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COMPTE RENDU N° 29

(Application de l'article 46 du Règlement)

12/03/95

Mardi 13 avril 1999
(Séance de 12 heures)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

SOMMAIRE



Audition de M. Alain Richard, Ministre de la Défense, sur les opérations militaires en République fédérale de Yougoslavie

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La Commission a entendu M. Alain Richard, ministre de la Défense, sur les opérations militaires en République fédérale de Yougoslavie.

M. Pierre Lellouche a tout d’abord estimé que, depuis quelques jours, notamment depuis la dernière intervention télévisée du Président de la République, on assistait à une relance de l’action diplomatique en vue d’associer notamment la Russie et le Conseil de sécurité de l’ONU au règlement de la crise du Kosovo. Mais il a également observé que les frappes aériennes s’intensifiaient et que le nombre d’aéronefs mis en œuvre par les Alliés augmentait, même si le déploiement des hélicoptères américains Apache semblait devoir être différé. Il a demandé, dans le cas où l’OTAN déciderait de se limiter aux raids aériens, s’il était possible d’estimer le temps nécessaire pour obtenir une inflexion de la position yougoslave. Si l’inflexion ne devait pas se produire, devrait-on envisager une intervention terrestre ? Des plans sont-ils préparés ? Où en est la réflexion de la France à cet égard ?

Faisant remarquer qu’on semblait s’orienter à nouveau vers la recherche d’une solution politique incluant l’ONU et la Russie, M. Robert Gaïa a demandé si l’OTAN pouvait constituer une force d’interposition et dans quels délais cette force pourrait être mise en place.

M. René Galy-Dejean a demandé au ministre de la Défense quel était le jugement du gouvernement français sur l’efficacité des frappes aériennes. Remarquant que la plupart des pays européens de l’Alliance atlantique envoyaient de nouvelles unités terrestres d’un volume relativement élevé pour renforcer les troupes participant à l’aide humanitaire, il a interrogé le ministre sur les projets de la France, qui lui semblait un peu en retrait en ce domaine. Enfin, il s’est demandé, dans l’hypothèse où les Etats-Unis resteraient réticents à envoyer des troupes au sol, si on pouvait envisager un engagement terrestre des seules forces européennes.

M. Guy-Michel Chauveau a souligné le risque de confusion entre les différents types d’engagement terrestre dans le cadre de la crise du Kosovo, qu’il a répertoriés en trois catégories : la force d’interposition, les forces ayant pour mission d’encadrer l’aide humanitaire et celles destinées à une éventuelle entrée sur le territoire de la province dans une situation de combat. Puis, il s’est interrogé sur les solutions institutionnelles qui pouvaient être apportées au problème de la direction politique de l’engagement des forces aux frontières du Kosovo ou dans la province elle-même et en particulier sur le rôle politique que pouvait jouer l’Union européenne.

M. Hervé de Charette, usant de la faculté que l’article 38 du Règlement confère aux députés d’assister aux réunions des commissions dont ils ne sont pas membres, a interrogé le ministre de la Défense sur les critères à l’aune desquels le Gouvernement pouvait juger de l’efficacité des frappes aériennes. Estimant qu’il ne fallait pas tenir compte seulement du nombre de cibles atteintes et de l’étendue des destructions matérielles infligées, il a exprimé des doutes sur l’adéquation entre les frappes et les buts politiques recherchés. Enfin, il a demandé si les Européens préparaient une intervention militaire au sol et si des plans en ce sens avaient été élaborés au sein de l’OTAN.

M. Bernard Grasset a demandé quel était l’état des défenses antiaériennes de l’armée yougoslave et quels étaient les objectifs privilégiés des frappes (casernes, usines, moyens de communication, blindés...). Il a également demandé s’il était possible d’envisager, éventuellement, des opérations terrestres ciblées de forces aéroportées sur les arrières des troupes yougoslaves, pour une durée limitée.

M. Bernard Charles, usant de la faculté que l’article 38 du Règlement confère aux députés d’assister aux réunions des commissions dont ils ne sont pas membres, est intervenu sur le volet humanitaire des actions menées dans le cadre de la crise du Kosovo. Après avoir remarqué que l’armée française était la première à être intervenue pour suppléer les ONG et demandé quelles étaient les modalités de cette intervention, il s’est interrogé sur la situation des 300 000 à 500 000 Kosovars réfugiés dans les montagnes du Kosovo et dépourvus de toute aide humanitaire. Il s’est à ce propos enquis de la possibilité de leur porter assistance au moyen de parachutages.

Constatant le faible effet que les frappes aériennes produisaient, pour l’instant, sur la politique, qu’il a qualifiée de cynique, de Slobodan Milosevic, M. Jean Briane a souligné que le devoir des pays européens était de faire converger tous leurs efforts, diplomatiques, militaires et humanitaires pour permettre aux différents peuples de la région de réapprendre à vivre ensemble.

M. Jean Pontier, usant de la faculté que l’article 38 du Règlement confère aux députés d’assister aux réunions des commissions dont ils ne sont pas membres, a demandé quelle était la réalité des pertes en matériel et en hommes des forces alliées.

Le Président Paul Quilès a demandé des précisions sur les modalités du passage d’une phase de frappes aériennes à une autre et sur les critères sur lesquels le Gouvernement se fondait pour donner son accord à ce passage. Il s’est également interrogé sur la nature de la chaîne de commandement acceptable par les Etats-Unis dans le cadre d’une éventuelle force internationale d’interposition. Evoquant enfin le prochain sommet de l’OTAN à Washington, il s’est demandé si ce sommet, qui avait pour objet de célébrer le cinquantième anniversaire de l’organisation et d’adopter un nouveau concept stratégique définissant ses orientations pour l’avenir, ne devrait pas être reporté à la fois par décence, eu égard au conflit en cours, mais aussi pour pouvoir tirer utilement les enseignements de son déroulement.

Le ministre de la Défense a alors apporté les éléments de réponse suivants :

— la relance des contacts diplomatiques depuis la fin de la semaine dernière est une réalité, les principaux partenaires de l’Alliance ayant le souci de rechercher une solution politique. L’intensification des contacts avec les dirigeants russes s’inscrit dans ce contexte, la France considérant notamment que le rôle de la Russie devait correspondre à sa place dans l’équilibre européen et qu’il revenait aux Européens de faire plus nettement apparaître la contribution positive que peut apporter ce pays pour le règlement de la crise. En outre, cette démarche répond au souci de donner tout son rôle au Conseil de sécurité de l’ONU, où la Russie détient un droit de veto ;

— il convient toutefois de prendre conscience de la limite des efforts politiques, dont le succès suppose avant tout un changement d’attitude de la part des autorités yougoslaves, sur lesquelles les Russes, malgré leur bonne volonté, ne disposent que de peu de leviers. Les conditions fixées par les Alliés pour l’interruption des frappes (arrêt des exactions, retrait des forces militaires et policières yougoslaves du Kosovo, droit au retour des réfugiés, mise en place d’une force de sécurité internationale) forment un ensemble cohérent destiné à mettre fin à l’opération planifiée d’éviction de la population kosovare, acte contraire au droit des gens, et à rétablir les conditions d’une vie sûre et pacifique de toutes les communautés au Kosovo ;

— pour apprécier l’efficacité des frappes aériennes, il convient d’adopter une approche comparative en examinant les autres moyens utilisables et de se référer à la réalité de la situation actuelle au Kosovo, observable depuis l’été 1998. Face à des forces armées régulières déployées en appui de troupes policières et paramilitaires chargées de menacer et d’expulser la population civile, les frappes aériennes représentent le moyen le plus efficace et le moins porteur de danger pour cette population. Tel est d’ailleurs le choix de stratégie qu’auraient également fait les Européens s’ils étaient intervenus seuls. Au total, l’efficacité des frappes aériennes doit être évaluée en termes fonctionnels, l’objectif étant de casser l’appareil militaire qui rend possibles les exactions sur le territoire du Kosovo.

S’agissant du bilan de ces frappes, l’essentiel de la couverture aérienne des forces yougoslaves est atteint et la constitution d’une zone d’interdiction aérienne devrait intervenir dans les jours à venir. Les forces yougoslaves sont progressivement privées de possibilités de renfort et de soutien logistique, notamment en carburant. Cette situation devrait conduire à leur isolement au Kosovo et à l’accroissement du risque de frappes aériennes qu’elles encourent lors de leurs mouvements, même si des défenses sol-air qui présentent un réel danger subsistent. Le moment où les forces blindées yougoslaves présentes au Kosovo ne pourront plus agir est proche, bien qu’il soit difficile de prévoir quand ce changement radical de situation agira sur le comportement des forces policières ;

— il n’est pas possible de répondre à la question du temps nécessaire pour infléchir l’attitude des autorités serbes, d’autant plus qu’aux facteurs militaires s’ajoutent les aléas politiques ;

— s’agissant de la question de l’intervention terrestre, il est préférable d’employer l’expression d’« entrée en force en Yougoslavie ». Des plans ont été élaborés entre les alliés pour en définir les modalités éventuelles. La différence majeure entre cette stratégie et celle des frappes aériennes tient à la durée de préparation de sa mise en œuvre : il aurait en effet fallu un mois et demi pour réunir les forces blindées nécessaires et leur soutien logistique, ce qui n’aurait pas été cohérent avec la poursuite des discussions politiques. En outre, cette stratégie aurait provoqué beaucoup plus de pertes dans la population civile, sans pour autant ralentir son exode forcé ;

— il est logique qu’on assiste à une intensification des frappes aériennes, les étapes préalables déjà franchies (destruction des moyens de communication et de contrôle ainsi que des capacités de renforcement des troupes présentes au Kosovo, surveillance aérienne constante du territoire yougoslave) permettant de procéder à des frappes de circonstance contre des forces en mouvement. Les moyens à mettre en œuvre dans cette nouvelle phase sont d’autant plus importants que les frappes de circonstance imposent la surveillance permanente du territoire yougoslave, étant donné la brièveté du délai entre le moment où les chars ou les concentrations de troupes sont repérés et celui où ces objectifs peuvent être frappés. L’intensification du risque associé aux frappes pour les populations civiles égarées ou utilisées comme bouclier humain tend également à réduire les résultats des missions aériennes et rend l’augmentation de leur nombre nécessaire.

Matériellement, l’accroissement de la capacité aérienne se traduira par la présence sur le théâtre des opérations de 73 aéronefs français (contre 58 auparavant). Au total, et compte tenu des efforts supplémentaires européens, la suprématie américaine sera maintenue, sans qu’il y ait pour autant de changement de proportions. Quant au déploiement des hélicoptères de type Apache, il se fait conformément aux décisions prises initialement.

— une force terrestre de sécurisation du Kosovo dans le cadre d’une solution politique est absolument nécessaire pour permettre la coexistence entre les Serbes et la population d’origine albanaise au lendemain du conflit. Il s’agit là d’un objectif clair, légitime, compris par tous les Européens et qui constitue la base de l’acceptation par les citoyens des opérations menées par l’OTAN. Sa remise en cause ruinerait la cohérence politique de l’action entreprise ;

— au-delà des différences d’intérêts et de perspectives politiques entre les Etats-Unis et l’Europe, les impératifs d’efficacité et de cohérence impliquent des choix communs. S’agissant de la chaîne de commandement de la future force internationale, le ministre de la Défense a souligné que le seul outil actuellement capable de permettre une action coordonnée et efficace sur le terrain était l’OTAN, quelle que soit l’organisation internationale (ONU ou OSCE) sous l’autorité de laquelle le déploiement serait placé. Constatant que beaucoup le déplorent et que l’initiative de Saint-Malo n’avait pas suffisamment pris corps pour donner naissance à une alternative européenne, il a indiqué que la ligne de plus forte pente que suivaient tous nos partenaires européens lorsqu’ils cherchaient à favoriser l’émergence d’une identité européenne de défense était la constitution d’un pilier européen au sein de l’Alliance. Il a estimé que le travail politique à entreprendre pour tracer une voie alternative était difficile en raison d’habitudes et de conceptions solidement établies ;

— concernant l’attitude de la France à l’égard de l’échéance fixée pour le sommet de Washington, le Président de la République qui conduira la délégation française réfléchit à la position qu’il convient d’adopter. Toute décision de report nécessiterait cependant une concertation entre Alliés ;

— le cadre d’intervention des forces au titre de l’appui humanitaire est différent pour chacune d’elles. La force de l’OTAN présente en Macédoine, qui est constituée de 12 000 militaires, soit à peu près la moitié des effectifs de la KFOR prévue par le volet militaire des accords de Rambouillet, assume une mission logistique tout en jouant un rôle de sécurisation de la frontière par la dissuasion qu’elle exerce du seul fait de sa présence. Après quelques jours difficiles de négociation avec les autorités macédoniennes, le cadre de son intervention humanitaire a été précisé. Mais aujourd’hui, cette intervention est largement relayée par les ONG spécialisées, sous l’autorité du HCR. La force en cours de déploiement en Albanie s’inscrit dans un contexte différent puisque le nombre des personnes déplacées, qui s’élève à 300 000 personnes, est autrement plus élevé. Par ailleurs, sa zone d’intervention est caractérisée par une grave instabilité puisque cette région montagneuse, située à 120-150 km des zones côtières et urbaines de l’Albanie, était déjà très instable avant la crise actuelle. Une sécurisation de cette zone s’imposait. Militairement, l’UEO en était capable mais l’OTAN en ayant pris l’initiative, la France a accepté son intervention et sa prééminence dans le domaine humanitaire étant donné que la sécurisation des populations déplacées était prioritaire. La participation française à ces deux dispositifs s’élève à 700 hommes en Albanie et 2 400 en Macédoine. Fournissant le plus gros contingent présent en Macédoine, les Britanniques n’envisagent pas de déploiement supplémentaire en Albanie. En revanche, les Italiens ont annoncé l’envoi de 1 800 hommes ;

— la situation humanitaire des personnes restées au Kosovo, soit environ 200 à 250 000 personnes chassées de leur ville ou village natal, constitue la plus grande préoccupation des Alliées car ces populations sont sous la menace directe des forces yougoslaves. Toute aide humanitaire alliée étant pour l’heure impossible, leur condition est des plus alarmantes. Différentes possibilités de leur venir en aide en dehors d’un règlement politique ont été envisagées. Mais en raison de la difficulté des repérages, les moyens à mettre en œuvre sont complexes.

— même s’il s’agit de l’intervention ponctuelle de troupes aéroportées, la mise en œuvre éventuelle d’une force d’intervention terrestre dans un environnement hostile, sans accord politique préalable, suppose de prendre en compte la présence sur le terrain de plus de 35 000 soldats yougoslaves et d’une population civile encore nombreuse ;

— le cadre politique de la future force internationale de sécurisation fait partie des discussions sur l’Europe de la défense. Mais il semble difficile, compte tenu du niveau de violence au Kosovo, de confier des responsabilités militaires à des institutions différentes sous peine d’incohérence ou de discontinuité entre leurs actions ;

— les critères de passage d’une phase de frappes aériennes à une autre reposent sur une appréciation des résultats obtenus mais sont également liés à l’évolution des événements, notamment à l’accélération des mouvements de réfugiés. L’achèvement de la phase 1 nécessite encore des frappes complémentaires et la mise en œuvre de la phase 2 s’étalera dans le temps afin de limiter dans toute la mesure du possible les dommages infligés à la population civile. L’erreur ayant provoqué la mort de voyageurs dans un convoi ferroviaire a été reconnue par l’OTAN mais cet accident démontre a contrario que la quasi-totalité des missions accomplies a permis d’éviter les atteintes à la population civile ;

— les forces de l’OTAN n’ont aucune perte humaine à déplorer et ont seulement subi quelques pertes matérielles.

M. Yves Fromion a alors souhaité savoir s’il avait été dressé un bilan psychologique de l’action de l’OTAN auprès des populations serbes et si apparaissaient des divergences entre Slobodan Milosevic et l’armée yougoslave.

M. François Lamy a demandé quel était l’état d’esprit des dirigeants de l’UCK et si ceux-ci acceptaient encore les conditions des accords de Rambouillet, notamment celles visant le désarmement de leurs unités.

M. Michel Voisin a souhaité avoir des précisions sur le devenir des réfugiés qui se trouvaient dans le site de Blace et a regretté que les autorités macédoniennes ne permettent pas aux forces britanniques ou françaises de se rendre dans les camps qu’elles n’organisent pas, en particulier celui de Radusa.

Le ministre de la Défense a alors apporté les éléments d’information suivants :

— dissocier l’autorité politique yougoslave de son armée ne fait pas partie des objectifs de l’intervention de l’OTAN. Il est impossible d’apprécier les réactions de l’opinion publique serbe tant que la population reste soumise à un régime de dictature et privée de tout média national indépendant. Mais les frappes aériennes sur le sol yougoslave, sans que les populations civiles ne soient touchées, constituent un changement de situation radical pour la population serbe qui n’avait pas eu jusqu’à présent d’expérience directe des conflits consécutifs à l’éclatement de l’ex-Yougoslavie. Les habitants de la Serbie, dont il ne faut pas douter qu’ils aient une bonne connaissance de leur environnement européen, même s’ils ont peu d’informations sur les événements réels du Kosovo, ne peuvent que s’interroger sur la responsabilité de leurs dirigeants dans la crise actuelle et sur ses suites politiques et judiciaires ;

— l’UCK est un mouvement composite aux origines variées et aux influences contradictoires, comme l’a montré la difficulté à obtenir l’accord de sa délégation pendant les négociations de Rambouillet. La répression serbe porte certains de ses membres vers des positions extrêmes. Mais cette évolution n’a pas d’incidence sur l’objectif final de l’OTAN qui est de permettre aux populations du Kosovo de vivre ensemble dans la sécurité ;

— la situation des déplacés kosovars dans le camp de Blace n’est pas représentative de celle qu’ils peuvent rencontrer ailleurs en Macédoine, les conditions d’accueil sur d’autres sites étant acceptables. S’il est vrai qu’une partie des réfugiés qui se sont trouvés à Blace a été transférée contre son gré en Albanie, ceux qui ne souhaitaient pas se rendre dans ce pays ont pu majoritairement être accueillis dans d’autres camps de Macédoine ;

— les observations aériennes de colonnes de réfugiés n’ont pas montré de signe de refoulements de masse à la frontière macédonienne. Les exactions de la police et des milices yougoslaves à l’encontre des habitants du Kosovo n’en continuent pas moins et poussent nombre d’entre eux à tenter de fuir la province.


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