ASSEMBLÉE NATIONALE


DÉLÉGATION
À L'AMÉNAGEMENT ET AU DÉVELOPPEMENT
DURABLE DU TERRITOIRE

COMPTE RENDU N° 11

mercredi 23 janvier 2002
(Séance de 10 heures)

Présidence de M. Philippe Duron, président

SOMMAIRE

 

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- Audition de Mme Martine Durand, Directrice adjointe du Cabinet du Secrétaire Général de l'OCDE

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La délégation à l'aménagement et au développement durable du territoire a entendu Mme Martine Durand, directrice adjointe du Cabinet du Secrétaire Général de l'OCDE.

M. le Président : La délégation reçoit aujourd'hui Mme Martine Durand, directrice adjointe du cabinet du secrétaire général de l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE).

Au terme de cette législature, la délégation à l'aménagement du territoire de l'Assemblée nationale a programmé une série d'auditions sur l'évaluation des politiques publiques et les indicateurs du développement durable, sujet à la fois fondamental mais aussi novateur, et qui commence à être pris en compte dans notre pays pour un certain nombre de politiques.

Nous sommes d'autant plus heureux de vous accueillir que l'OCDE a beaucoup travaillé sur le thème du développement durable et a préparé un rapport "Développement durable : quelles politiques ?" qui dresse un bilan des réalisations, met en évidence un certain nombre d'obstacles conceptuels et pratiques freinant les progrès attendus et aborde les domaines dans lesquels des actions gouvernementales concrètes permettraient de mieux atteindre les objectifs fixés.

Nous souhaiterions donc avoir votre vision du développement durable, voir quels indicateurs ont été retenus ou pourraient l'être à ce sujet dans les pays que vous avez étudiés, quelles sont les difficultés les plus souvent rencontrées, quelles pistes doivent être envisagées pour l'avenir.

J'ajouterai que la Délégation s'intéresse également tout particulièrement au développement durable en matière d'aménagement du territoire.

Mme Martine Durand : Je vous remercie d'avoir invité l'OCDE. Malheureusement, son secrétaire général n'a pu se déplacer, mais je suis ravie de le remplacer aujourd'hui.

Mon intervention portera sur les directions dans lesquelles les travaux de l'OCDE se sont engagés, plus précisément les politiques que les ministres de l'OCDE discutent actuellement en matière de développement durable, et les difficultés qu'ils rencontrent pour mettre en place des politiques efficaces dans ce domaine.

En premier lieu, je souhaiterais remettre en perspective les travaux de l'OCDE. En mai 1998, les ministres des pays membres ont donné mandat à l'Organisation de traiter la question du développement durable et, plus particulièrement, de formuler des recommandations concrètes concernant les politiques en faveur du développement durable.

Le développement durable est un concept très vaste. C'est pourquoi, à cette occasion, ils se sont également accordés pour en donner une définition, à savoir un processus permettant de satisfaire les besoins de la génération présente, sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire leurs propres besoins. C'est une définition très large.

Ce concept de développement durable englobe des considérations à la fois économiques, sociales et environnementales. Néanmoins, l'objectif est de toutes les rapprocher et de pouvoir promouvoir l'intégration des politiques dans ces trois domaines, et non pas agir séparément dans chacun d'entre eux.

Divers organismes gouvernementaux, organisations internationales, groupes de la société civile, organisations non gouvernementales oeuvrent pour promouvoir le développement durable. La contribution demandée par les ministres à l'OCDE est donc d'apporter son expertise multidisciplinaire, c'est-à-dire prendre en compte ces politiques dans un cadre multidisciplinaire, mais aussi multigouvernemental, puisque c'est une des caractéristiques de l'OCDE de promouvoir l'échange d'analyses et d'informations entre les pays membres.

En mai 2001, lors de la réunion du conseil des ministres, l'OCDE a remis un premier rapport "Développement durable: quelles politiques ?", complété par un rapport analytique plus détaillé intitulé "Développement durable et grandes questions". Les ministres de l'économie, de l'environnement et des finances, présents à cette réunion, ont approuvé les recommandations contenues dans ces rapports.

Toutefois, au moment où les dirigeants mondiaux se préparent pour le prochain sommet mondial sur le développement durable, qui doit avoir lieu à Johannesburg en Afrique du Sud en septembre 2002, on note que les progrès accomplis pour protéger l'environnement mondial, satisfaire les besoins sociaux et réduire la pauvreté partout dans le monde restent très insuffisants.

C'est pourquoi les ministres ont à nouveau demandé à l'OCDE d'intensifier ses travaux, en particulier sur les indicateurs susceptibles d'être utilisés dans des études futures d'évaluation des politiques, mais aussi sur l'élimination des obstacles aux réformes, sur la dimension sociale du développement durable et sur les moyens d'améliorer l'intégration et la cohérence des politiques dans les trois domaines que j'ai mentionnés.

De ce fait, le développement durable est aujourd'hui fermement ancré parmi les grandes priorités de l'Organisation, qui prépare actuellement un rapport pour la prochaine réunion ministérielle du printemps, ainsi qu'un rapport, "Le rapport des ministres de l'OCDE", pour le sommet de Johannesburg.

La question qui se pose est de savoir si nous sommes sur la voie d'un développement durable et si l'on peut mesurer les progrès qui ont été effectués et ceux qu'il reste à faire.

On peut indiquer, dans un premier temps, que les pays de l'OCDE ont fait des progrès économiques considérables au cours du demi-siècle dernier. Plusieurs indicateurs l'attestent : l'évolution du PIB par tête, de la productivité tendancielle, du progrès technique, de l'investissement, des échanges commerciaux, etc. Cette prospérité économique s'est traduite par une forte réduction de la pauvreté et une amélioration de la qualité de la vie. L'espérance de vie à la naissance a considérablement augmenté dans les pays de l'OCDE ; la part de la population vivant en dessous du seuil de pauvreté a diminué ; la part du PIB consacrée aux dépenses d'éducation et de santé ne cesse d'augmenter.

Toutefois des progrès restent encore à accomplir pour que la prospérité soit mieux partagée dans les pays de l'OCDE, mais surtout dans ceux en voie de développement.

En revanche, on peut dire que si, sur les aspects économiques et sociaux, les progrès ont été nets, l'activité économique dans les pays de l'OCDE continue de se traduire par des conséquences négatives sur l'environnement local et mondial. Actuellement, avec 18 % de la population mondiale, les pays de l'OCDE consomment 50 % des ressources énergétiques mondiales et sont responsables de l'essentiel des émissions de produits polluants.

Les risques d'un possible franchissement de seuils critiques dans la capacité de régénération des ressources naturelles et d'une surcharge des fonctions d'absorption, ce qu'on appelle les puits de l'environnement, sont autant de menaces réelles sur la durabilité à long terme de la croissance économique. Si l'on considère les vingt prochaines années, le PIB mondial devrait, selon certaines prévisions, augmenter de 75 % en volume, dont les deux tiers dans les pays membres de l'OCDE. La progression de la population mondiale devrait se situer entre 1 et 2 milliards de personnes, principalement dans les pays en voie de développement.

On voit bien, avec ces évolutions, la perspective d'une concurrence accrue pour l'exploitation des ressources naturelles rares. Il est donc urgent d'agir pour ne pas mettre en péril le bien-être des générations futures.

On peut souligner que, dans de nombreux pays, on assiste déjà à un découplage entre la croissance économique et les conséquences sur l'environnement : par exemple, les émissions de produits polluants croissent moins vite que le PIB. Cela s'explique par une plus grande demande pour un environnement plus propre, mais aussi par un changement dans les techniques et structures de production, avec moins d'industries lourdes et polluantes et plus de services. L'OCDE développe actuellement des indicateurs de découplage pour analyser ces évolutions. Ils seront inclus dans son rapport de mai prochain.

En revanche, les progrès ont été moins marqués dans la réduction de la pollution qui a des effets négatifs sur la santé. On estime que ces dangers représentent entre 2 et 6 % de la morbidité dans les pays membres de l'OCDE et entre 8 et 13 % de celle dans les pays non membres. C'est aussi le cas en matière de qualité de l'eau, de biodiversité et de traitement des déchets solides, où les progrès sont beaucoup moins nets. Les indicateurs montrant ces évolutions incluent les concentrations d'ozone et de dioxyde de carbone, les mesures de qualité de l'eau pour les principales rivières, de qualité de l'air, les stocks de ressources marines, etc. Tous ces indicateurs font partie du lot d'indicateurs de développement durable.

Mais la mise en oeuvre de politiques efficaces est rendue plus difficile par l'existence d'un grand nombre de besoins sociaux non satisfaits. Plus d'un milliard de personnes dans le monde vivent actuellement avec moins d'un dollar par jour et des milliers de personnes dans les pays en voie de développement aspirent à des niveaux de consommation plus élevés. Ces disparités dans les conditions économiques influent sur les priorités des politiques nationales ainsi que sur la volonté des différents pays de coopérer dans la lutte contre des problèmes communs.

L'OCDE développe un cadre d'analyse utilisant des indicateurs de performance tels que ceux que je viens de citer, mais aussi des indicateurs qui permettront d'évaluer l'efficacité des politiques mises en oeuvre dans les pays de l'OCDE. Ce sont des politiques à l'interface de deux ou trois des dimensions du développement durable pour lesquelles les indicateurs permettent de mesurer les progrès accomplis.

Je vous cite un exemple. Certes, il est utile d'avoir un indicateur sur la réduction des émissions de C02. Mais qu'en est-il des conséquences en matière de compétitivité des entreprises ou de l'emploi ? Il est donc important d'étudier ces indicateurs et ces politiques en parallèle, afin que ces politiques puissent être couronnées de succès.

Je prends un autre exemple. Avoir des indicateurs sur la qualité de l'eau est en soi intéressant, car ce sont des indicateurs de performance. Toutefois, les étudier seuls ne permet pas de déterminer le succès des politiques. Il convient de mettre ces indicateurs en parallèle avec les subventions dans le secteur de l'agriculture et créer les liens entre ces deux domaines, c'est-à-dire la qualité de l'eau et l'agriculture, en tenant compte des conséquences pour l'emploi et le redéploiement des personnes affectées.

Dans ce cadre, quelles sont les politiques de développement durable qui sont à l'ordre du jour des travaux de l'OCDE et de ses pays membres ? Les ministres ont reconnu qu'une stratégie globale était nécessaire, à la fois sur le plan national et international. C'est pourquoi ils se sont mis d'accord pour agir sur cinq domaines clés :

1) Mettre les marchés au service du développement durable.

2) Renforcer les processus de décision.

3) Tirer partie des possibilités offertes par la science et la technologie.

4) Créer des partenariats avec les pays en voie de développement.

5) Trouver des solutions pour lever les obstacles aux réformes.

Je vais rapidement développer chacun de ces points. S'agissant du premier point, mettre les marchés au service du développement durable, les gouvernements des pays de l'OCDE s'appuyaient, par le passé, principalement sur la réglementation - interdictions, normes techniques, choix de technologie, etc. - pour atteindre des objectifs environnementaux. Or les réglementations de ce type sont très complexes, souvent coûteuses à gérer et peu efficaces. Elles peuvent également représenter un frein à l'innovation et à l'introduction de nouvelles technologies.

Les pays de l'OCDE ont également, par le passé, eu massivement recours aux subventions à l'industrie et à agriculture, afin de protéger des productions domestiques et préserver des emplois dans ces secteurs. A titre d'exemple, les subventions du secteur du charbon sont estimées à 7 milliards de dollars par an pour l'ensemble de l'OCDE, celles destinées à l'agriculture à 327 milliards de dollars en 2000. Revoir les subventions qui ont un impact négatif sur l'environnement est donc une priorité.

On estime que les instruments de marché sont plus efficaces pour prendre en compte ce que l'on appelle les externalités, c'est-à-dire que les coûts et les prix reflètent, de manière plus directe, tous les coûts liés à l'environnement. Si je reprends l'exemple de la qualité de l'eau, le prix de l'eau devrait refléter les coûts inhérents au fait que l'agriculture pollue.

S'agissant des instruments de marché, il existe deux instruments principaux : les taxes et les permis négociables. Les taxes, liées à l'environnement, ont le mérite d'inciter à des changements de comportement, mais en 1998, les taxes liées à l'environnement ne représentaient que 7 % du total des recettes fiscales. Ces taxes frappaient, pour l'essentiel, les carburants, c'est-à-dire l'essence, le diesel, etc. mais en revanche, ne frappaient pas le fuel utilisé dans l'industrie. Il convient donc d'avoir un meilleur ciblage sur d'autres activités polluantes en réduisant notamment certaines exonérations. A titre d'exemple, le Danemark et la Belgique taxent un grand nombre d'autres produits polluants : les piles, les sacs plastique, etc., pour favoriser le recyclage.

Les permis négociables, qui constituent le deuxième type d'instrument de marché, sont plus efficaces pour atteindre un objectif précis. En effet, il s'agit de fixer des quotas d'émissions, puis d'établir un marché de ces quotas. Ces permis négociables sont déjà utilisés dans la gestion des ressources naturelles telles que les stocks de poissons, en Islande, au Canada, aux Pays-Bas, en Nouvelle-Zélande, mais également pour les émissions de dioxyde de soufre aux États-Unis.

L'une des difficultés de ces permis négociables est la complexité de leur mise en place et, en particulier, le traitement des droits acquis. En effet, il faut établir au départ un marché. Mais que faire avec ceux qui polluent le plus ? Doit-on leur donner systématiquement les droits de continuer à polluer comme ils le faisaient ?

Cela pose aussi des questions au niveau international, comme nous l'avons vu avec le protocole de Kyoto. On peut également mettre en place d'autres mesures telles que les systèmes d'accords négociés, les codes de conduite au niveau des entreprises, l'"ecolabelling" (étiquetage des produits indiquant si les produits sont favorables ou non à l'environnement), les origines de production. Ces différents moyens donnent des signaux aux consommateurs afin qu'ils puissent exprimer leur préférence. Néanmoins, ces dernières mesures sont en général moins efficaces que les instruments de marché. Il est donc nécessaire d'avoir un cadre d'ensemble qui soit cohérent, de revoir les politiques en matière économique et sociale pour prendre en compte les effets possibles sur l'emploi, l'activité, la répartition des revenus et assurer le reclassement des travailleurs affectés par les réformes.

Le deuxième point, sur lequel les ministres ont demandé à l'OCDE de travailler, concerne le renforcement des processus de décision. Puisque les actions dans le domaine du développement durable touchent à plusieurs domaines économiques, environnementaux et sociaux, il est nécessaire d'intégrer plus efficacement la prise de décision afin d'éviter les conflits potentiels entre différents objectifs.

Tout cela pose évidemment des problèmes de gouvernance publique. Dans la plupart des pays de l'OCDE, le principal instrument pour mettre en _uvre les objectifs de développement durable est le cycle budgétaire annuel.

Ainsi au Danemark, une évaluation environnementale stratégique annuelle est élaborée dans le cadre de la loi de finances. Elle a pour but d'encourager tous les ministères chargés de la politique économique à prendre en compte les questions d'environnement dans leurs décisions et, inversement, pour le ministère de l'environnement, de tenir compte de l'efficacité économique des mesures qu'il préconise.

D'autres pays ont mis en place des structures interministérielles de coordination pour favoriser la cohérence des politiques sectorielles et des politiques en matière de développement durable. Par exemple, il parait indispensable de coordonner les politiques de l'énergie ou les politiques sociales avec celles de développement durable si on veut parvenir à des résultats.

Il est également important d'impliquer les collectivités locales qui contribuent pour beaucoup à la mise en _uvre des politiques élaborées au plan national. Les services locaux, tels que l'urbanisme, les transports, la gestion des déchets et l'approvisionnement en eau, sont des sujets essentiels pour le développement durable et souvent traités au niveau local. Ces autorités infra-nationales doivent donc participer à l'établissement des objectifs.

Les pays ont adopté de multiples formules. Au Canada et au Mexique, les autorités centrales et régionales coopèrent à la planification des objectifs en matière de développement durable. Les provinces canadiennes ont des compétences particulières en matière de mise en oeuvre et de suivi de mesures pour le développement durable. Les Pays-Bas, l'Irlande et le Danemark ont mis en place des mécanismes contraignants pour les collectivités locales qui sont alors redevables, de manière juridique, quant aux objectifs fixés au niveau national.

Il faut également renforcer ce que l'on appelle la machine gouvernementale et impliquer les responsables d'administration. L'organisation des pouvoirs publics et de la formation des fonctionnaires, notamment dans les grandes villes, est essentielle pour traiter des problèmes d'urbanisme, de transport et de leurs conséquences en matière environnementale et sociale.

Ainsi, par exemple, la municipalité de Heidelberg en Allemagne fixe des objectifs précis de développement durable au personnel municipal. Lors de l'évaluation de leurs performances en fin d'année, ils doivent démontrer qu'ils ont atteint ces objectifs. Il ne s'agit pas de sanctionner, mais de fournir des incitations allant dans le bon sens.

Les parlementaires ont également un rôle important à jouer dans le renforcement des processus de décision, notamment dans le cadre de commissions spéciales et consultatives sur le développement durable, puisqu'ils permettent de faire progresser la cohérence et accroître la transparence.

Néanmoins, tous ces systèmes de renforcement de processus de décision nécessitent par ailleurs la mise en place de systèmes de contrôles a posteriori et de recensement des progrès accomplis par rapport aux objectifs fixés. Certains pays le font déjà, mais les organisations internationales et les organisations non gouvernementales (ONG) ont un rôle à jouer en ce domaine. Cela contribue au débat public et à la transparence.

L'OCDE travaille selon un processus de "revue" par les pairs. Les politiques de développement durable, dans chacun des pays, sont analysées pour un pays par les vingt-neuf pays partenaires et membres de l'OCDE. Une liste de recommandations est établie en accord avec le pays examiné qui donne lieu à un suivi régulier. L'étude préliminaire est publiée, puis, chaque année, le suivi du pays en question. On peut ainsi constater les progrès non seulement pour un pays, mais pour l'ensemble des pays.

Les problèmes à traiter varient selon les pays, car tous n'ont pas les mêmes questions principales à prendre en compte. La dernière étude sur la France, sortie en novembre 2001, comporte un chapitre sur ses politiques de développement durable. Deux sujets particuliers sont traités avec plus de détails : la qualité de l'air et la qualité de l'eau. L'année prochaine, au moment de l'examen de la France, les progrès accomplis dans ces deux domaines seront à nouveau analysés, puis publiés. C'est au moment de l'examen que la pression des pays membres et partenaires est assez forte pour mettre en évidence si des progrès ont été réalisés dans le sens des recommandations et des objectifs qui avaient été fixés. En effet, les recommandations qui sont faites le sont en accord avec le pays examiné. Ce ne sont pas les pays partenaires qui imposent leurs vues à un pays en particulier. En résumé, après que les pays se soient accordés sur les problèmes principaux existant dans le pays examiné, une évaluation des résultats ou du progrès par rapport à ces objectifs est publiée.

M. le Président : Qui conduit cette évaluation ?

Mme Martine Durand : C'est le secrétariat de l'OCDE, de manière indépendante. Ensuite, lors d'une réunion plénière avec l'ensemble des pays membres, les participants examinent, pendant une journée, les progrès effectués sur un ensemble de politiques et non pas seulement sur les politiques de développement durable, même si ces dernières feront l'objet de ces évaluations de plus en plus régulièrement. Par conséquent, les organisations internationales jouent un rôle dans le domaine du suivi et de l'évaluation.

Les ministres ont fait figurer parmi les points clés "tirer parti des profits offerts par la science et la technologie". Il ne me semble pas nécessaire d'approfondir ce sujet dans la mesure où l'on voit bien ce qu'il convient de faire dans ces domaines.

Concernant un autre point important, à savoir lever les obstacles aux réformes, les politiques en place n'ont pas permis, jusqu'à présent, de répondre à l'urgence des défis posés. Il existe essentiellement deux raisons à cela, dont l'une est scientifique, et que j'aborderai car se pose un problème d'indicateurs, thème de l'audition.

Pour beaucoup de domaines, on constate encore un manque de connaissances scientifiques, par exemple un grand nombre de lacunes quant à la compréhension des conséquences de l'activité humaine sur les écosystèmes terrestres et humains. On ne sait pas encore bien mesurer la biodiversité. Il reste donc une grande part de travail à accomplir pour développer des indicateurs qui soient à la fois fiables et reconnus de tous. S'ajoute à cela une insuffisance d'information sur l'ampleur de ce qui est irréversible ou pas. Quand on atteint des seuils, il n'existe pas toujours d'accord sur ceux-ci. Des recherches scientifiques doivent donc être poursuivies sur ces thèmes.

Cela conduit certains gouvernements à appliquer un principe de précaution, certes probablement satisfaisant en l'état actuel des choses, mais peut-être inefficace. Il est donc capital de combler les lacunes en matière scientifique pour parvenir à une meilleure connaissance de certains phénomènes.

Toutefois, même lorsque les connaissances sont suffisantes, plusieurs facteurs d'ordre politique peuvent aussi expliquer le manque d'action. Au risque de me répéter, je souhaite néanmoins insister sur le fait que le développement durable ne concerne pas uniquement l'environnement. On se heurte évidemment à la peur des conséquences à court terme des mesures visant à protéger l'environnement sur la répartition des revenus, l'emploi, la compétitivité des entreprises, etc. Tant que l'on n'aura pas levé ces obstacles et mis en place des politiques appropriées, il est clair que les progrès en matière de politique sur l'environnement seront limités.

Les problèmes de développement durable sont aussi très interdisciplinaires, ce qui crée des obstacles aux réformes. Par ailleurs, les réformes dans ce domaine requièrent, probablement plus que dans un autre domaine, l'implication de la société civile afin de changer les mentalités. Un effort important d'éducation et de sensibilisation doit donc être effectué, surtout auprès de ceux qui risquent de se considérer comme les perdants dans les nouvelles politiques.

Enfin, dernier point sur lequel je voudrais insister, le développement durable est une question pour laquelle les enjeux sont mondiaux en raison du caractère planétaire des problèmes. Les priorités politiques ne peuvent être ni locales ni régionales, mais mondiales. Des réponses multilatérales sont donc nécessaires.

A ce titre, les pays de l'OCDE ont une responsabilité envers les pays en voie de développement pour que ces derniers puissent connaître une croissance durable du point de vue économique, social et environnemental. Certes, il est très difficile de convaincre des pays qui ne disposent pas d'eau potable, où les populations meurent de faim, de consacrer des ressources à l'environnement. Cela nécessite de renforcer la cohérence dans les pays de l'OCDE entre les politiques nationales en matière commerciale, sociale et environnementale.

A titre d'exemple, cela implique d'ouvrir des marchés dans certains secteurs comme l'agriculture et le textile pour les pays en voie de développement, de façon à amorcer déjà le processus de développement et de prendre en compte les critères environnementaux dans les politiques d'investissement à l'étranger. Mais avant tout, cela demande de conforter les capacités des pays en voie de développement en matière de gouvernance, d'infrastructure, d'éducation et de santé.

En d'autres termes, les politiques de développement durable doivent nécessairement inclure les politiques de développement tout court. La réduction de la pauvreté sera d'ailleurs l'un des thèmes majeurs du sommet de Johannesburg et d'autres réunions internationales, comme le sommet du G7-G8 qui aura lieu au Canada cette année, la réunion qui se tiendra au Mexique en avril prochain sur le financement pour le développement, et la réunion des ministres de l'OCDE de ce printemps.

En conclusion, je rappellerai que l'OCDE est constituée de l'ensemble des pays développés, mais que les pays en voie de développement doivent absolument être partenaires de la politique de développement durable.

M. le Président : Je vous remercie pour cet exposé extrêmement riche, précieux et très précis. Il nous a ouvert des horizons sur la façon dont vous travaillez et analysez les champs du possible en matière de développement durable. En premier lieu, je voudrais vous demander quelles sont les difficultés les plus grandes que vous rencontrez en matière d'expertise sur ce sujet.

Mme Martine Durand : Les sujets que nous traitons sont très vastes. Si je reprends les trois volets -économique, social et environnemental- du développement durable, notre expertise, au-delà de celle déjà existante au sein de l'OCDE, vient essentiellement de nos propres pays membres, puisque l'Organisation est également un forum permanent intergouvernemental.

A l'OCDE, cent quarante comités se réunissent, dans le cadre de mille ou deux mille réunions par an, avec des experts mondiaux venant traiter de tous les sujets de politique publique. D'une certaine façon, ce n'est pas l'expertise qui manque. Certes, certains domaines demandent à être approfondis. Par exemple, nous avons beaucoup de lacunes en matière scientifique pour développer des indicateurs de développement durable qui ne sont pas encore au point. Mais pour l'essentiel, nous avons une bonne batterie d'indicateurs.

Il s'agit plus d'une question de mise en place de cadres cohérents prenant en compte ces divers piliers du développement durable, pour faire progresser les politiques. Les indicateurs ne peuvent être qu'un instrument. Un indicateur en tant que tel ne donne pas la clé ou la solution d'un problème. L'important est d'établir la manière dont ces indicateurs vont être utilisés pour évaluer les politiques.

A l'OCDE, nous n'estimons pas très utile un indicateur qui n'est pas un support à une analyse de politique. L'examen de la part du PIB investie dans l'éducation est en soi très intéressant, mais est-ce un indicateur de développement durable ? La part du PIB investie dans les retraites est-elle un indicateur de développement durable ? En soi, probablement pas. Cela devient un indicateur de développement durable lorsqu'il est mis en parallèle avec d'autres politiques.

En termes d'expertise, ce qui nous manque, c'est l'expertise en matière de mise en _uvre et d'évaluation des politiques publiques. C'est cette expertise qu'il nous faut générer.

M. le Président : Nous avons un débat en France sur les indicateurs. Certains considèrent que chaque évaluation doit sécréter ses propres indicateurs et d'autres qu'il doit y avoir une comparabilité régionale ou européenne des indicateurs, afin de mieux mesurer, d'une part, les écarts de développement durable qui peuvent se creuser et, d'autre part, pouvoir mettre en place derrière des politiques de remédiation ou de rattrapage.

Avez-vous eu à l'OCDE ce débat sur la pertinence des indicateurs et leur adaptation à des situations qui parfois ne sont pas comparables ?

Mme Martine Durand : Oui, tout à fait. Les ministres, dans leur mandat de 2001, ont demandé à l'OCDE de développer les indicateurs. Comment cette question a-t-elle été abordée à l'Organisation ? Tout d'abord, la première remarque a été qu'il était hors de question de développer des indicateurs qui permettront de faire un "beauty contest". L'idée n'est pas de comparer les différents pays, mais de savoir à quels problèmes de développement durable on doit se consacrer.

Partant de cette approche, il est intéressant d'examiner quelles sont les solutions "win win" ("gagnant-gagnant"), c'est-à-dire voir si l'on peut gagner à la fois en matière d'environnement et économique, ou en matière sociale et environnementale. Un exemple est la qualité de l'air et la santé. La qualité de l'air en tant que telle est un indicateur de performance, mais le but est de se poser des questions au niveau "win win", sans remettre forcément en question les objectifs : quels que soient les objectifs fixés par les pays, chacun étant libre de fixer ses propres objectifs, quelles sont les mesures et les moyens qui vont rendre les économies de ces pays les plus adaptables et les plus efficaces pour atteindre ces objectifs ? C'est une approche quelque peu conceptuelle, mais qui permet de cadrer l'analyse qui est faite.

Je prends pour autre exemple les dépenses de santé en pourcentage du PIB. Dire qu'il faut dépenser plus d'argent en pourcentage du PIB en matière de santé n'est probablement pas un bon indicateur de performance. Ce n'est pas dans ce cadre que l'on va évaluer une politique durable. En résumé, les indicateurs ex nihilo n'ont pas grand intérêt, c'est l'utilisation qu'on va en faire.

M. le Président : Dans le développement économique, on sait corriger éventuellement ses insuffisances ou ses excès. On commence à mieux mesurer l'impact des politiques sur l'environnement et à mieux le connaître, même si vous indiquez qu'en matière de biodiversité, tout n'est pas maîtrisé.

En revanche, le domaine où cela reste beaucoup plus flou est celui du développement humain ou social. Quels sont, selon vous, les chantiers à venir dans ce domaine dont l'appréciation peut être très différente d'un pays à l'autre ? Comment peut-on objectiver le développement social ? Quels sont les champs de recherche qu'il faudrait mettre en oeuvre dans ce domaine ?

Mme Martine Durand : C'est un chantier sur lequel nous commençons à travailler à l'OCDE, exactement dans les termes que vous venez de mentionner, c'est-à-dire comment incorporer la dimension sociale aux questions de développement durable.

Cette question comporte deux aspects. L'un est beaucoup plus facile à cerner car de nombreux travaux ont été effectués à cet égard : il s'agit de déterminer quelles sont les conséquences sociales des politiques environnementales ou économiques et comment remédier à ces conséquences sociales. C'est un effet direct, mais il est clair que, lorsque l'on évoque la dimension sociale du développement durable, cela va au-delà.

Je vous expose où en est l'état de nos réflexions, car c'est un projet qui n'est pas achevé. Tout peut être mis sous le grand parapluie du développement durable. Pourquoi renommer, sous le développement durable, des questions sociales déjà traitées par ailleurs ? Si on souhaite les inclure sous le développement durable, c'est parce que cela va apporter de nouvelles connaissances.

L'aspect essentiel consiste à définir, pour les questions sociales dans le cadre du développement durable, la notion de persistance à long terme. Chacun sait, par exemple, que les personnes qui n'ont pas reçu une éducation de base suffisante à l'école primaire ou secondaire auront beaucoup de difficultés à se former par la suite, tout au long de la vie, ce qui est un des objectifs de développement social. En matière de santé, chacun sait que le lien entre éducation et santé est fort. Ceci reste au niveau d'un individu.

L'aspect le plus intéressant porte sur les questions intergénérationnelles : quelle est la persistance entre des facteurs sociaux actuels d'une génération qui vont se transmettre à la génération suivante et avoir des effets à long terme. Par exemple, la question se pose pour les retraites, car les engagements pris aujourd'hui auront des conséquences sur les générations futures. Toutefois, il ne s'agit pas uniquement d'une durabilité ou d'une soutenabilité financière. Au Royaume-Uni, le système de retraite est tout à fait soutenable financièrement. Mais dans cinquante ans, il y aura des gens très pauvres qu'il faudra indemniser par les politiques sociales. Cela constitue un problème de développement durable. La question de persistance et de facteurs intergénérationnels doit guider notre réflexion en matière sociale et de développement durable.

Vous avez mentionné le développement humain. Nous essayons de définir des mesures de capital humain. Pour l'instant, nous avons simplement des indicateurs d'années passées à l'école, mais c'est un mauvais indicateur, car le capital humain se développe tout au long de la vie. Dans certains systèmes, l'Allemagne étant un exemple, les étudiants passent beaucoup de temps dans le système scolaire, sans pour autant avoir des performances supérieures à d'autres pays. Par conséquent, développer des indicateurs de capital humain serait sans doute utile et c'est ce sur quoi nous travaillons à l'OCDE.

Toute une autre dimension, développée dans le cadre du développement durable, concerne la définition du capital social. Pour l'instant, cela reste une recherche très embryonnaire, car il est très difficile de définir la notion de capital social, sans faire intervenir des jugements de valeur. En effet, chaque pays peut avoir des objectifs sociaux différents. Le modèle scandinave est très différent du modèle américain. Il n'est pas question d'imposer des modèles sociaux.

M. le Président : On peut imaginer les croiser avec des critères objectifs, comme la santé avec la longévité, etc.

Mme Martine Durand : Il peut y avoir des interfaces. Quand j'évoquais les "win-win" dans les trois dimensions du développement durable, cela peut être aussi des "win win" économique-économique ou social-social. Par exemple, la question des retraites est à l'interface social-social, car on assure le bien-être social des personnes retraitées, soit par des transferts de personnes actives, soit aux dépens de leurs descendants. Ce sont des questions qui doivent être examinées en interaction avec d'autres.

M. le Président : Puisque nous sommes une délégation pour l'aménagement du territoire, l'impact des retraites sur le territoire est très fort. C'est un élément de répartition nationale de la richesse que l'on commence à mesurer de façon assez pertinente.

Mme Martine Durand : Cela entre tout à fait dans le cadre de ce qui doit être analysé.

M. le Président : Vous avez éclairé les questions que nous nous posions. Je vous remercie et je souhaite à l'OCDE bonne réussite dans ce chantier tout à fait fondamental.

Mme Martine Durand : Je vous remercie.


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