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Assemblée nationale

COMPTE RENDU

ANALYTIQUE OFFICIEL

Session ordinaire de 1998-1999 - 37ème jour de séance, 94ème séance

SÉANCE DU VENDREDI 20 NOVEMBRE 1998

PRÉSIDENCE DE M. Michel PERICARD

vice-président

          SOMMAIRE :

MODIFICATION DE L'ORDONNANCE RELATIVE AUX LOIS DE FINANCES 1

La séance est ouverte à neuf heures quinze.


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MODIFICATION DE L'ORDONNANCE RELATIVE AUX LOIS DE FINANCES

L'ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi organique modifiant l'ordonnance du 2 janvier 1959 portant loi organique relative aux lois de finances.

M. Jean-Luc Warsmann, rapporteur de la commission de lois - Imaginer qu'une loi puisse être rétroactive est choquant en soi, car c'est admettre que l'Etat revienne sur la parole donnée. Et pourtant, la rétroactivité existe, pour la loi fiscale, et l'objet de la proposition de loi organique est d'en limiter la possibilité et, plus précisément, de promouvoir la sécurité juridique en matière fiscale.

L'importance de cette proposition n'a échappé ni aux présidents des trois groupes de l'opposition, qui l'ont cosignée, ni à la majorité, qui a demandé un scrutin solennel, ni à la commission des lois, qui l'a approuvée à la majorité, même si trois de ses membres ont choisi de ne pas participer au vote. C'est donc au nom de la commission que je vous la présente, et je m'attacherai à vous en décrire les conséquences sur le plan juridique et sur le plan fiscal.

Cette proposition de loi est juridiquement nécessaire parce que, comme je le soulignais il y a quelques instants, le principe de la rétroactivité est choquant. Il n'est donc pas étonnant que dès 1804, le code civil ait prévu, en son article 2, que "la loi ne dispose que pour l'avenir, elle n'a point d'effet rétroactif". La difficulté tient à ce que cette disposition s'impose au juge, mais pas au législateur. Quelle est, alors, sa portée ?

La Cour de cassation n'admet qu'une exception à ce principe, celle des lois interprétatives. Encore en contrôle-t-elle avec soin la nature. Quant au Conseil constitutionnel, qui n'a pas de base juridique pour écarter la rétroactivité, il s'est fondé sur l'article 8 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen pour établir, dès 1980 que "sauf en matière pénale, la loi peut comporter des dispositions rétroactives". Cependant, le Conseil n'a cessé, au fil des ans, de fixer des limites à la rétroactivité en matière fiscale, décidant que les lois rétroactives devaient respecter l'autorité des décisions de justice ayant l'autorité de la chose jugée ainsi que le principe de non-rétroactivité des lois répressives les plus sévères ; qu'elles ne pouvaient faire échec à une prescription acquise ni avoir pour effet de priver des droits constitutionnels tels que le droit de propriété ; qu'elles devaient, enfin, reposer sur une justification d'intérêt général.

Le droit communautaire apporte ses propres limites à la rétroactivité en matière fiscale, en vertu du principe général de sécurité juridique et, depuis 1975, du principe dit de "confiance légitime". La Cour de justice des Communautés européennes est particulièrement attentive à ce qu'une loi rétroactive n'ait pas pour effet de rendre "ingagnable" pour un citoyen un litige avec l'Etat dont il est ressortissant.

On constate donc, depuis une vingtaine d'années, une volonté générale, de la part de tous les juges, de limiter cette possibilité choquante. Il n'en reste pas moins que le Conseil constitutionnel, statuant sur la loi de finances pour 1995, a précisé qu'"aucun principe ou règle de valeur constitutionnelle ne s'oppose à ce qu'une disposition fiscale ait un caractère rétroactif". C'est dire l'utilité de notre proposition de loi qui complète l'article 4 de l'ordonnance du 2 janvier 1959, utilité juridique mais aussi fiscale.

Elle est utile fiscalement parce qu'elle est claire et limitée : elle ne vise, en effet, que la rétroactivité qui consiste à remettre en cause avant le terme prévu un avantage fiscal consenti à l'origine pour une période déterminée. L'exemple emblématique de telles dispositions est celui de l'article 14-I de la loi de finances pour 1984, qui a ramené de 25 à 15 ans la durée d'exonération de la taxe foncière sur les propriétés bâties pour les immeubles antérieurs à 1973. La proposition est d'une rédaction des plus classiques, et elle présente de nombreux avantages tant pour le gouvernement que pour le Parlement.

Au gouvernement, elle ouvre de nouvelles perspectives en améliorant l'efficacité du dispositif fiscal : la confiance retrouvée en la parole de l'Etat ne peut qu'avoir un effet incitatif. En outre, le caractère pluriannuel des dispositions adoptées permettra au contribuable de choisir la date où il engagera de gros investissements.

J'ajoute que cette proposition de loi, utile sur le plan juridique comme sur le plan fiscal, est attendue sur tous les bancs.

Dès 1984, des sénateurs de l'actuelle opposition adressaient un recours au Conseil constitutionnel, jugeant la rétroactivité "contraire à la sécurité juridique qui fonde le droit des personnes dans une démocratie". En 1986, un groupe de députés attaquant devant le Conseil une mesure de validation fiscale, indiquait que "le législateur ne peut disposer que pour l'avenir, faute de quoi non seulement serait rompue l'égalité des citoyens devant les charges publiques mais serait anéantie toute garantie des droits". Parmi les signataires figuraient MM. Bonrepaux et Bartolone... et le premier d'entre eux était Lionel Jospin. Je suis sûr que devenu Premier ministre, il ne renie pas sa position.

Oui, cette proposition est juridiquement et fiscalement utile. Le citoyen doit pouvoir croire en la parole de l'Etat. Un avantage fiscal n'est pas concédé par une majorité politique, c'est l'Etat qui engage sa parole envers le citoyen.

Mme Nicole Catala - Très bien !

M. le Rapporteur - Cette proposition rend l'Etat plus respectueux des citoyens, donc plus républicain (Applaudissements sur les bancs du groupe du RPR, du groupe UDF et du groupe DL).

M. Nicolas Sarkozy - Je me réjouis, Monsieur le ministre des finances, de votre présence. Nous formons beaucoup d'espérances, puisque tant de fois vous vous êtes opposés à l'archaïsme des actions de vos collègues, comme Martine Aubry ou même le Premier ministre. L'opposition vous propose un vrai, un beau débat politique et non un simple débat technique. Il s'agit en effet des relations entre l'Etat moderne et ses citoyens. Mais pour débattre encore faut-il être deux. Le Gouvernement est représenté de façon prestigieuse. Mais où est donc la majorité ?

M. Jean-Louis Debré - Il n'y en a plus.

M. Nicolas Sarkozy - Ses arguments sont-ils si fiables ?

M. Pierre Lellouche - Quel mépris de la démocratie...

M. Nicolas Sarkozy - Est-ce donc si douloureux pour une majorité qui fait si souvent profession de tolérance que d'écouter les arguments de l'opposition ? Ou peut-être le sujet n'intéresse-t-il pas ? Les citoyens contribuables en jugeront.

Naturellement, sensibles nous sommes au fait que le président du groupe socialiste après avoir invité par presse interposée ses collègues à ne pas être là, nous honore de sa présence (Rires et applaudissements sur les bancs du groupe du RPR). Cohérence, quand tu nous tiens ! Sans doute le Pacs est-il passé par là.

Quels arguments nous oppose-t-on ? La proposition serait démagogique, irresponsable pour les plus calmes. Ce serait une atteinte inadmissible aux droits du Parlement. Bigre, la charge est bien sévère ! Quel crime d'opinion l'opposition a-t-elle pu commettre ? Un journal du matin qui pense à gauche avance cet argument définitif -retenez votre souffle- les hauts fonctionnaires de Bercy seraient contre ! Je ne me suis jamais permis de porter un jugement ou de mener une campagne contre ces fonctionnaires qui vous servent, Monsieur le ministre, avec honnêteté, compétence et un sens du travail que nous sommes un certain nombre à avoir mis à l'épreuve. Ils n'ont qu'un défaut. Certains hauts fonctionnaires à Bercy sont convaincus de détenir la vérité révélée en tous points et en toutes circonstances. Que la rétroactivité fiscale soit pour eux une commodité, nul n'en disconvient. Cela ne suffit pas à en faire pour nous une évidence.

Il s'agit au fond de la modernisation de l'Etat, objet de tant de colloques à droite, à gauche, au centre. Il s'agit de la confiance que l'Etat, que les hommes politiques doivent inspirer. Refuser le débat sur ces questions, c'est faire preuve de cécité devant un monde qui a changé, d'archaïsme devant l'exigence de respect des citoyens, c'est faire preuve de conservatisme.

Il s'agit de concilier deux droits inaliénables, celui du Parlement à définir la règle du jeu et celui du citoyen à connaître cette règle avant d'agir. Nul n'est censé ignorer la loi. Mais que vaut cette règle d'or si la loi intervient après les faits auxquels elle s'applique ? Refuser de répondre, c'est ne pas saisir la chance qui nous est donnée de moderniser l'Etat. Exercer le pouvoir, ce n'est pas seulement prévoir, décider. C'est comme inspirer confiance, susciter l'adhésion des citoyens. Comment le pourrait-on s'ils ont, à un moment, le sentiment d'avoir été trompés ?

Faut-il encadrer la rétroactivité fiscale ? Il y a trois catégories de rétroactivité fiscale. Avec un sens de la mesure que vous apprécierez, l'opposition propose d'en encadrer une.

La première, la "petite rétroactivité", est liée au mode de détermination de l'assiette fiscale. L'IRPP, l'impôt sur les sociétés sont rétroactifs. Naturellement nous n'y touchons pas. D'ailleurs beaucoup de pays l'appliquent. On ne peut y revenir, sauf à créer un impôt à la source et alors à supprimer toutes les niches fiscales, faute de quoi l'employeur pourrait faire une intrusion inadmissible dans la vie du salarié...

La rétroactivité des lois interprétatives est plus complexe. Pourtant cette possibilité donnée à l'Etat de valider des échecs lorsqu'il y a un contentieux fiscal est choquante pour un juriste. Nous proposons de ne pas toucher à cette facilité que l'Etat se donne. Mais à l'avenir il faudra y revenir car l'on ne peut parler d'Etat de droit et procéder constamment à ce type de validation.

Notre proposition encadre la rétroactivité liée à l'abrogation avant terme d'un avantage fiscal : le législateur, sur proposition du Gouvernement incite le contribuable à changer de comportement. Celui-ci suit la proposition. Et le législateur supprime l'avantage !

Ne souhaitant pas une énième révision de la Constitution, nous proposons de modifier l'ordonnance du 2 janvier 1959 relative à l'organisation des débats budgétaires. J'admets que c'est l'une des faiblesses de notre proposition car ce faisant, nous ne posons pas le problème de la stabilité des mesures sociales. Ainsi, les exonérations de charges sociales fonctionnent bien, mais elles ne fonctionnent pas mieux car les chefs d'entreprise se demandent si elles seront pérennisées (Applaudissements sur les bancs du groupe du RPR, du groupe UDF et du groupe DL). Si l'on peut critiquer notre proposition, c'est qu'elle manque d'ambition sur ce point.

Il faut maintenant démontrer que, gauche ou droite, nous voulons assurer la stabilité. Cela ne concerne que quelques exemples, a-t-on dit. Mais ce n'est pas une question de quantité. C'est une question de qualité, de symbole.

Voici un premier exemple. On n'a jamais fait mieux depuis. On avait décidé que tout immeuble construit avant le 1er janvier 1973 bénéficierait d'une exonération de taxe foncière pendant vingt-cinq ans. En 1984, M. Mauroy décide que l'exonération durera seulement quinze ans : le contribuable est floué, la parole de l'Etat est bafouée ! (Applaudissements sur les bancs du groupe du RPR, du groupe UDF et du groupe DL) Comment, de bonne foi, ne pas considérer qu'une telle décision est de celles qui font perdre confiance dans la parole politique ?

La droite, elle aussi, a pu fauter, et c'est une raison de plus pour que, tous ensemble, nous décidions ce matin de mettre un terme à cette situation. L'affaire des contrats d'assurance vie, dans la loi de finances pour 1996, même si Alain Juppé avait arrêté le compteur au 20 septembre 1995, c'était quand même, il faut bien le reconnaître, une remise en cause de la signature de l'Etat : des hommes et des femmes avaient bloqué leur épargne pour huit ans en espérant un avantage fiscal ; le blocage restait, l'avantage était supprimé...

Vous-même, Monsieur le ministre des finances, sans doute sous la pression des services, vous êtes laissé aller à la tentation de nous resservir le même plat. J'ai suivi avec beaucoup d'intérêt le cheminement de votre argumentation. Vous m'avez d'abord dit qu'il n'y avait pas, dans l'affaire des contrats d'assurance vie, de rétroactivité fiscale, puisque, assuriez-vous, le contrat entrait en vigueur non pas au moment de la signature, mais à la mort du cocontractant... Après réflexion, vous avez décidé de revenir sur votre élan initial ; vous avez ainsi démontré que rétroactivité fiscale il y avait bien, puisque vous avez décidé d'y renoncer ! Ce revirement s'explique par un tollé parmi les contribuables : vous avez compris, et c'est tout à votre honneur, que si vous agissiez ainsi les Français ne voudraient plus placer leur épargne à long terme.

Troisième exemple : en 1995, le gouvernement d'Edouard Balladur fait adopter une mesure en faveur de la création d'emplois familiaux, consistant en une réduction d'impôts plafonnée à 45 000 F, égale à 50 % du coût de l'emploi. Immédiatement, des milliers de familles créent des emplois en offrant des contrats à durée indéterminée. Mais la réduction d'impôt à duré un an !

M. Augustin Bonrepaux - C'était un privilège exorbitant !

M. Nicolas Sarkozy - Mme Aubry n'a pas de mots assez durs pour dénoncer les contrats précaires ; mais si on voulait décourager les familles de faire des CDI, on ne s'y prendrait pas autrement ! (Applaudissements sur les bancs du groupe du RPR, du groupe UDF et du groupe DL) Vous pouvez considérer, Monsieur le président de la commission, que cette mesure n'était pas bonne ; mais on n'a pas le droit, une fois que les contrats de travail ont été conclus, de revenir sur la parole de l'Etat ! Là est le scandale ! (Applaudissements sur les bancs du groupe du RPR, du groupe UDF et du groupe DL)

Plusieurs grandes voix se sont élevées contre cette rétroactivité fiscale. Le Président de la République lui-même a dénoncé l'instabilité fiscale comme un élement essentiel du mal français. On pourrait citer beaucoup de monde, mais ma préférence ira à ceux qui nous honorent de leur présence : puisque le président et le rapporteur général de la commission des finances sont là, ce dont je les remercie, je m'adresserai d'abord à eux. Les présents ont raison, les absents ont tort ! (Rires sur les bancs du groupe du RPR, du groupe UDF et du groupe DL)

M. Didier Migaud, dont je ne partage pas les opinions politiques, mais dont j'ai eu l'occasion d'apprécier la ténacité et la conviction et qui connaît excellemment la matière fiscale, a écrit en 1996, pour saisir le Conseil constitutionnel, dans un rapport qui fera date : "Alors même qu'il ne s'agit pas ici de la loi pénale, la rétroactivité n'est pas conciliable avec le principe de sécurité juridique constitutif de l'Etat de droit."

Plusieurs députés RPR - Bravo, Migaud !

M. Nicolas Sarkozy - Cher rapporteur général, je n'aurais pas osé prononcer un tel réquisitoire contre la rétroactivité ! Au moins l'opposition a-t-elle eu la modestie de ne viser qu'une des rétroactivités ; vous visiez les trois ! Qui peut le plus peut le moins, je ne doute donc pas que vous nous apporterez votre soutien enthousiaste ! (Applaudissements sur les bancs du groupe du RPR et du groupe UDF)

Signaient le même texte des personnages aussi considérables que le Président de l'Assemblée nationale, M. Laurent Fabius, très brillamment représenté aujourd'hui par son vice-président, et M. Augustin Bonrepaux, actuel président de la commission des finances. Voilà trois renforts de poids ! C'est dire que notre débat dépasse le clivage gauche-droite (Applaudissements sur les bancs du groupe du RPR, du groupe UDF et du groupe DL). Montrons à nos concitoyens que le clivage est plutôt entre les archaïques et les modernes !

Vous qui constituez la majorité aujourd'hui, vous bénéficierez de ce texte si vous avez le courage de l'accepter. Ne vous claquemurez pas dans le sectorisme ! Ce n'est pas parce que ce n'est pas M. Cohn-Bendit, les Verts ou les communistes qui vous sollicitent qu'il faut nécessairement refuser. D'ailleurs, avec Daniel Cohn-Bendit, on ne sait jamais : nous aussi pourrions un jour être dépassés...(Rires sur les bancs du groupe du RPR)

Regardez au moins ce que font les autres pays. Pourquoi ce qui est interdit en Allemagne, aux Etats-Unis, en Italie, ce qui a fait l'objet d'un gentleman agreement entre la majorité et l'opposition aux Pays-Bas, ce qui n'existe que dans des cas très exceptionnels au Royaume-Uni devrait être la règle en France ? On ne cesse de demander aux Français de tenir compte de ce qui se passe à l'extérieur, mais c'est toujours pour le pire, jamais pour le meilleur ! On accepte une compétition acharnée, mais quand il y a un avantage à gagner, on se drape de vertu pour dire que ce qui est possible pour les autres ne l'est pas pour nous !

Oui, nous proposons la notion de contrat fiscal. Il est normal qu'une nouvelle majorité fasse une nouvelle politique, mais quand on met en place une incitation fiscale ciblée, il faut lui donner un minimum de durée.

Seule la France connaît à ce point la rétroactivité fiscale. Vous-mêmes, socialistes, avez réclamé qu'on y mette fin. Les contribuables sont de plus en plus nombreux à contester ce système. Dominique Strauss-Kahn a eu le courage de reculer ; j'imagine que ce n'était pas facile. Tout milite donc pour que cette proposition devienne loi, à moins que son pêché originel est d'être défendu par l'opposition. Alors, les choses seront claires : il y aura d'un côté des gens sectaires sur le dos des contribuables, de l'autre une opposition décidée à reconstruire la confiance des Français dans la parole politique. Beau débat que celui d'aujourd'hui, auquel nous regrettons que tant des vôtres ne participent pas ! (Applaudissements prolongés sur les bancs du groupe du RPR, du groupe UDF et du groupe DL)

M. Dominique Strauss-Kahn, ministre de l'économie, des finances et de l'industrie - Je vous présente mes excuses de ne pouvoir participer à l'ensemble de ce débat, le Président de la République ayant fixé ce matin à 10 heures 30 un conseil restreint auquel je suis convoqué. C'est la raison pour laquelle j'interviens à ce point du débat, je m'en excuse auprès des orateurs qui interviendront après moi. Le Gouvernement sera représenté par Christian Pierret ; le secrétaire d'Etat au budget, plus directement en charge de ces questions, est retenu au Sénat par la discussion de la loi de finances.

L'opposition est bien représentée. La majorité l'est de façon au moins aussi prestigieuse, et il suffit de quelques parlementaires de ce côté-ci pour assurer l'équilibre des prestiges !

M. Philippe Séguin - Vous êtes vraiment d'une arrogance !

M. le Ministre - Vous nous présentez aujourd'hui un assemblage assez baroque. Il peut sembler séduisant, mais il est fragile car il traite peu, en réalité, de la rétroactivité. Il concerne principalement la pérennité des annonces de l'Etat, avec des arguments d'ailleurs souvent intéressants.

Autant le dire d'emblée, le Gouvernement n'est guère d'accord avec l'argumentation présentée et je le dis d'autant plus librement que nous n'avons pas, nous, à revendiquer le droit à l'erreur dans cette affaire : nous n'avons jamais pris position sur le sujet ! (Exclamations sur les bancs du groupe du RPR) Et il ne suffit pas d'invoquer l'opposition des fonctionnaires de Bercy pour marquer notre refus d'infamie...

Il y a cependant un point sur lequel nous ne pouvons que nous entendre : l'Etat doit respecter sa parole. Mais cette proposition de loi l'y aidera-t-elle ou non ? Après avoir écouté le rapporteur puis vous-même, Monsieur Sarkozy, j'ai le sentiment que la réponse est négative. En premier lieu, l'"emballage" de ce texte n'a guère de rapport avec son contenu réel : vous prétendez traiter de la rétroactivité alors que, beaucoup plus modestement, vous ne posez que la question de la durée de validité de certaines dispositions.

Je ne discuterai donc pas de la rétroactivité en général, mais de la réalité de ce texte. Or, ce qui frappe en premier lieu, c'est que celui-ci n'est pas conforme à la Constitution. Dans sa décision du 29 décembre 1986, le Conseil constitutionnel a en effet considéré que "le pouvoir du législateur de modifier rétroactivement la législation fiscale ne saurait être restreint du seul fait de l'existence de droits nés sous l'emprise de la loi ancienne" : cela seul pourrait mettre fin à la discussion, tous les exemples que vous avez cités entrant très exactement dans ce cadre.

Conscient de la difficulté, vous proposez, il est vrai, de changer la loi organique. Mais la principale faiblesse n'est pas là où vous l'avez située -dans la législation sociale. Elle tient à ce que la difficulté que vous voulez résoudre est attachée, non aux seules lois de finances, mais à toutes les lois fiscales -c'est-à-dire, en définitive, à toutes les lois puisque toutes peuvent contenir des dispositions fiscales. Modifier la loi organique ne règlera donc en rien le problème.

Dernier argument d'ordre constitutionnel : aux termes de l'article 14 de la déclaration des droits de l'homme, les représentants du peuple ont le droit de déterminer la durée de la contribution publique qu'ils consentent. Votre proposition s'inscrit en contradiction avec cette disposition !

La cause semble donc entendue : si la rétroactivité fait partie de nos principes républicains, l'impossibilité de changer une loi dans des délais prescrits va contre un certain nombre de nos règles constitutionnelles. J'entends cependant aller au fond et, de ce point de vue, la première caractéristique de votre proposition est son inutilité. Prenez par exemple la loi de finances que vous venez de voter : qu'il s'agisse de l'abaissement des droits de mutation ou de la suppression des droits de timbre, applicables à compter du 1er septembre, toutes les dispositions rétroactives qu'elle contient sont favorables au contribuable et vous ne songez pas, je pense, à les combattre (Exclamations sur les bancs du groupe du RPR). Nous perdons notre temps ! Le cas de l'assurance vie n'a été évoqué à ce propos que par erreur : si le Gouvernement a modifié son texte initial, cela n'a rien à voir avec la rétroactivité. Simplement, le Conseil d'Etat avait appelé notre attention sur un risque d'inconstitutionnalité, ces dispositions pouvant conduire à une inégalité devant l'impôt. Mais il y a plus : en l'espèce, votre proposition aurait été non seulement inutile, mais également inopérante. En effet, elle ne concerne que les dispositions temporaires, et non les dispositions permanentes comme celle-ci !

M. Richard Cazenave - Vous n'avez pas tout compris !

M. le Ministre - Cette proposition pourrait même se révéler contre-productive : elle inciterait à ne proposer que des mesures d'une durée de cinq ans, ce qui serait facteur d'instabilité juridique. Je vous rappelle à ce propos que nous ne cessons de transformer en dispositions permanentes les dispositions temporaires dont vous vous étiez contentés : ainsi l'amortissement Périssol et la baisse des droits de mutation !

La proposition n'est pas très équitable, par ailleurs. La loi, pour nous, doit être adoptée pour accompagner l'évolution : il faut qu'elle puisse être modifiée. Or votre texte aurait empêché une réforme que cette majorité a décidée et qui s'imposait : celle des quirats. Nous n'aurions pu mettre un terme à cet avantage scandaleux qui permettait à des contribuables fortunés de réduire leur impôt d'un million de francs ! En effet, la mesure avait été votée pour une durée limitée...

Plus fondamentalement, ce texte est dangereux parce qu'il est justifié de revenir sur une loi ambiguë. Vous-même ne vous en êtes pas privés quand la rédaction défectueuse d'un article avait rendu possible une multiplication des dons entre grands-parents et petits-enfants. Je n'ai pas l'outrecuidance de penser que cette majorité est à l'abri d'erreurs analogues et il faut donc nous prémunir.

Mais le danger le plus grand est d'ordre politique. On ne saurait admettre qu'une majorité finissante puisse imposer à celle qui lui succédera, pour toute la durée d'une législature, des dispositions dont elle n'aurait à assumer ni la responsabilité politique ni le coût financier. Ce serait aller contre la volonté du peuple telle qu'elle se serait affirmée dans les élections.

Pour toutes ces raisons, le Gouvernement est opposé à cette proposition. Il est d'ailleurs piquant de constater qu'en 1958, la question s'était déjà posée et que c'était un gaulliste, M. Foyer, qui avait considéré comme inutile la disposition que vous proposez.

Comme le montrent le rapport Aicardi de 1986 et le colloque organisé par M. Poncelet en 1995, chaque fois que vous êtes dans la majorité, vous réfléchissez... pour ne proposer que lorsque vous vous retrouvez dans l'opposition (Exclamations sur les bancs du groupe du RPR). Mais l'écho que vous espériez rencontrer en mettant en avant la rétroactivité est bien faible !

Vous n'avez évoqué l'essentiel que d'une phrase. Contrairement à ce que vous dites, la disposition que vous présentez n'a d'équivalent ni aux Etats-Unis, ni en Allemagne ni en Italie mais, c'est vrai, aux Pays-Bas, un consensus s'est dégagé pour interdire à l'Etat de revenir sur sa parole.

C'est, non pas la rétroactivité, mais la parole de l'Etat qui est en cause. Il convient que les élus soient suffisamment vertueux pour que celle-ci soit respectée et pour que les citoyens puissent lui faire confiance. Personnellement, j'ai confiance dans la vertu des parlementaires, mais vous semblez avoir peu de confiance en votre propre vertu !

Ni le Gouvernement, ni sa majorité ne soutiendront le texte. Je vous donne rendez-vous dans quelques années : lorsque, par le jeu normal de la démocratie, l'opposition sera redevenue majoritaire, je ne doute pas qu'elle appliquera ces dispositions et nous verrons alors si les dangers qu'elles recèlent ne nous apparaîtront pas comme dirimants.

Bref, je note vos craintes s'agissant de l'opposition. Je n'en ai aucune pour ce qui est de la majorité. La parole de l'Etat sera respectée sans qu'il soit besoin pour cela d'enfermer les parlementaires dans un cadre juridique contraignant. Ayez donc davantage confiance en votre propre vertu ! (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, du groupe RCV et du groupe communiste)

M. le Rapporteur - Je voudrais répondre aux objections constitutionnelles que vous avez soulevées.

En premier lieu, dans sa décision du 29 décembre 1986, le Conseil constitutionnel dit que "le pouvoir du législateur de modifier rétroactivement la législation fiscale ne saurait être restreint du seul fait de l'existence de droits nés sous l'empire de la loi ancienne". En l'absence de ce principe, la présente proposition serait inutile.

En deuxième lieu, la proposition de loi prévoit que la protection du caractère pluriannuel d'un avantage fiscal doit être décidée par une loi de finances, pour lui conférer un caractère solennel. Rien n'empêche qu'un avantage fiscal accordé par un texte autre qu'une loi de finances -je pense, par exemple, à l'avantage fiscal lié à l'assurance vie en matière de droits de succession- soit protégé par une telle loi.

Enfin, selon l'article 14 de la déclaration des droits de l'homme, "l'impôt doit être librement consenti pour une période fixée". Précisément, la présente proposition limite la durée de l'avantage pluriannuel à une période préalablement déterminée, soit cinq ans. En effet, une Assemblée ne peut pas engager les finances de l'Etat ad vitam aeternam. Au bout de cinq ans, l'Assemblée pourra prolonger l'avantage fiscal pour cinq nouvelles années. Le libre choix du législateur est donc préservé.

Cela dit, je note que l'augmentation de la majorité a évolué. En commission, M. Caresche a dit que ce texte serait une catastrophe absolue pour les finances publiques. Aujourd'hui, vous nous expliquez qu'il serait inutile et sans conséquences ! (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe du RPR) Vous vous méfiez du législateur fou qui, à quelques mois d'une élection législative, voudrait frénétiquement protéger tous les avantages fiscaux. Souvenez-vous de la loi de finances pour 1993 qui fut votée avec un déficit inférieur à 100 milliards, et exécutée avec un déficit de 360 milliards ! (Applaudissements sur les bancs du groupe du RPR, du groupe UDF et du groupe DL)

En fait, là où nos conceptions divergent, c'est que la commission et moi-même estimons que le vote de l'Assemblée engage, non pas une majorité politique, mais la parole de l'Etat. Et il est à l'honneur de la majorité suivante de respecter cet engagement.

Pour toutes ces raisons, je souhaite que l'Assemblée adopte cette proposition de loi (Applaudissements sur les bancs du groupe du RPR du groupe UDF et du groupe DL).

M. le Ministre - Avant de m'absenter, comme je vais devoir le faire, je ne veux pas laisser croire que j'approuve ce qui vient d'être dit.

D'abord, vous dites, après avoir relu la décision du Conseil constitutionnel de décembre 1986, que c'est ce que vous voulez changer. En effet, l'argument selon lequel c'est contraire à la Constitution est clair ! (Interruptions sur les bancs du groupe du RPR) Ou plutôt, j'entends M. Lellouche, c'est contraire à l'interprétation que le Conseil constitutionnel donne de la Constitution.

Sur le fond, vous voulez que ce qui a été voté ne puisse pas être modifié pendant un certain temps. C'est là l'expression même du conservatisme.

Mme Michèle Alliot-Marie - Mais non, il s'agit de protéger des droits acquis.

M. le Ministre - Vous ne pouvez combattre sans cesse les droits acquis des salariés et vouloir préserver ceux des bénéficiaires d'avantages fiscaux ! (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, du groupe communiste et du groupe RCV)

L'intérêt de notre débat n'est pas seulement juridique ou médiatique ; il est fondamentalement politique. Pensons-nous que ce qu'une Assemblée a fait, une autre peut le défaire ? Ce n'est pas la parole de l'Etat qui est en cause. Heureusement, de votre point de vue, que la majorité élue en 1993, a pu modifier ce que la précédente avait adopté !

D'autre part, votre texte n'aurait permis d'éviter aucun des exemples que vous avez cités.

M. Richard Cazenave - Et la taxe foncière de M. Mauroy ?

M. le Ministre - Elle n'aurait pas subsisté non plus puisque le délai de cinq ans aurait été dépassé.

Bref, votre proposition est inutile et dangereuse. Du reste, vous n'avez fait qu'en parler, lorsque vous étiez au pouvoir.

M. Philippe Séguin - Faible argumentation.

M. Daniel Feurtet - La présente proposition pose un problème intéressant, même si nous ne sommes pas tous d'accord sur la solution à y apporter.

Le principe de la non-rétroactivité des lois est essentiel à l'exercice des libertés publiques et de la démocratie. Peut-il être étendu en matière fiscale ?

La non-rétroactivité constitue d'abord une garantie des droits individuels en matière pénale. On ne peut être poursuivi et condamné pour des faits qui n'étaient pas légalement délictueux au moment où ils ont été commis. C'est un principe qui garantit la paix civile et dont l'absence mettrait les citoyens à la merci de l'arbitraire le plus complet.

Il en va de même des droits civils : le plus souvent, la loi nouvelle s'applique aux instances en cours au moment où elle est promulguée, mais pas à des faits antérieurs dont la justice n'a pas été saisie.

En ce qui concerne les droits sociaux, les députés communistes sont favorables à la rétroactivité, dès lors que la loi nouvelle accorde un avantage supplémentaire dont il serait injuste de priver certaines personnes simplement en raison de leur date de naissance, notamment s'il s'agit d'un avantage de retraite.

Mais, en ce domaine, le coût de la dépense sert souvent de prétexte pour refuser l'extension d'un droit.

Bref, le principe de non-rétroactivité varie dans l'intérêt des individus, de leur liberté et de leurs droits.

La loi fiscale appelle une approche différente. J'observe que la proposition de loi ne revient pas, sur la validation législative d'une disposition contestée à l'occasion de contentieux fiscaux, alors qu'en l'occurrence, la rétroactivité est particulièrement discutable. Ainsi, une récente loi de finances a validé la perception d'une taxe régionale de l'assemblée de Corse que le tribunal administratif de Bastia avait annulée à juste titre car elle avait été décidée dans des conditions illégales. Il est choquant que la loi valide, a posteriori, une illégalité.

Mais ce qui préoccupe le plus nos collègues de l'opposition, c'est la modification d'un avantage fiscal accordé pour une période déterminée. Il y aurait rupture unilatérale du contrat tacite conclu avec le contribuable. La question a été récemment soulevée à propos de l'assurance vie.

Selon nous, l'argument selon lequel l'Etat reviendrait sur sa parole n'est pas fondé. D'abord, parce que la spécificité du droit fiscal est reconnue. Ensuite, le droit de lever l'impôt appartient au législateur et même les Etats généraux sous l'Ancien Régime se sont battus contre la volonté du monarque de faire autoriser la levée des impôts une fois pour toutes. Chaque année, le législateur autorise la perception de certains impôts, modifie les conditions de perception, l'assiette et le taux d'autres impôts. Il ne peut être lié pour l'avenir, sinon par certains traités internationaux et par les principes du bloc de constitutionnalité. Mais, ce qu'une loi a fait, une autre peut le modifier. C'est un pouvoir du peuple souverain qu'il délégue au Parlement. En d'autres termes, une majorité est libre de conserver ou de supprimer ce que la précédente a voté. La droite, en 1993, a conservé l'impôt sur la fortune qu'elle avait supprimé en 1986.

Mais le problème n'est-il pas exclusivement politique ?

La fiscalité, ce sont les recettes de l'Etat. Pour financer sa politique économique, le Gouvernement et sa majorité, qu'elle soit de droite ou de gauche, seraient privés d'une liberté de choix importante s'ils ne pouvaient modifier certains avantages fiscaux accordés par la majorité précédente.

Derrière le débat de principe se cachent des intérêts très matériels, qui n'intéressent en vérité qu'un nombre limité de contribuables, parmi les plus aisés : pour se constituer, hier comme aujourd'hui, une assurance-vie supérieure au million de francs, il ne faut être ni au RMI ni en situation précaire ! Peut-on accepter que l'Etat s'interdise de modifier les avantages fiscaux des plus fortunés et s'oblige, partant, à trouver des recettes supplémentaires dans l'impôt indirect, qui touche le plus grand nombre et au premier chef les ménages modestes ? Peut-on accepter qu'un gouvernement puisse faire adopter, à la veille d'élections législatives, une disposition en faveur des détenteurs de revenus financiers qui serait valable quinze ans, et empêcher ainsi ses successeurs, plusieurs législatures durant, de revenir dessus ? Cela irait en vérité contre la logique, contre la simple justice et contre le droit souverain du peuple et de ses représentants.

En vérité, c'est la tranquillité des contribuables aisés qui préoccupe avant tout les auteurs de la proposition.

M. Didier Migaud - Ils ne sont même plus là pour vous écouter ! (Protestations sur les bancs du groupe du RPR)

M. Daniel Feurtet - Cette remise en cause du principe de l'annualité de l'impôt et de la loi de finances réduirait encore, au profit des instances européennes, les prérogatives fiscales de notre pays.

La question fiscale est bel et bien politique. C'est à chaque parti se présentant au suffrage des électeurs de la traiter, en annonçant s'il entend maintenir ou remettre en cause telle ou telle disposition fiscale, et c'est aux électeurs de choisir. Pour leur part, les députés communistes ont insisté, lors de la dernière campagne législative, sur la nécessité de démocratiser la fiscalité, de ne plus favoriser les revenus financiers par rapport aux revenus du travail.

Nous sommes donc défavorables à cette proposition de loi, qui dévoie le principe de non-rétroactivité, et dont l'auteur, à mon sentiment, rêve d'alternance sans changement ! (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste)

M. Augustin Bonrepaux - Je me demande si nous pouvons poursuivre la discussion de la proposition alors que son auteur n'est plus dans l'hémicycle et ne pourra donc se prononcer, mercredi, en connaissance de cause, c'est-à-dire en ayant entendu tous les arguments. Je regrette, d'ailleurs, qu'il n'ait même pas consulté la commission des finances et son président... (Protestations sur les bancs du groupe du RPR)

M. le Président - La commission saisie au fond est la commission des lois. Par ailleurs, le Règlement n'oblige nullement l'auteur d'une proposition de loi à assister de bout en bout à sa discussion. On peut le regretter, mais c'est ainsi.

M. le Rapporteur - La proposition a été discutée et adoptée par la commission des lois.

M. Jean-Louis Idiart - A l'unanimité des deux commissaires présents !

M. le Rapporteur - Je regrette que les attaques se concentrent sur la personne de l'auteur de la proposition et souhaite que le débat gagne en dignité.

M. Didier Migaud - M. Sarkozy n'est plus là parce qu'il ne croit même pas à son propre texte !

M. Henri Plagnol - L'impôt est au coeur des rapports entre l'Etat et le citoyen, et le consentement à l'impôt est le fondement de la démocratie. La proposition de Nicolas Sarkozy révolutionne le droit budgétaire en donnant au principe de non-rétroactivité fiscale une consécration constitutionnelle. C'est là un débat politique au sens noble du terme (M. Sarkozy revient dans l'hémicycle), et je regrette que le Gouvernement et la majorité lui accordent moins d'importance qu'au Pacs. Les Français et les contribuables apprécieront ! (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste)

Le groupe UDF soutient cette proposition, qui fait faire un progrès important à l'état de droit. Comme le soulignait Portalis, auteur de notre code civil, la rétroactivité prive le citoyen de toute sécurité juridique. On nous oppose le sacro-saint principe de l'annualité budgétaire, mais celui-ci est justement fondé sur la méfiance du citoyen envers le pouvoir exorbitant de lever l'impôt. Il s'agit de protéger le citoyen contre l'Etat, et non l'inverse ! On nous rétorque également que l'interdiction de revenir sur un engagement de l'Etat en cas d'alternance serait un déni de démocratie. Il n'en est rien : c'est l'expression, au contraire, d'une conception moderne et pacifiée de la démocratie, à l'instar de la création du Conseil constitutionnel, qui interdit à une majorité politique de remettre en cause les principes généraux du droit.

En l'absence de contrôle de constitutionnalité, rien n'aurait obligé le législateur de 1981 à indemniser les actionnaires des entreprises nationalisées, et si la présente proposition est votée, les citoyens auront la garantie que la parole de l'Etat, quelles que soient les tentations de la majorité au pouvoir, sera respectée. L'alternance ne doit pas se traduire par la loi du plus fort, ni par les errements d'une idéologie excessive (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe communiste). La révolution, c'est vrai, ne sera plus possible, mais la révolution n'a rien à voir avec l'état de droit ni avec la démocratie (Mêmes mouvements).

La deuxième raison pour laquelle nous voterons cette proposition avec enthousiasme (Exclamations et rires sur les bancs du groupe socialiste), c'est que toute l'économie moderne est fondée sur le principe de liberté : liberté des échanges, liberté des investissements, et que la confiance est une condition essentielle de la compétitivité.

M. Didier Migaud - Et le libre vote des citoyens ?

M. Henri Plagnol - Or la confiance suppose que la parole de l'Etat soit respectée. Cela vaut pour les investisseurs internationaux, que les gouvernements successifs s'efforcent d'attirer, et dont le premier motif d'hésitation tient au doute quant à la sécurité juridique et au respect des engagements de l'Etat. Cela vaut aussi pour le citoyen-épargnant, qui a besoin de règles stables. Comment aurait-il confiance si les modestes avantages de l'assurance-vie (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste et du groupe communiste) sont remis en cause pour un oui ou pour un non ?

Cette proposition de loi permet enfin la définition d'une stratégie fiscale à long terme. Il est assez surprenant de voir la majorité s'opposer à un texte qui témoigne d'un libéralisme éclairé. Prenons par exemple l'écologie : comment prétendre élaborer une politique de préservation de l'environnement sans proposer des incitations fiscales à long terme ? Ainsi, tout ce qui touche aux carburants suppose des investissements considérables ; comment imaginer que l'Etat puisse revenir sur les dispositions fiscales annoncées une année ?

M. Didier Migaud - Qui songerait à y revenir ?

M. Henri Plagnol - N'est-il pas temps de favoriser le comportement critique des entreprises au lieu de les soumettre aux aléas d'une fiscalité fluctuante ?

M. le Président - Je vous prie de conclure Monsieur Plagnol.

M. Henri Plagnol - Je terminerai donc en insistant sur la nécessaire évolution des rapports entre l'Etat et les citoyens, pour dire que l'avenir est à l'Etat modeste. Actuellement, la contractualisation institue des relations inégales, juridiquement citoyens et collectivités dépendent du respect, par l'Etat, de la parole donnée. Il convient à présent de favoriser l'incitation fiscale et de passer une fois pour toutes de "toujours plus d'impôt" à "moins d'impôt", l'Etat rendant ainsi aux citoyens une partie de leur pouvoir (Applaudissements sur les bancs du groupe du RPR, du groupe UDF et du groupe DL)

M. José Rossi - C'est la première fois qu'une proposition de loi cosignée par les trois présidents de groupe de l'opposition est discutée. C'est aussi la première fois que l'Assemblée débat, en séance publique, d'un dispositif visant à limiter la rétroactivité fiscale et l'attitude des groupes de la majorité gouvernementale n'est pas digne : en refusant la discussion, le groupe socialiste manifeste un profond mépris à l'égard des contribuables. Par ce refus, il nie la nécessité d'améliorer la sécurité juridique de notre système fiscal.

A vrai dire, ce refus n'est pas une surprise, il ne fait que traduire l'état d'esprit qui anime la majorité, championne de l'instabilité et de la rétroactivité fiscales. De manière rétroactive, le Gouvernement a en effet diminué la réduction d'impôt pour emplois de proximité, modifié plusieurs fois la loi en faveur de l'investissement dans les DOM-TOM, abaissé le quotient familial, majoré de 15 % l'impôt sur les sociétés, augmenté la taxation des plus-values, relevé la CSG et instauré une taxe générale de 2 % sur les revenus de l'épargne. Lourd bilan !

M. Jean-Louis Idiart - Nous avons été élus pour cela !

M. José Rossi - ...Lourd bilan, qui aurait pu être pire encore si l'opposition n'avait pas fait reculer le Gouvernement qui voulait remettre en cause l'exonération des droits de mutation sur les contrats d'assurance vie déjà signés, exonération qui date de 1959 et qui concerne des millions de contribuables.

Le recul de la majorité montre que la rétroactivité en matière fiscale pose un réel problème. J'admets qu'il est ancien et que longue est la liste des reniements de la parole de l'Etat. Dans ces conditions, comment les Français peuvent-ils avoir confiance ? Il n'est pas acceptable que soient remis en cause, de manière rejetée des avantages que l'on tenait pour acquis, et qui ont poussé soit à la souscription d'un contrat d'assurance vie ou d'un plan d'épargne populaire, soit à l'acquisition d'une maison, soit à l'emploi d'un salarié à domicile. Les gouvernements devraient s'inspirer du droit pénal qui n'autorise la rétroactivité que pour les lois les plus favorables. En droit fiscal, pour l'heure, la rétroactivité est la règle pour les lois les plus contraignantes. La logique commande, pour le moins, que la loi fiscale applicable à une imposition donnée soit celle en vigueur à l'époque où le fait générateur s'est produit.

En refusant de limiter la rétroactivité en matière fiscale, le Gouvernement montre sa méconnaissance de la vie des ménages et des entreprises qui, les uns comme les autres, calculent leur budget au plus juste en tenant compte des impôts à payer et qui planifient leurs investissements en tentant -et cela est de plus en plus difficile- de prévoir quelles seront les nouvelles règles fiscales. Ils sont donc moins imprévoyants que l'Etat et le gouvernement socialiste et, compte tenu de l'instabilité de la loi fiscale, ils ont du mérite.

L'insécurité fiscale est source de découragement, d'injustice, d'incompréhension et d'impuissance. Cette instabilité servirait, paraît-il, les intérêts de Bercy. C'est faux ! La France est en effet pénalisée par les fluctuations permanentes du droit fiscal, qui dissuadent de nombreuses entreprises étrangères de s'installer sur son sol et de nombreux Français d'investir, de créer une entreprise ou d'acheter un logement. La plupart des pays proches ont une fiscalité plus stable que la nôtre, et le tribunal constitutionnel de Karlsruhe a même reconnu le principe de "confiance légitime des citoyens dans la continuité de l'ordonnancement juridique" qui limite le recours à des lois rétroactives.

La modification permanente des règles fiscales réduit les recettes de l'Etat et, en nuisant à la crédibilité de la France, pénalise l'emploi. La proposition de Nicolas Sarkozy n'est donc pas la proposition démagogique et scandaleuse que certains veulent faire croire. Ce n'est pas, non plus, une création ex nihilo puisqu'elle s'inscrit dans la logique du rapport Aicardi de 1987, qui condamnait nettement l'abus de la rétroactivité fiscale et recommandait la modification de l'ordonnance du 2 janvier 1959. Nous ne faisons que reprendre une proposition de 1987 qui avait été traduite en proposition de loi en 1991.

Ce n'est pas non plus un monstre juridique, puisqu'elle s'inspire des jurisprudences de juridictions aussi bien européennes que nationales. Ainsi, depuis trente-cinq ans, la Cour de justice des communautés européennes se réfère au principe de "sécurité juridique" qui est au coeur de la convention européenne des droits de l'homme. Et faut-il rappeler qu'en droit interne, l'article 2 du code civil précise que "la loi ne dispose que pour l'avenir, elle n'a point d'effet rétroactif" ? Pour ses auteurs, le code civil s'imposait au législateur.

Par ailleurs, les juridictions françaises n'acceptent pas sans sourciller les lois rétroactives. En 1987, le commissaire du gouvernement demandait à la section du contentieux du Conseil d'Etat de faire son possible pour limiter leur nocivité. Certes, le Conseil constitutionnel ne censure pas les lois fiscales rétroactives. Mais il les encadre de plus en plus.

Cette proposition est-elle extrémiste ? Non, elle est réaliste et s'attaque aux aspects les plus choquants de la rétroactivité. L'opposition est-elle irresponsable ? Non, et elle n'empêche ni de percevoir l'impôt, ni d'appliquer un programme. Elle intègre simplement la pluriannualité dans l'ordonnance de 1959. Une majorité pourra ainsi décider qu'un avantage fiscal ne peut être supprimé pendant cinq ans, ce délai étant renouvelable une fois.

Tous les grands pays pratiquent cette pluriannualité. La France rattraperait donc son retard.

L'ancienne majorité avait prévu une réforme fiscale étalée sur cinq ans. Au mépris de la parole donnée le Gouvernement Juppé y a mis un terme dès la deuxième année. La France souffre de ces revirements incessants. Chaque année cent nouvelles mesures fiscales s'ajoutent aux 2 500 articles du code général des impôts. Vous avez créé une taxe sur le logements inoccupés, alourdi la taxe sur les bureaux instituée il y a moins de trois ans, réformé le droit de bail. A peine les crédits d'application sont-ils parus que la loi est changée. Inspirons-nous plutôt de Montaigne pour qui "les lois les plus désirables, ce sont les plus rares, plus simples et générales".

Ce projet est un premier pas vers la pluriannualité. A mes yeux, c'est même la sacro-sainte annualité qu'il faudrait mettre en cause en obligeant les gouvernements à présenter des budgets glissants sur trois ans.

Cette proposition introduit dans notre droit fiscal les notions chères aux libéraux de contrôle fiscal et de responsabilité. L'Etat pourra s'engager pour cinq ans à ne pas modifier un avantage fiscal qui incite, par exemple, à investir dans l'immobilier ou dans l'épargne à long terme. Les deux parties seront liées et en position d'égalité.

En finir avec les lois qui ne durent qu'un été, faire de la parole de l'Etat une parole d'or (Murmures sur les bancs du groupe socialiste), telles sont nos motivations. Le groupe DL votera cette proposition.

M. Didier Migaud - Je remercie d'abord M. Sarkozy grâce auquel nous passons une bonne matinée.

Mme Nicole Catala - C'est bien vrai.

M. Didier Migaud - Il n'a rien perdu de son talent de metteur en scène. Il mérite aussi le prix du meilleur acteur. Nous voterons le 25 novembre seulement.

M. Robert Pandraud - Pourquoi pas aujourd'hui ?

M. Charles Cova - Parce que la majorité plurielle est absente !

M. Didier Migaud - Parce que ce débat d'importance mérite un vote solennel. M. Sarkozy lui-même sera mieux entouré que ce matin.

M. Charles Cova - Parodie de démocratie !

M. Jean-Louis Idiart - Vous n'êtes guère nombreux, sauf les Parisiens.

M. Didier Migaud - Au meilleur moment, l'opposition ne comptait que 23 présents. La qualité l'emporte sur la quantité, dira-t-on. Mais quand même, nous avons été invités à une représentation théâtrale, très bien organisée puisque notre collègue s'est permis de convoquer l'Assemblée -c'était son droit- la presse, devant laquelle il s'exprime d'ailleurs aisément (Exclamations sur les bancs du groupe du RPR, du groupe UDF et du groupe DL). Je vous confirme déjà que le groupe socialiste s'opposera à ce texte.

M. Pierre Lellouche - Vous auriez pu écouter le débat !

M. Didier Migaud - Je l'ai écouté de bout en bout.

A défaut d'ouvrir un avenir dans le bloc de constitutionnalité, cette proposition aura une place de choix au musée des astuces politiciennes (Exclamations sur les bancs du groupe du RPR, du groupe UDF et du groupe DL).

M. Pierre Lellouche - C'est un festival d'arrogance. Vous n'avez pas d'autre argument que le mépris.

M. Didier Migaud - A vous entendre, ce que vous dites, c'est du bon sens, et ce que nous disons, c'est forcément de la polémique. Nicolas Sarkozy en a beaucoup fait lui-même (Mêmes mouvements).

M. le Président - La parole est à M. Migaud.

M. Charles Cova - Et c'est bien dommage !

M. le Président - Je ne peux vous laisser dire cela.

M. Didier Migaud - Cette proposition fait "vieille droite". C'est un peu le rêve ultime du conservateur.

De ce "coup médiatique", on pourrait sourire. Mais la démarche rend plus fragile l'institution parlementaire. S'abritant derrière la défense du petit épargnant, on oppose la légitimité de la situation acquise à celle des représentants légitimes.

M. Richard Cazenave - Et les droits acquis ?

M. Didier Migaud - Elle est inconstitutionnelle, inopportune, inutile, dangereuse.

D'abord, le Conseil constitutionnel a clairement signifié qu'aucune norme constitutionnelle ne garantit l'existence d'un principe dit de "confiance légitime". Supposons qu'on veuille l'instituer. Il faudrait le faire énoncer par le Conseil constitutionnel, ou réviser la Constitution. L'astuce consiste à recourir à un substitut de révision constitutionnelle. Il suffirait d'ajouter l'institution d'avantages fiscaux pluriannuels à la liste des dispositions qui ne peuvent être adoptées que dans une loi de finances. Ce faisant, on restreindrait les pouvoirs fiscaux reconnus au législateur par les articles 34 et 39 à 51 de la Constitution qu'une loi organique révisant l'ordonnance de 1989 doit respecter.

Certes la commission des lois a adopté cette proposition, mais on sait dans quel contexte.

Plusieurs députés RPR et M. le rapporteur - Quel contexte ?

M. Jean-Louis Idiart - A deux voix !

M. le Président - La commission a tranché.

M. Didier Migaud - Tout à fait !

Ensuite, faire de la stabilité des avantages fiscaux, dont profitent avant tout les plus riches, le critère de la politique économique et fiscale traduit une conception singulièrement étriquée.

Qui peut nier que d'autres impératifs existent, que des considérations d'intérêt général peuvent justifier des mesures fiscales d'adaptation ? M. Juppé -qui a vraisemblablement présenté un mot d'excuse pour ce matin- l'a fait face à la situation qu'il a jugée "calamiteuse" léguée par MM. Balladur et Sarkozy. Qui refuserait de considérer qu'une nouvelle majorité peut s'être engagée solennellement à changer de politique fiscale ? Qu'il soit nécessaire de corriger une erreur ? A l'évidence, c'est le cas des signataires de cette proposition.

Prenons l'exemple du régime fiscal des quirats de navires, mis en place à l'été 1996. On prévoyait une création de 30 emplois de navigants par navire pour un volume d'investissement annuel de 2 milliards, soit 8 navires, et un coût global maximum de 400 millions de francs, ce qui correspond à 800 000 F par emploi.

En réalité, au 1er septembre 1997, on avait accordé des agréments pour 25 navires, soit 5,6 milliards et un coût budgétaire de l'ordre de 2 milliards. Le nombre d'emplois créés était inférieur de moitié aux prévisions et la dépense par emploi créé de l'ordre de 5,4 millions. La suppression du régime fiscal des quirats de navires dès la loi de finances pour 1998 a donc été justifiée, non seulement par le changement politique mais par son coût.

M. Richard Cazenave - Mieux vaut fermer tout de suite !

M. Didier Migaud - Décider, c'est aussi modifier. Tel est le rôle, voire l'honneur en politique et le Conseil constitutionnel a toujours rappelé qu'il ne dispose pas d'un pouvoir d'appréciation identique à celui du Parlement. Pourtant selon les signataires de la proposition, le législateur "s'arroge un droit exorbitant".

Les mêmes signataires n'ont pas craint d'ajouter "comment demander aux Français de croire aux engagements politiques si l'Etat s'autorise à revenir sur la parole donnée ?" Mais c'est en respectant les engagements pour lesquels on a été élu, et non pas ceux d'une majorité ancienne devenue minorité, qu'on peut obtenir des Français qu'ils croient à la politique. Le respect de la parole donnée n'est-ce pas faire ce que l'on a dit qu'on ferait ? Aucun placebo constitutionnel ne peut guérir le sentiment de trahison des électeurs floués.

Quand nos concitoyens sanctionnent une politique, la démocratie veut que la nouvelle majorité change un certain nombre de dispositions. C'est aux représentants du peuple qu'il revient de concilier les différents impératifs d'une politique fiscale ; la stabilité en fait partie, mais il y en aura d'autres.

Tout un tapage a été organisé autour de cette proposition de loi pour tenter de capitaliser une inquiétude apparue à propos de l'article 24 du projet de loi de finances. Les signataires ont feint d'ignorer que la commission des finances, le Gouvernement et l'Assemblée nationale ont su trouver la solution qui convenait, au point que la commission des finances du Sénat a proposé de s'y tenir.

Cette proposition aggrave le mal qu'elle prétend soigner. Comment, en effet, prétendre qu'on veut renforcer la crédibilité de l'Etat si l'on permet qu'en fin de législature soit imposé, pendant une durée indéterminée selon la proposition initiale, pendant cinq ans selon le rapporteur de la commission des lois, un "testament fiscal" interdisant toute marge de manoeuvre aux nouveaux élus ?

En effet, qu'est-ce qu'un avantage fiscal ?

Pour le rapporteur de la commission des lois, un avantage fiscal ne peut consister qu'en une dérogation à la norme. Il affirme ainsi qu'un plan de réduction de l'impôt sur le revenu n'en serait pas un. Mais qui en décidera en dernier lieu ?

Prenons l'exemple de l'article 885 U du code général des impôts, qui fixe le tarif et les tranches de l'impôt de solidarité sur la fortune. Imaginons qu'on ajoute un alinéa disposant que pendant cinq ans, le tarif applicable à la base d'imposition au titre de l'ISF sera le taux de la première tranche, soit 0 %. Serait-ce un avantage fiscal, la norme restant le tarif fixé par l'article 885 U ?

M. le Rapporteur - Mauvaise science-fiction !

M. Didier Migaud - Si une telle mesure était renouvelée pour cinq nouvelles années, deviendrait-elle, de ce seul fait, la norme ? Que survienne une alternance politique ou que les besoins financiers justifient une contribution de solidarité, le législateur aurait-il le droit de remettre en cause cet avantage ? Ou devrait-il instituer un impôt ayant les mêmes bases, le même taux, les mêmes modalités de recouvrement, sans toutefois s'appeler ISF ?

Si votre texte avait été en vigueur en 1994, le ministre du budget -un certain Nicolas Sarkozy-, aurait-il pu le 15 octobre, à une heure du matin, faire adopter un amendement, qui n'était même pas dactylographié, tendant à relever de 18 à 19 % le taux réduit d'impôt sur les sociétés sur les plus-values à long terme ?

M. Nicolas Sarkozy - Petite rétroactivité. C'est prévu !

M. Didier Migaud - Il s'agissait d'obtenir un produit de 710 millions -ce n'est pas si petit- sur des plus-values qui étaient en bonne partie réalisées au moment où la mesure a été votée.

De même, si la majorité précédente avait, lorsqu'elle a porté de 45 000 à 90 000 F le plafond des dépenses retenues pour calculer la réduction d'impôt afférente aux emplois à domicile, fixé une durée d'application de cinq ans, il aurait été impossible de remettre en cause ce privilège l'année dernière pour financer des allégements d'impôts en faveur d'un plus grand nombre.

Si elle était adoptée, cette proposition rendrait notre système constitutionnel plus rigide, alors que beaucoup reconnaissent que sa faculté d'adaptation est l'une de ses qualités essentielles. En outre, elle rendrait les alternances conflictuelles et difficiles et ne pourrait donc, à terme, qu'affaiblir les institutions de la Vème République. Loin d'être un facteur de modernisation des institutions, elle constituerait une régression. C'est donc rendre service à nos institutions et à l'opposition elle-même, que de rejeter cette proposition qui, je le dis amicalement à Nicolas Sarkozy, relève davantage de la démagogie que de la démocratie (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste).

M. Nicolas Sarkozy - Qu'entendrai-je le jour où vous ne serez pas amical !

M. Alain Ferry - Il était très souhaitable que l'Assemblée débatte de ce sujet de fond qu'est la parole de l'Etat et la confiance que peuvent lui accorder les Français. On sait l'émotion qu'a suscitée le projet du Gouvernement concernant les contrats d'assurance vie. Mais pour débattre, il faut des contradicteurs ; or le président du groupe socialiste avait déclaré qu'il n'avait "pas l'intention de participer à cette mascarade". Je constate qu'il est revenu sur sa décision et je m'en félicite ; mais il est étonnant de tenir de tels propos, concernant l'examen d'un texte législatif en séance publique... Comment dans le même temps déplorer la crise de l'institution parlementaire ?

La réforme proposée est justifiée à plusieurs titres. En effet, c'est l'objet d'un avantage fiscal que d'influencer les décisions de consommation et d'épargne de nos concitoyens ; si la puissance publique ne tient pas ses promesses, quel crédit lui accorder ? Est-il alors possible de s'étonner de l'incivisme que l'on prête aux Français ? L'enjeu est tout simplement moral.

En outre, on peut opposer des arguments juridiques à la rétroactivité en matière fiscale. Le Conseil d'Etat a ainsi dénoncé, dans son rapport annuel, la fréquence de cette pratique. Les incessantes modifications déroutent les contribuables et entretiennent l'insécurité juridique. De surcroît, un changement trop brutal de la législation n'est pas nécessairement compatible avec le principe de confiance dégagé par la Cour de justice des Communautés européennes.

Certes, toute loi de finances met en oeuvre la rétroactivité fiscale : le barème de l'impôt sur le revenu concerne les revenus de l'année précédente. Mais cette situation n'est en rien modifiée par cette proposition de loi.

Plus intéressant est l'argument selon lequel une telle réforme empêcherait une nouvelle majorité d'appliquer son programme. Pour ma part, je ne partage pas cette crainte qui traduit le réflexe consistant, quand on a besoin de fonds, à augmenter les ressources publiques sans chercher à supprimer les dépenses inutiles. Quand bien même de nouveaux prélèvements seraient nécessaires, le Gouvernement demeure parfaitement libre de les effectuer. Le texte que nous proposons retire simplement à l'administration des finances la possibilité de "bricoler" sans égard pour les droits légitimes des contribuables.

Pour ces raisons, je voterai cette proposition de loi organique qui, sans aucun doute, est dans l'intérêt de nos concitoyens (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF, du groupe DL et du groupe du RPR).

M. Pierre Lellouche - Les Verts ne s'intéressent pas beaucoup au débat...

M. Nicolas Sarkozy - Cochet : inscrit, pas là !

M. Christian Pierret, secrétaire d'Etat à l'industrie - Ce débat est important, car la politique fiscale participe de la politique économique et sociale.

S'il est un participant à ce débat qui n'a jamais changé d'avis, c'est bien moi, puisque dès le rapport sur le projet de loi de finances pour 1982, j'évoquais le problème de la rétroactivité de la loi fiscale. Je n'ai jamais changé d'avis, mais je considère que vous ne parlez pas vraiment de rétroactivité. De plus, je considère, conformément aux règles constitutionnelles, que le législateur doit avoir la possibilité de faire évoluer la loi. La cohérence est donc du côté de ceux qui demandent à l'Assemblée de repousser cette proposition de loi.

Ce débat est utile et rémanent. Très régulièrement, le rapporteur général pourrait en témoigner, la question de la rétroactivité est évoquée en commission des finances à propos de telle ou telle disposition du projet de loi de finances. Néanmoins -c'est la vie politique-, certains orateurs de l'opposition ont pris prétexte de ce débat pour développer leur point de vue sur la politique économique et sociale du Gouvernement. La confiance, enfin. Vous confondez la permanence d'une politique et la stabilité de dispositions législatives. Ce gouvernement et cette majorité sont conscients de la nécessité d'assurer une certaine sécurité aux citoyens en leur donnant une vision à long terme des réformes que nous souhaitons mener, mais ces réformes de justice sociale supposent de laisser au législateur toute liberté de transformer la loi, conformément à l'article 3 de la Constitution.

Vous prétendez combattre la rétroactivité en matière fiscale, mais votre proposition n'ouvrait en rien cet effet. Cette rétroactivité consiste en effet en l'application de la loi à un fait générateur antérieur à l'entrée en vigueur de la dite loi. Ainsi, pour les droits de mutation à titre gratuit sur les sommes versées au titre de l'assurance vie, elle aurait conduit à imposer des versements effectués avant le 1er janvier prochain, date d'entrée en vigueur de la loi.

Supprimer un régime fiscal favorable, que la durée de validité de celui-ci ait été ou non fixée par avance, ne constitue donc pas une mesure rétroactive dès lors que la modification s'applique à des faits générateurs qui ne sont pas encore intervenus.

M. Nicolas Sarkozy - Expliquez cela aux contribuables !

M. le Secrétaire d'Etat - C'est le droit et le Conseil constitutionnel a d'ailleurs explicitement reconnu la constitutionnalité de cette rétroactivité fiscale dans sa décision du 29 décembre 1984,.... citée par M. Warsmann dans son rapport !

Mais votre proposition n'a pas pour objet de revenir sur cette jurisprudence : elle ne vise qu'à fixer les règles régissant les lois fiscales pluriannuelles. Mais alors, qu'apporte-t-elle ? Comme l'a souligné M. Plagnol, les dispositions fiscales ne sont pas limitées par l'annualité budgétaire, les lois fiscales ont toujours valeur permanente et votre texte ne fait que rappeler cette évidence ! Elle n'a donc pas la portée que vous voulez lui donner : elle n'aurait pas préservé les avantages liés à l'assurance vie, par exemple, ni empêché de remettre en cause l'exonération de taxe foncière sur les immeubles de moins de vingt-cinq ans, ni fait obstacle à l'abandon de la réforme Juppé. En revanche, elle aurait encouragé à l'adoption de ces lois temporaires que M. Rossi critique et, comme l'a relevé M. Strauss-Kahn, elle est à ce titre un facteur d'instabilité juridique et fiscale.

Cette proposition se heurte, d'autre part, à des obstacles juridiques considérables. Elle va tout d'abord contre l'article 3 de la Constitution car, en interdisant au législateur de modifier ou de supprimer des dispositions antérieures, elle limite l'exercice de la souveraineté nationale par les représentants du peuple. Elle limite les pouvoirs du Parlement et du Gouvernement tels que le garantissent les articles 34, 39 et 44 de cette même Constitution. Elle va enfin contre l'article 14 de la déclaration des droits de l'homme, qui reconnaît aux représentants des citoyens le droit de déterminer la durée d'une contribution.

M. le Rapporteur - Mais la proposition vise précisément à garantir ce droit !

M. le Secrétaire d'Etat - Jusqu'ici le Conseil constitutionnel a toujours tenu à faire prévaloir cette liberté du législateur, considérant par exemple dans sa décision du 27 juillet 1982 que ce législateur "ne peut lui-même se lier" et qu'une loi peut "toujours et sans condition" abroger ou modifier une loi antérieure.

Toutes ces objections de fond militent suffisamment, il me semble, pour le rejet de cette proposition.

Monsieur Plagnol, il apparaît inconcevable, pour ne prendre que cet exemple, de figer la fiscalité sur les carburants : la notion de "carburants propres" évolue très rapidement, sous l'effet des progrès scientifiques et techniques et, rien que sur ce point, des avantages fiscaux peuvent perdre leur légitimité avant le terme de cinq ans suggéré par la proposition.

A M. Rossi qui a critiqué notre politique fiscale, je rappellerai que les prélèvements obligatoires ont diminué de 0,4 % depuis juin 1997 alors qu'ils avaient crû de 2 % entre 1993 et 1997, et que la réduction d'impôt liée à l'assurance vie remonte à la loi de finances pour 1996 ! Par ailleurs, qu'adviendrait-il, si nous adoptions cette disposition, dans l'hypothèse où un avantage fiscal se révélerait contraire au droit communautaire ? Enfin, on ne peut nous reprocher le foisonnement des règles fiscales : le dernier projet de loi de finances a supprimé 58 articles du code général des impôts, huit impôts et 15 millions de formulaires ! Notre volonté de tenir nos engagements est incontestable ! (Exclamations sur les bancs du groupe du RPR) Comptables de la réforme que nous avons annoncée, nous n'entendons pas nous lier les mains et nous interdire de respecter la Constitution, le droit et les engagements internationaux de la France. Tout en saluant la qualité de ce débat, je suis donc contraint de demander le rejet de cette proposition de loi ! (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et du groupe communiste)

M. le Rapporteur - De quelle rétroactivité est-il question dans cette proposition ? Nous ne remettons pas en cause celle qui peut s'attacher à la fixation du barème de l'impôt sur le revenu, nous ne voulons pas poser un principe général de non-rétroactivité : notre seul souci est de garantir un avantage fiscal pour une durée déterminée -étant entendu qu'il ne s'agit pas des avantages liés au barème ou au taux de l'impôt.

La liberté du législateur restera entière. Tout d'bord, ne sont en cause que des dépenses de quelques milliards au plus sur un budget de 1 600 milliards...

M. Augustin Bonrepaux - Ce n'est pas rien !

M. le Rapporteur - Nous ne figeons rien, nous accroissons même l'efficacité de la politique fiscale puisque ces avantages sont consentis pour inciter les Français à accomplir un acte économique -acheter un logement, placer de l'argent...-, ce qui suppose une disposition relativement durable.

Si la majorité ne s'était pas contentée d'assurer un service minimum, nous aurions peut-être pu avoir un véritable débat et discuter, par exemple, de la durée que nous avons proposée. Si nous l'avons fixée à cinq ans, c'est que telle est la durée des lois de programme et le délai habituellement fixé pour le dépôt des rapports d'évaluation. C'est une période à la fois suffisamment longue pour qu'une mesure soit efficace et suffisamment courte pour ne pas porter atteinte à la liberté du législateur.

En fait, les opposants à ce texte étaient placés devant un cruel dilemme : est-il inutile ou dangereux ? Selon le rapporteur général, il menacerait les institutions de la Vème République ! Sachons garder la mesure. Le but de cette proposition n'est que de garantir aux contribuables que la parole de l'Etat sera respectée.

Et puisqu'on a beaucoup parlé de cohérence, je finirai par cette citation : "Le législateur ne peut disposer que pour l'avenir, faute de quoi non seulement serait rompue l'égalité des citoyens devant les charges publiques mais encore serait anéantie aussi toute garantie des droits". Cette phrase est signée Lionel Jospin ! Je regrette que la gauche et sa majorité ne le suivent pas (Applaudissements sur les bancs du groupe du RPR, du groupe UDF et du groupe DL).

M. le Président - Selon l'article 95, alinéa 9, du Règlement, le vote sur l'article unique d'un texte équivaut, en l'absence d'article additionnel, à un vote sur l'ensemble.

La Conférence des présidents ayant décidé, en application de l'article 65-1 du Règlement, de fixer au mercredi 25 novembre, après-midi, après les questions au Gouvernement, le vote, par scrutin public, sur l'ensemble de cette proposition de loi, les explications de vote et le vote sur l'article unique sont reportés à cette date.

Prochaine séance, mardi 24 novembre 1998, à 10 heures 30.

La séance est levée à 11 heures 50.

          Le Directeur du service
          des comptes rendus analytiques,

          Jacques BOUFFIER


© Assemblée nationale


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