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ASSEMBLÉE NATIONALE

COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

COMPTE RENDU N° 19

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mercredi 10 janvier 2001
(Séance de 9 heures 30)

Présidence de M. François Loncle, Président

SOMMAIRE

 

page

- Reconnaissance du génocide arménien (n° 2688) rapport

- Désignation d'un candidat à un organisme extérieur

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Reconnaissance du génocide arménien de 1915

La Commission a examiné, sur le rapport de M. François Rochebloine, la proposition de loi, adoptée par le Sénat, relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915 (n° 2688).

M. François Rochebloine a rappelé que le 28 mai 1998, lors d'une séance historique, l'Assemblée nationale avait adopté à l'unanimité une proposition de loi relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915 et qu'elle se trouvait aujourd'hui dans la situation particulière de devoir réexaminer une nouvelle proposition de loi d'origine sénatoriale identique à celle déjà adoptée.

Il a évoqué le rapport de M. René Rouquet sur la proposition de loi de l'Assemblée nationale, qui a démontré que les massacres des Arméniens de l'Empire ottoman avaient constitué le premier génocide du XXème siècle. La déportation des Arméniens de l'Empire ottoman fut une mise à mort, comme en témoignent les récits du calvaire des survivants ; lorsque l'année 1916 s'acheva, le génocide des Arméniens de l'Empire ottoman était pratiquement consommé. Le caractère massif, planifié et ciblé de ces massacres démontre amplement qu'il s'agit d'un génocide, au sens juridique de ce terme.

Depuis le vote de l'Assemblée nationale, la reconnaissance du génocide arménien par plusieurs Parlements a progressé (Sénat belge, Sénat argentin) comme l'avait demandé solennellement M. Robert Kotcharian, Président de la République arménienne en 1998. Début novembre 2000, un projet de résolution sur le génocide des Arméniens de l'Empire ottoman entre 1915 et 1923 a été présenté devant la Chambre des Représentants du Congrès américain et n'a pu être adopté. En revanche, fidèle à la résolution de 1987 reconnaissant le génocide arménien, le Parlement européen a réaffirmé ce principe par le vote le 15 novembre 2000 d'une résolution sur le rapport concernant les progrès réalisés par la Turquie sur la voie de l'adhésion. Cette résolution invite la Turquie à accroître son soutien à la minorité arménienne notamment par la reconnaissance publique du génocide que cette minorité avait subi. La Chambre des Députés italienne vient elle aussi de voter une résolution en ce sens. De même en novembre dernier le Pape Jean Paul II et le Catholicos Karenine II ont évoqué le génocide des Arméniens du début du XXème siècle dans une déclaration commune qui faisait suite à leur rencontre au Vatican les 14 et 15 novembre 2000.

Malgré ces progrès, la Conférence des Présidents du Sénat relayant sa Commission des Affaires étrangères a refusé d'inscrire à l'ordre du jour la proposition de loi de l'Assemblée nationale en se fondant sur des arguments diplomatiques et juridiques peu convaincants au regard des enjeux éthiques.

Devant la Commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées du Sénat le ministre des Affaires étrangères M. Hubert Védrine a, en mars 1999, justifié le refus du Gouvernement de demander l'inscription de cette proposition de loi à l'ordre du jour du Sénat car un tel vote ne servirait pas les objectifs de la France de voir cesser les antagonismes existants de la Méditerranée à la Caspienne. Influencée par cette prise de position, la Conférence des Présidents du Sénat du 23 mars 1999 décidait de ne pas inscrire la proposition de loi à l'ordre du jour en prétextant les premiers bombardements sur Belgrade. Un an plus tard, le 22 février 2000, cette même instance prenait une décision identique. Le dépôt d'une nouvelle proposition de loi s'imposait en utilisant la procédure de mise en discussion immédiate afin de pouvoir passer outre les refus répétés de la Conférence des Présidents du Sénat d'inscrire ce texte à l'ordre du jour. Une première tentative échoua le 21 mars 2000. En revanche la seconde réussit le 7 novembre dernier après le dépôt par MM. Jean-Claude Gaudin (RI), Jacques Pelletier (RDSE), Bernard Piras (S), Robert Bret (CRC), Michel Mercier (UC) et Jacques Oudin (RPR) d'une nouvelle proposition identique à celle adoptée par les députés disposant que "la France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915". Le Rapporteur a souligné que c'était la première fois que des sénateurs de tous les groupes parlementaires de la Haute Assemblée déposaient de concert une proposition de loi, et que cette démarche avait donc une haute valeur symbolique. D'ailleurs les débats du Sénat n'ont pas reflété les clivages politiques traditionnels.

En revanche, deux conceptions du rôle du Parlement et du devoir de mémoire se sont opposées et contrairement à l'Assemblée nationale, le Sénat n'a pas adopté la proposition de loi à l'unanimité, 40 sénateurs ayant voté contre. Cependant aucun des orateurs hostiles au vote de la proposition de loi n'a émis de doute sur la réalité du génocide arménien de 1915. Ceux-ci se sont interrogés sur le bien-fondé d'une telle démarche au regard des intérêts de la paix dans le Caucase et des relations bilatérales franco-turques. D'après le Dr. Kevok Kepenekian, membre du bureau du Comité de Défense de la Cause arménienne (CDCA), et M. Alexis Govciyan, président du Comité du 24 avril, qui ont été auditionnés, la reconnaissance du génocide arménien est un préalable à l'instauration de la paix dans le Caucase, elle encourage en outre le développement des forces démocratiques en Turquie. Le Rapporteur a déclaré partager cet avis.

D'autres critiques ont porté sur la constitutionnalité du dispositif de la proposition de loi et plus généralement sur la qualification de l'Histoire par le Parlement. Certes la formulation du dispositif "la France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915" a un caractère déclaratif puisqu'aucune sanction n'est prévue. Cependant, selon les personnalités auditionnées, le dispositif de ce texte démontre l'existence d'une volonté politique plus que juridique d'accomplir un devoir de mémoire. Il satisfait la communauté arménienne qui n'a pas l'intention de s'en prévaloir pour obtenir des réparations en France. Quant aux arguments déniant au Parlement le droit de qualifier l'histoire, ils sont très surprenants au regard des pouvoirs de contrôle du Parlement et de textes adoptés récemment comme la loi sur la guerre d'Algérie. Au nom de quel interdit refuser aux parlementaires le droit de qualifier l'Histoire en se fondant sur des travaux de recherches alors qu'ils sont systématiquement sollicités pour le faire dans bien d'autres domaines.

En conclusion, le Rapporteur a demandé à la Commission de se prononcer une nouvelle fois sur le principe de la reconnaissance publique du génocide arménien de 1915 pour conférer une force de loi à cette reconnaissance.

Selon lui, en procédant ainsi le Parlement participe pleinement à la lutte contre l'oubli et ne se montre pas hostile à la Turquie aujourd'hui. A cet égard le Rapporteur a déploré les pressions exercées par ce pays sur lui-même et certains de ses collègues pour empêcher l'adoption de ce texte. La reconnaissance des crimes commis demeure le préalable à la réconciliation durable des peuples. Il a rappelé que le devoir de mémoire s'était progressivement imposé en France : le Président de la République a donné l'exemple en 1995 à propos de la rafle du Vel d'Hiv, le Premier ministre l'a publiquement évoqué à propos de l'utilisation de la torture pendant la guerre d'Algérie

Le Président François Loncle a remercié le Rapporteur pour la qualité de son exposé et pour avoir rappelé que déjà, en mai 1998, l'Assemblée nationale avait adopté à l'unanimité une proposition de loi identique à celle adoptée par le Sénat le 7 novembre 2000 par 164 voix contre 40 et 4 abstentions soumise aujourd'hui à la Commission. Il a ajouté que, dès le lendemain de ce vote, le Président de la République et le Gouvernement avaient publié un communiqué conjoint, déclarant que "la France souhaite continuer à entretenir et à développer avec la Turquie des relations de coopération étroite dans tous les domaines". Le vote du Sénat "intervenu à l'initiative du pouvoir parlementaire et qui relève de sa responsabilité, ne constitue pas une appréciation sur la Turquie d'aujourd'hui".

Selon lui, le Sénat n'ayant pu reprendre le texte voté à l'unanimité par l'Assemblée nationale, il avait du déposer une proposition de loi identique qui revient aujourd'hui devant l'Assemblée, ce qui pouvait poser un problème de procédure ou de forme à certains parlementaires.

Il a fait savoir que les pressions turques dont la Commission des Affaires étrangères avait été l'objet ces dernières 48 heures étaient sans précédent et a indiqué qu'il recevait prochainement une délégation de parlementaires turcs.

M. René Rouquet s'est félicité que le rapport de M. François Rochebloine soit le terme d'une longue marche. Il a rendu hommage à la sagesse du Parlement qui permet, 85 ans après les faits, de régler cette douloureuse question. Considérant que l'adoption à l'unanimité du texte de l'Assemblée nationale était déjà symbolique, il a salué l'entente des six groupes politiques du Sénat, même s'il a toujours estimé qu'un tel sujet n'était pas de caractère politique.

Il a observé que les autorités arméniennes avaient beaucoup évolué ces dernières années puisque le Président Robert Kotcharian rappelle aujourd'hui à chaque rencontre le génocide et en fait un préalable à toute avancée en quelque matière que ce soit. Il a évoqué la mémoire de toutes les victimes qui n'ont pas pu voir le peuple français reconnaître à travers son Parlement le premier grand massacre du siècle. Il a souligné l'unité de la diaspora arménienne en France.

M. René Mangin a estimé que le geste fort du Sénat et de l'Assemblée nationale aurait dû permettre à la Turquie de se ressaisir et de mieux comprendre la démarche de la France. Il a regretté que la diplomatie européenne ou française n'ait pas su suffisamment tôt saisir l'opportunité d'une "reconnaissance à la Cheysson", et que les Gouvernements n'aient pas accompli cette démarche.

D'après lui, même si ce texte n'ajoute rien, il convient de le voter. La Turquie n'a pas besoin de leçons de morale mais d'un souffle démocratique.

M. Jean-Bernard Raimond a expliqué que le retour de ce texte devant l'Assemblée nationale avait le mérite de permettre la promulgation de la loi. Cette séance est donc de toutes la plus importante.

Selon lui, même si le principe de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne ne fait pas l'unanimité, il est cependant certain que la reconnaissance par la Turquie de son histoire est le préalable à son entrée dans l'Union. Cette démarche devrait sensibiliser le gouvernement turc et le faire évoluer sur le plan des droits de l'Homme.

Mme Bernadette Isaac-Sibille s'est déclarée satisfaite que la proposition ne comporte qu'un article unique. Bien qu'étant impliquée dans de nombreuses actions en faveur de l'Arménie, elle a déclaré s'abstenir de voter la présente proposition de loi estimant qu'il convient de rassembler, non de diviser. Si la Turquie exerce des pressions sur le plan économique, d'autres ne s'en privent pas non plus, or le point de vue économique ne doit pas prévaloir sur les droits de l'Homme. Beaucoup d'entreprises françaises s'inquiètent des retombées de cette reconnaissance officielle et en particulier le Président de Renault, qui est fort présente en Turquie. Cette loi aura des conséquences sur l'économie et sera source de grosses difficultés dans le futur alors que le génocide a eu lieu sous un gouvernement turc fort différent de l'actuel.

Le Président François Loncle a observé que, le 8 novembre 2000, soit le lendemain du vote par le Sénat, Ankara avait donné sa version des événements de 1915 mais en des termes peu satisfaisants. Cependant, des historiens turcs ont évolué positivement. Dans l'avenir, la Turquie évoluera, comme en témoignent les propos d'un historien turc, M. Halil Berktay, cités dans l'Express le 9 novembre 2000, à qui l'on demandait si le tabou de la question arménienne tombera un jour en Turquie : "Nous y parviendrons si nous vivons dans une société libre. Ce n'est qu'à cette condition que nous pourrons affronter la réalité des horreurs de 1915. Nous devons mûrir psychologiquement, car nous n'avons aucune chance de convaincre le monde de notre version des faits."

M. François Rochebloine a estimé qu'il ne fallait pas laisser se constituer des précédents fâcheux en différant l'adoption de propositions de loi qui font consensus.

Il a rappelé le caractère symbolique du vote à l'unanimité du texte par l'Assemblée en présence d'une centaine de députés. Selon lui, ce texte ne cherche pas à diviser bien au contraire. La diplomatie française aurait peut être gagné en efficacité en exerçant des pressions sur la Turquie pour qu'elle reconnaisse le génocide se faisant ainsi du bien à elle-même et s'ouvrant par la même les portes de l'Union européenne. Il a soutenu que les droits de l'Homme passaient avant les intérêts économiques. D'ailleurs avant le vote historique de l'Assemblée nationale des menaces de représailles économiques avaient déjà été proférées par les autorités turques, qui continuent dans cette voie contreproductive. Il a regretté l'attitude négationniste qui prévaut en Turquie.

Conformément aux conclusions du Rapporteur, la Commission a adopté la proposition de loi (n° 2672) sans modification.

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Désignation d'un candidat à un organisme extérieur

M. Yves Dauge a été désigné par la Commission comme candidat au Conseil d'orientation stratégique du Fonds de solidarité prioritaire.

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● Arménie


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