ASSEMBLÉE NATIONALE


DÉLÉGATION
À L'AMÉNAGEMENT ET AU DÉVELOPPEMENT
DURABLE DU TERRITOIRE

COMPTE RENDU N° 7

mardi 31 octobre 2000
(Séance de 16 heures)

Présidence de M. Philippe Duron, président

SOMMAIRE

 

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- Audition de M. Jean-Pierre Sueur, ancien Ministre, Président de l'Association des Maires des grandes villes de France, sur les services publics

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La délégation à l'aménagement et au développement durable du territoire a entendu M. Jean-Pierre Sueur, ancien Ministre, Président de l'Association des Maires des grandes villes de France, sur les services publics.

M. le Président : Nous accueillons aujourd'hui M. Jean-Pierre Sueur, ancien ministre, président de l'Association des maires de grandes villes de France, à qui je souhaite la bienvenue.

La délégation a choisi comme deuxième thème d'étude les services publics et les territoires. La modernisation des services publics est l'un des points essentiels de la loi d'orientation et d'aménagement durable du territoire (LOADDT) du 25 juin 1999. Elle prévoit que des conventions, contrats ou cahiers des charges doivent fixer les obligations d'aménagement du territoire des organismes, des établissements publics ou des entreprises nationales. Ceux qui n'en disposent pas doivent se doter d'un plan d'organisation au niveau départemental, approuvé par le préfet ; le non-respect de ces documents déclenche la suspension des décisions prises et la réalisation d'une étude d'impact.

La loi encourage, en outre, le développement des maisons de services publics en leur fournissant, pour la première fois, un cadre juridique souple afin de faciliter leur constitution et leur fonctionnement. De nouvelles dispositions les concernant figurent également dans la loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations.

Enfin, la LOADDT institue neuf schémas de services collectifs dont l'un des objectifs est de garantir et d'optimiser le fonctionnement des services publics. La réflexion de l'implantation des services publics est d'ailleurs indissociable de celle des territoires émergents que sont les pays et les agglomérations.

On évoque souvent la question de la répartition des services publics en milieu rural qui n'est pas satisfaisante, mais ce problème n'en est pas moins réel en milieu urbain, les zones sensibles n'étant pas toujours irriguées autant qu'il le faudrait.

Vous êtes l'auteur, monsieur le Ministre, d'un rapport sur la ville qui abordait ces questions. Nous aimerions connaître votre réflexion à cet égard. Pouvez-vous nous faire part non seulement des progrès réalisés, mais également des difficultés que vous rencontrez et que vous avez eu à connaître, nous préciser notamment ce que peut être la notion d'accessibilité des services publics en milieu urbain et périurbain et nous indiquer la façon dont on peut cerner les attentes des usagers ?

Ce sont les quelques questions que je souhaitais poser afin de lancer le débat. Je vous propose de nous présenter un exposé liminaire, puis l'audition pourra se poursuivre sous forme de questions et réponses avec les membres de la délégation.

M. Jean-Pierre Sueur : Je vous remercie d'avoir bien voulu solliciter l'Association des maires des grandes villes de France pour contribuer à votre réflexion. Notre association regroupe soixante et onze membres, qui sont toutes des villes de plus de 100 000 habitants, ainsi que la très grande majorité des structures d'agglomération où sont situées ces villes, c'est-à-dire les communautés urbaines, les communautés d'agglomérations, les communautés de communes et les syndicats d'agglomérations nouvelles.

Notre réflexion se situe dans la ligne du rapport que j'avais produit il y a quelque temps maintenant et que vous avez bien voulu citer, monsieur le Président. J'avais pu constater, il y a deux ans, que s'agissant du monde urbain et périurbain, les chiffres étaient très éloquents et traduisaient un déficit de services publics dans les quartiers urbains défavorisés. Ces chiffres restent largement d'actualité.

On compte moins de policiers et gendarmes ou d'antennes et de personnel de l'ANPE par habitant, dans les quartiers en difficulté que, d'une part, dans l'ensemble des aires urbaines et, d'autre part, sur l'ensemble du territoire national.

S'agissant de La Poste, il y a beaucoup moins de postiers par habitant dans les grands ensembles que dans l'ensemble du territoire.

Enfin, si je prends le ministère de la Justice, on voit que la carte judiciaire, malheureusement, n'a pas encore été suffisamment revue, puisque vous trouvez un tribunal de grande instance à Ecouen mais aucun à Sarcelles : notre carte judiciaire est davantage tributaire de l'organisation de notre pays au cours des siècles passés que de la réalité de la France urbaine et de la révolution urbaine du XXe siècle.

Je tiens à souligner d'emblée ces quelques points, car on a parfois le sentiment que l'aménagement du territoire concerne essentiellement les zones rurales qu'il faut pourvoir en services publics. Il le faut, bien entendu, mais on a parfois une image fausse, car on feint de considérer la ville comme un ensemble homogène, ce qui est totalement inexact. Elle est très diversifiée et comprend un nombre de secteurs importants où, malheureusement, le rééquilibrage souhaité n'a pas eu lieu.

Je voulais, à cet égard, faire une critique de ce que j'appelle la stratégie du zonage. Notre pays est caractérisé par une grande collection de zonages de toute nature qui se cumulent, s'entrelacent, se superposent et finissent par constituer un ensemble assez incompréhensible. La politique de la ville utilise également les zonages. On retrouve les zones d'éducation prioritaires (ZEP), les zones urbaines sensibles (ZUS), les zones de redynamisation urbaine, les zones franches urbaines, les contours des contrats de ville, etc., sans oublier les fameuses zones d'aménagement concerné (ZAC), les zones à urbaniser en priorité (ZUP) et autres encore.

Pendant vingt ans, on a incité les maires à solliciter telle ou telle zone dans leur commune afin d'obtenir des moyens supplémentaires et des services publics. Le paradoxe de la situation est que le zonage massif, d'une part, n'a pas abouti à rééquilibrer les services publics à l'intérieur des villes et du pays et, d'autre part, a contribué à la stigmatisation d'un certain nombre de quartiers. A force de les montrer du doigt, on finit par leur donner une image qui ne les quitte plus et qui leur est extrêmement préjudiciable.

En fait, il est aujourd'hui nécessaire de changer de politique de la ville et de se lancer résolument dans une politique de renouvellement urbain qui consistera à ne pas hésiter à reconstruire des quartiers entiers, non pas sur place mais sur des aires beaucoup plus larges réparties sur l'ensemble de l'aire urbaine. Cela conduira à considérer le service public, comme le logement social de qualité, dans l'ensemble de l'aire urbaine.

Je n'ai pas abordé les zones d'éducation prioritaires (ZEP), mais dans mon rapport, j'avais cité des chiffres qui montrent que, contrairement aux idées reçues, tel ou tel arrondissement parisien où sont localisés des lycées prestigieux reçoit beaucoup plus de moyens que les ZEP de tels quartiers de Paris ou de la banlieue. Nous sommes au cœur de la politique du service public.

J'ai soutenu, y compris dans cette Assemblée, avec beaucoup de force, M. Alain Savary, lorsqu'il a créé les zones d'éducation prioritaires. Mme Ségolène Royal en a fait un bilan extrêmement flatteur. Je suis, pour ma part, plus mesuré. En effet, même si d'incontestables progrès pédagogiques ont eu lieu dans les ZEP et même si beaucoup d'actions intéressantes et remarquables y ont été menées, il convient de regarder en face un vrai problème. Aujourd'hui, le service public de l'Éducation nationale subit des phénomènes de fuites massifs qui contribuent souvent au développement de l'enseignement privé. Un certain nombre d'habitants de notre pays, voire d'enseignants, essaient, par tous les moyens, de scolariser leur enfant à l'extérieur d'une ZEP. Par conséquent, la ZEP produit des phénomènes de fuite, même si quantité d'établissements de ces zones sont des établissements de la réussite.

Il y a deux ans, l'inspecteur d'académie de mon département m'a informé qu'il avait mis une école du quartier de la Source, dans la ZEP. Peut-être pensait-il que j'aurais dû l'applaudir ou le remercier chaleureusement. Or, mon adjoint chargé de l'enseignement et moi-même avons ensuite reçu des parents d'élèves qui souhaitaient mettre leurs enfants dans un autre établissement : le résultat du classement de cet établissement en ZEP a été une diminution de l'effectif et la suppression d'un poste. Il faut donc réfléchir à ces phénomènes. Bien entendu, je soutiens de tout cœur les actions menées dans les ZEP, mais je constate que l'Éducation nationale est confrontée à des situations dont elle n'est pas responsable.

Par exemple, si les enseignants de la Seine-Saint-Denis se retrouvent face à des publics en grande difficulté, c'est parce que, pendant quelques décennies, dans la région Île-de-France, on a organisé une discrimination territoriale et que des stratégies foncières, immobilières, politiques et électorales ont convergé en ce sens.

Pour sortir de cette situation, il faut procéder à un renouvellement urbain, c'est-à-dire démolir des quartiers et construire autrement des logements sociaux de qualité, en les répartissant sur l'ensemble des aires urbaines. C'est un travail tellement considérable qu'il ne faut plus tarder à le mettre en œuvre.

Nous devons rester attentifs aujourd'hui à ne pas tomber dans un état de régression par rapport à l'idéal républicain qui a bien fonctionné dans son rôle intégrateur, en vertu duquel tous les enfants des familles de ce pays se retrouvaient sur les bancs de la même école. Ce n'est malheureusement plus le cas dans certains quartiers où l'on retrouve ces phénomènes que je tiens à porter à l'attention de votre délégation. Je n'ai pas d'autre réponse à apporter que celle d'une politique très nerveuse de renouvellement urbain.

Notre association travaille de façon très active sur diverses thématiques liées au service public, dont celle des transports. Nous estimons que les régions doivent avoir une compétence accrue en matière de transport ferroviaire et nous sommes très impliqués dans la construction de transports urbains de qualité. Pratiquement toutes les villes se préoccupent aujourd'hui de tramways, de transports sur voie réservée (TVR), de VAL, de tram-train, etc.

Cela est très important, tant pour les préoccupations écologiques et urbaines, que pour les questions de qualité de la vie. Il faut affirmer le droit au transport, et ne plus faire de l'urbanisme statique mais de l'urbanisme cinétique, en considérant que la ville est le lieu de la mobilité.

A cet égard, l'Association est attentive au maintien du versement transport. J'avais évoqué la possibilité de le remplacer par un autre type de versement, mais je ne vois pas très bien lequel. Par conséquent, en l'absence d'une solution fiable - et je ne suis pas sûr que cela soit une taxe additionnelle sur le prix de l'essence -, il convient de conserver le versement transport.

J'ai eu, ce matin, une discussion avec M. Louis Gallois, président de la SNCF, à propos du rapport entre cette entreprise et le transport urbain, et, notamment, de la multimodalité. A cet égard, nous sommes préoccupés, car nous constatons que les normes fixées en France réduisent la possibilité de faire circuler les véhicules de transport urbain sur les voies de chemins de fer, c'est-à-dire de faire rouler des tramways sur des voies de banlieue comme cela se fait en Allemagne.

En fait, la SNCF nous indique qu'on ne peut faire rouler que des trains sur ses voies. Cela nous parait extrêmement dommageable : à Karlsruhe par exemple, le tram urbain est également le train de banlieue sans rupture de charge. On peut faire rouler des véhicules légers sur les voies ferroviaires. Nous sommes préoccupés par cet état de choses.

Par ailleurs, nous nous intéressons également à la question des fibres, du câble et de l'ensemble des réseaux à haut débit. Elle est cruciale pour l'espace rural et les départements de ce pays, car il serait tout à fait absurde d'aller vers le numérique à deux vitesses. Nous souhaitons que des modifications soient apportées à cet égard à la LOADDT.

Même si des avancées importantes ont été réalisées, nous voudrions maintenant que le service public municipal ou local puisse créer les réseaux, quitte à ne pas les exploiter. Aujourd'hui cette question préoccupe un grand nombre de maires car ils ont conscience que le haut débit doit être installé partout, qu'il est nécessaire pour la ville, le conseil général, l'hôpital, l'université, les entreprises.

Il faudrait une règle du jeu claire car, en la matière, la règle inscrite dans la LOADDT n'est pas satisfaisante du fait qu'il faut faire la preuve d'une carence en matière d'opérateurs pour avoir la possibilité de créer des réseaux. Comment définir la carence ? Il est possible qu'il n'y en ait aucune, mais que les solutions proposées soient de très mauvaise qualité, sans parler de l'absence de concurrence.

Enfin, nous sommes très attachés à la sécurité, point que j'ai abordé tout à l'heure et pour lequel j'ai cité quelques statistiques. Tout d'abord, le problème du nombre de postes de policiers reste posé. Il est clair qu'au vu des chiffres, il est difficile de ne pas être pessimiste. Lorsque le maire d'une commune de la banlieue parisienne indique à la télévision, devant une moyenne surface commerciale brûlée par des délinquants, que quatre ou cinq policiers seulement étaient en service cette nuit-là pour une aire urbaine très importante, il ne dit que la vérité. On ressent parfois très douloureusement le manque d'effectifs.

Dans le même temps, sachant que le nombre de policiers et de gendarmes français par habitant est le plus élevé d'Europe, il est clair que nous sommes confrontés au problème de l'utilisation adéquate des moyens existants. A cet égard, nous soutenons ce qui a été fait par M. Jean-Pierre Chevènement, à savoir reconvertir une partie des CRS et des gendarmes mobiles, afin de les affecter à des tâches de police urbaine.

S'agissant de la question de la police, je ne suis pas sûr que la méthode choisie, il y a deux ans, pour réduire les inégalités soit la bonne, dès lors que l'on en fait un débat ville-campagne, ou entre petites villes et grandes villes. Il est évident qu'aucun maire d'une ville de dix mille habitants n'acceptera que l'on supprime le commissariat de police de la commune. Par conséquent, nous devons examiner le problème de manière plus pointue, plus précise.

Je ne crois pas qu'il faille fermer des commissariats, mais on peut tout à fait repenser l'organisation des carrières, l'affectation des effectifs, le fonctionnement des postes de police, redéployer les CRS et les gardes mobiles.

Par ailleurs, nous sommes très attachés à la police de proximité, c'est-à-dire à une révolution copernicienne dans la manière d'assumer les tâches de police. Il ne faut plus les assumer par rapport à des habitudes, des rites, à un fonctionnement que l'on connaît depuis longtemps, mais analyser les problèmes dans chaque quartier, dans chaque espace, de la manière suivante : combien de policiers à telle heure, dans tel centre commercial, à la sortie de tel collège ou lycée, dans telle cage d'escalier, dans telle partie du campus universitaire ? La police doit être organisée par rapport aux besoins et non selon des a priori.

Cette police de proximité, qui nécessite beaucoup de moyens, doit être mise en œuvre sans dégarnir les effectifs de nuit notamment. Il est clair que l'on ne pourra pas reconquérir le terrain sans moyens et sans une réorganisation importante de la police par rapport aux missions qui sont les siennes.

M. Pierre Cohen, rapporteur : Votre rapport avait bien mis l'accent sur les déficits concernant les effectifs des services publics. Néanmoins, la constatation selon laquelle l'effectif de l'ensemble des services publics, notamment de policiers et de gendarmes, dans les quartiers en difficulté, était inférieur par rapport au reste du territoire, me semble devoir être précisée.

En effet, une fois qu'a été mis en avant le problème des effectifs, il a fallu revoir très rapidement celui de la qualité et du service rendu. En effet, un facteur rend un service en quelques minutes dans une cage d'escalier par rapport à un nombre donné d'habitants, alors qu'un facteur en milieu rural doit effectuer des kilomètres pour rendre ce même service.

Le critère du nombre est largement insuffisant. Toutefois, si on s'intéresse à la notion de service rendu, on s'aperçoit du manque de critères objectifs pour la définir, et de réponses réelles aux besoins par service public ; on constate, lorsque l'on évoque l'évolution et la modernisation du service public, que des critères inavoués prennent le pas. Cela a été le cas lors du débat sur la modernisation des finances où, manifestement, on a parlé beaucoup plus de rentabilité, au détriment du service public.

Il faudrait en fait que le service public se détermine par quatre ou cinq critères tels que la notion de territoire, d'égale accessibilité, de continuité... mais dont le croisement est complexe.

Cette politique d'amélioration des services publics est extrêmement difficile à mettre en œuvre en raison des moyens extraordinaires qu'elle suppose.

Si on examine, service public par service public, les besoins qui existent dans les quartiers, ce n'est pas un plan Marshall de 35 milliards qu'il faudrait, mais quasiment le double. On constate un hiatus entre, d'une part, ce qui est logique, c'est-à-dire la définition des besoins, et, d'autre part, l'organisation à mettre en place, car il ne s'agit pas simplement de puiser dans les caisses et de demander des moyens supplémentaires. Nous devons avoir une attitude responsable à cet égard ; mais on constate néanmoins que des moyens supplémentaires seront indispensables.

M. Jean-Pierre Sueur : Je partage votre point de vue. On ne peut se contenter d'une vision strictement comptable. Cela vaut aussi pour les écoles dans le milieu rural. Il faut regarder les réalités.

Par ailleurs, la question de l'accessibilité est très importante. Suite à une convention passée entre l'Association des maires des grandes villes et La Poste, des bureaux de poste de très bonne qualité ont été implantés dans un certain nombre de quartiers. C'est une excellente démarche, mais il est vrai que tout dépend de la nature du service rendu. La Poste nous dit qu'il est assez logique qu'il faille moins de personnels pour desservir un immeuble que des hameaux de montagne. On peut penser que la distribution du courrier dans un cas est très longue, dans l'autre très courte.

Mais dans le même temps, il ne faut pas oublier qu'il existe un certain nombre de quartiers de notre pays où le service public de La Poste n'existe plus. Certains habitants doivent aller chercher leur courrier au bureau de poste car il n'y a plus de boite à lettres dans la cage d'escalier ou on ne trouve plus de facteurs pour y distribuer le courrier.

Il faut aussi considérer que des bureaux de poste, dans certains endroits, doivent disposer de traducteurs, d'interprètes, d'un personnel suffisant pour éviter les attentes très importantes du vendredi ou du samedi, ou des jours où les gens touchent le RMI ou leurs paies. Néanmoins, je suis d'accord avec vous sur le fait qu'il ne faut pas avoir une vision trop abrupte de ces questions et garder le souci de l'accessibilité. A cet égard, peut-être faut-il également envisager de nouveaux moyens qui permettront une meilleure accessibilité au service public.

Il me semble que la décision prise par M. Michel Sapin, ministre de la fonction publique et de la réforme de l'État, de supprimer les fiches d'état civil est très judicieuse. Hier, lors d'une discussion dans ma mairie sur l'application des trente-cinq heures, nous avons fini par arriver à un accord. J'avais prévu des postes pour le service des affaires administratives. J'ai donc demandé aux personnels concernés si ces postes étaient encore nécessaires, dès lors que les fiches d'état civil étaient supprimées. Cette modernisation du service public peut être un progrès considérable, mais je crains que la modernisation par Internet n'atteigne pas forcément en priorité les quartiers défavorisés.

M. Henri Nayrou, rapporteur : L'État devant gérer ses ressources et le public devant avoir accès à tous les services, ne croyez-vous qu'une des pistes à explorer devrait être désormais le volet territorial des contrats de plan État-région, tant pour les contrats d'agglomération que pour les contrats de pays ? Dans la boite à outils, nous cherchons des nouvelles modalités de financements qui respecteraient les règles en vigueur.

L'État devra faire preuve de volontarisme, d'autant plus qu'il se désengage trop souvent d'un certain nombre d'actions, en arguant du fait que l'avenir des territoires appartient à leurs élus et à leurs citoyens. C'est le moment, pour les territoires, les élus et les citoyens, d'exprimer un certain nombre de revendications et d'exigences.

M. Jean-Pierre Sueur : Je suis d'accord avec vos propos. J'aborderai deux points. S'agissant ce qui relève de l'État et des collectivités locales dans l'aménagement du territoire et la prise en charge du service public, il me semble qu'une deuxième étape de la décentralisation, qui consisterait en une plus grande séparation des pouvoirs, est nécessaire. Cela a été débattu lors des travaux de la commission pour l'avenir de la décentralisation présidée par M. Pierre Mauroy.

Je trouve que nous sommes malades, actuellement, de la dilution des pouvoirs. J'ai trouvé très importante la logique des contrats de plan mis en œuvre par M. Michel Rocard, qui a permis de mettre en place dans ce pays une planification fiable, alors que le grand plan du général De Gaulle, qui comportait un certain nombre d'obligations, se traduisait peu dans les faits.

Le contrat de plan, qui comprend une série d'actions avec un cofinancement, un calendrier, des chiffres et des signatures, s'applique globalement et, s'il ne s'applique pas, l'autre partenaire ne manquera de le rappeler. Le contrat de plan, en ce sens, est opérant, mais je suis favorable aux contrats qui concernent les grandes masses, les grands projets et par exemple, les politiques de renouvellement urbain. Il me semble qu'on a eu la manie de faire des contrats, des conventions et des systèmes qui portent sur trop de choses.

Je prends l'exemple de la sécurité. Pour ma part, j'ai signé un contrat local de sécurité. Pour l'université, nous apportons bien entendu nos financements. Pour les contrats de la politique de la ville, qui restent trop souvent un casse-tête considérable, je pense que l'architecture globale d'un projet doit donner lieu à un contrat entre l'État, les agglomérations et la région ; mais pour ce qui est la mise en œuvre concrète, est-il normal que dix ou quinze parties prenantes doivent se réunir pour verser des subventions de deux mille francs à des associations qui œuvrent dans un quartier ?

M. Pierre Cohen, rapporteur : Il n'en sera plus ainsi pour le troisième contrat de ville.

M. Jean-Pierre Sueur : Je l'espère. Je suis partisan de plus de netteté. Pour répondre à la question sur le contrat d'agglomération, j'ai eu l'occasion de m'exprimer au nom de mes collègues maires de grandes villes, lors des colloques organisés par l'Association avec la DATAR. Nous sommes favorables à un contrat d'agglomération entre l'État et les agglomérations. Mais nous craignons beaucoup aujourd'hui que le contrat d'agglomération ne soit qu'une sorte de codicille au contrat de plan, une sorte de procédure purement formelle où on viendrait remettre en ordre ce qui est déjà inscrit dans le contrat de plan. Si tel était le cas, cela aurait peu d'intérêt.

Nous estimons que le contrat d'agglomération doit être une réelle occasion de mettre en œuvre les dispositions figurant dans le projet de loi relatif à la solidarité et au renouvellement urbains et d'indiquer, pour chaque agglomération, les objectifs en termes de logement social, de transport, de renouveau de zones commerciales dégradées, car ces éléments sont liés. Nous devons envisager dans nos agglomérations cinquante projets pour construire des pavillons, des petits collectifs, des projets de logements bien intégrés dans les centres anciens, les faubourgs et la périphérie. Par ce contrat, il faut avoir tant de logements à construire en tant d'années et y consacrer des moyens suffisants.

Je suis préoccupé quand j'observe les chiffres du logement social, car on construit actuellement moins de logements sociaux qu'au c_ur de la crise, ce qui témoigne d'un réel dysfonctionnement. La France est un pays riche. Pourquoi ne réussit-on pas, dans ce pays, à affecter une partie importante de cette richesse pour construire les logements sociaux de qualité qui sont nécessaires ?

En effet, la réponse à la crise des grands ensembles, c'est la construction de logements de qualité. Je suis frappé par un calcul économique simple. Prenons l'exemple d'une barre d'immeubles des années 1960. Si l'on considère le prix du terrain, le prix de la construction de la barre, de la première réhabilitation, de la deuxième restauration, du troisième ravaudage, du quatrième plan d'urgence, du cinquième programme prioritaire, puis la décision de démolition et le relogement des habitants, et si on fait un calcul économique sur quarante ans, on constate que cela aurait coûté moins cher de construire dès le départ des logements de standing.

Cette rétro-histoire n'a de sens que pour l'avenir. Aujourd'hui, la France pourrait construire chaque année des dizaines de milliers de logements sociaux de qualité qui s'intégreraient bien dans les villes et les villages. C'est le principal enjeu, et je suis inquiet de voir qu'on ne réussit pas à mettre en œuvre. C'est une question d'aménagement du territoire tout à fait centrale. Résorber les mille quartiers qui vont mal relève autant de l'aménagement du territoire que la désertification rurale. Je n'oppose pas l'un à l'autre, mais j'affirme qu'il faut s'intéresser aux deux. Peut-être ces deux réalités sont-elles d'ailleurs liées car, à l'époque où l'industrie appelait des grandes concentrations, on a construit des grands ensembles qui ont généré cette concentration urbaine. Toutefois, l'Internet et les nouvelles technologies de l'information et de la communication, qui par essence peuvent se délocaliser, sont des atouts pour un autre aménagement du territoire.

Auparavant, les usines étaient localisées sur les lieux de production, comme pour le charbon ou le fer, ou telle ou telle infrastructure. Maintenant les entreprises de télématique peuvent s'implanter véritablement partout. Par conséquent, les contraintes industrielles ne sont n'est plus un frein à un aménagement harmonieux du territoire.

M. Henri Nayrou, rapporteur : Il ne faudra pas laisser aux seuls syndicats et aux personnels le soin de dire que les services publics sont de l'aménagement du territoire. L'État doit le comprendre. Le volet territorial des contrats de plan État-région arrive à point pour donner un sens à cette évidence.

Je suis d'accord sur le fait que l'aménagement du territoire, c'est également un projet de vie sur un territoire, et non pas seulement un projet économique, comme on semblerait le faire croire. Lorsque l'on parle d'aménagement du territoire, on pense immédiatement à la prime à l'aménagement du territoire et aux subventions versées afin de faire venir d'importantes usines automobiles à Valenciennes ou ailleurs, comme le prévoyait le plan sous le général de Gaulle. L'aménagement du territoire comporte une dimension humaine. Il ne suffira pas de dire qu'il faut remettre l'homme au c_ur du dispositif, mais le prouver par des faits, des actions et des financements.

M. le Président : Vous avez évoqué tous les points importants, à savoir la modernisation des services publics et leur accessibilité, la nécessaire équité de traitement des citoyens par rapport à ceux-ci, le renouvellement urbain.

En conclusion, je souhaiterais vous faire part de deux propositions, afin de savoir si elles pourraient vous convenir et si vous estimez, qu'à l'aune de votre expérience, elles ont une pertinence. La première proposition serait de substituer, à cette logique de l'empilement et de l'enchevêtrement du zonage que vous décriviez, la notion de développement intégré sur des territoires pertinents qui pourrait faire l'objet d'une contractualisation.

Quant à la deuxième proposition, elle concerne la territorialisation des services publics. On constate que chaque fois qu'il a fallu moderniser, rationaliser, économiser, on a concentré. Maintenant nous disposons de nouvelles techniques de l'information et de la communication qui permettent de travailler en réseau et qui sont d'ailleurs utilisées par certaines administrations disposant de peu de moyens. Par exemple, la direction de la concurrence et des prix a su les mettre en œuvre au niveau national, en ayant recours aux expertises dispersées sur le territoire.

Pensez-vous qu'on pourrait territorialiser un certain nombre d'administrations qui sont actuellement concentrées, soit dans la capitale, soit dans certaines métropoles régionales, au profit de grandes ou moyennes villes, qui vont souffrir dans une économie où les nouvelles technologies ont tendance à s'installer là où se trouvent les concentrations humaines, où peuvent se faire l'échange des savoirs et les échanges de capitaux ?

M. Jean-Pierre Sueur : Je répondrai, tout d'abord, au deuxième point avec lequel je suis tout à fait d'accord. J'ai parfois la nostalgie d'un premier ministre -Mme Edith Cresson- qui avait, de manière très courageuse, décidé de délocaliser un certain nombre de grands organismes vers des villes de région. Je suis élève d'une école normale supérieure qui était située à Saint-Cloud et qui a été délocalisée à Lyon. L'association des anciens élèves, de façon quasi unanime, s'était alors élevée contre cette injure. Pour ma part, je faisais partie des 2 ou 3 % qui considéraient qu'il était tout à fait légitime d'installer une école normale supérieure à Lyon, capitale régionale importante. Cela s'applique également à l'ENA, délocalisée à Strasbourg, grande ville européenne.

De telles délocalisations sont-elles aussi absurdes qu'on veut bien le dire ? Je me souviens d'une émission de télévision où le personnel du CEMAGREF s'était élevé à l'idée de déménager à Clermont-Ferrand, comme si c'était un exode. Lorsque l'on sait que le CEMAGREF est le centre du machinisme agricole, du génie rural et des eaux et forêts, il semble plus pertinent de le localiser en Auvergne que dans le 7e arrondissement de Paris. Notre pays reste très frileux sur ce sujet et atypique par rapport à une bonne partie de l'Europe.

Je suis pour le retour à une politique volontariste d'implantation d'équipements, laquelle est grandement facilitée par le TGV. Certes, il y aurait à dire à ce sujet. Ce matin, j'ai évoqué le POLT, Paris-Orléans-Limoges-Toulouse, avec M. Louis Gallois qui estimait que cette infrastructure allait coûter cher et s'interrogeait sur sa rentabilité. La construction de l'autoroute Paris-Clermont-Ferrand a été bénéfique pour désenclaver cette région, de même ce train le sera pour l'aménagement du territoire, même s'il coûte cher. Les habitants et les entreprises de Cahors et de Brive seront reliés à Roissy ce qui, aujourd'hui, constitue un atout économique très important.

Par ailleurs, je suis entièrement d'accord avec l'idée que les nouvelles technologies doivent permettre des fonctionnements en réseau du service public et sont une chance pour une nouvelle localisation des services, y compris des services à domicile. Grâce à la signature électronique, nous aurons accès à un grand nombre de documents à domicile.

S'agissant de la première partie de votre question concernant le remplacement des zonages, notre Association y est absolument favorable. Il ne s'agit pas de remettre en cause, de manière générale, les zonages, car ils permettent une certaine équité et ils permettent de donner plus là où on constate les plus grandes difficultés. Il est pertinent, au niveau européen comme au niveau national, d'affecter plus de moyens dans les endroits qui rencontrent le plus de difficultés.

Néanmoins, il faut en finir avec les excès du zonage, et notamment à l'intérieur des aires urbaines. Je préfère de très loin que, pour une agglomération urbaine, on passe contrat entre l'État et l'agglomération. Le contrat prendrait en compte le fait que l'agglomération a décidé de modifier profondément un certain nombre de grands ensembles, de transformer des quartiers monofonctionnels en quartiers plurifonctionnels, d'encourager la construction.

J'estime qu'en France, on ne propose pas suffisamment de concours d'urbanisme. Dans une agglomération, il faudrait pouvoir lancer dix concours afin de remodeler et repenser la ville du futur, et de ne pas rester prisonnier du passé. Tout cela est exaltant. L'agglomération devrait pouvoir signer un contrat global sur ses projets, mais on constate que pour mettre en _uvre ce contrat et disposer des outils qui permettront de construire des logements sociaux dans toutes les communes, dans tous les quartiers, il existe des réticences très fortes.

Pour ce faire, il faut une politique ambitieuse pariant sur la qualité du logement. C'est possible, mais pas dans des politiques étroites de zonages. J'ai la certitude que le zonage stigmatise : à force de répéter que l'on est dans telle ou telle zone, on enfonce les intéressés dans un statut alors qu'il faut justement les sortir de cet enfermement dans un périmètre.

Pour sortir de ce périmètre, il faut proposer un rééssaimage urbain de telle manière que l'on recrée des quartiers, que l'on refasse la ville sur elle-même. Réinventer une nouvelle urbanité, c'est simplement continuer le mouvement. La seconde moitié du XXe siècle a été marquée par la grande industrie, les grands ensembles et les grandes surfaces. C'est un moment de l'histoire. La période 2000-2050 sera un autre moment de l'histoire. A nous de le préparer !

M. Pierre Cohen, rapporteur : Il est vrai qu'il faut dépasser ce qui existe. Toutefois pour ceux qui n'ont pas cette ambition, demeure la référence du zonage. Avant d'arriver à cette nouvelle dynamique du renouvellement urbain, qui doit être l'essence même des grands projets de type politique de la ville, il reste toutefois une phase intermédiaire. Un projet de ville donnant lieu à un grand concours d'architecture peut donner la réponse pour les cinq, dix ou quinze prochaines années. La démarche intermédiaire me parait judicieuse.

M. Jean-Pierre Sueur : Il faut aller vers l'idéal et comprendre le réel. Grâce à la forte motivation des enseignants et des parents d'élèves, certaines écoles et certains collèges des ZEP sont devenus des établissements de la réussite. J'en tire la conclusion que désespérer toutes ces personnes serait une erreur monumentale.

Mais, par ailleurs, les phénomènes de fuite sont un fait indéniable. Il suffit de consulter les statistiques des académies. Ce phénomène doit être examiné pour en connaître les motifs. Du fait que certains établissements sont stigmatisés, même l'on y obtient de bons résultats, on observe ces stratégies de fuite.

Les parents d'élèves, même s'ils sont favorables au changement de la société, veulent aussi la réussite de leur enfant, qui reste leur principale préoccupation. C'est un comportement légitime.

Il est évident que nous progresserons en tenant les deux bouts de la chaîne, comme je le fais actuellement. Nous travaillons à la préparation d'un grand projet de ville dans un quartier, qui prendra sept ou huit ans. Nous avons organisé un concours d'architecture et des réunions publiques avec les architectes et la population.

Dans le même temps, nous nous remobilisons encore plus pour rénover aujourd'hui ce qui doit l'être, pour l'hygiène, la sécurité, la lutte contre la délinquance. Il faut tenir les deux bouts de la chaîne. Dans l'immédiat, il est indispensable de continuer à allouer des moyens aux ZEP. Néanmoins pour lutter efficacement contre ces fuites qui sont un fait très important, la seule solution est de mener à bien la politique de renouvellement urbain grâce à laquelle on n'aura plus des quartiers où se concentrent toutes les difficultés. Dès lors, on parviendra à un rééquilibrage.

L'école a été pendant longtemps le creuset de la mixité sociale. Or aujourd'hui, le problème est qu'elle ne parvient plus à l'être dans certains quartiers où il n'existe plus aucune mixité sociale. C'est seulement lorsqu'on la rétablira par le renouvellement urbain que l'on pourra avancer. Autrement dit, l'idéal de refaire aujourd'hui la ville de la nouvelle urbanité et de la mixité urbaine, c'est la suite du combat républicain pour l'école, creuset de la République.

M. le Président : Nous vous remercions de cette intervention très convaincante.

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