ASSEMBLÉE NATIONALE

COMMISSION SPÉCIALE

chargée d'examiner la proposition de loi organique
relative aux lois de finances

COMPTE RENDU N° 4

(Application de l'article 46 du Règlement)

Jeudi 16 novembre 2000
(Séance de 9 heures 30)

Présidence de M. Raymond Forni, Président

SOMMAIRE

 

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- Audition de M. Pierre JOXE, Premier président de la Cour des comptes

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M. le Président : Mes chers collègues, dans le cadre du cycle d'auditions décidé par notre Commission spéciale, nous entendrons aujourd'hui M. Pierre Joxe, Premier président de la Cour des comptes, que j'ai le plaisir de saluer. Je remercie également les membres de la Cour des comptes présents à vos côtés. Aux termes même des dispositions de l'article 47 de la Constitution, la Cour des comptes assiste le Parlement et le Gouvernement dans le contrôle de l'exécution des lois de finances. Je souligne d'ailleurs que, depuis le début de la législature, les liens se sont resserrés entre la Cour des comptes et l'Assemblée nationale. Dans la période actuelle, un échange entre la Cour des comptes et notre assemblée est permanent, ce qui ne peut que nous faciliter la tâche. Tout d'abord, la Cour apporte son concours actif à la Mission d'évaluation et de contrôle que la Commission des finances a créée en 1999 - je parle sous le contrôle du Président de la Commission des finances et du Rapporteur général.

En second lieu - et l'exposé des motifs de la proposition de loi organique de Didier Migaud le souligne -, la Cour a apporté un concours précieux à l'élaboration de ce texte. Je crois pouvoir dire que, désormais la réforme est sur les rails, puisque le débat sur cette proposition de loi organique est prévu pour le début du mois de février prochain. Au passage, je me réjouis des propos tenus voici quelques jours par le Président de la Commission des finances du Sénat, M. Lambert qui, avec quelques nuances ou différences, rejoint les propositions de Didier Migaud. Il existe donc une volonté commune au Sénat et à l'Assemblée nationale.

Nous sollicitons une nouvelle fois votre aide, monsieur le Premier président. Je vous suggère de présenter, dans un exposé liminaire, votre approche de la réforme de l'ordonnance de 1959 ; nous passerions ensuite à l'exercice des questions-réponses, qui permettra d'approfondir notre réflexion.

M. Pierre Joxe : C'est un très grand plaisir pour moi de venir réfléchir avec vous sur une réforme que, avec certains d'entre vous, nous avions appelée de nos v_ux il y a déjà plus de 20 ans. L'ordonnance portant loi organique relative aux lois de finances, élaborée dans des conditions incroyables voici quarante ans, fait partie du bloc de constitutionnalité, dont elle constitue une partie très solide. Vous siégez en Congrès à Versailles chaque fois qu'il est nécessaire de modifier la Constitution, mais l'ordonnance de janvier 1959 paraît depuis quarante ans un monument, une pyramide, inaltérable ! Dans un rapport publié par le Sénat, un ancien haut fonctionnaire devenu parlementaire puis ministre, M. Aurillac, raconte comment cette ordonnance est née - il en était le rapporteur au Conseil d'Etat - et pourquoi certains souhaitaient que les modifications budgétaires en cours d'exercice relèvent du contreseing du seul ministre des finances : « Le directeur du budget et ses collaborateurs auraient évidemment préféré que le pouvoir réglementaire relève de leur seul ministre, d'autant que la signature du ministre pourrait, en fait, être déléguée au chef du bureau compétent de la direction du budget. » Tout est dit !

Quarante ans après, vous osez entreprendre cette réforme, à la suite de la tentative effectuée il y a 20 ans par certains d'entre vous, dont MM. Emmanuelli et Derosier. M. Brunhes avait également déposé une proposition de loi en ce sens en 1980, comme d'ailleurs M. Delalande en 1981. L'histoire des propositions de réforme de cette ordonnance portant loi organique révèle que ce sont toujours des parlementaires de l'opposition qui déposent des propositions de réforme et qui, atteints d'amnésie lorsqu'ils arrivent au pouvoir, l'oublient. Cette année, pour la première fois, non seulement c'est le Rapporteur général de la Commission des finances qui dépose une proposition de loi organique, mais, au surplus, l'autre assemblée, où la majorité est d'une autre couleur, mène des travaux convergents. Ainsi, pour la première fois, on peut penser, comme le laissait entendre M. le Président, que cette réforme aura lieu. C'est une question majeure. En 1980, déjà, nous posions le problème dans l'exposé des motifs de notre texte : « On ne peut pas croire que le Parlement n'ait le choix qu'entre renoncer à ses attributions constitutionnelles ou bloquer le fonctionnement de l'Etat. »

On ne peut croire, vingt ans après, qu'il soit impossible de modifier ce que le Sénat appelle la « constitution financière » sans retomber dans la quatrième République. Non, c'est une réforme urgente pour des raisons qui nous sont propres. Comme vous avez entendu l'exposé de M. Henri Guillaume, qui a parfaitement décrit à quel point le droit budgétaire et financier des autres pays européens est différent du nôtre, je me limiterai à l'essentiel.

Renforcer l'efficacité des finances publiques de la France, revaloriser la fonction du contrôle parlementaire : le dossier prend une ampleur nouvelle si l'on songe au cadre juridique contraignant dans lequel, aujourd'hui, la France se trouve dans le domaine des finances publiques et au regard des institutions européennes. J'ai entendu ce matin à la radio que le secrétaire d'Etat au budget va reporter, sur 2001, quinze ou dix-huit milliards de francs. Certes, l'on progresse dans le domaine de la sincérité budgétaire - l'on nous annonce maintenant à l'avance ce qui autrefois s'opérait en cachette ! J'ai entendu le ministre de l'éducation nationale annoncer le recrutement de dizaines de milliers d'enseignants dans les cinq années qui viennent ; l'annualité budgétaire, chacun le voit, paraît inadaptée face à de tels problèmes, qui se posent en particulier dans le domaine de la fonction publique et notamment dans des secteurs aussi importants que l'éducation nationale.

Lorsque le ministre des finances se rend à Bruxelles dans le cadre du programme de stabilité auquel nous sommes soumis, il se trouve, lui aussi, devant des perspectives triennales ; l'article 104 du traité instituant la Communauté européenne (TCE) fait peser sur nous une très forte contrainte. Il ne dit plus : « Les Etats membres s'efforcent d'éviter les déficits excessifs » ; il dispose que : « Les Etats membres évitent les déficits excessifs » ! Dans la version anglaise ou allemande et d'autres langues encore, c'est l'impératif qui est utilisé. Il faut donc bien lire en français comme un impératif le présent de l'indicatif. C'est donc une règle stricte assortie de sanctions sévères. Si l'Etat ne respecte pas ses obligations, la Commission européenne peut établir un rapport, qu'elle transmet au Conseil, lequel, à son tour, peut tarir les financements communautaires. Certes, cela nous choque, mais telle est la réalité du droit en vigueur. Au-delà, la Commission peut contraindre l'Etat à un dépôt non rémunéré, qui peut se transformer en amende au bout de deux ans.

Nous nous situons donc dans un cadre européen tellement différent de ce que nous avons connu, que la réanimation, la résurrection du contrôle parlementaire sur l'élaboration et l'exécution des lois finances devient une nécessité. C'est l'une des raisons pour lesquelles votre projet, nous sommes nombreux à le penser, va aboutir dans ce contexte nouveau.

Un abîme sépare le Parlement français des autres parlements européens en ce qui concerne les pouvoirs budgétaires. En France, l'adoption de la loi de finances est soumise à un régime particulier, restrictif, dérogatoire. Au Bundestag allemand, il s'agit d'une loi comme les autres ; toutes les difficultés doivent être négociées avec les parlementaires. En France, vous continuez à adopter par un seul vote 90 % du budget - les services votés. Le Riksdag suédois, par exemple, procède chaque année à l'examen détaillé de l'ensemble des crédits et peut procéder à des redéploiements à l'intérieur des programmes. Vous recevez des crédits présentés selon une typologie qui rend impossible l'analyse stratégique, alors que la Chambre des communes analyse les crédits de chacun des ministères sur la base d'objectifs stratégiques. Alors que l'annualité demeure en France un dogme intangible, dans la plupart des pays d'Europe, le budget annuel, qui subsiste bien sûr, est inscrit dans une perspective pluriannuelle. En Suède, celle-ci est triennale ; en Allemagne, il existe un plan financier quinquennal qui ne crée pas une obligation, mais qui doit être débattu et intégrer une discussion avec les Länder et les communes : il rattache les finances fédérales à celle des collectivités locales.

Comparaison n'est pas raison et il n'est pas un exemple étranger qui s'impose ; mais, de tous ces exemples vous vous êtes inspirés et, dans tous les pays de l'OCDE, ces réformes ont avancé. La France est très en retard, d'autant que les efforts de transparence - je serai sur ce point très bref, sinon vous croirez que je plaide pour notre paroisse, ce qui n'est pas mon intention - restent à opérer : certification des comptes, clarté des comptes, fidélité des comptes, sincérité des comptes... dans ce domaine, toute une série de progrès reste à réaliser et la France, en matière de comptabilité de droits constatés et de comptabilité patrimoniale, se trouve en retard et bientôt totalement isolée.

Depuis longtemps, l'institution dont j'ai la charge dénonce des errements, qui ne seraient pas tolérés chez nos voisins. J'en prendrai quelques exemples : les crédits de personnel, les artifices comptables de fin de gestion et l'épisode appelé de manière très impropre « la cagnotte »

S'agissant des crédits de personnels, en France, compte tenu de la charge actuelle des fonctionnaires - qui représentent 40 % des dépenses ordinaires civiles - et de la charge future, mais certaine, des retraites de la fonction publique, il est absolument invraisemblable, mais pourtant vrai, que les dispositions de la fameuse ordonnance selon lesquelles les créations et transformations d'emplois ne peuvent résulter que de dispositions prévues par une loi de finances sont transgressées systématiquement, en permanence et à grande échelle. Les critiques de la Cour ont démontré la péremption du texte de 1959. Comme j'ai connu, depuis mon entrée en fonction, beaucoup de ministres des finances - MM. Madelin, Alphandéry, Arthuis, Strauss-Kahn, Sautter, Fabius - mes critiques ne s'adressent à aucun d'eux en particulier et à aucune tendance politique plutôt qu'à une autre. Je procédais de la même manière lorsque je siégeais au Gouvernement, je le confesse.

Pour évoquer un secteur que j'ai bien connu, celui de l'Intérieur, nous constatons qu'aujourd'hui le taux de distorsion entre les emplois autorisés en loi de finances et les emplois disponibles en gestion est supérieur à 10 %, si l'on tient compte des emplois d'adjoints de sécurité, de ceux payés sur des crédits de fonctionnement et des emplois en surnombre de gardiens de la paix non gagés. C'est une anomalie. Je viens donc d'adresser un référé au ministre de l'intérieur et, comme la loi m'y autorise, je vous en remets copie, monsieur le Président de la Commission des finances. Je n'agirais peut-être pas de la sorte si nous étions dans la situation inverse : il y a 10 % de plus de fonctionnaires de police en activité que ce qui est autorisé par la loi de finances. Tant mieux ! Mais est-ce une situation normale ? Et diriez-vous la même chose s'il y en avait moins ?

Et comme ce matin même j'entendais le ministre de l'éducation nationale annoncer les recrutements massifs qui seront nécessaires, je pense que le moment est venu pour la représentation nationale, et singulièrement pour l'Assemblée nationale, de s'engager dans un contrôle méthodique, systématique, non pas pointilleux mais stratégique, des embauches dans la fonction publique.

Je vous transmets copie de ce référé adressé au ministre de l'intérieur ; ce n'est pas mon habitude, mais le Président de la Commission des finances prépare un texte qui rendrait obligatoire la transmission à la Commission des finances de tout référé ; en attendant ce texte, je dispose simplement de la faculté d'effectuer une telle transmission.

Dans le domaine des rémunérations, la Cour des comptes a publié des informations sur le système opaque mis en place par le ministère des finances au bénéfice de certains fonctionnaires. Leur qualité professionnelle n'est pas en jeu. Mais le ministère a pris des engagements qu'il est en train de mettre en _uvre. Il nous a paru choquant que des hauts fonctionnaires des finances chargés précisément de faire rentrer l'impôt puissent bénéficier de rémunérations très élevées qui étaient défiscalisées. Il n'est pas acceptable dans un Etat de droit que le petit contribuable en retard dans le versement de ses impôts soit poursuivi comme un malfaiteur, alors que persistent dans les sommets de la fonction publique des situations de ce genre. C'était une rumeur. Depuis sa révélation par la Cour, de telles anomalies sont en voie de correction ; voilà pourquoi j'en parle aujourd'hui. Si le Parlement pouvait continuer à contrôler cela, de telles situations ne se reproduiraient plus.

Un mot sur les artifices comptables de fin de gestion. Nous avons appris ce matin à la radio que la secrétaire d'Etat au Budget annonçait le report sur l'exercice 2001 de 18 milliards de recettes non fiscales. Cela signifie tout de même que l'effort de transparence va dans le bon sens.

Troisième exemple, la cagnotte...

M. Philippe Auberger : J'ai déposé, dans le cadre de la discussion du projet de loi de finances pour 2001, un amendement précisant que les recettes constatées une année donnée devaient être inscrites dès cette année-là dans la loi de finances. Mon amendement a été repoussé au motif - fort contestable - qu'un texte de loi organique permettrait de remédier à cette anomalie effective et qu'il ne convenait pas de précipiter les choses.

M. Pierre Joxe : Vous n'avez pas obtenu une satisfaction juridique, mais, ce matin même, Mme Parly vous a apporté une satisfaction morale ! Ce sont les plus importantes, dans la mesure où la sincérité apparaît.

L'exemple de la cagnotte, qui ressemble beaucoup à l'épisode de l'arroseur arrosé, est de même nature : l'obscurité, qui était utilisée traditionnellement par le ministère ou ses services pour masquer une réalité budgétaire difficile, a joué cette fois en sens inverse. Au moment où la conjoncture s'est retournée et que l'augmentation des revenus, poussés par la croissance, a produit une augmentation du produit fiscal, tout d'un coup, la révélation de la cagnotte, loin d'être reçue comme une bonne nouvelle - curieusement - est apparue comme une sombre histoire. Là encore, les règles de l'ordonnance de 1959 ont révélé leur inefficacité.

Je vous citerai encore deux exemples. A mon arrivée au ministère de la défense, j'ai découvert qu'il était impossible de connaître, pour les grands programmes d'armement, dont certains portent sur 20 milliards de francs sur cinq ans, le montant des dépenses effectuées, ni celui des dépenses engagées. De même, il était impossible de savoir quelles économies il était possible de réaliser sur ces programmes, compte tenu des dommages-intérêts qu'auraient entraînés des annulations de contrats. Le système de financement était une boîte noire ; le haut fonctionnaire que j'ai nommé pour y voir clair a eu besoin d'une année de travail et ce n'est que le rapport de la Cour des comptes d'il y a trois ans qui a éclairci la question. Aujourd'hui, le ministère de la défense connaît le niveau de ses engagements, mais, durant quarante ans, le principe même de l'obscurité des dépenses d'équipement militaire était érigé en dogme.

Autre exemple, en tant que ministre de la défense, j'ai engagé des forces en opérations extérieures en Bosnie et en Somalie, sans crédits disponibles. Dans le même temps, mon collègue britannique avait des discussions approfondies avec les autres membres du cabinet, notamment le ministre des finances. Il devait préciser le nombre d'hommes qu'il enverrait, pour combien de temps et le montant des dépenses imprévues. Cette procédure budgétaire, les contrôles qui l'assortissent et les discussions politiques n'ont jamais nui à la capacité de projection des forces britanniques dans le monde. La France se trouve donc dans une situation tout à fait particulière.

Au ministère de l'intérieur, j'ai eu tort - en droit - mais raison, en fait, d'engager le plan de modernisation de la police sans avoir les crédits disponibles. J'ai commandé matériels et véhicules avant même le vote des crédits. J'ai gagé des dépenses sur des recettes fictives ; nul n'ignorait que les recettes d'amendes ne produisent jamais les montants attendus et que, en grande partie, elles ne sont pas encaissées. Comment se fait-il que ce théâtre d'ombres serve à des tâches nobles ? Depuis quarante ans, il est devenu habituel, presque institutionnel, de considérer que, si la France est un Etat de droit, un domaine échappe encore à ses règles : la préparation, la discussion, le vote, l'exécution et le contrôle de l'exécution du budget. Grâce à votre initiative, nous allons sortir de cette situation. Ce moment est historique ! Le xixème siècle a été celui du progrès du parlementarisme, il a connu les progrès des contrôles des parlements sur les budgets. Bien avant la garantie des libertés publiques, bien avant la généralisation du suffrage universel ou les libertés accordées aux nationalités dans les grands empires, le contrôle d'élus sur la dépense publique et les recettes était avéré. Il est vrai que le XXème siècle aura été une période de régression. Et voilà qu'aujourd'hui, dans une France intégrée au sein d'un système européen qui nous encadre et nous contraint par des menaces de sanctions financières, la réforme entreprise permettra une véritable rénovation.

Plusieurs points positifs sont à souligner dans la configuration politique de cette réforme : le Président de l'Assemblée nationale est impliqué dans cette tâche ; son prédécesseur est devenu ministre des finances ; le Président de la Commission des finances est un ancien secrétaire d'Etat au budget ; de nombreux députés de l'opposition ont pris parti pour cette réforme, à laquelle le Sénat travaille également.

La Cour des comptes a eu l'occasion de vous remettre un document dont vous vous êtes en partie inspirés. Nous restons à votre disposition pour des audiences techniques, car la Cour est riche de magistrats compétents, à commencer par le Président de la première Chambre, qui est l'auteur du document précité.

Compte tenu de la mobilisation dont vous faites preuve, je voudrais évoquer les sept principes sur lesquels il conviendrait de tenir bon pour une loi organique qui devrait être brève, si elle ne peut tout couvrir, et aboutir dès les semaines qui viennent. C'est à dessein que les questions budgétaires sont complexes ; il est normal que les parlementaires français ne soient pas au fait des procédures budgétaires car elles sont conçues pour être incompréhensibles. J'ai donc essayé de choisir les sept thèmes concrets qui peuvent parler à un parlementaire soucieux de contrôle. Les principes sur lesquels il faut tenir bon sont les suivants : sincérité, continuité, consolidation, pluriannualité, responsabilité, transparence, certification.

Le principe de sincérité est l'affirmation prioritaire. Il figure à l'article 2 de votre proposition de loi organique ; pourquoi ne pas le transférer à l'article premier dans la mesure où il est absolument vital ? Le ministre du budget commence à s'y rallier. Il s'agit de tenir compte du fait que ce principe existe en droit privé et qu'il est consacré par l'un des premiers articles du code de commerce. Il faut dire la vérité ! Pourquoi ne pas le dire en droit public ? Un budget qui n'est pas sincère mérite-t-il le nom de budget ? Non, c'est un alibi, un masque, un habillage, un leurre. Évidemment, la sincérité est la première fonction de la Cour. Les comptes sont-ils sincères, le budget est-il sincère ? Il est très difficile d'affirmer que des prévisions sont sincères, car elles peuvent être sincères et fausses ; on peut avoir prévu des hypothèses économiques et se heurter à un événement imprévisible. A l'inverse, elles peuvent être insincères et justes. L'on a voulu mentir, mais des événements favorables et imprévus se réalisent ! Mais que les prévisions soient sincères nécessite une démarche qui, dès le début, dès l'élaboration du projet de loi de finances, place la sincérité au rang d'objectif politique majeur. L'objectif politique majeur n'est pas de faire voter un bon budget de window dressing - qui soigne les apparences - mais un budget réel. Je reviens à l'Europe. Il faut faire de nécessité vertu : les gouvernements d'aujourd'hui et de demain, même s'ils ne souhaitaient pas établir des budgets sincères, ne sont plus soumis au seul contrôle des Commissions des finances et des assemblées parlementaires ; ils sont soumis à Bruxelles, où M. Fabius se rend déjà pour présenter nos perspectives financières. Si cette sincérité était éludée dans le cadre national, l'insincérité serait révélée au niveau européen. Nous n'évoluons plus dans un contexte permettant les tours de passe-passe.

Le deuxième principe est celui de la permanence. Il appelle la continuité dans les méthodes et les procédures. C'est d'ailleurs l'une des conditions de la sincérité. Si l'on change les cadres statistiques et comptables et les définitions, le budget, le contrôle de l'exécution du budget, les comptes, le contrôle de la Cour des comptes sont privés de leur portée. Le non-respect de ce principe est très grave : dès lors que le principe de continuité dans les procédures et les méthodes est abandonné, cela provoque un désintérêt et un éloignement du débat budgétaire.

Avec le principe de consolidation, nous progressons dans la difficulté. Comme pour les collectivités locales et la sécurité sociale, les finances publiques de l'Etat, qui ne sont pas sans lien avec la sécurité sociale et les collectives locales, devraient être présentées dans un cadre consolidé comprenant d'ailleurs la contribution au budget de l'Union européenne, aujourd'hui cachée sous le masque d'un prélèvement sur recettes, alors qu'elle atteint une centaine de milliards de francs, c'est-à-dire plus que le budget d'équipement du ministère de la défense ou que le budget du ministère de l'intérieur. Seule une consolidation des comptes publics effectuée conformément à la projection triennale fournie à la Communauté européenne permettra de réaliser les comparaisons internationales pertinentes et donc de mieux suivre les évolutions nationales. La position de la Cour sur ce point est connue, elle est publiée et le Gouvernement a commencé à prendre et à tenir un certain nombre d'engagements, notamment celui de rebudgétiser, en particulier, certaines rémunérations de fonctionnaires ou des crédits de la Poste, pour des dizaines milliards de francs. Nous sommes sur la bonne voie et votre proposition de loi organique en permettra le prolongement.

Le quatrième principe est celui de la pluriannualité. J'ai la conviction que ce principe, qui est posé chez tous nos voisins et dans beaucoup d'organisations internationales est une nécessité. Je suis le contrôleur des comptes de la FAO, qui fonctionne avec un budget bisannuel et des perspectives sur quatre ans. La pluriannualité est inscrite dans nos règles européennes ; l'article 104 du TCE nous place dans une perspective triennale. Le ministre des finances travaille actuellement à un programme de stabilité triennal qu'il devra présenter à la Commission européenne. Faire de la pluriannualité le cadre de référence pour le débat budgétaire est donc devenu une nécessité pour la France, à l'instar de l'Allemagne, de la Suède et de tous les pays anglo-saxons.

La responsabilité des ministres constitue le cinquième principe. Vous l'avez introduit dans votre proposition avec le vote des crédits par grande mission et la fongibilité des crédits. Rendre les gestionnaires responsables n'est pas à proprement parler une réforme budgétaire, c'est une véritable réforme de l'Etat. C'est plus qu'une réforme administrative, c'est une réforme de la conception même des grandes missions de l'Etat !

Le sixième principe, celui de la transparence, n'est pas statique, mais actif. Il ne consiste pas uniquement à projeter un transparent sur lequel chacun pourrait lire les chiffres. Non, la transparence suppose le dialogue entre les différents acteurs, l'exécutif, le législatif et notamment les commissions des finances, les institutions de contrôle, comme la Cour des comptes. Il faut agir comme vous avez commencé avec la mission d'évaluation et de contrôle ; la discussion est un élément de transparence. Un autre élément de transparence est fourni par la globalité de la vision patrimoniale de l'Etat, comme de toute collectivité publique. Connaît-on la situation financière de telle collectivité si l'on n'a pas d'information sur son actif, sur son passif, sur sa position patrimoniale ? Enfin, la transparence appelle l'évaluation des performances. Les informations transmises au Parlement peuvent et doivent être améliorées. Votre proposition de loi introduit, là aussi, des orientations. Sans tomber dans l'excès qui aboutirait à ce que les ministères développent leurs services de contrôle et d'étude, vous avez, vous parlementaires, des pouvoirs de contrôle que vous devez exercer.

Le septième principe recouvre la certification des comptes. Il est vrai que nous sommes là dans un domaine nouveau. Ce qui relève du droit commun pour le monde des affaires, ce qui est devenu le droit commun dans le domaine associatif, puisque toute association recevant un certain volume de subventions publiques doit faire appel à un commissaire aux comptes qui doit certifier ses comptes, ce qui semble donc devenir la règle générale est assez difficile à appliquer dans les collectivités publiques et pour l'Etat. Avant de demander à la Cour de certifier les comptes, il faudrait que ces comptes soient certifiables, c'est-à-dire répondent à un certain nombre de normes comptables et sans doute faudrait-il doter l'Etat d'une véritable comptabilité patrimoniale. L'exemple de la Cour des comptes européenne montre que c'est difficile ; il y a, dans le cadre européen, la « déclaration d'assurance », qui est une forme de certification. C'est l'une des formes dont on peut s'inspirer.

Sur la base de ces sept orientations, votre proposition a vraiment marqué des étapes et nous sommes prêts à continuer à travailler à votre profit. Voilà ce qui me semblait pouvoir être dit à ce stade, c'est-à-dire avec une proposition de loi déposée, connue, soutenue et qui a la perspective d'aboutir dans les mois qui viennent.

M. le Président : Merci de cet éclairage passionnant, qui montre bien dans quel sens notre réflexion doit s'inscrire. Je donne la parole au Rapporteur général, rapporteur de la proposition de loi organique au sein de la Commission spéciale.

M. Didier Migaud, rapporteur : Je voudrais remercier le Premier président de la Cour des comptes, qui commence à devenir un habitué de nos auditions ! Au cours des deux dernières années, nous l'avons auditionné à plusieurs reprises dans le cadre du groupe de travail présidé par Laurent Fabius, dans le cadre de la Commission des finances et celui de la mission d'évaluation et de contrôle. Cela me permet de saluer la qualité des relations entre l'Assemblée nationale et la Cour des comptes, que je remercie du concours qu'elle apporte dans notre fonction de contrôle de l'activité gouvernementale.

Vous avez rappelé que la proposition de loi poursuivait deux objectifs : une amélioration de la gestion de l'Etat - objectif qui comporte un aspect de réforme de l'Etat - et une revalorisation de la fonction parlementaire, pour faire en sorte que le « pouvoir budgétaire » reconnu par la Constitution au Parlement soit effectivement exercé. Dès lors, un certain nombre de propositions mettent en _uvre ces deux objectifs. J'ai eu l'occasion de vous adresser un questionnaire technique, que je proposerai de joindre au compte rendu de l'audition. Mais je voudrais revenir sur certains des trois points que vous avez évoqués.

Dans le cadre de l'amélioration de la gestion publique, nous avons souhaité changer de logique et partir d'une logique d'objectifs avec des indicateurs de gestion et de résultats ; c'est pourquoi nous avons prévu une présentation du budget autour de programmes ministériels. Qu'en pensez-vous ? Quel est le travail nécessaire pour arriver à définir des programmes ministériels ? Les agrégats actuels vous paraissent-ils pertinents ? Comment peut-on articuler le programme ministériel avec la nécessité d'actions interministérielles ? Comment bien articuler l'annualité et la pluriannualité ? Vous nous avez dit que nombre de pays voisins adoptaient le principe de la pluriannualité. Cela dit, aucun n'a remis en cause le principe d'annualité, nécessaire au contrôle permanent effectué par les assemblées.

La question de la consolidation des comptes pose le problème des relations financières entre l'Etat et la Communauté européenne et celui de l'articulation du projet de loi de finances avec le projet de loi de financement de la sécurité sociale. Les relations financières avec l'Union européenne sont assurées par un prélèvement sur recettes et par des crédits ouverts par voie de fonds de concours. La formule est critiquée, car elle ne permet pas une très grande lisibilité de l'effort budgétaire en faveur de l'Europe. Comment pourrions-nous améliorer la transparence en la matière ? La création d'un compte spécial du Trésor serait-elle une solution préférable à celle qui prévaut aujourd'hui ?

Sur l'articulation du projet de loi de finances avec le projet de loi de financement de la sécurité sociale, chacun s'accorde à constater une lisibilité de plus en plus difficile. Jérôme Cahuzac, rapporteur pour avis de la Commission des finances, le rappelle chaque année, comme d'autres d'ailleurs. Comment faire pour obtenir une plus grande lisibilité ? Pensez-vous souhaitable de rassembler dans un seul texte l'ensemble des dispositions relatives aux ressources publiques ? Est-il possible de mieux harmoniser les calendriers des deux textes soumis au Parlement ? Ou bien vous semble-t-il préférable, à l'inverse, de les distinguer totalement ?

S'agissant des opérations de trésorerie, je m'en tiendrai au questionnaire écrit. Pensez-vous qu'un certain nombre de dispositions portant règlement général de la comptabilité publique pourraient recevoir un statut organique et être intégrées dans une proposition de loi organique ? Le point de vue de la Cour des comptes sur la distinction entre opérations budgétaires et de trésorerie nous intéresse.

J'ai évoqué, tout à l'heure, les programmes ministériels. Vous avez évoqué la suppression des services votés ; des programmes ministériels seraient votés, assortis d'une fongibilité des crédits à l'intérieur des enveloppes prévues. Jusqu'où faut-il aller dans la fongibilité ? Pensez-vous que les crédits de personnel doivent entrer dans cette fongibilité et quelles limites, selon vous, doivent être imposées pour que la fongibilité ne remette pas en cause les principes de transparence et de contrôle ? Dans le référé que vous avez transmis au Président de la Commission des finances, vous observez, a posteriori, un certain nombre de faits. Comment s'assurer que la fongibilité ne puisse pas remettre en cause cette capacité de contrôle ?

Quant aux crédits évaluatifs, nous les avons strictement limités dans la proposition de loi. Cette limitation vous paraît-elle excessive ? Ils ne seraient autorisés que pour les intérêts de la dette ; d'autres crédits devraient-ils être intégrés à la notion de crédits évaluatifs ?

La sincérité budgétaire est un problème délicat et de nature politique. Quelle définition de la sincérité budgétaire donneriez-vous en tant que Premier président de la Cour des comptes ? Quelles sont les conditions de la certification des comptes ? Auriez-vous été en mesure de certifier les comptes de l'année dernière ? Enfin, quelle distinction doit être opérée entre la certification réalisée par une institution comme la Cour des comptes et les comptes rendus d'objectifs, qui revêtent un caractère plus politique et qui doivent sans doute faire l'objet d'audits qui ne relèvent pas de la Cour, mais directement du Parlement ou d'organismes sous sa dépendance ?

M. le Président : La parole est à M. Henri Emmanuelli.

M. Henri Emmanuelli : Les contrôles que la Cour réalise chaque année s'opèrent par fascicule budgétaire. Lorsque nous passerons à l'analyse de programmes, pourrez-vous descendre d'un degré dans le contrôle budgétaire ? Vous effectuez des analyses globales de l'exécution budgétaire et par nature de dépenses, qui sont fort utiles au Rapporteur général, mais guère utilisables par les rapporteurs spéciaux.

M. le Président : La parole est à M. Philippe Auberger.

M. Philippe Auberger : J'ai été frappé par le fait que vous n'ayez pas parlé de l'équilibre budgétaire. Est-ce à dire que la présentation actuelle du déficit vous satisfasse pleinement ? L'Etat devrait-il être obligé, comme les collectivités locales ou les entreprises privées, de constituer des provisions pour charges ? L'effort, encore très insuffisant, engagé pour le fonds de retraite du secteur privé, doit-il être doublé d'un effort comparable pour le secteur public ? Faut-il provisionner les charges à venir, très importantes en ce domaine, et cette provision doit-elle figurer dans l'équilibre budgétaire ? Faut-il considérer qu'une loi de finances est sincère si l'on couvre des dépenses de fonctionnement par l'emprunt ?

En second lieu, j'ai noté que la proposition de loi organique tendait à supprimer la notion de budget annexe. Ne va-t-elle pas trop loin et n'y aurait-il pas lieu, au contraire, de créer un budget annexe pour la gestion de la dette publique ? Nous mettons actuellement en place une agence de la dette publique que l'on autorisera à faire des opérations de swap et d'autres qui, si elles ne sont pas retracées dans des comptes particuliers, seront d'une opacité totale dans les comptes budgétaires classiques. N'y a-t-il pas lieu de revoir ce point en fonction de l'évolution de la technique et d'individualiser beaucoup plus fortement la comptabilisation des dépenses et recettes en matière de dette publique ?

Troisième point, le Rapporteur général propose de supprimer les comptes d'affectation spéciale. Je le rejoins volontiers sur ce point. Je me souviens que, dans le passé, la Cour des comptes émettait des observations en ce domaine. Actuellement, le compte d'affectation spéciale qui retrace le produit des privatisations sert à financer des subventions d'équilibre, même si cela n'est pas dit. Les montants versés à RFF ou à l'EPFR constituent ni plus ni moins une subvention d'équilibre et non des augmentations de capital. Il en va de même pour les Charbonnages de France. Je pense qu'il y a là atteinte à la sincérité du budget. Quelle serait la doctrine de la Cour des comptes en ce domaine ?

M. Pierre Joxe : S'agissant des programmes, l'article 11 de la proposition de loi organique prévoit la disposition suivante : « Un programme regroupe l'ensemble des crédits concourant à la réalisation d'une mission spécifique relevant d'un même ministère et définie en fonction d'un ensemble cohérent d'objectifs. » Il est clair que cet alinéa renvoie à des programmes ministériels, alors que l'article 18 prévoit que « Des transferts peuvent modifier la détermination du ministre responsable de l'exécution de la dépense dans le cadre d'un même programme... ». On voit bien que vous avez été confrontés à cette contradiction. La règle, ce sont les programmes ministériels ; par exemple, s'il existe un ministère de la ville, le programme sera ministériel. A défaut de ministère spécifique, la politique de la ville fera l'objet d'un programme interministériel. Vous avez donc posé le problème et le débat progressera, mais l'orientation vers des programmes ministériels est la bonne, dans la mesure où 90 % à 95 % de la politique gouvernementale peuvent s'inscrire dans des programmes ministériels. La difficulté ou la problématique de certains programmes interministériels - comme la lutte contre la drogue - n'est pas insoluble.

Quand j'étais ministre de l'intérieur et que je rencontrais mes collègues étrangers, je constatais que cette politique dépendait, non pas du ministère de l'intérieur, mais de celui de la justice, ou de la santé publique ou encore de celui de la recherche. Il existe donc des politiques interministérielles et cette question mérite d'être creusée. Cela rejoint la question de M. Emmanuelli : « Comment descendre le niveau du contrôle ? ». Les expériences étrangères montrent que le contrôle budgétaire comprend des dispositifs de compte rendu de l'efficacité de la dépense et de la réalisation du programme. Les objectifs étaient fixés, les moyens affectés ; qu'en est-il de l'efficacité ? C'est un nouveau métier que nous débutons à la Cour, comme dans les institutions étrangères. Nous sommes passés historiquement du contrôle des comptes au contrôle de la régularité - des marchés par exemple - et nous abordons le contrôle de l'efficacité. Nous allons dans cette direction. La contrepartie de la globalisation des crédits, c'est le contrôle de l'efficacité de la dépense, ce à quoi nous nous attachons.

Restent les problèmes relatifs aux personnels. Dans votre proposition de loi organique, vous distinguez, au sein de chaque programme ministériel, les crédits ouverts au titre des dépenses de personnel, exprimées en termes de masse salariale, et les autres dépenses de fonctionnement, lesquelles seraient fongibles avec les dépenses de transport et d'investissement. Les dépenses de personnel ne semblent donc pas fongibles avec les autres dépenses de fonctionnement.

M. le Président : En effet, la fongibilité est limitée. L'article 11 est sans doute l'un de ceux sur lesquels il y aura lieu de poursuivre la réflexion.

M. Pierre Joxe : Nous ne sommes pas tout à fait dépourvus d'expérience de la fongibilité des crédits. Au temps du gouvernement Rocard, nous avions lancé des expériences de modernisation du service public. Par exemple, pour les préfectures, nous avions introduit une certaine fongibilité, mais nous nous sommes heurtés immédiatement aux dépenses de personnel, qui constituent en effet des charges irréversibles et s'étendant sur le long terme. Je pense que l'expérimentation des préfectures ou la contractualisation effectuée à la DREE laisse à penser que votre texte pourrait prévoir un certain degré de fongibilité, avec peut-être des systèmes de plafond pour les dépenses de personnel. Je suppose que c'est dans cet esprit que vous pourriez trouver la solution. Par ailleurs, s'agissant des programmes interministériels, on voit bien qu'il y aurait une articulation à trouver entre les dispositions de l'article 11 et celles de l'article 18 de la proposition de loi.

M. Henri Emmanuelli : La Cour des comptes aujourd'hui pratique bien ses contrôles par fascicule budgétaire. Ce que vous nous transmettez n'est pas aussi précis, il s'agit d'une analyse globale. Pourriez-vous passer d'une analyse par fascicule à une analyse par programme ?

M. Pierre Joxe : Nous transmettons au Parlement beaucoup de documents différents, y compris certains que vous utilisez peu. Les monographies annexées au rapport sur l'exécution de la loi de finances, et qui sont réalisées par de jeunes collègues, sont des documents extraordinaires. Sur les ministères que je connais, je les lis toujours ; ce sont de vrais romans ! Parfois, nous constatons qu'un rapporteur parlementaire les a lus et les utilise. Nos jeunes collègues en sont d'ailleurs contents et incités à travailler davantage. Chaque fois qu'un membre de la Cour constate qu'un parlementaire utilise ses travaux, il se sent conforté dans son travail.

Pour répondre à votre question, nous pouvons nous adapter. Nous pratiquons du contrôle d'organisations internationales. Par exemple, je certifie les comptes de la FAO. Je suis certificateur, je signe après une phrase alambiquée qui indique en substance que, compte tenu des démarches que j'ai fait faire par mes collaborateurs dévoués qui ont suivi les méthodes reconnues universellement en matière comptable, ... enfin, après quatorze clauses de style dignes de la diplomatie vaticane, je conclus : « Je pense que ces comptes peuvent être certifiés ». La certification des comptes n'est pas une opération scientifique, mais une opération qui repose sur la confiance. N'oubliez pas que la certification des comptes dans les organisations les plus modernes est effectuée à la suite de contrôles par sondages qui, certes, se fondent sur des méthodes statistiques, mais qui restent des sondages. Pour répondre à votre question, je pense que nous pourrons contrôler les programmes. Nous avancerons parallèlement au rythme de progression de l'administration.

M. Henri Emmanuelli : Les monographies ne sont pas systématiques ; il n'y en a que quatre ou cinq. Pourrons-nous, dans l'avenir, disposer de monographies par ministère et par programme ?

M. Pierre Joxe : Nous pourrons le faire, bien sûr. D'ailleurs, si vous regardez les rapports de la Cour d'il y a dix ans et ceux d'aujourd'hui, vous constaterez qu'ils ont beaucoup changé. Non seulement nous nous adapterons, mais nous le ferons avec plaisir, car il est beaucoup plus intéressant de contrôler un programme qu'un budget.

S'agissant de la loi de financement de la sécurité sociale, puis-je vous rappeler qu'il s'agit d'une création parlementaire ? C'est la complicité entre le sénateur Oudin, le Président Séguin et moi-même - tous trois magistrats de la Cour des comptes - qui a abouti à l'amendement instituant le rapport sur la sécurité sociale. La réforme constitutionnelle créant la loi de financement de la sécurité sociale et prévoyant le contrôle de la Cour est donc d'origine parlementaire. Il y a sans doute une articulation à trouver avec la loi de finances.

Personnellement, je pense qu'il devrait y avoir - et je suis sûr qu'il existera dans quelques années - un document de nature politique présentant de manière totalement consolidée l'ensemble du contenu des deux lois, comme le font déjà certains manuels universitaires. Regardez aujourd'hui les manuels de finances publiques des professeurs les plus jeunes. Ils comprennent désormais quatre parties : les finances, les finances locales, les finances sociales, les finances européennes. Pourquoi ? Parce que tout cela nous ramène à la question des critères de Maastricht, à la question de savoir à combien de points de PIB se trouvent nos charges publiques. Mais la différence entre la loi de financement de la sécurité sociale - je ne la récuse pas, je considère avoir joué un rôle dans sa création - et la loi de finances, demeure considérable. Les acteurs ne sont pas les mêmes : dans la loi de finances de l'Etat, l'acteur c'est l'Etat ; dans la loi de financement de la sécurité sociale, les acteurs sont multiples et n'ont pas tous le même statut juridique, ni le même poids ; certaines caisses sont énormes, d'autres gèrent de petits régimes qui concernent 10.000 personnes.

Le caractère évaluatif des objectifs de dépense est tout à fait différent quand on parle de l'ONDAM, l'objectif national de dépenses de l'assurance maladie, qui s'élève à plusieurs centaines de milliards de francs. Certes, il peut être comparé à une autorisation budgétaire, mais c'est une autre réalité juridique. L'idée est simplement de savoir où l'on va, ce qui représente déjà un progrès considérable, même s'il n'est que très insuffisamment respecté. Il n'y a pas d'article fixant un équilibre général et il ne peut y en avoir, dans la mesure où les acteurs sont extrêmement nombreux et divers. L'obligation d'équilibre s'impose aux régimes de sécurité sociale et on trouve dans les lois de financement de la sécurité sociale la fixation de plafonds d'avances, qui sont des dispositions de caractère limitatif, autorisant certains régimes de base à recourir à des ressources non permanentes, mais cela ne va pas au-delà.

Il existe donc des embryons de mesures budgétaires à l'intérieur de la loi de financement de la sécurité sociale, des tendances au rapprochement, mais, pour les raccorder, il faudrait des progrès considérables. J'oubliais de mentionner le principe d'affectation des recettes de la sécurité sociale à des branches distinctes, qui fait qu'une formule telle « la sécurité sociale retrouve l'équilibre, mais l'assurance maladie reste en déficit » est incompréhensible pour la majorité des Français. Pour eux, la sécurité sociale c'est le remboursement des consultations médicales. L'on voit bien les difficultés de vocabulaire.

Sur ces questions, la Cour des comptes et en particulier le Président de la sixième chambre - une chambre que j'ai créée spécialement pour contrôler la loi de financement - travaillent sur des régimes extrêmement hétérogènes. Je pense que nous arriverons à élaborer un cadre unique qui nous permettra de progresser dans la comparaison des grandes masses financières. Aujourd'hui, le poids total de la sécurité sociale au sens large est supérieur en points de PIB au budget de l'Etat. Lorsque j'étais étudiant, c'était trois fois moins ; lorsque j'étais jeune député à la Commission des finances, c'était 30 % de moins. Depuis quinze ans, c'est plus, et ce sera toujours plus. L'on ne peut pas imaginer une perspective où l'on verrait cette tendance se renverser. Le budget de l'Etat est descendu en dessous de 20 points de PIB, la sécurité sociale reste durablement au-delà de ce seuil, tandis que les finances européennes représentent désormais plus que le budget d'équipement du ministère de la défense. Quand nous avons voté les lois de décentralisation, les collectivités locales représentaient 4 points de PIB ; elles sont passées à 7 ; on pense qu'elles pourraient atteindre 10.

Je pense donc que la consolidation de la loi de finances, de la loi de financement de la sécurité sociale, du budget européen et des finances des collectivités locales est souhaitable. Prenons l'exemple de l'Allemagne. Les institutions allemandes diffèrent quelque peu des institutions françaises. Le Bundestag est l'équivalent de l'Assemblée nationale, tandis que le Bundesrat, conseil des Etats, est plus proche du Sénat américain que du Sénat français. En Allemagne, le Finanzplan quinquennal est débattu avec les Länder, pour respecter le principe selon lequel aucun Land ne devait recevoir de l'Etat fédéral une somme inférieure de 40 % à la moyenne des Länder ni supérieure de 40 % à cette moyenne. Cette règle, respectée pendant quarante ans, a été bouleversée au moment de l'intégration de l'Allemagne de l'Est. Les Allemands pratiquent donc cette idée de redistribution. Nous aurons, je pense, à nous engager dans cette voie. Lorsqu'il n'y avait pas de loi de financement de la sécurité sociale, le problème ne se posait pas !

J'en reviens à l'Europe. Nous sommes là dans un domaine très intéressant, malheureusement peu connu par l'opinion, mais qui prendra de plus en plus d'importance. La France verse chaque année des crédits à l'Europe par la voie d'un prélèvement sur recettes à hauteur d'une centaine de milliards de francs. L'Europe, de son côté, verse des crédits, par exemple, au titre de la politique agricole commune, à des organismes publics. Ainsi le FEOGA verse des fonds à des organismes publics. Des crédits sont versés à la France par les Fonds structurels européens : le FEOGA-orientation, le FEDER et le FSE, qui agissent dans trois domaines différents. Mme Thatcher disait : « I want my money back ». Cela signifiait : je veux savoir combien cela me coûte et combien cela me rapporte ! Elle voulait, au penny près, sa « money back ».

M. Philippe Auberger : On continue à payer !

M. Jean-Jacques Jégou : La money continue d'aller back !

M. Pierre Joxe : De mon point de vue, nous sommes des bénéficiaires qualitatifs plus que quantitatifs de la politique européenne, c'est-à-dire que la politique agricole commune aura été, en une génération, un élément de transition considérable ; nous ne pouvons donc avoir une approche purement comptable.

Pour répondre à votre question technique sur les créations de nouveaux comptes spéciaux du Trésor, ma réponse sera : oui, peut-être, mais uniquement pour les crédits versés à la France par les fonds structurels européens. Dans notre rapport de l'année dernière, nous avons abordé les prélèvements sur recettes. Si les prélèvements sur recettes en faveur de l'Union européenne sont détaillés dans une annexe de la loi de finances, vous la lisez. Si ces prélèvements font l'objet d'un vote spécifique du Parlement, vous décidez. Et si cela se passe effectivement comme indiqué dans ces documents, ce sera un progrès considérable. Nous n'en sommes pas encore là. Aujourd'hui, les prélèvements sur recettes sont les suivants : les prélèvements sur les droits de douane sur les importations s'élèvent à 9 milliards de francs, sur les ressources assises sur la TVA à 41 milliards de francs, tandis que 40 milliards de francs sont assis sur le PNB, pour le bouclage du budget communautaire, soit au total une centaine de milliards de francs. Si ce total est détaillé, écrit et voté, ce sera très bien.

Des crédits sont versés par l'Union à des organismes, notamment agricoles, sans transiter par les comptes de l'Etat. Je pense qu'ils n'ont pas à être intégrés dans le budget de l'Etat. Enfin, des crédits sont versés à la France par les fonds structurels :

· le FEOGA-orientation, que contrôle la Cour des comptes indirectement, par un organisme spécial, à hauteur de 9 milliards de francs, dont 5 sont destinés aux primes au maintien des troupeaux de vaches allaitantes ;

· le Fonds social européen (FSE) à hauteur de 7 milliards de francs ;

· le Fonds européen de développement régional (FEDER) à hauteur de 6 milliards de francs.

Je pense donc que l'on pourrait créer des comptes dénommés « comptes d'opérations européennes », qui répondraient au souci d'identifier, d'individualiser et de suivre le cheminement des crédits.

M. Auberger, vous me posez la question de savoir si l'Etat doit être soumis à un régime de provisions. L'alignement de la comptabilité de l'Etat sur des règles de comptabilité que je nommerai « classiques » - et non pas privées, car il s'agit de la comptabilité publique de beaucoup d'Etats européens - me semble souhaitable. En France, on la nomme « comptabilité privée », mais, dans les pays où elle est pratiquée, on parlera de comptabilité sincère, exacte, complète, exhaustive. Ce qu'on appelle le « hors budget », la dette des pensions, les crédits finalement réintégrés dans l'affaire de la Poste, tout cela devrait figurer à l'avenir dans le même cadre. Quant au financement par l'emprunt des dépenses de fonctionnement, il devrait être interdit.

Du fait des dispositions de l'article 104 du Traité CE, la France n'est plus maîtresse de la définition de l'équilibre des finances publiques. On ne le sait pas encore. J'ai passé une partie de ma soirée d'hier à lire le texte du Traité instituant la Communauté européenne commenté par des professeurs et des universitaires. On n'en croit pas ses yeux ! C'est le contraire de tout ce que l'on a appris dans les facultés de droit, dans la vie politique, dans la vie parlementaire. On a l'impression de lire un roman de science fiction. Mais ce n'est pas de la science fiction, c'est le droit positif en vigueur, approuvé en France par référendum, après une campagne particulièrement animée. C'est donc le droit en vigueur et rien ne permet d'imaginer qu'il sera rapporté, et aucun organe constitutionnel français n'a le pouvoir de modifier ce droit. Cela fait partie des choses que l'on a du mal à intégrer, alors que nous y sommes.

M. le Président : Monsieur le Premier Président, vous n'avez pas répondu aux questions du Rapporteur général sur la sincérité et la certification des comptes.

M. Pierre Joxe : La réponse est, soit purement métaphysique et morale, soit ultra-technique. Que sont des comptes ou des documents financiers sincères ? S'ils décrivent ce qui s'est passé, ils décrivent tout ; s'ils anticipent ce qui va se passer, ils anticipent réellement. Telle est la notion de sincérité, d'où l'ambiguïté : un compte sincère est un compte exact ; un compte insincère est un compte mensonger ou réalisé par des incapables. Un budget sincère est un budget plausible, mais s'il ne se réalise pas, il ne révèle pas forcément que ceux qui l'ont imaginé sont incapables ou menteurs ; il peut s'être produit des événements, comme la guerre du Golfe, qui oblige à dépenser cinq milliards là où l'on pensait en dépenser dix fois moins. La notion de sincérité est donc soit éthique, soit ultra-technique. Elle passe quand même par la volonté de transparence. Le droit public français a été dominé par le fait que le budget n'avait pas besoin d'être sincère, puisque les députés n'avaient pas le droit de s'en occuper. Dès lors que les députés n'ont le droit d'en prendre connaissance que très tard et n'ont qu'un droit d'amendement limité, le fait que le budget soit sincère est secondaire ! À partir du moment où l'on entre dans une autre logique, l'obligation de sincérité retrouve toute sa valeur.

Quant à la certification, elle peut être effectuée par un cabinet d'experts comptables, un commissaire aux comptes ou une institution supérieure de contrôle. Par exemple, je viens d'être élu dans le collège des Nations Unis : la France est l'un des trois pays qui concourt au contrôle des comptes des Nations Unis. Nous certifions collégialement. Les trois pays - la France, les Philippines et l'Afrique du sud - signent tout document à trois, c'est-à-dire que ma collègue philippine, une dame très experte et très compétente, signera ce que mes collaborateurs auront préparé. J'ai confiance en mes collaborateurs : je les ai choisis, formés, éventuellement remplacés lorsqu'ils ne me donnaient pas satisfaction. Ma collègue lira, interrogera et signera. Même dans les cabinets d'audit les plus performants, après les auditeurs juniors, une personne signera. Que sait-elle, sinon qu'elle a fait les diligences nécessaires, qu'elle a choisi du personnel capable de détecter des erreurs, des tromperies ? Il y a donc un élément d'appréciation.

Aujourd'hui, la Cour des comptes est incapable de certifier les comptes de l'Etat, parce que les comptes de la République française ne sont pas conçus pour être soumis à une certification. Si l'Etat change son mode de comptabilité, son mode de fonctionnement, ce qui prendra un certain délai, la Cour des comptes s'adaptera. La Cour des comptes est aujourd'hui capable de certifier les comptes de la FAO, et même de refuser de les certifier. Le problème est donc celui du choix. Un choix a été fait en France, depuis une génération. Est-il réversible ? Le professeur Loïc Philip, Président de la Société française de finances publiques, dans son intervention au Sénat, a indiqué en substance : c'en est fini du rôle législatif des parlements ; ils n'ont plus qu'un rôle de contrôle. Je ne le pense pas, mais, en matière financière, le rôle de contrôle est peut-être plus important encore que par le passé. À partir du moment où l'on contrôle l'utilisation des sommes équivalant à 45 % du PIB, surtout si l'on retient la répartition par programmes que vous proposez, la notion de contrôle reprend toute sa valeur.

L'orientation que vous avez prise est donc indispensable. Votre loi organique va, non pas recréer, car nous nous situons dans une autre époque, mais revivifier, non seulement le contrôle parlementaire, mais la vie parlementaire elle-même, la réalité de la vie parlementaire.

M. le Président : La parole est à M. François Goulard.

M. François Goulard : Dans la proposition de loi organique, deux points sont essentiels : les programmes et les objectifs. Pour l'organe de contrôle qu'est la Cour des comptes, cette modification de la loi organique n'entraîne-t-elle pas une véritable révolution interne ? Entre les tâches actuelles de la Cour des comptes et la vérification que les objectifs affichés ont été réalisés - ce qui est l'essence même de la proposition de loi - il existe une différence fondamentale. On a parlé également des tâches de certification. C'est là aussi une autre façon de travailler, une tâche également très différente. Cette proposition de loi, si elle était adoptée, n'entraînerait-elle pas fatalement une réforme de la Cour des comptes ?

M. le Président : La parole est à M. Jérôme Cahuzac.

M. Jérôme Cahuzac : Je voudrais revenir sur la loi de financement de la sécurité sociale, tout en ayant conscience que je cours le risque de heurter ceux qui, parlementaires ou non, ont instauré une procédure que beaucoup ne jugent pas totalement satisfaisante. J'ai également conscience de courir le risque d'alourdir les travaux de la commission. Il faut reconnaître que nos travaux bénéficient d'un thème astral particulièrement favorable : le pouvoir exécutif est favorable à ces travaux, de même que le Parlement dans ses deux chambres, les forces politiques semblent se rejoindre dans cet objectif. Ce thème astral se renouvellera-t-il un jour pour modifier la loi organique de 1996 relative aux lois de financement de la sécurité sociale ? On peut en douter. D'où ma volonté de revenir sur ce sujet. J'espère pouvoir compter sur votre compréhension.

Le choix retenu à l'époque fut une concordance temporelle de la discussion de la loi de finances et de la loi de financement de la sécurité sociale. L'une des conséquences est la suivante : des recettes non votées en loi de finances initiale sont considérées comme telles en loi de financement. Nous avons affaire à des dispositifs partiels : par exemple, une augmentation de Csg est prévue par la loi de financement, mais la déductibilité relève de la loi de finances. Il en résulte un système de tubulures, qui n'est pas propre au projet de loi de financement pour 2001, même s'il faut bien reconnaître que l'exercice de confection des tubulures a probablement atteint cette année un paroxysme. Bref, tout cela concorde à une certaine opacité, qui explique que le Parlement dispose de fort peu de moyens réels d'exercer son rôle qui est de voter le budget et d'en contrôler l'exécution. D'où l'idée de faire litière de cette concordance temporelle. De surcroît, ce décalage laisserait le temps aux uns et aux autres de travailler correctement sur le projet de loi de finances et sur le projet de loi de financement de la sécurité sociale.

Je souhaiterais donc connaître l'appréciation du Premier Président sur l'idée qui consisterait à décaler dans le temps la discussion de la loi de finances et celle de la loi de financement, cette dernière devant impérativement reprendre les recettes votées en LFI quelques mois auparavant et se consacrer dès lors à ce qui, me semble-t-il, était son objectif premier, à savoir l'affectation des recettes ainsi décidées. On aurait dans cette hypothèse un vrai débat sur les dépenses à effectuer dans le cadre de la loi de financement avec notamment des choix, en particulier de santé publique, qui pourraient apparaître de façon beaucoup plus claire.

Je poserai maintenant deux questions sur le texte de la proposition de loi organique. Je ne partage pas la condamnation, qui semble pourtant unanime, des comptes d'affectation spéciale. Si l'un des principes qui doit nous guider est celui de la transparence, pourquoi supprimer les comptes d'affectation spéciale, dès lors que le Parlement, décidant d'affecter spécialement telle recette à tel objet, serait seul habilité à modifier l'affectation de ces recettes et leur montant ? Ce qui est choquant aujourd'hui dans les comptes d'affectation spéciale, ce n'est pas l'affectation d'une recette à une dépense, mais c'est surtout le fait que le Parlement se prononce sur une affectation et qu'ensuite le pouvoir exécutif la modifie sans véritablement consulter le Parlement. C'est sur ce point qu'il faudrait revenir, davantage que sur l'affectation spéciale elle-même.

Concernant les programmes, je voudrais avoir l'avis du Premier Président sur l'apparente contradiction entre la création de ceux-ci et le maintien des dispositions de l'article 40 de la Constitution : supposons que le Gouvernement nous soumette un programme de 1000 et que nous estimions préférable de prévoir deux programmes de 500. Selon vous, le fait de diviser tombe-t-il sous le coup de l'article 40 ? Que suggéreriez-vous, le cas échéant, pour que, finalement, à dépenses constantes, le Parlement puisse réellement jouer son rôle?

M. le Président : La parole est à M. Jean-Pierre Delalande.

M. Jean-Pierre Delalande : Je souscris entièrement aux propos de M. Cahuzac, puisque, dès 1995, je proposais ce décalage dans le temps entre la loi de financement de la sécurité sociale et la loi de finances initiale. Nous ne reviendrons pas sur ce débat, car cela nous mènerait trop loin. C'est un vrai débat de fond sur la transparence et sur la réalité de l'examen que nous pouvons faire et de l'une et de l'autre.

Monsieur le Premier Président, je voudrais vous poser trois questions. Tout d'abord, comment sont conciliées, à l'étranger, pluriannualité et alternance ? Établir des programmes sur plusieurs années est une bonne chose. Mais comment une majorité succédant à une autre peut-elle les réorienter ? On peut imaginer des programmes de moyen ou de long terme, sur lesquels majorité et opposition considèrent la continuité comme nécessaire - et que celle-ci s'affiche démocratiquement - alors que le débat resterait ouvert sur les autres orientations. Quelles sont les pratiques en la matière ?

Deuxième question : je ne suis pas totalement satisfait de votre réponse au Président de la Commission des finances à la question de la fongibilité et du contrôle. Il nous faudra entrer dans le détail technique. Comment faire ? Chaque programme comporte-t-il des chapitres ou bien, autre conception, chacun des programmes se décline-t-il en crédits de fonctionnement et d'investissement et en engagements ? Le plus opérant est-il que nous nous prononcions sur chacun des aspects, par programme, en ouvrant des fourchettes au Gouvernement, ce qui nécessiterait une nouvelle habilitation du Parlement en cas de dépassement ? Ce degré de détail nécessite que nous refondions une nomenclature budgétaire, ce qui demandera du temps. Souvenez-vous du temps nécessaire pour mettre en ordre la comptabilité des collectivités locales et édicter l'instruction M14. Cela a nécessité beaucoup de travail, de formation et d'expérimentation. Comment envisagez-vous ce processus, non encore entamé, puisque nous en sommes aux déclarations de principe ?

Troisième question : la relation entre sincérité et lisibilité. Là non plus, je ne suis pas pleinement satisfait. Pensez-vous que l'on doive aller vers une affectation unique, par exemple de certains impôts, de certaines taxes, soit aux dépenses de l'Etat, soit aux dépenses de sécurité sociale ? Notre collègue Alfred Recours, dans un remarquable rapport sur les recettes et l'équilibre général de la loi de financement de la sécurité sociale, dresse un tableau où il indique par des flèches - la méthode est révélatrice de l'obscurité de la matière - les divers financements de la sécurité sociale. Des impôts et des taxes financent pour partie l'Etat - les alcools, les tabacs, la TGAP - et pour partie la sécurité sociale, avec des financements croisés, des retours de caisse alimentant des organismes comme le FOREC, destiné à financer les 35 heures. Tout cela est absolument illisible pour le commun des mortels !

M. Philippe Auberger : C'est voulu !

M. Jean-Pierre Delalande : Bien sûr ! J'allais ajouter : illisible également par les spécialistes que nous sommes et qui avons fait, chacun pour nous, des tableaux avec des flèches, pour tenter de s'y retrouver... Tout cela n'est évidemment pas convenable. Voilà pour ce que notre collègue Cahuzac appelait « les tubulures ». L'un des moyens de clarification ne serait-il pas d'admettre le principe de prélèvements - impôts et taxes - affectés au budget de l'Etat et d'impôts et taxes affectés exclusivement au financement de la sécurité sociale et de ses annexes ?

M. Pierre Joxe : La CSG est un impôt et n'est pas dans le budget. Nous traversons une période de transition historique en ce qui concerne le droit public. Les plus jeunes d'entre nous y vivront une génération. Étudiant, j'ai vu naître le Traité de Rome. Personne ne disait à l'époque qu'il y aurait un jour une monnaie unique. Elle a mis cinquante ans à voir le jour. Cela prendra une génération.

Vous parlez de la loi de financement de la sécurité sociale. M. Cahuzac me répondra que ce n'est pas satisfaisant. M. Cahuzac, en 1982-1983, j'étais président d'un groupe parlementaire à l'Assemblée nationale et j'ai demandé, au moment du changement de politique, qu'on instaure une loi de finances sociales ; le Gouvernement de l'époque m'a envoyé sur les roses. En 1980, M. Albert Gazier, expert du parti socialiste, ancien ministre des affaires sociales des années 50, avait proposé une loi de finances sociales, qui fut refusée. En 1974, quand M. Giscard d'Estaing a été élu Président de la République, plusieurs parlementaires de la majorité de l'époque - j'appartenais alors à la Commission des finances - ont proposé une loi de finances sociales, qui fut refusée. En 1956, la première fois de ma vie où j'ai voté, Albert Gazier, ministre des affaires sociales, a proposé officiellement un budget social de la Nation. Ce fut refusé ! L'effort a pris un demi-siècle ! Les finances sociales, il y a trois quarts de siècle, représentaient peu de choses dans l'économie ; aujourd'hui, c'est plus que le budget de l'Etat !

Donc, des réformes interviennent, mais elles s'étendront sur une génération. Quant à la loi de financement de la sécurité sociale, elle a été créée grâce à une réforme constitutionnelle. C'est une évolution extraordinaire, à laquelle vous avez d'ailleurs participé. Vous souligniez que le thème astral était favorable pour une réforme de la procédure applicable aux lois de finances, c'est vrai, mais il fut également favorable pour la réforme constitutionnelle et la création de la loi de financement de la Sécurité sociale. Que ce soit perfectible, que ce soit hétéroclite, boiteux, bizarre, oui, mais cela constitue un formidable progrès!

M. Jérôme Cahuzac : Certes, la loi de financement de la sécurité sociale est une bonne chose, chacun en convient, mais que préconisez-vous en termes de calendrier pour supprimer cette concomitance de la discussion des deux textes ?

M. Pierre Joxe : Historiquement, les régimes de sécurité sociale relèvent du droit privé. Historiquement, les prestations sociales sont nées d'activités syndicales, des luttes, des grèves, des caisses, des mutuelles privées. Historiquement, les caisses de sécurité sociale ne relèvent pas du droit public. Pourquoi ne connaît-on pas le même problème en Grande-Bretagne? Parce que le service national de santé est intégré dans le budget de l'Etat ; il n'y a pas d'assurance maladie. Le passé historique de la France réclamera sans doute encore une génération avant que tout cela soit intégré. N'oublions pas les collectivités locales ; vous voyez d'ailleurs que le Sénat demande que soient introduites dans la Constitution des garanties relatives aux finances locales. Vous avez raison d'espérer mieux, mais il convient de mesurer l'épaisseur du temps écoulé.

M. Goulard, face à un nouveau type de budget, nous imaginerons de nouveaux types de contrôle, ce que nous faisons déjà dans certains domaines. Pour répondre également aux questions sur l'annualité et l'alternance soulevées par M. Delalande, j'évoquerai le plan de modernisation de la police que j'ai fait voter ; sa mise en _uvre a nécessité un an. Ensuite, M. Pandraud, devenu ministre, l'a mis en _uvre. Puis, je suis revenu et j'ai continué à le mettre en _uvre. Nombre de programmes débattus, discutés, dès lors qu'ils sont bons, ne sont pas nécessairement remis en cause par l'alternance. M. Lang vient de déclarer qu'il fallait embaucher plusieurs dizaines de milliers de fonctionnaires à l'Education nationale. M. Jack Lang entrera dans l'histoire pour avoir été dix ans ministre de la culture et peut-être aussi vingt ans ministre de l'éducation nationale. Mais ce n'est pas sûr, il peut changer ! De toute façon on embauchera des dizaines de milliers d'enseignants dans les temps qui viennent. L'annualité budgétaire est la réaffirmation sacrée que l'autorisation de percevoir les recettes et l'autorisation de dépenser les fonds publics est soumise au contrôle annuel. Il n'y a pas de contradiction entre la nécessité de la pluriannualité des programmes et la nécessité du contrôle annuel.

M. Delalande a également évoqué le décalage dans le temps entre la loi de finances et la loi de financement de la sécurité sociale. Peut-être ai-je tort. Je suis si content qu'il existe une loi de financement de la sécurité sociale, que je pense qu'il faut d'abord faire le tour de tous ses défauts avant de passer à l'étape suivante, qui sera certainement un rapprochement et, peut-être un jour, une fusion, mais celle-ci est aujourd'hui juridiquement impossible en raison de la pluralité des acteurs. Cela dit, il est vrai que l'on peut faire évoluer le calendrier.

M. Jean-Pierre Delalande : Nous ne demandons pas la fusion.

M. Pierre Joxe : Je ne le dis pas ; je pense que le rapprochement aboutira. Croyez-vous que tous les régimes particuliers actuels existeront dans cent ans ? Leur disparition prendra-t-elle 100, 90 ou 50 ans ? Nul ne le sait.

M. Jean-Pierre Delalande : C'est un autre débat !

M. Pierre Joxe : Non, c'est le même débat, car on s'aperçoit que ce sont des fonds publics. Tout ce qui est perçu en vertu d'une obligation et qui, s'il n'est pas versé, peut donner lieu à des poursuites, est très difficile à distinguer de l'impôt. Le contrôle des programmes pourra se réaliser beaucoup mieux que le contrôle budgétaire, car il est beaucoup plus motivant pour des contrôleurs, tant les auditeurs de la Cour des comptes que les membres des Inspections générales. Il ne faut pas oublier le contrôle interne dans les ministères, peu développé jusqu'à présent en France, mais qui tend à s'élargir. Aujourd'hui, beaucoup de collectivités locales se dotent de services de contrôle interne. Les services de contrôle interne de l'Etat, c'est-à-dire les Inspections générales, commencent à travailler mieux. Je pense qu'il est beaucoup plus motivant de procéder au contrôle de programmes qu'au contrôle de l'application annuelle du budget. Non seulement nous le ferons, mais nous avons commencé. Si vous lisez le rapport de la Cour des comptes sur les programmes d'armement, paru il y a trois ans, vous constaterez qu'il reste toujours intéressant, car il porte sur des programmes pluriannuels. Mais n'oublions pas l'importance du contrôle des dépenses annuelles, le contrôle des comptes, le contrôle de la précision et la régularité juridique. Le contrôle de programme revêtira une dimension supplémentaire. C'est une orientation générale dans les démocraties modernes que d'aller vers une gestion par objectif et un contrôle par programme.

S'agissant de la sincérité, il est exact qu'elle ne fait pas nécessairement bon ménage avec la lisibilité. Sincérité signifie précision, examen en détail. La lisibilité, cela consiste à brosser à grands traits. À terme, cependant, les deux notions se rejoignent, car l'insincérité a besoin de l'illisibilité. L'une des raisons de l'illisibilité des documents budgétaires en France est liée au fait que l'on voulait rendre ces documents difficiles à lire. L'objectif ne consistait pas à décrire la réalité dans les documents budgétaires. Par exemple, en ce qui concerne les effectifs, dans bien des cas, l'insincérité est un instrument permettant de faire durer des situations pour éviter d'aborder des réformes, pour éviter de créer une situation syndicale difficile, pour éviter de soulever un problème dont on sait que l'on ne trouvera pas la solution, pour renvoyer la chose à plus tard. Je pense que ce n'est pas contradictoire, mais que c'est une exigence nouvelle et que plus la fonction des parlements s'enracinera dans le contrôle en raison de l'européanisation qui est notre petite mondialisation à nous, plus cette fonction de contrôle rendra compatibles et combinera la sincérité et la lisibilité.

M. le Président : La parole est à M. Bouvard.

M. Michel Bouvard : Monsieur le Premier Président, je vous poserai deux questions. La première a trait à la consolidation et à la sincérité. Nous souhaitons tous une consolidation qui aille le plus loin possible, notamment par rapport à un certain nombre d'établissements publics. En ce cas, la sincérité ne risque-t-elle pas d'engendrer des problèmes ? Je prends un exemple. Nous avons été amenés à créer un certain nombre de structures, d'établissements publics pour placer des dettes, afin de respecter les critères communautaires relatifs au déficit et à l'endettement publics. Jusqu'où aller dans la consolidation, si nous souhaitons être totalement sincères, alors que cela peut nous poser des problèmes ? Nous avons tous en tête l'exemple du Réseau ferré de France (RFF) : la Commission européenne a justement considéré que c'était un « faux-nez » de l'Etat - ce n'est pas le seul exemple - et qu'il lui fallait davantage de ressources propres, ce qui pose par ailleurs le problème des relèvements de redevances et de droits d'usage. Jusqu'où donc pouvons-nous aller dans la consolidation ?

M. Pierre Joxe : Les temps ont changé. Ce sont les critères de la comptabilité européenne qui s'appliquent aujourd'hui. Les règles nationales sont périmées, obsolètes. On entre lentement et douloureusement dans un autre système de droit, où le principe de la souveraineté nationale est un souvenir historique, un sujet d'étude pour les étudiants en histoire, non pour les étudiants en droit ! Le droit de la concurrence, le droit de la consommation, le droit des marchés publics, le droit des statistiques n'est plus un droit soumis à la souveraineté nationale.

M. Michel Bouvard : Autrement dit, la position de la Cour est de faire une opération vérité, progressive, pour aboutir à une consolidation maximale.

M. le Président : Vous pourriez nous rejoindre : vous avez le sens de la formule qui ne fâche pas !

M. Michel Bouvard : Ma seconde question a trait à l'évaluation patrimoniale de l'Etat. Cette évaluation qui va être entreprise ne doit-elle pas se traduire par l'élaboration de règles garantissant que les réalisations d'actifs de l'Etat ne puissent être affectées qu'à des opérations de désendettement de l'Etat ou d'investissement, mais en aucun cas au financement de dépenses de fonctionnement ?

M. Pierre Joxe : C'est un élément d'appréciation politique. La non-affectation de recettes exceptionnelles provenant de la mobilisation d'actifs fait partie de la tendance du droit européen. Je vous renvoie à nouveau aux dispositions de l'article 104 du TCE, qui fondent des exigences pressantes et nouvelles. Sur ce point, je me permets de laisser la parole au Président de la première Chambre.

M. François Logerot : Dans le calcul des déficits au sens du traité de Maastricht, les recettes de privatisation n'entrent pas en ligne de compte, précisément parce que Bruxelles a interdit que les recettes de privatisation tombent dans le pot commun de l'équilibre budgétaire et c'est ce qui justifie l'existence d'un compte spécial du Trésor. Que l'on ait imputé dans ces comptes des dépenses qui sont plutôt des subventions de fonctionnement, la Cour l'a dit, en ce qui concerne les Charbonnages de France ; quant à l'EPFR et l'EPRD, les structures de financement des defeasance sont le poids du passé, qui va peser pendant encore plusieurs années. On ne peut dire que c'est une catégorie d'opérations destinées à durer, du moins on peut l'espérer.

M. Pierre Joxe : En effet. La sincérité des comptes et des budgets suppose la sincérité des bilans, donc leur existence : quelles sont les valeurs de passif et d'actif ? Aujourd'hui, on ne peut y répondre. Comment comptabilise-t-on les forts des Alpes ? J'en ai vendu et donné quand j'étais ministre de la défense. Comment comptabilise-t-on un Mirage ? Pour zéro : il est considéré comme consommé. Un fort des Alpes qui domine l'Italie à trois mille mètres d'altitude et que l'on ne peut atteindre qu'après onze heures de marche, est invendable. Lorsqu'il se situe en haut d'une vallée, qu'il y a des spéculateurs prêts à l'acheter des millions, cela s'apprécie. Une base aérienne, cela ne vaut rien, excepté quand elle est située à Fréjus par exemple.

M. le Président : Je remercie le Premier Président de la Cour des comptes ainsi que les membres de la Cour des comptes qui ont bien voulu se joindre à lui. Nous avons apprécié leur sincérité. Leur concours nous est précieux. Je souhaite que le Rapporteur et les services de la Commission spéciale restent en contact avec la Cour, car nous aurons sans doute besoin d'elle pour approfondir notre réflexion sur des points très précis, au fur et à mesure que nous avancerons.


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