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ASSEMBLÉE NATIONALE

COMMISSION de la DÉFENSE NATIONALE et des FORCES ARMÉES

COMPTE RENDU N° 16

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mardi 22 décembre 1998
(Séance de 10 heures 45)

Présidence de M. Paul Quilès,
Président de la Commission de la Défense nationale et des Forces armées,
et de M. Jack Lang,
Président de la Commission des Affaires étrangères

SOMMAIRE

 

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— Audition de M. Hubert Védrine, Ministre des Affaires étrangères, sur la situation en Irak
(réunion commune avec la Commission des Affaires étrangères)


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La Commission de la Défense a entendu, au cours d’une réunion commune avec la Commission des Affaires étrangères, M. Hubert Védrine, Ministre des Affaires étrangères, sur la situation en Irak.

Le Président Jack Lang a estimé que de nombreuses questions se posaient après les bombardements américains et britanniques sur l'Irak. Quel est le bilan de cette action en termes de pertes humaines et d'efficacité ? Quelles en seront les conséquences sur la sécurité collective et l’Union européenne, qui ont pris des coups, et sur l'OTAN, qui semble dériver ? Quelle est la position de la France sur la sortie de crise et la levée éventuelle de l'embargo ?

M. Hubert Védrine a rappelé que l'action de la France dans le dossier irakien était ancienne, forte et continue et qu'elle se fondait sur le respect des résolutions du Conseil de Sécurité, notamment la résolution 687. La France s'est toujours refusée à toute surenchère envers l'Irak, comme à toute complaisance. Depuis 1990, et notamment lors des crises les plus récentes, la France a multiplié les initiatives. Cependant, du fait de l'attitude irakienne, elles n'ont pu aboutir. La France, au cours des dernières semaines, oeuvrait pour que le Conseil de Sécurité procède à un examen global des acquis du désarmement irakien. Mais l'Irak a pris la lourde responsabilité de rompre toute coopération avec l'UNSCOM. De ce fait, on ne pouvait plus manifester de compréhension à son égard.

Les Etats-Unis, comme ils l'avaient annoncé, ont réagi immédiatement. On ne peut pas dire que leur action soit dénuée de base légale. En effet, la résolution 1154, adoptée en mars 1998, prévoyait qu'une nouvelle violation par l'Irak de ses engagements aurait "les plus graves conséquences". Sans doute, cette résolution n'est pas aussi détaillée que d'autres mais elle est analogue à celle sur le Kosovo qui a permis, sous la menace d'une action militaire, l'intervention de l'OSCE.

Depuis plusieurs mois, la France interrogeait les Etats-Unis sur les objectifs d'une éventuelle frappe. Elle déplore l'initiative de Saddam Hussein et l'engrenage qui a suivi. Elle regrette que les Etats-Unis aient riposté avant que le Conseil de Sécurité ait achevé l'examen du rapport de M. Butler. La réaction américaine soulève des interrogations quant à son efficacité mais aucun Etat européen ne l'a condamnée. Personne ne relaie la position de l'Irak ; seules, la France, l'Espagne et l'Italie ont manifesté des regrets. La France se singularise par une analyse complète de la situation.

Elle a déploré dans cette crise la manière dont a été traitée l'ONU. Les Etats-Unis ont anticipé sur les décisions du Conseil de sécurité. Par ailleurs, M. Richard Butler a tendance à se substituer au Conseil de sécurité, seule instance autorisée à décider des initiatives à prendre sur la base des rapports de l'UNSCOM. Cependant, l'existence d'une base légale pour une action militaire ne pouvait être récusée.

L'opinion a été frappée par l'impuissance de l'Union européenne ; elle considère que les divergences entre les Etats-membres contredisent les espoirs nés de l'initiative franco-britannique de Saint-Malo. Dans une situation de crise, les pays européens peinent à définir une position commune alors qu'ils partagent une même vision quant à l'avenir du Proche-Orient et qu'ils obtiennent des résultats quand ils ont le temps d'harmoniser leurs points de vue. La crise irakienne n'a donc pas fait reculer la construction d'une politique étrangère commune mais a simplement rappelé ces réalités et la difficulté d'une harmonisation européenne. Il ne faut pas désespérer pour autant.

Dans les suites à donner à la crise irakienne, il faut tenir compte de l'évolution de la situation. Sept années de contrôle de l'armement irakien - et plus particulièrement les cinq premières - ont conduit à davantage de destruction d'armes que la guerre du Golfe. S'y ajoutent à présent les effets des frappes américano-britanniques. On ne peut donc soutenir à l'instar des Etats-Unis et du Royaume-Uni que la menace irakienne reste la même.

La situation ayant changé, le Conseil de Sécurité est, selon la France, en droit d'estimer qu'il convient désormais de passer à un "contrôle continu" sur les armes de destruction massive.

Cette option avait déjà été envisagée avant les frappes : elle en acquiert aujourd'hui une actualité d'autant plus grande. Un tel contrôle devra permettre de détecter toute tentative irakienne de réarmement. Il n'entraînerait pas la levée de toutes les sanctions, telles celles liées aux prisonniers ou à l'indemnisation, mais principalement celle de l'embargo pétrolier, spécifiquement lié à l'élimination des armes de destruction massive.

Tout le monde s'accorde sur la nature du pouvoir irakien ; il importera de vérifier que les ressources tirées de la levée de l'embargo ne sont pas utilisées à des fins militaires. Actuellement, les exportations de pétrole atteignent un niveau quasi normal, mais le contexte de prohibition favorise des trafics et fait que seuls certains milieux irakiens en tirent profit.

Pourquoi n'y a-t-il pas encore de "plan français" ? La France travaille, noue des contacts avec tous ses partenaires, s'efforce de définir une position européenne sur cette question, agit pour restaurer l'unité et l'autorité du Conseil de sécurité.

A l'heure actuelle, Américains et Britanniques n'ont fourni aucun bilan des frappes qui n'ont pas l'air d'avoir été dévastatrices. Par ailleurs, ils ne retiennent que les aspects coercitifs des idées françaises relatives au contrôle continu.

Le Président Jack Lang a évoqué la complémentarité de la "parole" française. Le Président de la République et le Premier Ministre se sont exprimés de la même manière, avec une certaine prudence tandis que le Ministre des Affaires étrangères y mettait une tonalité plus critique. Les partis politiques, à l'exception d'un seul, ont témoigné d'une grande réprobation à l'égard de cette opération américano-britannique. Cette attitude quasi générale a-t-elle été bien perçue à l'étranger, notamment dans les pays arabes ?

Le Président Jack Lang a souhaité qu'au cours des prochains jours, la parole française apparaisse ferme et généreuse.

Tout en ne souhaitant pas, comme le suggérait le Ministre des Affaires étrangères, sombrer dans le catastrophisme, le Président Paul Quilès a considéré que les opérations militaires menées en Irak par les Etats-Unis, assistés de la Grande-Bretagne qui n'avait en cette affaire joué qu'un rôle de supplétif, constituaient une faute, et avaient entraîné des dégâts sérieux. Il a estimé que les critiques qui pouvaient être formulées à l'encontre de l'intervention américaine et britannique concernaient tout autant son efficacité que sa légitimité. Il a, à cet égard, fait observer que ni l'objectif, affiché par le Président Clinton, de la chute de Saddam Hussein ni celui de l'élimination des armes de destruction massive n'avaient été atteints, et qu'en conséquence, l'efficacité de l'opération pouvait être considérée comme nulle.

S'agissant de la légitimité de l'opération, il a souligné que les résolutions du Conseil de Sécurité invoquées par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne comme la résolution 687 ou la résolution 1154 du 2 mars 1998, qui dispose notamment que l'Irak doit se soumettre sans restrictions aux contrôles de l'UNSCOM sous peine des "conséquences les plus sévères", n'impliquaient nullement le déclenchement de frappes aériennes. Il a, sur ce point, mis en doute la similitude de situation juridique avec la crise du Kosovo, l'argument de l'urgence humanitaire ayant pu, dans ce dernier cas, justifier des frappes aériennes alors que, dans le cas de l'Irak, il aurait plutôt plaidé en faveur d'une levée de l'embargo.

Il a jugé que la situation devait évoluer, sous peine de voir les Etats-Unis mener seuls, et de leur propre chef, des opérations militaires dès lors qu'ils pourraient s'appuyer sur une résolution de principe prise sur la base du chapitre VII de la Charte des Nations Unies.

S'agissant du lien entre cette situation et les débats relatifs au nouveau concept stratégique de l'Alliance atlantique, il a noté que M. Javier Solana avait publiquement approuvé l'intervention américaine, et s'est demandé à quel titre le Secrétaire général de l'OTAN avait fait ces déclarations.

Relevant le très vif souci des Etats-Unis de faire figurer dans le nouveau concept stratégique la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive parmi les tâches de l'Alliance, il s'est demandé dans quelle mesure leur intervention militaire contre l'Irak n'annonçait pas leur intention d'utiliser à l'avenir l'OTAN comme substitut à l'ONU, dont ils estiment les réactions trop lentes et trop difficiles à provoquer.

Il a enfin demandé au Ministre des Affaires étrangères quels moyens étaient susceptibles d'être mis en oeuvre pour réparer les dégâts politiques provoqués par ces frappes sur la crédibilité du Conseil de Sécurité et sa capacité à prendre des décisions pertinentes d'une part, sur les perspectives d'édification d'une défense européenne d'autre part. Sur ce dernier point, il s'est interrogé sur la portée véritable des textes adoptés lors du Sommet franco-britannique de Saint-Malo, qui s'est tenu pourtant très récemment.

M. Hervé de Charette a abordé les problèmes de la base légale de l'intervention et du rôle du Conseil de Sécurité. Il a estimé que la diplomatie française devait être très attentive aux risques de dérive inhérents à l'interprétation des délibérations du Conseil de Sécurité. Il a souhaité que, sans légalisme excessif, soit rappelé le principe du multilatéralisme. Nous ne pouvons accepter que la rédaction obscure d'une résolution permette à un pays de lancer, de sa propre initiative, une opération militaire d'envergure. Cela conduirait tout droit au risque d'hégémonie.

Une question sous-jacente est posée : celle de la possibilité, pour un Etat, de s'affranchir des dispositions prévues dans le chapitre VII de la Charte des Nations Unies et de faire sauter le verrou du droit de veto. Cette évolution est inacceptable et le précédent du Kosovo ne saurait être évoqué.

Le fait que les Américains n'aient pas donné le bilan des opérations militaires est tout à fait scandaleux et la perspective d'un seul bilan américain difficilement acceptable.

M. Hervé de Charette a observé ce qu'il estime constituer un vrai changement dans la région : un certain nombre de pays sont sur la ligne américaine. Cette évolution est récente et peut être en partie liée aux changements intervenus en Iran. Cela ne devrait-il pas conduire à une certaine remise en cause de la politique française à l'égard de l'Irak ? Une certaine réévaluation de notre comportement ne serait pas inutile. La position française semble heureusement refléter les prémices d'une telle évolution.

M. Hervé de Charette a évoqué les déclarations concernant le contrôle continu, la levée de l'embargo, les préoccupations humanitaires et s'est montré sceptique quant aux moyens d'imposer ou de faire valoir nos positions. Pratiquement, les résolutions du Conseil de Sécurité de 1991 favorisent l'immobilisme et le veto ne joue plus que dans un sens. Concrètement, il y aurait une application indéfinie dans le temps des résolutions, notamment la 687, et on ne pourrait sortir de cette situation qu'avec l'accord des Américains.

M. Jacques Myard s'est prononcé contre les conclusions assez optimistes du Ministre. A propos de l'Irak, il s'est montré sceptique quant à ses réelles capacités de destruction. Son potentiel n'est-il pas réduit à néant ? Du reste, sommes-nous censés intervenir contre tous les Etats potentiellement dangereux ?

Il s'est interrogé sur les conclusions à tirer de cette affaire et a jugé indiscutable l'absence de base légale à l'intervention américaine. Cela entraîne les plus graves conséquences et signifie que les Etats-Unis se sont arrogé un mandat en blanc. Le système du veto est ainsi complètement renversé et risque d'aboutir à un système de résolutions évolutives et existentielles une fois actées. Ceci n'est pas dans l'esprit de la Charte. Nous devons nous démarquer absolument des thèses américaines.

M. Jacques Myard a dénoncé avec une certaine délectation l'attitude européenne dans cette affaire et s'est plu à pourfendre les utopistes : l'Europe n'existe pas et n'existera pas ! Le problème européen est posé à l'envers. La construction européenne organise la paralysie alors que si la France gardait l'entière disposition de ses moyens, elle conserverait une capacité d'entraînement.

En conclusion, il a évoqué l'audace de François Ier qui n'hésitait ni à choquer, ni à être incorrect.

M. Jean-Bernard Raimond a observé que pendant un temps l'Irak avait rempli certaines de ses obligations en matière de désarmement. Il a demandé quelles étaient les chances de la France d'obtenir un ralliement des Etats-Unis à sa position modernisée : levée des sanctions et contrôle continu du désarmement. La position anglo-américaine assimilable au parti de la guerre n'a de cohérence que si l'objectif visé est le renversement de Saddam Hussein.

M. François Léotard s'est déclaré frappé par la modération de la position officielle de la France vis-à-vis des Etats-Unis alors que la classe politique française dans son ensemble se montre plus critique. Peu de crises ont autant démenti les objectifs fixés et les dégâts sont considérables.

Comparant la volonté de convaincre de l'administration Bush avant la guerre du Golfe à la brutalité de l'action menée par l'actuel gouvernement américain, il s'est demandé si cette attitude serait maintenue à long terme et prévaudrait dans d'autres cas. Il a souhaité savoir si cette crise avait permis de découvrir avec le nouveau gouvernement allemand une communauté de vues.

Répondant à ces interventions, M. Hubert Védrine a exposé que l'Irak, notamment par la voix de Tarek Aziz, avait pris la France à partie, soulignant que personne ne lui avait demandé de faire des propositions. Les pays de la péninsule arabique trouvent tous la position française trop complaisante à l'égard de l'Irak et, selon l'interprétation anglo-saxonne bien connue, y voient des raisons mercantiles. L'Egypte, même si elle les exprime parfois de façon quelque peu différente, s'est réjouie de la convergence de nos vues avec les siennes. Quant au Maghreb, l'intervention anglo-américaine y a suscité des réserves, les propositions de la France ne provoquent pas de réactions.

A la faveur de ce cas irakien, les Etats-Unis n'ont pas vraiment avancé dans leur projet d'affranchir l'OTAN de l'autorité du Conseil de sécurité. Ils se sont efforcés d'obtenir du Conseil atlantique une résolution que la France a bloquée, estimant que cette instance était incompétente en la matière. La déclaration de M. Solana, qui n'engage en rien les membres de l'Alliance, s'est substituée à cette résolution.

En revanche, dans le cas du Kosovo, les Etats-Unis ont envisagé que l'OTAN agisse sans mandat du Conseil de Sécurité au nom de l'urgence humanitaire. Ceci était contraire à la Charte de l'ONU et au traité de Washington, et la France a fait prévaloir sa position. Mais la question d'une auto-saisine de l'OTAN n'est pas réglée. Pour qu'elle le soit, il conviendra que la France, avec ses partenaires du Conseil de Sécurité et de l’Union européenne, obtienne que l'on s'en tienne aux textes et accords existants.

La crise irakienne, en dépit de ses fortes spécificités, est particulièrement représentative de la réalité du monde d'aujourd'hui. La guerre du Golfe a éclaté alors que ce monde était en transition. Le Président Bush n'était pas certain du soutien de l'Union soviétique et avait à coeur de réunir un consensus, ce qui l'a conduit à procéder par étapes. Aujourd'hui, les Etats-Unis peuvent agir sans contrepoids. L'Irak campe sur une position indéfendable et la communauté internationale est particulièrement sensible à la question des armes de destruction massive.

On peut stigmatiser le projet d'une politique étrangère commune. Mais espérer que la France puisse, tel un joueur de flûte, entraîner à elle seule tous les pays derrière elle, est encore plus utopique.

Pour l'avenir, une réflexion s'impose également sur la pertinence d'adopter des résolutions du Conseil de Sécurité à durée illimitée. S'agissant de l'Irak, celles-ci ont obligé la France à un travail d'usure, notamment pour faire admettre que le dossier nucléaire avait suffisamment progressé pour permettre le passage au contrôle à long terme.

La base légale de l'action américaine n'est pas parfaite, mais elle est comparable à celle qui fonde notre action au Kosovo. Dans ce dernier cas, les résolutions encadrent l'OTAN, qui n'a nullement obtenu la faculté de s'auto-saisir.

La France considère que les frappes sur l'Irak ont créé une situation nouvelle. Elle propose des solutions et des alternatives qui font l'objet d'une discussion avec ses alliés.


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