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Assemblée nationale

COMPTE RENDU

ANALYTIQUE OFFICIEL

Session ordinaire de 1998-1999 - 111ème jour de séance, 284ème séance

3ème SÉANCE DU MARDI 22 JUIN 1999

PRÉSIDENCE DE M. Arthur PAECHT

vice-président

          SOMMAIRE :

ACTION PUBLIQUE EN MATIÈRE PÉNALE (suite) 1

    QUESTION PRÉALABLE 1

La séance est ouverte à vingt et une heures.


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ACTION PUBLIQUE EN MATIÈRE PÉNALE (suite)

L'ordre du jour appelle la suite de la discussion du projet de loi relatif à l'action publique en matière pénale et modifiant le code de procédure pénale.

QUESTION PRÉALABLE

M. le Président - Je suis saisi par M. Douste-Blazy et les membres du groupe UDF d'une question préalable, déposée en application de l'article 91, alinéa 4, du Règlement.

M. Henri Plagnol - Nous débattons des relations entre la Chancellerie et le parquet, sujet qui est au coeur de l'Etat et de l'exercice de la démocratie. Pour reprendre les termes du président Truche, les magistrats du parquet sont plus ou moins à l'interface entre les responsables politiques et les justiciables.

L'essentiel de ma motion portera sur votre volonté, affirmée dans l'exposé des motifs du projet de loi, de couper le cordon ombilical entre le Garde des Sceaux et le parquet.

Il ne s'agit pas d'une petite réforme mais d'un véritable bouleversement de l'organisation des pouvoirs dans notre pays. Depuis la Révolution française, la justice est rendue au nom du peuple souverain, ce qui justifie qu'il ait été mis fin aux privilèges des parlements et interdit que les juges n'outrepassent leurs missions. Dans notre pays, la justice est d'ailleurs une autorité et non un pouvoir, dont l'indépendance est garantie par la Constitution.

Cela justifie l'existence d'un lien de subordination hiérarchique entre le parquet, vénérable institution dont l'origine remonte au XIVème siècle, chargée de représenter les intérêts de l'Etat et de la société, et le Garde des Sceaux. Le contrôle exercé par le ministre, seul responsable devant le Parlement, est naturel car le Parlement est, avec le Président de la République, le seul détenteur de la légitimité que donne le suffrage universel.

Sous la pression des médias, et avec le soupçon récurrent de collusion entre le pouvoir politique, soupçonné de vouloir étouffer les affaires, et la justice, vous nous proposez d'aller vers l'indépendance totale du parquet. Mais cette évolution pose trois questions essentielles.

D'abord, peut-on être sûr que la dépendance du parquet à l'égard du Garde des Sceaux est à l'origine de la crise de confiance des Français à l'égard de la justice ?

Ensuite, est-il possible d'imaginer une politique pénale cohérente si le Gouvernement n'a plus ce lien hiérarchique et la possibilité d'adresser des instructions individuelles ? Quel sens donner à l'idée d'une politique pénale nationale si le ministre se dessaisit du pouvoir d'instruction et de choix des magistrats du parquet ?

Enfin, et c'est là le point fondamental, le remède que vous proposez d'une forme de désengagement de l'Etat n'est-il pas pire que le mal ? N'est-il pas en effet de nature à affaiblir la confiance des Français envers leur justice et leurs élus ? Est-il vraiment souhaitable de passer de la situation d'un ministre responsable devant le peuple à celle de la toute puissance de trente trois procureurs généraux ?

Première question : la dépendance du parquet à l'égard du Garde des Sceaux est-elle le facteur essentiel de cette crise de confiance dont vous avez posé avec force le diagnostic ?

Il me semble plutôt que le Gouvernement méconnaît la spécificité du parquet en entretenant une confusion entre les magistrats qui relèvent du siège et qui sont chargés de dire la justice et ceux du parquet, dont la mission est d'agir dans l'intérêt de la loi.

Il s'agit pourtant de deux fonctions différentes, exercées, dans d'autres pays, par des corps distincts.

Le parquet exerce une mission par nature ambivalente. Il est à la fois gardien des libertés et du respect des droits des justiciables et un gardien scrupuleux de la loi.

Cela explique que ses membres possèdent le statut de magistrats, garantie d'impartialité, mais qu'ils restent responsables de leurs actes devant le ministre. Tous prêtent un serment solennel auquel ils sont légitimement très attachés et qui les engage à se comporter en "digne et loyal" magistrat.

Il est donc quelque peu injurieux à leur égard de faire comme s'ils étaient serviles à l'égard du pouvoir politique et ne disposaient pas par eux-mêmes de la force nécessaire pour préserver leur impartialité.

Contrairement à l'idée largement répandue par les médias, le parquet n'est pas à la botte du pouvoir politique -les fameuses "affaires" ne représentent qu'un pourcentage minime des litiges et restent d'un intérêt très secondaire pour l'immense majorité des justiciables. Il ne s'agit en effet que d'une affaire sur mille et cela me fait penser à l'histoire de la paille et de la poutre.

Fallait-il partir de ces quelques affaires en ignorant la justice du quotidien, celle qui pose des problèmes concrets aux victimes et aux plaignants ? Votre gestion médiatique de la justice ne résoudra pas la crise de confiance des Français à son égard et vis-à-vis de l'Etat.

La question de la dépendance politique du juge à l'égard du pouvoir politique ne constitue pas le véritable risque. Celui-ci est plutôt à rechercher dans les tentations médiatiques des magistrats.

Je déplore les interventions et je ne mets pas en cause votre engagement à ne plus en faire, conforme à celui qu'avait déjà pris l'un de vos prédécesseurs, M. Pierre Méhaignerie.

Mais je redoute plus encore ces procureurs tentés de se comporter comme des "cow-boys", et qui succomberaient à la tentation de l'agitation médiatique.

Le vrai risque, c'est aussi la dépendance des magistrats vis à vis de leurs propres préjugés. Ils sont des citoyens engagés, dans des organisations syndicales, dans des partis politiques. Là est le vrai danger de dépendance avec celui du corporatisme. Il ne faut pas que le corps des magistrats soit conduit à s'autogérer.

Il ne suffit pas de se borner à évoquer la dépendance des magistrats à l'égard du ministre. Vous savez qu'il est aujourd'hui impossible d'étouffer les affaires. Le danger n'est pas là. Il est faux de considérer que l'on rétablira la confiance de cette façon.

Les vraies causes de la crise de confiance sont ailleurs. Si les Français doutent de la justice, ce n'est pas parce qu'ils ont le sentiment qu'elle est manipulée, mais parce que le délai de traitement des plaintes n'est pas raisonnable. Il dépasse souvent trois ans. 80 % des affaires sont classées sans suite. Souvent même ce ne sont pas les magistrats qui classent, mais des bureaux d'ordre qui archivent directement les plaintes. Les Français ont le sentiment que la loi pénale n'est pas la même pour tous et qu'il y a deux poids deux mesures selon la plainte et le plaignant.

Devant une telle situation, la réponse n'est pas dans la démission de l'Etat mais dans la réaffirmation par le ministre de son engagement à mobiliser ses services de façon permanente. Plus généralement -et il y a d'ailleurs d'excellentes choses dans vos réformes- la solution est dans la simplification des procédures et le développement de la médiation. Mais supprimer le lien de dépendance entre le parquet et le politique ne réglera pas le problème de l'égalité des justiciables.

Vous faites donc une erreur de diagnostic. En s'en tenant à votre analyse, il fallait tout au plus imaginer une procédure spéciale pour traiter des affaires concernant les politiques et non pour l'ensemble de la justice.

En second lieu, cette réforme va-t-elle renforcer l'action pénale ou la fragiliser ? Vous insistez à juste titre sur la cohérence de la politique pénale. Elle nécessite que le ministre joue un rôle prépondérant.

Alors pourquoi supprimer dans l'article 36 du code de procédure pénale la faculté pour le ministre d'enjoindre au procureur, par instructions écrites et versées au dossier de procédure, d'engager ou de faire engager des poursuites, ou de saisir la juridiction compétente de telles réquisitions écrites que le ministre juge opportunes ?

De telles dispositions, voulues par Pierre Méhaignerie, lèvent tout soupçon d'intervention ou de tentative d'étouffer l'affaire.

Plus grave encore, vous transférez le pouvoir d'instruction du ministre au procureur général. De relative l'indépendance du parquet devient absolue. Chaque procureur décidera de la politique d'action publique. Pour préserver les apparences, vous insistez sur les directives générales que le ministre donnera. Malgré les efforts diplomatiques du rapporteur pour apaiser les inquiétudes de certains socialistes en utilisant ce terme, il s'agit en fait de banales circulaires. On sait qu'elles sont rarement efficaces. Pour l'être, elles doivent rester en nombre limité. Plus vous en ferez -et vous en avez fait souvent- plus elles s'entasseront sur le bureau des procureurs. En outre le Conseil d'Etat a bien indiqué que les circulaires n'ont de valeur qu'interprétative. Une bonne circulaire ne remplacera jamais une mauvaise loi. Elle s'en tiendra à des critères généraux d'interprétation ou sera illégale. Au fond les circulaires ne valent que par ceux qui les mettent en oeuvre, et pour les motiver mieux vaut faire jouer la hiérarchie.

Toujours pour compenser l'abandon des instructions individuelles, vous invoquez l'article 30-2 qui permet au ministre de mettre en mouvement l'action publique. On pense un peu à la possibilité pour le Roi de tenir des lits de justice pour faire des remontrances aux parlements sous l'ancien régime. M. Charasse au Sénat a évoqué une création "fantaisiste". Ce droit, d'ailleurs affaibli au fil des réécritures du projet, tombera rapidement en désuétude.

Comment confier au seul procureur général le droit de donner des instructions individuelles sur la politique pénale du Gouvernement ? Prenons le cas d'une crise qui met en cause une mission fondamentale de l'Etat, une action terroriste par exemple. Peut-on imaginer, étant donné les répercussions diplomatiques, que ce ne soit pas le Garde des Sceaux, seul à maîtriser l'ensemble des paramètres, qui donne des instructions ? Qu'un petit juge, en toute impunité, ridiculise la France ?

En Espagne, c'est un juge seul qui a pris les réquisitions concernant Pinochet qui ont ému le monde entier. Imagine-t-on en France qu'un procureur prenne des réquisitions à l'encontre d'un ancien chef d'Etat africain qui aura porté atteinte aux droits de l'homme sans informer le Garde des Sceaux ?

M. Arnaud Montebourg - Ce serait le triomphe du droit !

M. Henri Plagnol - Je ne juge pas sur le fond, je m'inquiète des conséquences sur la politique gouvernementale. On changerait l'esprit de nos institutions. De même, l'extradition du chef kurde actuellement jugé en Turquie aurait engagé l'Etat. On n'aurait pu laisser un procureur en décider seul en fonction d'une circulaire.

C'est tout aussi vrai dans les affaires les plus courantes. La jurisprudence fait évoluer le droit au moins autant que la loi. Dans ces conditions, est-il sage d'empêcher le Garde des Sceaux d'intervenir ? Comment préserver l'intérêt du contribuable, par exemple, si le représentant de l'Etat au tribunal de commerce n'a pas de directives à suivre ? Si de nouvelles affaires de dopage survenaient au cours du Tour de France, les magistrats pourraient ne pas réagir de la même manière à travers le territoire !

Garantir l'indépendance du procureur, c'est seulement le protéger des pressions : cela ne signifie pas que la conception personnelle d'un homme doit prévaloir sur la politique pénale du Gouvernement.

A propos des missions nouvelles des parquets, au titre de la prévention de la délinquance ou de la politique de la ville, vous insistez dans vos circulaires sur la nécessité de coordonner les acteurs locaux.

Souvent, le parquet est représenté dans les conseils départementaux de prévention de la délinquance et il arrive fréquemment qu'on recrute, dans le cadre des contrats locaux de sécurité, un correspondant du parquet. Comment resserrer les liens entre le parquet et les services des collectivités locales ou de l'Etat si on donne au procureur une totale indépendance ?

On assiste déjà à de nombreux conflits entre préfets et procureurs, quand ceux-ci doivent agir de concert pour faire évacuer un lieu ou rétablir l'ordre dans des quartiers en situation quasi insurrectionnelle. A Strasbourg, le procureur s'est plaint des insuffisances des forces de l'ordre. Les événements de Vauvert ont soulevé une polémique publique au sein même du Gouvernement, puisque M. Chevènement, notoirement hostile à votre projet, a parlé d'un "relâchement important". Il faut craindre qu'avec l'adoption de votre texte, de tels conflits se fassent de plus en plus nombreux. Le Gouvernement sera dans l'impossibilité de les arbitrer.

Ce projet organise le retrait du pouvoir politique : c'est habile au plan médiatique, mais le ministre de la justice devra agir dans la clandestinité. C'est en cela que votre projet est hypocrite. Comme l'a dit M. Méhaignerie, le coup de téléphone remplacera la réquisition écrite.

Ou bien le Garde des Sceaux sera démis de tout pouvoir. Mais à quoi nous servira-t-il de l'interroger, dans ce cas ? En démocratie, toute légitimité procède du suffrage universel. Vous allez cependant confier l'exercice de la justice à une corporation. Ce transfert de pouvoirs, du politique au juge, se fait au détriment du citoyen, à qui vous ne donnez aucun pouvoir contre le juge. Vous allez sans doute évoquer ce serpent de mer qu'est la réforme du statut des magistrats et de leur responsabilité. En cas de manquement, les magistrats du parquet peuvent déjà faire l'objet de poursuites disciplinaires. Mais comment mettre en oeuvre leur responsabilité civile ? Aucun pays n'y est parvenu. Les Italiens en ont voté le principe par référendum, mais n'ont pas encore trouvé le moyen d'y arriver concrètement.

Nous allons vers le gouvernement des juges, d'autant que la magistrature a tendance à fonctionner en vase clos. Le parquet risque de se couper des représentants de la nation, ce qui est contraire à sa vocation.

C'est d'autant plus grave que votre projet conduit à l'atomisation de la politique pénale, qui sera définie de manière différente, dans leurs ressorts respectifs, par trente-trois procureurs généraux tout-puissants. C'est là une atteinte à l'égalité devant la loi pénale comme à l'indivisibilité de la République.

Votre loi, médiatique et de circonstance, est soutenue par votre majorité sous la contrainte. Beaucoup d'élus de gauche, on le sait, n'en veulent pas. Vous allez aggraver la crise de la justice. J'invite donc mes collègues à voter cette question préalable (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF, du groupe du RPR et du groupe DL).

Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux, ministre de la justice - Vous avez parlé de "cordon ombilical" sans chercher qui avait, le premier, utilisé cette image : il s'agit, je crois bien, du Président de la République, quand il a annoncé la création de la commission Truche. A votre place, je serais donc plus précautionneux dans mes appréciations (Sourires sur les bancs du groupe socialiste).

Pour ma part, je n'ai jamais employé cette expression : il ne s'agit pas de couper le lien, mais de transformer la relation entre le pouvoir politique et le parquet, de façon que seul prévale l'intérêt général. Le lien existe et continuera d'exister, car nous en avons besoin pour faire appliquer la politique pénale du Gouvernement.

A propos des classements sans suite, vous reprenez des propos convenus et avancez le taux de 80 % sans même avoir pris la peine de vérifier vos sources. Sur 4 992 000 plaintes transmises au parquet, 3 855 000 ont certes été classées, mais 3 103 000 d'entre elles concernaient des actes dont l'auteur est resté inconnu.

M. Pierre Albertini - C'est bien qu'il y a dysfonctionnement !

Mme la Garde des Sceaux - Le parquet ne peut évidemment poursuivre des personnes qui n'ont pas été identifiées ! (Interruptions sur les bancs du groupe UDF et du groupe du RPR)

Contrairement à ce que vous avez prétendu, il n'y a pas eu d'explosion des classements sans suite, dont le nombre a même diminué en 1998 : - 2 % tous auteurs confondus et - 5 % quand l'auteur est connu. La méfiance des Français à l'encontre de la justice vient aussi de ce type de désinformation.

Vous affirmez que les procureurs se conduisent en cow-boys. Avez-vous des exemples ? Qu'est-ce qui vous permet de dire cela ? Si la presse a permis d'éviter que certaines affaires soient classées, elle a donc fait son travail.

Enfin, vous préconisez une procédure spéciale pour les politiques. Vous rendez-vous compte de l'énormité que vous proférez ? Voulez-vous des procureurs Starr en France ? Pour moi, c'est non, non et non ! (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, du groupe communiste et du groupe RCV)

Il faut maintenir les procédures normales. Toute procédure extraordinaire est mauvaise, à plus forte raison quand elle concerne des politiques.

Vous avez critiqué les directives et circulaires. La responsabilité du Gouvernement, c'est d'orienter l'action publique. Les directives ne sont pas des décisions et elles ne privent pas les procureurs de leur liberté d'appréciation en fonction des circonstances locales.

La directive est conforme à la Constitution puisque c'est le Gouvernement qui conduit et détermine la politique de la nation. Elle n'ajoute pas de prescription nouvelle à la loi pénale. Tout ceci a été jugé par un arrêté du Conseil d'Etat du 19 mars 1997.

Sur les affaires de terrorisme, où avez-vous inventé que nous n'avons pas été confrontés au problème depuis deux ans ? Ce que nous avons fait, notamment en Corse...

M. Pierre Albertini - Vous pouvez en parler, de la Corse !

Mme la Garde des Sceaux - ...c'est que non seulement nous avons été efficaces, mais nous avons restauré la crédibilité de la justice, ce qui n'a pas été le cas à toutes les époques ! (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste)

M. Jean-Luc Warsmann - Ne dites pas cela, tout le monde l'a fait !

Mme la Garde des Sceaux - Sur les affaires internationales, nous avons eu droit à un feu d'artifice final ! Vous avez pris l'exemple de l'extradition : mais ce n'est pas le procureur qui décide de l'extradition, c'est la chambre d'accusation qui donne un avis et, s'il est négatif le Garde des Sceaux est tenu de le suivre ! Cette loi ne change rien à la procédure d'extradition, alors vous devriez être un peu plus précautionneux et faire preuve d'un peu plus de rigueur devant la représentation nationale. (Protestations sur les bancs du groupe UDF et du groupe du RPR)

M. Jean-Luc Warsmann - Scandaleux !

Mme la Garde des Sceaux - Vous citez Pinochet et la Chambre des Lords... Quel rapport ? Et comment peut-on s'insurger que, de M. Pinochet à M. Milosevic, une justice internationale se mette enfin en place ?

Vous évoquez la cohérence de la politique pénale. Où est défini le rôle du Garde des Sceaux dans le code de procédure pénale ? Nulle part ! Il n'apparaît qu'au détour de l'article 36. Dans le projet que je vous présente, j'affiche clairement ce que fera et ce que ne fera pas le Garde des Sceaux. Mais, dites-vous, pourquoi ne pas conserver les instructions individuelles ? Il y a aujourd'hui 600 000 décisions de poursuites : quel pourcentage d'interventions, selon vous, ferait une politique pénale ? Faut-il 10 % d'instructions, soit 6 000 par mois ? Ce n'est pas sérieux, il faut faire un tri. Dans le passé ce tri s'est fait par le copinage ou sous la pression des médias. Je préfère avoir une politique pénale qui ne soit pas l'addition de décisions individuelles aléatoires, mais se concentre sur les orientations générales, ce qui n'empêchera pas des saisines exceptionnelles quand l'intérêt général le commandera.

Mme Véronique Neiertz - Très bien !

Mme la Garde des Sceaux - Selon vous, la magistrature est le corps de tous les dangers -corporatiste, médiatique...mais surtout pas politique ! Hélas, l'expérience récente a démontré le contraire !

S'il y a un danger médiatique, on peut saisir le Conseil supérieur de la magistrature. S'il y a un danger corporatiste, pour manquement à la déontologie, il sera amoindri par le projet de révision constitutionnel, modifiant la composition de ce Conseil, qui ne sera plus composé majoritairement de magistrats.

Quant au classement des plaintes, la loi que vous avez votée il y a quelques jours, en instituant la composition pénale, évitera d'avoir à choisir entre le classement sans suite et le renvoi devant une juridiction. Il y a toute une petite et moyenne délinquance qu'il faut traiter rapidement et par des procédures moins lourdes que le renvoi devant le tribunal. Ça, c'est une politique pénale, Monsieur Plagnol ! (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, du groupe communiste et du groupe RCV)

M. Henri Plagnol - Fait personnel ! (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste)

M. le Président - Je vous donnerai la parole en fin de séance, comme l'exige le Règlement.

M. André Vallini, rapporteur de la commission des lois - Je répondrai à M. Plagnol sur quelques points.

Vous avez dit que les Français voulaient surtout une justice moins lente, moins complexe plutôt qu'une réforme pour mettre fin aux "affaires". Les Français veulent les deux : une justice plus accessible et plus impartiale. Donc cette loi est tout aussi nécessaire que celle que nous avons votée pour rendre la justice plus moderne.

Selon vous, la politique pénale n'existerait pas. Je rappelle qu'elle sera définie chaque année par le Garde des Sceaux devant le Parlement et qu'elle devra être appliquée par le parquet. J'ai d'ailleurs déposé un amendement, que la commission a adopté, remplaçant le terme "orientations générales" par "directives".

Vous avez agité le droit d'action propre comme un épouvantail par rapport aux libertés publiques. Mais de nombreux verrous sont prévus par le texte : il ne sera employé qu'à titre exceptionnel, si l'intérêt général le commande et le ministre ne fera que déclencher l'action publique.

Quant au "gouvernement des juges", ce n'est qu'un fantasme qui revient régulièrement dans cet hémicycle depuis deux siècles.

Mme la ministre a rappelé que l'expression de "cordon ombilical" émanait du Président de la République. Selon Le Figaro du 3 juin 1998, M. Chirac a même demandé à la commission Truche d'examiner les moyens de rendre le parquet "indépendant" de la Chancellerie : vous voyez que vous n'êtes pas tout à fait en phase avec l'Elysée, mais ça n'est pas nouveau en matière de justice (Interruptions sur les bancs du groupe du RPR).

Certains magistrats, au contraire, voient dans ce projet une reprise en mains du parquet. Ces critiques opposées prouvent qu'il s'agit d'un texte d'équilibre qui va refonder le lien entre les parquets et le ministre de la justice et mettre chacun face à ses responsabilités.

Je demande donc qu'on rejette cette question préalable. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste)

M. le Président - Nous en arrivons aux explications de vote.

M. Jacques Floch - Notre collègue Plagnol ne veut pas que l'on change la loi -cela ne m'étonne pas, venant d'un conservateur (Interruptions sur les bancs du groupe du RPR et du groupe UDF).

Il utilise pour cela l'article 91, 4ème alinéa, de notre Règlement. L'usage parlementaire veut que la question préalable soit posée quand il n'y a pas lieu de délibérer parce que les textes en vigueur sont satisfaisants pour le bon fonctionnement de la République. Ce motif me paraît un peu inquiétant. Vous auriez pu dire que ce texte vous dérangeait ou que vous regrettiez la façon dont les choses se passaient hier.

Mais vous n'avez pas dit quel était le projet de la droite. J'ai lu dans Libération du 22 avril 1997 la déclaration du Président de la République dans laquelle il justifiait sa décision de dissoudre l'Assemblée nationale par la nécessité de réaliser plusieurs réformes, dont celle de la justice. "Nous devons, disait-il, la rendre plus indépendante, mais aussi plus rapide et plus proche... Ces choix exigent votre adhésion". Par manque d'imagination politique, notre collègue nous demande de ne pas respecter ces voeux éminents du Président de la République. Pour ce seul motif, je souhaite le rejet de la question préalable, et je vous dis : pour une fois, mes chers collègues, soyez chiraquiens ! (Rires et applaudissements sur plusieurs bancs du groupe socialiste)

M. Jean-Luc Warsmann - Parmi les principes de la démocratie figure l'exigence d'une justice efficace et impartiale. Mais on y trouve aussi le respect des droits de l'opposition, et de chaque personne. Je regrette que ce respect, auquel avait droit notre collègue Plagnol, ne lui ait pas été accordé.

Sur le fond, son intervention a permis de soulever de vrais problèmes. Elle a aussi eu le mérite de provoquer une explication de Mme la Garde des Sceaux sur ces fameuses orientations générales. M. Plagnol avait demandé si ces orientations étaient des directives, et si la jurisprudence du Conseil d'Etat s'y appliquait. Vous avez répondu oui, Madame la ministre. Et vous avez dit qu'il ne pouvait s'agir de directives qui décident où donnent des ordres, car il fallait respecter le pouvoir d'opportunité du parquet ; et qu'elles ne sauraient créer aucun texte normatif nouveau, puisque la seule loi peut créer des textes de portée législative. Qu'y aura-t-il donc dans ces directives ? Telle est notre inquiétude. Il y avait autrefois une régulation de l'action judiciaire par des directives individuelles. Vous les supprimez, soit ; nous y reviendrons. Maintenant tout va reposer sur des directives générales, dont vous reconnaissez qu'elles ne sont pas obligatoires et qu'elles se heurtent au pouvoir d'appréciation du parquet. On ne peut pas dire mieux que vous ne le faites vous-mêmes que ce texte ne vous donne aucun outil concret pour mettre en place une politique pénale !

Quant au principe de l'égalité de traitement entre les citoyens, il définit une responsabilité du pouvoir exécutif, et fonde le devoir du Garde des Sceaux de mettre en oeuvre une politique pénale qui respecte ce principe. D'où notre deuxième inquiétude : quand on laisse le champ libre à des dispositions qui permettent trente-trois politiques pénales différentes en France, et à des adaptations des textes dont on n'a pas défini les limites, nous craignons que se développe l'inégalité de traitement entre les citoyens. Pour toutes ces raisons le groupe RPR votera la question préalable (Applaudissements sur les bancs du groupe du RPR, du groupe UDF et du groupe DL).

M. Pascal Clément - En liminaire, Madame la Garde des Sceaux, permettez-moi d'exprimer une surprise devant le ton dont vous avez usé envers notre collègue Plagnol. Je n'imagine pas que, devant une assemblée d'élus, un membre de l'exécutif parle sur ce ton méprisant à un élu de l'opposition ; je n'oserais pas le faire dans l'assemblée que je préside. L'interprétation donnée aux références à Pinochet et Milosevic était peu acceptable.

Sur le fond, le groupe DL soutient la question préalable, car nous pensons effectivement qu'il n'y a pas lieu de délibérer. Pourquoi ? Vous avez laissé croire, lors de votre campagne législative de 1997, que la justice était à ce point opaque et manipulée par le politique que cette loi était nécessaire. Or le mal est ancien, et certains à gauche ne devraient pas tant insister sur les dérapages du pouvoir précédent. Car il n'est pas le seul : tous les pouvoirs ont dérapé, et dévoyé l'article 36 du code de procédure pénale. Et ma proposition est simple : plutôt que de changer la loi, ne vaudrait-il pas mieux l'appliquer ? Ce n'est pas parce que certains dévoient l'article 36, lequel permet seulement les poursuites, et non leur absence, qu'il faut le changer. Puisque depuis longtemps tous les gouvernements ont dévoyé cet article, il suffirait de l'appliquer strictement. Je n'ai jamais entendu incriminer une manipulation du pouvoir exécutif quand celui-ci demandait à un procureur de poursuivre ! Le problème se pose quand il fait l'inverse. Mais cet inverse n'est pas dans la loi. Appliquons donc la loi !

Et ne venez pas nous dire que nous ne voulons rien changer ni réformer. La seule réforme qui a apporté une grande avancée pour la justice, et que M. le rapporteur a attribuée au président Mitterrand, ce qui m'a fait sourire, est due au gouvernement de M. Balladur. Il est vrai que François Mitterrand était président. Mais c'est M. Balladur qui a demandé et obtenu la révision constitutionnelle qui a assuré l'indépendance des juges du siège. C'est le seul point important ! Le reste ne compte pas. Ne venez donc pas nous dire que la réforme a lieu aujourd'hui : elle a eu lieu en 1993. C'était la réforme du CSM, et la nomination par ce conseil, en toute indépendance, des juges du siège. Le reste n'est que mousse médiatique. Pour pasticher M. Floch, je vous invite à être pour une fois mitterrandiens, car il est sûr que François Mitterrand n'aurait pas signé ce texte ! (Applaudissements sur les bancs du groupe DL, du groupe du RPR et du groupe UDF)

M. Pierre Albertini - Je ne comptais pas faire d'explication de vote, car la démarche d'Henri Plagnol me paraissait assez claire pour être légitime, au moins sur le plan du principe. Faut-il ou non légiférer ? Ce projet va-t-il améliorer l'état du droit ? Notre réponse est non, et c'est toute la démonstration de notre collègue. Il a mis en lumière un certain nombre de risques ; la caricature qu'a faite de son propos Mme la Garde des Sceaux m'incite à revenir sur quelques points.

M. Plagnol a évoqué le risque d'atomisation de la politique pénale. Tous les magistrats savent qu'il n'y a pas au sens strict de politique pénale, car c'est avant tout un ensemble d'affaires individuelles. Il y a un pouvoir d'orientation, mais chacun essaie à sa manière d'interpréter et d'appliquer une loi qui est la même pour tous. C'est l'application qui fait problème, non la loi. M. Plagnol a montré, d'autre part, le risque pour le pouvoir politique de se priver d'un moyen d'action en cas de carence des procureurs. Vous l'avez accusé de ne pas savoir ce que recouvrait le taux de classements sans suite. Mais nous savons bien que ce taux élevé résulte pour l'essentiel de l'absence d'identification des auteurs des infractions. Ce n'est pas là un résultat dont on puisse se glorifier : le taux d'élucidation des affaires par la police et la gendarmerie est plutôt une source d'inquiétude. Ne faites donc pas dire à M. Plagnol ce qu'il n'a pas dit.

Il a évoqué les conflits possibles entre procureurs et préfets. Je reviens sur l'assassinat du préfet Erignac et l'attitude du préfet Bonnet. Tout le monde sait que la double enquête diligentée par ce dernier a été le principal obstacle à la bonne marche de l'instruction conduite par les services judiciaires : ne nous dites pas que c'est un fantasme !

Vous reprochez à M. Plagnol un manque de rigueur et une analyse insuffisante. Ce n'est pas digne du traitement qu'on doit à un parlementaire, qui est libre de ses propos. Et sa démonstration ne manquait ni de rigueur ni de finesse. Enfin, vous lui reprochez son interprétation de l'affaire Pinochet. Mais il a bien précisé qu'il ne se prononçait pas sur le fond, mais appelait l'attention sur les risques que pourrait créer un procureur qui confondrait la diplomatie avec des mesures mettant en cause l'intérêt de l'Etat : c'est tout. Ne donnons donc pas à ce débat une tournure de ce genre. Revenons à la sérénité que le sujet mérite, et évitons les polémiques inutiles (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF, du groupe du RPR et du groupe DL).

M. le Président - Sur la question préalable, je suis saisi par le groupe RPR d'une demande de scrutin public.

M. Jacques Brunhes - J'entends avec surprise MM. Clément et Albertini soutenir qu'il n'y a pas lieu de légiférer. J'ai en effet sous les yeux la déclaration faite par le chef de l'Etat lors de l'installation de la commission de réflexion sur la justice, le 21 janvier 1997. Observant que les Français ne perçoivent pas toujours leur système judiciaire comme remplissant parfaitement ses missions, le président Chirac affirmait son ambition de doter notre pays d'une justice modernisée. Et il demandait à la commission Truche de proposer une série de mesures législatives en vue de cette modernisation.

La majorité d'alors n'a pas engagé le moindre commencement de réforme ; je suis fier que l'actuelle majorité plurielle en prenne l'initiative (Applaudissements sur les bancs du groupe communiste et sur quelques bancs du groupe socialiste).

A la majorité de 140 voix contre 114 sur 257 votants et 254 suffrages exprimés, la question préalable n'est pas adoptée.

M. Jean-Luc Warsmann - L'action publique est un sujet fondamental car sont en jeu notre conception de l'Etat et de la République, la protection de la société contre ceux qui ne respectent pas les lois, l'organisation d'une justice impartiale.

Cependant je m'interrogeais réellement sur le sort de ce projet, déposé sur le bureau de notre Assemblée le 3 juin 1998... La procédure a été nettement plus rapide pour le PACS ! Le voici enfin inscrit à notre ordre du jour ; nous devons en remercier d'abord le Président de la République, qui a demandé que tous les textes concourant à la réforme de la justice soient examinés au moins en première lecture avant que celui relatif au CSM ne soit soumis au Congrès.

Oui, une politique pénale forte est indispensable ; oui, le système judiciaire doit être modernisé et permettre une justice impartiale ; cependant les moyens de la justice sont insuffisants et ces textes aggravent la situation.

Une politique pénale forte garantit l'efficacité du service public de la justice, particulièrement nécessaire à un moment où l'insécurité progresse et où la délinquance des mineurs a augmenté de 11 % en un an ; elle garantit aussi l'égalité de traitement des citoyens, quel que soit le procureur général.

Cette politique pénale doit sans conteste être menée par le ministre de la justice, lequel appartient à un Gouvernement responsable devant le Parlement et qui, selon l'article 20 de la Constitution, "détermine et conduit la politique de la nation".

Dans l'ancien système, la régulation était assurée par des instructions individuelles, dont l'objet était d'homogénéiser l'interprétation des lois et d'offrir à la Chancellerie la possibilité de manifester le souhait d'une inflexion de la jurisprudence.

Selon le projet, le ministre de la justice définira les orientations générales de la politique pénale ; mais chacun sait ce que celles-ci peuvent avoir d'imprécis. Au cours des auditions, de nombreux magistrats nous ont dit que de tels documents étaient souvent à peine lus... Le rapporteur propose d'utiliser le mot "directives", mais cela ne change rien au problème fondamental, qui est que ces textes ne peuvent ni être créateurs de droit, ni porter atteinte à la liberté du procureur.

Il faudrait disposer d'un outil d'évaluation, par ressort de parquet.

S'agissant de Vauvert, Madame la ministre, j'aimerais connaître vos conclusions. Le 8 mai, un policier municipal est agressé par un délinquant qui, deux ans plus tôt, avait été condamné pour l'agression d'une femme de gendarme. Après trois heures de garde à vue, il passe devant le juge et est convoqué devant le tribunal en septembre... Si vous considérez que le service public n'a pas fonctionné correctement, quelles mesures avez-vous prises ? L'adjoint au maire de Vauvert -municipalité qui soutient la majorité actuelle- avait écrit au procureur que sa décision risquait "de donner au prévenu un sentiment d'impunité et de conforter son rôle auprès des jeunes, d'éloigner encore nos concitoyens d'une justice qui est le pilier de la démocratie". Quarante-huit heures après, c'était une agression avec coup de feu, qui faisait un mort.

Nous sommes pour une justice moderne et indépendante. A cet égard, les nouvelles générations n'ont plus les mêmes exigences que dans le passé. J'appelle à un peu plus d'humilité tous ceux qui ont soutenu pendant 14 ans le Président Mitterrand, maintenant que la presse raconte ce que fut son comportement...

Je suis pour la suppression des instructions individuelles. Cependant vous ne les supprimez qu'en matière pénale ; en matière commerciale, par exemple, il y en aura toujours. De plus, vous donnez d'une main et vous reprenez de l'autre. Ainsi, vous nous proposez de faire obligation à tous les magistrats du parquet d'informer le ministre de la justice des affaires qui leur paraissent devoir être portées à sa connaissance. Cette formulation est très imprécise, mais ce qui sur le fond me choque, c'est qu'alors même que vous annoncez la fin des instructions individuelles, vous avez demandé la communication de pièces individuelles dans de nombreuses affaires. Quel intérêt de demander dans l'heure qui suit des précisions sur la valeur des chaussures de M. Roland Dumas ? Et que dire de la réaction qu'on vous prête d'avoir reproché à certains procureurs de la République de ne pas vous avoir avertie personnellement de certaines perquisitions ?

Il y a là une gigantesque mascarade. Je vous reconnais le droit de suivre certaines affaires qui vous intéressent personnellement et il est du devoir des procureurs généraux de vous donner des informations générales et non individuelles.

Vous avez déclaré que ces informations avaient aidé le Gouvernement dans la définition de sa politique de lutte contre la drogue. Mais est-il besoin pour cela du nom de tous les trafiquants ? Le Gouvernement a besoin, pour définir ses orientations, de rapports généraux et non d'informations individuelles.

Il y a là une gigantesque hypocrisie (Applaudissements sur les bancs du groupe du RPR).

J'en viens au droit d'action directe qui figure au projet. Vous nous demandez de vous donner le pouvoir de déclenchement de l'action publique dans l'hypothèse ou un procureur général refuserait de le faire.

Mais quelles seraient les suites dans cette hypothèse ? Soit le magistrat du siège relaxe et il y aurait pour vous un désaveu ; soit une condamnation intervient et comment ne pas dire alors qu'il y aurait là un jugement dicté par le pouvoir politique ? Avec ce procédé, vous accroissez le soupçon. Et quel honneur d'avoir pour adversaire le Garde des Sceaux en personne ! Quel retentissement ! Je gage que ce droit d'action ne soit utilisé que dans quelques affaires médiatiques et si ce n'était pas le cas, je redouterais ses effets néfastes.

Aux termes de l'article 37 du projet, "le procureur général peut dénoncer au procureur de la République de son ressort les infractions à la loi pénale dont il a connaissance". Cette disposition entraîne un recul du droit car l'article 40 du code de procédure pénale prévoit déjà que "toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui dans l'exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d'un crime ou d'un délit est tenu d'en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs".

Les nouvelles dispositions introduiraient le risque que des affaires soient détenues par le procureur général, et non transmises au procureur de la République compétent. Il y aurait là la possibilité de conduire certains dossiers dans des voies sans issue, ce qui est contraire au principe de bonne administration de la justice.

J'en viens aux moyens de la justice, dont je m'étonne qu'ils n'aient pas été évoqués.

Les chiffres sont en effet cruels : neuf mois de délai moyen pour un jugement devant le TGI, seize mois pour une décision de cour d'appel. Cette situation est indigne de notre démocratie et la France s'est déjà vue mise en cause à ce titre par la Cour européenne des droits de l'homme.

L'urgence absolue est d'affecter le plus grand nombre de magistrats dans des juridictions de jugement et de ne pas les distraire de leur mission essentielle pour appliquer une nouvelle loi. L'urgence, c'est que le stock des instances baisse et que les délais diminuent.

S'agissant de la mise en place de la commission de recours contre les classements sans suite, je cite : "elle aboutit de fait à un certain renforcement de la complexité administrative et, accessoirement, elle mobilisera 17 postes nouveaux de greffiers". La source de ma citation est l'étude d'impact remise à M. le Premier ministre. De même, le rôle accru des procureurs généraux entraînera la mobilisation de 35 postes de secrétaires généraux, qui pourraient être mieux employés à d'autres tâches.

Si nous soutenons sur le principe l'introduction de la motivation des classements sans suite, qui constitue un progrès, nous posons le problème des moyens, car cet alourdissement du rôle des parquets représente un coût estimé à 234 équivalents temps plein.

L'urgence est d'améliorer le fonctionnement des structures existantes. Or les dispositions relatives à la police judiciaire entraîneraient la mobilisation de 35 postes de magistrats du premier grade. Il y a quelques semaines, le texte sur la présomption d'innocence a entraîné la création de plusieurs dizaines de juges de la détention.

Vous affectez des moyens que vous n'avez pas ! Ou si vous les avez, vous commettez une faute de gestion lourde car ils devraient plutôt être affectés dans des juridictions de jugement.

Plusieurs députés RPR - Très bien !

M. Jean-Luc Warsmann - En conclusion, notre groupe considère que la priorité doit être donnée à une politique pénale forte, garante de l'efficacité de la justice et du respect du principe d'égalité entre les citoyens. Il est bien de la responsabilité du ministre de la justice de la mettre en oeuvre et d'en assurer l'évaluation. Nous regrettons que ce projet de loi ne s'en donne ni l'ambition, ni les moyens.

Nous abordons cependant cette discussion dans un esprit constructif.

M. Arnaud Montebourg - Enfin !

M. Jean-Luc Warsmann - Et nous serons amenés à ce titre à approuver certaines positions de principe.

Mais l'équilibre général du texte est très loin de ce qui nous semble nécessaire aujourd'hui et le groupe RPR votera contre (Applaudissements sur les bancs du groupe du RPR, du groupe UDF et du groupe DL).

M. Jacques Brunhes - Après la déclaration de politique générale du Premier ministre en juin 1997, déclarant qu'au premier rang des responsabilités de l'Etat il y a la justice, vous avez, Madame la Garde des Sceaux, organisé un débat sur les orientations de la réforme de la justice au Parlement en janvier 1998. Nous avons apprécié la méthode d'un projet d'ensemble constitué autour de 3 axes "une justice au service des citoyens", "une justice au service des libertés", "une justice indépendante et impartiale" et charpenté par 7 textes législatifs.

Certains ont regretté qu'il n'ait pas été possible de présenter un seul grand texte d'ensemble. Son gigantisme eût été irréaliste. Il reste que chacun de vos textes ne peut être examiné séparément des autres. Notamment celui-ci sur l'action publique en matière pénale qui est au centre de la profonde réforme engagée. Vous voulez mettre "un terme définitif au temps de l'opacité" pour reprendre une formule de l'exposé des motifs. Nous vous accompagnerons dans la mise en oeuvre de cette volonté.

La multiplication des affaires laisse paraître une évidence pour nos concitoyens : plus on est près du pouvoir économique et politique, plus la justice est oublieuse ou clémente.

Trop d'affaires ont conforté la conviction d'une justice à plusieurs vitesses et l'existence d'un droit à l'impunité d'un petit nombre.

Les Français ont ainsi acquis la certitude qu'une intervention de la Chancellerie permettait de classer des affaires sensibles, de mettre fin à l'action publique pour certains délits en raison de la seule personnalité des auteurs et de leur influence politique. Et du constat de l'absence d'égalité devant la loi à l'invitation à la délinquance il n'y a qu'un pas.

Avant d'être juridique, le problème est donc essentiellement politique. Dans un état de droit, la confiance dans la justice est une pierre angulaire de la République.

En même temps, les rapports entre la Chancellerie et le ministère public ont en France une histoire originale. Le système judiciaire a connu le passage des avocats aux avocats du roi, puis au parquet, sous la tutelle de la Chancellerie. Et c'est une révolution qui a fondé la séparation des pouvoirs, la gratuité et l'indépendance de la justice.

Aujourd'hui, le projet de loi apporte une réponse courageuse et cohérente à une situation de crise pour contribuer à établir la stricte égalité de tous devant la justice.

Le danger pour la démocratie est trop gave pour qu'il n'appelle pas ceux qui y sont attachés à agir vite pour que la transparence l'emporte sur l'étouffoir.

Au regard de l'opinion publique et confrontés à ces enjeux considérables que sont la moralisation de la vie politique, l'égalité devant la justice, la crise de confiance de la magistrature, l'indépendance de cette dernière, notre responsabilité de parlementaires est particulièrement grande.

Ce texte est aussi le plus "politique" des projets réformant la justice.

Comment aborder les rapports entre le parquet et la Chancellerie, entre indépendance et subordination ?

S'inspirant fortement du rapport Truche qui représente un compromis entre la tradition jacobine, étatiste, de la justice, et la justice comme "tiers pouvoir" autonome, votre projet équilibré répond pour une large part aux propositions que nous avions formulées le 15 janvier 1998.

Mener une politique publique en matière pénale, ne jamais intervenir dans les affaires individuelles : à cette ligne directrice nous souscrivons totalement.

Il est légitime que le Gouvernement définisse la politique pénale en fixant des priorités, par exemple la lutte contre le racisme, le trafic de drogue et la délinquance économique, et puisse en contrôler son application.

En même temps, pour éviter le risque permanent du "gouvernement des juges", il est décisif que le Garde des Sceaux, qui ne peut donner aucune instruction particulière, puisse déclencher l'action publique.

Ainsi le droit à l'IVG continue à être contesté par des actes rétrogrades qui doivent être poursuivis, le racisme du quotidien ne doit jamais être toléré. En cas d'inertie du procureur, le respect de la loi commande que l'action publique soit mise en oeuvre par le Garde des Sceaux.

Celui-ci devra rendre compte devant le Parlement chaque année des orientations générales de politique pénale qu'il a données et des affaires dans lesquelles il a exercé son propre droit.

En cas de classement sans suite, les mesures prises en faveur de la victime semblent convenir.

L'obligation faite au procureur de motiver et de notifier sa décision au plaignant est positive. Ce dernier, s'il ne peut se constituer partie civile, bénéficiera de possibilités de recours devant le procureur général puis devant une commission compétente.

Enfin, votre projet contient quelques dispositions opportunes pour renforcer le contrôle des magistrats sur la police judiciaire.

Vos projets ne peuvent être examinés séparément. Le projet de loi constitutionnel relatif au Conseil supérieur de la magistrature, assure l'indépendance de la justice en renforçant les garanties statutaires des magistrats du parquet. Nous aurions souhaité une réforme plus audacieuse, mais les deux chambres ont adopté le texte en termes identiques.

Nous déplorons vivement, dès lors, le retard pris par le Président de la République à réunir le Congrès afin d'adopter ce projet de loi, ce qui empêche le Parlement d'examiner les deux lois organiques concernant le CSM et le statut des magistrats. A cause de ce blocage, nous examinons un texte renforçant l'indépendance des magistrats sans aborder en même temps leur statut et leurs responsabilités.

Au bénéfice de ces observations, les parlementaires communistes considèrent que ce texte est équilibré et le voteront.

Mais alors qu'on discute des arbitrages budgétaires, je veux rappeler le lancinant problème des moyens. Notre justice est sinistrée, elle est asphyxiée. Des efforts très importants, c'est vrai, ont été engagés. Mais ils ne sont pas à la hauteur des besoins. Malgré vos efforts inlassables, Madame la ministre, le budget de la justice avec 1,5 % des dépenses de l'Etat nous classe au dernier rang des pays d'Europe occidentale.

L'insuffisance des moyens humains peut se révéler le talon d'Achille de votre politique. Je souhaite à nouveau que vous ayez aussi les moyens matériels de mettre en oeuvre cette ambitieuse réforme de la justice que notre groupe communiste accompagne de manière constructive (Applaudissements sur les bancs du groupe communiste et du groupe socialiste).

M. Pierre Albertini - La justice pénale peut priver un individu de sa liberté. Aussi y est-on particulièrement sensible, et ce projet suscite intérêt et controverse.

Mais il ne faudrait modifier l'état du droit que si l'on est sûr de pouvoir l'améliorer de façon significative. Or ce texte provoque non seulement notre opposition, mais doutes et inquiétudes chez de nombreux députés de la gauche plurielle. En témoignent les appels répétés à la discipline et à la cohésion émanant du Premier ministre et de vous-même et les efforts du rapporteur pour emporter l'adhésion de ses propres amis au prix de véritables exploits sémantiques !

C'est que des questions aussi fondamentales que les relations entre le parquet et le ministre de la justice, la direction de la police judiciaire et les recours contre les classements sans suite revêtent un aspect symbolique. Elles sont donc au centre de la réforme, voulue par le Président de la République et engagée par vos soins, de manière hélas tronçonnée.

Il faut asseoir sur une base claire les rapports entre pouvoir politique et parquet. Même si les affaires politico-judiciaires sensibles ne représentent qu'une infime part de la justice pénale, l'opinion désire fortement une justice plus efficace, plus accessible et plus indépendante. Nous devons conjurer deux périls opposés : d'une part, la soumission au pouvoir politique, toujours prompt à protéger ses amis et à accabler ses ennemis, d'autre part, l'affranchissement total du parquet à l'égard du pouvoir politique qui ferait courir le risque d'une justice corporatisée, voire atomisée. L'équilibre est difficile à maintenir. Mais il y va du crédit de l'institution.

Les magistrats du parquet ne sauraient se prévaloir de la même indépendance que ceux du siège, qui la tiennent de la Constitution. Certes il est souhaitable de leur procurer des garanties d'avancement et de nomination comparables, mais ils doivent aussi coopérer avec toutes les autorités qui concourent à la politique pénale. Leur indépendance ne saurait être absence de lien. Les abus observés ces vingt dernières années -condamnons-les tous- ne doivent pas conduire à une démission du politique. Chacun doit assumer ses responsabilités en toute transparence.

Comment assurer l'égalité devant la loi sans une politique de portée nationale ? Comment garantir la sécurité sans évaluer l'efficacité de la répression ? Comment sauvegarder l'ordre public sans une coordination de l'action pénale ?

A travers ces questions élémentaires, c'est l'inspiration de votre projet de loi que nous critiquons. S'agit-il de rompre le dialogue nécessaire entre parquet et ministre de la justice ou, plus sournoisement, de reprendre d'une main ce qu'on a accordé de l'autre ? Dans les deux cas, nous ne pouvons adhérer à l'objectif.

L'abandon de son rôle par le pouvoir politique paraît contenu, en germe, dans plusieurs dispositions de votre projet. Ainsi, vous renoncez aux instructions écrites de poursuivre prévues à l'article 36 du code de procédure pénale. Pour éviter toute dérive, vous prononcez une interdiction générale, absolue, et vous enlevez au Garde des Sceaux une faculté dont l'usage, même exceptionnel, est pourtant utile. Il ne s'agit pas d'entraver le cours de la justice -ce serait condamnable- mais au contraire de déclencher des poursuites en cas de carence du parquet ou s'il est impossible de rattacher un crime ou un délit à un procureur de la République territorialement compétent.

Vous prévoyez de publier des "orientations générales" de politique pénale dont nous ne voyons ni le contenu, ni les effets espérés. Quel en serait l'apport, au regard des circulaires et instructions ? J'ai pris connaissance des circulaires que vous venez d'envoyer au parquet sur l'usage et le trafic de drogue : que pourriez-vous ajouter à de telles incitations en les baptisant "orientations générales" ? La proposition du rapporteur de les appeler "directives" traduit bien le malaise éprouvé par de nombreux parlementaires. Selon le Conseil d'Etat, une directive n'est qu'un "hybride", une "pseudo-règle de droit" : les expressions sont celles des commentateurs des grands arrêts de la jurisprudence administrative. Le professeur Chapus, un des meilleurs spécialistes en la matière, l'écrit très clairement : "les directives ne décident pas, elles orientent". Elles n'ont aucun effet juridique direct. Au mieux, elles inspirent des décisions, leur but étant de fournir un fil directeur à l'administration.

Ce constat prend un relief particulier en ce qui concerne l'exercice de l'action publique qui, par définition, laisse aux "parquetiers" une marge d'appréciation et une liberté d'organisation considérable, consacrée par le principe d'opportunité des poursuites. Valéry Turcey, actuel président de l'Union syndicale des magistrats, se demande même, dans Le Prince et ses juges si la référence à une politique pénale définie par le ministre et appliquée par les procureurs ne relève pas, en réalité, d'un mythe. "Accablés de travail, écrit-il, les magistrats du parquet prennent connaissance rapidement des circulaires de la Chancellerie qui, au gré des modes, appellent leur attention sur la nécessité de réprimer les conduites en état alcoolique, le travail clandestin, les infractions au code de la consommation, les atteintes à l'environnement ou les contrefaçons de montres de luxe... et ils les rangent dans un tiroir". Comment prétendre, dans ces conditions, que la politique pénale sera, demain, plus homogène, alors qu'elle n'est, au fond, qu'une somme d'affaires individuelles ? Sans doute est-ce là le prix d'une justice humaine, proportionnée aux circonstances et à la gravité des infractions.

Les relations entre le parquet et le ministre de la justice ont pour but, dans une démocratie, de garantir le bon fonctionnement d'un service public, sous le contrôle des élus du peuple. Or on ne peut à la fois conserver le principe de l'opportunité des poursuites, accroître les garanties statutaires du parquet et organiser le retrait du pouvoir politique. Comme le montre l'exemple italien, le risque d'une atomisation de la justice pénale n'est pas un fantasme.

A moins que, pour conjurer un tel péril, la Chancellerie ne soit tentée d'utiliser d'autres moyens, moins officiels et moins transparents... On sait en effet que, de longue date, les rapports entre le parquet et la Chancellerie sont marqués par des pratiques que les textes sont impuissants à faire disparaître. Il est des silences plus éloquents que la parole, des questions plus insidieuses que des ordres, des coups de téléphone plus ravageurs que des instructions écrites... La possibilité, pour le ministre, d'évoquer toute affaire dont les parquets sont saisis ne manquera pas de provoquer, parmi les intéressés, toutes sortes d'interrogations sur la marche à suivre. Le non-dit aura toujours, dans le fonctionnement de l'appareil judiciaire, comme dans celui de toute institution, une place importante : l'esprit des textes compte autant que leur lettre. Quant à l'action propre que se réserve le ministre, on peut se demander quel usage il en sera fait. Outre qu'elle est contraire à notre tradition républicaine, cette innovation va induire une regrettable confusion des genres. L'enquête diligentée par le procureur disparaît au profit de la saisine directe de la juridiction. Devant celle-ci, qui défendra le point de vue du ministre ? Cette intrusion dans le cours de la justice et cet appel à l'opinion prendront les allures d'un désaveu du parquet et médiatiseront à l'excès les interventions du Garde des Sceaux.

Le groupe UDF préférerait qu'on rende plus claire la relation entre le parquet et le pouvoir politique. Le dialogue et la coopération entre tous ceux qui concourent à la politique pénale sont indispensables. Dans un régime démocratique, aucune institution ne peut agir sans être guidée par le pouvoir issu du suffrage universel : à lui de fixer le cap et de prévoir les moyens correspondants. Cette exigence répond à une attente des Français en tant que contribuables, justiciables et citoyens.

Votre texte, de confort, se révélera à l'usage ambigu.

Le soupçon ne sera pas dissipé, le crédit de la justice ne sera pas restauré avec un tel projet. Ni les mécanismes complexes du droit d'action propre et des recours contre les classements sans suite, ni les dispositions homéopathiques sur les rapports entre les parquet et la police judiciaire n'y contribueront efficacement.

Pour nous, améliorer le fonctionnement de la justice passe d'abord par le renforcement des garanties de carrière, la séparation fonctionnelle, les magistrats du parquet et de ceux du siège, et l'adoption d'une procédure plus franchement accusatoire, plus respectueuse des droits de la défense.

En aucune façon, la justice ne doit être prise en main par les politiques ni se recroqueviller sur elle-même. Elle a besoin de la confiance du plus grand nombre.

Pour toutes ces raisons, le groupe UDF ne votera pas ce projet en l'état (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF, du groupe DL et du groupe du RPR).

M. Georges Sarre - Madame la Garde des Sceaux, je voudrais réfléchir avec vous à la crise du politique. Depuis vingt ans, en effet, le Parlement ne cesse de renoncer à ses pouvoirs. Sous l'impulsion de M. Giscard d'Estaing, la possibilité de saisir le Conseil constitutionnel a été ouverte, en 1974, à soixante parlementaires. Les oppositions successives en ont donc systématiquement usé et le Conseil constitutionnel, créé pour veiller à la séparation entre loi et règlement, est devenu une véritable instance d'appel pour les vaincus du suffrage universel.

En 1986, le Parlement a approuvé l'Acte unique européen qui, en libéralisant les mouvements de capitaux, a interdit de fait toute réforme fiscale d'envergure.

Entre 1993 et 1995, le gouvernement Balladur a fait voter l'indépendance de la Banque centrale, qui prive les élus de toute action sur la politique monétaire, puis la ratification de l'accord GATT-OMC, qui confie à des panels la politique commerciale. Depuis 1989, le juge administratif a reconnu dans une série de décisions la supériorité des conventions internationales et du droit communautaire sur les lois votées par les représentants du peuple français, même postérieurement.

La réglementation communautaire et la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés s'imposent ainsi non seulement à nos juridictions mais au législateur lui-même !

Pour couronner le tout, une multitude d'autorités administratives, dites indépendantes ont été créées.

C'est d'abord cette autodépression du Parlement qui explique la crise du politique. Comment espérer que les citoyens participent au débat public et se rendent aux urnes, s'ils ont le sentiment que les élus n'ont plus prise sur les grands choix ? Dans un contexte de dévalorisation de la politique, de crise de la représentation, l'indépendance est présentée au citoyen comme parée de toutes les vertus, au contraire du pouvoir politique suspecté de toutes les tentations.

En réalité, les juges ont, comme tout le monde, leur a priori idéologique. Toute la question est de savoir qui assurera un minimum de contrôle. Si le peuple français n'est pas satisfait de la manière dont le Garde des Sceaux, le ministre de l'intérieur et le Gouvernement s'acquittent de leurs responsabilités, il peut les sanctionner dans les urnes.

Il n'est pas sûr qu'un parquet indépendant ne prendrait pas, lui aussi, des décisions arbitraires.

L'apparition d'une démocratie contentieuse, qui se substituerait à la démocratie citoyenne, ne serait qu'une apparence de progrès.

Que des responsables considérés naguère comme intouchables puissent aujourd'hui être inquiétés constitue certes un progrès, mais pas dans le cas où le juge bafoue la présomption d'innocence et le secret de l'instruction, en abusant de la détention provisoire et en instrumentalisant les médias.

Mais il est fallacieux de lier l'indépendance de la justice vis-à-vis des pressions politiques à l'indépendance du parquet. Depuis deux ans, Madame la ministre, vous faites la démonstration que l'on peut, dans le cadre actuel, ne pas donner d'instructions individuelles dans des affaires sensibles politiquement -il n'y a donc pas besoin d'une loi !

Les poursuites contre les puissants sont bien accueillies par les plus modestes, qui ont ainsi le sentiment qu'il y a une justice. Mais cette évolution ne doit pas conduire à judiciariser à outrance la vie publique. La mise en place par les sociétés multinationales de puissants lobbies juridiques auprès de toutes les instances dites indépendantes ne va pas dans le sens de la justice. Dans une société de plus en plus complexe, ceux qui ont les moyens juridiques et d'information l'emportent sur les plus démunis. La question des pouvoirs confiés au Garde des Sceaux est en réalité subalterne. La question essentielle est celle du contrôle que le peuple exerce, en dernière instance, sur le fonctionnement de la justice.

La justice est à la charnière entre le collectif et l'individuel, entre la société et le citoyen, entre l'intérêt général et les intérêts particuliers. Elle doit donc concilier l'obéissance à la loi et à l'exécutif désigné par le peuple pour conduire la politique de la nation avec l'indépendance, parce qu'il s'agit de la liberté individuelle, et que les citoyens chargés d'exercer le pouvoir exécutif ne doivent pas en abuser.

Il faut distinguer opportunité et légalité. La première s'inscrit pleinement dans la sphère du politique ; la seconde repose sur le respect scrupuleux du juridique.

Dans le respect de chacun de ces deux volets, l'autorité judiciaire reste unie en une seule entité.

Le juge du siège tranche en toute indépendance, appliquant la loi au dossier toujours particulier qui lui est soumis. Obéissant à la loi sous la responsabilité d'un pouvoir exécutif soumis à la sanction du suffrage universel, le parquet représente la société ; son autonomie est garantie par le statut personnel dont bénéficient procureurs et substituts.

Le parquet, qui représente la société en justice, ne peut tirer sa légitimité que du pouvoir politique, désigné par le peuple. On pourrait imaginer d'autres modalités, par exemple la désignation des procureurs au suffrage universel. Cette solution, pratiquée dans des pays voisins, outre qu'elle est étrangère à la conception française, présenterait de multiples inconvénients, dont une fragmentation partisane de la justice.

Dans sa très grande sagesse, le constituant de 1958 n'avait parlé que des magistrats du siège, pour les déclarer inamovibles et pour organiser un Conseil supérieur de la magistrature gérant leur carrière. Implicitement, le parquet était renvoyé à la loi organique. Le Président de la République était et reste -mais, désormais, avec quels pouvoirs ?- le garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire. La réforme du 27 juillet 1993 a commencé à briser ce dispositif. Le parquet a entrepris sa marche vers son indépendance. Vous nous proposez, Madame, de l'achever.

Si le législateur vous suit, le Gouvernement ne déterminera plus la politique de la nation en matière pénale. Tout au plus, il pourra émettre des voeux, sans aucun moyen de s'assurer que les procureurs les suivent.

En cas de manquement, les procédures disciplinaires qui existent, sont lourdes et demeurent très corporatistes puisque les représentants des magistrats y jouent un rôle prépondérant. Que faire devant un refus individuel ou collectif ? Le peuple devra-t-il se soumettre et ses élus se résigner ? Vous nous dites que le Garde des Sceaux, disposant du pouvoir de proposition devant le Conseil supérieur de la magistrature, conserve un moyen de pression -mais à condition que l'intéressé souhaite changer de poste, ce qui n'est pas toujours le cas.

En voulant interdire au ministre de la justice d'intervenir dans des affaires individuelles, vous affaiblissez l'Etat républicain, donc le peuple souverain, parce que, de temps à autre, des représentants de ce peuple ont des comportements répréhensibles. Punissons les représentants fautifs, mais non le peuple ! La nécessaire prévention de l'éventuelle transgression ne doit pas conduire à paralyser l'action. Or l'intérêt général commande que le Gouvernement conserve une certaine souplesse d'action face à certaines affaires, touchant notamment à la sécurité nationale ou au terrorisme. Dans l'effervescence d'un mouvement social, peuvent se produire des actes répréhensibles, des séquestrations par exemple. Faut-il toujours poursuivre ? Seul le pouvoir politique est légitime pour décider de l'opportunité. Seule l'autorité judiciaire est ensuite légitime pour apprécier les faits afin de condamner ou de relaxer. Laissons au Gouvernement sa responsabilité politique. Le peuple tranchera au moment des élections.

D'une certaine façon, vous admettez la nécessité pour le ministre de la justice d'agir en justice sur une affaire particulière, à condition qu'il intervienne personnellement et sans délégation. Ce dispositif présente deux graves défauts. D'une part, le procureur, qui se sera abstenu, représentera le ministre. D'autre part, le Gouvernement ne pourra pas empêcher le parquet d'agir, ce qui peut avoir des conséquences très dommageables pour le pays.

Par le deuxième article de votre projet, vous proposez d'accorder à quelques individus, procureurs généraux et procureurs, une part de la souveraineté nationale, celle d'agir en justice. Certes, vous n'allez pas aussi loin qu'en Italie, où chaque membre du parquet est devenu quasiment souverain.

Vous prenez néanmoins le risque d'une application différente de la loi sur le territoire national. Etes-vous sûre, par exemple, que tous les procureurs ont la même attitude dans la lutte contre le racisme et l'antisémitisme -quelques affaires récentes en font douter- sur la consommation des drogues dites "douces" ou sur la sécurité routière ?

Le classement sans suite pour des raisons d'opportunité a toujours une dimension politique. A ce titre, il entre dans le champ de la souveraineté nationale.

Le parquet, n'étant plus sous contrôle des représentants du peuple, ne peut exercer cette prérogative sans commettre une usurpation. Certes, vous avez imaginé un système complexe de recours à deux étages pour éviter les foucades personnelles, mais cette construction risque de provoquer soit l'encombrement, soit la perte de crédibilité.

Les procureurs de la République ne sont pas seulement des magistrats. Ce sont aussi des fonctionnaires. Le procureur de la République d'une ville chef-lieu de département est le directeur d'une administration déconcentrée et participe, avec le préfet ou autres fonctionnaires de l'Etat, à des opérations de sécurité, à des conférences de presse, etc. Il a également des pouvoirs purement administratifs, qu'il exerce sous la dépendance du Garde des Sceaux. Lorsqu'il sera totalement indépendant, au nom de qui exercera-t-il ce pouvoir de tutelle sur les officiers ministériels ? Au nom de qui visitera-t-il les établissements pénitentiaires, ou les établissements psychiatriques ?

Le troisième chapitre de votre projet dépouille en partie le pouvoir exécutif d'une fonction qui légitime depuis toujours l'existence de l'Etat, le pouvoir de police. Cela risque de s'avérer incompatible avec le rôle de gardienne de la liberté individuelle que la Constitution confère à la justice. Si l'autorité judiciaire a trop d'emprise sur la police judiciaire, elle sera tentée d'utiliser ses pouvoirs au détriment de la liberté individuelle. Nous avons déjà l'expérience du juge d'instruction, qui instruit trop souvent seulement à charge et utilise parfois la détention provisoire pour faire pression. Vous le savez si bien que vous allez nous proposer des réformes dans ce domaine. Fort du précédent des juges d'instruction, nous craignons de voir l'autorité judiciaire mener l'enquête, police et gendarmerie n'étant plus que ses auxiliaires. Il ne s'agit pas de mettre en cause la compétence ou l'honnêteté intellectuelle des magistrats du parquet quoique, comme nous tous, ils soient faillibles. Il s'agit tout simplement de préserver certains équilibres institutionnels.

Enfin, Madame la ministre, votre projet devrait vous mener à proposer une modification constitutionnelle, à première vue mineure, mais qui correspondrait à cette démarche d'affaiblissement de la République. Le titre huitième de la Constitution ne devrait plus désormais s'intituler : "de l'autorité judiciaire", mais : "du pouvoir judiciaire". Au-delà de quelques affaires trop célèbres, que nous déplorons tous, mais dont démagogues et polémistes usent et abusent, la dérive institutionnelle de ces dernières années témoigne d'une crainte profonde du peuple ; le coup de génie est d'avoir accrédité l'idée qu'une mesure qui prive le peuple d'un de ses pouvoirs pourrait participer d'une forme supérieure de la démocratie. La politique est remplacée par la morale, les bons sentiments, l'humanitaire, bref par de vagues et constantes références aux droits de l'homme, auxquels on oublie toujours de joindre ceux du citoyen. L'Etat est ainsi réduit au concept d'Etat de droit, sans que l'on sache qui édicte le droit : le législateur, mais aussi le juge, quand ce ne sont pas des professeurs de vertu autoproclamés. Cette approche, conforme à la conception anglo-saxonne de la société, induit une tout autre organisation judiciaire. Elle exclut l'existence d'un corps de magistrats autogéré, qui contrôle à la fois l'opportunité et la légalité. L'importation d'un tel modèle supposerait de sortir de la République.

Le Cardinal de Bernis écrit dans ses mémoires : "On ne sort de l'ambiguïté qu'à ses dépens". En France, l'autorité judiciaire reposait sur une profonde et féconde ambiguïté. On l'en fait sortir. Dans un premier temps, cette sortie se fait aux dépens de la responsabilité politique, donc de la République ; elle risque aussi de se faire, paradoxalement, aux dépens de la liberté individuelle. Dans un second temps, par un mouvement de balancier, cette sortie se fera aux dépens de l'autorité judiciaire. Le parquet en sera détaché pour devenir un simple service déconcentré du ministère de la justice.

Aujourd'hui, la véritable question est celle de la responsabilité politique. La politique appartient aux citoyens, la citoyenneté étant ce qui permet à chaque individu de participer au collectif. Ne confondons pas les rôles. Laissons au citoyen sa sphère. Laissons à la politique sa responsabilité et sa grandeur (Applaudissements sur les bancs du groupe RCV).

M. Pascal Clément - Ce texte nous arrive après une pression médiatique exercée depuis des années et sans doute en raison des fautes des différents gouvernements, depuis vingt ans au moins, et quels qu'ils soient -à en juger par un article d'un grand quotidien du soir, qui montre que dans ce domaine tout le monde devrait rester modeste. J'en arrive à me demander si ce texte existerait sans ce vacarme médiatique sur des dérapages condamnables, qui ont provoqué le besoin de légiférer. Quand on interroge les gens autour de soi, on constate que pour eux le Gouvernement s'apprête à instaurer enfin une justice vraiment indépendante.

Mme Odette Grzegrzulka - Ils ont bien compris.

M. Pascal Clément - Ils n'ont rien compris ! La justice est vraiment indépendante depuis que les juges du siège ne sont plus nommés par le Garde des Sceaux mais par le Conseil supérieur de la magistrature et cette réforme-là date de 1993 ! Mais certains se plaisent à tout mêler, par exemple le parquet et le siège. Et les gens de dire : heureusement que la gauche arrive, car nous aurons une justice indépendante. Fantastique tartuferie ! Mais beaucoup de nos concitoyens, même très instruits, ne comprennent rien aux questions judiciaires et peu de chose aux questions juridiques. Il y a donc une ambiguïté qui a été habilement cultivée par le Gouvernement. Ce projet est un peu blessant pour ceux qui savent que l'affaire a beaucoup avancé en 1993 et que le présent texte n'apporte rien, si ce n'est certains dangers -même si sur ce point je ne partage pas l'analyse de M. Sarre. Surtout, il dissimule une considérable reprise en mains. Là réside votre habileté, Madame la Garde des Sceaux : on ne donne plus d'instructions, mais on reprend vigoureusement en mains les procureurs généraux et les parquets. Ce texte, issu d'une poussée médiatique, vous permet de "surfer" sur l'opinion publique, mais ne correspond pas à ce qui est annoncé.

Il se compose de trois parties, relatives à la réforme du parquet, aux classements sans suite et à l'autorité du procureur sur la police judiciaire. Sur ce troisième point, il est décevant, mais je reconnais que personne n'a fait mieux que vous... Je serai surtout critique sur la première partie. Il est extraordinaire de considérer que, dès qu'une affaire est sensible, le procureur général doit l'évoquer auprès de la Chancellerie, et "en temps réel" -mais pourquoi, si vous ne voulez pas donner de directives ?

De même, vous aurez le droit de demander des comptes au procureur général sur telle ou telle affaire. Même en vous prêtant la plus grande bonne foi, je veux bien croire que vous pourrez passer de longues heures avec des procureurs généraux et des procureurs, sans jamais parler d'affaires individuelles ; mais il faut avoir une forte imagination, un grand talent pour les idées générales, et ne pas avoir peur de faire des phrases... Car il est très difficile de rester toujours sur un plan général, sans illustrer jamais sa pensée par un exemple. Je suis admiratif : j'en serais incapable. Mais je crains que derrière vous les gens soient plutôt comme moi que comme vous. Bref, la technique proposée est peu crédible.

En outre, vous avez parlé d'un "dialogue serré". Si j'étais procureur général, je serais aussitôt rassuré : un "dialogue serré" ? Nous voilà bien... Mais, direz-vous, vous ne lui donnerez pas de directives. Toutefois, il n'est pas besoin de faire beaucoup de psychologie pour comprendre que le seul fait de formuler devant un supérieur hiérarchique les décisions qu'on a prises, c'est déjà répondre aux questions qu'on peut se poser. Quel que soit le Garde des Sceaux, le procureur connaît ses tendances, et il s'exprimera dans le sens de ce que veut entendre son interlocuteur. Or, à chaque fois, d'après le texte, il devra s'expliquer. Vous avez raison : vous pourrez même rester silencieuse, l'affaire sera réglée !

A quoi s'ajoutera la réforme du CSM, qui n'apporte pas grand-chose : le Garde des Sceaux ne pourra pas nommer quelqu'un contre l'avis du Conseil. Mais qui proposera la nomination ? Le Garde des Sceaux ! Il est clair qu'un procureur général qui ne donne pas satisfaction n'aura pas de promotion. Certes il en est qui, comme l'a dit M. Sarre, ne veulent pas bouger. Mais celui qui veut bouger anticipera tous vos désirs, surtout si vous le lui demandez par un silence souriant ; et s'il ne veut pas bouger, cela coince, et il n'y a pas de réponse. Dans les deux cas, cela ne marche pas.

Nous avons donc un texte ahurissant, sans aucune crédibilité psychologique. Vous dites qu'on ne s'occupera plus des idées politiques du procureur. J'observe tout de même que l'une de vos premières décisions a été de nommer procureur de la République à Paris un homme, contre lequel je n'ai rien et que j'estime : l'ancien directeur de cabinet de M. Nallet. Vous avez d'ailleurs dit en commission que vous le voyiez fréquemment, bien sûr pour n'échanger que des idées strictement générales : des idées générales sur la Corse, sur les paillotes, etc. En outre c'est un homme qui s'est malheureusement montré assez souple. M. Nallet a écrit un livre où il s'accuse d'avoir enterré l'affaire de l'OM avec son cabinet... On choisit cet homme, par ailleurs magistrat de qualité : le "dialogue" sera fructueux, il sera facile, il peut même être "serré", rassurez-vous, vous aurez toute satisfaction... Tout cela est une plaisanterie ! Quant au directeur aux affaires criminelles qui a été nommé en conseil des ministres, il était au cabinet de M. Vauzelle...

Comment faire croire au peuple français que la justice évolue vers plus d'indépendance ? Même dans vos rangs, on ne le pense pas.

Arrêtons l'hypocrisie. Il faut absolument que les juges du siège ne puissent pas être soupçonnés : c'est le cas depuis 1993. Quant aux magistrats du parquet, je veux bien qu'on leur accorde un peu plus d'indépendance, mais s'ils ont des directives à recevoir, il faut les leur donner.

L'article 36 du code de procédure pénale a été dévoyé : il est scandaleux qu'un ministre demande au procureur général de ne pas poursuivre. Je ne fais que demander l'application stricte de la loi, mais au lieu de vous y engager, vous proposez une loi supplémentaire ! Evidemment, cela vous permet de laisser croire que la gauche est juste et généreuse... Pourtant, c'est à la droite qu'on doit la loi de 1993.

Par ailleurs, au motif que le ministre de la justice ne pourra pas donner d'instructions aux magistrats du ministère public, vous lui offrez la possibilité de mettre en mouvement l'action publique, autrement dit de se substituer à l'autorité judiciaire. Nous saisirons le Conseil constitutionnel à ce sujet car c'est une atteinte au principe de la séparation des pouvoirs.

J'en arrive aux classements sans suite, dont beaucoup de Français déplorent le nombre. Il est impossible que le système que vous proposez fonctionne : comment les substituts généraux et les avocats généraux des cours d'appel pourraient-ils accomplir un tel travail ?

Enfin, les démocrates que nous sommes saluent l'idée de renforcer le contrôle de l'autorité judiciaire sur la police judiciaire ; malheureusement, on n'ira pas loin dans cette voie car, la pression du ministère de l'intérieur étant considérable, je crois, Madame la Garde des Sceaux, que vous vous êtes fait renvoyer à vos études... Vous souhaitez que le procureur puisse définir le travail des OPJ et, à juste titre, que des moyens soient mis en oeuvre pour l'action judiciaire ; mais je crains que cela ne change pas les moeurs dans ce domaines. Néanmoins, dans une affaire récente, la Cour de cassation a donné raison aux magistrats contre la police judiciaire.

En conclusion, le groupe Démocratie libérale considère que ce projet n'est pas justifié, qu'il cache une reprise en mains des parquets sous une fausse indépendance qui pourrait provoquer des dérapages, et qu'il pose un problème de constitutionnalité puisqu'il donne au Garde des Sceaux la possibilité de se substituer au magistrat. Nous souhaitons qu'on ne remette pas ainsi en cause un équilibre très ancien (Applaudissements sur les bancs du groupe DL, du groupe UDF et du groupe du RPR).

M. Arnaud Montebourg - Ce texte marque un tournant révolutionnaire dans les rapports entre deux pouvoirs.

La Révolution avait inventé la séparation des pouvoirs, mais ensuite tous les régimes, même les plus imprégnés de l'idéal républicain, ont semblé hériter des us et coutumes de la monarchie, en organisant la confusion des pouvoirs judiciaire et politique.

Faut-il citer le conseiller Réal, rédigeant sur ordre direct du Premier Consul le jugement d'assassinat légal du Duc d'Enghien ? L'affaire Stavisky, entre les mains d'un procureur qui ne poursuivit que très peu l'intéressé, de peur de tomber sur le ministre qui avait fait sa carrière ? Les scélératesses de la justice ordinaire ou extraordinaire de Vichy, l'épuration, la guerre d'Algérie ?

Le général de Gaulle lui-même, faisant l'exégèse de la Constitution de la Vème République, déclarait : "Il n'y a aucune autorité, ni ministérielle, ni civile, ni militaire, ni judiciaire qui ne puisse être conférée ou maintenue que par le Président de la République".

L'histoire des relations entre le pouvoir exécutif et l'autorité judiciaire est jalonnée de ces mises au pas. Un récent Garde des Sceaux, qui avait su se servir des instruments de la chirurgie judiciaire avait déclaré : "Il faudra bien un jour que la fonction de Garde des Sceaux ne se résume pas pour la classe politique à cette capacité de sortir d'ennui ses amis et d'y plonger ses ennemis". Albin Chalandon, puisque c'est de lui qu'il s'agit, avait vu juste...

Vous avez, Madame le Garde des Sceaux, rompu avec cette pratique. Il restait à l'inscrire dans le marbre de la loi.

Le débat que nous avons aujourd'hui s'est déjà tenu en 1882. Tout avait été dit par Clemenceau, qui affirmait : "Ce qui a perdu la Révolution, c'est l'empiétement de l'exécutif sur le judiciaire. Voulez-vous que les gouvernements se passent les juges asservis comme ils se transmettent les fonctionnaires ? Voulons-nous, comme on l'a fait en 1789, fonder sur les ruines de l'Ancien Régime un régime nouveau, un régime établi sur le droit, sur la liberté, sur la justice ?".

L'interdiction des instructions individuelles constitue un renversement radical de perspective, qui fait prévaloir le droit, et l'intérêt général plutôt que l'intérêt politique. Les classements sans suite pour la protection des amis politiques en difficulté judiciaire, le découpage autoritaire des procédures pour dissoudre les poursuites et protéger les notables, les dessaisissements de juges, les coups de téléphone allusifs à la carrière, les interminables enquêtes préliminaires, les mutations de procureurs que les intéressés apprennent dans la presse, toutes ces petites pratiques vulgaires qui sont allées jusqu'à l'affrètement d'hélicoptères pour retrouver un procureur à mettre au pas d'urgence, cachées derrière le paravent de l'opportunité des poursuites, sont terminées parce que désormais rigoureusement interdites.

M. Jean-Luc Warsmann - C'est faux !

M. Arnaud Montebourg - Les magistrats du parquet trouveront dans ce texte le point d'appui juridique pour refuser l'intrusion du pouvoir politique. Il n'est pas vrai que ce qui est donné d'un côté est repris de l'autre, car la carrière de ces magistrats n'appartiendra plus au Garde des Sceaux.

Robert Badinter expliquait que la rupture avec cette culture de la soumission et de la complaisance dépendrait autant des interdictions codifiées dans la loi que des garanties statutaires attachées à la carrière. Nous attendons donc avec impatience que le Président de la République veuille bien convoquer le Congrès. A-t-il peur de donner ces garanties statutaires aux magistrats du parquet ? Il est vrai que le Gouvernement qu'il avait nommé s'était fait une spécialité de piétiner en place publique les avis que le Conseil supérieur de la magistrature donnait sur les nominations des procureurs. Le contrôle par votre prédécesseur, Madame le Garde des Sceaux, des parquets stratégiques de la ville de Paris et de la région parisienne, était devenu une spécialité du gouvernement Juppé.

De nombreuses objections ont été soulevées contre ce texte. Certains craignent qu'il ne soumette l'institution judiciaire à l'arbitraire des magistrats du parquet, sans autre limite que celle que voudrait bien leur fixer leur conscience.

Une politique pénale ne se fait pas à coup d'instructions individuelles. Les juridictions répressives d'instruction et de jugement rendent près de quatre millions de décisions par an. Le Garde des Sceaux est saisi chaque année de soixante mille lettres. Qui croira que c'est en surveillant les décisions sensibles que le ministère de la justice peut orienter efficacement, dans le respect du principe d'égalité, l'application des textes répressifs ? Allez dans les parquets, et vous verrez qu'il y a autant de politiques pénales qu'il y a de procureurs de la République.

La survivance archéologique des instructions individuelles est la première cause de cette absence de politique pénale. Car c'est en contrepartie de l'extrême docilité des magistrats du parquet dans les affaires signalées que s'est installée depuis longtemps une liberté totale dans toutes les autres affaires, privant l'idée même de politique pénale de toute signification. Dans les parquets, selon que vous irez à droite ou à gauche du couloir du ministère public, vous n'aurez pas les mêmes décisions de poursuite.

Votre choix d'infléchir les priorités pénales par des orientations générales fera des futurs gardes des Sceaux de véritables ministres de la justice, des chefs d'orchestre qui orienteront sous le contrôle du Parlement, dans la transparence, la politique des cent vingt parquets de France.

Les magistrats et leurs syndicats se plaignent à tort de cette perte de liberté. Il n'existe pas en Europe, dans les systèmes judiciaires complexes, d'équilibre où l'autonomie croissante du parquet ne s'accompagne pas d'un encadrement de ses pouvoirs.

La motivation en fait et en droit des classements sans suite, l'obligation de faire le bilan chaque année de l'application des directives et des orientations fixées par le ministre de la justice, les rapports faits aux procureurs généraux, les informations données à tout moment sur les choix de politique pénale rendent enfin possible le regard des justiciables sur les choix de poursuite effectués dans chaque ressort judiciaire du ministère public.

La commission des recours contre les classements sans suite donnera aux justiciables la possibilité de discuter de l'individualisation de cette politique pénale aux cas d'espèce. Le Garde des Sceaux abandonne son contrôle sur les affaires individuelles mais permet aux justiciables de contrôler l'application de sa politique, sur laquelle il prendra ses responsabilités devant le Parlement. Ce nouvel équilibre introduit un premier élément de légalité des poursuites.

C'est un grand pas en avant puisqu'il fait progresser l'idée que la loi est appliquée de la même façon pour tous, à situation égale, sur le territoire national.

C'est à ce prix que reviendra la confiance perdue dans l'institution judiciaire.

Mme Frédérique Bredin - Très bien !

M. Arnaud Montebourg - Nous, socialistes, sommes fiers de notre engagement à vos côtés dans cette grande réforme progressiste et avec nous les milliers d'électeurs qui ont placé leurs espoirs dans la tenue de nos engagements électoraux.

Avec vous, Madame le Garde des Sceaux, les socialistes font oeuvre historique parce qu'ils réalisent ce que des générations de républicains fervents n'ont jamais pu imposer.

Vous pouvez compter sur le soutien des socialistes pour ce grand ouvrage dont nous saluons le courage et l'ampleur des perspectives qu'il ouvre (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste).

M. Christian Estrosi - Les relations entre le pouvoir politique et l'autorité judiciaire sont au coeur même du fonctionnement de la démocratie. Ces relations ont souvent été dévoyées à des fins qui ne l'honoraient pas et n'ont épargné aucun courant. Vous-même, Madame le Garde des Sceaux, appartenez à cette "génération Mitterrand" où l'interventionnisme a atteint des sommets.

Notre débat aurait pu porter sur les moyens de faire progresser le fonctionnement de la justice et de la démocratie mais votre projet est bien éloigné de cette grande ambition.

En introduisant le ministre de la justice dans le code de procédure pénale, vous prenez un énorme risque et ces dispositions ne me paraissent pas conformes à la Constitution aux termes de laquelle le Gouvernement dispose de la force armée mais pas de l'autorité judiciaire. Vous reprenez d'une main ce que vous donnez de l'autre, en introduisant l'action publique par voie de réquisitoire. Alors que le procureur était l'avocat du ministre, l'inaction du Garde des Sceaux pourrait désormais le rendre responsable si l'intérêt général commandait des poursuites qu'il déciderait de ne pas engager.

Il s'agit là d'un nouvel artifice et d'un coup médiatique et je ne pense pas que la suppression des instructions individuelles vous empêchera, Madame le Garde des Sceaux, de converser avec les procureurs au téléphone.

L'hypocrisie deviendra donc la règle, malgré cette philosophie "communicative" qui est celle du Gouvernement.

Mais il y va de l'équilibre des pouvoirs dans notre pays. Il faut se garder de faire tomber la justice dans un engrenage non maîtrisé débouchant sur une forme de "gouvernement des juges". Un juge doit faire appliquer la loi. Un justiciable doit bénéficier des mêmes droits à Hazebrouck, à Paris, à Lyon ou à Nice.

S'agissant du rôle du procureur général dans le ressort de sa cour d'appel, je juge inquiétante la faculté qui lui serait laissée d'adapter les orientations nationales de sa politique pénale en fonction des circonstances. Ce droit d'adaptation ne risque-t-il pas de porter atteinte au principe d'égalité devant la loi ? L'application de la loi ne peut être affaire de circonstances ni dépendre de la subjectivité d'un homme tout puissant susceptible de poursuivre des objectifs médiatiques.

L'autorité judiciaire ne doit pas devenir un pouvoir judiciaire, s'agissant du renforcement du contrôle de la police judiciaire. Il n'est pas démontré que cette forme de tutelle renforce son efficacité ou sa sérénité et elle semble plutôt porteuse de nouvelles difficultés. L'évolution n'est pas plus favorable au procureur général car si le chef du service de police judiciaire n'est pas d'accord sur les moyens d'investigation nécessaires, si les délais ne sont pas respectés, de quels moyens disposera-t-il pour agir ?

Nous considérons donc que ce texte est inadapté, inutile et dangereux.

M. Alain Tourret - L'indépendance est-elle une vertu ? Belle réflexion pour un étudiant en philosophie mais de quelle indépendance parle-t-on ? De celle de l'esprit ? De celle du corps des parquetiers ? Michel Crépeau avait assez bien résumé le problème de l'indépendance des magistrats en disant : "Je crois plus à l'honnêteté de M. Henri Emmanuelli qu'à l'indépendance de M. le juge Jean-Pierre". En réalité, ce terme d'apparence si noble, et qui plaît tant à l'opinion, a tout pollué -car ce n'est pas d'indépendance qu'il faut parler pour le parquet de la République mais d'impartialité. Vous l'avez du reste très bien compris, Madame la ministre, puisque tout votre discours était centré sur cette impartialité.

Pour les Radicaux, ils n'est pas possible de même envisager des procureurs indépendants. Il s'agit pour nous d'une décision de principe, qui tient à notre analyse de l'équilibre des pouvoirs : un pouvoir exécutif, un pouvoir législatif et bien évidemment une autorité judiciaire.

M. le Premier ministre a eu raison d'annoncer que jamais l'autorité judiciaire ne se transformerait en pouvoir judiciaire, car renforcer cette autorité reviendrait en effet à rompre un équilibre délicat entre les pouvoirs.

Certes dans L'Esprit des lois Montesquieu présente le régime anglais reposant sur un parfait équilibre des trois pouvoirs. Mais la Révolution s'est faite contre cet équilibre qui donnait tout pouvoir aux parlementaires, c'est-à-dire à l'époque aux magistrats. De vicissitude en vicissitude, il a fallu attendre 1993 pour que le Garde des Sceaux puisse adresser des instructions écrites versées au dossier et communiquées aux parties. Ce système aurait pu être satisfaisant. M. Méhaignerie ne l'a utilisé que trois fois, pour la Française des Jeux en décembre 1993 et deux fois pour des raisons de sécurité. Puis M. Toubon utilisa d'autres méthodes, ridiculisant ainsi le poste qu'il occupait. Vous avez rompu avec ces pratiques et depuis deux ans votre action fait l'unanimité.

Fallait-il donc légiférer dès lors qu'avec les textes actuels vous aviez rendus à la justice son honorabilité ? Est-il satisfaisant de supprimer les directives particulières au profit de directives générales ?

Je crains que confier au procureur la responsabilité de poursuivre dans les affaires sensibles ne nuise à l'exercice de la responsabilité politique. Pensons à l'affaire du sang contaminé. Faute d'exercer la responsabilité politique, c'est la responsabilité pénale qui a été mise en jeu.

Nous risquons peu à peu, par touches successives, de glisser vers un gouvernement des juges. Que s'est-il passé en Italie ? Les juges indépendants ont permis de sortir de la crise mafieuse, puis ont failli porter un coup mortel à la démocratie.

Certes le texte a évolué sur la possibilité pour le Garde des Sceaux d'interjeter appel lorsqu'il met en mouvement l'action publique, sur le droit donné aux parties civiles pour éviter des décisions aberrantes, sur la responsabilité des magistrats, sur les classements sans suite. Tout cela est positif.

Nous attendons encore beaucoup de la discussion. Si le texte reste en l'état, nous nous y opposerons. S'il évolue dans le sens républicain, nous en tiendrons compte. Du moins ce débat n'a jamais été médiocre et a servi la démocratie. Il permettra peut-être de préserver la République à laquelle nous sommes tous attachés (Applaudissements sur les bancs du groupe RCV).

Mme Frédérique Bredin - Je regrette que pour des raisons techniques et politiques nous n'ayons pas pu examiner en même temps les textes sur l'indépendance et sur la responsabilité du service public de la justice. Le Président de la République a étrangement tardé à faire adopter la réforme constitutionnelle concernant le CSM.

Indépendance et responsabilité sont indissociables, la responsabilité est même la condition première d'une indépendance réussie.

L'indépendance des juges n'a pas pour but de servir leur puissance ou leur confort, mais de garantir une bonne justice. Mais les juges indépendants ne sauraient former la dernière caste d'irresponsables. Or, dans le régime actuel, ils le sont totalement. Aux yeux des citoyens, ils semblent intouchables. Leur responsabilité civile n'existe pratiquement pas. La loi de 1972 l'a limitée pour fonctionnement défectueux de la justice aux cas de faute lourde et de déni de justice.

La jurisprudence a réduit à rien ces notions. La loi de 1979 a prévu la responsabilité personnelle, mais il n'y a pratiquement jamais eu de jurisprudence ni d'action récursoire exercée par l'Etat contre un magistrat fautif. La responsabilité disciplinaire est rarement en cause. Les fautifs sont jugés par leurs pairs et les décisions ne sont pas publiques.

Or les exemples s'accumulent de négligences, de manquements à la loi, de fautes professionnelles grossières jamais sanctionnées. Des comptes rendus d'instruction s'étalent dans la presse, comme des propos intempestifs ou déclarations diffamatoires sur la profession d'avocat. Un substitut traite de "zéros" sur les ondes des marcheurs égarés qu'aucune procédure ne concerne. Des magistrats s'acharnent contre un justiciable -on se souvient de Mme Villemin. Tel autre laisse un homme pendant six mois en détention provisoire avant qu'un test d'ADN ne prouve son innocence.

Il faut donc redéfinir le champ d'une véritable responsabilité de l'Etat et des juges à l'égard des justiciables. Ce n'est pas simple. La responsabilité trouve ses limites dès lors que le contenu des actes juridictionnels est en cause. Mais cette difficulté ne doit pas servir de prétexte pour maintenir le système actuel d'irresponsabilité. C'est notre devoir collectif de le réformer, comme le souhaite d'ailleurs la majorité des juges, soucieuse de rétablir la confiance nécessaire au bon fonctionnement de la justice.

Nous devons d'abord modifier la loi de 1972 en supprimant l'expression "faute lourde", de manière que la justice soit contrainte de réparer tout préjudice, quelle que soit la faute, lourde ou non qui en est la cause.

MM. Jean Michel et Pascal Clément - Très bien !

Mme Frédérique Bredin - Il faut aussi faire en sorte que le juge fautif ne puisse être déféré devant la juridiction dont il dépend.

Quand l'Etat est condamné à cause de la faute d'un juge, en outre, le dossier du magistrat doit en porter mention, comme l'a préconisé la commission Truche. Une action récursoire, de plus, doit pouvoir être engagée.

En matière disciplinaire, il faut prendre quelques mesures simples, comme rendre publiques les audiences du CSM et en renforcer le caractère contradictoire. A l'exemple du Canada et de l'Italie, nous devrions prévoir la publication systématique des décisions disciplinaires et de leurs commentaires doctrinaux. Il faut élargir la saisine de l'instance disciplinaire aux chefs de cour, comme vous le proposez, mais aussi aux justiciables...

M. Pierre Albertini - C'est de la folie !

Mme Frédérique Bredin - Il faudrait dans ce cas prévoir un filtre, sans quoi l'abus d'une telle saisine tuerait la justice. Cela existe déjà au Québec, où une fiche technique a été mise à la disposition du public pour lui indiquer le code de déontologie des magistrats et la procédure à suivre en cas de manquement. Cependant, l'adoption d'un tel système en France supposerait qu'on ait préalablement défini les obligations des magistrats.

S'agissant de la responsabilité sans faute, elle est déjà prévue dans certains régimes spéciaux, comme la procédure de révision, la tutelle ou la détention provisoire. Il faudra l'étendre à d'autres domaines et rendre obligatoire, en cas de détention provisoire non justifiée, l'indemnisation du préjudice.

Le maintien du statut actuel d'irresponsabilité ne serait pas compris de l'opinion, qui exige de plus en plus que les personnes investies de responsabilités paient le prix de leurs erreurs.

Le juge, dont la fonction est de qualifier la responsabilité des autres, dispose de pouvoirs exorbitants. Il peut mettre une personne en prison, empêcher un individu d'exercer sa liberté, l'obliger à rompre avec sa vie familiale ou professionnelle.

La question de la responsabilité des magistrats est au coeur de ce débat. L'Assemblée doit connaître les intentions du Gouvernement, même si la réforme est bloquée par le Président de la République.

Nous ne voulons pas seulement des petites mesures, mais une vraie réforme, qui nous permette de disposer enfin d'une justice libre et responsable (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et du groupe communiste).

M. Philippe Houillon - Je suis un esprit simple. J'ai lu les déclarations de M. le Président Fabius et de M. Badinter, j'ai écouté M. Sarre et je viens d'entendre Mme Bredin, dont l'intervention ne constitue pas pour vous, Madame le Garde des Sceaux, un soutien franc et massif.

Si tant de voix s'élèvent au sein même de la majorité, si tant de déplacements vous ont été nécessaires pour convaincre les groupes de voter votre projet, il faut s'inquiéter pour la liberté et la justice.

Votre projet s'apparente plus à une campagne de communication qu'il ne traduit une volonté de renforcer notre système judiciaire, dont la légitimité procède du peuple français, auquel votre texte va ôter une part de sa souveraineté.

Tout le monde est défavorable aux instructions individuelles, mais tout le monde sait qu'on ne peut empêcher un appel téléphonique ou une visite de courtoisie. Votre projet est à cet égard parfaitement hypocrite, puisqu'il prévoit que le ministre de la justice devra être informé de toute affaire dont le parquet est saisi.

Vous n'abordez pas le vrai problème, qui est celui du statut, ou alors vous le faites dans un sens contraire aux principes posés à plusieurs reprises par la Cour européenne des droits de l'homme. Vous supprimez le pouvoir hiérarchique du Garde des Sceaux, qui procède du suffrage universel, en même temps que vous renforcez les procureurs généraux, qui vont devenir maîtres de l'action publique. Malgré cela, vous maintenez le principe de l'opportunité des poursuites, alors qu'il faudrait lui substituer celui de leur légalité. Vous donnez en outre de nouvelles fonctions judiciaires aux parquets, au lieu de séparer nettement l'investigation et le jugement.

Comme l'a dit Mme Bredin et conformément au souhait de la commission Truche, on ne peut accroître l'indépendance des magistrats sans renforcer leur responsabilité. Or rien n'est prévu en la matière. On se contente de nous annoncer un texte à venir...

Mme Frédérique Bredin - C'est le Président de la République qui bloque la réforme.

M. Philippe Houillon - En refusant de renforcer les droits de la défense, vous aggravez le déséquilibre entre les magistrats et le justiciable. Ce n'est pas un progrès pour la démocratie et c'est contraire au droit européen. Je souhaite que mes collègues rejettent ce projet (Applaudissements sur les bancs du groupe UDF, du groupe DL et du groupe du RPR).

Mme Christine Lazerges - Il ne s'agit pas d'un texte banal, mais d'un grand projet, qui vise à trouver un équilibre encore jamais atteint entre deux exigences : laisser au ministre la possibilité de définir une politique pénale et garantir l'indépendance des magistrats du siège et du parquet. La politique pénale n'est autre que la gestion des comportements déviants ou délinquants qui portent atteinte à l'ordre public. La condamnation pénale n'est qu'une des réponses possibles, au même titre que la médiation, la réparation ou le traitement thérapeutique. De plus en plus, d'ailleurs, la réponse intervient avant même que soient engagées des poursuites. L'évolution des missions des parquets justifie qu'on cherche à garantir l'indépendance des magistrats.

Ce n'est pas à coup d'instructions individuelles qu'on élabore une stratégie globale contre le phénomène criminel. C'est une tromperie de le laisser croire. La politique pénale se construit grâce aux textes que nous votons et aux directives générales adressées par le ministre de la justice aux procureurs. C'est tout le sens de l'article premier du projet, qui vise à rompre avec la pratique exécrable des instructions individuelles. Sur ce point, le projet ne fait que ratifier la pratique suivie depuis deux ans par notre ministre de la justice et dont tout le monde se félicite.

Alors, dit-on, les magistrats du parquet vont devenir des électrons libres. Pourquoi le deviendraient-ils ? Ils sont et resteront d'abord des serviteurs de la loi. On craint ensuite qu'ils soient irresponsables. Mais ce texte n'est qu'une pièce d'une réforme globale, dont nous avons déjà examiné trois aspects importants et qui sera achevée quand le Président de la République voudra bien saisir le Congrès de la réforme du Conseil supérieur de la magistrature.

En définitive, la justice, dont on se demande toujours si elle est un pouvoir, est avant tout un grand service public. Nous voulons le rénover, lui donner les moyens d'exprimer une politique pénale et de conjuguer indépendance, impartialité et responsabilité.

Nous ne pouvons qu'être enthousiasmés par l'ambition de la Garde des Sceaux et du Gouvernement et nous serons nombreux à faire en sorte qu'elle se réalise (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste).

M. Louis Mermaz - Donner des instructions individuelles en faveur de ses amis, qui pourrait demander le maintien d'une telle pratique ? On ne peut, Madame la Garde des Sceaux, que vous féliciter de n'y avoir jamais eu recours. Même si cette pratique n'a concerné qu'une minorité d'affaires, elle faisait du tort à la justice et aux hommes politiques.

L'indépendance des magistrats du siège remonte à 1808 et a subi depuis de nombreux avatars. Mais il ne s'agit aujourd'hui que de l'indépendance du parquet. Certes le procureur juge de l'opportunité des poursuites et contrôle l'action de la police judiciaire pendant la période d'investigation, c'est un pouvoir considérable. Mais plus impressionnant est cependant le pouvoir du juge d'instruction, qui peut mettre en examen et jeter en prison tout citoyen, jusqu'au terme d'une procédure jusqu'ici essentiellement inquisitoriale. Vous avez commencé à changer cela en introduisant dans le projet de loi sur la présomption d'innocence davantage d'éléments de procédure contradictoire.

La justice a entre ses mains la liberté et l'honneur du citoyen, qui peut se retrouver brusquement précipité dans l'enfer pénitentiaire. A côté des justiciables qui défraient la chronique, il y a ces milliers d'hommes et de femmes qui sombrent dans l'anonymat répressif alors qu'ils ne sont pas toujours coupables. C'est un immense problème. Le Gouvernement ne peut donc se désintéresser du fonctionnement de la justice. Il doit se préoccuper de l'équité des jugements et de l'application de sa politique pénale.

Ce texte fait-il avancer les choses ? Il en a la volonté. Des orientations se substitueront aux instructions individuelles. La concertation avec les procureurs généraux est organisée. Le Garde des Sceaux aura un droit d'action propre. Les classements sans suite devront être motivés et pourront faire l'objet d'un recours. Enfin, le ministère de la justice présentera au Parlement un bilan annuel. Il doit en effet veiller à ce que les procureurs mettent en oeuvre la politique pénale voulue par l'exécutif et le législatif qui tirent, eux, leur pouvoir du suffrage universel. N'oublions pas que la justice est rendue au nom du peuple français.

Sous l'Ancien régime, l'autorité découlait du roi, mais les juges étaient cependant relativement indépendants car ils étaient propriétaires de leur office. Le roi devait parfois descendre lui-même dans l'arène judiciaire et tenir des lits de justice pour briser l'inaction, voire la rébellion des parlements.

La République, elle, doit compter sur la conscience des magistrats, leur respect de la loi et leur adhésion à des politiques pénales démocratiquement élaborées. Une loi récente les invite à mettre en oeuvre de nouvelles pratiques de médiation.

Je terminerai par quelques questions.

Comment ferez-vous respecter et appliquer les politiques pénales par les procureurs généraux ? Comment obtenir qu'il y ait cohérence entre leurs décisions ? Quel sera le poids de l'opinion publique à partir du moment où les procureurs seront indépendants ? Il est faux de dire qu'on n'a pas le droit de critiquer les décisions de justice.

Il y aura évolution dans la mentalité de beaucoup de juges. Les réformes que vous souhaitez introduire dans l'Ecole de la magistrature prépareront ces étudiants à un nouveau métier.

Nous sommes donc face à une réforme d'ensemble et les débats qu'elle a suscités depuis deux ans auront au moins réussi à désacraliser la justice, ce qui est une bonne chose dans une société laïque.

Nous devons faire attention à l'esprit de corps de la magistrature. Nous attendons le vote par le Congrès de la loi modifiant la composition du CSM, clé de voûte du système, encore que, vu le mode de désignation prévu, il devrait rester nettement conservateur...

Le projet sur la présomption d'innocence va nous revenir en deuxième lecture. Il faut se féliciter qu'il y ait désormais un juge de la détention, un débat contradictoire et la présence d'un avocat dès la première heure.

Mais une fois le nouveau CSM installé, il faudra se préoccuper davantage de la responsabilité des magistrats. Tout est lié. Je me réjouis que la tradition française de la procédure inquisitoriale commence à reculer et que la procédure accusatoire fasse des progrès, même si on se garde de le dire. A mon sens, cela accroîtra la sécurité judiciaire et ne devrait pas, dans un pays comme le nôtre, aboutir à une justice de pauvres et une justice de riches.

Sans doute, quand on voit la détresse du monde, les crimes, les dictatures, on pourrait conclure que chez nous tout est pour le mieux. Mais ce serait une illusion et il y a tellement de progrès à faire en matière de justice que nous ne pouvons, Madame la Garde des Sceaux, que soutenir vos efforts en ce sens.

M. Jacques Myard - Madame la ministre, vous le savez, votre projet est mauvais. Il suscite tellement de critiques venant de tous les bords que c'est de l'aveuglement idéologique que de ne pas le comprendre.

C'est un coup contre la République que de vouloir rendre le parquet indépendant alors qu'il doit être à l'écoute de la société et du pouvoir politique issu des urnes.

Loin de renforcer la justice, vous allez l'isoler et la fragiliser.

C'est un coup contre la démocratie : une nouvelle fois le pouvoir politique se démet de ses prérogatives en les remettant à des fonctionnaires -c'est un nouvel abandon, un nouveau reniement. Ce soir des personnes aussi diverses que Nicole Catala et Georges Sarre ont dénoncé avec force ce mauvais coup contre la République et la démocratie. Alors retirez votre projet, faute de quoi vous resterez dans l'histoire comme un mauvais ministre de la justice (Protestations sur les bancs du groupe socialiste).

La suite du débat est renvoyée à une prochaine séance.

Prochaine séance ce matin, mercredi 23 juin, à 9 heures.

La séance est levée à 1 heure.

          Le Directeur du service
          des comptes rendus analytiques,

          Jacques BOUFFIER


© Assemblée nationale


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