d’influence et de prise illégale d’intérêts
Les manquements au devoir de probité appartiennent aux atteintes à l’administration publique commises par des personnes exerçant une fonction publique. Ils comprennent les délits suivants :
– la concussion ;
– la corruption passive et le trafic d’influence ;
– la prise illégale d’intérêts ;
– les atteintes à la liberté d’accès et à l’égalité des candidats dans les marchés publics et les contrats de concession.
Il ressort des travaux de la commission d’enquête que trois de ces délits peuvent impliquer des ingérences de la part de puissances étrangères : la corruption passive, le trafic d’influence et la prise illégale d’intérêts.
i. La corruption passive et le trafic d’influence
La corruption passive et le trafic d’influence sont définis à l’article 432‑11 du code pénal, qui dispose que :
« Est puni de dix ans d’emprisonnement et d’une amende de 1 000 000 euros, dont le montant peut être porté au double du produit tiré de l’infraction, le fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique, chargée d’une mission de service public, ou investie d’un mandat électif public, de solliciter ou d’agréer, sans droit, à tout moment, directement ou indirectement, des offres, des promesses, des dons, des présents ou des avantages quelconques pour elle-même ou pour autrui :
« 1° Soit pour accomplir ou avoir accompli, pour s’abstenir ou s’être abstenue d’accomplir un acte de sa fonction, de sa mission ou de son mandat ou facilité par sa fonction, sa mission ou son mandat ([363]) ;
« 2° Soit pour abuser ou avoir abusé de son influence réelle ou supposée en vue de faire obtenir d’une autorité ou d’une administration publique des distinctions, des emplois, des marchés ou toute autre décision favorable ([364]).
« La peine d’amende est portée à 2 000 000 euros ou, s’il excède ce montant, au double du produit de l’infraction, lorsque les infractions prévues au présent article sont commises en bande organisée. »
D’après M. Tenzer (CERAP), il est difficile de prouver l’existence d’un pacte entre une puissance étrangère, ou toute entité privée proche de celle-ci, et un responsable public français : « Si une personne susceptible d’influencer une autorité publique française entretient de forts liens avec la Russie, signe des contrats importants avec des entreprises russes, s’exprime dans le cadre d’une conférence organisée par un fonds russe, il est possible de se demander si ce n’est pas en échange d’une rémunération, ce qui est difficile à démontrer. Des enquêtes sont lancées par le parquet national financier mais il est toujours délicat de trouver un rapport de causalité. »
La difficulté à détecter un cas de corruption ou de trafic d’influence est d’autant plus complexe qu’elle peut faire intervenir, comme le prévoit l’article 432‑11 du code pénal, aussi bien « des offres, des promesses, des dons, des présents [que] des avantages quelconques pour elle-même ou pour autrui ». M. Guillaume Hézard, directeur de l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF) – « bras armé du PNF » pour M. Bohnert – au ministère de l’intérieur et des outre-mer, affirme que « les procédés sur lesquels [l’OCLCIFF] enquêt[e] sont beaucoup plus discrets et subtils : il peut s’agir du financement de voyages, d’associations ou d’entités plus ou moins directement liées à la personne concernée – par exemple des membres de sa famille ([365]) ».
S’agissant des élus français, M. Hézard précise : « Il nous est arrivé – mais c’est très marginal – de nous demander si des entités plus ou moins rattachées à des puissances étrangères avaient corrompu des parlementaires, nationaux ou européens. Notre rôle, dans ce type d’enquête, est de savoir si les prises de position et les actes de ces parlementaires – députés, sénateurs ou députés européens – ont pu être dictés par une influence financière, directe ou indirecte. Nous n’avons pas eu d’affaire équivalente à celle du Parlement européen. »
Considérant que le cadre légal permettant de qualifier le trafic d’influence est insuffisant, M. Tenzer estime qu’il est nécessaire « d’étendre le champ de l’illégalité du trafic d’influence. Aujourd’hui limité au cas où une personne parlerait à une autorité supérieure de l’État, responsable des domaines régaliens, principalement le Président de la République et quelques ministres, une extension à la prise de parole publique serait un premier progrès. Quand des gens sont payés par une puissance étrangère pour reprendre ses narratifs sur des médias – véritables ou sociaux –, il s’agit d’une forme d’influence déguisée. »
Il propose également d’étendre le champ de ce délit aux prises de parole de responsables publics : « De même a-t-on intérêt à définir plus précisément le trafic d’influence et à l’étendre aux prises de parole qui ne relèvent pas de l’influence directe auprès de personnalités mais qui sont adressées au grand public par le biais des médias généraux et des réseaux sociaux. »
ii. La prise illégale d’intérêts
La prise illégale d’intérêts elle est définie à l’article 432-12 comme « le fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public ou par une personne investie d’un mandat électif public, de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l’acte, en tout ou partie, la charge d’assurer la surveillance, l’administration, la liquidation ou le paiement ». Ce délit est puni de cinq ans d’emprisonnement et d’une amende de 500 000 euros.
La loi n° 2021‑1729 du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l’institution judiciaire a précisé que, s’agissant des magistrats, la prise illégale d’intérêt correspond au fait d’avoir un intérêt « dans une entreprise ou dans une opération à l’égard de laquelle elle a la charge de prendre une décision judiciaire ou juridictionnelle ([366]) » qui soit de nature à influer sur « l’exercice indépendant, impartial et objectif de sa fonction ».
L’article 432‑13 prévoit une période de trois ans suivant la cessation de ses fonctions pendant laquelle un ancien membre du Gouvernement, titulaire d’une fonction exécutive locale ou agent public ne peut pas être rémunéré par une entreprise dont il aurait assuré la surveillance ou le contrôle dans l’exercice de ses fonctions. Le non-respect de ce délai, surnommé « délit de pantouflage », est puni de trois ans d’emprisonnement et de 200 000 euros d’amende. Depuis 2017, il s’applique également aux anciens membres d’une autorité administrative indépendante ou d’une autorité publique indépendante ([367]).
La période courant à compter de la cessation des fonctions avait été abaissée de cinq à trois ans par la loi n° 2007‑148 du 2 février 2007 de modernisation de la fonction publique.
Au cours des auditions de la commission d’enquête, la question s’est posée de savoir s’il serait opportun d’étendre le champ de ce délit aux anciens élus, hauts fonctionnaires et militaires qui rejoindraient une entreprise privée étrangère, susceptible de porter atteinte aux intérêts de la France.
M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieur (DGSI) admet qu’une « interrogation subsiste au sujet de la tendance de nos cadres à haut potentiel, notamment ceux qui sont à la retraite, à dispenser leur savoir-faire dans des domaines ou des technologies sensibles, tels que le nucléaire ou l’aviation de chasse, pour le compte d’autres États. Il ne s’agit pas par principe d’empêcher un ingénieur de haut niveau de trouver à s’employer dans une compagnie étrangère, mais, dans certains domaines de niche ou de pointe essentiels à notre souveraineté, la question peut se poser de savoir dans quelle mesure quelqu’un peut ou non trouver à s’employer ailleurs sans le moindre examen de compatibilité. La question est délicate et mérite réflexion ([368]). »
M. Didier Migaud, président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), observe aussi que « s’agissant du contrôle de la reconversion d’anciens responsables publics dans le secteur privé, je note qu’en France aucun délai de carence ne s’applique, contrairement à ce qui se pratique dans d’autres pays, où il est interdit aux anciens hauts responsables publics d’exercer une activité de lobbying ou de rejoindre une entreprise étrangère pendant un certain nombre d’années ([369]) ».
C’est également l’avis de M. Tenzer : « Dans la majorité des cas, travailler pour une puissance étrangère ne constitue pas un délit. Si vous êtes retraité de la fonction publique, ancien parlementaire ou ancien ministre, vous pouvez parfaitement faire du lobbying, de la communication, du conseil pour un État étranger ou une entreprise directement ou indirectement placée sous son contrôle. Nos instruments juridiques ne permettent pas d’appréhender parfaitement le cas de certaines personnes qui agissent en faveur d’une puissance étrangère, ce qui est un vrai problème. »
Concernant les moyens confiés à la détection des atteintes à la probité, notamment en lien avec des ingérences étrangères, M. Patrick Lefas, président de Transparency International France, propose que « la politique de lutte contre la corruption soit pilotée par le Premier ministre, avec un secrétariat confié à l’AFA [Agence française anticorruption], de façon à faire fonctionner l’ensemble des administrations qui concourent à la lutte contre la corruption ([370]) ». Il estime qu’il « existe en effet un continuum entre la lutte contre la corruption, le blanchiment et la fraude fiscale : si beaucoup d’efforts ont été faits, il faut décloisonner l’actuel fonctionnement en silo ». D’après lui, « l’enjeu est de détecter les pratiques corruptrices des États étrangers : les montages sont souvent assez sophistiqués et nécessitent beaucoup d’échanges d’informations, y compris au plan européen et international ».
De son côté, M. Hézard (OCLCIFF) déplore le manque de moyens de son service pour mener à bien ses missions : « Nous disposons, dans l’ensemble, de moyens suffisants en termes de savoir-faire et d’outils technologiques. Par ailleurs, le dispositif légal de prévention et de répression de la corruption est extrêmement abouti et efficace. Malheureusement, nous sommes sous-dimensionnés, ce qui nous empêche de mobiliser tous les moyens d’enquête nécessaires. Nous devons réserver nos ressources pour les affaires les plus intéressantes. »
b. La prévention des conflits d’intérêts
Sur la question des ingérences étrangères, M. Migaud, président de la HATVP, indique que la mission de celle-ci « consiste à s’assurer que le responsable public n’est pas placé en situation de conflit d’intérêts et que sa probité ne puisse être remise en question, la prise de décision publique devant se faire dans l’intérêt général et non en servant des intérêts personnels ou extérieurs ».
Un conflit d’intérêts est défini par l’article 2 de la loi n° 2013‑907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique comme « toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou à paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction ».
Pour prévenir ces situations, en application de l’article 20 de cette même loi, la HATVP contrôle, avec l’appui de l’administration fiscale, les déclarations de situation patrimoniale et les déclarations d’intérêts des membres du Gouvernement, des députés, des sénateurs, des représentants français au Parlement européen ainsi que d’un grand nombre d’élus locaux : conseillers régionaux, conseillers départementaux, maires des communes de plus de 20 000 habitants, présidents des intercommunalités de plus de 20 000 habitants, adjoints aux maires des communes de plus de 100 000 habitants et vice-présidents des intercommunalités de plus de 100 000 habitants.
La HATVP effectue également ce contrôle pour les déclarations d’un certain nombre de responsables publics, parmi lesquels sont concernés :
– les membres des cabinets ministériels, les collaborateurs du Président de la République, du président de l’Assemblée nationale et du président du Sénat ;
– les membres d’autorités administratives indépendantes (AAI) et d’autorités publiques indépendantes (API) avec leurs directeurs, secrétaires généraux et adjoints ;
– les personnes nommées en conseil des ministres qui exercent des fonctions à la décision du Gouvernement ;
– les directeurs, directeurs adjoints et chefs de cabinet des conseils régionaux, des conseils départementaux, des collectivités d’outre-mer, des collectivités à statut particulier, des communes et des intercommunalités de plus de 20 000 habitants ;
– les présidents et directeurs généraux d’établissements publics industriels et commerciaux (EPIC) et des sociétés contrôlées par des personnes publiques.
La HATVP se prononce sur les situations pouvant constituer un conflit d’intérêts dans lesquelles peuvent se trouver ces personnes et, le cas échéant, leur enjoint d’y mettre fin.
Elle peut se saisir d’office ou bien l’être par le Premier ministre, le président de l’Assemblée nationale ou le président du Sénat. Lorsque la HATVP constate qu’une personne ne respecte pas ses obligations, elle en informe le président de l’assemblée concernée ou l’autorité de nomination, ou encore, s’agissant des membres du Gouvernement, le Premier ministre.
Lorsqu’il s’avère qu’une déclaration dissimule un manquement à la probité, tel que la prise illégale d’intérêts, la corruption ou le trafic d’influence (voir supra), la HATVP en informe le procureur de la République en application de l’article 40 du code de procédure pénale.
D’après son rapport d’activité pour 2021, la HATVP a reçu 15 574 déclarations dont 1 550 ont conduit à des mesures de prévention d’un conflit d’intérêts et 11 seulement ont été transmises à la justice ([371]).
Son président observe que « dans l’ensemble, les responsables publics respectent largement leurs obligations auprès de la [HATVP] alors même que le niveau d’exigence de l’institution a été graduellement renforcé depuis sa création en 2014 » et ajoute « peu de situations justifient ainsi une transmission au parquet ».
En application de l’article 23 de la loi du 11 octobre 2013 précitée, la HATVP est également chargée de contrôler le départ vers le secteur privé, après la fin de leurs fonctions des membres du Gouvernement, des exécutifs locaux soumis à l’obligation de déclaration de patrimoine et d’intérêt et des membres des AAI et des API.
La loi n° 2019‑828 du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique lui a également transféré les compétences de l’ancienne commission de déontologie de la fonction publique (CDFP) : contrôle de la compatibilité du cumul d’activité des agents publics et avis sur les départs vers le secteur privé. La loi lui a, par ailleurs, confié un contrôle préalable à la nomination à un emploi public d’une personne issue du secteur privé.
En 2021, la HATVP a rendu 307 avis sur des projets de mobilité public-privé dont seulement 5,4 % ont été jugés incompatibles.
En audition, M. Migaud a donné l’exemple d’avis rendus sur des projets d’anciens ambassadeurs français qui souhaitaient travailler au sein de sociétés étrangères : « Pour prévenir les risques d’ordre déontologique, [la HATVP] a pu encadrer les futures relations professionnelles des intéressés en leur interdisant d’exercer une activité de représentation d’intérêts pour le compte de leur nouvel employeur auprès du Quai d’Orsay, auprès de l’ambassade de France dans le pays où ils avaient auparavant été ambassadeurs, ou même auprès des autorités de ce pays. »
Autre exemple, « la Haute Autorité a empêché la reconversion d’un agent public chargé du suivi des participations de l’État au sein de l’Agence des participations de l’État qui souhaitait rejoindre une entreprise étrangère, à la fois partenaire et concurrente de l’entreprise française dont l’agent assurait la surveillance. La Haute Autorité a émis un avis d’incompatibilité au regard du risque de prise illégale d’intérêts susceptible d’être caractérisée, dans la mesure où l’agent public avait formulé des analyses sur un projet de coopération avec l’entreprise étrangère, mais aussi en raison du risque déontologique lié au caractère stratégique du secteur et à la nécessité de protéger l’indépendance de l’État français, dès lors que cette personne avait été destinataire d’un certain nombre d’informations confidentielles – c’est bien pourquoi, du reste, l’entreprise concurrente voulait le recruter. »
Si M. Migaud affirme que « beaucoup de progrès ont été réalisés pour prévenir les atteintes à la probité, ce dont les citoyens ne sont d’ailleurs pas totalement conscients », M. Tenzer (CERAP) pense, au contraire, qu’il « devrait être possible d’interdire bien plus strictement les conflits d’intérêts potentiels. Une loi américaine en cours d’examen prévoit l’interdiction, pour les anciens responsables politiques et administratifs, anciens ministres, présidents, élus, mais également pour les anciens fonctionnaires civils et militaires, de travailler pour le compte d’une puissance étrangère […]. » Il est gêné par le fait « que des officiers généraux ou d’anciens hauts fonctionnaires soient invités régulièrement pour évoquer le dialogue franco-russe, toujours dans le même sens ».
À l’inverse, M. Guillaume Valette-Valla, directeur de Tracfin, considère que « s’agissant des élus au plan national, [il] voi[t] mal ce que l’on peut proposer de plus car, et c’est heureux, doivent être conciliés les principes à valeur constitutionnelle de respect de la vie privée, de proportionnalité, d’utilité et de pertinence ». Il juge que « tous les dispositifs déclaratifs et d’investigation ont été mis en œuvre pour garantir la probité des élus ([372]) ».
c. L’encadrement de l’activité des représentants d’intérêt
Au cours de son audition, M. Patrick Lefas (Transparency International France) a considéré que « les problèmes d’ingérence étrangère peuvent être résolus par la transparence de la vie publique et par l’encadrement du lobbying ». Il a estimé que « le contrôle du lobbying des États étrangers, par l’intermédiaire de leurs faux-nez, répond à un enjeu de sécurité nationale, en dépit de l’efficacité de nos services de renseignement ». Il a constaté que « l’encadrement de ces activités, en instaurant plus de transparence lorsque des intérêts sont en jeu – en utilisant l’open data et les données apparaissant notamment dans le répertoire de la HATVP –, protège les parlementaires concernés et l’exécutif ».
En effet, depuis l’entrée en vigueur de la loi « Sapin 2 » du 9 décembre 2016 ([373]), la HATVP répertorie les actions de lobbying des représentants d’intérêts et les moyens qu’ils y consacrent. Ce répertoire est public.
L’article 18‑2 de la loi du 11 octobre 2013 considère comme relevant d’une activité de représentant d’intérêts le fait « d’influer sur la décision publique, notamment sur le contenu d’une loi ou d’un acte réglementaire en entrant en communication avec :
« 1° Un membre du Gouvernement, ou un membre de cabinet ministériel ;
« 2° Un député, un sénateur, un collaborateur du Président de l’Assemblée nationale ou du Président du Sénat, d’un député, d’un sénateur ou d’un groupe parlementaire, ainsi qu’avec les agents des services des assemblées parlementaires ;
« 3° Un collaborateur du Président de la République ;
« 4° Le directeur général, le secrétaire général, ou leur adjoint, ou un membre du collège ou d’une commission investie d’un pouvoir de sanction d’une autorité administrative indépendante ou d’une autorité publique indépendante […] ;
« 5° Une personne titulaire d’un emploi ou d’une fonction [à la décision du Gouvernement et nommée en conseil des ministres] ;
« 6° [les membres d’un exécutif local], sous réserve d’un seuil d’application fixé à plus de 100 000 habitants pour les communes et les établissements publics de coopération intercommunale à fiscalité propre.
« 7° Un agent public [tenu d’adressé à la HATVP une déclaration de situation patrimoniale] ».
Quant au décret n° 2017‑867 du 9 mai 2017 relatif au répertoire numérique des représentants d’intérêts, il énumère les actions pouvant viser à influencer une décision publique :
« – organiser des discussions informelles ou des réunions en tête-à-tête ;
« – convenir pour un tiers d’une entrevue avec le titulaire d’une charge publique ;
« – inviter ou organiser des évènements, des rencontres ou des activités promotionnelles ;
« – établir une correspondance régulière (par courriel, par courrier…) ;
« – envoyer des pétitions, lettres ouvertes, tracts ;
« – organiser des débats publics, des marches, des stratégies d’influence sur internet ;
« – organiser des auditions, des consultations formelles sur des actes législatifs ou d’autres consultations ouvertes ;
« – transmettre des suggestions afin d’influencer la rédaction d’une décision publique ;
« – transmettre aux décideurs publics des informations, expertises dans un objectif de conviction. »
La HATVP s’assure également du respect, par les représentants d’intérêt, des règles déontologiques prévues par les articles 18‑4 et 18‑5 de la loi du 11 octobre 2013, introduites par la loi Sapin 2, et relatives à l’exercice de leurs activités au sein des assemblées parlementaires, des autorités gouvernementales et administratives et des collectivités territoriales. D’après celles-ci, les représentants d’intérêts « exercent leur activité avec probité et intégrité ».
En 2021, près de 2 400 entités étaient inscrites sur le répertoire des représentants d’intérêt. 188 d’entre elles ont fait l’objet de contrôles approfondis.
M. Migaud reconnaît néanmoins que « le cadre législatif et réglementaire actuel est trop complexe et mérite d’être revu ». Selon lui, « il accuse quelques manques, notamment les associations cultuelles, qui peuvent être un vecteur d’influence pour des États étrangers et qui sont pourtant exclues de la catégorie des représentants d’intérêts ».
Par ailleurs, le décret du 9 mai 2017 précité a récemment fait l’objet d’une mission d’information de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République de l’Assemblée nationale qui a rendu ses conclusions le 3 mai 2023. Ses rapporteurs, M. Gilles Le Gendre et Mme Cécile Untermaier, sont partisans d’évolutions législatives de manière à « aider la pratique fructueuse de la transparence ». Ils recommandent notamment d’apprécier l’activité de représentation d’intérêts au niveau de la personne morale et non pas au niveau des personnes physiques qui composent la personne morale. Ils appellent également le législateur à doter la HATVP d’un pouvoir de sanction administrative afin d’améliorer l’efficacité du dispositif « en ouvrant la possibilité de sanctionner plus rapidement des agissements ou des omissions qui n’appellent pas l’engagement immédiat de poursuites pénales, mais qui doivent néanmoins être réprimés, ou a minima promptement rectifiés ([374]) ». Ils se prononcent également bien sûr en faveur de modifications du texte du décret, en vue, par exemple, de préciser la nature des informations que doivent produire les représentants d’intérêts.
M. Stéphane Bouillon (SGDSN) estime, pour sa part, qu’il faut faire évoluer les modalités d’encadrement des activités de lobbying : « La loi Sapin 2 vise celles qui revêtent une nature professionnelle. Les autres posent problème : certaines personnes sont instrumentalisées dans le but de se livrer à ces activités. Peut-être faudrait-il faire évoluer le droit pour les prendre en compte et parvenir à plus de transparence, par exemple en confiant cette mission à la HATVP. »
La rapporteure partage la volonté de ses deux collègues de la commission des lois d’œuvrer à plus de transparence dans l’encadrement de l’activité des représentants d’intérêts.
B. les règles de financement de la vie politique, fondées sur la transparence, garantissent une certaine étanchéité vis-à-vis de l’étranger
L’encadrement du financement des partis politiques et des campagnes électorales fait partie des mesures de prévention des ingérences étrangères. Il s’inscrit dans le cadre plus large posé par la loi n° 88‑227 du 11 mars 1988 relative à la transparence financière de la vie politique et renforcé par la loi n° 2017‑1339 du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique.
Le régime juridique actuel entend concilier la transparence et la limitation des ressources financières d’origine étrangère avec le respect des droits et libertés que la Constitution garantit aux partis politiques. En effet, son article 4 dispose, d’une part, que « les partis et groupements politiques […] se forment et exercent leur activité librement » et, d’autre part, que « la loi garantit […] la participation équitable des partis et groupements politiques à la vie démocratique de la Nation ».
Ce même article dispose également qu’« ils doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie », ce qui justifie les restrictions particulières relatives aux financements étrangers.
Si le système actuel peut apparaître comme suffisamment restrictif, il comporte néanmoins quelques lacunes, notamment en ce qui concerne les prêts accordés par des personnes physiques étrangères et les capacités de contrôle de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politique (CNCCFP) de l’origine réelle de financements autorisés.
Le tableau ci-après résume l’ensemble des cas de figure concernant le financement des partis.
tableau récapitulatif des règles de financement privé des partis politiques et des campagnes électorales
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Source de financement |
Dons et cotisations |
Prêts et garanties |
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Personnes physiques |
de nationalité française ou résidant en France |
autorisés (dans la limite de 7 500 euros par an pour des partis et de 4 600 euros par élection pour des candidats) |
autorisés (dans la limite du taux d’intérêt légal et, pour les partis, de 24 mois et 15 000 euros, pour les candidats, de 18 mois et du plafond des dépenses de campagne) |
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de nationalité étrangère et ne résidant pas en France |
interdits |
(aucune précision dans les lois et règlements) |
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Personnes morales |
de droit interne |
interdits (sauf autres partis) |
interdits (sauf autres partis et banques) |
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de droit étranger (dont États) |
interdits (même indirectement) |
interdits (sauf banques domiciliées dans l’UE ou l’EEE) |
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Source : commission d’enquête.
1. Les partis politiques et leurs candidats ne peuvent recevoir de versements de la part d’une personne physique étrangère ou résidant à l’étranger, mais ils peuvent emprunter auprès de n’importe quelle personne physique
Avant d’aborder la question spécifique des contributions individuelles en provenance de l’étranger, il convient de rappeler le cadre général du financement des partis politiques et des campagnes électorales de la part des personnes physiques.
a. De manière générale, les contributions des personnes physiques sont plafonnées
Les contributions financières aux partis politiques et aux campagnes électorales peuvent prendre la forme de dons, de cotisations et de prêts.
i. Les dons et les cotisations
En application de l’article 11‑4 de la loi du 11 mars 1988, une personne physique peut consentir un don ou verser une cotisation à un ou plusieurs partis ou groupements politiques.
Toutefois, la totalité des versements ne peut excéder 7 500 euros par an, tous partis confondus. Le caractère global de ce plafonnement a été introduit par l’article 15 de la loi n° 2013‑907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique afin d’éviter la multiplication de micro-partis ayant pour objet de contourner la limite de 7 500 euros, jusqu’alors posée pour une seule formation.
Les partis politiques bénéficiaires doivent communiquer à la CNCCFP la liste des personnes leur ayant versé des dons et cotisations ainsi que les montants.
Les dons aux partis ouvrent droit à une réduction d’impôt sur le revenu (IR) égale à 66 % de leur montant, en application de l’article 200 du code général des impôts (CGI). Le montant total est plafonné à 15 000 euros par an et par foyer fiscal (le plafond de 7 500 euros mentionné ci-avant est, quant à lui, individuel). D’après la direction générale des finances publiques (DGFIP), environ 56 millions d’euros de dons ont été déclarés par près de 153 000 foyers fiscaux en 2020.
Dans son rapport d’activité pour 2021, la CNCCFP rappelle que « les cotisations versées en qualité d’adhérent par des personnes physiques et les dons consentis par les sympathisants représentent traditionnellement la base du financement ». En 2020, le montant total des cotisations des militants s’élevait à 17,9 millions d’euros. Cinq partis ([375]) concentraient 61 % de ce montant. Les contributions des élus représentent un chiffre quasi équivalent (18 millions d’euros). Quant aux dons, ils atteignaient 25,1 millions d’euros (dont 41 % pour les cinq partis évoqués).
Les mêmes règles sont applicables aux campagnes électorales, à l’exception du plafond qui est fixé à 4 600 euros par donateur et par élection par l’article L. 52‑8 du code électoral ([376]).
ii. Les prêts
L’article 11‑3‑1 de la loi du 11 mars 1988 et l’article L. 52‑7‑1 du code électoral, respectivement introduits par les articles 25 et 26 de la loi du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique, autorisent les personnes physiques à consentir des prêts « dès lors qu’[ils] ne sont pas effectués à titre habituel ».
Depuis le 1er janvier 2018, les partis et groupements politiques peuvent emprunter dans les conditions suivantes ([377]) :
– taux d’intérêt compris entre zéro et le taux d’intérêt légal, soit inférieur à 4,47 % au premier semestre 2023 ;
– durée inférieure ou égale à 24 mois ;
– plafond de 15 000 euros.
Les contrats de prêt ainsi que l’état de leur remboursement doivent être communiqués à la CNCCFP par le parti emprunteur.
Dans son rapport d’activité, la commission observe que « les emprunts auprès de personnes physiques ont nettement augmenté [entre 2018 et 2020], passant de 7,2 à 16,5 millions d’euros ». Son président, M. Jean‑Philippe Vachia, précise : « Nous constatons une montée en puissance des prêts consentis par des personnes physiques, notamment pour les candidats du Rassemblement national et de La France insoumise [lors des dernières élections municipales, départementales et régionales] ([378]) ».
Quant aux candidats aux élections, ils ne peuvent emprunter pour une durée supérieure à 18 mois. Le montant total dû ne peut être supérieur au plafond de remboursement forfaitaire des dépenses de campagne (article R. 39‑2‑1 du code électoral).
La rapporteure n’ignore pas les difficultés que de nombreux partis ou candidats peuvent rencontrer pour trouver un prêt. Cette question a été analysée en décembre 2021 par nos collègues Yaël Braun-Pivet et Philippe Gosselin, rapporteurs de la mission d’information de la commission des lois sur l’impact de la loi organique et de la loi du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique ([379]). Il conviendra de poursuivre la réflexion sur certaine pistes.
Recommandation n° 4 : Poursuivre, dans la suite de la loi du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique, et comme le préconise le médiateur du crédit aux candidats et aux partis politiques, la réflexion pour améliorer de manière concrète et proportionnée l’accès des formations politiques et des candidats aux prêts bancaires, le cas échéant en l’adossant à un établissement bancaire désigné.
b. Les dons ne peuvent provenir que de personnes ayant la nationalité française ou qui résident en France
L’article 11‑4 restreint aux seules personnes physiques de nationalité française ou résidant en France la possibilité de consentir des dons à un parti ou à un candidat ([380]).
En conséquence, une personne de nationalité étrangère mais ayant sa résidence en France peut verser une somme d’argent à un parti politique français ou à un candidat à une élection locale ou nationale, de même qu’un Français qui résiderait à l’étranger. « Par exemple, un Chinois résidant en France peut consentir un don à une campagne », indique M. Vachia.
Cette disposition n’a été introduite qu’en 2017 par la promulgation de la loi pour la confiance dans la vie politique (article 25).
Au cours de son audition, le président de la CNCCFP a souligné la difficulté d’effectuer un contrôle effectif sur le respect de cette condition de nationalité ou de résidence :
« Nous pouvons alors seulement constater, s’agissant des dons, qu’une procédure permet au mandataire de s’assurer que la personne qui consent le don est de nationalité française ou réside en France. Cependant, nous n’avons aucun pouvoir d’investigation et nous ne pouvons pas demander aux impôts si une personne est effectivement résident fiscal ou non. Nous n’avons que la déclaration, et effectuer une fausse déclaration expose une personne à des poursuites. Si nous avons des suspicions, nous pouvons saisir Tracfin. »
Toutefois, cette condition de nationalité ou de résidence ne s’applique pas aux cotisations versées aux partis par leurs adhérents, ce qui « semble résulter d’un oubli du législateur » d’après le président de la CNCCFP pour qui, « concrètement, une personne étrangère a la possibilité de cotiser à un parti politique ».
Les risques en matière d’ingérence étrangère doivent néanmoins être relativisés. M. Vachia estime que « la probabilité qu’il y ait des cotisations massives de personnes de nationalité étrangère [lui] semble très faible ».
c. Dans le silence de la loi, les prêts de personnes physiques étrangères sont permis
La loi ne précise pas, en revanche, si des personnes physiques de nationalité étrangère ont la possibilité d’accorder des prêts à des partis ou candidats en France.
M. Vachia expose les problèmes que pose le silence de la loi concernant les prêts de personnes physiques de nationalité étrangère et ne résidant pas en France :
« Aucune condition de nationalité ne s’applique aux prêts des personnes physiques et aucun plafond n’y est appliqué. Une même personne peut donc consentir un prêt de plusieurs centaines de milliers d’euros tant qu’il ne dépasse pas 47,5 % du plafond des dépenses électorales. Pour les prêts aux campagnes électorales, nous [la CNCCFP] opérons un contrôle à travers le compte bancaire du mandataire. Nous pouvons donc vérifier l’origine immédiate d’un prêt, mais nous n’avons cependant pas la capacité de remonter en arrière. Lorsque les sommes sont très importantes, nous pouvons demander à la personne quelle est l’origine de l’argent. Si nous avons quelque suspicion, nous pouvons saisir Tracfin, mais nous ne pouvons pas demander à Tracfin de mener des investigations pour notre compte. »
C’est pourquoi il estime « qu’il faudrait un meilleur encadrement des prêts des personnes physiques ».
La rapporteure estime qu’il convient en effet de combler la lacune de notre droit et de préciser que les prêts de personnes étrangères ne résidant pas en France sont interdits.
Recommandation n° 5 : Interdire explicitement les prêts de personnes étrangères ne résidant pas en France pour le financement des partis politiques ou des campagnes électorales.
Par ailleurs, et compte tenu du fait que la communication d’informations par Tracfin à la CNCCFP n’est pas légalement possible, son président plaide pour que, dans le cadre de ses missions et en cas de doute, la CNCCFP puisse être habilitée par la loi à saisir cette cellule de renseignement financier ([381]) afin qu’elle lui indique si des mouvements financiers sur les comptes alimentant une campagne ont fait l’objet de déclarations.
Ce pouvoir serait d’autant plus judicieux que M. Vachia indique que la CNCCFP « n’a absolument pas les moyens de savoir qu’un financement provient de l’étranger, sauf si certains prêts ont été consentis par des personnes de nationalité étrangère et vivant ailleurs qu’en France », ce qui limite ses capacités de contrôle en cas de montage financier faisant intervenir plusieurs intermédiaires entre des fonds étrangers et un parti ou un candidat français. M. Guillaume Valette-Valla, directeur de Tracfin, a confirmé à la rapporteure que cette évolution serait d’une grande utilité pour lutter contre les ingérences étrangères dans la vie politique nationale.
Recommandation n° 6 : Permettre à la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques de saisir Tracfin et permettre à Tracfin de transmettre des informations à la CNCCFP.
2. Les partis politiques et leurs candidats ne peuvent recevoir de financements de la part de personnes morales de droit étranger, à l’exception des prêts accordés par des banques européennes
Avant d’aborder la question spécifique des financements en provenance d’entités étrangères, il convient de présenter les règles générales propre aux contributions des personnes morales, publiques ou privées.
a. Le cadre général du financement par des personnes morales est celui d’une interdiction de principe
À l’exception des partis eux-mêmes, les personnes morales ne peuvent financer des formations politiques et des campagnes électorales « ni en consentant des dons […], ni en leur fournissant des biens, services ou autres avantages directs ou indirects à des prix inférieurs à ceux qui sont habituellement pratiqués ».
Cette interdiction a été posée par la loi n° 95‑65 du 19 janvier 1995 relative au financement de la vie politique.
D’après la CNCCFP, environ 7,5 millions d’euros de contributions ont été versés par des partis à d’autres partis, notamment par le biais d’un reversement de l’aide publique (voir infra) consécutif à des accords électoraux.
Seuls les partis eux-mêmes et les banques peuvent consentir des prêts ou apporter leur garantie aux prêts octroyés depuis l’adoption de la loi du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique.
À la différence des personnes physiques, aucune règle ne fixe de plafond ou de conditions d’encadrement des prêts consentis par des établissements de crédit, des sociétés de financement et des partis politiques.
Concernant les emprunts auprès de partis politiques, M. Vachia rappelle :
« Un parti est libre de financer totalement ou partiellement une campagne électorale et il peut être amené à contracter un emprunt pour ensuite le diviser et effectuer des prêts aux candidats selon le principe du prêt "miroir". Dans ce cas, les prêts consentis aux candidats doivent répondre aux mêmes conditions que l’emprunt contracté par le parti politique. Mais on n’avait sans doute pas pensé au départ qu’un parti pourrait contracter des emprunts auprès de personnes physiques avant de les redistribuer sous forme de prêts aux candidats. Ce procédé est légal, mais il n’avait pas réellement été envisagé. »
La CNCCFP constatait que les dettes et emprunts après de banques s’élevaient à 33,8 millions d’euros en 2020 et qu’ils avaient diminué de moitié par rapport à 2018.
La difficulté pour certains partis d’accéder au financement bancaire est un leitmotiv qui revient régulièrement dans l’argumentation du Rassemblement national concernant l’emprunt contracté auprès de banques étrangères, russe avant 2017 puis hongroise plus récemment ([382]).
Le président de la CNCCFP suggère de renforcer le droit à l’ouverture d’un compte de dépôt prévu à l’article L. 312-1 du code monétaire et financier : « La loi de 2017 avait prévu la possibilité de créer par ordonnance une banque de la démocratie. Pour ma part, je ne pense pas qu’il faille créer une banque ex nihilo, mais plutôt trouver un mécanisme d’automaticité d’ouverture d’un compte dans une banque de service public. »
Cet avis est pour partie partagé par le médiateur du crédit aux candidats et aux partis politiques, M. Jean‑Raphaël Alventosa, dans son dernier rapport ([383]), auquel M. Vachia a fait référence au cours de son audition. Il considère qu’« une solution radicale, type garantie des prêts par un groupe de banques et/ou par l’État, ne s’impose pas ». Il préconise plutôt de compléter les financements bancaires (réforme de la dotation de l’État, abaissement des seuils de suffrages pour obtenir les remboursements, dématérialisation de la propagande électorale…).
L’interdiction des contributions d’entreprises françaises aux partis et aux candidats est aussi une barrière pour d’éventuelles ingérences étrangères dans la mesure où de tels financements pourraient avoir une influence sur la position des élus vis-à-vis de puissances étrangères. Le sénateur André Gattolin, rapporteur de la mission d’information du Sénat sur les influences étatiques extra-européennes dans le monde universitaire et académique, donne l’exemple de la situation en Allemagne où, d’après lui, « en contrepartie de leur soutien financier aux grands partis politiques, les industriels attendaient une énergie bon marché, des débouchés commerciaux et des marchés de sous-traitance. Cela explique en partie les positions que le pays a adoptées à l’égard de la Chine ou de la Russie. Il ne faut pas sous-estimer le poids des milieux économiques dans les choix politiques ([384]). »
b. Les dons en provenance d’entités étrangères sont strictement interdits
L’article 11‑4 de la loi du 11 mars 1988 relative à la transparence financière de la vie politique interdit aux partis et groupements politiques de « recevoir, directement ou indirectement, des contributions ou aides matérielles d’un État étranger ou d’une personne morale de droit étranger ». Il en est de même pour les candidats aux élections (article L. 52‑8 du code électoral).
La mention du caractère indirect interdit, en principe, à une personne physique de nationalité française ou qui réside en France de reverser une somme qu’elle aurait elle-même obtenue auprès d’un État étranger, par exemple. Cette interdiction absolue date de la loi n° 90‑55 du 15 janvier 1990 relative à la limitation des dépenses électorales et à la clarification du financement des activités politiques.
c. Les prêts en provenance de banques européennes sont permis
Toutefois, les établissements de crédit et les sociétés de financement ayant leur siège social dans un État membre de l’Union européenne (UE) ou partie à l’accord sur l’Espace économique européen (EEE) ([385]) peuvent consentir des prêts aux partis et groupements politiques français, ainsi qu’à leurs candidats, ou apporter une garantie aux prêts qui leur ont été octroyés, comme est venue le préciser la loi du 15 septembre 2017 précitée.
La condition d’installation du siège social fait que, pour M. Vachia, « une filiale d’une grande banque américaine ou chinoise qui aurait un agrément auprès de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) pourrait effectuer un tel prêt ».
Avant 2017, il n’existait donc aucune barrière à ce qu’une banque extra-européenne puisse accorder un prêt à un parti ou à un candidat français. Ainsi, « dans les comptes des partis politiques, le passé a un certain poids. Des emprunts contractés avant 2017 et qui continuent de vivre peuvent encore y figurer », ce qui est le cas de l’emprunt russe du Front national, devenu Rassemblement national, analysé dans la première partie du présent rapport.
Le Rassemblement national se trouve ainsi à rembourser un emprunt à une société russe, Aviazapchast, ce qui, en vertu des modifications législatives intervenues depuis 2014, date où le prêt initial a été contracté, serait illégal, uniquement parce que la CNCCFP, saisie de la cession de la créance du prêt russe initial, a conclu qu’il n’y avait pas, juridiquement parlant, de nouveau prêt.
3. La participation de l’État au financement de la vie politique permet aux principaux mouvements politiques d’être moins dépendants de ressources privées
Le financement public de la vie politique comprend la dotation annuelle aux partis et à leurs groupements ainsi que les remboursements de certaines dépenses engagées par les candidats lors des élections.
a. Les partis ayant présenté des candidats aux élections législatives ont droit à une aide publique dont le montant est fixé en loi de finances
En application de l’article 8 de la loi du 11 mars 1988, des crédits du budget général de l’État sont affectés au financement des partis politiques ([386]). Ce montant s’élève à 68,67 millions d’euros depuis une dizaine d’années.
Cette aide publique est composée de deux fractions égales réparties entre les partis en fonction :
– de leurs résultats aux dernières élections législatives ;
– du nombre de députés et de sénateurs qui déclarent s’y rattacher.
L’article 9 de la loi du 11 mars 1988 dispose que la première fraction du financement public est attribuée « aux partis et groupements politiques qui ont présenté lors du plus récent renouvellement de l’Assemblée nationale des candidats ayant obtenu chacun au moins 1 % des suffrages exprimés dans au moins cinquante circonscriptions ».
Aucun nombre minimal de circonscriptions n’est imposé en outre-mer pour pouvoir bénéficier de cette première partie d’aide publique.
En 2022, le montant de cette première fraction de financement public s’est élevé à 32,08 millions d’euros, dont 0,17 million d’euros pour les partis ayant présenté des candidats exclusivement en outre-mer, après application d’un malus au titre du respect de la parité (– 2,25 millions d’euros) ([387]).
En métropole, seize partis ou groupements politiques ont bénéficié d’une partie de cette première fraction allant de 10,1 millions d’euros pour La République en marche à 67 186 euros pour le Parti animaliste.
La seconde fraction est versée aux partis et groupements politiques éligibles à la première fraction « proportionnellement au nombre de membres du Parlement qui ont déclaré […] y être inscrits ou s’y rattacher ».
En 2022, le montant total de cette seconde fraction s’est élevé à 34,07 millions d’euros. L’affiliation d’un député ou d’un sénateur donnait droit à 37 402 euros d’aide publique.
Au total, dix-neuf partis ou groupements politiques ont bénéficié de cette deuxième partie du financement de l’État correspondant à douze formations éligibles à la première partie en métropole ainsi qu’à sept partis ultramarins représentés au Parlement.
b. L’État rembourse une partie des dépenses des candidats aux élections
L’État participe au financement des dépenses des candidats aux élections en prenant en charge les frais liés à la diffusion de la propagande électorale et en remboursant une partie des dépenses de campagne en fonction des suffrages obtenus.
En application de l’article R. 39 du code électoral, les frais d’impression des circulaires (dites « professions de foi »), des bulletins de vote et des affiches, sont remboursés par l’État à partir de 5 % des suffrages exprimés sur la base :
– d’un nombre de circulaires égal au nombre d’électeurs inscrits, majoré de 5 % (afin de tenir compte des risques de perte au moment de l’impression mécanique) ;
– d’un nombre de bulletins de vote égal au double du nombre d’électeurs inscrits (une moitié étant envoyée directement aux électeurs et l’autre moitié aux mairies pour la tenue des bureaux de vote), majoré de 10 % (correspondant à la précaution pour perte de 5 % multipliée par deux) ;
– de deux grandes affiches par emplacement (servant à la présentation des candidats) ;
– de deux petites affiches par emplacement (pour annoncer la tenue de réunions électorales).
Enfin, la diffusion de la propagande électorale est directement prise en charge par l’État lui-même. La mise sous pli est, en principe, effectuée par les préfectures mais peut être confiée à un prestataire externe (routeur) tandis que l’acheminement est délégué à un opérateur postal.
Les candidats aux élections ont droit à un remboursement forfaitaire de la part de l’État égal à 47,5 % de leur plafond de dépenses dès lors qu’ils ont obtenu au moins 5 % des suffrages au premier tour du scrutin (article L. 52‑11‑1 du code électoral).
Ce plafond de dépenses, fixé à l’article L. 52‑11 du même code, dépend de l’élection concernée et du nombre d’habitants. Par exemple, il est de 38 000 euros majoré de 0,15 euro par habitant de la circonscription pour un candidat au mandat de député.
Pour l’élection présidentielle, il est fixé depuis 2002 à 13,7 millions d’euros au premier tour et à 18,3 millions d’euros au second tour (article 3 de la loi du 6 novembre 1962 précitée).
Globalement, il est donc tout à fait pertinent de considérer que la législation française en matière de financement de la vie politique assure un niveau de protection très correct face aux risques d’ingérences étrangères.
C. Des progrès dans la protection de l’économie française face aux ingérences
La prévention d’interventions hostiles envers nos entreprises passe par la sécurité économique mais aussi par la lutte contre l’instrumentalisation du droit à des fins d’ingérence.
Aux termes de l’article 1er du décret n° 2019‑206 du 20 mars 2019 relatif à la gouvernance de la politique de sécurité économique, cette politique « vise à assurer la défense et la promotion des intérêts économiques, industriels et scientifiques de la Nation, constitués notamment des actifs matériels et immatériels stratégiques pour l’économie française. Elle inclut la défense de la souveraineté numérique. »
Pour assurer cette politique, le ministère de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique dispose d’un service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (SISSE), rattaché à la direction générale des entreprises (DGE). Le directeur de cette dernière exerce d’ailleurs les fonctions de commissaire à l’information stratégique et à la sécurité économique (CISSE).
Ce service à compétence nationale et à vocation interministérielle a été créé en 2016 ([388]). En application du décret du 20 mars 2019 précité, le SISSE a une mission de protection des actifs stratégiques de notre économie face aux ingérences étrangères.
a. Le recensement des activités économiques sensibles
L’objectif du SISSE est donc de repérer le plus tôt possible des signaux faibles ou des alertes caractérisées sur les actifs stratégiques. Pour cela, le service utilise trois listes d’entités ou de technologies à protéger en priorité pour la souveraineté économique de la France :
– une liste nationale, confidentielle, d’entreprises stratégiques ;
– une liste de technologies critiques ;
– une liste de laboratoires et organismes publics de recherche.
Les entités et technologies recensées sont couvertes par le secret de la défense nationale.
Concernant la première liste, le chef du SISSE, M. Joffrey Célestin‑Urbain, affirme que son « référentiel est large et permet de couvrir tant des grands groupes que des sous-traitants critiques de certaines filières stratégiques, ou des PME [petites et moyennes entreprises] technologiques et des start-up ([389]) ». Sans révéler davantage d’informations sur les sociétés qui y sont recensées et pour souligner l’aspect novateur de cette liste, il indique que « la sécurité économique s’est construite en extension de l’approche traditionnelle de la souveraineté, laquelle cherchait à protéger l’outil de défense nationale, la base industrielle et technologique de défense, les industries de la sécurité, les moyens pour assurer l’ordre public ainsi que les secteurs aéronautique et spatial, compris dans une approche profondément régalienne ».
L’intérêt de la deuxième liste concernant les technologies critiques est qu’elle permet de protéger, par exemple, « la propriété intellectuelle d’une start-up qui ne fait pas partie de la première liste mais qui travaille à une technologie stratégique ».
Enfin, la dernière liste est la plus récente et entend réparer un « angle mort », celui du domaine de la recherche. Elle permet au SISSE d’assurer notamment la protection des unités mixtes de recherche et aux universités de taille moyenne, qui peuvent manquer de financements, face à des stratégies agressives consistant à remonter les chaînes de valeur – stratégies dites du « saumon sauvage » – afin de contourner l’obstacle du contrôle des investissements étrangers en France (voir infra).
Le SISSE joue ainsi un rôle de vigie interministérielle qui collecte des informations stratégiques issues de son réseau territorial ([390]), des entreprises qui le contactent de manière confidentielle ou encore des services de renseignement. M. Célestin‑Urbain précise : « Nous caractérisons ces informations et, lorsque nous sommes en présence d’une entreprise, d’un laboratoire ou d’une technologie stratégiques qui sont face à un acteur étranger que nous savons dangereux, cela donne une alerte de sécurité économique. […] En raison du caractère sensible de ces missions, nous travaillons avec toute une chaîne de décision placée au-dessus de nous, qui comprend le ministre de l’économie et des finances […], mais aussi la Première ministre et le Président de la République. »
b. Le contrôle des investissements étrangers
Plusieurs outils sont à la disposition de l’État pour entraver une ingérence étrangère en matière économique, notamment en cas de projet de rachat ou de partenariat de recherche concernant une entité ou une technologie secrètement recensée.
L’article L. 151‑3 du code monétaire et financier (CMF) soumet à autorisation préalable du ministre chargé de l’économie les investissements étrangers en France (IEF) dans une activité qui participe à l’exercice de l’autorité publique ou relève de l’un des domaines suivants :
– activités de nature à porter atteinte à l’ordre public, à la sécurité publique ou aux intérêts de la défense nationale ;
– activités de recherche, de production ou de commercialisation d’armes, de munitions, de poudres et substances explosives.
La liste exacte de ces activités est déterminée par l’article R. 151‑3 du même code, introduit par le décret, dit « Le Maire », du 31 décembre 2019 ([391]). Ses dispositions trouvent leur origine dans le décret, dit « de Villepin », de 2005 ([392]), pris dans le contexte de la rumeur du rachat de Danone par PepsiCo, qui avait précédé le décret, dit « Montebourg », de 2014 ([393]).
M. Arnaud Montebourg, ancien ministre de l’économie, du redressement productif et du numérique (2012-2014), a indiqué à la commission d’enquête que « ce décret a été très utilement renforcé en s’étendant à d’autres secteurs, notamment les biotechnologies et la robotique ([394]) ». Pour autant, « le sujet n’est pas tant la rédaction du décret que l’absence d’usage qui en est faite. Plutôt que de se focaliser sur son contenu, je préférerais qu’on l’applique régulièrement – sans forcément le crier sur tous les toits, d’ailleurs. »
Un IEF est constitué dès lors qu’un seuil de 25 % de détention des droits de vote d’une entité de droit français est franchi. Temporairement, ce seuil a été abaissé à 10 % depuis juillet 2020 ([395]) afin d’éviter des rachats opportunistes dans un contexte économique bouleversé par la pandémie de covid. Il demeurera en vigueur jusqu’au 31 décembre 2023. Ainsi, « la France dispose de l’un des dispositifs de contrôle des IEF les plus étoffés avec un grand nombre de secteurs couverts ».
La rapporteure considère que l’abaissement de ce seuil de déclenchement a été une bonne chose et appelle de ses vœux, compte tenu de l’instabilité internationale persistante, la reconduction de la mesure sur une plus longue durée.
Concernant les alertes liées aux IEF et les menaces étrangères en général, le chef du SISSE explique :
« Les statistiques de l’année 2021 indiquent une très forte croissance des dossiers IEF, dépassant les 300 cas par an. Dans notre cadre plus général, nous observons également une très forte augmentation de la menace économique étrangère.
« Aux débuts de la plateforme, en 2020, nous avons détecté environ 350 alertes. Nous en sommes à 700 alertes par an en 2022 : certes notre capacité de détection s’est améliorée, mais il y a aussi une augmentation brute de la menace.
« À un rythme de soixante nouvelles alertes par mois, soit deux nouvelles par jour, nous devons absolument être capables de traiter tous les flux afin de n’avoir presque aucun stock d’alertes non traitées. Cela suppose toute une ingénierie administrative très efficace, qui nous permet de surcroît de mesurer objectivement, ce qui n’était pas possible auparavant, l’efficacité de la politique d’intelligence économique de l’État, puisque nous avons des chiffres, des processus et des informations en continu. »
L’assimilation d’un IEF à une ingérence étrangère est réalisée « au cas par cas ». M. Célestin-Urbain précise que l’analyse repose sur « un mélange de doctrine bien balisée, fondée sur les listes d’acteurs stratégiques à protéger au niveau français, et de souplesse, qui permet [au SISSE] d’adapter [sa] décision au profil de risque de l’investisseur étranger ». Le SISSE regarde « qui se cache derrière le fonds d’investissement, quels sont les fonds investis, qui est le bénéficiaire ultime et s’il a des liens avec des États étrangers » afin d’établir « une cartographie des risques autour de cet acteur ». M. Célestin‑Urbain indique qu’un investisseur installé dans un État membre de l’Union européenne (UE) ne bénéficie pas nécessairement d’un a priori positif car « il peut être utilisé comme un véhicule d’investissement par des intérêts tiers, pour des raisons juridiques ou fiscales par exemple ».
Environ 40 % des alertes sont de nature capitalistique. Elles peuvent effectivement relever d’IEF mais pas seulement. Par exemple, « un fonds d’investissement activiste peut, en ne possédant que quelques pourcents du capital de l’entreprise, déclencher une campagne de déstabilisation ou la pousser à prendre des mesures de gouvernance visant à accroître ses performances financière et opérationnelle ».
Une proportion équivalente d’alertes concerne la captation de propriété intellectuelle et d’informations sensibles.
Les 20 % restants « constituent un mélange disparate de difficultés financières que connaissent des entreprises stratégiques, de problèmes de réputation – des attaques de désinformation cherchant à compliquer le refinancement de l’entreprise et à nuire à son image – et de délinquance commune, comme des vols de propriété intellectuelle et des intrusions dans des sites sensibles ».
Les problèmes de financement des jeunes entreprises ou des organismes de recherche constituent un enjeu de sécurité économique dans la mesure où ils constituent des points de vulnérabilité pour les ingérences de puissances étrangères.
Il peut s’agir, par exemple, du « basculement du capital de start-up stratégiques à l’occasion d’une levée de fonds : pour elles c’est une chance, pour [l’État] c’est aussi une vulnérabilité ». Le fait qu’une telle entreprise « ne trouve aucun financement en France ou en Europe et se tourne vers des fonds étrangers peut avoir d’importantes conséquences ».
Il en est de même dans le monde de la recherche où il peut être tentant d’accepter le financement d’une entreprise appartenant à un pays manifestement hostile. M. Célestin‑Urbain rapporte ainsi qu’un « institut public de recherche de pointe en France s’est vu proposer par une entreprise chinoise un financement de 5 millions d’euros pour un programme de recherche d’une durée de trois à cinq ans ». Lorsque le SISSE l’a constaté, l’institut en question lui a répondu « qu’aucun acteur français n’avait manifesté son intérêt ou n’était capable de financer ce programme ».
Par ailleurs, la France dispose d’une économie ouverte ([396]), intégrée dans un marché unique européen fondé sur la libre circulation des capitaux et des personnes, qui a tout intérêt à attirer les IEF dès lors que ceux-ci ne traduisent pas une manœuvre malveillante, afin de financer une partie du déficit de la balance des transactions courantes. C’est pourquoi « ces situations sont pénibles à la fois pour l’État et pour les laboratoires ou les start-up : il est compliqué de refuser une solution qui s’avère être économiquement la meilleure ». Le ministre chargé de l’économie peut bloquer une opération, ou l’accepter moyennant « des garde-fous extrêmement lourds ». Pour M. Célestin‑Urbain, « cela nous rend parfois impopulaires, mais la souveraineté passe par là ».
Il convient cependant de souligner que ces dispositifs apparaissent encore fragiles face à la domination écrasante des multinationales américaines dans le domaine du numérique.
M. Arnaud Montebourg ne craint pas d’affirmer que « nous sommes devenus une colonie numérique des États-Unis, ce qui pose un problème en matière de souveraineté informationnelle et de maîtrise de nos données ». La réponse à ce problème nécessite certes des outils juridiques adaptés, mais elle dépend avant tout, selon lui, d’une véritable volonté politique en France et en Europe : « Nous nous sommes habitués à l’existence d’un abus de position dominante du moteur de recherche Google. Allez dans n’importe quel pays asiatique : Google y est absent. Nous nous sommes habitués à passer des accords économiques avec Google, Microsoft – même les armées en sont là ! Il nous faut sortir de cette situation, à laquelle nous nous sommes accoutumés, de colonisés numériques. Tous les autres pays du monde en sont à peu près au même point, mais certains ont organisé leur défense. Nous en avons les moyens : il ne nous manque que le leadership politique, d’abord au niveau européen mais également au niveau national. Nous avons un retard stratégique dans le déploiement de moyens de défense. L’application du décret de 2014 devrait être automatique ! »
Il est utile de rappeler que, depuis la période où M. Montebourg a exercé ses fonctions ministérielles, une prise de conscience européenne s’est effectuée et que des avancées ont été réalisées, au sein des institutions européennes, grâce à certaines législations, comme le Digital Services Act, le Cybersecurity Act ou encore des mécanismes de filtrage des investissements directs étrangers.
2. La lutte contre l’instrumentalisation du droit à des fins d’ingérence économique
La Coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT) a publié, en juillet 2019, un document présentant les enjeux prioritaires du renseignement ([397]), parmi lesquels figurent la défense et la promotion de notre économie. L’un des volets de cet enjeu prioritaire est la lutte contre l’instrumentalisation des champs normatifs ou contentieux :
« L’édiction, par des États ou des entités non étatiques, de normes y compris à portée extraterritoriale, peut s’accompagner d’actions d’influence agressives dans les instances de production des normes.
« On assiste par ailleurs à un développement des enquêtes d’autorités judiciaires étrangères à l’encontre des entreprises françaises commerçant à l’international sur la base de lois offensives à portée extraterritoriale. Ces procédures contentieuses ont fréquemment pour effet – recherché ou non – de contraindre les entreprises visées à transférer des actifs essentiels à leur prospérité (informations confidentielles relatives aux dirigeants, clients et fournisseurs, informations financières, brevets et savoir-faire technologiques...), ou à se retirer de certains marchés. »
a. Les menaces posées par le lawfare d’États étrangers
Appelée lawfare ([398]) ou « guerre du droit », cette modalité d’ingérence étrangère a été abordée à plusieurs reprises au cours des auditions, notamment par référence à l’application extraterritoriale de lois américaines comme la répression de la corruption d’agents publics étrangers (Foreign Corrupt Practices Act, FCPA) ou encore la réglementation du trafic d’armes au niveau international (International Traffic in Arms Regulations, ITAR).
L’extraterritorialité du droit des États-Unis repose sur la compétence des tribunaux américains du fait, par exemple, de la cotation sur la place boursière de New York ou de l’utilisation du dollar comme monnaie d’une transaction commerciale.
M. Jean-François Bohnert, procureur de la République financier, dresse un tableau des sanctions prononcées par la justice des États-Unis contre des entreprises dans le cadre du FCPA :
« À partir de 2007, la politique de poursuites menée par les Américains a conduit à la multiplication des amendes records – avec 448 millions de dollars infligés à Siemens en 2008, 772 millions de dollars à Alstom en 2014 et 420 millions de dollars à VimpelCom, société néerlandaise, en 2016. La barre du milliard de dollars de sanctions cumulées a été franchie en 2011.
« Cette tendance se poursuit. En 2020, une amende record de 3,3 milliards de dollars a été infligée à Goldman Sachs pour sanctionner ses activités de pillage de fonds souverains en Malaisie. On trouve également une amende record avec la part de 550 millions de dollars revenant aux États-Unis au titre de l’amende contre Airbus – dont le total s’élève à 3,6 milliards d’euros. Les États-Unis étaient partie à la CJIP [convention judiciaire d’intérêt public] que le PNF [parquet national financier] avait pilotée. En 2020, sur les douze entreprises sanctionnées, sept étaient américaines – les autres étant étrangères.
« Si l’on considère les dix sanctions les plus importantes prononcées au titre de la loi de 1977, on constate tout d’abord que le montant des amendes se situe entre 585 millions de dollars et 3,3 milliards de dollars. Ensuite, les entreprises visées sont principalement européennes – trois françaises, deux suédoises, une allemande et une néerlandaise – contre une entreprise américaine et une brésilienne. Enfin, les montants records sont plutôt récents : six d’entre eux ont été prononcés au cours des trois dernières années.
« Ces affaires traduisent très clairement une ingérence du droit américain en direction des entreprises françaises. Pour compléter ce panorama, il faut y ajouter la sanction de 9 milliards de dollars prononcée en 2014 contre BNP pour violation d’embargo ([399]). »
Concernant l’ITAR, M. Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) auprès de la Première ministre, explique :
« Quand une réglementation comme [l’ITAR] permet aux autorités d’un État, dès lors qu’un produit vendu dans un autre pays contient un composant fabriqué sur son sol, de vérifier si la vente est conforme aux règles qu’il a édictées, il peut s’agir d’une forme d’ingérence, selon la façon dont c’est appliqué. C’est ce que font les Américains depuis plusieurs années, mais aussi les Chinois : ceux-ci ont copié, dans l’esprit, le Patriot Act américain et, profitant de leur puissance économique, essaient de s’ingérer dans les économies étrangères.
« Des discussions sont engagées avec l’État concerné. Lorsque les Américains ont des questions à poser aux entreprises, ils passent dorénavant par le SGDSN, avec l’appui de la DGE. Nous vérifions que ces questions sont en rapport avec l’activité de l’entreprise et évaluons l’intérêt de cette dernière. Si nous considérons que certaines de ces questions sont intrusives, qu’elles visent à connaître des secrets de fabrication, nous expliquons à nos amis américains que nous ne jugeons pas la démarche nécessaire à la manifestation de la vérité et nous la bloquons.
« C’est beaucoup plus compliqué avec les Chinois. Quoi qu’il en soit, nous essayons de progresser dans ce domaine pour contrer les attaques ([400]). »
Comme elle l’a déjà précisé, la rapporteure considère que ces formes d’ingérence, aussi néfastes soient-elles pour nos entreprises, se situent à la lisière du champ de cette commission d’enquête qui porte sur les ingérences étrangères « visant à influencer ou corrompre des relais d’opinion, des dirigeants ou des partis politiques français ».
Par ailleurs, la rapporteure rappelle que la France a fait d’importants progrès dans la prévention de ce type d’instrumentalisation du droit par des États étrangers, notamment grâce à l’adoption de la loi Sapin 2 ([401]).
b. La loi de blocage, récemment renforcée, protège les entreprises françaises de la divulgation de données sensibles
Depuis 1968, il existe une loi, dite « de blocage » ([402]), visant à interdire de « communiquer par écrit, oralement ou sous toute autre forme, en quelque lieu que ce soit, à des autorités publiques étrangères, les documents ou les renseignements d’ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique dont la communication est de nature à porter atteinte à la souveraineté, à la sécurité, aux intérêts économiques essentiels de la France ou à l’ordre public, précisés par l’autorité administrative en tant que de besoin ».
La loi de blocage, qui n’avait pas été réformée depuis plus de quarante ans, a été renforcée par le décret du 18 février 2022 ([403]). Elle permet aux entreprises françaises confrontées à des demandes intrusives d’informations sensibles de la part d’autorités de poursuite étrangères de se tourner vers l’administration pour un accompagnement.
Le décret permet, en effet, de mettre en œuvre des procédures d’information à destination du SISSE concernant toute demande de communication pouvant porter sur ces documents et renseignements. Il confie à ce même service la mission de rendre un avis portant sur l’applicabilité de la loi de blocage.
c. La loi Sapin 2 protège les entreprises françaises d’accusations de corruption d’agents publics étrangers de la part de juridictions étrangères
Une vingtaine d’années après la première loi Sapin ([404]), la loi Sapin 2 vise en premier lieu à améliorer la lutte contre la corruption. Elle fait notamment suite à l’évaluation réalisée par l’Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE) en octobre 2012 sur la mise en œuvre par la France de la convention sur la lutte contre la corruption ([405]). Le projet de loi s’appuyait également sur le rapport du président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), M. Jean‑Louis Nadal, d’avril 2016 : Renouer la confiance publique.
Les apports de ses dispositions ont été jugés positivement par la dernière phase d’évaluation du groupe de travail de l’OCDE sur l’application de la convention anticorruption en décembre de la même année. Au cours de l’audition de représentants de cette organisation internationale, Mme Sandrine Hannedouche‑Leric, coordinatrice de l’évaluation de phase 4 de la France a déclaré :
« L’OCDE a globalement salué les efforts réalisés par la France pour étendre et renforcer son cadre législatif et redevenir un interlocuteur crédible parmi les quarante‑quatre pays parties à la convention.
« Au titre des mécanismes salués, je mentionnerai la création du parquet national financier (PNF), et surtout de l’Agence française anticorruption (AFA) par la loi Sapin 2, qui a non seulement permis d’introduire un mécanisme de prévention de la corruption avec une infraction administrative de non‑conformité pour les grandes entreprises, mais également la convention judiciaire d’intérêt public. Cette dernière, d’ores et déjà mise en œuvre, a permis la résolution coordonnée d’affaires particulièrement importantes ([406]). »
i. L’Agence française anticorruption
La loi Sapin de 1993 avait déjà créé un service central de prévention de la corruption (SCPC), placé auprès du ministre de la justice, chargé de centraliser les informations nécessaires à la détection et à la prévention des faits de corruption active ou passive, de trafic d’influence, de concussion, de prise illégale d’intérêts ou d’atteinte à la liberté et à l’égalité des candidats dans les marchés publics.
La loi Sapin 2 lui substitue l’AFA, service à compétence nationale, également placé auprès du ministre de la justice mais aussi auprès du ministre chargé du budget. Elle a pour mission d’aider les autorités compétentes et les personnes qui y sont confrontées à prévenir et à détecter les faits de corruption, de trafic d’influence, de concussion, de prise illégale d’intérêt, de détournement de fonds publics et de favoritisme.
À la différence du SCPC, l’AFA contrôle la qualité et l’efficacité des mesures anticorruption mises en place par les acteurs publics et les grandes entreprises (plus de 500 salariés ou chiffre d’affaires supérieur à 100 millions d’euros). Ces dispositifs consistent, pour les sociétés, en un code de conduite, un dispositif d’alerte interne, une cartographie des risques, des procédures d’évaluation et de contrôle, des dispositifs de formation ainsi qu’un régime disciplinaire. Elle contrôle également l’exécution des programmes de conformité contenus dans les CJIP (voir infra) conclues avec l’autorité judiciaire.
En cas de manquement constaté, l’AFA peut saisir une commission des sanctions pouvant prononcer des injonctions et infliger des amendes.
ii. La convention judiciaire d’intérêt public
La CJIP fait l’objet d’une appréciation positive du groupe de travail de l’OCDE.
Ce dernier constate que « l’introduction de la CJIP en droit français en 2016 et la priorité donnée à la résolution des affaires de corruption d’agents publics étrangers par ce mode de résolution transactionnel ont entraîné un changement de paradigme en matière de responsabilité des personnes morales ([407]) ».
Au cours de son audition, le procureur de la République financier observait que « cet instrument nous a permis de nous hisser au même niveau que les États-Unis et le Royaume-Uni, qui disposaient de la fameuse procédure de deferred prosecution agreement (DPA) dont la CJIP est inspirée ». D’après le PNF, 5 milliards d’euros ont été versés au Trésor public dans le cadre de CJIP.
M. Michel Sapin, ancien ministre de l’économie et des finances, considère que la CJIP n’est pas la copie du système américain : elle « respecte la même logique, tout en respectant les principes du droit français – en particulier, la décision revient à un juge du siège ». Il relativise également le fait que la poursuite d’entreprises françaises par la justice américaine l’ait uniquement été dans un but d’instrumentalisation du droit :
« Je vais aux États‑Unis et rencontre l’adjoint du Department of Justice (DOJ) spécialisé sur ces questions qui m’explique la méthode et les mécanismes américains. Je lui demande pourquoi les États‑Unis sont aussi méchants avec les entreprises françaises. Il argumente pour me prouver le contraire, puis, pour clore la discussion, il me dit : “You don’t do the job, so I do it.” Pour le ministre de la République que j’étais, la souveraineté française était évidemment mise à mal par son incapacité à faire soi-même le travail.
« J’ai revu cette personne quelques années plus tard à l’occasion d’un colloque et il m’a dit : “So now, Michel, you do the job.” Nous étions à quelques semaines d’une décision très importante qui concernait Airbus. La CJIP avait été effectuée sous autorité française, menée par le parquet national financier, en lien avec les autorités américaines et anglaises, car une partie de l’avion était construite en Grande-Bretagne et des composants étaient couverts par l’International Traffic in Arms Regulations (ITAR), un dispositif américain servant à contrôler les importations et exportations des objets et services liés à la défense nationale. Sur les près de 4 milliards d’euros d’amende, plus de la moitié est revenue au Trésor public français, alors qu’auparavant elle aurait été intégralement versée au Trésor américain ([408]). »
La loi Sapin 2 avait ainsi pour objet de faire en sorte que la justice française traite les problèmes français et retrouve, par la même occasion sa souveraineté judiciaire. Pour M. Charles Duchaine, directeur de l’AFA, « il convenait d’essayer de ne pas laisser les juridictions étrangères, sous prétexte de lutte contre la corruption, mener des investigations sur le territoire national ou mettre nos sociétés sous monitoring et in fine accéder à des informations stratégiques ([409]) ». Il estime que « la meilleure illustration de cette réussite s’est matérialisée par la signature en 2018 de la première convention judiciaire d’intérêt public, simultanément à la conclusion d’un deferred prosecution agreement (DPA) par les autorités américaines sur la Société Générale ». Il précise que « pour la première fois, les justices se rapprochaient et convenaient du principe d’une peine et de la répartition de l’amende ».
II. médias, plateformes numériques, nouvelles technologies : principaux points de vulnérabilité ?
La France est régulièrement visée par des offensives de puissances étrangères hostiles par la voie d’« ingérences informationnelles » ou de cyber-attaques. La diffusion de fausses informations, notamment à l’occasion de l’élection présidentielle de 2017 – les Macron Leaks –, ou les cyber-attaques dont des hôpitaux français et des collectivités territoriales sont constamment victimes en sont l’illustration.
Dans ce contexte, la rapporteure souhaite souligner tout particulièrement l’importance de préserver la sécurité des espaces médiatiques, qu’ils soient numériques ou non, ainsi que celle des systèmes d’information qui sont autant de cibles pour les ingérences étrangères et donc de potentielles vulnérabilités pour notre pays.
A. La « guerre informationnelle » : désinformation, manipulation, malinformation
L’un des aspects centraux des ingérences étrangères, relevé notamment par le premier rapport de la commission spéciale du Parlement européen sur les ingérences étrangères ([410]), est sa dimension informationnelle. Le rapport estime ainsi que la désinformation, la manipulation d’information, la suppression de l’information sont autant de formes de « tactiques en matière d’ingérence étrangère ». Elles dessinent en creux une conflictualité qui s’apparente à une « guerre informationnelle ».
La désinformation désigne selon l’essayiste Florian Gouthière ([411]) un « processus aboutissant à l’intégration, par un public, d’informations distordues, incomplètes ou fausses […], ces altérations trouvant leur origine dans une démarche volontaire de tromper. » La malinformation se rapproche de la désinformation dans son intention mais repose sur une information qui se fonde sur la réalité. Ces deux procédés sont compris dans un ensemble plus vaste qu’est la manipulation de l’information.
M. Gabriel Ferriol, chef du service de vigilance et de protection contre les inférences numériques étrangères (Viginum), définit les manipulations de l’information comme « un ensemble de techniques et de modes opératoires visant à altérer les perceptions collectives et l’accès à l’information, dans le but, in fine, d’orienter le comportement ([412]) ». Les personnes qui se livrent à ces agissements visent principalement à « éroder la confiance du public dans les institutions, polariser des débats […], créer ou amplifier des tensions au sein de la société ».
Si les manipulations de l’information sont facilement définissables, elles demeurent en revanche plus complexes à identifier et à caractériser, en particulier dans l’espace numérique où elles trouvent un terrain prospère. Selon M. Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), les ingérences numériques étrangères font désormais partie intégrante des manipulations de l’information ([413]).
La « guerre informationnelle » tend à se déployer d’abord sur les espaces numériques, mobilisant des outils dédiés, notamment au sein des grandes plateformes qui détiennent un quasi‑monopole sur ce cyberespace. Elle mobilise par ailleurs un grand nombre d’acteurs qui ne sont pas nécessairement liés directement à des puissances étatiques. C’est notamment ce qu’a révélé l’enquête Story Killers menée par le consortium de journalistes Forbidden Stories en démontrant le rôle de plus en plus important que tiennent des « mercenaires de la désinformation ».
1. La « guerre informationnelle » se joue d’abord sur les plateformes numériques
Mme Sandrine Rigaud, rédactrice en chef du collectif de journalistes Forbidden Stories, rappelait au cours de son audition ([414]) que « d’après un rapport publié par l’Oxford Internet Institute, au moins quatre-vingt-un pays ont recouru à des campagnes organisées de manipulation sur les réseaux sociaux en 2020 ». Ce rapport ([415]) souligne le rôle croissant qu’ont pris les réseaux sociaux pour répandre de la désinformation soutenue par les États. Il pointe également la part grandissante que prennent les « acteurs privés » dans ces manipulations d’information, à l’instar des « mercenaires » de la guerre informationnelle (voir infra).
Les espaces que sont les plateformes numériques – et en particulier les réseaux sociaux – sont ainsi devenus des domaines privilégiés pour la manipulation de l’information par des puissances malveillantes. Ils leur offrent en effet plus aisément anonymat, impunité et discrétion tout en touchant un public potentiellement immense. Si la régulation des plateformes fait l’objet de projets politiques au niveau européen, avec notamment l’adoption du Digital Services Act (DSA) qui entre en vigueur, pour ce qui concerne les grandes plateformes en ligne et les très grands moteurs de recherche, en août 2023, elle demeure incomplète et reste largement à la main d’acteurs privés qui se sont montrés jusqu’à présent assez réticents à la mettre en place.
La France s’est progressivement dotée d’outils visant à assurer la sécurité du débat en ligne au moment des échéances électorales, notamment à travers Viginum. Pour autant, la question de la régulation des plateformes numériques reste cruciale.
a. Le champ numérique, espace privilégié de la « guerre informationnelle »
Pour M. Manuel Lafont Rapnouil ([416]), directeur du Centre d’analyse de prévision et de stratégie (CAPS), l’une des trois évolutions qui ont redonné de l’acuité aux stratégies d’ingérence est liée au « contexte technologique, comme la révolution numérique, les réseaux sociaux, le hacking, les usines à trolls et les bots ([417]) ».
Les puissances parties à la « guerre informationnelle » usent désormais largement des espaces numériques pour porter leurs actions de manipulation de l’information. Ils emploient à cette fin d’un ensemble d’outils propres au cyberespace : usines à trolls, bots, influenceurs, hackers… dont l’emploi varie selon les besoins.
Nous n’évoquerons ici qu’en passant le deep fake, cette technique de synthèse multimédia reposant sur l’intelligence artificielle, inventée en 2014 par un chercheur américain et officiellement née pour la première fois sur un site web à l’automne 2017. Depuis, le nombre de deep fakes augmente considérablement, ainsi que les dangers qu’ils représentent. Les identifier, les contrôler, les dénoncer, représente un défi colossal, tant pour les plateformes que pour l’ensemble de nos sociétés de libertés d’expression et d’information. De manière générale, il y a là une vulnérabilité avérée pour la France et, plus largement, pour les démocraties occidentales, tributaires de plateformes numériques en situation de monopole et de ce fait difficilement régulables et contrôlables.
i. Des espaces peu régulés où la désinformation circule aisément
Les plateformes numériques apparaissent comme des espaces plus propices à la diffusion de fausses informations que d’autres réseaux. M. Lafont Rapnouil estime que « les capacités inédites de diffusion virale rapide autorisées par Internet et les réseaux sociaux » participent tout autant à « produire un débat sur la notion de vérité » qu’à alimenter la « crise de confiance et la dévalorisation de la parole publique ou experte dans nos sociétés ».
Cette « viralité » apportée par les réseaux sociaux repose notamment sur leur fonctionnement qui n’est « ni bottom up, ni top down, mais décentralisé », favorisant un cheminement de l’information moins facilement identifiable et prévisible. Ce phénomène est accentué par une rapidité de diffusion propre aux fausses informations. C’est ce qu’a rappelé le secrétaire général de Reporters sans frontières, M. Christophe Deloire en audition : « Plusieurs études ont prouvé que les contenus relevant de la fausse information et n’étant pas obsédés par l’attachement aux faits, à la réalité ou à la vérité, ont un potentiel viral très fort ([418]). »
La structure de ces réseaux permet ainsi à des acteurs dotés de peu de moyens de développer de vastes réseaux avec une certaine facilité. L’exemple de l’« Appel à la résistance islamique mondiale » lancé par le djihadiste Abou Moussab al-Souri, évoqué par M. Thomas Gomart en audition ([419]), illustre ce mécanisme. Cet appel, lancé en ligne en 2004 a permis à l’État islamique de se constituer, dix ans plus tard, un réseau de « plus de 40 000 comptes Twitter actifs ». Pour M. Gomart, « les réseaux sociaux ont été, pour les djihadistes, un outil de recrutement particulièrement performant ». Le chercheur pointe à cet égard la facilité de communication permise par internet mais surtout « une forme d’impunité liée au concept de neutralité du Net ». Ce réseau aurait par la suite participé en 2015, au moment de l’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo, à une vague d’attaques simultanées visant 19 000 sites internet français.
Les plateformes numériques se caractérisent par ailleurs par « un manque de régulation à l’échelle internationale » selon M. Bernard Émié, directeur général de la sécurité extérieure ([420]). Cette faille est largement exploitée par « certains acteurs étatiques [qui] perçoivent le domaine cyber comme un nouvel espace de projection, investissement pleinement le rapport de force et développent de fortes capacités offensives et défensives ». Pour de nombreuses personnes auditionnées par la commission d’enquête, les plateformes numériques apparaissent insuffisamment régulées. M. Deloire a par exemple estimé que « les plateformes numériques n’ont adopté aucun système permettant de promouvoir la fiabilité de l’information ». De même, M. Frédéric Métézeau, journaliste à Radio France, a estimé lors de son audition que « les moyens consacrés par Twitter au filtrage et à la modération sont dérisoires, voire inexistants ([421]) ».
ii. Usines à trolls, bots, hackers, deep fakes : les « armes » du cyberespace au service de la désinformation
Les stratégies d’ingérence numériques des puissances étrangères s’appuient largement sur une gamme d’outils agissant dans l’espace cyber comme autant d’armes en appui de leurs campagnes de manipulation de l’information. Ainsi, M. Poutine félicitait à l’occasion du Forum économique de Saint-Pétersbourg en juin 2017 les hackers russes qui auraient attaqué le Parti démocrate au cours de la campagne présidentielle américaine de 2016, les qualifiant de « hackers patriotes », de citoyens privés dotés de la « fibre patriotique ». Selon M. Thomas Gomart, il s’agirait davantage de « groupes de corsaires très liés à l’appareil d’État et conduisant des opérations d’envergure » en lien avec celui-ci.
Les attaques dans le cyberespace peuvent en effet servir des desseins de manipulation de l’information, en particulier par du piratage de données qui permet l’organisation de « fuites » – ou leaks – reprises dans le cadre d’une campagne de désinformation. Les cyber-attaques menées par des hackers ne visent cependant pas exclusivement de tels objectifs. Le plus souvent celles-ci ont en effet des visées d’espionnage, de pillage ou de sabotage (voir infra).
Les usines à trolls sont des outils privilégiés pour orchestrer et soutenir des campagnes de désinformation sur les réseaux sociaux. À cet égard, les autorités russes utilisent notamment l’usine à trolls connue sous le nom d’Internet Research Agency (IRA) créée par Evgueni Prigojine, chef du groupe Wagner. L’IRA est particulièrement active dans la désinformation en Afrique francophone où elle dénigre et sape les positions françaises dénoncées comme néocolonialistes ([422]). Elle est ainsi activement mise au service des autorités russes, dont on peut considérer que la galaxie Prigojine est toujours, pour l’instant, l’un des bras armés, dans leur stratégie d’implantation politique dans de nombreux pays africains, ainsi qu’au service d’intérêts économiques privés ou publics mais liés au Kremlin, qui prennent des positions importantes dans de nombreux secteurs économiques – mines d’or et de diamant, chrome et cuivre, bois, par exemple –, le plus souvent sur le mode de la prédation.
Les trolls russes ont par ailleurs directement participé à des opérations d’ingérence en France, en particulier au cours l’élection présidentielle française de 2017 où ils ont soutenu l’opération Macron Leaks opérée par des hackers russes ([423]). Au cours de son audition M. Maxime Audinet, chercheur à l’IRSEM ([424]), a évoqué l’externalisation d’usines à trolls russes « au Ghana et en Centrafrique à travers le bureau d’information et de communication » qui « ciblent aussi la France ».
La Chine dispose aussi de nombreux trolls qui, conformément à sa stratégie d’influence telle qu’exposée par M. Paul Charon ([425]), visent en premier lieu à « empêcher tout discours négatif sur le Parti communiste chinois (PCC) ou la Chine elle‑même ». Ces trolls chinois sont particulièrement actifs contre toute personne critique envers le régime. Pour ce faire, ils organisent sur les réseaux sociaux des « opérations de dénigrement et de trolling ». Une de ces opérations, que M. Charon a qualifiée « d’extrêmement dure », a visé Vicky Xu, une Australienne d’origine chinoise qui a publié un rapport sur les activités chinoises au Xinjiang et sur les cas d’internement des Ouïghours.
Pour suivre son deuxième objectif principal, qui est la production d’un « discours positif sur le PCC et la Chine », cette dernière utilise une autre « arme » dans l’espace numérique : le recrutement d’influenceurs sur diverses plateformes comme Youtube, Instagram ou TikTok. Ces influenceurs participent à « diffuser une image positive de la Chine […] passant sous silence les problèmes du pays ».
Les robots informatiques – ou bots – permettent d’amplifier les campagnes de désinformation orchestrées notamment par des trolls. Complètement automatisés, ils se font passer pour des utilisateurs humains afin de donner l’illusion qu’un contenu est largement partagé, soutenu ou, au contraire, détesté. À titre d’exemple, Mme Nathalie Loiseau a souligné au cours de son audition l’importance des « bots diffusant et amplifiant des contenus pro-Brexit, pilotés depuis la Russie ([426]) » au cours de la campagne sur le référendum britannique d’appartenance à l’Union européenne.
M. Florian Reynaud, journaliste au Monde, a mis en exergue au cours de son audition ([427]) l’arme que constitue le référencement sur les moteurs de recherche et en particulier sur Google. En la matière, la stratégie consiste à améliorer le référencement de contenus favorables à la campagne de désinformation et à rendre moins visibles des éléments qui iraient à son encontre. De nombreux acteurs cherchent ainsi à « manipuler [les] algorithmes » de Google, à l’instar de la société espagnole Eliminalia qui s’est spécialisée dans la publication de « nombreux articles sur ses clients pour faire descendre dans les pages Google les résultats rappelant des activités illégales ou des condamnations ». À l’inverse, d’autres acteurs peuvent « agir pour salir durablement la réputation d’une personne en publiant de faux articles ».
Outre ces outils « classiques » de la désinformation numérique, le SGDSN, M. Stéphane Bouillon, a alerté la commission d’enquête sur des innovations technologiques qui risquent d’alimenter encore davantage la « guerre informationnelle » en ligne. En particulier, les « hypertrucages » – ou deep fakes – sont « une grande source d’inquiétude ». Cette technique de trucage de photos ou de vidéos reposant sur l’intelligence artificielle permet en effet de produire des fausses informations extrêmement difficiles à déceler. Mme Audrey Tang, ministre taïwanaise du numérique, a partagé ce constat, estimant que « les nouvelles générations de modèles de langage, et notamment les deep fakes – qui reposent sur le langage, mais aussi sur les images – sont une menace réelle pour la démocratie ([428]) ». Elle n’en déduit toutefois pas qu’une interdiction complète de l’outil soit souhaitable si tant est qu’elle soit possible. Pour la ministre, en effet, si l’on « garantit la transparence et la responsabilité dans l’utilisation de ces applications et que si l’on promeut la collaboration, ces outils sont bénéfiques ». Certaines de leurs applications apparaissent ainsi comme de véritables progrès, à l’image des modules de traduction qui sont un « outil particulièrement précieux ».
Plus généralement, l’intelligence artificielle elle-même représente une potentielle menace car elle pourrait être associée massivement à des campagnes de désinformation. Elle est d’ailleurs déjà utilisée par des sociétés privées qui vendent des services de désinformation (voir infra).
La CNIL ([429]) plaide depuis 2019 pour un cadre réglementaire et législatif sur la reconnaissance faciale, et donc sur la conception des deep fakes. De son côté, le commissaire européen au marché intérieur Thierry Breton prépare un projet d’acte européen sur l’intelligence artificielle qui viendra bientôt en discussion au sein des institutions européennes.
iii. Des plateformes numériques non européennes en situation de monopole
Dans son ouvrage Guerres invisibles ([430]), M. Thomas Gomart estime que l’Union européenne est restée à la traîne des États-Unis dans l’une des grandes évolutions du monde géopolitique : la numérisation. Les États-Unis ont ainsi construit des acteurs gigantesques dans le domaine du numérique, les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) qui ne trouvent leurs équivalents qu’avec les BATX chinois (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) auxquels peut être ajoutée la société Huawei et son rôle autour de la 5G.
Dès lors, ainsi que l’a résumé M. Gomart dans son audition ([431]), « quand on n’a pas de plateforme, on est fondamentalement tributaire de celles des autres ». L’Europe se trouve donc dans une grande situation de dépendance d’autant plus dangereuse que le chercheur souligne « l’hyperconcentration du pouvoir dans les mains d’un petit nombre d’acteurs économiques ».
De fait, la structure même des plateformes numériques repose sur des logiques économiques qui favorisent leur monopole. Ces structures fonctionnent sur des logiques de réseaux : plus elles comptent d’utilisateurs plus elles en attirent d’autres. N’émergent de ces domaines qu’une poignée d’acteurs qui, en outre, exercent leur activité sur un champ géographique qui dépasse largement le seul territoire national dont ils sont issus, contribuant à en faire de véritables « mastodontes ».
M. Thomas Gomart parle ainsi d’un « capitalisme de plateforme » où les plateformes numériques, devenues surpuissantes, tendent à « prendre le contrôle de l’appareil productif ». Ce capitalisme pourrait même aboutir à un « capitalisme de surveillance » où « l’extraction, le stockage et l’exploitation des données, qu’elles soient individuelles ou collectives, sont au cœur de l’activité économique ».
La situation monopolistique de ces plateformes pose des enjeux de taille pour l’ensemble des États démocratiques. Pour ces derniers, les décisions des responsables de ces plateformes entraînent des conséquences « pour la vie démocratique du pays », en particulier dans leur décision de lutter ou non contre la désinformation. Cette situation est une source de vulnérabilité d’autant plus grande qu’elle repose sur les actes et les déclarations parfois fantasques des dirigeants de ces plateformes. Ainsi, il existe un véritable risque à laisser entre les mains des plateformes le « pouvoir de distinguer le vrai du faux » comme le souligne M. Deloire (Reporters sans frontières). Celles‑ci ne peuvent assurément pas s’instaurer en « ministère de la vérité ».
Par ailleurs, le retard européen dans le secteur numérique n’est pas propre aux plateformes. Pour M. Gomart, les domaines de l’intelligence artificielle et du software sont par exemple deux champs dans lesquels « les Européens sont très absents ». En outre, la technologie 5G est un domaine où l’émergence d’acteurs non européens est une fragilité pour nos sociétés, notamment au regard des enjeux de cyber-espionnage qu’il peut impliquer. Pour le directeur général de la sécurité extérieure, « l’essor de la 5G chinoise est porteur de risques en matière de cyber-surveillance » et l’entreprise Huawei est un véritable défi pour la « sécurité numérique » en France et, plus largement, en Europe.
b. La lutte contre la désinformation sur les plateformes numériques
La France a su se doter de structures performantes pour détecter et alerter les pouvoirs publics au sujet de campagnes de désinformation sur les plateformes numériques. À cet égard, la création de Viginum en 2021 au sein du SGDSN a contribué à sécuriser l’élection présidentielle 2022 (voir supra).
Toutefois, Viginum n’a pas de pouvoir répressif et n’agit qu’en aval des phénomènes de désinformation : ce n’est que quand l’ingérence numérique étrangère a pris de l’ampleur que ses services sont en mesure de l’identifier. Dès lors, eu égard aux menaces portées par la désinformation en ligne, notre réflexion ne peut faire l’économie d’une nécessaire régulation des plateformes numériques en amont de la diffusion de la désinformation.
i. Le rôle de Viginum contre la manipulation de l’information
Ainsi qu’on l’a indiqué dans la section du présent rapport consacrée aux ingérences informationnelles russes en France, Viginum a un rôle central dans la politique de lutte contre la manipulation de l’information en ligne. Son activité ne se limite pas aux périodes électorales et consiste plus largement à identifier et caractériser les ingérences numériques étrangères.
M. Ferriol, chef du service Viginum, a insisté lors de son audition ([432]) sur le travail quotidien de détection de « manœuvres informationnelles » : identification de comportements anormaux, examen des contenus touchant à « nos intérêts fondamentaux » pouvant apparaître comme inexacts ou trompeurs, vérification de l’authenticité des internautes (absence de bots)… Si ces manœuvres présentent des risques, Viginum engage une « phase d’investigation approfondie qui s’appelle la “caractérisation” ».
Viginum se fonde sur quatre critères juridiques pour caractériser l’ingérence numérique étrangère :
– l’atteinte potentielle aux intérêts fondamentaux de la Nation ([433]) ;
– l’implication d’un acteur étranger, ce qui ne signifie pas qu’il y ait nécessairement une attribution de l’attaque à un protagoniste désigné ;
– un contenu manifestement inexact ou trompeur ([434]) ;
– une « diffusion artificielle ou automatisée, massive et délibérée ([435]) », ou la volonté d’une telle diffusion.
Au cours de la phase de « caractérisation », chaque manœuvre « à risque » est confrontée à ces quatre critères. Quand une manœuvre est caractérisée, Viginum alerte les pouvoirs publics en lien avec le SGDSN sous l’autorité duquel il est placé. En effet, M. Ferriol l’a rappelé, Viginum est un « service d’investigation, pas de police ou de renseignement ». Ne se fondant que sur des sources ouvertes publiquement accessibles, Viginum est un service « technique et opérationnel » qui n’a pas le pouvoir de mener des actions répressives ou de prononcer des actions répressives.
L’ensemble de l’action de Viginum fait l’objet d’un suivi par un comité éthique et scientifique placé auprès du secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale.
Au cours de sa première année d’existence, Viginum s’est principalement concentrée sur les échéances électorales de 2022 – élection présidentielle et législatives – qui ne se sont pas caractérisées par des manipulations de l’information de grande ampleur ([436]).
ii. La question de la régulation des plateformes numériques
La lutte contre la désinformation en ligne ne peut toutefois se passer d’une coopération des plateformes elles-mêmes. En effet, celles-ci demeurent un « acteur essentiel de la lutte contre les manipulations de l’information, d’abord parce qu’elles ont accès à beaucoup d’informations utiles que, pour notre part, nous ne pouvons pas forcément observer » estime M. Ferriol.
Par ailleurs, seules les plateformes peuvent entreprendre certaines actions pour lutter contre les manipulations de l’information : bannissement de comptes, suspension de contenus, démonétisation de comptes ou encore « invisibilisation » de certains utilisateurs ou contenus aussi appelée « shadow banning », afin qu’ils deviennent moins facilement accessibles.
À l’heure actuelle, les plateformes numériques coopèrent plus ou moins avec l’administration française, la situation étant assez hétérogène. D’après M. Ferriol, « certaines y sont réticentes pour des raisons de moyens, mais il y en a aussi qui, par principe, ne souhaitent pas participer à la lutte contre la manipulation de l’information et qui utilisent même cet argument pour fédérer leur communauté ». En tout état de cause, cette coopération ne repose pour l’instant que sur la bonne volonté des plateformes.
Cet état de fait a poussé de nombreuses voix à appeler à une plus forte régulation des plateformes numériques, à l’instar de M. Raphaël Glucksmann, président de la commission spéciale du Parlement européen sur l’ingérence étrangère dans l’ensemble des processus démocratiques de l’Union européenne.
Les préoccupations légitimes qui naissent des pratiques de désinformation en ligne ne doivent toutefois pas engendrer une action trop radicale qui irait à l’encontre de la « préservation des communs numériques et de tout ce qui contribue au caractère ouvert, libre et sûr du cyberespace » selon les mots de M. Lafont Rapnouil.
Plusieurs solutions, qui ne sont pas nécessairement exclusives les unes des autres, ont été portées à la connaissance de la commission d’enquête.
L’une des solutions parmi les plus consensuelles demeure l’éducation de la population aux médias, qui doit être renforcée « dès le plus jeune âge, mais également tout au long de la scolarité, y compris dans l’enseignement supérieur », ainsi que l’explique M. Paul Charon. M. Raphaël Glucksmann estime également qu’il « convient de consentir un effort massif de développement de l’éducation aux médias ([437]) ».
Cette éducation aux médias doit désormais comprendre les réseaux sociaux, qui sont devenus, au même titre que la presse, la radio ou la télévision, des médias d’information ([438]). Il s’agit là d’un élément essentiel tant la population qui use de certains réseaux sociaux comme TikTok est « très jeune et très influençable » d’après M. Charon. Selon le chercheur, il existe « dans les pays anglo-saxons […] une formation à la pensée critique dans tous les cursus. Celle-ci n’existe pas en France ; il y a là un manque qu’il conviendrait de combler. »
La rapporteure s’inscrit en faveur d’une telle proposition, indispensable investissement pour former des générations futures aptes à appréhender les manipulations informationnelles dont elles pourraient faire l’objet.
Recommandation n° 7 : Instaurer une véritable éducation au traitement de l’information dans les médias et sur les plateformes numériques au sein du cursus scolaire, sans attendre le collège et jusqu’aux études supérieures.
Toutefois, si la piste de l’éducation critique aux médias peut « être intéressante » d’après le directeur général de Reporters sans frontières, « il ne suffit pas d’être éduqué aux médias pour savoir reconnaître un contenu manipulé par une puissance étrangère si le traitement a été bien fait ». M. Deloire prône en sus la reconstruction d’un « cadre juridique, une garantie démocratique, pour l’espace public » adapté aux nouveaux enjeux numériques. Il s’agit là d’une demande partagée par de nombreuses autres personnes auditionnées par la commission d’enquête, à l’instar de M. Glucksmann qui a insisté sur la nécessité de « réguler l’espace des réseaux sociaux, qui demeure une sorte de Far West ».
Le cadre juridique français entourant la diffusion de fausses nouvelles sur les plateformes numériques est actuellement principalement fondé sur la loi de 2018 ([439]) contre la manipulation de l’information, la loi de 1881 sur la liberté de la presse ([440]) trouvant difficilement à s’appliquer dans ce contexte.
Si la loi de 2018 comporte une obligation de transparence pour les plateformes et instaure un recours en référé pour pouvoir faire cesser rapidement la circulation de fausses nouvelles, ces dispositions ne concernent que les périodes de campagne électorale. Elles ne s’appliquent donc que pendant les trois mois précédant un scrutin national et au cours du scrutin lui-même. Elles ne sont en outre qu’assez peu utilisées.
Le texte crée également un devoir de coopération des plateformes en dehors des périodes électorales les obligeant à mettre en place des mesures contre les fausses nouvelles, et à rendre publiques ces mesures. Le contrôle de ce devoir est confié à l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom). Toutefois, ce contrôle ne s’exerce qu’à travers un dialogue, le régulateur ne disposant pas de pouvoirs coercitifs vis-à-vis des plateformes numériques.
De toute évidence, le cadre juridique applicable aux plateformes esquissé dans la loi relative à la lutte contre la manipulation de l’information doit être complété.
Au niveau européen, le Digital Markets Act (DMA), entré en application le 2 mai 2023, vise essentiellement à mieux encadrer les activités économiques des très grandes plateformes numériques, en particulier les GAFAM. Son objectif est de lutter contre leurs pratiques anticoncurrentielles et de corriger les déséquilibres liés à leur position dominante. Il ne comporte pas de disposition spécifique à la lutte contre la manipulation de l’information en ligne.
Le Digital Services Act (DSA), qui doit entrer en application le 25 août 2023 ([441]), vise à lutter contre les contenus illicites sur internet et les produits contrefaits ou dangereux vendus en ligne. La désinformation figure parmi les contenus illicites retenus par ce règlement.
En amont du DSA, le code européen de bonnes pratiques contre la désinformation de 2018 a été réactualisé en 2022 afin de formuler des engagements précis et détaillés de lutte contre la désinformation de la part des plateformes numériques et d’autres entreprises concernées ([442]). Parmi les trente-quatre signataires de ce code figurent Meta – maison mère de Facebook – , Google, Twitter, TikTok ou Microsoft.
L’annonce faite fin mai par Elon Musk, le propriétaire de Twitter, que Twitter se retirait du code européen de bonnes pratiques contre la désinformation, semble lancer une bataille entre la société à l’oiseau bleu et l’Union européenne. Les répliques sévères de MM. Thierry Breton et Jean-Noël Barrot n’ont pas tardé. Le bras de fer qui s’instaure illustre la difficulté à voir certaines grandes plateformes numériques s’engager pleinement dans la lutte contre la désinformation.
Ce code de bonnes pratiques renforcé comporte 44 engagements et 128 mesures spécifiques dont la démonétisation des fournisseurs de désinformation, la transparence de la publicité politique ou encore la mise en place de mesures contre les comportements de manipulation de l’information (robots, faux comptes…). Il s’agit là d’un niveau jamais atteint de lutte contre la désinformation en ligne. Selon M. Raphaël Glucksmann, « l’Europe est précurseur en ce domaine ».
Ces initiatives européennes constituent une avancée notable, et saluée comme telle, dans la lutte contre la désinformation en ligne. Toutefois, à l’instar de M. Deloire, certains observateurs estiment qu’elles ne vont « pas assez loin sur certains points ». De fait, beaucoup de recommandations du code de bonnes pratiques reposent encore largement sur le volontariat tout comme l’adhésion au code lui‑même. Ainsi, le vingt-deuxième engagement prévoit par exemple que les plateformes fournissent à leurs audiences, sur une base volontaire, des indicateurs de fiabilité de l’information. Pour M. Deloire, c’est « léger », et une seule plateforme sur les quatorze concernées a respecté cet engagement.
Surtout, toute tentative de régulation de l’information en ligne se heurte au problème de la détection des fausses informations et de leur traitement. Comment les caractériser, quels moyens allouer à la régulation et à qui la confier ?
Selon M. Damien Leloup, journaliste au Monde auditionné par la commission d’enquête ([443]), confier la régulation des fausses informations aux plateformes elles-mêmes ne constitue pas « le meilleur choix ». Pourtant, elles seules paraissent suffisamment équipées, notamment de par leur maîtrise de l’algorithme qui régit leur réseau. Encore faut-il qu’elles soient incitées à la régulation et qu’elles le fassent de manière transparente.
La rapporteure estime que l’entrée en vigueur prochaine du Digital Services Act en août 2023 doit être l’occasion de prendre la mesure de ses effets réels sur le comportement des plateformes numériques et d’engager à cette occasion une réflexion sur la pertinence de mettre en place de nouvelles mesures pour renforcer la lutte contre la désinformation en ligne tout en respectant les libertés propres à cet espace de communication.
Au cours de la même audition, M. Frédéric Métézeau, journaliste à Radio France, a soulevé la question de l’anonymat ou plus exactement du « pseudonymat » sur les plateformes numériques, vecteur de la diffusion de fausses informations qui profite du secret pour prospérer. M. Métézeau estime qu’« en France, comme dans la plupart des pays, il est interdit de fabriquer un faux passeport et de s’en servir pour voyager. Or fabriquer un faux profil sur internet revient à se doter d’un faux passeport pour intervenir sur les réseaux sociaux ; et cela n’est puni d’aucune manière. Je peux créer sans risque un faux profil sur Twitter, et ce réseau ne risque rien s’il le laisse ensuite prospérer. »
La dissimulation derrière un pseudonyme complique le traçage des fausses informations et l’éventuelle attribution de la pratique. Pour le journaliste, « la question de l’anonymat sur internet et de la fabrication de faux profils doit être remise sur la table », même si la levée de l’anonymat est « très compliquée techniquement ». Cette dissimulation crée une réelle opacité et favorise par ailleurs l’activité de robots qui peuvent plus aisément créer de faux profils indétectables.
M. Damien Leloup a quant à lui exprimé son attachement « à la possibilité de préserver l’anonymat en ligne, qui ne pose pas de problème en lui-même ». Il considère en effet qu’il s’agit d’une « liberté fondamentale » qui permet, dans certains pays, « à des journalistes de travailler ». M. Leloup convient toutefois qu’il faut pouvoir « fixer une limite » à cette liberté lorsque certains comportements sont observés, notamment en cas d’utilisation de multiples faux comptes « de manière coordonnée pour diffuser de fausses informations et mener une opération d’influence ».
La rapporteure estime que l’anonymat – ou le pseudonymat – en ligne demeure primordial dans la protection des lanceurs d’alerte, des journalistes et plus largement comme garant de la liberté d’expression et de la protection des utilisateurs. Elle observe néanmoins qu’en matière de lutte contre la diffusion de fausses informations, la dissimulation derrière un pseudonyme constitue un obstacle certain. Les plateformes sont très peu contraintes à transmettre aux pouvoirs publics les données d’identification des utilisateurs en cause.
Dès lors, la question est davantage celle de la coopération des plateformes numériques avec les autorités quand sont identifiées des manipulations d’information. Il convient de construire un cadre qui rende cette coopération plus systématique, et de faire en sorte que toutes les plateformes se sentent tenues de coopérer à la demande des autorités, dans le cadre légal imparti, sans bouleverser le principe de liberté sur lequel s’est construit internet.
2. Les mercenaires de la guerre informationnelle, nouveaux acteurs privés de la manipulation de l’information
La guerre informationnelle à laquelle se livrent les puissances étatiques comme non étatiques est d’autant plus confuse et équivoque qu’elle met également en jeu de nombreux intermédiaires afin de préserver l’anonymat des donneurs d’ordre. Ces derniers ont ainsi recours à ce que les journalistes de l’enquête Story Killers ont nommé les « mercenaires de la désinformation », des entités à l’existence juridique floue qui offrent leurs services de manipulation de l’information afin d’influencer l’opinion d’un public cible sur un sujet donné. Si leur activité tend à se concentrer sur les plateformes numériques, elle peut aussi toucher directement ou indirectement les médias traditionnels comme la presse écrite ou les journaux télévisés.
L’enquête Story Killers réunissant plus de cent journalistes de trente médias dans le monde ([444]), dont, en France, la cellule investigation de Radio France ainsi que le journal Le Monde, a pu mettre en lumière les pratiques et le rôle joué par ces entreprises spécialisées dans la désinformation. Cette enquête, coordonnée par Forbidden Stories, a notamment mis au jour, comme on l’a déjà indiqué, l’existence d’une officine basée en Israël, surnommée « Team Jorge », qui a mené des tentatives de manipulation de l’information dans plusieurs pays européens, dont la France.
Cette enquête révèle en creux les insuffisances qui peuvent exister dans certaines pratiques journalistiques et qui sont autant de points de vulnérabilité aux ingérences et manipulations étrangères.
a. Monnayer la manipulation de l’information en France : l’exemple de « Team Jorge »
« Team Jorge » n’est certainement pas l’unique mercenaire de la désinformation qui peut sévir dans l’espace médiatique et numérique français. L’enquête Story Killers a par exemple révélé le rôle d’une autre officine israélienne, Percepto International, société de communication très active en Afrique francophone. Toutefois, l’analyse de « Team Jorge » constitue une étude de cas qui met en lumière toute une palette de pratiques et de stratégies.
Surtout, l’enquête du consortium Forbidden Stories et les auditions de la commission d’enquête dévoilent l’existence d’un écosystème propice à la désinformation dans le paysage médiatique français. Même s’il ne faut pas exagérer son importance, il a tout de même permis que soit touchée la principale chaîne d’information en continu du pays.
i. « Team Jorge », un acteur polyvalent de la désinformation
« Team Jorge » tire son nom du pseudonyme utilisé par son dirigeant, Tal Hanan, un ancien membre des forces spéciales de l’armée israélienne. Cette structure israélienne « totalement opaque », selon les mots de M. Frédéric Métézeau, journaliste à Radio France ([445]), a été infiltrée par ce dernier et par deux autres journalistes israéliens ([446]) qui s’y sont présentés en tant que consultants missionnés par des clients intéressés par les prestations de « Team Jorge ». Composée d’anciens membres de l’armée ou des services de renseignement de l’État d’Israël, cette structure n’a « pas d’existence légale ». Il s’agit d’une « officine » qui offre à ses clients un arsenal de services légaux et illégaux à des fins d’influence.
« Team Jorge » témoigne du phénomène que le journal Le Monde a qualifié d’« ubérisation des techniques de désinformation ([447]) ». La structure propose en effet toute une gamme d’offres de campagne de désinformation, qu’il s’agisse de nuire à la réputation d’un lanceur d’alerte, de répandre de fausses rumeurs sur une entreprise concurrente, de « redorer » son image ou d’influencer une opinion publique en vue d’une élection. Ainsi, la structure israélienne a revendiqué auprès des journalistes infiltrés « une participation à trente-trois élections dans le monde, dont vingt-sept gagnantes ([448]) », ainsi que de nombreuses campagnes d’influence sur tous les continents, tant sur les plateformes numériques qu’à travers des médias « traditionnels ».
L’influence numérique que vend « Team Jorge » à ses clients repose sur un outil numérique très performant, la plateforme AIMS (Advanced Impact Media Solutions), qui permet de créer des faux profils sur les réseaux sociaux, « très crédibles et indétectables » selon M. Métézeau. Les journalistes de l’enquête Story Killers ont ainsi identifié 2 000 avatars entièrement inventés par l’officine israélienne, qui en a revendiqué près de 40 000. L’analyse de ces faux profils a permis d’identifier certains clients présumés de « Team Jorge », notamment « des acteurs politiques, par exemple d’Indonésie ou du Mexique ([449]) ».
Les journalistes français ayant participé à l’enquête ont souligné la « sophistication technique » de la plateforme AIMS. Cette dernière parvient en effet à créer de faux comptes tout en contournant les protections mises en place par les réseaux sociaux. Elle est en outre dotée d’un outil d’intelligence artificielle permettant d’automatiser l’écriture des messages de désinformation produits par les faux comptes.
L’officine israélienne propose également des relais de désinformation en dehors du champ numérique, c’est-à-dire auprès de médias « traditionnels », notamment de presse écrite ou télévisuels. À cette fin, « Team Jorge » semble s’attacher les services d’intermédiaires lui permettant de propager ses opérations d’influence et de désinformation auprès des médias du pays visé. C’est notamment, selon M. Métézeau, le rôle qu’a joué M. Jean-Pierre Duthion, lobbyiste et consultant français, servant d’intermédiaire auprès du journaliste de BFM-TV Rachid M’Barki, présentateur du Journal de la nuit sur la chaîne. M. M’Barki aurait ainsi fait diffuser dans son journal des « informations biaisées » transmises par M. Duthion sur demande de « Team Jorge » (voir infra).
En l’état actuel des connaissances des agissements de « Team Jorge », cette désinformation auprès des médias français traditionnels semble demeurer relativement confidentielle, notamment compte tenu de l’horaire de diffusion du Journal de la nuit de BFM TV qui débute à minuit trente. Toutefois, l’intérêt poursuivi par la société israélienne est moins l’influence au moment de la diffusion de la désinformation que la réutilisation massive de vidéos sur les plateformes numériques, permettant de légitimer les propos qui y sont tenus sur un média de grande écoute.
Si « Team Jorge » semble privilégier les plateformes numériques et l’utilisation de certains médias « traditionnels » pour déployer ses campagnes de désinformation, ces « mercenaires de la désinformation » peuvent également mobiliser des relais d’opinion. Ainsi, M. Métézeau a fait état de l’utilisation par Percepto International de certaines personnalités hostiles à la France en Afrique francophone afin d’appuyer ses stratégies de désinformation. Il a été proposé à M. Métézeau, agissant sous couverture, par la société israélienne « d’activer M. Kémi Seba », chantre du panafricanisme et proche de la « galaxie Prigojine » ([450]).
En France, Mediapart a révélé ([451]) que le député alors non inscrit Hubert Julien‑Laferrière a fait la promotion d’un cryptoactif controversé – le « limocoin » – au cours d’une réunion de la commission des affaires étrangères le 23 février 2022. À cette occasion, il a vanté les mérites de l’homme d’affaires camerounais, M. Émile Parfait Simb, à l’origine de la création de cette cryptomonnaie aujourd’hui soupçonné d’être l’organisateur d’une fraude massive aux cryptomonnaies en Afrique.
Cette prise de parole – relativement en marge de la discussion qui avait cours à ce moment-là en commission des affaires étrangères, comme M. Julien-Lafferrière l’a lui-même reconnu – a été « soufflée » par M. Jean-Pierre Duthion, le même intermédiaire soupçonné d’être au centre des relations entre « Team Jorge » et M. M’Barki. S’il n’est pas établi que l’intervention du député ait été commanditée par « Team Jorge », celle-ci demeure troublante. Elle a d’ailleurs été par la suite relayée sur internet, illustrant la diversité des moyens qui peuvent être mobilisés au service d’une campagne de désinformation.
S’il est peu aisé d’identifier avec certitude les clients de « Team Jorge », l’analyse des campagnes de désinformation qu’elle a menées a toutefois permis aux journalistes de constater qu’il s’agit en majorité d’acteurs privés. Cette observation peut être une source d’inquiétude légitime car elle traduit une forme de « démocratisation » de la manipulation de l’information. Loin d’être réservée aux États et aux gouvernements, la manipulation de l’information est désormais largement répandue et accessible à n’importe quel individu ou entreprise qui en a les moyens. Un des articles du journal Le Monde concernant « Team Jorge » révèle ainsi que le prix de ces opérations oscille entre « quelques centaines de milliers de dollars pour une opération de faible envergure » et « 15 millions [de dollars] pour tenter de peser sur une campagne présidentielle ([452]) ».
La France n’est donc pas épargnée par cette manipulation informationnelle d’origine privée. Ainsi, une campagne d’influence menée par « Team Jorge » a eu pour objet le secteur du yachting à Monaco et dans le sud de la France. Selon M. Damien Leloup, journaliste au Monde, cette opération visait « d’une part à dénigrer certaines sociétés du secteur et d’autre part à diffuser le message que les sanctions imposées à des oligarques russes, propriétaires de yachts, par la France et l’Union européenne étaient inutiles, voire contre-productives, parce qu’elles s’attaquaient aux mauvaises personnes et qu’elles allaient détruire des emplois ».
Cette opération a notamment témoigné de l’éventail des méthodes de désinformation pouvant être déployées par une structure comme « Team Jorge ». En effet, en dehors des campagnes menées sur les réseaux sociaux par des bots, l’opération aurait fait intervenir de faux articles publiés dans des médias ([453]) contre rémunération, une séquence diffusée à l’antenne de BFM-TV durant la nuit ainsi que de fausses manifestations organisées à Londres et à Monaco au cours desquelles des acteurs ont distribué des tracts le temps d’être filmés. Là encore, l’ensemble des éléments diffusés dans les médias traditionnels ont été repris et largement partagés par de faux profils sur des plateformes numériques.
L’efficacité de l’activité d’une structure comme « Team Jorge » est, par définition, difficile à mesurer. Même lorsque l’objectif affiché de l’opération de désinformation a été atteint – par exemple en cas de victoire électorale du candidat soutenu –, il demeure fort peu aisé de déterminer la part qu’a pu prendre la campagne dans le résultat final. Pour M. Leloup, la plateforme AIMS, au cœur du dispositif de la société israélienne, peut avoir « une efficacité très limitée, voire nulle ». Ce constat, « contre-intuitif compte tenu de l’ampleur de ce réseau et de sa sophistication », a pu être fait pour certaines des opérations menées par « Team Jorge ». Au cours de celles-ci, les faux comptes de la plateforme se contentaient de communiquer entre eux « sans jamais réussir à susciter l’intérêt du grand public ».
Le journaliste souligne toutefois que lorsque ces campagnes de désinformation mettent en jeu « de faux documents ou des projets assez élaborés pour détruire la réputation d’une personne », les dégâts sur cette dernière peuvent être « considérables ». Ainsi, une des opérations montées par « Team Jorge » ([454]) a visé M. Gavin Newsom, gouverneur de la Californie. L’objectif de la campagne était de discréditer la politique énergétique de M. Newsom, en particulier son refus de construire davantage de centrales nucléaires. À cette fin, des dizaines de faux comptes Facebook et Twitter ont mené une intense campagne médiatique à son encontre qui a abouti à une pétition recueillant plusieurs milliers de signatures.
Le consortium Forbidden Stories à l’origine du projet Story Killers a aussi mis à jour un autre acteur israélien actif dans le domaine des « relations publiques et stratégiques », la société Percepto. Cette dernière revendique, notamment, son savoir-faire dans la création d’ « avatars profonds » – deep avatars. Mais Percepto sait aussi monter des campagnes d’information et de désinformation.
Percepto aurait œuvré à la publication d’un article défavorable au Comité international de la Croix-Rouge (CICR) dans Valeurs Actuelles. Une tribune signée Emmanuel Dupuy, intitulée « Le CICR, parrain involontaire du terrorisme au Burkina-Faso ? », y paraîtra le 3 août 2020. Le CICR a bien sûr démenti ces allégations, qui s’inséraient dans une stratégie de revanche et de discrédit voulue par un dirigeant africain contre l’ONG concernée ([455]).
ii. Un relais de la manipulation informationnelle de « Team Jorge » à BFM TV ?
L’une des révélations les plus importantes apportées par l’enquête Story Killers concerne, dans notre pays, la chaîne d’information en continu BFM-TV et en particulier le présentateur du Journal de la nuit, M. Rachid M’Barki. Lors de son audition, M. Métézeau a réitéré l’accusation formulée par les journalistes de Forbidden Stories à son encontre. Le présentateur aurait diffusé des off ([456]) dans son Journal de la nuit dont « les textes lus […] à l’antenne et les images d’illustration lui étaient directement fournis par Jean-Pierre Duthion ». Ce dernier est un ancien entrepreneur français qui, installé en Syrie, a travaillé comme fixeur, « c’est-à-dire collaborateur, aide et traducteur pour des reporters durant la guerre civile », devenu par la suite lobbyiste. Il aurait servi d’intermédiaire entre « Team Jorge » et M. M’Barki. Surtout, les informations diffusées par le présentateur seraient des « informations orientées », destinées à « faire passer un message ».
L’accusation présentée précédemment procède de plusieurs éléments rapportés notamment par M. Métézeau :
– au cours de l’infiltration de M. Métézeau auprès de « Team Jorge », cette dernière a revendiqué, « preuves à l’appui », l’accès à « un vrai journaliste dans un vrai média », en diffusant un extrait du journal de la nuit de BFM-TV ;
– certaines de ces vidéos montrant des off de M. M’Barki ont été « diffusées et viralisées par les comptes robots de Team Jorge » identifiés par les journalistes du journal Le Monde prenant part à l’enquête Story Killers » ;
– après avoir été contactée par M. Métézeau, la direction de BFM-TV a confirmé l’authenticité des vidéos et indiqué qu’elles n’étaient pas « conformes à sa ligne éditoriale ». Lors de son audition ([457]), M. Marc-Olivier Fogiel, directeur général de BFM-TV, a confirmé que ces brèves informationnelles « n’avaient rien à voir avec [la] ligne éditoriale » de la chaîne ;
– selon M. Fogiel, ces séquences informationnelles, qui ont un format ayant vocation à être relayé à d’autres moments de la journée sur BFM-TV qui diffuse en continu des informations, n’ont été reprises « que dans le créneau du Journal de la nuit : aucun autre rédacteur en chef, journaliste, présentateur de tranche, n’a jugé utile de les relayer. Seul le présentateur du journal de la nuit, Rachid M’Barki, l’a fait. »
Auditionné par la commission d’enquête ([458]), M. M’Barki a reconnu que M. Duthion était « une de [ses] sources, parmi beaucoup d’autres », qu’il avait effectivement repris certaines de ses informations jugées par lui « intéressantes » et que M. Duthion lui avait « fourni des images » à l’appui de ses reportages. En revanche, M. M’Barki a nié avoir reçu de la part du lobbyiste des « textes clés en main », assurant rédiger lui-même ses textes, « à la virgule près ».
M. M’Barki a par ailleurs affirmé que M. Duthion « ne [lui] a jamais proposé de [le] rémunérer pour diffuser les informations qu’il [lui] donnait ». Lors de son audition, M. Duthion a abondé dans son sens, répétant n’avoir « jamais rémunéré de journaliste [ni] corrompu qui que ce soit ([459]) ».
Ces propos contredisent d’autres paroles que M. Duthion aurait tenues auprès d’un autre journaliste de BFM-TV et rapportées par des journalistes de Radio France ([460]). M. Duthion lui aurait dit : « Je suis missionné pour payer des journalistes pour faire passer des informations… Je connais vos salaires. Je sais qui peut en avoir besoin. » M. Fogiel a par ailleurs indiqué que l’enquête interne menée à BFM‑TV avait révélé « que M. Duthion avait proposé [à un journaliste de BFM‑TV] de le rémunérer en échange de la diffusion d’une information ».
Ces contradictions s’ajoutent à celles déjà apparues entre les premières prises de parole publiques de M. M’Barki auprès du média Politico et celles intervenues en audition en commission d’enquête. Ainsi, le journaliste avait reconnu auprès de Politico ([461]) que les informations incriminées n’avaient « pas forcément suivi le cursus habituel de la rédaction », se ravisant ensuite en audition en affirmant n’avoir « rien fait en douce », n’ayant jamais « travaillé autrement qu’en toute transparence vis-à-vis de [sa] rédaction, du public et de [lui]-même ».
M. Duthion a, quant à lui, assuré au cours de son audition ne connaître « ni Team Jorge ni Tal Hanan », dont il a « découvert le nom dans la presse ».
Environ « une douzaine de séquences » informationnelles auraient été diffusées dans le Journal de la nuit entre 2021 et 2022 sans que la chaîne de production en ait été informée et sans que la procédure de validation ait été respectée, selon un audit interne à BFM-TV dont les conclusions ont été rapportées par M. Fogiel lors de son audition. M. M’Barki et M. Duthion ont tous deux soutenu au cours de leurs auditions respectives que chacune des informations contenues dans ces brèves était « vraie, vérifiable et vérifiée ».
Si M. Fogiel a également estimé que les brèves incriminées diffusées sur BFM-TV ne contenaient, selon lui, pas de fausses informations, le directeur général de la chaîne a insisté sur le degré de détail et l’inhabituelle complexité de ces brèves, qui ne lui semblaient pas avoir « leur place à l’antenne ». Il a ainsi fait part de ses interrogations « sur leur structure à tiroirs difficilement compréhensible pour le commun des mortels, sur leur orientation et sur le fait qu’elles puissent mettre en cause un certain nombre de personnes ». De fait, certains sujets de ces séquences apparaissent particulièrement spécifiques, à l’instar de la brève traitant de la gestion du port de Douala au Cameroun par la société Portsec.
Les journalistes de l’enquête Story Killers n’hésitent en revanche pas à qualifier certains des éléments diffusés par M. M’Barki de « fausses infos ([462]) ». Plusieurs éléments leur apparaissent factuellement faux dans la brève faisant état de la détresse des constructeurs de yachts à Monaco à la suite des sanctions prononcées par l’Union européenne à l’encontre de la Russie. Ils affirment par exemple que « 10 000 emplois ne sont pas menacés par les sanctions contre la Russie ([463]) » contrairement à ce qui est dit dans la séquence. De même, les constructeurs de yacht n’auraient « pas fait appel au prince Albert ». Enfin, l’enquête souligne que les éléments de langage utilisés dans la séquence « reprennent au mot près les mêmes arguments qu’[une campagne] de Team Jorge ».
D’autres brèves ne constituent pas nécessairement de la désinformation mais contiennent des « informations biaisées », selon les mots utilisés par M. Métézeau lors de son audition. Ainsi, à l’occasion d’un off portant sur un forum d’affaires entre le Maroc et l’Espagne organisé à Dakhla, une ville du Sahara occidental, M. M’Barki a utilisé les termes de « Sahara marocain », une « appellation connotée utilisée par Rabat pour revendiquer la souveraineté, très contestée, sur le Sahara occidental ([464]) ». Il s’agit d’un vocable par ailleurs fort peu usité dans l’espace médiatique français qui préfère habituellement s’en tenir à la dénomination « Sahara occidental » retenue par le Quai d’Orsay et les Nations unies. Au cours de son audition, M. M’Barki a employé à plusieurs reprises l’appellation « Sahara marocain », assumant de fait son utilisation.
Une autre séquence diffusée au cours du Journal de la nuit fait également apparaître un point de vue biaisé. Celle-ci vante les mérites du général soudanais Mohammed Hamdan Daglo, dit « Hemetti », l’un des protagonistes de guerre civile qui sévit actuellement au Soudan. Selon l’enquête Story Killers, il envisageait une candidature à la présidence de son pays « malgré les accusations très documentées de crimes de guerre » à son encontre. « Hemetti » aurait ainsi tenté de lancer une campagne médiatique visant à redorer son image à l’international. C’est dans ce cadre que, selon Le Monde, « M. Duthion aurait demandé à Rachid M’Barki de diffuser à l’antenne une séquence sur le Soudan, pour montrer à son client potentiel l’étendue de ses capacités ([465]) ».
Ces off, qui, au moment de leur diffusion, ont bénéficié d’une audience assez faible, ont ensuite été découpés et diffusés sur les réseaux sociaux sous forme de courtes vidéos, « [viralisant] une information certifiée, blanchie, tamponnée, car présentée dans les tweets comme issue d’une grande chaîne de télévision française – un média mainstream ([466]) ». La crédibilité apportée par le média légitime ainsi le contenu du message porté par un ensemble de faux comptes pilotés par « Team Jorge ».
Ce procédé apporte un autre avantage à la société israélienne. Comme le souligne M. Métézeau, ces vidéos appuient le discours commercial de la société israélienne, qui peut se prévaloir « d’avoir le bras long et d’être capable d’activer des acteurs des médias, même s’il ne s’agit que d’un journaliste sur les 250 que compte BFM-TV et dans des émissions diffusées la nuit ».
Après avoir pris connaissance des soupçons pesant sur M. M’Barki, la direction de BFM-TV a mené une enquête interne qui a révélé que l’intéressé n’avait « pas respecté la procédure de validation de l’information » et aurait même « sciemment contourné la procédure interne » aboutissant au licenciement du présentateur. Il n’apparaît pas que cette enquête interne ait révélé une quelconque manipulation de journalistes au profit d’intérêts étrangers. M. Fogiel a clairement dit lors de son audition n’avoir pas « les moyens d’apprécier un tel fait » qui doit être qualifié par la justice, ce qui a contraint BFM-TV à déposer une plainte contre X le 22 février 2023 pour corruption passive et abus de confiance.
b. Les vulnérabilités des médias français dans la guerre informationnelle
Les révélations de l’enquête Story Killers mettent en lumière la vulnérabilité des médias français face aux tentatives de manipulation de l’information dont ils peuvent faire l’objet. Il serait trompeur de penser que les faits concernant BFM-TV ne relèvent de ce point de vue que de l’anecdote au sujet d’un journaliste isolé. Lors de son audition, M. Fogiel a ainsi affirmé que « M. Duthion a[vait] essayé de contacter d’autres journalistes de BFM-TV après le départ de Rachid M’Barki ».
Plus largement, les médias, internationaux comme français, peuvent servir d’intermédiaire à des opérations de manipulation de l’information s’inscrivant dans des stratégies d’ingérence. Celles-ci se traduisent notamment par l’activisme de représentants d’intérêts, par la publication d’informations biaisées dont l’origine est cachée ou, plus simplement, par un dévoiement de la liberté d’expression utilisée à des fins de désinformation.
i. La pratique de l’influence auprès des médias et des journalistes
L’audition de M. Duthion par la commission d’enquête ([467]) a apporté un éclairage sur l’importance du lobbyisme qui peut s’exercer auprès de journalistes et de médias. S’il est difficile de vérifier l’exactitude de certains propos tenus par M. Duthion, celui-ci a néanmoins accepté d’évoquer son activité de lobbyiste et d’en dessiner les contours. Celle-ci consiste à « aider [ses] clients à valoriser leur image ». Dans cette optique, M. Duthion fournit « régulièrement des informations à de nombreux journalistes ».
Ces informations, que le lobbyiste désigne sous le terme de « kits presse », sont constituées d’« éléments de langage et [d’]images neutres ». Si M. Duthion a garanti à la commission d’enquête la « neutralité » des informations qu’il transmet, il est toutefois permis d’en douter, leur objectif étant précisément de mettre en valeur l’image de ses clients.
M. Duthion a précisé envoyer ces kits presse à « des dizaines, voire à des centaines de journalistes » dont « quelques-uns seulement réagissent ». Le lobbyiste ne semble exclure aucun journaliste, chacun « [pouvant] transmettre une information ». Il a d’ailleurs souligné avoir déjà travaillé avec des médias de l’audiovisuel public notamment « avec France 24, avec France 2 ou avec France 3 » mais également avec des chaînes étrangères, notamment italiennes ou espagnoles.
M. Duthion a ainsi prétendu « [faire] passer sept ou huit articles par semaine dans la presse, à la télévision et à la radio », dans des médias qu’il qualifie de « tier one ». Les médias de cette catégorie recouvrent pour M. Duthion « les chaînes de la télévision numérique terrestre (TNT) », « les radios sur la bande FM » et les journaux qui, dans un kiosque sont « accessible[s] immédiatement et [ne sont] pas caché[s] par soixante-quinze autres titres ». Si cette proportion d’articles « placés » peut apparaître élevée, elle ne comprend pourtant pas, à en croire M. Duthion, les médias de moindre importance ou « tier two » à qui « il suffit [d’]écrire pour bénéficier d’une tribune dès le lendemain ».
Au-delà de sa propre pratique de lobbyiste, M. Duthion a plus largement explicité l’influence qui s’exercerait de manière fréquente auprès des journalistes. Selon lui, ceux-ci « reçoivent sans cesse des invitations à des spectacles, à de grands événements sportifs, à des manifestations diverses, à des colloques à l’étranger, au Qatar, en Chine ou aux États-Unis », et ces invitations ont une influence sur le contenu qu’ils produisent.
M. Duthion a ainsi mentionné la pratique qu’aurait la chaîne TF1 consistant à envoyer de « jeunes journalistes dans certains pays […] pour découvrir ce que sont les relations internationales », désignant par la suite le Qatar et sous-entendant que ces séjours les empêcheraient d’adopter une approche « apaisée, réfléchie, équilibrée » des relations internationales.
Au total, le panorama dressé lors de cette audition ne laisse pas d’inquiéter car il laisse à penser que les dérives sont massives dans certains domaines :
« Quant au pourcentage de reportages concernés par le lobbying, cela dépend des domaines. Concrètement, compte tenu de la détermination de la France et de la position du Quai d’Orsay, le risque de sujets téléguidés sur la guerre en Ukraine est probablement inexistant. Je parle bien entendu de ce qui est diffusé sur les chaînes mainstream, pas sur RT France. En revanche, pour des reportages dits lifestyle sur la consommation, l’alimentation ou le bien-être – l’industrie agroalimentaire mobilise des sommes affolantes pour la communication –, mais aussi sur les loisirs, les parcs d’attractions ou les films à gros budgets, le pourcentage de reportages achetés, parfois assortis de textes écrits à l’avance, est probablement de l’ordre de 70 à 80 %. Plus la problématique est politique, complexe et internationale, moins ce pourcentage est élevé. »
Ainsi que l’a souligné M. Duthion, il n’existe pour l’heure pas de « dispositif légal ou réglementaire qui encadre les sources des journalistes » quand celles-ci exercent des activités de lobbying ou d’influence.
En effet, la loi du 9 décembre 2016, dite loi « Sapin 2 » ([468]), qui définit les représentants d’intérêts ne s’intéresse qu’aux actions d’influence auprès des pouvoirs publics. Les pouvoirs publics désignés dans cette loi regroupent notamment les membres du Gouvernement, les membres des cabinets ministériels, les parlementaires ou certains fonctionnaires ([469]). Les journalistes n’y figurent en revanche pas. Or, ainsi que cela a été démontré, ceux-ci peuvent faire l’objet d’influences de la part de représentants d’intérêts.
C’est d’ailleurs en vertu de cette loi que M. Duthion estime n’être pas un représentant d’intérêts mais plutôt un « communicant et lobbyiste » puisque le décret d’application du 9 mai 2017 ([470]) précise que pour être qualifiée de représentant d’intérêts une personne doit consacrer « plus de la moitié de son temps » à une activité d’influence auprès d’élus ou de pouvoirs publics ou être entrée en communication « au moins dix fois au cours des douze derniers mois » avec ces derniers à des fins d’influence. L’essentiel de l’activité de M. Duthion s’exerçant, d’après ses dires, auprès de journalistes, il ne serait pas un représentant d’intérêts au regard de la loi.
La rapporteure tient à souligner l’importance de la protection du secret des sources journalistiques, garantie essentielle de la liberté de la presse et du droit à l’information. Celui-ci est consacré à l’article 2 de la loi de 1881 sur la liberté de la presse ([471]), qui dispose, dans sa version issue de la loi du 4 janvier 2010 ([472]) : « Le secret des sources des journalistes est protégé dans l’exercice de leur mission d’information du public. » Toutefois, il demeure surprenant que les lobbyistes qui fournissent des informations aux médias et aux journalistes ne soient pas concernés par les mêmes obligations que ceux qui sont en relation avec les responsables publics et qualifiés de représentants d’intérêts par la loi.
Dès lors, la rapporteure recommande la création d’un répertoire des lobbyistes auprès des médias et des journalistes sur le modèle de celui découlant de la loi Sapin 2. Ce répertoire serait ainsi une garantie de protection pour les journalistes eux-mêmes. Ces lobbyistes seraient également tenus de communiquer à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) leur activité de représentation d’intérêts de manière annuelle. En outre, ils seraient tenus de respecter les mêmes règles déontologiques que celles qui s’appliquent déjà aux représentants d’intérêt désignés par la loi Sapin 2.
Recommandation n° 8 : Instaurer un cadre juridique à la pratique du lobbyisme auprès des médias et des journalistes similaire à celui s’appliquant déjà aux représentants d’intérêts dans leurs relations avec les pouvoirs publics.
L’existence d’un cadre juridique qui permette d’apporter de la transparence dans les activités d’influence qui touchent la sphère médiatique apparaît d’autant plus nécessaire à votre rapporteure qu’elle a pu constater avec étonnement l’ignorance – feinte ou réelle – de M. M’Barki quant aux activités de M. Duthion. Ainsi, M. M’Barki a indiqué en audition qu’il lui était « difficile de soupçonner pour qui [M. Duthion] travaillait ». Il a également ajouté « la question que je me posais, quand on me livrait une information, n’était pas celle de l’intérêt que celle-ci dissimulait ». Le fait, pour un journaliste, de ne pas s’interroger sur la provenance d’informations livrées par un lobbyiste pourtant identifié comme tel est pour le moins surprenant. De son côté, M. Duthion affirme que les journalistes « connaissent en général – mais pas tous – le type de client que représente chaque lobbyiste ». M. M’Barki ferait donc preuve, soit d’une absence de curiosité étonnante, soit d’une naïveté assez confondante.
ii. Des contenus promotionnels « cachés » au sein des contenus informationnels
Une pratique courante d’influence et de manipulation de l’information consiste à faire passer un message biaisé ou promotionnel pour une information. Si la loi encadre cette pratique, les auditions menées par la commission d’enquête et les révélations de l’enquête Story Killers ont pu mettre au jour certains abus susceptibles de donner lieu à des ingérences étrangères.
Lors de son audition, M. Duthion a donné des exemples d’influences étrangères pouvant s’exercer à travers les médias par le biais de publireportages. Il s’agit d’une technique de promotion commerciale visant à insérer des publicités affectant la forme d’un reportage dans un média (magazine, émission télévisuelle…). Sous couvert d’un caractère informatif, ces publicités apparaissent d’autant plus crédibles qu’elles peuvent être entourées d’authentiques informations.
Si cette pratique est encadrée par la loi ([473]), M. Duthion a considéré que certains contenus télévisuels mettant en scène des destinations étrangères pouvaient s’apparenter à des publireportages sans que cela soit clairement indiqué comme le prévoit la loi, à l’instar de « la partie “Le Mag” de l’émission “50’inside”, qui est diffusée chaque samedi sur TF1 ».
Plus spécifiquement, l’enquête Story Killers a révélé le rôle d’une start‑up française, Getfluence, dans des stratégies d’influence utilisant le truchement de sites d’information ([474]). L’entreprise est une « place de marché publicitaire » servant d’intermédiaire entre des sites d’information et des annonceurs qui y placent des contenus promotionnels sous la forme d’articles dits « sponsorisés ». L’intermédiaire qu’est Getfluence perçoit une commission sur chaque opération de placement.
Si la pratique n’a rien d’illégal en soi, la particularité de la start-up Getfluence est de proposer aux annonceurs de « faire publier des articles publicitaires dans des médias d’information sans afficher une mention indiquant que leur contenu a été acheté, ce qui est illégal en France, la loi imposant de signaler les publicités au lecteur ([475]) », comme l’expose M. Maxime Tellier, journaliste à Radio France, lors de son audition. La loi de 2004 pour la confiance dans l’économie numérique ([476]) dispose en effet que « toute publicité, sous quelque forme que ce soit, accessible par un service de communication au public en ligne, doit pouvoir être clairement identifiée comme telle ».
Toutefois, M. Tellier, ayant enquêté sur Getfluence dans le cadre de Story Killers, a indiqué que l’entreprise « propose une option […] permettant de sélectionner les sites où l’on peut publier des articles publicitaires sans le signaler au lecteur ». Cette option aurait été utilisée par au moins une « agence d’influence » qui s’en serait « beaucoup » servi et qui compterait notamment pour client « le Maroc et une ex-république soviétique ».
Les contenus promotionnels « cachés » ainsi obtenus sont souvent publiés sur des « sites [internet] peu connus ». Le but n’est pas tant qu’ils soient massivement lus mais qu’ils soient « bien référencés sur les moteurs de recherche et partagés sur les réseaux sociaux », dans le but de réduire la visibilité d’informations « dérangeantes pour les clients de l’agence d’influence ».
Les journalistes de l’enquête Story Killers ont identifié quelques titres de presse à fort tirage utilisant l’option « mention sponsorisée non obligatoire » parmi lesquels se trouverait l’hebdomadaire Valeurs actuelles.
Selon M. Tellier, l’option proposée par Getfluence serait toujours disponible actuellement et la faille qu’elle constitue « n’a pas échappé aux acteurs de la désinformation ». Il convient dès lors, selon la rapporteure, d’assurer la bonne application de la loi de 2004 en faisant cesser cette pratique.
Recommandation n° 9 : Identifier les entreprises permettant de placer des contenus sponsorisés sans mention le précisant et les contraindre à se conformer à leurs obligations légales.
iii. Le dévoiement de la liberté d’expression et de la liberté de la presse à des fins de propagande ou de déstabilisation
Comme dans toute société démocratique, la France protège la liberté d’expression et la liberté de la presse, consacrées en tant que libertés fondamentales par les articles 10 et 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Ces libertés s’exercent dans un cadre légal qui prévient par exemple l’expression d’opinions révisionnistes ([477]) ou la provocation publique à la haine raciale. Ce cadre ne sanctionne toutefois pas toujours les discours mensongers et la désinformation. Dès lors, des puissances étrangères hostiles peuvent user de ces libertés qu’elles répriment chez elle pour désinformer et dénigrer les positions françaises dans l’espace médiatique français lui-même.
Selon M. Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters sans frontières (RSF), « les médias étrangers échappent au cadre légal français, même s’ils diffusent en France ([478]) ». Cette situation est source de menaces potentielles quand ces médias étrangers proviennent de régimes despotiques qui peuvent contrôler leur espace informationnel et lancer des « offensives […] propagandistes ou déstabilisatrices » au sein de sociétés démocratiques.
M. Deloire a pointé l’exemple de la chaîne chinoise d’information de langue anglaise CGTN qui, si elle ne semble pas bénéficier d’une grande audience en France, adopte des « pratiques très répréhensibles du point de vue des droits de l’homme, par exemple diffuser des confessions forcées ». Sa programmation est entièrement « à la solde du Parti communiste chinois » mais la chaîne dispose d’un accès à l’ensemble du territoire européen. Au cours de son audition ([479]), M. Paul Charon, spécialiste de la Chine, a également souligné qu’en France les médias privés en langue chinoise sont « tous sous le contrôle du Parti », à l’instar de Nouvelles d’Europe, « principal quotidien de langue chinoise dans notre pays ».
M. Antoine Bondaz, autre spécialiste de la Chine, a évoqué au cours de son audition l’exemple d’un article en langue française publié sur le site internet de CGTN dénigrant son travail et critiquant le chercheur en « citant entre guillemets des propos qu’[il n’avait] jamais tenus ([480]) ». L’article était signé par « une certaine Laurène Beaumond, que personne ne connaît » et dont le nom s’est révélé être le pseudonyme d’une Française « rémunérée » par les autorités chinoises pour reprendre « mot à mot les éléments de langage du régime ». M. Bondaz a estimé qu’il s’agissait là d’un autre exemple de la manière dont la Chine essaie d’influencer le débat public en France par ses relais médiatiques.
En dehors des médias chinois ou russes, le média AJ+, propriété du groupe Al Jazeera est un outil d’influence du Qatar qui bénéficie d’une forte audience sur les réseaux sociaux en France. Il cible en particulier les générations les plus jeunes, consommatrices d’information par les applications mobiles. AJ+ suit une ligne éditoriale qui pourrait être qualifiée de progressiste, luttant notamment contre tous les types de discrimination et se revendiquant féministe et antiraciste ([481]). Toutefois, ce positionnement, qui dénote une forme de décalage avec la politique mise en place au Qatar, recouvre en réalité une vision souvent très orientée de l’actualité. La France y est souvent décrite comme « islamophobe », notamment dans la rubrique « Rien ne va + » dont certaines vidéos sont intitulées « Pourquoi la France déteste le voile ([482]) » ou « “Le séparatisme” : chasse au musulman ? ([483]) ».
Ces médias d’État, issus de pays autoritaires ou despotiques, usent ainsi de la liberté d’expression et de la liberté de la presse qui existent peu ou pas dans leur pays pour formuler un discours qui peut être hostile à la France. Ce faisant, ils usent librement des avantages qu’offrent les démocraties à l’encontre même de celles‑ci.
Pour le secrétaire général de RSF, il est essentiel que les démocraties se dotent de « systèmes juridiques protecteurs qui leur permettent de résister à l’avantage concurrentiel que confère l’asymétrie aux régimes despotiques sur les démocraties ». À cet égard, la suspension de diffusion des chaînes RT et Sputnik dans l’Union européenne décidée à la suite de l’agression russe contre l’Ukraine (voir supra) semble relever davantage de l’exception dans un cadre par ailleurs très ouvert aux médias étrangers. En outre, une interdiction pure et simple de médias n’est pas nécessairement la solution à privilégier systématiquement dans un espace informationnel dont on souhaite qu’il reste libre et ouvert.
Un équilibre doit être trouvé entre ce que M. Deloire qualifie de repli « dommageable » sur des espaces nationaux et la conservation d’un « degré d’ouverture un peu naïve ». Dès lors, il convient de créer un « espace informationnel démocratique » doté de règles qui assurent la liberté d’information tout en étant protecteur contre des attaques extérieures. Celui-ci doit notamment permettre que tous les acteurs médiatiques agissant dans le même espace informationnel soient soumis à des règles identiques.
Le Forum international sur l’information et la démocratie, qui regroupe une cinquantaine d’États démocratiques, s’inscrit dans cette perspective. Cette instance, dont la gouvernance est assurée par des organisations non gouvernementales comme Reporters sans frontières, est chargée, selon M. Deloire, de « formuler des recommandations précises […] pour construire un espace numérique démocratique ». La France a marqué son engagement dans cette initiative, organisant deux sommets annuels en marge de l’assemblée générale des Nations unies.
La rapporteure souhaite souligner l’importance de persévérer dans la construction d’un espace informationnel démocratique qui demeure ouvert tout en « sortant de la naïveté » à l’égard de médias contrôlés par des États autoritaires qui peuvent être hostiles à la France.
Au-delà de la menace que peuvent représenter les médias à la main d’États autoritaires diffusés en France, la liberté d’expression qui a cours dans notre pays peut également donner lieu à des manipulations de l’information au sein même des médias français. Celles-ci, qui ne sont pas toujours dénoncées ou sanctionnées, proviennent souvent d’interventions de personnalités sur certains plateaux télévisés où la contradiction peut être limitée, voire absente.
À cet égard, M. Antoine Bondaz a alerté la commission d’enquête sur les prises de parole « inadmissibles » de M. Lu Shaye, ambassadeur de la République populaire de Chine en France, « souvent présenté comme l’exemple type du “loup guerrier” », expression désignant les diplomates chinois à la rhétorique agressive. Celui‑ci a déclaré à trois reprises sur les chaînes LCI, BFM-TV et CNews « qu’il fallait “rééduquer” les Taïwanais ». Si, pour M. Bondaz, ces propos sont « grossiers, vulgaires », le problème réside surtout dans le fait que M. Shaye a ensuite comparé cette rééducation aux « cours d’éducation civique que nous dispensons en France ». Cette comparaison, qui peut à tout le moins être qualifiée d’outrancière, n’a, au regret de M. Bondaz, « suscité aucune réaction » en France.
Le chercheur déplore le « sentiment d’impunité » de l’ambassadeur chinois qui tient régulièrement des propos s’apparentant à de la pure désinformation. Au moment de la crise du covid-19, le diplomate a ainsi affirmé sans fournir la moindre preuve que les soignants français des EHPAD avaient « abandonné leurs postes du jour au lendemain […], laissant mourir leurs pensionnaires de faim et de maladie ([484]) ». Sur Twitter, M. Shaye a en outre insulté M. Bondaz, le traitant de « petite frappe », de « hyène folle » et de « troll idéologique » à la suite de travaux menés par le chercheur, qui ne sont d’ailleurs pas contestés sur le fond.
Le 21 avril 2023, soit près d’un mois après l’audition de M. Bondaz, M. Lu Shaye s’est à nouveau illustré en assurant sur la chaîne LCI que l’Ukraine, l’Arménie, la Géorgie et les trois États baltes n’avaient pas de « statut effectif dans le droit international, parce qu’il n’y a pas d’accords internationaux pour concrétiser leur statut d’un pays souverain », en totale contradiction avec la vérité historique, tous ces pays ayant été internationalement reconnus après la disparition de l’Union soviétique. Cette dernière intervention a fait l’objet de vives réactions du ministère des affaires étrangères mais également de nombreuses chancelleries occidentales, conduisant la Chine à désavouer les propos de son ambassadeur en assurant respecter « le statut d’État souverain » des pays de l’ex-URSS. Cet incident illustre l’utilité de dénoncer la désinformation qui peut être le fait d’officiels étrangers dans les médias français, ainsi que l’utilité d’un travail journalistique d’interview poussé.
Dès lors, loin de prôner la censure ou l’exclusion des médias français de personnalités comme M. Shaye, Antoine Bondaz rappelle l’importance d’une expression libre au sein d’une pluralité de points de vue. Selon lui, « le problème n’est pas que [M. Shaye] s’exprime, c’est qu’il ne trouve face à lui aucun répondant – ni de la part des journalistes, ni de celle de l’ensemble de la société civile et politique française »
Depuis l’agression de l’Ukraine par la Russie le 24 février dernier, l’intérêt des médias français pour cette région du monde et la guerre menée par l’armée de Vladimir Poutine est allé crescendo. Les reportages, documentaires, interviews et débats en plateau se sont multipliés. Il est à observer que cette intense activité médiatique, bienvenue car à la hauteur des bouleversements géopolitiques qu’entraîne l’agression russe et de la tragédie vécue par le peuple ukrainien, peut s’accompagner, parfois, de propagation de discours biaisés, d’« expertises » peu attribuées, de présentations orientées relayant des éléments de langage officiels de l’État russe, sans que la contradiction et le pluralisme des positions ne paraissent toujours se déployer. Le relais du narratif officiel russe a pu, à plusieurs reprises, être le fait d’invités étrangers comme d’invités français des plateaux de télévision. Se posent bien sûr, à cet égard, la difficulté du travail journalistique de couverture d’une guerre et celle d’assurer aux citoyens français une information fiable, de qualité, vérifiable et vérifiée.
La rapporteure tient à saluer le courage et l’engagement dont font preuve de nombreux journalistes français pour couvrir le conflit en Ukraine, parfois au péril de leur vie, comme en témoigne la mort récente, le 9 mai dernier, d’Arman Soldin, dans un bombardement près de la ville assiégée de Bakhmout. Ce dernier, reporter français de l’AFP, est le troisième reporter français à perdre la vie depuis le début de l’invasion russe en Ukraine. Selon les ONG de défense de la presse, pas moins de onze reporters, fixeurs ou chauffeurs auraient été tués depuis février 2022.
Le sujet des influences ou ingérences russes touchant des hauts fonctionnaires, particulièrement des officiers de nos forces armées, a été abordé lors de l’audition de M. Stéphane Bouillon. La question a été posée de ce que l’on pourrait qualifier d’idéologie pro-russe auprès de certains dirigeants de nos armées. M. Bouillon a fait état de réponses qui pourraient être apportées lors de l’examen du projet de loi de programmation militaire, s’agissant par exemple des pilotes de l’armée de l’air. Il a par ailleurs rappelé les enquêtes de sécurité menées sur les personnels des armées en activité par la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD). De son côté, la DGSI se montre elle aussi très « scrupuleuse », selon le mot employé par M. Bouillon. Des généraux et officiers concernés par des apparitions, régulières ou ponctuelles, sur les plateaux de télévision sont tous de deuxième section, c’est-à-dire qu’ils ne sont plus en activité. « La question peut effectivement se poser de savoir si, à ce stade, on est totalement libre de sa parole ([485]) », a cru bon de commenter M. Bouillon lors de son audition par la commission d’enquête.
Si les attaques dans l’espace cybernétique peuvent soutenir une stratégie de désinformation ([486]), elles ont aussi des objectifs très variés. Selon le SGDSN, M. Stéphane Bouillon ([487]), les cyber-attaques cherchent à « extorquer une rançon ou à vendre des données préalablement pillées », comme l’ont connu certains hôpitaux français, et peuvent aussi « répondre à des objectifs d’espionnage et se traduire par la prise de contrôle ou le sabotage de systèmes informatiques ». En France, il revient notamment au SGDSN, en particulier via l’Agence nationale de la sécurité des services d’information (ANSSI), de lutter contre ces attaques dont l’ampleur « devient considérable ».
1. Des menaces cyber croissantes
Pour M. Vincent Strubel, directeur de l’ANSSI, la menace cyber « va crescendo ([488]) ». Elle se matérialise selon lui en trois principales formes d’attaque : la cybercriminalité, l’espionnage et le sabotage. Si la cybercriminalité peut être le fait de personnes privées, l’espionnage et le sabotage sont « en général le fait d’États ».
Le rapport d’activité 2022 de l’ANSSI ([489]) fait état de 831 cyber-attaques, majoritairement des cas de « rançongiciels ». Ce chiffre ne retrace toutefois que les tentatives d’attaque dont l’agence a eu à connaître, sachant qu’elle ne gère que les situations les plus graves. En décembre 2022, le précédent directeur de l’ANSSI, M. Guillaume Poupard, estimait que le nombre de cyber-attaques avait été multiplié par dix en trois ans, du fait notamment de la numérisation de nos sociétés ([490]).
La forme la plus fréquente de cyber-attaques relève d’« activités criminelles ayant, pour l’essentiel, une visée lucrative ». L’un de ses aspects les plus courants est le « rançongiciel » qui paralyse les systèmes informatiques et propose un déblocage en échange d’une rançon. Toutefois, la cybercriminalité peut aussi prendre la forme d’une extorsion de données, de l’exigence de rançons en échange de la non‑publication de données, ou encore d’« activités visant à détourner des systèmes pour produire de la cryptomonnaie ».
Les auteurs de ces attaques ne ciblent personne en particulier : ils pratiquent ce que M. Strubel nomme « une sorte de pêche au chalut ». C’est la raison pour laquelle des hôpitaux français en sont régulièrement victimes, du fait d’un niveau de cybersécurité moins élevé que la plupart des autres administrations. Pour le directeur de l’ANSSI, ce sont des attaques aux « conséquences parfois graves et particulièrement abjectes », quand bien même « les règles de la comptabilité publique interdisent de verser la moindre rançon ».
D’après M. Strubel, PME et collectivités territoriales sont également des « cibles récurrentes » de ces attaques. Si de grandes entreprises ont été victimes de ces pratiques par le passé, elles ont « relevé leur niveau de sécurité » à un seuil suffisamment élevé pour s’en prémunir. Le 12 octobre 2019, le groupe M6 a subi une attaque informatique sous la forme d’un ransomware qui a affecté le système bureautique, le rendant quasiment inopérant pour quelques jours. Nos organes de presse sont donc de manière évidente des cibles.
b. L’espionnage
Il est, par définition, difficile de quantifier publiquement le phénomène d’espionnage par cyber-attaque. En effet, l’attaquant cherche à demeurer discret et, s’il est découvert par les services de l’État, ces derniers n’ont pas nécessairement intérêt à rendre ces attaques publiques car cela pourrait renseigner l’espion sur la nature des cyberdéfenses. Les opérations de cyber-espionnage étant « très complexes », elles mobilisent « l’essentiel de [l’]activité de réponse à des incidents ». Le directeur de l’ANSSI a rapporté à la commission d’enquête que l’agence avait mené en 2022 dix-neuf « opérations » correspondant « quasi exclusivement à de l’espionnage ». Ce terme d’« opérations » renvoie au « niveau d’intervention le plus élevé, engageant [les] agents de manière massive pendant des semaines, voire des mois, face à une attaque majeure afin de bien comprendre ce qu’a fait l’attaquant, par où il est entré, comment le faire sortir et comment s’assurer qu’il ne reviendra pas ».
M. Strubel a par ailleurs précisé que neuf de ces attaques relevaient de modes opératoires « attribués en source ouverte à la Chine ».
Les cibles de ces opérations d’espionnage sont généralement les entreprises stratégiques ou l’État lui-même, afin d’obtenir des « secrets industriels, commerciaux ou des informations sensibles détenues par l’État », notamment la posture diplomatique de ce dernier. Ces opérations se traduisent par la prise de contrôle discrète du réseau informatique d’une entreprise ou d’une administration afin d’en « [faire] sortir de l’information », notamment des secrets industriels ou des prospects commerciaux dans le cadre d’une stratégie de concurrence économique.
L’un des cas de cyber-espionnage les plus médiatisés en France est « l’affaire Sandworm », du nom d’un logiciel malveillant de type « ver informatique » utilisé pour la première fois en 2009 par des pirates informatiques provenant de Russie. Ce ver espion permettant d’accéder aux informations d’un ordinateur en exploitant une faille informatique a notamment visé « des administrations françaises ».
Dans de telles situations, les possibilités de réponse sont limitées. Ainsi, dans le cadre d’un « canal de déconfliction » à la suite de l’affaire Sandworm, le secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale a rencontré son homologue russe, M. Nikolaï Patrouchev, et lui aurait indiqué avoir constaté qu’un service russe menait des cyber-attaques en France. Toutefois, « dans ce genre de situation », l’adversaire adopte « en général » une position de dénégation visant à demander des preuves. Or, si des preuves lui sont fournies, il obtient le moyen de corriger son système et de ne plus être détecté la fois suivante. Pour M. Bouillon, « l’efficacité de telles démarches est donc limitée ».
Le cyber-espionnage vise également les universités et institutions de recherche françaises, ainsi que l’a relevé de manière pertinente et complète M. le sénateur André Gattolin dans son rapport Mieux protéger notre patrimoine scientifique et nos libertés académiques ([491]).
Le directeur de l’ANSSI considère que les actes de sabotage recouvrent un champ assez large qui correspond plus largement à de la « déstabilisation stratégique ». Celle-ci est le fait d’États qui cherchent à perturber le fonctionnement d’infrastructures stratégiques. Cette pratique s’est illustrée au début de la guerre russe contre l’Ukraine quand une infrastructure de communications par satellite opérée par Viasat, le « service KA-SAT », a été paralysée. D’après M. Strubel, ce sabotage a eu des « conséquences sur le territoire ukrainien, mais aussi bien au-delà : elle a largement débordé sur le territoire français ». Cette attaque en sabotage a été attribuée à la Russie par l’ensemble des États membres de l’Union européenne. Son déclenchement dans la nuit du 23 au 24 février 2022 ne laisse guère de doute quant à son origine et à sa finalité.
Un aspect « plus pernicieux » de la déstabilisation stratégique consiste à s’infiltrer discrètement dans les infrastructures stratégiques pour mener des actes de sabotage au moment opportun, sans que la cible ne s’y attende. Ce type d’infiltration « inquiète tout particulièrement » les services de l’ANSSI.
Certains actes de sabotage ou de malveillance peuvent également revêtir une portée plus symbolique en cherchant à faire passer des messages. L’Assemblée nationale a ainsi fait l’objet d’une attaque par déni de service – occultant son site pendant un certain temps mais sans autre conséquence – la veille du vote, le 28 mars 2023, de la résolution reconnaissant l’Holodomor comme génocide ([492]). Mme Loiseau a qualifié cet événement de « cyber-attaque publicitaire » au cours de son audition.
2. Une structure de défense organisée et discrète
L’ANSSI, ainsi que l’a rappelé son directeur en audition, « joue le rôle de chef de file dans le dispositif national de cybersécurité ». Placée sous l’autorité du SGDSN, l’agence collabore avec les services dédiés des ministères de l’intérieur et des armées.
a. Un dispositif de cyberdéfense animé par l’ANSSI
Forte d’environ six cents agents, l’ANSSI opère trois grandes missions en matière de cyberdéfense énumérées par M. Strubel.
La première consiste à répondre aux cyber-attaques. Pour le directeur de l’agence, il s’agit de « les détecter, de les analyser, de chasser l’attaquant lorsqu’il est toujours présent et, le cas échéant, de passer la main à la justice, à qui il revient de réprimer les crimes ». Cette mission se déroule en « liaison étroite » avec les services de renseignement dans le cadre du centre de coordination des crises cyber, le C4. Rappelons que le SG