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ASSEMBLÉE NATIONALE

COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

COMPTE RENDU N° 25

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mercredi 7 février 2001
(Séance de 16 heures 15)

Présidence de M. François Loncle, Président

SOMMAIRE

 

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- Audition de M. Michel Rocard, député européen, ancien Premier ministre, sur la
prolifération des armes nucléaires et des armes légères

- Information relative à la Commission

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Audition de M. Michel Rocard, député européen, ancien Premier ministre, sur la prolifération des armes nucléaires et des armes légères

Le Président François Loncle a dit le grand plaisir qu'il avait d'accueillir M. Michel Rocard devant la Commission des Affaires étrangères pour s'exprimer sur le problème du contrôle des armes légères et de la prolifération des armes nucléaires.

M. Michel Rocard a remercié la Commission des Affaires étrangères de l'avoir inviter à s'exprimer devant elle, il s'agit d'un grand honneur. Cela doit être l'occasion de saisir la représentation nationale de ces problèmes de première grandeur liés à la prolifération des armes.

En six mille ans d'histoire humaine, on peut estimer qu'il y a eu au moins dix mille guerres. La guerre a pu être considérée comme une règle générale et normale de la vie en société. En dépit d'une vaine tentative de l'Eglise catholique de bannir l'arbalète au XIIème siècle, les premières véritables initiatives de remise en cause de cette règle n'ont été mises en place qu'après la première guerre mondiale et se sont soldées par l'échec de la Société des Nations. Le mouvement vers le désarmement a néanmoins repris à partir de 1945, même si c'est surtout depuis trente ans qu'il est devenu un thème central de la politique internationale. Dès le début des années 70, la communauté internationale se soucie des armes nucléaires. En 1972 une convention, encore très imparfaite, bannit les armes biologiques ; en 1993, une convention contre l'utilisation des armes chimiques est adoptée sur une initiative franco-indonésienne ; en 1997, la convention d'Ottawa interdit les mines antipersonnel, la pression des ONG et de l'opinion publique ayant permis de faire des avancées considérables.

La montée en puissance d'une véritable volonté politique et d'instruments juridiques depuis trente ans est impressionnante, mais les 200 000 personnes tuées annuellement dans les 30 guerres que connaît le monde à l'heure actuelle (on compte 150 guerres locales depuis 1945) sont les victimes d'armes légères classiques qui ne peuvent pas faire l'objet d'une interdiction générale. Ce problème est devenu une hantise pour beaucoup, et notamment pour le Secrétaire général des Nations Unies, Kofi Annan. Ainsi, une convention sur les armes légères doit être réunie à l'ONU en juillet prochain qui doit permettre de trouver des solutions.

Parmi celles-ci, M. Michel Rocard a cité :

- L'identification des armes, afin de les pister, support indispensable à d'éventuels sanctions.

- La tenue d'un registre des armes légères, pour distinguer entre le licite et l'illicite. A ce sujet, il faut noter que les Européens ont mis en place un code de conduite. Faut-il poursuivre dans cette voie bien avancée ou privilégier un code de conduite au niveau mondial qui aurait l'avantage de situer le problème dans une perspective globale et d'encourager l'action de M.  Kofi Annan, mais qui aurait l'inconvénient de rendre la tâche encore plus complexe ?

- L'incitation faite aux Etats de durcir leur législation sur les exportations d'armes, non pour les interdire, ce qui n'est ni souhaitable ni possible, mais pour mieux contrôler des exportations illégales d'armes à la marge et pour résoudre le problème des réexportations illicites d'armes.

- La subvention des collectes d'armes illégalement détenues en vue de leur destruction, comme cela s'est fait au Mozambique sous l'égide de la SADEC, ou au Mali, où, sous l'impulsion du Président Konaré, les armes sont récoltées en échange de financement de projets de développement.

M. Michel Rocard a insisté sur le rôle des commissions parlementaires dans la prise de conscience de ce type de problèmes et sur les pressions qu'elles peuvent exercer dans la négociation. Certains points sont en effet encore en suspens : la France doit-elle privilégier une perspective nationale ou européenne dans le traitement de ces problèmes ? Faut-il se concentrer sur la question du marquage des armes ou s'intéresser tout de suite à toutes les solutions envisageables ? Le candidat britannique, et européen, à la présidence de la Conférence, Sir Michael Watson, a-t-il vraiment des chances de l'emporter alors qu'il est issu d'un pays membre permanent du Conseil de sécurité et exportateur d'armes ?

Les pays africains, réunis à Bamako en décembre dernier, ont adopté une déclaration sur les armes légères ; c'était la première fois que l'Afrique parlait d'une seule voix. Deux Etats toutefois étaient un peu réticents même s'ils ont finalement signé le texte : l'Egypte en raison de ce qui se passe au Soudan et l'Algérie pour des motifs intérieurs. L'Union européenne aurait tout intérêt à soutenir une initiative avec l'Afrique.

En matière de prolifération nucléaire, il faut rappeler que la première préoccupation des Etats-Unis, dès lors qu'ils ont acquis l'arme nucléaire, a été d'essayer de la monopoliser. Ils ont favorisé la signature en 1968 du Traité de non-prolifération (TNP) qui a conduit certains pays - la Suède, le Brésil, l'Argentine, (le Canada y avait explicitement renoncé longtemps auparavant) - à détruire des armes nucléaires. L'Afrique du Sud a détruit les siennes dans les deux ans qui ont suivi la fin de l'apartheid. L'Inde, le Pakistan et Israël n'ont pas signé le TNP qui a été complété en 1996 par le Traité d'interdiction complète des essais nucléaires (TICE). Le refus du Sénat américain de ratifier le TICE en 1998 marque le retour de l'unilatéralisme américain.

La question de la non-prolifération de l'arme nucléaire a été renouvelée ces dernières années. D'une part, avec l'effondrement du communisme, on ne sait plus très bien contre qui doit s'opérer la dissuasion. D'autre part, l'Inde et le Pakistan ont réussi à se doter de l'arme nucléaire, ce qui entraîne de fortes inquiétudes notamment de la part de la Chine.

Le projet de défense antimissile (National missile defense ou NMD) relancé par les Etats-Unis est une source importante de déséquilibre car il est de nature à relancer la course aux armements nucléaires, notamment de la part de la Chine et de la Russie qui ont quelques difficultés à croire que seuls les Etats voyous de type Corée du Nord sont visés par ce programme. Ce projet NMD est d'ailleurs en contradiction avec le traité ABM de 1972.

M. Michel Rocard a estimé que ni la Chine ni la Russie ne s'opposeraient à une politique internationale de relance de la maîtrise de la prolifération nucléaire. Il appelle de ses v_ux une initiative franco-britannique à ce sujet, pour proposer ensemble aux trois aux Etats nucléaires officiels un plan commun de désarmement nucléaire progressif mais total.

Le projet NMD répond à des préoccupations typiquement américaines. Les Etats-Unis ont toujours privilégié une approche isolationniste qu'a illustrée la doctrine Monroe et souhaitent relancer l'industrie de l'armement de la côte ouest. Si la France veut avoir quelques succès, elle ne doit pas attaquer frontalement les Etats-Unis sur ce sujet mais chercher d'abord à convaincre ses partenaires européens du danger de l'attitude américaine. C'est plus par la pédagogie et la force de conviction que par une attitude hautaine et distante que nos diplomates doivent agir.

M. Michel Rocard a conclu son intervention en souhaitant que les Commissions des Affaires étrangères et de la Défense de l'Assemblée nationale entreprennent des travaux sur ces sujets importants pour l'avenir du monde.

Le Président François Loncle a remercié M. Michel Rocard pour l'intérêt présenté par les thèmes qu'il a abordés et qui ont fait l'objet de travaux de la part des deux Commissions de la Défense et des Affaires étrangères. S'agissant des conventions internationales citées, elles ont bien entendu fait l'objet de rapports de la part de la Commission des Affaires étrangères. Concernant la prolifération elle-même, la Commission de la Défense vient de publier un rapport intitulé La France et les bombes - Les défis de la prolifération des armes de destruction massive.

M. Guy-Michel Chauveau a estimé que certes l'espace de sécurité européen intègre la Russie mais que cette intégration inquiète la Chine. S'agissant du débat sur le désarmement dont les Russes sont demandeurs, l'Union européenne doit être le partenaire et non pas les Etats européens. Il faut élargir le dialogue. La NMD est un sujet important car elle va engager les dépenses d'armement dans les quarante ans à venir. Cependant c'est un thème récurrent depuis le lancement de Spoutnik et qui n'a jamais été mené à son terme. La nouveauté aujourd'hui réside cependant dans le nucléaire. Il est certain que la NMD va être décidée mais c'est aux Européens de dire le gâchis qui en découlera du fait de l'effet domino : la Chine modernisera ses armes nucléaires, puis suivront l'Inde et le Pakistan. Il importe alors de se poser plusieurs questions. Quel est l'état de l'opinion publique par rapport au nucléaire ? Quand la zone du Proche-Orient sera-t-elle dénucléarisée ? Enfin, un certain nombre de questions doivent être abordées au niveau politique, notamment le fait que les Etats-Unis négocient avec la Chine dans le cadre de l'OMC d'une part et, d'autre part, considèrent la Corée du Nord comme un Etat paria, et donc la Chine qui est derrière. Dans ces conditions, comment avoir aujourd'hui un jeu diplomatique avancé entre l'Union européenne, les Etats-Unis et la Chine ? L'unilatéralisme américain ne sert pas l'intérêt général.

M. François Rochebloine s'est demandé si les munitions à uranium appauvri ne contribuaient pas à une prolifération des armes nucléaires. Au cours des guerres en ex-Yougoslavie, les troupes françaises ont-elles utilisé ce genre de munitions et si oui étaient-elles de fabrication française et issues de quelles entreprises françaises ? Cet uranium est-il utilisé dans la construction de mines antichars et ces mines sont-elles de fabrication française ?

M. Pierre Brana a fait observer que l'uranium appauvri était très nocif du fait des particules toxiques qu'il génère au moment de l'impact, mais après ce n'est plus le cas. Il faut simplement savoir s'il a été pollué par du plutonium ou s'il y a eu des retraitements de matières fissiles. Cette question a d'ailleurs été posée à plusieurs reprises aux Américains. S'agissant des armes légères, il a considéré que le marquage et l'instauration d'un moratoire devaient être salués et a estimé que le gros problème restait celui des stocks d'armes disséminées dans la nature et notamment des surplus de l'ex-Union soviétique qui circulent à bas prix dans les Balkans et en Afrique. A propos de la prolifération, celle des milliers de scientifiques de très haut niveau issus de l'ex-Union soviétique est plus problématique car ils sont disposés à se vendre au plus offrant. De même, la prolifération des armes bactériologiques présente de grands dangers. Certes en 1992 la Russie a annoncé l'arrêt de sa production mais les usines refusent toujours d'ouvrir leurs portes à tout contrôle. En outre, ces armes n'ayant pas besoin du soutien logistique que nécessite l'arme nucléaire, elles constituent le danger des années à venir.

S'agissant de l'uranium appauvri, le Président François Loncle a fait observer que la Commission de la Défense conduisait actuellement une mission d'information sur les conditions d'engagement des militaires français ayant pu les exposer, au cours de la guerre du Golfe et des opérations conduites ultérieurement dans les Balkans, à des risques sanitaires spécifiques.

M. Jacques Myard a estimé que M. Michel Rocard avait l'illusion de croire que la course aux armements était finie. Tout ne dépend pas uniquement des Etats-Unis car actuellement n'importe quel groupe ou société privée peut fabriquer des armes de destruction massive. Il faut certes essayer d'encadrer ces risques et de limiter les dégâts, mais le problème principal est que la France a abandonné certains moyens nucléaires, alors que l'équilibre de la terreur a été le commencement de la sagesse. Concernant les armes légères, le problème est dû à la déliquescence des Etats, c'est-à-dire à leur non-existence, en particulier en Afrique, en Amérique latine et dans certaines régions d'Asie. On peut essayer de réglementer le trafic de ces armes mais en Algérie par exemple, il y a peu de trafic car on tue à l'arme blanche.

M. Paul Quilès, président de la Commission de la Défense nationale, a fait observer que l'uranium appauvri a été utilisé parce que c'est un métal lourd qui permet de percer le blindage des chars. Cette utilisation pose des problèmes -médicaux, épidémiologiques...- qui n'ont rien à voir avec la prolifération militaire et sur lesquels la mission d'information sur les conditions d'engagement des militaires français ayant pu les exposer, au cours de la guerre du Golfe et des opérations conduites ultérieurement dans les Balkans, à des risques sanitaires spécifiques fera la lumière.

L'attitude des Américains ramène à leur complexe de superpuissance et à leur fantasme d'insularité auquel le Président Reagan avait répondu avec son projet d'IDS, que M. Paul Quilès avait combattu dès 1985, et qui a finalement été abandonné. De la même façon, le projet de NMD échouera, c'est une certitude à la fois pour des raisons techniques et politiques; peut-être pas dans l'immédiat mais ce ne sera qu'une question de délai. Cette question sera traitée lors de la prochaine Conférence des Présidents de Commission parlementaire de la Défense qui se tiendra à Stockholm. Au niveau de l'Union européenne, il convient de démontrer que cette approche n'est pas la nôtre et que l'on n'a pas, sur le continent européen à faire face à ce type de menace. L'attitude américaine est plus préoccupante, car elle peut entraîner une reprise de la prolifération, et montre que les Américains ne croient pas au système international.

M. Michel Rocard a répondu aux intervenants.

Sur l'uranium appauvri, il a précisé que celui-ci est moins radioactif que le naturel et que ce sont les effets toxiques des produits chimiques utilisés ou produits par l'explosion qui ont pu provoquer des dégâts. Il a déclaré ne pas avoir d'informations sur ce qui s'est passé pour les troupes françaises en Bosnie. En accord avec M. Guy-Michel Chauveau, il a estimé qu'il fallait faire remonter les préoccupations stratégiques au niveau de l'Union européenne en réintégrant les Allemands. Cependant, lorsqu'il s'agit d'initiatives concernant la prolifération nucléaire, il n'y a pas d'alternative en dehors de l'axe franco-britannique en raison de la liste des Etats nucléaires et de celle des membres du Conseil de sécurité. Certes, la Chine est inquiétée par la Russie, qu'il convient d'intégrer dans un espace stratégique. Il a estimé que le projet de NMD échouera mais que les dégâts de son lancement seront importants : encouragement de la Chine et de la Russie à se méfier, accroissement de l'insécurité stratégique du Japon, pression sur l'Inde et le Pakistan.

Quant à l'état de l'opinion américaine sur le nucléaire, il est difficile de le cerner ; a priori, elle ne serait pas contre. C'est plutôt la manière dont le pays est gouverné qui fait l'objet de critiques ; à cet égard, M. Michel Rocard a cité un article de l'Ambassadeur Kenneth Galbraith qui dénonce le fonctionnement de la démocratie américaine gérée comme une société anonyme, et il recommande d'ailleurs une désobéissance civile sur certains sujets. On peut donc trouver des appuis parmi les Américains eux-mêmes, mais il faut s'abstenir de toute critique globale des Etats-Unis qui solidarise les Américains. Toutes les grandes causes en discussion se gagnent sur le sol américain mais toute critique qui agresse la nation américaine dans sa globalité fait fausse route.

Quant aux armes légères, les outils juridiques les réglementant existent dans quelques Etats. Il reste que la déliquescence des Etats pose problème, de même que les stocks restant dans certains pays. Il faudrait doter la communauté internationale d'autorisations internationales d'inspection.

Information relative à la Commission

La Commission a autorisé la publication du rapport d'information de M. Yves Dauge sur les centres culturels français à l'étranger.

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● Armes nucléaires

● Armes légères

● NMD


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