ASSEMBLÉE NATIONALE


DÉLÉGATION

AUX DROITS DES FEMMES

ET À L'ÉGALITÉ DES CHANCES

ENTRE LES HOMMES ET LES FEMMES

COMPTE RENDU N° 23

Mardi 17 octobre 2000
(Séance de 18 heures)

Présidence de Mme Martine Lignières-Cassou, présidente

SOMMAIRE

 

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- Audition du professeur Jacques Milliez, chef de service de gynécologie-obstétrique de l'hôpital Saint-Antoine à Paris

- Audition de Mme Michèle Ferrand, sociologue au CNRS, co-auteur du rapport de l'INSERM : "Contraception et IVG en France"

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La Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes a entendu le professeur Jacques Milliez, chef de service de gynécologie-obstétrique de l'hôpital Saint-Antoine à Paris.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente  : Nous recevons le professeur Jacques Milliez, chef du service de gynécologie-obstétrique de l'hôpital Saint-Antoine à Paris.

Après avoir exercé vos activités dans plusieurs pays étrangers - aux Etats-Unis, en Tunisie, en Algérie -, vous avez été chef de service de gynécologie-obstétrique du centre hospitalier intercommunal de Créteil et, depuis 1992, vous exercez la même fonction à l'hôpital Saint-Antoine.

Vous avez été de tous les combats en faveur de l'avortement. Vous avez publié, l'année dernière, un livre intitulé Euthanasie du f_tus - médecine ou eugénisme ?, dans lequel vous évoquez les difficultés et les incertitudes qui s'attachent aux décisions en matière d'interruption médicale de grossesse, c'est-à-dire après les douze premières semaines. Lors du débat du printemps dernier, vous avez pris une position opposée à celle du professeur Israël Nisand lorsqu'il a fait état de ses craintes d'eugénisme liées à l'allongement des délais. Prenant appui sur l'expérience anglaise, vous avez déclaré que ses craintes étaient purement théoriques et que sa vision de la femme était assez choquante.

Alors que notre Délégation s'intéresse particulièrement aux problèmes d'IVG et de contraception, puisque nous déposerons un rapport assorti de recommandations sur le projet de loi de Mme Martine Aubry, nous avons souhaité connaître votre appréciation sur l'ensemble du projet de loi et en approfondir certains aspects, notamment ceux qui ont suscité des craintes d'eugénisme.

Professeur Jacques Milliez  : Puisque vous avez évoqué cette période des combats des années 70, je vous dirai d'où vient ma conviction à l'égard de l'interruption volontaire de grossesse et je vous expliquerai pourquoi celle-ci n'a pas changé.

J'ai été nommé externe des hôpitaux de Paris en 1962. Je devais alors avoir dix-neuf ans et, à l'époque, les externes avaient des responsabilités dans les gardes et commençaient par des stages de chirurgie. Pendant ces stages, l'essentiel de notre travail de nuit consistait à accueillir et à soigner des femmes qui avaient été victimes d'avortements criminels, comme on les appelait alors ; nous dirions aujourd'hui "des avortements non médicalisés".

Heureusement, dans la majorité des cas, il s'agissait de faire des curetages et puis, éventuellement, de transfuser ces femmes. Mais, quelquefois, les complications étaient plus graves : perforations utérines, péritonites, insuffisances rénales entraînant la mort, ou complications liées aux toxiques impliqués pour obtenir les avortements.

L'avortement nous apparaissait donc comme une question de vie ou de mort et nous considérions qu'il était du devoir des médecins de ne pas exposer, par des avortements non médicalisés, la vie de ces femmes. C'était notre objectif. Le souci des médecins n'était donc pas en priorité un souci de liberté des femmes. Si je m'étais engagé dans cette démarche, ce n'était pas pour cette raison, mais parce que mon devoir de médecin était d'éviter qu'à cause d'avortements non médicalisés, des femmes puissent risquer leur santé, leur vie ou garder des séquelles qui les handicapent, par exemple des stérilités les empêchant ensuite d'avoir des grossesses. C'était une démarche médicale.

Par la suite, je suis devenu interne. Nous recevions, pendant les gardes, des adolescentes auxquelles nous pratiquions des avortements médicalisés, afin d'éviter à ces gamines, qui n'avaient pas les moyens d'aller à l'étranger - en Suisse à cette époque -, un avortement non médicalisé et tous les risques qu'il impliquait. C'était cela notre engagement. C'était non seulement de parler, mais aussi de pratiquer pendant ces gardes, dans des conditions forcément illicites et illégales, des avortements médicalisés mais clandestins.

Cette analyse ne peut être étrangère aux positions que je prends encore aujourd'hui.

En France, il n'y a plus d'avortements non médicalisés, mais les risques demeurent au niveau mondial. Il faut savoir que chaque année, dans le monde entier, 175 millions de femmes sont enceintes et que 75 millions de grossesses ne sont pas désirées. Sur ces 75 millions de grossesses non désirées, 40 millions se termineront par des avortements, dont la moitié, soit 20 millions, ne sont pas médicalisés. A ce jour, toutes les trois minutes, une femme meurt encore parce qu'elle n'a pas d'avortement médicalisé. Cela représente 1  % de mortalité.

Ce n'est donc pas une question que nous pouvons occulter, même si j'ai bien conscience que notre préoccupation aujourd'hui a un caractère spécifiquement français. Il y a encore une mortalité liée à l'avortement et ce combat, pour nous, continue au-delà des frontières.

Cela dit, la question qui se pose aujourd'hui en France est celle de déterminer si l'on peut et si l'on doit élargir les délais légaux de l'IVG et de savoir comment cette question se pose en pratique.

Plusieurs milliers de femmes sollicitent une interruption volontaire de grossesse au-delà du terme légal de dix semaines. Cette limite a pour effet d'envoyer 7 000 femmes à l'étranger, selon des statistiques qui ne me sont pas personnelles. Le nombre de celles qui sollicitent une IVG est cependant supérieur à ce chiffre de 7 000 - celles qui partent à l'étranger - car il faut également prendre en compte celles qui obtiennent une IVG dans nos centres d'interruption volontaire de grossesse. Ces chiffres - loin d'être négligeables - sont à replacer dans le contexte des 220 000 avortements pratiqués chaque année en France.

Pourquoi des femmes demandent-elles une IVG au-delà du terme légal ? Nous ne nous arrêterons pas au terme de dix/douze semaines, car cette question se pose au-delà de ce délai ; nous pourrons ensuite revenir sur la question du délai de douze semaines.

Je vous ai expliqué que mon engagement dans la lutte contre l'avortement n'avait pas un fondement théorique ou philosophique, mais qu'il résultait de la pratique et de l'expérience médicales. Cela le demeure. Si j'en parle, c'est que je reçois des femmes qui me demandent une IVG et à qui je suis chargé d'offrir une solution.

Je puis affirmer que, dans ces délais, aucune femme ne demande d'IVG pour d'autres raisons que parce qu'elle n'a pas le choix. Ce n'est jamais une demande qui se fonde sur de la désinvolture, sur une négligence ou un caprice. Si elles viennent nous trouver- a fortiori à ces termes de grossesse déjà avancés -, c'est qu'on ne leur laisse pas le choix de faire autrement : soit, elles n'ont pas la possibilité de garder ces grossesses, soit ces grossesses sont devenues impossibles. Il y a toujours une raison majeure, dont il faut tenir compte, qu'il faut prendre en considération, et à laquelle il faut trouver des réponses.

Pourquoi en arrivent-elles là ?

J'atteste également du fait que ce n'est jamais leur faute. Si elles dépassent le terme légal, c'est d'abord qu'on les a mal informées sur l'accès à l'IVG ou qu'on les a fait "lanterner" pour essayer de les en dissuader. C'est aussi parce qu'elles sont totalement ignorantes - et je pense aux adolescentes - de ce que peut être une grossesse, de ce que peut être la signification d'un retard de règles, parce qu'à quinze ou seize ans elles n'ont jamais eu de règles régulières ; c'est une grossesse qu'elles n'imaginaient pas et qu'elles n'envisagent pas de pouvoir continuer. Il est impensable à cet âge de maintenir une grossesse non désirée et impossible.

Ce n'est pas leur faute. Il n'y a pas eu d'enseignement à l'école sur la sexualité, sur les risques de grossesse et sur les manifestations d'une grossesse. Et, dans ces conditions, cette situation est intolérable. De plus, il faut avoir conscience que ces gamines ne trouvent souvent aucun adulte à qui se confier : les parents n'entendent pas ; les infirmières peuvent le faire, mais souvent ces enfants n'ont pas assez confiance pour aller les voir. Aucun adulte, aucun médecin  ; elles ne connaissent pas le Planning familial.

Finalement, elles risquent, comme je l'ai vu trop souvent, de faire des tentatives de suicide - et nous les retrouvons aux urgences - ou de poursuivre une grossesse clandestine et, comme cela a été révélé par la presse l'an dernier, d'accoucher dans les toilettes de leur collège ou de leur lycée dans des conditions épouvantables. Il m'est arrivé de recevoir des filles exsangues à la suite d'hémorragies de délivrance, lors d'un accouchement dans les toilettes du lycée. Leur enfant mort, elles vont être accusées d'infanticide ; or, elles arrivent quasiment mortes à l'hôpital, parce qu'aucun adulte n'a voulu les entendre, aucun adulte n'a voulu leur dire qu'il était possible d'interrompre leur grossesse au moment voulu, quelle qu'en soit la date.

Il y a donc cette situation particulière de ces adolescentes extrêmement jeunes, parfois âgées de quatorze ans. Il y a aussi les pièges de la contraception ou de la nature.

Certaines femmes ne savent pas qu'elles sont enceintes, parce qu'elles saignent tous les mois ou parce qu'elles utilisent une contraception et que, malgré la pilule ou le stérilet, elles ont eu une grossesse et que leur médecin, si elles en voient un, leur a dit que ce n'était rien. Bref, elles sont piégées par des échecs de contraception. J'estime que c'est à la médecine d'assumer ces échecs, sauf si elles souhaitent poursuivre leur grossesse, bien sûr.

Ces quelques raisons expliquent que ces femmes n'ont, à mon sens, aucune responsabilité dans les délais qui leur sont imposés.

Si elles viennent à ce moment-là, c'est qu'elles n'ont pas le choix  : ces grossesses ne sont pas possibles. Si elles l'étaient au départ, elles sont parfois devenues impossibles, parce qu'elles ont perdu un emploi, parce que leur mari ou leur compagnon les a quittées ou pour toutes sortes de raisons. Certaines grossesses deviennent impossibles, alors qu'elles étaient souhaitées ou acceptées initialement. Il faut en tenir compte.

Ce sont donc des grossesses qui ne sont vraiment pas possibles mais, je le répète, jamais par désinvolture, caprice ou légèreté. Ce ne sont jamais des prétextes futiles qui conduisent ces femmes à venir nous voir.

Nous reparlerons du risque d'eugénisme, mais disons tout de suite que je n'ai jamais vu une femme me demander une interruption de grossesse en fonction du sexe de son embryon. Quel que soit le terme de cette grossesse, en dehors, bien sûr, des cas très particuliers que sont les maladies génétiques transmises par les chromosomes X, je n'ai jamais rencontré de femmes qui demandent une IVG pour des raisons de convenances, a fortiori à dix semaines.

En revanche, j'ai vu, encore tout récemment, une femme demander une IVG parce qu'elle attendait des jumeaux et qu'elle ne voulait pas d'une grossesse gémellaire. Nous pouvons entendre ce type de demande dans certains cas. Par exemple, il y a quelques années, j'ai rencontré une femme qui avait eu trois grossesses gémellaires, trois fois des jumeaux, et qui m'a demandé si, au cas où elle attendrait encore des jumeaux la prochaine fois, j'accepterais de faire une réduction embryonnaire et de n'en conserver qu'un. Je lui avais répondu d'attendre d'être enceinte de jumeaux pour en reparler, mais que je ne disais pas non. Je ne l'ai pas revue.

Certaines demandes peuvent donc être écoutées, mais elles constituent strictement l'exception et non pas la règle dans les demandes d'IVG.

Les femmes qui viennent nous trouver sont toujours dans des situations tragiques. Quand elles arrivent à l'hôpital à Saint-Antoine, qu'elles viennent de province où elles ont été refusées par plusieurs médecins, quels sont les choix qui s'offrent à nous ?

Tout d'abord, nous pouvons leur dire que bien qu'elles aient dépassé le terme, nous leur ferons une IVG : cela arrive, c'est même la règle. Personnellement je fais ce que j'estime être de mon devoir de médecin. Entre dix et douze semaines, cette IVG est quasiment toujours justifiée, et j'accepte de la faire. Je ne suis pas le seul, rassurez-vous. Il y a un certain non-dit, qui n'est pas forcément inutile et qui rejoint un peu le non-dit sur des questions comme l'euthanasie de l'adulte, etc. Ce sont des zones sur lesquelles on ne se prononce pas et des actes qu'on fait dans un tacite accord.

Une deuxième solution consiste à tenir des propos de bonnes s_urs à la femme qui s'adresse à nous à des termes un peu plus largement dépassés, en lui indiquant que nous ne pouvons pas pratiquer d'IVG à ce terme, mais qu'elle peut poursuivre sa grossesse, garder son enfant, et trouver de bonnes âmes pour l'adopter, qu'il lui suffit pour cela d'accoucher sous X et d'abandonner l'enfant une fois qu'elle aura accouché.

Proposer cela est strictement inhumain et inacceptable à des femmes au début de leur grossesse. Je n'en ai jamais vu aucune accepter un tel marchandage. C'est parfois possible quand les demandes sont formulées beaucoup plus tard, tout près du terme; et qu'il est alors hors de question d'interrompre la grossesse ; mais à ces termes-là, je n'ai jamais vu une femme accepter ce genre de chantage.

La troisième et dernière possibilité consiste à les envoyer à l'étranger. C'est possible quand elles ont de l'argent, mais quand elles n'en ont pas, que fait-on  ? Il y a là une discrimination par l'argent qui, de mon point de vue, est inacceptable. Nous n'avons pas le droit d'accepter que, - comme autrefois les filles de bonnes familles allaient en Suisse parce qu'elles avaient de l'argent - aujourd'hui les femmes aillent en Espagne, en Hollande ou en Angleterre, quand elles ont de l'argent ; sinon, quand elle n'en ont pas, comment faire ?

Il faut sortir de cette hypocrisie et reconnaître qu'à des termes de dix-douze semaines, lorsque c'est possible, les médecins trichent un peu et font l'IVG. Mais que faire face à une grossesse un peu plus avancée ? Alors, - et je ne suis pas le seul à le faire - nous considérons qu'il existe un risque pour la santé mentale de la femme en s'appuyant sur la définition donnée par l'Organisation mondiale de la santé  : "La santé est un bien-être physique, mental et social". Nous demandons une évaluation d'expert à un psychiatre qui confirme, en produisant un certificat, qu'il y a un risque pour la santé de cette femme ou de cette jeune fille, et qu'il est nécessaire de procéder à une interruption médicale ou thérapeutique de grossesse.

Cet artifice légal nous permet de trouver des solutions aux situations les plus tragiques, celles qui pourraient conduire à des tentatives de suicide ou à des accouchements dans des conditions épouvantables, celles qui constitueraient véritablement des mises en danger de la vie d'autrui, si nous ne faisions rien. Pour une fois, le code pénal est là pour nous défendre. Servons-nous-en.

En dehors de ces trois cas de figure, il n'existe pas d'autres solutions.

En ce qui concerne l'extension des délais légaux de l'IVG de dix à douze semaines, ma réponse est affirmative pour les raisons que je viens de donner.

Voyons quelles peuvent en être les conséquences.

Levons tout de suite l'objection qui consiste à dire : douze semaines, c'est bien, mais que fait-on pour les grossesses qui dépassent ce délai ? En effet, ce n'est pas la question posée, qui ne concerne que le délai de douze semaines. Résolvons déjà ce problème et nous verrons ensuite éventuellement les autres. De la même façon, quand la limite a été fixée à dix semaines, on aurait pu s'interroger sur les semaines suivantes. Or, pendant vingt-cinq ans, ce délai a rendu service à beaucoup de femmes et évité des morts et des mutilations. Posons-nous donc les questions les unes après les autres.

Quelles sont les autres objections à cet allongement du délai ?

J'ai entendu dire que plus le terme de la grossesse avance, plus il peut y avoir de risques à pratiquer une IVG, par aspiration, en tout cas.

A cet argument, je réponds qu'il se peut que les risques soient légèrement accrus, mais j'objecterai tout d'abord qu'entre dix et douze semaines, ils ne sont pas très significatifs, ensuite, que ces risques diminuent au fur et à mesure que les équipes prennent l'habitude de pratiquer ces opérations, et enfin que, dans certains pays voisins, la limite de l'interruption volontaire de grossesse peut atteindre jusqu'à vingt-quatre semaines, sans que l'on constate pour autant d'hécatombes ou de complications très graves.

C'est un risque théorique qu'on ne peut pas nier mais auquel on peut remédier en faisant attention, en adoptant des méthodes particulières d'aspiration, en dilatant le col de l'utérus pour faciliter le curetage et, surtout, si l'on estime vraiment qu'il y a des risques chirurgicaux, en réfléchissant à la façon dont doivent se pratiquer les IVG en France en fonction du terme.

En effet, en début de grossesse, jusqu'à quarante-sept jours d'aménorrhée, nous pratiquons des interruptions médicamenteuses de grossesse. Nous avons abandonné la méthode d'aspiration à la canule et nous donnons la pilule RU 486, suivie, deux jours après, d'un analogue de prostaglandine, le Cytotec, qui permet d'expulser l'embryon. Cette méthode est reconnue comme non dangereuse. Elle a succédé à d'autres médicaments, qui avaient été interdits en 1991, parce qu'en effet certaines prostaglandines ou analogues avaient pu provoquer des accidents coronaires. Nous savons maintenant - et ce, depuis dix ans - que l'association de mifégyne (le RU 486) et de misoprostol (Cytotec) n'est pas une thérapeutique dangereuse.

A l'autre extrémité de la grossesse, pour les interruptions médicales ou thérapeutiques de quinze semaines à six mois et plus, dans certains cas, - nous sommes parfois obligés d'interrompre des grossesses à sept mois en raison de malformations f_tales ou de maladies maternelles - nous employons les mêmes médicaments - le RU 486 et le Cytotec - et il n'y a jamais d'accidents.

Si nous craignons qu'au-delà d'un certain terme il puisse y avoir des complications chirurgicales, qui nous empêche d'avoir recours à nouveau aux méthodes médicamenteuses pour assurer les IVG ? Que l'on ne dise donc pas que, techniquement, il y a des risques supplémentaires. Cette affirmation montre que l'on n'a pas envisagé toutes les solutions.

Reste l'objection dont il a beaucoup été question, celle du risque d'eugénisme, développée par le professeur Israël Nisand, jusque là partisan de l'élargissement des délais.

Mais que veut dire exactement " eugénisme " ? Pour moi, l'eugénisme est le bien-naître. C'est sélectionner ou interrompre une vie pour éviter des tragédies. M. Israël Nisand est un des grands techniciens de l'échographie. Nous n'allons pas polémiquer, mais dès l'instant où l'on a introduit l'échographie en médecine, on a évidemment jeté les fondements d'un dépistage des anomalies du f_tus et, par conséquent, décidé qu'on allait interrompre des grossesses. On est eugénique à partir du moment où l'on interrompt une grossesse. Que ce soit à trois, quatre ou cinq mois, je ne vois pas la différence : à partir du moment où l'on accepte d'interrompre des grossesses parce qu'il y a des malformations de l'embryon ou du f_tus, on est eugénique.

Il existe un eugénisme qui est acceptable, parce qu'il est fait à titre individuel, dans la confrontation singulière d'un médecin et d'un couple, qu'il est fait pour le bénéfice singulier d'un embryon ou d'un f_tus, dont on considère que la vie serait une tragédie et que, par compassion, les parents et les médecins acceptent de ne pas laisser vivre. C'est une démarche compassionnelle, singulière, individuelle. Même si c'est une mauvaise solution, c'est peut-être la moins mauvaise, et c'est une démarche individuelle.

A l'opposé, il y a un eugénisme criminel qui est fait pour satisfaire des politiques, une politique de santé ou une politique en général, qui est le fruit d'une sélection d'individus à partir de critères qui n'ont aucun caractère singulier, qui sont coercitifs et destinés à satisfaire des politiques collectives. Je pense, par exemple, à l'eugénisme des nazis.

Mais la frontière est extrêmement délicate à tracer. Ainsi, dans les pays méditerranéens (Grèce, Italie, Crète et Sicile), il existe des maladies de l'hémoglobine, des thalassémies ou des drépanocytoses et l'on traque ces mauvais gènes. Il s'agit d'une politique de santé publique qui est mise à la disposition des populations et des individus pour traquer un gène que l'on considère mauvais. On peut considérer que c'est ou non de l'eugénisme en fonction de la position où on se place.

Pour donner encore un exemple, il existe une maladie redoutable du développement du cerveau de l'enfant, appelée maladie de Tay-Sachs, encéphalopathie dégénérative qui aboutit très rapidement à des handicaps majeurs des nouveau-nés. Cette maladie touche exclusivement les populations juives ashkénazes. Les rabbins ont donné leur autorisation pour que cette maladie de Tay-Sachs soit éradiquée dans les populations juives ashkénazes d'Amérique du Nord.

Qu'appelle-t-on donc eugénisme  ? Il existe une sélection d'individus à partir de critères qui sont d'une fluidité extrême. Il faut être très méfiant lorsqu'on utilise ce terme d'eugénisme, car il peut être à double tranchant.

Pour en revenir à notre propos, je ne vois pas en quoi l'IVG correspondrait à un eugénisme criminel, puisqu'il s'agit d'une demande singulière adressée à des médecins et qu'il résulte d'un colloque singulier, nullement de l'application d'une politique générale.

Je reprends l'argument que j'ai déjà utilisé : voyons ce qui se passe dans les pays voisins dont les délais d'IVG sont plus libéraux : Belgique, Allemagne, Angleterre, Hollande ou Espagne. Y a-t-il eu imputation d'eugénisme  ? Y a-t-il des hécatombes d'embryons  ? Je n'en ai, pour ma part, pas entendu parler. Pas plus qu'en France, en tout cas. Le fait de glisser le curseur de dix à douze semaines changerait-il les choses ?

La raison invoquée, c'est que l'échographie serait de plus en plus performante et que nous verrions de plus en plus de détails - y compris le sexe de l'embryon - et de malformations qui inciteraient les femmes à demander des interruptions de grossesse pour des prétextes futiles.

Tout d'abord, nous n'en sommes pas là, car l'échographie n'a pas encore la précision suffisante pour dépister autre chose que de graves malformations. Nous dépistions déjà, à ces termes de grossesse, des malformations embryonnaires manifestes, qui justifient de toute façon l'interruption médicale de grossesse, volontaire ou non.

Ensuite, qui va se plaindre des progrès de l'échographie ? C'est assez surprenant de la part du professeur Israël Nisand, qui est un des promoteurs de l'échographie. A partir du moment où l'Écossais Ian Donald, a introduit le principe des ultrasons en médecine humaine et en échographie dans les années 1975, on a posé le principe d'un dépistage ante natal d'un certain nombre de malformations sur le f_tus et, maintenant, sur l'embryon.

L'échographie est en soi un outil d'interruption de grossesse et donc d'eugénisme. Soit on décide de supprimer toutes les échographies, soit on les fait à tout le monde, mais en maîtrisant les progrès qu'elle suscite. Par ailleurs, c'est une théorie qui me paraît un peu spécieuse, car que je ne vois pas bien ce que nous dépisterions comme malformations mineures entre dix et douze semaines.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente  : Un bec de lièvre, par exemple.

Professeur Jacques Milliez  : Je ne pense pas que l'on puisse faire, en toute certitude, un diagnostic de bec de lièvre entre dix et douze semaines.

Par ailleurs, les progrès de l'échographie continueront, et la question ne se posera plus entre dix et douze semaines, mais entre huit et dix. Jusqu'où allons-nous remonter ?

De plus, si je suis cette logique, seul l'embryon in vitro aurait droit à l'exemption de toute investigation ? Ce n'est pas possible. Il faut avoir confiance dans les progrès de la médecine et il faut surtout avoir confiance dans la responsabilité des femmes.

Il peut arriver que des femmes demandent des interruptions de grossesse pour un bec-de-lièvre, mais ces interruptions leur sont refusées après qu'on leur explique que c'est une malformation tout à fait opérable et guérissable. Je ne pense pas qu'il faille avoir une telle méfiance à l'égard des sollicitations des femmes. Je leur fais confiance et j'attends de voir les demandes d'interruptions de grossesse en nombre significatif pour les motifs qui sont invoqués. N'oublions pas que 220 000 interruptions de grossesse ont lieu chaque année et que si une bataille devait être menée, ce serait plutôt celle de la diffusion de la contraception et celle de la prévention de ces grossesses qui se terminent par des IVG.

Mme Yvette Roudy  : Alors que nous avons soutenu le professeur Israël Nisand, que nous avons fait des pétitions en sa faveur, que nous l'avons aidé à se faire connaître, je suis frappé d'entendre maintenant le professeur Nisand dire que dix et douze semaines, ce n'est pas la même chose, parce que le f_tus n'est pas dans le même état. Il brandit alors une image terrifiante  : "A dix semaines, on aspire, à douze semaines, on fragmente !" L'image est immédiatement parlante  : on va hacher un bébé.

Qu'en est-il réellement  ? Deux semaines font-elles une telle différence que cela obligerait à sombrer dans ces traitements terrifiants et barbares ?

Professeur Jacques Milliez  : Avant la polémique actuelle, de tels arguments ont été utilisés par ceux qui se sont durement opposés à nous - les commandos anti-IVG, les gars de "la Trêve de Dieu", et les autres -. Lorsqu'ils nous montraient l'image échographique du cri de l'embryon, c'était du même ressort. Il s'agissait de terrifier les femmes en leur montrant une image extrêmement crue de l'interruption de grossesse. C'est une pure escroquerie. On ne va pas terrifier les femmes en leur montrant ce qui se passe !

Il n'y a aucune mutation, aucune marche particulière ; il y a des transitions, extrêmement progressives, dans la taille de l'embryon, c'est évident, mais la technique utilisée à douze semaines est la même que celle utilisée à dix. Ce sont des canules un peu plus grosses. Il n'y a pas de fragmentation, il y a une aspiration de l'embryon. Il est évident que plus on avance dans la grossesse, plus cette aspiration peut exiger des canules de calibre élevé, la rendant plus laborieuse, mais là n'est pas la question.

Mme Yvette Roudy : Il n'y a pas de fragmentation ?

Professeur Jacques Milliez  : Il n'y a pas de fragmentation. Il y a une aspiration.

Encore une fois, je ne comprends pas ces réticences françaises très spécifiques alors que ces pratiques sont utilisées en Belgique ou en Allemagne. Je ne parle pas des IVG qui se font jusqu'à vingt-quatre semaines. Il est franchement malhonnête d'utiliser ces moyens de terreur à l'égard des femmes, d'autant que, si elles sont dans ces situations, c'est qu'elles n'ont pas le choix. Pourquoi alourdir la barque en leur montrant des images de terreur  ?

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente  : Je partage votre analyse sur l'eugénisme, tout en me disant que la sélection que l'on pratique aujourd'hui, ou que l'on pratiquera beaucoup plus encore demain, mériterait un débat public qui n'existe pas. Cette question n'a pas à être liée à proprement parler à celle de l'IVG, mais elle mérite d'être posée, malgré tout, notamment dans le cadre des lois bioéthiques. Ce qui me gêne, c'est que j'ai parfois le sentiment que la liberté ou la responsabilité des couples ou des femmes n'est pas toujours respectée.

Professeur Jacques Milliez  : Vous avez raison de poser la question de la sélection des individus, mais cette question n'est pas du domaine de l'IVG, c'est la question posée par le diagnostic pré-implantatoire, c'est-à-dire par le diagnostic sur l'embryon.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente  : On parlera dans les lois bioéthiques du diagnostic pré-implantatoire.

Mme Yvette Roudy  : Dans le domaine de la bioéthique, j'ai entendu parler d'un couple qui a créé un enfant in vitro de façon à soigner leur premier enfant qui était gravement malade. On a donc sélectionné un embryon qui n'était pas atteint de la maladie de sa s_ur et qui était compatible avec son système afin d'éviter le risque d'un rejet. Je trouve cela superbe : c'est un acte d'amour.

Mais une autre demande me trouble un peu  : celle d'un couple écossais qui, ayant déjà quatre garçons, souhaiterait une fille.

Ces deux demandes sont très différentes, mais toutes deux nécessitent un diagnostic pré-implantatoire. Je pense donc qu'il faudra vraiment discuter à fond de ces problèmes, même si je ne sais pas si nous pourrons légiférer en la matière. Il me semble qu'il faut regarder au cas par cas.

Que pensez-vous de ces deux cas ?

Professeur Jacques Milliez  : Je partage votre point de vue sur le premier exemple que vous citiez. C'est un acte d'amour. La situation de ce couple était extrêmement particulière, puisque leur premier enfant était atteint de la maladie de Fanconi, une anémie transmise génétiquement, dont il est possible, grâce à la génétique, de faire le diagnostic avant la naissance, par un moyen de diagnostic moléculaire. Ce couple a donc eu accès, de façon tout à fait légitime, au diagnostic pré-implantatoire, qui a permis de distinguer parmi les embryons fécondés in vitro ceux qui étaient atteints de la maladie et ceux qui ne l'étaient pas. Ils ont alors demandé très légitimement, et indépendamment de tout souci de traitement de l'enfant déjà né, que les embryons atteints ne soient pas replacés dans l'utérus.

Je vous rappelle qu'au moment de la discussion de la loi sur la bioéthique de 1994, le Sénat avait refusé d'inclure le diagnostic pré-implantatoire. J'étais allé à l'époque voir le sénateur Claude Huriet pour lui dire que cela pouvait rendre service à des couples affectés par des maladies génétiques. Il a alors repris dans la loi exactement les termes que nous lui avions suggérés, c'est-à-dire "pour des couples ayant des enfants déjà nés porteurs d'une maladie génétique connue".

Ce couple a eu un diagnostic pré-implantatoire qui leur a évité, premièrement, d'avoir un second enfant atteint de la maladie de Fanconi. Deuxièmement, cet enfant étant conçu  - l'ont-ils conçu l'enfant pour cela  ? Nous y reviendrons - ils ont à sa naissance prélevé un peu de sang du cordon placentaire. Ce n'est donc pas au détriment de l'enfant que s'est effectué ce prélèvement, qui a été fait sur ce que l'on appelle, en termes très généraux, des "déchets opératoires".

Cet enfant a-t-il été conçu pour soigner son frère ? Si c'est le cas, je trouve, comme vous, que c'est un acte d'amour. Je ne vois pas pourquoi les gens n'auraient pas assez d'amour pour concevoir un enfant qui pourrait, aussi, contribuer à soigner le frère ou la s_ur déjà né. Cela ne me choque pas du tout. Je ne dis pas que l'on puisse le faire constamment, mais cela dépend comment cet enfant a été "conçu", dans tous les sens du terme. Si c'est un acte d'amour, je ne vois pas pour quelles raisons on le critiquerait.

Le second cas dont vous parliez pose une vraie question. En Angleterre, comme en France, le diagnostic pré-implantatoire est encadré légalement, ce qui détermine ce qu'on peut et ce qu'on ne peut pas faire. Aux Etats-Unis, ce n'est pas du tout le cas. Dans ce pays, il existe en effet des centres qui offrent des enfants génétiquement parfaits  : on fabrique des embryons et on teste vingt-quatre gènes de susceptibilité à partir de deux cellules de l'embryon.

C'est la loi du marché, c'est la libre concurrence. On va dans ces centres, comme on va au Mc Donald, acheter son embryon génétiquement parfait. C'est la limite qu'il ne faut pas franchir. C'est la limite qui n'est pas acceptable, celle de la sélection d'embryons à partir de critères strictement subjectifs. Sur ce point, il y a nécessité d'avoir un débat au niveau national.

Dans de tels cas, je suis formellement contre, car je ne crois pas qu'on ait le droit, en dehors d'une démarche médicale, d'opérer une sélection d'embryons. C'est un eugénisme, qui n'est pas un eugénisme bénéfique.

Mme Marie-Thérèse Boisseau  : Augmenter le délai légal de douze à quatorze semaines ne risque pas d'accroître le nombre d'avortements, car il est clair, lorsque l'on se reporte aux statistiques des autres pays qui permettent les IVG jusqu'à vingt-quatre semaines, que les avortements n'y sont pas, pour autant plus nombreux. Souvent même, ils le sont moins.

Les risques médicaux, je n'y crois pas non plus. Tout cela est parfaitement au point aujourd'hui, encore que plus on avance dans le terme, plus il faut, me semble-t-il, des équipes spécialisées car, d'après les auditions précédentes, j'avais cru comprendre que passer de douze à quatorze semaines impliquait l'introduction d'une technique instrumentale différente, qui nécessitait des équipes plus "pointues".

Vous avez parlé de 7 000 femmes qui dépasseraient le délai de douze semaines ; habituellement, on entend plutôt parler du chiffre de 5 000. Mais ces variations n'ont pas grande importance, c'est un ordre de grandeur et mes propos ne sont pas quantitatifs.

Vous reconnaissez cependant que, même en passant à quatorze semaines, il restera encore des femmes qui seront au-delà de ce délai, et que plus on avance dans le terme, plus nous sommes en présence de femmes en grande difficulté. Au-delà du délai légal, qu'il soit de douze ou quatorze semaines d'aménorrhée, vous dites qu'il y a une sélection par l'argent. Certes, encore que par des moyens plus ou moins licites, parfois par des moyens sordides, beaucoup de femmes arrivent à trouver de l'argent pour partir à l'étranger. Je repose donc, inlassablement, ma question : si nous passons à quatorze semaines, que faites-vous des femmes qui dépasseront ce nouveau délai légal ? Si nous révisons la loi sur l'avortement, qui est une loi douloureuse et difficile, autant résoudre, une fois pour toutes, tous les problèmes.

La première critique que je ferai du projet de loi, c'est que l'on s'arrête au milieu du gué. Cela ne me paraît satisfaisant à aucun point de vue, particulièrement pour les femmes qui seront au-delà des délais. Je ne suis pas sûre qu'allonger les délais aujourd'hui aille dans le sens de l'Histoire et du progrès, tant médical que social.

En ce qui concerne le progrès médical, je suis personnellement très favorable au développement de l'avortement médicamenteux, qui me paraît bien supérieur à l'avortement instrumental. Dans ce domaine, il reste à faire en France énormément de progrès. L'avortement médicamenteux se pratique jusqu'à quarante-neuf jours environ, mais peut l'être jusqu'à cinquante-trois jours, avec des chances moindres de réussite. Cela me semble être une bonne formule, étant entendu que si nous avions une meilleure éducation sexuelle, si les femmes étaient plus averties, elles réaliseraient sans doute plus rapidement qu'elles sont enceintes. Les diagnostics de grossesse sont très faciles à faire et il faut miser, si je puis dire, au maximum sur cet avortement médicamenteux, qui se fait bien avant les quatorze semaines d'aménorrhée proposées dans le projet de loi.

Pour des raisons sociales, j'ose espérer qu'un jour, proche, les femmes seront mieux accueillies dans les services publics. Ce n'est pas le cas aujourd'hui. Je considère un peu ce projet de loi comme une fuite en avant  : avant de passer de douze à quatorze semaines, on pourrait commencer par balayer devant notre porte et faire en sorte que les services publics soient réellement au service de ces femmes, et répondent en temps et en heure à leurs besoins. Ce n'est pas le cas aujourd'hui, vous le savez bien. Beaucoup de dépassement de délais résultent de la faute des services publics, qui sont aux abonnés absents, sous une forme ou sous une autre. Personnellement, il me semble qu'il serait souhaitable de faire de gros efforts de ce point de vue. C'est sans doute par là qu'il faut commencer.

Sur les risques d'eugénisme, j'ajouterai trois points d'interrogation, car nous avons sur le sujet des témoignages qui sont diamétralement opposés. Vous avez parlé du professeur Israël Nisand, mais il n'est pas le seul. Nous avons eu, entre autres, la semaine dernière, le témoignage très clair du professeur René Frydman qui, lui aussi, agite la cloche de l'eugénisme.

J'étais ce matin avec un cardiologue qui me disait que les premières écho-cardiographies f_tales avaient été faites en 1986, que deux ans après, on avait voulu en faire un bilan sur le plan européen, et que l'on s'était aperçu qu'en cas d'insuffisances mitrales - qui sont assez facilement diagnostiquées et qui ne sont pas toujours majeures - lorsqu'on l'annonçait aux parents, la question qu'ils posaient immédiatement était celle du sexe de l'enfant. Il y avait manifestement beaucoup plus de demandes d'avortements lorsqu'il s'agissait d'une fille.

J'ai été très sensible, la semaine dernière, lors du témoignage du professeur René Frydman, au manque de cohérence entre la sévérité actuelle qui marque le diagnostic pré-implantatoire, et le libéralisme qui existerait si l'on passait à quatorze semaines pour les avortements. En d'autres termes, nous sommes très encadrés - à mon avis, sans doute trop - pour le diagnostic pré-implantatoire et, en revanche, à quatorze semaines d'aménorrhée, on pourrait faire ce que l'on veut. Il y a un manque manifeste de cohérence sur ce sujet au plan législatif.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente  : Avant de donner la parole au professeur Jacques Milliez pour la réponse aux questions médicales, je voudrais dire qu'un des soucis premiers de Mme Martine Aubry est bien d'engager le service public dans la prise en compte des démarches d'IVG. C'est le sens de la circulaire qu'elle a envoyé en novembre 1999. C'est la raison pour laquelle des crédits budgétaires ont été affectés à l'amélioration du fonctionnement des services IVG pour l'année 2000.

Mme Marie-Thérèse Boisseau  : Il y a le discours, il y a la circulaire et il y a les faits. Je souhaiterais que l'on fasse l'analyse de l'été dernier à Paris.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente  : Il y a une prise de conscience de la nécessité d'améliorer la prise en compte de l'IVG au sein du service public. Des moyens sont donnés, peut-être ne sont-ils pas encore suffisants, mais ils existent.

Professeur Jacques Milliez  : Avant de répondre à toutes vos questions et notamment à celle portant sur ce qu'il faut faire des femmes qui dépassent le délai de 14 semaines, je souhaiterais que vous me disiez : que faites-vous de celles-ci entre douze et quatorze semaines ?

Mme Marie-Thérèse Boisseau  : Je vais vous répondre. Nous avons 5 à 7 000 femmes qui dépassent le délai légal. Pour l'essentiel, ces femmes partent à l'étranger. Je considère que ce n'est pas normal. Honte à la société française qui refile ses problèmes aux autres pays. Nous devons donc traiter ces problèmes. Mais, aujourd'hui, ce sont des problèmes quantitativement marginaux  : 5 000 cas sur 220 000 avortements, cela représente un peu plus de 2 % et, le pourcentage qui sera touché par le passage à quatorze semaines est très discutable, puisque personne n'est capable de se mettre d'accord sur les chiffres.

Je propose que les femmes soient traitées au cas par cas et que l'on puisse au-delà de douze semaines avorter pour des raisons médicales, mais éventuellement aussi pour des raisons psychologiques et sociales.

Professeur Jacques Milliez  : C'est là qu'il y a une divergence absolue d'analyse entre ce que disent les professeurs René Frydman et Israël Nisand, ce que vous dites, et ce que je pense. On a l'air de considérer que les femmes font des avortements par caprice.

Mme Marie-Thérèse Boisseau  : Ce n'est absolument pas mon propos.

Professeur Jacques Milliez  : Je soutiens que ces femmes, qui font une demande d'avortement, se trouvent en situation de détresse. Une femme dont la grossesse arrive à ces termes-là, qui a vu son enfant bouger à l'échographie, ne va pas sans une excellente raison demander une interruption de grossesse. Le sentiment maternel, le sentiment de la femme est extrêmement fort.

Je ne connais pas de femme - et je trouve insultant de le soupçonner - qui aille, parce que c'est permis, demander une interruption de grossesse à dix ou douze semaines d'aménorrhée. La réalité, ce n'est pas cela  ; la réalité, c'est qu'elles sont désespérées et qu'elles n'ont pas le choix. Que l'on ne me dise pas que c'est pour des raisons d'échographie ! Jamais ! Ce sont des femmes qui sont dans la détresse, et l'allongement du délai d'IVG ne multipliera pas les détresses, ou c'est insinuer que le fait de leur accorder un degré supplémentaire de liberté amènerait les femmes à user mal de cette liberté. Je trouve cela insultant pour les femmes, car je n'ai jamais vu une femme qui n'ait pas regretté d'avoir à passer à travers cette épreuve.

L'interruption de grossesse n'est pas une fantaisie. C'est une épreuve imposée à une femme par des circonstances extérieures dont elle n'est pas responsable, qu'elle subit douloureusement et durablement, avec des cicatrices indélébiles.

Mme Marie-Thérèse Boisseau  : Manifestement, nous ne nous comprenons pas. Je n'ai jamais dit le contraire de ce que vous dites. Je n'ai pas parlé de caprices de femmes. Je dis que ce sont des femmes en détresse. Alors, pourquoi vous arrêtez-vous au milieu du gué ? Pourquoi s'arrêter à quatorze semaines d'aménorrhée ? Que faites-vous des autres ? Vous n'avez pas répondu à cette question.

Professeur Jacques Milliez  : Je ne réponds rien, mais je vous demande ce que vous faites de celles qui ont entre douze et quatorze semaines ?

Mme Marie-Thérèse Boisseau  : Pour avoir rencontré des femmes dans ces situations et entendu de nombreux témoignages, je considère que neuf fois et demi sur dix, ces femmes sont dans une profonde détresse et qu'il n'y a  en aucun cas, caprice ou avortement de confort. Je dis qu'il faut s'occuper de ces femmes, mais, justement parce qu'elles sont relativement avancées dans le terme de leur grossesse, elles ont sans doute plus de difficultés que d'autres. C'est la raison pour laquelle je souhaiterais que leur cas soit étudié au cas par cas, car je souhaite que toutes soient prises en compte. Or vous vous arrêtez au milieu du gué !

Professeur Jacques Milliez  : J'avais compris que la question qui m'était posée était celle de savoir s'il était licite de pratiquer un avortement entre douze et quatorze semaines d'aménorrhée. Je n'avais pas compris qu'on parlait d'au-delà de ce terme. Si tel est le cas, c'est un autre débat. Mais je ne vois pas pourquoi on éluderait une question en en posant une autre : la question à laquelle il faut répondre, est celle de savoir si l'on est favorable ou pas à l'allongement du délai de dix à douze semaines de grossesse. Après, on verra. Je veux bien engager le débat, mais c'est une autre question. Je suis aussi partisan qu'il faille s'occuper des femmes qui dépassent les quatorze semaines d'aménorrhée par des méthodes et des approches différentes.

Mais si la question posée, comme j'avais cru le comprendre, était de savoir s'il faut ou s'il serait acceptable d'élargir les limites chronologiques de l'IVG de douze à quatorze semaines d'aménorrhée, je vous ai répondu de façon positive.

Au-delà de quatorze semaines, c'est autre chose, mais je ne souhaite pas m'arrêter au milieu du gué. Pas du tout. Pour ces femmes qui sont au-delà des quatorze semaines, il faut trouver une solution différente. Je vous ai dit tout à l'heure que, quand c'était nécessaire, elles pouvaient bénéficier d'une interruption médicale de grossesse, parce qu'il y a là une menace pour leur santé mentale, voire sociale. Des experts acceptent d'en convenir et de le certifier.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Estimez-vous que la rédaction des textes qui actuellement régissent l'IMG - en cas de danger pour la santé de la mère ou de malformations f_tales - permet de répondre aux femmes qui ont dépassé les quatorze semaines d'aménorrhée ? Ce cadre vous paraît-il assez souple pour permettre à ces femmes d'obtenir une réponse positive ?

Professeur Jacques Milliez  : Je considère que ce cadre est souple et nécessaire car, effectivement, il faut avoir une réflexion médicale. Actuellement, les dispositions légales, avec la double expertise, dont éventuellement celle d'un expert psychiatre qui constate qu'il y a manifestement danger pour cette femme à poursuivre sa grossesse, nous le permettent. Nous entrons alors très légitimement, dans tous les sens du terme, dans la procédure de l'interruption thérapeutique de la grossesse, puisqu'elle est envisagée pour la santé de la mère. Il existe donc un cadre légal qui convient, pour l'instant. Il permet de ne pas s'arrêter au milieu du gué, à condition d'en avoir le souhait et la volonté.

Mme Marie-Thérèse Boisseau  : On nous a dit, la semaine dernière, qu'entre douze et treize semaines d'aménorrhée, s'opérait un changement qualitatif. En d'autres termes, l'embryon devient un f_tus et il y a un début d'ossification.

Les femmes qui dépassent le délai de douze semaines d'aménorrhée, représentent 2 à 3 % de l'ensemble. Selon les témoignages, si vous fixez le délai légal à quatorze semaines, vous allez résoudre environ 1 à 1,5 % de ces cas. Pourquoi deux poids, deux mesures ? Je propose une solution plus globale qui permettent, à partir de douze semaines, de faire des avortements médicaux, quitte à étoffer les raisons pour lesquelles on peut les faire. Je ne comprends pas pourquoi vous faites cette césure à quatorze semaines.

Professeur Jacques Milliez  : Je fais une césure à quatorze semaines parce que je réponds à la question qui m'est posée. C'est le législateur qui pose cette césure, ce n'est pas moi. Moi, quand c'est nécessaire, je fais ce que je dois faire, législateur ou pas ! On fait toujours des lois qui rattrapent ou récupèrent les pratiques de la société. Si vous me demandez si l'on peut aller au-delà du délai de quatorze semaines, je vous répondrai que ce n'est pas la question à laquelle j'ai réfléchi. J'y réfléchirai quand la question se posera.

J'ai réfléchi à la question qui m'était posée, du passage de douze à quatorze semaines d'aménorrhée. On me demande ce que j'en pense et je réponds que c'est possible, parce que je ne vois pas de transformation radicale de texture de l'embryon entre dix et douze semaines de grossesse qui fasse une énorme différence.

Si c'était le cas, je ne vois pas pourquoi les Belges, les Allemands, les Espagnols et les autres ne l'auraient pas remarqué. Pourquoi sommes-nous les seuls ? C'est tout de même curieux que nous ayons là-dessus une spécificité, un blocage et que ce qui est possible ailleurs soit impossible chez nous. Il y a 300 millions d'Européens : j'espère que nous pourrons aller vers une législation commune. C'est mon v_u.

J'ai beaucoup réfléchi à cette question. Je suis catholique. Je ne suis donc pas un farouche défenseur de l'avortement. Je considère que c'est la solution la moins mauvaise et que ce n'est pas à moi de juger.

J'espère que nous irons vers une solution européenne qui trouvera un terme moyen et raisonnable pour ce qui peut ou non se faire.

Cela dit, dans toutes les questions d'éthique et, par conséquent, probablement, dans la législation, il est nécessaire de placer une limite arbitraire. Il n'y a aucune raison rationnelle, cartésienne, de placer la barrière ici plutôt que là. Mais il y a un moment où il faut dire  : "C'est là et c'est comme ça." Et, dans toutes ces questions d'éthiques, on constate une tendance au glissement, à la pente glissante, qu'il faut stopper, sans qu'il n'y ait forcément de raisons absolument explicites pour fixer là la limite.

On peut, de façon non rationnelle, fixer la limite pour l'IVG pour l'instant à quatorze semaines d'aménorrhée. Mais, comme pour le clonage ou les sélections d'embryon, il faut savoir dire stop à un moment donné, parce que la société ne peut pas aller au-delà, même si nous n'avons aucune justification cartésienne pour expliquer ce choix.

Mme Catherine Génisson : Vous avez dit qu'on utilise la méthode médicamenteuse jusqu'au quarante-neuvième jour et qu'ensuite, pour quinze semaines et plus, on pouvait aussi l'utiliser. Pourquoi n'utilise-t-on pas cette méthode médicamenteuse jusqu'à douze ou quatorze semaines ?

Professeur Jacques Milliez : Le taux de succès d'expulsion embryonnaire, en tout début de grossesse, est suffisant pour apporter une bonne sécurité. Il n'est pas de 100 %, il doit être de 95 ou 96 %. Puis, plus on avance dans la grossesse, moins il y a de succès, plus il y a de rétention ovulaire, parce que l'embryon est effectivement trop petit et s'expulse mal. Il ne redevient susceptible d'être expulsé en totalité, sans risque de rétention, qu'après. Il existe un gap entre le moment où cette technique est utilisée au début et le moment où l'on peut à nouveau l'utiliser. Après, à partir d'un certain terme, nous n'avons pas d'autres choix que de l'utiliser.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Le professeur Baulieu avait expliqué, lors de son audition, que l'on pouvait utiliser le RU 486, y compris pour des accouchements.

Mme Marie-Thérèse Boisseau : Oui, mais pour d'autres raisons. Pour un assouplissement du col, mais pas pour l'expulsion.

Professeur Jacques Milliez : Pour des raisons pratiques d'organisation, une IVG par aspiration médicale se déroule sur une journée ou moins d'une journée alors que, par méthode médicamenteuse, plus le terme avance, plus le temps passé à l'hôpital est long, de l'ordre d'un ou deux jours. Ce n'est pas du tout la même prise en charge. Mais, si c'est le prix de la sécurité, acceptons-le à partir de quatorze semaines. Néanmoins, avant quatorze semaines d'aménorrhée, il ne serait pas justifié d'y avoir recours. Nous pouvons y avoir recours mais l'aspiration par technique chirurgicale est faisable, et faite.

Plus les équipes en auront la maîtrise, moins cette technique comportera de risques. Je comprends bien les réticences d'un certain nombre d'accoucheurs, quand on leur dit que les progrès de l'échographie ou autres conduisent à faire plus d'IVG. Cela ne les enthousiasme pas. Mais quand on leur montre les progrès de la célioscopie ou des techniques qui les amusent, ils les apprennent et les maîtrisent très vite. De la même façon, ils apprendront très vite à maîtriser, s'ils le souhaitent, les techniques qu'ils n'utilisaient pas jusque-là, c'est-à-dire l'aspiration entre douze et quatorze semaines d'aménorrhée. Ce n'est pas très compliqué. Cela demande de l'attention, cela demande de la formation peut-être, mais ce n'est pas inaccessible à des mains chirurgicales.

Mme Marie-Thérèse Boisseau : On peut envisager à nouveau l'avortement médicamenteux à partir de la quinzième semaine ?

Professeur Jacques Milliez : Oui. Même à quatorze semaines d'aménorrhée.

Mme Marie-Thérèse Boisseau : Aux mêmes doses ?

Professeur Jacques Milliez : Oui. C'est comme cela que cela se passe dans la pratique. A partir de ce terme, on n'accepte pas de prendre de risque.

Mme Marie-Thérèse Boisseau : On ne fait plus d'avortement instrumental ?

Professeur Jacques Milliez : Cela se fait exceptionnellement. Il m'est arrivé de le faire, et cela m'arrive encore parce que j'en ai une certaine pratique, lors d'interruptions thérapeutiques de grossesse, pour éviter de garder les femmes. Mais je préfère ne pas le faire. La sécurité, la sérénité, si tant est que l'on puisse parler de sérénité en la matière, est d'utiliser à partir de ce terme de quatorze à quinze semaines, les médicaments.

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La Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes a ensuite entendu Mme Michèle Ferrand, sociologue au Centre national de la recherche scientifique, co-auteur du rapport de l'INSERM : "Contraception et IVG en France".

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente: Nous recevons aujourd'hui Mme Michèle Ferrand, sociologue au CNRS depuis 1979 et spécialisée dans le domaine des rapports hommes-femmes.

Vous avez commencé votre carrière de recherche en travaillant sur l'avortement et en publiant, en 1987, un Que sais-je ? sur L'IVG en France. Vous avez ensuite travaillé sur les trajectoires familiales et professionnelles des femmes et des hommes vivant en couple et publié sur ce thème l'ouvrage : Entre travail et famille: dire sa vie. Vous avez également mené une enquête sur les femmes scientifiques de haut niveau - normaliennes et polytechniciennes - et sur le rôle de la famille dans la production de ces trajectoires.

Vous travaillez actuellement avec l'INSERM sur une enquête portant sur la contraception en France aujourd'hui. Nous souhaiterions donc vous entendre sur cette enquête menée à partir de quatre-vingts entretiens de femmes ayant eu une grossesse non prévue.

Mme Michèle Ferrand : Cette enquête qualitative, commencée il y a deux ans, réunit des chercheurs de l'INSERM et du CNRS. Dirigée par Nathalie Bajos (INSERM) et moi-même, elle a consisté en une approche spécifique du recours à l'IVG et de l'acceptation de la contraception en France. Elle a été menée à partir d'entretiens approfondis auprès des femmes, de manière à déterminer leur trajectoire, leur façon de vivre la contraception et leur situation en cas de grossesse non prévue.

C'était la manière dont nous avions décidé d'aborder le problème : nous voulions rencontrer des femmes qui, dans les trois dernières années, s'étaient retrouvées enceintes sans l'avoir voulu, qu'elles aient par la suite choisi d'interrompre ou de poursuivre cette grossesse.

Pour recruter ces femmes, nous sommes passées par un système assez peu fréquent en sociologie, celui de petites annonces parues dans les journaux féminins, placardées dans les bureaux du Planning, les centres d'IVG et les cabinets de consultation de gynécologues, à Paris et en province.

Si nous avons choisi ce moyen pour recruter ces femmes, c'est parce que nous voulions des femmes qui aient envie d'en parler. Le problème de l'avortement, nous en étions convaincus et l'enquête nous a confortés dans cette position, est que la décision d'avorter n'est jamais un geste anodin pour les femmes ; les faire parler sur ce sujet ne l'est pas plus.

Nous nous sommes dit qu'éventuellement, nous pourrions rééquilibrer l'échantillon par rapport à la population nationale, s'il nous manquait certaines catégories. C'est ce que nous avons dû faire, essentiellement pour les mineures qui, malgré des annonces parues dans la presse des jeunes, n'ont pas énormément répondu. Nous continuons d'ailleurs à travailler à l'heure actuelle, après la rédaction de ce premier rapport, au problème des mineures et à celui des femmes qui ont dépassé les délais - elles ont été également très difficiles à rencontrer puisqu'elles se sentaient dans l'illégalité et n'avaient pas forcément envie d'en parler, se sentant doublement stigmatisées -.

Nous avons un échantillon qui ne se veut pas représentatif mais diversifié d'un point de vue socio-démographique, qui rend compte à peu près de toutes les catégories sociales, qui couvre l'ensemble des âges et des types de résidence (urbain/rural), et qui regroupe tous les cas de figures de situations matrimoniales - couple, situations de rupture et engagement dans une relation -.

Nous avons constaté, en premier lieu, que nous ne pouvions pas faire de typologie de femmes, car nous n'avions pas affaire à des femmes à risques, mais à des situations à risques ; en fait, à un moment de leur trajectoire, pour des raisons extrêmement complexes, ces femmes se trouvaient enceintes sans l'avoir prévu.

Nous avons essayé de voir comment ces femmes se situaient par rapport à la contraception ; comment elles avaient pris la décision d'avorter ou de conserver cette grossesse ; et, quand elles avaient opté pour l'IVG, comment s'était déroulé leur recours au système de soins.

Nous avons découpé notre étude en différents chapitres qui recouvrent l'échec contraceptif, la décision de poursuivre la grossesse ou non et la façon dont l'appareil de soins a répondu aux demandes des femmes. Ce sont les trois grands axes de notre enquête, ces chapitres pouvant être décomposés en fonction de populations plus particulières, comme celle des mineures ou celle des femmes étrangères, - sur lesquelles nous n'avons pas beaucoup à dire pour l'instant, car il nous faut approfondir l'analyse -, ou encore celle des femmes ayant dépassé les délais. Elles constituaient les trois populations se situant à la marge de la législation actuelle sur lesquelles nous avions envie de porter un regard plus aigu.

Nous avons constaté que nous pouvions placer quasiment toutes ces femmes sur un espèce de continuum en matière de pratique contraceptive, qui allait de l'acceptation la plus concrète et la plus totale à l'impossibilité contraceptive. Pour l'essentiel, ces femmes se disaient favorables à la contraception, bien informées, et l'utilisant, ce qui peut paraître assez étonnant.

Un tiers des femmes que nous avons interrogées a poursuivi sa grossesse. Dans l'analyse concernant leur rapport à la contraception, nous avons mélangé les femmes qui avaient décidé d'interrompre leur grossesse et celles qui avaient décidé de la poursuivre. Nous avons donc analysé leur rapport à la contraception, quelle que soit l'issue de la grossesse.

Nous nous sommes posés la question de savoir ce qui expliquait la grossesse non prévue.

La première question était celle-ci : dans un pays où la contraception est largement diffusée, où seulement 2 à 3 % des femmes déclarent être dans la situation d'avoir des relations sexuelles, de ne pas vouloir d'enfant et de ne pas utiliser de techniques contraceptives quelles qu'elles soient - résultat de l'enquête de l'INED -, comment se fait-il que nous ayons un taux de grossesse non prévue et d'interruptions volontaires de grossesse aussi élevé ? La véritable question était : qu'est-ce qui se passe du côté de la contraception ?

Mme Marie-Thérèse Boisseau : Pourquoi votre échantillon était-il limité à quatre-vingts femmes ? Est-ce suffisant pour être significatif ?

Mme Michèle Ferrand : Une recherche qualitative ne vise jamais la représentativité. Mais, lorsqu'elle porte sur un échantillon diversifié du point de vue socio-démographique, elle permet d'identifier les processus qui conduisent les femmes à se trouver dans une situation donnée, ici être confrontée à un échec de contraception. Au-delà d'un certain nombre d'entretiens, il ne sert à rien d'augmenter encore l'échantillon car les différents processus ont déjà été repérés. Le plus souvent, les échantillons des enquêtes qualitatives portent sur une cinquantaine de cas. Ici, nous avons été au-delà parce que nous étudions des populations spécifiques : les jeunes, les femmes étrangères et les femmes hors-délais. A terme, nous espérons recueillir une centaine d'entretiens.

En particulier, pour les mineures, nous n'en avons pas encore assez, ce qui explique que nous continuions. Pour les femmes étrangères, non seulement il nous faudrait en avoir davantage, parce que certaines sont venues un peu par hasard, mais il va nous falloir vérifier ce que nous apportent ces femmes, une fois que nous aurons établi leur appartenance sociale. Je ne m'étendrai pas plus longuement sur ce cas particulier, car nous devons encore avoir une vingtaine d'entretiens.

Tout ce que nous pouvons dire sur les femmes étrangères, et notamment sur les jeunes femmes maghrébines ou d'origine maghrébine, lorsqu'on les remet à hauteur de la population française habituelle, en fonction du diplôme, de l'activité et du statut matrimonial, c'est qu'elles se comportent comme la population générale. En revanche, les mineures ou les jeunes femmes maghrébines de moins de vingt-cinq ans seraient plus proches des mineures de moins de dix-huit ans de la population française, petit retard d'âge certainement dû à la situation particulière que connaissent les mineures et, sans doute aussi, les jeunes filles maghrébines.

Pour revenir à la contraception, une très grande partie des femmes que nous avons rencontrées avaient un rapport favorable à la contraception, la prenaient et ne souhaitaient pas être enceintes. Elles utilisaient ou avaient utilisé, de manière fréquente, constante et régulière, une contraception et ne voulaient pas être enceintes.

La survenue de cette grossesse non prévue s'expliquait par plusieurs processus.

Tout d'abord, il y a l'accident de méthode que tout le monde peut comprendre, qui renvoie à la différence entre l'efficacité pratique et l'efficacité théorique d'une méthode. Nous avons l'exemple tout à fait particulier d'une femme médecin en train de terminer sa thèse, qui s'est retrouvée enceinte sans l'avoir prévu et qui est certaine de ne jamais avoir oublié sa pilule. Ce n'était pas un drame pour elle, elle a d'ailleurs gardé cet enfant. C'était un peu prématuré par rapport à son projet. Elle dit elle-même : "De toute façon, tout le monde sait qu'il y a peu de risques avec la pilule, mais que les risques ne sont pas totalement nuls."

C'était le cas le plus exceptionnel. Nous avons eu les accidents de méthodes que sont les accidents de préservatifs, les "oublis" de pilule ou les vomissements. Ce ne sont pas alors des oublis conscients ou inconscients, mais des problèmes de médicaments neutralisant l'effet de la pilule. Les femmes les ont évoqués spontanément, sans remettre en cause leur rapport à la contraception. Elles concevaient que la contraception ne soit pas fiable à 100 %.

Le deuxième processus est très important aussi parce que les médecins y jouent un rôle, c'est celui de l'infertilité supposée. Il s'agit de femmes qui, soit se sont entendu dire par leur médecin qu'elles étaient hypofertiles, voire infertiles et qu'elles ne risquaient plus rien, soit même de femmes qui avaient consulté pour infertilité. Le cas le plus typique que nous avons rencontré plusieurs fois est celui d'une jeune femme mariée pendant plusieurs années avec un homme avec lequel elle souhaitait avoir un enfant et qui ne pouvait pas en avoir. Les années passant sans enfant, leur relation s'est détériorée et ils se sont séparés. Se pensant infertile, elle a eu une nouvelle relation et, le mois d'après, elle s'est trouvée enceinte. Classique, me direz-vous, mais toujours très surprenant pour ces femmes.

Mme Catherine Génisson : On voit aussi cela, parfois, dans des cas d'adoption.

Mme Michèle Ferrand : En revanche, trois autres situations sont beaucoup plus complexes. La première est celle de ce que nous avons appelé "la méthode inadéquate".

Nous avons remarqué qu'à l'heure actuelle, les médecins accordent un bonus à la pilule en raison de sa grande fiabilité ; pourtant, sauf pour certaines femmes, la méthode préconisée par le médecin paraît inadéquate avec leur mode de vie. J'en donnerai deux exemples.

Le premier est celui d'une jeune mère qui vient d'accoucher, qui reprend une pilule légèrement dosée pour pouvoir allaiter son enfant et qui, perturbée par les périodes d'allaitement et de réveils de son enfant en bas âge, a du mal à respecter, à ce moment assez difficile du point de vue de la gestion du temps, l'impératif de prendre la pilule à heure fixe.

Le deuxième exemple est le cas, très clairement exprimé par une femme divorcée, qui élève seule ses enfants et qui a une nouvelle relation. Elle ne vit pas avec cet homme, leur relation est plus ou moins clandestine ou, plutôt, n'est pas clairement vécue au grand jour. Elle explique qu'il n'est pas facile de penser à prendre la pilule tous les soirs quand on n'a pas un homme dans son lit. Il y a une distance entre cette prise de contraception au quotidien et ses relations irrégulières avec un homme ; elle ne fait pas le lien entre cette pilule prise tous les soirs et sa liaison. Elle explique cet oubli en disant : "Avant, quand je vivais avec le père de mes enfants, je n'oubliais pas la pilule. Cette relation est relativement récente - trois mois - et il m'arrive de l'oublier."

En tant que sociologue, il m'intéresserait de savoir ce que donnerait auprès des hommes la prise d'un placebo au quotidien, même pendant six mois, et notamment s'il n'y aurait pas d'oublis dus à des couchers tardifs.

Mme Catherine Génisson : Avez-vous pu déterminer si, dans ces oublis, il n'y avait pas une part d'ambivalence ?

Mme Michèle Ferrand : Nous avons effectivement évoqué l'idée de l'échec contraceptif au service de l'ambivalence. Mais nous ne l'avons pas associé à cette catégorie de femmes, parce que ces femmes n'étaient pas ambivalentes par rapport au désir d'enfant. Selon elles, elles n'avaient aucun désir d'enfant. Les psychologues pourraient dire que dans toute femme, il y a un désir d'enfant caché. Mais ces femmes disaient explicitement qu'elles ne voulaient pas d'enfant, qu'elles n'en avaient pas envie, que ce n'était pas un problème qui se posait pour elles. Pour d'autres femmes en revanche, et j'y reviendrai tout à l'heure, on a pu observer que l'ambivalence était à l'origine d'un échec de contraception.

Les premières déclaraient avoir un rapport très positif à la contraception ; les deuxièmes, un rapport beaucoup plus réservé, puisque les méthodes qu'elles utilisaient ne les satisfaisaient pas.

Il y a aussi un autre aspect, qui n'est pas très important dans notre étude, c'est celui de la contraception vécue comme un enjeu des rapports entre homme et femme au moment de la relation. C'est le problème du préservatif, mais c'est aussi celui de la contraception inadéquate pour la femme. Quand l'homme ne veut pas utiliser de préservatif et que la femme ne supporte pas la pilule, il y a indéniablement un enjeu réel dans chaque relation sexuelle. L'homme pousse généralement la femme à prendre la pilule, parce que c'est beaucoup plus confortable pour lui. Les femmes reconnaissent d'ailleurs très souvent que les hommes n'aiment pas les préservatifs et trouvent cela normal ; elles sont même suffisamment soucieuses du bien-être de leur partenaire pour s'en préoccuper en tentant, à nouveau, de prendre la pilule ou d'en essayer une différente, ou en étant prêtes à utiliser des méthodes telles que gel spermicide ou éponge, qu'elles-mêmes n'aiment pas tellement. Les hommes n'aiment cependant pas plus les spermicides, ou, plus exactement - ne généralisons pas - les hommes dont ces femmes nous ont parlé.

Nous avons rencontré des cas de domination masculine aboutissant à des grossesses non désirées chez la femme. J'en donne deux exemples.

Le premier est celui d'une jeune femme qui possède un BTS, qui a une relation avec un homme déjà marié ayant déjà plusieurs enfants avec plusieurs femmes. Elle est elle-même un peu perdue, vit chez sa grand-mère, n'a pas de famille à Paris et elle se raccroche à cette relation. Elle prend la pilule et elle s'attache à ne pas l'oublier ; elle est très sérieuse. Ce n'est pas le premier homme de sa vie et elle n'a jamais eu de problème avec la contraception. Elle oublie pourtant sa pilule et, le lendemain, voyant son partenaire, elle le prévient. Celui-ci lui dit : "Ce n'est pas pour une fois. Tu n'en mourras pas. Je ne mettrai pas de préservatif." A la suite de cette relation, il part en vacances. Elle se retrouve enceinte et elle est donc amenée à avorter sans qu'il soit là.

Le second est celui d'une jeune femme qui utilise elle aussi la pilule depuis toujours. Elle a été malade la veille et pense avoir vomi sa pilule. Son partenaire refuse d'utiliser le préservatif, disant qu'ils ont toujours fait comme ça et qu'il ne voit pas pourquoi changer.

Ces exemples nous sont apparus importants parce que se dessinent des enjeux sur lesquels nous ne pourrions pas agir du point de vue de la prévention en santé publique. C'est quelque chose de beaucoup plus ample.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : La pilule du lendemain peut aujourd'hui apporter une solution à ces cas.

Mme Michèle Ferrand : Oui. La pilule du lendemain m'amène justement au dernier point concernant ces femmes qui sont très favorables à la contraception, ne veulent pas d'enfants et pensent faire ce qu'elles doivent pour ne pas être enceintes : la différence entre information détenue et information efficace.

A cet égard, le cas des mineures nous paraît le plus net, mais cela concerne l'ensemble des femmes. Pour la majorité d'entre elles, nous constatons un déficit d'information sur les méthodes contraceptives et leur fonctionnement. Si vous les interrogez sur le fonctionnement de la pilule, vous vous rendez compte qu'elles ne le connaissent pas. Nous-mêmes d'ailleurs ne le connaissions pas. C'est grâce aux médecins qui participent à l'enquête que nous avons appris que la couverture de la pilule commençait au septième jour de prise et, qu'à partir du moment où on l'avait prise durant sept jours, si on l'oubliait le huitième, il fallait la reprendre immédiatement. Je parle de la pilule normale, pas de la mini-dosée. La plupart des médecins n'avaient pas donné cette information aux femmes.

Le plus bel exemple concernant une mineure est celui d'une jeune fille qui rencontre son partenaire en classe. C'est son premier partenaire. Lui-même n'a jamais eu de relation sexuelle auparavant, ce qui écarte le risque du sida. Ils ont donc des relations sexuelles sans préservatif, sauf le quatorzième jour, se fiant à un manuel de biologie qui indique que l'ovulation se produit ce jour-là. Ce livre ne précise ni que les spermatozoïdes ont une durée de vie de quatre ou cinq jours, ni que l'ovulation peut se produire à une tout autre date que le fameux 14ème jour.

C'est en cela que l'information est un aspect important du rapport à la contraception, car le rapport de ces jeunes filles à la contraception était très positif ; elles auraient volontiers pris la pilule, si elles avaient su où la demander.

Autre exemple d'une mineure de quatorze ans qui a sa première relation sexuelle avec un partenaire d'une vingtaine d'années. Elle décide d'aller au Planning familial où on lui prescrit la pilule pour quelques mois, en lui faisant remarquer qu'elle commence tout de même un peu jeune. Résultat : elle ne retourne pas au Planning.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Vos précédentes études montraient déjà que la tolérance vis-à-vis de la sexualité des jeunes et l'acceptation sociale conditionnent leur comportement.

Mme Michèle Ferrand : Je vais directement aux conclusions : un des points fondamentaux en ce qui concerne les mineures, ce qui est le plus protecteur pour elles, c'est qu'elles puissent dire qu'elles ont une sexualité. La raison des retards d'annonce d'une grossesse aux parents, c'est qu'elles doivent parler de leur sexualité à leurs parents. Il semble que la notion d'adulte référent soit vraiment la bonne notion.

Les mineures ne sont pas les inconscientes que l'on veut dire. La plupart du temps, excepté les très jeunes ou les cas un peu particuliers, ces jeunes filles auraient souhaité prendre une contraception sûre, sauf dans un cas qui nous amène à la deuxième catégorie de femmes.

Nous venons de voir des femmes qui avaient un rapport positif à la contraception, qui ne voulaient pas être enceintes et qui pensaient avoir fait ce qu'elles devaient pour ne pas l'être. Il existe une seconde catégorie qui est celle de l'échec de contraception ou de la contraception au service de l'ambivalence. Cela se trouve, y compris chez des mineures. Mais d'abord, de quelles mineures parle-t-on ? Ce n'est pas pareil de parler d'une mineure de dix-sept ans et demi et d'une mineure de treize ou quatorze ans. Il existe aussi des mineures qui, certes, n'ont pas fait exprès d'être enceintes, mais pour lesquelles la perspective de la grossesse, qu'elles refusaient ouvertement, n'est pas si affolante, ni indésirable que cela, parce que cela les fera sortir de leur milieu, les fera sortir de l'école, leur donnera un statut, leur donnera un but.

Toutes les grossesses de mineures ne sont pas des drames pour ces jeunes filles. En tout cas, ce n'est pas du tout comme cela qu'elles le vivent. Toutes les grossesses d'adolescentes ne sont pas des grossesses non désirées, même lorsqu'elles sont involontaires, puisque non programmées.

Nous en avons eu une qui était programmée. Il s'agissait justement de la jeune fille qui s'était fait renvoyer du Planning à quatorze ans. S'étant retrouvée enceinte, elle avait subi une première IVG, puis à dix-sept ans et demi, elle a souhaité une deuxième grossesse pour forcer la main à ses parents, qui ne voulaient pas la laisser vivre avec son partenaire - toujours le même - qui avait maintenant vingt-six ans et un emploi leur permettant de s'installer. Les parents ont refusé, simplement parce qu'elle était mineure. Depuis sa précédente IVG, elle prenait la pilule. Elle a prétendu l'avoir oubliée, car elle n'a pas pu assumer de dire à ses parents qu'elle voulait un enfant. Comme vous le voyez, il y a encore des choses qui ne se disent pas entre les parents et les enfants !

Cette contraception au service de l'ambivalence, on la voit apparaître essentiellement dans une situation de couple stable, où l'enjeu est le moment d'arrivée de cette naissance ou la possibilité d'un enfant supplémentaire, avec lequel le partenaire n'est pas forcément d'accord. Dans ces cas, pendant un temps, la femme accepte le désir de son partenaire, puis les dérapages sont liés à ce désir d'enfant. Elles le reconnaissent facilement : "J'ai oublié, mais ce n'est pas par hasard".

Il peut aussi se produire des situations dans lesquelles la femme est amenée à gérer un désir d'enfant réel, mais pas une grossesse dont elle pense qu'elle n'est pas réalisable matériellement.

C'est le cas d'une jeune femme qui a déjà une petite fille d'une première union et dont le partenaire, divorcé avec une petite fille, vit à Paris alors qu'elle vit dans la région de Marseille. Ils se voient un week-end sur deux, l'un descendant ou l'autre montant. Elle n'a pas de travail à Paris et lui n'en trouvera pas en province. Elle a un très fort désir d'enfant, elle oublie vraiment sa pilule, s'en aperçoit le lendemain mais l'oublie une deuxième fois. Elle nous dit : "Mon c_ur et mon corps en voulaient, mais ma tête me disait non." L'ambivalence est très bien exprimée. Cela s'est terminé par une IVG parce qu'en plus, elle s'est rendu compte qu'elle était enceinte le jour de son licenciement. C'était, pour elle, un déchirement d'avorter. Elle avait très envie d'avoir un enfant de cet homme, elle avait déjà trente-six ans, âge qu'elle jugeait déjà avancé. Pourtant, il n'était absolument pas sérieux de conserver cette grossesse à ce moment-là.

Très rapidement, j'évoquerai ce que nous avons appelé "l'impossible démarche contraceptive" qui touche très peu de femmes. Nous n'en avons rencontré que très rarement, mais nous aurons peut-être plus de cas lors de l'étude quantitative qui est en cours. Il s'agit de femmes qui ne contrôlent rien dans leur vie.

Ce sont des femmes "en galère", des femmes maltraitées, des femmes qui n'ont pas de profession ou de moyens de survivre, qui sont dépassées par les événements. Avoir une maîtrise de la contraception leur paraît impossible. Ce sont elles qui risquent de présenter des IVG à répétition.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Et le stérilet ?

Mme Michèle Ferrand : Le stérilet pose le même problème : comment voulez-vous qu'une femme "en galère" puisse avoir un stérilet qui, jusque-là, valait 500 francs ? Nous sommes là confrontées à des situations extrêmement difficiles, même si elles ne sont pas majoritaires.

Nous retrouvons le même phénomène dans le cas de femmes qui vont avorter trop tardivement. Ce qui explique alors les retards est le temps qu'elles ont mis à rassembler l'argent nécessaire pour l'échographie car, je vous le rappelle, l'échographie avant un avortement est payante. C'est considéré d'ailleurs comme très choquant par de nombreuses femmes.

Nous retrouvons ce même processus à tous les maillons. Ce sont des femmes qui avorteront ou qui n'avorteront pas, qui abandonneront leur enfant ou essaieront de le garder, au fil de l'évolution de leur situation. Nous nous rendons compte que lorsqu'une femme ne maîtrise pas sa vie, on peut difficilement attendre d'elle qu'elle contrôle sa contraception.

Sans doute, le cas le plus emblématique est-il celui d'une femme qui a réussi à survivre, malgré un viol vécu dans sa jeunesse qui a eu pour conséquence qu'elle ne supporte pas d'aller consulter un gynécologue. Or, pour avoir la pilule, il faut aller voir un gynécologue. Elle a réussi à "survivre" du point de vue contraceptif parce qu'elle travaillait dans une maternité et se procurait la pilule grâce à des copines infirmières. Puis, elle a changé de travail, a eu une relation très compliquée avec un homme, qui l'a plus ou moins prostituée. Elle s'est retrouvée sur le trottoir et a fait deux IVG. Pourtant, durant dix ans, elle avait eu une pratique contraceptive exemplaire. J'insiste sur ce point car, nous le voyons bien pour l'IVG, ce sont moins des femmes à risque que des situations à risque. Cette femme, cinq ans plus tôt, n'était pas du tout une femme à risque : elle avait trouvé un moyen de se procurer une contraception sûre, qu'elle utilisait bien. Il faut donc éviter de mettre cette idée de "femmes à risque" en avant. Il n'existe pas de femmes à risque, il existe des moments à risque, il existe des conjonctures de situations qui engendrent des risques.

De même, nous ne pouvons pas dire globalement que certaines femmes avorteront plus que d'autres ou prendront plus facilement la décision d'avorter que d'autres. Comme l'échec de contraception, et pas forcément de la même façon, car ce ne sont pas forcément les mêmes raisons qui expliquent l'échec de contraception et la décision d'avortement, la raison et la décision d'avortement résultent d'un moment particulier. Ce moment est en liaison très forte, et principale, avec le partenaire du moment. C'est le facteur le plus important que nous ayons dégagé de notre enquête.

Des histoires de femmes qui "font un enfant dans le dos des hommes", nous n'en avons pas rencontrées. Certaines d'entre elles ont réussi à "imposer" une grossesse alors que leur partenaire n'en voulait pas, mais c'était toujours dans le cadre d'un couple stable ayant déjà des enfants.

Dans les cas de couples en difficulté ou de couples en train de se constituer, la priorité était donnée à la relation dans le couple, la première raison invoquée étant que l'on ne fait pas cela à un homme auquel on tient et que l'on ne commence pas une relation en ayant un enfant, la seconde étant que pour qu'un enfant soit bien, il lui faut un père et une mère. Si l'on ne peut pas y parvenir, il vaut mieux refuser la naissance et y renoncer.

Ce dernier élément est très prégnant chez les femmes ; toutes celles qui ont gardé leur enfant avaient un père pour cet enfant. Celui-ci n'est pas forcément consentant, ce qui occasionne alors des négociations.

Je pense notamment à l'exemple d'une institutrice qui avait déjà trois enfants et dont le mari ne voulait pas le quatrième parce que cela faisait "lapin". Elle lui a dit : "J'ai réussi à élever les trois précédents. Je réussirai à élever le quatrième. Si tu ne veux pas de cet enfant - et elle lui a mis le marché en main - tu peux partir." Il est resté, il a d'ailleurs fort bien accepté ce quatrième garçon, bien qu'ils aient espéré une fille.

Je ne développe pas plus, mais le rôle et la place du partenaire dans la décision d'IVG est extrêmement important.

Le second facteur, presque aussi important que le partenaire, concerne les conditions d'accueil de cet enfant. Un enfant doit être accueilli dans certaines circonstances ; toutes les chances doivent être mises de son côté et il est notamment très important pour les femmes qu'elles aient des conditions financières et matérielles qui leur permettent d'élever un enfant. Etre une mère ni trop jeune ni trop vieille est aussi un facteur qui peut jouer, mais de manière secondaire. Cela éloigne complètement le spectre d'un avortement de convenance. Ce n'est vraiment pas ce qui est en jeu pour les femmes quand elles décident d'avorter.

Le troisième facteur, sûrement le moins important, concerne l'accès aux soins. Nous avons retrouvé ce qu'indiquait déjà le "rapport Nisand" l'année dernière : des conditions très inégales d'accès au système de soins et l'importance du premier interlocuteur rencontré par la femme. Si la première personne à qui elle en parle sait et connaît les réseaux de soins, il n'y aura aucun problème et elle avortera dans le temps.

J'insiste sur le fait que la décision d'avortement se prend très tôt. Mis à part quelques cas très minoritaires d'ambivalence et qui, bien souvent, vont garder l'enfant, la décision des femmes est prise avant même la huitième semaine, immédiatement après le premier retard, dès qu'elles s'en aperçoivent et qu'elles font un test de grossesse. La décision est prise dans les quelques jours qui suivent le constat de la grossesse.

En revanche, les femmes estiment qu'elles mettent beaucoup de temps pour trouver l'endroit où avoir cette interruption de grossesse, et elles vivent très difficilement le temps qui s'écoule entre le moment de la décision et celui où elles finissent par obtenir l'IVG.

Les grossesses hors délais que nous avons rencontrées - à part les cas particuliers d'ambivalence qui tournent mal ou de mineures qui ont peur d'annoncer cette grossesse - sont le fait de femmes qui ne se rendent pas compte à temps qu'elles sont enceintes et/ou ont mis trop de temps à trouver un centre d'IVG. Il y a peut-être parfois un déni de grossesse mais, en tant que sociologues, nous ne pouvons qu'entendre le discours de la femme si elle nous dit qu'elle ne s'en est pas aperçue parce qu'elle avait eu quelques saignements ou qu'elle a téléphoné à son médecin, mais n'a pas pu le joindre.

En conclusion, nous pouvons dire qu'il n'existe pas de femme type sur laquelle le législateur ou le prescripteur médical pourrait agir. C'est, à chaque fois, lié à la situation de la femme. Nous constatons également que de nombreuses améliorations restent à apporter en matière de conditions de prescription de la contraception et, surtout, en ce qui concerne la diffusion d'une information généralisée sur la contraception et l'IVG, qui sont très mal connues.

M. Philippe Nauche : Je voudrais savoir si le délai légal actuel de dix semaines, était vécu par l'échantillon des personnes que vous avez rencontrées comme limitatif ou pas : cela leur a-t-il posé vraiment problème ? Vous répondez en partie à cette question lorsque vous dites que, généralement, les décisions sont prises très tôt et que c'est, en fait, plus le passage de la décision à l'acte en raison d'un cheminement compliqué qui crée des problèmes de délai.

Le fait que ce délai soit de dix semaines a-t-il pu influer sur la décision des femmes que vous avez rencontrées de poursuivre ou non cette grossesse, en créant une tendance à se décider dans la précipitation ?

Mme Michèle Ferrand : Je suis là en tant que chercheure ; je me borne donc à rapporter ce que disent ces femmes. Pour celles qui ont des perturbations de leur cycle pour des raisons médicales ou autres et qui s'aperçoivent qu'elles sont enceintes, non pas au premier mais au second retard de règles, il semble bien que ce délai de dix semaines soit très juste. Deux semaines de plus leur permettraient de ne pas vivre la double stigmatisation ; elles ne supportent pas l'idée qu'on leur dise d'aller faire ailleurs ce qui est illégal en France. C'est un aspect très traumatisant pour elles. Nous n'avons rencontré aucun cas où la femme se dise : "C'est trop tard, je le garde".

Le seul cas qui s'en approche est le cas dramatique d'une femme qui s'est aperçue qu'elle était enceinte à cinq mois et demi de grossesse, alors qu'elle suppliait les médecins de lui expliquer ce qui lui arrivait. Elle s'était fait refaire le ventre et son gynécologue lui disait qu'elle était déjà ménopausée. C'est le fruit d'une erreur médicale manifeste. Elle est allée voir le professeur René Frydman qui lui a répondu : "Il est viable mais on peut le tuer, si c'est vraiment ce que vous voulez." Comme elle le dit maintenant, après avoir accouché prématurément d'une petite fille : "Je n'ai eu qu'un mois et demi de grossesse". C'est un cas particulier. Le fait de ne pas avoir rencontré d'autres cas de ce type ne veut pas dire qu'ils n'existent pas.

De ma position tout extérieure, je serai assez partisane de rallonger le délai de deux semaines, parce que cela donnerait un peu plus de souplesse. Nous retrouverons sûrement alors les femmes "en galère", mais elles seront peut-être aussi dans les cas hors délais à quinze semaines. Nous n'en savons rien, tout ce que je peux dire c'est que, s'il n'y a pas d'erreur médicale ou d'erreur de diagnostic, la plupart des femmes se rendent compte de leur état à trois ou quatre semaines et avortent le plus rapidement possible, du moins dès qu'elles le peuvent et si elles ne rencontrent pas de difficultés pour accéder au système de soins.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Même celles qui sont ambivalentes ?

Avez-vous étudié les cas des mineures ?

Mme Michèle Ferrand : Nous continuons l'étude les concernant parce que nous n'avons pas eu assez de cas.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Votre analyse prend-elle en compte le critère de l'âge ? Les méthodes de contraception inadéquates augmentent-elles, par exemple, avec l'âge ?

Mme Michèle Ferrand : Nous ne pourrons vous répondre qu'une fois l'étude quantitative réalisée. Nous ne pouvons pas donner de chiffres pour le moment, nous pouvons seulement montrer des cas de figure. Il serait illusoire sur un échantillon de quatre-vingts femmes de dire que tant de femmes sont dans telle ou telle situation.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Parmi ces quatre-vingts femmes, avez-vous eu des demandes d'avortement de convenance, c'est-à-dire des demandes qui auraient été liées au sexe, à une malformation mineure ou autre ? Pensez-vous que la culpabilité que ressentent les femmes est toujours aussi grande qu'avant 1975 ?

Mme Michèle Ferrand : Vous m'avez posé plusieurs questions : l'ambivalence rallonge-t-elle le délai ? L'ambivalence joue un rôle important pour ce qui est de l'échec de contraception. En revanche, quand la grossesse est là, les femmes ne sont plus ambivalentes. Elles savent. Elles peuvent hésiter un jour ou deux mais, d'après ce qu'elles disent, c'est le maximum. Elles ne retardent pas leur décision.

Mme Catherine Génisson : Le "rapport Nisand" qualifie d'importante cette population de femmes ambivalentes qui vont jusqu'au bout des délais, dont on peut, à la limite, se demander si elles n'auraient pas gardé l'enfant. Avez-vous rencontré ce cas ?

Mme Michèle Ferrand : Non.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Les médecins qui sont contre l'allongement des délais nous disent que les femmes ambivalentes vont continuer à négocier avec leur compagnon jusqu'au bout des délais.

Mme Michèle Ferrand : Mais elles ne sont pas ambivalentes, ces femmes, elles veulent leur enfant.

Mme Catherine Génisson : Nous parlons toujours de la femme par rapport à son partenaire. Mais avez-vous rencontré le problème de l'ambivalence de la femme elle-même ?

Mme Michèle Ferrand : Généralement, la femme ambivalente n'est pas claire avant la grossesse, ce qui peut expliquer l'échec de la contraception. Elle le devient quand elle s'aperçoit qu'elle est enceinte. La grossesse rend nécessaire une prise de décision. Toutes les femmes ressentent alors qu'il faut aller vite. Les chiffres sont parlants : plus de 60 % des femmes avortent avant huit semaines en France à l'heure actuelle.

A mon avis, le problème de l'ambivalence existe donc vraiment au moment où la grossesse fait irruption, parce que c'est très difficile pour les femmes d'arriver à concilier tous leurs désirs : la profession, la relation avec le conjoint, la famille, les enfants. D'évidence, l'ambivalence est à creuser du point de vue de l'acceptabilité de la contraception et de la recherche d'une méthode plus adéquate en fonction de cette ambivalence. Pour certaines femmes, la contraception idéale n'existe pas. Elles disent, par exemple : "Un comprimé à prendre en début de chaque mois, on ne l'oublierait pas celui-là !" Si elles sont ambivalentes, elles l'oublieront quand même. La contraception est actuellement très inadéquate pour les femmes. Aucun progrès n'a été réalisé depuis des années.

Mme Catherine Génisson : On parle beaucoup des femmes ambivalentes, mais toutes ne le sont pas.

Mme Michèle Ferrand : La majorité ne l'est pas, c'est bien ce que j'ai dit. La première catégorie, qui n'est ambivalente, ni vis-à-vis de la contraception, ni de la grossesse, ni du désir d'enfant, qu'elles aient gardé ou non leur enfant, est la plus nombreuse. Car, je le répète, l'IVG n'est pas le refus d'enfant. C'est, bien plus que cela, l'affirmation que la maternité est irréalisable à ce moment-là.

Nous avons rencontré des femmes qui se sont retrouvées enceintes alors qu'elles ne voulaient pas avoir d'enfant, et qui l'ont gardé ; et d'autres, qui ne voulaient pas être enceintes mais qui avaient envie d'enfant, qui ont pratiqué une IVG. C'est bien pour cela que la typologie ne fonctionne pas. On voit bien que ce sont des phases extrêmement contradictoires.

Quant au problème des malformations et du sexe, nous n'en avons absolument pas parlé. Cela a été évoqué parfois pour des femmes qui avaient déjà trois enfants du même sexe. Nous leur demandions si, par hasard, c'était un enfant de l'autre sexe. Qu'elles aient avorté ou pas - nous avons eu les deux cas - l'attitude a été la même : un enfant, ce n'est pas un sexe. Il est impensable de détruire un enfant d'après ce critère, surtout si l'on a déjà des enfants de ce sexe-là. Elles ont déjà trois garçons, par exemple, vont-elles tuer le quatrième ? C'est inimaginable pour elles.

La question de la malformation n'a pas été abordée parce qu'elle n'a pas été posée à l'époque. Par contre, la réponse est tout à fait évidente. Mais, encore une fois, ce n'est pas la recherche de l'enfant parfait, mais plutôt celle de l'enfant sans handicap. De la même façon que l'on veut réunir les meilleures conditions d'accueil de l'enfant, on veut lui donner toutes ses chances et un enfant handicapé aura moins de chances dans la vie. Si on peut l'éviter, on le fait.

Il est évident que le problème va se poser de plus en plus tôt parce que, dans trois ans, on saura dépister à sept semaines les signes de mongolisme, par exemple. Ce n'est pas un argument qui a un sens pour les femmes et il n'a pas de sens non plus pour la majorité des médecins, me semble-t-il.

En ce qui concerne le problème de la culpabilité, j'ai débuté mon travail sur l'avortement dans les années 1970. En 1971, j'ai réalisé une étude économique, juste avant l'arrivée de M. Jean Foyer au ministère de la santé, date à laquelle je n'ai plus eu accès aux informations qui devaient me permettre de chiffrer le coût de l'avortement clandestin, en France, à partir des données hospitalières. J'ai organisé des entretiens auprès de femmes qui avaient avorté dans la clandestinité ainsi qu'auprès de femmes qui avortaient après la dépénalisation de l'avortement.

J'ai été frappée de constater que celles qui avortaient dans la clandestinité disaient qu'elles n'avaient pas le choix alors qu'après 1975, les femmes disaient qu'elles avaient le choix et que c'était cela qui était important. Elles tenaient un discours fort proche de celui des femmes actuelles sur les conditions dans lesquelles un enfant doit arriver. Elles étaient peut-être plus détachées de l'avis de leur partenaire. A travers certains de ces entretiens, il m'était apparu que, même si l'homme ne le voulait pas, elles pouvaient conserver une grossesse. Entre 1975 et 1980, l'idée dominante était que les femmes pouvaient faire face à la grossesse, si elles le voulaient vraiment. Elles le disent beaucoup moins maintenant. L'importance attachée au père aujourd'hui était très déniée durant la grande période du mouvement féministe. Les femmes considéraient qu'elles pouvaient se débrouiller si elles voulaient le garder, mais qu'elles avaient le droit de ne pas le garder, si elles ne le voulaient pas.

En revanche, d'après leurs dires, les femmes avortaient d'un échec de contraception, de quelque chose qui grandissait en elles, dont elles ne voulaient pas. Je pense que l'échographie a eu une incidence extrêmement forte sur la représentation des femmes de l'embryon et du f_tus. Les femmes sont toutes conscientes de ce qu'elles font. Elles savent qu'elles sont en train d'avorter d'un enfant potentiel. Ce n'était pas forcément le cas dans les années 1978.

Mme Catherine Génisson : Vous confirmez que dans les années 1970, les femmes revendiquaient leur droit de choix personnel et qu'aujourd'hui, c'est beaucoup plus en fonction de l'enfant à venir et des conditions de vie à venir de cet enfant que se prend la décision d'avorter ?

Mme Michèle Ferrand : Je n'opposerais pas tout à fait les deux tendances.

Mme Catherine Génisson : Vous constatez une évolution ?

Mme Michèle Ferrand : Il y a une évolution ; il y a, en tout cas, une évolution du discours des femmes, une évolution de ce qu'il est légitime de dire quand on décide d'une IVG. Il est difficile de démêler les deux, mais aujourd'hui, c'est tout à fait évident, l'avortement ne s'est absolument pas banalisé. C'est toujours quelque chose de difficile à vivre pour la femme. Je ne dirai pas que c'est un acte douloureux, même si cela peut l'être pour certaines, mais ce n'est jamais un acte anodin.

M. Philippe Nauche : Avez-vous rencontré des femmes qui s'étaient engagées dans une démarche d'IVG et qui, finalement, ont décidé de poursuivre leur grossesse ? Avez-vous eu le sentiment que le délai de réflexion, ce délai supplémentaire de huit jours, servait à quelque chose ? Pour les femmes pour lesquelles la réponse à la question de poursuivre ou non la grossesse n'était pas une évidence, qui intervient dans sa décision : la femme seule, la femme et son entourage, son compagnon ou époux, ou le médecin de famille avec lequel elle va en parler, et qui va faire passer un certain nombre d'options personnelles ?

Mme Michèle Ferrand : Le délai de réflexion est jugé insupportable par les femmes justement parce qu'elles réfléchissent avant de prendre leur décision. Une fois leur décision prise, elles n'y reviennent pas. Ce délai de réflexion et l'entretien, si ce dernier est ressenti comme voulant les dissuader, sont très mal vécus.

Par contre, il ressortait clairement d'entretiens que j'avais réalisés auprès de conseillères pré-IVG dans les années 80 qu'il existe un besoin de parole des femmes, que l'entretien ne suffit pas à combler. Elles ont toutes besoin de parler, mais pas forcément au même moment et de la même façon. Le plus efficace si l'on veut aider les femmes à vivre le mieux possible cette situation pénible, serait de leur proposer éventuellement un entretien avec une psychologue, au moment où elles le voudront, avant ou après. Avant, la priorité est tout de même d'avoir l'IVG.

De ce que j'ai entendu, certains entretiens se sont très bien passés, pour d'autres, les femmes disent : "Elle était très gentille, mais...", pour d'autres encore, cela a aidé la femme. Nous ne pouvons pas porter un jugement trop péremptoire. Parfois, c'est le médecin qui a joué le rôle de conseillère, qui a aidé la femme à réfléchir et à voir ce qu'était le sens de sa décision, sans forcément chercher à l'amener à changer, mais simplement l'aider à réfléchir.

C'est notamment le cas d'un gynécologue qui soignait cette jeune femme dont j'ai déjà parlé, qui l'avait consulté pour stérilité deux ans auparavant, et qui revient le voir, enceinte, en lui disant qu'elle ne peut pas garder cet enfant. Lui-même était un peu perturbé. Mais, il l'a écoutée. Ils ont parlé. Apparemment, ce dialogue a été très important. Elle ne souhaitait pas démarrer sa nouvelle relation par quelque chose qui ne serait bon ni pour la relation, ni pour l'enfant, qui risquerait de ne plus avoir de père, car l'homme aurait pu ne pas supporter d'avoir un enfant si précocement, au bout d'un mois.

En ce qui concerne les femmes qui se sont engagées dans le processus d'IVG et qui ont renoncé après, nous avons deux cas.

Le premier cas est celui d'une femme qui avait dépassé les délais, qui a eu une ambivalence et qui a continué sa grossesse en disant : "Les délais sont dépassés, je le garde." Mais son compagnon lui avait dit que ce n'était pas grave, qu'ils feraient face. Les deux phénomènes ont joué. C'est l'homme qui a accepté, finalement, qu'elle garde cet enfant. Nous ne savons pas ce qui se serait passé s'il avait maintenu sa position initiale.

Le deuxième cas est celui d'une institutrice qui a poursuivi sa grossesse, mais qui pour faire plaisir à son mari, a fait toutes les démarches d'IVG nécessaires, sans être pour autant convaincue. Lorsqu'elle est arrivée chez la conseillère pour l'entretien, où son mari voulait l'accompagner et où elle a tenu à aller seule, elle a bien dit que, de toutes façons, elle n'avait pas du tout l'intention d'avorter, mais qu'elle avait fait les démarches pour son mari et que le soir même, elle lui dirait qu'elle le gardait.

Sur la question de savoir qui décide, nous avons de nombreuses interrogations : avec qui prend-on la décision ? La femme prend-elle seule la décision ? En parle-t-elle à son partenaire ou pas ?

Certaines femmes préfèrent ne pas en parler à l'homme, parce que, n'étant qu'une relation épisodique, il n'est pas concerné ; c'est une relation qui n'existe pas ou qui n'a pas de sens pour elles. Elles l'avertissent ou pas, et, en général, l'homme est tout à fait d'accord pour que cela se passe comme cela.

D'autres n'en parlent pas pour ne pas mettre l'homme dans une situation difficile. C'est le cas de la jeune femme qui vit en province alors que son ami vit à Paris. Elle ne lui en a pas parlé. Elle en a parlé à sa mère et à sa meilleure amie. Elle l'a fait très vite parce qu'elle savait que ce n'était pas réalisable, qu'il était loin, qu'il allait souffrir de ne pas pouvoir venir, qu'il n'allait pas pouvoir l'aider. Ce n'était pas la peine de lui en parler. Mais c'est aussi une personne très secrète. Je lui ai demandé, au cours de l'entretien, si elle lui en parlerait un jour. Elle n'en savait rien, mais probablement le ferait-elle le jour où ils auraient un enfant.

Mme Catherine Génisson : Y a-t-il eu des femmes qui n'en ont pas parlé à leur partenaire dans une relation très suivie ?

Mme Michèle Ferrand : Non, nous ne l'avons pas rencontré dans notre échantillon.

En revanche, nous avons rencontré des hommes qui étaient mal à l'aise pour gérer l'aide à la décision de leur femme. Opter pour le laisser-faire - "c'est à toi de décider" - qui est respectueux de la femme mais qui, en même temps, la renvoie à sa seule décision, n'est pas toujours facile pour eux.

De plus, la femme peut vivre très mal le fait que l'homme lui dise que c'est au bout du compte à elle de prendre la décision. Une revendication des femmes de pouvoir décider peut être vécue comme un désintérêt par la femme : "C'est toujours pareil, c'est toujours notre problème et pas le leur !"

Je pense que le rapport sera certainement intéressant dans la mesure où nous avons vraiment des histoires de vie. Nous avons essayé de montrer comment la décision s'inscrit dans une trajectoire, qu'elle n'est pas la décision d'une minute, mais qu'elle résulte, en fait, de tout ce que la femme a vécu auparavant et de ce qu'elle prévoit de vivre après. Ce n'est pas une décision non-réfléchie ou non-mûrie, c'est une décision qui a un sens dans la trajectoire de la femme. L'aspect sans doute le plus intéressant sera d'avoir montré que l'on peut pas tirer des conclusions trop rapidement et surtout que l'on ne peut amalgamer des situations qui sont très différentes.

Un seul point sur lequel je voudrais insister est celui de la reconnaissance de la sexualité des mineures, mais aussi des maghrébines, qui sont également dans cette situation. Leur difficulté à accéder à la contraception passe par leur non-droit à la sexualité et l'exigence de virginité qui existe encore dans de nombreuses familles. Elles ont peur de se faire prendre - même des majeures qui gagnent leur vie ou qui font des études - avec une plaquette de pilules. L'une d'elles disait qu'elle n'était pas censée aller chez un gynécologue, qu'elle ne pouvait même pas se faire rembourser la consultation parce que sa mère ne comprendrait pas pour quelle raison elle y allait.

L'acceptation de la sexualité de la femme par son entourage est un facteur très positif d'accès à la contraception. Il reste encore beaucoup de réticence à la sexualité des mineures, d'idée reçues selon lesquelles l'accroissement de la diffusion de l'information contraceptive augmenterait la pratique sexuelle des jeunes, ce qui n'est pas du tout le cas.

Dans le cas des premières relations, l'autre véritable problème est le passage du préservatif à un autre moyen de contraception. Il y a là un vide, qui explique sans doute, d'après l'INED, la légère remontée des IVG chez les mineures.

M. Philippe Nauche : Dans votre étude, vous avez considéré le préservatif comme une méthode contraceptive.

Mme Michèle Ferrand : Oui.

M. Philippe Nauche : L'objectif de la diffusion du préservatif aujourd'hui est la prévention des maladies infectieuses, pas forcément la contraception.

Mme Michèle Ferrand : Nous considérons comme pratiques contraceptives toute pratique que la femme déclare mettre en _uvre, quel que soit son taux d'efficacité. Utiliser le retrait, cela veut dire se mettre dans la situation de ne pas avoir d'enfant : certaines utilisent cette méthode.

Les autres utilisent des méthodes extrêmement diverses. Les unes utilisent le préservatif la moitié du mois et le reste du temps, pas de préservatif, dans une visée totalement contraceptive ; les autres, des systèmes comme Personna, un petit ordinateur qui permet de connaître son cycle. Il y a encore des femmes qui utilisent ces méthodes parce que les autres méthodes ne leur conviennent pas.

Mme Catherine Génisson : Cela suppose d'avoir une certaine compréhension de l'outil utilisé. Nous connaissons toutes les limites de la méthode Ogino.

Mme Michèle Ferrand : Personna affiche une fiabilité de 94 %, selon les laboratoires. C'est une méthode basée sur la production d'un certain type d'hormones qui se trouve dans les urines. Cela exige d'uriner tous les matins sur son petit bâtonnet et de le glisser dans l'ordinateur. Ce n'est pas tout à fait la méthode Ogino.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Alors qu'en 1974, le taux de contraception était de l'ordre de 20 %...

Mme Michèle Ferrand : Pas exactement : 20 % des femmes utilisaient alors une contraception moderne, médicalisée, c'est-à-dire, en fait, la pilule. Mais, il y avait d'autres méthodes - notamment le diaphragme -, qui a une très bonne efficacité.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Aujourd'hui, près de 50 % des femmes utilisent une contraception, telle que pilule ou stérilet.

Or, le nombre d'IVG n'a pas changé ces dernières années. On pense même que l'emploi du préservatif contre le sida, a occulté complètement, notamment chez les jeunes générations, une formation à la contraception.

Sur le débat de l'IVG comme échec de la contraception, en fait, vous montrez qu'il existe un taux incompressible d'IVG.

Mme Michèle Ferrand : Oui, je le pense. Mais, nous devrions pouvoir faire mieux. On a l'impression que le taux d'avortement reste constant mais, en fait, les taux de grossesses non prévues et de naissance non désirées, tout deux, diminuent. Aujourd'hui, il y a de plus en plus de parents. On oublie toujours cela.

Les hommes, ayant sur ce point rejoint les femmes, veulent de plus en plus des enfants. Ils en veulent peu, c'est cela le problème. Pendant longtemps, on a accepté la grossesse non programmée ; à l'heure actuelle, la grossesse non programmée ne l'est pas. On demande aux femmes de maîtriser tout. Elles le font tant qu'elles peuvent et, si cela ne marche pas, elles maîtrisent grâce à l'avortement.

Mme Catherine Génisson : Il n'y aura donc pas une baisse significative du nombre d'avortements, mais un nombre d'IVG plus précoces.

Mme Michèle Ferrand : A méthodes de contraception équivalentes, je ne vois pas pour quelle raison cela changerait.

En revanche, si l'on prend en compte cette forte dominante des femmes qui adhèrent au principe contraceptif, qui croient faire bien en faisant ce qu'elles font et qui ne veulent pas d'enfant - ce qui représente malgré tout la majorité de notre population - on peut penser que si l'on progresse dans la contraception, on peut tout à fait y arriver. Nous pouvons le penser, si ce problème de contraception inadéquate était réglé, ce que personne ne veut entendre. Tout le monde veut entendre "la pilule, c'est parfait". Mais ce n'est pas vrai ; ce que disent les femmes, c'est que, sur trente ans, ce n'est pas vivable. C'est pour cela que le nombre d'avortements n'a pas diminué.

La prescription contraceptive a augmenté, les femmes sont mieux "contraceptées" mais, en même temps, est montée l'intolérance d'une grossesse non programmée. Les deux phénomènes vont ensemble, car on ne peut pas dire aux femmes qu'elles doivent programmer leurs grossesses, et pour cela prendre la pilule, et leur dire simultanément qu'elles doivent les programmer, mais que si elles font une erreur, c'est tant pis pour elles. Elles veulent maîtriser jusqu'au bout.

Elles adhèrent donc totalement à l'idée de la naissance programmée qui repose sur leur conception du bon moment pour accueillir un enfant. Or, elles n'auront pas beaucoup d'enfants, elles en auront deux. Donc, elles veulent choisir le moment où elles vont les avoir.

Mme Catherine Génisson : Vous approuvez donc le projet de loi révisant les lois Neuwirth et Veil et se penchant sur le problème de la contraception.

Mme Michèle Ferrand : C'est essentiel. Mais plus importante encore me paraît la suppression dans la loi de l'interdiction de la publicité et de l'information sur l'avortement et la contraception. Avec des affichages du genre : "Deux jours de retard de règles : consultez !" donnant un téléphone vert, comme cela s'est fait pour le sida, on peut allonger les délais jusqu'à douze semaines, mais je pense que ce sera de moins en moins nécessaire.

Ce rallongement des délais est une mesure conservatoire, pour éviter que trop de femmes se trouvent dans cette situation extrêmement pénible d'aller avorter à l'étranger. Je ne suis pas médecin, mais la moitié des médecins que je connais me disent que cela ne change rien à l'acte jusqu'à la quatorzième semaine. Au-delà, ils disent que c'est un acte médical qu'ils ne savent pas faire et qu'il leur faudrait apprendre auprès des Anglais ou des Hollandais. Ils disent que si les femmes avortaient plus tôt, ce problème de délai ne se poserait plus.

L'autre moitié des médecins disent qu'après douze semaines, il y a modification, ossification.

Les premiers répondent que, de toute façon, il y a déjà ossification dès la dixième semaine, qu'ils sont obligés de fragmenter à la dixième semaine et que la majorité des IVG se font avant huit semaines.

Mme Catherine Génisson : Avez-vous établi des comparaisons européennes sur les conséquences des décisions d'allongement du délai et d'une politique de contraception menée conjointement par rapport à l'IVG ?

Mme Michèle Ferrand : Nous n'avons pas interrogé de femmes à l'étranger. Il ressort de la littérature que nous lisons sur le sujet que le pays dans lequel les délais sont les plus longs, où il y a le moins d'avortements, où les femmes avortent le plus tôt et où il n'y a pas de dérive eugénique, c'est la Hollande.

Mme Catherine Génisson : La contraception y est très développée aussi.

Mme Michèle Ferrand : Très développée. Il y a beaucoup moins de tabous sur la sexualité et une information très précoce. L'information ne doit pas seulement se faire en direction des femmes, mais aussi en direction des médecins, qui ont tendance à prescrire la pilule parce que c'est plus simple, au lieu de discuter avec la femme. Discuter avec la femme et se rendre compte que la pilule ne lui convient pas, cela veut dire qu'il faut discuter des autres méthodes.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Qu'en est-il de la stérilisation volontaire ?

Mme Michèle Ferrand : Nous en avons parlé parce que nombre de femmes se sont vu refuser la stérilisation sous prétexte qu'elles n'avaient que trente-cinq ans et qu'elles risquaient d'avoir un désir d'enfant par la suite. C'est le cas de cette jeune femme qui a eu son quatrième fils et qui disait à son mari qu'elle ne l'obligeait pas à rester si cela ne lui convenait pas. Cela dit, elle a aussi dit à son mari que comme c'était lui qui ne voulait plus d'enfant, il paraissait logique que ce soit lui qui se fasse stériliser. Lui ne veut pas en entendre parler. Elle aurait été prête à le faire, mais la stérilisation lui a été refusée parce qu'elle n'avait que trente-cinq ans.

La loi est très ambiguë. Nous avons eu plusieurs femmes qui auraient pu éviter l'IVG par une stérilisation qu'elles avaient demandée et qui leur avait été refusée. Ce sont des femmes plus âgées.

Nous aurons certainement, dans l'enquête quantitative menée auprès de 6 000 femmes, des données chiffrées intéressantes. Mais il faut attendre six mois. L'aspect intéressant est qu'une psychologue travaille avec nous. Elle ne fait pas toujours la même analyse que nous des entretiens. Elle voit du déni où nous n'en voyons pas forcément. Nous avons des interprétations différentes. Cela fera l'objet d'un chapitre, que nous présenterons dans le rapport définitif qui sera publié dans la collection de l'INSERM.

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