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Assemblée nationale

COMPTE RENDU

ANALYTIQUE OFFICIEL

Session ordinaire de 1998-1999 - 79ème jour de séance, 203ème séance

SÉANCE DU VENDREDI 26 MARS 1999

PRÉSIDENCE DE M. Laurent FABIUS

          SOMMAIRE :

DÉCLARATION DU GOUVERNEMENT SUR LA SITUATION AU KOSOVO 1

La séance est ouverte à onze heures.


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DÉCLARATION DU GOUVERNEMENT SUR LA SITUATION AU KOSOVO

L'ordre du jour appelle une déclaration du Gouvernement sur la situation au Kosovo et le débat sur cette déclaration.

M. Lionel Jospin, Premier ministre - Mercredi 24 mars, à 18 h 50, l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord a engagé des opérations militaires en République fédérale de Yougoslavie. Sur décision du Président de la République et en accord avec le Gouvernement, la France y participe aux côtés de ses alliés.

Notre pays, vous le savez, a tout fait pour qu'une issue politique soit trouvée à la crise au Kosovo. En vain. Sauf à abdiquer nos responsabilités et à nous résigner à l'impuissance, l'emploi de la force était devenu inéluctable.

Au moment où nos forces allaient être engagées, le Président de la République s'est adressé au pays. Vous avez vous-même souhaité, légitimement, qu'un débat puisse se dérouler au Parlement sur la situation au Kosovo. Je me serais volontiers exprimé immédiatement devant vous. Mais ma présence indispensable aux côtés du Président de la République et de mes collègues Premiers ministres dans le très important Conseil européen de Berlin -qui s'est conclu tôt ce matin par un accord- nous a conduit à organiser ce débat aujourd'hui.

Le Gouvernement a, de façon générale, le souci de renforcer l'information du Parlement sur la politique de défense de notre pays, dans le respect des règles constitutionnelles et des prérogatives respectives des pouvoirs exécutif et législatif. Dans la situation actuelle, cette volonté de transparence à l'égard de la représentation nationale est, à mes yeux, particulièrement essentielle. Mardi dernier, je vous avais indiqué que "le Gouvernement prendrait toutes les initiatives utiles pour assurer l'information rapide et complète du Parlement tout entier sur l'évolution de la situation au Kosovo". Conformément à cet engagement, et au-delà du rappel des faits et de la description de notre dispositif militaire, je veux souligner devant vous le sens et la portée que le Gouvernement donne à la participation de la France aux opérations en cours.

Depuis dix ans déjà, les autorités de Belgrade refusent aux Albanais du Kosovo -qui forment pourtant 90 % de la population de cette province- l'exercice de leurs droits légitimes. En 1989, la suppression du statut d'autonomie de ce territoire a conduit à une radicalisation croissante des deux côtés. Ainsi, le développement, depuis 1996, d'actions violentes de la part de mouvements extrémistes est la conséquence directe de la répression politique et militaire conduite par le gouvernement serbe au Kosovo. Le cercle vicieux de la violence s'est enclenché : répression, provocations, représailles, développement de la guérilla et du terrorisme urbain, accentuation en retour de la répression.

En février 1998, les forces serbes intervenaient militairement dans la Drenica. En avril de la même année, le pouvoir serbe refusait toute médiation étrangère. A l'été 1998, une offensive particulièrement meurtrière, suscitant l'indignation de la communauté internationale, était lancée. En dépit d'un accord intérimaire laissant espérer au Kosovo un certain degré d'autonomie, une nouvelle offensive serbe était menée en septembre.

Sous la menace militaire alliée, le président Milosevic acceptait, en octobre dernier, de retirer les forces spéciales serbes, de cesser les actions contre la population kosovare et de voir déployer les 2 000 vérificateurs de l'Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe. Mais, après une période de relative accalmie, les affrontements ont repris.

Ce conflit a déjà fait près de 2 000 morts -dont de très nombreux civils- et provoqué l'exode de centaines de milliers de personnes.

Face à une situation d'une telle gravité, le groupe de contact sur l'ex-Yougoslavie -comprenant la France, la Grande-Bretagne, les Etats-Unis, la Russie, l'Allemagne et l'Italie- décida, en mars 1998, de se saisir de la crise kosovare. Toutes les voies ont été, dès lors, empruntées : avertissements, menaces, sanctions, embargo sur les armes, actions diplomatiques.

En vain.

En mai 1998, la communauté internationale facilita l'ouverture de pourparlers directs entre M. Milosevic et M. Rugova.

En vain.

Ces pourparlers ont en effet été suivis d'une violente offensive serbe qui a déclenché une escalade d'affrontements et a fait avorter cette tentative de dialogue.

Avec Christophe Hill, l'émissaire américain ; Wolfgang Petritsch, l'émissaire européen ; Boris Maïorski, l'émissaire russe ; Jacques Huntzinger, l'envoyé français, les navettes diplomatiques n'ont pas cessé à la fin de l'année dernière et au début de cette année.

En vain.

Le 15 janvier dernier, à Racak, avec le massacre de 45 Albanais, un nouveau degré était atteint dans l'horreur.

La France et le Royaume-Uni ont alors, avec leurs partenaires du groupe de contact, co-présidé et organisé la relance diplomatique au début de l'année 1999 -ce que l'on a appelé le "processus de Rambouillet". Notre pays n'a pas ménagé ses efforts et je voudrais ici rendre hommage au travail inlassable du ministre des affaires étrangères, M. Hubert Védrine. La France a joué un rôle moteur au sein du groupe de contact pour définir les termes de référence d'une solution politique équilibrée et respectueuse des grands principes du droit international.

En vain.

En effet, alors que, finalement la délégation kosovare signait le 18 mars dans leur intégralité les accords de Rambouillet, le président Milosevic, obstinément, a refusé de faire de même, y compris lors de la dernière tentative faite auprès de lui par M. Richard Holbrooke, au nom du groupe de contact.

Ce fut là le tournant de la crise.

D'ailleurs, le président Milosevic s'était déjà engagé dans une remilitarisation intensive du Kosovo, signifiant clairement par là son choix de la violence. Des forces serbes sont arrivées en masse : 50 000 hommes avec du matériel lourd, de l'artillerie, des chars. Les axes de communication ont été minés pour isoler la province ; des actions d'ampleur ont été menées pour réduire les zones contrôlées par l'UCK ; un pilonnage systématique des villages a été entrepris, faisant fuir les populations.

Le président yougoslave a ainsi choisi de porter l'entière responsabilité de l'impasse politique actuelle.

Entre la lettre commune signée par Hubert Védrine et Klaus Kinkel, le 19 novembre 1997, appelant le président Milosevic à la retenue et à l'engagement d'un dialogue avec les Albanais du Kosovo, et la lettre conjointe Védrine-Cook du 23 février 1999, demandant au même Milosevic de signer le projet d'accord de Rambouillet, quinze mois se sont écoulés.

Quinze mois de dégradation constante de la situation au Kosovo même, d'extension et d'aggravation de la crise. Quinze mois d'exil forcé pour des populations terrorisées et de destructions de villages entiers par les milices serbes au Kosovo. Quinze mois de guerre et de risques croissants pour la stabilité de l'ensemble des Balkans.

Après les dramatiques événements de Bosnie, les mêmes contradictions, les mêmes aveuglements, le même fanatisme, les mêmes haines se déchaînent. Depuis des décennies, l'Europe, en tout cas notre Europe, s'est refondée sur la paix et le respect des droits de la personne humaine. Accepter que ces valeurs soient bafouées aux portes de l'Union européenne, c'eût été nous trahir. Ce qui est en cause dans le conflit d'aujourd'hui, c'est une certaine conception de l'Europe. Est-ce que nous acceptons sur notre continent le retour de la barbarie ou est-ce que nous nous dressons contre elle ? Pour nous, le choix est clair.

Au service du droit, le recours à la force était devenu inévitable.

Pour répondre à la violation persistante, par Belgrade, des engagements et obligations établis par le Conseil de sécurité, pour s'opposer à des violations graves et répétées des droits les plus fondamentaux de la personne humaine, il nous fallait agir. Agir avant qu'il ne soit trop tard. L'intervention militaire s'imposait. Parce que l'irrationalité du régime yougoslave ne laissait pas d'autre choix ; parce que nous ne pouvions pas nous résoudre à l'impuissance.

Nous ne pouvions accepter de regarder, résignés, ces images terribles -la violence contre les civils, les villages rayés de la carte, les flots de réfugiés. Nous ne pouvions accepter d'assister, interdits, à la préparation de nouveaux massacres.

Vukovar, Srebrenica, Sarajevo : à cette liste de villes martyres, nous ne pouvions accepter de laisser ajouter, sans réagir, Pristina, Klina, Srbica.

C'est au nom de la liberté et de la justice que nous intervenons militairement. Si la force sans le droit c'est toujours la tyrannie, le droit sans la force c'est parfois l'impuissance. Comme l'a d'ailleurs rappelé, mercredi, le secrétaire général de l'ONU, "le recours à la force peut être légitime".

Le Conseil de sécurité est responsable au premier chef du maintien de la paix et de la sécurité internationale. A cette responsabilité primordiale, vous le savez, je suis très attaché. Mais, dès lors que le Conseil n'était pas en mesure d'agir pour en imposer l'application, dès lors qu'il y avait urgence, alors, il nous appartenait de prendre toutes nos responsabilités, notamment au sein de l'Alliance atlantique.

D'autant qu'en adoptant, au titre du chapitre VII de la Charte des Nations unies, qui concerne le recours à la force, les résolutions 1160 du 31 mars 1998, 1199 du 23 septembre 1998 et 1203 du 24 octobre 1998, le Conseil de sécurité a établi clairement que la détérioration de la situation au Kosovo représentait une menace pour la paix et la sécurité internationale.

Par la résolution 1199, en particulier, le Conseil de sécurité a exigé des autorités de Belgrade qu'elles mettent fin aux hostilités et qu'elles maintiennent un cessez-le-feu au Kosovo, que cessent les actions des forces de sécurité touchant la population civile, et que s'engage rapidement le dialogue avec la communauté albanaise.

Belgrade n'a respecté aucune de ces résolutions, n'a rempli aucune de ses obligations, n'a assumé aucune de ses responsabilités. A plusieurs reprises, au contraire, de façon délibérée, la République fédérale de Yougoslavie a bafoué les règles du droit international.

Notre réaction a donc été mûrement pesée, par le Président de la République et moi-même. L'opération militaire en cours, longuement discutée avec nos partenaires européens et nos alliés, a été plusieurs fois repoussée pour laisser toutes ses chances à la négociation, et aussi à la Serbie.

Nous ne faisons pas la guerre au peuple serbe. Nous gardons en mémoire son passé héroïque dans la lutte contre l'oppression nazie. Nous ne sommes pas les ennemis de la nation serbe, qui a le droit légitime de se voir offrir un avenir dans une Europe démocratique. Mais nous devons constater qu'aujourd'hui, ce sont les autorités de Belgrade qui portent seules la lourde responsabilité de la crise actuelle. Ce n'est pas un peuple qui est visé, mais un appareil militaire et répressif. Ce n'est pas une nation qui est mise au ban, mais un régime récusant avec obstination les règles de la communauté internationale.

Ainsi, la France a décidé de participer au dispositif militaire allié mis en oeuvre par l'OTAN. Que recouvre cet engagement ?

Un dispositif de frappe aérienne, tout d'abord, destiné à exercer à l'encontre de la Serbie une action coercitive sur des objectifs militaires et à réduire sa capacité de nuire. Cette action a aussi pour but de prévenir le risque d'une extension et d'une exaspération des combats et des troubles qu'ils suscitent. Elle vise enfin à ramener au plus vite le président Milosevic à la raison, c'est-à-dire au dialogue et à la paix.

Une force terrestre en Macédoine, ensuite, initialement déployée pour protéger les vérificateurs de l'OSCE et dont la présence est aujourd'hui un élément de la stabilisation régionale.

Des détachements de nos trois armées sont engagés.

Les moyens aériens français dans la zone adriatique se composent d'une quarantaine d'appareils de l'armée de l'air et de l'aéronautique navale. Ces aéronefs sont en mesure d'exécuter des missions diversifiées, telles que l'attaque au sol -Mirage 2000C, Super Etendard embarqués-, la défense aérienne -Mirage 2000C, la reconnaissance aérienne -Jaguar, Mirage IV et Etendard embarqués-, la recherche de renseignement électromagnétique, le contrôle des opérations et le sauvetage de combat.

Les moyens de l'armée de l'air, essentiellement basés en Italie, comprennent 8 Mirage 2000 C, 4 Mirage 2000 D, 2 Jaguar, 1 Mirage IV P, 2 avions ravitailleurs C 135 FR, 1 avion de guet aérien E3F Awacs, 1 C 160 "Gabriel" et 2 hélicoptères Puma de recherche et de sauvetage de combat.

La marine, quant à elle, met en oeuvre 14 Super Etendard d'attaque au sol et 4 Etendard de reconnaissance à partir du porte-avions Foch. Celui-ci est accompagné par le groupe aéronaval comprenant la frégate Cassard, la frégate britannique Somerset intégrée au groupe français, le pétrolier ravitailleur Meuse et le sous-marin nucléaire d'attaque Améthyste.

S'agissant du volet terrestre, des forces composées d'éléments essentiellement européens ont été déployées en Macédoine. Initialement constituées de la force d'extraction des vérificateurs de l'OSCE, elles sont maintenant complétées par les premiers échelons d'une force de maintien de la paix qui avait été conçue pour assurer le respect des accords éventuellement conclus entre les parties. Sur les 10 000 hommes que comporte actuellement la force de l'OTAN en Macédoine, la présence française s'élève à 2 400 hommes.

J'en viens maintenant au déroulement des opérations militaires.

Au cours de la première nuit, quatre actions se sont succédé : tout d'abord des tirs de missiles de croisière puis trois vagues de bombardement. Quatre Mirage 2000 D français ont participé au premier de ces raids. L'objectif recherché consistait essentiellement à neutraliser le système de défense antiaérienne. Dans la journée du 25 mars, les alliés ont maintenu en vol un important dispositif de protection ainsi qu'une forte couverture aérienne sur l'ensemble de la zone. Des Mirage et des Super Etendard du porte-avions Foch ont été concernés par cette mission. Cette nuit, les frappes ont repris selon un schéma identique. A nouveau, quatre de nos Mirage 2000 D ont participé aux bombardements d'un site militaire. En ce moment même, nos avions surveillent l'espace aérien régional.

L'engagement de la France est conforme à nos valeurs. Il s'inspire de ce qui fait l'esprit même de l'Europe que nous construisons : mettre au coeur de l'action des Etats le respect de la personne, en finir avec le règlement des différends par la violence et par la haine. Solennellement devant vous, je rends hommage aux forces françaises, aux militaires et aux civils, aux volontaires de l'OSCE, qui sont tous engagés au nom de la France et au service de la paix. Je sais avec quel professionnalisme ils assument leur mission, je sais aussi les risques encourus par nos soldats, marins et aviateurs.

Par son attitude intransigeante, le président Milosevic porte la responsabilité de l'échec du processus de Rambouillet. Au-delà, de toutes les occasions, hélas, manquées, qui auraient pu permettre de trouver une issue politique et pacifique à cette crise, il est comptable, devant son propre peuple, comme devant l'Histoire.

Nous ne défendons pas le terrorisme, ni ne soutenons les partisans d'une "grande Albanie", mais moins encore les milices qui massacrent les populations civiles. Notre objectif politique, défini depuis un an par le groupe de contact, n'a pas varié : la mise en place d'un statut intérimaire d'autonomie substantielle au Kosovo, dans le cadre des frontières existantes de la Yougoslavie, garanti par une présence internationale civile et militaire. Les frappes peuvent s'interrompre à tout moment si le président Milosevic accepte de revenir à la table des négociations afin de conclure dans le cadre des accords de Rambouillet.

L'action militaire n'est pas une fin en soi. Si nous nous y sommes résolus, je le répète, c'est parce qu'il n'y avait plus moyen de faire autrement. Mais nous ne renonçons pas à notre objectif politique. Nous voulons un Kosovo pacifié, des Kosovars et des Serbes qui puissent coexister, des Balkans qui se développent et où la démocratie se renforce, des Balkans qui deviennent pleinement une partie de l'Europe moderne. Nous sommes disponibles. Notre travail se poursuivra avec nos alliés européens et américains et avec les Russes, en qui nous voyons, malgré les différends actuels, des partenaires indispensables en Europe.

C'est avec la détermination de faire respecter le droit, la volonté de rétablir la paix, l'objectif de revenir à une solution politique négociée, que nous avons engagé les forces armées françaises aux côtés de nos alliés.

Le Gouvernement compte sur le soutien de la nation tout entière dont vous êtes les représentants (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, sur plusieurs bancs du groupe UDF et sur quelques bancs du groupe RCV, du groupe du RPR et du groupe DL).

M. Claude Goasguen - Nous avons écouté dans un silence attentif, Monsieur le Premier ministre, les informations que vous nous avez apportées.

Certes, nous savions que vous étiez à Berlin, mais il nous semblait aussi que notre société s'était dotée de moyens nouveaux, rapides et précis de communication, et nous ne sachions pas par ailleurs, que le Gouvernement se réduisît à un ou deux ministres. Avant même de débattre, nous aurions aimé être informés.

Cela présentait-il tant de difficultés ? Est-il normal que les députés, y compris ceux qui siègent à la commission des affaires étrangères, apprennent par les médias les événements ou les déclarations du Gouvernement, qui se contentait d'ailleurs, mardi dernier devant la commission, de parler de "consultations susceptibles de conduire à des mesures coercitives" ?

La force et la grandeur des démocraties résident dans l'information et dans le débat, surtout dans les circonstances les plus difficiles. Nous vous demandons d'apporter dans ce domaine tous les aménagements souhaitables pour que la situation choquante que nous connaissons ne se renouvelle pas.

Nous sommes amenés aujourd'hui à débattre d'une opération militaire déjà engagée, sans consultation ni vote de l'Assemblée. Le refus du Gouvernement, ne serait-ce que d'informer la représentation nationale, constitue un recul par rapport à 1991. Le 16 janvier 1991, le Gouvernement d'alors avait fait une déclaration sur sa politique au Moyen-Orient, en application de l'article 49-1 de la Constitution. A l'issue de cette déclaration, un débat s'était engagé...

M. François Loncle - C'était sous un autre président de la République !

M. Claude Goasguen - ...il s'était conclu par un vote des députés sur l'envoi de forces. Dans la nuit du 16 au 17 janvier, les alliés commençaient les bombardements sur l'Irak.

La convocation de ce débat aujourd'hui, 48 heures après le début des opérations, nous met également en retrait de nos partenaires. Nos homologues allemands ont voté, le 16 octobre dernier, à une écrasante majorité, pour la participation des troupes allemandes à une intervention au Kosovo. Quant aux représentants américains, ils ont au moins été informé de l'action qui allait être menée. (Interruptions sur les bancs du groupe socialiste)

Pourtant, notre Constitution prévoit, en son article 35, que "la déclaration de guerre est autorisée par le Parlement".

M. François Loncle - Qui est chef des armées ?

M. Claude Goasguen - Vous parlez "d'engagement extérieur" et, effectivement, il n'y a pas eu de déclaration officielle de guerre, mais, cela y ressemble fort. Slobodan Milosevic a décrété, mercredi soir, l'état de guerre. Nous n'agissons pas, comme nous l'avons fait en Bosnie, dans le cadre des Nations unies. Des militaires français sont actuellement engagés auprès de militaires alliés dans une opération de guerre, mais d'une guerre qui ne dit pas son nom. Personne ne fera croire que se livrer à des bombardements massifs ne constitue pas un acte de guerre.

Nous souhaitions donc que l'Assemblée nationale soit saisie avant mercredi pour pouvoir se prononcer par un vote avant notre intervention militaire. Cela eût été conforme à notre droit et à nos traditions démocratiques. Nous ne souhaitons pas que votre thèse de l'engagement extérieur fasse jurisprudence.

M. Laurent Dominati - Très bien !

M. Claude Goasguen - Dans ce moment angoissant, nous aurions aimé aussi que le Gouvernement nous rassure par une attitude solide et unitaire. Mais votre majorité est divisée sur l'attitude à adopter, et elle est même prête à se dissocier.

Vos alliés du parti communiste, qui participent à votre gouvernement, ont condamné sans ambiguïté l'intervention (Protestations sur les bancs du groupe socialiste).

M. Christian Bataille - C'est de bas étage !

Mme Nicole Bricq - Ce n'est pas à la hauteur du sujet.

M. Claude Goasguen - Je ne fais que citer les dirigeants et les militants du parti communiste.

Je regrette cette attitude de formations de la majorité qui vous empêcheront sans doute de vous expliquer devant les Français et de lever les doutes de beaucoup de nos compatriotes.

Cette intervention, sans précédent juridique, est en effet difficile à expliquer. Marque-t-elle le début d'une politique nouvelle d'où sortira un nouvel ordre international ?

De génération en génération, les guerres balkaniques sont le fil directeur de notre histoire européenne. Cette partie sensible de notre continent est aux confluents de toutes les influences, historiques, religieuses, culturelles et politiques, qui font de l'Europe un continent tragique mais à nul autre pareil par sa richesse et sa diversité.

Eternel recommencement de l'histoire, le XXème siècle risque de se terminer à l'endroit même où le XIXème s'était achevé, (Murmures sur les bancs du groupe socialiste), dans les Balkans, terre de disputes, sur laquelle ont vécu ensemble des peuples différents, des communautés religieuses antagonistes, mais si semblables à nous par la culture, par la proximité des Serbes, nombreux aujourd'hui sur notre sol et présents dans notre coeur. Car les Français ont toujours aimé les Serbes asservis par les Ottomans puis par les communistes.

M. François Asensi - N'oubliez-vous pas les Nazis ?

M. Claude Goasguen - Les Serbes se sont souvent réfugiés dans un nationaliste identitaire renforcé par les agressions extérieures. Hier comme aujourd'hui, l'histoire serbe plaide pour la résistance aveugle de son identité.

L'avenir est sombre de nouveau, et l'espoir du grand écrivain Ivo Andritch, prix Nobel de littérature en 1961, reste un rêve : "Ces peuples qui portent des noms différents sous la domination turque et qui appartiennent à des confessions différentes seront, forcés, lorsque l'empire ottoman s'écroulera et évacuera ces régions, de trouver à leur existence une base commune, une formule plus large, meilleure, plus raisonnable et plus humaine." On en est loin...

Les Serbes, asservis par les oppressions du totalitarisme ottoman et communiste, n'ont pas suffisamment connu les progrès de la démocratie et le libéralisme. Cette histoire se reflète dans leur comportement actuel et nous font craindre pour l'avenir. Confronté à la chute du communisme, le nationalisme extrémiste serbe s'est exprimé dans l'attitude de Milosevic, les démocraties occidentales n'ayant pas su aider suffisamment l'opposition démocrate de Belgrade.

Vous avez dû intervenir contre un dictateur serbe et nous trouvons votre intervention légitime. Mais le décalage est aujourd'hui de plus en plus grand entre les institutions internationales créées après 1945 et le monde de l'après Mur de Berlin. La crise du Kosovo le montre, notre monde a besoin d'institutions internationales adaptées, pour que l'ONU ne devienne pas une nouvelle SDN.

L'ONU, créée en 1945 sur les décombres de la seconde guerre mondiale, paralysée pendant plus de 40 ans par la guerre froide, n'a pas réussi à s'adapter à la nouvelle donne internationale, malgré les tentatives de ses secrétaires généraux successifs. Pas plus qu'hier en Afrique ou en Irak, elle ne s'impose aujourd'hui au Kosovo comme le juge de paix qu'elle devait être. Incapable d'enrayer la montée des nationalismes et de juguler, avant qu'elles ne deviennent irréversibles, les crises qui se multiplient, elle montre de jour en jour ses limites.

De même, l'OTAN, créée en 1949 avec l'objectif clair de faire face à la menace soviétique, n'apparaît plus totalement adaptée au nouveau contexte géostratégique. Dix après la chute du Mur de Berlin, elle cherche toujours ses nouvelles marques. Les négociations pour définir un nouveau concept stratégique à l'occasion de la commémoration des 50 ans de l'Alliance, le mois prochain à Washington, devront déboucher sur les révisions nécessaires. Nous venons de mettre à rude épreuve les trois nouveaux membres issus du Pacte de Varsovie. Notre opinion publique n'a pas eu le sentiment que l'intervention de l'OTAN était une véritable affaire européenne. Sans tomber dans l'antiaméricanisme facile et démagogique, n'est-il pas temps d'aller vers l'Europe de la défense, vers une vraie politique extérieure et de sécurité commune ?

Monsieur le Premier ministre, nous souhaiterions connaître votre vision du rôle de l'ONU et de l'OTAN dans le futur.

Nous souhaitons l'instauration d'un véritable ordre démocratique européen fondé sur un traité de sécurité qui ne laisse pas de côté la jeune et bien fragile démocratie russe. (Rires sur les bancs du groupe communiste)

Car un nouveau droit international apparaît, celui de l'homme et des droits de l'homme. C'est ce droit qui a permis la création du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie en 1993, qui a permis de mettre en place le Tribunal pénal international pour le Rwanda en 1994. Et le 6 avril prochain, notre Assemblée sera amenée à réviser la Constitution pour permettre la ratification du statut de la Cour pénale internationale permanente. Nous avions déposé dès le mois de décembre 1998, une proposition de loi pour que la France soit parmi les premiers Etats à ratifier les statuts de cette Cour.

Nous voici parvenus à ce moment de notre histoire où les crimes de Pinochet ne resteront pas impunis, (Murmures sur les bancs du groupe socialiste), où le droit international devient universel pour construire un monde qui refuse les Pinochet comme les Milosevic. Dépassant les simples dénonciations formelles des atteintes aux droits de l'homme, le droit d'ingérence devient une attitude explicite et militaire d'aide aux victimes. Contre le dictateur Milosevic l'intervention de la France nous apparaît donc légitime et juste.

Il faudra du temps pour mettre en place le droit universel que les libéraux appellent de leurs voeux, celui de la déclaration de 1948, chère à René Cassin, pour imposer les droits universels de l'homme, fondement de notre Europe.

La communauté internationale se donne le droit et les moyens d'intervenir contre un Etat souverain au nom des droits de l'homme. Cela a pu choquer certains, mais comment rester passif lorsque des innocents, des enfants, des vieillards, sont assassinés systématiquement, uniquement parce qu'ils sont kosovars ? Comment rester passif lorsque les femmes et les enfants sont obligés de quitter leurs villages, brûlés ensuite par les forces de Milosevic ? Nous ne pouvons plus tolérer les massacres qui ont lieu depuis maintenant plus d'un an au Kosovo : 2 000 personnes tuées, plus de 200 000 personnes sur les routes l'exode. Ces femmes et ces enfants qui incarnent la détresse et la catastrophe de l'humanité ne peuvent laisser indifférents la France et les Français.

Une fois de plus, l'horreur est à nos portes, en Europe, aux frontières mêmes de l'Union européenne, à moins de deux heures de vol de Paris. Le Gouvernement de Milosevic renie les principes mêmes de cette culture européenne par les atteintes aux droits de l'homme dont il s'est rendu coupable, par sa politique de purification ethnique, par l'instauration d'un régime honni.

Certains vous reprochent aujourd'hui, Monsieur le Premier ministre, d'avoir violé la souveraineté d'un Etat indépendant. En septembre 1933, un certain Josef Goebbels interpellé devant la SDN par un représentant de la Haute-Silésie avait convaincu les diplomates d'alors par ces paroles : "Messieurs, charbonnier est maître chez soi. Nous sommes un Etat souverain. Nous n'avons à subir de contrôle ni de l'humanité, ni de la SDN". Aujourd'hui, l'action de l'Europe et de l'OTAN donne une signification militaire au devoir de mémoire.

Nous approuvons votre action pour une juste cause, mais notre intervention militaire ne peut être une fin en soi. Vous devez vous préoccuper de ce qui se passera après l'intervention et nous proposer d'urgence des solutions. Ni la France, ni l'Europe ne peuvent ignorer l'équilibre de cette région.

Sans doute avons-nous interrompu trop tôt les négociations de Rambouillet. En les organisant, la France avait montré qu'elle souhaitait ardemment la paix. Nous souhaiterions en savoir davantage sur les causes de la rupture de ces négociations.

Médiatrice, la France l'est entre l'Atlantique et l'Est, entre la Russie et l'ensemble de l'Europe, entre les Balkans et l'Europe. Elle doit retrouver son rôle spécifique. La Russie, à laquelle nous sommes traditionnellement liés, au-delà des péripéties idéologiques passées, ne doit pas être ignorée et nous ne devons pas rester sourds à ses appels. Ne frappons pas d'exclusive la jeune et fragile démocratie russe (Exclamations sur les bancs du groupe communiste). Rien ne serait plus destructeur que de construire un nouveau mur de Berlin : ce serait hypothéquer l'avenir. Si elle durait à l'excès, si elle ne s'accompagnait d'efforts incessants de notre diplomatie, l'intervention de l'OTAN pourrait avoir les pires effets sur la construction européenne.

Nous n'avons pas vocation à devenir les gendarmes du monde, mais à sauvegarder l'est de l'Europe de la dictature et de la terreur.

Nous voulons empêcher Milosevic de dépecer le Kosovo, mais que se passera-t-il en cas d'offensives contre les Kosovars ? Nous attendons de vous des réponses précises, car c'est au Gouvernement, responsable devant le Parlement, de nous informer, comme il nous appartient de vous sanctionner le cas échéant.

L'ONU n'a pas autorisé le recours à la force. La résolution 1199 de septembre 1998 menace d'un recours à la force, mais elle ne l'autorise pas. Sur le plan du droit classique, la formulation de cette résolution, sans équivoque, laisse clairement entendre qu'une seconde résolution serait nécessaire. Nous nous trouvons donc dans une situation inédite. Nous ne nous sentons pas, pourtant, dans l'illégalité : comme le Président de la République, nous trouvons légitimes les actes de la France au nom des droits de l'homme. Mais vous auriez tort de voir dans notre soutien sans ambiguïté à la politique nationale, à nos soldats, la marque d'une confiance aveugle.

Oui, nous soutenons sans ambiguïté l'intervention légitime de la France contre la dictature, mais nous exigeons que vous respectiez les principes de la démocratie -les actes de guerre relevant de la souveraineté nationale- et que vous vous efforciez de préparer les conditions d'un retour à la paix, en vue de garantir un nouvel ordre démocratique européen (Applaudissements sur les bancs du groupe DL ; exclamations sur les bancs du groupe socialiste).

M. Jean-Marc Ayrault - Depuis près de 48 heures, les frappes aériennes de l'OTAN ont débuté sur le territoire yougoslave. C'est un acte grave, qui justifie la réunion de la représentation nationale pour préciser les conditions de la participation de la France à ce qu'il faut bien appeler "une action de guerre".

Cette réunion est non seulement légitime, mais impérative. Des vies humaines sont en jeu, nos soldats sont engagés.

Comme vous le savez, M. le Premier ministre, des voix se sont élevées, à l'Assemblée nationale, sur les conditions dans lesquelles le Gouvernement et le Président de la République ont tenu informé le Parlement du passage de l'état de négociation à l'état de guerre.

Même si la Constitution a été respectée à la lettre, même si vous vous êtes exprimé vous-même devant nous, Monsieur le Premier ministre ainsi que les ministres des affaires étrangères et de la défense, reconnaissons que la consultation parlementaire n'a peut-être pas été suffisante (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et quelques bancs du groupe DLet du groupe communiste)

Il est clair que l'exécutif et le Parlement doivent rechercher ensemble les moyens d'aider la représentation nationale à mieux exercer sa mission. C'est à la fois une nécessité démocratique et une garantie de cohérence politique dans des affaires aussi graves.

En engageant nos forces, après avoir recherché un compromis pacifique en accord avec nos alliés, l'exécutif, Monsieur le Premier ministre a bien agi.

L'intervention de l'OTAN est-elle légitime ? L'OTAN avait-elle un mandat de l'ONU ? Est-ce qu'une alliance militaire, composée d'Etats démocratiques, détient, du fait même de son existence, un magistère moral qui l'autorise à intervenir sans que les institutions de la communauté internationale aient tranché ?

M. François Loncle - Très bien !

M. Jean-Marc Ayrault - Les résolutions 1199 et 1203 de l'ONU apportent une réponse à cette question, puisqu'elles ont "prévu les moyens d'obtenir l'arrêt immédiat de toute action de forces de sécurité affectant la population civile au Kosovo et le retrait des unités de sécurité utilisées pour la répression contre les populations". Ces deux résolutions, adoptées sans opposition par le Conseil de sécurité, constituent donc la base juridique de l'action militaire de l'OTAN.

Depuis plus d'un an, la communauté internationale a mis tout en oeuvre pour arrêter la main criminelle de Milosevic, qui a déjà provoqué des milliers de morts et l'exode de centaines de milliers de personnes. La légitimité juridique des frappes aériennes est claire, et leur légitimité humanitaire l'est tout autant (Applaudissements sur quelques bancs du groupe socialiste).

Peut-on parler d'ingérence ? Il ne s'agit pas d'un conflit international, mettant en présence des Etats qui s'affrontent. Juridiquement, le Kosovo est une province yougoslave. Les relations entre Belgrade et le Kosovo semblent relever des affaires intérieures.

Certains ont relevé le contraste entre l'action de l'OTAN dans cette région et l'inertie de la communauté internationale au sujet de la question kurde. On pourrait citer bien d'autres cas à travers le monde, comme l'intervention sanglante de l'armée russe en Tchétchénie. Ces questions sont fondées.

Il faut cependant se souvenir de la Bosnie, des massacres, de l'épuration ethnique. Nous ne voulons pas laisser se reproduire au Kosovo ce qui s'est passé en Bosnie.

Que l'Europe joue enfin son rôle de gardienne de la démocratie, c'est un signe encourageant pour l'avenir. Il serait indécent d'ouvrir maintenant un débat théorique sur la notion d'ingérence.

M. Pierre Lellouche - Pourquoi soulever de telles questions, si c'est pour refuser d'y répondre ?

M. Jean-Marc Ayrault - Depuis le XVIème siècle, les Balkans ont été coupés du reste de l'Europe par l'invasion turque.

C'est avec la dislocation de l'Empire ottoman, sous les effets conjugués du panslavisme, du pangermanisme et du réveil des nationalités, que les Balkans ont rejoint l'Europe.

A l'issue de la première guerre mondiale, on a procédé à des découpages artificiels et à des constructions diplomatiques déterminées par les arrière-pensées des vainqueurs.

L'entre-deux-guerres a été une sorte de parenthèse. La crise de 1929 a brisé les espoirs de rattrapage économique de cette région avant que les idéaux démocratiques aient pu réellement s'y enraciner.

La domination soviétique a fait tomber une chape de plomb sur l'ensemble de cette région, hormis la Grèce. La Yougoslavie de Tito et l'Albanie d'Enver Hodja ont vécu la même situation, restant à l'écart de la croissance européenne.

La chute du Mur de Berlin et l'éclatement de l'Union soviétique ont laissé cette partie de l'Europe en proie à des difficultés économiques et sociales énormes, tout en faisant resurgir des pulsions nationalistes qui avaient été artificiellement contenues sous la botte des régimes totalitaires. Une transition pacifique vers la démocratie aurait été possible si les grands pays de l'Union européenne avaient pu mener une politique commune.

Or, l'Europe démocratique s'est montrée singulièrement absente, tâtonnante, timide, voire incohérente. Les divergences de vues entre l'Allemagne, la France et l'Italie, ajoutées au poids des influences religieuses ont favorisé le drame yougoslave.

Dès 1991, la reconnaissance de la Croatie par certains Etats a marqué le début d'un terrible enchaînement de guerres, de violences, de crimes et de purifications ethniques (Murmures d'approbation sur les bancs du groupe socialiste). Les massacres en Bosnie ont fini par provoquer un sursaut dans les consciences. Peu à peu, l'Union européenne a recherché une action diplomatique commune et un rapprochement avec les Etats-Unis. Chacun a vu qu'il était nécessaire de parler d'une seule voix.

Cette attitude s'est heurtée au régime dictatorial de M. Milosevic, qui utilise le sentiment patriotique du peuple serbe au service de ses visées hégémoniques et pour masquer le désastre de sa politique intérieure. Quant aux revendications de l'immense majorité des Kosovars, elles ont rencontré une volonté de domination qui s'est traduite par des opérations de police sanglantes.

Il faut donc faire face aujourd'hui en se réjouissant que l'Union européenne enfin unanime adresse à ce régime dictatorial un message clair : il n'est pas normal, à l'aube du XXIème siècle, de vouloir régler par la violence et l'oppression une revendication identitaire et le désir d'un peuple de voir garanti son avenir. C'était l'objectif des pourparlers de Rambouillet, c'est ce que les Européens et les Etats-Unis ont essayé jusqu'au bout de faire comprendre au régime de Belgrade.

Face à la volonté de Milosevic de maintenir sous le joug les populations du Kosovo, y compris par les massacres, l'Europe devait-elle se borner à des protestations verbales ? Fallait-il attendre que la répression écrase le Kosovo pour dire ensuite que "le calme règne à Pristina" ?

Ce serait le calme des cimetières (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe socialiste).

L'intervention de l'OTAN, rendue inéluctable du fait d'une conception archaïque des rapports entre les peuples, représente une grave responsabilité mais nous avons le devoir de l'assumer. Des opérations de guerre mettent sans doute en jeu des vies humaines, mais il faut savoir prendre ses responsabilités face à l'histoire. Je préfère que l'Assemblée nationale soit amenée à discuter du bien-fondé de ces frappes aériennes plutôt que d'avoir, dans quelques décennies, à reconnaître l'existence d'un génocide comme elle a été amenée, il y a quelques mois, à reconnaître dans les conditions que l'on sait, le génocide arménien (Applaudissements sur de nombreux bancs du groupe socialiste, du groupe RCV et sur quelques bancs du groupe UDF).

Beaucoup ont fustigé l'incapacité de l'Europe à intervenir en Bosnie. Ceux-là devraient aujourd'hui saluer l'action d'une Europe unie. Souvenons-nous de Srebrenica, n'oublions pas les criminels de guerre et ceux qui les ont soutenus.

Aujourd'hui, l'Europe a les moyens d'agir. Elle le veut. Elle le doit.

Naturellement, on peut se demander si l'option militaire sera suffisante pour ramener le gouvernement de Belgrade à la table des négociations. Les jours qui viennent nous fourniront une réponse et l'Assemblée aura sans doute à examiner l'évolution de cette crise majeure. Je voudrais à ce propos saluer le travail accompli par les présidents et les membres des commissions des affaires étrangères et de la défense nationale.

L'Union européenne doit rassembler les peuples et les Nations qui la composent autour d'un projet démocratique et social, un véritable projet de civilisation.

Les Etats doivent garantir les droits des minorités sans se résigner à une multiplication de micro-Etats. Il faut triompher des repliements nationalistes, car pour reprendre les termes de Jean Jaurès, le nationalisme "porte en lui la guerre, comme la nuée porte l'orage".

MM. Georges Hage et Georges Sarre - Il parlait du capitalisme !

M. Pierre Lellouche - Il faudra relire Jaurès !

M. Jean-Marc Ayrault - C'est ce que démontre en marchant l'Union européenne qui constitue l'avenir de notre continent. Cet avenir ne doit pas être obéré par les provocations obstinées d'une dictature d'un autre âge. L'Europe qui a inventé la démocratie ne saurait l'admettre.

A l'évidence, l'Union européenne doit progresser encore pour se doter d'une diplomatie commune et d'une capacité militaire d'intervention autonome. Sans pour autant remettre en cause l'alliance avec les Etats-Unis, elle doit se donner les moyens de régler ses propres problèmes.

Mais la priorité aujourd'hui, comme le déclarait le secrétaire général de l'OTAN, c'est d'ôter à la dictature de Misolevic la libre disposition de son appareil militaire, c'est de tout faire pour que cette crise ne s'étende pas géographiquement. Tel est le but à atteindre afin de ramener le plus vite possible tous les protagonistes à la table des négociations, qui pourront alors être conclues conformément aux objectifs de Rambouillet.

Ce qui est en cause aujourd'hui pour nous, députés socialistes, c'est notre combat de toujours pour un idéal de paix et de liberté.

Monsieur le Premier ministre, ce combat, nous le savons, c'est aussi le vôtre et celui de votre Gouvernement. Vous pouvez compter sur notre soutien et sur notre solidarité. (Applaudissements prolongés sur les bancs du groupe socialiste et sur plusieurs bancs du groupe RCV)

M. Jean-Bernard Raimond - La tenue, Aujourd'hui, de ce débat est pleinement justifiée. Il était bon, Monsieur le Premier ministre, que vous répondiez au désir qu'avait le Parlement d'être informé et nous vous donnons acte de l'explication que vous avez donnée pour le choix de la date.

Depuis deux jours, les raids de l'OTAN sur la Serbie, Etat souverain, sur sa capitale et sur le Kosovo, créent une situation d'affrontement et d'inquiétude. Inévitablement, il y aura des victimes parmi la population serbe. Ces opérations ont en outre pour but, non de punir une agression contre un autre Etat, mais d'intervenir dans un conflit interne à la Serbie. Circonstance aggravante, elles se déroulent dans une région réputée pour la gravité de ses conflits d'ordre nationaliste, religieux ou idéologique. Le souvenir de l'attentat de Sarajevo ou celui de la Croatie des Oustachis, fréquemment évoqués, contribuent à l'émotion et au désarroi de l'opinion et des milieux politiques. Le fait que les pays de l'Alliance, dont l'Allemagne, participent à l'intervention en nombre, le fait que les Européens soient unanimes, hormis quelques réserves de la part de la Grèce et de l'Italie, à approuver l'opération ; le fait que le Président de la République et le Gouvernement soient d'accord et que les Américains et leurs alliés, y compris les Français, agissent de concert, ne constituent pas pour certains une réponse suffisante, d'autant que les chances d'une solution rapide ne sont pas évidentes, dans cette crise de l'ex-Yougoslavie qui a commencé voici bientôt dix ans.

Peut-être serait-il utile de dissiper ici quelques malentendus. Les références à la guerre de 1914, au régime nazi de Croatie ou à la "poudrière des Balkans" sont périmées ou en passe de se périmer. Pendant le siècle qui s'achève, l'Europe a connu deux guerres mondiales, le stalinisme, le nazisme. Elle en est sortie meurtrie mais transformée. Soixante-dix ans de régime soviétique en URSS, quarante ans du même régime en Europe centrale et orientale, sombrent désormais irrévocablement dans le passé. Et qui se souvient qu'après 1948, et sa rupture avec Staline, la Yougoslavie de Tito, bien que communiste, apparaissait comme un régime qui méritait les encouragements et l'aide des puissances occidentales ? (Approbations sur les bancs du groupe du RPR) Aujourd'hui, Slobodan Milosevic est seul à ressusciter ce passé néfaste, alors que tous les pays voisins se préparent à rejoindre l'Union européenne ou l'Alliance atlantique.

Ce n'est pas un hasard s'il a supprimé l'autonomie du Kosovo et de la Voïvodine en 1989, année de la chute du Mur et du retour à la démocratie en Europe centrale et orientale. Est-il surprenant qu'au même moment la Croatie et la Slovénie soient tentées de choisir la même voie que les Polonais, les Hongrois et les Tchèques,... que pour se distinguer d'un régime fondé sur l'absence de liberté elles quittent la Ligue communiste et proclament leur indépendance ? Milosevic ayant réglé, croit-il, le problème du Kosovo, estime avoir les mains libres pour tenter de maintenir la Fédération. Le conflit avec la Slovénie sera de courte durée en l'absence de minorité serbe, mais la guerre avec la Croatie sera plus difficile, et inacceptable en raison de la "purification ethnique" dont curieusement aujourd'hui personne ne parle plus guère. Les Allemands d'abord -non par nostalgie historique mais parce qu'ils avaient compris avant les autres ce qui se passait dans cette Europe centrale et balkanique, qu'ils connaissent bien, puis la Communauté européenne ne s'y sont pas trompés. Les deux nouveaux Etats sont reconnus par l'Europe des Douze. Il est bien dommage que les Européens n'aient pas davantage réagi alors contre Belgrade et que les Américains soient restés silencieux.

En effet, dès cette première crise, prélude à celle de la Bosnie-Herzégovine et à celle d'aujourd'hui, Milosevic apparaît pour ce qu'il est : un communiste stalinien reconverti en nationaliste serbe. Et cela explique beaucoup d'aspect de la crise yougoslave et de la situation actuelle. Slobodan Milosevic ne ressemble à aucun des autres dirigeants du post-communisme, qu'ils soient libéraux ou communistes réformateurs, comme les dirigeants hongrois qui ont ouvert les premiers le mur entre la Hongrie et l'Autriche le 10 septembre 1989. Tous les déboires des Nations Unies de 1991 à 1995 viennent de là, avec les massacres et les sacrifices des Casques Bleus.

Une première pause dans la crise de l'ex-Yougoslavie apparaît en 1995 avec les accords de Dayton, qui règlent provisoirement la crise de Bosnie-Herzégovine. Les événements de 1995 ont sans doute influencé les comportements internationaux de 1997 à 1999. Deux initiatives de caractère militaire ont conduit à l'accord politique. La première est celle du Président de la République, Jacques Chirac, qui rompt avec les consignes de passivité des Casques Bleus et crée la Force de réaction rapide. La seconde, c'est une série de bombardements de l'OTAN sur les forces serbes en Bosnie, marquant le retour des Américains et la substitution d'un commandement de l'OTAN aux décisions aléatoires, et souvent fâcheuses, du représentant du secrétaire général des Nations-Unies. La solution, certes, est politique, compte tenu des accords qui seront signés à Paris et de l'unité maintenue -au moins provisoirement- de la Bosnie-Herzégovine, mais elle est avant tout militaire. Plus que tout, c'est la SFOR, c'est-à-dire l'OTAN, qui maintient aujourd'hui le calme, avec la paradoxale présence d'un contingent russe dans le secteur américain (Sourires sur les bancs du groupe du RPR).

Telle est la situation, lorsque renaît, en 1997, le problème du Kosovo. Remarquons au passage que les autres pays d'Europe centrale et orientale, qui ont presque tous des problèmes de minorités, sont d'une remarquable modération. C'est vrai aussi des relations entre la Russie et l'Ukraine. Sans doute y a-t-il beaucoup de conflits gelés, en Tadjikistan, en Géorgie, en Azerbaïdjan et en Arménie. La seule exception a été la crise intérieure russe en Tchétchénie. Sans introduire aucune comparaison avec le Kosovo, peut-être pourrait-on regretter aussi qu'au plus fort de cette crise les puissances occidentales, qui continuaient à accueillir la Russie au G7, n'aient pas montré à son égard, plus de réserve ou de distance jusqu'au règlement de la crise.

Pour en revenir au Kosovo, les Américains et les Européens ont certainement manqué d'anticipation, après le règlement de 1995 et le retour au calme. L'étouffement du Kosovo depuis 1989 ne pouvait durer. Les Albanais du Kosovo, soit plus de 90 % de la population, sont privés de toute liberté. C'est en 1997 qu'apparaît l'armée de libération du Kosovo, l'UCK, qui revendique une série d'attentats. Une partie des intellectuels et de la jeunesse albanaise se radicalise et ne suit plus les orientations modérées de la Ligue démocratique d'Ibrahim Rugova qu'il aurait fallu soutenir en revendiquant un statut d'autonomie substantielle, solution qui a toujours eu les faveurs de la France. En novembre 1997, avec son collègue allemand, M. Védrine a écrit au président Milosevic, sans succès. Mais les actions de l'UCK et la répression violente des autorités serbes créent une situation dramatique. La communauté internationale ne reste pas inactive. Sous la pression des Etats-Unis, Slobodan Milosevic et Ibrahim Rugova se rencontrent à Belgrade, mais les combats se poursuivent. Le Groupe de contact à partir de mars 1998, se mobilise ; il est unanime, donc avec l'accord des Russes, pour considérer qu'il n'existe qu'une seule solution politique : l'autonomie substantielle du Kosovo, dans le cadre de la Serbie ou de la République de Yougoslavie, il ne peut être en effet question d'indépendance, car le Kosovo est considéré comme le berceau de la Serbie, et la France est attaché à l'intégrité territoriale de celle-ci. Des sanctions de plus en plus sévères sont décidées, accompagnées de propositions qui auraient permis à la Yougoslavie de Milosevic de réintégrer la communauté internationale dans la ligne des accords de Dayton. Le Groupe de contact entame parallèlement une réflexion sur un éventuel recours à la force.

La Russie, favorable à une situation politique, reste réticente à toute résolution des Nations Unies prise sous le chapitre VII qui, à la différence du chapitre VI, autorise le recours à la force. Cependant, le 23 septembre 1998, le Conseil de sécurité adopte une résolution 1199 placée sous ce chapitre VII, et appelle à un cessez-le-feu et à l'engagement du dialogue politique. Le Conseil exige que Belgrade mette fin immédiatement à la répression contre la population civile, retire ses unités de sécurité, et facilite le retour des réfugiés et des personnes déplacées. Cette résolution comporte en outre un dernier alinéa très important qui précise que, s'il est nécessaire, des mesures additionnelles seront prises par le Conseil pour maintenir la paix et la sécurité dans la région. Ce dernier alinéa est capital, la Russie et la Chine ne s'étant pas opposées à cette résolution. La résolution 1199 et la résolution 1203 ont toujours été considérées, depuis, comme un feu vert minimum pour un recours à la force. Ce n'est pas l'avis de la Russie, qui exige une résolution spécifique tenant compte de la situation réelle au moment où se déciderait ce recours à la force.

Rétrospectivement, il est clair que la communauté internationale n'a ni été inactive ni partiale. Le terrorisme des Albanais du Kosovo a été condamné comme les mesures serbes de répression. Rappelons la création en juin 1998 d'une mission d'observation diplomatique au Kosovo, et la mise en place des observateurs, appuyés éventuellement par une unité militaire de recours situé en Macédoine sous la direction d'un général français. Rappelons surtout les efforts sans nombre des Européens, en particulier des Français et des Britanniques, pour aboutir en février 1999 à la négociation permanente de Rambouillet. Sans oublier les prolongations, l'appel à une nouvelle rencontre, et la signature par les Kosovars d'un accord équilibré. Celui-ci prévoit une autonomie renforcée, le désarmement des Kosovars, qui ont aussi une responsabilité dans la prolongation de la crise, et la présence, sur le terrain, d'une force internationale pour garantir les accords. Slobodan Milosevic a refusé cet accord équitable, même après la visite à Belgrade du ministre russe des affaires étrangères, M. Ivanov. La force internationale, que Milosevic refuse, ne saurait être considérée comme une force d'occupation. Après ce refus, il fallait choisir entre une démonstration militaire, ou la passivité et l'acceptation de la poursuite des massacres. La déclaration du Président de la République aujourd'hui même à Berlin constitue un nouvel appel au Président yougoslave, pour qu'il vienne s'asseoir à "la table des négociations" afin de "conclure l'accord de paix" avec les Kosovars, comme il l'avait déjà fait "d'une certaine façon dans le passé dans les affaires de Bosnie". Le Président de la République a poursuivi : "la France et ses alliés ont dit non au massacre, non à la purification ethnique, non à l'oppression". "Ne rien faire, c'était en fait accepter la barbarie et prendre le risque d'une déstabilisation générale des Balkans".

Si Milosevic ne répond pas à cet appel, que peut-il se passer ? En tant que parlementaire, je ne suis pas en mesure d'apprécier les conditions de l'opération militaire en cours, mais je crois que l'on peut tenir pour acquise l'idée de ne pas poursuivre sur terre des opérations militaires aux conséquences imprévisibles. Cependant, si je peux me le permettre, Monsieur le Premier ministre, Monsieur le ministre, je vous donnerai un conseil -en étant d'ailleurs persuadé que vous pensez de même : n'oubliez pas que Slobodan Milosevic appartient au passé. Toute occasion de revenir à la négociation doit être saisie, après l'impressionnante démonstration de fermeté en cours. Les huit années écoulées depuis 1991 ont marqué un progrès dans l'ex-Yougoslavie aux dépens du nationalisme serbe, qu'il ne faut confondre ni avec l'histoire de cette grande nation ni, je pense, avec l'idée que s'en font aujourd'hui les Serbes eux-mêmes. Personnellement, je ne suis pas inquiet de la position du gouvernement russe. Il est naturel qu'il soit, jusqu'à un certain point, aux côtés des Slaves du sud. Il l'a montré en participant au groupe de contact, en participant au maintien de la paix en Bosnie, et aussi en ne ménageant pas ses démarches auprès de Milosevic. Même le retour à mi-parcours d'Evgueni Primakov en route pour Washington n'est pas un signe négatif. Il est normal que les Russes saisissent le Conseil de sécurité. Les Russes, en fait, soutiennent la Serbie, mais non leur collègue de Belgrade, sur lequel ils en savent plus que nous et qui ne leur ressemble pas. Les dirigeants russes, fût-ce dans la faiblesse et la confusion, sont dans la logique du post-communisme, alors que dans son nationalisme étroit, liée à son maintien au pouvoir, Monsieur Milosevic lui tourne le dos (Applaudissements sur les bancs du groupe du RPR, du groupe UDF, du groupe DL et sur quelques bancs du groupe socialiste).

Mme Marie-Hélène Aubert - La guerre, l'emploi des armes nous font horreur, d'où qu'ils viennent. Celle qui a commencé mercredi n'est pas virtuelle ; ce n'est pas un jeu vidéo, comme le suggèrent les images des médias, mais aussi les propos faussement rassurants de M. Clinton. Cette guerre, comme toutes les guerres, causera des morts et de la désolation. La guerre tue ; la guerre ne peut pas être propre. C'est pourquoi les Verts ont toujours défendu la résolution non-violente des conflits, et leur prévention par le soutien aux démocrates -même quand ils sont dans l'opposition- et par des partenariats pour le développement. C'est pourquoi ils ont dénoncé les politiques d'armement coûteuses et opaques des grandes puissances occidentales et leur hypocrisie quand elles affirment défendre le droit et la justice tout en vendant des armes à tous les dictateurs potentiels de la planète. C'est pourquoi ils ont toujours soutenu les hommes et les femmes de dialogue, confrontés à la radicalisation violente de leur juste cause. C'est ainsi que nous avons très tôt tissé des liens avec Ibrahim Rugova, que nous avons reçu ici même fin 1997 alors que personne, à l'Elysée, à Matignon ou au Quai d'Orsay, ne daignait le rencontrer ; si on l'avait fait plus tôt, la situation serait peut-être différente.

Néanmoins les événements de Bosnie ont bousculé notre position non-interventionniste, et mis en question la méthode non-violente qui a toujours été la nôtre.

A partir de quel moment la France et l'Europe pouvaient-elles être accusées de non-assistance à peuples en danger, peuples dont le seul tort est d'être religieusement ou ethniquement autres, différents de ce que souhaite M. Milosevic, dictateur borné et sans scrupule, qui n'entend rien à la négociation et qui poursuit sans désenparer une politique barbare au Kosovo ?

Toutes les voies de la négociation -peut-être, malheureusement, empruntées trop tard, n'ayant mené à rien, le recours à la force était inévitable.

Mais à notre consternation se mêle la colère. Colère car la démocratie a été bafouée. Certes, un débat a lieu au Parlement ; mais il s'engage alors que les frappes aériennes ont commencé il y a trois jours, et il s'engage conformément à l'article 134 du règlement, comme n'importe quel autre débat, et non pas conformément à l'article 35 de la Constitution.

Si la Constitution n'est plus adaptée -ce que nous pensons-, il faut, très vite, la réviser, et donner corps à une VIème République qui rendrait enfin au Parlement le rôle qu'il n'a plus. Est-il acceptable que nous apprenions tout de cette affaire dans la presse ? Le monologue organisé ce matin ne résoudra rien de ce problème de fond même si nous apprécions, Monsieur le Premier ministre, que vous ayez l'intention de nous répondre. Quant à l'information de nos concitoyens, elle dépendra exclusivement de médias dont le précédent de la guerre du Golfe fait redouter qu'ils ne soient orientés. L'expulsion des journalistes occidentaux à laquelle a fait procéder M. Milosevic ne peut que renforcer ces craintes de manipulation.

Notre colère tient aussi à ce que les décisions aussi graves aient pu être prises sans que soient consultées ni l'ONU ni l'Union européenne en tant que telle, cette dernière instance donnant de la sorte une nouvelle preuve de sa faiblesse politique. La France a pourtant toujours défendu une approche multilatérale pour la résolution des conflits. Pourquoi s'être, cette fois, écarté de cette doctrine ? Si des décisions doivent être concertées, ce sont pourtant celles-là ! Pourtant, c'est au sein de la seule OTAN, rémanence obsolète de la guerre froide, que ces frappes aériennes ont été décidées. C'est difficile à admettre.

A défaut d'être légales, ces opérations militaires sont-elles légitimes ? Les risques encourus sont considérables, en premier lieu pour la population kosovare, contre laquelle la répression risque de s'exacerber. Le remède serait alors pire que le mal. Le risque existe aussi de susciter le ressentiment de la Russie et, ce faisant, d'embraser les tendances nationalistes slaves et orthodoxes qu'il ne faut pas sous-estimer et qu'un Boris Eltsine en piteux état sera incapable de contenir, en dépit des perfusions massives de capitaux faites à son pays. Il est grand temps d'associer à nouveau la Russie aux discussions en cours.

Le risque est encore de renforcer le nationalisme serbe, qui ne manquera pas d'exhiber ses martyrs, et de consolider le pouvoir d'un Milosevic toujours en place.

Le ministre des affaires étrangères a déclaré, devant la commission de la défense, que le temps n'était pas au formalisme quand les morts s'accumulent au Kosovo. Soit. Mais espérons, alors puisque le coup est parti, qu'il atteindra son but.

Plus largement, les frappes aériennes qui viennent de commencer signifient sans nul doute que les Etats qui en ont décidé se sont engagés résolument à défendre les droits de l'homme et les civils innocents en tous lieux. Si c'est bien de cela qu'il s'agit, nous nous en félicitons. Mais alors, pourquoi la même détermination ne transparait-elle pas lorsqu'il s'agit de pousser la Turquie à régler la question kurde ? On voit bien que le secours aux populations en danger dépend d'intérêt géo-politiques et économiques plus que de tout autre considération. Plane alors le soupçon d'une politique de "deux poids deux mesures" qui ne peut que nourrir le sentiment d'injustice et d'abandon de certains peuples, proies faciles de l'intégrisme et du nationalisme.

Quant à l'Union européenne, elle ne sort pas grandie de ces événements, en s'associant à une aventure hasardeuse sous l'égide d'une OTAN qui tient à réaffirmer son utilité au moment où elle célèbre son cinquantième anniversaire. Dans le même temps, le Conseil de Berlin s'acharne à contenir le déficit à 1 % du PNB des Etats-membres, tout en réaffirmant la nécessité de renforcer la construction européenne. Est-il vraiment souhaitable de consacrer des milliards pour régler par des moyens militaires des conflits qui ne se résoudront pas si rien n'est fait pour assurer le développement des pays concernés ?

A un repli frileux, les Quinze doivent préférer un effort financier d'importance : mieux vaut voir exploser la coopération à l'Est que les bombes !

Que de cynisme dans tout cela ! Et quel concept fallacieux que celui de "frappes chirurgicales" ! Le Gouvernement doit à présent expliquer comment il envisage la suite et cela doit être l'occasion de réaffirmer les droits du Parlement. Ainsi, si les frappes aériennes ont pour conséquence des pertes en vie humaines, y mettra-t-on un terme ?

Pour nous, le plus urgent est le déploiement d'une force internationale de police, sous l'égide de l'ONU, et dotée d'un mandat clairement défini. Il faudra ensuite, à moyen terme, réunir sous l'égide de l'Union européenne une conférence sur les Balkans. Il est grand temps qu'une Europe politique forte prenne les décisions qui lui incombent. Sur l'heure, 50 % de son budget est consacré à la PAC, et 7 % à sa politique étrangère. Une force européenne intégrée, sons contrôle de l'ONU, doit être mise sur pied ; elle serait ce complément naturel de la Cour pénale internationale que l'on s'attache, heureusement, à constituer.

Il reste encore à améliorer l'efficacité du Conseil de sécurité en supprimant le droit de veto, en adoptant le principe de décisions prises à la majorité qualifiée, en exigeant des Etats-Unis qu'ils règlent leurs 2 milliards de dollars d'arriérés de cotisation.

M. Yves Cochet - Très bien !

Mme Marie-Hélène Aubert - Il faut aussi obtenir des pays producteurs d'armements l'engagement qu'ils s'abstiendront d'exporter les matériels vers des régions où sévit un conflit interethnique et, surtout, appliquer et renforcer les codes de bonne conduite existants. Il faut enfin fixer une date -point trop éloignée- à l'adhésion des PECO à l'Union européenne et prendre à leur égard le même engagement financier que celui auquel Grèce et Portugal ont pu prétendre. De telles mesures feraient tomber plus vite M. Milosevic (Applaudissements sur les bancs du groupe RCV, sur quelques bancs du groupe UDF et quelques bancs du groupe socialiste).

M. Valéry Giscard d'Estaing - La déclaration que vous venez de nous faire, Monsieur le Premier ministre, et que nous aurions souhaitée plus proche de l'événement, bien que nous connaissions les contraintes de votre emploi du temps international, appelle une première réponse de la part des députés de l'UDF.

Approuvons-nous la participation des forces françaises à l'action militaire engagée par l'OTAN au Kosovo et en Serbie ? Notre réponse est claire : oui nous l'approuvons, dans les circonstances où elle a été décidée par le Président de la République et par le Gouvernement, et nous adressons notre témoignage de solidarité le plus affectueux, et le plus confiant dans leur grand courage et leur capacité militaire, aux membres des forces françaises aériennes et navales participant à cette action (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF, du groupe DL, du groupe du RPR et quelques bancs du groupe socialiste).

Cette action était devenue nécessaire à nos yeux, pour une raison précise, qui n'est pas le refus par le gouvernement de M. Milosevic de signer l'accord négocié à Rambouillet.

Après tout ce qui a été dit et entrepris depuis de longs mois pour éviter que ne se déclenche une catastrophe politique au Kosovo, nous ne pouvions pas assister, dans l'indifférence et la passivité, à l'action délibérée entreprise par M. Milosevic au Kosovo au défi de toutes les traditions humanitaires et démocratiques de notre continent.

Le motif de l'action militaire est bien la décision prise par les autorités serbes de modifier par l'emploi de la force brutale, militaire et policière, la situation au Kosovo, en terrorisant et en déplaçant les populations d'origine albanaise.

Autrement dit, pour nous, les frappes aériennes effectuées par l'OTAN doivent avoir pour objectif, pour seul objectif, de contraindre le gouvernement de Belgrade à cesser immédiatement toutes les opérations de répression massive en cours au Kosovo.

Aussitôt que ces opérations inhumaines auraient été interrompues, la recherche d'une solution politique, malgré son extraordinaire difficulté due aux données objectives, pourra reprendre.

Les frappes aériennes d'abord. Il me semble que nous vivons dans une époque où l'on bombarde beaucoup (Murmures). Cela tient au fait que l'on attend des frappes aériennes des résultats qui supposeraient normalement le déploiement de forces terrestres sur le terrain. Comme l'a observé M. Raimond, c'est ce déploiement qui assure, à l'heure actuelle, le retour à une situation quasi normale en Bosnie-Herzégovine. Or, il est impossible à effectuer au Kosovo. Dans aucun des pays participants l'opinion publique n'est prête à l'accepter dans les circonstances actuelles, qui conduiraient à un affrontement direct.

C'est la raison pour laquelle les frappes aériennes doivent, à elles seules, accomplir tout le travail qui serait normalement attendu d'une action combinée, en tentant à la fois de détruire la capacité militaire de la Serbie et de contraindre Milosevic à accepter les concessions politiques indispensables à la reprise des négociations. Le premier objectif est difficile à atteindre, sans prendre le risque insupportable d'atteindre les populations civiles en raison de l'enchevêtrement sur le terrain des forces de répression et des populations locales.

Milosevic va essayer de conserver sur le terrain les moyens d'action qu'il aura perdu dans le ciel. Pour réussir à le déstabiliser, l'OTAN serait entraînée à effectuer des frappes prolongées, détruisant son potentiel militaire, mais aussi l'économie de la Serbie. C'est une pente qui déboucherait sur un désastre collectif, en Serbie comme au Kosovo, et qui risque de provoquer une incompréhension croissante de l'opinion publique mondiale.

M. Robert Hue - Très bien !

M. Valéry Giscard d'Estaing - C'est pourquoi nous recommandons de lier clairement et formellement le déroulement des frappes aériennes au comportement effectif des forces de sécurité serbes au Kosovo. Si ces forces mettaient fin à leurs violences et étaient retirées du Kosovo, les bombardements devraient cesser. S'il apparaît qu'elles les poursuivent, les bombardements seront alors poursuivis, ou repris.

Nous devons prendre en compte les bases légales de cette action. La résolution 1199 du 23 septembre 1998, souvent invoquée, prévoit d'"examiner une action ultérieure et des mesures additionnelles pour maintenir ou rétablir la paix et la stabilité des région".

Cet examen n'a pas eu lieu, aussi cette résolution, dans son texte actuel, n'offre-telle pas une base juridique suffisante à des frappes aériennes.

MM. François Loncle et Philippe Séguin - C'est exact !

M. Valéry Giscard d'Estaing - Si on a choisi de contourner le Conseil de sécurité, c'est qu'on a estimé, sans doute, qu'une action immédiate était indispensable pour empêcher une catastrophe humanitaire, et qu'elle risquait de se heurter à un probable veto russe ou chinois. En le faisant, on prend le risque d'affaiblir le droit de veto des membres permanents du Conseil de Sécurité, dont la France, et de rendre plus difficile, à l'avenir la référence au chapitre 7 de la Charte des Nations Unies.

Observons également qu'il s'agit pour l'OTAN d'une opération hors de la zone couverte par le Traité, et qui ne rentre pas dans l'obligation, définie à l'article 5, de réagir collectivement contre toute attaque lancée contre l'un de ses membres. Cette interprétation du Traité rend d'autant plus nécessaire de clarifier les relations de la France avec l'OTAN.

Ces éléments juridiques renforcent la nécessité de lier clairement et formellement l'exécution de frappes aériennes à la poursuite des opérations répressives conduites par les forces de Milosevic sur le sol du Kosovo. Quant à la participation militaire de la France à des opérations au sol elles exigeraient à nos yeux un débat préalable à l'Assemblée nationale ("Très bien !" sur les bancs du groupe UDF).

Il faudra bien, un jour, rechercher un dénouement politique. L'extraordinaire difficulté de trouver une solution mutuellement acceptable par les Serbes et les Albanais du Kosovo, ne peut être imaginée par nous, qui sommes habitués depuis longtemps à être les citoyens d'un Etat centralisé, aux frontières nettement délimitées. La Serbie et le Kosovo, aux populations enchevêtrées, ont traversé des siècles marqués par des conquêtes successives et des affrontements sanglants. Le Kosovo était jadis connu sous le nom de Vieille Serbie, jusqu'à ce qu'une partie de sa population serbe soit conduite, sous la pression ottomane, à émigrer vers le Nord. Ces populations ont pourtant vécu ensemble au sein d'une même entité politique, à la seule exception de l'occupation italienne de la dernière guerre qui avait tenté d'instaurer une "Grande Albanie".

Nous avons participé nous-mêmes à la création de la Yougoslavie, et nous lui avons apporté notre soutien. Celle-ci a fonctionné, depuis la guerre, comme une fédération au sein de laquelle le Kosovo avait obtenu en 1974, année faste pour lui (Sourires), un statut de large autonomie. Depuis la disparition de Tito, la politique centralisatrice et répressive a repris. La province autonome du Kosovo s'est vu dépouiller progressivement de tous ses droits. La plus grande faute politique a été la révocation du statut d'autonomie en 1989 ("Très bien !" sur de nombreux bancs).

Le couple formé par la Serbie et le Kosovo subit aujourd'hui la malédiction du nationalisme ethnique. Ce nationalisme ethnique est au travail dans les deux camps. Il rend impossible toute évolution réaliste et progressive entre deux peuples historiquement interdépendants qu'il pousse à l'hostilité permanente et à l'exclusion respective. Les enchères ont monté à tel point que les Albanais du Kosovo réclament aujourd'hui leur indépendance complète et que les Serbes sont prêts à lutter jusqu'à la mort pour conserver leurs frontières politiques, qui englobent effectivement la province autonome du Kosovo.

Le ministre des affaires étrangères a essayé avec beaucoup de ténacité et d'habileté, avec son collègue britannique, de démêler cet écheveau à Rambouillet. Mais peut-être cherchait-on une solution qui, à l'heure actuelle, n'est pas encore en état d'exister.

Dans ce conflit politique entre deux nationalismes ethniques, la communauté internationale, liée par l'accord d'Helsinki, n'a pas à intervenir. Elle n'a d'enjeu ni d'un côté, ni de l'autre. Elle ne peut ni soutenir une demande d'indépendance, contraire au principe du respect des frontières en Europe, ni tolérer une politique inhumaine de discrimination et d'élimination ethnique d'une majorité par une minorité. Les deux seuls objectifs qu'elle puisse rechercher sont de mettre un terme aux violences et aux crimes contre l'humanité et d'obtenir que les interlocuteurs se mettent d'accord pour permettre au temps d'accomplir ce que leurs passions respectives interdisent aujourd'hui de réaliser, c'est-à-dire le retour à une large autonomie pour le Kosovo, ne préjugeant en rien de la lointaine solution ultérieure en leur fournissant, comme vous le proposez, les moyens nécessaires pour sécuriser cette autonomie.

En conclusion, Monsieur le Premier ministre, voici les deux messages que les députés de l'UDF m'ont chargé de vous délivrer : des frappes aériennes, oui, mais en liant strictement et formellement leur poursuite à celle, par Milosevic, de sa politique de répression et d'exactions sur le territoire du Kosovo ; puis la reprise de la démarche engagée à Rambouillet, mais dans la perspective, mieux équilibrée, d'une interdépendance de la Serbie et du Kosovo, fondée sur une large autonomie de ce dernier aussi longtemps qu'il leur faudra attendre de trouver une solution pacifique et durable au sein de l'Union européenne.

C'est cette signature de la France que nous vous demandons d'apporter à l'action en cours, pour qu'elle soit fortement marquée par la double détermination de la fermeté et de la justice (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF, sur de nombreux bancs du groupe du RPR et du groupe DL et du groupe socialiste).

M. Robert Hue - Et maintenant ? Telle est bien la question. Après ces bombardements, comment retrouver le chemin de la paix ?

Avant d'en venir à ces questions qui sont les nôtres aujourd'hui, et que se posent avec une grande inquiétude les Français, vous comprendrez que je m'arrête un instant sur l'étrange situation dans laquelle se trouve notre Assemblée.

Nous sommes sollicités pour donner notre avis sur l'engagement de la France dans une guerre, deux jours après son déclenchement.

Je souhaite moins ici relever le paradoxe de cette situation que les questions qu'elle soulève quant au rôle dévolu à la représentation nationale. Il est sans précédent, je pense, que le Parlement ne soit pas consulté alors que le pays entre en guerre.

M. Pierre Lellouche - Nous ne sommes pas en guerre !

M. Robert Hue - C'est une décision majeure, une des plus graves, si ce n'est la plus grave, qu'un pays, qu'un peuple aient à prendre.

M. Jean-Louis Debré - Quittez le Gouvernement !

M. Robert Hue - La participation à la guerre du Golfe en janvier 1991 avait donné lieu à un débat solennel dans les deux Chambres, et nous avions procédé à un vote. C'est la seule procédure acceptable en démocratie, quoi qu'on pense de la décision finale. Cette procédure est en outre fidèle à l'esprit de la Constitution.

Aujourd'hui des soldats français sont engagés dans des opérations militaires et la représentation nationale est mise devant le fait accompli. Le précédent ainsi créé est grave. De telles interventions seraient-elles désormais à ce point banalisées...

M. Pierre Lellouche - Il y a eu trente interventions sous la Vème République...

M. Robert Hue - ...qu'il n'y aurait point à consulter le Parlement ?

Pour autant, le débat d'aujourd'hui n'est pas inutile, bien au contraire. Le déclenchement des hostilités envers la Yougoslavie rend plus nécessaire encore la prise rapide d'initiatives politiques pour faire cesser les combats -tous les combats- et pour sortir le plus rapidement possible d'un engrenage dont personne, pas même les plus fervents partisans de l'usage de la force, ne nie les risques majeurs pour la paix et l'avenir de la sécurité en Europe.

La propagande manichéenne fait partie des lois de la guerre, qui ne favorisent pas une réflexion sereine.

M. Pierre Lellouche - Vous en savez quelque chose...

M. Robert Hue - Pourtant, en ce moment où la violence des armes prétend couvrir la voix de ceux qui en appellent à la raison, il est plus que jamais nécessaire de rendre à l'esprit de responsabilité et à la politique la place qu'ils ne devraient jamais perdre.

Chacun ici mesure la gravité exceptionnelle de la situation créée par les bombardements de l'OTAN. Il ne s'agit d'une simple opération militaire ponctuelle dont les conséquences seraient circonscrites à cette partie des Balkans. C'est une certaine conception de l'Europe qui est en jeu, une conception de sa manière de régler et de prévenir les conflits, de ses rapports aux Etats-Unis, de son attitude face au rôle que Washington prétend faire jouer à l'OTAN. C'est aussi l'architecture de la sécurité en Europe de l'après-guerre froide qui est en cause. Chacun est devant ses responsabilité, chaque pays européen, chaque force politique, chaque citoyen.

Pour la première fois depuis la fin de la deuxième guerre mondiale un pays européen est bombardé sans que le Conseil de sécurité de l'ONU se soit prononcé et en violation des principes de la Charte des Nations Unies, fondement de la légalité internationale.

Pour la première fois en cinquante ans d'existence, l'OTAN déclare sans autorisation de l'ONU la guerre à un pays souverain, à un pays qui ne menace pas l'un de ses membres. C'est un événement d'une exceptionnelle gravité.

Cette violation des règles qui fondent l'appartenance à la communauté des nations civilisées deviendrait-elle la norme ? La France, c'était tout à son honneur, s'y est toujours refusée jusqu'ici.

On invoque l'urgence de la riposte pour donner un coup d'arrêt à la barbarie. On fait même appel à l'histoire pour laisser planer le soupçon de démission sur ceux qui aujourd'hui contestent la légitimité de cette intervention militaire. Je récuse ces références ! Loin de soulager les souffrances de la population, loin de faire reculer les possibilités pour l'armée yougoslave de poursuivre la répression des Kosovars, les bombardements ont aggravé la situation.

M. Arnaud Lepercq - L'avenir seul le dira.

M. Robert Hue - Les communistes français n'ont cessé de porter un jugement très sévère sur le pouvoir de Belgrade. Sa responsabilité est considérable dans les drames qui déchirent le Kosovo, comme dans la radicalisation violente du courant indépendantiste qui en a résulté. Le nationalisme attise le nationalisme. La haine appelle la haine. La violence faite aux droits de l'homme ne peut qu'engendrer ressentiment et révolte. Précisément, la communauté internationale, en premier lieu les Européens, n'avaient-elle pas la responsabilité d'évaluer en permanence les conséquences de ses décisions en fonction de ces risques ?

Sur injonction de l'OTAN et pour permettre les bombardements, la mission de vérification de l'OSCE s'est retirée. S'en sont suivis, c'était prévisible, un déploiement accru des forces serbes, une recrudescence des déplacement forcés et de l'exode des populations, donc l'aggravation de la tragédie pour tout un peuple, toutes origines confondues. Quant aux pressions nationalistes, elles s'en trouvent encouragées, et l'union sacrée se renforce autour de Milosevic. Et que dire des séquelles durables, pas seulement en Yougoslavie, du sentiment d'humiliation, face à ce que beaucoup ressentiront comme une nouvelle démonstration de l'arrogance et de l'indignation sélective des puissants ?

Quelles seront enfin les conséquences pour l'Europe, pour l'Union européenne comme pour l'Europe continentale de l'Atlantique à l'Oural ?

Dans la dernière période, deux conceptions se sont affrontées : la première est américaine. Elle privilégie l'emploi de la force pour des raisons fort peu humanitaires : réaliser une action d'éclat qui justifie aux yeux des alliés européens et des opinions publiques le maintien de l'OTAN au XXIème siècle et la mise en oeuvre du nouveau concept stratégique que Washington veut imposer lors du cinquantième anniversaire de l'Alliance, le mois prochain.

Face à cette vision, les Européens, en premier lieu la diplomatie française, ont, jusqu'à ces derniers jours, privilégié l'approche politique, certes très difficile, mais seule efficace. Je m'en suis publiquement réjoui. La Conférence de Rambouillet a rendu possibles des progrès réels. Le blocage portait sur la présence des forces de l'OTAN sur le territoire yougoslave, alors que l'accord était acquis sur le principe d'une large autonomie du Kosovo. Toutes les voies politiques pour aller vers un contrôle de l'application de l'accord, y compris par une force multinationale de maintien de la paix, étaient-elles épuisées ? Le groupe de contact a-t-il formulé ses exigences de manière à emporter l'adhésion du peuple yougoslave et à isoler les forces nationalistes et le pouvoir en place ? Je ne le crois pas. Et, depuis mercredi, nous ne cessons de nous éloigner de ces conditions d'une paix durable.

Telles sont les raisons pour lesquelles il faut arrêter immédiatement les bombardements. Chaque bombe larguée, chaque destruction, chaque victime renforce le camp des extrémistes, réduit le champ d'intervention des démocrates, isole ceux qui résistent aux pouvoirs nationalistes. Tout cela me conforte dans la conviction que ce n'est pas en ajoutant la guerre à la guerre qu'on créera les conditions de la paix.

Au contraire, chaque geste qui ouvre la perspective d'un "vivre ensemble" dans la Yougoslavie, cette région si meurtrie de notre Europe, chaque initiative respectueuse des droits de l'homme et en faveur d'une coopération entre les composantes de la population élargit le champ de l'intervention démocratique et affaiblit le pouvoir nationaliste.

Pour toutes ces raisons, le groupe communiste déplore et désapprouve profondément la participation de la France à ces opérations de l'OTAN.

M. Pierre Lellouche - Qu'attendez-vous pour quitter le Gouvernement ?

M. Robert Hue - Elles ne servent ni les populations des Balkans, ni la France, ni l'Europe.

Et maintenant, que faire ?

M. Pierre Lellouche - Partez !

M. Robert Hue - Chacun est devant ses responsabilités.

M. Jean-Louis Debré - Prenez les vôtres !

M. Robert Hue - L'Europe est enfermée dans des décisions prises ailleurs pour des intérêts qui ne sont pas les siens. Elle ne s'en sortira qu'en portant un tout autre message. Le langage de fermeté sur des droits de l'homme aura une portée d'autant plus grande qu'il s'accompagnera de la recherche obstinée de solutions politiques, qu'il respectera scrupuleusement les principes de la charte de l'ONU, qu'il donnera à l'OSCE, institution authentiquement européenne, qui n'est pas suspecte d'inféodation à une superpuissance hégémonique, les moyens de devenir la garante reconnue par tous du maintien de la paix.

C'est dans cet esprit qu'en demandant avec insistance un arrêt des bombardements, je réitère ma proposition d'une conférence européenne sur les Balkans, ouverte à tous les pays européens qui accepteraient de prendre part à l'édification d'une paix durable et à la reconstruction des pays de la région, et placée sous l'égide de l'OSCE. M. Romano Prodi considère qu'une conférence est indispensable pour réexaminer l'ensemble de la situation dans la région des Balkans, c'est aussi ma conviction.

Les frappes de l'OTAN sont un échec de l'Europe, le signe de sa difficulté à affirmer son autonomie envers son allié américain, comme envers les visions manichéennes et aventureuses de la Maison Blanche en matière de sécurité et de relations internationales.

Les clivages d'aujourd'hui ne sont pas ceux de la guerre froide, ne nous trompons pas d'époque. Les tensions d'aujourd'hui ne sont pas celles d'hier, mais elles peuvent préfigurer celles de demain.

L'Europe saura-t-elle apporter des réponses adaptées aux véritables menaces contre sa sécurité commune : les écarts de développement, la misère, l'exclusion, le nationalisme, l'extrémisme ?

Saura-t-elle offrir aux peuples du continent, en particulier à ceux d'Europe centrale et orientale, une autre perspective que l'arrogance, que les rapports de puissant à dominé ?

Pour conclure, je rappellerai sans le déformer, ce qu'écrivait Jaurès...

M. Pierre Lellouche - Ca, c'est pour Ayrault !

M. Robert Hue - ...le 5 juillet 1914 : "La force brutale est arrivée à une sorte d'impasse historique. Elle ne peut plus résoudre les problèmes (...) Elle ne peut débrouiller le choc de races, de religions, de traditions, de fanatisme qui s'agite à l'ouest européen. Ce choc n'aurait pu être débrouillé que par une grande action commune de l'Europe intervenant de toute sa force morale, non pas pour aigrir et exploiter les antagonismes, mais pour les apaiser en assurant des garanties de liberté, de sécurité, de justice et de développement à tous les éléments ethniques et religieux durement enchevêtrés. Le recours aux moyens de guerre a été dans les Balkans un anachronisme. Et demain aussi toute méthode brutale sera inefficace".

Tel est le message que la France doit faire entendre. J'espère que les Etats européens se montreront aussi déterminés demain à reconstruire la paix qu'à faire la guerre aujourd'hui (Applaudissements sur les bancs du groupe communiste et quelques bancs du groupe socialiste).

M. le Président - J'informe l'Assemblée que M. Richard sera auditionné à 15 heures par la commission de la défense. Cette audition sera ouverte à l'ensemble des députés.

M. le Premier ministre - Je ne saurais laisser sans réponses, mêmes brèves, vos interpellations et vos suggestions.

Je vous remercie pour la qualité de ce débat. Peut-être le début d'une intervention n'était-il pas dans la tonalité générale, mais c'est à un débat de convictions que nous venons d'assister.

J'ai trouvé vos interpellations tout à fait légitimes. Vos critiques sont la manifestation de votre diversité. Le problème à traiter est, en outre, d'une grande complexité. Croyez bien que j'informerai directement le Président de la République de vos conseils et de vos analyses.

S'agissant de l'information du Parlement, j'ai apprécié la sobriété avec laquelle M. Jean-Bernard Raimond nous a donné acte des raisons pour lesquelles je viens si tard devant vous -encore que, mardi dernier, j'ai indiqué clairement devant votre Assemblée que la France était déterminée à prendre toute sa part à l'action militaire, devenue inévitable, qui allait engager des forces françaises et européennes. J'ai dit à cette occasion que les ministres de la défense et des affaires étrangères se tiendraient à la disposition des commissions concernées. En outre, si l'évolution de la situation le justifie, le Gouvernement prendra toutes les initiatives, en accord avec le Président de la République, pour informer le Parlement.

Croyez que ce débat aurait eu lieu dès jeudi, si je n'avais pas dû participer au sommet de Berlin. Mes homologues, dont la plupart gouvernent dans le cadre d'un système purement parlementaire, ont tous choisi de rester. A part ceux du Danemark et des Pays-Bas, où la constitution imposait une consultation préalable et solennelle du Parlement, beaucoup de mes homologues s'expliquent aujourd'hui devant les assemblées.

L'article 35 de la Constitution dispose certes que "la déclaration de guerre est autorisée par le Parlement", mais cet article ne fait que définir le régime juridique de la déclaration de guerre au sens de la convention de La Haye de 1907. Des opérations militaires peuvent toutefois être déclenchées, avec l'accord du Président de la République, sans qu'aucune déclaration de guerre soit nécessaire.

M. Pierre Lellouche - C'est exact.

M. le Premier ministre - En droit international en effet, toute opération militaire n'est pas liée à une déclaration de guerre. L'article 35 ne s'applique qu'en cas de guerre classique entre Etats.

M. Pierre Lellouche - Très juste.

M. le Premier ministre - Le Président de la République a pu s'exprimer devant la nation. Cependant, je ne suis pas convaincu que notre système d'information soit satisfaisant. La commission de la défense et son président ont d'ailleurs formulé des propositions auprès du ministre de la défense. Le Gouvernement va examiner les moyens d'améliorer les échanges avec la représentation nationale. Je ne suis pas sûr toutefois qu'il faille le faire de manière trop institutionnelle, comme pendant la guerre du Golfe : ne serait-ce pas admettre, en effet, que nous nous installons dans une situation durable ? Nous voulons au contraire que le recours à la force ne soit que transitoire.

Nous vous ferons des propositions et seront ouverts aux vôtres.

Sur la légitimité de l'intervention, M. Jean-Marc Ayrault a soulevé des questions pertinentes. Sans revenir sur les résolutions du Conseil de sécurité, je veux dire un mot des relations entre l'ONU et l'OTAN. Au prochain sommet de Washington, fin avril, nous célébrerons les cinquante ans de l'Alliance atlantique et saluerons la venue de trois nouveaux membres : la Pologne, la Hongrie et la République tchèque. Le débat sur la révision du concept stratégique nous donnera l'occasion de préciser notre position sur les rôles respectifs de l'OTAN et de l'ONU. La charte de l'ONU reconnaît le rôle des organisations régionales, comme l'a rappelé Kofi Annan mercredi.

C'est dans le cadre d'une dévolution de mission à une organisation régionale que l'ONU peut faire appel à l'OTAN. Le Traité de l'Atlantique nord fait d'ailleurs référence à la charte.

Les autorités françaises considèrent qu'il faut préserver les compétences de l'ONU dans le domaine du maintien de la paix, l'OTAN devant demeurer une alliance militaire sans caractère politique global.

Dans des situations d'urgence ou de risque humanitaire majeur, l'OTAN peut légitimement intervenir dans ce cadre. L'affirmation de principes ne doit pas nous conduire à l'impuissance, comme l'a souligné avec force le Président Giscard d'Estaing.

Y a-t-il ingérence ? La République fédérale de Yougoslavie est un Etat souverain, qui, aujourd'hui, ne menace pas un autre Etat. Au nom de quoi pouvons-nous intervenir ?

Le choix est clair : ou nous nous résignons à ce qu'il y ait en Europe, en cette fin de siècle, des zones de non-droit, condamnées à la barbarie, à la répression massive, à la purification ethnique, à l'élimination des oppositions et au règlement des différends par la violence ; ou, dans ce continent réunifié et en marche vers la démocratie, nous considérons comme de notre devoir de faire savoir aux forces de violence, y compris par la force au service du droit, qu'il y a pour elles un autre chemin. Dans cette dernière hypothèse et face à une situation extrême, il nous fallait intervenir. Je ne suis donc pas sûr de pouvoir approuver les arguments de l'oratrice qui a écarté par principe toute intervention militaire. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste)

M. Pierre Lellouche - Très bien !

M. le Premier ministre - En revanche, j'approuve bien sûr ce que la même députée a dit à propos de la force d'interposition. La démarche politique qui a conduit à la conférence de Rambouillet -y compris dans son volet de sécurité- tendait précisément à mettre en place cette force, sur la base d'un accord entre les parties concernées. Mais cette force ne pouvait être composée de vérificateurs de l'OSCE désarmés : elle aurait dû s'appuyer sur des moyens militaires et c'est ce qu'a refusé M. Milosevic. L'intervention d'aujourd'hui ne tend qu'à rouvrir cette perspective.

Comment se fera la sortie de crise ? J'ai bien noté le lien établi par le Président Giscard d'Estaing entre les frappes aériennes et la répression massive au Kosovo et nous prendrons en compte ses suggestions. Nous savons que l'utilisation de la force n'est pas une fin en soi : l'objectif de la France et de ses partenaires demeure d'obtenir pour le Kosovo un statut intérimaire d'autonomie dans le cadre de la République fédérale de Yougoslavie, statut garanti par une présence internationale, civile et militaire. Seuls les moyens employés ont varié : après 15 mois de tentatives diplomatiques qui s'étaient heurtées à l'obstination serbe, il devenait urgent d'agir. Pour autant, nous continuons de vouloir un Kosovo pacifié, où Serbes et Kosovars pourront coexister dans le respect des autres minorités et où les combats et le régime autoritaire le céderont à la recherche du développement économique et à la démocratie. Nous sommes ouverts à toute initiative en ce sens -par exemple à celles de la Russie- et donc favorables à ce que le groupe de contact poursuive son action.

On a évoqué l'organisation d'une conférence sur les Balkans : la France, en tout cas son gouvernement, approuve par principe tout ce qui peut favoriser l'octroi au Kosovo d'un régime d'autonomie et un règlement pacifique du conflit. Cette idée, à laquelle a d'ailleurs fait référence le futur président de la Commission, désigné avant-hier à Berlin, est de celles qui peuvent rapprocher l'issue souhaitée. Nous sommes donc prêts à en discuter avec nos partenaires mais il appartiendra à M. Milosevic de faire les gestes qui rendront un tel processus possible. Car qu'il s'agisse de poursuivre dans la voie tracée à Rambouillet ou de préparer cette conférence, il faudra d'abord que les dirigeants serbes s'affirment disposés au dialogue. Le choix des modalités importe moins à cet égard que les intentions avérées.

On juge d'une politique à celle qui s'offre en alternative, mais y avait-il bien alternative ces jours-ci ? Cette autre politique était justement celle que nous avions adoptée avec les Britanniques et le groupe de contact, en vue d'arracher un accord politique et de mettre en place une force d'interposition. Nous l'avons essayé en vain et il fallait donc une intervention directe, d'une autre nature, pour essayer de changer la donne, figée, et ne pas laisser écraser les populations du Kosovo.

Ceux qui sont attentifs à l'action et au discours du Président de la République, du Gouvernement et de notre diplomatie savent certainement que nous ne nous sommes pas laissé entraîner dans cette intervention, que celle-ci a été mûrement réfléchie (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste). Le choix était entre l'impuissance, la résignation au triomphe de la violence et à l'impunité, d'une part, et le risque, d'autre part. Nous avons pris le risque mais nous entendons bien maîtriser le processus dans lequel nous nous sommes engagés, pour trouver à nouveau une issue politique. La force brutale, évoquée en référence à Jaurès, est clairement du côté des dirigeants serbes et notre propos à nous n'est que de recourir à une force maîtrisée, intelligente si possible, au service du droit ! (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, sur quelques bancs du groupe RCV, du groupe UDF, du groupe DL et du groupe du RPR).

Prochaine séance mardi 30 mars à 10 heures 30.

La séance est levée à 13 heures 40.

          Le Directeur du service
          des comptes rendus analytiques,

          Jacques BOUFFIER


© Assemblée nationale


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