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ASSEMBLÉE NATIONALE

COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

COMPTE RENDU N° 14

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mardi 20 novembre 2001
(Séance de 17 heures 30)

Présidence de M. François Loncle, Président

SOMMAIRE

 

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- Audition de M. Renato Ruggiero, Ministre italien des Affaires étrangères, sur la situation internationale et la construction européenne


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Audition de M. Renato Ruggiero, Ministre italien des Affaires étrangères, sur la situation internationale et la construction européenne

Le Président François Loncle s'est félicité de recevoir le Ministre des Affaires étrangères d'un grand pays ami avec lequel des sommets sont régulièrement organisés. Il a évoqué la carrière de M. Renato Ruggiero, d'abord diplomatique - notamment à la Commission européenne -, politique - il fut Ministre du Commerce extérieur de 1987 à 1991, puis économique, chez Fiat, avant d'exercer la fonction de Directeur général de l'OMC.

M. Renato Ruggiero a remercié chaleureusement la Commission des Affaires étrangères de l'avoir invité à s'adresser devant elle.

Selon lui, la France a été, reste et sera dans le futur un des repères essentiels de la vie internationale : non seulement en raison de son histoire, de sa contribution à l'essor de la société et de la civilisation, mais aussi par le prestige intellectuel et moral qui déclenche ce « processus mystérieux » qui fait que lorsque la France parle, le reste du monde l'écoute. Sans l'initiative et la volonté françaises, le chemin de l'intégration européenne n'aurait pas été engagé ; cette page d'histoire que la France et l'Italie écrivent encore dans une harmonie de volontés et d'efforts a rarement été constatée à un si haut niveau au cours de leurs relations séculaires.

Néanmoins le chemin qui reste à parcourir pour la construction d'une Europe unie et élargie est encore long et difficile. Même si le parcours réalisé depuis la fin de la deuxième guerre mondiale est une véritable révolution. Ainsi dans le domaine de la construction européenne, pour être réaliste, il faut être ambitieux. Scepticisme et prudence relèvent aujourd'hui d'une vision myope des événements historiques actuels et caractérisent une conception stérile du rôle de l'Europe et du besoin d'Europe dans le monde.

Seuls ceux qui - comme les Pères fondateurs de la construction européenne - ont su, même dans les moments plus sombres, entrevoir la lumière suffisante pour éclairer les démarches successives, ont réussi à affirmer avec succès l'idée de l'Europe face aux défis de l'Histoire.

Sur la base de cette approche, M. Renato Ruggiero a souligné que l'on était arrivé à un moment délicat pour l'histoire du monde et l'avenir de l'Union européenne dont un fort besoin se fait sentir partout dans le monde. La construction européenne est perçue comme un modèle de coopération, de développement démocratique et de paix. Elle a permis de surmonter les grandes tensions nationalistes qui ont provoqué les tragédies de ce continent.

Actuellement on se situe dans la première des trois phases de discussion découlant de la Déclaration sur le futur de l'Europe adoptée par le Conseil européen de Nice. Lors du Conseil de Laeken en décembre s'ouvrira la phase de la réflexion structurée, sur une Convention ad hoc définissant les options sur le futur de l'Europe pour préparer la prochaine conférence intergouvernementale sur la révision des Traités.

M. Renato Ruggiero a détaillé les trois données fondamentales qui permettront la progression de l'Union européenne : l'euro, l'élargissement, la capacité à gouverner la mondialisation.

L'euro aura, d'une part, un énorme effet psychologique sur les citoyens et, d'autre part, entraînera la nécessité d'un processus de coordination et d'évaluation politique plus soutenu pour assurer la stabilité et le développement. L'élargissement est un processus irréversible, dont le contenu et l'importance politique et morale sont très importants, qui donne tout son sens à la chute du mur de Berlin. L'élargissement est un impératif catégorique, une nécessité politique, une grande opportunité sociale et économique pour surmonter les nationalismes résiduels et ouvrir aussi à l'Est un nouveau chapitre dans l'histoire de l'Europe. A ce processus il faut également associer la Russie car la réalisation d'un espace économique européen unifié comprenant la Russie est la voie maîtresse de cette nouvelle dimension de la construction européenne. Quant à la capacité de gouverner la mondialisation, sur le front intérieur, la mondialisation a provoqué des bouleversements et des adaptations inquiétants pour les citoyens sur l'emploi, l'identité culturelle, la sécurité sociale, la stabilité économique, la protection de la santé et de l'environnement. L'Europe doit trouver des réponses à ces inquiétudes. Sur le plan extérieur, il faut plus d'Europe pour pouvoir répondre aux nouvelles exigences de sécurité et de défense et lutter efficacement contre le terrorisme en intervenant sur ses racines profondes et renforcer et adapter les grandes institutions internationales aux nouvelles exigences de la mondialisation.

Après les événements du 11 septembre, l'Europe doit être un des acteurs majeurs dans la définition d'une mondialisation juste et humaine et dans la construction d'une nouvelle structure géopolitique multipolaire dont les actions doivent trouver de plus en plus leur légitimation au sein des Nations unies. L'Europe doit surtout devenir un grand espace des droits et des valeurs partagés. S'agissant de l'avenir de l'Union, le calendrier est un élément de fond et non de procédure, parce que les décisions sur les délais du passage de la Convention à la Conférence intergouvernementale auront des effets politiques extrêmement importants.

En outre, il existe sur le mandat de la Convention deux positions, celle qui voudrait le limiter aux quatre aspects identifiés à Nice et celle qui voudrait, au contraire, élargir le débat à d'autres aspects tels que le Gouvernement de l'économie, la représentation extérieure de l'Union, la structure institutionnelle. Cette différence de vues n'est pas dogmatique : avec pragmatisme et sagesse, on pourra parvenir à une solution constructive. La Convention devra définir plusieurs options.

Quant aux objectifs, le premier auquel on est confronté est de procéder à la réorganisation et à la transposition des Traités dans une Constitution incorporant la Charte des droits fondamentaux, les dispositions sur les institutions, les objectifs et les compétences de l'Union et fondée sur les principes de la solidarité et de la subsidiarité. La Constitution européenne devra fournir aux Etats membres actuels et futurs un code éthique et renforcera l'identité civile et matérielle de l'Union. Dans un tel contexte, le modèle d'une Fédération d'Etats-nations constitue une formule évolutive découlant des différentes positions et sensibilités au sein de l'Union.

La répartition des compétences entre la Fédération et les Etats-nations ne sera pas une tâche facile. Cet exercice devrait être mis en route dès le Conseil européen de Laeken. L'organisation institutionnelle actuelle ne devrait pas être bouleversée, mais améliorée et renforcée. Selon M. Renato Ruggiero, il faudra entre autres mieux définir le rôle d'orientation politique qui appartient au Conseil européen, respecter et élargir la méthode communautaire, augmenter le recours au vote à la majorité qualifiée au Conseil, réfléchir sur l'élection du Président de la Commission par les citoyens ou par les membres du Parlement européen, rationaliser les travaux du Conseil et renforcer le rôle de coordination du Conseil des Affaires générales, renforcer le Parlement européen comme centre de légitimité démocratique des décisions de l'Union en élargissant la codécision à toutes les matières ayant un caractère législatif et renforcer les rapports entre le Parlemement européen et les Parlements nationaux. Ces objectifs ambitieux pourraient ne pas faire tout de suite l'unanimité, surtout dans le cadre d'une Union élargie.

Aussi faudra-t-il poursuivre l'idée d'un « peloton de tête » dans un cadre communautaire. En effet, dans le processus communautaire, les avant-gardes - dont la France et l'Italie ont toujours été protagonistes - ont traditionnellement représenté le moteur du processus d'intégration de l'Union. Bien sûr, tous devraient avoir la possibilité de participer à ce peloton. Les politiques étrangères et de défense sont les sujets où la nécessité d'un peloton de tête communautaire s'avère la plus nécessaire, notamment après les événements du 11 septembre.

Les négociations sur l'avenir de l'Union européenne donnent une nouvelle occasion historique pour confirmer à nouveau et sans équivoque que la construction d'une grande Europe libre, démocratique, ouverte au monde et à la solidarité pour défendre la paix et la justice reste l'étoile polaire qui continue à guider l'action de la France et de l'Italie.

M. Charles Ehrmann s'est félicité de l'enthousiasme de M. Renato Ruggiero mais a souligné que l'Union européenne ne faisait pas l'unanimité. Il ne faut cependant jamais oublier que l'Union européenne a apporté la paix, alors que depuis 1515, la France et l'Allemagne, par exemple, se faisaient la guerre en moyenne tous les 23 ans. Il a regretté l'emploi du conditionnel s'agissant de la construction de l'Europe politique ; selon lui, l'élargissement ne se fera pas sans changement institutionnel.

Le Président François Loncle a également souhaité savoir quel était le sentiment de M. Renato Ruggiero concernant le lien entre élargissement et réforme des institutions, dans la mesure où l'Italie avait été à Amsterdam l'un des trois pays, avec la Belgique et la France, à se prononcer sur la nécessité d'une réforme préalable des institutions. A cet égard, il lui a demandé quel était son avis sur le Traité de Nice.

M. Renato Ruggiero a expliqué qu'il n'avait pas mentionné l'importance de la construction européenne dans la mise en place d'une paix durable en Europe car il n'utilise jamais cet argument, auquel il croit beaucoup, ni en France, ni en Allemagne. Il est vrai que les jeunes générations sont persuadées que l'Europe est un acquis et que les guerres entre pays européens sont désormais impossibles. Pourtant, né en 1930, M. Renato Ruggiero s'est souvenu que quand il avait dix ans, son professeur d'éducation physique dissertait sur les vertus de la guerre. En effet, il faut toujours rappeler que l'Europe, c'est la paix, même si plus personne n'écoute ce discours, tant il paraît aller de soi.

M. Renato Ruggiero a estimé que l'élargissement était un devoir historique. Suite à la chute du mur de Berlin, la réunification de l'Europe est devenue un parcours obligé. Cependant, il est vrai que l'élargissement ne constituera pas seulement un changement quantitatif, mais aussi qualitatif.

Nous devons donc faire à la fois l'élargissement et la réforme des institutions. Pour cela, les pays fondateurs, et quelques autres, doivent aller de l'avant et former un peloton de tête par rapport à la plus grande partie des Etats. Quant aux nouveaux membres, il est indispensable de prévoir pour eux une période transitoire assez importante. Il serait politiquement impensable de dire aux pays candidats qu'ils doivent attendre la réforme des institutions pour entrer dans l'Union. Pour faire avancer l'intégration, le peloton de tête aura donc une responsabilité particulière. Car, comment pourrait-on faire par exemple une Europe de la défense à 27, alors même que certains pays n'ont pas de capacité militaire ?

M. Renato Ruggiero a indiqué que s'il parlait de l'Europe politique au conditionnel, c'est parce qu'il existe une multitude d'options. En ce qui le concerne, il a parlé d'une « fédération d'Etats-nations », qui est une formule à laquelle il croit beaucoup.

En ce qui concerne le Traité de Nice, comme souvent, il y a des points de satisfaction et d'insatisfaction. Cependant, à Nice, il y a eu un mouvement dans la bonne direction, même si certains ont pu penser qu'il était trop timide. Il est parfois difficile de juger les résultats obtenus : M. Renato Ruggiero a rappelé que quand il travaillait à la Commission européenne, sous la direction de Roy Jenkins, à la mise en place du système monétaire européen, celui-ci lui avait conseillé de ne pas parler de monnaie unique pour ne pas effrayer les opinions publiques, or 20 ans plus tard, l'euro est une réalité. Mais globalement, l'Europe reste une nécessité impérieuse dans un monde complexe, peut-être davantage encore que pendant la guerre froide où la bipolarisation permettait à chacun de se positionner.

M. Pierre Brana a évoqué le débat en cours sur le projet de mandat d'arrêt européen, la France défendant l'idée d'un champ d'application aussi large que possible. Quelle est l'appréciation de M. Renato Ruggiero sur cette question et considère-t-il de façon générale que ce texte constitue une avancée vers Eurojust et vers le Parquet européen ? D'autre part, adhère-t-il à la proposition visant à admettre la Bulgarie et la Roumanie dans l'Union dès 2004, avec le premier groupe de candidats ?

M. Edouard Balladur s'est dit fondamentalement d'accord avec la position de M. Renato Ruggiero sur les institutions. La réforme de celles-ci ne doit pas être le préalable à l'élargissement, car nous avons un devoir moral et politique vis-à-vis des pays candidats. Dans le contexte d'une Union élargie, M. Edouard Balladur avait avancé l'hypothèse de cercles regroupant un certains nombre d'Etats désireux de mener ensemble des coopérations plus étroites. Mais ces cercles doivent-ils être de composition variable selon les domaines ? N'est-il pas inévitable, même si c'est un facteur de complexité, que ces cercles soient composés de façon différente ? On peut citer l'exemple du Royaume-Uni situé hors de la monnaie unique mais que l'on ne peut imaginer en dehors d'une coopération dans le domaine judiciaire, de la politique étrangère ou de la défense. Selon quelles règles devraient fonctionner les groupes fondés sur la base d'une coopération renforcée ? La notion de fédération d'Etats-nations n'est pas claire : une majorité d'Etats peut y imposer sa décision à la minorité. Sommes-nous prêts à accepter cette règle de décision dans tous les domaines de coopération renforcée, ou ne serait-il pas préférable de l'écarter dans des domaines tels que la politique étrangère ou la défense ?

M. Renato Ruggiero a répondu aux intervenants.

Il conviendrait que l'Union observe une seule logique dans sa politique d'élargissement. Si elle décide que les conditions posées doivent être entièrement remplies, elle s'engage dans des adhésions au cas par cas. C'est la ligne qui avait été fixée, mais il semble qu'elle ne sera pas respectée car la pression politique est la plus forte. Il faut alors se tenir à une autre logique : les adhésions interviennent rapidement mais il faut alors prévoir de longues périodes transitoires dans de nombreux domaines, et organiser un système de surveillance pour examiner le respect par le nouvel Etat membre de chaque étape prévue. Il importe en effet de sauvegarder l'économie des nouveaux membres et le fonctionnement de la Communauté elle-même, que l'on ne doit pas sacrifier pour répondre à un objet politique urgent. Eloigner la date d'adhésion de la Bulgarie pourrait être considéré comme une discrimination.

Les progrès observés dans le dossier du mandat d'arrêt européen marquent un grand pas en avant, et il est souhaitable que le champ d'application en soit le plus large possible. L'Europe de la justice doit continuer de progresser.

En pratique, il sera difficile d'obliger tous les Etats membres du « peloton de tête » à être partie à toutes les coopérations renforcées dans tous les domaines. L'on se dirige probablement vers une Union à plusieurs cercles différents, qui pourraient se limiter à deux ou trois. Ils seraient composés d'un groupe de pays parties à toutes ces coopérations, auquel s'ajouteraient un ou deux pays différents selon les domaines. Ce peloton aurait néanmoins une forte cohésion. La règle de la majorité devrait s'appliquer au sein de ce « peloton de tête » auquel ils auront choisi d'appartenir.

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● Italie

● Union européenne


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