N° 2754
ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
ONZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 28 novembre 2000.
PROPOSITION DE LOI CONSTITUTIONNELLE
sur la refondation sociale.

(Renvoyée à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République, à défaut de constitution d'une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)

présentée
par M. François LOOS,
Député.

Travail.

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,
Un consensus existe sur l'idée de développer la négociation collective, d'affermir la représentativité des partenaires sociaux, de renforcer la place des accords collectifs et de garantir enfin la qualité des accords (notamment en veillant à la représentativité des signataires et au caractère majoritaire des textes). La négociation collective s'est d'ailleurs progressivement imposée dans notre droit et dans les faits. Elle répond à un impératif démocratique, permet des avancées sociales et contribue à la bonne marche des entreprises. La régulation des conflits du travail, l'équité des règles de gestion du personnel et la performance des firmes sont ainsi améliorées. Néanmoins, cinquante ans après la loi de 1950, une nouvelle étape doit être franchie. Il faut en particulier une clarification de la place respective de la loi et de l'accord collectif. Ce développement de l'autonomie normative des partenaires sociaux est rendu nécessaire par l'évolution du droit communautaire et des conventions de l'OIT.
En effet, le traité d'Amsterdam, reprenant le protocole social du traité de Maastricht, réserve en effet un rôle prééminent aux partenaires sociaux. II s'agit d'une forme de " subsidiarité sociale ".
Le traité prévoit que " la commission, avant de présenter des propositions dans le domaine de la politique sociale, consulte les partenaires sociaux sur l'orientation possible d'une action communautaire " (art. 138, al. 2). Cette consultation se fait très en amont du processus de décision puisqu'elle porte sur les grandes orientations des politiques sociales. Le traité précise encore que : " si la commission, après cette consultation, estime qu'une action communautaire est souhaitable, elle consulte les partenaires sociaux sur le contenu de la proposition envisagée. Les partenaires sociaux remettent à la commission un avis ou, le cas échéant, une recommandation " (art. 138, al. 3.).
Cette consultation obligatoire peut déboucher, si les partenaires le veulent, sur un processus de négociation collective (art. 138, al. 4). Cette procédure de négociation est un droit reconnu aux partenaires. Ceux-ci disposent d'un délai de neuf mois pour aboutir (délai qui peut, d'un commun accord entre les partenaires et la commission, être prolongé).
Dans certains domaines, l'accord collectif conclu au niveau européen peut entrer directement en application dans chaque Etat membre (la mise en _uvre se faisant par voie conventionnelle ou législative). Ainsi, le Parlement français doit transcrire dans notre droit le fruit d'une négociation au niveau européen mais n'est pas tenu de le faire lorsque l'accord émane de nos organisations professionnelles (un accord interprofessionnel conclu en France ne s'impose pas au Parlement).
Dans d'autres domaines (relevant de l'art. 137), l'accord entre en application par une décision du Conseil prise, selon les matières, à la majorité qualifiée ou à l'unanimité. Si l'on suit la communication faite par la Commission en 1993, le Conseil n'a pas compétence pour modifier l'accord signé par les partenaires.
Le traité assigne par ailleurs un objectif de développement du " dialogue social " et de rapprochement des législations en ce domaine (art. 136). A cet effet, la Commission peut réaliser des études ou formuler des avis quant aux " négociations collectives entre employeurs et travailleurs ".
En outre, le traité précise qu'" un Etat membre peut confier aux partenaires sociaux, à leur demande conjointe, la mise en _uvre des directives... ". La transposition peut donc se faire " par voie d'accord " (art. 137, al. 4).
Enfin, le Conseil économique et social est obligatoirement consulté avant toute décision du Conseil en matière sociale (art. 137, al. 2 et al. 3).
L'épanouissement de la négociation collective et le respect de l'autonomie des partenaires sociaux sont les moyens par lesquels se construira l'Europe sociale. La charte des droits fondamentaux fait d'ailleurs explicitement référence à la négociation collective.
Les conventions de l'OIT invitent également au développement de la négociation. La convention 98, ratifiée par la France, précise que : " Des mesures appropriées aux conditions nationales doivent, si nécessaires, être prises pour encourager et promouvoir le développement et l'utilisation les plus larges de procédures de négociation volontaire de conventions collectives entre les employeurs et les organisations d'employeurs, d'une part, et les organisations de travailleurs, d'autre part, en vue de régler par ce moyen les conditions d'emploi " (art. 4). La convention 151 (non ratifiée par la France) invite quant à elle à la mise en place de procédures de négociation, mais cette fois pour les agents publics.
La France ne peut échapper à cette tendance au développement de la négociation collective ou s'inscrire à contre-courant. Mais, aujourd'hui, l'élargissement de la mission des partenaires sociaux ne peut se faire sans une modification constitutionnelle malgré les intéressantes évolutions de la jurisprudence du Conseil constitutionnel.
La hiérarchie traditionnelle des sources de droit a évolué, permettant un élargissement relatif de l'autonomie des partenaires. D'une part, le Conseil constitutionnel (au sujet de la loi " Thomas ") a souligné que la position secondaire de la convention ou de l'accord par rapport à la loi n'avait pas de fondement constitutionnel. Seule une loi de 1936 a posé le principe d'une prééminence de la loi sur la convention collective. Plus récemment, le Conseil a considéré qu'une convention collective l'emportait sur une loi conclue postérieurement à sa conclusion. Certes, le Conseil a tenu à souligner que seules les circonstances de l'espèce le justifiaient (la loi " Aubry I " avait invité les partenaires sociaux à conclure des accords collectifs et dès lors avait constitué un engagement à respecter le fruit des négociations qui s'engageraient en conformité avec ce premier texte). Reste que cette décision ouvre la voie à une nouvelle forme d'articulation entre loi et accord collectif. Par ailleurs, la hiérarchie des sources de droit reposait sur l'idée qu'un texte de niveau " inférieur " ne pouvait qu'être plus favorable " aux travailleurs ". Peu à peu, et notamment depuis 1982, il est devenu souvent difficile de savoir dans quelle mesure un texte était plus favorable aux salariés. Les lois relatives à la réduction du temps de travail ont paradoxalement accéléré et amplifié ce phénomène. Les accords collectifs précisent désormais quasi systématiquement que les dispositions de l'accord forment un tout indivisible. Ils affirment que l'accord est constitué de dispositions équilibrées comportant des contreparties réciproques. On voit même des accords collectifs affirmer que le texte négocié est plus favorable que la loi ou le règlement, non pas au regard des seuls intérêts des salariés comme il est d'usage mais au regard des intérêts des salariés et de l'entreprise. Il s'agit là d'une évolution discrète mais très importante de notre droit. Dans ces conditions, une clarification de la hiérarchie des sources de droit est indispensable.
Il faut également ouvrir aux fonctionnaires le droit de négocier, dont ils sont privés, et inscrire plus clairement la négociation dans notre Constitution.
Dans notre pays, la négociation collective est apparue tardivement mais n'a cessé de progresser. Sa légitimité a été lentement acquise (dans le secteur privé puis dans les firmes publiques à statut). Ce mouvement de fond est incontournable, il doit être développé et accompagné. On peut considérer que la négociation collective est une forme avancée de démocratie sociale, signe évident de maturité d'un système de relations professionnelles. Toute l'histoire sociale française est rythmée par les progrès de la négociation collective. Or, notre Constitution est peu précise en matière de démocratie sociale. Il n'est d'ailleurs pas explicitement fait référence à la négociation collective mais seulement à la notion de participation. De même, dans la fonction publique, il n'est pas question de négociation collective mais seulement de diverses formes de consultation et concertation. Or, la consultation, comme la participation, ne sont pas l'équivalent du processus de négociation collective qui débouche sur la création de nouvelles règles. Il paraît souhaitable de faire explicitement référence à la négociation des accords et conventions collectives conduite par les organisations représentatives des salariés et des employeurs. Cette référence explicite dissipera les incertitudes nées de l'utilisation de la notion de participation. Elle consacrera le principe de liberté contractuelle alors qu'actuellement, comme le rappelle régulièrement le Conseil constitutionnel : " aucune norme de valeur constitutionnelle ne garantit le principe de la liberté contractuelle " (DC 94-348 du 3 août 1994) et " il est loisible au législateur d'apporter, pour des motifs d'intérêt général, des modifications à des contrats en cours d'exécution " (DC 99-416 du 23 juillet 1999).
Outre une révision constitutionnelle, quelques conditions doivent être réunies pour permettre un réel développement de la négociation et une autonomie maîtrisée des partenaires sociaux. Celles-ci devront, après avoir été négociées, faire l'objet de lois simples ou organiques.
Il faut en premier lieu généraliser la pratique de l'accord majoritaire. Ceux qui souhaitent réduire l'influence des partenaires sociaux ne manquent pas de s'appuyer sur le fait que les accords sont minoritaires. C'est pourquoi aucun accord collectif ne saurait s'imposer à l'ensemble des salariés s'il n'est conclu tant du côté patronal que du coté des représentants des travailleurs par des organisations clairement et incontestablement majoritaires auprès de ceux qu'ils représentent. Plusieurs organisations syndicales partagent ce point de vue, qui d'ailleurs a progressé en pratique et en droit (en matière de temps de travail). Pour juger du caractère majoritaire des accords, il faut s'appuyer, comme on le fait dans les entreprises, sur les résultats des élections professionnelles. Les empiétements répétés du politique sur le terrain des partenaires sociaux trouvent leur origine et leur justification dans la représentativité parfois contestée des organisations d'employeurs et de salariés signataires. C'est le déficit démocratique (patent en matière de paritarisme) qui condamne par avance tout développement de l'autonomie des partenaires. Il faut donc renforcer par l'élection la représentativité des partenaires sociaux. Une convention collective, un accord national interprofessionnel ou un accord d'entreprise ne sont pas des contrats. Ils sont des règlements négociés qui s'imposent à tous (en particulier aux salariés non membres des organisations signataires de l'accord et aux employeurs non membres de l'organisation patronale signataire en cas d'accords étendus). A ce titre, ils ne peuvent se développer légitimement et s'imposer sans que ceux qui procèdent à cette régulation conjointe soient sans contestation possible majoritaires. Seules des élections régulières peuvent permettre de le vérifier (élections des délégués syndicaux, élections pour les organismes paritaires, mesure dans les branches et au niveau national de la représentativité tirée des urnes, etc.). Dans les entreprises et les administrations, dans les branches et au niveau interprofessionnel, des élections ouvertes à tous doivent permettre de mesurer clairement l'audience des organisations patronales et des syndicats de salariés. L'appréciation du caractère majoritaire des accords en dépend.
S'agissant du niveau de négociation, faire droit à la négociation collective ne signifie pas inverser totalement la hiérarchie des sources de droit au profit de l'accord d'entreprise. Le développement de la négociation collective à tous les niveaux doit se faire dans le cadre fixé par les accords centralisés.
Il faut limiter l'expérimentation par la voie de l'accord d'entreprise et enrayer une autonomie normative incontrôlée. En effet, ce n'est qu'au niveau national et dans les branches que les partenaires sociaux ont une légitimité, une compétence et une indépendance suffisante. Au niveau des entreprises, ces conditions sont souvent non remplies. Seules des négociations très centralisées sous le contrôle étroit des grands syndicats de salariés et des organisations patronales offrent des garanties suffisantes. Comme par ailleurs les accords doivent être majoritaires, l'autorité des accords ainsi conclus est forte et incontestable.
Un renforcement des moyens des partenaires sociaux est enfin incontournable. En effet, le rôle relativement modeste et contesté des partenaires sociaux provient notamment de la faiblesse de leurs moyens et de la fragilité de leurs sources de financement. Ainsi, l'implantation syndicale dans les petites entreprises reste insuffisante et les ressources tirées de l'adhésion devraient être beaucoup plus significatives. C'est en remédiant notamment à ces problèmes que progresseront l'indépendance et la compétence des partenaires.
Pour les raisons qui précèdent et dans les conditions qui viennent d'être rappelées, la reconnaissance réelle du rôle des partenaires sociaux dans notre pays suppose une révision de notre Constitution.
L'article 1er, modifiant l'article 34, vise, par un premier alinéa relatif aux fonctionnaires, à permettre que les travailleurs civils des fonctions publiques puissent accéder au droit à la négociation collective au même titre que les salariés du secteur privé, des entreprises publiques et des EPIC. Les règles concernant les garanties fondamentales des fonctionnaires restent évidemment du domaine de la loi. Seule la mise en _uvre peut faire l'objet d'accords collectifs. L'ouverture d'une négociation et la conclusion d'un accord collectif sont facultatives.
Les conditions dans lesquelles de tels accords peuvent légitimement acquérir un caractère réglementaire devront être précisées dans la loi.
L'article 2 pose le principe de la liberté de négociation entre les partenaires sociaux. Le fait que les partenaires sociaux puissent contribuer, par la négociation, à la détermination de leurs conditions d'emploi est formulé sans ambiguïté alors que le préambule de 1946 restait assez évasif sur ce point.
L'article 3, concernant le secteur privé, a pour objectif de clarifier les rôles respectifs du Parlement et des partenaires sociaux. Pour certaines matières, de nature réglementaire, les partenaires sociaux se voient reconnaître une autonomie normative. Les règles ainsi élaborées par les partenaires ne privent en rien le Parlement de ses attributions puisque, comme l'article 34 le précise, les principes de droit du travail sont et restent naturellement du domaine de la loi. S'agissant en revanche de la mise en _uvre de ces principes, les partenaires ont vocation, le cas échéant, à contribuer par la négociation à la détermination des règles régissant leurs conditions d'emploi.
Par ces articles, les partenaires sociaux acquièrent, y compris dans la fonction publique, un droit de négociation reconnue au plus haut niveau. Tout en garantissant la prééminence du Parlement, cela peut créer néanmoins une incitation à confier plus systématiquement aux partenaires le soin de négocier. La modification proposée ne concerne que les domaines sociaux, les relations entre travailleurs et employeurs. Il semble difficile d'ouvrir à d'autres domaines et à d'autres groupes sociaux cette faculté de négociation. Les raisons qui plaident pour une formule relativement modeste sont les suivantes : un élargissement des domaines et des acteurs conduit rapidement à une dérive " communautariste " (il est vrai déjà engagée mais discutable). En outre, les questions sociales se prêtent mieux au mécanisme de la négociation. Il est plus aisé de distinguer les parties intéressées à la négociation (salariés et employeurs) sans que beaucoup d'autres groupes puissent prétendre intervenir dans la négociation elle-même. Par ailleurs, le principe et la pratique de la négociation et du paritarisme sont connus et légitimes. Personne ne contestera l'idée de stimuler sur la base du volontariat des négociations qui ont lieu de longue date. Ajoutons qu'au niveau européen, c'est en matière sociale que l'on trouve des dispositions qui contraignent à la négociation préalable entre les partenaires sociaux. Il faut noter d'ailleurs que la proposition est plus timide que celle du traité d'Amsterdam puisque la négociation reste facultative en ne s'imposant pas au Parlement. II s'agit en quelque sorte, d'une transposition partielle dans notre constitution d'une disposition du traité d'Amsterdam. Enfin, la révision proposée suppose des modifications profondes et négociées des textes relatifs au droit syndical et au droit de négociation sans lesquels les conditions d'une autonomie normative des partenaires ne seraient pas remplies.

PROPOSITION DE LOI CONSTITUTIONNELLE
Article 1er

Dans l'article 34, après : " La loi fixe les règles concernant les garanties fondamentales accordées aux fonctionnaires civils et militaires de l'Etat ; ", insérer l'alinéa suivant :
" Dans des conditions prévues par une loi, pour la définition des modalités d'application des garanties fondamentales accordées aux fonctionnaires civils, des accords collectifs peuvent être conclus. "

Article 2

Rédiger ainsi le 17e alinéa de l'article 34 :
" La loi détermine, dans le respect du principe de liberté de négociation des partenaires sociaux, les principes fondamentaux du droit du travail, du droit syndical et de la sécurité sociale. "

Article 3

Dans l'article 34, après : " La loi détermine, dans le respect du principe de liberté de négociation des partenaires sociaux, les principes fondamentaux du droit du travail, du droit syndical et de la sécurité sociale. ", insérer l'alinéa suivant :
" Les modalités d'application des principes de droit du travail, de droit syndical et de la sécurité sociale peuvent être définies par négociation collective entre les partenaires sociaux. "
2754 - Proposition de loi constitutionnelle de M. François Loos sur la refondation sociale (commission des lois)


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