No 1302
ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
ONZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 22 décembre 1998.
PROPOSITION DE LOI
relative à la reconnaissance de la traite et de l'esclavage
en tant que
crime contre l'humanité.

(Renvoyée à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République, à défaut de constitution d'une commission spéciale dans les délais prévus par les articles30 et 31 du Règlement.)

présentée
par Mme Huguette BELLO, MM. Elie HOARAU
et Claude HOARAU,
Députés.

Droits de l'homme et libertés publiques.

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,
L'horreur et l'ampleur des crimes commis lors de la Seconde Guerre mondiale ont donné naissance à la notion de crime contre l'humanité, qui fut consacrée en droit à l'occasion du procès de Nuremberg. La déportation massive, la réduction en esclavage et le traitement inhumain d'hommes et de femmes à raison de leur race, de leur croyance philosophique, religieuse ou politique constituent, au sens du droit international public, un crime contre l'humanité et déclaré comme tel imprescriptible.
L'élaboration actuelle du droit international public et la volonté affichée des Etats de partager des valeurs communes fondées sur le respect des droits humains font de la reconnaissance et de la sanction du crime contre l'humanité un élément essentiel du caractère civilisé des nations.
Au moment où les anciennes colonies françaises célèbrent le cent cinquantième anniversaire de l'abolition de l'esclavage, il est essentiel qu'au-delà des hommages officiels, la Nation s'interroge sur le jugement qu'elle doit porter sur cette page sombre de l'histoire.
Avec plus de dix millions d'hommes et de femmes arrachés dans des conditions atroces à leur terre natale d'Afrique et de Madagascar, la traite constitue la plus longue et la plus massive déportation de populations de l'histoire de l'humanité. C'est pourquoi la mémoire douloureuse des peuples interroge l'histoire de l'Europe, ses choix économiques et ses valeurs à l'aube de ce que les manuels proclament les Temps modernes.
Servies par leur développement économique et par leur technologie, fortes de leur puissance maritime et guidées par la recherche des routes commerciales, les nations occidentales se lancent à la conquête du monde à partir du xve siècle. Le capitalisme naissant est avide d'échanges. Il amorce la construction du marché mondial et institue à cette fin la mondialisation de la traite.
Fallait-il que la recherche du profit fût si féroce qu'elle fît oublier à ces pays chrétiens les valeurs sur lesquelles ils avaient bâti leur civilisation et avaient créé des _uvres sublimes ! C'est à vouloir prouver que les Amérindiens n'avaient pas d'âme que des théologiens ont gaspillé des trésors de subtilité lors de la célèbre controverse de Valladolid. Quant à justifier le commerce et la déportation de millions d'Africains, c'est au c_ur de la Bible, dans une parole de malédiction de Noé jetée à son fils Cham, que l'alibi fut trouvé.
Que pèsent dès lors les femmes, les hommes, les peuples dans l'échange généralisé ? Le Code noir apporte à cela une singulière réponse. Réduits à l'état de simples marchandises, les esclaves voient leur qualité d'homme niée... pour l'éternité. En privant les esclaves marrons de sépulture, l'esclavagisme organise l'oubli. Et c'est ainsi que des milliers d'ancêtres d'Antillais et de Réunionnais furent jetés dans les fosses communes de l'Histoire et de l'oubli. Colbert a inscrit dans les articles de loi les mutilations, les amputations, les exécutions auxquelles s'exposaient les esclaves rebelles. Selon le principe que force doit rester à la loi, des détachements de chasseurs de marrons, des milices armées de l'ordre esclavagiste ont été formés. Sous un tel régime, les droits de l'homme étaient incontestablement bafoués non seulement par la privation de liberté imposée aux esclaves, mais encore parce que ceux-ci étaient considérés comme des marchandises aliénables.
La déportation massive des populations, l'organisation de la traite, la réduction en esclavage d'hommes et de femmes et l'atrocité des crimes constituent les éléments qui caractérisent le crime contre l'humanité.
Les anciennes colonies portent durablement les stigmates de cette histoire fondée sur la violence. Ils se manifestent dans les maux des sociétés des Antilles et de La Réunion et se caractérisent par les inégalités économiques extrêmes et les rapports sociaux marqués par la violence et le mépris.
Cet héritage est à assumer par l'ensemble des Réunionnais et par l'ensemble des Français car leur histoire commune est aussi celle de l'esclavage. Nos liens ont bien été tissés à partir de la décision de la Royauté et de la Compagnie des Indes de nous assigner une place et un rôle servant leurs intérêts économiques, militaires et politiques. Notre île a été un pion dans la stratégie des puissances coloniales qui se sont déployées dans l'océan Indien.
L'organisation de la traite, le profit tiré d'une main-d'_uvre asservie, la prise de possession par la force des terres et des matières premières sur toute la planète ont incontestablement permis de jeter pour des siècles les bases solides de la domination économique de l'Occident. Notre monde porte encore aujourd'hui la trace de ce rapport d'exploitation et de domination ; les lignes de démarcation entre colonies et métropoles configurent toujours notre planète. En cent cinquante ans, nous sommes passés de la mondialisation de la traite à la mondialisation des échanges, qui enfante aujourd'hui les formes renouvelées de l'esclavage.
" Périssent les colonies plutôt qu'un principe " s'écriait
Robespierre devant les forces conservatrices hostiles à l'abolition. Ce cri fameux est une leçon politique pour notre présent.
En proclamant la première que la traite et l'esclavage ont constitué et constituent toujours un crime contre l'humanité, la République française peut, comme en 1789, ouvrir la voie à la reconnaissance d'un principe à valeur universelle.
C'est parce que nous sommes des citoyens français, c'est parce que nous sommes des Réunionnais citoyens français, et que nous avons conscience que notre peuple est né d'un crime contre l'humanité, que nous avons le devoir d'assumer, vis-à-vis de nos compatriotes et de nos ancêtres, les conditions historiques de notre naissance et de déposer ce texte devant l'Assemblée nationale.

PROPOSITION DE LOI
Article unique

La République française proclame que la traite et l'esclavage, perpétrés du xvie au xixe siècle contre les populations africaines, malgaches et indiennes déportées aux Amériques et à La Réunion (île Bourbon), constituent un crime contre l'humanité.

N°1302. - Proposition de loi de Mme Huguette BELLO, MM. Elie HOARAU et Claude HOARAU tendant à la reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crimes contre l'humanité (renvoyée à la commission des lois)


© Assemblée nationale