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ASSEMBLÉE NATIONALE

COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

COMPTE RENDU N° 11

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mercredi 7 novembre 2001
(Séance de 16 heures 15)

Présidence de M. François Loncle, Président

puis de M. Pierre Brana, Secrétaire

SOMMAIRE

 

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- Audition de M. Jean Lemierre, Président de la Banque européenne de reconstruction et de développement (BERD)


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Audition de M. Jean Lemierre, Président de la Banque européenne de reconstruction et de développement (BERD)

Le Président François Loncle a rappelé que la BERD avait été créée en 1991, après la chute du Mur de Berlin, sur une initiative du Président Mitterrand. La Banque joue un rôle fondamental pour la transition économique et le développement des pays issus du bloc communiste, tant ceux qui sont aujourd'hui candidats à l'adhésion à l'Union européenne, mais aussi les Républiques de l'ex-URSS et les pays des Balkans occidentaux. Il a rappelé que M. Lemierre avait été élu Président de la Banque en mai 2000.

Les relations avec ces pays sont de plus en plus denses, en particulier avec les pays candidats, dont les parlementaires français rencontrent très fréquemment les représentants et entendent leurs aspirations à faire partie de l'Union le plus rapidement possible et, pour certains, dès le 1er janvier 2004. Les difficultés et les aspirations des pays de l'ex-Yougoslavie appellent aussi des réponses adaptées. Enfin, le Président François Loncle a mentionné les changements intervenus au plan mondial depuis les attentats du 11 septembre et a demandé s'ils influaient sur les activités de la Banque.

M. Jean Lemierre a rappelé que la BERD avait été créée avec un double mandat, ce qui est une de ses originalités. Le mandat à caractère financier est de promouvoir le secteur privé et les investissements de nature privée dans les pays qui relèvent de sa compétence, ainsi que de faciliter le passage de ces pays d'une économie centralisée à une économie de marché. Le mandat de nature politique figure dans l'article 1er de la charte de la Banque : celle-ci doit veiller à la transition démocratique de ces pays. Le Conseil d'administration de la Banque examine chaque année la situation des pays où elle intervient à cet égard, et des difficultés se posent actuellement avec le Bélarus et le Turkménistan.

Au cours de ces dix années, la Banque a investi 18 milliards d'euros dans la région, et a permis d'attirer, grâce à l'effet de levier qu'elle exerce, quelque 60 milliards d'euros au total, grâce aux investissements réalisés par les entreprises. L'enseignement que l'on peut tirer de ces dix années est constitué par le progrès réel qui a été réalisé partout dans la zone et qui permet de dire que la région n'est plus la même. D'immenses difficultés demeurent : la pauvreté, le chômage, les problèmes sociaux. La BERD ne peut les traiter, ce n'est pas son mandat ; cela relève de la Banque mondiale et de la Banque asiatique de développement qui peuvent offrir des financements à bas prix. Et la BERD travaille avec ces institutions. On constate que lorsque la transition a pu se faire tôt, (restructurations industrielles, modernisation des entreprises, privatisations, création d'infrastructures pour la compétitivité du pays), la situation évolue bien ; c'est beaucoup plus difficile lorsque les réformes ont connu des aléas.

Une dernière grande leçon doit être tirée qu'il ne peut y avoir de progrès sans amélioration de l'environnement, très dégradé dans toute la zone. La Banque gère à ce titre 1,5 milliard de dollars de fonds provenant notamment des pays donateurs pour la fermeture ou la sécurisation des installations nucléaires.

Les résultats ne sont cependant jamais acquis, comme le montre la crise russe de 1998.

Une des évolutions les plus marquantes de la région au cours de ces dix dernières années réside dans la perte de son homogénéité.

Un premier groupe de pays (notamment les Pays baltes, la Hongrie, la Slovénie, la Slovaquie et la République tchèque) ont à peu près achevé la première phase de la transition et sont entrés dans l'économie de marché. Ils restent souvent confrontés à des problèmes budgétaires, aggravés lorsque les réformes ont été mal conduites dans certains domaines, comme par exemple la privatisation du secteur bancaire tchèque réalisée dans de mauvaises conditions.

Ces pays ont montré qu'ils sont capables d'attirer les investissements. Ils travaillent dans la perspective de l'adhésion à l'Union européenne et les Etats membres ont évidemment une responsabilité, car toute hésitation de leur part - ainsi le rejet du Traité de Nice par l'Irlande - provoque des phénomènes de ralentissement politique et de découragement nuisibles aux réformes qui doivent être poursuivies. Ces pays vont d'ailleurs, du fait de leur intégration dans l'économie européenne, connaître des ralentissements en 2002. Néanmoins la baisse attendue des exportations devrait être en partie compensée par le flux des investissements qui devrait se poursuivre dans la perspective de l'adhésion.

Un deuxième groupe de pays est constitué par la Roumanie, la Bulgarie et les pays des Balkans. La Bulgarie se porte bien tandis que la Roumanie suscite un certain nombre de questions. Ce dernier pays a été un grand territoire d'investissement il y a trois ans, mais beaucoup de projets sont gelés depuis lors. Le sentiment existe toutefois que la machine peut repartir. La Yougoslavie et la Croatie font face aux difficultés économiques dans de bonnes conditions. L'économie générale des Balkans est tirée par ces deux pays. Il va de soi que la stabilité politique et militaire sont les conditions de la croissance économique. Les pays des Balkans sont à tel point tournés vers l'Union européenne qu'il est parfois difficile d'établir un dialogue et de développer les relations économiques entre eux, sauf dans le domaine des transports, ce qui est dommage.

La Russie va beaucoup mieux après le choc terrible de la crise de 1998. Au début de cette année, il y a eu des interrogations pour savoir si elle allait prendre en charge la totalité de sa dette. Sa décision positive, en rupture avec son comportement de 1998, a donné un signe positif aux investisseurs. Des réformes importantes sont en cours qui ouvrent des perpectives de croissance, comme la réforme fiscale ou celle concernant la propriété foncière qui vient d'être adoptée par la Douma.

En 1997, la BERD avait investi 700 millions d'euros en Russie (ce qui suscite un investissement global trois fois supérieur) ; en 1999, ce montant a chuté à 220 millions d'euros pour remonter en 2000 à 780 millions et en 2001 à plus de 700 millions. En 1997, les investissements étaient de court terme alors qu'aujourd'hui ce sont des investissements de long terme. L'objectif de la BERD pour les prochaines années est de maintenir une moyenne de 1 milliard d'euros d'investissements par an. L'ambiance a changé. La Russie a montré sa capacité à être un acteur important de la scène internationale et les dernières semaines l'ont confirmé. Les investissements vont s'y développer : Exxon vient par exemple d'annoncer un investissement de 12 milliards de dollars à Sakhaline.

La Russie est caractérisée par un certain nombre de fragilités. La première tient au prix du pétrole, qui est tombé aujourd'hui à environ 19 dollars le baril ; or la zone dangereuse commence pour la Russie autour de 17-18 dollars. La deuxième fragilité tient à son système bancaire qui a besoin d'être rénové et amélioré. Il constitue aujourd'hui un goulot d'étranglement pour le financement de l'économie russe. La troisième fragilité est liée à la gouvernance, c'est à dire à la corruption et aux détournements des actifs des entreprises. Les choses toutefois s'améliorent et il ne faut jamais oublier le chemin parcouru.

Dans le Caucase, c'est la Géorgie qui apparaît comme l'un des pays fragiles. Si le Président Chevarnadze est charismatique à l'étranger, il est contesté dans son pays, comme l'ont montré les manifestations récentes à Tbilissi contre la gestion du Gouvernement et son attitude à l'égard de la presse. Il est difficile de travailler en Géorgie, cependant la BERD y a investi pour soutenir les PME et dans le domaine des matières premières.

En Asie centrale, zone dont l'importance commence à être reconnue dans le monde - ce dont la BERD se félicite - certains pays comme le Kazakhstan, le Turkménistan, l'Ouzbékistan sont très riches grâce à leurs matières premières (pétrole, gaz, or) et d'autres très pauvres comme le Kirghizistan et le Tadjikistan. La BERD a investi 1,3 milliard de dollars en Asie centrale. Il reste que, outre ses besoins de financements, cette région doit faire face à plusieurs difficultés : elle est totalement enclavée, ce qui engendre des problèmes de débouchés vers le Sud pour les oléoducs et nécessite des efforts importants de construction et de rénovation des chemins de fer. La diversification de l'économie notamment pour le Kazakhstan et l'Ouzbékistan est nécessaire. Les difficultés politiques subsistent, en particulier au Turkménistan. L'Ouzbékistan a connu un certain degré d'ouverture qui a attiré les investisseurs, mais ceux-ci se déplacent actuellement vers le Kazakhstan. Il convient d'aider ces pays à se consolider, c'est un enjeu d'importance.

En conclusion, M. Jean Lemierre a souligné à quel point, pour tous ces pays, l'Union européenne était un interlocuteur important dont ils regrettent la présence trop faible chez eux dans tous les domaines. Il est par ailleurs nécessaire de mieux coordonner les efforts des institutions multilatérales de développement afin d'éviter des interventions redondantes et désordonnées. La BERD travaille sur le secteur privé. On ne peut pas développer une économie de marché qui ne bénéficie pas à tous. Par ailleurs, il a souhaité rendre hommage aux dirigeants de ces pays et également aux peuples, qui bien qu'ayant beaucoup souffert, ont fait de cette région une zone de stabilité dans un monde difficile et troublé.

Le Président François Loncle a remercié M. Jean Lemierre pour son exposé passionnant et l'action fondamentale qu'il mène à la tête de la BERD. Il a souhaité savoir quels étaient les actionnaires de la BERD et quelles étaient ses sources de financement.

M. Pierre Brana s'est dit fasciné par l'exposé remarquable de M. Jean Lemierre. Face à des équipements industriels et des infrastructures dépassés dans les régions où la BERD intervient se pose la question du respect des règles environnementales et sociales. La BERD a-t-elle des priorités en la matière ? Concernant les centrales nucléaires, la BERD propose-t-elle également de financer la formation des personnels chargés du fonctionnement et de la maintenance ? A propos des Balkans, le Monténégro bénéficie-t-il d'une aide spécifique de la part de la BERD ? Enfin si le système financier de la Russie est un handicap pour ce pays, une restructuration suffirait-elle ou faut-il envisager la création de nouvelles structures financières ?

Sur la question de l'actionnariat tout d'abord, M. Charles Ehrmann a demandé si la BERD rendait des comptes à ses actionnaires et quel était le taux de retour sur investissement des sommes importantes investies par la BERD. Puis il a proposé de se donner rendez-vous dans un an afin de vérifier la concrétisation des projets évoqués. Abordant la question récurrente de la décadence de la langue française dans les instances internationales, il a demandé à M. Jean Lemierre ce qu'il en était au niveau de la BERD. Ayant vu naître l'Europe économique et financière et assistant à la construction progressive de l'Europe militaire, M. Charles Ehrmann s'est inquiété des conséquences sur l'Europe politique d'un élargissement qui se ferait sans modification des institutions européennes, au risque de défaire ainsi l'Europe. Qu'en pense M. Jean Lemierre ? Si la Russie a été évoquée avec l'intervention de la BERD à Sakhaline, il ne faut pas oublier que ce pays va de l'Oural à Sakhaline en passant par la Russie centrale. Rappelant qu'il était également le doyen de l'Assemblée du Conseil de l'Europe, M. Charles Ehrmann a enfin regretté que celui-ci se préoccupe principalement des minorités et peu des questions de drogue ou d'islamisme.

M. Joseph Tyrode a demandé des précisions quant à l'impact de la corruption sur les investissements de la BERD et, indirectement, sur le niveau de vie des populations des régions où elle intervient. Par ailleurs, il a regretté que M. Jean Lemierre ait surtout évoqué les investissements industriels et peu parlé du monde agricole. La BERD propose-t-elle des aides spécifiques à ce secteur ?

M. Jean Lemierre a répondu aux intervenants.

La BERD compte 62 actionnaires dont les plus importants (10 %) sont les Etats-Unis. Viennent ensuite cinq actionnaires à parité (8,5 %) : l'Allemagne, la France, l'Italie, le Japon et le Royaume-Uni. D'autres pays interviennent : tous les pays membres de l'Union européenne ainsi que l'Islande, la Norvège, la Turquie, Israël, le Maroc, l'Egypte, le Japon et la Corée du Sud, le Canada, la Nouvelle Zélande, l'Australie, etc. S'y ajoutent les 27 pays d'opération de la Banque.

La vétusté des équipements industriels est source de problèmes sociaux et environnementaux. Quand la BERD investit, elle étudie l'impact de son investissement sur l'environnement. Il convient de mentionner le rôle des fonds de coopération technique financés par l'Union européenne (et en son sein la France) ou par les Etats-Unis, par exemple, qui permettent d'entreprendre des actions dans le domaine de l'environnement et de la formation, mais ne sont pas directement rentables. Ces contributions dépendent de la générosité des donateurs car la BERD ne peut gérer des financements qui n'entrent pas directement dans les circuits économiques. Il arrive en revanche à la BERD d'intervenir pour la décontamination des sites nucléaires ou leur fermeture comme par exemple la fermeture de Tchernobyl, dont la Banque gère la dimension financière.

La Banque peut agir dans le domaine de la formation des hommes à l'intérieur de l'entreprise ; pour ce qui est de la formation en général, c'est plutôt la Banque mondiale.

Le Monténégro est un sujet politique majeur, mais il n'a pas d'implication majeure sur le plan financier pour la Banque. Il existe à Belgrade deux centres de pouvoir : M. Kostunica et M. Djindjic. Ce dernier, ainsi que son équipe, s'est beaucoup impliqué dans la dimension économique et financière, notamment aux côtés de la BERD qui a été la première organisation à travailler en Serbie. En six mois, la Banque a pu débourser des fonds et remettre en marche le système. M. Kostunica a quand à lui appuyé les réformes législatives nécessaires pour permettre et accompagner ces investissements. L'économie yougoslave est aujourd'hui essentiellement celle de la Serbie, qui tire l'économie de la zone, et le Monténégro doit bien sûr y prendre part.

Le système financier russe est un sujet complexe. Le problème principal est de donner au système bancaire russe la capacité de financer l'économie réelle. La BERD a mis en place un programme de financement des PME russes : au cours des cinq dernières années, la BERD a consenti, par l'intermédiaire de banques russes, 70 000 prêts à des PME : le taux de paiement en retour est supérieur à 97,9 %, ce qui donne une image nouvelle de l'entreprenariat russe. De jeunes cadres russes ont été formés pour instruire ces prêts et les gérer. Un programme de financement du commerce international a été mis en place.

Le problème qui reste est de trouver des prêts à plus d'un an et du capital pas trop cher pour investir. Des réformes sont certainement nécessaires mais elles ne doivent pas rompre la confiance des épargnants russes. Les banques doivent apprendre les techniques de prise de risque et ainsi proposer des financements longs aux PME russes, ce que les banques étrangères ne feront pas. Par ailleurs, le marché est un bon marché et de nombreuses entreprises connaissent des succès. Aussi ce problème de financement est-il un enjeu majeur.

Il a rappelé que la langue française était l'une des quatre langues officielles de la BERD et qu'il parlait toujours français avec ses interlocuteurs roumains, et parfois avec les Polonais et les Bulgares. Il s'est déclaré optimiste en la construction politique de l'Union européenne qui a toujours fait preuve d'une grande vitalité.

En Russie, les interventions de la BERD ont lieu sur tout le territoire et celle-ci possède divers bureaux régionaux. La politique de M. Poutine a été de préserver l'intégrité de la Russie qui s'étend sur onze fuseaux horaires. Il a donc à la fois à lutter contre certaines féodalités tout en encourageant les gouverneurs à lancer des initiatives de développement.

Il existe une très bonne coopération entre la BERD et le Conseil de l'Europe.

La corruption est un mal terrible dans la région. Facteur de désintégration sociale, elle s'oppose à la croissance. Le meilleur moyen de la combattre concrètement est de participer par des actions de formation et d'appui à l'amélioration du système judiciaire et d'améliorer la gouvernance des entreprises. Ainsi, en cas de litige, la BERD ne transige pas mais préfère plaider devant les tribunaux du pays. Elle s'est ainsi aperçue que si dans les tribunaux de première instance des difficultés subsistaient, il n'en allait pas de même dans les degrés supérieurs de juridiction. L'action de formation des magistrats est très importante. A cet égard, il a cité le cas de la Banque asiatique de développement qui vient de décider de participer au financement du système judiciaire du Pakistan. S'agissant de la gouvernance des entreprises, la BERD exige, pour aider les entreprises, que celles-ci respectent des normes comptables internationalement reconnues et produisent des comptes audités.

Selon lui, le secteur agricole doit être entièrement reconstruit. C'est un défi qu'il faut relever car la plupart des pays de la zone connaissent des difficultés d'approvisionnement. Dans certains cas, les normes génétiques de production datent de la dernière guerre, dans d'autres, la matière première agricole n'arrive pas. Malgré les difficultés d'investissement dans le secteur, il a cité plusieurs réussites, notamment françaises : par exemple, la rénovation d'une entreprise de production de « brandy » en Arménie par Pernod-Ricard, les efforts de modernisation de la production laitière entrepris par Danone en Russie. Mais les investissements dans ce secteur impliquent des prises de risques et il n'est pas aisé de trouver ceux qui les acceptent.

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● BERD


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